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Title: Œuvres complètes de Guy de Maupassant, volume 23
Author: Maupassant, Guy de
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Œuvres complètes de Guy de Maupassant, volume 23" ***
MAUPASSANT, VOLUME 23 ***



  Au lecteur

  Cette version numérisée reproduit dans son intégralité la version
  originale.

  La ponctuation a pu faire l'objet de quelques corrections mineures.

  L'orthographe a été conservée. Seuls quelques mots ont été modifiés.
  La liste des modifications se trouve à la fin du texte.



  ŒUVRES COMPLÈTES

  DE

  GUY DE MAUPASSANT



  LA PRÉSENTE ÉDITION
  DES
  ŒUVRES COMPLÈTES DE GUY DE MAUPASSANT
  A ÉTÉ TIRÉE
  PAR L'IMPRIMERIE NATIONALE
  EN VERTU D'UNE AUTORISATION
  DE M. LE GARDE DES SCEAUX
  EN DATE DU 30 JANVIER 1902.


  IL A ÉTÉ TIRÉ DE CETTE ÉDITION
  100 EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE LUXE
  SAVOIR:

  60 exemplaires (1 à 60) sur japon ancien.
  20 exemplaires (61 à 80) sur japon impérial.
  20 exemplaires (81 à 100) sur chine.


  _Le texte de ce volume
  est conforme à celui de l'édition originale_: La Main gauche
  _Paris, Paul Ollendorff, éditeur, 1889,
  avec addition de_:
  L'Endormeuse--Madame Hermet (_inédits_).



  ŒUVRES COMPLÈTES
  DE
  GUY DE MAUPASSANT


  LA
  MAIN GAUCHE

  L'ENDORMEUSE
  MADAME HERMET

  [Illustration]

  PARIS
  LOUIS CONARD, LIBRAIRE-ÉDITEUR
  17, BOULEVARD DE LA MADELEINE, 17


  MDCCCCX
  _Tous droits réservés._



ALLOUMA.

I


UN de mes amis m'avait dit: Si tu passes par hasard aux environs de
Bordj-Ebbaba, pendant ton voyage en Algérie, va donc voir mon ancien
camarade Auballe, qui est colon là-bas.

J'avais oublié le nom d'Auballe et le nom d'Ebbaba, et je ne songeais
guère à ce colon, quand j'arrivai chez lui, par pur hasard.

Depuis un mois je rôdais à pied par toute cette région magnifique
qui s'étend d'Alger à Cherchell, Orléansville et Tiaret. Elle est
en même temps boisée et nue, grande et intime. On rencontre, entre
deux monts, des forêts de pins profondes en des vallées étroites où
roulent des torrents en hiver. Des arbres énormes tombés sur le ravin
servent de pont aux Arabes, et aussi aux lianes qui s'enroulent aux
troncs morts et les parent d'une vie nouvelle. Il y a des creux, en
des plis inconnus de montagne, d'une beauté terrifiante, et des bords
de ruisselets, plats et couverts de lauriers-roses, d'une inimaginable
grâce.

Mais ce qui m'a laissé au cœur les plus chers souvenirs en cette
excursion, ce sont les marches de l'après-midi le long des chemins
un peu boisés sur ces ondulations des côtes d'où l'on domine un
immense pays onduleux et roux depuis la mer bleuâtre jusqu'à la
chaîne de l'Ouarsenis qui porte sur ses faîtes la forêt de cèdres de
Teniet-el-Haad.

Ce jour-là je m'égarai. Je venais de gravir un sommet, d'où j'avais
aperçu, au-dessus d'une série de collines, la longue plaine de la
Mitidja, puis par derrière, sur la crête d'une autre chaîne, dans un
lointain presque invisible, l'étrange monument qu'on nomme le Tombeau
de la Chrétienne, sépulture d'une famille de rois de Mauritanie,
dit-on. Je redescendais, allant vers le Sud, découvrant devant moi
jusqu'aux cimes dressées sur le ciel clair, au seuil du désert, une
contrée bosselée, soulevée et fauve, fauve comme si toutes ces collines
étaient recouvertes de peaux de lion cousues ensemble. Quelquefois, au
milieu d'elles, une bosse plus haute se dressait, pointue et jaune,
pareille au dos broussailleux d'un chameau.

J'allais à pas rapides, léger comme on l'est en suivant les sentiers
tortueux sur les pentes d'une montagne. Rien ne pèse, en ces courses
alertes dans l'air vif des hauteurs, rien ne pèse, ni le corps, ni le
cœur, ni les pensées, ni même les soucis. Je n'avais plus rien en moi,
ce jour-là, de tout ce qui écrase et torture notre vie, rien que la
joie de cette descente. Au loin, j'apercevais des campements arabes,
tentes brunes, pointues, accrochées au sol comme les coquilles de mer
sur les rochers, ou bien des gourbis, huttes de branches d'où sortait
une fumée grise. Des formes blanches, hommes ou femmes, erraient autour
à pas lents; et les clochettes des troupeaux tintaient vaguement dans
l'air du soir.

Les arbousiers sur ma route se penchaient, étrangement chargés de leurs
fruits de pourpre qu'ils répandaient dans le chemin. Ils avaient l'air
d'arbres martyrs d'où coulait une sueur sanglante, car au bout de
chaque branchette pendait une graine rouge comme une goutte de sang.

Le sol, autour d'eux, était couvert de cette pluie suppliciale, et le
pied écrasant les arbouses laissait par terre des traces de meurtre.
Parfois, d'un bond, en passant, je cueillais les plus mûres pour les
manger.

Tous les vallons à présent se remplissaient d'une vapeur blonde qui
s'élevait lentement comme la buée des flancs d'un bœuf; et sur la
chaîne des monts qui fermaient l'horizon, à la frontière du Sahara,
flamboyait un ciel de Missel. De longues traînées d'or alternaient
avec des traînées de sang--encore du sang! du sang et de l'or, toute
l'histoire humaine--et parfois entre elles s'ouvrait une trouée mince
sur un azur verdâtre, infiniment lointain comme le rêve.

Oh! que j'étais loin, que j'étais loin de toutes les choses et de
toutes les gens dont on s'occupe autour des boulevards, loin de
moi-même aussi, devenu une sorte d'être errant, sans conscience et sans
pensée, un œil qui passe, qui voit, qui aime voir, loin encore de ma
route à laquelle je ne songeais plus, car aux approches de la nuit je
m'aperçus que j'étais perdu.

L'ombre tombait sur la terre comme une averse de ténèbres, et je
ne découvrais rien devant moi que la montagne à perte de vue. Des
tentes apparurent dans un vallon, j'y descendis et j'essayai de faire
comprendre au premier Arabe rencontré la direction que je cherchais.

M'a-t-il deviné? je l'ignore; mais il me répondit longtemps, et moi
je ne compris rien. J'allais, par désespoir, me décider à passer
la nuit, roulé dans un tapis, auprès du campement, quand je crus
reconnaître, parmi les mots bizarres qui sortaient de sa bouche, celui
de Bordj-Ebbaba.

Je répétai:

--Bordj-Ebbaba.

--Oui, oui.

Et je lui montrai deux francs, une fortune. Il se mit à marcher, je
le suivis. Oh! je suivis longtemps, dans la nuit profonde, ce fantôme
pâle qui courait pieds nus devant moi par les sentiers pierreux où je
trébuchais sans cesse.

Soudain une lumière brilla. Nous arrivions devant la porte d'une maison
blanche, sorte de fortin aux murs droits et sans fenêtres extérieures.
Je frappai, des chiens hurlèrent au dedans. Une voix française demanda:
«Qui est là!»

Je répondis:

--Est-ce ici que demeure M. Auballe?

--Oui.

On m'ouvrit, j'étais en face de M. Auballe lui-même, un grand garçon
blond, en savates, pipe à la bouche, avec l'air d'un hercule bon enfant.

Je me nommai; il tendit ses deux mains en disant: «Vous êtes chez vous,
monsieur.»

Un quart d'heure plus tard je dînais avidement en face de mon hôte qui
continuait à fumer.

Je savais son histoire. Après avoir mangé beaucoup d'argent avec les
femmes, il avait placé son reste en terres algériennes, et planté des
vignes.

Les vignes marchaient bien; il était heureux, et il avait en effet
l'air calme d'un homme satisfait. Je ne pouvais comprendre comment ce
Parisien, ce fêteur, avait pu s'accoutumer à cette vie monotone, dans
cette solitude, et je l'interrogeai.

--Depuis combien de temps êtes-vous ici?

--Depuis neuf ans.

--Et vous n'avez pas d'atroces tristesses?

--Non, on se fait à ce pays, et puis on finit par l'aimer. Vous ne
sauriez croire comme il prend les gens par un tas de petits instincts
animaux que nous ignorons en nous. Nous nous y attachons d'abord par
nos organes à qui il donne des satisfactions secrètes que nous ne
raisonnons pas. L'air et le climat font la conquête de notre chair,
malgré nous, et la lumière gaie dont il est inondé tient l'esprit clair
et content, à peu de frais. Elle entre en nous à flots, sans cesse, par
les yeux, et on dirait vraiment qu'elle lave tous les coins sombres de
l'âme.

--Mais les femmes?

--Ah!... ça manque un peu!

--Un peu seulement?

--Mon Dieu, oui... un peu. Car on trouve toujours, même dans les
tribus, des indigènes complaisants qui pensent aux nuits du Roumi.

Il se tourna vers l'Arabe qui me servait, un grand garçon brun dont
l'œil noir luisait sous le turban, et il lui dit:

--Va-t'en, Mohammed, je t'appellerai quand j'aurai besoin de toi.

Puis, à moi:

--Il comprend le français et je vais vous conter une histoire où il
joue un grand rôle.

L'homme étant parti, il commença:

--J'étais ici depuis quatre ans environ, encore peu installé, à tous
égards, dans ce pays dont je commençais à balbutier la langue, et
obligé pour ne pas rompre tout à fait avec des passions, qui m'ont été
fatales d'ailleurs, de faire à Alger un voyage de quelques jours, de
temps en temps.

J'avais acheté cette ferme, ce bordj, ancien poste fortifié, à quelques
centaines de mètres du campement indigène dont j'emploie les hommes à
mes cultures. Dans cette tribu, fraction des Oulad-Taadja, je choisis
en arrivant, pour mon service particulier, un grand garçon, celui
que vous venez de voir, Mohammed ben Lam'har, qui me fut bientôt
extrêmement dévoué. Comme il ne voulait pas coucher dans une maison
dont il n'avait point l'habitude, il dressa sa tente à quelques pas de
la porte, afin que je pusse l'appeler de ma fenêtre.

Ma vie, vous la devinez? Tout le jour, je suivais les défrichements et
les plantations, je chassais un peu, j'allais dîner avec les officiers
des postes voisins, ou bien ils venaient dîner chez moi.

Quant aux... plaisirs--je vous les ai dits. Alger m'offrait les plus
raffinés; et de temps en temps, un Arabe complaisant et compatissant
m'arrêtait au milieu d'une promenade pour me proposer d'amener chez
moi, à la nuit, une femme de tribu. J'acceptais quelquefois, mais, le
plus souvent, je refusais, par crainte des ennuis que cela pouvait me
créer.

Et, un soir, en rentrant d'une tournée dans les terres, au commencement
de l'été, ayant besoin de Mohammed, j'entrai dans sa tente sans
l'appeler. Cela m'arrivait à tout moment.

Sur un de ces grands tapis rouges en haute laine du Djebel-Amour, épais
et doux comme des matelas, une femme, une fille, presque nue, dormait,
les bras croisés sur ses yeux. Son corps blanc, d'une blancheur
luisante sous le jet de lumière de la toile soulevée, m'apparut comme
un des plus parfaits échantillons de la race humaine que j'eusse vus.
Les femmes sont belles par ici, grandes, et d'une rare harmonie de
traits et de lignes.

Un peu confus, je laissai retomber le bord de la tente et je rentrai
chez moi.

J'aime les femmes! L'éclair de cette vision m'avait traversé et brûlé,
ranimant en mes veines la vieille ardeur redoutable à qui je dois
d'être ici. Il faisait chaud, c'était en juillet, et je passai presque
toute la nuit à ma fenêtre, les yeux sur la tache sombre que faisait à
terre la tente de Mohammed.

Quand il entra dans ma chambre, le lendemain, je le regardai bien en
face, et il baissa la tête comme un homme confus, coupable. Devinait-il
ce que je savais?

Je lui demandai brusquement.

--Tu es donc marié, Mohammed?

Je le vis rougir et il balbutia:

--Non, moussié!

Je le forçais à parler français et à me donner des leçons d'arabe, ce
qui produisait souvent une langue intermédiaire des plus incohérentes.

Je repris:

--Alors, pourquoi y a-t-il une femme chez toi?

Il murmura:

--Il est du Sud.

--Ah! elle est du Sud. Cela ne m'explique pas comment elle se trouve
sous ta tente.

Sans répondre à ma question, il reprit:

--Il est très joli.

--Ah! vraiment. Eh bien, une autre fois, quand tu recevras comme ça
une très jolie femme du Sud, tu auras soin de la faire entrer dans mon
gourbi et non dans le tien. Tu entends, Mohammed?

Il répondit avec un grand sérieux:

--Oui, moussié.

J'avoue que pendant toute la journée je demeurai sous l'émotion
agressive du souvenir de cette fille arabe étendue sur un tapis rouge;
et, en rentrant, à l'heure du dîner, j'eus une forte envie de traverser
de nouveau la tente de Mohammed. Durant la soirée, il fit son service
comme toujours, tournant autour de moi avec sa figure impassible, et je
faillis plusieurs fois lui demander s'il allait garder longtemps sous
son toit de poil de chameau cette demoiselle du Sud, qui était très
jolie.

Vers neuf heures, toujours hanté par ce goût de la femme, qui est
tenace comme l'instinct de chasse chez les chiens, je sortis pour
prendre l'air et pour rôder un peu dans les environs du cône de toile
brune à travers laquelle j'apercevais le point brillant d'une lumière.

Puis je m'éloignai, pour n'être pas surpris par Mohammed dans les
environs de son logis.

En rentrant, une heure plus tard, je vis nettement son profil à lui,
sous sa tente. Puis ayant tiré ma clef de ma poche, je pénétrai dans
le bordj où couchaient, comme moi, mon intendant, deux laboureurs de
France et une vieille cuisinière cueillie à Alger.

Je montai mon escalier et je fus surpris en remarquant un filet de
clarté sous ma porte. Je l'ouvris, et j'aperçus en face de moi, assise
sur une chaise de paille à côté de la table où brûlait une bougie, une
fille au visage d'idole, qui semblait m'attendre avec tranquillité,
parée de tous les bibelots d'argent que les femmes du Sud portent
aux jambes, aux bras, sur la gorge et jusque sur le ventre. Ses yeux
agrandis par le khol jetaient sur moi un large regard; et quatre petits
signes bleus finement tatoués sur la chair étoilaient son front, ses
joues et son menton. Ses bras, chargés d'anneaux, reposaient sur ses
cuisses que recouvrait, tombant des épaules, une sorte de gebba de soie
rouge dont elle était vêtue.

En me voyant entrer, elle se leva et resta devant moi debout, couverte
de ses bijoux sauvages, dans une attitude de fière soumission.

--Que fais-tu ici? lui dis-je en arabe.

--J'y suis parce qu'on m'a ordonné de venir.

--Qui te l'a ordonné?

--Mohammed.

--C'est bon. Assieds-toi.

Elle s'assit, baissa les yeux, et je demeurai devant elle, l'examinant.

La figure était étrange, régulière, fine et un peu bestiale, mais
mystique comme celle d'un Boudha. Les lèvres, fortes et colorées d'une
sorte de floraison rouge qu'on retrouvait ailleurs sur son corps,
indiquaient un léger mélange de sang noir, bien que les mains et les
bras fussent d'une blancheur irréprochable.

J'hésitais sur ce que je devais faire, troublé, tenté et confus.
Pour gagner du temps et me donner le loisir de la réflexion, je lui
posai d'autres questions, sur son origine, son arrivée dans ce pays
et ses rapports avec Mohammed. Mais elle ne répondit qu'à celles qui
m'intéressaient le moins et il me fut impossible de savoir pourquoi
elle était venue, dans quelle intention, sur quel ordre, depuis quand,
ni ce qui s'était passé entre elle et mon serviteur.

Comme j'allais lui dire: «Retourne sous la tente de Mohammed», elle
me devina peut-être, se dressa brusquement et levant ses deux bras
découverts dont tous les bracelets sonores glissèrent ensemble vers ses
épaules, elle croisa ses mains derrière mon cou en m'attirant avec un
air de volonté suppliante et irrésistible.

Ses yeux, allumés par le désir de séduire, par ce besoin de vaincre
l'homme qui rend fascinant comme celui des félins le regard impur
des femmes, m'appelaient, m'enchaînaient, m'ôtaient toute force de
résistance, me soulevaient d'une ardeur impétueuse. Ce fut une lutte
courte, sans paroles, violente, entre les prunelles seules, l'éternelle
lutte entre les deux brutes humaines, le mâle et la femelle, où le mâle
est toujours vaincu.

Ses mains, derrière ma tête, m'attiraient d'une pression lente,
grandissante, irrésistible comme une force mécanique, vers le
sourire animal de ses lèvres rouges où je collai soudain les miennes
en enlaçant ce corps presque nu et chargé d'anneaux d'argent qui
tintèrent, de la gorge aux pieds, sous mon étreinte.

Elle était nerveuse, souple et saine comme une bête, avec des airs,
des mouvements, des grâces et une sorte d'odeur de gazelle, qui me
firent trouver à ses baisers une rare saveur inconnue, étrangère à mes
sens comme un goût de fruit des tropiques.

Bientôt... je dis bientôt, ce fut peut-être aux approches du matin,
je la voulus renvoyer, pensant qu'elle s'en irait ainsi qu'elle était
venue, et ne me demandant pas encore ce que je ferais d'elle, ou ce
qu'elle ferait de moi.

Mais dès qu'elle eut compris mon intention, elle murmura:

--Si tu me chasses, où veux-tu que j'aille maintenant? Il faudra que
je dorme sur la terre, dans la nuit. Laisse-moi me coucher sur le
tapis, au pied de ton lit.

Que pouvais-je répondre? Que pouvais-je faire? Je pensai que Mohammed,
sans doute, regardait à son tour la fenêtre éclairée de ma chambre; et
des questions de toute nature, que je ne m'étais point posées dans le
trouble des premiers instants, se formulèrent nettement.

--Reste ici, dis-je, nous allons causer.

Ma résolution fut prise en une seconde. Puisque cette fille avait
été jetée ainsi dans mes bras, je la garderais, j'en ferais une
sorte de maîtresse esclave, cachée dans le fond de ma maison, à la
façon des femmes des harems. Le jour où elle ne me plairait plus, il
serait toujours facile de m'en défaire d'une façon quelconque, car ces
créatures-là, sur le sol africain, nous appartenaient presque corps et
âme.

Je lui dis:

--Je veux bien être bon pour toi. Je te traiterai de façon à ce que tu
ne sois pas malheureuse, mais je veux savoir ce que tu es, et d'où tu
viens.

Elle comprit qu'il fallait parler et me conta son histoire, ou plutôt
une histoire, car elle dut mentir d'un bout à l'autre, comme mentent
tous les Arabes, toujours, avec ou sans motifs.

C'est là un des signes les plus surprenants et les plus
incompréhensibles du caractère indigène: le mensonge. Ces hommes en qui
l'islamisme s'est incarné jusqu'à faire partie d'eux, jusqu'à modeler
leurs instincts, jusqu'à modifier la race entière et à la différencier
des autres au moral autant que la couleur de la peau différencie le
nègre du blanc, sont menteurs dans les moelles au point que jamais on
ne peut se fier à leurs dires. Est-ce à leur religion qu'ils doivent
cela? Je l'ignore. Il faut avoir vécu parmi eux pour savoir combien
le mensonge fait partie de leur être, de leur cœur, de leur âme, est
devenu chez eux une sorte de seconde nature, une nécessité de la vie.

Elle me raconta donc qu'elle était fille d'un caïd des Ouled-Sidi-Cheik
et d'une femme enlevée par lui dans une razzia sur les Touaregs.
Cette femme devait être une esclave noire, ou du moins provenir d'un
premier croisement de sang arabe et de sang nègre. Les négresses, on
le sait, sont fort prisées dans les harems où elles jouent le rôle
d'aphrodisiaques.

Rien de cette origine d'ailleurs n'apparaissait hors cette couleur
empourprée des lèvres et les fraises sombres de ses seins allongés,
pointus et souples comme si des ressorts les eussent dressés. A
cela, un regard attentif ne se pouvait tromper. Mais tout le reste
appartenait à la belle race du Sud, blanche, svelte, dont la figure
fine est faite de lignes droites et simples comme une tête d'image
indienne. Les yeux très écartés augmentaient encore l'air un peu divin
de cette rôdeuse du désert.

De son existence véritable, je ne sus rien de précis. Elle me la conta
par détails incohérents qui semblaient surgir au hasard dans une
mémoire en désordre; et elle y mêlait des observations délicieusement
puériles, toute une vision du monde nomade née dans une cervelle
d'écureuil qui a sauté de tente en tente, de campement en campement, de
tribu en tribu.

Et cela était débité avec l'air sévère que garde toujours ce peuple
drapé, avec des mines d'idole qui potine et une gravité un peu comique.

Quand elle eut fini, je m'aperçus que je n'avais rien retenu de cette
longue histoire pleine d'événements insignifiants, emmagasinés en sa
légère cervelle, et je me demandai si elle ne m'avait pas berné très
simplement par ce bavardage vide et sérieux qui ne m'apprenait rien sur
elle ou sur aucun fait de sa vie.

Et je pensais à ce peuple vaincu au milieu duquel nous campons ou
plutôt qui campe au milieu de nous, dont nous commençons à parler la
langue, que nous voyons vivre chaque jour sous la toile transparente
de ses tentes, à qui nous imposons nos lois, nos règlements et nos
coutumes, et dont nous ignorons tout, mais tout, entendez-vous, comme
si nous n'étions pas là, uniquement occupés à le regarder depuis
bientôt soixante ans. Nous ne savons pas davantage ce qui se passe
sous cette hutte de branches et sous ce petit cône d'étoffe cloué
sur la terre avec des pieux, à vingt mètres de nos portes, que nous
ne savons encore ce que font, ce que pensent, ce que sont les Arabes
dits civilisés des maisons mauresques d'Alger. Derrière le mur peint à
la chaux de leur demeure des villes, derrière la cloison de branches
de leur gourbi, ou derrière ce mince rideau brun de poil de chameau
que secoue le vent, ils vivent près de nous, inconnus, mystérieux,
menteurs, sournois, soumis, souriants, impénétrables. Si je vous
disais qu'en regardant de loin, avec ma jumelle, le campement voisin,
je devine qu'ils ont des superstitions, des cérémonies, mille usages
encore ignorés de nous, pas même soupçonnés! Jamais peut-être un peuple
conquis par la force n'a su échapper aussi complètement à la domination
réelle, à l'influence morale, et à l'investigation acharnée, mais
inutile du vainqueur.

Or, cette infranchissable et secrète barrière que la nature
incompréhensible a verrouillée entre les races, je la sentais soudain,
comme je ne l'avais jamais sentie, dressée entre cette fille arabe et
moi, entre cette femme qui venait de se donner, de se livrer, d'offrir
son corps à ma caresse et moi qui l'avais possédée.

Je lui demandai, y songeant pour la première fois:

--Comment t'appelles-tu?

Elle était demeurée quelques instants sans parler et je la vis
tressaillir comme si elle venait d'oublier que j'étais là, tout
contre elle. Alors, dans ses yeux levés sur moi, je devinai que cette
minute avait suffi pour que le sommeil tombât sur elle, un sommeil
irrésistible et brusque, presque foudroyant, comme tout ce qui s'empare
des sens mobiles des femmes.

Elle répondit nonchalamment avec un bâillement arrêté dans la bouche:

--Allouma.

Je repris:

--Tu as envie de dormir?

--Oui, dit-elle.

--Eh bien! dors.

Elle s'allongea tranquillement à mon côté, étendue sur le ventre, le
front posé sur ses bras croisés, et je sentis presque tout de suite
que sa fuyante pensée de sauvage s'était éteinte dans le repos.

Moi, je me mis à rêver, couché près d'elle, cherchant à comprendre?
Pourquoi Mohammed me l'avait-il donnée? Avait-il agi en serviteur
magnanime qui se sacrifie pour son maître jusqu'à lui céder la femme
attirée en sa tente pour lui-même, ou bien avait-il obéi à une pensée
plus complexe, plus pratique, moins généreuse en jetant dans mon lit
cette fille qui m'avait plu? L'Arabe, quand il s'agit de femmes, a
toutes les rigueurs pudibondes et toutes les complaisances inavouables;
et on ne comprend guère plus sa morale rigoureuse et facile que tout
le reste de ses sentiments. Peut-être avais-je devancé, en pénétrant
par hasard sous sa tente, les intentions bienveillantes de ce prévoyant
domestique qui m'avait destiné cette femme, son amie, sa complice, sa
maîtresse aussi peut-être.

Toutes ces suppositions m'assaillirent et me fatiguèrent si bien que
tout doucement je glissai à mon tour dans un sommeil profond.

Je fus réveillé par le grincement de ma porte; Mohammed entrait comme
tous les matins pour m'éveiller. Il ouvrit la fenêtre par où un flot
de jour s'engouffrant éclaira sur le lit le corps d'Allouma toujours
endormie, puis il ramassa sur le tapis mon pantalon, mon gilet et ma
jaquette afin de les brosser. Il ne jeta pas un regard sur la femme
couchée à mon côté, ne parut pas savoir ou remarquer qu'elle était là,
et il avait sa gravité ordinaire, la même allure, le même visage. Mais
la lumière, le mouvement, le léger bruit des pieds nus de l'homme, la
sensation de l'air pur sur la peau et dans les poumons tirèrent Allouma
de son engourdissement. Elle allongea les bras, se retourna, ouvrit
les yeux, me regarda, regarda Mohammed avec la même indifférence et
s'assit. Puis elle murmura.

--J'ai faim, aujourd'hui.

--Que veux-tu manger? demandai-je.

--Kahoua.

--Du café et du pain avec du beurre?

--Oui.

Mohammed, debout près de notre couche, mes vêtements sur les bras,
attendait les ordres.

--Apporte à déjeuner pour Allouma et pour moi, lui dis-je.

Et il sortit sans que sa figure révélât le moindre étonnement ou le
moindre ennui.

Quand il fut parti, je demandai à la jeune Arabe:

--Veux-tu habiter dans ma maison?

--Oui, je le veux bien.

--Je te donnerai un appartement pour toi seule et une femme pour te
servir.

--Tu es généreux, et je te suis reconnaissante.

--Mais si ta conduite n'est pas bonne, je te chasserai d'ici.

--Je ferai ce que tu exigeras de moi.

Elle prit ma main et la baisa, en signe de soumission.

Mohammed rentrait, portant un plateau avec le déjeuner. Je lui dis:

--Allouma va demeurer dans la maison. Tu étaleras des tapis dans la
chambre, au bout du couloir, et tu feras venir ici pour la servir la
femme d'Abd el-Kader el-Hadara.

--Oui, moussié.

Ce fut tout.

Une heure plus tard, ma belle Arabe était installée dans une grande
chambre claire; et comme je venais m'assurer que tout allait bien,
elle me demanda, d'un ton suppliant, de lui faire cadeau d'une armoire
à glace. Je promis, puis je la laissai accroupie sur un tapis du
Djebel-Amour, une cigarette à la bouche, et bavardant avec la vieille
Arabe que j'avais envoyé chercher, comme si elles se connaissaient
depuis des années.


II

Pendant un mois, je fus très heureux avec elle et je m'attachai d'une
façon bizarre à cette créature d'une autre race, qui me semblait
presque d'une autre espèce, née sur une planète voisine.

Je ne l'aimais pas--non--on n'aime point les filles de ce continent
primitif. Entre elles et nous, même entre elles et leurs mâles
naturels, les Arabes, jamais n'éclôt la petite fleur bleue des pays du
Nord. Elles sont trop près de l'animalité humaine, elles ont un cœur
trop rudimentaire, une sensibilité trop peu affinée, pour éveiller dans
nos âmes l'exaltation sentimentale qui est la poésie de l'amour. Rien
d'intellectuel, aucune ivresse de la pensée ne se mêle à l'ivresse
sensuelle que provoquent en nous ces êtres charmants et nuls.

Elles nous tiennent pourtant, elles nous prennent, comme les autres,
mais d'une façon différente, moins tenace, moins cruelle, moins
douloureuse.

Ce que j'éprouvai pour celle-ci, je ne saurais encore l'expliquer d'une
façon précise. Je vous disais tout à l'heure que ce pays, cette Afrique
nue, sans arts, vide de toutes les joies intelligentes, fait peu à peu
la conquête de notre chair par un charme inconnaissable et sûr, par la
caresse de l'air, par la douceur constante des aurores et des soirs,
par sa lumière délicieuse, par le bien-être discret dont elle baigne
tous nos organes! Eh bien! Allouma me prit de la même façon, par mille
attraits cachés, captivants et physiques, par la séduction pénétrante
non point de ses embrassements, car elle était d'une nonchalance tout
orientale, mais de ses doux abandons.

Je la laissais absolument libre d'aller et de venir à sa guise et elle
passait au moins un après-midi sur deux dans le campement voisin,
au milieu des femmes de mes agriculteurs indigènes. Souvent aussi,
elle demeurait durant une journée presque entière, à se mirer dans
l'armoire à glace en acajou que j'avais fait venir de Miliana. Elle
s'admirait en toute conscience, debout, devant la grande porte de verre
où elle suivait ses mouvements avec une attention profonde et grave.
Elle marchait la tête un peu penchée en arrière, pour juger ses hanches
et ses reins, tournait, s'éloignait, se rapprochait, puis, fatiguée
enfin de se mouvoir, elle s'asseyait sur un coussin et demeurait en
face d'elle-même, les yeux dans ses yeux, le visage sévère, l'âme noyée
dans cette contemplation.

Bientôt, je m'aperçus qu'elle sortait presque chaque jour après le
déjeuner, et qu'elle disparaissait complètement jusqu'au soir.

Un peu inquiet, je demandai à Mohammed s'il savait ce qu'elle
pouvait faire pendant ces longues heures d'absence. Il répondit avec
tranquillité:

--Ne te tourmente pas, c'est bientôt le Ramadan. Elle doit aller à ses
dévotions.

Lui aussi semblait ravi de la présence d'Allouma dans la maison; mais
pas une fois je ne surpris entre eux le moindre signe un peu suspect,
pas une fois ils n'eurent l'air de se cacher de moi, de s'entendre, de
me dissimuler quelque chose.

J'acceptais donc la situation telle quelle sans la comprendre, laissant
agir le temps, le hasard et la vie.

Souvent, après l'inspection de mes terres, de mes vignes, de mes
défrichements, je faisais à pied de grandes promenades. Vous connaissez
les superbes forêts de cette partie de l'Algérie, ces ravins presque
impénétrables où les sapins abattus barrent les torrents, et ces petits
vallons de lauriers-roses qui, du haut des montagnes, semblent des
tapis d'Orient étendus le long des cours d'eau. Vous savez qu'à tout
moment, dans ces bois et sur ces côtes, où on croirait que personne
jamais n'a pénétré, on rencontre tout à coup le dôme de neige d'une
koubba renfermant les os d'un humble marabout, d'un marabout isolé, à
peine visité de temps en temps par quelques fidèles obstinés, venus
du douar voisin avec une bougie dans leur poche pour l'allumer sur le
tombeau du saint.

Or, un soir, comme je rentrais, je passai auprès d'une de ces chapelles
mahométanes, et ayant jeté un regard par la porte toujours ouverte, je
vis qu'une femme priait devant la relique. C'était un tableau charmant,
cette Arabe assise par terre, dans cette chambre délabrée, où le
vent entrait à son gré et amassait dans les coins, en tas jaunes, les
fines aiguilles sèches tombées des pins. Je m'approchai pour mieux
regarder, et je reconnus Allouma. Elle ne me vit pas, ne m'entendit
point, absorbée tout entière par le souci du saint; et elle parlait, à
mi-voix, elle lui parlait, se croyant bien seule avec lui, racontant au
serviteur de Dieu toutes ses préoccupations. Parfois elle se taisait un
peu pour méditer, pour chercher ce qu'elle avait encore à dire, pour
ne rien oublier de sa provision de confidences; et parfois aussi elle
s'animait comme s'il lui eût répondu, comme s'il lui eût conseillé une
chose qu'elle ne voulait point faire et qu'elle combattait avec des
raisonnements.

Je m'éloignai, sans bruit, ainsi que j'étais venu, et je rentrai pour
dîner.

Le soir, je la fis venir et je la vis entrer avec un air soucieux
qu'elle n'avait point d'ordinaire.

--Assieds-toi là, lui dis-je en lui montrant sa place sur le divan, à
mon côté.

Elle s'assit, et comme je me penchais vers elle pour l'embrasser elle
éloigna sa tête avec vivacité.

Je fus stupéfait et je demandai:

--Eh bien, qu'y a-t-il?

--C'est Ramadan, dit-elle.

Je me mis à rire.

--Et le Marabout t'a défendu de te laisser embrasser pendant le Ramadan?

--Oh oui, je suis une Arabe et tu es un Roumi!

--Ce serait un gros péché?

--Oh oui!

--Alors tu n'as rien mangé de la journée, jusqu'au coucher du soleil?

--Non, rien.

--Mais au soleil couché tu as mangé?

--Oui.

--Eh bien, puisqu'il fait nuit tout à fait, tu ne peux pas être plus
sévère pour le reste que pour la bouche.

Elle semblait crispée, froissée, blessée, et elle reprit avec une
hauteur que je ne lui connaissais pas:

--Si une fille arabe se laissait toucher par un Roumi pendant le
Ramadan, elle serait maudite pour toujours.

--Et cela va durer tout le mois?

Elle répondit avec conviction:

--Oui, tout le mois de Ramadan.

Je pris un air irrité et je lui dis:

--Eh bien, tu peux aller le passer dans ta famille, le Ramadan.

Elle saisit mes mains et les portant sur son cœur:

--Oh! je te prie, ne sois pas méchant, tu verras comme je serai
gentille. Nous ferons Ramadan ensemble, veux-tu? Je te soignerai, je te
gâterai, mais ne sois pas méchant.

Je ne pus m'empêcher de sourire tant elle était drôle et désolée, et je
l'envoyai coucher chez elle.

Une heure plus tard, comme j'allais me mettre au lit, deux petits coups
furent frappés à ma porte, si légers que je les entendis à peine.

Je criai: «Entrez» et je vis apparaître Allouma portant devant elle
un grand plateau chargé de friandises arabes, de croquettes sucrées,
frites et sautées, de toute une pâtisserie bizarre de nomade.

Elle riait, montrant ses belles dents, et elle répéta:

--Nous allons faire Ramadan ensemble.

Vous savez que le jeûne, commencé à l'aurore et terminé au crépuscule,
au moment où l'œil ne distingue plus un fil blanc d'un fil noir,
est suivi chaque soir de petites fêtes intimes où on mange jusqu'au
matin. Il en résulte que, pour les indigènes peu scrupuleux, le Ramadan
consiste à faire du jour la nuit, et de la nuit le jour. Mais Allouma
poussait plus loin la délicatesse de conscience. Elle installa son
plateau entre nous deux, sur le divan, et prenant avec ses longs doigts
minces une petite boulette poudrée, elle me la mit dans la bouche en
murmurant:

--C'est bon, mange.

Je croquai le léger gâteau, qui était excellent en effet, et je lui
demandai:

--C'est toi qui as fait ça?

--Oui, c'est moi.

--Pour moi?

--Oui, pour toi.

--Pour me faire supporter le Ramadan?

--Oui, ne sois pas méchant! Je t'en apporterai tous les jours.

Oh! le terrible mois que je passai là! un mois sucré, douceâtre,
enrageant, un mois de gâteries et de tentations, de colères et
d'efforts vains contre une invincible résistance.

Puis, quand arrivèrent les trois jours du Beïram, je les célébrai à ma
façon et le Ramadan fut oublié.

L'été s'écoula, il fut très chaud. Vers les premiers jours de
l'automne, Allouma me parut préoccupée, distraite, désintéressée de
tout.

Or, un soir, comme je la faisais appeler, on ne la trouva point dans sa
chambre. Je pensai qu'elle rôdait dans la maison et j'ordonnai qu'on la
cherchât. Elle n'était pas rentrée; j'ouvris la fenêtre et je criai:

--Mohammed.

La voix de l'homme couché sous sa tente répondit:

--Oui, moussié.

--Sais-tu où est Allouma?

--Non, moussié--pas possible--Allouma perdu?

Quelques secondes après, mon Arabe entrait chez moi, tellement ému
qu'il ne maîtrisait point son trouble. Il demanda:

--Allouma perdu?

--Mais oui, Allouma perdu.

--Pas possible?

--Cherche, lui dis-je.

Il restait debout, songeant, cherchant, ne comprenant pas. Puis, il
entra dans la chambre vide où les vêtements d'Allouma traînaient, dans
un désordre oriental. Il regarda tout comme un policier, ou plutôt il
flaira comme un chien, puis, incapable d'un long effort, il murmura
avec résignation:

--Parti, il est parti!

Moi je craignais un accident, une chute, une entorse au fond d'un
ravin, et je fis mettre sur pied tous les hommes du campement avec
ordre de la chercher jusqu'à ce qu'on l'eût retrouvée.

On la chercha toute la nuit, on la chercha le lendemain, on la chercha
toute la semaine. Aucune trace ne fut découverte pouvant mettre sur la
piste. Moi je souffrais; elle me manquait; ma maison me semblait vide
et mon existence déserte. Puis des idées inquiétantes me passaient par
l'esprit. Je craignais qu'on l'eût enlevée, ou assassinée peut-être.
Mais comme j'essayais toujours d'interroger Mohammed et de lui
communiquer mes appréhensions, il répondait sans varier:

--Non, parti.

Puis il ajoutait le mot arabe «r'ézale» qui veut dire «gazelle», comme
pour exprimer qu'elle courait vite et qu'elle était loin.

Trois semaines se passèrent et je n'espérais plus revoir jamais ma
maîtresse arabe, quand un matin, Mohammed, les traits éclairés par la
joie, entra chez moi et me dit:

--Moussié, Allouma il est revenu.

Je sautai du lit et je demandai:

--Où est-elle?

--N'ose pas venir! Là-bas, sous l'arbre! Et de son bras tendu, il me
montrait par la fenêtre une tache blanchâtre au pied d'un olivier.

Je me levai et je sortis. Comme j'approchais de ce paquet de linge
qui semblait jeté contre le tronc tordu, je reconnus les grands yeux
sombres, les étoiles tatouées, la figure longue et régulière de la
fille sauvage qui m'avait séduit. A mesure que j'avançais une colère me
soulevait, une envie de frapper, de la faire souffrir, de me venger.

Je criai de loin:

--D'où viens-tu?

Elle ne répondit pas et demeurait immobile, inerte, comme si elle ne
vivait plus qu'à peine, résignée à mes violences, prête aux coups.

J'étais maintenant debout tout près d'elle, contemplant avec stupeur
les haillons qui la couvraient, ces loques de soie et de laine, grises
de poussière, déchiquetées, sordides.

Je répétai, la main levée comme sur un chien:

--D'où viens-tu?

Elle murmura:

--De là-bas!

--D'où?

--De la tribu!

--De quelle tribu?

--De la mienne.

--Pourquoi es-tu partie?

Voyant que je ne la battais point, elle s'enhardit un peu, et, à voix
basse:

--Il fallait... il fallait... je ne pouvais plus vivre dans la maison.

Je vis des larmes dans ses yeux, et tout de suite, je fus attendri
comme une bête. Je me penchai vers elle, et j'aperçus, en me retournant
pour m'asseoir, Mohammed qui nous épiait, de loin.

Je repris très doucement:

--Voyons, dis-moi pourquoi tu es partie?

Alors elle me conta que depuis longtemps déjà elle éprouvait en son
cœur de nomade, l'irrésistible envie de retourner sous les tentes,
de coucher, de courir, de se rouler sur le sable, d'errer, avec les
troupeaux, de plaine en plaine, de ne plus sentir sur sa tête, entre
les étoiles jaunes du ciel et les étoiles bleues de sa face, autre
chose que le mince rideau de toile usée et recousue à travers lequel on
aperçoit des grains de feu quand on se réveille dans la nuit.

Elle me fit comprendre cela en termes naïfs et puissants, si justes,
que je sentis bien qu'elle ne mentait pas, que j'eus pitié d'elle, et
que je lui demandai:

--Pourquoi ne m'as-tu pas dit que tu désirais t'en aller pendant
quelque temps?

--Parce que tu n'aurais pas voulu...

--Tu m'aurais promis de revenir et j'aurais consenti.

--Tu n'aurais pas cru.

Voyant que je n'étais pas fâché, elle riait, et elle ajouta:

--Tu vois, c'est fini, je suis retournée chez moi et me voici. Il me
fallait seulement quelques jours de là-bas. J'ai assez maintenant,
c'est fini, c'est passé, c'est guéri. Je suis revenue, je n'ai plus
mal. Je suis très contente. Tu n'es pas méchant.

--Viens à la maison, lui dis-je.

Elle se leva. Je pris sa main, sa main fine aux doigts minces; et
triomphante en ses loques, sous la sonnerie de ses anneaux, de ses
bracelets, de ses colliers et de ses plaques, elle marcha gravement
vers ma demeure, où nous attendait Mohammed.

Avant d'entrer, je repris:

--Allouma, toutes les fois que tu voudras retourner chez toi, tu me
préviendras et je te le permettrai.

Elle demanda, méfiante:

--Tu promets?

--Oui, je promets.

--Moi aussi, je promets. Quand j'aurai mal--et elle posa ses deux mains
sur son front avec un geste magnifique--je te dirai: «Il faut que
j'aille là-bas» et tu me laisseras partir.

Je l'accompagnai dans sa chambre, suivi de Mohammed qui portait de
l'eau, car on n'avait pu prévenir encore la femme d'Abd el-Kader
el-Hadara du retour de sa maîtresse.

Elle entra, aperçut l'armoire à glace et, la figure illuminée, courut
vers elle comme on s'élance vers une mère retrouvée. Elle se regarda
quelques secondes, fit la moue, puis d'une voix un peu fâchée, dit au
miroir:

--Attends, j'ai des vêtements de soie dans l'armoire. Je serai belle
tout à l'heure.

Et je la laissai seule, faire la coquette devant elle-même.

Notre vie recommença comme auparavant et, de plus en plus, je subissais
l'attrait bizarre, tout physique, de cette fille pour qui j'éprouvais
en même temps une sorte de dédain paternel.

Pendant six mois tout alla bien, puis je sentis qu'elle redevenait
nerveuse, agitée, un peu triste. Je lui dis un jour:

--Est-ce que tu veux retourner chez toi?

--Oui, je veux.

--Tu n'osais pas me le dire?

--Je n'osais pas.

--Va, je permets.

Elle saisit mes mains et les baisa comme elle faisait en tous ses élans
de reconnaissance, et, le lendemain, elle avait disparu.

Elle revint, comme la première fois, au bout de trois semaines environ,
toujours déguenillée, noire de poussière et de soleil, rassasiée de vie
nomade, de sable et de liberté. En deux ans elle retourna ainsi quatre
fois chez elle.

Je la reprenais gaiement, sans jalousie, car pour moi la jalousie ne
peut naître que de l'amour, tel que nous le comprenons chez nous.
Certes, j'aurais fort bien pu la tuer si je l'avais surprise me
trompant, mais je l'aurais tuée un peu comme on assomme, par pure
violence, un chien qui désobéit. Je n'aurais pas senti ces tourments,
ce feu rongeur, ce mal horrible, la jalousie du Nord. Je viens de dire
que j'aurais pu la tuer comme on assomme un chien qui désobéit! Je
l'aimais en effet, un peu comme on aime un animal très rare, chien ou
cheval, impossible à remplacer. C'était une bête admirable, une bête
sensuelle, une bête à plaisir, qui avait un corps de femme.

Je ne saurais vous exprimer quelles distances incommensurables
séparaient nos âmes, bien que nos cœurs, peut-être, se fussent frôlés,
échauffés l'un l'autre, par moments. Elle était quelque chose de ma
maison, de ma vie, une habitude fort agréable à laquelle je tenais et
qu'aimait en moi l'homme charnel, celui qui n'a que des yeux et des
sens.

Or, un matin, Mohammed entra chez moi avec une figure singulière, ce
regard inquiet des Arabes qui ressemble au regard fuyant d'un chat en
face d'un chien.

Je lui dis, en apercevant cette figure:

--Hein? qu'y a-t-il?

--Allouma il est parti.

Je me mis à rire.

--Parti, où ça?

--Parti tout à fait, moussié!

--Comment, parti tout à fait?

--Oui, moussié.

--Tu es fou, mon garçon?

--Non, moussié.

--Pourquoi ça parti? Comment? Voyons? Explique-toi!

Il demeurait immobile, ne voulant pas parler; puis, soudain, il eut
une de ces explosions de colère arabe qui nous arrêtent dans les rues
des villes devant deux énergumènes, dont le silence et la gravité
orientales font place brusquement aux plus extrêmes gesticulations et
aux vociférations les plus féroces.

Et je compris au milieu de ces cris qu'Allouma s'était enfuie avec mon
berger.

Je dus calmer Mohammed et tirer de lui, un à un, des détails.

Ce fut long, j'appris enfin que depuis huit jours il épiait ma
maîtresse qui avait des rendez-vous, derrière les bois de cactus
voisins ou dans le ravin de lauriers-roses, avec une sorte de vagabond,
engagé comme berger par mon intendant, à la fin du mois précédent.

La nuit dernière, Mohammed l'avait vue sortir sans la voir rentrer; et
il répétait, d'un air exaspéré:

--Parti, moussié, il est parti!

Je ne sais pourquoi, mais sa conviction, la conviction de cette
fuite avec ce rôdeur, était entrée en moi, en une seconde, absolue,
irrésistible. Cela était absurde, invraisemblable et certain en vertu
de l'irraisonnable qui est la seule logique des femmes.

Le cœur serré, une colère dans le sang, je cherchais à me rappeler
les traits de cet homme, et je me souvins tout à coup que je l'avais
vu, l'autre semaine, debout sur une butte de terre, au milieu de son
troupeau et me regardant. C'était une sorte de grand Bédouin dont la
couleur des membres nus se confondait avec celle des haillons, un type
de brute barbare aux pommettes saillantes, au nez crochu, au menton
fuyant, aux jambes sèches, une haute carcasse en guenilles avec des
yeux faux de chacal.

Je ne doutais point--oui--elle avait fui avec ce gueux. Pourquoi? Parce
qu'elle était Allouma, une fille du sable. Une autre, à Paris, fille du
trottoir, aurait fui avec mon cocher ou avec un rôdeur de barrière.

--C'est bon, dis-je à Mohammed. Si elle est partie, tant pis pour elle.
J'ai des lettres à écrire. Laisse-moi seul.

Il s'en alla, surpris de mon calme. Moi, je me levai, j'ouvris ma
fenêtre et je me mis à respirer par grands souffles qui m'entraient
au fond de la poitrine, l'air étouffant venu du Sud, car le siroco
soufflait.

Puis je pensai: «Mon Dieu, c'est une... une femme, comme bien d'autres.
Sait-on... sait-on ce qui les fait agir, ce qui les fait aimer, suivre
ou lâcher un homme?»

Oui, on sait quelquefois, souvent, on ne sait pas. Par moments, on
doute.

Pourquoi a-t-elle disparu avec cette brute répugnante? Pourquoi?
Peut-être parce que depuis un mois le vent vient du Sud presque
régulièrement.

Cela suffit! un souffle! Sait-elle, savent-elles, le plus souvent, même
les plus fines et les plus compliquées, pourquoi elles agissent? Pas
plus qu'une girouette qui tourne au vent. Une brise insensible fait
pivoter la flèche de fer, de cuivre, de tôle ou de bois, de même qu'une
influence imperceptible, une impression insaisissable remue, et pousse
aux résolutions le cœur changeant des femmes, qu'elles soient des
villes, des champs, des faubourgs ou du désert.

Elles peuvent sentir, ensuite, si elles raisonnent et comprennent,
pourquoi elles ont fait ceci plutôt que cela; mais sur le moment elles
l'ignorent, car elles sont les jouets de leur sensibilité à surprises,
les esclaves étourdies des événements, des milieux, des émotions, des
rencontres et de tous les effleurements dont tressaille leur âme et
leur chair!


M. Auballe s'était levé. Il fit quelques pas, me regarda, et dit en
souriant:

--Voilà un amour dans le désert!

Je demandai:

--Si elle revenait?

Il murmura:

--Sale fille!... Cela me ferait plaisir tout de même.

--Et vous pardonneriez le berger?

--Mon Dieu, oui. Avec les femmes il faut toujours pardonner... ou
ignorer.

  _Allouma_ a paru en feuilleton dans _l'Écho de Paris_, du 10 au 15
  février 1889. La fin a été un peu développée.



HAUTOT PÈRE ET FILS.

I


DEVANT la porte de la maison, demi-ferme, demi-manoir, une de ces
habitations rurales mixtes qui furent presque seigneuriales et
qu'occupent à présent de gros cultivateurs, les chiens, attachés
aux pommiers de la cour, aboyaient et hurlaient à la vue des
carnassières portées par le garde et des gamins. Dans la grande salle à
manger-cuisine, Hautot père, Hautot fils, M. Bermont, le percepteur, et
M. Mondaru, le notaire, cassaient une croûte et buvaient un verre avant
de se mettre en chasse, car c'était jour d'ouverture.

Hautot père, fier de tout ce qu'il possédait, vantait d'avance le
gibier que ses invités allaient trouver sur ses terres. C'était un
grand Normand, un de ces hommes puissants, sanguins, osseux, qui lèvent
sur leurs épaules des voitures de pommes. Demi-paysan, demi-monsieur,
riche, respecté, influent, autoritaire, il avait fait suivre ses
classes, jusqu'en troisième, à son fils Hautot César, afin qu'il eût de
l'instruction, et il avait arrêté là ses études de peur qu'il devînt un
monsieur indifférent à la terre.

Hautot César, presque aussi haut que son père, mais plus maigre, était
un bon garçon de fils, docile, content de tout, plein d'admiration, de
respect et de déférence pour les volontés et les opinions de Hautot
père.

M. Bermont, le percepteur, un petit gros qui montrait sur ses joues
rouges de minces réseaux de veines violettes pareils aux affluents et
au cours tortueux des fleuves sur les cartes de géographie, demandait:

--Et du lièvre--y en a-t-il, du lièvre?...

Hautot père répondit:

--Tant que vous en voudrez, surtout dans les fonds du Puysatier.

--Par où commençons-nous?--interrogea le notaire, un bon vivant de
notaire gras et pâle, bedonnant aussi et sanglé dans un costume de
chasse tout neuf, acheté à Rouen l'autre semaine.

--Eh bien, par là, par les fonds. Nous jetterons les perdrix dans la
plaine et nous nous rabattrons dessus.

Et Hautot père se leva. Tous l'imitèrent, prirent leurs fusils dans les
coins, examinèrent les batteries, tapèrent du pied pour s'affermir dans
leurs chaussures un peu dures, pas encore assouplies par la chaleur
du sang; puis ils sortirent; et les chiens se dressant au bout des
attaches poussèrent des hurlements aigus en battant l'air de leurs
pattes.

On se mit en route vers les fonds. C'était un petit vallon, ou plutôt
une grande ondulation de terres de mauvaise qualité, demeurées incultes
pour cette raison, sillonnées de ravines, couvertes de fougères,
excellente réserve de gibier.

Les chasseurs s'espacèrent, Hautot père tenant la droite, Hautot fils
tenant la gauche, et les deux invités au milieu. Le garde et les
porteurs de carniers suivaient. C'était l'instant solennel où on attend
le premier coup de fusil, où le cœur bat un peu, tandis que le doigt
nerveux tâte à tout instant les gâchettes.

Soudain, il partit, ce coup! Hautot père avait tiré. Tous s'arrêtèrent
et virent une perdrix, se détachant d'une compagnie qui fuyait à
tire-d'aile, tomber dans un ravin sous une broussaille épaisse. Le
chasseur excité se mit à courir, enjambant, arrachant les ronces qui le
retenaient, et il disparut à son tour dans le fourré, à la recherche de
sa pièce.

Presque aussitôt, un second coup de feu retentit.

--Ah! ah! le gredin, cria M. Bermont, il aura déniché un lièvre
là-dessous.

Tous attendaient, les yeux sur ce tas de branches impénétrables au
regard.

Le notaire, faisant un porte-voix de ses mains, hurla: «Les avez-vous?
Hautot père ne répondit pas; alors, César, se tournant vers le garde,
lui dit: «Va donc l'aider, Joseph. Il faut marcher en ligne. Nous
attendrons».

Et Joseph, un vieux tronc d'homme sec, noueux, dont toutes les
articulations faisaient des bosses, partit d'un pas tranquille et
descendit dans le ravin, en cherchant les trous praticables avec des
précautions de renard. Puis, tout de suite, il cria:

--Oh! v'nez! v'nez! y a un malheur d'arrivé.

Tous accoururent et plongèrent dans les ronces. Hautot père, tombé sur
le flanc, évanoui, tenait à deux mains son ventre d'où coulaient à
travers sa veste de toile déchirée par le plomb de longs filets de sang
sur l'herbe. Lâchant son fusil pour saisir la perdrix morte à portée
de sa main, il avait laissé tomber l'arme dont le second coup, partant
au choc, lui avait crevé les entrailles. On le tira du fossé, on le
dévêtit, et on vit une plaie affreuse par où les intestins sortaient.
Alors, après qu'on l'eut ligaturé tant bien que mal, on le reporta chez
lui et on attendit le médecin qu'on avait été quérir, avec un prêtre.

Quand le docteur arriva, il remua la tête gravement, et se tournant
vers Hautot fils qui sanglotait sur une chaise:

--Mon pauvre garçon, dit-il, ça n'a pas bonne tournure.

Mais quand le pansement fut fini, le blessé remua les doigts, ouvrit la
bouche, puis les yeux, jeta devant lui des regards troubles, hagards,
puis parut chercher dans sa mémoire, se souvenir, comprendre, et il
murmura:

--Nom d'un nom, ça y est.

Le médecin lui tenait la main.

--Mais non, mais non, quelques jours de repos seulement, ça ne sera
rien.

Hautot reprit:

--Ça y est! j'ai l' ventre crevé! Je le sais bien.

Puis soudain:

--J' veux parler au fils, si j'ai le temps.

Hautot fils, malgré lui, larmoyait et répétait comme un petit garçon:

--P'pa, p'pa, pauv'e p'pa!

Mais le père, d'un ton plus ferme:

--Allons pleure pu, c'est pas le moment. J'ai à te parler. Mets-toi là,
tout près, ça sera vite fait, et je serai plus tranquille. Vous autres,
une minute s'il vous plaît.

Tous sortirent laissant le fils en face du père.

Dès qu'ils furent seuls:

--Écoute, fils, tu as vingt-quatre ans, on peut te dire les choses. Et
puis il n'y a pas tant de mystère à ça que nous en mettons. Tu sais
bien que ta mère est morte depuis sept ans, pas vrai, et que je n'ai
pas plus de quarante-cinq ans, moi, vu que je me suis marié à dix-neuf.
Pas vrai?

Le fils balbutia:

--Oui, c'est vrai.

--Donc ta mère est morte depuis sept ans, et moi je suis resté veuf.
Eh bien! ce n'est pas un homme comme moi qui peut rester veuf à
trente-sept ans, pas vrai?

Le fils répondit:

--Oui, c'est vrai.

Le père, haletant, tout pâle et la face crispée, continua:

--Dieu que j'ai mal! Eh bien, tu comprends. L'homme n'est pas fait pour
vivre seul, mais je ne voulais pas donner une suivante à ta mère, vu
que je lui avais promis ça. Alors... tu comprends?

--Oui, père.

--Donc, j'ai pris une petite à Rouen, rue de l'Éperlan, 18, au
troisième, la seconde porte--je te dis tout ça, n'oublie pas,--mais une
petite qui a été gentille tout plein pour moi, aimante, dévouée, une
vraie femme, quoi? Tu saisis, mon gars?

--Oui, père.

--Alors, si je m'en vas, je lui dois quelque chose, mais quelque chose
de sérieux qui la mettra à l'abri. Tu comprends?

--Oui, père.

--Je te dis que c'est une brave fille, mais là, une brave, et que,
sans toi, et sans le souvenir de ta mère, et puis sans la maison où
nous avons vécu tous trois, je l'aurais amenée ici, et puis épousée,
pour sûr... écoute... écoute... mon gars... j'aurais pu faire un
testament... je n'en ai point fait! Je n'ai pas voulu... car il ne
faut point écrire les choses... ces choses-là... ça nuit trop aux
légitimes... et puis ça embrouille tout... ça ruine tout le monde!
Vois-tu, le papier timbré, n'en faut pas, n'en fais jamais usage. Si
je suis riche, c'est que je ne m'en suis point servi de ma vie. Tu
comprends, mon fils!

--Oui, père.

--Écoute encore... Écoute bien... Donc, je n'ai pas fait de
testament... je n'ai pas voulu..., et puis je te connais, tu as bon
cœur, tu n'es pas ladre, pas regardant, quoi. Je me suis dit que, sur
ma fin, je te conterais les choses et que je te prierais de ne pas
oublier la petite:--Caroline Donet, rue de l'Éperlan, 18, au troisième,
la seconde porte, n'oublie pas.--Et puis, écoute encore. Vas-y tout
de suite quand je serai parti--et puis arrange-toi pour qu'elle ne se
plaigne pas de ma mémoire.--Tu as de quoi.--Tu le peux,--je te laisse
assez... Écoute... En semaine on ne la trouve pas. Elle travaille chez
Mme Moreau, rue Beauvoisine. Vas-y le jeudi. Ce jour-là elle m'attend.
C'est mon jour, depuis six ans. Pauvre p'tite, va-t-elle pleurer!... Je
te dis tout ça, parce que je te connais bien, mon fils. Ces choses-là
on ne les conte pas au public, ni au notaire, ni au curé. Ça se fait,
tout le monde le sait, mais ça ne se dit pas, sauf nécessité. Alors
personne d'étranger dans le secret, personne que la famille, parce que
la famille, c'est tous en un seul. Tu comprends?

--Oui, père.

--Tu promets?

--Oui, père.

--Tu jures?

--Oui, père.

--Je t'en prie, je t'en supplie, fils, n'oublie pas. J'y tiens.

--Non, père.

--Tu iras toi-même. Je veux que tu t'assures de tout.

--Oui, père.

--Et puis, tu verras... tu verras ce qu'elle t'expliquera. Moi, je ne
peux pas te dire plus. C'est juré?

--Oui, père.

--C'est bon, mon fils. Embrasse-moi. Adieu. Je vas claquer, j'en suis
sûr. Dis-leur qu'ils entrent.

Hautot fils embrassa son père en gémissant, puis, toujours docile,
ouvrit la porte, et le prêtre parut, en surplis blanc, portant les
saintes huiles.

Mais le moribond avait fermé les yeux, et il refusa de les rouvrir,
il refusa de répondre, il refusa de montrer, même par un signe, qu'il
comprenait.

Il avait assez parlé, cet homme, il n'en pouvait plus. Il se sentait
d'ailleurs à présent le cœur tranquille, il voulait mourir en paix.
Qu'avait-il besoin de se confesser au délégué de Dieu, puisqu'il venait
de se confesser à son fils, qui était de la famille, lui?

Il fut administré, purifié, absous, au milieu de ses amis et de ses
serviteurs agenouillés, sans qu'un seul mouvement de son visage révélât
qu'il vivait encore.

Il mourut vers minuit, après quatre heures de tressaillements indiquant
d'atroces souffrances.



II


Ce fut le mardi qu'on l'enterra, la chasse ayant ouvert le dimanche.
Rentré chez lui, après avoir conduit son père au cimetière, César
Hautot passa le reste du jour à pleurer. Il dormit à peine la nuit
suivante et il se sentit si triste en s'éveillant qu'il se demandait
comment il pourrait continuer à vivre.

Jusqu'au soir cependant il songea que, pour obéir à la dernière
volonté paternelle, il devait se rendre à Rouen le lendemain, et voir
cette fille Caroline Donet qui demeurait rue de l'Éperlan, 18, au
troisième étage, la seconde porte. Il avait répété, tout bas, comme on
marmotte une prière, ce nom et cette adresse, un nombre incalculable
de fois, afin de ne pas les oublier, et il finissait par les balbutier
indéfiniment, sans pouvoir s'arrêter ou penser à quoi que ce fût, tant
sa langue et son esprit étaient possédés par cette phrase.

Donc le lendemain, vers huit heures, il ordonna d'atteler Graindorge
au tilbury et partit au grand trot du lourd cheval normand sur la
grand'route d'Ainville à Rouen. Il portait sur le dos sa redingote
noire, sur la tête son grand chapeau de soie et sur les jambes sa
culotte à sous-pieds, et il n'avait pas voulu, vu la circonstance,
passer par-dessus son beau costume la blouse bleue qui se gonfle au
vent, garantit le drap de la poussière et des taches, et qu'on ôte
prestement à l'arrivée, dès qu'on a sauté de voiture.

Il entra dans Rouen alors que dix heures sonnaient, s'arrêta comme
toujours à l'Hôtel des Bons-Enfants, rue des Trois-Mares, subit les
embrassades du patron, de la patronne et de ses cinq fils, car on
connaissait la triste nouvelle; puis, il dut donner des détails sur
l'accident, ce qui le fit pleurer, repousser les services de toutes ces
gens, empressés parce qu'ils le savaient riche, et refuser même leur
déjeuner, ce qui les froissa.

Ayant donc épousseté son chapeau, brossé sa redingote et essuyé ses
bottines, il se mit à la recherche de la rue de l'Éperlan, sans oser
prendre de renseignements près de personne, de crainte d'être reconnu
et d'éveiller les soupçons.

A la fin, ne trouvant pas, il aperçut un prêtre, et se fiant à la
discrétion professionnelle des hommes d'église, il s'informa auprès de
lui.

Il n'avait que cent pas à faire, c'était justement la deuxième rue à
droite.

Alors, il hésita. Jusqu'à ce moment, il avait obéi comme une brute à la
volonté du mort. Maintenant il se sentait tout remué, confus, humilié
à l'idée de se trouver, lui, le fils, en face de cette femme qui avait
été la maîtresse de son père. Toute la morale qui gît en nous, tassée
au fond de nos sentiments par des siècles d'enseignement héréditaire,
tout ce qu'il avait appris depuis le catéchisme sur les créatures
de mauvaise vie, le mépris instinctif que tout homme porte en lui
contre elles, même s'il en épouse une, toute son honnêteté bornée de
paysan, tout cela s'agitait en lui, le retenait, le rendait honteux et
rougissant.

Mais il pensa:--«J'ai promis au père, faut pas y manquer.» Alors il
poussa la porte entre-bâillée de la maison marquée du numéro 18,
découvrit un escalier sombre, monta trois étages, aperçut une porte,
puis une seconde, trouva une ficelle de sonnette et tira dessus.

Le din-din qui retentit dans la chambre voisine lui fit passer un
frisson dans le corps. La porte s'ouvrit et il se trouva en face d'une
jeune dame très bien habillée, brune, au teint coloré, qui le regardait
avec des yeux stupéfaits.

Il ne savait que lui dire, et, elle, qui ne se doutait de rien, et qui
attendait l'autre, ne l'invitait pas à entrer. Ils se contemplèrent
ainsi pendant près d'une demi-minute. A la fin elle demanda:

--Vous désirez, monsieur?

Il murmura:

--Je suis Hautot fils.

Elle eut un sursaut, devint pâle, et balbutia comme si elle le
connaissait depuis longtemps:

--Monsieur César?

--Oui.

--Et alors?

--J'ai à vous parler de la part du père.

Elle fit--Oh! mon Dieu!--et recula pour qu'il entrât. Il ferma la porte
et la suivit.

Alors il aperçut un petit garçon de quatre ou cinq ans, qui jouait avec
un chat, assis par terre devant un fourneau d'où montait une fumée de
plats tenus au chaud.

--Asseyez-vous, disait-elle.

Il s'assit... Elle demanda:

--Eh bien?

Il n'osait plus parler, les yeux fixés sur la table dressée au milieu
de l'appartement, et portant trois couverts, dont un d'enfant. Il
regardait la chaise tournée dos au feu, l'assiette, la serviette, les
verres, la bouteille de vin rouge entamée et la bouteille de vin blanc
intacte. C'était la place de son père, dos au feu! On l'attendait.
C'était son pain qu'il voyait, qu'il reconnaissait près de la
fourchette, car la croûte était enlevée à cause des mauvaises dents
d'Hautot. Puis, levant les yeux, il aperçut, sur le mur, son portrait,
la grande photographie faite à Paris l'année de l'Exposition, la même
qui était clouée au-dessus du lit dans la chambre à coucher d'Ainville.

La jeune femme reprit:

--Eh bien, monsieur César?

Il la regarda. Une angoisse l'avait rendue livide et elle attendait,
les mains tremblantes de peur.

Alors il osa.

--Eh bien, mam'zelle, papa est mort dimanche, en ouvrant la chasse.

Elle fut si bouleversée qu'elle ne remua pas. Après quelques instants
de silence, elle murmura d'une voix presque insaisissable:

--Oh! pas possible!

Puis, soudain, des larmes parurent dans ses yeux, et levant ses mains
elle se couvrit la figure en se mettant à sangloter.

Alors, le petit tourna la tête, et voyant sa mère en pleurs, hurla.
Puis, comprenant que ce chagrin subit venait de cet inconnu, il se rua
sur César, saisit d'une main sa culotte et de l'autre il lui tapait la
cuisse de toute sa force. Et César demeurait éperdu, attendri, entre
cette femme qui pleurait son père et cet enfant qui défendait sa mère.
Il se sentait lui-même gagné par l'émotion, les yeux enflés par le
chagrin; et, pour reprendre contenance, il se mit à parler.

--Oui, disait-il, le malheur est arrivé dimanche matin, sur les huit
heures... Et il contait, comme si elle l'eût écouté, n'oubliant aucun
détail, disant les plus petites choses avec une minutie de paysan. Et
le petit tapait toujours, lui lançant à présent des coups de pied dans
les chevilles.

Quand il arriva au moment où Hautot père avait parlé d'elle, elle
entendit son nom, découvrit sa figure et demanda:

--Pardon, je ne vous suivais pas, je voudrais bien savoir... Si ça ne
vous contrariait pas de recommencer.

Il recommença dans les mêmes termes: «Le malheur est arrivé dimanche
matin sur les huit heures...»

Il dit tout, longuement, avec des arrêts, des points, des réflexions
venues de lui, de temps en temps. Elle l'écoutait avidement, percevant
avec sa sensibilité nerveuse de femme toutes les péripéties qu'il
racontait, et tressaillant d'horreur, faisant: «Oh mon Dieu!» parfois.
Le petit, la croyant calmée, avait cessé de battre César pour prendre
la main de sa mère, et il écoutait aussi, comme s'il eût compris.

Quand le récit fut terminé, Hautot fils reprit:

--Maintenant nous allons nous arranger ensemble suivant son désir.
Écoutez, je suis à mon aise, il m'a laissé du bien. Je ne veux pas que
vous ayez à vous plaindre...

Mais elle l'interrompit vivement.

--Oh! monsieur César, monsieur César, pas aujourd'hui. J'ai le cœur
coupé... Une autre fois, un autre jour... Non, pas aujourd'hui... Si
j'accepte, écoutez... ce n'est pas pour moi... non, non, non, je vous
le jure. C'est pour le petit. D'ailleurs, on mettra ce bien sur sa tête.

Alors César, effaré, devina, et balbutiant:

--Donc... c'est à lui... le p'tit?

--Mais oui, dit-elle.

Et Hautot fils regarda son frère avec une émotion confuse, forte et
pénible.

Après un long silence, car elle pleurait de nouveau, César, tout à fait
gêné, reprit:

--Eh bien, alors, mam'zelle Donet, je vas m'en aller. Quand voulez-vous
que nous parlions de ça?

Elle s'écria:

--Oh! non, ne partez pas, ne partez pas, ne me laissez pas toute seule
avec Émile! Je mourrais de chagrin. Je n'ai plus personne, personne que
mon petit. Oh! quelle misère, quelle misère, monsieur César. Tenez,
asseyez-vous. Vous allez encore me parler. Vous me direz ce qu'il
faisait, là-bas, toute la semaine.

Et César s'assit, habitué à obéir.

Elle approcha, pour elle, une autre chaise de la sienne, devant le
fourneau où les plats mijotaient toujours, prit Émile sur ses genoux,
et elle demanda à César mille choses sur son père, des choses intimes
où l'on voyait, où il sentait sans raisonner qu'elle avait aimé Hautot
de tout son pauvre cœur de femme.

Et, par l'enchaînement naturel de ses idées, peu nombreuses, il en
revint à l'accident et se remit à le raconter avec tous les mêmes
détails.

Quand il dit: «Il avait un trou dans le ventre, on y aurait mis les
deux poings», elle poussa une sorte de cri, et les sanglots jaillirent
de nouveau de ses yeux. Alors, saisi par la contagion, César se mit
aussi à pleurer, et comme les larmes attendrissent toujours les fibres
du cœur, il se pencha vers Émile dont le front se trouvait à portée de
sa bouche et l'embrassa.

La mère, reprenant haleine, murmurait:

--Pauvre gars, le voilà orphelin.

--Moi aussi, dit César?

Et ils ne parlèrent plus.

Mais soudain, l'instinct pratique de ménagère, habituée à songer à
tout, se réveilla chez la jeune femme.

--Vous n'avez peut-être rien pris de la matinée, monsieur César?

--Non, mam'zelle.

--Oh! vous devez avoir faim. Vous allez manger un morceau.

--Merci, dit-il, je n'ai pas faim, j'ai eu trop de tourment.

Elle répondit:

--Malgré la peine, faut bien vivre, vous ne me refuserez pas ça! Et
puis vous resterez un peu plus. Quand vous serez parti, je ne sais pas
ce que je deviendrai.

Il céda, après quelque résistance encore, et s'asseyant dos au feu, en
face d'elle, il mangea une assiette de tripes qui crépitaient dans le
fourneau et but un verre de vin rouge. Mais il ne permit point qu'elle
débouchât le vin blanc.

Plusieurs fois il essuya la bouche du petit qui avait barbouillé de
sauce tout son menton.

Comme il se levait pour partir, il demanda:

--Quand est-ce voulez-vous que je revienne pour parler de l'affaire,
mam'zelle Donet?

--Si ça ne vous faisait rien, jeudi prochain, monsieur César. Comme ça
je ne perdrais pas de temps. J'ai toujours mes jeudis libres.

--Ça me va, jeudi prochain.

--Vous viendrez déjeuner, n'est-ce pas?

--Oh! quant à ça, je ne peux pas le promettre.

--C'est qu'on cause mieux en mangeant. On a plus de temps aussi.

--Eh bien, soit. Midi alors.

Et il s'en alla après avoir encore embrassé le petit Émile, et serré la
main de Mlle Donet.



III


La semaine parut longue à César Hautot. Jamais il ne s'était trouvé
seul, et l'isolement lui semblait insupportable. Jusqu'alors, il vivait
à côté de son père, comme son ombre, le suivait aux champs, surveillait
l'exécution de ses ordres, et quand il l'avait quitté pendant quelque
temps le retrouvait au dîner. Ils passaient les soirs à fumer leurs
pipes en face l'un de l'autre, en causant chevaux, vaches ou moutons;
et la poignée de main qu'ils se donnaient au réveil semblait l'échange
d'une affection familiale et profonde.

Maintenant César était seul. Il errait par les labours d'automne,
s'attendant toujours à voir se dresser au bout d'une plaine la grande
silhouette gesticulante du père. Pour tuer les heures, il entrait chez
les voisins, racontait l'accident à tous ceux qui ne l'avaient pas
entendu, le répétait quelquefois aux autres. Puis, à bout d'occupations
et de pensées, il s'asseyait au bord d'une route en se demandant si
cette vie-là allait durer longtemps.

Souvent il songea à Mlle Donet. Elle lui avait plu. Il l'avait trouvée
comme il faut, douce et brave fille, comme avait dit le père. Oui, pour
une brave fille, c'était assurément une brave fille. Il était résolu
à faire les choses grandement et à lui donner deux mille francs de
rente en assurant le capital à l'enfant. Il éprouvait même un certain
plaisir à penser qu'il allait la revoir le jeudi suivant, et arranger
cela avec elle. Et puis l'idée de ce frère, de ce petit bonhomme de
cinq ans, qui était le fils de son père, le tracassait, l'ennuyait un
peu et l'échauffait en même temps. C'était une espèce de famille qu'il
avait là dans ce mioche clandestin qui ne s'appellerait jamais Hautot,
une famille qu'il pouvait prendre ou laisser à sa guise, mais qui lui
rappelait le père.

Aussi quand il se vit sur la route de Rouen, le jeudi matin, emporté
par le trot sonore de Graindorge, il sentit son cœur plus léger, plus
reposé qu'il ne l'avait encore eu depuis son malheur.

En entrant dans l'appartement de Mlle Donet, il vit la table mise comme
le jeudi précédent, avec cette seule différence que la croûte du pain
n'était pas ôtée.

Il serra la main de la jeune femme, baisa Émile sur les joues et
s'assit, un peu comme chez lui, le cœur gros tout de même. Mlle Donet
lui parut un peu maigrie, un peu pâlie. Elle avait dû rudement pleurer.
Elle avait maintenant un air gêné devant lui comme si elle eût compris
ce qu'elle n'avait pas senti l'autre semaine sous le premier coup
de son malheur, et elle le traitait avec des égards excessifs, une
humilité douloureuse, et des soins touchants comme pour lui payer
en attention et en dévouement les bontés qu'il avait pour elle. Ils
déjeunèrent longuement, en parlant de l'affaire qui l'amenait. Elle ne
voulait pas tant d'argent. C'était trop, beaucoup trop. Elle gagnait
assez pour vivre, elle, mais elle désirait seulement qu'Émile trouvât
quelques sous devant lui quand il serait grand. César tint bon, et
ajouta même un cadeau de mille francs pour elle, pour son deuil.

Comme il avait pris son café, elle demanda:

--Vous fumez?

--Oui... J'ai ma pipe.

Il tâta sa poche. Nom d'un nom, il l'avait oubliée! Il allait se
désoler quand elle lui offrit une pipe du père, enfermée dans une
armoire. Il accepta, la prit, la reconnut, la flaira, proclama sa
qualité avec une émotion dans la voix, l'emplit de tabac et l'alluma.
Puis il mit Émile à cheval sur sa jambe et le fit jouer au cavalier
pendant qu'elle desservait la table et enfermait, dans le bas du
buffet, la vaisselle sale, pour la laver quand il serait sorti.

Vers trois heures, il se leva à regret, tout ennuyé à l'idée de partir.

--Eh bien! mam'zelle Donet, dit-il, je vous souhaite le bonsoir et
charmé de vous avoir trouvée comme ça.

Elle restait devant lui, rouge, bien émue, et le regardait en songeant
à l'autre.

--Est-ce que nous ne nous reverrons plus? dit-elle.

Il répondit simplement:

--Mais oui, mam'zelle, si ça vous fait plaisir.

--Certainement, monsieur César. Alors, jeudi prochain, ça vous irait-il?

--Oui, mam'zelle Donet.

--Vous venez déjeuner, bien sûr?

--Mais..., si vous voulez bien, je ne refuse pas.

--C'est entendu, monsieur César, jeudi prochain, midi, comme
aujourd'hui.

--Jeudi midi, mam'zelle Donet!

  _Hautot père et fils_ a paru dans _l'Écho de Paris_ du samedi 5
  janvier 1889.



BOITELLE.

  _A Robert Pinchon._


LE père Boitelle (Antoine) avait dans tout le pays la spécialité des
besognes malpropres. Toutes les fois qu'on avait à faire nettoyer
une fosse, un fumier, un puisard, à curer un égout, un trou de fange
quelconque, c'était lui qu'on allait chercher.

Il s'en venait avec ses instruments de vidangeur et ses sabots enduits
de crasse, et se mettait à sa besogne en geignant sans cesse sur son
métier. Quand on lui demandait alors pourquoi il faisait cet ouvrage
répugnant, il répondait avec résignation:

--Pardi, c'est pour mes éfants qu'il faut nourrir. Ça rapporte plus
qu'autre chose.

Il avait, en effet, quatorze enfants. Si on s'informait de ce qu'ils
étaient devenus, il disait avec un air d'indifférence:

--N'en reste huit à la maison. Y en a un au service et cinq mariés.

Quand on voulait savoir s'ils étaient bien mariés, il reprenait avec
vivacité:

--Je les ai pas opposés. Je les ai opposés en rien. Ils ont marié comme
ils ont voulu. Faut pas opposer les goûts, ça tourne mal. Si je suis
ordureux, mé, c'est que mes parents m'ont opposé dans mes goûts. Sans
ça, j'aurais devenu un ouvrier comme les autres.

Voici en quoi ses parents l'avaient contrarié dans ses goûts.


Il était alors soldat, faisant son temps au Havre, pas plus bête qu'un
autre, pas plus dégourdi non plus, un peu simple pourtant. Pendant les
heures de liberté, son plus grand plaisir était de se promener sur le
quai, où sont réunis les marchands d'oiseaux. Tantôt seul, tantôt avec
un pays, il s'en allait lentement le long des cages où les perroquets
à dos vert et à tête jaune des Amazones, les perroquets à dos gris
et à tête rouge du Sénégal, les aras énormes qui ont l'air d'oiseaux
cultivés en serre, avec leurs plumes fleuries, leurs panaches et leurs
aigrettes, les perruches de toute taille, qui semblent coloriées avec
un soin minutieux par un bon Dieu miniaturiste, et les petits, tout
petits oisillons sautillants, rouges, jaunes, bleus et bariolés, mêlant
leurs cris au bruit du quai, apportent dans le fracas des navires
déchargés, des passants et des voitures, une rumeur violente, aiguë,
piaillarde, assourdissante, de forêt lointaine et surnaturelle.

Boitelle s'arrêtait, les yeux ouverts, la bouche ouverte, riant et
ravi, montrant ses dents aux kakatoès prisonniers qui saluaient de
leur huppe blanche ou jaune le rouge éclatant de sa culotte et le
cuivre de son ceinturon. Quand il rencontrait un oiseau parleur, il lui
posait des questions; et si la bête se trouvait ce jour-là disposée à
répondre et dialoguait avec lui, il emportait pour jusqu'au soir de la
gaieté et du contentement. A regarder les singes aussi il se faisait
des bosses de plaisir, et il n'imaginait point de plus grand luxe pour
un homme riche que de posséder ces animaux ainsi qu'on a des chats et
des chiens. Ce goût-là, ce goût de l'exotique, il l'avait dans le sang
comme on a celui de la chasse, de la médecine ou de la prêtrise. Il
ne pouvait s'empêcher, chaque fois que s'ouvraient les portes de la
caserne, de s'en revenir au quai comme s'il s'était senti tiré par une
envie.

Or une fois, s'étant arrêté presque en extase devant un araraca
monstrueux qui gonflait ses plumes, s'inclinait, se redressait,
semblait faire les révérences de cour du pays des perroquets, il vit
s'ouvrir la porte d'un petit café attenant à la boutique du marchand
d'oiseaux, et une jeune négresse, coiffée d'un foulard rouge, apparut,
qui balayait vers la rue les bouchons et le sable de l'établissement.

L'attention de Boitelle fut aussitôt partagée entre l'animal et la
femme, et il n'aurait su dire vraiment lequel de ces deux êtres il
contemplait avec le plus d'étonnement et de plaisir.

La négresse, ayant poussé dehors les ordures du cabaret, leva les yeux,
et demeura à son tour éblouie devant l'uniforme du soldat. Elle restait
debout, en face de lui, son balai dans les mains comme si elle lui eût
porté les armes, tandis que l'araraca continuait à s'incliner. Or le
troupier, au bout de quelques instants, fut gêné par cette attention,
et il s'en alla à petits pas, pour n'avoir point l'air de battre en
retraite.

Mais il revint. Presque chaque jour il passa devant le Café des
Colonies, et souvent il aperçut à travers les vitres la petite bonne
à peau noire qui servait des bocks ou de l'eau-de-vie aux matelots
du port. Souvent aussi elle sortait en l'apercevant; bientôt, même,
sans s'être jamais parlé, ils se sourirent comme des connaissances;
et Boitelle se sentait le cœur remué, en voyant luire tout à coup,
entre les lèvres sombres de la fille, la ligne éclatante de ses dents.
Un jour enfin il entra, et fut tout surpris en constatant qu'elle
parlait français comme tout le monde. La bouteille de limonade, dont
elle accepta de boire un verre, demeura, dans le souvenir du troupier,
mémorablement délicieuse; et il prit l'habitude de venir absorber,
en ce petit cabaret du port, toutes les douceurs liquides que lui
permettait sa bourse.

C'était pour lui une fête, un bonheur auquel il pensait sans cesse, de
regarder la main noire de la petite bonne verser quelque chose dans son
verre, tandis que les dents riaient, plus claires que les yeux. Au bout
de deux mois de fréquentation, ils devinrent tout à fait bons amis, et
Boitelle, après le premier étonnement de voir que les idées de cette
négresse étaient pareilles aux bonnes idées des filles du pays, qu'elle
respectait l'économie, le travail, la religion et la conduite, l'en
aima davantage, s'éprit d'elle au point de vouloir l'épouser.

Il lui dit ce projet qui la fit danser de joie. Elle avait d'ailleurs
quelque argent, laissé par une marchande d'huîtres, qui l'avait
recueillie quand elle fut déposée sur le quai du Havre par un capitaine
américain. Ce capitaine l'avait trouvée âgée d'environ six ans, blottie
sur des balles de coton dans la cale de son navire, quelques heures
après son départ de New-York. Venant au Havre, il y abandonna aux soins
de cette écaillère apitoyée ce petit animal noir caché à son bord, il
ne savait par qui ni comment. La vendeuse d'huîtres étant morte, la
jeune négresse devint bonne au Café des Colonies.

Antoine Boitelle ajouta:

--Ça se fera si les parents n'y opposent point. J'irai jamais contre
eux, t'entends ben, jamais! Je vas leur en toucher deux mots à la
première fois que je retourne au pays.

La semaine suivante en effet, ayant obtenu vingt-quatre heures de
permission, il se rendit dans sa famille qui cultivait une petite ferme
à Tourteville, près d'Yvetot.

Il attendit la fin du repas, l'heure où le café baptisé d'eau-de-vie
rendait les cœurs plus ouverts, pour informer ses ascendants qu'il
avait trouvé une fille répondant si bien à ses goûts, à tous ses goûts,
qu'il ne devait pas en exister une autre sur la terre pour lui convenir
aussi parfaitement.

Les vieux, à ce propos, devinrent aussitôt circonspects, et demandèrent
des explications. Il ne cacha rien d'ailleurs que la couleur de son
teint.

C'était une bonne, sans grand avoir, mais vaillante, économe, propre,
de conduite, et de bon conseil. Toutes ces choses-là valaient mieux
que de l'argent aux mains d'une mauvaise ménagère. Elle avait quelques
sous d'ailleurs, laissés par une femme qui l'avait élevée, quelques
gros sous, presque une petite dot, quinze cents francs à la caisse
d'épargne. Les vieux, conquis par ses discours, confiants d'ailleurs
dans son jugement, cédaient peu à peu, quand il arriva au point
délicat. Riant d'un rire un peu contraint:

--Il n'y a qu'une chose, dit-il, qui pourra vous contrarier. Elle n'est
brin blanche.

Ils ne comprenaient pas et il dut expliquer longuement avec beaucoup de
précautions, pour ne point les rebuter, qu'elle appartenait à la race
sombre dont ils n'avaient vu d'échantillons que sur les images d'Épinal.

Alors ils furent inquiets, perplexes, craintifs, comme s'il leur avait
proposé une union avec le Diable.

La mère disait:

--Noire? Combien qu'elle l'est. C'est-il partout?

Il répondait:

--Pour sûr: Partout, comme t'es blanche partout, té!

Le père reprenait:

--Noire? C'est-il noir autant que le chaudron?

Le fils répondait:

--Pt'être ben un p'tieu moins! C'est noire, mais point noire à
dégoûter. La robe à m'sieu l' curé est ben noire, et alle n'est pas pu
laide qu'un surplis qu'est blanc.

Le père disait:

--Y en a-t-il de pu noires qu'elle dans son pays?

Et le fils, convaincu, s'écriait:

--Pour sûr!

Mais le bonhomme remuait la tête.

--Ça doit être déplaisant?

Et le fils:

--C'est point pu déplaisant qu'aut' chose, vu qu'on s'y fait en rin de
temps.

La mère demandait:

--Ça ne salit point le linge plus que d'autres, ces piaux-là?

--Pas plus que la tienne, vu que c'est sa couleur.

Donc, après beaucoup de questions encore, il fut convenu que les
parents verraient cette fille avant de rien décider et que le garçon,
dont le service allait finir l'autre mois, l'amènerait à la maison afin
qu'on pût l'examiner et décider en causant si elle n'était pas trop
foncée pour rentrer dans la famille Boitelle.

Antoine alors annonça que le dimanche 22 mai, jour de sa libération, il
partirait pour Tourteville avec sa bonne amie.


Elle avait mis pour ce voyage chez les parents de son amoureux ses
vêtements les plus beaux et les plus voyants, où dominaient le jaune,
le rouge et le bleu, de sorte qu'elle avait l'air pavoisée pour une
fête nationale.

Dans la gare, au départ du Havre, on la regarda beaucoup, et Boitelle
était fier de donner le bras à une personne qui commandait ainsi
l'attention. Puis, dans le wagon de troisième classe où elle prit place
à côté de lui, elle imposa une telle surprise aux paysans que ceux des
compartiments voisins montèrent sur leurs banquettes pour l'examiner
par-dessus la cloison de bois qui divisait la caisse roulante. Un
enfant, à son aspect, se mit à crier de peur, un autre cacha sa figure
dans le tablier de sa mère.

Tout alla bien cependant jusqu'à la gare d'arrivée. Mais lorsque le
train ralentit sa marche en approchant d'Yvetot, Antoine se sentit mal
à l'aise, comme au moment d'une inspection quand il ne savait pas sa
théorie. Puis, s'étant penché à la portière, il reconnut de loin son
père qui tenait la bride du cheval attelé à la carriole, et sa mère
venue jusqu'au treillage qui maintenait les curieux.

Il descendit le premier, tendit la main à sa bonne amie, et, droit,
comme s'il escortait un général, il se dirigea vers sa famille.

La mère, en voyant venir cette dame noire et bariolée en compagnie de
son garçon, demeurait tellement stupéfaite qu'elle n'en pouvait ouvrir
la bouche, et le père avait peine à maintenir le cheval que faisait
cabrer coup sur coup la locomotive ou la négresse. Mais Antoine, saisi
soudain par la joie sans mélange de revoir ses vieux, se précipita,
les bras ouverts, bécota la mère, bécota le père malgré l'effroi du
bidet, puis se tournant vers sa compagne que les passants ébaubis
considéraient en s'arrêtant, il s'expliqua.

--La v'là! J' vous avais ben dit qu'à première vue alle est un brin
détournante, mais sitôt qu'on la connaît, vrai de vrai, y a rien de
plus plaisant sur la terre. Dites-y bonjour qu'à ne s'émeuve point.

Alors la mère Boitelle, intimidée elle-même à perdre la raison, fit
une espèce de révérence, tandis que le père ôtait sa casquette en
murmurant: «J' vous la souhaite à vot' désir». Puis sans s'attarder on
grimpa dans la carriole, les deux femmes au fond sur des chaises qui
les faisaient sauter en l'air à chaque cahot de la route, et les deux
hommes par devant, sur la banquette.

Personne ne parlait. Antoine, inquiet, sifflotait un air de caserne,
le père fouettait le bidet, et la mère regardait de coin, en glissant
des coups d'œil de fouine, la négresse dont le front et les pommettes
reluisaient sous le soleil comme des chaussures bien cirées.

Voulant rompre la glace, Antoine se retourna.

--Eh bien, dit-il, on ne cause pas?

--Faut le temps, répondit la vieille.

Il reprit:

--Allons, raconte à la p'tite l'histoire des huit œufs de ta poule.

C'était une farce célèbre dans la famille. Mais comme sa mère se
taisait toujours, paralysée par l'émotion, il prit lui-même la parole
et narra, en riant beaucoup, cette mémorable aventure. Le père, qui la
savait par cœur, se dérida aux premiers mots; sa femme bientôt suivit
l'exemple, et la négresse elle-même, au passage le plus drôle, partit
tout à coup d'un tel rire, d'un rire si bruyant, roulant, torrentiel,
que le cheval excité fit un petit temps de galop.

La connaissance était faite. On causa.

A peine arrivés, quand tout le monde fut descendu, après qu'il eut
conduit sa bonne amie dans la chambre pour ôter sa robe qu'elle
aurait pu tacher en faisant un bon plat de sa façon destiné à prendre
les vieux par le ventre, il attira ses parents devant la porte, et
demanda, le cœur battant:

--Eh ben, quéque vous dites?

Le père se tut. La mère, plus hardie, déclara:

--Alle est trop noire! Non, vrai, c'est trop. J'en ai eu les sangs
tournés.

--Vous vous y ferez, dit Antoine.

--Possible, mais pas pour le moment.

Ils entrèrent et la bonne femme fut émue en voyant la négresse
cuisiner. Alors elle l'aida, la jupe retroussée, active malgré son âge.

Le repas fut bon, fut long, fut gai. Quand on fit un tour ensuite,
Antoine prit son père à part.

--Eh ben, pé, quéque t'en dis?

Le paysan ne se compromettait jamais.

--J'ai point d'avis. D'mande à ta mé.

Alors Antoine rejoignit sa mère et la retenant en arrière.

--Eh ben, ma mé, quéque t'en dis?

--Mon pauv'e gars, vrai, alle est trop noire. Seulement un p'tieu moins
je ne m'opposerais pas, mais c'est trop. On dirait Satan!

Il n'insista point, sachant que la vieille s'obstinait toujours, mais
il sentait en son cœur entrer un orage de chagrin. Il cherchait ce
qu'il fallait faire, ce qu'il pourrait inventer, surpris d'ailleurs
qu'elle ne les eût pas conquis déjà comme elle l'avait séduit lui-même.
Et ils s'en allaient tous les quatre à pas lents à travers les blés,
redevenus peu à peu silencieux. Quand on longeait une clôture les
fermiers apparaissaient à la barrière, les gamins grimpaient sur les
talus, tout le monde se précipitait au chemin pour voir passer la
«noire» que le fils Boitelle avait ramenée. On apercevait au loin des
gens qui couraient à travers les champs comme on accourt quand bat
le tambour des annonces de phénomènes vivants. Le père et la mère
Boitelle, effarés de cette curiosité semée par la campagne à leur
approche, hâtaient le pas, côte à côte, précédant de loin leur fils à
qui sa compagne demandait ce que les parents pensaient d'elle.

Il répondit en hésitant qu'ils n'étaient pas encore décidés.

Mais sur la place du village ce fut une sortie en masse de toutes
les maisons en émoi, et devant l'attroupement grossissant, les vieux
Boitelle prirent la fuite et regagnèrent leur logis, tandis qu'Antoine,
soulevé de colère, sa bonne amie au bras, s'avançait avec majesté sous
les yeux élargis par l'ébahissement.

Il comprenait que c'était fini, qu'il n'y avait plus d'espoir, qu'il
n'épouserait pas sa négresse; elle aussi le comprenait; et ils se
mirent à pleurer tous les deux en approchant de la ferme. Dès qu'ils
y furent revenus, elle ôta de nouveau sa robe pour aider la mère à
faire sa besogne; elle la suivit partout, à la laiterie, à l'étable,
au poulailler, prenant la plus grosse part, répétant sans cesse:
«Laissez-moi faire, madame Boitelle», si bien que le soir venu, la
vieille, touchée et inexorable, dit à son fils:

--C'est une brave fille tout de même. C'est dommage qu'elle soit si
noire, mais vrai, alle l'est trop. J' pourrais pas m'y faire, faut
qu'alle r'tourne, alle est trop noire!

Et le fils Boitelle dit à sa bonne amie:

--Alle n' veut point, alle te trouve trop noire. Faut r'tourner. Je
t'aconduirai jusqu'au chemin de fer. N'importe, t'éluge point. J' vas
leur y parler quand tu seras partie.

Il la conduisit donc à la gare en lui donnant encore bon espoir, et,
après l'avoir embrassée, la fit monter dans le convoi qu'il regarda
s'éloigner avec des yeux bouffis par les pleurs.

Il eut beau implorer les vieux, ils ne consentirent jamais.

Et quand il avait conté cette histoire que tout le pays connaissait,
Antoine Boitelle ajoutait toujours:

--A partir de ça, j'ai eu de cœur à rien, à rien. Aucun métier ne
m'allait pu, et j' sieus devenu ce que j' sieus, un ordureux.

On lui disait:

--Vous vous êtes marié pourtant.

--Oui, et j' peux pas dire que ma femme m'a déplu pisque j'y ai fait
quatorze éfants, mais c' n'est point l'autre, oh non pour sûr, oh non!
L'autre, voyez-vous, ma négresse, alle n'avait qu'à me regarder, je me
sentais comme transporté...

  _Boitelle_ a paru dans _l'Écho de Paris_ du mardi 22 janvier 1889.



L'ORDONNANCE.


LE cimetière plein d'officiers avait l'air d'un champ fleuri. Les képis
et les culottes rouges, les galons et les boutons d'or, les sabres,
les aiguillettes de l'état-major, les brandebourgs des chasseurs et
des hussards passaient au milieu des tombes dont les croix blanches ou
noires ouvraient leurs bras lamentables, leurs bras de fer, de marbre
ou de bois, sur le peuple disparu des morts.

On venait d'enterrer la femme du colonel de Limousin. Elle s'était
noyée deux jours auparavant, en prenant un bain.

C'était fini, le clergé était parti, mais le colonel, soutenu par deux
officiers, restait debout devant le trou au fond duquel il voyait
encore le coffre de bois qui cachait, décomposé déjà, le corps de sa
jeune femme.

C'était presque un vieillard, un grand maigre à moustaches blanches
qui avait épousé, trois ans plus tôt, la fille d'un camarade, demeurée
orpheline après la mort de son père, le colonel Sortis.

Le capitaine et le lieutenant sur qui s'appuyait leur chef essayaient
de l'emmener. Il résistait, les yeux pleins de larmes qu'il ne laissait
point couler, par héroïsme, et, murmurant, tout bas: «Non, non, encore
un peu», il s'obstinait à rester là, les jambes fléchissantes, au bord
de ce trou, qui lui paraissait sans fond, un abîme où étaient tombés
son cœur et sa vie, tout ce qui lui restait sur terre.

Tout à coup le général Ormont s'approcha, saisit par le bras le
colonel, et l'entraînant presque de force: «Allons, allons, mon vieux
camarade, il ne faut pas demeurer là.» Le colonel obéit alors, et
rentra chez lui.

Comme il ouvrait la porte de son cabinet, il aperçut une lettre sur
sa table de travail. L'ayant prise, il faillit tomber de surprise
et d'émotion, il avait reconnu l'écriture de sa femme. Et la lettre
portait le timbre de la poste avec la date du jour même. Il déchira
l'enveloppe et lut.

  «PÈRE,

  «Permettez-moi de vous appeler encore père, comme autrefois. Quand
  vous recevrez cette lettre, je serai morte, et sous la terre. Alors
  peut-être pourrez-vous me pardonner.

  «Je ne veux pas chercher à vous émouvoir ni à atténuer ma faute. Je
  veux dire seulement, avec toute la sincérité d'une femme qui va se
  tuer dans une heure, la vérité entière et complète.

  «Quand vous m'avez épousée, par générosité, je me suis donnée à vous
  par reconnaissance et je vous ai aimé de tout mon cœur de petite
  fille. Je vous ai aimé ainsi que j'aimais papa, presque autant; et
  un jour, comme j'étais sur vos genoux, et comme vous m'embrassiez,
  je vous ai appelé: «Père», malgré moi. Ce fut un cri du cœur,
  instinctif, spontané. Vrai, vous étiez pour moi un père, rien qu'un
  père. Vous avez ri, et vous m'avez dit: «Appelle-moi toujours comme
  ça, mon enfant, ça me fait plaisir.»

  «Nous sommes venus dans cette ville et--pardonnez-moi, père--je suis
  devenue amoureuse. Oh! j'ai résisté longtemps, presque deux ans,
  vous lisez bien, presque deux ans, et puis j'ai cédé, je suis devenue
  coupable, je suis devenue une femme perdue.

  «Quant à lui?--Vous ne devinerez pas qui. Je suis bien tranquille
  là-dessus, puisqu'ils étaient douze officiers, toujours autour de moi
  et avec moi, que vous appeliez mes douze constellations.

  «Père, ne cherchez pas à le connaître et ne le haïssez pas, lui. Il
  a fait ce que n'importe qui aurait fait à sa place, et puis, je suis
  sûre qu'il m'aimait aussi de tout son cœur.

  «Mais, écoutez--un jour, nous avions rendez-vous dans l'île des
  Bécasses, vous savez la petite île, après le moulin. Moi, je devais
  y aborder en nageant, et lui devait m'attendre dans les buissons,
  et puis rester là jusqu'au soir pour qu'on ne le vît pas partir.
  Je venais de le rejoindre, quand les branches s'ouvrent et nous
  apercevons Philippe, votre ordonnance, qui nous avait surpris. J'ai
  senti que nous étions perdus et j'ai poussé un grand cri; alors il
  m'a dit--lui, mon ami!--«Allez-vous-en à la nage, tout doucement, ma
  chère, et laissez-moi avec cet homme.»

  «Je suis partie, si émue que j'ai failli me noyer, et je suis rentrée
  chez vous, m'attendant à quelque chose d'épouvantable.

  «Une heure après, Philippe me disait, à voix basse, dans le corridor
  du salon où je l'ai rencontré: «Je suis aux ordres de madame, si elle
  avait quelque lettre à me donner.» Alors je compris qu'il s'était
  vendu, et que mon ami l'avait acheté.

  «Je lui ai donné des lettres, en effet--toutes mes lettres.--Il les
  portait et me rapportait les réponses.

  «Cela a duré deux mois environ. Nous avions confiance en lui, comme
  vous aviez confiance en lui, vous aussi.

  «Or, père, voici ce qui arriva. Un jour, dans la même île où j'étais
  venue à la nage, mais, seule, cette fois, j'ai retrouvé votre
  ordonnance. Cet homme m'attendait et il m'a prévenue qu'il allait
  nous dénoncer à vous et vous livrer des lettres gardées par lui,
  volées, si je ne cédais point à ses désirs.

  «Oh! père, mon père, j'ai eu peur, une peur lâche, indigne, peur
  de vous surtout, de vous si bon, et trompé par moi, peur pour lui
  encore--vous l'auriez tué--pour moi aussi, peut-être, est-ce que je
  sais, j'étais affolée, éperdue, j'ai cru l'acheter encore une fois
  ce misérable qui m'aimait aussi, quelle honte!

  «Nous sommes si faibles, nous autres, que nous perdons la tête bien
  plus que vous. Et puis, quand on est tombé, on tombe toujours plus
  bas, plus bas. Est-ce que je sais ce que j'ai fait? J'ai compris
  seulement qu'un de vous deux et moi allions mourir--et je me suis
  donnée à cette brute.

  «Vous voyez, père, que je ne cherche pas à m'excuser.

  «Alors, alors--alors, ce que j'aurais dû prévoir est arrivé--il m'a
  prise et reprise quand il a voulu en me terrifiant. Il a été aussi
  mon amant, comme l'autre, tous les jours. Est-ce pas abominable? Et
  quel châtiment, père?

  «Alors, moi, je me suis dit. Il faut mourir. Vivante, je n'aurais pu
  vous confesser un pareil crime. Morte, j'ose tout. Je ne pouvais plus
  faire autrement que de mourir, rien ne m'aurait lavée, j'étais trop
  tachée. Je ne pouvais plus aimer, ni être aimée; il me semblait que
  je salissais tout le monde, rien qu'en donnant la main.

  «Tout à l'heure, je vais aller prendre mon bain et je ne reviendrai
  pas.

  «Cette lettre pour vous ira chez mon amant. Il la recevra après ma
  mort, et sans rien comprendre, vous la fera tenir, accomplissant mon
  dernier vœu. Et vous la lirez, vous, en revenant du cimetière.

  «Adieu, père, je n'ai plus rien à vous dire. Faites ce que vous
  voudrez, et pardonnez-moi.»

Le colonel s'essuya le front couvert de sueur. Son sang-froid, le
sang-froid des jours de bataille lui était revenu tout à coup.

Il sonna.

Un domestique parut.

--Envoyez-moi Philippe, dit-il.

Puis, il entr'ouvrit le tiroir de sa table.

L'homme entra presque aussitôt, un grand soldat à moustaches rousses,
l'air malin, l'œil sournois.

Le colonel le regarda tout droit.

--Tu vas me dire le nom de l'amant de ma femme.

--Mais, mon colonel...

L'officier prit son revolver dans le tiroir entr'ouvert.

--Allons, et vite, tu sais que je ne plaisante pas.

--Eh bien!... mon colonel..., c'est le capitaine Saint-Albert.

A peine avait-il prononcé ce nom, qu'une flamme lui brûla les yeux, et
il s'abattit sur la face, une balle au milieu du front.

  _L'Ordonnance_ a paru dans _le Gil-Blas_ du mardi 23 août 1887.



LE LAPIN.


MAÎTRE Lecacheur apparut sur la porte de sa maison, à l'heure
ordinaire, entre cinq heures et cinq heures un quart du matin, pour
surveiller ses gens qui se mettaient au travail.

Rouge, mal éveillé, l'œil droit ouvert, l'œil gauche presque fermé,
il boutonnait avec peine ses bretelles sur son gros ventre, tout en
surveillant, d'un regard entendu et circulaire, tous les coins connus
de sa ferme. Le soleil coulait ses rayons obliques à travers les hêtres
du fossé et les pommiers ronds de la cour, faisait chanter les coqs sur
le fumier et roucouler les pigeons sur le toit. La senteur de l'étable
s'envolait par la porte ouverte et se mêlait, dans l'air frais du
matin, à l'odeur âcre de l'écurie où hennissaient les chevaux, la tête
tournée vers la lumière.

Dès que son pantalon fut soutenu solidement, maître Lecacheur se mit
en route, allant d'abord vers le poulailler, pour compter les œufs du
matin, car il craignait des maraudes depuis quelque temps.

Mais la fille de ferme accourut vers lui en levant les bras et criant:

--Maît' Cacheux, maît' Cacheux, on a volé un lapin, c'te nuit.

--Un lapin?

--Oui, maît' Cacheux, l' gros gris, celui de la cage à draite.

Le fermier ouvrit tout à fait l'œil gauche et dit simplement:

--Faut vé ça.

Et il alla voir.

La cage avait été brisée, et le lapin était parti.

Alors l'homme devint soucieux, referma son œil droit et se gratta le
nez. Puis, après avoir réfléchi, il ordonna à la servante effarée, qui
demeurait stupide devant son maître:

--Va quéri les gendarmes. Dis que j' les attends sur l'heure.

Maître Lecacheur était maire de sa commune, Pavigny-le-Gras, et
commandait en maître, vu son argent et sa position.

Dès que la bonne eut disparu, en courant vers le village, distant d'un
demi-kilomètre, le paysan rentra chez lui, pour boire son café et
causer de la chose avec sa femme.

Il la trouva soufflant le feu avec sa bouche, à genoux devant le foyer.

Il dit dès la porte:

--V'là qu'on a volé un lapin, l' gros gris.

Elle se retourna si vite qu'elle se trouva assise par terre, et
regardant son mari avec des yeux désolés:

--Qué qu' tu dis, Cacheux! qu'on a volé un lapin?

--L' gros gris.

--L' gros gris?

Elle soupira.

--Qué misère! qué qu'à pu l' vôlé, çu lapin.

C'était une petite femme maigre et vive, propre, entendue à tous les
soins de l'exploitation.

Lecacheur avait son idée.

--Ça doit être çu gars de Polyte.

La fermière se leva brusquement, et d'une voix furieuse:

--C'est li! c'est li! faut pas en trâcher d'autre. C'est li! Tu l'as
dit, Cacheux!

Sur sa maigre figure irritée, toute sa fureur paysanne, toute son
avarice, toute sa rage de femme économe contre le valet toujours
soupçonné, contre la servante toujours suspectée, apparaissaient dans
la contraction de la bouche, dans les rides des joues et du front.

--Et qué que t'as fait? demanda-t-elle.

--J'ai envéyé quéri les gendarmes.

Ce Polyte était un homme de peine employé pendant quelques jours dans
la ferme et congédié par Lecacheur après une réponse insolente. Ancien
soldat, il passait pour avoir gardé de ses campagnes en Afrique des
habitudes de maraude et de libertinage. Il faisait, pour vivre, tous
les métiers. Maçon, terrassier, charretier, faucheur, casseur de
pierres, ébrancheur, il était surtout fainéant; aussi ne le gardait-on
nulle part et devait-il par moments changer de canton pour trouver
encore du travail.

Dès le premier jour de son entrée à la ferme, la femme de Lecacheur
l'avait détesté; et maintenant elle était sûre que le vol avait été
commis par lui.

Au bout d'une demi-heure environ, les deux gendarmes arrivèrent. Le
brigadier Sénateur était très haut et maigre, le gendarme Lenient, gros
et court.

Lecacheur les fit asseoir, et leur raconta la chose. Puis on alla
voir le lieu du méfait afin de constater le bris de la cabine et de
recueillir toutes les preuves. Lorsqu'on fut rentré dans la cuisine,
la maîtresse apporta du vin, emplit les verres et demanda avec un défi
dans l'œil:

--L' prendrez-vous, c'ti-là?

Le brigadier, son sabre entre les jambes, semblait soucieux. Certes, il
était sûr de le prendre si on voulait bien le lui désigner. Dans le cas
contraire, il ne répondait point de le découvrir lui-même. Après avoir
longtemps réfléchi, il posa cette simple question:

--Le connaissez-vous, le voleur?

Un pli de malice normande rida la grosse bouche de Lecacheur qui
répondit:

--Pour l' connaître, non, je l' connais point, vu que j' l'ai pas vu
vôler. Si j' l'avais vu, j'y aurais fait manger tout cru, poil et
chair, sans un coup d' cidre pour l' faire passer. Pour lors, pour dire
qui c'est, je l' dirai point, nonobstant, que j' crais qu' c'est çu
propre à rien de Polyte.

Alors il expliqua longuement ses histoires avec Polyte, le départ de ce
valet, son mauvais regard, des propos rapportés, accumulant des preuves
insignifiantes et minutieuses.

Le brigadier, qui avait écouté avec grande attention tout en vidant son
verre de vin et en le remplissant ensuite, d'un geste indifférent, se
tourna vers son gendarme:

--Faudra voir chez la femme au berqué Severin, dit-il.

Le gendarme sourit et répondit par trois signes de tête.

Alors Mme Lecacheur se rapprocha, et tout doucement, avec des ruses
de paysanne, interrogea à son tour le brigadier. Ce berger Severin,
un simple, une sorte de brute, élevé dans un parc à moutons, ayant
grandi sur les côtes au milieu de ses bêtes trottantes et bêlantes,
ne connaissant guère qu'elles au monde, avait cependant conservé au
fond de l'âme l'instinct d'épargne du paysan. Certes, il avait dû
cacher, pendant des années et des années, dans des creux d'arbre ou des
trous de rocher tout ce qu'il gagnait d'argent, soit en gardant les
troupeaux, soit en guérissant, par des attouchements et des paroles,
les entorses des animaux (car le secret des rebouteux lui avait été
transmis par un vieux berger qu'il avait remplacé). Or, un jour, il
acheta, en vente publique, un petit bien, masure et champ, d'une valeur
de trois mille francs.

Quelques mois plus tard, on apprit qu'il se mariait. Il épousait une
servante connue pour ses mauvaises mœurs, la bonne du cabaretier. Les
gars racontaient que cette fille, le sachant aisé, l'avait été trouver
chaque nuit, dans sa hutte, et l'avait pris, l'avait conquis, l'avait
conduit au mariage, peu à peu, de soir en soir.

Puis, ayant passé par la mairie et par l'église, elle habitait
maintenant la maison achetée par son homme, tandis qu'il continuait à
garder ses troupeaux, nuit et jour, à travers les plaines.

Et le brigadier ajouta:

--V'là trois s'maines que Polyte couche avec elle, vu qu'il n'a pas
d'abri, ce maraudeur.

Le gendarme se permit un mot:

--Il prend la couverture au berger.

Mme Lecacheur, saisie d'une rage nouvelle, d'une rage accrue par une
colère de femme mariée contre le dévergondage, s'écria:

--C'est elle, j'en suis sûre. Allez-y. Ah! les bougres de voleux!

Mais le brigadier ne s'émut pas:

--Minute, dit-il. Attendons midi, vu qu'il y vient dîner chaque jour.
Je les pincerai le nez dessus.

Et le gendarme souriait, séduit par l'idée de son chef; et Lecacheur
aussi souriait maintenant, car l'aventure du berger lui semblait
comique, les maris trompés étant toujours plaisants.


Midi venait de sonner, quand le brigadier Sénateur, suivi de son homme,
frappa trois coups légers à la porte d'une petite maison isolée,
plantée au coin d'un bois, à cinq cents mètres du village.

Ils s'étaient collés contre le mur afin de n'être pas vus du dedans;
et ils attendirent. Au bout d'une minute ou deux, comme personne ne
répondait, le brigadier frappa de nouveau. Le logis semblait inhabité
tant il était silencieux, mais le gendarme Lenient, qui avait l'oreille
fine, annonça qu'on remuait à l'intérieur.

Alors Sénateur se fâcha. Il n'admettait point qu'on résistât une
seconde à l'autorité et, heurtant le mur du pommeau de son sabre, il
cria:

--Ouvrez, au nom de la loi!

Cet ordre demeurant toujours inutile, il hurla:

--Si vous n'obéissez pas, je fais sauter la serrure. Je suis le
brigadier de gendarmerie, nom de Dieu! Attention, Lenient.

Il n'avait point fini de parler que la porte était ouverte, et Sénateur
avait devant lui une grosse fille très rouge, joufflue, dépoitraillée,
ventrue, large des hanches, une sorte de femelle sanguine et bestiale,
la femme du berger Severin.

Il entra.

--Je viens vous rendre visite, rapport à une petite enquête, dit-il.

Et il regardait autour de lui. Sur la table, une assiette, un pot à
cidre, un verre à moitié plein annonçaient un repas commencé. Deux
couteaux traînaient côte à côte. Et le gendarme malin cligna de l'œil à
son chef.

--Ça sent bon, dit celui-ci.

--On jurerait du lapin sauté, ajouta Lenient très gai.

--Voulez-vous un verre de fine? demanda la paysanne.

--Non, merci. Je voudrais seulement la peau du lapin que vous mangez.

Elle fit l'idiote; mais elle tremblait.

--Qué lapin?

Le brigadier s'était assis et s'essuyait le front avec sérénité.

--Allons, allons, la patronne, vous ne nous ferez pas accroire que vous
vous nourrissiez de chiendent. Que mangiez-vous, là, toute seule, pour
votre dîner?

--Mé, rien de rien, j' vous jure. Un p'tieu d' beurre su l' pain.

--Mazette, la bourgeoise, un p'tieu d' beurre su l' pain... vous faites
erreur. C'est un p'tieu d' beurre sur le lapin qu'il faut dire. Bougre!
il sent bon vot' beurre, nom de Dieu! c'est du beurre de choix, du
beurre d'extra, du beurre de noce, du beurre à poil, pour sûr, c'est
pas du beurre de ménage, çu beurre-là!

Le gendarme se tordait et répétait:

--Pour sûr, c'est pas du beurre de ménage.

Le brigadier Sénateur étant farceur, toute la gendarmerie était devenue
facétieuse.

Il reprit:

--Ous' qu'il est vot' beurre?

--Mon beurre?

--Oui, vot' beurre.

--Mais dans l' pot.

--Alors, ous' qu'il est l' pot?

--Qué pot?

--L' pot à beurre, pardi!

--Le v'là.

Elle alla chercher une vieille tasse au fond de laquelle gisait une
couche de beurre rance et salé.

Le brigadier le flaira et, remuant le front:

--C'est pas l' même. Il me faut l' beurre qui sent le lapin sauté.
Allons, Lenient, ouvrons l'œil; vois su l' buffet, mon garçon; mé j'
vas guetter sous le lit.

Ayant donc fermé la porte, il s'approcha du lit et le voulut tirer;
mais le lit tenait au mur, n'ayant pas été déplacé depuis plus d'un
demi-siècle apparemment. Alors le brigadier se pencha, et fit craquer
son uniforme. Un bouton venait de sauter.

--Lenient, dit-il?

--Mon brigadier?

--Viens, mon garçon, viens au lit, moi je suis trop long pour voir
dessous. Je me charge du buffet.

Donc, il se releva, et attendit, debout, que son homme eût exécuté
l'ordre.

Lenient, court et rond, ôta son képi, se jeta sur le ventre, et collant
son front par terre, regarda longtemps le creux noir sous la couche.
Puis, soudain, il s'écria:

--Je l' tiens! Je l' tiens!

Le brigadier Sénateur se pencha sur son homme:

--Qué que tu tiens, le lapin?

--Non, l' voleux!

--L' voleux! Amène, amène!

Les deux bras du gendarme allongés sous le lit avaient appréhendé
quelque chose, et il tirait de toute sa force. Un pied, chaussé d'un
gros soulier, parut enfin, qu'il tenait de sa main droite.

Le brigadier le saisit:

--Hardi! hardi! tire!

Lenient, à genoux maintenant, tirait sur l'autre jambe. Mais la besogne
était rude, car le captif gigotait ferme, ruait et faisait gros dos,
s'arc-boutant de la croupe à la traverse du lit.

--Hardi! hardi! tire, criait Sénateur.

Et ils tiraient de toute leur force, si bien que la barre de bois céda
et l'homme sortit jusqu'à la tête, dont il se servit encore pour
s'accrocher à sa cachette.

La figure parut enfin, la figure furieuse et consternée de Polyte dont
les bras demeuraient étendus sous le lit.

--Tire! criait toujours le brigadier.

Alors un bruit bizarre se fit entendre; et comme les bras s'en venaient
à la suite des épaules, les mains se montrèrent à la suite des bras et,
dans les mains, la queue d'une casserole, et, au bout de la queue, la
casserole elle-même, qui contenait un lapin sauté.

--Nom de Dieu, de Dieu, de Dieu, de Dieu! hurlait le brigadier fou de
joie, tandis que Lenient s'assurait de l'homme.

Et la peau du lapin, preuve accablante, dernière et terrible pièce à
conviction, fut découverte dans la paillasse.

Alors les gendarmes rentrèrent en triomphe au village avec le
prisonnier et leurs trouvailles.


Huit jours plus tard, la chose ayant fait grand bruit, maître
Lecacheur, en entrant à la mairie pour y conférer avec le maître
d'école, apprit que le berger Severin l'y attendait depuis une heure.

L'homme était assis sur une chaise, dans un coin, son bâton entre les
jambes. En apercevant le maire, il se leva, ôta son bonnet, salua d'un:

--Bonjou, maît' Cacheux.

Puis demeura debout, craintif, gêné.

--Qu'est-ce que vous demandez? dit le fermier.

--V'là, maît' Cacheux. C'est-i véridique qu'on a vôlé un lapin cheux
vous, l'aut' semaine?

--Mais oui, c'est vrai, Severin.

--Ah! ben, pour lors c'est véridique?

--Oui, mon brave.

--Qué qui l'a vôlé, çu lapin?

--C'est Polyte Ancas, l' journalier.

--Ben, ben. C'est-i véridique itou qu'on l'a trouvé sous mon lit?

--Qui ça, le lapin?

--Le lapin et pi Polyte, l'un au bout d' l'autre.

--Oui, mon pauv'e Severin. C'est vrai.

--Pour lors, c'est véridique?

--Oui. Qu'est-ce qui vous a donc conté c't'histoire-là.

--Un p'tieu tout l' monde. Je m'entends. Et pi, et pi, vous n'en savez
long su l' mariage, vu qu' vous les faites, vous qu'êtes maire.

--Comment sur le mariage?

--Oui, rapport au drait.

--Comment rapport au droit?

--Rapport au drait d' l'homme et pi au drait d' la femme.

--Mais, oui.

--Eh! ben, dites-mé, maît' Cacheux, ma femme a-t-i l' drait de coucher
avé Polyte?

--Comment, de coucher avec Polyte?

--Oui, c'est-i son drait, vu la loi, et pi vu qu'alle est ma femme, de
coucher avec Polyte?

--Mais non, mais non, c'est pas son droit.

--Si je l'y r'prends, j'ai-t-i l' drait de li fout' des coups, mé, à
elle et pi à li itou?

--Mais... mais... mais oui.

--C'est ben, pour lors. J' vas vous dire. Eune nuit, vu qu' j'avais
d'z'idées, j' rentrai, l'aute semaine, et j' les y trouvai, qu'i
n'étaient point dos à dos. J' foutis Polyte coucher dehors; mais c'est
tout, vu que je savais point mon drait. C'te fois-ci, j' les vis point.
Je l' sais par l's autres. C'est fini, n'en parlons pu. Mais si j'
les r'pince... nom d'un nom, si j' les r'pince. Je leur ferai passer
l' goût d' la rigolade, maît' Cacheux, aussi vrai que je m' nomme
Severin...

  _Le Lapin_ a paru dans _le Gil-Blas_ du mardi 14 juillet 1887.



UN SOIR.


LE _Kléber_ avait stoppé, et je regardais de mes yeux ravis l'admirable
golfe de Bougie qui s'ouvrait devant nous. Les forêts kabyles
couvraient les hautes montagnes; les sables jaunes, au loin, faisaient
à la mer une rive de poudre d'or, et le soleil tombait en torrents de
feu sur les maisons blanches de la petite ville.

La brise chaude, la brise d'Afrique, apportait à mon cœur joyeux
l'odeur du désert, l'odeur du grand continent mystérieux où l'homme du
Nord ne pénètre guère. Depuis trois mois, j'errais sur le bord de ce
monde profond et inconnu, sur le rivage de cette terre fantastique de
l'autruche, du chameau, de la gazelle, de l'hippopotame, du gorille,
de l'éléphant et du nègre. J'avais vu l'Arabe galoper dans le vent,
comme un drapeau qui flotte et vole et passe, j'avais couché sous la
tente brune, dans la demeure vagabonde de ces oiseaux blancs du désert.
J'étais ivre de lumière, de fantaisie et d'espace.

Maintenant, après cette dernière excursion, il faudrait partir,
retourner en France, revoir Paris, la ville du bavardage inutile, des
soucis médiocres et des poignées de mains sans nombre. Je dirais adieu
aux choses aimées, si nouvelles, à peine entrevues, tant regrettées.

Une flotte de barques entourait le paquebot. Je sautai dans l'une
d'elles où ramait un négrillon, et je fus bientôt sur le quai, près de
la vieille porte sarrazine, dont la ruine grise, à l'entrée de la cité
kabyle, semble un écusson de noblesse antique.

Comme je demeurais debout sur le port, à côté de ma valise, regardant
sur la rade le gros navire à l'ancre, et stupéfait d'admiration devant
cette côte unique, devant ce cirque de montagnes baignées par les flots
bleus, plus beau que celui de Naples, aussi beau que ceux d'Ajaccio et
de Porto, en Corse, une lourde main me tomba sur l'épaule.

Je me retournai et je vis un grand homme à barbe longue, coiffé d'un
chapeau de paille, vêtu de flanelle blanche, debout à côté de moi, et
me dévisageant de ses yeux bleus:

--N'êtes-vous pas mon ancien camarade de pension? dit-il.

--C'est possible. Comment vous appelez-vous?

--Trémoulin.

--Parbleu! Tu étais mon voisin d'études.

--Ah! vieux, je t'ai reconnu du premier coup, moi.

Et la longue barbe se frotta sur mes joues.

Il semblait si content, si gai, si heureux de me voir, que, par un élan
d'amical égoïsme, je serrai fortement les deux mains de ce camarade de
jadis, et que je me sentis moi-même très satisfait de l'avoir ainsi
retrouvé.

Trémoulin avait été pour moi pendant quatre ans le plus intime, le
meilleur de ces compagnons d'études que nous oublions si vite à peine
sortis du collège. C'était alors un grand corps mince, qui semblait
porter une tête trop lourde, une grosse tête ronde, pesante, inclinant
le cou tantôt à droite, tantôt à gauche, et écrasant la poitrine
étroite de ce haut collégien à longues jambes.

Très intelligent, doué d'une facilité merveilleuse, d'une rare
souplesse d'esprit, d'une sorte d'intuition instinctive pour toutes
les études littéraires, Trémoulin était le grand décrocheur de prix
de notre classe. On demeurait convaincu au collège qu'il deviendrait
un homme illustre, un poète sans doute, car il faisait des vers et il
était plein d'idées ingénieusement sentimentales. Son père, pharmacien
dans le quartier du Panthéon, ne passait pas pour riche.

Aussitôt après le baccalauréat, je l'avais perdu de vue.

--Qu'est-ce que tu fais ici? m'écriai-je.

Il répondit en souriant:

--Je suis colon.

--Bah! Tu plantes?

--Et je récolte.

--Quoi?

--Du raisin, dont je fais du vin.

--Et ça va?

--Ça va très bien.

--Tant mieux, mon vieux.

--Tu allais à l'hôtel?

--Mais, oui.

--Eh bien, tu iras chez moi.

--Mais!...

--C'est entendu.

Et il dit au négrillon qui surveillait nos mouvements:

--Chez moi, Ali.

Ali répondit:

--Foui, moussi.

Puis se mit à courir, ma valise sur l'épaule, ses pieds noirs battant
la poussière.

Trémoulin me saisit le bras, et m'emmena. D'abord il me posa des
questions sur mon voyage, sur mes impressions, et, voyant mon
enthousiasme, parut m'en aimer davantage.

Sa demeure était une vieille maison mauresque à cour intérieure, sans
fenêtres sur la rue, et dominée par une terrasse qui dominait elle-même
celles des maisons voisines, et le golfe et les forêts, les montagnes,
la mer.

Je m'écriai:

--Ah! voilà ce que j'aime, tout l'Orient m'entre dans le cœur en ce
logis. Cristi! que tu es heureux de vivre ici! Quelles nuits tu dois
passer sur cette terrasse! Tu y couches?

--Oui, j'y dors pendant l'été. Nous y monterons ce soir. Aimes-tu la
pêche?

--Quelle pêche?

--La pêche au flambeau.

--Mais oui, je l'adore.

--Eh bien, nous irons, après dîner. Puis nous reviendrons prendre des
sorbets sur mon toit.

Après que je me fus baigné, il me fit visiter la ravissante ville
kabyle, une vraie cascade de maisons blanches dégringolant à la mer,
puis nous rentrâmes comme le soir venait, et après un exquis dîner nous
descendîmes vers le quai.

On ne voyait plus rien que les feux des rues et les étoiles, ces larges
étoiles luisantes, scintillantes, du ciel d'Afrique.

Dans un coin du port, une barque attendait. Dès que nous fûmes dedans,
un homme dont je n'avais point distingué le visage se mit à ramer
pendant que mon ami préparait le brasier qu'il allumerait tout à
l'heure. Il me dit:

--Tu sais, c'est moi qui manie la fouine. Personne n'est plus fort que
moi.

--Mes compliments.

Nous avions contourné une sorte de môle et nous étions, maintenant,
dans une petite baie pleine de hauts rochers dont les ombres avaient
l'air de tours bâties dans l'eau, et je m'aperçus, tout à coup, que la
mer était phosphorescente. Les avirons qui la battaient lentement, à
coups réguliers, allumaient dedans, à chaque tombée, une lueur mouvante
et bizarre qui traînait ensuite au loin derrière nous, en s'éteignant.
Je regardais, penché, cette coulée de clarté pâle, émiettée par les
rames, cet inexprimable feu de la mer, ce feu froid qu'un mouvement
allume et qui meurt dès que le flot se calme. Nous allions dans le
noir, glissant sur cette lueur, tous les trois.

Où allions-nous? Je ne voyais point mes voisins, je ne voyais rien que
ce remous lumineux et les étincelles d'eau projetées par les avirons.
Il faisait chaud, très chaud. L'ombre semblait chauffée dans un four,
et mon cœur se troublait de ce voyage mystérieux avec ces deux hommes
dans cette barque silencieuse.

Des chiens, les maigres chiens arabes au poil roux, au nez pointu, aux
yeux luisants, aboyaient au loin, comme ils aboient toutes les nuits
sur cette terre démesurée, depuis les rives de la mer jusqu'au fond
du désert où campent les tribus errantes. Les renards, les chacals,
les hyènes, répondaient; et non loin de là, sans doute, quelque lion
solitaire devait grogner dans une gorge de l'Atlas.

Soudain, le rameur s'arrêta. Où étions-nous? Un petit bruit grinça près
de moi. Une flamme d'allumette apparut, et je vis une main, rien qu'une
main, portant cette flamme légère vers la grille de fer suspendue à
l'avant du bateau et chargée de bois comme un bûcher flottant.

Je regardais, surpris, comme si cette vue eût été troublante et
nouvelle, et je suivis avec émotion la petite flamme touchant au bord
de ce foyer une poignée de bruyères sèches qui se mirent à crépiter.

Alors, dans la nuit endormie, dans la lourde nuit brûlante, un grand
feu clair jaillit, illuminant, sous un dais de ténèbres pesant sur
nous, la barque et deux hommes, un vieux matelot maigre, blanc et ridé,
coiffé d'un mouchoir noué sur la tête, et Trémoulin, dont la barbe
blonde luisait.

--Avant! dit-il.

L'autre rama, nous remettant en marche, au milieu d'un météore, sous
le dôme d'ombre mobile qui se promenait avec nous. Trémoulin, d'un
mouvement continu, jetait du bois sur le brasier qui flambait,
éclatant et rouge.

Je me penchai de nouveau et j'aperçus le fond de la mer. A quelques
pieds sous le bateau il se déroulait lentement, à mesure que nous
passions, l'étrange pays de l'eau, de l'eau qui vivifie, comme l'air
du ciel, des plantes et des bêtes. Le brasier enfonçant jusqu'aux
rochers sa vive lumière, nous glissions sur des forêts surprenantes
d'herbes rousses, roses, vertes, jaunes. Entre elles et nous une glace
admirablement transparente, une glace liquide, presque invisible, les
rendait féeriques, les reculait dans un rêve, dans le rêve qu'éveillent
les océans profonds. Cette onde claire si limpide, qu'on ne distinguait
point, qu'on devinait plutôt, mettait entre ces étranges végétations
et nous quelque chose de troublant comme le doute de la réalité, les
faisait mystérieuses comme les paysages des songes.

Quelquefois les herbes venaient jusqu'à la surface, pareilles à des
cheveux, à peine remuées par le lent passage de la barque.

Au milieu d'elles, de minces poissons d'argent filaient, fuyaient,
vus une seconde et disparus. D'autres, endormis encore, flottaient
suspendus au milieu de ces broussailles d'eau, luisants et fluets,
insaisissables. Souvent un crabe courait vers un trou pour se cacher,
ou bien une méduse bleuâtre et transparente, à peine visible, fleur
d'azur pâle, vraie fleur de mer, laissait traîner son corps liquide
dans notre léger remous; puis, soudain, le fond disparaissait, tombé
plus bas, très loin, dans un brouillard de verre épaissi. On voyait
vaguement alors de gros rochers et des varechs sombres, à peine
éclairés par le brasier.

Trémoulin, debout à l'avant, le corps penché, tenant aux mains le long
trident aux pointes aiguës qu'on nomme la fouine, guettait les rochers,
les herbes, le fond changeant de la mer, avec un œil ardent de bête qui
chasse.

Tout à coup, il laissa glisser dans l'eau, d'un mouvement vif et doux,
la tête fourchue de son arme, puis il la lança comme on lance une
flèche, avec une telle promptitude qu'elle saisit à la course un grand
poisson fuyant devant nous.

Je n'avais rien vu que le geste de Trémoulin, mais je l'entendis
grogner de joie, et, comme il levait sa fouine dans la clarté du
brasier, j'aperçus une bête qui se tordait traversée par les dents de
fer. C'était un congre. Après l'avoir contemplé et me l'avoir montré
en le promenant au-dessus de la flamme, mon ami le jeta dans le fond
du bateau. Le serpent de mer, le corps percé de cinq plaies, glissa,
rampa, frôlant mes pieds, cherchant un trou pour fuir, et, ayant
trouvé entre les membrures du bateau une flaque d'eau saumâtre, il s'y
blottit, s'y roula presque mort déjà.

Alors, de minute en minute, Trémoulin cueillit, avec une adresse
surprenante, avec une rapidité foudroyante, avec une sûreté
miraculeuse, tous les étranges vivants de l'eau salée. Je voyais tour
à tour passer au-dessus du feu, avec des convulsions d'agonie, des
loups argentés, des murènes sombres tachetées de sang, des rascasses
hérissées de dards, et des sèches, animaux bizarres qui crachaient de
l'encre et faisaient la mer toute noire pendant quelques instants,
autour du bateau.

Cependant je croyais sans cesse entendre des cris d'oiseaux autour
de nous, dans la nuit, et je levais la tête m'efforçant de voir d'où
venaient ces sifflements aigus, proches ou lointains, courts ou
prolongés. Ils étaient innombrables, incessants, comme si une nuée
d'ailes eût plané sur nous, attirées sans doute par la flamme. Parfois,
ces bruits semblaient tromper l'oreille et sortir de l'eau.

Je demandai:

--Qui est-ce qui siffle ainsi?

--Mais ce sont les charbons qui tombent.

C'était en effet le brasier semant sur la mer une pluie de brindilles
en feu. Elles tombaient rouges ou flambant encore et s'éteignaient avec
une plainte douce, pénétrante, bizarre, tantôt un vrai gazouillement,
tantôt un appel court d'émigrant qui passe. Des gouttes de résine
ronflaient comme des balles ou comme des frelons et mouraient
brusquement en plongeant. On eût dit vraiment des voix d'êtres, une
inexprimable et frêle rumeur de vie errant dans l'ombre tout près de
nous.

Trémoulin cria soudain:

--Ah... la gueuse!

Il lança sa fouine, et, quand il la releva, je vis, enveloppant les
dents de la fourchette, et collée au bois, une sorte de grande loque de
chair rouge qui palpitait, remuait, enroulant et déroulant de longues
et molles et fortes lanières couvertes de suçoirs autour du manche du
trident. C'était une pieuvre.

Il approcha de moi cette proie, et je distinguai les deux gros yeux du
monstre qui me regardaient, des yeux saillants, troubles et terribles,
émergeant d'une sorte de poche qui ressemblait à une tumeur. Se croyant
libre, la bête allongea lentement un de ses membres dont je vis les
ventouses blanches ramper vers moi. La pointe en était fine comme un
fil, et dès que cette jambe dévorante se fut accrochée au banc, une
autre se souleva, se déploya pour la suivre. On sentait là dedans, dans
ce corps musculeux et mou, dans cette ventouse vivante, rougeâtre et
flasque, une irrésistible force. Trémoulin avait ouvert son couteau, et
d'un coup brusque, il le plongea entre les yeux.

On entendit un soupir, un bruit d'air qui s'échappe; et le poulpe cessa
d'avancer.

Il n'était pas mort cependant, car la vie est tenace en ces corps
nerveux, mais sa vigueur était détruite, sa pompe crevée, il ne pouvait
plus boire le sang, sucer et vider la carapace des crabes.

Trémoulin, maintenant, détachait du bordage, comme pour jouer avec
cet agonisant, ses ventouses impuissantes, et, saisi soudain par une
étrange colère, il cria:

--Attends, je vas te chauffer les pieds.

D'un coup de trident il le reprit et, l'élevant de nouveau, il fit
passer contre la flamme, en les frottant aux grilles de fer rougies du
brasier, les fines pointes de chair des membres de la pieuvre.

Elles crépitèrent en se tordant, rougies, raccourcies par le feu; et
j'eus mal jusqu'au bout des doigts de la souffrance de l'affreuse bête.

--Oh! ne fais pas ça, criai-je.

Il répondit avec calme:

--Bah! c'est assez bon pour elle.

Puis il rejeta dans le bateau la pieuvre crevée et mutilée qui se
traîna entre mes jambes, jusqu'au trou plein d'eau saumâtre, où elle se
blottit pour mourir au milieu des poissons morts.

Et la pêche continua longtemps, jusqu'à ce que le bois vint à manquer.

Quand il n'y en eut plus assez pour entretenir le feu, Trémoulin
précipita dans l'eau le brasier tout entier, et la nuit, suspendue sur
nos têtes par la flamme éclatante, tomba sur nous, nous ensevelit de
nouveau dans ses ténèbres.

Le vieux se remit à ramer, lentement, à coups réguliers. Où était le
port, où était la terre? où était l'entrée du golfe et la large mer?
Je n'en savais rien. Le poulpe remuait encore près de mes pieds, et je
souffrais dans les ongles comme si on me les eût brûlés aussi. Soudain,
j'aperçus des lumières; on rentrait au port.

--Est-ce que tu as sommeil? demanda mon ami.

--Non, pas du tout.

--Alors, nous allons bavarder un peu sur mon toit.

--Bien volontiers.

Au moment où nous arrivions sur cette terrasse, j'aperçus le croissant
de la lune qui se levait derrière les montagnes. Le vent chaud glissait
par souffles lents, plein d'odeurs légères, presque imperceptibles,
comme s'il eût balayé sur son passage la saveur des jardins et des
villes de tous les pays brûlés du soleil.

Autour de nous, les maisons blanches aux toits carrés descendaient vers
la mer, et sur ces toits on voyait des formes humaines couchées ou
debout, qui dormaient ou qui rêvaient sous les étoiles, des familles
entières roulées en de longs vêtements de flanelle et se reposant,
dans la nuit calme, de la chaleur du jour.

Il me sembla tout à coup que l'âme orientale entrait en moi, l'âme
poétique et légendaire des peuples simples aux pensées fleuries.
J'avais le cœur plein de la Bible et des Mille et une Nuits;
j'entendais des prophètes annoncer des miracles et je voyais sur les
terrasses de palais passer des princesses en pantalons de soie, tandis
que brûlaient, en des réchauds d'argent, des essences fines dont la
fumée prenait des formes de génies.

Je dis à Trémoulin:

--Tu as de la chance d'habiter ici.

Il répondit:

--C'est le hasard qui m'y a conduit.

--Le hasard?

--Oui, le hasard et le malheur.

--Tu as été malheureux?

--Très malheureux.

Il était debout, devant moi, enveloppé de son burnous, et sa voix me
fit passer un frisson sur la peau, tant elle me sembla douloureuse.

Il reprit après un moment de silence:

--Je peux te raconter mon chagrin. Cela me fera peut-être du bien d'en
parler.

--Raconte.

--Tu le veux?

--Oui.

--Voilà. Tu te rappelles bien ce que j'étais au collège: une manière
de poète élevé dans une pharmacie. Je rêvais de faire des livres, et
j'essayai, après mon baccalauréat. Cela ne me réussit pas. Je publiai
un volume de vers, puis un roman, sans vendre davantage l'un que
l'autre, puis une pièce de théâtre qui ne fut pas jouée.

Alors, je devins amoureux. Je ne te raconterai pas ma passion. A côté
de la boutique de papa, il y avait un tailleur, lequel était père
d'une fille. Je l'aimai. Elle était intelligente, ayant conquis ses
diplômes d'instruction supérieure, et avait un esprit vif, sautillant,
très en harmonie, d'ailleurs, avec sa personne. On lui eût donné
quinze ans bien qu'elle en eût plus de vingt-deux. C'était une toute
petite femme, fine de traits, de lignes, de ton, comme une aquarelle
délicate. Son nez, sa bouche, ses yeux bleus, ses cheveux blonds,
son sourire, sa taille, ses mains, tout cela semblait fait pour une
vitrine et non pour la vie à l'air. Pourtant elle était vive, souple
et active incroyablement. J'en fus très amoureux. Je me rappelle deux
ou trois promenades au jardin du Luxembourg, auprès de la fontaine de
Médicis, qui demeureront assurément les meilleures heures de ma vie. Tu
connais, n'est-ce pas, cet état bizarre de folie tendre qui fait que
nous n'avons plus de pensée que pour des actes d'adoration? On devient
véritablement un possédé que hante une femme, et rien n'existe plus
pour nous à côté d'elle.

Nous fûmes bientôt fiancés. Je lui communiquai mes projets d'avenir
qu'elle blâma. Elle ne me croyait ni poète, ni romancier, ni auteur
dramatique, et pensait que le commerce, quand il prospère, peut donner
le bonheur parfait.

Renonçant donc à composer des livres, je me résignai à en vendre, et
j'achetai, à Marseille, la Librairie Universelle, dont le propriétaire
était mort.

J'eus là trois bonnes années. Nous avions fait de notre magasin une
sorte de salon littéraire où tous les lettrés de la ville venaient
causer. On entrait chez nous comme on entre au cercle, et on échangeait
des idées sur les livres, sur les poètes, sur la politique surtout. Ma
femme, qui dirigeait la vente, jouissait d'une vraie notoriété dans
la ville. Quant à moi, pendant qu'on bavardait au rez-de-chaussée,
je travaillais dans mon cabinet du premier qui communiquait avec la
librairie par un escalier tournant. J'entendais les voix, les rires,
les discussions, et je cessais d'écrire parfois, pour écouter. Je
m'étais mis en secret à composer un roman--que je n'ai pas fini.

Les habitués les plus assidus étaient M. Montina, un rentier, un
grand garçon, un beau garçon, un beau du Midi, à poil noir, avec des
yeux complimenteurs, M. Barbet, un magistrat, deux commerçants, MM.
Faucil et Labarrègue, et le général marquis de Flèche, le chef du
parti royaliste, le plus gros personnage de la province, un vieux de
soixante-six ans.

Les affaires marchaient bien. J'étais heureux, très heureux.

Voilà qu'un jour, vers trois heures, en faisant des courses, je passai
par la rue Saint-Ferréol et je vis sortir soudain d'une porte une femme
dont la tournure ressemblait si fort à celle de la mienne que je me
serais dit: «C'est elle!» si je ne l'avais laissée, un peu souffrante,
à la boutique une heure plus tôt. Elle marchait devant moi, d'un pas
rapide, sans se retourner. Et je me mis à la suivre presque malgré
moi, surpris, inquiet.

Je me disais: «Ce n'est pas elle. Non. C'est impossible, puisqu'elle
avait la migraine. Et puis qu'aurait-elle été faire dans cette maison?»

Je voulus cependant en avoir le cœur net, et je me hâtai pour la
rejoindre. M'a-t-elle senti ou deviné ou reconnu à mon pas, je n'en
sais rien, mais elle se retourna brusquement. C'était elle! En me
voyant elle rougit beaucoup et s'arrêta, puis, souriant:

--Tiens, te voilà?

J'avais le cœur serré.

--Oui. Tu es donc sortie? Et ta migraine?

--Ça allait mieux, j'ai été faire une course.

--Où donc?

--Chez Lacaussade, rue Cassinelli, pour une commande de crayons.

Elle me regardait bien en face. Elle n'était plus rouge, mais
plutôt un peu pâle. Ses yeux clairs et limpides,--ah! les yeux des
femmes!--semblaient pleins de vérité, mais je sentis vaguement,
douloureusement, qu'ils étaient pleins de mensonge. Je restais devant
elle plus confus, plus embarrassé, plus saisi qu'elle-même, sans oser
rien soupçonner, mais sûr qu'elle mentait. Pourquoi? je n'en savais
rien.

Je dis seulement:

--Tu as bien fait de sortir si ta migraine va mieux.

--Oui, beaucoup mieux.

--Tu rentres?

--Mais oui.

Je la quittai, et m'en allai seul, par les rues. Que se passait-il?
J'avais eu, en face d'elle, l'intuition de sa fausseté. Maintenant
je n'y pouvais croire; et quand je rentrai pour dîner, je m'accusais
d'avoir suspecté, même une seconde, sa sincérité.

As-tu été jaloux, toi? oui ou non, qu'importe! La première goutte de
jalousie était tombée sur mon cœur. Ce sont des gouttes de feu. Je ne
formulais rien, je ne croyais rien. Je savais seulement qu'elle avait
menti. Songe que tous les soirs, quand nous restions en tête à tête,
après le départ des clients et des commis, soit qu'on allât flâner
jusqu'au port, quand il faisait beau, soit qu'on demeurât à bavarder
dans mon bureau, s'il faisait mauvais, je laissais s'ouvrir mon cœur
devant elle avec un abandon sans réserve, car je l'aimais. Elle était
une part de ma vie, la plus grande, et toute ma joie. Elle tenait dans
ses petites mains ma pauvre âme captive, confiante et fidèle.

Pendant les premiers jours, ces premiers jours de doute et de détresse
avant que le soupçon se précise et grandisse, je me sentis abattu et
glacé comme lorsqu'une maladie couve en nous. J'avais froid sans cesse,
vraiment froid, je ne mangeais plus, je ne dormais pas.

Pourquoi avait-elle menti? Que faisait-elle dans cette maison? J'y
étais entré pour tâcher de découvrir quelque chose. Je n'avais rien
trouvé. Le locataire du premier, un tapissier, m'avait renseigné sur
tous ses voisins, sans que rien ne me jetât sur une piste. Au second
habitait une sage-femme, au troisième une couturière et une manicure,
dans les combles deux cochers avec leurs familles.

Pourquoi avait-elle menti? Il lui aurait été si facile de me dire
qu'elle venait de chez la couturière ou de chez la manicure. Oh! quel
désir j'ai eu de les interroger aussi! Je ne l'ai pas fait de peur
qu'elle en fût prévenue et qu'elle connût mes soupçons.

Donc, elle était entrée dans cette maison et me l'avait caché. Il y
avait un mystère. Lequel? Tantôt j'imaginais des raisons louables, une
bonne œuvre dissimulée, un renseignement à chercher, je m'accusais de
la suspecter. Chacun de nous n'a-t-il pas le droit d'avoir ses petits
secrets innocents, une sorte de seconde vie intérieure dont on ne doit
compte à personne? Un homme, parce qu'on lui a donné pour compagne
une jeune fille, peut-il exiger qu'elle ne pense et ne fasse plus
rien sans l'en prévenir avant ou après? Le mot mariage veut-il dire
renoncement à toute indépendance, à toute liberté? Ne se pouvait-il
faire qu'elle allât chez une couturière sans me le dire ou qu'elle
secourût la famille d'un des cochers? Ne se pouvait-il aussi que sa
visite dans cette maison, sans être coupable, fût de nature à être, non
pas blâmée, mais critiquée par moi? Elle me connaissait jusque dans mes
manies les plus ignorées et craignait peut-être, sinon un reproche,
du moins une discussion. Ses mains étaient fort jolies, et je finis
par supposer qu'elle les faisait soigner en cachette par la manicure
du logis suspect et qu'elle ne l'avouait point pour ne pas paraître
dissipatrice. Elle avait de l'ordre, de l'épargne, mille précautions
de femme économe et entendue aux affaires. En confessant cette petite
dépense de coquetterie elle se serait sans doute jugée amoindrie à mes
yeux. Les femmes ont tant de subtilités et de roueries natives dans
l'âme.

Mais tous mes raisonnements ne me rassuraient point. J'étais jaloux.
Le soupçon me travaillait, me déchirait, me dévorait. Ce n'était pas
encore un soupçon, mais le soupçon. Je portais en moi une douleur,
une angoisse affreuse, une pensée encore voilée--oui, une pensée avec
un voile dessus--ce voile, je n'osais pas le soulever, car, dessous,
je trouverais un horrible doute... Un amant!... N'avait-elle pas un
amant?... Songe! songe! Cela était invraisemblable, impossible... et
pourtant?...

La figure de Montina passait sans cesse devant mes yeux. Je le voyais,
ce grand bellâtre aux cheveux luisants, lui sourire dans le visage, et
je me disais: «C'est lui.»

Je me faisais l'histoire de leur liaison. Ils avaient parlé d'un livre
ensemble, discuté l'aventure d'amour, trouvé quelque chose qui leur
ressemblait, et de cette analogie avaient fait une réalité.

Et je les surveillais, en proie au plus abominable supplice que
puisse endurer un homme. J'avais acheté des chaussures à semelles
de caoutchouc afin de circuler sans bruit, et je passais ma vie
maintenant à monter et à descendre mon petit escalier en limaçon pour
les surprendre. Souvent, même, je me laissais glisser sur les mains,
la tête la première, le long des marches, afin de voir ce qu'ils
faisaient. Puis je devais remonter à reculons, avec des efforts et une
peine infinis, après avoir constaté que le commis était en tiers.

Je ne vivais plus, je souffrais. Je ne pouvais plus penser à rien,
ni travailler, ni m'occuper de mes affaires. Dès que je sortais, dès
que j'avais fait cent pas dans la rue, je me disais: «Il est là», et
je rentrais. Il n'y était pas. Je repartais! Mais à peine m'étais-je
éloigné de nouveau, je pensais: «Il est venu, maintenant», et je
retournais.

Cela durait tout le long des jours.

La nuit, c'était plus affreux encore, car je la sentais à côté de
moi, dans mon lit. Elle était là, dormant ou feignant de dormir!
Dormait-elle? Non, sans doute. C'était encore un mensonge?

Je restais immobile, sur le dos, brûlé par la chaleur de son corps,
haletant et torturé. Oh! quelle envie, une envie ignoble et puissante,
de me lever, de prendre une bougie et un marteau, et, d'un seul coup,
de lui fendre la tête, pour voir dedans! J'aurais vu, je le sais bien,
une bouillie de cervelle et de sang, rien de plus. Je n'aurais pas su!
Impossible de savoir! Et ses yeux! Quand elle me regardait, j'étais
soulevé par des rages folles. On la regarde--elle vous regarde! Ses
yeux sont transparents, candides--et faux, faux, faux! et on ne peut
deviner ce qu'elle pense, derrière. J'avais envie d'enfoncer des
aiguilles dedans, de crever ces glaces de fausseté.

Ah! comme je comprends l'inquisition! Je lui aurais tordu les poignets
dans des manchettes de fer.--Parle... avoue!... Tu ne veux pas?...
attends!...--Je lui aurais serré la gorge doucement...--Parle,
avoue!... tu ne veux pas?...--et j'aurais serré, serré, jusqu'à la voir
râler, suffoquer, mourir... Ou bien je lui aurais brûlé les doigts sur
le feu... Oh! cela, avec quel bonheur je l'aurais fait!...--Parle...
parle donc... Tu ne veux pas?--Je les aurais tenus sur les charbons,
ils auraient été grillés, par le bout... et elle aurait parlé...
certes!... elle aurait parlé...

Trémoulin, dressé, les poings fermés, criait. Autour de nous, sur les
toits voisins, les ombres se soulevaient, se réveillaient, écoutaient,
troublées dans leur repos.

Et moi, ému, capté par un intérêt puissant, je voyais devant moi, dans
la nuit, comme si je l'avais connue, cette petite femme, ce petit être
blond, vif et rusé. Je la voyais vendre ses livres, causer avec les
hommes que son air d'enfant troublait, et je voyais dans sa fine tête
de poupée les petites idées sournoises, les folles idées empanachées,
les rêves de modistes parfumées au musc s'attachant à tous les héros
des romans d'aventures. Comme lui je la suspectais, je la détestais, je
la haïssais, je lui aurais aussi brûlé les doigts pour qu'elle avouât.

Il reprit, d'un ton plus calme:

--Je ne sais pas pourquoi je te raconte cela. Je n'en ai jamais parlé à
personne. Oui, mais je n'ai vu personne depuis deux ans. Je n'ai causé
avec personne, avec personne! Et cela me bouillonnait dans le cœur
comme une boue qui fermente. Je la vide. Tant pis pour toi.

Eh bien, je m'étais trompé, c'était pis que ce que j'avais cru, pis
que tout. Écoute. J'usai du moyen qu'on emploie toujours, je simulai
des absences. Chaque fois que je m'éloignais, ma femme déjeunait
dehors. Je ne te raconterai pas comment j'achetai un garçon de
restaurant pour la surprendre.

La porte de leur cabinet devait m'être ouverte, et j'arrivai, à l'heure
convenue, avec la résolution formelle de les tuer. Depuis la veille
je voyais la scène comme si elle avait déjà eu lieu! J'entrais! Une
petite table couverte de verres, de bouteilles et d'assiettes, la
séparait de Montina. Leur surprise était telle en m'apercevant qu'ils
demeuraient immobiles. Moi, sans dire un mot, j'abattais sur la tête
de l'homme la canne plombée dont j'étais armé. Assommé d'un seul coup,
il s'affaissait, la figure sur la nappe! Alors je me tournais vers
elle, et je lui laissais le temps--quelques secondes--de comprendre
et de tordre ses bras vers moi, folle d'épouvante, avant de mourir à
son tour. Oh! j'étais prêt, fort, résolu et content, content jusqu'à
l'ivresse. L'idée du regard éperdu qu'elle me jetterait sous ma canne
levée, de ses mains tendues en avant, du cri de sa gorge, de sa figure
soudain livide et convulsée, me vengeait d'avance. Je ne l'abattrais
pas du premier coup, elle! Tu me trouves féroce, n'est-ce pas? Tu ne
sais pas ce qu'on souffre. Penser qu'une femme, épouse ou maîtresse,
qu'on aime, se donne à un autre, se livre à lui comme à vous, et reçoit
ses lèvres comme les vôtres! C'est une chose atroce, épouvantable.
Quand on a connu un jour cette torture, on est capable de tout. Oh!
je m'étonne qu'on ne tue pas plus souvent, car tous ceux qui ont été
trahis, tous, ont désiré tuer, ont joui de cette mort rêvée, ont
fait, seuls dans leur chambre, ou sur une route déserte, hantés par
l'hallucination de la vengeance satisfaite, le geste d'étrangler ou
d'assommer.

Moi, j'arrivai à ce restaurant. Je demandai: «Ils sont là?» Le garçon
vendu répondit: «Oui, monsieur», me fit monter un escalier, et me
montrant une porte: «Ici», dit-il. Je serrais ma canne comme si mes
doigts eussent été de fer. J'entrai.

J'avais bien choisi l'instant. Ils s'embrassaient, mais ce n'était
pas Montina. C'était le général de Flèche, le général qui avait
soixante-six ans!

Je m'attendais si bien à trouver l'autre, que je demeurai perclus
d'étonnement.

Et puis... et puis... je ne sais pas encore ce qui se passa en moi...
non... je ne sais pas? Devant l'autre, j'aurais été convulsé de
fureur!... Devant celui-là, devant ce vieil homme ventru, aux joues
tombantes, je fus suffoqué par le dégoût. Elle, la petite, qui semblait
avoir quinze ans, s'était donnée, livrée à ce gros homme presque
gâteux, parce qu'il était marquis, général, l'ami et le représentant
des rois détrônés. Non, je ne sais pas ce que je sentis, ni ce que je
pensai. Ma main n'aurait pas pu frapper ce vieux! Quelle honte! Non, je
n'avais plus envie de tuer ma femme, mais toutes les femmes qui peuvent
faire des choses pareilles! Je n'étais plus jaloux, j'étais éperdu
comme si j'avais vu l'horreur des horreurs!

Qu'on dise ce qu'on voudra des hommes, ils ne sont point si vils que
cela! Quand on en rencontre un qui s'est livré de cette façon, on
le montre au doigt. L'époux ou l'amant d'une vieille femme est plus
méprisé qu'un voleur. Nous sommes propres, mon cher. Mais elles, elles,
des filles, dont le cœur est sale! Elles sont à tous, jeunes ou vieux,
pour des raisons méprisables et différentes, parce que c'est leur
profession, leur vocation et leur fonction. Ce sont les éternelles,
inconscientes et sereines prostituées qui livrent leur corps sans
dégoût, parce qu'il est marchandise d'amour, qu'elles le vendent ou
qu'elles le donnent, au vieillard qui hante les trottoirs avec de l'or
dans sa poche, ou bien, pour la gloire, au vieux souverain lubrique, au
vieil homme célèbre et répugnant!...


Il vociférait comme un prophète antique, d'une voix furieuse, sous le
ciel étoilé, criant, avec une rage de désespéré, la honte glorifiée de
toutes les maîtresses des vieux monarques, la honte respectée de toutes
les vierges qui acceptent de vieux époux, la honte tolérée de toutes
les jeunes femmes qui cueillent, souriantes, de vieux baisers.

Je les voyais, depuis la naissance du monde, évoquées, appelées par
lui, surgissant autour de nous dans cette nuit d'Orient, les filles,
les belles filles à l'âme vile qui, comme les bêtes ignorant l'âge du
mâle, furent dociles à des désirs séniles. Elles se levaient, servantes
des patriarches chantées par la Bible, Agar, Ruth, les filles de Loth,
la brune Abigaïl, la vierge de Sunnam qui, de ses caresses, ranimait
David agonisant, et toutes les autres, jeunes, grasses, blanches,
patriciennes ou plébéiennes, irresponsables femelles d'un maître, chair
d'esclave soumise, éblouie ou payée!

Je demandai:

--Qu'as-tu fait?

Il répondit simplement:

--Je suis parti. Et me voici.

Alors nous restâmes l'un près de l'autre, longtemps, sans parler,
rêvant!...


J'ai gardé de ce soir-là une impression inoubliable. Tout ce que
j'avais vu, senti, entendu, deviné, la pêche, la pieuvre aussi
peut-être, et ce récit poignant, au milieu des fantômes blancs, sur les
toits voisins, tout semblait concourir à une émotion unique. Certaines
rencontres, certaines inexplicables combinaisons de choses, contiennent
assurément, sans que rien d'exceptionnel y apparaisse, une plus grande
quantité de secrète quintessence de vie que celle dispersée dans
l'ordinaire des jours.



LES ÉPINGLES.


AH! mon cher, quelles rosses les femmes!

--Pourquoi dis-tu ça?

--C'est qu'elles m'ont joué un tour abominable.

--A toi?

--Oui, à moi.

--Les femmes, ou une femme?

--Deux femmes.

--Deux femmes en même temps?

--Oui.

--Quel tour?

Les deux jeunes gens étaient assis devant un grand café du boulevard
et buvaient des liqueurs mélangées d'eau, ces apéritifs qui ont l'air
d'infusions faites avec toutes les nuances d'une boîte d'aquarelle.

Ils avaient à peu près le même âge: vingt-cinq à trente ans. L'un était
blond et l'autre brun. Ils avaient la demi-élégance des coulissiers,
des hommes qui vont à la Bourse et dans les salons, qui fréquentent
partout, vivent partout, aiment partout. Le brun reprit:

--Je t'ai dit ma liaison, n'est-ce pas, avec cette petite bourgeoise
rencontrée sur la plage de Dieppe?

--Oui.

--Mon cher, tu sais ce que c'est. J'avais une maîtresse à Paris, une
que j'aime infiniment, une vieille amie, une bonne amie, une habitude
enfin, et j'y tiens.

--A ton habitude?

--Oui, à mon habitude et à elle. Elle est mariée aussi avec un brave
homme, que j'aime beaucoup également, un bon garçon très cordial, un
vrai camarade! Enfin c'est une maison où j'avais logé ma vie.

--Eh bien?

--Eh bien! ils ne peuvent pas quitter Paris, ceux-là, et je me suis
trouvé veuf à Dieppe.

--Pourquoi allais-tu à Dieppe?

--Pour changer d'air. On ne peut pas rester tout le temps sur le
boulevard.

--Alors?

--Alors, j'ai rencontré sur la plage la petite dont je t'ai parlé.

--La femme du chef de bureau?

--Oui. Elle s'ennuyait beaucoup. Son mari, d'ailleurs, ne venait que
tous les dimanches, et il est affreux. Je la comprends joliment. Donc,
nous avons ri et dansé ensemble.

--Et le reste?

--Oui, plus tard. Enfin, nous nous sommes rencontrés, nous nous sommes
plu, je le lui ai dit, elle me l'a fait répéter pour mieux comprendre,
et elle n'y a pas mis d'obstacle.

--L'aimais-tu?

--Oui, un peu; elle est très gentille.

--Et l'autre?

--L'autre était à Paris! Enfin, pendant six semaines, ç'a été très bien
et nous sommes rentrés ici dans les meilleurs termes. Est-ce que tu
sais rompre avec une femme, toi, quand cette femme n'a pas un tort à
ton égard?

--Oui, très bien.

--Comment fais-tu?

--Je la lâche.

--Mais comment t'y prends-tu pour la lâcher?

--Je ne vais plus chez elle.

--Mais si elle vient chez toi?

--Je... n'y suis pas.

--Et si elle revient?

--Je lui dis que je suis indisposé.

--Si elle te soigne?

--Je... je lui fais une crasse.

--Si elle l'accepte?

--J'écris des lettres anonymes à son mari pour qu'il la surveille les
jours où je l'attends.

--Ça c'est grave! Moi je n'ai pas de résistance. Je ne sais pas rompre.
Je les collectionne. Il y en a que je ne vois plus qu'une fois par an,
d'autres tous les dix mois, d'autres au moment du terme, d'autres les
jours où elles ont envie de dîner au cabaret. Celles que j'ai espacées
ne me gênent pas, mais j'ai souvent bien du mal avec les nouvelles pour
les distancer un peu.

--Alors...

--Alors, mon cher, la petite ministère était tout feu, tout flamme,
sans un tort, comme je te l'ai dit! Comme son mari passe tous ses
jours au bureau, elle se mettait sur le pied d'arriver chez moi à
l'improviste. Deux fois elle a failli rencontrer mon habitude.

--Diable!

--Oui. Donc j'ai donné à chacune ses jours, des jours fixes pour éviter
les confusions. Lundi et samedi à l'ancienne. Mardi, jeudi et dimanche
à la nouvelle.

--Pourquoi cette préférence?

--Ah! mon cher, elle est plus jeune.

--Ça ne te faisait que deux jours de repos par semaine.

--Ça me suffit.

--Mes compliments!

--Or, figure-toi qu'il m'est arrivé l'histoire la plus ridicule
du monde et la plus embêtante. Depuis quatre mois tout allait
parfaitement; je dormais sur mes deux oreilles et j'étais vraiment très
heureux quand soudain, lundi dernier, tout craque.

J'attendais mon habitude à l'heure dite, une heure un quart, en fumant
un bon cigare.

Je rêvassais, très satisfait de moi, quand je m'aperçus que l'heure
était passée. Je fus surpris, car elle est très exacte. Mais je crus à
un petit retard accidentel. Cependant une demi-heure se passe, puis une
heure, une heure et demie et je compris qu'elle avait été retenue par
une cause quelconque, une migraine peut-être ou un importun. C'est très
ennuyeux ces choses-là, ces attentes... inutiles, très ennuyeux et très
énervant. Enfin, j'en pris mon parti, puis je sortis et, ne sachant que
faire, j'allai chez elle.

Je la trouvai en train de lire un roman.

--Eh bien, lui dis-je?

Elle répondit tranquillement:

--Mon cher, je n'ai pas pu, j'ai été empêchée.

--Par quoi?

--Par... des occupations.

--Mais... quelles occupations?

--Une visite très ennuyeuse.

Je pensai qu'elle ne voulait pas me dire la vraie raison, et, comme
elle était très calme, je ne m'en inquiétai pas davantage. Je comptais
rattraper le temps perdu, le lendemain, avec l'autre.

Le mardi donc, j'étais très... très ému et très amoureux en
expectative, de la petite ministère, et même étonné qu'elle ne devançât
pas l'heure convenue. Je regardais la pendule à tout moment suivant
l'aiguille avec impatience.

Je la vis passer le quart, puis la demie, puis deux heures... Je ne
tenais plus en place, traversant à grandes enjambées ma chambre,
collant mon front à la fenêtre et mon oreille contre la porte pour
écouter si elle ne montait pas l'escalier.

Voici deux heures et demie, puis trois heures! Je saisis mon chapeau et
je cours chez elle. Elle lisait, mon cher, un roman!

--Eh bien, lui dis-je avec anxiété.

Elle répondit, aussi tranquillement que mon habitude:

--Mon cher, je n'ai pas pu, j'ai été empêchée.

--Par quoi?

--Par... des occupations.

--Mais... quelles occupations?

--Une visite ennuyeuse.

Certes, je supposai immédiatement qu'elle savait tout; mais elle
semblait pourtant si placide, si paisible que je finis par rejeter mon
soupçon, par croire à une coïncidence bizarre, ne pouvant imaginer
une pareille dissimulation de sa part. Et après une heure de causerie
amicale, coupée d'ailleurs par vingt entrées de sa petite fille, je dus
m'en aller fort embêté.

Et figure-toi que le lendemain...

--Ç'a été la même chose?

--Oui... et le lendemain encore. Et ç'a duré ainsi trois semaines, sans
une explication, sans que rien me révélât cette conduite bizarre dont
cependant je soupçonnais le secret.

--Elles savaient tout?

--Parbleu. Mais comment? Ah! j'en ai eu du tourment avant de
l'apprendre.

--Comment l'as-tu su enfin?

--Par lettres. Elles m'ont donné, le même jour, dans les mêmes termes,
mon congé définitif.

--Et?

--Et voici... Tu sais, mon cher, que les femmes ont toujours sur elles
une armée d'épingles. Les épingles à cheveux, je les connais, je
m'en méfie, et j'y veille, mais les autres sont bien plus perfides,
ces sacrées petites épingles à tête noire qui nous semblent toutes
pareilles, à nous grosses bêtes que nous sommes, mais qu'elles
distinguent, elles, comme nous distinguons un cheval d'un chien.

Or il paraît qu'un jour ma petite ministère avait laissé une de ces
machines révélatrices piquée dans ma tenture, près de ma glace.

Mon habitude, du premier coup, avait aperçu sur l'étoffe ce petit point
noir gros comme une puce, et sans rien dire l'avait cueilli, puis avait
laissé à la même place une de ses épingles à elle, noire aussi, mais
d'un modèle différent.

Le lendemain, la ministère voulut reprendre son bien, et reconnut
aussitôt la substitution; alors un soupçon lui vint, et elle en mit
deux, en les croisant.

L'habitude répondit à ce signe télégraphique par trois boules noires,
l'une sur l'autre.

Une fois ce commerce commencé, elles continuèrent à communiquer, sans
se rien dire, seulement pour s'épier. Puis il paraît que l'habitude,
plus hardie, enroula le long de la petite pointe d'acier un mince
papier où elle avait écrit: «Poste restante, boulevard Malesherbes, C.
D.»

Alors elles s'écrivirent. J'étais perdu. Tu comprends que ça n'a pas
été tout seul entre elles. Elles y allaient avec précaution, avec mille
ruses, avec toute la prudence qu'il faut en pareil cas. Mais l'habitude
fit un coup d'audace et donna un rendez-vous à l'autre.

Ce qu'elles se sont dit, je l'ignore! Je sais seulement que j'ai fait
les frais de leur entretien. Et voilà!

--C'est tout.

--Oui.

--Tu ne les vois plus.

--Pardon, je les vois encore comme ami; nous n'avons pas rompu tout à
fait.

--Et elles, se sont-elles revues?

--Oui, mon cher, elles sont devenues intimes.

--Tiens, tiens. Et ça ne te donne pas une idée, ça?

--Non, quoi?

--Grand serin, l'idée de leur faire repiquer des épingles doubles?

  _Les Épingles_ ont paru dans _le Gil-Blas_ du mardi 10 janvier 1887.



DUCHOUX.


EN descendant le grand escalier du cercle chauffé comme une serre par
le calorifère, le baron de Mordiane avait laissé ouverte sa fourrure;
aussi, lorsque la grande porte de la rue se fut refermée sur lui,
éprouva-t-il un frisson de froid profond, un de ces frissons brusques
et pénibles qui rendent triste comme un chagrin. Il avait perdu quelque
argent, d'ailleurs, et son estomac, depuis quelque temps, le faisait
souffrir, ne lui permettait plus de manger à son gré.

Il allait rentrer chez lui, et soudain la pensée de son grand
appartement vide, du valet de pied dormant dans l'antichambre, du
cabinet où l'eau tiédie pour la toilette du soir chantait doucement sur
le réchaud à gaz, du lit large, antique et solennel comme une couche
mortuaire, lui fit entrer jusqu'au fond du cœur, jusqu'au fond de la
chair, un autre froid plus douloureux encore que celui de l'air glacé.

Depuis quelques années il sentait s'appesantir sur lui ce poids de la
solitude qui écrase quelquefois les vieux garçons. Jadis, il était
fort, alerte et gai, donnant tous ses jours au sport et toutes ses
nuits aux fêtes. Maintenant, il s'alourdissait et ne prenait plus
plaisir à grand'chose. Les exercices le fatiguaient, les soupers et
même les dîners lui faisaient mal, les femmes l'ennuyaient autant
qu'elles l'avaient autrefois amusé.

La monotonie des soirs pareils, des mêmes amis retrouvés au même
lieu, au cercle, de la même partie avec des chances et des déveines
balancées, des mêmes propos sur les mêmes choses, du même esprit dans
les mêmes bouches, des plaisanteries sur les mêmes sujets, des mêmes
médisances sur les mêmes femmes, l'écœurait au point de lui donner,
par moments, de véritables désirs de suicide. Il ne pouvait plus mener
cette vie régulière et vide, si banale, si légère et si lourde en même
temps, et il désirait quelque chose de tranquille, de reposant, de
confortable, sans savoir quoi.

Certes, il ne songeait pas à se marier, car il ne se sentait pas le
courage de se condamner à la mélancolie, à la servitude conjugale,
à cette odieuse existence de deux êtres, qui, toujours ensemble,
se connaissaient jusqu'à ne plus dire un mot qui ne soit prévu par
l'autre, à ne plus faire un geste qui ne soit attendu, à ne plus avoir
une pensée, un désir, un jugement qui ne soient devinés. Il estimait
qu'une personne ne peut être agréable à voir encore que lorsqu'on
la connaît peu, lorsqu'il reste en elle du mystère, de l'inexploré,
lorsqu'elle demeure un peu inquiétante et voilée. Donc il lui aurait
fallu une famille qui n'en fût pas une, où il aurait pu passer
seulement une partie de sa vie; et, de nouveau, le souvenir de son fils
le hanta.

Depuis un an, il y songeait sans cesse, sentant croître en lui l'envie
irritante de le voir, de le connaître. Il l'avait eu dans sa jeunesse,
au milieu de circonstances dramatiques et tendres. L'enfant, envoyé
dans le Midi, avait été élevé près de Marseille, sans jamais connaître
le nom de son père.

Celui-ci avait payé d'abord les mois de nourrice, puis les mois
de collège, puis les mois de fête, puis la dot pour un mariage
raisonnable. Un notaire discret avait servi d'intermédiaire sans jamais
rien révéler.

Le baron de Mordiane savait donc seulement qu'un enfant de son sang
vivait quelque part, aux environs de Marseille, qu'il passait pour
intelligent et bien élevé, qu'il avait épousé la fille d'un architecte
entrepreneur, dont il avait pris la suite. Il passait aussi pour gagner
beaucoup d'argent.

Pourquoi n'irait-il pas voir ce fils inconnu, sans se nommer, pour
l'étudier d'abord et s'assurer qu'il pourrait au besoin trouver un
refuge agréable dans cette famille?

Il avait fait grandement les choses, donné une belle dot acceptée
avec reconnaissance. Il était donc certain de ne pas se heurter
contre un orgueil excessif; et cette pensée, ce désir, reparus tous
les jours, de partir pour le Midi, devenaient en lui irritants comme
une démangeaison. Un bizarre attendrissement d'égoïste le sollicitait
aussi, à l'idée de cette maison riante et chaude, au bord de la mer,
où il trouverait sa belle-fille jeune et jolie, ses petits enfants aux
bras ouverts, et son fils qui lui rappellerait l'aventure charmante et
courte des lointaines années. Il regrettait seulement d'avoir donné
tant d'argent, et que cet argent eût prospéré entre les mains du jeune
homme, ce qui ne lui permettait plus de se présenter en bienfaiteur.

Il allait, songeant à tout cela, la tête enfoncée dans son col de
fourrure; et sa résolution fut prise brusquement. Un fiacre passait;
il l'appela, se fit conduire chez lui; et quand son valet de chambre,
réveillé, eut ouvert la porte:

--Louis, dit-il, nous partons demain soir pour Marseille. Nous y
resterons peut-être une quinzaine de jours. Vous allez faire tous les
préparatifs nécessaires.


Le train roulait, longeant le Rhône sablonneux, puis traversait des
plaines jaunes, des villages clairs, un grand pays fermé au loin par
des montagnes nues.

Le baron de Mordiane, réveillé après une nuit en sleeping, se regardait
avec mélancolie dans la petite glace de son nécessaire. Le jour cru
du Midi lui montrait des rides qu'il ne se connaissait pas encore:
un état de décrépitude ignoré dans la demi-ombre des appartements
parisiens.

Il pensait, en examinant le coin des yeux, les paupières fripées, les
tempes, le front dégarnis: «Bigre, je ne suis pas seulement défraîchi.
Je suis avancé.»

Et son désir de repos grandit soudain, avec une vague envie, née en lui
pour la première fois, de tenir sur ses genoux ses petits-enfants.

Vers une heure de l'après-midi, il arriva, dans un landau loué à
Marseille, devant une de ces maisons de campagne méridionales si
blanches, au bout de leur avenue de platanes, qu'elles éblouissent
et font baisser les yeux. Il souriait en suivant l'allée et pensait:
«Bigre, c'est gentil!»

Soudain, un galopin de cinq à six ans apparut, sortant d'un arbuste, et
demeura debout au bord du chemin, regardant le monsieur avec ses yeux
ronds.

Mordiane s'approcha:

--Bonjour, mon garçon.

Le gamin ne répondit pas.

Le baron, alors, s'étant penché, le prit dans ses bras pour
l'embrasser, puis, suffoqué par une odeur d'ail dont l'enfant tout
entier semblait imprégné, il le remit brusquement à terre en murmurant:

--Oh! c'est l'enfant du jardinier.

Et il marcha vers la demeure.

Le linge séchait sur une corde devant la porte, chemises, serviettes,
torchons, tabliers et draps, tandis qu'une garniture de chaussettes
alignées sur des ficelles superposées emplissait une fenêtre entière,
pareille aux étalages de saucisses devant les boutiques de charcutiers.

Le baron appela.

Une servante apparut, vraie servante du Midi, sale et dépeignée, dont
les cheveux, par mèches, lui tombaient sur la face, dont la jupe,
sous l'accumulation des taches qui l'avaient assombrie, gardait de sa
couleur ancienne quelque chose de tapageur, un air de foire champêtre
et de robe de saltimbanque.

Il demanda:

--M. Duchoux est-il chez lui?

Il avait donné, jadis, par plaisanterie de viveur sceptique, ce nom à
l'enfant perdu afin qu'on n'ignorât point qu'il avait été trouvé sous
un chou.

La servante répéta:

--Vous demandez M. Duchouxe?

--Oui.

--Té, il est dans la salle, qui tire ses plans.

--Dites-lui que M. Merlin demande à lui parler.

Elle reprit, étonnée:

--Hé! donc, entrez, si vous voulez le voir.

Et elle cria:

--Mosieu Duchouxe, une visite!

Le baron entra, et, dans une grande salle, assombrie par les volets à
moitié clos, il aperçut indistinctement des gens et des choses qui lui
parurent malpropres.

Debout devant une table surchargée d'objets de toute sorte, un petit
homme chauve traçait des lignes sur un large papier.

Il interrompit son travail et fit deux pas.

Son gilet ouvert, sa culotte déboutonnée, les poignets de sa chemise
relevés, indiquaient qu'il avait fort chaud, et il était chaussé de
souliers boueux révélant qu'il avait plu quelques jours auparavant.

Il demanda, avec un fort accent méridional:

--A qui ai-je l'honneur?...

--Monsieur Merlin... Je viens vous consulter pour un achat de terrain à
bâtir.

--Ah! ah! très bien!

Et Duchoux, se tournant vers sa femme, qui tricotait dans l'ombre:

--Débarrasse une chaise, Joséphine.

Mordiane vit alors une femme jeune, qui semblait déjà vieille, comme
on est vieux à vingt-cinq ans en province, faute de soins, de lavages
répétés, de tous les petits soucis, de toutes les petites propretés, de
toutes les petites attentions de la toilette féminine qui immobilisent
la fraîcheur et conservent, jusqu'à près de cinquante ans, le charme
et la beauté. Un fichu sur les épaules, les cheveux noués à la diable,
de beaux cheveux épais et noirs, mais qu'on devinait peu brossés,
elle allongea vers une chaise des mains de bonne et enleva une robe
d'enfant, un couteau, un bout de ficelle, un pot à fleurs vide et
une assiette grasse demeurés sur le siège, qu'elle tendit ensuite au
visiteur.

Il s'assit et s'aperçut alors que la table de travail de Duchoux
portait, outre les livres et les papiers, deux salades fraîchement
cueillies, une cuvette, une brosse à cheveux, une serviette, un
revolver et plusieurs tasses non nettoyées.

L'architecte vit ce regard et dit en souriant:

--Excusez! il y a un peu de désordre dans le salon; ça tient aux
enfants.

Et il approcha sa chaise pour causer avec le client.

--Donc, vous cherchez un terrain aux environs de Marseille?

Son haleine, bien que venue de loin, apporta au baron ce souffle d'ail
qu'exhalent les gens du Midi ainsi que des fleurs leur parfum.

Mordiane demanda:

--C'est votre fils que j'ai rencontré sous les platanes?

--Oui. Oui, le second.

--Vous en avez deux?

--Trois, monsieur, un par an.

Et Duchoux semblait plein d'orgueil.

Le baron pensait: «S'ils fleurent tous le même bouquet, leur chambre
doit être une vraie serre.»

Il reprit:

--Oui, je voudrais un joli terrain près de la mer, sur une petite plage
déserte...

Alors Duchoux s'expliqua. Il en avait dix, vingt, cinquante, cent et
plus, de terrains dans ces conditions, à tous les prix, pour tous les
goûts. Il parlait comme coule une fontaine, souriant, content de lui,
remuant sa tête chauve et ronde.

Et Mordiane se rappelait une petite femme blonde, mince, un peu
mélancolique et disant si tendrement: «Mon cher aimé» que le souvenir
seul avivait le sang de ses veines. Elle l'avait aimé avec passion,
avec folie, pendant trois mois; puis, devenue enceinte en l'absence
de son mari qui était gouverneur d'une colonie, elle s'était sauvée,
s'était cachée, éperdue de désespoir et de terreur, jusqu'à la
naissance de l'enfant que Mordiane avait emporté, un soir d'été, et
qu'ils n'avaient jamais revu.

Elle était morte de la poitrine trois ans plus tard, là-bas, dans la
colonie de son mari qu'elle était allée rejoindre. Il avait devant lui
leur fils, qui disait, en faisant sonner les finales comme des notes de
métal:

--Ce terrain-là, monsieur, c'est une occasion unique...

Et Mordiane se rappelait l'autre voix, légère comme un effleurement de
brise, murmurant:

--Mon cher aimé, nous ne nous séparerons jamais...

Et il se rappelait ce regard bleu, doux, profond, dévoué, en
contemplant l'œil rond, bleu aussi, mais vide de ce petit homme
ridicule qui ressemblait à sa mère, pourtant...

Oui, il lui ressemblait de plus en plus de seconde en seconde; il
lui ressemblait par l'intonation, par le geste, par toute l'allure;
il lui ressemblait comme un singe ressemble à l'homme; mais il était
d'elle, il avait d'elle mille traits déformés, irrécusables, irritants,
révoltants. Le baron souffrait, hanté soudain par cette ressemblance
horrible, grandissant toujours, exaspérante, affolante, torturante
comme un cauchemar, comme un remords!

Il balbutia:

--Quand pourrons-nous voir ensemble ce terrain?

--Mais, demain, si vous voulez.

--Oui, demain. Quelle heure?

--Une heure.

--Ça va.

L'enfant rencontré sous l'avenue apparut dans la porte ouverte et cria:

--Païré!

On ne lui répondit pas.

Mordiane était debout avec une envie de se sauver, de courir, qui lui
faisait frémir les jambes. Ce «Païré» l'avait frappé comme une balle.
C'était à lui qu'il s'adressait, c'était pour lui, ce païré à l'ail, ce
païré du Midi.

Oh! qu'elle sentait bon, l'amie d'autrefois!

Duchoux le reconduisait.

--C'est à vous, cette maison? dit le baron.

--Oui, monsieur, je l'ai achetée dernièrement. Et j'en suis fier. Je
suis enfant du hasard, moi, monsieur, et je ne m'en cache pas; j'en
suis fier. Je ne dois rien à personne, je suis le fils de mes œuvres;
je me dois tout à moi-même.

L'enfant, resté sur le seuil, criait de nouveau, mais de loin:

--Païré!

Mordiane, secoué de frissons, saisi de panique, fuyait comme on fuit
devant un grand danger.

--Il va me deviner, me reconnaître, pensait-il. Il va me prendre dans
ses bras et me crier aussi: «Païré», en me donnant par le visage un
baiser parfumé d'ail.

--A demain, monsieur.

--A demain, une heure.

Le landau roulait sur la route blanche.

--Cocher, à la gare!

Et il entendait deux voix, une lointaine et douce, la voix affaiblie
et triste des morts, qui disait: «Mon cher aimé». Et l'autre
sonore, chantante, effrayante, qui criait: «Païré», comme on crie:
«Arrêtez-le», quand un voleur fuit dans les rues.

Le lendemain soir, en entrant au cercle, le comte d'Étreillis lui dit:

--On ne vous a pas vu depuis trois jours. Avez-vous été malade?

--Oui, un peu souffrant. J'ai des migraines, de temps en temps.

  _Duchoux_ a paru dans _le Gaulois_ du lundi 14 novembre 1887.



LE RENDEZ-VOUS.


SON chapeau sur la tête, son manteau sur le dos, un voile noir sur le
nez, un autre dans sa poche dont elle doublerait le premier quand elle
serait montée dans le fiacre coupable, elle battait du bout de son
ombrelle la pointe de sa bottine, et demeurait assise dans sa chambre,
ne pouvant se décider à sortir pour aller à ce rendez-vous.

Combien de fois, pourtant, depuis deux ans, elle s'était habillée
ainsi, pendant les heures de Bourse de son mari, un agent de change
très mondain, pour rejoindre dans son logis de garçon le beau vicomte
de Martelet, son amant.

La pendule derrière son dos battait les secondes vivement; un livre
à moitié lu bâillait sur le petit bureau de bois de rose, entre les
fenêtres, et un fort parfum de violette, exhalé par deux petits
bouquets baignant en deux mignons vases de Saxe sur la cheminée, se
mêlait à une vague odeur de verveine soufflée sournoisement par la
porte du cabinet de toilette demeurée entr'ouverte.

L'heure sonna--trois heures--et la mit debout. Elle se retourna pour
regarder le cadran, puis sourit, songeant: «Il m'attend déjà. Il va
s'énerver». Alors, elle sortit, prévint le valet de chambre qu'elle
serait rentrée dans une heure au plus tard--un mensonge--descendit
l'escalier et s'aventura dans la rue, à pied.

On était aux derniers jours de mai, à cette saison délicieuse où le
printemps de la campagne semble faire le siège de Paris et le conquérir
par-dessus les toits, envahir les maisons, à travers les murs, faire
fleurir la ville, y répandre une gaieté sur la pierre des façades,
l'asphalte des trottoirs et le pavé des chaussées, la baigner, la
griser de sève comme un bois qui verdit.

Madame Haggan fit quelques pas à droite avec l'intention de suivre,
comme toujours, la rue de Provence où elle hélerait un fiacre, mais
la douceur de l'air, cette émotion de l'été qui nous entre dans la
gorge en certains jours, la pénétra si brusquement, que, changeant
d'idée, elle prit la rue de la Chaussée-d'Antin, sans savoir pourquoi,
obscurément attirée par le désir de voir des arbres dans le square de
la Trinité. Elle pensait: «Bah! il m'attendra dix minutes de plus.»
Cette idée, de nouveau, la réjouissait, et, tout en marchant à petits
pas, dans la foule, elle croyait le voir s'impatienter, regarder
l'heure, ouvrir la fenêtre, écouter à la porte, s'asseoir quelques
instants, se relever, et, n'osant pas fumer, car elle le lui avait
défendu les jours de rendez-vous, jeter sur la boîte aux cigarettes des
regards désespérés.

Elle allait doucement, distraite par tout ce qu'elle rencontrait, par
les figures et les boutiques, ralentissant le pas de plus en plus et
si peu désireuse d'arriver qu'elle cherchait, aux devantures, des
prétextes pour s'arrêter.

Au bout de la rue, devant l'église, la verdure du petit square l'attira
si fortement qu'elle traversa la place, entra dans le jardin, cette
cage à enfants, et fit deux fois le tour de l'étroit gazon, au milieu
des nounous enrubannées, épanouies, bariolées, fleuries. Puis elle
prit une chaise, s'assit, et levant les yeux vers le cadran rond comme
une lune dans le clocher, elle regarda marcher l'aiguille.

Juste à ce moment la demie sonna, et son cœur tressaillit d'aise en
entendant tinter les cloches du carillon. Une demi-heure de gagnée,
plus un quart d'heure pour atteindre la rue Miromesnil, et quelques
minutes encore de flânerie,--une heure! une heure volée au rendez-vous!
Elle y resterait quarante minutes à peine, et ce serait fini encore une
fois.

Dieu! comme ça l'ennuyait d'aller là-bas! Ainsi qu'un patient montant
chez le dentiste, elle portait en son cœur le souvenir intolérable de
tous les rendez-vous passés, un par semaine en moyenne depuis deux ans,
et la pensée qu'un autre allait avoir lieu, tout à l'heure, la crispait
d'angoisse de la tête aux pieds. Non pas que ce fût bien douloureux,
douloureux comme une visite au dentiste, mais c'était si ennuyeux, si
ennuyeux, si compliqué, si long, si pénible que tout, tout, même une
opération, lui aurait paru préférable. Elle y allait pourtant, très
lentement, à tout petits pas, en s'arrêtant, en s'asseyant, en flânant
partout, mais elle y allait. Oh! elle aurait bien voulu manquer encore
celui-là, mais elle avait fait poser ce pauvre vicomte, deux fois
de suite le mois dernier, et elle n'osait point recommencer sitôt.
Pourquoi y retournait-elle? Ah! pourquoi? Parce qu'elle en avait pris
l'habitude, et qu'elle n'avait aucune raison à donner à ce malheureux
Martelet quand il voudrait connaître ce pourquoi! Pourquoi avait-elle
commencé? Pourquoi? Elle ne le savait plus! L'avait-elle aimé? C'était
possible! Pas bien fort, mais un peu, voilà si longtemps! Il était
bien, recherché, élégant, galant, et représentait strictement, au
premier coup d'œil, l'amant parfait d'une femme du monde.

La cour avait duré trois mois,--temps normal, lutte honorable,
résistance suffisante--puis elle avait consenti, avec quelle émotion,
quelle crispation, quelle peur horrible et charmante à ce premier
rendez-vous, suivi de tant d'autres, dans ce petit entresol de
garçon, rue Miromesnil. Son cœur? Qu'éprouvait alors son petit cœur
de femme séduite, vaincue, conquise, en passant pour la première
fois la porte de cette maison de cauchemar? Vrai, elle ne le savait
plus! Elle l'avait oublié! On se souvient d'un fait, d'une date,
d'une chose, mais on ne se souvient guère, deux ans plus tard, d'une
émotion qui s'est envolée très vite, parce qu'elle était très légère.
Oh! par exemple, elle n'avait pas oublié les autres, ce chapelet
de rendez-vous, ce chemin de la croix de l'amour, aux stations si
fatigantes, si monotones, si pareilles, que la nausée lui montait aux
lèvres en prévision de ce que ce serait tout à l'heure.

Dieu! ces fiacres qu'il fallait appeler pour aller là, ils ne
ressemblaient pas aux autres fiacres, dont on se sert pour les courses
ordinaires! Certes, les cochers devinaient. Elle le sentait, rien qu'à
la façon dont ils la regardaient, et ces yeux des cochers de Paris
sont terribles! Quand on songe qu'à tout moment, devant le tribunal,
ils reconnaissent, au bout de plusieurs années, des criminels qu'ils
ont conduits une seule fois, en pleine nuit, d'une rue quelconque à
une gare, et qu'ils ont affaire à presque autant de voyageurs qu'il
y a d'heures dans la journée, et que leur mémoire est assez sûre
pour qu'ils affirment: «Voilà bien l'homme que j'ai chargé rue des
Martyrs, et déposé gare de Lyon, à minuit quarante, le 10 juillet de
l'an dernier!» n'y a-t-il pas de quoi frémir, lorsqu'on risque ce
que risque une jeune femme allant à un rendez-vous, en confiant sa
réputation au premier venu de ces cochers! Depuis deux ans elle en
avait employé, pour ce voyage de la rue Miromesnil, au moins cent à
cent vingt, en comptant un par semaine. C'étaient autant de témoins qui
pouvaient déposer contre elle dans un moment critique.

Aussitôt dans le fiacre, elle tirait de sa poche l'autre voile, épais
et noir comme un loup, et se l'appliquait sur les yeux. Cela cachait
le visage, oui, mais le reste, la robe, le chapeau, l'ombrelle, ne
pouvait-on pas les remarquer, les avoir vus déjà? Oh! dans cette rue
Miromesnil, quel supplice! Elle croyait reconnaître tous les passants,
tous les domestiques, tout le monde. A peine la voiture arrêtée,
elle sautait et passait en courant devant le concierge toujours
debout sur le seuil de sa loge. En voilà un qui devait tout savoir,
tout,--son adresse,--son nom,--la profession de son mari,--tout,--car
ces concierges sont les plus subtils des policiers! Depuis deux ans
elle voulait l'acheter, lui donner, lui jeter, un jour ou l'autre, un
billet de cent francs en passant devant lui. Pas une fois elle n'avait
osé faire ce petit mouvement de lui lancer aux pieds ce bout de
papier roulé! Elle avait peur.--De quoi?--Elle ne savait pas!--D'être
rappelée, s'il ne comprenait point? D'un scandale? d'un rassemblement
dans l'escalier? d'une arrestation peut-être? Pour arriver à la porte
du vicomte, il n'y avait guère qu'un demi-étage à monter, et il lui
paraissait haut comme la tour Saint-Jacques! A peine engagée dans le
vestibule, elle se sentait prise dans une trappe, et le moindre bruit
devant ou derrière elle lui donnait une suffocation. Impossible de
reculer, avec ce concierge et la rue qui lui fermaient la retraite; et
si quelqu'un descendait juste à ce moment, elle n'osait pas sonner chez
Martelet et passait devant la porte comme si elle allait ailleurs! Elle
montait, montait, montait! Elle aurait monté quarante étages! Puis,
quand tout semblait redevenu tranquille dans la cage de l'escalier,
elle redescendait en courant avec l'angoisse dans l'âme de ne pas
reconnaître l'entresol!

Il était là, attendant dans un costume galant en velours doublé de
soie, très coquet, mais un peu ridicule, et depuis deux ans, il n'avait
rien changé à sa manière de l'accueillir, mais rien, pas un geste!

Dès qu'il avait refermé la porte, il lui disait: «Laissez-moi baiser
vos mains, ma chère, chère amie!» Puis il la suivait dans la chambre,
où volets clos et lumières allumées, hiver comme été, par chic sans
doute, il s'agenouillait devant elle en la regardant de bas en haut
avec un air d'adoration. Le premier jour ça avait été très gentil,
très réussi, ce mouvement-là! Maintenant elle croyait voir M. Delaunay
jouant pour la cent vingtième fois le cinquième acte d'une pièce à
succès. Il fallait changer ses effets.

Et puis après, oh! mon Dieu! après! c'était le plus dur! Non, il ne
changeait pas ses effets, le pauvre garçon! Quel bon garçon, mais
banal!...

Dieu que c'était difficile de se déshabiller sans femme de chambre!
Pour une fois, passe encore, mais toutes les semaines cela devenait
odieux! Non, vrai, un homme ne devrait pas exiger d'une femme une
pareille corvée! Mais s'il était difficile de se déshabiller, se
rhabiller devenait presque impossible et énervant à crier, exaspérant
à gifler le monsieur qui disait, tournant autour d'elle d'un air
gauche: «Voulez-vous que je vous aide.»--L'aider! Ah oui! à quoi? De
quoi était-il capable? Il suffisait de lui voir une épingle entre les
doigts pour le savoir.

C'est à ce moment-là peut-être qu'elle avait commencé à le prendre en
grippe. Quand il disait: «Voulez-vous que je vous aide!», elle l'aurait
tué. Et puis était-il possible qu'une femme ne finît point par détester
un homme qui, depuis deux ans, l'avait forcée plus de cent vingt fois à
se rhabiller sans femme de chambre?

Certes il n'y avait pas beaucoup d'hommes aussi maladroits que lui,
aussi peu dégourdis, aussi monotones. Ce n'était pas le petit baron de
Grimbal qui aurait demandé de cet air niais: «Voulez-vous que je vous
aide?» Il aurait aidé, lui, si vif, si drôle, si spirituel. Voilà!
C'était un diplomate; il avait couru le monde, rôdé partout, déshabillé
et rhabillé sans doute des femmes vêtues suivant toutes les modes de la
terre, celui-là!...

L'horloge de l'église sonna les trois quarts. Elle se dressa, regarda
le cadran, se mit à rire en murmurant: «Oh! doit-il être agité!» puis
elle partit d'une marche plus vive, et sortit du square. Elle n'avait
point fait dix pas sur la place quand elle se trouva nez à nez avec un
monsieur qui la salua profondément.

--Tiens, vous, baron?--dit-elle, surprise. Elle venait justement de
penser à lui.

--Oui, madame.

Et il s'informa de sa santé, puis, après quelques vagues propos, il
reprit:

--Vous savez que vous êtes la seule--vous permettez que je dise de
mes amies, n'est-ce pas?--qui ne soit point encore venue visiter mes
collections japonaises.

--Mais, mon cher baron, une femme ne peut aller ainsi chez un garçon?

--Comment! comment! en voilà une erreur quand il s'agit de visiter une
collection rare!

--En tout cas, elle ne peut y aller seule.

--Et pourquoi pas? mais j'en ai reçu des multitudes de femmes seules,
rien que pour ma galerie! J'en reçois tous les jours. Voulez-vous que
je vous les nomme--non, je ne le ferai point. Il faut être discret
même pour ce qui n'est pas coupable. En principe, il n'est inconvenant
d'entrer chez un homme sérieux, connu, dans une certaine situation, que
lorsqu'on y va pour une cause inavouable!

--Au fond, c'est assez juste ce que vous dites-là.

--Alors vous venez voir ma collection.

--Quand?

--Mais tout de suite.

--Impossible, je suis pressée.

--Allons donc. Voilà une demi-heure que vous êtes assise dans le square.

--Vous m'espionniez?

--Je vous regardais.

--Vrai, je suis pressée.

--Je suis sûr que non. Avouez que vous n'êtes pas très pressée.

Mme Haggan se mit à rire, et avoua:

--Non... non... pas... très...

Un fiacre passait à les toucher. Le petit baron cria: «Cocher!» et la
voiture s'arrêta. Puis, ouvrant la portière:

--Montez, madame.

--Mais, baron, non, c'est impossible, je ne peux pas aujourd'hui.

--Madame, ce que vous faites est imprudent, montez! On commence à nous
regarder, vous allez former un attroupement; on va croire que je vous
enlève et nous arrêter tous les deux, montez, je vous en prie!

Elle monta, effarée, abasourdie. Alors il s'assit auprès d'elle en
disant au cocher: «rue de Provence».

Mais soudain elle s'écria:

--Oh! mon Dieu, j'oubliais une dépêche très pressée, voulez-vous me
conduire, d'abord, au premier bureau télégraphique?

Le fiacre s'arrêta un peu plus loin, rue de Châteaudun, et elle dit au
baron:

--Pouvez-vous me prendre une carte de cinquante centimes? J'ai promis
à mon mari d'inviter Martelet à dîner pour demain et j'ai oublié
complètement.

Quand le baron fut revenu, sa carte bleue à la main, elle écrivit au
crayon:

  «Mon cher ami, je suis très souffrante; j'ai une névralgie atroce qui
  me tient au lit. Impossible sortir. Venez dîner demain soir pour que
  je me fasse pardonner.

  «JEANNE.»

Elle mouilla la colle, ferma soigneusement, mit l'adresse: «Vicomte de
Martelet, 240, rue Miromesnil,» puis, rendant la carte au baron:

--Maintenant, voulez-vous avoir la complaisance de jeter ceci dans la
boîte aux télégrammes?

  _Le Rendez-vous_ a paru dans _l'Écho de Paris_ du samedi 23 février
  1889.



LE PORT.

I


SORTI du Havre le 3 mai 1882, pour un voyage dans les mers de Chine, le
trois-mâts carré _Notre-Dame-des-Vents_ rentra au port de Marseille le
8 août 1886, après quatre ans de voyages. Son premier chargement déposé
dans le port chinois où il se rendait, il avait trouvé sur-le-champ un
fret nouveau pour Buenos-Ayres, et, de là, avait pris des marchandises
pour le Brésil.

D'autres traversées, encore des avaries, des réparations, les calmes de
plusieurs mois, les coups de vent qui jettent hors la route, tous les
accidents, aventures et mésaventures de mer enfin, avaient tenu loin
de sa patrie ce trois-mâts normand qui revenait à Marseille le ventre
plein de boîtes de fer-blanc contenant des conserves d'Amérique.

Au départ il avait à bord, outre le capitaine et le second, quatorze
matelots, huit normands et six bretons. Au retour il ne lui restait
plus que cinq bretons et quatre normands, le breton était mort en
route, les quatre normands disparus en des circonstances diverses
avaient été remplacés par deux américains, un nègre et un norvégien
racolé, un soir, dans un cabaret de Singapour.

Le gros bateau, les voiles carguées, vergues en croix sur sa mâture,
traîné par un remorqueur marseillais qui haletait devant lui, roulant
sur un reste de houle que le calme survenu laissait mourir tout
doucement, passa devant le château d'If, puis sous tous les rochers
gris de la rade que le soleil couchant couvrait d'une buée d'or, et
il entra dans le vieux port où sont entassés, flanc contre flanc, le
long des quais, tous les navires du monde, pêle-mêle, grands et petits,
de toute forme et de tout gréement, trempant comme une bouillabaisse
de bateaux en ce bassin trop restreint, plein d'eau putride, où les
coques se frôlent, se frottent, semblent marinées dans un jus de
flotte.

_Notre-Dame-des-Vents_ prit sa place, entre un brick italien et une
goélette anglaise qui s'écartèrent pour laisser passer ce camarade;
puis, quand toutes les formalités de la douane et du port eurent été
remplies, le capitaine autorisa les deux tiers de son équipage à passer
la soirée dehors.

La nuit était venue. Marseille s'éclairait. Dans la chaleur de ce soir
d'été, un fumet de cuisine à l'ail flottait sur la cité bruyante,
pleine de voix, de roulements, de claquements, de gaieté méridionale.

Dès qu'ils se sentirent sur le port, les dix hommes que la mer
roulait depuis des mois se mirent en marche tout doucement, avec une
hésitation d'êtres dépaysés, désaccoutumés des villes, deux par deux,
en procession.

Ils se balançaient, s'orientaient, flairant les ruelles qui aboutissent
au port, enfiévrés par un appétit d'amour qui avait grandi dans leurs
corps pendant leurs derniers soixante-six jours de mer. Les normands
marchaient en tête, conduits par Célestin Duclos, un grand gars fort et
malin qui servait de capitaine aux autres chaque fois qu'ils mettaient
pied à terre. Il devinait les bons endroits, inventait des tours de sa
façon et ne s'aventurait pas trop dans les bagarres si fréquentes entre
matelots dans les ports. Mais quand il y était pris il ne redoutait
personne.

Après quelque hésitation entre toutes les rues obscures qui descendent
vers la mer comme des égouts et dont sortent des odeurs lourdes, une
sorte d'haleine de bouges, Célestin se décida pour une espèce de
couloir tortueux où brillaient, au-dessus des portes, des lanternes
en saillie portant des numéros énormes sur leurs verres dépolis et
colorés. Sous la voûte étroite des entrées, des femmes en tablier,
pareilles à des bonnes, assises sur des chaises de paille, se levaient
en les voyant venir, faisant trois pas jusqu'au ruisseau qui séparait
la rue en deux, et coupaient la route à cette file d'hommes qui
s'avançaient lentement, en chantonnant et en ricanant, allumés déjà par
le voisinage de ces prisons de prostituées.

Quelquefois, au fond d'un vestibule, apparaissait, derrière une seconde
porte ouverte soudain et capitonnée de cuir brun, une grosse fille
dévêtue, dont les cuisses lourdes et les mollets gras se dessinaient
brusquement sous un grossier maillot de coton blanc. Sa jupe courte
avait l'air d'une ceinture bouffante; et la chair molle de sa poitrine,
de ses épaules et de ses bras, faisait une tache rose sur un corsage de
velours noir bordé d'un galon d'or. Elle appelait de loin: «Venez-vous,
jolis garçons?» et parfois sortait elle-même pour s'accrocher à l'un
d'eux et l'attirer vers sa porte, de toute sa force, cramponnée à lui
comme une araignée qui traîne une tête plus grosse qu'elle. L'homme,
soulevé par ce contact, résistait mollement, et les autres s'arrêtaient
pour regarder, hésitants entre l'envie d'entrer tout de suite et celle
de prolonger encore cette promenade appétissante. Puis, quand la femme
après des efforts acharnés avait attiré le matelot jusqu'au seuil de
son logis, où toute la bande allait s'engouffrer derrière lui, Célestin
Duclos, qui s'y connaissait en maisons, criait soudain: «Entre pas là,
Marchand, c'est pas l'endroit.»

L'homme alors obéissant à cette voix se dégageait d'une secousse
brutale et les amis se reformaient en bande, poursuivis par les injures
immondes de la fille exaspérée, tandis que d'autres femmes, tout le
long de la ruelle, devant eux, sortaient de leurs portes, attirées
par le bruit, et lançaient avec des voix enrouées des appels pleins
de promesses. Ils allaient donc de plus en plus allumés, entre les
cajoleries et les séductions annoncées par le chœur des portières
d'amour de tout le haut de la rue, et les malédictions ignobles lancées
contre eux par le chœur d'en bas, par le chœur méprisé des filles
désappointées. De temps en temps ils rencontraient une autre bande,
des soldats qui marchaient avec un battement de fer sur la jambe,
des matelots encore, des bourgeois isolés, des employés de commerce.
Partout, s'ouvraient de nouvelles rues étroites, étoilées de fanaux
louches. Ils allaient toujours dans ce labyrinthe de bouges, sur ces
pavés gras où suintaient des eaux putrides, entre ces murs pleins de
chair de femme.

Enfin Duclos se décida et, s'arrêtant devant une maison d'assez belle
apparence, il y fit entrer tout son monde.



II


La fête fut complète! Quatre heures durant, les dix matelots se
gorgèrent d'amour et de vin. Six mois de solde y passèrent.

Dans la grande salle du café, ils étaient installés en maîtres,
regardant d'un œil malveillant les habitués ordinaires qui
s'installaient aux petites tables, dans les coins, où une des filles
demeurées libres, vêtue en gros baby ou en chanteuse de café-concert,
courait les servir, puis s'asseyait près d'eux.

Chaque homme, en arrivant, avait choisi sa compagne qu'il garda toute
la soirée, car le populaire n'est pas changeant. On avait rapproché
trois tables et, après la première rasade, la procession dédoublée,
accrue d'autant de femmes qu'il y avait de mathurins, s'était reformée
dans l'escalier. Sur les marches de bois, les quatre pieds de chaque
couple sonnèrent longtemps, pendant que s'engouffrait, dans la porte
étroite qui menait aux chambres, ce long défilé d'amoureux.

Puis on redescendit pour boire, puis on remonta de nouveau, puis on
redescendit encore.

Maintenant, presque gris, ils gueulaient! Chacun d'eux, les yeux
rouges, sa préférée sur les genoux, chantait ou criait, tapait à coups
de poings la table, s'entonnait du vin dans la gorge, lâchait en
liberté la brute humaine. Au milieu d'eux, Célestin Duclos, serrant
contre lui une grande fille aux joues rouges, à cheval sur ses jambes,
la regardait avec ardeur. Moins ivre que les autres, non qu'il eût
moins bu, il avait encore d'autres pensées, et, plus tendre, cherchait
à causer. Ses idées le fuyaient un peu, s'en allaient, revenaient et
disparaissaient sans qu'il pût se souvenir au juste de ce qu'il avait
voulu dire.

Il riait, répétant:

--Pour lors, pour lors... v'là longtemps que t'es ici.

--Six mois, répondit la fille.

Il eut l'air content pour elle, comme si c'eût été une preuve de bonne
conduite, et il reprit:

--Aimes-tu c'te vie-là?

Elle hésita, puis résignée:

--On s'y fait. C'est pas plus embêtant qu'autre chose. Être servante ou
bien rouleuse, c'est toujours des sales métiers.

Il eut l'air d'approuver encore cette vérité.

--T'es pas d'ici? dit-il.

Elle fit «Non» de la tête, sans répondre.

--T'es de loin?

Elle fit «Oui» de la même façon.

--D'où ça?

Elle parut chercher, rassembler des souvenirs, puis murmura:

--De Perpignan.

Il fut de nouveau très satisfait et dit:

--Ah oui!

A son tour elle demanda:

--Toi, t'es marin?

--Oui, ma belle.

--Tu viens de loin?

--Ah oui! J'en ai vu des pays, des ports et de tout.

--T'as fait le tour du monde, peut-être?

--Je te crois, plutôt deux fois qu'une.

De nouveau elle parut hésiter, chercher en sa tête une chose oubliée,
puis, d'une voix un peu différente, plus sérieuse.

--T'as rencontré beaucoup de navires dans tes voyages?

--Je te crois, ma belle.

--T'aurais pas vu _Notre-Dame-des-Vents_, par hasard?

Il ricana:

--Pas plus tard que l'autre semaine.

Elle pâlit, tout le sang quittant ses joues, et demanda:

--Vrai, bien vrai?

--Vrai, comme je te parle.

--Tu mens pas, au moins?

Il leva la main.

--D'vant l' bon Dieu! dit-il.

--Alors, sais-tu si Célestin Duclos est toujours dessus?

Il fut surpris, inquiet, voulut avant de répondre en savoir davantage.

--Tu l' connais?

A son tour elle devint méfiante.

--Oh, pas moi! c'est une femme qui l' connaît

--Une femme d'ici?

--Non, d'à côté.

--Dans la rue?

--Non, dans l'autre.

--Qué femme?

--Mais, une femme donc, une femme comme moi.

--Qué qué l'y veut, c'te femme?

--Je sais-t'y mé, quéque payse?

Ils se regardèrent au fond des yeux, pour s'épier, sentant, devinant
que quelque chose de grave allait surgir entre eux.

Il reprit:

--Je peux t'y la voir, c'te femme.

--Quoi que tu l'y dirais?

--J'y dirais... j'y dirais... que j'ai vu Célestin Duclos.

--Il se portait ben, au moins?

--Comme toi et moi, c'est un gars!

Elle se tut encore rassemblant ses idées, puis, avec lenteur:

--Ous qu'elle allait, _Notre-Dame-des-Vents_?

--Mais, à Marseille, donc.

Elle ne put réprimer un sursaut.

--Ben vrai?

--Ben vrai!

--Tu l' connais Duclos?

--Oui je l' connais.

Elle hésita encore, puis tout doucement:

--Ben. C'est ben!

--Qué que tu l'y veux?

--Écoute, tu y diras... non rien!

Il la regardait toujours de plus en plus gêné. Enfin il voulut savoir.

--Tu l' connais itou, té?

--Non, dit-elle.

--Alors qué que tu l'y veux?

Elle prit brusquement une résolution, se leva, courut au comptoir où
trônait la patronne, saisit un citron qu'elle ouvrit et dont elle fit
couler le jus dans un verre, puis elle emplit d'eau pure ce verre, et,
le rapportant:

--Bois ça!

--Pourquoi?

--Pour faire passer le vin. Je te parlerai d'ensuite.

Il but docilement, essuya ses lèvres d'un revers de main, puis annonça:

--Ça y est, je t'écoute.

--Tu vas me promettre de ne pas l'y conter que tu m'as vue, ni de qui
tu sais ce que je te dirai. Faut jurer.

Il leva la main, sournois.

--Ça, je le jure.

--Su l' bon Dieu?

--Su l' bon Dieu.

--Eh ben tu l'y diras que son père est mort, que sa mère est morte,
que son frère est mort, tous trois en un mois, de fièvre typhoïde, en
janvier 1883, v'là trois ans et demi.

A son tour, il sentit que tout son sang lui remuait dans le corps, et
il demeura pendant quelques instants tellement saisi qu'il ne trouvait
rien à répondre; puis il douta et demanda:

--T'es sûre?

--Je suis sûre.

--Qué qui te l'a dit?

Elle posa les mains sur ses épaules, et le regardant au fond des yeux:

--Tu jures de ne pas bavarder.

--Je le jure.

--Je suis sa sœur!

Il jeta ce nom, malgré lui.

--Françoise?

Elle le contempla de nouveau fixement, puis, soulevée par une épouvante
folle, par une horreur profonde, elle murmura tout bas, presque dans sa
bouche:

--Oh! oh! c'est toi, Célestin?

Ils ne bougèrent plus, les yeux dans les yeux.

Autour d'eux, les camarades hurlaient toujours! Le bruit des verres,
des poings, des talons scandant les refrains et les cris aigus des
femmes se mêlaient au vacarme des chants.

Il la sentait sur lui, enlacée à lui, chaude et terrifiée, sa sœur!
Alors, tout bas, de peur que quelqu'un l'écoutât, si bas qu'elle-même
l'entendit à peine:

--Malheur! j'avons fait de la belle besogne!

Elle eut, en une seconde, les yeux pleins de larmes et balbutia:

--C'est-il de ma faute?

Mais lui, soudain:

--Alors ils sont morts?

--Ils sont morts.

--Le pé, la mé, et le fré?

--Les trois en un mois, comme je t'ai dit. J'ai resté seule, sans
rien que mes hardes, vu que je devions le pharmacien, l' médecin et
l'enterrement des trois défunts, que j'ai payé avec les meubles.

J'entrai pour lors comme servante chez maît'e Cacheux, tu sais bien, l'
boiteux. J'avais quinze ans tout juste à çu moment-là pisque t'es parti
quand j'en avais point quatorze. J'ai fait une faute avec li. On est
si bête quand on est jeune. Pi j'allai comme bonne du notaire qui m'a
aussi débauchée et qui me conduisit au Havre dans une chambre. Bientôt
il n'est point r'venu; j'ai passé trois jours sans manger et pi ne
trouvant pas d'ouvrage, je suis entrée en maison, comme bien d'autres.
J'en ai vu aussi du pays, moi! ah! et du sale pays! Rouen, Évreux,
Lille, Bordeaux, Perpignan, Nice, et pi Marseille, où me v'là!

Les larmes lui sortaient des yeux et du nez, mouillaient ses joues,
coulaient dans sa bouche.

Elle reprit:

--Je te croyais mort aussi, té! mon pauv'e Célestin.

Il dit:

--Je t'aurais point r'connue, mé, t'étais si p'tite alors, et te v'là
si forte! mais comment que tu ne m'as point reconnu, té?

Elle eut un geste désespéré.

--Je vois tant d'hommes qu'ils me semblent tous pareils!

Il la regardait toujours au fond des yeux, étreint par une émotion
confuse et si forte qu'il avait envie de crier comme un petit enfant
qu'on bat. Il la tenait encore dans ses bras, à cheval sur lui, les
mains ouvertes dans le dos de la fille, et voilà qu'à force de la
regarder il la reconnut enfin, la petite sœur laissée au pays avec
tous ceux qu'elle avait vus mourir, elle, pendant qu'il roulait sur
les mers. Alors prenant soudain dans ses grosses pattes de marin cette
tête retrouvée, il se mit à l'embrasser comme on embrasse de la chair
fraternelle. Puis des sanglots, de grands sanglots d'homme, longs comme
des vagues, montèrent dans sa gorge pareils à des hoquets d'ivresse.

Il balbutiait:

--Te v'là, te r'voilà, Françoise, ma p'tite Françoise...

Puis tout à coup il se leva, se mit à jurer d'une voix formidable en
tapant sur la table un tel coup de poing que les verres culbutés se
brisèrent. Puis il fit trois pas, chancela, étendit les bras, tomba sur
la face. Et il se roulait par terre en criant, en battant le sol de ses
quatre membres, et en poussant de tels gémissements qu'ils semblaient
des râles d'agonie.

Tous ses camarades le regardaient en riant.

--Il est rien soûl, dit l'un.

--Faut le coucher, dit un autre, s'il sort on va le fiche au bloc.

Alors comme il avait de l'argent dans ses poches, la patronne offrit
un lit, et les camarades, ivres eux-mêmes à ne pas tenir debout, le
hissèrent par l'étroit escalier jusqu'à la chambre de la femme qui
l'avait reçu tout à l'heure, et qui demeura sur une chaise, au pied de
la couche criminelle, en pleurant autant que lui, jusqu'au matin.

  _Le Port_ a paru dans _l'Écho de Paris_ du vendredi 15 mars 1889.



LA MORTE.


JE l'avais aimée éperdument! Pourquoi aime-t-on? Est-ce bizarre de
ne plus voir dans le monde qu'un être, de n'avoir plus dans l'esprit
qu'une pensée, dans le cœur qu'un désir, et dans la bouche qu'un nom:
un nom qui monte incessamment, qui monte, comme l'eau d'une source, des
profondeurs de l'âme, qui monte aux lèvres, et qu'on dit, qu'on redit,
qu'on murmure sans cesse, partout, ainsi qu'une prière.

Je ne conterai point notre histoire. L'amour n'en a qu'une, toujours
la même. Je l'avais rencontrée et aimée. Voilà tout. Et j'avais vécu
pendant un an dans sa tendresse, dans ses bras, dans sa caresse, dans
son regard, dans ses robes, dans sa parole, enveloppé, lié, emprisonné
dans tout ce qui venait d'elle, d'une façon si complète que je ne
savais plus s'il faisait jour ou nuit, si j'étais mort ou vivant, sur
la vieille terre ou ailleurs.

Et voilà qu'elle mourut. Comment? Je ne sais pas, je ne sais plus.

Elle rentra mouillée, un soir de pluie, et le lendemain, elle toussait.
Elle toussa pendant une semaine environ et prit le lit.

Que s'est-il passé? Je ne sais plus.

Des médecins venaient, écrivaient, s'en allaient. On apportait des
remèdes; une femme les lui faisait boire. Ses mains étaient chaudes,
son front brûlant et humide, son regard brillant et triste. Je lui
parlais, elle me répondait. Que nous sommes-nous dit? Je ne sais plus.
J'ai tout oublié, tout, tout! Elle mourut, je me rappelle très bien son
petit soupir, son petit soupir si faible, le dernier. La garde dit:
«Ah!» Je compris, je compris!

Je n'ai plus rien su. Rien. Je vis un prêtre qui prononça ce mot:
«Votre maîtresse». Il me sembla qu'il l'insultait. Puisqu'elle était
morte on n'avait plus le droit de savoir cela. Je le chassai. Un autre
vint qui fut très bon, très doux. Je pleurai quand il me parla d'elle.

On me consulta sur mille choses pour l'enterrement. Je ne sais plus.
Je me rappelle cependant très bien le cercueil, le bruit des coups de
marteau quand on la cloua dedans. Ah! mon Dieu!

Elle fut enterrée! Enterrée! Elle! dans ce trou! Quelques personnes
étaient venues, des amies. Je me sauvai. Je courus. Je marchai
longtemps à travers des rues. Puis je rentrai chez moi. Le lendemain je
partis pour un voyage.


Hier, je suis rentré à Paris.

Quand je revis ma chambre, notre chambre, notre lit, nos meubles,
toute cette maison où était resté tout ce qui reste de la vie d'un
être après sa mort, je fus saisi par un retour de chagrin si violent
que je faillis ouvrir la fenêtre et me jeter dans la rue. Ne pouvant
plus demeurer au milieu de ces choses, de ces murs qui l'avaient
enfermée, abritée, et qui devaient garder dans leurs imperceptibles
fissures mille atomes d'elle, de sa chair et de son souffle, je pris
mon chapeau, afin de me sauver. Tout à coup, au moment d'atteindre la
porte, je passai devant la grande glace du vestibule qu'elle avait
fait poser là pour se voir, des pieds à la tête, chaque jour, en
sortant, pour voir si toute sa toilette allait bien, était correcte et
jolie, des bottines à la coiffure.

Et je m'arrêtai net en face de ce miroir qui l'avait si souvent
reflétée. Si souvent, si souvent, qu'il avait dû garder aussi son image.

J'étais là debout, frémissant, les yeux fixés sur le verre, sur le
verre plat, profond, vide, mais qui l'avait contenue tout entière,
possédée autant que moi, autant que mon regard passionné. Il me sembla
que j'aimais cette glace,--je la touchai,--elle était froide! Oh!
le souvenir! le souvenir! miroir douloureux, miroir brûlant, miroir
vivant, miroir horrible, qui fait souffrir toutes les tortures! Heureux
les hommes dont le cœur, comme une glace où glissent et s'effacent les
reflets, oublie tout ce qu'il a contenu, tout ce qui a passé devant
lui, tout ce qui s'est contemplé, miré, dans son affection, dans son
amour! Comme je souffre!

Je sortis et, malgré moi, sans savoir, sans le vouloir, j'allai vers le
cimetière. Je trouvai sa tombe toute simple, une croix de marbre avec
ces quelques mots: «Elle aima, fut aimée, et mourut».

Elle était là, là-dessous, pourrie! Quelle horreur! Je sanglotais, le
front sur le sol.

J'y restai longtemps, longtemps. Puis je m'aperçus que le soir venait.
Alors un désir bizarre, fou, un désir d'amant désespéré s'empara de
moi. Je voulus passer la nuit près d'elle, dernière nuit, à pleurer
sur sa tombe. Mais on me verrait, on me chasserait. Comment faire? Je
fus rusé. Je me levai et me mis à errer dans cette ville des disparus.
J'allais, j'allais. Comme elle est petite cette ville à côté de
l'autre, celle où l'on vit! Et pourtant comme ils sont plus nombreux
que les vivants, ces morts. Il nous faut de hautes maisons, des rues,
tant de place, pour les quatre générations qui regardent le jour en
même temps, boivent l'eau des sources, le vin des vignes et mangent le
pain des plaines.

Et pour toutes les générations des morts, pour toute l'échelle de
l'humanité descendue jusqu'à nous, presque rien, un champ, presque
rien! La terre les reprend, l'oubli les efface. Adieu!

Au bout du cimetière habité, j'aperçus tout à coup le cimetière
abandonné, celui où les vieux défunts achèvent de se mêler au sol, où
les croix elles-mêmes pourrissent, où l'on mettra demain les derniers
venus. Il est plein de roses libres, de cyprès vigoureux et noirs, un
jardin triste et superbe, nourri de chair humaine.

J'étais seul, bien seul. Je me blottis dans un arbre vert. Je m'y
cachai tout entier, entre ces branches grasses et sombres.

Et j'attendis, cramponné au tronc comme un naufragé sur une épave.


Quand la nuit fut noire, très noire, je quittai mon refuge et me mis à
marcher doucement, à pas lents, à pas sourds, sur cette terre pleine de
morts.

J'errai longtemps, longtemps, longtemps. Je ne la retrouvais pas. Les
bras étendus, les yeux ouverts, heurtant des tombes avec mes mains,
avec mes pieds, avec mes genoux, avec ma poitrine, avec ma tête
elle-même, j'allais sans la trouver. Je touchais, je palpais comme un
aveugle qui cherche sa route, je palpais des pierres, des croix, des
grilles de fer, des couronnes de verre, des couronnes de fleurs fanées!
Je lisais les noms avec mes doigts, en les promenant sur les lettres.
Quelle nuit! quelle nuit! Je ne la retrouvais pas!

Pas de lune! Quelle nuit! j'avais peur, une peur affreuse dans ces
étroits sentiers, entre deux lignes de tombes! Des tombes! des tombes!
des tombes! Toujours des tombes! A droite, à gauche, devant moi, autour
de moi, partout, des tombes! Je m'assis sur une d'elles, car je ne
pouvais plus marcher tant mes genoux fléchissaient. J'entendais battre
mon cœur! Et j'entendais autre chose aussi! Quoi? un bruit confus
innommable! Etait-ce dans ma tête affolée, dans la nuit impénétrable,
ou sous la terre mystérieuse, sous la terre ensemencée de cadavres
humains, ce bruit? Je regardais autour de moi!

Combien de temps suis-je resté là? Je ne sais pas. J'étais paralysé par
la terreur, j'étais ivre d'épouvante, prêt à hurler, prêt à mourir.

Et soudain il me sembla que la dalle de marbre sur laquelle j'étais
assis remuait. Certes, elle remuait, comme si on l'eût soulevée. D'un
bond, je me jetai sur le tombeau voisin, et je vis, oui, je vis la
pierre que je venais de quitter se dresser toute droite; et le mort
apparut, un squelette nu qui, de son dos courbé la rejetait. Je voyais,
je voyais très bien, quoique la nuit fut profonde. Sur la croix je pus
lire:

«Ici repose Jacques Olivant, décédé à l'âge de cinquante et un ans.
Il aimait les siens, fut honnête et bon, et mourut dans la paix du
Seigneur.»

Maintenant le mort aussi lisait les choses écrites sur son tombeau.
Puis il ramassa une pierre dans le chemin, une petite pierre aiguë,
et se mit à les gratter avec soin, ces choses. Il les effaça tout à
fait, lentement, regardant de ses yeux vides la place où tout à l'heure
elles étaient gravées; et, du bout de l'os qui avait été son index, il
écrivit en lettres lumineuses comme ces lignes qu'on trace aux murs
avec le bout d'une allumette:

«Ici repose Jacques Olivant, décédé à l'âge de cinquante et un ans. Il
hâta par ses duretés la mort de son père dont il désirait hériter, il
tortura sa femme, tourmenta ses enfants, trompa ses voisins, vola quand
il le put et mourut misérable.»

Quand il eut achevé d'écrire, le mort immobile contempla son œuvre. Et
je m'aperçus, en me retournant, que toutes les tombes étaient ouvertes,
que tous les cadavres en étaient sortis, que tous avaient effacé les
mensonges inscrits par les parents sur la pierre funéraire, pour y
rétablir la vérité.

Et je voyais que tous avaient été les bourreaux de leurs proches,
haineux, déshonnêtes, hypocrites, menteurs, fourbes, calomniateurs,
envieux, qu'ils avaient volé, trompé, accompli tous les actes honteux,
tous les actes abominables, ces bons pères, ces épouses fidèles, ces
fils dévoués, ces jeunes filles chastes, ces commerçants probes, ces
hommes et ces femmes dits irréprochables.

Ils écrivaient tous en même temps, sur le seuil de leur demeure
éternelle, la cruelle, terrible et sainte vérité que tout le monde
ignore ou feint d'ignorer sur la terre.

Je pensai qu'_elle_ aussi avait dû la tracer sur sa tombe. Et sans peur
maintenant, courant au milieu des cercueils entr'ouverts, au milieu des
cadavres, au milieu des squelettes, j'allai vers elle, sûr que je la
trouverais aussitôt.

Je la reconnus de loin, sans voir le visage enveloppé du suaire.

Et sur la croix de marbre où tout à l'heure j'avais lu:

«Elle aima, fut aimée, et mourut», j'aperçus:

«Étant sortie un jour pour tromper son amant, elle eut froid sous la
pluie, et mourut.»

Il paraît qu'on me ramassa, inanimé, au jour levant, auprès d'une
tombe.
......................................................................

  _La Morte_ a paru dans _le Gil-Blas_ du mardi 31 mai 1887.



L'ENDORMEUSE.


LA Seine s'étalait devant ma maison, sans une ride, et vernie par
le soleil du matin. C'était une belle, large, lente, longue coulée
d'argent, empourprée par places; et de l'autre côté du fleuve, de
grands arbres alignés étendaient sur toute la berge une immense
muraille de verdure.

La sensation de la vie qui recommence chaque jour, de la vie fraîche,
gaie, amoureuse, frémissait dans les feuilles, palpitait dans l'air,
miroitait sur l'eau.

On me remit les journaux que le facteur venait d'apporter et je m'en
allai sur la rive, à pas tranquilles, pour les lire.

Dans le premier que j'ouvris, j'aperçus ces mots: «Statistique des
suicides» et j'appris que, cette année, plus de huit mille cinq cents
être humains se sont tués.

Instantanément, je les vis! Je vis ce massacre, hideux et volontaire
des désespérés las de vivre. Je vis des gens qui saignaient, la
mâchoire brisée, le crâne crevé, la poitrine trouée par une balle,
agonisant lentement, seuls dans une petite chambre d'hôtel, et sans
penser à leur blessure, pensant toujours à leur malheur.

J'en vis d'autres, la gorge ouverte ou le ventre fendu, tendant encore
dans leur main le couteau de cuisine ou le rasoir.

J'en vis d'autres, assis tantôt devant un verre où trempaient des
allumettes, tantôt devant une petite bouteille qui portait une
étiquette rouge.

Ils regardaient cela avec des yeux fixes, sans bouger; puis ils
buvaient, puis ils attendaient; puis une grimace passait sur leurs
joues, crispait leurs lèvres; une épouvante égarait leurs yeux, car ils
ne savaient pas qu'on souffrait tant avant la fin.

Ils se levaient, s'arrêtaient, tombaient et, les deux mains sur le
ventre, ils sentaient leurs organes brûlés, leurs entrailles rongées
par le feu du liquide, avant que leur pensée fût seulement obscurcie.

J'en vis d'autres pendus au clou du mur, à l'espagnolette de la
fenêtre, au crochet du plafond, à la poutre du grenier, à la branche
d'arbre, sous la pluie du soir. Et je devinais tout ce qu'ils avaient
fait avant de rester là, la langue tirée, immobiles. Je devinais
l'angoisse de leur cœur, leurs hésitations dernières, leurs mouvements
pour attacher la corde, constater qu'elle tenait bien, se la passer au
cou et se laisser tomber.

J'en vis d'autres couchés sur des lits misérables, des mères avec leurs
petits enfants, des vieillards crevant la faim, des jeunes filles
déchirées par des angoisses d'amour, tous rigides, étouffés, asphyxiés,
tandis qu'au milieu de la chambre fumait encore le réchaud de charbon.

Et j'en aperçus qui se promenaient dans la nuit sur les ponts déserts.
C'étaient les plus sinistres. L'eau coulait sous les arches avec un
bruit mou. Ils ne la voyaient pas..., ils la devinaient en aspirant
son odeur froide! Ils en avaient envie et ils en avaient peur. Ils
n'osaient point! Pourtant, il le fallait. L'heure sonnait au loin à
quelque clocher, et soudain, dans le large silence des ténèbres,
passaient, vite étouffés, le claquement d'un corps tombant dans la
rivière, quelques cris, un clapotement d'eau battue avec des mains. Ce
n'était parfois aussi que le clouf de leur chute, quand ils s'étaient
lié les bras ou attaché une pierre aux pieds.

Oh! les pauvres gens, les pauvres gens, les pauvres gens, comme j'ai
senti leurs angoisses, comme je suis mort de leur mort! J'ai passé par
toutes leurs misères; j'ai subi, en une heure, toutes leurs tortures.
J'ai su tous les chagrins qui les ont conduits là; car je sens
l'infamie trompeuse de la vie, comme personne, plus que moi, ne l'a
sentie.

Comme je les ai compris, ceux qui, faibles, harcelés par la malechance,
ayant perdu les êtres aimés, réveillés du rêve d'une récompense
tardive, de l'illusion d'une autre existence où Dieu serait juste
enfin, après avoir été féroce, et désabusés des mirages du bonheur,
en ont assez et veulent finir ce drame sans trêve ou cette honteuse
comédie.

Le suicide! mais c'est la force de ceux qui n'en ont plus, c'est
l'espoir de ceux qui ne croient plus, c'est le sublime courage des
vaincus! Oui, il y a au moins une porte à cette vie, nous pouvons
toujours l'ouvrir et passer de l'autre côté. La nature a eu un
mouvement de pitié; elle ne nous a pas emprisonnés. Merci pour les
désespérés!

Quant aux simples désabusés, qu'ils marchent devant eux l'âme libre
et le cœur tranquille. Ils n'ont rien à craindre, puisqu'ils peuvent
s'en aller; puisque derrière eux est toujours cette porte que les dieux
rêvés ne peuvent même fermer.

Je songeais à cette foule de morts volontaires: plus de huit mille cinq
cents en une année. Et il me semblait qu'ils s'étaient réunis pour
jeter au monde une prière, pour crier un vœu, pour demander quelque
chose, réalisable plus tard, quand on comprendra mieux. Il me semblait
que tous ces suppliciés, ces égorgés, ces empoisonnés, ces pendus,
ces asphyxiés, ces noyés, s'en venaient, horde effroyable, comme des
citoyens qui votent, dire à la société: «Accordez-nous au moins une
mort douce! Aidez-nous à mourir, vous qui ne nous avez pas aidés à
vivre! Voyez, nous sommes nombreux, nous avons le droit de parler,
en ces jours de liberté, d'indépendance philosophique et de suffrage
populaire. Faites à ceux qui renoncent à vivre l'aumône d'une mort qui
ne soit point répugnante ni effroyable.»
......................................................................

Je me mis à rêvasser, laissant ma pensée vagabonder sur ce sujet en des
songeries bizarres et mystérieuses.

Je me crus, à un moment, dans une belle ville. C'était Paris; mais
à quelle époque? J'allais par les rues, regardant les maisons, les
théâtres, les établissements publics, et voilà que, sur une place,
j'aperçus un grand bâtiment, fort élégant, coquet et joli.

Je fus surpris, car on lisait sur la façade, en lettres d'or: «Œuvre de
la mort volontaire».

Oh! étrangeté des rêves éveillés où l'esprit s'envole dans un monde
irréel et possible! Rien n'y étonne; rien n'y choque; et la fantaisie
débridée ne distingue plus le comique et le lugubre.

Je m'approchai de cet édifice, où des valets en culotte courte étaient
assis dans un vestibule, devant un vestiaire, comme à l'entrée d'un
cercle.

J'entrai pour voir. Un d'eux, se levant, me dit:

--Monsieur désire?

--Je désire savoir ce que c'est que cet endroit.

--Pas autre chose?

--Mais non.

--Alors, monsieur veut-il que je le conduise chez le secrétaire de
l'œuvre?

J'hésitais. J'interrogeai encore:

--Mais, cela ne le dérangera pas?

--Oh non, monsieur, il est ici pour recevoir les personnes qui désirent
des renseignements.

--Allons, je vous suis.

Il me fit traverser des couloirs où quelques vieux messieurs causaient;
puis je fus introduit dans un beau cabinet, un peu sombre, tout meublé
de bois noir. Un jeune homme, gras, ventru, écrivait une lettre en
fumant un cigare dont le parfum me révéla la qualité supérieure.

Il se leva. Nous nous saluâmes, et quand le valet fut parti, il demanda:

--Que puis-je pour votre service?

--Monsieur, lui répondis-je, pardonnez-moi mon indiscrétion. Je n'avais
jamais vu cet établissement. Les quelques mots inscrits sur la façade
m'ont fortement étonné; et je désirerais savoir ce qu'on y fait.

Il sourit avant de répondre, puis, à mi-voix, avec un air de
satisfaction:

--Mon Dieu, monsieur, on tue proprement et doucement, je n'ose pas dire
agréablement, les gens qui désirent mourir.

Je ne me sentis pas très ému, car cela me parut en somme naturel et
juste. J'étais surtout étonné qu'on eût pu, sur cette planète à idées
basses, utilitaires, humanitaires, égoïstes et coercitives de toute
liberté réelle, oser une pareille entreprise, digne d'une humanité
émancipée.

Je repris:

--Comment en êtes-vous arrivé là?

Il répondit:

--Monsieur, le chiffre des suicides s'est tellement accru pendant
les cinq années qui ont suivi l'Exposition universelle de 1889, que
des mesures sont devenues urgentes. On se tuait dans les rues, dans
les fêtes, dans les restaurants, au théâtre, dans les wagons, dans
les réceptions du président de la République, partout. C'était non
seulement un vilain spectacle pour ceux qui aiment bien vivre comme
moi, mais aussi un mauvais exemple pour les enfants. Alors il a fallu
centraliser les suicides.

--D'où venait cette recrudescence?

--Je n'en sais rien. Au fond, je crois que le monde vieillit. On
commence à y voir clair, et on en prend mal son parti. Il en est
aujourd'hui de la destinée comme du gouvernement, on sait ce que
c'est; on constate qu'on est floué partout, et on s'en va. Quand on a
reconnu que la providence ment, triche, vole, trompe les humains comme
un simple député ses électeurs, on se fâche, et comme on ne peut en
nommer une autre tous les trois mois, ainsi que nous faisons pour nos
représentants concessionnaires, on quitte la place, qui est décidément
mauvaise.

--Vraiment!

--Oh! moi, je ne me plains pas.

--Voulez-vous me dire comment fonctionne votre œuvre?

--Très volontiers. Vous pourrez d'ailleurs en faire partie quand il
vous plaira. C'est un cercle.

--Un cercle!!...

--Oui, monsieur, fondé par les hommes les plus éminents du pays, par
les plus grands esprits et les plus claires intelligences.

Il ajouta, en riant de tout son cœur:

--Et je vous jure qu'on s'y plaît beaucoup.

--Ici?

--Oui ici.

--Vous m'étonnez.

--Mon Dieu! on s'y plaît parce que les membres du cercle n'ont pas
cette peur de la mort qui est la grande gâcheuse des joies sur la terre.

--Mais alors, pourquoi sont-ils membres de ce cercle, s'ils ne se tuent
pas?

--On peut être membre du cercle sans se mettre pour cela dans
l'obligation de se tuer.

--Mais alors?

--Je m'explique. Devant le nombre démesurément croissant des suicides,
devant les spectacles hideux qu'ils nous donnaient, s'est formée une
société de pure bienfaisance, protectrice des désespérés, qui a mis à
leur disposition une mort calme et insensible, sinon imprévue.

--Qui donc a pu autoriser une pareille œuvre?

--Le général Boulanger, pendant son court passage au pouvoir. Il ne
savait rien refuser. Il n'a fait que cela de bon, d'ailleurs. Donc, une
société s'est formée d'hommes clairvoyants, désabusés, sceptiques, qui
ont voulu élever en plein Paris une sorte de temple du mépris de la
mort. Elle fut d'abord, cette maison, un endroit redouté, dont personne
n'approchait. Alors, les fondateurs, qui s'y réunissaient, y ont donné
une grande soirée d'inauguration avec Mmes Sarah Bernhardt, Judic,
Théo, Granier et vingt autres, MM. de Reszké, Coquelin, Mounet-Sully,
Paulus, etc.; puis des concerts, des comédies de Dumas, de Meilhac,
d'Halévy, de Sardou. Nous n'avons qu'un four, une pièce de M. Becque,
qui a semblé triste, mais qui a eu ensuite un très grand succès à la
Comédie-Française. Enfin tout Paris est venu. L'affaire était lancée.

--Au milieu des fêtes! Quelle macabre plaisanterie!

--Pas du tout. Il ne faut pas que la mort soit triste, il faut qu'elle
soit indifférente. Nous avons égayé la mort, nous l'avons fleurie, nous
l'avons parfumée, nous l'avons faite facile. On apprend à secourir par
l'exemple; on peut voir, ça n'est rien.

--Je comprends fort bien qu'on soit venu pour les fêtes; mais est-on
venu pour..... Elle?

--Pas tout de suite, on se méfiait.

--Et plus tard?

--On est venu.

--Beaucoup?

--En masse. Nous en avons plus de quarante par jour. On ne trouve
presque plus de noyés dans la Seine.

--Qui est-ce qui a commencé?

--Un membre du cercle.

--Un dévoué?

--Je ne crois pas. Un embêté, un décavé, qui avait eu des différences
énormes au baccarat, pendant trois mois.

--Vraiment?

--Le second a été un Anglais, un excentrique. Alors, nous avons fait de
la réclame dans les journaux, nous avons raconté notre procédé, nous
avons inventé des morts capables d'attirer. Mais le grand mouvement a
été donné par les pauvres gens.

--Comment procédez-vous?

--Voulez-vous visiter? je vous expliquerai en même temps.

--Certainement.

Il prit son chapeau, ouvrit la porte, me fit passer puis entrer dans
une salle de jeu où des hommes jouaient comme on joue dans tous les
tripots. Il traversait ensuite divers salons. On y causait vivement,
gaiement. J'avais rarement vu un cercle aussi vivant, aussi animé,
aussi rieur.

Comme je m'en étonnais:

--Oh! reprit le secrétaire, l'œuvre a une vogue inouïe. Tout le monde
chic de l'univers entier en fait partie pour avoir l'air de mépriser
la mort. Puis, une fois qu'ils sont ici, ils se croient obligés d'être
gais afin de ne pas paraître effrayés. Alors, on plaisante, on rit, on
blague, on a de l'esprit et on apprend à en avoir. C'est certainement
aujourd'hui l'endroit le mieux fréquenté et le plus amusant de Paris.
Les femmes mêmes s'occupent en ce moment de créer une annexe pour elles.

--Et malgré cela, vous avez beaucoup de suicides dans la maison?

--Comme je vous l'ai dit, environ quarante ou cinquante par jour. Les
gens du monde sont rares; mais les pauvres diables abondent. La classe
moyenne aussi donne beaucoup.

--Et comment... fait-on?

--On asphyxie,... très doucement.

--Par quel procédé?

--Un gaz de notre invention. Nous avons un brevet. De l'autre côté de
l'édifice, il y a les portes du public. Trois petites portes donnant
sur de petites rues. Quand un homme ou une femme se présente, on
commence à l'interroger; puis on lui offre un secours, de l'aide, des
protections. Si le client accepte, on fait une enquête et souvent nous
en avons sauvé.

--Où trouvez-vous l'argent?

--Nous en avons beaucoup. La cotisation des membres est fort élevée.
Puis il est de bon ton de donner à l'œuvre. Les noms de tous les
donateurs sont imprimés dans le _Figaro_. Or tout suicide d'homme riche
coûte mille francs. Et ils meurent à la pose. Ceux des pauvres sont
gratuits.

--Comment reconnaissez-vous les pauvres?

--Oh! oh! monsieur, on les devine! Et puis ils doivent apporter un
certificat d'indigents du commissaire de police de leur quartier. Si
vous saviez comme c'est sinistre, leur entrée! J'ai visité une fois
seulement cette partie de notre établissement, je n'y retournerai
jamais. Comme local, c'est aussi bien qu'ici, presque aussi riche
et confortable; mais eux..... Eux!!! Si vous les voyiez arriver,
les vieux en guenilles qui viennent mourir; des gens qui crèvent de
misère depuis des mois, nourris au coin des bornes comme les chiens
des rues; des femmes en haillons, décharnées, qui sont malades,
paralysées, incapables de trouver leur vie et qui nous disent, après
avoir raconté leur cas: «Vous voyez bien que ça ne peut pas continuer,
puisque je ne peux plus rien faire et rien gagner, moi». J'en ai vu
venir une de quatre-vingt-sept ans, qui avait perdu tous ses enfants
et petits-enfants, et qui, depuis six semaines, couchait dehors. J'en
ai été malade d'émotion. Puis, nous avons tant de cas différents, sans
compter les gens qui ne disent rien et qui demandent simplement: «Où
est-ce?» Ceux-là, on les fait entrer, et c'est fini tout de suite.

Je répétai, le cœur crispé:

--Et... où est-ce?

--Ici.

Il ouvrit une porte en ajoutant:

--Entrez, c'est la partie spécialement réservée aux membres du cercle,
et celle qui fonctionne le moins. Nous n'y avons eu encore que onze
anéantissements.

--Ah! vous appelez cela un... anéantissement.

--Oui, monsieur. Entrez donc.

J'hésitais. Enfin j'entrai. C'était une délicieuse galerie, une sorte
de serre, que des vitraux d'un bleu pâle, d'un rose tendre, d'un vert
léger, entouraient poétiquement de paysages de tapisseries. Il y avait
dans ce joli salon des divans, de superbes palmiers, des fleurs, des
roses surtout, embaumantes, des livres sur des tables, la _Revue des
Deux-Mondes_, des cigares en des boîtes de la régie, et, ce qui me
surprit, des pastilles de Vichy dans une bonbonnière.

Comme je m'en étonnais:

--Oh! on vient souvent causer ici, dit mon guide.

Il reprit:

--Les salles du public sont pareilles, mais plus simplement meublées.

Je demandai:

--Comment fait-on?

Il désigna du doigt une chaise longue, couverte de crêpe de Chine
crémeux, à broderies blanches, sous un grand arbuste inconnu, au pied
duquel s'arrondissait une plate-bande de réséda.

Le secrétaire ajouta d'une voix plus basse:

--On change à volonté la fleur et le parfum, car notre gaz, tout à fait
imperceptible, donne à la mort l'odeur de la fleur qu'on aima. On le
volatilise avec des essences.

Voulez-vous que je vous le fasse aspirer une seconde?

--Merci, lui dis-je vivement, pas encore...

Il se mit à rire.

--Oh! monsieur, il n'y a aucun danger. Je l'ai moi-même constaté
plusieurs fois.

J'eus peur de lui paraître lâche. Je repris:

--Je veux bien.

--Étendez-vous sur l'_Endormeuse_.

Un peu inquiet, je m'assis sur la chaise basse en crêpe de Chine, puis
je m'allongeai, et presque aussitôt je fus enveloppé par une odeur
délicieuse de réséda. J'ouvris la bouche pour la mieux boire, car
mon âme déjà s'était engourdie, oubliait, savourait, dans le premier
trouble de l'asphyxie, l'ensorcelante ivresse d'un opium enchanteur et
foudroyant.

Je fus secoué par le bras.

--Oh! oh! monsieur, disait en riant le secrétaire, il me semble que
vous vous y laissez prendre.
......................................................................

Mais une voix, une vraie voix, et non plus celle des songeries, me
saluait avec un timbre paysan:

--Bonjour, m'sieu. Ça va-t-il?

Mon rêve s'envola. Je vis la Seine claire sous le soleil, et, arrivant
par un sentier, le garde champêtre du pays, qui touchait de sa main
droite son képi noir galonné d'argent. Je répondis:

--Bonjour, Marinel. Où allez-vous donc?

--Je vais constater un noyé qu'on a repêché près des Morillons. Encore
un qui s'a jeté dans le bouillon. Même qu'il avait retiré sa culotte
pour s'attacher les jambes avec.

  _L'Endormeuse_ a paru dans _l'Écho de Paris_ du 16 septembre 1889.



MADAME HERMET.


LES fous m'attirent. Ces gens-là vivent dans un pays mystérieux de
songes bizarres, dans ce nuage impénétrable de la démence où tout ce
qu'ils ont vu sur la terre, tout ce qu'ils ont aimé, tout ce qu'ils
ont fait recommence pour eux dans une existence imaginée en dehors
de toutes les lois qui gouvernent les choses et régissent la pensée
humaine.

Pour eux l'impossible n'existe plus, l'invraisemblable disparaît, le
féerique devient constant et le surnaturel familier. Cette vieille
barrière, la logique, cette vieille muraille, la raison, cette vieille
rampe des idées, le bon sens, se brisent, s'abattent, s'écroulent
devant leur imagination lâchée en liberté, échappée dans le pays
illimité de la fantaisie, et qui va par bonds fabuleux sans que rien
l'arrête. Pour eux tout arrive et tout peut arriver. Ils ne font
point d'efforts pour vaincre les événements, dompter les résistances,
renverser les obstacles. Il suffit d'un caprice de leur volonté
illusionnante pour qu'ils soient princes, empereurs ou dieux, pour
qu'ils possèdent toutes les richesses du monde, toutes les choses
savoureuses de la vie, pour qu'ils jouissent de tous les plaisirs, pour
qu'ils soient toujours forts, toujours beaux, toujours jeunes, toujours
chéris! Eux seuls peuvent être heureux sur la terre, car, pour eux, la
Réalité n'existe plus. J'aime à me pencher sur leur esprit vagabond,
comme on se penche sur un gouffre où bouillonne tout au fond un torrent
inconnu, qui vient on ne sait d'où et va on ne sait où.

Mais à rien ne sert de se pencher sur ces crevasses, car jamais on ne
pourra savoir d'où vient cette eau, où va cette eau. Après tout, ce
n'est que de l'eau, pareille à celle qui coule au grand jour, et la
voir ne nous apprendrait pas grand'chose.

A rien ne sert non plus de se pencher sur l'esprit des fous, car
leurs idées les plus bizarres ne sont, en somme, que des idées déjà
connues, étranges seulement, parce qu'elles ne sont plus enchaînées
par la Raison. Leur source capricieuse nous confond de surprise, parce
qu'on ne la voit pas jaillir. Il a suffi sans doute d'une petite pierre
tombée dans son cours pour produire ces bouillonnements. Pourtant les
fous m'attirent toujours, et toujours je reviens vers eux, appelé
malgré moi par ce mystère banal de la démence.


Or, un jour, comme je visitais un de leurs asiles, le médecin qui me
conduisait me dit:

--Tenez, je vais vous montrer un cas intéressant.

Et il fit ouvrir une cellule où une femme âgée d'environ quarante ans,
encore belle, assise dans un grand fauteuil, regardait avec obstination
son visage dans une petite glace à main.

Dès qu'elle nous aperçut, elle se dressa, courut au fond de
l'appartement chercher un voile jeté sur une chaise, s'enveloppa la
figure avec grand soin, puis revint, en répondant d'un signe de tête à
nos saluts.

--Eh bien! dit le docteur, comment allez-vous, ce matin?

Elle poussa un profond soupir.

--Oh! mal, très mal, monsieur, les marques augmentent tous les jours.

Il répondit avec un air convaincu:

--Mais non, mais non, je vous assure que vous vous trompez.

Elle se rapprocha de lui pour murmurer:

--Non. J'en suis certaine. J'ai compté dix trous de plus ce matin,
trois sur la joue droite, quatre sur la joue gauche et trois sur le
front. C'est affreux, affreux! Je n'oserai plus me laisser voir à
personne, pas même à mon fils, non, pas même à lui! Je suis perdue, je
suis défigurée pour toujours.

Elle retomba sur son fauteuil et se mit à sangloter.

Le médecin prit une chaise, s'assit près d'elle, et d'une voix douce,
consolante:

--Voyons, montrez-moi ça, je vous assure que ce n'est rien. Avec une
petite cautérisation je ferai tout disparaître.

Elle répondit «non» de la tête, sans une parole. Il voulut toucher
son voile, mais elle le saisit à deux mains si fort que ses doigts
entrèrent dedans.

Il se remit à l'exhorter et à la rassurer.

--Voyons, vous savez bien que je vous les enlève toutes les fois, ces
vilains trous, et qu'on ne les aperçoit plus du tout quand je les ai
soignés. Si vous ne me les montrez pas, je ne pourrai point vous guérir.

Elle murmura:

--A vous encore je veux bien, mais je ne connais pas ce monsieur qui
vous accompagne.

--C'est aussi un médecin, qui vous soignera encore bien mieux que moi.

Alors elle se laissa découvrir la figure, mais sa peur, son émotion,
sa honte d'être vue la rendaient rouge jusqu'à la chair du cou qui
s'enfonçait dans sa robe. Elle baissait les yeux, tournait son
visage, tantôt à droite, tantôt à gauche, pour éviter nos regards, et
balbutiait:

--Oh! je souffre affreusement de me laisser voir ainsi! C'est horrible,
n'est-ce pas? C'est horrible?

Je la contemplais fort surpris, car elle n'avait rien sur la face, pas
une marque, pas une tache, pas un signe ni une cicatrice.

Elle se tourna vers moi, les yeux toujours baissés et me dit:

--C'est en soignant mon fils que j'ai gagné cette épouvantable
maladie, monsieur. Je l'ai sauvé, mais je suis défigurée. Je lui ai
donné ma beauté, à mon pauvre enfant. Enfin, j'ai fait mon devoir, ma
conscience est tranquille. Si je souffre, il n'y a que Dieu qui le sait.

Le docteur avait tiré de sa poche un mince pinceau d'aquarelliste.

--Laissez faire, dit-il, je vais vous arranger tout cela.

Elle tendit sa joue droite et il commença à la toucher par coups
légers, comme s'il eut posé dessus de petits points de couleur. Il en
fit autant sur la joue gauche, puis sur le menton, puis sur le front;
puis il s'écria:

--Regardez, il n'y a plus rien, plus rien!

Elle prit la glace, se contempla longtemps avec une attention profonde,
une attention aiguë, avec un effort violent de tout son esprit, pour
découvrir quelque chose, puis elle soupira:

--Non. Ça ne se voit plus beaucoup. Je vous remercie infiniment.

Le médecin s'était levé. Il la salua, me fit sortir puis me suivit; et,
dès que la porte fut refermée:

--Voici l'histoire atroce de cette malheureuse, dit-il.


Elle s'appelle Mme Hermet. Elle fut très belle, très coquette, très
aimée, et très heureuse de vivre.

C'était une de ces femmes qui n'ont au monde que leur beauté et leur
désir de plaire pour les soutenir, les gouverner ou les consoler dans
l'existence. Le souci constant de sa fraîcheur, les soins de son
visage, de ses mains, de ses dents, de toutes les parcelles de son
corps qu'elle pouvait montrer prenaient toutes ses heures et toute son
attention.

Elle devint veuve, avec un fils. L'enfant fut élevé comme le sont tous
les enfants des femmes du monde très admirées. Elle l'aima pourtant.

Il grandit; et elle vieillit. Vit-elle venir la crise fatale je n'en
sais rien. A-t-elle, comme tant d'autres, regardé chaque matin pendant
des heures et des heures la peau si fine jadis, si transparente
et si claire, qui maintenant se plisse un peu sous les yeux, se
fripe de mille traits encore imperceptibles, mais qui se creuseront
davantage, jour par jour, mois par mois? A-t-elle vu s'agrandir aussi,
sans cesse, d'une façon lente et sûre les longues rides du front,
ces minces serpents que rien n'arrête? A-t-elle subi la torture,
l'abominable torture du miroir, du petit miroir à poignée d'argent
qu'on ne peut se décider à reposer sur la table, puis qu'on rejette
avec rage et qu'on reprend aussitôt, pour revoir, de tout près, de plus
près, l'odieux et tranquille ravage de la vieillesse qui s'approche?
S'est-elle enfermée dix fois, vingt fois en un jour, quittant, sans
raison, le salon où causent des amies, pour remonter dans sa chambre
et, sous la protection des verrous et des serrures, regarder encore le
travail de destruction de la chair mûre qui se fane, pour constater
avec désespoir le progrès léger du mal que personne encore ne semble
voir, mais qu'elle connaît bien, elle? Elle sait où sont ses attaques
les plus graves, les plus profondes morsures de l'âge. Et le miroir,
le petit miroir tout rond dans son cadre d'argent ciselé, lui dit
d'abominables choses, car il parle, il semble rire, il raille et lui
annonce tout ce qui va venir, toutes les misères de son corps, et
l'atroce supplice de sa pensée jusqu'au jour de sa mort, qui sera celui
de sa délivrance.

A-t-elle pleuré, éperdue, à genoux, le front par terre, et prié, prié,
prié. Celui qui tue ainsi les êtres et ne leur donne la jeunesse que
pour leur rendre plus dure la vieillesse, et ne leur prête la beauté
que pour la reprendre aussitôt; l'a-t-elle prié, supplié de faire pour
elle ce que jamais il n'a fait pour personne, de lui laisser, jusqu'à
son dernier jour, le charme, la fraîcheur et la grâce? Puis comprenant
qu'elle implore en vain l'inflexible Inconnu qui pousse les ans, l'un
après l'autre, s'est-elle roulée, en se tordant les bras, sur les tapis
de sa chambre, a-t-elle heurté son front aux meubles en retenant dans
sa gorge des cris affreux de désespoir?

Sans doute elle a subi ces tortures. Car voici ce qui arriva:


Un jour (elle avait alors trente-cinq ans), son fils, âgé de quinze,
tomba malade.

Il prit le lit sans qu'on pût encore déterminer d'où provenait sa
souffrance et quelle en était la nature.

Un abbé, son précepteur, veillait près de lui et ne le quittait guère,
tandis que Mme Hermet, matin et soir, venait prendre de ses nouvelles.

Elle entrait, le matin, en peignoir de nuit, souriante, toute parfumée
déjà, et demandait, dès la porte:

--Eh bien! Georges, allons-nous mieux?

Le grand enfant, rouge, la figure gonflée, et rongé par la fièvre,
répondait:

--Oui, petite mère, un peu mieux.

Elle demeurait quelques instants dans la chambre, regardait les
bouteilles de drogues en faisant «pouah» du bout des lèvres, puis
soudain s'écriait: «Ah! j'oubliais une chose très urgente»; et elle
se sauvait en courant et laissant derrière elle de fines odeurs de
toilette.

Le soir, elle apparaissait en robe décolletée, plus pressée encore, car
elle était toujours en retard; et elle avait juste le temps de demander:

--Eh bien, qu'a dit le médecin?

L'abbé répondait:

--Il n'est pas encore fixé, madame.

Or, un soir, l'abbé répondit: «Madame, votre fils est atteint de la
petite vérole.»

Elle poussa un grand cri de peur, et se sauva.

Quand sa femme de chambre entra chez elle le lendemain, elle sentit
d'abord dans la pièce une forte odeur de sucre brûlé, et elle trouva
sa maîtresse, les yeux ouverts, le visage pâli par l'insomnie et
grelottant d'angoisse dans son lit.

Mme Hermet demanda, dès que ses contrevents furent ouverts:

--Comment va Georges?

--Oh! pas bien du tout aujourd'hui, madame.

Elle ne se leva qu'à midi, mangea deux œufs avec une tasse de thé,
comme si elle-même eût été malade, puis elle sortit et s'informa chez
un pharmacien des méthodes préservatrices contre la contagion de la
petite vérole.

Elle ne rentra qu'à l'heure du dîner, chargée de fioles, et s'enferma
aussitôt dans sa chambre, où elle s'imprégna de désinfectants.

L'abbé l'attendait dans la salle à manger. Dès qu'elle l'aperçut, elle
s'écria, d'une voix pleine d'émotion:

--Eh bien?

--Oh! pas mieux. Le docteur est fort inquiet.

Elle se mit à pleurer, et ne put rien manger tant elle se sentait
tourmentée.

Le lendemain, dès l'aurore, elle fit prendre des nouvelles, qui ne
furent pas meilleures, et elle passa tout le jour dans sa chambre
où fumaient de petits brasiers en répandant de fortes odeurs. Sa
domestique, en outre, affirma qu'on l'entendit gémir pendant toute la
soirée.

Une semaine entière se passa ainsi sans qu'elle fît autre chose
que sortir une heure ou deux pour prendre l'air, vers le milieu de
l'après-midi.

Elle demandait maintenant des nouvelles toutes les heures, et
sanglotait quand elles étaient plus mauvaises.

Le onzième jour au matin, l'abbé s'étant fait annoncer, entra chez
elle, le visage grave et pâle et il dit, sans prendre le siège qu'elle
lui offrait:

--Madame, votre fils est fort mal, et il désire vous voir.

Elle se jeta sur les genoux en s'écriant:

--Ah! mon Dieu! Ah! mon Dieu! Je n'oserai jamais! Mon Dieu! Mon Dieu!
secourez-moi!

Le prêtre reprit:

--Le médecin garde peu d'espoir, madame, et Georges vous attend!

Puis il sortit.

Deux heures plus tard, comme le jeune homme, se sentant mourir,
demandait sa mère de nouveau, l'abbé rentra chez elle et la trouva
toujours à genoux, pleurant toujours et répétant:

«Je ne veux pas... je ne veux pas... J'ai trop peur... je ne veux
pas...»

Il essaya de la décider, de la fortifier, de l'entraîner. Il ne parvint
qu'à lui donner une crise de nerfs qui dura longtemps et la fit hurler.

Le médecin, étant revenu vers le soir, fut informé de cette lâcheté, et
déclara qu'il l'amènerait, lui, de gré ou de force. Mais après avoir
essayé de tous les arguments, comme il la soulevait par la taille pour
l'emporter près de son fils, elle saisit la porte et s'y cramponna
avec tant de force qu'on ne put l'en arracher. Puis lorsqu'on l'eut
lâchée, elle se prosterna aux pieds du médecin, en demandant pardon,
en s'accusant d'être une misérable. Et elle criait: «Oh! il ne va pas
mourir, dites-moi qu'il ne va pas mourir, je vous en prie, dites-lui
que je l'aime, que je l'adore...»

Le jeune homme agonisait. Se voyant à ses derniers moments, il
supplia qu'on décidât sa mère à lui dire adieu. Avec cette espèce de
pressentiment qu'ont parfois les moribonds, il avait tout compris, tout
deviné et il disait: «Si elle n'ose pas entrer, priez-la seulement
de venir par le balcon jusqu'à ma fenêtre pour que je la voie, au
moins, pour que je lui dise adieu d'un regard puisque je ne puis pas
l'embrasser.»

Le médecin et l'abbé retournèrent encore vers cette femme: «Vous ne
risquerez rien, affirmaient-ils, puisqu'il y aura une vitre entre vous
et lui.»

Elle consentit, se couvrit la tête, prit un flacon de sels, fit trois
pas sur le balcon, puis soudain, cachant sa figure dans ses mains, elle
gémit: «Non..., non..., je n'oserai jamais le voir... jamais..., j'ai
trop de honte..., j'ai trop peur..., non..., je ne peux pas.»

On voulut la traîner, mais elle tenait à pleines mains les barreaux et
poussait de telles plaintes que les passants, dans la rue, levaient la
tête.

Et le mourant attendait, les yeux tournés vers cette fenêtre, il
attendait, pour mourir, qu'il eût vu une dernière fois la figure douce
et bien-aimée, le visage sacré de sa mère.

Il attendit longtemps, et la nuit vint. Alors il se retourna vers le
mur et ne prononça plus une parole.

Quand le jour parut, il était mort. Le lendemain, elle était folle.

  _Madame Hermet_ a paru dans _le Gil-Blas_ du 12 janvier 1887.



TABLE DES MATIÈRES.


                             Pages.

  Allouma.                        1

  Hautot père et fils.           47

  Boitelle.                      75

  L'Ordonnance.                  93

  Le Lapin.                     103

  Un Soir.                      121

  Les Épingles.                 155

  Duchoux.                      167

  Le Rendez-vous.               183

  Le Port.                      199

  La Morte.                     219

  L'Endormeuse. (_inédit_)      231

  Madame Hermet. (_inédit_)     251



       *       *       *       *       *


  Liste des modifications:

  Page 191: «reconnnaître» remplacé par «reconnaître» (Elle croyait
              reconnaître tous les passants)
  Page 248: ajout de «--Comment fait-on?» (Je demandai: --Comment
              fait-on?)



*** End of this LibraryBlog Digital Book "Œuvres complètes de Guy de Maupassant, volume 23" ***


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