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Title: Œuvres complètes de Guy de Maupassant, volume 24
Author: Maupassant, Guy de
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Œuvres complètes de Guy de Maupassant, volume 24" ***
MAUPASSANT, VOLUME 24 ***



  Au lecteur

  Cette version numérisée reproduit dans son intégralité la version
  originale.

  La ponctuation a pu faire l'objet de quelques corrections mineures.

  L'orthographe a été conservée. Seuls quelques mots ont été modifiés.
  La liste des modifications se trouve à la fin du texte.



  ŒUVRES COMPLÈTES

  DE

  GUY DE MAUPASSANT



  LA PRÉSENTE ÉDITION
  DES
  ŒUVRES COMPLÈTES DE GUY DE MAUPASSANT
  A ÉTÉ TIRÉE
  PAR L'IMPRIMERIE NATIONALE
  EN VERTU D'UNE AUTORISATION
  DE M. LE GARDE DES SCEAUX
  EN DATE DU 30 JANVIER 1902.


  IL A ÉTÉ TIRÉ DE CETTE ÉDITION
  100 EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE LUXE

  SAVOIR:

  60 exemplaires (1 à 60) sur japon ancien.
  20 exemplaires (61 à 80) sur japon impérial.
  20 exemplaires (81 à 100) sur chine.


  _Le texte de ce volume
  est conforme à celui de l'édition originale_: La Vie errante
  _Paris, Paul Ollendorff, 1890,
  avec addition de_:
  Venise--Ischia (_inédits_).
  Pêcheuses et Guerrières (_inédit_).



  ŒUVRES COMPLÈTES
  DE
  GUY DE MAUPASSANT


  LA
  VIE ERRANTE

  VENISE-ISCHIA
  PÊCHEUSES ET GUERRIÈRES

  [Illustration]

  PARIS
  LOUIS CONARD, LIBRAIRE-ÉDITEUR
  17, BOULEVARD DE LA MADELEINE, 17

  MDCCCCIX
  _Tous droits réservés._



LA VIE ERRANTE.

LASSITUDE.


J'AI quitté Paris et même la France, parce que la tour Eiffel finissait
par m'ennuyer trop.

Non seulement on la voyait de partout, mais on la trouvait partout,
faite de toutes les matières connues, exposée à toutes les vitres,
cauchemar inévitable et torturant.

Ce n'est pas elle uniquement d'ailleurs qui m'a donné une irrésistible
envie de vivre seul pendant quelque temps, mais tout ce qu'on a fait
autour d'elle, dedans, dessus, aux environs.

Comment tous les journaux vraiment ont-ils osé nous parler
d'architecture nouvelle à propos de cette carcasse métallique,
car l'architecture, le plus incompris et le plus oublié des arts
aujourd'hui, en est peut-être aussi le plus esthétique, le plus
mystérieux et le plus nourri d'idées?

Il a eu ce privilège à travers les siècles de symboliser pour ainsi
dire chaque époque, de résumer, par un très petit nombre de monuments
typiques, la manière de penser, de sentir et de rêver d'une race et
d'une civilisation.

Quelques temples et quelques églises, quelques palais et quelques
châteaux contiennent à peu près toute l'histoire de l'art à travers le
monde, expriment à nos yeux mieux que des livres, par l'harmonie des
lignes et le charme de l'ornementation, toute la grâce et la grandeur
d'une époque.

Mais je me demande ce qu'on conclura de notre génération si quelque
prochaine émeute ne déboulonne pas cette haute et maigre pyramide
d'échelles de fer, squelette disgracieux et géant, dont la base semble
faite pour porter un formidable monument de Cyclopes et qui avorte en
un ridicule et mince profil de cheminée d'usine.

C'est un problème résolu, dit-on. Soit,--mais il ne servait à rien! et
je préfère alors à cette conception démodée de recommencer la naïve
tentative de la tour de Babel, celle qu'eurent, dès le douzième siècle,
les architectes du campanile de Pise.

L'idée de construire cette gentille tour à huit étages de colonnes de
marbre, penchée comme si elle allait toujours tomber, de prouver à
la postérité stupéfaite que le centre de gravité n'est qu'un préjugé
inutile d'ingénieur et que les monuments peuvent s'en passer, être
charmants tout de même, et faire venir après sept siècles plus de
visiteurs surpris que la tour Eiffel n'en attirera dans sept mois,
constitue, certes, un problème,--puisque problème il y a,--plus
original que celui de cette géante chaudronnerie, badigeonnée pour des
yeux d'Indiens.

Je sais qu'une autre version veut que le Campanile se soit penché tout
seul. Qui le sait? Le joli monument garde son secret toujours discuté
et impénétrable.

Peu m'importe, d'ailleurs, la tour Eiffel. Elle ne fut que le phare
d'une kermesse internationale, selon l'expression consacrée, dont le
souvenir me hantera comme le cauchemar, comme la vision réalisée
de l'horrible spectacle que peut donner à un homme dégoûté la foule
humaine qui s'amuse.

Je me garderai bien de critiquer cette colossale entreprise politique,
l'Exposition universelle, qui a montré au monde, juste au moment où
il fallait le faire, la force, la vitalité, l'activité et la richesse
inépuisable de ce pays surprenant: la France.

On a donné un grand plaisir, un grand divertissement et un grand
exemple aux peuples et aux bourgeoisies. Ils se sont amusés de tout
leur cœur. On a bien fait et ils ont bien fait.

J'ai seulement constaté, dès le premier jour, que je ne suis pas créé
pour ces plaisirs-là.

Après avoir visité avec une admiration profonde la galerie des machines
et les fantastiques découvertes de la science, de la mécanique, de la
physique et de la chimie modernes; après avoir constaté que la danse du
ventre n'est amusante que dans les pays où on agite des ventres nus, et
que les autres danses arabes n'ont de charme et de couleur que dans les
ksours blancs d'Algérie, je me suis dit qu'en définitive aller là de
temps en temps serait une chose fatigante, mais distrayante, dont on
se reposerait ailleurs, chez soi ou chez ses amis.

Mais je n'avais point songé à ce qu'allait devenir Paris envahi par
l'univers.

Dès le jour, les rues sont pleines, les trottoirs roulent des foules
comme des torrents grossis. Tout cela descend vers l'Exposition,
ou en revient, ou y retourne. Sur les chaussées, les voitures se
tiennent comme les wagons d'un train sans fin. Pas une n'est libre,
pas un cocher ne consent à vous conduire ailleurs qu'à l'Exposition,
ou à sa remise quand il va relayer. Pas de coupés aux cercles. Ils
travaillent maintenant pour le rastaquouère étranger; pas une table aux
restaurants, et pas un ami qui dîne chez lui ou qui consente à dîner
chez vous.

Quand on l'invite, il accepte à la condition qu'on banquettera sur la
tour Eiffel. C'est plus gai. Et tous, comme par suite d'un mot d'ordre,
ils vous y convient ainsi tous les jours de la semaine, soit pour
déjeuner, soit pour dîner.

Dans cette chaleur, dans cette poussière, dans cette puanteur, dans
cette foule de populaire en goguette et en transpiration, dans ces
papiers gras traînant et voltigeant partout, dans cette odeur de
charcuterie et de vin répandu sur les bancs, dans ces haleines de trois
cent mille bouches soufflant le relent de leurs nourritures, dans le
coudoiement, dans le frôlement, dans l'emmêlement de toute cette chair
échauffée, dans cette sueur confondue de tous les peuples semant leurs
puces sur les sièges et par les chemins, je trouvais bien légitime
qu'on allât manger une fois ou deux, avec dégoût et curiosité, la
cuisine de cantine des gargotiers aériens, mais je jugeais stupéfiant
qu'on pût dîner, tous les soirs, dans cette crasse et dans cette cohue,
comme le faisait la bonne société, la société délicate, la société
d'élite, la société fine et maniérée qui, d'ordinaire, a des nausées
devant le peuple qui peine et sent la fatigue humaine.

Cela prouve d'ailleurs, d'une façon définitive, le triomphe complet de
la démocratie.

Il n'y a plus de castes, de races, d'épidermes aristocrates. Il n'y a
plus chez nous que des gens riches et des gens pauvres. Aucun autre
classement ne peut différencier les degrés de la société contemporaine.

Une aristocratie d'un autre ordre s'établit qui vient de triompher
à l'unanimité à cette Exposition universelle, l'aristocratie de la
science, ou plutôt de l'industrie scientifique.

Quant aux arts, ils disparaissent; le sens même s'en efface dans
l'élite de la nation, qui a regardé sans protester l'horripilante
décoration du dôme central et de quelques bâtiments voisins.

Le goût italien moderne nous gagne, et la contagion est telle que les
coins réservés aux artistes, dans ce grand bazar populaire et bourgeois
qu'on vient de fermer, y prenaient aussi des aspects de réclame et
d'étalage forain.

Je ne protesterais nullement d'ailleurs contre l'avènement et le règne
des savants scientifiques, si la nature de leur œuvre et de leurs
découvertes ne me contraignait de constater que ce sont, avant tout,
des savants de commerce.

Ce n'est pas leur faute, peut-être. Mais on dirait que le cours de
l'esprit humain s'endigue entre deux murailles qu'on ne franchira plus:
l'industrie et la vente.

Au commencement des civilisations, l'âme de l'homme s'est précipitée
vers l'art. On croirait qu'alors une divinité jalouse lui a dit: «Je
te défends de penser davantage à ces choses-là. Mais songe uniquement à
ta vie d'animal, et je te laisserai faire des masses de découvertes.»

Voilà, en effet, qu'aujourd'hui l'émotion séductrice et puissante des
siècles artistes semble éteinte, tandis que des esprits d'un tout
autre ordre s'éveillent qui inventent des machines de toute sorte, des
appareils surprenants, des mécaniques aussi compliquées que les corps
vivants, ou qui, combinant des substances, obtiennent des résultats
stupéfiants et admirables. Tout cela pour servir aux besoins physiques
de l'homme ou pour le tuer.

Les conceptions idéales, ainsi que la science pure et désintéressée,
celle de Galilée, de Newton, de Pascal, nous semblent interdites,
tandis que notre imagination paraît de plus en plus excitable par
l'envie de spéculer sur les découvertes utiles à l'existence.

Or, le génie de celui qui, d'un bond de sa pensée, est allé de la chute
d'une pomme à la grande loi qui régit les mondes, ne semble-t-il pas né
d'un germe plus divin que l'esprit pénétrant de l'inventeur américain,
du miraculeux fabricant de sonnettes, de porte-voix et d'appareils
lumineux?

N'est-ce point là le vice secret de l'âme moderne, la marque de son
infériorité dans un triomphe?

J'ai peut-être tort absolument. En tout cas, ces choses, qui nous
intéressent, ne nous passionnent pas comme les anciennes formes de la
pensée, nous autres, esclaves irritables d'un rêve de beauté délicate,
qui hante et gâte notre vie.

J'ai senti qu'il me serait agréable de revoir Florence, et je suis
parti.



LA NUIT.


SORTIS du port de Cannes à trois heures du matin, nous avons pu
recueillir encore un reste des faibles brises que les golfes exhalent
vers la mer pendant la nuit. Puis un léger souffle du large est venu,
poussant le yacht couvert de toile vers la côte italienne.

C'est un bateau de vingt tonneaux tout blanc avec un imperceptible fil
doré qui le contourne comme une mince cordelière sur un flanc de cygne.
Ses voiles en toile fine et neuve, sous le soleil d'août qui jette des
flammes sur l'eau, ont l'air d'ailes de soie argentée déployées dans le
firmament bleu. Ses trois focs s'envolent en avant, triangles légers
qu'arrondit l'haleine du vent, et la grande misaine est molle, sous la
flèche aiguë qui dresse, à dix-huit mètres au-dessus du pont, sa pointe
éclatante par le ciel. Tout à l'arrière, la dernière voile, l'artimon,
semble dormir.

Et tout le monde bientôt sommeille sur le pont. C'est un après-midi
d'été, sur la Méditerranée. La dernière brise est tombée. Le soleil
féroce emplit le ciel et fait de la mer une plaque molle et bleuâtre,
sans mouvement et sans frissons, endormie aussi, sous un miroitant
duvet de brume qui semble la sueur de l'eau.

Malgré les tentes que j'ai fait établir pour me mettre à l'abri, la
chaleur est telle sous la toile que je descends au salon me jeter sur
un divan.

Il fait toujours frais dans l'intérieur. Le bateau est profond,
construit pour naviguer dans les mers du Nord et supporter les gros
temps. On peut vivre, un peu à l'étroit, équipage et passagers, à
six ou sept personnes dans cette petite demeure flottante et on peut
asseoir huit convives autour de la table du salon.

L'intérieur est en pin du Nord verni, avec encadrements de teck,
éclairé par les cuivres des serrures, des ferrures, des chandeliers,
tous les cuivres jaunes et gais qui sont le luxe des yachts.

Comme c'est bizarre ce changement, après la clameur de Paris! Je
n'entends plus rien, mais rien, rien. De quart d'heure en quart
d'heure, le matelot qui s'assoupit à la barre, toussote et crache. La
petite pendule suspendue contre la cloison de bois fait un bruit qui
semble formidable dans ce silence du ciel et de la mer.

Et ce minuscule battement troublant seul l'immense repos des éléments
me donne soudain la surprenante sensation des solitudes illimitées où
les murmures des mondes, étouffés à quelques mètres de leurs surfaces,
demeurent imperceptibles dans le silence universel!

Il semble que quelque chose de ce calme éternel de l'espace descend
et se répand sur la mer immobile, par ce jour étouffant d'été. C'est
quelque chose d'accablant, d'irrésistible, d'endormeur, d'anéantissant,
comme le contact du vide infini. Toute la volonté défaille, toute
pensée s'arrête, le sommeil s'empare du corps et de l'âme.

Le soir venait quand je me réveillai. Quelques souffles de brise
crépusculaire, très inespérés d'ailleurs, nous poussèrent encore
jusqu'au soleil couché.

Nous étions assez près des côtes, en face d'une ville, San-Remo, sans
espoir de l'atteindre. D'autres villages ou petites cités, s'étalant au
pied de la haute montagne grise, ressemblaient à des tas de linge blanc
mis à sécher sur les plages. Quelques brumes fumaient sur les pentes
des Alpes, effaçaient les vallées en rampant vers les sommets dont les
crêtes dessinaient une immense ligne dentelée dans un ciel rose et
lilas.

Et la nuit tomba sur nous, la montagne disparut, des feux s'allumèrent
au ras de l'eau tout le long de la grande côte.

Une bonne odeur de cuisine sortit de l'intérieur du yacht, se mêlant
agréablement à la bonne et fraîche odeur de l'air marin.

Lorsque j'eus dîné, je m'étendis sur le pont. Ce jour tranquille de
flottement avait nettoyé mon esprit comme un coup d'éponge sur une
vitre ternie; et des souvenirs en foule surgissaient dans ma pensée,
des souvenirs sur la vie que je venais de quitter, sur des gens connus,
observés ou aimés.

Être seul, sur l'eau et sous le ciel, par une nuit chaude, rien ne
fait ainsi voyager l'esprit et vagabonder l'imagination. Je me sentais
surexcité, vibrant, comme si j'avais bu des vins capiteux, respiré de
l'éther ou aimé une femme.

Une petite fraîcheur nocturne mouillait la peau d'un imperceptible bain
de brume salée. Le frisson savoureux de ce tiède refroidissement de
l'air courait sur les membres, entrait dans les poumons, béatifiait le
corps et l'esprit en leur immobilité.

Sont-ils plus heureux ou plus malheureux ceux qui reçoivent leurs
sensations par toute la surface de leur chair autant que par leurs
yeux, leur bouche, leur odorat ou leurs oreilles?

C'est une faculté rare et redoutable, peut-être, que cette excitabilité
nerveuse et maladive de l'épiderme et de tous les organes qui fait
une émotion des moindres impressions physiques et qui, suivant les
températures de la brise, les senteurs du sol et la couleur du jour,
impose des souffrances, des tristesses et des joies.

Ne pas pouvoir entrer dans une salle de théâtre, parce que le contact
des foules agite inexplicablement l'organisme entier; ne pas pouvoir
pénétrer dans une salle de bal, parce que la gaieté banale et le
mouvement tournoyant des valses irrite comme une insulte, se sentir
lugubre à pleurer ou joyeux sans raison suivant la décoration, les
tentures et la décomposition de la lumière dans un logis, et rencontrer
quelquefois par des combinaisons de perceptions, des satisfactions
physiques que rien ne peut révéler aux gens d'organisme grossier,
est-ce un bonheur ou un malheur?

Je l'ignore; mais, si le système nerveux n'est pas sensible jusqu'à la
douleur ou jusqu'à l'extase, il ne nous communique que des commotions
moyennes, et des satisfactions vulgaires.

Cette brume de la mer me caressait, comme un bonheur. Elle s'étendait
sur le ciel, et je regardais avec délices les étoiles enveloppées de
ouate, un peu pâlies dans le firmament sombre et blanchâtre. Les côtes
avaient disparu derrière cette vapeur qui flottait sur l'eau et nimbait
les astres.

On eût dit qu'une main surnaturelle venait d'empaqueter le monde, en
des nuées fines de coton, pour quelque voyage inconnu.

Et tout à coup, à travers cette ombre neigeuse, une musique lointaine
venue on ne sait d'où, passa sur la mer. Je crus qu'un orchestre aérien
errait dans l'étendue pour me donner un concert. Les sons affaiblis,
mais clairs, d'une sonorité charmante, jetaient par la nuit douce un
murmure d'opéra.

Une voix parla près de moi.

«Tiens, disait un marin, c'est aujourd'hui dimanche et voilà la musique
de San-Remo qui joue dans le jardin public.»

J'écoutais, tellement surpris que je me croyais le jouet d'un joli
songe. J'écoutai longtemps, avec un ravissement infini, le chant
nocturne envolé à travers l'espace.

Mais voilà qu'au milieu d'un morceau il s'enfla, grandit, parut
accourir vers nous. Ce fut d'un effet si fantastique et si surprenant
que je me dressai pour écouter. Certes, il venait, plus distinct et
plus fort de seconde en seconde. Il venait à moi, mais comment? Sur
quel radeau fantôme allait-il apparaître? Il arrivait, si rapide, que,
malgré moi, je regardai dans l'ombre avec des yeux émus; et tout à
coup je fus noyé dans un souffle chaud et parfumé d'aromates sauvages
qui s'épandait comme un flot plein de la senteur violente des myrtes,
des menthes, des citronnelles, des immortelles, des lentisques, des
lavandes, des thyms, brûlés sur la montagne par le soleil d'été.

C'était le vent de terre qui se levait, chargé des haleines de la
côte et qui emportait aussi vers le large, en la mêlant à l'odeur des
plantes alpestres, cette harmonie vagabonde.

Je demeurais haletant, si grisé de sensations, que le trouble de
cette ivresse fit délirer mes sens. Je ne savais plus vraiment si
je respirais de la musique, ou si j'entendais des parfums, ou si je
dormais dans les étoiles.

Cette brise de fleurs nous poussa vers la pleine mer en s'évaporant par
la nuit. La musique alors lentement s'affaiblit, puis se tut, pendant
que le bateau s'éloignait dans les brumes.

Je ne pouvais pas dormir, et je me demandais comment un poète
moderniste, de l'école dite symboliste, aurait rendu la confuse
vibration nerveuse dont je venais d'être saisi et qui me paraît, en
langage clair, intraduisible. Certes, quelques-uns de ces laborieux
exprimeurs de la multiforme sensibilité artiste s'en seraient tirés
à leur honneur, disant en vers euphoniques, pleins de sonorités
intentionnelles, incompréhensibles et perceptibles cependant, ce
mélange inexprimable de sons parfumés, de brume étoilée et de brise
marine, semant de la musique par la nuit.

Un sonnet de leur grand patron Baudelaire me revint à la mémoire:

  La nature est un temple où de vivants piliers
  Laissent parfois sortir de confuses paroles.
  L'homme y passe à travers des forêts de symboles
  Qui l'observent avec des regards familiers.

  Comme de longs échos qui de loin se confondent
  Dans une ténébreuse et profonde unité
  Vaste comme la nuit et comme la clarté
  Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.

  Il est des parfums frais comme des chairs d'enfants,
  Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,
  --Et d'autres corrompus, riches et triomphants,

  Ayant l'expansion des choses infinies
  Comme l'ambre, le musc, le benjoin et l'encens,
  Qui chantent le transport de l'esprit et des sens.

Est-ce que je ne venais pas de sentir jusqu'aux moelles ce vers
mystérieux:

  Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.

Et non seulement ils se répondent dans la nature, mais ils se répondent
en nous et se confondent quelquefois «dans une ténébreuse et profonde
unité», ainsi que le dit le poète, par des répercussions d'un organe
sur l'autre.

Ce phénomène, d'ailleurs, est connu médicalement. On a écrit, cette
année même, un grand nombre d'articles en le désignant par ces mots:
l'Audition colorée.

Il a été prouvé que, chez les natures très nerveuses et très
surexcitées, quand un sens reçoit un choc qui l'émeut trop fortement,
l'ébranlement de cette impression se communique, comme une onde, aux
sens voisins qui le traduisent à leur manière. Ainsi, la musique, chez
certains êtres, éveille des visions de couleurs. C'est donc une sorte
de contagion de sensibilité, transformée suivant la fonction normale de
chaque appareil cérébral atteint.

Par là, on peut expliquer le célèbre sonnet d'Arthur Rimbaud, qui
raconte les nuances des voyelles, vraie déclaration de foi, adoptée par
l'école symboliste.

  A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu, voyelles,
  Je dirai quelque jour vos naissances latentes,
  A, noir corset velu des mouches éclatantes
  Qui bourdonnent autour des puanteurs cruelles,

  Golfes d'ombres; E, candeurs des vapeurs et des tentes;
  Lances des glaciers fiers, rois blancs, frissons d'ombrelles;
  I, pourpre, sang craché, rire des lèvres belles
  Dans la colère ou les ivresses pénitentes;

  U, cycles, vibrements divins des mers virides,
  Paix des pâtis semés d'animaux, paix des rides
  Que l'alchimie imprime aux grands fronts studieux.

  O, suprême clairon, plein de strideurs étranges
  Silences traversés des mondes et des anges
  --O l'Oméga, rayon violet de ses yeux.

A-t-il tort, a-t-il raison? Pour le casseur de pierres des routes, même
pour beaucoup de nos grands hommes, ce poète est un fou ou un fumiste.
Pour d'autres, il a découvert et exprimé une absolue vérité, bien que
ces explorateurs d'insaisissables perceptions doivent toujours différer
un peu d'opinion sur les nuances et les images que peuvent évoquer en
nous les vibrations mystérieuses des voyelles ou d'un orchestre.

S'il est reconnu par la science--du jour--que les notes de musique
agissant sur certains organismes font apparaître des colorations, si
_sol_ peut être rouge, _fa_ lilas ou vert, pourquoi ces mêmes sons
ne provoqueraient-ils pas aussi des saveurs dans la bouche et des
senteurs dans l'odorat? Pourquoi les délicats un peu hystériques ne
goûteraient-ils pas toutes choses avec tous leurs sens en même temps,
et pourquoi aussi les symbolistes ne révéleraient-ils point des
sensibilités délicieuses aux êtres de leur race, poètes incurables et
privilégiés? C'est là une simple question de pathologie artistique bien
plus que de véritable esthétique.

Ne se peut-il en effet que quelques-uns de ces écrivains intéressants,
névropathes par entraînement, soient arrivés à une telle excitabilité
que chaque impression reçue produise en eux une sorte de concert de
toutes les facultés perceptrices?

Et n'est-ce pas bien cela qu'exprime leur bizarre poésie de sons qui,
tout en ayant l'air inintelligible, essaye de chanter en effet la
gamme entière des sensations et de noter par les voisinages des mots,
bien plus que par leur accord rationnel et leur signification connue,
d'intraduisibles sens, qui sont obscurs pour nous, et clairs pour eux?

Car les artistes sont à bout de ressources, à court d'inédit,
d'inconnu, d'émotion, d'images, de tout. On a cueilli depuis
l'antiquité toutes les fleurs de leur champ. Et voilà que, dans leur
impuissance, ils sentent confusément qu'il pourrait y avoir peut-être
pour l'homme un élargissement de l'âme et de la sensation. Mais
l'intelligence a cinq barrières entr'ouvertes et cadenassées qu'on
appelle les cinq sens, et ce sont ces cinq barrières que les hommes
épris d'art nouveau secouent aujourd'hui de toute leur force.

L'Intelligence, aveugle et laborieuse Inconnue, ne peut rien savoir,
rien comprendre, rien découvrir que par les sens. Ils sont ses uniques
pourvoyeurs, les seuls intermédiaires entre l'Universelle Nature et
Elle. Elle ne travaille que sur les renseignements fournis par eux, et
ils ne peuvent eux-mêmes les recueillir que suivant leurs qualités,
leur sensibilité, leur force et leur finesse.

La valeur de la pensée dépend donc évidemment d'une façon directe de la
valeur des organes, et son étendue est limitée par leur nombre.

M. Taine d'ailleurs a magistralement traité et développé cette idée.

Les sens sont au nombre de cinq, rien que de cinq. Ils nous révèlent,
en les interprétant, quelques propriétés de la matière environnante qui
peut, qui doit recéler un nombre illimité d'autres phénomènes que nous
sommes incapables de percevoir.

Supposons que l'homme ait été créé sans oreilles; il vivrait tout de
même à peu près de la même façon, mais pour lui l'Univers serait muet;
il n'aurait aucun soupçon du bruit et de la musique, qui sont des
vibrations transformées.

Mais s'il avait reçu en don d'autres organes, puissants et délicats,
doués aussi de cette propriété de métamorphoser en perceptions
nerveuses les actions et les attributs de tout l'inexploré qui nous
entoure, combien plus varié serait le domaine de notre savoir et de nos
émotions!

C'est en ce domaine impénétrable que chaque artiste essaye d'entrer,
en tourmentant, en violentant, en épuisant le mécanisme de sa pensée.
Ceux qui succombent par le cerveau, Heine, Baudelaire, Balzac, Byron
vagabond, à la recherche de la mort, inconsolable du malheur d'être un
grand poète, Musset, Jules de Goncourt et tant d'autres, n'ont-ils pas
été brisés par le même effort pour renverser cette barrière matérielle
qui emprisonne l'intelligence humaine?

Oui, nos organes sont les nourriciers et les maîtres du génie artiste.
C'est l'oreille qui engendre le musicien, l'œil qui fait naître le
peintre. Tous concourent aux sensations du poète. Chez le romancier la
vision, en général, domine. Elle domine tellement qu'il devient facile
de reconnaître, à la lecture de toute œuvre travaillée et sincère,
les qualités et les propriétés physiques du regard de l'auteur. Le
grossissement du détail, son importance ou sa minutie, son empiétement
sur le plan et sa nature spéciale indiquent d'une façon certaine
tous les degrés et les différences des myopies. La coordination de
l'ensemble, la proportion des lignes et des perspectives préférées
à l'observation menue, l'oubli même des petits renseignements qui
sont souvent les caractéristiques d'une personne ou d'un milieu,
ne dénoncent-ils pas aussitôt le regard étendu, mais lâche, d'un
presbyte?



LA CÔTE ITALIENNE.


TOUT le ciel est voilé de nuages. Le jour naissant descend grisaille,
à travers ces brumes remontées dans la nuit, et qui étendent leur
muraille sombre plus épaisse par places, presque blanche en d'autres,
entre l'aurore et nous.

On craint vaguement, avec un serrement de cœur, que, jusqu'au soir,
elles n'endeuillent l'espace, et on lève sans cesse les yeux vers elles
avec une angoisse d'impatience, une sorte de muette prière.

Mais on devine, aux traînées claires qui séparent leurs masses plus
opaques, que l'astre au-dessus d'elles illumine le ciel bleu et leur
neigeuse surface. On espère. On attend.

Peu à peu elles pâlissent, s'amincissent, semblent fondre. On sent que
le soleil les brûle, les ronge, les écrase de toutes ses ardeurs, et
que l'immense plafond de nuées, trop faible, cède, plie, se fend et
craque sous une énorme pesée de lumière.

Un point s'allume au milieu d'elles, une lueur y brille. Une brèche est
faite, un rayon glisse, oblique et long, et tombe en s'élargissant.
On dirait que le feu prend à ce trou du ciel. C'est une bouche qui
s'ouvre, grandit, s'embrase, avec des lèvres incendiées, et crache sur
les flots une cascade de clarté dorée.

Alors, en mille endroits en même temps, la voûte des ombres se brise,
s'effondre, laisse par mille plaies passer des flèches brillantes qui
se répandent en pluie sur l'eau, en semant par l'horizon la radieuse
gaieté du soleil.

L'air est rafraîchi par la nuit; un frisson de vent, rien qu'un
frisson, caresse la mer, fait à peine frémir, en la chatouillant,
sa peau bleue et moirée. Devant nous, sur un cône rocheux, large et
haut, qui semble sortir des flots et s'appuie contre la côte, grimpe
une ville pointue, peinte en rose par les hommes, comme l'horizon
par l'aurore victorieuse. Quelques maisons bleues y font des taches
charmantes. On dirait le séjour choisi par une princesse des Mille et
une nuits.

C'est Port-Maurice.

Quand on l'a vue ainsi, il n'y faut point aborder.

J'y suis descendu pourtant.

Dedans, une ruine. Les maisons semblent émiettées le long des rues.
Tout un côté de la cité, écroulé vers la rive, peut-être à la suite
du tremblement de terre, étage, du haut en bas du rocher qui les
porte, des murs écrêtés et fendus, des moitiés de vieilles demeures
plâtreuses, ouvertes au vent du large. Et la peinture si jolie de loin,
quand elle s'harmonisait avec le jour naissant, n'est plus sur ces
débris, sur ces taudis, qu'un affreux badigeonnage déteint, terni par
le soleil et lavé par les pluies.

Et le long des ruelles, couloirs tortueux pleins de pierres et de
poussière, une odeur flotte, innommable, mais explicable par le pied
des murs, si puissante, si tenace, si pénétrante, que je retourne à
bord du yacht, les yeux salis et le cœur soulevé.

Cette ville pourtant est un chef-lieu de province. On dirait, en
mettant le pied sur cette terre italienne, un drapeau de misère.

En face, de l'autre côté du même golfe, Oneglia, très sale aussi, très
puante, bien que d'aspect moins sinistrement pauvre et plus vivant.

Sous la porte cochère du collège royal, ouverte à deux battants en ces
jours de vacances, une vieille femme rapièce un matelas sordide.


Nous entrons dans le port de Savone.

Un groupe d'immenses cheminées d'usines et de fonderies, qu'alimentent
chaque jour quatre ou cinq grands vapeurs anglais chargés de charbon,
projettent dans le ciel, par leurs bouches géantes, des vomissements
tortueux de fumée, retombés aussitôt sur la ville en une pluie noire
de suie, que la brise déplace de quartier en quartier, comme une neige
d'enfer.

N'allez point dans ce port, canotiers-caboteurs qui aimez garder sans
taches les voiles blanches de vos petits navires.

Savone est gentille pourtant, bien italienne, avec des rues étroites,
amusantes, pleine de marchands agités, de fruits étalés par terre, de
tomates écarlates, de courges rondes, de raisins noirs ou jaunes et
transparents comme s'ils avaient bu de la lumière, de salades vertes
épluchées à la hâte et dont les feuilles semées à foison sur les pavés
ont l'air d'un envahissement de la ville par les jardins.

En revenant à bord du yacht j'aperçois tout à coup, le long du quai,
dans une balancelle napolitaine, sur une immense table tenant tout le
pont, quelque chose d'étrange comme un festin d'assassins.

Sanglants, d'un rouge de meurtre, couvrant le bateau entier d'une
couleur et, au premier coup d'œil, d'une émotion de tuerie, de
massacre, de viande déchiquetée, s'étalent, devant trente matelots
aux figures brunes, soixante ou cent quartiers de pastèques pourpres
éventrées.

On dirait que ces hommes joyeux mangent à pleines dents de la bête
saignante, comme les fauves dans les cages. C'est une fête. On a invité
les équipages voisins. On est content. Les bonnets rouges sur les têtes
sont moins rouges que la chair du fruit.

Quand la nuit fut tout à fait tombée, je retournai dans la ville.

Un bruit de musique m'attirant me la fit traverser tout entière. Je
trouvai une avenue que suivaient par groupes la bourgeoisie et le
peuple, lentement, allant vers ce concert du soir, que lui donne deux
ou trois fois par semaine l'orchestre municipal.

Ces orchestres, sur cette terre musicienne, valent, même dans les
petites villes, ceux de nos bons théâtres. Je me rappelai celui que
j'avais entendu du pont de mon bateau l'autre nuit, et dont le souvenir
me restait comme celui d'une des plus douces caresses qu'une sensation
m'ait jamais données.

L'avenue aboutissait sur une place qui allait se perdre sur la plage,
et là, dans l'ombre à peine éclairée par les taches espacées et jaunes
des becs de gaz, cet orchestre jouait je ne sais trop quoi, au bord des
flots.

Les vagues, un peu lourdes, bien que le vent du large fût tout à fait
tombé, traînaient le long du rivage leur bruit monotone et régulier
qui rythmait le chant vif des instruments; et le firmament violet,
d'un violet presque luisant, doré par une infinie poussière d'astres,
laissait tomber sur nous une nuit sombre et légère. Elle couvrait de
ses ténèbres transparentes la foule silencieuse à peine chuchotante,
marchant à pas lents autour du cercle des musiciens ou bien assise sur
les bancs de la promenade, sur de grosses pierres abandonnées le long
de la grève, sur d'énormes poutres étalées à terre auprès de la haute
carcasse de bois, aux côtes encore entr'ouvertes, d'un grand navire en
construction.

Je ne sais pas si les femmes de Savone sont jolies, mais je sais
qu'elles se promènent presque toutes nu-tête, le soir, et qu'elles
ont toutes un éventail à la main. C'était charmant, ce muet battement
d'ailes prisonnières, d'ailes blanches, tachetées ou noires, entrevues,
frémissantes comme de gros papillons de nuit tenus entre des doigts.
On retrouvait, à chaque femme rencontrée, dans chaque groupe errant
ou reposé, ce volettement captif, ce vague effort pour s'envoler des
feuilles balancées qui semblaient rafraîchir l'air du soir, y mêler
quelque chose de coquet, de féminin, de doux à respirer pour une
poitrine d'homme.

Et voilà qu'au milieu de cette palpitation d'éventails et de toutes
ces chevelures nues autour de moi, je me mis à rêver niaisement comme
en des souvenirs de contes de fées, comme je faisais au collège, dans
le dortoir glacé, avant de m'endormir, en songeant au roman dévoré en
cachette sous le couvercle du pupitre. Parfois ainsi, au fond de mon
cœur vieilli, empoisonné d'incrédulité, se réveille, pendant quelques
instants, mon petit cœur naïf de jeune garçon.


Une des plus belles choses qu'on puisse voir au monde: Gênes, de la
haute mer.

Au fond du golfe, la ville se soulève comme si elle sortait des flots,
au pied de la montagne. Le long des deux côtes qui s'arrondissent
autour d'elle pour l'enfermer, la protéger et la caresser, dirait-on,
quinze petites cités, des voisines, des vassales, des servantes,
reflètent et baignent dans l'eau leurs maisons claires. Ce sont, à
gauche de leur grande patronne, Cogoleto, Arenzano, Voltri, Pra, Pegli,
Sestri-Ponente, San-Pier d'Arena; et, à droite, Sturla, Quarto, Quinto,
Nervi, Bogliasco, Sori, Recco, Camogli, dernière tache blanche sur le
cap de Porto-Fino, qui ferme le golfe au sud-est.

Gênes, au-dessus de son port immense, se dresse sur les premiers
mamelons des Alpes, qui s'élèvent par derrière, courbées et
s'allongeant en une muraille géante. Sur le môle, une tour très haute
et carrée, le phare appelé «la Lanterne», a l'air d'une chandelle
démesurée.

On pénètre dans l'avant-port, énorme bassin admirablement abrité où
circulent, cherchant pratique, une flotte de remorqueurs, puis, après
avoir contourné la jetée Est, c'est le port lui-même, plein d'un peuple
de navires, de ces jolis navires du Midi et de l'Orient, aux nuances
charmantes, tartanes, balancelles, mahonnes, peints, voilés et mâtés
avec une fantaisie imprévue, porteurs de madones bleues et dorées, de
saints debout sur la proue et d'animaux bizarres, qui sont aussi des
protecteurs sacrés.

Toute cette flotte à bonnes vierges et à talismans est alignée le
long des quais, tournant vers le centre des bassins ses nez inégaux
et pointus. Puis apparaissent, classés par compagnies, de puissants
vapeurs en fer, étroits et hauts, avec des formes colossales et fines.
Il y a encore, au milieu de ces pèlerins de la mer, des navires tout
blancs, de grands trois-mâts ou des bricks, vêtus comme les Arabes
d'une robe éclatante sur qui glisse le soleil.

Si rien n'est plus joli que l'entrée de ce port, rien n'est plus
sale que l'entrée de cette ville. Le boulevard du Quai est un marais
d'ordures, et les rues étroites, originales, enfermées comme des
corridors entre deux lignes tortueuses de maisons démesurément hautes,
soulèvent incessamment le cœur par leurs pestilentielles émanations.

On éprouve à Gênes ce qu'on éprouve à Florence et encore plus à Venise,
l'impression d'une très aristocrate cité tombée au pouvoir d'une
populace.

Ici surgit la pensée des rudes seigneurs qui se battaient ou
trafiquaient sur la mer, puis, avec l'argent de leurs conquêtes,
de leurs captures ou de leur commerce, se faisaient construire les
étonnants palais de marbre dont les rues principales sont encore
bordées.

Quand on pénètre dans ces demeures magnifiques, odieusement
peinturlurées par les descendants de ces grands citoyens de la plus
fière des républiques, et qu'on en compare le style, les cours, les
jardins, les portiques, les galeries intérieures, toute la décorative
et superbe ordonnance, avec l'opulente barbarie des plus beaux hôtels
du Paris moderne, avec ces palais de millionnaires qui ne savent
toucher qu'à l'argent, qui sont impuissants à concevoir, à désirer une
belle chose nouvelle et à la faire naître avec leur or, on comprend
alors que la vraie distinction de l'intelligence, que le sens de la
beauté rare des moindres formes, de la perfection des proportions et
des lignes, ont disparu de notre société démocratisée, mélange de
riches financiers sans goût et de parvenus sans traditions.

C'est même une observation curieuse à faire, celle de la banalité
de l'hôtel moderne. Entrez dans les vieux palais de Gênes, vous y
verrez une succession de cours d'honneur à galeries et à colonnades et
d'escaliers de marbre incroyablement beaux, tous différemment dessinés
et conçus par de vrais artistes, pour des hommes au regard instruit et
difficile.

Entrez dans les anciens châteaux de France, vous y trouverez les mêmes
efforts vers l'incessante rénovation du style et de l'ornement.

Entrez ensuite dans les plus riches demeures du Paris actuel, vous
y admirerez de curieux objets anciens soigneusement catalogués,
étiquetés, exposés sous verre suivant leur valeur connue, cotée,
affirmée par des experts, mais pas une fois vous ne resterez surpris
par l'originale et neuve invention des différentes parties de la
demeure elle-même.

L'architecte est chargé de construire une belle maison de plusieurs
millions, et touche cinq ou dix pour cent sur les dépenses, selon la
quantité de travail artiste qu'il doit introduire dans son plan.

Le tapissier, à des conditions différentes, est chargé de la décorer.
Comme ces industriels n'ignorent pas l'incompétence native de leurs
clients et ne se hasarderaient point à leur proposer de l'inconnu, ils
se contentent de recommencer à peu près ce qu'ils ont déjà fait pour
d'autres.

Quand on a visité dans Gênes ces antiques et nobles demeures, admiré
quelques tableaux et surtout trois merveilles de ce chef-d'œuvrier
qu'on nomme Van Dick, il ne reste plus à voir que le Campo-Santo,
cimetière moderne, musée de sculpture funèbre le plus bizarre, le
plus surprenant, le plus macabre et le plus comique peut-être, qui
soit au monde. Tout le long d'un immense quadrilatère de galeries,
cloître géant ouvert sur un préau que les tombes des pauvres couvrent
d'une neige de plaques blanches, on défile devant une succession de
bourgeois de marbre qui pleurent leurs morts.

Quel mystère! L'exécution de ces personnages atteste un métier
remarquable, un vrai talent d'ouvriers d'art. La nature des robes,
des vestes, des pantalons, y apparaît par des procédés de facture
stupéfiants. J'y vis une toilette de moire, indiquée en cassures
nettes de l'étoffe d'une incroyable vraisemblance; et rien n'est plus
irrésistiblement grotesque, monstrueusement ordinaire, indignement
commun, que ces gens qui pleurent des parents aimés.

A qui la faute? Au sculpteur qui n'a vu dans la physionomie de ses
modèles que la vulgarité du bourgeois moderne, qui ne sait plus y
trouver ce reflet supérieur d'humanité entrevu si bien par les peintres
flamands quand ils exprimaient en maîtres artistes les types les plus
populaires et les plus laids de leur race.--Au bourgeois peut-être que
la basse civilisation démocratique a roulé comme le galet des mers en
rongeant, en effaçant son caractère distinctif et qui a perdu dans ce
frottement les derniers signes d'originalité dont jadis chaque classe
sociale semblait dotée par la nature.

Les Génois paraissent très fiers de ce musée surprenant qui désoriente
le jugement.


Depuis le port de Gênes jusqu'à la pointe de Porto-Fino, c'est un
chapelet de villes, un égrènement de maisons sur les plages, entre
le bleu de la mer et le vert de la montagne. La brise du sud-est
nous force à louvoyer. Elle est faible, mais à souffles brusques qui
inclinent le yacht, le lancent tout à coup en avant, ainsi qu'un cheval
s'emporte, avec deux bourrelets d'écume qui bouillonnent à la proue
comme une bave de bête marine. Puis le vent cesse et le bateau se
calme, reprend sa petite route tranquille qui, suivant les bordées,
tantôt l'éloigne, tantôt le rapproche de la côte italienne. Vers deux
heures, le patron qui consultait l'horizon avec les jumelles, pour
reconnaître à la voilure portée et aux amures prises par les bâtiments
en vue, la force et la direction des courants d'air, en ces parages
où chaque golfe donne un vent tempétueux ou léger, où les changements
de temps sont rapides comme une attaque de nerfs de femme, me dit
brusquement:

  «Monsieur, faut amener le flèche; les deux bricks-goélettes, qui sont
  devant nous, viennent de serrer leurs voiles hautes. Ça souffle dur
  là-bas.»

L'ordre fut donné; et la longue toile gonflée descendit du sommet du
mât, glissa, pendante et flasque, palpitante encore comme un oiseau
qu'on tue, le long de la misaine qui commençait à pressentir la rafale
annoncée et proche.

Il n'y avait point de vagues. Quelques petits flots seulement
moutonnaient de place en place; mais soudain, au loin, devant nous,
je vis l'eau toute blanche, blanche comme si on étendait un drap
par-dessus. Cela venait, se rapprochait, accourait, et lorsque cette
ligne cotonneuse ne fut plus qu'à quelques centaines de mètres de nous,
toute la voilure du yacht reçut brusquement une grande secousse du vent
qui semblait galoper sur la surface de la mer, rageur et furieux, en
lui plumant le flanc comme une main plumerait le ventre d'un cygne.
Et tout ce duvet arraché de l'eau, cet épiderme d'écume voltigeait,
s'envolait, s'éparpillait sous l'attaque invisible et sifflante de la
bourrasque. Nous aussi, couchés sur le côté, le bordage noyé dans le
flot clapoteux qui montait sur le pont, les haubans tendus, la mâture
craquant, nous partîmes d'une course affolée, gagnés par un vertige,
par une furie de vitesse. Et c'est vraiment une ivresse unique,
inimaginablement exaltante, de tenir en ses deux mains, avec tous ses
muscles tendus depuis le jarret jusqu'au cou, la longue barre de fer
qui conduit à travers les rafales cette bête emportée et inerte, docile
et sans vie, faite de toile et de bois.

Cette fureur de l'air ne dura guère que trois quarts d'heure; et tout à
coup, lorsque la Méditerranée eut repris sa belle teinte bleue, il me
sembla, tant l'atmosphère devint douce subitement, que l'humeur du ciel
s'apaisait. C'était une colère tombée, la fin d'une matinée revêche; et
le rire joyeux du soleil se répandit largement dans l'espace.

Nous approchions du cap où j'aperçus, à l'extrémité, au pied de la
côte escarpée, dans une trouée apparue sans accès, une église et trois
maisons. Qui demeure là, bon Dieu? que peuvent faire ces gens? Comment
communiquent-ils avec les autres vivants sinon par un des deux petits
canots tirés sur leur plage étroite.

Voici la pointe doublée. La côte continue jusqu'à Porto-Venere, à
l'entrée du golfe de la Spezzia. Toute cette partie du rivage italien
est incomparablement séduisante.

Dans une baie large et profonde ouverte devant nous, on entrevoit
Santa-Margherita, puis Rapallo, Chiavari. Plus loin Sestri Levante.

Le yacht ayant viré de bord glissait à deux encablures des rochers,
et voilà qu'au bout de ce cap, que nous finissions à peine de
contourner, on découvre soudain une gorge où entre la mer, une gorge
cachée, presque introuvable, pleine d'arbres, de sapins, d'oliviers,
de châtaigniers. Un tout petit village, Porto-Fino, se développe en
demi-lune autour de ce calme bassin.

Nous traversons lentement le passage étroit qui relie à la grande mer
ce ravissant port naturel, et nous pénétrons dans ce cirque de maisons
couronné par un bois d'un vert puissant et frais, reflétés l'un et
l'autre dans le miroir d'eau tranquille et rond où semblent dormir
quelques barques de pêche.

Une d'elles vient à nous montée par un vieil homme. Il nous salue, nous
souhaite la bienvenue, indique le mouillage, prend une amarre pour la
porter à terre, revient offrir ses services, ses conseils, tout ce
qu'il nous plaira de lui demander, nous fait enfin les honneurs de ce
hameau de pêche. C'est le maître de port.

Jamais peut-être, je n'ai senti une impression de béatitude comparable
à celle de l'entrée dans cette crique verte, et un sentiment de repos,
d'apaisement, d'arrêt de l'agitation vaine où se débat la vie, plus
fort et plus soulageant que celui qui m'a saisi quand le bruit de
l'ancre tombant eut dit à tout mon être ravi que nous étions fixés là.

Depuis huit jours je rame. Le yacht demeure immobile au milieu de la
rade minuscule et tranquille; et moi je vais rôder dans mon canot, le
long des côtes, dans les grottes où grogne la mer au fond de trous
invisibles, et autour des îlots découpés et bizarres qu'elle mouille
de baisers sans fin à chacun de ses soulèvements, et sur les écueils
à fleur d'eau qui portent des crinières d'herbes marines. J'aime
voir flotter sous moi, dans les ondulations de la vague insensible,
ces longues plantes rouges ou vertes où se mêlent, où se cachent, où
glissent les immenses familles à peine écloses des jeunes poissons. On
dirait des semences d'aiguilles d'argent qui vivent et qui nagent.

Quand je relève les yeux sur les rochers du rivage, j'y aperçois des
groupes de gamins nus, au corps bruni, étonnés de ce rôdeur. Ils sont
innombrables aussi, comme une autre progéniture de la mer, comme une
tribu de jeunes tritons nés d'hier qui s'ébattent et grimpent aux rives
de granit pour boire un peu l'air de l'espace. On en trouve cachés dans
toutes les crevasses, on en aperçoit debout sur les pointes, dessinant
dans le ciel italien leurs formes jolies et frêles de statuettes de
bronze. D'autres, assis, les jambes pendantes, au bord des grosses
pierres, se reposent entre deux plongeons.


Nous avons quitté Porto-Fino pour un séjour à Santa-Margherita. Ce
n'est point un port, mais un fond de golfe un peu abrité par un môle.

Ici, la terre est tellement captivante, qu'elle fait presque oublier
la mer. La ville est abritée par l'angle creux des deux montagnes. Un
vallon les sépare qui va vers Gênes. Sur ces deux côtes, d'innombrables
petits chemins entre deux murs de pierres, hauts d'un mètre environ, se
croisent, montent et descendent, vont et viennent, étroits, pierreux,
en ravins et en escaliers, et séparent d'innombrables champs ou plutôt
des jardins d'oliviers et de figuiers qu'enguirlandent des pampres
rouges. A travers les feuillages brûlés des vignes grimpées dans les
arbres, on aperçoit à perte de vue la mer bleue, des caps rouges, des
villages blancs, des bois de sapins sur les pentes, et les grands
sommets de granit gris. Devant les maisons, rencontrées de place en
place, les femmes font de la dentelle. Dans tout ce pays, d'ailleurs,
on n'aperçoit guère une porte où ne soient assises deux ou trois de ces
ouvrières, travaillant à l'ouvrage héréditaire, et maniant de leurs
doigts légers les nombreux fils blancs ou noirs où pendent et dansent,
dans un sautillement éternel, de courts morceaux de bois jaune. Elles
sont souvent jolies, grandes et d'allure fière, mais négligées, sans
toilette et sans coquetterie. Beaucoup conservent encore des traces du
sang sarrasin.

Un jour, au coin d'une rue de hameau, une d'elles passa près de moi qui
me laissa l'émotion de la plus surprenante beauté que j'aie rencontrée
peut-être.

Sous une botte lourde de cheveux sombres qui s'envolaient autour du
front, dans un désordre dédaigneux et hâtif, elle avait une figure
ovale et brune d'Orientale, de filles des Maures dont elle gardait
l'ancestrale démarche; mais le soleil des Florentines lui avait fait
une peau aux lueurs d'or. Les yeux,--quels yeux!--longs et d'un noir
impénétrable, semblaient glisser une caresse sans regard entre des
cils tellement pressés et grands que je n'en ai jamais vu de pareils.
Et la chair autour de ses yeux s'assombrissait si étrangement, que si
on ne l'eût aperçue en pleine lumière on eût soupçonné l'artifice des
mondaines.

Lorsqu'on rencontre, vêtues de haillons, des créatures semblables, que
ne peut-on les saisir et les emporter, quand ce ne serait que pour
les parer, leur dire qu'elles sont belles et les admirer! Qu'importe
qu'elles ne comprennent pas le mystère de notre exaltation, brutes
comme toutes les idoles, ensorcelantes comme elles, faites seulement
pour être aimées par des cœurs délirants, et fêtées par des mots dignes
de leur beauté!


Si j'avais le choix cependant entre la plus belle des créatures
vivantes et la femme peinte du Titien que huit jours plus tard je
revoyais dans la salle de la tribune à Florence, je prendrais la femme
peinte du Titien.

Florence, qui m'appelle comme la ville où j'aurais le plus aimé vivre
autrefois, qui a pour mes yeux et pour mon cœur un charme inexprimable,
m'attire encore presque sensuellement par cette image de femme couchée,
rêve prodigieux d'attrait charnel. Quand je songe à cette cité si
pleine de merveilles qu'on rentre à la fin des jours courbaturé d'avoir
vu comme un chasseur d'avoir marché, m'apparaît soudain lumineuse, au
milieu des souvenirs qui jaillissent, cette grande toile longue, où se
repose cette grande femme au geste impudique, nue et blonde, éveillée
et calme.

Puis après elle, après cette évocation de toute la puissance séductrice
du corps humain, surgissent, douces et pudiques, des vierges: celles de
Raphaël d'abord, la _Vierge au chardonneret_, la _Vierge du grand-duc_,
la _Vierge à la chaise_, d'autres encore, celles des primitifs, aux
traits innocents, aux cheveux pâles, idéales et mystiques, et celles
des matériels, pleines de santé.

Quand on se promène non seulement dans cette ville unique, mais dans
tout ce pays, la Toscane, où les hommes de la Renaissance ont jeté
des chefs-d'œuvre à pleines mains, on se demande avec stupeur ce que
fut l'âme exaltée et féconde, ivre de beauté, follement créatrice,
de ces générations secouées par un délire artiste. Dans les églises
des petites villes, où l'on va, cherchant à voir des choses qui ne
sont point indiquées au commun des errants, on découvre sur les murs,
au fond des chœurs, des peintures inestimables de ces grands maîtres
modestes, qui ne vendaient point leurs toiles dans les Amériques
encore inexplorées, et s'en allaient, pauvres, sans espoir de fortune,
travaillant pour l'art comme de pieux ouvriers.

Et cette race sans défaillance n'a rien laissé d'inférieur. Le même
reflet d'impérissable beauté, apparu sous le pinceau des peintres,
sous le ciseau des sculpteurs, s'agrandit en lignes de pierre sur la
façade des monuments. Les églises et leurs chapelles sont pleines de
sculptures de Lucca della Robbia, de Donatello, de Michel-Ange; leurs
portes de bronze sont par Bonannus ou Jean de Bologne.

Lorsqu'on arrive sur la piazza della Signoria, en face de la loggia
dei Lanzi, on aperçoit ensemble, sous le même portique, l'_Enlèvement
des Sabines_, et _Hercule terrassant le centaure Nessus_, de Jean de
Bologne; _Persée_ avec la tête de Méduse, de Benvenuto Cellini; _Judith
et Holopherne_, de Donatello. Il abritait aussi, il y a quelques années
seulement, le _David_ de Michel-Ange.

Mais plus on est grisé, plus on est conquis par la séduction de ce
voyage dans une forêt d'œuvres d'art, plus on se sent aussi envahi par
un bizarre sentiment de malaise qui se mêle bientôt à la joie de voir.
Il provient de l'étonnant contraste de la foule moderne si banale, si
ignorante de ce qu'elle regarde avec les lieux qu'elle habite. On sent
que l'âme délicate, hautaine et raffinée du vieux peuple disparu qui
couvrit ce sol de chefs-d'œuvre, n'agite plus les têtes à chapeaux
ronds couleur chocolat, n'anime point les yeux indifférents, n'exalte
plus les désirs vulgaires de cette population sans rêves.


En revenant vers la côte, je me suis arrêté dans Pise, pour revoir
aussi la place du Dôme.

Qui pourra jamais expliquer le charme pénétrant et triste de certaines
villes presque défuntes?

Pise est une de celles-là. A peine entré dedans, on s'y sent à l'âme
une langueur mélancolique, une envie impuissante de partir et de
rester, une nonchalante envie de fuir et de goûter indéfiniment la
douceur morne de son air, de son ciel, de ses maisons, de ses rues
qu'habite la plus calme, la plus morne, la plus silencieuse des
populations.

La vie semble sortie d'elle comme la mer qui s'en est éloignée,
enterrant son port jadis souverain, étendant une plaine et faisant
pousser une forêt entre la rive nouvelle et la ville abandonnée.

L'Arno la traverse de son cours jaune qui glisse, doucement onduleux,
entre deux hautes murailles supportant les deux principales promenades
bordées de maisons jaunâtres, aussi d'hôtels et de quelques palais
modestes.

Seule, bâtie sur le quai même, coupant net sa ligne lumineuse, la
petite chapelle de Santa-Maria della Spina, appartenant au style
français du XIIIe siècle, dresse juste au-dessus de l'eau son profil
ouvragé de reliquaire. On dirait, à la voir ainsi au bord du fleuve,
le mignon lavoir gothique de la bonne Vierge, où les anges viennent
laver, la nuit, tous les oripeaux fripés des madones.

Mais par la via Santa-Maria on va vers la place du Dôme.

Pour les hommes que touchent encore la beauté et la puissance mystiques
des monuments, il n'existe assurément rien sur la terre de plus
surprenant et de plus saisissant que cette vaste place herbeuse, cernée
par de hauts remparts qui emprisonnent, en leurs attitudes si diverses,
le Dôme, le Campo-Santo, le Baptistère et la Tour penchée.

Quand on arrive au bord de ce champ désert et sauvage, enfermé par de
vieilles murailles et où se dressent soudain devant les yeux ces quatre
grands êtres de marbre, si imprévus de profil, de couleur, de grâce
harmonieuse et superbe, on demeure interdit d'étonnement et troublé
d'admiration comme devant le plus rare et le plus grandiose spectacle
que l'art humain puisse offrir au regard.

Mais c'est le Dôme bientôt qui attire et garde toute l'attention par
son inexprimable harmonie, la puissance irrésistible de ses proportions
et la magnificence de sa façade.

C'est une basilique du XIe siècle de style toscan, toute en marbre
blanc avec des incrustations noires et de couleur. On n'éprouve point,
en face de cette perfection de l'architecture Romane-Italienne, la
stupeur qu'imposent à l'âme certaines cathédrales gothiques par leur
élévation hardie, l'élégance de leurs tours et de leurs clochetons,
toute la dentelle de pierre dont elles sont enveloppées, et cette
disproportion géante de leur taille avec leur pied.

Mais on demeure tellement surpris et captivé par les irréprochables
proportions, par le charme intraduisible des lignes, des formes et de
la façade décorée, en bas, de pilastres reliés par des arcades, en
haut, de quatre galeries de colonnettes plus petites d'étage en étage,
que la séduction de ce monument reste en nous comme celle d'un poème
admirable, comme une émotion trouvée.

Rien ne sert de décrire ces choses, il faut les voir, et les voir sur
leur ciel, sur ce ciel classique, d'un bleu spécial, où les nuages
lents et roulés à l'horizon en masses argentées semblent copiés par la
nature sur les tableaux des peintres toscans. Car ces vieux artistes
étaient des réalistes, tout imprégnés de l'atmosphère italienne; et
ceux-là seulement demeurent de faux ouvriers d'art qui les ont imités
sous le soleil français.

Derrière la cathédrale, le Campanile, éternellement penché comme s'il
allait tomber, gêne ironiquement le sens de l'équilibre que nous
portons en nous, et en face d'elle le Baptistère arrondit sa haute
coupole conique devant la porte du Campo-Santo.

En ce cimetière antique dont les fresques sont classées comme des
peintures d'un intérêt capital, s'allonge un cloître délicieux, d'une
grâce pénétrante et triste, au milieu duquel deux antiques tilleuls
cachent sous leur robe de verdure une telle quantité de bois mort
qu'ils font aux souffles du vent un bruit étrange d'ossements heurtés.


Les jours passent. L'été touche à sa fin. Je veux visiter encore un
pays éloigné, où d'autres hommes ont laissé des souvenirs plus effacés,
mais éternels aussi. Ceux-là vraiment sont les seuls qui ont su doter
leur patrie d'une Exposition universelle qu'on reviendra voir dans
toute la suite des siècles.



LA SICILE.


ON est convaincu, en France, que la Sicile est un pays sauvage,
difficile et même dangereux à visiter. De temps en temps, un voyageur,
qui passe pour un audacieux, s'aventure jusqu'à Palerme, et il revient
en déclarant que c'est une ville très intéressante. Et voilà tout. En
quoi Palerme et la Sicile tout entière sont-elles intéressantes? On
ne le sait pas au juste chez nous. A la vérité, il n'y a là qu'une
question de mode. Cette île, perle de la Méditerranée, n'est point au
nombre des contrées qu'il est d'usage de parcourir, qu'il est de bon
goût de connaître, qui font partie, comme l'Italie, de l'éducation d'un
homme bien élevé.

A deux points de vue, cependant, la Sicile devrait attirer les
voyageurs, car ses beautés naturelles et ses beautés artistiques sont
aussi particulières que remarquables. On sait combien est fertile et
mouvementée cette terre, qui fut appelée le grenier de l'Italie, que
tous les peuples envahirent et possédèrent l'un après l'autre, tant fut
violente leur envie de la posséder, qui fit se battre et mourir tant
d'hommes, comme une belle fille ardemment désirée. C'est, autant que
l'Espagne, le pays des oranges, le sol fleuri dont l'air, au printemps,
n'est qu'un parfum; et elle allume, chaque soir, au-dessus des mers,
le fanal monstrueux de l'Etna, le plus grand volcan d'Europe. Mais ce
qui fait d'elle, avant tout, une terre indispensable à voir et unique
au monde, c'est qu'elle est, d'un bout à l'autre, un étrange et divin
musée d'architecture.

L'architecture est morte aujourd'hui, en ce siècle encore artiste,
pourtant, mais qui semble avoir perdu le don de faire de la beauté
avec des pierres, le mystérieux secret de la séduction par les lignes,
le sens de la grâce dans les monuments. Nous paraissons ne plus
comprendre, ne plus savoir que la seule proportion d'un mur peut donner
à l'esprit la même sensation de joie artistique, la même émotion
secrète et profonde qu'un chef-d'œuvre de Rembrandt, de Vélasquez ou de
Véronèse.

La Sicile a eu le bonheur d'être possédée, tour à tour, par des peuples
féconds, venus tantôt du Nord et tantôt du Sud, qui ont couvert son
territoire d'œuvres infiniment diverses, où se mêlent, d'une façon
inattendue et charmante, les influences les plus contraires. De là
est né un art spécial, inconnu ailleurs, où domine l'influence arabe,
au milieu des souvenirs grecs, et même égyptiens; où les sévérités du
style gothique, apporté par les Normands, sont tempérées par la science
admirable de l'ornementation et de la décoration byzantines.

Et c'est un bonheur délicieux de rechercher, dans ces exquis monuments,
la marque spéciale de chaque art, de discerner tantôt le détail venu
d'Égypte, comme l'ogive lancéolée qu'apportèrent les Arabes, les voûtes
en relief, ou plutôt en pendentifs, qui ressemblent aux stalactites des
grottes marines, tantôt le pur ornement byzantin, ou les belles frises
gothiques qui éveillent soudain le souvenir des hautes cathédrales des
pays froids, dans ces églises un peu basses, construites aussi par des
princes normands.

Quand on a vu tous ces monuments qui ont, bien qu'appartenant à des
époques et à des germes différents, un même caractère, une même nature,
on peut dire qu'ils ne sont ni gothiques, ni arabes, ni byzantins,
mais siciliens; on peut affirmer qu'il existe un art sicilien et un
style sicilien, toujours reconnaissable, et qui est assurément le plus
charmant, le plus varié, le plus coloré et le plus rempli d'imagination
de tous les styles d'architecture.

C'est également en Sicile qu'on retrouve les plus magnifiques et les
plus complets échantillons de l'architecture grecque antique, au milieu
de paysages incomparablement beaux.

La traversée la plus facile est celle de Naples à Palerme. On demeure
surpris, en quittant le bateau, par le mouvement et la gaieté de cette
grande ville de 250,000 habitants, pleine de boutiques et de bruit,
moins agitée que Naples, bien que tout aussi vivante. Et d'abord,
on s'arrête devant la première charrette aperçue. Ces charrettes,
de petites boîtes carrées haut perchées sur des roues jaunes, sont
décorées de peintures naïves et bizarres qui représentent des faits
historiques ou particuliers, des aventures de toute espèce, des
combats, des rencontres de souverains, mais surtout les batailles de
Napoléon Ier et des Croisades. Une singulière découpure de bois et
de fer les soutient sur l'essieu; et les rayons de leurs roues sont
ouvragés aussi. La bête qui les traîne porte un pompon sur la tête et
un autre au milieu du dos, et elle est vêtue d'un harnachement coquet
et coloré, chaque morceau de cuir étant garni d'une sorte de laine
rouge et de menus grelots. Ces voitures peintes passent par les rues,
drôles et différentes, attirent l'œil et l'esprit, se promènent comme
des rébus qu'on cherche toujours à deviner.

La forme de Palerme est très particulière. La ville, couchée au milieu
d'un vaste cirque de montagnes nues, d'un gris bleu nuancé parfois de
rouge, est divisée en quatre parties par deux grandes rues droites
qui se coupent en croix au milieu. De ce carrefour, on aperçoit, par
trois côtés, la montagne, là-bas, au bout de ces immenses corridors de
maisons, et, par le quatrième, on voit la mer, une tache bleue, d'un
bleu cru, qui semble tout près, comme si la ville était tombée dedans!

Un désir hantait mon esprit en ce jour d'arrivée. Je voulus voir la
chapelle Palatine, qu'on m'avait dit être la merveille des merveilles.

La chapelle Palatine, la plus belle qui soit au monde, le plus
surprenant bijou religieux rêvé par la pensée humaine et exécuté par
des mains d'artiste, est enfermée dans la lourde construction du Palais
Royal, ancienne forteresse construite par les Normands.

Cette chapelle n'a point de dehors. On entre dans le palais, où l'on
est frappé tout d'abord par l'élégance de la cour intérieure entourée
de colonnes. Un bel escalier à retours droits fait une perspective d'un
grand effet inattendu. En face de la porte d'entrée, une autre porte,
crevant le mur du Palais et donnant sur la campagne lointaine, ouvre,
soudain, un horizon étroit et profond, semble jeter l'esprit dans des
pays infinis et dans des songes illimités, par ce trou cintré qui prend
l'œil et l'emporte irrésistiblement vers la cime bleue du mont aperçu
là-bas, si loin, si loin, au-dessus d'une immense plaine d'orangers.

Quand on pénètre dans la chapelle, on demeure d'abord saisi comme
en face d'une chose surprenante dont on subit la puissance avant
de l'avoir comprise. La beauté colorée et calme, pénétrante et
irrésistible de cette petite église qui est le plus absolu chef-d'œuvre
imaginable, vous laisse immobile devant ces murs couverts d'immenses
mosaïques à fond d'or, luisant d'une clarté douce et éclairant le
monument entier d'une lumière sombre, entraînant aussitôt la pensée en
des paysages bibliques et divins où l'on voit, debout dans un ciel de
feu, tous ceux qui furent mêlés à la vie de l'Homme-Dieu.

Ce qui fait si violente l'impression produite par ces monuments
siciliens, c'est que l'art de la décoration y est plus saisissant au
premier coup d'œil que l'art de l'architecture.

L'harmonie des lignes et des proportions n'est qu'un cadre à l'harmonie
des nuances.

On éprouve, en entrant dans nos cathédrales gothiques, une sensation
sévère, presque triste. Leur grandeur est imposante, leur majesté
frappe, mais ne séduit pas. Ici, on est conquis, ému, par ce quelque
chose de presque sensuel que la couleur ajoute à la beauté des formes.

Les hommes qui conçurent et exécutèrent ces églises lumineuses, et
sombres pourtant, avaient certes une idée tout autre du sentiment
religieux que les architectes des cathédrales allemandes ou françaises;
et leur génie spécial s'inquiéta, surtout, de faire entrer le jour dans
ces nefs si merveilleusement décorées, de façon qu'on ne le sentît pas,
qu'on ne le vît point, qu'il s'y glissât, qu'il effleurât seulement les
murs, qu'il y produisît des effets mystérieux et charmants, et que la
lumière semblât venir des murailles elles-mêmes, des grands ciels d'or
peuplés d'apôtres.

La chapelle Palatine, construite en 1132 par le roi Roger II, dans le
style gothique normand, est une petite basilique à trois nefs. Elle n'a
que 33 mètres de long et 13 mètres de large, c'est donc un joujou, un
bijou de basilique.

Deux lignes d'admirables colonnes de marbre, toutes différentes de
couleur, conduisent sous la coupole, d'où vous regarde un Christ
colossal, entouré d'anges aux ailes déployées. La mosaïque qui forme
le fond de la chapelle latérale de gauche est un saisissant tableau.
Elle représente saint Jean prêchant dans le désert. On dirait un Puvis
de Chavannes plus coloré, plus puissant, plus naïf, moins voulu, fait
dans des temps de foi violente par un artiste inspiré. L'apôtre parle à
quelques personnes. Derrière lui, le désert, et, tout au fond, quelques
montagnes bleuâtres, de ces montagnes aux lignes douces et perdues dans
une brume, que connaissent bien tous ceux qui ont parcouru l'Orient.
Au-dessus du saint, autour du saint, derrière le saint, un ciel d'or,
un vrai ciel de miracle où Dieu semble présent.

En revenant vers la porte de sortie, on s'arrête sous la chaire, un
simple carré de marbre roux, entouré d'une frise de marbre blanc
incrustée de menues mosaïques, et porté sur quatre colonnes finement
ouvragées. Et on s'émerveille de ce que peut faire le goût, le goût pur
d'un artiste, avec si peu de chose.

Tout l'effet admirable de ces églises vient, d'ailleurs, du mélange
et de l'opposition des marbres et des mosaïques. C'est là leur marque
caractéristique. Tout le bas des murs, blanc et orné seulement
de petits dessins, de fines broderies de pierre, fait ressortir
puissamment, par le parti pris de simplicité, la richesse colorée des
larges sujets qui couvrent le dessus.

Mais on découvre même dans ces menues broderies, qui courent comme
des dentelles de couleur sur la muraille inférieure, des choses
délicieuses, grandes comme le fond de la main: ainsi deux paons qui,
croisant leurs becs, portent une croix.

On retrouve dans plusieurs églises de Palerme ce même genre de
décoration. Les mosaïques de la Martorana sont même, peut-être, d'une
exécution plus remarquable que celles de la chapelle Palatine, mais on
ne peut rencontrer, dans aucun monument, l'ensemble merveilleux qui
rend unique ce chef-d'œuvre divin.

Je reviens lentement à l'hôtel des Palmes, qui possède un des plus
beaux jardins de la ville, un de ces jardins de pays chauds, remplis de
plantes énormes et bizarres. Un voyageur, assis sur un banc, me raconte
en quelques instants les aventures de l'année, puis il remonte aux
histoires des années passées, et il dit, dans une phrase: «C'était au
moment où Wagner habitait ici.»

Je m'étonne: «Comment ici, dans cet hôtel?--Mais oui. C'est ici qu'il
a écrit les dernières notes de _Parsifal_ et qu'il en a corrigé les
épreuves.»

Et j'apprends que l'illustre maître allemand a passé à Palerme
un hiver tout entier, et qu'il a quitté cette ville quelques mois
seulement avant sa mort. Comme partout, il a montré ici son caractère
intolérable, son invraisemblable orgueil, et il a laissé le souvenir du
plus insociable des hommes.

J'ai voulu voir l'appartement occupé par ce musicien génial, car il
me semblait qu'il avait dû y mettre quelque chose de lui, et que je
retrouverais un objet qu'il aimait, un siège préféré, la table où il
travaillait, un signe quelconque indiquant son passage, la trace d'une
manie ou la marque d'une habitude.

Je ne vis rien d'abord qu'un bel appartement d'hôtel. On m'indiqua les
changements qu'il y avait apportés, on me montra, juste au milieu de la
chambre, la place du grand divan où il entassait les tapis brillants et
brodés d'or.

Mais j'ouvris la porte de l'armoire à glace.

Un parfum délicieux et puissant s'envola comme la caresse d'une brise
qui aurait passé sur un champ de rosiers.

Le maître de l'hôtel qui me guidait me dit: «C'est là dedans qu'il
serrait son linge après l'avoir mouillé d'essence de roses. Cette odeur
ne s'en ira jamais maintenant.»

Je respirais cette haleine de fleurs, enfermée en ce meuble, oubliée
là, captive; et il me semblait y retrouver, en effet, quelque chose
de Wagner, dans ce souffle qu'il aimait, un peu de lui, un peu de son
désir, un peu de son âme, dans ce rien des habitudes secrètes et chères
qui font la vie intime d'un homme.

Puis je sortis pour errer par la ville.

Personne ne ressemble moins à un Napolitain qu'un Sicilien. Dans le
Napolitain du peuple, on trouve toujours trois quarts de polichinelle.
Il gesticule, s'agite, s'anime sans cause, s'exprime par les gestes
autant que par les paroles, mime tout ce qu'il dit, se montre toujours
aimable par intérêt, gracieux par ruse autant que par nature, et il
répond par des gentillesses aux compliments désagréables.

Mais, dans le Sicilien, on trouve déjà beaucoup de l'Arabe. Il en a la
gravité d'allure, bien qu'il tienne de l'Italien une grande vivacité
d'esprit. Son orgueil natal, son amour des titres, la nature de sa
fierté et la physionomie même de son visage le rapprochent aussi
davantage de l'Espagnol que de l'Italien. Mais ce qui donne sans cesse,
dès qu'on pose le pied en Sicile, l'impression profonde de l'Orient,
c'est le timbre de voix, l'intonation nasale des crieurs des rues. On
la retrouve partout, la note aiguë de l'Arabe, cette note qui semble
descendre du front dans la gorge, tandis que, dans le Nord, elle monte
de la poitrine à la bouche. Et la chanson traînante, monotone et douce,
entendue en passant par la porte ouverte d'une maison, est bien la
même, par le rythme et l'accent, que celle chantée par le cavalier vêtu
de blanc qui guide les voyageurs à travers les grands espaces nus du
désert.

Au théâtre, par exemple, le Sicilien redevient tout à fait Italien et
il est fort curieux pour nous d'assister, à Rome, Naples ou Palerme, à
quelque représentation d'opéra.

Toutes les impressions du public éclatent aussitôt qu'il les éprouve.
Nerveuse à l'excès, douée d'une oreille aussi délicate que sensible,
aimant à la folie la musique, la foule entière devient une sorte de
bête vibrante, qui sent et qui ne raisonne pas. En cinq minutes, elle
applaudit avec enthousiasme et siffle avec frénésie le même acteur;
elle trépigne de joie ou de colère, et si quelque note fausse s'échappe
de la gorge du chanteur, un cri étrange, exaspéré, suraigu, sort de
toutes les bouches en même temps. Quand les avis sont partagés, les
chut! et les applaudissements se mêlent. Rien ne passe inaperçu de
la salle attentive et frémissante qui témoigne, à tout instant, son
sentiment, et qui parfois, saisie d'une colère soudaine, se met à
hurler comme ferait une ménagerie de bêtes féroces.

_Carmen_, en ce moment, passionne le peuple sicilien, et on entend, du
matin au soir, fredonner par les rues le fameux «Toréador».

La rue, à Palerme, n'a rien de particulier. Elle est large et belle
dans les quartiers riches, et ressemble, dans les quartiers pauvres, à
toutes les ruelles étroites, tortueuses et colorées des villes d'Orient.

Les femmes, enveloppées de loques de couleurs éclatantes, rouges,
bleues ou jaunes, causent devant leurs portes et vous regardent passer
avec leurs yeux noirs, qui brillent sous la forêt de leurs cheveux
sombres.

Parfois, devant le bureau de la loterie officielle qui fonctionne en
permanence comme un service religieux et rapporte à l'Etat de gros
revenus, on assiste à une petite scène drôle et typique.

En face est la madone, dans sa niche accrochée au mur, avec la
lanterne qui brille à ses pieds. Un homme sort du bureau, son billet de
loterie à la main, met un sou dans le tronc sacré qui ouvre sa petite
bouche noire devant la statue, puis il se signe avec le papier numéroté
qu'il vient de recommander à la Vierge, en l'appuyant d'une aumône.

On s'arrête, de place en place, devant les marchands des vues de
Sicile, et l'œil tombe sur une étrange photographie qui représente un
souterrain plein de morts, de squelettes grimaçants bizarrement vêtus.
On lit dessous: «Cimetière des Capucins.»

Qu'est-ce que cela? Si on le demande à un habitant de Palerme, il
répond avec dégoût: «N'allez pas voir cette horreur. C'est une chose
affreuse, sauvage, qui ne tardera pas à disparaître, heureusement.
D'ailleurs, on n'enterre plus là dedans depuis plusieurs années.»

Il est difficile d'obtenir des renseignements plus détaillés et plus
précis, tant la plupart des Siciliens semblent éprouver d'horreur pour
ces extraordinaires catacombes.

Voici pourtant ce que je finis par apprendre. La terre sur laquelle est
bâti le couvent des Capucins possède la singulière propriété d'activer
si fort la décomposition de la chair morte, qu'en un an, il ne reste
plus rien sur les os, qu'un peu de peau noire séchée, collée, et qui
garde, parfois, les poils de la barbe et des joues.

On enferme donc les cercueils en de petits caveaux latéraux qui
contiennent chacun huit ou dix trépassés, et, l'année finie, on
ouvre la bière d'où l'on retire la momie, momie effroyable, barbue,
convulsée, qui semble hurler, qui semble travaillée par d'horribles
douleurs. Puis, on la suspend dans une des galeries principales, où la
famille vient la visiter de temps en temps. Les gens qui voulaient être
conservés par cette méthode de séchage le demandaient avant leur mort,
et ils resteront éternellement alignés sous ces voûtes sombres, à la
façon des objets qu'on garde dans les musées, moyennant une rétribution
annuelle versée par les parents. Si les parents cessent de payer, on
enfouit tout simplement le défunt, à la manière ordinaire.

J'ai voulu visiter, aussitôt, cette sinistre collection de trépassés.

A la porte d'un petit couvent d'aspect modeste, un vieux capucin, en
robe brune, me reçoit et il me précède sans dire un mot, sachant bien
ce que veulent voir les étrangers qui viennent en ce lieu.

Nous traversons une pauvre chapelle, et nous descendons lentement un
large escalier de pierre. Et, tout à coup, j'aperçois devant nous une
immense galerie, large et haute, dont les murs portent tout un peuple
de squelettes habillés d'une façon bizarre et grotesque. Les uns sont
pendus en l'air côte à côte, les autres couchés sur cinq tablettes de
pierre, superposées depuis le sol jusqu'au plafond. Une ligne de morts
est debout par terre, une ligne compacte, dont les têtes affreuses
semblent parler. Les unes sont rongées par des végétations hideuses
qui déforment davantage encore les mâchoires et les os, les autres ont
gardé leurs cheveux, d'autres un bout de moustache, d'autres une mèche
de barbe.

Celles-ci regardent en l'air de leurs yeux vides, celles-là en bas; en
voici qui semblent rire atrocement, en voilà qui sont tordues par la
douleur, toutes paraissent affolées par une épouvante surhumaine.

Et ils sont vêtus, ces morts, ces pauvres morts hideux et ridicules,
vêtus par leur famille qui les a tirés du cercueil pour leur faire
prendre place dans cette effrayante assemblée. Ils ont, presque tous,
des espèces de robes noires dont le capuchon parfois est ramené sur la
tête. Mais il en est qu'on a voulu habiller plus somptueusement; et le
misérable squelette, coiffé d'un bonnet grec à broderies et enveloppé
d'une robe de chambre de rentier riche, étendu sur le dos, semble
dormir d'un sommeil terrifiant et comique.

Une pancarte d'aveugle, pendue à leur cou, porte leur nom et la date
de leur mort. Ces dates font passer des frissons dans les os. On lit:
1880, 1881, 1882.

Voici donc un homme, ce qui était un homme, il y a huit ans? Cela
vivait, riait, parlait, mangeait, buvait, était plein de joie et
d'espoir. Et le voilà! Devant cette double ligne d'êtres innommables,
des cercueils et des caisses sont entassés, des cercueils de luxe en
bois noir, avec des ornements de cuivre et de petits carreaux pour voir
dedans. On croirait que ce sont des malles, des valises de sauvages
achetées en quelque bazar par ceux qui partent pour le grand voyage,
comme on aurait dit autrefois.

Mais d'autres galeries s'ouvrent à droite et à gauche, prolongeant
indéfiniment cet immense cimetière souterrain.

Voici les femmes, plus burlesques encore que les hommes, car on les
a parées avec coquetterie. Les têtes vous regardent, serrées en des
bonnets à dentelles et à rubans, d'une blancheur de neige autour de ces
visages noirs, pourris, rongés par l'étrange travail de la terre. Les
mains, pareilles à des racines d'arbres coupées, sortent des manches
de la robe neuve, et les bas semblent vides qui enferment les os des
jambes. Quelquefois le mort ne porte que des souliers, de grands,
grands souliers pour ces pauvres pieds secs.

Voici les jeunes filles, les hideuses jeunes filles, en leur parure
blanche, portant autour du front une couronne de métal, symbole
de l'innocence. On dirait des vieilles, très vieilles, tant elles
grimacent. Elles ont seize ans, dix-huit ans, vingt ans. Quelle horreur!

Mais nous arrivons dans une galerie pleine de petits cercueils de
verre--ce sont les enfants. Les os, à peine durs, n'ont pas pu
résister. Et on ne sait pas bien ce qu'on voit, tant ils sont déformés,
écrasés et affreux, les misérables gamins. Mais les larmes vous montent
aux yeux, car les mères les ont vêtus avec les petits costumes qu'ils
portaient aux derniers jours de leur vie. Et elles viennent les revoir
ainsi, leurs enfants!

Souvent, à côté du cadavre, est suspendue une photographie qui le
montre tel qu'il était, et rien n'est plus saisissant, plus terrifiant
que ce contraste, que ce rapprochement, que les idées éveillées en nous
par cette comparaison.

Nous traversons une galerie plus sombre, plus basse, qui semble
réservée aux pauvres. Dans un coin noir, ils sont une vingtaine
ensemble, suspendus sous une lucarne, qui leur jette l'air du dehors
par grands souffles brusques. Ils sont vêtus d'une sorte de toile
noire nouée aux pieds et au cou, et penchés les uns sur les autres.
On dirait qu'ils grelottent, qu'ils veulent se sauver, qu'ils crient
«au secours!» On croirait l'équipage noyé de quelque navire, battu
encore par le vent, enveloppé de la toile brune et goudronnée que les
matelots portent dans les tempêtes, et toujours secoués par la terreur
du dernier instant quand la mer les a saisis.

Voici le quartier des prêtres. Une grande galerie d'honneur! Au premier
regard, ils semblent plus terribles à voir que les autres, couverts
ainsi de leurs ornements sacrés noirs, rouges et violets. Mais en
les considérant l'un après l'autre, un rire nerveux et irrésistible
vous saisit devant leurs attitudes bizarres et sinistrement comiques.
En voici qui chantent; en voilà qui prient. On leur a levé la tête et
croisé les mains. Ils sont coiffés de la barrette de l'officiant qui,
posée au sommet de leur front décharné, tantôt se penche sur l'oreille
d'une façon badine, tantôt leur tombe jusqu'au nez. C'est le carnaval
de la mort, que rend plus burlesque la richesse dorée des costumes
sacerdotaux.

De temps en temps, paraît-il, une tête roule à terre, les attaches du
cou ayant été rongées par les souris. Des milliers de souris vivent
dans ce charnier humain.

On me montre un homme mort en 1882. Quelques mois auparavant gai et
bien portant, il était venu choisir sa place, accompagné d'un ami: «Je
serai là,» disait-il, et il riait.

L'ami revient seul maintenant et regarde pendant des heures entières le
squelette immobile, debout à l'endroit indiqué.

En certains jours de fête, les catacombes des Capucins sont ouvertes
à la foule. Un ivrogne s'endormit une fois en ce lieu et se réveilla
au milieu de la nuit. Il appela, hurla, éperdu d'épouvante, courut
de tous les côtés, cherchant à fuir. Mais personne ne l'entendit. On
le trouva au matin, tellement cramponné aux barreaux de la grille
d'entrée, qu'il fallut de longs efforts pour l'en détacher.

Il était fou.

Depuis ce jour, on a suspendu une grosse cloche près de la porte.

Après cette sinistre visite, j'éprouvai le désir de voir des fleurs et
je me fis conduire à la villa Tasca, dont les jardins, situés au milieu
d'un bois d'orangers, sont pleins d'admirables plantes tropicales.

En revenant vers Palerme, je regardais, à ma gauche, une petite ville
vers le milieu d'un mont, et, sur le sommet, une ruine. Cette ville,
c'est Monreale, et cette ruine, Castellaccio, le dernier refuge où se
cachèrent les brigands siciliens, m'a-t-on dit.

Le maître poète Théodore de Banville a écrit un traité de prosodie
française, que devraient savoir par cœur tous ceux qui ont la
prétention de faire rimer deux mots ensemble. Un des chapitres de ce
livre excellent est intitulé: «Des licences poétiques»; on tourne la
page et on lit:

«Il n'y en a pas.»

Ainsi, quand on arrive en Sicile, on demande tantôt avec curiosité, et
tantôt avec inquiétude: «Où sont les brigands?» et tout le monde vous
répond: «Il n'y en a plus.»

Il n'y en a plus, en effet, depuis cinq ou six ans. Grâce à la
complicité cachée de quelques grands propriétaires dont ils servaient
souvent les intérêts et qu'ils rançonnaient souvent aussi, ils ont
pu se maintenir dans les montagnes de Sicile jusqu'à l'arrivée du
général Palavicini, qui commande encore à Palerme. Mais cet officier
les a pourchassés et traités avec tant d'énergie, que les derniers ont
disparu en peu de temps.

Il y a souvent, il est vrai, des attaques à main armée et des
assassinats dans ce pays; mais ce sont là des crimes communs, provenant
de malfaiteurs isolés et non de bandes organisées comme jadis.

En somme, la Sicile est aussi sûre pour le voyageur que l'Angleterre,
la France, l'Allemagne ou l'Italie, et ceux qui désirent des aventures
à la Fra Diavolo devront aller les chercher ailleurs.

En vérité, l'homme est presque en sûreté partout, excepté dans les
grandes villes. Si on comptait les voyageurs arrêtés et dépouillés par
les bandits dans les contrées sauvages, ceux assassinés par les tribus
errantes du désert, et si on comparait les accidents arrivés dans les
pays réputés dangereux avec ceux qui ont lieu, en un mois, à Londres,
Paris ou New-York, on verrait combien sont innocentes les régions
redoutées.

Moralité: si vous recherchez les coups de couteau et les arrestations,
allez à Paris ou à Londres, mais ne venez pas en Sicile. On peut,
en ce pays, courir les routes, de jour et de nuit, sans escorte et
sans armes; on ne rencontre que des gens pleins de bienveillance pour
l'étranger, à l'exception de certains employés des postes et des
télégraphes. Je dis cela seulement pour ceux de Catane, d'ailleurs.

Donc, une des montagnes qui dominent Palerme porte à mi-hauteur une
petite ville célèbre par ses monuments anciens, Monreale; et c'est
aux environs de cette cité haut perchée qu'opéraient les derniers
malfaiteurs de l'île. On a conservé l'usage de placer des sentinelles
tout le long de la route qui y conduit. Veut-on, par là, rassurer ou
effrayer les voyageurs? Je l'ignore.

Les soldats, espacés à tous les détours du chemin, font penser à la
sentinelle légendaire du ministère de la guerre, en France. Depuis
dix ans, sans qu'on sût pourquoi, on plaçait chaque jour un soldat en
faction dans le corridor qui conduisait aux appartements du ministre,
avec mission d'éloigner du mur tous les passants. Or, un nouveau
ministre, d'esprit inquisiteur, succédant à cinquante autres qui
avaient passé sans étonnement devant le factionnaire, demanda la cause
de cette surveillance.

Personne ne put la lui dire, ni le chef du cabinet, ni les chefs
de bureau collés à leur fauteuil depuis un demi-siècle. Mais un
huissier, homme de souvenir, qui écrivait peut-être ses mémoires, se
rappela qu'on avait mis là un soldat, autrefois, parce qu'on venait
de repeindre la muraille et que la femme du ministre, non prévenue, y
avait taché sa robe. La peinture avait séché, mais la sentinelle était
restée.

Ainsi les brigands ont disparu, mais les factionnaires demeurent
sur la route de Monreale. Elle tourne le long de la montagne, cette
route, et arrive enfin dans la ville, fort originale, fort colorée et
fort malpropre. Les rues en escaliers semblent pavées avec des dents
pointues. Les hommes ont la tête enveloppée d'un mouchoir rouge à la
manière espagnole.

Voici la cathédrale, grand monument, long de plus de cent mètres, en
forme de croix latine, avec trois absides et trois nefs, séparées
par dix-huit colonnes de granit oriental qui s'appuient sur une base
en marbre blanc et sur un socle carré en marbre gris. Le portail,
vraiment admirable, encadre de magnifiques portes de bronze, faites par
_Bonannus, civis Pisanus_.

L'intérieur de ce monument montre ce qu'on peut voir de plus complet,
de plus riche et de plus saisissant, comme décoration en mosaïque à
fond d'or.

Ces mosaïques, les plus grandes de Sicile, couvrent entièrement les
murs sur une surface de _six mille quatre cents mètres_. Qu'on se
figure ces immenses et superbes décorations mettant, en toute cette
église, l'histoire fabuleuse de l'Ancien Testament, du Messie et des
Apôtres. Sur le ciel d'or qui ouvre, tout autour des nefs, un horizon
fantastique, on voit se détacher, plus grands que nature, les prophètes
annonçant Dieu, et le Christ venu, et ceux qui vécurent autour de lui.

Au fond du chœur, une figure immense de Jésus, qui ressemble à
François Ier, domine l'église entière, semble l'emplir et l'écraser,
tant est énorme et puissante cette étrange image.

Il est à regretter que le plafond, détruit par un incendie, soit refait
de la façon la plus maladroite. Le ton criard des dorures et des
couleurs trop vives est des plus désagréables à l'œil.

Tout près de la cathédrale, on entre dans le vieux cloître des
Bénédictins.

Que ceux qui aiment les cloîtres aillent se promener dans celui-là et
ils oublieront presque tous les autres vus avant lui.

Comment peut-on ne pas adorer les cloîtres, ces lieux tranquilles,
fermés et frais, inventés, semble-t-il, pour faire naître la pensée qui
coule des lèvres, profonde et claire, pendant qu'on va à pas lents sous
les longues arcades mélancoliques?

Comme elles paraissent bien créées pour engendrer la songerie, ces
allées de pierre, ces allées de menues colonnes enfermant un petit
jardin qui repose l'œil sans l'égarer, sans l'entraîner, sans le
distraire.

Mais les cloîtres de nos pays ont parfois une sévérité un peu trop
monacale, un peu trop triste, même les plus jolis, comme celui de
Saint-Wandrille, en Normandie. Ils serrent le cœur et assombrissent
l'âme.

Qu'on aille visiter le cloître désolé de la chartreuse de la Verne,
dans les sauvages montagnes des Maures. Il donne froid jusque dans les
moelles.

Le merveilleux cloître de Monreale jette, au contraire, dans l'esprit
une telle sensation de grâce qu'on y voudrait rester presque
indéfiniment. Il est très grand, tout à fait carré, d'une élégance
délicate et jolie; et qui ne l'a point vu ne peut pas deviner ce
qu'est l'harmonie d'une colonnade. L'exquise proportion, l'incroyable
sveltesse de toutes ces légères colonnes, allant deux par deux, côte
à côte, toutes différentes, les unes vêtues de mosaïques, les autres
nues; celles-ci couvertes de sculptures d'une finesse incomparable,
celles-là ornées d'un simple dessin de pierre qui monte autour d'elles
en s'enroulant comme grimpe une plante, étonnent le regard, puis le
charment, l'enchantent, y engendrent cette joie artiste que les choses
d'un goût absolu font entrer dans l'âme par les yeux.

Ainsi que tous ces mignons couples de colonnettes, tous les chapiteaux,
d'un travail charmant, sont différents. Et on s'émerveille en même
temps, chose bien rare, de l'effet admirable de l'ensemble et de la
perfection du détail.

On ne peut regarder ce vrai chef-d'œuvre de beauté gracieuse sans
songer aux vers de Victor Hugo sur l'artiste grec qui sut mettre

  Quelque chose de beau comme un sourire humain
          Sur le profil des Propylées.

Ce divin promenoir est enclos en de hautes murailles très vieilles, à
arcades ogivales; c'est là tout ce qui reste aujourd'hui du couvent.

La Sicile est la patrie, la vraie, la seule patrie des colonnades.
Toutes les cours intérieures des vieux palais et des vieilles maisons
de Palerme en renferment d'admirables, qui seraient célèbres ailleurs
que dans cette île si riche en monuments.

Le petit cloître de l'église San Giovanni degli Eremiti, une des plus
anciennes églises normandes de caractère oriental, bien que moins
remarquable que celui de Monreale, est encore bien supérieur à tout ce
que je connais de comparable.

En sortant du couvent, on pénètre dans le jardin, d'où l'on domine
toute la vallée pleine d'orangers en fleur. Un souffle continu monte
de la forêt embaumée, un souffle qui grise l'esprit et trouble les
sens. Le désir indécis et poétique qui hante toujours l'âme humaine,
qui rôde autour, affolant et insaisissable, semble sur le point de se
réaliser. Cette senteur vous enveloppant soudain, mêlant cette délicate
sensation des parfums à la joie artiste de l'esprit, vous jette pendant
quelques secondes dans un bien-être de pensée et de corps qui est
presque du bonheur.

Je lève les yeux vers la haute montagne dominant la ville et
j'aperçois, sur le sommet, la ruine que j'avais vue la veille. Un ami
qui m'accompagne interroge les habitants et on nous répond que ce
vieux château fut, en effet, le dernier refuge des brigands siciliens.
Encore aujourd'hui, presque personne ne monte jusqu'à cette antique
forteresse, nommée Castellaccio. On n'en connaît même guère le sentier,
car elle est sur une cime peu abordable. Nous y voulons aller. Un
Palermitain, qui nous fait les honneurs de son pays, s'obstine à nous
donner un guide, et ne pouvant en découvrir un qui lui semble sûr du
chemin, s'adresse, sans nous prévenir, au chef de la police.

Et bientôt un agent, dont nous ignorons la profession, commence à
gravir avec nous la montagne.

Mais il hésite lui-même et s'adjoint, en route, un compagnon,
nouveau guide qui conduira le premier. Puis, tous deux demandent des
indications aux paysans rencontrés, aux femmes qui passent en poussant
un âne devant elles. Un curé conseille enfin d'aller droit devant nous.
Et nous grimpons, suivis de nos conducteurs.

Le chemin devient presque impraticable. Il faut escalader des rochers,
s'enlever à la force des poignets. Et cela dure longtemps. Un soleil
ardent, un soleil d'Orient nous tombe d'aplomb sur la tête.

Nous atteignons enfin le faîte, au milieu d'un surprenant et superbe
chaos de pierres énormes qui sortent du sol, grises, chauves, rondes
ou pointues, et emprisonnent le château sauvage et délabré dans une
étrange armée de rocs s'étendant au loin, de tous les côtés, autour des
murs.

La vue, de ce sommet, est une des plus saisissantes qu'on puisse
trouver. Tout autour du mont hérissé se creusent de profondes vallées
qu'enferment d'autres monts, élargissant, vers l'intérieur de la
Sicile, un horizon infini de pics et de cimes. En face de nous, la mer;
à nos pieds, Palerme. La ville est entourée par ce bois d'orangers
qu'on nomme la Conque d'or, et ce bois de verdure noire s'étend, comme
une tache sombre, au pied des montagnes grises, des montagnes rousses,
qui semblent brûlées, rongées et dorées par le soleil, tant elles sont
nues et colorées.

Un de nos guides a disparu. L'autre nous suit dans les ruines. Elles
sont d'une belle sauvagerie et fort vastes. On sent, en y pénétrant,
que personne ne les visite. Partout, le sol creusé sonne sous les pas;
par place, on voit l'entrée des souterrains. L'homme les examine avec
curiosité et nous dit que beaucoup de brigands ont vécu là dedans,
quelques années plus tôt. C'était là leur meilleur refuge, et le plus
redouté. Dès que nous voulons redescendre, le premier guide reparaît;
mais nous refusons ses services, et nous découvrons sans peine un
sentier fort praticable qui pourrait même être suivi par des femmes.

Les Siciliens semblent avoir pris plaisir à grossir et à multiplier
les histoires de bandits pour effrayer les étrangers; et, encore
aujourd'hui, on hésite à entrer dans cette île aussi tranquille que la
Suisse.

Voici une des dernières aventures à mettre au compte des rôdeurs
malfaisants. Je la garantis vraie.

Un entomologiste fort distingué de Palerme, M. Ragusa, avait découvert
un coléoptère qui fut longtemps confondu avec le _Polyphylla Olivieri_.
Or un savant allemand, M. Kraatz, reconnaissant qu'il appartenait à une
espèce bien distincte, désira en posséder quelques spécimens et écrivit
à un de ses amis de Sicile, M. di Stephani, qui s'adressa à son tour à
M. Giuseppe Miraglia, pour le prier de lui capturer quelques-uns de ces
insectes. Mais ils avaient disparu de la côte. Juste à ce moment, M.
Lombardo Martorana, de Trapani, annonça à M. di Stephani qu'il venait
de saisir plus de cinquante polyphylla.

M. di Stephani s'empressa de prévenir M. Miraglia par la lettre
suivante:

  MON CHER JOSEPH,

  «Le _Polyphylla Olivieri_, ayant eu connaissance de tes intentions
  meurtrières, a pris une autre route et il est allé se réfugier sur
  la côte de Trapani, où mon ami Lombardo en a déjà capturé plus de
  cinquante individus.»

Ici, l'aventure prend des allures tragi-comiques d'une invraisemblance
épique.

A cette époque, les environs de Trapani étaient parcourus, paraît-il,
par un brigand nommé Lombardo.

Or, M. Miraglia jeta au panier la lettre de son ami. Le domestique vida
le panier dans la rue, puis, le ramasseur d'ordures passa et porta dans
la plaine ce qu'il avait recueilli. Un paysan, voyant dans la campagne
un beau papier bleu à peine froissé, le ramassa et le mit dans sa
poche, par précaution ou par un besoin instinctif de lucre.

Plusieurs mois se passèrent, puis, cet homme, ayant été appelé à la
questure, laissa glisser cette lettre à terre. Un gendarme la saisit
et la présenta au juge qui tomba en arrêt sur les mots: _intentions
meurtrières, pris une autre route, réfugiés, capturés, Lombardo_. Le
paysan fut emprisonné, interrogé, mis au secret. Il n'avoua rien. On le
garda et une enquête sévère fut ouverte. Les magistrats publièrent la
lettre suspecte, mais, comme ils avaient lu «Petronilla Olivieri» au
lieu de «Polyphylla», les entomologistes ne s'émurent pas.

Enfin on finit par déchiffrer la signature de M. di Stephani, qui
fut appelé au tribunal. Ses explications ne furent pas admises. M.
Miraglia, cité à son tour, finit par éclaircir le mystère.

Le paysan était demeuré trois mois en prison.

Un des derniers brigands siciliens fut donc, en vérité, une espèce de
hanneton connu par les hommes de science sous le nom de _Polyphylla
Ragusa_.

Rien de moins dangereux aujourd'hui que de parcourir cette Sicile
redoutée, soit en voiture, soit à cheval, soit même à pied. Toutes les
excursions les plus intéressantes, d'ailleurs, peuvent être accomplies
presque entièrement en voiture. La première à faire est celle du temple
de Ségeste.

Tant de poètes ont chanté la Grèce que chacun de nous en porte l'image
en soi; chacun croit la connaître un peu, chacun l'aperçoit en songe
telle qu'il la désire.

Pour moi, la Sicile a réalisé ce rêve; elle m'a montré la Grèce; et
quand je pense à cette terre si artiste, il me semble que j'aperçois
de grandes montagnes aux lignes douces, aux lignes classiques, et, sur
les sommets, des temples, ces temples sévères, un peu lourds peut-être,
mais admirablement majestueux, qu'on rencontre partout dans cette île.

Tout le monde a vu Pœstum et admiré les trois ruines superbes jetées
dans cette plaine nue que la mer continue au loin, et qu'enferme, de
l'autre côté, un large cercle de monts bleuâtres. Mais si le temple de
Neptune est plus parfaitement conservé et plus pur (on le dit) que les
temples de Sicile, ceux-ci sont placés en des paysages si merveilleux,
si imprévus, que rien au monde ne peut faire imaginer l'impression
qu'ils laissent à l'esprit.

Quand on quitte Palerme, on trouve d'abord le vaste bois d'orangers
qu'on nomme la Conque d'or; puis le chemin de fer suit le rivage,
un rivage de montagnes rousses et de rochers rouges. La voie enfin
s'incline vers l'intérieur de l'île et on descend à la station
d'Alcamo-Calatafimi.

Ensuite on s'en va, à travers un pays largement soulevé comme une
mer de vagues monstrueuses et immobiles. Pas de bois, peu d'arbres,
mais des vignes et des récoltes; et la route monte entre deux lignes
interrompues d'aloès fleuris. On dirait qu'un mot d'ordre a passé parmi
eux pour leur faire pousser vers le ciel, la même année, presque au
même jour, l'énorme et bizarre colonne que les poètes ont tant chantée.
On suit, à perte de vue, la troupe infinie de ces plantes guerrières,
épaisses, aiguës, armées et cuirassées, qui semblent porter leur
drapeau de combat.

Après deux heures de route environ, on aperçoit tout à coup deux hautes
montagnes, reliées par une pente douce arrondie en croissant d'un
sommet à l'autre, et, au milieu de ce croissant, le profil d'un temple
grec, d'un de ces puissants et beaux monuments que le peuple divin
élevait à ses dieux humains.

Il faut, par un long détour, contourner l'un de ces monts, et on
découvre de nouveau le temple qui se présente alors de face. Il
semble maintenant appuyé à la montagne, bien qu'un ravin profond
l'en sépare; mais elle se déploie derrière lui, et au-dessus de lui,
l'enserre, l'entoure, semble l'abriter, le caresser. Et il se détache
admirablement, avec ses trente-six colonnes doriques, sur l'immense
draperie verte qui sert de fond à l'énorme monument, debout, tout
seul, dans cette campagne illimitée.

On sent, quand on voit ce paysage grandiose et simple, qu'on ne pouvait
placer là qu'un temple grec, et qu'on ne pouvait le placer que là.
Les maîtres décorateurs qui ont appris l'art à l'humanité, montrent,
surtout en Sicile, quelle science profonde et raffinée ils avaient de
l'effet et de la mise en scène. Je parlerai tout à l'heure des temples
de Girgenti. Celui de Ségeste semble avoir été posé au pied de cette
montagne par un homme de génie qui avait eu la révélation du point
unique où il devait être élevé. Il anime, à lui tout seul, l'immensité
du paysage; il la fait vivante et divinement belle.

Sur le sommet du mont, dont on a suivi le pied pour aller au temple, on
trouve les ruines du théâtre.

Quand on visite un pays que les Grecs ont habité ou colonisé, il suffit
de chercher leurs théâtres pour trouver les plus beaux points de vue.
S'ils plaçaient leurs temples juste à l'endroit où ils pouvaient
donner le plus d'effet, où ils pouvaient le mieux orner l'horizon, ils
plaçaient, au contraire, leurs théâtres juste à l'endroit d'où l'œil
pouvait le plus être ému par les perspectives.

Celui de Ségeste, au sommet d'une montagne, forme le centre d'un
amphithéâtre de monts dont la circonférence atteint au moins cent
cinquante à deux cents kilomètres. On découvre encore d'autres sommets
au loin, derrière les premiers; et, par une large baie en face de vous,
la mer apparaît, bleue entre les cimes vertes.

Le lendemain du jour où l'on a vu Ségeste, on peut visiter Sélinonte,
immense amas de colonnes éboulées, tombées tantôt en ligne et côte à
côte, comme des soldats morts, tantôt écroulées en chaos.

Ces ruines de temples géants, les plus vastes qui soient en Europe,
emplissent une plaine entière et couvrent encore un coteau, au bout de
la plaine. Elles suivent le rivage, un long rivage de sable pâle où
sont échouées quelques barques de pêche, sans qu'on puisse découvrir où
habitent les pêcheurs. Cet amas informe de pierres ne peut intéresser,
d'ailleurs, que les archéologues ou les âmes poétiques, émues par
toutes les traces du passé.

Mais Girgenti, l'ancienne Agrigente, placée, comme Sélinonte, sur la
côte sud de la Sicile, offre le plus étonnant ensemble de temples
qu'il soit donné de contempler.

Sur l'arête d'une côte longue, pierreuse, toute nue et rouge, d'un
rouge ardent, sans une herbe, sans un arbuste, et dominant la mer, la
plage et le port, trois temples superbes profilent, vus d'en bas, leurs
grandes silhouettes de pierre sur le ciel bleu des pays chauds.

Ils semblent debout dans l'air, au milieu d'un paysage magnifique
et désolé. Tout est mort, aride et jaune, autour d'eux, devant eux
et derrière eux. Le soleil a brûlé, mangé la terre. Est-ce même le
soleil qui a rongé ainsi le sol, ou le feu profond qui brûle toujours
les veines de cette île de volcans? Car, partout, autour de Girgenti,
s'étend la contrée singulière des mines de soufre. Ici, tout est du
soufre, la terre, les pierres, le sable, tout.

Eux, les temples, demeures éternelles des dieux, morts comme leurs
frères les hommes, restent sur leur colline sauvage, loin l'un de
l'autre d'un demi-kilomètre environ.

Voici d'abord celui de Junon Lacinienne, qui renferma, dit-on, le
fameux tableau de Junon, par Zeuxis, qui avait pris pour modèles les
cinq plus belles filles d'Acragas.

Puis le temple de la Concorde, un des mieux conservés de l'antiquité,
parce qu'il servit d'église au moyen âge.

Plus loin les restes du temple d'Hercule.

Et, enfin, le gigantesque temple de Jupiter vanté par Polybe et
décrit par Diodore, construit au Ve siècle, et contenant trente-huit
demi-colonnes de six mètres cinquante de circonférence. Un homme peut
se tenir debout dans chaque cannelure.

Assis au bord de la route qui court au pied de cette côte surprenante,
on reste à rêver devant ces admirables souvenirs du plus grand des
peuples artistes. Il semble qu'on ait devant soi l'Olympe entier,
l'Olympe d'Homère, d'Ovide, de Virgile, l'Olympe des dieux charmants,
charnels, passionnés comme nous, faits comme nous, qui personnifiaient
poétiquement toutes les tendresses de notre cœur, tous les songes de
notre âme, et tous les instincts de nos sens.

C'est l'antiquité tout entière qui se dresse sur ce ciel antique. Une
émotion puissante et singulière pénètre en vous, ainsi qu'une envie de
s'agenouiller devant ces restes augustes, devant ces restes laissés par
les maîtres de nos maîtres.

Certes, cette Sicile est, avant tout, une terre divine, car si l'on
y trouve ces dernières demeures de Junon, de Jupiter, de Mercure
ou d'Hercule, on y rencontre aussi les plus remarquables églises
chrétiennes qui soient au monde. Et le souvenir qui vous reste des
cathédrales de Cefalu, ou de Monreale, ainsi que de la chapelle
Palatine, cette unique merveille, est plus puissant et plus vif encore
que le souvenir des monuments grecs.

Au bout de la colline aux Temples de Girgenti commence une surprenante
contrée qui semble le vrai royaume de Satan, car si, comme on le
croyait jadis, le diable habite dans un vaste pays souterrain, plein
de soufre en fusion, où il fait bouillir les damnés, c'est en Sicile
assurément qu'il a établi son mystérieux domicile.

La Sicile fournit presque tout le soufre du monde. C'est par _milliers_
qu'on trouve les mines de soufre dans cette île de feu.

Mais d'abord, à quelques kilomètres de la ville, on rencontre une
bizarre colline appelée Maccaluba, composée d'argile et de calcaire,
et couverte de petits cônes de deux à trois pieds de haut. On dirait
des pustules, une monstrueuse maladie de la nature; car tous les cônes
laissent couler de la boue chaude, pareille à une affreuse suppuration
du sol; et ils lancent parfois des pierres à une grande hauteur, et ils
ronflent étrangement en soufflant des gaz. Ils semblent grogner, sales,
honteux, petits volcans bâtards et lépreux, abcès crevés.

Puis nous allons visiter les mines de soufre. Nous entrons dans les
montagnes. C'est devant nous un vrai pays de désolation, une terre
misérable qui semble maudite, condamnée par la nature. Les vallons
s'ouvrent, gris, jaunes, pierreux, sinistres, portant la marque de
la réprobation divine, avec un superbe caractère de solitude et de
pauvreté.

On aperçoit enfin, de place en place, quelques vilains bâtiments, très
bas. Ce sont les mines. On en compte, paraît-il, plus de mille dans ce
bout de pays.

En pénétrant dans l'enceinte de l'une d'elles, on remarque d'abord un
monticule singulier, grisâtre et fumant. C'est une vraie source de
soufre, due au travail humain.

Voici comment on l'obtient. Le soufre, tiré des mines, est noirâtre,
mélangé de terre, de calcaire, etc., et forme une sorte de pierre dure
et cassante. Aussitôt apporté des galeries, on en construit une haute
butte, puis on met le feu dans le milieu. Alors un incendie lent,
continu, profond, ronge, pendant des semaines entières, le centre de la
montagne factice et dégage le soufre pur, qui entre en fusion et coule
ensuite, comme de l'eau, au moyen d'un petit canal.

On traite de nouveau le produit ainsi obtenu en des cuves où il bout et
achève de se nettoyer.

La mine où a lieu l'extraction ressemble à toutes les mines. On descend
par un escalier étroit, aux marches énormes et inégales, en des puits
creusés en plein soufre. Les étages superposés communiquent par de
larges trous qui donnent de l'air aux plus profonds. On étouffe,
cependant, au bas de la descente; on étouffe et on suffoque asphyxié
par les émanations sulfureuses et par l'horrible chaleur d'étuve qui
fait battre le cœur et couvre la peau de sueur.

De temps en temps, on rencontre, gravissant le rude escalier, une
troupe d'enfants, chargés de corbeilles. Ils halettent et râlent, ces
misérables gamins accablés sous la charge. Ils ont dix ans, douze ans,
et ils refont, quinze fois en un seul jour, l'abominable voyage,
moyennant un sou par descente. Ils sont petits, maigres, jaunes, avec
des yeux énormes et luisants, des figures fines aux lèvres minces qui
montrent leurs dents, brillantes comme leurs regards.

Cette exploitation révoltante de l'enfance est une des choses des plus
pénibles qu'on puisse voir.

Mais il existe sur une autre côte de l'île, ou plutôt à quelques heures
de la côte, un si prodigieux phénomène naturel, qu'on oublie, quand on
l'a vu, ces mines empoisonnées où l'on tue des enfants. Je veux parler
du Volcano, fantastique fleur de soufre, éclose en pleine mer.

On part de Messine, à minuit, dans un malpropre bateau à vapeur, où les
passagers des premières ne trouvent même pas de bancs pour s'asseoir
sur le pont.

Aucun souffle de brise; seule, la marche du bâtiment trouble l'air
calme endormi sur l'eau.

Les rives de la Sicile et les rives de la Calabre exhalent une si
puissante odeur d'orangers fleuris, que le détroit tout entier en est
parfumé comme une chambre de femme. Bientôt, la ville s'éloigne, nous
passons entre Charybde et Scylla, les montagnes s'abaissent derrière
nous, et, au-dessus d'elles, apparaît la cime écrasée et neigeuse de
l'Etna, qui semble coiffé d'argent sous la clarté de la pleine lune.

Puis on sommeille un peu, bercé par le bruit monotone de l'hélice, pour
rouvrir les yeux à la lumière du jour naissant.

Voici là-bas, en face de nous, les Lipari. La première, à gauche, et la
dernière, à droite, jettent sur le ciel une épaisse fumée blanche. Ce
sont le Volcano et le Stromboli. Entre ces deux volcans, on aperçoit
Lipari, Filicuri, Alicuri, et quelques îlots très bas.

Et le bâtiment s'arrête bientôt devant la petite île et la petite ville
de Lipari.

Quelques maisons blanches au pied d'une grande côte verte. Rien de
plus, pas d'auberge, aucun étranger n'abordant sur cette île.

Elle est fertile, charmante, entourée de rochers admirables, aux formes
bizarres, d'un rouge puissant et doux. On y trouve des eaux thermales
qui furent autrefois fréquentées, mais l'évêque Todaso fit détruire les
bains qu'on avait construits, afin de soustraire son pays à l'affluence
et à l'influence des étrangers.

Lipari est terminée, au nord, par une singulière montagne blanche,
qu'on prendrait de loin pour une montagne de neige, sous un ciel plus
froid. C'est de là qu'on tire la pierre ponce pour le monde entier.

Mais je loue une barque pour aller visiter Volcano.

Entraînée par quatre rameurs, elle suit la côte fertile, plantée de
vignes. Les reflets des rochers rouges sont étranges dans la mer bleue.
Voici le petit détroit qui sépare les deux îles. Le cône du Volcano
sort des flots, comme un volcan noyé jusqu'à sa tête.

C'est un îlot sauvage, dont le sommet atteint environ 400 mètres et
dont la surface est d'environ 20 kilomètres carrés. On contourne, avant
de l'atteindre, un autre îlot, le Volcanello, qui sortit brusquement
de la mer vers l'an 200 avant J.-C. et qu'une étroite langue de terre,
balayée par les vagues aux jours de tempête, unit à son frère aîné.

Nous voici au fond d'une baie plate, en face du cratère qui fume. A
son pied, une maison habitée par un Anglais qui dort, paraît-il, en ce
moment, sans quoi je ne pourrais gravir le volcan que cet industriel
exploite; mais il dort, et je traverse un grand jardin potager, puis
quelques vignes, propriété de l'Anglais, puis un vrai bois de genêts
d'Espagne en fleur. On dirait une immense écharpe jaune, enroulée
autour du cône pointu, dont la tête aussi est jaune, d'un jaune
aveuglant sous l'éclatant soleil. Et je commence à monter par un étroit
sentier qui serpente dans la cendre et dans la lave, va, vient et
revient escarpé, glissant et dur. Parfois, comme on voit en Suisse des
torrents tomber des sommets, on aperçoit une immobile cascade de soufre
qui s'est épanchée par une crevasse.

On dirait des ruisseaux de féerie, de la lumière figée, des coulées de
soleil.

J'atteins enfin, sur le faîte, une large plate-forme autour du grand
cratère. Le sol tremble, et, devant moi, par un trou gros comme la
tête d'un homme, s'échappe avec violence un immense jet de flamme et
de vapeur, tandis qu'on voit s'épandre des lèvres de ce trou le soufre
liquide, doré par le feu. Il forme, autour de cette source fantastique,
un lac jaune bien vite durci.

Plus loin, d'autres crevasses crachent aussi des vapeurs blanches qui
montent lourdement dans l'air bleu.

J'avance avec crainte sur la cendre chaude et la lave jusqu'au bord du
grand cratère. Rien de plus surprenant ne peut frapper l'œil humain.

Au fond de cette cuve immense, appelée «la Fossa», large de cinq
cents mètres et profonde de deux cents mètres environ, une dizaine
de fissures géantes et de vastes trous ronds vomissent du feu, de la
fumée et du soufre, avec un bruit formidable de chaudières. On descend
le long des parois de cet abîme, et on se promène jusqu'au bord des
bouches furieuses du volcan. Tout est jaune autour de moi, sous mes
pieds et sur moi, d'un jaune aveuglant, d'un jaune affolant. Tout est
jaune: le sol, les hautes murailles et le ciel lui-même. Le soleil
jaune verse dans ce gouffre mugissant sa lumière ardente, que la
chaleur de cette cuve de soufre rend douloureuse comme une brûlure.
Et l'on voit bouillir le liquide jaune qui coule, on voit fleurir
d'étranges cristaux, mousser des acides éclatants et bizarres au bord
des lèvres rouges des foyers.

L'Anglais qui dort au pied du mont, cueille, exploite et vend ces
acides, ces liquides, tout ce que vomit le cratère; car tout cela,
paraît-il, vaut de l'argent, beaucoup d'argent.

Je reviens lentement, essoufflé, haletant, suffoqué par l'haleine
irrespirable du volcan; et bientôt, remonté au sommet du cône,
j'aperçois toutes les Lipari égrenées sur les flots.

Là-bas, en face, se dresse le Stromboli, tandis que, derrière moi,
l'Etna gigantesque semble regarder au loin ses enfants et ses
petits-enfants.

De la barque, en revenant, j'avais découvert une île cachée derrière
Lipari. Le batelier la nomma: «Salina». C'est sur elle qu'on récolte le
vin de Malvoisie.

Je voulus boire à sa source même une bouteille de ce vin fameux. On
dirait du sirop de soufre. C'est bien le vin des volcans, épais, sucré,
doré et tellement soufré, que le goût vous en reste au palais jusqu'au
soir: le vin du diable.

Le sale vapeur qui m'a amené me remmène. D'abord, je regarde le
Stromboli, montagne ronde et haute, dont la tête fume et dont le pied
s'enfonce dans la mer. Ce n'est rien qu'un cône énorme qui sort de
l'eau. Sur ses flancs, on distingue quelques maisons accrochées comme
des coquilles marines au dos d'un rocher. Puis mes yeux se tournent
vers la Sicile, où je reviens, et ils ne peuvent plus se détacher
de l'Etna accroupi sur elle, l'écrasant de son poids formidable,
monstrueux, et dominant de sa tête couverte de neige toutes les autres
montagnes de l'île.

Elles ont l'air de naines, ces grandes montagnes, au-dessous de lui; et
lui-même il semble bas, tant il est large et pesant. Pour comprendre
les dimensions de ce lourd géant, il faut le voir de la pleine mer.

A gauche, se montrent les rives montueuses de la Calabre, et le détroit
de Messine s'ouvre comme l'embouchure d'un fleuve. On y pénètre pour
entrer bientôt dans le port.

La ville n'a rien d'intéressant. On prend, dès le jour même, le chemin
de fer pour Catane. Il suit une côte admirable, contourne des golfes
bizarres que peuplent, au fond des baies, au bord des sables, de petits
villages blancs. Voici Taormine.

Un homme n'aurait à passer qu'un jour en Sicile et demanderait: «Que
faut-il y voir?» Je lui répondrais sans hésiter: «Taormine».

Ce n'est rien qu'un paysage, mais un paysage où l'on trouve tout ce
qui semble fait sur la terre pour séduire les yeux, l'esprit et
l'imagination.

Le village est accroché sur une grande montagne, comme s'il eût roulé
du sommet, mais on ne fait que le traverser, bien qu'il contienne
quelques jolis restes du Passé, et l'on va au théâtre grec, pour y voir
coucher le soleil.

J'ai dit, en parlant du théâtre de Ségeste, que les Grecs savaient
choisir, en décorateurs incomparables, le lieu unique où devait être
construit le théâtre, cet endroit fait pour le bonheur des sens
artistes.

Celui de Taormine est si merveilleusement placé qu'il ne doit pas
exister, par le monde entier, un autre point comparable. Quand on a
pénétré dans l'enceinte, visité la scène, la seule qui soit parvenue
jusqu'à nous en bon état de conservation, on gravit les gradins éboulés
et couverts d'herbe, destinés autrefois au public, et qui pouvaient
contenir 35,000 spectateurs, et on regarde.

On voit d'abord la ruine, triste, superbe, écroulée, où restent debout,
toutes blanches encore, de charmantes colonnes de marbre coiffées de
leurs chapiteaux; puis, par-dessus les murs, on aperçoit au-dessous
de soi la mer à perte de vue, la rive qui s'en va jusqu'à l'horizon,
semée de rochers énormes, bordée de sables dorés, et peuplée de
villages blancs; puis à droite, au-dessus de tout, dominant tout,
emplissant la moitié du ciel de sa masse, l'Etna couvert de neige, et
qui fume, là-bas.

Où sont donc les peuples qui sauraient, aujourd'hui, faire des choses
pareilles? Où sont donc les hommes qui sauraient construire pour
l'amusement des foules des édifices comme celui-ci?

Ces hommes-là, ceux d'autrefois, avaient une âme et des yeux qui ne
ressemblaient point aux nôtres, et dans leurs veines, avec leur sang,
coulait quelque chose de disparu: l'amour et l'admiration du Beau.

Mais nous repartons vers Catane, d'où je veux gravir le volcan.

De temps en temps, entre deux monts, on l'aperçoit coiffé d'un nuage
immobile de vapeurs sorties du cratère.

Partout, autour de nous, le sol est brun, d'une couleur de bronze. Le
train court sur un rivage de lave.

Le monstre est loin, pourtant, à 36 ou 40 kilomètres, peut-être. On
comprend alors combien il est énorme. De sa gueule noire et démesurée,
il a vomi de temps en temps, un flot brûlant de bitume qui, coulant
sur ses pentes douces ou rapides, comblant des vallées, ensevelissant
des villages, noyant des hommes comme un fleuve, est venu s'éteindre
dans la mer en la refoulant devant lui. Ils ont fait des falaises,
des montagnes, des ravins, ces flots lents, pâteux et rouges, et,
devenus sombres en se durcissant, ils ont étendu, tout autour de
l'immense volcan, un pays noir et bizarre, crevassé, bosselé, tortueux,
invraisemblable, dessiné par le hasard des éruptions et la fantaisie
effrayante des laves chaudes.

Quelquefois, l'Etna demeure tranquille pendant des siècles, soufflant
seulement dans le ciel la fumée pesante de son cratère. Alors, sous
les pluies et sous le soleil, les laves des anciennes coulées se
pulvérisent, deviennent une sorte de cendre, de terre sablonneuse et
noire, où poussent des oliviers, des orangers, des citronniers, des
grenadiers, des vignes, des récoltes.

Rien de plus vert, de plus joli, de plus charmant que Aci-Reale, au
milieu d'un bois d'orangers et d'oliviers. Puis, parfois, à travers
les arbres, on aperçoit de nouveau un large flot noir qui a résisté
au temps, qui a gardé les formes de tous les bouillonnements, des
contours extraordinaires, des apparences de bêtes enlacées, de membres
tordus.

Voici Catane, une vaste et belle ville, construite entièrement sur la
lave. Des fenêtres du Grand-Hôtel nous découvrons toute la cime de
l'Etna.

Avant d'y monter, écrivons en quelques lignes son histoire.

Les anciens en faisaient l'atelier de Vulcain. Pindare décrit
l'éruption de 476, mais Homère ne le mentionne pas comme volcan. Il
avait cependant forcé déjà, avant l'époque historique, les Sicanes à
fuir loin de lui. On connaît environ 80 éruptions.

Les plus violentes furent celles de 396, 126, et 122 avant
Jésus-Christ, puis celles de 1169, 1329, 1537, et, surtout, celle de
1669, qui chassa de leurs habitations plus de 27,000 personnes et en
fit périr un grand nombre.

C'est alors que sortirent brusquement de terre deux hautes montagnes,
les monts Rossi.

En 1693, une éruption, accompagnée d'un terrible tremblement de terre,
détruisit 40 villes environ et ensevelit sous les décombres près de
100,000 personnes. En 1755, une autre éruption causa de nouveaux,
d'épouvantables ravages. Celles de 1792, 1843, 1852, 1865, 1874, 1879
et 1882 furent également violentes et meurtrières. Tantôt les laves
s'élancent du grand cratère; tantôt elles s'ouvrent des issues de 50 à
60 mètres de large sur les flancs de la montagne et s'échappent de ces
crevasses en coulant vers la plaine.

Le 26 mai 1879, la lave, sortie d'abord du cratère de 1874, a jailli
bientôt d'un nouveau cône de 170 mètres de haut, soulevé, sous leur
effort, à une altitude de 2,450 mètres environ. Elle est descendue
rapidement, traversant la route de Linguaglossa à Rondazzo, et s'est
arrêtée près de la rivière d'Alcantara. La superficie de cette coulée
est de 22,860 hectares, bien que l'éruption n'ait pas duré plus de dix
jours.

Pendant ce temps, le cratère du sommet lançait seulement des vapeurs
épaisses, du sable et des cendres.

Grâce à l'excessive complaisance de M. Ragusa, membre du Club Alpin,
et propriétaire du Grand-Hôtel, nous avons fait, avec une extrême
facilité, l'ascension de ce volcan, ascension un peu fatigante, mais
nullement périlleuse.

Une voiture nous conduisit d'abord à Nicolosi, à travers des champs et
des jardins pleins d'arbres poussés dans la lave pulvérisée. De temps
en temps, on traverse d'énormes coulées que coupe l'entaille de la
route, et partout le sol est noir.

Après trois heures de marche et de montée douce, on arrive au dernier
village au pied de l'Etna, Nicolosi, situé déjà à 700 mètres d'altitude
et à 14 kilomètres de Catane.

Là, on laisse la voiture pour prendre des guides, des mulets, des
couvertures, des bas et des gants de laine, et on repart.

Il est quatre heures de l'après-midi. L'ardent soleil des pays
orientaux tombe sur cette terre étrange, la chauffe et la brûle.

Les bêtes vont lentement, d'un pas accablé, dans la poussière qui
s'élève autour d'elles comme un nuage. La dernière, qui porte les
paquets et les provisions, s'arrête à tout instant, semble désolée par
la nécessité de refaire, encore une fois, ce voyage inutile et pénible.

Autour de nous, maintenant, ce sont des vignes, des vignes plantées
dans la lave, les unes jeunes, les autres vieilles. Puis voici une
lande, une lande de lave couverte de genêts fleuris, une lande d'or;
puis nous traversons l'énorme coulée de 1882; et nous demeurons
effarés devant ce fleuve immense, noir et immobile, devant ce fleuve
bouillonnant et pétrifié, venu de là-haut, du sommet qui fume, si loin,
si loin, à 20 kilomètres environ. Il a suivi des vallées, contourné des
pics, traversé des plaines, ce fleuve; et le voici à présent près de
nous, arrêté soudain dans sa marche quand sa source de feu s'est tarie.

Nous montons, laissant à gauche les monts Rossi, et découvrant sans
cesse d'autres monts, innombrables, appelés par les guides les fils
de l'Etna, poussés autour du monstre, qui porte ainsi un collier
de volcans. Ils sont 350 environ, ces noirs enfants de l'aïeul, et
beaucoup d'entre eux atteignent la taille du Vésuve.

Maintenant, nous traversons un maigre bois poussé toujours dans la
lave, et soudain le vent s'élève. C'est d'abord un souffle brusque et
violent que suit un moment de calme, puis une rafale furieuse, à peine
interrompue, qui soulève et emporte un flot épais de poussière.

Nous nous arrêtons derrière une muraille de lave pour attendre, et nous
demeurons là jusqu'à la nuit. Il faut enfin repartir, bien que la
tempête continue.

Et, peu à peu, le froid nous prend, ce froid pénétrant des montagnes,
qui gèle le sang et paralyse les membres. Il semble caché, embusqué
dans le vent; il pique les yeux et mord la peau de sa morsure glacée.
Nous allons, enveloppés dans nos couvertures, tout blancs comme des
Arabes, des gants aux mains, la tête encapuchonnée, laissant marcher
nos mulets qui se suivent et trébuchent dans le sentier raboteux et
obscur.

Voici enfin la Casa del Bosco, sorte de hutte habitée par cinq ou six
bûcherons. Le guide déclare qu'il est impossible d'aller plus loin par
cet ouragan et nous demandons l'hospitalité pour la nuit. Les hommes
se relèvent, allument du feu et nous cèdent deux maigres paillasses
qui semblent ne contenir que des puces. Toute la cabane frissonne et
tremble sous les secousses de la tempête, et l'air passe avec furie par
les tuiles disjointes du toit.

Nous ne verrons pas le lever du soleil sur le sommet de la montagne.

Après quelques heures de repos sans sommeil, nous repartons. Le jour
est venu et le vent se calme.

Autour de nous, s'étend maintenant un pays noir et vallonné, montant
doucement vers la région des neiges qui brillent, aveuglantes, au pied
du dernier cône, haut de 300 mètres.

Bien que le soleil s'élève au milieu d'un ciel tout bleu, le froid,
le cruel froid des grands sommets, nous engourdit les doigts et nous
brûle la peau. Nos mulets, l'un derrière l'autre, suivent lentement le
sentier tortueux qui contourne toutes les fantaisies de la lave.

Voici la première plaine de neige. On l'évite par un crochet. Mais
une autre la suit bientôt, qu'il faut traverser en ligne droite. Les
bêtes hésitent, la tâtent du pied, s'avancent avec précaution. Soudain,
j'ai la sensation brusque de m'engloutir dans le sol. Les deux jambes
de devant de mon mulet, crevant la croûte qui les porte, ont pénétré
jusqu'au poitrail. La bête se débat, affolée, se relève, enfonce de
nouveau des quatre pieds, se relève encore, pour retomber toujours.

Les autres en font autant. Nous devons sauter à terre, les calmer,
les aider, les traîner. A tout instant, elles plongent ainsi jusqu'au
ventre dans cette mousse blanche et froide où nos pieds aussi
pénètrent parfois jusqu'aux genoux. Entre ces passages de neige qui
comble les vallons, nous retrouvons la lave, de grandes plaines de
lave pareilles à des champs immenses de velours noir, brillant sous le
soleil avec autant d'éclat que la neige elle-même. C'est la _région
déserte_, la région morte, qui semble en deuil, toute blanche et toute
noire, aveuglante, horrible et superbe, inoubliable.

Après quatre heures de marche et d'efforts, nous atteignons la Casa
Inglese, petite maison de pierre, entourée de glace, presque ensevelie
sous la neige au pied du dernier cône qui se dresse derrière, énorme et
tout droit, couronné de fumée.

C'est ici qu'on passe ordinairement la nuit, sur la paille, pour aller
voir se lever le soleil au bord du cratère. Nous y laissons les mulets
et nous commençons à gravir ce mur effrayant de cendre durcie qui cède
sous le pied, où l'on ne peut s'accrocher, se retenir à rien, où l'on
redescend un pas sur trois. On va soufflant, haletant, enfonçant dans
le sol mou le bâton ferré, s'arrêtant à tout moment.

On doit alors piquer entre ses jambes ce bâton pour ne point glisser
et redescendre, car la pente est si rapide qu'on n'y peut même tenir
assis.

Il faut une heure environ pour gravir ces trois cents mètres. Depuis
quelque temps, déjà, des vapeurs de soufre nous prennent à la gorge.
Nous avons aperçu, tantôt sur la droite, tantôt sur la gauche, de
grands jets de fumée sortant par des fissures du sol; nous avons posé
nos mains sur de grosses pierres brûlantes. Enfin nous atteignons une
étroite plate-forme. Devant nous, une nuée épaisse s'élève lentement,
comme un rideau blanc qui monte, qui sort de terre. Nous avançons
encore quelques pas, le nez et la bouche enveloppés, pour n'être point
suffoqués par le soufre et soudain, devant nos pieds, s'ouvre un
prodigieux, un effroyable abîme qui mesure environ _cinq_ kilomètres de
circonférence. On distingue à peine, à travers les vapeurs suffocantes,
l'autre bord de ce trou monstrueux, large de 1,500 mètres, et dont la
muraille toute droite s'enfonce vers le mystérieux et terrible pays de
feu.

La bête est calme. Elle dort au fond, tout au fond. Seule la lourde
fumée s'échappe de la prodigieuse cheminée, haute de 3,312 mètres.

Autour de nous c'est plus étrange encore. Toute la Sicile est cachée
par des brumes qui s'arrêtent au bord des côtes, voilant seulement la
terre, de sorte que nous sommes en plein ciel, au milieu des mers,
au-dessus des nuages, si haut, si haut, que la Méditerranée, s'étendant
partout à perte de vue, a l'air d'être encore du ciel bleu. L'azur
nous enveloppe donc de tous les côtés. Nous sommes debout sur un mont
surprenant, sorti des nuages et noyé dans le ciel, qui s'étend sur nos
têtes, sous nos pieds, partout.

Mais, peu à peu, les nuées répandues sur l'île s'élèvent autour de
nous, enfermant bientôt l'immense volcan au milieu d'un cercle de
nuages, d'un gouffre de nuages. Nous sommes maintenant, à notre tour,
au fond d'un cratère tout blanc, d'où l'on n'aperçoit plus que le
firmament bleu, là-haut, en regardant en l'air.

En d'autres jours, le spectacle est tout différent, dit-on.

On attend le lever du soleil qui apparaît derrière les côtes de la
Calabre. Elles jettent au loin leur ombre sur la mer, jusqu'au pied de
l'Etna, dont la silhouette sombre et démesurée couvre la Sicile entière
de son immense triangle, qui s'efface à mesure que l'astre s'élève. On
découvre alors un panorama ayant plus de 400 kilomètres de diamètre, et
1,300 de circonférence, avec l'Italie au nord et les îles Lipari, dont
les deux volcans semblent saluer leur père; puis, tout au sud, Malte,
à peine visible. Dans les ports de la Sicile, les navires ont l'air
d'insectes sur la mer.

Alexandre Dumas père a fait de ce spectacle une description très
heureuse et très enthousiaste.

Nous redescendons, autant sur le dos que sur les pieds, le cône rapide
du cratère, et nous entrons bientôt dans l'épaisse ceinture de nuages
qui enveloppe la cime du mont. Après une heure de marche à travers les
brumes, nous l'avons enfin franchie et nous découvrons, sous nos pieds,
l'île dentelée et verte, avec ses golfes, ses caps, ses villes, et la
grande mer toute bleue qui l'enferme.

Revenus à Catane, nous partons le lendemain pour Syracuse.

C'est par cette petite ville singulière et charmante qu'il faut
terminer une excursion en Sicile. Elle fut illustre autant que les plus
grandes cités; ses tyrans eurent des règnes célèbres comme celui de
Néron; elle produit un vin rendu fameux par les poètes; elle a, sur les
bords du golfe qu'elle domine, un tout petit fleuve, l'Anapo, où pousse
le papyrus, gardien secret de la pensée; et elle enferme dans ses murs
une des plus belles Vénus du monde.

Des gens traversent des continents pour aller en pèlerinage à quelque
statue miraculeuse,--moi, j'ai porté mes dévotions à la Vénus de
Syracuse!

Dans l'album d'un voyageur, j'avais vu la photographie de cette sublime
femelle de marbre; et je devins amoureux d'elle, comme on est amoureux
d'une femme. Ce fut elle, peut-être, qui me décida à faire ce voyage;
je parlais d'elle et je rêvais d'elle à tout instant, avant de l'avoir
vue.

Mais nous arrivions trop tard pour pénétrer dans le musée confié aux
soins du savant professeur Francesco Saverio Cavalari, qui, Empédocle
moderne, descendit boire une tasse de café dans le cratère de l'Etna.

Il me faut donc parcourir la ville, bâtie sur un îlot, et séparée de la
terre par trois enceintes, entre lesquelles passent trois bras de mer.
Elle est petite, jolie, assise au bord du golfe, avec des jardins et
des promenades qui descendent jusqu'aux flots.

Puis nous allons aux Latomies, immenses excavations à ciel ouvert, qui
furent d'abord des carrières et devinrent ensuite des prisons où furent
enfermés, pendant huit mois, après la défaite de Nicias, les Athéniens
capturés, torturés par la faim, la soif, l'horrible chaleur de cette
cuve, et la fange grouillante où ils agonisaient.

Dans l'une d'elles, la Latomie du Paradis, on remarque, au fond
d'une grotte, une ouverture bizarre, appelée oreille de Denys, qui
venait écouter au bord de ce trou, disait-on, les plaintes de ses
victimes. D'autres versions ont cours aussi. Certains savants ingénieux
prétendent que cette grotte, mise en communication avec le théâtre,
servait de salle souterraine pour les représentations auxquelles elle
prêtait l'écho de sa sonorité prodigieuse; car les moindres bruits y
prennent une surprenante résonance.

La plus curieuse des Latomies est assurément celle des Capucins, vaste
et profond jardin divisé par des voûtes, des arches, des rocs énormes,
et enfermé en des falaises blanches.

Un peu plus loin, on visite les catacombes, dont l'étendue atteindrait
200 hectares, et où M. Cavalari découvrit un des plus beaux sarcophages
chrétiens qui soient connus.

Et puis on rentre dans l'humble hôtel qui domine la mer et on reste
tard à rêver, en regardant l'œil rouge et l'œil bleu d'un navire à
l'ancre.

Aussitôt le matin venu, comme notre visite est annoncée, on nous ouvre
les portes du ravissant petit palais qui renferme les collections et
les œuvres d'art de la ville.

En pénétrant dans le musée, je l'aperçus au fond d'une salle, et belle
comme je l'avais devinée.

Elle n'a point de tête, un bras lui manque; mais jamais la forme
humaine ne m'est apparue plus admirable et plus troublante.

Ce n'est point la femme poétisée, la femme idéalisée, la femme divine
ou majestueuse, comme la Vénus de Milo, c'est la femme telle qu'elle
est, telle qu'on l'aime, telle qu'on la désire, telle qu'on la veut
étreindre.

Elle est grasse, avec la poitrine forte, la hanche puissante et la
jambe un peu lourde, c'est une Vénus charnelle, qu'on rêve couchée en
la voyant debout. Son bras tombé cachait ses seins; de la main qui
lui reste elle soulève une draperie dont elle couvre, avec un geste
adorable, les charmes les plus mystérieux. Tout le corps est fait,
conçu, penché pour ce mouvement, toutes les lignes s'y concentrent,
toute la pensée y va. Ce geste simple et naturel, plein de pudeur et
d'impudicité, qui cache et montre, voile et révèle, attire et dérobe,
semble définir toute l'attitude de la femme sur la terre.

Et le marbre est vivant. On le voudrait palper, avec la certitude qu'il
cédera sous la main, comme de la chair.

Les reins, surtout, sont inexprimablement animés et beaux. Elle se
déroule avec tout son charme, cette ligne onduleuse et grasse des dos
féminins qui va de la nuque aux talons, et qui montre, dans le contour
des épaules, dans la rondeur décroissante des cuisses et dans la légère
courbe du mollet aminci jusqu'aux chevilles, toutes les modulations de
la grâce humaine.

Une œuvre d'art n'est supérieure que si elle est, en même temps, un
symbole et l'expression exacte d'une réalité.

La Vénus de Syracuse est une femme, et c'est aussi le symbole de la
chair.

Devant la tête de la Joconde, on se sent obsédé par on ne sait
quelle tentation d'amour énervant et mystique. Il existe aussi des
femmes vivantes dont les yeux nous donnent ce rêve d'irréalisable et
mystérieuse tendresse. On cherche en elles autre chose derrière ce
qui est, parce qu'elles paraissent contenir et exprimer un peu de
l'insaisissable idéal. Nous le poursuivons sans jamais l'atteindre,
derrière toutes les surprises de la beauté qui semble contenir de la
pensée, dans l'infini du regard, qui n'est qu'une nuance de l'iris,
dans le charme du sourire venu d'un pli de la lèvre et d'un éclair
d'émail, dans la grâce du mouvement né du hasard et de l'harmonie des
formes.

Ainsi les poètes, impuissants décrocheurs d'étoiles, ont toujours été
tourmentés par la soif de l'amour mystique. L'exaltation naturelle
d'une âme poétique, exaspérée par l'excitation artistique, pousse ces
êtres d'élite à concevoir une sorte d'amour nuageux éperdument tendre,
extatique, jamais rassasié, sensuel sans être charnel, tellement
délicat qu'un rien le fait s'évanouir, irréalisable et surhumain. Et
ces poètes sont, peut-être, les seuls hommes qui n'aient jamais aimé
une femme, une vraie femme en chair et en os, avec ses qualités de
femme, ses défauts de femme, son esprit de femme restreint et charmant,
ses nerfs de femme et sa troublante femellerie.

Toute créature devant qui s'exalte leur rêve est le symbole d'un être
mystérieux, mais féerique: l'être qu'ils chantent, ces chanteurs
d'illusions. Elle est, cette vivante adorée par eux, quelque chose
comme la statue peinte, image d'un dieu devant qui s'agenouille le
peuple. Où est ce dieu? Quel est ce dieu? Dans quelle partie du ciel
habite l'inconnue qu'ils ont tous idolâtrée, ces fous, depuis le
premier rêveur jusqu'au dernier? Sitôt qu'ils touchent une main qui
répond à leur pression, leur âme s'envole dans l'invisible songe, loin
de la charnelle réalité.

La femme qu'ils étreignent, ils la transforment, la complètent, la
défigurent avec leur art de poètes. Ce ne sont pas ses lèvres qu'ils
baisent, ce sont les lèvres rêvées. Ce n'est pas au fond de ses yeux
bleus ou noirs que se perd ainsi leur regard exalté, c'est dans quelque
chose d'inconnu et d'inconnaissable! L'œil de leur maîtresse n'est que
la vitre par laquelle ils cherchent à voir le paradis de l'amour idéal.

Mais si quelques femmes troublantes peuvent donner à nos âmes cette
rare illusion, d'autres ne font qu'exciter en nos veines l'amour
impétueux d'où sort notre race.

La Vénus de Syracuse est la parfaite expression de cette beauté
puissante, saine et simple. Ce torse admirable, en marbre de Paros,
est, dit-on, la Vénus Callipyge décrite par Athénée et Lampride, et qui
fut donnée par Héliogabale aux Syracusains.

Elle n'a pas de tête! Qu'importe? Le symbole en est devenu plus
complet. C'est un corps de femme qui exprime toute la poésie réelle de
la caresse.

Schopenhauer a dit que la nature, voulant perpétuer l'espèce, a fait de
la reproduction un piège.

Cette forme de marbre, vue à Syracuse, c'est bien le piège humain
deviné par l'artiste antique, la femme qui cache et montre l'affolant
mystère de la vie.

Est-ce un piège? Tant pis! elle appelle la bouche, elle attire la main,
elle offre aux baisers la palpable réalité de la chair admirable,
de la chair élastique et blanche, ronde et ferme et délicieuse sous
l'étreinte.

Elle est divine, non pas parce qu'elle exprime une pensée, mais
seulement parce qu'elle est belle.

Et on songe, en l'admirant, au bélier de bronze de Syracuse, le plus
beau morceau du musée de Palerme, qui, lui aussi, semble contenir toute
l'animalité du monde. La bête puissante est couchée, le corps sur ses
pattes et la tête tournée à gauche. Et cette tête d'animal semble une
tête de dieu, de dieu bestial, impur et superbe. Le front est large
et frisé, les yeux écartés, le nez en bosse, long, fort et ras, d'une
prodigieuse expression brutale. Les cornes, rejetées en arrière,
tombent, s'enroulent et se recourbent, écartant leurs pointes aiguës
sous les oreilles minces qui ressemblent elles-mêmes à deux cornes. Et
le regard de la bête vous pénètre, stupide, inquiétant et dur. On sent
le fauve en approchant de ce bronze.

Quels sont donc les deux artistes merveilleux qui ont ainsi formulé,
sous deux aspects si différents, la simple beauté de la créature?

Voilà les deux seules statues qui m'aient laissé, comme des êtres,
l'envie ardente de les revoir.

Au moment de sortir, je donne encore à cette croupe de marbre ce
dernier regard de la porte qu'on jette aux femmes aimées, en les
quittant, et je monte aussitôt en barque pour aller saluer, devoir
d'écrivain, les papyrus de l'Anapo.

On traverse le golfe d'un bord à l'autre et on aperçoit, sur la rive
plate et nue, l'embouchure d'une très petite rivière, presque un
ruisseau, où le bateau s'engage.

Le courant est fort et dur à remonter. Tantôt on rame, tantôt on se
sert de la gaffe pour glisser sur l'eau qui court, rapide, entre deux
berges couvertes de fleurs jaunes, petites, éclatantes, deux berges
d'or.

Voici des roseaux que nous froissons en passant, qui se penchent et se
relèvent, puis, le pied dans l'eau, des iris bleus, d'un bleu violent,
sur qui voltigent d'innombrables libellules aux ailes de verre, nacrées
et frémissantes, grandes comme des oiseaux-mouches. Maintenant, sur les
deux talus qui nous emprisonnent, poussent des chardons géants et des
liserons démesurés, enlaçant ensemble les plantes de la terre et les
roseaux du ruisseau.

Sous nous, au fond de l'eau, c'est une forêt de grandes herbes
onduleuses qui remuent, flottent, semblent nager dans le courant qui
les agite.

Puis l'Anapo se sépare de l'antique Cyané, son tributaire. Nous allons
toujours à coups de perche entre les berges. Le ruisseau serpente avec
de charmants points de vue, des perspectives fleuries et coquettes.
Une île apparaît enfin, pleine d'arbustes étranges. Les tiges frêles
et triangulaires, hautes de neuf à douze pieds, portent à leur sommet
des touffes rondes de fils verts, longs, minces et souples comme des
cheveux. On dirait des têtes humaines devenues plantes, jetées dans
l'eau sacrée de la source par un des dieux païens qui vivaient là
jadis. C'est le papyrus antique.

Les paysans, d'ailleurs, appellent ce roseau: _parruca_.

En voici d'autres plus loin, un bois entier. Ils frémissent, murmurent,
se penchent, mêlent leurs fronts poilus, les heurtent, semblent parler
de choses inconnues et lointaines.

N'est-il pas étrange que l'arbuste vénérable, qui nous apporta la
pensée des morts, qui fut le gardien du génie humain, ait, sur son
corps infime d'arbrisseau, une grosse crinière épaisse et flottante,
ainsi que celle des poètes?

Nous revenons à Syracuse alors que le soleil se couche; et nous
regardons, dans la rade, un paquebot qui vient d'arriver et qui, ce
soir même, nous emportera vers l'Afrique.



D'ALGER À TUNIS.


SUR les quais d'Alger, dans les rues des villages indigènes, dans les
plaines du Tell, sur les montagnes du Sahel ou dans les sables du
Sahara, tous ces corps drapés comme en des robes de moines, la tête
encapuchonnée sous le turban flottant par derrière, ces traits sévères,
ces regards fixes, ont l'air d'appartenir à des religieux d'un même
ordre austère, répandus sur la moitié du globe.

Leur démarche même est celle de prêtres; leurs gestes, ceux d'apôtres
prêcheurs; leur attitude, celle de mystiques pleins de mépris du monde.

Nous sommes, en effet, chez des hommes où l'idée religieuse domine
tout, efface tout, règle les actions, étreint les consciences, moule
les cœurs, gouverne la pensée, prime tous les intérêts, toutes les
préoccupations, toutes les agitations.

La religion est la grande inspiratrice de leurs actes, de leur âme, de
leurs qualités et de leurs défauts. C'est par elle, pour elle qu'ils
sont bons, braves, attendris, fidèles, car ils semblent n'être rien
par eux-mêmes, n'avoir aucune qualité qui ne leur soit inspirée ou
commandée par leur foi. Nous ne découvrons guère la nature spontanée
ou primitive de l'Arabe sans qu'elle ait été, pour ainsi dire, recréée
par sa croyance, par le Coran, par l'enseignement de Mohammed. Jamais
aucune autre religion ne s'est incarnée ainsi en des êtres.

Allons donc les voir prier dans leur mosquée, dans la mosquée blanche
qu'on aperçoit là-bas, au bout du quai d'Alger.

Dans la première cour, sous une arcade de colonnettes vertes, bleues
et rouges, des hommes, assis ou accroupis, causent à voix basse, avec
la tranquillité grave des Orientaux. En face de l'entrée, au fond
d'une petite pièce carrée, qui ressemble à une chapelle, le cadi
rend la justice. Des plaignants attendent sur des bancs; un Arabe
agenouillé parle, tandis que le magistrat, enveloppé, presque disparu
sous tous les plis de ses vêtements et sous la masse de son lourd
turban, ne montre qu'un peu de visage et regarde le plaideur d'un œil
dur et calme, en l'écoutant. Un mur, où s'ouvre une fenêtre grillée,
sépare cette pièce de celles où les femmes, créatures moins nobles que
l'homme, et qui ne peuvent se tenir en face du cadi, attendent leur
tour pour exposer leur plainte par ce guichet de confessionnal.

Le soleil qui tombe en flots de feu sur les murs de neige de ces petits
bâtiments pareils à des tombeaux de marabouts, et sur la cour, où une
vieille Arabe jette des poissons morts à une armée de chats tigrés,
rejaillit à l'intérieur sur les burnous, les jambes sèches et brunes,
et les figures impassibles. Plus loin, voici l'école, à côté de la
fontaine où l'eau coule sous un arbre. Tout est là, dans cette douce et
paisible enceinte, la religion, la justice, l'instruction.

J'entre dans la mosquée après m'être déchaussé, et je m'avance sur
les tapis au milieu des colonnes claires dont les lignes régulières
emplissent ce temple silencieux, vaste et bas, d'une foule de larges
piliers. Car ils sont très larges, ayant une face orientée vers la
Mecque afin que chaque croyant puisse, en se plaçant devant, ne rien
voir, n'être distrait par rien, et, tourné vers la ville sainte,
s'absorber dans la prière.

En voici qui se prosternent; d'autres, debout, murmurent les formules
du Coran dans les postures prescrites; d'autres, encore, libres de ces
devoirs accomplis, causent assis par terre, le long des murs, car la
mosquée n'est pas seulement un lieu de prière, c'est aussi un lieu de
repos, où l'on séjourne, où l'on vit des jours entiers.

Tout est simple, tout est nu, tout est blanc, tout est doux, tout
est paisible en ces asiles de foi, si différents de nos églises
décoratives, agitées, quand elles sont pleines, par le bruit des
offices, le mouvement des assistants, la pompe des cérémonies, les
chants sacrés, et, quand elles sont vides, devenues si tristes, si
douloureuses, qu'elles serrent le cœur, qu'elles ont l'air d'une
chambre de mourant, de la froide chambre de pierre où le Crucifié
agonise encore.

Sans cesse, des Arabes entrent, des humbles, des riches, le portefaix
du port et l'ancien chef, le noble sous la blancheur soyeuse de son
burnous éclatant. Tous, pieds nus, font les mêmes gestes, prient
le même Dieu avec la même foi exaltée et simple, sans pose et sans
distraction. Ils se tiennent d'abord debout, la face levée, les mains
ouvertes à la hauteur des épaules, dans l'attitude de la supplication.
Puis les bras tombent le long du corps, la tête s'incline; ils sont
devant le souverain du monde dans l'attitude de la résignation. Les
mains ensuite s'unissent sur le ventre, comme si elles étaient liées.
Ce sont des captifs sous la volonté du maître. Enfin ils se prosternent
plusieurs fois de suite, très vite, sans aucun bruit. Après s'être
assis d'abord sur leurs talons, les mains ouvertes sur les cuisses, ils
se penchent en avant jusqu'à toucher le sol avec le front.

Cette prière, toujours la même, et qui commence par la récitation des
premiers versets du Coran, doit être répétée cinq fois par jour par les
fidèles, qui, avant d'entrer, se sont lavé les pieds, les mains et la
face.

On n'entend, par le temple muet, que le clapotement de l'eau coulant
dans une autre cour intérieure, qui donne du jour à la mosquée.
L'ombre du figuier, poussé au-dessus de la fontaine aux ablutions,
jette un reflet vert sur les premières nattes.

Les femmes musulmanes peuvent entrer comme les hommes, mais elles ne
viennent presque jamais. Dieu est trop loin, trop haut, trop imposant
pour elles. On n'oserait pas lui raconter tous les soucis, lui confier
toutes les peines, lui demander tous les menus services, les menues
consolations, les menus secours contre la famille, contre le mari,
contre les enfants, dont ont besoin les cœurs de femme. Il faut un
intermédiaire plus humble entre lui si grand et elles si petites.

Cet intermédiaire, c'est le marabout. Dans la religion catholique,
n'avons-nous pas les saints et la Vierge Marie, avocats naturels des
timides auprès de Dieu?

C'est donc au tombeau du saint, dans la petite chapelle où il est
enseveli, que nous trouverons la femme arabe en prière.

Allons l'y voir.

La zaouia Abd-er-Rahman-el-Tçalbi est la plus originale et la plus
intéressante d'Alger. On nomme «zaouia» une petite mosquée unie à une
«koubba» (tombeau d'un marabout), et comprenant aussi parfois une école
et un cours de haut enseignement pour les musulmans lettrés.

Pour atteindre la zaouia d'Abd-er-Rahman, il faut traverser la ville
arabe. C'est une montée inimaginable à travers un labyrinthe de
ruelles, emmêlées, tortueuses, entre les murs sans fenêtres des maisons
mauresques. Elles se touchent presque à leur sommet, et le ciel, aperçu
entre les terrasses, semble une arabesque bleue d'une irrégulière et
bizarre fantaisie. Quelquefois, un long couloir sinueux et voûté,
escarpé comme un sentier de montagne, paraît conduire directement
dans l'azur dont on aperçoit soudain, au détour d'un mur, au bout des
marches, là-haut, la tache éclatante, pleine de lumière.

Tout le long de ces étroits corridors sont accroupis, au pied des
maisons, des Arabes qui sommeillent en leurs loques; d'autres, entassés
dans les cafés maures, sur des banquettes circulaires ou par terre,
toujours immobiles, boivent en de petites tasses de faïence qu'ils
tiennent gravement entre leurs doigts. En ces rues étroites qu'il
faut escalader, le soleil, tombant par surprises, par filets ou par
grandes plaques à chaque cassure des voies entre-croisées, jette sur
les murs des dessins inattendus, d'une clarté aveuglante et vernie.
On aperçoit, par les portes entr'ouvertes, les cours intérieures qui
soufflent de l'air frais. C'est toujours le même puits carré qu'enferme
une colonnade supportant des galeries. Un bruit de musique douce et
sauvage s'échappe parfois de ces demeures, dont on voit sortir aussi
souvent, deux par deux, des femmes. Elles vous jettent, entre les
voiles qui leur couvrent la face, un regard noir et triste, un regard
de prisonnières, et passent.


Coiffées toutes comme on nous représente la Vierge Marie, d'une étoffe
serrée sur le crâne, le torse enveloppé du haïk, les jambes cachées
sous l'ample pantalon de toile ou de calicot, qui vient étreindre la
cheville, elles marchent lentement, un peu gauches, hésitantes; et on
cherche à deviner leur figure sous le voile qui la dessine un peu en se
collant sur les saillies. Les deux arcs bleuâtres des sourcils, joints
par un trait d'antimoine, se prolongent, au loin, sur les tempes.

Soudain des voix m'appellent. Je me retourne, et par une porte ouverte
j'aperçois, sur les murs, de grandes peintures inconvenantes comme
on en retrouve à Pompéi. La liberté des mœurs, l'épanouissement, en
pleine rue, d'une prostitution innombrable, joyeuse, naïvement hardie,
révèlent tout de suite la différence profonde qui existe entre la
pudeur européenne et l'inconscience orientale.

N'oublions pas qu'on a interdit dans ces mêmes rues, depuis peu
d'années seulement, les représentations de Caragousse, sorte de Guignol
obscène et monstrueux, dont les enfants regardaient de leurs grands
yeux noirs, ignorants et corrompus, en riant et en applaudissant, les
invraisemblables, ignobles et inénarrables exploits.

Par tout le haut de la ville arabe, entre les merceries, les épiceries
et les fruiteries des incorruptibles Mozabites, puritains mahométans
que souille le seul contact des autres hommes, et qui subiront, en
rentrant dans leur patrie, une longue purification, s'ouvrent tout
grands des débits de chair humaine, où l'on est appelé dans toutes les
langues. Le Mozabite, accroupi dans sa petite boutique, au milieu de
ses marchandises bien rangées autour de lui, semble ne pas voir, ne pas
savoir, ne pas comprendre.

A sa droite, les femmes espagnoles roucoulent comme des tourterelles;
à sa gauche, les femmes arabes miaulent comme des chattes. Il a l'air,
au milieu d'elles, entre les nudités impudiques peintes pour achalander
les deux bouges, d'un fakir, vendeur de fruits, hypnotisé dans un rêve.

Je tourne à droite par un tout petit passage qui semble tomber dans la
mer, étalée au loin, derrière la pointe de Saint-Eugène, et j'aperçois,
au bout de ce tunnel, à quelques mètres sous moi, un bijou de mosquée,
ou plutôt une toute mignonne zaouia qui s'égrène par petits bâtiments
et par petits tombeaux carrés, ronds et pointus, le long d'un escalier
allant en zigzags de terrasse en terrasse.

L'entrée en est masquée par un mur qu'on dirait bâti en neige argentée,
encadré de carrelages en faïence verte, et percé d'ouvertures
régulières par où l'on voit la rade d'Alger.

J'entre. Des mendiants, des vieillards, des enfants, des femmes, sont
accroupis, sur chaque marche, la main tendue, et demandent l'aumône
en arabe. A droite, dans une petite construction couronnée aussi de
faïences, est une première sépulture, et l'on aperçoit, par la porte
ouverte, des fidèles, assis devant le tombeau. Plus bas s'arrondit le
dôme éclatant de la koubba du marabout Abd-er-Rahman, à côté du minaret
mince et carré d'où l'on appelle à la prière.

Voici, tout le long de la descente, d'autres tombes plus humbles, puis
celle du célèbre Ahmed, bey de Constantine, qui fit dévorer par des
chiens le ventre des prisonniers français.

De la dernière terrasse à l'entrée du marabout, la vue est délicieuse.
Notre-Dame d'Afrique, au loin, domine Saint-Eugène et toute la mer, qui
s'en va jusqu'à l'horizon, où elle se mêle au ciel. Puis, plus près,
à droite, c'est la ville arabe, montant, de toit en toit, jusqu'à la
zaouia et étageant encore, au-dessus, ses petites maisons de craie.
Autour de moi, des tombes, un cyprès, un figuier, et des ornements
mauresques encadrant et crénelant tous les murs sacrés.


Après m'être déchaussé, je pénètre dans la koubba. D'abord, dans
une pièce étroite, un savant musulman, assis sur ses talons, lit un
manuscrit qu'il tient de ses deux mains, à la hauteur des yeux. Des
livres, des parchemins sont étalés autour de lui sur les nattes. Il ne
tourne pas la tête.

Plus loin, j'entends un frémissement, un chuchotement. A mon approche,
toutes les femmes accroupies autour du tombeau se couvrent la figure
avec vivacité. Elles ont l'air de gros flocons de linge blanc où
brillent des yeux. Au milieu d'elles, dans cette écume de flanelle, de
soie, de laine et de toile, des enfants dorment ou s'agitent, vêtus de
rouge, de bleu, de vert: c'est charmant et naïf. Elles sont chez elles,
chez leur saint, dont elles ont paré la demeure,--car Dieu est trop
loin pour leur esprit borné, trop grand pour leur humilité.

Elles ne se tournent pas vers la Mecque, elles, mais vers le corps
du marabout, et elles se mettent sous sa protection directe, qui est
encore, qui est toujours la protection de l'homme. Leurs yeux de
femmes, leurs yeux doux et tristes, soulignés par deux bandeaux blancs,
ne savent pas voir l'immatériel, ne connaissent que la créature. C'est
le mâle qui, vivant, les nourrit, les défend, les soutient; c'est
encore le mâle qui parlera d'elles à Dieu, après sa mort. Elles sont là
tout près de la tombe parée et peinturlurée, un peu semblable à un lit
breton mis en couleur et couvert d'étoffes, de soieries, de drapeaux,
de cadeaux apportés.

Elles chuchotent, elles causent entre elles, et racontent au marabout
leurs affaires, leurs soucis, leurs disputes, les griefs contre le
mari. C'est une réunion intime et familière de bavardages autour d'une
relique.

Toute la chapelle est pleine de leurs dons bizarres: de pendules de
toutes grandeurs qui marchent, battent les secondes et sonnent les
heures, de bannières votives, de lustres de toute sorte, en cuivre et
en cristal. Ces lustres sont si nombreux qu'on ne voit plus le plafond.
Ils pendent côte à côte, de tailles différentes comme dans la boutique
d'un lampiste. Les murs sont décorés de faïences élégantes d'un dessin
charmant, dont les couleurs dominantes sont toujours le vert et le
rouge. Le sol est couvert de tapis, et le jour tombe de la coupole par
des groupes de trois fenêtres cintrées, dont une domine les deux autres.

Ce n'est plus la mosquée sévère, nue, où Dieu est seul; c'est un
boudoir, orné pour la prière par le goût enfantin de femmes sauvages.
Souvent des galants viennent les voir en ce lieu, leur donner un
rendez-vous, leur dire quelques mots en secret. Des Européens, qui
parlent l'arabe, nouent ici, parfois, des relations avec ces créatures
enveloppées et lentes dont on ne voit que le regard.

Lorsque la confrérie masculine du marabout vient à son tour faire ses
dévotions, elle n'a point pour le saint habitant du lieu les mêmes
attentions exclusives. Après avoir témoigné leur respect au sépulcre,
les hommes se tournent vers la Mecque et adorent Dieu,--car il n'y a de
divinité que Dieu,--comme ils répètent en toutes leurs prières.



TUNIS.


LE chemin de fer, avant d'arriver à Tunis, traverse un superbe pays
de montagnes boisées. Après s'être élevé, en dessinant des lacets
démesurés, jusqu'à une altitude de sept cent quatre-vingts mètres, d'où
on domine un immense et magnifique paysage, il pénètre dans la Tunisie
par la Kroumirie.

C'est alors une suite de monts et de vallées désertes, où jadis
s'élevaient des villes romaines. Voici d'abord les restes de Thagaste
où naquit saint Augustin, dont le père était décurion.

Plus loin c'est Thubursicum Numidarum, dont les ruines couvrent une
suite de collines rondes et verdoyantes. Plus loin encore, c'est
Madaure, où naquit Apulée à la fin du règne de Trajan. On ne pourrait
guère énumérer les cités mortes, près desquelles on va passer jusqu'à
Tunis.

Tout à coup, après de longues heures de route, on aperçoit dans la
plaine basse les hautes arches d'un aqueduc à moitié détruit, coupé par
places, et qui allait, jadis, d'une montagne à l'autre. C'est l'aqueduc
de Carthage dont parle Flaubert dans _Salammbô_. Puis, on côtoie un
beau village, on suit un lac éblouissant, et on découvre les murs de
Tunis.

Nous voici dans la ville.

Pour en bien découvrir l'ensemble, il faut monter sur une colline
voisine. Les Arabes comparent Tunis à un burnous étendu; et cette
comparaison est juste. La ville s'étale dans la plaine, soulevée
légèrement par les ondulations de la terre, qui font saillir par
places les bords de cette grande tache de maisons pâles d'où
surgissent les dômes des mosquées et les clochers des minarets. A
peine distingue-t-on, à peine imagine-t-on que ce sont là des maisons,
tant cette tache blanche est compacte, continue et rampante. Autour
d'elle, trois lacs qui, sous le dur soleil d'Orient, brillent comme
des plaines d'acier. Au nord, au loin, la Sebkra-er-Bouan; à l'ouest,
la Sebkra-Seldjoum, aperçue par-dessus la ville; au sud, le grand
lac Bahira ou lac de Tunis; puis, en remontant vers le nord, la mer,
le golfe profond, pareil lui-même à un lac dans son cadre éloigné de
montagnes.

Et puis partout autour de cette ville plate, des marécages fangeux
où fermentent des ordures, une inimaginable ceinture de cloaques en
putréfaction, des champs nus et bas où l'on voit briller, comme des
couleuvres, de minces cours d'eau tortueux. Ce sont les égouts de Tunis
qui s'écoulent sous le ciel bleu. Ils vont sans arrêt, empoisonnant
l'air, traînant leur flot lent et nauséabond, à travers des terres
imprégnées de pourritures, vers le lac qu'ils ont fini par emplir, par
combler sur toute son étendue, car la sonde y descend dans la fange
jusqu'à dix-huit mètres de profondeur: on doit entretenir un chenal à
travers cette boue afin que les petits bateaux y puissent passer.

Mais, par un jour de plein soleil, la vue de cette ville couchée entre
ces lacs, dans ce grand pays que ferment au loin des montagnes dont la
plus haute, le Zagh'ouan, apparaît presque toujours coiffée d'une nuée
en hiver, est la plus saisissante et la plus attachante, peut-être,
qu'on puisse trouver sur le bord du continent africain.


Descendons de notre colline et pénétrons dans la cité. Elle a trois
parties bien distinctes: la partie française, la partie arabe, et la
partie juive.

En vérité, Tunis n'est ni une ville française, ni une ville arabe,
c'est une ville juive. C'est un des rares points du monde où le juif
semble chez lui comme dans une patrie, où il est le maître presque
ostensiblement, où il montre une assurance tranquille, bien qu'un peu
tremblante encore.

C'est lui surtout qui est intéressant à voir, à observer dans ce
labyrinthe de ruelles étroites où circule, s'agite, pullule la
population la plus colorée, bigarrée, drapée, pavoisée, miroitante,
soyeuse et décorative, de tout ce rivage oriental.

Où sommes-nous? sur une terre arabe ou dans la capitale éblouissante
d'Arlequin, d'un Arlequin très artiste, ami des peintres, coloriste
inimitable qui s'est amusé à costumer son peuple avec une fantaisie
étourdissante. Il a dû passer par Londres, par Paris, par
Saint-Pétersbourg, ce costumier divin qui, revenu plein de dédain des
pays du Nord, bariola ses sujets avec un goût sans défaillances et
une imagination sans limites. Non seulement il voulut donner à leurs
vêtements des formes gracieuses, originales et gaies, mais il employa,
pour les nuancer, toutes les teintes créées, composées, rêvées par les
plus délicats aquarellistes.

Aux juifs seuls il toléra les tons violents, mais en leur interdisant
les rencontres trop brutales et en réglant l'éclat de leurs costumes
avec une hardiesse prudente. Quant aux Maures, ses préférés,
tranquilles marchands accroupis dans les souks, jeunes gens alertes
ou gros bourgeois allant à pas lents par les petites rues, il s'amusa
à les vêtir avec une telle variété de coloris, que l'œil, à les voir,
se grise comme une grive avec des raisins. Oh! pour ceux-là, pour ses
bons Orientaux, ses Levantins métis de Turcs et d'Arabes, il a fait une
collection de nuances si fines, si douces, si calmées, si tendres, si
pâlies, si agonisantes et si harmonieuses, qu'une promenade au milieu
d'elles est une longue caresse pour le regard.

Voici des burnous de cachemire ondoyants comme des flots de clarté,
puis des haillons superbes de misère, à côté des gebbas de soie,
longues tuniques tombant aux genoux, et de tendres gilets appliqués au
corps sous les vestes à petits boutons égrenés le long des bords.

Et ces gebbas, ces vestes, ces gilets, ces haïks croisent, mêlent et
superposent les plus fines colorations. Tout cela est rose, azuré,
mauve, vert d'eau, bleu-pervenche, feuille-morte, chair-de-saumon,
orangé, lilas-fané, lie-de-vin, gris-ardoise.

C'est un défilé de féerie, depuis les teintes les plus évanouies
jusqu'aux accents les plus ardents, ceux-ci noyés dans un tel courant
de notes discrètes, que rien n'est dur, rien n'est criard, rien n'est
violent le long des rues, ces couloirs de lumière, qui tournent sans
fin, serrés entre les maisons basses, peintes à la chaux.

A tout instant, ces étroits passages sont obstrués presque entièrement
par des créatures obèses, dont les flancs et les épaules semblent
toucher les deux murs à chaque balancement de leur marche. Sur leur
tête se dresse une coiffe pointue, souvent argentée ou dorée, sorte
de bonnet de magicienne d'où tombe, par derrière, une écharpe. Sur
leur corps monstrueux, masse de chair houleuse et ballonnée, flottent
des blouses de couleurs vives. Leurs cuisses sont emprisonnées en des
caleçons blancs collés à la peau. Leurs mollets et leurs chevilles
empâtées par la graisse gonflent des bas, ou bien, quand elles sont en
toilette, des espèces de gaines en drap d'or et d'argent. Elles vont, à
petits pas pesants, sur des escarpins qui traînent; car elles ne sont
chaussées qu'à la moitié du pied; et les talons frôlent et battent
le pavé. Ces créatures étranges et bouffies, ce sont les juives, les
belles juives!

Dès qu'approche l'âge du mariage, l'âge où les hommes riches les
recherchent, les fillettes d'Israël rêvent d'engraisser; car plus une
femme est lourde, plus elle fait honneur à un mari et plus elle a de
chances de le choisir à son gré. A quatorze ans, à quinze ans, elles
sont, ces gamines sveltes et légères, des merveilles de beauté, de
finesse et de grâce.

Leur teint pâle, un peu maladif, d'une délicatesse lumineuse, leurs
traits fins, ces traits si doux d'une race ancienne et fatiguée, dont
le sang jamais ne fut rajeuni, leurs yeux sombres sous les fronts
clairs, qu'écrase la masse noire, épaisse, pesante, des cheveux
ébouriffés, et leur allure souple quand elles courent d'une porte à
l'autre, emplissent le quartier juif de Tunis d'une longue vision de
petites Salomés troublantes.

Puis elles songent à l'époux. Alors commence l'inconcevable gavage
qui fera d'elles des monstres. Immobiles maintenant, après avoir pris
chaque matin la boulette d'herbes apéritives qui surexcitent l'estomac,
elles passent les journées entières à manger des pâtes épaisses qui les
enflent incroyablement. Les seins se gonflent, les ventres ballonnent,
les croupes s'arrondissent, les cuisses s'écartent, séparées par la
bouffissure; les poignets et les chevilles disparaissent sous une
lourde coulée de chair. Et les amateurs accourent, les jugent, les
comparent, les admirent comme dans un concours d'animaux gras. Voilà
comme elles sont belles, désirables, charmantes, les énormes filles à
marier!

Alors on voit passer ces êtres prodigieux, coiffés d'un cône aigu
nommé _koufia_, qui laisse pendre sur le dos le _bechkir_, vêtus
de la _camiza_ flottante, en toile simple ou en soie éclatante,
culottés de maillots tantôt blancs, tantôt richement ouvragés, et
chaussés de savates traînantes, dites «saba»; êtres inexprimablement
surprenants, dont la figure demeure encore souvent jolie sur ces corps
d'hippopotames.

Dans leurs maisons, facilement ouvertes, on les trouve, le samedi, jour
sacré, jour de visites et d'apparat, recevant leurs amies dans les
chambres blanches, où elles sont assises, les unes près des autres,
comme des idoles symboliques, couvertes de soieries et d'oripeaux
luisants, déesses de chair et de métal, qui ont des guêtres d'or aux
jambes et, sur la tête, une corne d'or!

La fortune de Tunis est dans leurs mains, ou plutôt dans les mains
de leurs époux toujours souriants, accueillants, et prêts à offrir
leurs services. Dans bien peu d'années, sans doute, devenues des dames
européennes, elles s'habilleront à la française et, pour obéir à la
mode, jeûneront, afin de maigrir. Ce sera tant mieux pour elles et tant
pis pour nous, les spectateurs.

Dans la ville arabe, la partie la plus intéressante est le quartier
des Souks, longues rues voûtées ou toiturées de planches, à travers
lesquelles le soleil glisse des lames de feu, qui semblent couper au
passage les promeneurs et les marchands. Ce sont les bazars, galeries
tortueuses et entre-croisées où les vendeurs, par corporations, assis
ou accroupis au milieu de leurs marchandises en de petites boutiques
couvertes, appellent avec énergie le client ou demeurent immobiles dans
ces niches de tapis, d'étoffes de toutes couleurs, de cuirs, de brides,
de selles, de harnais brodés d'or, ou dans les chapelets jaunes et
rouges des babouches.

Chaque corporation a sa rue, et l'on voit, tout le long de la galerie,
séparés par une simple cloison, tous les ouvriers du même métier
travailler avec les mêmes gestes. L'animation, la couleur, la gaieté
de ces marchés orientaux ne sont point possibles à décrire, car il
faudrait en exprimer en même temps l'éblouissement, le bruit et le
mouvement.

Un de ces souks a un caractère si bizarre, que le souvenir en reste
extravagant et persistant comme celui d'un songe. C'est le souk des
parfums.

En d'étroites cases pareilles, si étroites qu'elles font penser aux
cellules d'une ruche, alignées d'un bout à l'autre et sur les deux
côtés d'une galerie un peu sombre, des hommes au teint transparent,
presque tous jeunes, couverts de vêtements clairs, et assis comme des
bouddhas, gardent une rigidité saisissante dans un cadre de longs
cierges suspendus, formant autour de leur tête et de leurs épaules un
dessin mystique et régulier.

Les cierges d'en haut, plus courts, s'arrondissent sur le turban;
d'autres, plus longs, viennent aux épaules; les grands tombent le
long des bras. Et, cependant, la forme symétrique de cette étrange
décoration varie un peu de boutique en boutique. Les vendeurs, pâles,
sans gestes, sans paroles, semblent eux-mêmes des hommes de cire en une
chapelle de cire. Autour de leurs genoux, de leurs pieds, à la portée
des mains si un acheteur se présente, tous les parfums imaginables sont
enfermés en de toutes petites boîtes, en de toutes petites fioles, en
de tous petits sacs.

Une odeur d'encens et d'aromates flotte, un peu étourdissante, d'un
bout à l'autre du souk.

Quelques-uns de ces extraits sont vendus très cher, par gouttes. Pour
les compter, l'homme se sert d'un petit coton qu'il tire de son
oreille et y replace ensuite.

Quand le soir vient, tout le quartier des souks est clos par de lourdes
portes à l'entrée des galeries, comme une ville précieuse enfermée dans
l'autre.

Lorsqu'on se promène au contraire par les rues neuves qui vont aboutir,
dans le marais, à quelque courant d'égout, on entend soudain une sorte
de chant bizarre rythmé par des bruits sourds comme des coups de canon
lointains, qui s'interrompent quelques instants pour recommencer
aussitôt. On regarde autour de soi et on découvre, au ras de terre,
une dizaine de têtes de nègres, enveloppées de foulards, de mouchoirs,
de turbans, de loques. Ces têtes chantent un refrain arabe, tandis
que les mains, armées de dames pour tasser le sol, tapent en cadence,
au fond d'une tranchée, sur les cailloux et le mortier qui feront des
fondations solides à quelque nouvelle maison bâtie dans ce sol huileux
de fanges.

Sur le bord du trou, un vieux nègre, chef d'escouade de ces pileurs
de pierres, bat la mesure, avec un rire de singe; et tous les autres
aussi rient en continuant leur bizarre chanson que scandent des coups
énergiques. Ils tapent avec ardeur et rient avec malice devant les
passants qui s'arrêtent; et les passants aussi s'égayent, les Arabes
parce qu'ils comprennent, les autres parce que le spectacle est drôle;
mais personne assurément ne s'amuse autant que les nègres, car le vieux
crie:

--Allons! frappons!

Et tous reprennent en montrant leurs dents et en donnant trois coups de
pilon:

--Sur la tête du chien de roumi!

Le nègre clame en mimant le geste d'écraser:

--Allons! frappons!

Et tous:

--Sur la tête du chien de youte!

Et c'est ainsi que s'élève la ville européenne dans le quartier neuf de
Tunis!

Ce quartier neuf! Quand on songe qu'il est entièrement construit sur
des vases peu à peu solidifiées, construit sur une matière innommable,
faite de toutes les matières immondes que rejette une ville, on
se demande comment la population n'est pas décimée par toutes les
maladies imaginables, toutes les fièvres, toutes les épidémies. Et, en
regardant le lac, que les mêmes écoulements urbains envahissent et
comblent peu à peu, le lac, dépotoir nauséabond, dont les émanations
sont telles que, par les nuits chaudes, on a le cœur soulevé de dégoût,
on ne comprend même pas que la ville ancienne, accroupie près de ce
cloaque, subsiste encore.

On songe aux fiévreux aperçus dans certains villages de Sicile, de
Corse ou d'Italie, à la population difforme, monstrueuse, ventrue
et tremblante, empoisonnée par des ruisseaux clairs et de beaux
étangs limpides, et on demeure convaincu que Tunis doit être un foyer
d'infections pestilentielles.

Eh bien, non! Tunis est une ville saine, très saine! L'air infect qu'on
y respire est vivifiant et calmant, le plus apaisant, le plus doux aux
nerfs surexcités que j'aie jamais respiré. Après le département des
Landes, le plus sain de France, Tunis est l'endroit où sévissent le
moins toutes les maladies ordinaires de nos pays.

Cela paraît invraisemblable, mais cela est. O médecins modernes,
oracles grotesques, professeurs d'hygiène, qui envoyez vos malades
respirer l'air pur des sommets ou l'air vivifié par la verdure des
grands bois, venez voir ces fumiers qui baignent Tunis; regardez
ensuite cette terre que pas un arbre n'abrite et ne rafraîchit de son
ombre; demeurez un an dans ce pays, plaine basse et torride sous le
soleil d'été, marécage immense sous les pluies d'hiver, puis entrez
dans les hôpitaux. Ils sont vides!

Questionnez les statistiques, vous apprendrez qu'on y meurt de ce qu'on
appelle, peut-être à tort, sa belle mort beaucoup plus souvent que de
vos maladies. Alors vous vous demanderez peut-être si ce n'est pas la
science moderne qui nous empoisonne avec ses progrès; si les égouts
dans nos caves et les fosses voisinant avec notre vin et notre eau
ne sont pas des distillateurs de mort à domicile, des foyers et des
propagateurs d'épidémies plus actifs que les ruisselets d'immondices
qui se promènent en plein soleil autour de Tunis; vous reconnaîtrez que
l'air pur des montagnes est moins calmant que le souffle bacillifère
des fumiers de ville ici et que l'humidité des forêts est plus
redoutable à la santé et plus engendreuse de fièvres que l'humidité des
marais putréfiés à cent lieues du plus petit bois.

En réalité, la salubrité indiscutable de Tunis est stupéfiante et ne
peut être attribuée qu'à la pureté parfaite de l'eau qu'on boit dans
cette ville, ce qui donne absolument raison aux théories les plus
modernes sur le mode de propagation des germes morbides.

L'eau du Zagh'ouan, en effet, captée sous terre à quatre-vingts
kilomètres environ de Tunis, parvient dans les maisons, sans avoir
eu avec l'air le moindre contact et sans avoir pu recueillir, par
conséquent, aucune graine de contagion.

L'étonnement qu'éveillait en moi l'affirmation de cette salubrité me
fit chercher les moyens de visiter un hôpital, et le médecin maure qui
dirige le plus important de Tunis voulut bien me faire pénétrer dans le
sien.

Or, dès que fut ouverte la grande porte donnant sur une vaste cour
arabe, dominée par une galerie à colonnes qu'abrite une terrasse, ma
surprise et mon émotion furent tels que je ne songeais plus guère à ce
qui m'avait fait entrer là.

Autour de moi, sur les quatre côtés de la cour, d'étroites cellules,
grillées comme des cachots, enfermaient des hommes qui se levèrent
en nous voyant et vinrent coller entre les barreaux de fer des faces
creuses et livides. Puis un d'eux, passant sa main et l'agitant hors
de cette cage, cria quelque injure. Alors les autres, sautillant
soudain comme les bêtes des ménageries, se mirent à vociférer, tandis
que, sur la galerie du premier étage, un Arabe à grande barbe, coiffé
d'un épais turban, le cou cerclé de colliers de cuivre, laissait pendre
avec nonchalance sur la balustrade un bras couvert de bracelets et des
doigts chargés de bagues. Il souriait en écoutant ce bruit. C'est un
fou, libre et tranquille, qui se croit le roi des rois et qui règne
paisiblement sur les fous furieux enfermés en bas.

Je voulus passer en revue ces déments effrayants et admirables en leur
costume oriental, plus curieux et moins émouvants peut-être, à force
d'être étranges, que nos pauvres fous d'Europe.

Dans la cellule du premier, on me permit de pénétrer. Comme la plupart
de ses compagnons, c'est le haschich ou plutôt le kif qui l'a mis en
cet état. Il est tout jeune, fort pâle, fort maigre, et me parle en me
regardant avec des yeux fixes, troubles, énormes. Que dit-il? Il me
demande une pipe pour fumer et me raconte que son père l'attend.

De temps en temps, il se soulève, laissant voir sous sa gebba et son
burnous des jambes grêles d'araignée humaine; et le nègre, son gardien,
un géant luisant aux yeux blancs, le rejette chaque fois sur sa natte
d'une seule pesée sur l'épaule, qui semble écraser le faible halluciné.

Son voisin est une sorte de monstre jaune et grimaçant, un Espagnol
de Ribera, accroupi et cramponné aux barreaux et qui demande aussi du
tabac ou du kif, avec un rire continu qui a l'air d'une menace.

Ils sont deux dans la case suivante: encore un fumeur de chanvre, qui
nous accueille avec des gestes frénétiques, grand Arabe aux membres
vigoureux, tandis que, assis sur ses talons, son voisin, immobile, fixe
sur nous des yeux transparents de chat sauvage. Il est d'une beauté
rare cet homme, dont la barbe noire, courte et frisée, rend le teint
livide et superbe. Le nez est fin, la figure longue, élégante, d'une
distinction parfaite. C'est un Mozabite, devenu fou après avoir trouvé
mort son jeune fils, qu'il cherchait depuis deux jours.

Puis en voici un vieux qui rit et nous crie, en dansant comme un ours:

--Fous, fous, nous sommes tous fous, moi, toi, le médecin, le gardien,
le bey, tous, tous fous!

C'est en arabe qu'il hurle cela; mais on comprend, tant sa mimique
est effroyable, tant l'affirmation de son doigt tendu vers nous est
irrésistible. Il nous désigne l'un après l'autre, et rit, car il est
sûr que nous sommes fous, lui, ce fou, et il répète:

--Oui, oui, toi, toi, toi, tu es fou!

Et on croit sentir pénétrer en son âme un souffle de déraison, une
émanation contagieuse et terrifiante de ce dément malfaisant.

Et on s'en va, et on lève les yeux vers le grand carré bleu du ciel
qui plane sur ce trou de damnés. Alors apparaît, souriant toujours,
calme et beau comme un roi mage, le seigneur de tous ces fous, l'Arabe
à longue barbe, penché sur la galerie, et qui laisse briller au soleil
les mille objets de cuivre, de fer et de bronze, clefs, anneaux et
pointes, dont il pare avec orgueil sa royauté imaginaire.

Depuis quinze ans, il est ici, ce sage, errant à pas lents, d'une
allure majestueuse et calme, si majestueuse, en effet, qu'on le salue
avec respect. Il répond, d'une voix de souverain, quelques mots qui
signifient: «Soyez les bienvenus; je suis heureux de vous voir.» Puis
il cesse de nous regarder.

Depuis quinze ans, cet homme ne s'est point couché. Il dort assis sur
une marche, au milieu de l'escalier de pierre de l'hôpital. On ne l'a
jamais vu s'étendre.

Que m'importent, à présent, les autres malades, si peu nombreux,
d'ailleurs, qu'on les compte dans les grandes salles blanches, d'où
l'on voit par les fenêtres s'étaler la ville éclatante, sur qui
semblent bouillonner les dômes des koubbas et des mosquées.

Je m'en vais troublé d'une émotion confuse, plein de pitié, peut-être
d'envie, pour quelques-uns de ces hallucinés, qui continuent dans cette
prison, ignorée d'eux, le rêve trouvé, un jour, au fond de la petite
pipe bourrée de quelques feuilles jaunes.

Le soir de ce même jour un fonctionnaire français, armé d'un pouvoir
spécial, m'offrit de me faire pénétrer dans quelques mauvais lieux de
plaisir arabes, ce qui est fort difficile aux étrangers.

Nous dûmes d'ailleurs être accompagnés par un agent de la police
beylicale, sans quoi aucune porte, même celle des plus vils bouges
indigènes, ne se serait ouverte devant nous.

La ville arabe d'Alger est pleine d'agitation nocturne. Dès que le
soir vient, Tunis est mort. Les petites rues étroites, tortueuses,
inégales, semblent des couloirs d'une cité abandonnée, dont on a oublié
d'éteindre le gaz, par places.

Nous voici très loin, dans ce labyrinthe de murs blancs; et on nous fit
entrer chez des juives qui dansaient la «danse du ventre». Cette danse
est laide, disgracieuse, curieuse seulement pour les amateurs par la
maestria de l'artiste. Trois sœurs, trois filles très parées, faisaient
leurs contorsions impures, sous l'œil bienveillant de leur mère, une
énorme petite boule de graisse vivante coiffée d'un cornet de papier
doré et mendiant pour les frais généraux de la maison, après chaque
crise de trépidation des ventres de ses enfants. Autour du salon trois
portes entre-bâillées montraient les couches basses de trois chambres.
J'ouvris une quatrième porte et je vis, dans un lit, une femme couchée
qui me parut belle. On se précipita sur moi, mère, danseuses, deux
domestiques nègres et un homme inaperçu qui regardait, derrière un
rideau, s'agiter pour nous le flanc de ses sœurs. J'allais entrer dans
la chambre de sa femme légitime qui était enceinte, de la belle-fille,
de la belle-sœur des drôlesses qui tentaient, mais en vain, de nous
mêler, ne fût-ce qu'un soir, à la famille. Pour me faire pardonner
cette défense d'entrer, on me montra le premier enfant de cette dame,
une petite fille de trois ou quatre ans, qui esquissait déjà la «danse
du ventre».

Je m'en allai fort dégoûté.

Avec des précautions infinies on me fit pénétrer ensuite dans le logis
de grandes courtisanes arabes. Il fallut veiller au bout des rues,
parlementer, menacer, car si les indigènes savaient que le roumi est
entré chez elles, elles seraient abandonnées, honnies, ruinées. Je vis
là de grosses filles brunes, médiocrement belles, en des taudis pleins
d'armoires à glace.

Nous songions à regagner l'hôtel quand l'agent de police indigène nous
proposa de nous conduire tout simplement dans un bouge, dans un lieu
d'amour dont il ferait ouvrir la porte d'autorité.

Et nous voici encore le suivant à tâtons dans des ruelles noires
inoubliables, allumant des allumettes pour ne pas tomber, trébuchant
tout de même en des trous, heurtant les maisons de la main et de
l'épaule et entendant parfois des voix, des bruits de musique, des
rumeurs de fête sauvage sortir des murs, étouffés, comme lointains,
effrayants d'assourdissement et de mystère. Nous sommes en plein dans
le quartier de la débauche.

Devant une porte on s'arrête; nous nous dissimulons à droite et à
gauche tandis que l'agent frappe à coups de poing en criant une phrase
arabe, un ordre.

Une voix, faible, une voix de vieille répond derrière la planche; et
nous percevons maintenant des sons d'instruments et des chants criards
de femmes arabes dans les profondeurs de ce repaire.

On ne veut pas ouvrir. L'agent se fâche, et de sa gorge sortent
des paroles précipitées, rauques et violentes. A la fin, la porte
s'entre-bâille, l'homme la pousse, entre comme en une ville conquise,
et d'un beau geste vainqueur semble nous dire: «Suivez-moi.»

Nous le suivons, en descendant trois marches qui nous mènent en une
pièce basse, où dorment, le long des murs, sur des tapis, quatre
enfants arabes, les petits de la maison. Une vieille, une de ces
vieilles indigènes qui sont des paquets de loques jaunes nouées autour
de quelque chose qui remue, et d'où sort une tête invraisemblable et
tatouée de sorcière, essaye encore de nous empêcher d'avancer. Mais la
porte est refermée, nous entrons dans une première salle où quelques
hommes sont debout qui n'ont pu pénétrer dans la seconde dont ils
obstruent l'ouverture en écoutant d'un air recueilli l'étrange et aigre
musique qu'on fait là dedans. L'agent pénètre le premier, fait écarter
les habitués et nous atteignons une chambre étroite, allongée, où des
tas d'Arabes sont accroupis sur des planches, le long des deux murs
blancs, jusqu'au fond.

Là, sur un grand lit français qui tient toute la largeur de la pièce,
une pyramide d'autres Arabes s'étage, invraisemblablement empilés et
mêlés, un amas de burnous d'où émergent cinq têtes à turban.

Devant eux, au pied du lit, sur une banquette nous faisant face,
derrière un guéridon d'acajou chargé de verres, de bouteilles de bière,
de tasses à café et de petites cuillers d'étain, quatre femmes assises
chantent une interminable et traînante mélodie du Sud, que quelques
musiciens juifs accompagnent sur des instruments.

Elles sont parées comme pour une féerie, comme les princesses des
Mille et une Nuits, et une d'elles, âgée de quinze ans environ, est
d'une beauté si surprenante, si parfaite, si rare, qu'elle illumine
ce lieu bizarre, en fait quelque chose d'imprévu, de symbolique et
d'inoubliable.

Les cheveux sont retenus par une écharpe d'or qui coupe le front d'une
tempe à l'autre. Sous cette barre droite et métallique s'ouvrent deux
yeux énormes, au regard fixe, insensible, introuvable, deux yeux longs,
noirs, éloignés, que sépare un nez d'idole tombant sur une petite
bouche d'enfant, qui s'ouvre pour chanter et semble seule vivre en
ce visage. C'est une figure sans nuances, d'une régularité imprévue,
primitive et superbe, faite de lignes si simples qu'elles semblent les
formes naturelles et uniques de ce visage humain.

En toute figure rencontrée, on pourrait, semble-t-il, remplacer un
trait, un détail, par quelque chose pris sur une autre personne. Dans
cette tête de jeune Arabe on ne pourrait rien changer, tant ce dessin
en est typique et parfait. Ce front uni, ce nez, ces joues d'un
modelé imperceptible qui vient mourir à la fine pointe du menton, en
encadrant, dans un ovale irréprochable de chair un peu brune, les seuls
yeux, le seul nez et la seule bouche qui puissent être là, sont l'idéal
d'une conception de beauté absolue dont notre regard est ravi, mais
dont notre rêve seul peut ne se pas sentir entièrement satisfait. A
côté d'elle, une autre fillette, charmante aussi, point exceptionnelle,
une de ces faces blanches, douces, dont la chair a l'air d'une pâte
faite avec du lait. Encadrant ces deux étoiles, deux autres femmes sont
assises, au type bestial, à la tête courte, aux pommettes saillantes,
deux prostituées nomades, de ces êtres perdus que les tribus sèment en
route, ramassent et reperdent, puis laissent un jour à la traîne de
quelque troupe de spahis qui les emmène en ville.

Elles chantent en tapant sur la darbouka avec leurs mains rougies
par le henné, et les musiciens juifs les accompagnent sur de petites
guitares, des tambourins et des flûtes aiguës.

Tout le monde écoute, sans parler, sans jamais rire, avec une gravité
auguste.

Où sommes-nous? Dans le temple de quelque religion barbare, ou dans
une maison publique?

Dans une maison publique? Oui, nous sommes dans une maison publique, et
rien au monde ne m'a donné une sensation plus imprévue, plus fraîche,
plus colorée que l'entrée dans cette longue pièce basse, où ces filles,
parées, dirait-on, pour un culte sacré, attendent le caprice d'un de
ces hommes graves qui semblent murmurer le Coran jusqu'au milieu des
débauches.

On m'en montre un, assis devant sa minuscule tasse de café, les
yeux levés, plein de recueillement. C'est lui qui a retenu l'idole;
et presque tous les autres sont des invités. Il leur offre des
rafraîchissements et de la musique, et la vue de cette belle fille
jusqu'à l'heure où il les priera de rentrer chacun chez soi. Et ils
s'en iront en le saluant avec des gestes majestueux. Il est beau, cet
homme de goût, jeune, grand, avec une peau transparente d'Arabe des
villes que rend plus claire la barbe noire, luisante, soyeuse et un peu
rare sur les joues.

La musique cesse, nous applaudissons. On nous imite. Nous sommes assis
sur des escabeaux, au milieu d'une pile d'hommes. Soudain une longue
main noire me frappe sur l'épaule et une voix, une de ces voix étranges
des indigènes essayant de parler français, me dit:

--Moi, pas d'ici, Français comme toi.

Je me retourne et je vois un géant en burnous, un des Arabes les plus
hauts, les plus maigres, les plus osseux que j'aie jamais rencontrés.

--D'où es-tu donc? lui dis-je stupéfait.

--D'Algérie!

--Ah! je parie que tu es Kabyle?

--Oui, Moussi.

Il riait, enchanté que j'eusse deviné son origine, et me montrant son
camarade:

--Lui aussi.

--Ah! bon.

C'était pendant une sorte d'entr'acte.

Les femmes, à qui personne ne parlait, ne remuaient pas plus que des
statues, et je me mis à causer avec mes deux voisins d'Algérie, grâce
au secours de l'agent de police indigène.

J'appris qu'ils étaient bergers, propriétaires aux environs de Bougie,
et qu'ils portaient dans les replis de leurs burnous des flûtes de leur
pays dont ils jouaient le soir, pour se distraire. Ils avaient envie
sans doute qu'on admirât leur talent et ils me montrèrent deux minces
roseaux percés de trous, deux vrais roseaux coupés par eux au bord
d'une rivière.

Je priai qu'on les laissât jouer, et tout le monde aussitôt se tut avec
une politesse parfaite.

Ah! la surprenante et délicieuse sensation qui se glissa dans mon cœur
avec les premières notes si légères, si bizarres, si inconnues, si
imprévues, des deux petites voix de ces deux petits tubes poussés dans
l'eau. C'était fin, doux, haché, sautillant: des sons qui volaient, qui
voletaient l'un après l'autre sans se rejoindre, sans se trouver, sans
s'unir jamais; un chant qui s'évanouissait toujours, qui recommençait
toujours, qui passait, qui flottait autour de nous, comme un souffle de
l'âme des feuilles, de l'âme des bois, de l'âme des ruisseaux, de l'âme
du vent, entré avec ces deux grands bergers des montagnes kabyles dans
cette maison publique d'un faubourg de Tunis.



VERS KAIROUAN.


  11 décembre.

NOUS quittons Tunis par une belle route qui longe d'abord un coteau,
suit un instant le lac, puis traverse une plaine. L'horizon large,
fermé par des montagnes aux crêtes vaporeuses, est nu, tout nu, taché
seulement de place en place par des villages blancs, où l'on aperçoit
de loin, dominant la masse indistincte des maisons, les minarets
pointus et les petits dômes des koubbas. Sur toute cette terre
fanatique, nous les retrouvons sans cesse, ces petits dômes éclatants
des koubbas, soit dans les plaines fertiles d'Algérie ou de Tunisie,
soit comme un phare sur le dos arrondi des montagnes, soit au fond des
forêts de cèdres ou de pins, soit au bord des ravins profonds dans les
fourrés de lentisques et de chênes-liège, soit dans le désert jaune
entre deux dattiers qui se penchent au-dessus, l'un à droite, l'autre
à gauche, et laissent tomber sur la coupole de lait l'ombre légère et
fine de leurs palmes.

Ils contiennent, comme une semence sacrée, les os des marabouts
qui fécondent le sol illimité de l'Islam, y font germer, de Tanger
à Tombouctou, du Caire à la Mecque, de Tunis à Constantinople,
de Kharthoum à Java, la plus puissante, la plus mystérieusement
dominatrice des religions qui ait dompté la conscience humaine.

Petits, ronds, isolés, et si blancs qu'ils jettent une clarté, ils ont
bien l'air d'une graine divine jetée à poignée sur le monde par ce
grand semeur de foi, Mohammed, frère d'Aïssa et de Moïse.

Pendant longtemps, nous allons, au grand trot des quatre chevaux
attelés de front, par des plaines sans fin, plantées de vignes ou
ensemencées de céréales qui commencent à sortir de terre.

Puis soudain la route, la belle route établie par les Ponts et
Chaussées depuis le protectorat français, s'arrête net. Un pont a cédé
aux dernières pluies, un pont trop petit, qui n'a pu laisser passer la
masse d'eau venue de la montagne. Nous descendons à grand'peine dans le
ravin, et la voiture, remontée de l'autre côté, reprend la belle route,
une des principales artères de la Tunisie, comme on dit dans le langage
officiel. Pendant quelques kilomètres, nous pouvons trotter encore,
jusqu'à ce qu'on rencontre un autre petit pont qui a cédé également
sous la pression des eaux. Puis, un peu plus loin, c'est au contraire
le pont qui est resté, tout seul, indestructible, comme un minuscule
arc de triomphe, tandis que la route, emportée des deux côtés, forme
deux abîmes autour de cette ruine toute neuve.

Vers midi, nous apercevons devant nous une construction singulière.
C'est, au bord de la route presque disparue déjà, un large pâté
d'habitations soudées ensemble, à peine plus hautes que la taille d'un
homme, abritées sous une suite continue de voûtes dont les unes, un peu
plus élevées, dominent et donnent à ce singulier village l'aspect d'une
agglomération de tombeaux. Là-dessus courent, hérissés, des chiens
blancs qui aboient contre nous.

Ce hameau s'appelle Gorombalia et fut fondé par un chef andalous
mahométan, Mohammed Gorombali, chassé d'Espagne par Isabelle la
Catholique.

Nous déjeunons en ce lieu, puis nous repartons. Partout, au loin, avec
la lunette-jumelle, on aperçoit des ruines romaines. D'abord Vico
Aureliano, puis Siago, plus important, où restent des constructions
byzantines et arabes. Mais voilà que la belle route, la principale
artère de la Tunisie, n'est plus qu'une ornière affreuse. Partout
l'eau des pluies l'a trouée, minée, dévorée. Tantôt les ponts écroulés
ne montrent plus qu'une masse de pierres dans un ravin, tantôt ils
demeurent intacts, tandis que l'eau, les dédaignant, s'est frayé
ailleurs une voie, ouvrant à travers le talus des Ponts et Chaussées
des tranchées larges de 50 mètres.

Pourquoi donc ces dégâts, ces ruines? Un enfant, du premier coup
d'œil, le saurait. Tous les ponceaux, trop étroits d'ailleurs, sont
au-dessous du niveau des eaux dès qu'arrivent les pluies. Les uns
donc, recouverts par le torrent, obstrués par les branches qu'il
traîne, sont renversés, tandis que le courant capricieux refusant de se
canaliser sous les suivants, qui ne sont point sur son cours ordinaire,
reprend le chemin des autres années, en dépit des ingénieurs. Cette
route de Tunis à Kairouan est stupéfiante à voir. Loin d'aider au
passage des gens et des voitures, elle le rend impossible, crée des
dangers sans nombre. On a détruit le vieux chemin arabe qui était bon,
et on l'a remplacé par une série de fondrières, d'arches démolies,
d'ornières et de trous. Tout est à refaire avant d'avoir été fini.
On recommence à chaque pluie les travaux, sans vouloir avouer, sans
consentir à comprendre qu'il faudra toujours recommencer ce chapelet de
ponts croulants. Celui d'Enfidaville a été reconstruit deux fois. Il
vient encore d'être emporté. Celui d'Oued-el-Hammam est détruit pour
la quatrième fois. Ce sont des ponts nageurs, des ponts plongeurs, des
ponts culbuteurs. Seuls, les vieux ponts arabes résistent à tout.

On commence par se fâcher, car la voiture doit descendre en des ravins
presque infranchissables où, dix fois par heure, on croit verser,
puis on finit par en rire, comme d'une incroyable cocasserie. Pour
éviter ces ponts redoutables, il faut faire d'immenses détours,
aller au nord, revenir au sud, tourner à l'est, repasser à l'ouest.
Les pauvres indigènes ont dû, à coups de pioche, à coups de hache, à
coups de serpe, se frayer un passage nouveau à travers le maquis de
chênes verts, de thuyas, de lentisques, de bruyères et de pins d'Alep,
l'ancien passage étant détruit par nous.

Bientôt les arbustes disparaissent, et nous ne voyons plus qu'une
étendue onduleuse, crevassée par les ravines, où, de place en place,
apparaissent, soit les os clairs d'une carcasse aux côtes soulevées,
soit une charogne à moitié dévorée par les oiseaux de proie et les
chiens. Pendant quinze mois, il n'est point tombé une goutte d'eau
sur cette terre, et la moitié des bêtes y sont mortes de faim. Leurs
cadavres restent semés partout, empoisonnent le vent, et donnent à
ces plaines l'aspect d'un pays stérile, rongé par le soleil et ravagé
par la peste. Seuls, les chiens sont gras, nourris de cette viande en
putréfaction. Souvent, on en aperçoit deux ou trois acharnés sur la
même pourriture. Les pattes raides, ils tirent sur la longue jambe
d'un chameau ou sur la courte patte d'un bourriquet, ils dépècent
le poitrail d'un cheval ou fouillent le ventre d'une vache. Et on en
découvre au loin qui errent, en quête de charognes, le nez dans la
brise, le poil épais, tendant leur museau pointu.

Et il est bizarre de songer que ce sol calciné depuis deux ans par un
soleil implacable, noyé depuis un mois sous des pluies de déluge, sera,
vers mars et avril, une prairie illimitée, avec des herbes montant aux
épaules d'un homme, et d'innombrables fleurs comme nous n'en voyons
guère en nos jardins. Chaque année, quand il pleut, la Tunisie entière
passe, à quelques mois de distance, par la plus affreuse aridité et
par la plus fougueuse fécondité. De Sahara sans un brin d'herbe elle
devient tout à coup, presque en quelques jours, comme par un miracle,
une Normandie follement verte, une Normandie ivre de chaleur, jetant
en ces moissons de telles poussées de sève qu'elles sortent de terre,
grandissent, jaunissent et mûrissent à vue d'œil.

Elle est cultivée, de place en place, d'une façon très singulière, par
les Arabes.

Ils habitent, soit les villages clairs aperçus au loin, soit les
gourbis, huttes de branchages, soit les tentes brunes et pointues
cachées, comme d'énormes champignons, derrière des broussailles sèches
ou des bois de cactus. Quand la dernière moisson a été abondante,
ils se décident de bonne heure à préparer les labours; mais, quand
la sécheresse les a presque affamés, ils attendent en général les
premières pluies pour risquer leurs derniers grains ou pour emprunter
au gouvernement la semence qu'il leur prête assez facilement. Or, dès
que les lourdes ondées d'automne ont détrempé la contrée, ils vont
trouver tantôt le caïd qui détient le territoire fertile, tantôt le
nouveau propriétaire européen qui loue souvent plus cher, mais ne
les vole pas, et leur rend dans leurs contestations une justice plus
stricte, qui n'est point vénale, et ils désignent les terres choisies
par eux, en marquent les limites, les prennent à bail pour une seule
saison, puis se mettent à les cultiver.

Alors on voit un étonnant spectacle! Chaque fois que, quittant
les régions pierreuses et arides, on arrive aux parties fécondes,
apparaissent au loin les invraisemblables silhouettes des chameaux
laboureurs attelés aux charrues. La haute bête fantastique traîne, de
son pas lent, le maigre instrument de bois que pousse l'Arabe, vêtu
d'une sorte de chemise. Bientôt ces groupes surprenants se multiplient,
car on approche d'un centre recherché. Ils vont, viennent, se croisent
par toute la plaine, y promenant l'inexprimable profil de l'animal,
de l'instrument et de l'homme, qui semblent soudés ensemble, ne faire
qu'un seul être apocalyptique et solennellement drôle.

Le chameau est remplacé de temps en temps par des vaches, par des ânes,
quelquefois même par des femmes. J'en ai vu une accouplée avec un
bourriquet et tirant autant que la bête, tandis que le mari poussait et
excitait ce lamentable attelage.

Le sillon de l'Arabe n'est point ce beau sillon profond et droit
du laboureur européen, mais une sorte de feston qui se promène
capricieusement à fleur de terre autour des touffes de jujubiers.
Jamais ce nonchalant cultivateur ne s'arrête ou ne se baisse pour
arracher une plante parasite poussée devant lui. Il l'évite par un
détour, la respecte, l'enferme comme si elle était précieuse, comme
si elle était sacrée, dans les circuits tortueux de son labour. Ses
champs sont donc pleins de touffes d'arbrisseaux, dont quelques-unes
si petites qu'un simple effort de la main les pourrait extirper. La vue
seule de cette culture mixte de broussailles et de céréales finit par
tant énerver l'œil qu'on a envie de prendre une pioche et de défricher
les terres où circulent, à travers les jujubiers sauvages, ces triades
fantastiques de chameaux, de charrues et d'Arabes.

On retrouve bien, dans cette indifférence tranquille, dans ce respect
pour la plante poussée sur la terre de Dieu, l'âme fataliste de
l'Oriental. Si elle a grandi là, cette plante, c'est que le Maître
l'a voulu, sans doute. Pourquoi défaire son œuvre et la détruire? Ne
vaut-il pas mieux se détourner et l'éviter? Si elle croît jusqu'à
couvrir le champ entier, n'y a-t-il point d'autres terres plus loin?
Pourquoi prendre cette peine, faire un geste, un effort de plus,
augmenter d'une fatigue, si légère soit-elle, la besogne indispensable?

Chez nous, le paysan, rageur, jaloux de la terre plus que de sa femme,
se jetterait, la pioche aux mains, sur l'ennemi poussé chez lui et,
sans repos jusqu'à ce qu'il l'eût vaincu, il frapperait, avec de grands
gestes de bûcheron, la racine tenace enfoncée au sol.

Ici, que leur importe? Jamais non plus ils n'enlèvent la pierre
rencontrée; ils la contournent aussi. En une heure, certains champs
pourraient être débarrassés, par un seul homme, des rochers mobiles
qui forcent le soc de la charrue à des ondulations sans nombre. Ils ne
le seront jamais. La pierre est là, qu'elle y reste. N'est-ce pas la
volonté de Dieu?

Quand les nomades ont ensemencé le territoire choisi par eux, ils s'en
vont, cherchant ailleurs des pâturages pour leurs troupeaux et laissant
une seule famille à la garde des récoltes.

Nous sommes à présent dans un immense domaine de 140,000 hectares,
qu'on nomme l'Enfida, et qui appartient à des Français. L'achat
de cette propriété démesurée, vendue par le général Kheired-Din,
ex-ministre du bey, a été une des causes déterminantes de l'influence
française en Tunisie.

Les circonstances qui ont accompagné cet achat sont amusantes et
caractéristiques. Quand les capitalistes français et le général se
furent mis d'accord sur le prix, on se rendit chez le cadi pour rédiger
l'acte; mais la loi tunisienne contient une disposition spéciale qui
permet aux voisins limitrophes d'une propriété vendue de réclamer la
préférence à prix égal.

Chez nous, par prix égal, on entendrait exprimer une somme égale en
n'importe quelles espèces ayant cours; mais le code oriental, qui
laisse toujours ouverte une porte pour les chicanes, prétend que le
prix sera payé par le voisin réclamant en monnaies identiquement
pareilles: même nombre de titres de même nature, de billets de banque
de même valeur, de pièces d'or, d'argent ou de cuivre. Enfin, afin de
rendre, en certains cas, insoluble cette difficulté, il permet au cadi
d'autoriser le premier acheteur à ajouter aux sommes stipulées une
poignée de menues piécettes indéterminées, par conséquent inconnues, ce
qui met les voisins limitrophes dans l'impossibilité absolue de fournir
une somme strictement et matériellement semblable.

Devant l'opposition d'un Israélite, M. Lévy, voisin de l'Enfida, les
Français demandèrent au cadi l'autorisation d'ajouter au prix convenu
cette poignée de menues monnaies. L'autorisation leur fut refusée.

Mais le code musulman est fécond en moyens, et un autre se présenta.
Ce fut d'acheter cet énorme bloc de terres de 140,000 hectares, moins
un ruban d'un mètre sur tout le contour. Dès lors, il n'y avait plus
contact avec aucun voisin; et la société franco-africaine demeura,
malgré tous les efforts de ses ennemis et du ministère beylical,
propriétaire de l'Enfida.

Elle y a fait faire de grands travaux dans toutes les parties fertiles,
a planté des vignes, des arbres, fondé des villages et divisé les
terres par portions régulières de 10 hectares chacune, afin que les
Arabes eussent toute facilité pour choisir et indiquer leur choix sans
erreur possible.

Pendant deux jours, nous allons traverser cette province tunisienne
avant d'en atteindre l'autre extrémité. Depuis quelque temps, la route,
une simple piste à travers les touffes de jujubiers, était devenue
meilleure, et l'espoir d'arriver avant la nuit à Bou-Ficha, où nous
devions coucher, nous réjouissait, quand nous aperçûmes une armée
d'ouvriers de toute race occupés à remplacer ce chemin passable par une
voie française, c'est-à-dire par un chapelet de dangers, et nous devons
reprendre le pas. Ils sont surprenants ces ouvriers. Le nègre lippu,
aux gros yeux blancs, aux dents éclatantes, pioche à côté de l'Arabe
au fin profil, de l'Espagnol poilu, du Marocain, du Maure, du Maltais
et du terrassier français égaré, on ne sait comment ni pourquoi, en
ce pays; il y a aussi là des Grecs, des Turcs, tous les types de
Levantins; et on songe à ce que doit être la moyenne de morale, de
probité et d'aménité de cette horde.

Vers trois heures, nous atteignons le plus vaste caravansérail que
j'aie jamais vu. C'est toute une ville, ou plutôt un village enfermé
dans une seule enceinte, qui contient, l'une après l'autre, trois cours
immenses où sont parqués en de petites cases les hommes, boulangers,
savetiers, marchands divers, et, sous des arcades, les bêtes. Quelques
cellules propres, avec des lits et des nattes, sont réservées pour les
passants de distinction.

Sur le mur de la terrasse, deux pigeons blancs argentés et luisants
nous regardent avec des yeux rouges qui brillent comme des rubis.

Les chevaux ont bu. Nous repartons.

La route se rapproche un peu de la mer, dont nous découvrons la traînée
bleuâtre à l'horizon. Au bout d'un cap, une ville apparaît, dont la
ligne, droite, éblouissante sous le soleil couchant, semble courir sur
l'eau. C'est Hammamet, qui se nommait Put-Put sous les Romains. Au
loin, devant nous, dans la plaine, se dresse une ruine ronde qui, par
un effet de mirage, semble gigantesque. C'est encore un tombeau romain,
haut seulement de 10 mètres, qu'on nomme Kars-el-Menara.

Le soir vient. Sur nos têtes le ciel est resté bleu, mais devant
nous s'étale une nuée violette, opaque, derrière laquelle le soleil
s'enfonce. Au bas de cette couche de nuages s'allonge sur l'horizon et
sur la mer un mince ruban rose, tout droit, régulier, et qui devient,
de minute en minute, de plus en plus lumineux à mesure que descend vers
lui l'astre invisible. De lourds oiseaux passent d'un vol lent; ce
sont, je crois, des buses. La sensation du soir est profonde, pénètre
l'âme, le cœur, le corps avec une rare puissance, dans cette lande
sauvage qui va ainsi jusqu'à Kairouan, à deux jours de marche devant
nous. Tel doit être, à l'heure du crépuscule, le steppe russe. Nous
rencontrons trois hommes en burnous. De loin, je les prends pour des
nègres, tant ils sont noirs et luisants, puis je reconnais le type
arabe. Ce sont des gens du Souf, curieuse oasis presque enfouie dans
les sables entre les chotts et Tougourt. La nuit bientôt s'étend sur
nous. Les chevaux ne vont plus qu'au pas. Mais soudain surgit dans
l'ombre un mur blanc. C'est l'intendance nord de l'Enfida, le bordj
de Bou-Ficha, sorte de forteresse carrée, défendue par des murs sans
ouvertures et par une porte de fer contre les surprises des Arabes.
On nous attend. La femme de l'intendant, Mme Moreau, nous a préparé
un fort bon dîner. Nous avons fait 80 kilomètres, malgré les Ponts et
Chaussées.


  12 décembre.

Nous partons au point du jour. L'aurore est rose, d'un rose intense.
Comment l'exprimer? Je dirais saumonée si cette note était plus
brillante. Vraiment nous manquons de mots pour faire passer devant les
yeux toutes les combinaisons des tons. Notre regard, le regard moderne,
sait voir la gamme infinie des nuances. Il distingue toutes les unions
de couleurs entre elles, toutes les dégradations qu'elles subissent,
toutes leurs modifications sous l'influence des voisinages, de la
lumière, des ombres, des heures du jour. Et pour dire ces milliers de
subtiles colorations, nous avons seulement quelques mots, les mots
simples qu'employaient nos pères afin de raconter les rares émotions de
leurs yeux naïfs.

Regardons les étoffes nouvelles. Combien de tons inexprimables entre
les tons principaux! Pour les évoquer, on ne peut se servir que de
comparaisons qui sont toujours insuffisantes.

Ce que j'ai vu, ce matin-là, en quelques minutes, je ne saurais, avec
des verbes, des noms et des adjectifs, le faire voir.

Nous nous approchons encore de la mer, ou plutôt d'un vaste étang qui
s'ouvre sur la mer. Avec ma lunette-jumelle, j'aperçois, dans l'eau,
des flamants, et je quitte la voiture afin de ramper vers eux entre les
broussailles et de les regarder de plus près.

J'avance. Je les vois mieux. Les uns nagent, d'autres sont debout sur
leurs longues échasses. Ce sont des taches blanches et rouges qui
flottent, ou bien des fleurs énormes poussées sur une menue tige de
pourpre, des fleurs groupées par centaines, soit sur la berge, soit
dans l'eau. On dirait des plates-bandes de lis carminés, d'où sortent,
comme d'une corolle, des têtes d'oiseau tachées de sang au bout d'un
cou mince et recourbé.

J'approche encore, et soudain la bande la plus proche me voit ou me
flaire, et fuit. Un seul s'enlève d'abord, puis tous partent. C'est
vraiment l'envolée prodigieuse d'un jardin, dont toutes les corbeilles
l'une après l'autre s'élancent au ciel; et je suis longtemps, avec ma
jumelle, les nuages roses et blancs qui s'en vont là-bas, vers la mer,
en laissant traîner derrière eux toutes ces pattes sanglantes, fines
comme des branches coupées.

Ce grand étang servait autrefois de refuge aux flottes des habitants
d'Aphrodisium, pirates redoutables qui s'embusquaient et se réfugiaient
là.

On aperçoit au loin les ruines de cette ville, où Bélisaire fit halte
dans sa marche sur Carthage. On y trouve encore un arc de triomphe, les
restes d'un temple de Vénus et d'une immense forteresse.

Sur le seul territoire de l'Enfida, on rencontre ainsi les vestiges
de dix-sept cités romaines. Là-bas, sur le rivage, est Hergla, qui
fut l'opulente Aurea Cœlia d'Antonin, et si, au lieu d'incliner vers
Kairouan, nous continuions en ligne droite, nous verrions, le soir du
troisième jour de marche, se dresser dans une plaine absolument inculte
l'amphithéâtre de Ed-Djem, aussi grand que le Colisée de Rome, débris
colossal qui pouvait contenir 80,000 spectateurs.

Autour de ce géant, qui serait presque intact si Hamouda, bey de Tunis,
ne l'avait fait ouvrir à coups de canon pour en déloger les Arabes qui
refusaient de payer l'impôt, on a trouvé, de place en place, quelques
traces d'une grande ville luxueuse, de vastes citernes et un immense
chapiteau corinthien de l'art le plus pur, bloc unique de marbre blanc.

Quelle est l'histoire de cette cité, la Tusdrita de Pline, la Thysdrus
de Ptolémée, dont le nom seul se trouve transcrit une ou deux fois par
les historiens? Que lui manque-t-il pour être célèbre, puisqu'elle fut
si grande, si peuplée et si riche? Presque rien, un Homère!

Sans lui, qu'eût été Troie? qui connaîtrait Ithaque?

Dans ce pays, on apprend par ses yeux ce qu'est l'histoire et surtout
ce que fut la Bible. On comprend que les patriarches et tous les
personnages légendaires, si grands dans les livres, si imposants dans
notre imagination, furent de pauvres hommes qui erraient à travers les
peuplades primitives, comme errent ces Arabes graves et simples, pleins
encore de l'âme antique et vêtus du costume antique. Les patriarches
ont eu seulement des poètes historiens pour chanter leur vie.

Une fois au moins par jour, au pied d'un olivier, au coin d'un bois de
cactus, on rencontre la _Fuite en Égypte_; et on sourit en songeant que
les peintres galants ont fait asseoir la Vierge Marie sur l'âne qui fut
monté sans aucun doute par Joseph, son époux, tandis qu'elle suivait à
pas pesants, un peu courbée, portant sur son dos, dans un burnous gris
de poussière, le petit corps rond, comme une boule, de l'enfant Jésus.

Celle que nous voyons surtout, à chaque puits, c'est Rebecca. Elle
est habillée d'une robe en laine bleue, superbement drapée, porte aux
chevilles des anneaux d'argent et, sur la poitrine, un collier de
plaques du même métal, unies par des chaînettes. Quelquefois, elle se
cache la figure à notre approche; quelquefois aussi, quand elle est
belle, elle nous montre un frais et brun visage, qui nous regarde
avec de grands yeux noirs. C'est bien la fille de la Bible, celle dont
le cantique a dit: _Nigra sum sed formosa_, celle qui, soutenant une
outre sur son front par les chemins pierreux, montrant la chair ferme
et bronzée de ses jambes, marchant d'un pas tranquille, en balançant
doucement sa taille souple sur ses hanches, tenta les anges du ciel,
comme elle nous tente encore, nous qui ne sommes point des anges.

En Algérie et dans le Sahara algérien, toutes les femmes, celles des
villes comme celles des tribus, sont vêtues de blanc. En Tunisie, au
contraire, celles des cités sont enveloppées de la tête aux pieds en
des voiles de mousseline noire qui en font d'étranges apparitions dans
les rues si claires des petites villes du Sud, et celles des campagnes
sont habillées avec des robes gros bleu d'un gracieux et grand effet,
qui leur donne une allure encore plus biblique.

Nous traversons maintenant une plaine où l'on voit partout les traces
du travail humain, car nous approchons du centre de l'Enfida, baptisé
Enfidaville, après s'être nommé Dar-el-Bey.

Voici là-bas des arbres! Quel étonnement! Ils sont déjà hauts, bien
que plantés seulement depuis quatre ans, et témoignent de l'étonnante
richesse de cette terre et des résultats que peut donner une culture
raisonnée et sérieuse. Puis, au milieu de ces arbres, apparaissent
de grands bâtiments sur lesquels flotte le drapeau français. C'est
l'habitation du régisseur général et l'œuf de la ville future. Un
village s'est déjà formé autour de ces constructions importantes, et un
marché y a lieu tous les lundis, où se font de très grosses affaires.
Les Arabes y viennent en foule de points très éloignés.

Rien n'est plus intéressant que l'étude de l'organisation de cet
immense domaine où les intérêts des indigènes ont été sauvegardés
avec autant de soin que ceux des Européens. C'est là un modèle de
gouvernement agraire pour ces pays mêlés où des mœurs essentiellement
opposées et diverses appellent des institutions très délicatement
prévoyantes.

Après avoir déjeuné dans cette capitale de l'Enfida, nous partons pour
visiter un très curieux village perché sur un roc éloigné d'environ
cinq kilomètres.

D'abord nous traversons des vignes, puis nous rentrons dans la lande,
dans ces longues étendues de terre jaune, parsemées seulement de
touffes maigres de jujubiers.

La nappe d'eau souterraine est à deux ou trois ou cinq mètres sous
presque toutes ces plaines, qui pourraient devenir, avec un peu de
travail, d'immenses champs d'oliviers.

On y voit seulement, de place en place, de petits bois de cactus grands
à peine comme nos vergers.

Voici l'origine de ces bois:

Il existe en Tunisie un usage fort intéressant appelé _droit de
vivification du sol_, qui permet à tout Arabe de s'emparer des terres
incultes et de les féconder si le propriétaire n'est point présent pour
s'y opposer.

Donc l'Arabe, apercevant un champ qui lui paraît fertile, y plante,
soit des oliviers, soit surtout des cactus appelés à tort par lui
figuiers de Barbarie, et, par ce seul fait, s'assure la jouissance de
la moitié de chaque récolte jusqu'à extinction de l'arbre. L'autre
moitié appartient au propriétaire foncier, qui n'a plus dès lors qu'à
surveiller la vente des produits, pour toucher sa part régulière.

L'Arabe envahisseur doit prendre soin de ce champ, l'entretenir, le
défendre contre les vols, le sauvegarder de tout mal comme s'il lui
appartenait en propre, et chaque année, il met les fruits aux enchères
pour que le partage soit équitable. Presque toujours, d'ailleurs, il
s'en rend lui-même acquéreur, et paye alors au vrai propriétaire une
sorte de fermage irrégulier et proportionnel à la valeur de chaque
récolte.

Ces bois de cactus ont un aspect fantastique. Les troncs tordus
ressemblent à des corps de dragons, à des membres de monstres aux
écailles soulevées et hérissées de pointes. Quand on en rencontre un
le soir, au clair de lune, on croirait vraiment entrer dans un pays de
cauchemars.

Tout le pied du roc escarpé qui porte le village de Tac-Rouna est
couvert de ces hautes plantes diaboliques. On traverse une forêt du
Dante. On croit qu'elles vont remuer, agiter leurs larges feuilles
rondes, épaisses et couvertes de longues aiguilles, qu'elles vont vous
saisir, vous étreindre, vous déchirer avec ces redoutables griffes. Je
ne sais rien de plus hallucinant que ce chaos de pierres énormes et de
cactus qui garde le pied de cette montagne.

Tout à coup, au milieu de ces rochers et de ces végétaux à l'air
féroce, nous découvrons un puits entouré de femmes, qui viennent
chercher de l'eau. Les bijoux d'argent de leurs jambes et de leurs
cous brillent au soleil. En nous apercevant, elles cachent leurs faces
brunes sous un pli de l'étoffe bleue qui les drape, et, un bras levé
sur leur front, nous laissent passer en cherchant à nous voir.

Le sentier est escarpé, à peine bon pour des mulets. Les cactus
aussi ont grimpé le long du chemin, dans les roches. Ils semblent
nous accompagner, nous entourer, nous enfermer, nous suivre et nous
devancer. Là-haut, tout au sommet de la montée, apparaît toujours le
dôme éclatant d'une koubba.

Voici le village: un amas de ruines, de murs croulants, où on ne
parvient guère à distinguer les trous habités de ceux qui ne servent
plus. Les pans de muraille encore debout au nord et à l'ouest sont
tellement minés et menaçants que nous n'osons pas nous aventurer au
milieu: une secousse les ferait crouler.

La vue de là-haut est magnifique. Au sud, à l'est, à l'ouest, la
plaine infinie que la mer baigne sur une longue étendue. Au nord, des
montagnes pelées, rouges, dentelées comme la crête des coqs. Tout au
loin, le djebel Zaghouan, qui domine la contrée entière.

Ce sont les dernières montagnes que nous apercevrons maintenant jusqu'à
Kairouan.

Ce petit village de Tac-Rouna est une espèce de place forte arabe, tout
à fait à l'abri d'un coup de main. Tac, d'ailleurs, est un diminutif de
Tackesche, qui veut dire forteresse. Une des principales fonctions des
habitants, car on ne peut, en ce cas, dire «occupations», consiste à
garder dans leurs silos les grains que les nomades leur confient après
la moisson.

Nous revenons, le soir, coucher à Enfidaville.


  13 décembre.

Nous passons d'abord au milieu des vignes de la Société
franco-africaine, puis nous atteignons des plaines démesurées où
errent, par tout l'horizon, ces apparitions inoubliables faites d'un
chameau, d'une charrue et d'un Arabe. Puis le sol devient aride, et
devant nous j'aperçois, avec la jumelle, un grand désert de pierres
énormes, debout, dans tous les sens, à droite, à gauche, à perte de
vue. En approchant, on reconnaît des dolmens. C'est là une nécropole de
proportions inimaginables, car elle couvre quarante hectares! Chaque
tombeau est composé de quatre pierres plates. Trois debout forment le
fond et les deux côtés, une autre, posée dessus, sert de toit. Pendant
longtemps, toutes les fouilles faites par le régisseur de l'Enfida pour
découvrir des caveaux sous ces monuments mégalithiques sont demeurées
inutiles. Il y a dix-huit mois ou deux ans, M. Hamy, conservateur du
musée d'ethnographie de Paris, après beaucoup de recherches, parvint
à découvrir l'entrée de ces tombes souterraines, cachée avec beaucoup
d'adresse sous un lit de roches épaisses. Il a trouvé dedans quelques
ossements et des vases de terre révélant des sépultures berbères. D'un
autre côté, M. Mangiavacchi, régisseur de l'Enfida, a indiqué, non loin
de là, les traces presque disparues d'une vaste cité berbère. Quelle
pouvait être cette ville qui a couvert de ses morts une étendue de
quarante hectares?

Chez les Orientaux, d'ailleurs, on est frappé sans cesse par la place
abandonnée aux ancêtres dans ce monde. Les cimetières sont immenses,
innombrables. On en rencontre partout. Les tombes, dans la ville
du Caire, tiennent plus de place que les maisons. Chez nous, au
contraire, la terre coûte cher et les disparus ne comptent plus. On
les empile, on les entasse l'un contre l'autre, l'un sur l'autre, l'un
dans l'autre, en un petit coin, hors la ville, dans la banlieue, entre
quatre murs. Les dalles de marbre et les croix de bois couvrent des
générations enfouies là depuis des siècles. C'est un fumier de morts à
la porte des villes. On leur donne tout juste le temps de perdre leur
forme dans la terre engraissée déjà par la pourriture humaine, le temps
de mêler encore leur chair décomposée à cette argile cadavérique; puis,
comme d'autres arrivent sans cesse, et qu'on cultive dans les champs
voisins des plantes potagères pour les vivants, on fouille à coups de
pioche ce sol mangeur d'hommes, on en arrache les os rencontrés, têtes,
bras, jambes, côtes, de mâles, de femelles et d'enfants, oubliés et
confondus ensemble; on les jette, pêle-mêle, dans une tranchée, et on
offre aux morts récents, aux morts dont on sait encore le nom, la place
volée aux autres que personne ne connaît plus, que le néant a repris
tout entiers; car il faut être économe dans les sociétés civilisées.

En sortant de ce cimetière antique et démesuré, nous apercevons une
maison blanche. C'est El-Menzel, l'intendance sud de l'Enfida, où finit
notre étape.

Comme nous étions restés longtemps à causer après dîner, l'idée nous
vint de sortir quelques minutes avant de nous mettre au lit. Un clair
de lune magnifique éclairait le steppe et, glissant entre les écailles
de cactus énormes poussés à quelques mètres devant nous, leur donnait
l'aspect surnaturel d'un troupeau de bêtes infernales éclatant tout
à coup et jetant en l'air, en tous sens, les plaques rondes de leurs
corps affreux.

Nous étant arrêtés pour les regarder, un bruit lointain, continu,
puissant, nous frappa. C'étaient des voix innombrables, aiguës ou
graves, de tous les timbres imaginables, des sifflements, des cris, des
appels, la rumeur inconnue et terrifiante d'une foule affolée, d'une
foule innommable, irréelle, qui devait se battre quelque part, on ne
savait où, dans le ciel ou sur la terre. Tendant l'oreille vers tous
les points de l'horizon, nous finîmes par découvrir que cette clameur
venait du sud. Alors quelqu'un s'écria:

--Mais ce sont les oiseaux du lac Triton.

Nous devions, en effet, le lendemain, passer à côté de ce lac appelé
par les Arabes El-Kelbia (la chienne), d'une superficie de 10,000 à
13,000 hectares, dont certains géographes modernes font l'ancienne mer
intérieure d'Afrique, qu'on avait placée jusqu'ici dans les chotts
Fedjedj, R'arsa et Melr'ir.

C'était bien, en effet, le peuple piaillard des oiseaux d'eau, campé
comme une armée de tribus diverses, sur les bords du lac, éloigné
cependant de 16 kilomètres, qui faisait dans la nuit ce grand vacarme
confus, car ils sont là des milliers, de toute race, de toute forme,
de toute plume, depuis le canard au nez plat, jusqu'à la cigogne au
long bec. Il y a des armées de flamants et de grues, des flottes de
macreuses et de goélands, des régiments de grèbes, de pluviers, de
bécassines, de mouettes. Et sous les doux clairs de lune, toutes ces
bêtes, égayées par la belle nuit, loin de l'homme, qui n'a point de
demeure près de leur grand royaume liquide, s'agitent, poussent leurs
cris, causent sans doute en leur langue d'oiseaux, emplissent le ciel
lumineux de leurs voix perçantes, auxquelles répondent seulement
l'aboiement lointain des chiens arabes ou le jappement des chacals.


  14 décembre.

Après avoir encore traversé quelques plaines cultivées çà et là par les
indigènes, mais demeurées la plupart du temps complètement incultes,
bien que très fertilisables, nous découvrons sur la gauche la longue
nappe d'eau du lac Triton. On s'en approche peu à peu, et on y croit
voir des îles, de grandes îles nombreuses, tantôt blanches, tantôt
noires. Ce sont des peuplades d'oiseaux qui nagent, qui flottent, par
masses compactes. Sur les bords, des grues énormes se promènent deux
par deux, trois par trois, sur leurs hautes pattes. On en aperçoit
d'autres dans la plaine, entre les touffes du maquis que dominent leurs
têtes inquiètes.

Ce lac, dont la profondeur atteint six ou huit mètres, a été
complètement à sec cet été, après les quinze mois de sécheresse
qu'a subis la Tunisie, ce qui ne s'était pas vu de mémoire d'homme.
Mais, malgré son étendue considérable, en un seul jour il fut rempli
à l'automne, car c'est en lui que se ramassent toutes les pluies
tombées sur les montagnes du centre. La grande richesse future de ces
campagnes tient à ceci, qu'au lieu d'être traversées par des rivières
souvent vides, mais au cours précis et qui canalisent l'eau du ciel,
comme l'Algérie, elles sont à peine parcourues par des ravines où le
moindre barrage suffit pour arrêter les torrents. Or, leur niveau
étant partout le même, chaque averse tombée sur les monts lointains
se répand sur la plaine entière, en fait, pendant plusieurs jours ou
pendant plusieurs heures, un immense marécage, et y dépose, à chacune
de ces inondations, une couche nouvelle de limon qui l'engraisse et la
fertilise, comme une Égypte qui n'aurait point de Nil.

Nous arrivons maintenant en des landes illimitées, où se répand une
lèpre intermittente, une petite plante grasse vert-de-grisâtre dont
les chameaux sont très friands. Aussi aperçoit-on, pâturant à perte
de vue, d'immenses troupeaux de dromadaires. Quand nous passons au
milieu d'eux, ils nous regardent de leurs gros yeux luisants, et on se
croirait aux premiers temps du monde, aux jours où le Créateur hésitant
jetait à poignées sur la terre, comme pour juger la valeur et l'effet
de son œuvre douteuse, les races informes qu'il a depuis peu à peu
détruites, tout en laissant survivre quelques types primitifs sur ce
grand continent négligé, l'Afrique, où il a oublié dans les sables la
girafe, l'autruche et le dromadaire.

Ah! la drôle et gentille chose que voici: une chamelle qui vient de
mettre bas, et qui s'en va vers le campement, suivie de son chamelet
que poussent, avec des branches, deux petits Arabes dont la figure
n'arrive pas au derrière du petit chameau. Il est grand, lui, déjà,
monté sur des jambes très hautes portant un rien du tout de corps que
terminent un cou d'oiseau et une tête étonnée dont les yeux regardent
depuis un quart d'heure seulement ces choses nouvelles: le jour,
la lande et la bête qu'il suit. Il marche très bien pourtant, sans
embarras, sans hésitation, sur ce terrain inégal, et il commence à
flairer la mamelle, car la nature ne l'a fait si haut, cet animal vieux
de quelques minutes, que pour lui permettre d'atteindre au ventre
escarpé de sa mère.

En voici d'autres âgés de quelques jours, d'autres encore âgés de
quelques mois, puis de très grands, dont le poil a l'air d'une
broussaille, d'autres tout jaunes, d'autres d'un gris blanc, d'autres
noirâtres. Le paysage devient tellement étrange que je n'ai jamais
rien vu qui lui ressemble. A droite, à gauche, des lignes de pierres
sortent de terre, rangées comme des soldats, toutes dans le même ordre,
dans le même sens, penchées vers Kairouan, invisible encore. On les
dirait en marche, par bataillons, ces pierres dressées l'une derrière
l'autre, par files droites, éloignées de quelques centaines de pas.
Elles couvrent ainsi plusieurs kilomètres. Entre elles, rien que du
sable argileux. Ce soulèvement est un des plus curieux du monde. Il a
d'ailleurs sa légende.

Quand Sidi-Okba, avec ses cavaliers, arriva dans ce désert sinistre
où s'étale aujourd'hui ce qui reste de la ville sainte, il campa dans
cette solitude. Ses compagnons, surpris de le voir s'arrêter dans ce
lieu, lui conseillèrent de s'éloigner, mais il répondit:

--Nous devons rester ici et même y fonder une ville, car telle est la
volonté de Dieu.

Ils lui objectèrent qu'il n'y avait ni eau pour boire, ni bois ni
pierres pour construire.

Sidi-Okba leur imposa silence par ces mots: «Dieu y pourvoira.»

Le lendemain, on vint lui annoncer qu'une levrette avait trouvé de
l'eau. On creusa donc à cet endroit, et on découvrit, à seize mètres
sous le sol, la source qui alimente le grand puits coiffé d'une coupole
où un chameau tourne, tout le long du jour, la manivelle élévatoire.

Le lendemain encore, des Arabes, envoyés à la découverte, annoncèrent à
Sidi-Okba qu'ils avaient aperçu des forêts sur les pentes de montagnes
voisines.

Et le jour suivant, enfin, des cavaliers, partis le matin, rentrèrent
au galop, en criant qu'ils venaient de rencontrer des pierres, une
armée de pierres en marche, envoyées par Dieu sans aucun doute.

Kairouan, malgré ce miracle, est construite presque entièrement en
briques.

Mais voilà que la plaine est devenue un marais de boue jaune où les
chevaux glissent, tirent sans avancer, s'épuisent et s'abattent. Ils
enfoncent dans cette vase gluante jusqu'aux genoux. Les roues y entrent
jusqu'aux moyeux. Le ciel s'est couvert, la pluie tombe, une pluie
fine qui embrume l'horizon. Tantôt le chemin semble meilleur quand on
gravit une des sept ondulations appelées les sept collines de Kairouan,
tantôt il redevient un épouvantable cloaque lorsqu'on redescend dans
l'entre-deux. Soudain la voiture s'arrête; une des roues de derrière
est enrayée par le sable.

Il faut mettre pied à terre et se servir de ses jambes. Nous voici
donc sous la pluie, fouettés par un vent furieux, levant à chaque
pas une énorme botte de glaise qui englue nos chaussures, appesantit
notre marche jusqu'à la rendre exténuante, plongeant parfois en des
fondrières de boue, essoufflés, maudissant le sol glacial, et faisant
vers la cité sacrée un pèlerinage qui nous vaudra peut-être quelque
indulgence après ce monde, si, par hasard, le Dieu du Prophète est le
vrai.

On sait que, pour les croyants, sept pèlerinages à Kairouan valent un
pèlerinage à La Mecque.

Après un kilomètre ou deux de ce piétinement épuisant, j'entrevois
dans la brume, au loin, devant moi, une tour mince et pointue, à peine
visible, à peine plus teintée que le brouillard, et dont le sommet
se perd dans la nuée. C'est une apparition vague et saisissante qui
se précise peu à peu, prend une forme plus nette et devient un grand
minaret debout dans le ciel sans qu'on voie rien autre chose, rien
autour, rien au-dessous: ni la ville, ni les murs, ni les coupoles des
mosquées. La pluie nous fouette la figure, et nous allons lentement
vers ce phare grisâtre dressé devant nous comme une tour-fantôme qui va
tout à l'heure s'effacer, rentrer dans la nappe de brume où elle vient
de surgir.

Puis, sur la droite, s'estompe un monument chargé de dômes: c'est
la mosquée dite du Barbier, et enfin apparaît la ville, une masse
indistincte, indécise, derrière le rideau de pluie; et le minaret
semble moins grand que tout à l'heure, comme s'il venait de s'enfoncer
dans les murs après s'être élevé jusqu'au firmament pour nous guider
vers la cité.

Oh! la triste cité perdue dans ce désert, en cette solitude aride et
désolée! Par les rues étroites et tortueuses, les Arabes, à l'abri
dans les échoppes des vendeurs, nous regardent passer; et, quand nous
rencontrons une femme, ce spectre noir entre ces murs jaunis par
l'averse semble la Mort qui se promène.

L'hospitalité nous est offerte par le gouverneur tunisien de Kairouan,
Si Mohammed el-Marabout, général du bey, très noble et très pieux
musulman ayant accompli trois fois déjà le pèlerinage de La Mecque.
Il nous conduit, avec une politesse empressée et grave, vers les
chambres destinées aux étrangers, où nous trouvons de grands divans
et d'admirables couvertures arabes dans lesquelles on se roule pour
dormir. Pour nous faire honneur, un de ses fils nous apporte, de ses
propres mains, tous les objets dont nous avons besoin.

Nous dînons, ce soir même, chez le contrôleur civil et consul français,
où nous trouvons un accueil charmant et gai, qui nous réchauffe et nous
console de notre triste arrivée.


  15 décembre.

Le jour ne paraît pas encore quand un de mes compagnons me réveille.
Nous avons projeté de prendre un bain maure dès la première heure,
avant de visiter la ville.

On circule déjà par les rues, car les Orientaux se lèvent avant le
soleil, et nous apercevons entre les maisons un beau ciel propre et
pâle plein de promesses de chaleur et de lumière.

On suit des ruelles, encore des ruelles, on passe le puits où le
chameau emprisonné dans la coupole tourne sans fin pour monter l'eau,
et on pénètre dans une maison sombre, aux murs épais, où l'on ne voit
rien d'abord, et dont l'atmosphère humide et chaude suffoque un peu dès
l'entrée.

Puis on aperçoit des Arabes qui sommeillent sur des nattes; et le
propriétaire du lieu, après nous avoir fait dévêtir, nous introduit
dans les étuves, sortes de cachots noirs et voûtés où le jour naissant
tombe du sommet par une vitre étroite, et dont le sol est couvert d'une
eau gluante dans laquelle on ne peut marcher sans risquer, à chaque
pas, de glisser et de tomber.

Or, après toutes les opérations du massage, quand nous revenons au
grand air, une ivresse de joie nous étourdit, car le soleil levé
illumine les rues et nous montre, blanche comme toutes les villes
arabes, mais plus sauvage, plus durement caractérisée, plus marquée de
fanatisme, saisissante de pauvreté visible, de noblesse misérable et
hautaine, Kairouan la sainte.

Les habitants viennent de passer par une horrible disette, et on
reconnaît bien partout cet air de famine qui semble répandu sur les
maisons mêmes. On vend, comme dans les bourgades du centre africain,
toutes sortes d'humbles choses en des boutiques grandes comme des
boîtes, où les marchands sont accroupis à la turque. Voici des dattes
de Gafsa ou du Souf, agglomérées en gros paquets de pâte visqueuse,
dont le vendeur, assis sur la même planche, détache des fragments avec
ses doigts. Voici des légumes, des piments, des pâtes, et, dans les
souks, longs bazars tortueux et voûtés, des étoffes, des tapis, de la
sellerie ornementée de broderies d'or et d'argent, et une inimaginable
quantité de savetiers qui fabriquent des babouches de cuir jaune.
Jusqu'à l'occupation française, les juifs n'avaient pu s'établir en
cette ville impénétrable. Aujourd'hui ils y pullulent et la rongent.
Ils détiennent déjà les bijoux des femmes et les titres de propriété
d'une partie des maisons, sur lesquelles ils ont prêté de l'argent,
et dont ils deviennent vite possesseurs, par suite du système de
renouvellement et de multiplication de la dette qu'ils pratiquent avec
une adresse et une rapacité infatigables.

Nous allons vers la mosquée Djama-Kebir ou de Sidi-Okba, dont le haut
minaret domine la ville et le désert qui l'isole du monde. Elle nous
apparaît soudain, au détour d'une rue. C'est un immense et pesant
bâtiment, soutenu par d'énormes contreforts, une masse blanche, lourde,
imposante, belle d'une beauté inexplicable et sauvage. En y pénétrant
apparaît d'abord une cour magnifique enfermée par un double cloître que
supportent deux lignes élégantes de colonnes romaines et romanes. On se
croirait dans l'intérieur d'un beau monastère d'Italie.

La mosquée proprement dite est à droite, prenant jour sur cette cour
par dix-sept portes à double battant, que nous faisons ouvrir toutes
grandes avant d'entrer.

Je ne connais par le monde que trois édifices religieux qui m'aient
donné l'émotion inattendue et foudroyante de ce barbare et surprenant
monument: le Mont-Saint-Michel, Saint-Marc de Venise, et la chapelle
Palatine à Palerme.

Ceux-là sont les œuvres raisonnées, étudiées, admirables, de grands
architectes sûrs de leurs effets, pieux sans doute, mais artistes
avant tout, qu'inspira l'amour des lignes, des formes et de la beauté
décorative, autant et plus que l'amour de Dieu. Ici c'est autre chose.
Un peuple fanatique, errant, à peine capable de construire des murs,
venu sur une terre couverte de ruines laissées par ses prédécesseurs, y
ramassa partout ce qui lui parut le plus beau, et, à son tour, avec ces
débris de même style et de même ordre, éleva, mû par une inspiration
sublime, une demeure à son Dieu, une demeure faite de morceaux arrachés
aux villes croulantes, mais aussi parfaite et aussi magnifique que les
plus pures conceptions des plus grands tailleurs de pierre.

Devant nous apparaît un temple démesuré, qui a l'air d'une forêt
sacrée, car cent quatre-vingts colonnes d'onyx, de porphyre et de
marbre supportent les voûtes de dix-sept nefs correspondant aux
dix-sept portes.

Le regard s'arrête, se perd dans cet emmêlement profond de minces
piliers ronds d'une élégance irréprochable, dont toutes les nuances se
mêlent et s'harmonisent, et dont les chapiteaux byzantins, de l'école
africaine et de l'école orientale, sont d'un travail rare et d'une
diversité infinie. Quelques-uns m'ont paru d'une beauté parfaite. Le
plus original peut-être représente un palmier tordu par le vent.

A mesure que j'avance en cette demeure divine, toutes les colonnes
semblent se déplacer, tourner autour de moi et former des figures
variées d'une régularité changeante.

Dans nos cathédrales gothiques, le grand effet est obtenu par la
disproportion voulue de l'élévation avec la largeur. Ici, au contraire,
l'harmonie unique de ce temple bas vient de la proportion et du nombre
de ces fûts légers qui portent l'édifice, l'emplissent, le peuplent,
le font ce qu'il est, créent sa grâce et sa grandeur. Leur multitude
colorée donne à l'œil l'impression de l'illimité, tandis que l'étendue
peu élevée de l'édifice donne à l'âme une sensation de pesanteur. Cela
est vaste comme un monde, et on y est écrasé sous la puissance d'un
Dieu.

Le Dieu qui a inspiré cette œuvre d'art superbe est bien celui qui
dicta le Coran, non point celui des Évangiles. Sa morale ingénieuse
s'étend plus qu'elle ne s'élève, nous étonne par sa propagation plus
qu'elle ne nous frappe par sa hauteur.

Partout on rencontre de remarquables détails. La chambre du sultan,
qui entrait par une porte réservée, est faite d'une muraille en bois
ouvragée comme par des ciseleurs. La chaire aussi, en panneaux
curieusement fouillés, donne un effet très heureux, et la mihrab qui
indique La Mecque est une admirable niche de marbre sculpté, peint et
doré d'une décoration et d'un style exquis.

A côté de cette mihrab, deux colonnes voisines laissent à peine entre
elles la place de glisser un corps humain. Les Arabes qui peuvent y
passer sont guéris des rhumatismes d'après les uns. D'après les autres,
ils obtiendraient certaines faveurs plus idéales.

En face de la porte centrale de la mosquée, la neuvième, à droite comme
à gauche, se dresse, de l'autre côté de la cour, le minaret. Il a cent
vingt-neuf marches. Nous les montons.

De là-haut, Kairouan, à nos pieds, semble un damier de terrasses
de plâtre, d'où jaillissent de tous côtés les grosses coupoles
éblouissantes des mosquées et des koubbas. Tout autour, à perte de vue,
un désert jaune, illimité, tandis que, près des murs, apparaissent
çà et là les plaques vertes des champs de cactus. Cet horizon est
infiniment vide et triste et plus poignant que le Sahara lui-même.

Kairouan, paraît-il, était beaucoup plus grande. On cite encore les
noms des quartiers disparus.

Ce sont: Drâa-el-Temmar, colline des marchands de dattes;
Drâa-el-Ouiba, colline des mesureurs de blés; Drâa-el-Kerrouïa, colline
des marchands d'épices; Drâa-el-Gatrania, colline des marchands de
goudron; Derb-es-Mesmar, le quartier des marchands de clous.

Isolée, hors la ville, distante à peine de 1 kilomètre, la zaouïa, ou
plutôt la mosquée de Sidi-Sahab (le barbier du Prophète), attire de
loin le regard; nous nous mettons en marche vers elle.

Toute différente de Djama-Kebir, dont nous sortons, celle-ci,
nullement imposante, est bien la plus gracieuse, la plus colorée, la
plus coquette des mosquées, et le plus parfait échantillon de l'art
décoratif arabe que j'aie vu.

On pénètre par un escalier de faïences antiques, d'un style délicieux,
dans une petite salle d'entrée pavée et ornée de la même façon. Une
longue cour la suit, étroite, entourée d'un cloître aux arcs en fer à
cheval retombant sur des colonnes romaines et donnant, quand on y entre
par un jour éclatant, l'éblouissement du soleil coulant en nappe dorée
sur tous ces murs recouverts également de faïences aux tons admirables
et d'une variété infinie. La grande cour carrée où l'on arrive ensuite
en est aussi entièrement décorée. La lumière luit, ruisselle, et vernit
de feu cet immense palais d'émail, où s'illuminent sous le flamboiement
du ciel saharien tous les dessins et toutes les colorations de la
céramique orientale. Au-dessus courent des fantaisies d'arabesques
inexprimablement délicates. C'est dans cette cour de féerie que s'ouvre
la porte du sanctuaire qui contient le tombeau de Sidi-Sahab, compagnon
et barbier du Prophète, dont il garda trois poils de barbe sur sa
poitrine jusqu'à sa mort.

Ce sanctuaire, orné de dessins réguliers en marbre blanc et noir, où
s'enroulent des inscriptions, plein de tapis épais et de drapeaux, m'a
paru moins beau et moins imprévu que les deux cours inoubliables par où
l'on y parvient.

En sortant, nous traversons une troisième cour peuplée de jeunes gens.
C'est une sorte de séminaire musulman, une école de fanatiques.

Toutes ces zaouïas dont le sol de l'Islam est couvert sont pour ainsi
dire les œufs des innombrables ordres et confréries entre lesquels se
partagent les dévotions particulières des croyants.

Les principales de Kairouan (je ne parle pas des mosquées qui
appartiennent à Dieu seul) sont: zaouïa de Si-Mohammed-Elouani; zaouïa
de Sidi-Abd-el-Kader-ed-Djilani, le plus grand saint de l'Islam et le
plus vénéré; zaouïa et-Tidjani; zaouïa de Si-Hadid-el-Khrangani; zaouïa
de Sidi-Mohammed-ben-Aïssa de Meknès, qui contient des tambourins, des
derboukas, sabres, pointes de fer et autres instruments indispensables
aux cérémonies sauvages des Aïssaoua.

Ces innombrables ordres et confréries de l'Islam, qui rappellent
par beaucoup de points nos ordres catholiques, et qui, placés sous
l'invocation d'un marabout vénéré, se rattachent au Prophète par une
chaîne de pieux docteurs que les Arabes nomment «Selselat», ont pris,
depuis le commencement du siècle surtout, une extension considérable
et sont le plus redoutable rempart de la religion mahométane contre la
civilisation et la domination européennes.

Sous ce titre: _Marabouts et Khouan_, M. le commandant Rinn les a
énumérés et analysés d'une façon aussi complète que possible.

Je trouve en ce livre quelques textes des plus curieux sur les
doctrines et pratiques de ces confédérations.

Chacune d'elles affirme avoir conservé intacte l'obéissance aux cinq
commandements du Prophète et tenir de lui la seule voie pour atteindre
l'union avec Dieu, qui est le but de tous les efforts religieux des
musulmans.

Malgré cette prétention à l'orthodoxie absolue et à la pureté de
la doctrine, tous ces ordres et confréries ont des usages, des
enseignements et des tendances fort divergents.

Les uns forment de puissantes associations pieuses, dirigées par des
savants théologistes de vie austère, hommes vraiment supérieurs, aussi
instruits théoriquement que redoutables diplomates dans leurs relations
avec nous, et qui gouvernent avec une rare habileté ces écoles de
science sacrée, de morale élevée et de combat contre l'Européen. Les
autres forment de bizarres assemblages de fanatiques ou de charlatans,
ont l'air de troupes de bateleurs religieux, tantôt exaltés,
convaincus, tantôt purs saltimbanques exploitant la bêtise et la foi
des hommes.

Comme je l'ai dit, le but unique des efforts de tout bon musulman
est l'union intime avec Dieu. Divers procédés mystiques conduisent
à cet état parfait, et chaque confédération possède sa méthode
d'entraînement. En général, cette méthode mène le simple adepte à un
état d'abrutissement absolu, qui en fait un instrument aveugle et
docile aux mains du chef.

Chaque ordre a, à sa tête, un cheik, maître de l'ordre: «Tu seras entre
les mains de ton cheik comme le cadavre entre les mains du laveur des
morts. Obéis-lui en tout ce qu'il a ordonné, car c'est Dieu même qui
commande par sa voix. Lui désobéir, c'est encourir la colère de Dieu.
N'oublie pas que tu es son esclave et que tu ne dois rien faire sans
son ordre.

«Le cheik est l'homme chéri de Dieu; il est supérieur à toutes les
autres créatures et prend rang après les prophètes. Ne vois donc que
lui, lui partout. Bannis de ton cœur toute autre pensée que celle qui
aurait Dieu ou le cheik pour objet.»

Au-dessous de ce personnage sacré sont les _moquaddem_, vicaires du
cheik, propagateurs de la doctrine.

Enfin, les simples initiés à l'ordre s'appellent les _khouan_, les
frères.

Chaque confrérie, pour atteindre l'état d'hallucination où l'homme
se confond avec Dieu, a donc son oraison spéciale, ou plutôt sa
gymnastique d'abrutissement. Cela se nomme le _dirkr_.

C'est presque toujours une invocation très courte, ou plutôt l'énoncé
d'un mot ou d'une phrase qui doit être répété un nombre infini de fois.

Les adeptes prononcent, avec des mouvements réguliers de la tête et du
cou, deux cents, cinq cents, mille fois de suite, soit le mot Dieu,
soit la formule qui revient en toutes leurs prières: «Il n'y a de
divinité que Dieu,» en y ajoutant quelques versets dont l'ordre est le
signe de reconnaissance de la confrérie.

Le néophyte, au moment de son initiation, s'appelle _talamid_, puis
après l'initiation il devient _mourid_, puis _faqir_, puis _soufi_,
puis _salek_, puis _med jedoub_ (le ravi, l'halluciné). C'est à ce
moment que se déclare chez lui l'inspiration ou la folie, l'esprit
se séparant de la matière et obéissant à la poussée d'une sorte
d'hystérie mystique. L'homme, dès lors, n'appartient plus à la vie
physique. La vie spirituelle seule existe pour lui, et il n'a plus
besoin d'observer les pratiques du culte.

Au-dessus de cet état, il n'y a plus que celui de _touhid_, qui est la
suprême béatitude, l'identification avec Dieu.

L'extase aussi a ses degrés, qui sont très curieusement
décrits par Cheik-Snoussi, affilié à l'ordre des Khelouatya,
visionnaires-interprètes des songes. On remarquera les rapprochements
étranges qu'on peut faire entre ces mystiques et les mystiques
chrétiens.

Voici ce qu'écrit Cheik-Snoussi: «... L'adepte jouit ensuite de la
manifestation d'autres lumières qui sont pour lui le plus parfait des
talismans.

  «Le nombre de ces lumières est de soixante-dix mille; il se subdivise
  en plusieurs séries, et compose les _sept degrés_ par lesquels on
  parvient à l'état parfait de l'âme. Le premier de ces degrés est
  l'humanité. On y aperçoit dix mille lumières, perceptibles seulement
  pour ceux qui peuvent y arriver; leur couleur est terne. Elles
  s'entremêlent les unes dans les autres... Pour atteindre le second,
  il faut que le cœur se soit sanctifié. Alors on découvre dix mille
  autres lumières inhérentes à ce second degré, qui est celui de
  _l'extase passionnée_; leur couleur est bleu clair... On arrive au
  troisième degré, qui est _l'extase du cœur_. Là on voit l'enfer et
  ses attributs, ainsi que dix mille autres lumières dont la couleur
  est aussi rouge que celle produite par une flamme pure... Ce point
  est celui qui permet de voir les génies et tous leurs attributs, car
  le cœur peut jouir de sept états spirituels accessibles seulement à
  certains affiliés.

  «S'élevant ensuite à un autre degré, on voit dix mille lumières
  nouvelles, inhérentes à l'état d'extase de l'âme immatérielle. Ces
  lumières sont d'une couleur jaune très accentuée. On y aperçoit les
  âmes des prophètes et des saints.

  «Le cinquième degré est celui de l'extase mystérieuse. On y contemple
  les anges et dix mille autres lumières d'un blanc éclatant.

  «Le sixième est celui de l'extase d'obsession. On y jouit aussi de
  dix mille autres lumières dont la couleur est celle des miroirs
  limpides. Parvenu à ce point, on ressent un délicieux ravissement
  d'esprit qui a pris le nom d'_el-Khadir_ et qui est le principe de
  la vie spirituelle. Alors seulement on voit notre prophète Mohammed.

  «Enfin on arrive aux dix mille dernières lumières cachées en
  atteignant ce septième degré, qui est la béatitude. Ces lumières
  sont vertes et blanches; mais elles subissent des transformations
  successives: ainsi elles passent par la couleur des pierres
  précieuses pour prendre ensuite une teinte claire, puis enfin
  acquièrent une autre teinte qui n'a pas de similitude avec une autre,
  qui est sans ressemblance, qui n'existe nulle part, mais qui est
  répandue dans tout l'univers... Parvenu à cet état, les attributs de
  Dieu se dévoilent... Il ne semble plus alors qu'on appartienne à ce
  monde. Les choses terrestres disparaissent pour vous.»

Ne voilà-t-il pas les sept châteaux du ciel de sainte Thérèse et les
sept couleurs correspondant aux sept degrés de l'extase? Pour atteindre
cet affolement, voici le procédé spécial employé par les Khelouatya:

  «On s'assoit les jambes croisées et on répète pendant un certain
  temps: «Il n'y a de dieu qu'Allah,» en portant la bouche
  alternativement de dessus l'épaule droite, au-devant du cœur,
  sous le sein gauche. Ensuite on récite l'invocation qui consiste à
  articuler les noms de Dieu, qui implique l'idée de sa grandeur et de
  sa puissance, en ne citant que les dix suivants, dans l'ordre où ils
  se trouvent placés: Lui, Juste, Vivant, Irrésistible, Donneur par
  excellence, Pourvoyeur par excellence, Celui qui ouvre à la vérité
  les cœurs des hommes endurcis, Unique, Éternel, Immuable.»

Les adeptes, à la suite de chacune des invocations, doivent réciter
cent fois de suite ou même plus certaines oraisons.

Ils se forment en cercle pour faire leurs prières particulières. Celui
qui les récite, en disant _Lui_, avance la tête au milieu du rond en
l'obliquant à droite, puis il la reporte en arrière, du côté gauche,
vers la partie extérieure. Un seul d'entre eux commence à dire le mot
_Lui_; après quoi tous les autres en chœur, en faisant aller la tête à
droite, puis à gauche.

Comparons ces pratiques avec celles des Quadrya. «S'étant assis, les
jambes croisées, ils touchent l'extrémité du pied droit, puis l'artère
principale nommée _el-Kias_ qui contourne les entrailles, ils placent
la main ouverte, les doigts écartés, sur le genou, portent la face
vers l'épaule droite en disant _ha_, puis vers l'épaule gauche en
disant _hou_, puis la baissent en disant _hi_, puis recommencent. Il
importe, et cela est indispensable, que celui qui les prononce s'arrête
sur le premier de ces noms aussi longtemps que son haleine le lui
permet; puis, quand il s'est purifié, il appuie de la même manière sur
le nom de Dieu, tant que son âme peut être sujette au reproche; ensuite
il articule le nom _hou_ quand la personne est disposée à l'obéissance;
enfin, lorsque l'âme a atteint le degré de perfection désirable, il
peut dire le dernier nom _hi_.»

Ces prières, qui doivent amener l'anéantissement de l'individualité
de l'homme, absorbé dans l'essence de Dieu (c'est-à-dire l'état à la
suite duquel on arrive à la contemplation de Dieu en ses attributs),
s'appellent _ouerd-debered_.

Mais parmi toutes les confréries algériennes, c'est assurément celle
des Aïssaoua qui attire le plus violemment la curiosité des étrangers.

On sait les pratiques épouvantables de ces jongleurs hystériques
qui, après s'être entraînés à l'extase en formant une sorte de
chaîne magnétique et en récitant leurs prières, mangent les feuilles
épineuses des cactus, des clous, du verre pilé, des scorpions, des
serpents. Souvent ces fous dévorent avec des convulsions affreuses un
mouton vivant, laine, peau, chair sanglante et ne laissent à terre que
quelques os. Ils s'enfoncent des pointes de fer dans les joues ou dans
le ventre; et on trouve après leur mort, quand on fait leur autopsie,
des objets de toute nature entrés dans les parois de l'estomac.

Eh bien, on rencontre dans les textes des Aïssaoua les plus poétiques
prières et les plus poétiques enseignements de toutes les confréries
islamiques.

Je cite, d'après M. le commandant Rinn, quelques phrases seulement:

  «Le Prophète dit un jour à Abou-Dirr-el-R'ifari: «O Abou-Dirr, le
  rire des pauvres est une adoration; leurs jeux, la proclamation de la
  louange de Dieu; leur sommeil, l'aumône.»

Le cheik a encore dit:

  «Prier et jeûner dans la solitude et n'avoir aucune compassion dans
  le cœur, cela s'appelle, dans la bonne voie, de l'hypocrisie.

  «L'amour est le degré le plus complet de la perfection. Celui qui
  n'aime pas n'est arrivé à rien dans la perfection. Il y a quatre
  sortes d'amour: l'amour par l'intelligence, l'amour par le cœur,
  l'amour par l'âme, l'amour mystérieux...»

Qui donc a jamais défini l'amour d'une manière plus complète, plus
subtile et plus belle?

On pourrait multiplier à l'infini les citations.

Mais, à côté de ces ordres mystiques qui appartiennent aux grands rites
orthodoxes musulmans, existe une secte dissidente, celle des Ibadites
ou Beni-Mzab, qui présente des particularités fort curieuses.

Les Beni-Mzab habitent, au sud de nos possessions algériennes, dans
la partie la plus aride du Sahara, un petit pays, le Mzab, qu'ils ont
rendu fertile par de prodigieux efforts.

On retrouve avec stupéfaction, dans la petite république de ces
puritains de l'Islam, les principes gouvernementaux de la commune
socialiste, en même temps que l'organisation de l'Église presbytérienne
en Écosse. Leur morale est dure, intolérante, inflexible. Ils ont
l'horreur de l'effusion du sang et ne l'admettent que pour la défense
de la foi. La moitié des actes de la vie, le contact accidentel ou
volontaire de la main d'une femme, d'un objet humide, sale ou défendu,
sont des fautes graves qui réclament des ablutions particulières et
prolongées.

Le célibat, qui pousse à la débauche, la colère, les chants, la
musique, le jeu, la danse, toutes les formes du luxe, le tabac, le café
pris dans un établissement public, sont des péchés qui peuvent faire
encourir, si on y persévère, une redoutable excommunication appelée la
_tebria_.

Contrairement à la doctrine de la plupart des congréganistes musulmans,
qui déclarent les pratiques pieuses, les oraisons et l'exaltation
mystique suffisantes pour sauver le fidèle, quels que soient ses actes,
les Ibadites n'admettent le salut éternel de l'homme que par la pureté
de sa vie. Ils poussent à l'excès l'observation des prescriptions du
Coran, traitent en hérétiques les derviches et les fakirs, ne croient
pas valable auprès de Dieu, maître souverainement juste et inflexible,
l'intervention des prophètes ou saints, dont cependant ils vénèrent la
mémoire. Ils nient les inspirés et les illuminés, et ne reconnaissent
pas même à l'iman le droit d'amnistier son semblable, car Dieu seul
peut être juge de l'importance des fautes et de la valeur du repentir.

Les Ibadites sont d'ailleurs des schismatiques, qui appartiennent au
plus ancien des schismes de l'Islam, et descendent des assassins d'Ali,
gendre du Prophète.

Mais les ordres qui comptent en Tunisie le plus d'adhérents semblent
être en première ligne, avec les Aïssaoua, ceux des Tidjanya et des
Qadrya, ce dernier fondé par Abdel-Kader el-Djilani, le plus saint
homme de l'Islam, après Mohammed.

Les zaouïas de ces deux marabouts, que nous visitons après celle
du Barbier, sont loin d'atteindre l'élégance et la beauté des deux
monuments que nous avons vus d'abord.


  16 décembre.

La sortie de Kairouan vers Sousse augmente encore l'impression de
tristesse de la ville sainte.

Après de longs cimetières, vastes champs de pierres, voici des collines
d'ordures faites des détritus de la ville, accumulés depuis des
siècles; puis recommence la plaine marécageuse, où on marche souvent
sur des carapaces de petites tortues, puis toujours la lande où
pâturent des chameaux. Derrière nous la ville, les dômes, les mosquées,
les minarets se dressent dans cette solitude morne, comme un mirage du
désert, puis peu à peu s'éloignent et disparaissent.

Après plusieurs heures de marche, la première halte a lieu près d'une
koubba, dans un massif d'oliviers. Nous sommes à Sidi-L'Hanni, et
je n'ai jamais vu le soleil faire d'une coupole blanche une plus
étonnante merveille de couleur. Est-elle blanche?--Oui,--blanche à
aveugler! et pourtant la lumière se décompose si étrangement sur ce
gros œuf, qu'on y distingue une féerie de nuances mystérieuses, qui
semblent évoquées plutôt qu'apparues, illusoires plus que réelles,
et si fines, si délicates, si noyées dans ce blanc de neige qu'elles
ne s'y montrent pas tout de suite, mais après l'éblouissement et la
surprise du premier regard. Alors on n'aperçoit plus qu'elles, si
nombreuses, si diverses, si puissantes et presque invisibles pourtant!
Plus on regarde, plus elles s'accentuent. Des ondes d'or coulent sur
ces contours, secrètement éteintes dans un bain lilas, léger comme une
buée que traversent par places des traînées bleuâtres. L'ombre immobile
d'une branche est peut-être grise, peut-être verte, peut-être jaune? je
ne sais pas. Sous l'abri de la corniche, le mur, plus bas, me semble
violet: et je devine que l'air est mauve autour de ce dôme aveuglant
qui me paraît à présent presque rose, oui, presque rose, quand on le
contemple trop, quand la fatigue de son rayonnement mêle tous ces tons
si fins et si clairs qu'ils affolent les yeux. Et l'ombre, l'ombre
de cette koubba sur ce sol, de quelle nuance est-elle? Qui pourra le
savoir, le montrer, le peindre? Pendant combien d'années faudra-t-il
tremper nos yeux et notre pensée dans ces colorations insaisissables,
si nouvelles pour nos organes instruits à voir l'atmosphère de
l'Europe, ses effets et ses reflets, avant de comprendre celles-ci, de
les distinguer et de les exprimer jusqu'à donner à ceux qui regarderont
les toiles où elles seront fixées par un pinceau d'artiste la complète
émotion de la vérité?

Nous entrons à présent dans une région moins nue, où l'olivier pousse.
A Moureddin, auprès d'un puits, une superbe fille rit et montre ses
dents en nous voyant passer, et, un peu plus loin, nous devançons un
élégant bourgeois de Sousse qui rentre à la ville, monté sur son âne et
suivi de son nègre qui porte son fusil. Il vient sans doute de visiter
son champ d'oliviers ou sa vigne! Dans le chemin encaissé entre les
arbres, c'est un tableautin charmant. L'homme est jeune, vêtu d'une
veste verte et d'un gilet rose en partie cachés sous un burnous de soie
drapant les reins et les épaules. Assis comme une femme sur son âne
qui trottine, il lui tambourine le flanc de ses deux jambes moulées
sous des bas d'une blancheur parfaite, tandis qu'il retient fixés à ses
pieds, on ne sait comment, deux brodequins vernis qui n'adhèrent point
à ses talons.

Et le petit nègre, habillé tout de rouge, court, son fusil sur
l'épaule, avec une belle souplesse sauvage, derrière l'âne de son
maître.

Voici Sousse.

Mais je l'ai vue, cette ville! Oui, oui, j'ai eu cette vision lumineuse
autrefois, dans ma toute jeune vie, au collège, quand j'apprenais les
croisades dans l'_Histoire de France_ de Burette. Oh! je la connais
depuis si longtemps! Elle est pleine de Sarrasins, derrière ce long
rempart crénelé, si haut, si mince, avec ses tours de loin en loin,
ses portes rondes, et les hommes à turban qui rôdent à son pied. Oh!
cette muraille, c'est bien celle dessinée dans le livre à images, si
régulière et si propre qu'on la dirait en carton découpé. Que c'est
joli, clair et grisant! Rien que pour voir Sousse, on devrait faire
ce long voyage. Dieu! l'amour de muraille qu'il faut suivre jusqu'à
la mer, car les voitures ne peuvent entrer dans les rues étroites et
capricieuses de cette cité des temps passés. Elle va toujours, la
muraille, elle va jusqu'au rivage, pareille et crénelée, armée de ses
tours carrées, puis elle fait une courbe, suit la rive, tourne encore,
remonte et continue sa ronde, sans modifier une fois, pendant quelques
mètres seulement, son coquet aspect de rempart sarrasin. Et sans
finir, elle recommence, à la façon d'un chapelet dont chaque grain est
un créneau et chaque dizaine une tourelle, enfermant dans son cercle
éblouissant, comme dans une couronne de papier blanc, la ville serrée
dans son étreinte et qui étage ses maisons de plâtre entre le mur du
bas, baigné dans le flot, et le mur du haut, profilé sur le ciel.

Après avoir parcouru la cité, entremêlement de ruelles étonnantes,
comme il nous reste une heure de jour, nous allons visiter, à
dix minutes des portes, les fouilles que font les officiers sur
l'emplacement de la nécropole d'Hadrumète. On y a découvert de vastes
caveaux contenant jusqu'à vingt sépulcres et gardant des traces
de peintures murales. Ces recherches sont dues aux officiers, qui
deviennent, en ces pays, des archéologues acharnés, et qui rendraient
à cette science de très grands services si l'administration des
beaux-arts n'arrêtait leur zèle par des mesures vexatoires.

En 1860, on a mis au jour, en cette même nécropole, une très curieuse
mosaïque représentant le labyrinthe de Crète, avec le Minotaure au
centre, et près de l'entrée une barque amenant Thésée, Ariane et son
fil. Le bey voulut faire apporter à son musée cette pièce remarquable,
qui fut totalement détruite en route. On a bien voulu m'en offrir une
photographie faite sur un croquis de M. Larmande, dessinateur des Ponts
et Chaussées. Il n'en existe que quatre, exécutées tout récemment. Je
ne crois pas qu'une d'elles ait encore été reproduite.

Nous revenons à Sousse au soleil couchant, pour dîner chez le
contrôleur civil de France, un des hommes les mieux renseignés et les
plus intéressants à écouter parler des mœurs et des coutumes de ce pays.

De son habitation on domine la ville entière, cette cascade de toits
carrés, vernis de chaux, où courent des chats noirs et où se dresse
parfois le fantôme d'un être drapé en des étoffes pâles ou colorées.
De place en place, un grand palmier passe la tête entre les maisons et
étale le bouquet vert de ses branches au-dessus de leur blancheur unie.

Puis quand la lune se fut levée, cela devint une écume d'argent
roulant à la mer, un rêve prodigieux de poète réalisé, l'apparition
invraisemblable d'une cité fantastique d'où montait une lueur au ciel.

Puis nous avons erré fort longtemps par les rues. La baie d'un café
maure nous tente. Nous entrons. Il est plein d'hommes assis ou
accroupis, soit par terre, soit sur les planches garnies de nattes,
autour d'un conteur arabe. C'est un vieux, gras, à l'œil malin, qui
parle avec une mimique si drôle qu'elle suffirait à amuser. Il raconte
une farce, l'histoire d'un imposteur qui voulut se faire passer pour
marabout, mais que l'iman a dévoilé. Ses naïfs auditeurs sont ravis
et suivent le récit avec une attention ardente, qu'interrompent seuls
des éclats de rire. Puis nous nous remettons à marcher, ne pouvant, par
cette nuit éblouissante, nous décider au sommeil.

Et voilà qu'en une rue étroite je m'arrête devant une belle maison
orientale dont la porte ouverte montre un grand escalier droit,
tout décoré de faïences et éclairé, du haut en bas, par une lumière
invisible, une cendre, une poussière de clarté tombée on ne sait
d'où. Sous cette lueur inexprimable, chaque marche émaillée attend
quelqu'un, peut-être un vieux musulman ventru, mais je crois qu'elle
appelle un pied d'amoureux. Jamais je n'ai mieux deviné, vu, compris,
senti l'attente que devant cette porte ouverte et cet escalier vide
où veille une lampe inaperçue. Au dehors, sur le mur éclairé par la
lune, est suspendu un de ces grands balcons fermés qu'ils appellent
une _barmakli_. Deux ouvertures sombres au milieu, derrière les riches
ferrures contournées des moucharabis. Est-elle là dedans qui veille,
qui écoute et nous déteste, la Juliette arabe dont le cœur frémit? Oui,
peut-être. Mais son désir tout sensuel n'est point de ceux qui, dans
nos pays à nous, monteraient aux étoiles par des nuits pareilles. Sur
cette terre amollissante et tiède, si captivante que la légende des
Lotophages y est née dans l'île de Djerba, l'air est plus savoureux
que partout, le soleil plus chaud, le jour plus clair, mais le cœur ne
sait pas aimer. Les femmes, belles et ardentes, sont ignorantes de nos
tendresses. Leur âme simple reste étrangère aux émotions sentimentales
et leurs baisers, dit-on, n'enfantent point le rêve.



NOTE.


  Les trois premiers chapitres de _La Vie errante_ ont paru dans
  _l'Écho de Paris_ en janvier 1890. Dans les autres, Maupassant a
  repris un assez grand nombre d'articles publiés dans _le Figaro_ en
  1885, dans _le Gil-Blas_ en 1885 et 1886, dans _la Nouvelle Revue_ en
  novembre 1886 et dans _le Gaulois_ et _l'Écho de Paris_ en 1888-1889.

  Le volume a paru en 1890.



VENISE.


  8 mai 1885.

VENISE! Est-il une ville qui ait été plus admirée, plus célébrée, plus
chantée par les poètes, plus désirée par les amoureux, plus visitée et
plus illustre?

Venise! Est-il un nom dans les langues humaines qui ait fait rêver plus
que celui-là? Il est joli, d'ailleurs, sonore et doux; il évoque d'un
seul coup dans l'esprit un éclatant défilé de souvenirs magnifiques et
tout un horizon de songes enchanteurs.

Venise! Ce seul mot semble faire éclater dans l'âme une exaltation,
il excite tout ce qu'il y a de poétique en nous, il provoque toutes
nos facultés d'admiration. Et quand nous arrivons dans cette ville
singulière, nous la contemplons infailliblement avec des yeux prévenus
et ravis, nous la regardons avec nos rêves.

Car il est presque impossible à l'homme qui va par le monde de ne pas
mêler son imagination à la vision des réalités. On accuse les voyageurs
de mentir et de tromper ceux qui les lisent. Non, ils ne mentent pas,
mais ils voient avec leur pensée bien plus qu'avec leur regard. Il
suffit d'un roman qui nous a charmés, de vingt vers qui nous ont émus,
d'un récit qui nous a captivés pour nous préparer au lyrisme spécial
des coureurs de route, et quand nous sommes ainsi excités, de loin, par
le désir d'un pays, il nous séduit irrésistiblement.

Aucun coin de la terre n'a donné lieu, plus que Venise, à cette
conspiration de l'enthousiasme. Lorsque nous pénétrons pour la première
fois dans la lagune tant vantée il est presque impossible de réagir
contre notre sentiment anticipé, de subir une désillusion. L'homme qui
a lu, qui a rêvé, qui sait l'histoire de la cité où il entre, qui est
pénétré par toutes les opinions de ceux qui l'ont précédé, emporte
avec lui ses impressions presque toutes faites; il sait ce qu'il doit
aimer, ce qu'il doit mépriser, ce qu'il doit admirer.

Le train traverse d'abord une plaine, criblée de flaques d'eau
bizarres. On dirait une sorte de carte de géographie, avec les océans
et les continents; puis le sol disparaît peu à peu; le convoi court,
sur un talus d'abord et bientôt il s'élance sur un pont démesuré jeté
dans la mer et qui s'en va vers la ville aperçue là-bas, élevant ses
clochers et ses monuments au-dessus de la nappe immobile et illimitée
des eaux. Quelques îlots portant des fermes apparaissent de temps en
temps, à droite ou à gauche.

Nous entrons en gare. Des gondoles attendent le long du quai.

Longue, mince et noire, dressant les pointes de ses extrémités et
portant à l'avant une proue étrange et jolie, en acier luisant, la fine
gondole mérite sa gloire. Un homme, debout derrière les voyageurs,
la gouverne avec une seule rame que porte et que soutient une sorte
de bras en bois tordu, fixé sur le bord droit de l'embarcation. Elle
a un air coquet et sévère, amoureux et guerrier, et elle berce d'une
façon délicieuse le promeneur étendu sur une sorte de chaise longue. La
douceur de ce siège, le balancement exquis de ces barques, leur allure
vive et calme, nous donnent une inattendue et adorable sensation. On
ne fait rien et on va, on se repose et on voit, on est caressé par ce
mouvement, caressé dans l'esprit et dans la chair, pénétré par une
subite et continue jouissance physique et par un profond bien-être de
l'âme. Quand il pleut, on ajuste au milieu de ces embarcations une
petite chambre en bois sculpté, orné de cuivres, et couverte de drap
noir. Les gondoles alors glissent, impénétrables, sombres et closes,
cercueils flottants vêtus de crêpe. Elles semblent porter des mystères
de mort ou d'amour, et elles montrent parfois une jolie figure de femme
derrière leur étroite fenêtre.

Nous descendons le grand canal. On est surpris d'abord par l'aspect de
cette ville dont les rues sont des rivières... des rivières ou plutôt
des égouts à ciel ouvert.

C'est là vraiment l'impression que donne Venise après le premier
étonnement passé. Il semble que des ingénieurs facétieux aient fait
sauter la voûte de maçonnerie et de pavés qui recouvre ces courants
d'eaux malpropres dans toutes les autres villes du monde, pour forcer
les habitants à naviguer sur leurs égouts.

Et cependant quelques-uns de ces canaux, les plus étroits, sont parfois
délicieusement bizarres. Les vieilles maisons rongées par la misère y
reflètent leurs murailles déteintes et noircies, y trempent leurs pieds
sales et crevassés, comme des pauvres en guenilles qui se laveraient
dans des ruisseaux. Les ponts de pierres enjambent cette eau et
renversant dedans leur image l'encadrent d'une double voûte dont l'une
est fausse et l'autre vraie. On a rêvé une vaste cité aux immenses
palais, tant est grande la renommée de cette antique reine des mers. On
s'étonne que tout soit petit, petit, petit! Venise n'est qu'un bibelot,
un vieux bibelot d'art charmant, pauvre, ruiné, mais fier d'une belle
fierté de gloire ancienne.

Tout semble en ruine, tout semble sur le point de s'écrouler dans cette
eau qui porte une ville usée. Les palais ont des façades ravagées par
le temps, tachées par l'humidité, mangées par la lèpre qui détruit les
pierres et les marbres. Quelques-uns sont vaguement inclinés sur le
côté, prêts à tomber, fatigués de rester depuis si longtemps debout sur
leurs pilotis.

Tout à coup l'horizon grandit, la lagune s'élargit; là-bas, à droite,
apparaissent des îles couvertes de maisons, et, à gauche, un admirable
monument de style mauresque, une merveille de grâce orientale et
d'élégance imposante, c'est le palais des Doges.

Je ne raconterai pas Venise dont tout le monde a parlé. La place
Saint-Marc ressemble à celle du Palais-Royal, la façade de cette
église a l'air d'une devanture de café-concert en carton-pâte, mais
l'intérieur est tout ce qu'on peut concevoir de plus absolument beau.
La pénétrante harmonie des lignes et des tons, les reflets des vieilles
mosaïques d'or aux lueurs adoucies, au milieu des marbres sévères, les
merveilleuses proportions des voûtes et des lointains, un je ne sais
quoi de divinement trouvé dans l'ensemble, dans l'entrée calme du jour
qui devient religieux autour de ces piliers, dans la sensation jetée à
l'esprit par les yeux, font de Saint-Marc la chose la plus complètement
admirable qui soit au monde.

Mais en contemplant cet incomparable chef-d'œuvre de l'art byzantin,
on se met à songer en le comparant à un autre monument religieux, sans
égal lui aussi, si différent pourtant, chef-d'œuvre de l'art gothique,
bâti encore au milieu des flots gris des mers du Nord, à ce bijou
monstrueux de granit qui se dresse tout seul dans l'immense baie du
Mont Saint-Michel.

Ce qui fait Venise absolument sans égale, c'est la Peinture. Elle
fut la patrie, la mère de quelques maîtres de premier ordre qu'on ne
peut connaître que dans ses musées, ses églises et ses palais. Le
Titien, Paul Véronèse ne se révèlent vraiment qu'à Venise dans leur
splendeur géniale. Ceux-là, du moins, possèdent la gloire dans toute sa
puissance et toute son étendue. Il en est d'autres que nous ignorons
trop en France et qui atteignent presque la valeur de ces artistes,
tels Carpaccio et surtout Tiepolo, le premier des plafonniers passés,
présents et futurs. Personne comme lui n'a su répandre sur un mur
la grâce des lignes humaines, la séduction des nuances qui grisent
sensuellement le regard, et le charme des choses rêvées dans cette
sorte d'ivresse étrange que l'art communique à l'esprit. Élégant et
coquet comme Watteau ou Boucher, Tiepolo possède surtout un admirable
et invincible pouvoir de charmer. On peut en admirer d'autres plus que
lui, d'une admiration raisonnée, mais on le subit plus que personne.
L'ingéniosité de ses compositions, l'imprévu puissant et joli de son
dessin, la variété de son ornementation, la fraîcheur inaltérable et
unique de son coloris font naître en nous un besoin singulier de vivre
toujours sous un de ces plafonds inestimables qu'orna sa main.

Le palais Labbia, une ruine, montre peut-être la plus admirable chose
qu'ait laissée ce grand artiste. Il a peint une salle entière, une
salle immense. Il a tout fait, le plafond, les murailles, la décoration
et l'architecture, avec son pinceau. Le sujet, l'histoire de Cléopâtre,
une Cléopâtre vénitienne du XVIIIe siècle, se continue sur les quatre
faces de l'appartement, passe à travers les portes, sous les marbres,
derrière les colonnes imitées. Les personnages sont assis sur les
corniches, appuient leurs bras ou leurs pieds sur les ornementations,
peuplent ce lieu de leur foule charmante et colorée.

Le palais qui contient ce chef-d'œuvre est à vendre, dit-on! Comme on
vivrait là-dedans!



ISCHIA.


  Naples, 5 mai 1885.

NAPLES s'éveille sous un éclatant soleil. Elle s'éveille tard, comme
une belle fille du Midi endormie sous un ciel chaud. Par ses rues, où
jamais on ne voit un balayeur, où toutes les poussières, faites de
tous les débris, de tous les restes des nourritures mangées au grand
jour, sèment dans l'air toutes les odeurs, commence à grouiller la
population remuante, gesticulante, criante, toujours excitée, toujours
enfiévrée, qui rend unique cette ville si gaie. Le long des quais,
les femmes, les filles, vêtues de robes roses ou vertes, dont le bas
grisâtre est limé par le frottement des trottoirs, la gorge enveloppée
de foulards rouges, bleus, de toutes les couleurs les plus vives, les
plus criardes et les plus inattendues, appellent le passant pour lui
offrir des huîtres fraîches, des oursins, tous les fruits de la mer
comme on dit (_frutti di mare_), ou des boissons de toute nature, ou
des oranges, des nèfles du Japon, des cerises, les fruits de la terre.
Elles piaillent, s'agitent, lèvent les bras, et leurs visages aux plis
mobiles expriment dans une mimique amusante et naïve les qualités des
choses qu'elles vous proposent.

Les hommes, en guenilles, vêtus d'innommables loques, causent avec
furie ou bien sommeillent sur le granit chaud du port. Des gamins,
pieds nus, nous suivent en poussant le cri national: «Macaroni»; et
les cochers qui vous voient passer lancent sur vous leurs chevaux
comme s'ils voulaient vous écraser, en faisant claquer leurs fouets de
toute leur force. Ils hurlent: «Un bon voiture, mousieu», et, après
dix minutes de marchandage, ils consentent à faire pour dix sous une
promenade pour laquelle ils avaient demandé cinq francs. Les petites
voitures à deux places vont comme le vent, font briller au soleil le
cuivre coquet dont le harnais est couvert; et le cheval, qui n'a point
de mors, mais dont les naseaux sont étreints par les deux grandes
branches d'une sorte de levier, galope, bat la terre du pied, piaffe,
fait semblant de s'emporter, de se fâcher, de vouloir vous briser
contre les murs, car il est exubérant, paradeur et bon enfant, comme
son maître.

Les bêtes qui traînent des charrettes, ou toute voiture de service,
portent sur le dos un vrai monument de cuivre, une selle géante à trois
sommets, avec sonnettes, girouettes, ornements de toute espèce qui font
penser aux baraques des bateleurs, aux mosquées d'Orient, aux pompes
d'église et de foire. Cela est joli, vaniteux, amusant, clinquant,
un peu mauresque, un peu byzantin, un peu gothique, et tout à fait
napolitain.

Et là-bas, dominant la ville, la mer, les plaines et les montagnes, le
cône immense du Vésuve, de l'autre côté de la baie, souffle d'une façon
lente et continue sa lourde fumée de soufre, qui monte tout droit,
comme un panache énorme, sur sa tête pointue, puis se répand par tout
le ciel bleu qu'il voile d'une brume éternelle.

Mais un affreux petit vapeur dépeint, avec des nuances de torchon sale,
siffle coup sur coup pour appeler les voyageurs qui veulent visiter
les tristes ruines d'Ischia. Il part lentement, car il lui faudra trois
heures et demie pour accomplir cette courte traversée, et son pont,
qui ne doit être lavé que par l'eau des pluies, est certainement plus
malpropre que le pavé poudreux des rues.


On suit la côte de Naples couverte de maisons. On passe devant le
tombeau de Virgile. Là-bas, en face, de l'autre côté du golfe, Caprée
lève sa double croupe rocheuse au-dessus de la mer bleue. Le bateau
s'arrête à Procida. La petite cité est jolie, dégringolant en cascade
sur la montagne. On se remet en route.

Enfin, voici Ischia. Un château bizarre, perché sur un roc, forme la
pointe de l'île et domine la ville avec qui il communique par une
longue digue.

Ischia a peu souffert; on ne voit aucune trace de la catastrophe qui
ruina pour toujours peut-être sa voisine. Le bateau repart pour ce
qui fut Casamicciola. Il suit la rive qui est charmante. Elle s'élève
doucement, couverte de verdure, de jardins, de vignes, jusqu'au sommet
d'une grande côte. Un ancien cratère, qui fut ensuite un lac, forme
maintenant un port où les navires se mettent à l'abri. Le sol que la
mer baigne a le brun foncé des laves, toute cette île n'étant qu'une
écume volcanique.

La montagne s'élève, devient énorme, se déroulant comme un immense
tapis de verdure douce. Au pied de ce grand mont on aperçoit des
ruines, des maisons écroulées, pendues, entr'ouvertes, des maisons
roses d'Italie.

C'est ici. L'entrée dans cette ville morte est effrayante. On n'a
rien refait, rien réparé, rien. C'est fini. On a seulement changé de
place les décombres pour chercher les morts. Les murs éboulés dans
les rues y forment des vagues de débris; ce qui reste debout est
crevassé de toutes parts; les toits sont tombés dans les caves. On
regarde avec terreur dans ces trous noirs, car il y a encore des hommes
là-dessous. On ne les a pas tous retrouvés. On va dans cette horrible
ruine qui serre le cœur, on passe de maison en maison, on enjambe des
tas de maçonnerie émiettée dans les jardins qui ont refleuri, libres,
tranquilles, admirables, pleins de roses. Un parfum de fleurs flotte
dans cette misère. Des enfants qui errent par cette étrange Pompéi
moderne, par cette Pompéi qui semble saignante, à côté de l'autre
momifiée par les cendres, des enfants, des orphelins mutilés, qui
montrent les cicatrices affreuses de leurs petites jambes écrasées,
vous offrent des bouquets cueillis sur cette tombe, dans ce cimetière
qui fut une ville, et demandent l'aumône en racontant la mort de leurs
parents.

Un garçon de vingt ans nous guide. Il a perdu tous les siens et il est
demeuré lui-même deux jours enseveli sous les murs de son logis. Si les
secours étaient venus plus tôt, dit-il, on aurait pu sauver deux mille
personnes de plus. Mais les soldats ne sont arrivés que le troisième
jour.

Le nombre des morts fut de quatre mille cinq cents environ.

Il était à peu près dix heures un quart du soir quand la première
secousse eut lieu. Le sol s'est soulevé, affirment les habitants, comme
s'il allait sauter en l'air. En moins de cinq minutes la ville fut par
terre. Le même phénomène se reproduisit, assure-t-on, les deux jours
suivants, à la même heure, mais il ne restait plus rien à détruire.

Voici le grand hôtel des Étrangers, qui ne montre plus que ses murs
rouges, déteints et pâlis, gardant encore son nom écrit en lettres
noires. Cinquante-cinq personnes furent ensevelies dans la salle
de bal, en pleine fête, jeunes filles et jeunes hommes, écrasés en
dansant, enlacés, unis ainsi par la surprise de cette mort foudroyante,
dans un mariage étrange et brutal qui mêla leurs chairs broyées.

Plus loin, on trouva quarante cadavres, ici vingt, là six seulement,
dans une cave. Le théâtre étant construit en bois, les spectateurs
furent épargnés. Voici les bains: trois grands établissements écroulés,
où s'agitent toujours, au milieu des machines élévatoires disloquées,
les sources chaudes venues du foyer souterrain, si proche qu'on ne peut
plonger le doigt dans cette eau bouillante. La femme qui garde ces
ruines perdit son mari et ses quatre filles sous les murs de la maison.
Comment peut-elle vivre encore?

Dans les débris de l'hôtel du Vésuve on retrouva cent cinquante
cadavres; sous les ruines de l'hôpital, dix enfants; ici un évêque, là
une famille très riche disparue tout entière en quelques secondes.

Nous montons et nous redescendons les rues en dos d'âne, car la ville
était bâtie sur une suite de mamelons pareils à des vagues de terre. Et
chaque fois que nous atteignons une hauteur, nous découvrons un large
et superbe paysage. En face, la mer calme et bleue; là-bas, dans une
brume légère, la côte d'Italie, la côte classique aux rochers corrects;
le cap Misène la termine au loin, tout au loin. Puis, à droite, entre
deux monticules, on aperçoit toujours la tête fumante et pointue du
Vésuve. Il semble être le maître menaçant de toute cette côte, de
toute cette mer, de toutes ces îles qu'il domine. Son panache s'en va
lentement vers le centre de l'Italie, traversant le ciel d'une ligne
presque droite qui se perd à l'horizon.

Puis, autour de nous, derrière nous, jusqu'au sommet de la côte, des
vignes, des jardins, des vignes fraîches d'un vert si tendre, si doux!
La pensée de Virgile vous envahit, vous possède, vous obsède. Voilà
bien la terre charmante qu'il aima, qu'il chanta, la terre où ont germé
ses vers, ces fleurs du génie. De son tombeau, qui domine Naples, on
voit Ischia.

Nous sortons enfin des ruines et voici la ville nouvelle où s'est
réfugié ce qui reste des habitants. C'est une pauvre cité de planches,
une suite de cabanes en bois, de baraquements misérables. Cela rappelle
les ambulances ou les installations hâtives des premiers colons
débarqués sur une terre neuve. Dans tous les passages qui servent de
rues entre ces cases, on voit grouiller beaucoup d'enfants.

Mais l'affreux petit vapeur nous appelle à coups de sifflet; nous
repartons pour rentrer dans Naples à la nuit tombante. C'est l'heure où
les équipages vont quitter la promenade élégante de la Chiaia.

Elle s'étend, le long de la mer, bordée de l'autre côté par les hôtels
riches et par un beau jardin plein d'arbres fleuris. Quatre lignes de
voitures s'y croisent, s'y mêlent, comme au bois de Boulogne dans ses
beaux jours, avec moins de luxe sérieux, mais avec plus de clinquant,
de pétulance méridionale. Les chevaux ont toujours l'air de s'emporter,
les cochers des fiacres et des corricoles à deux roues font toujours
claquer leurs fouets. De fort jolies femmes brunes se saluent avec une
grâce sérieuse de mondaines, des cavaliers caracolent, des gommeux
napolitains, debout sur le trottoir, regardent le défilé et jettent
des coups de chapeau aux dames souriantes des équipages.

Puis soudain tout se débande; la foule des voitures s'élance vers la
ville comme si une barrière qui les arrêtait s'était rompue tout à
coup. Tous les chevaux galopent, luttant de vitesse, excités par les
cochers, soulevant des flots de poussière, de cette poussière aux mille
odeurs, si spéciale à Naples.

C'est fini, la promenade est vide. Les étoiles paraissent peu à peu
dans l'espace obscurci. Virgile a dit:

  Majoresque cadunt altis de montibus umbrae.

Mais là-bas, un phare colossal s'allume, au milieu du ciel, un phare
étrange qui jette de moment en moment des lueurs sanglantes; de grandes
gerbes de clarté rouge s'élancent en l'air et retombent comme une écume
de feu. C'est le Vésuve.

Les orchestres ambulants commencent à jouer sous les fenêtres des
hôtels. La ville s'emplit de musique. Et des hommes, qu'on prendrait
ailleurs pour d'honnêtes bourgeois, tant leur tenue est correcte, vous
poursuivent en vous proposant les plus bizarres divertissements. Et si
vous passez avec indifférence, ils multiplient à l'infini leurs offres
aussi singulières que répugnantes. Vous vous efforcez de les fuir;
alors ils cherchent par quels appas invraisemblables ils éveilleront
votre désir. L'arche de Noé contenait moins d'animaux qu'ils n'ont
de propositions. Leur imagination s'enflamme par la difficulté de la
victoire; et ces Tartarins du vice, ne connaissant plus d'obstacles,
vous offriraient le volcan lui-même, pour peu qu'on parût le désirer.



PÊCHEUSES

ET GUERRIÈRES.


LA mer n'a jamais eu tant d'amis et tant de poètes. Ceux d'autrefois
lui adressaient, par moments, des vers, ou des compliments, ou des
gentillesses, mais ils ne semblaient point l'aimer avec la passion
profonde que lui ont vouée ceux d'aujourd'hui.

Richepin l'a couverte de rimes étincelantes comme ses flots brisés sous
le soleil, sonores comme ses vagues abattues sur les plages, légères
comme l'écume qui danse sous la brise, souples comme la houle onduleuse
et fuyante.

Loti, cette sirène, semble une voix sortie des profondeurs bleues,
vertes, grises des océans impénétrables, une voix qui chante les
choses inconnues, les beautés inexplorées, les grâces inaperçues, et le
mystère surtout, le mystère sacré de la mer.

Bonnetain la raconte avec son talent précis et coloré, en homme
qu'elle a longtemps bercé, et qui l'a longtemps regardée avec ses yeux
d'artiste.

Un débutant, tout jeune encore, Pierre Maël, l'aime déjà d'un amour si
vif qu'il lui consacrera tous ses livres, comme un prêtre consacre à
son Dieu tous ses jours.

Et tu as exprimé, toi, ses coquetteries les plus subtiles, ses charmes
les plus féminins, toute la délicatesse de ses nuances, toute la
séduction infinie de ses mouvements, son ensorcelante et changeante
beauté.

La lettre où tu m'annonçais la prochaine apparition de ton livre, la
réunion de ces éclatants et si délicats portraits de la Grande Bleue,
m'a surpris comme j'allais m'embarquer sur elle pour un petit voyage à
Saint-Tropez.

Elle était vraiment la Grande Bleue, ce jour-là, notre amie, immobile,
à peine ridée par un souffle imperceptible qui la rendait plus bleue
encore, en faisant courir sur sa chair d'azur le frisson léger des
étoffes moirées.

Je me rappelais des pages où tu parlais d'elle avec des mots si vrais,
et je regardais s'éloigner la ville d'Antibes, que les flots entourent,
caressant par les jours calmes et battant par les jours de vent les
lourdes murailles de Vauban que dominent les vieilles maisons grises et
les deux tours carrées debout dans le ciel comme deux cornes de pierre.

Et mêlés au souvenir de tes évocations artistes, des souvenirs
d'enfance m'assaillaient; car j'ai grandi sur le rivage de la mer,
moi, de la mer grise et froide du Nord, dans une petite ville de pêche
toujours battue par le vent, par la pluie et les embruns, et toujours
pleine d'odeurs de poisson, de poisson frais jeté sur les quais, dont
les écailles luisaient sur les pavés des rues, et de poisson salé roulé
dans les barils, et de poisson séché dans les maisons brunes coiffées
de cheminées de briques dont la fumée portait au loin, sur la campagne,
des odeurs fortes de hareng.

Je me rappelais aussi l'odeur des filets séchant le long des portes,
l'odeur des saumures dont on fume les terres, l'odeur des varechs
quand la marée baisse, tous ces parfums violents des petits ports,
parfums rudes et senteurs âcres, mais qui emplissent la poitrine et
l'âme de sensations fortes et bonnes. Et je songeais qu'après avoir
dit à la mer toutes les tendresses que ton cœur lui garde, tu devrais
maintenant, en suivant les côtes, de Dunkerque à Biarritz, et de
Port-Vendres à Menton, parcourir le long et joli chapelet des villes
marines, sur les rivages de France.

Il en est quelques-unes de ces petites cités que j'aime d'une façon
spéciale, parce qu'elles sont vraiment les filles de la mer. Les
grandes, les commerçantes: Marseille, Bordeaux, Saint-Nazaire ou le
Havre, me laissent indifférent. L'homme les a faites; elles sont
bruyantes, vénales, agitées, et, comme les parvenus qui ne fréquentent
seulement que les gens riches ou illustres, elles n'ont d'attention
que pour les immenses paquebots ou les énormes navires chargés de
marchandises précieuses.

Je méprise les villes militaires dont les ports sont pleins de
monstres, de cuirassés pareils à des montagnes de fer, gibbeux,
ventrus, couverts d'excroissances, de verrues d'acier et de tours
épaisses. On y voit aussi des torpilleurs minces, serpents de
mer disgracieux et trop longs, et des navigateurs en uniformes,
spécialistes de la guerre marine à vapeur.

Mais comme j'aime la petite ville poussée dans l'eau et qui sent la mer
à plein nez, qui vit de la mer, qui s'y baigne et qui se battit aux
temps fameux des marins épiques comme aucune ville ne s'est battue dans
les poèmes antiques! Connais-tu Dunkerque, où naquirent Jean Bart et
tant de corsaires plus héroïques que les héros de l'Iliade?

Connais-tu Dieppe, patrie de Duquesne et de ce pilote Bouzard, qui
sauva tant de navires et de naufragés, qu'une statue lui fut élevée?

Sait-on assez l'histoire de cet autre Dieppois qui s'appelait Ango? Des
Portugais ayant capturé un de ses navires, ce simple armateur équipa
une flotte à ses frais, bloqua Lisbonne, poursuivit jusqu'aux Indes
les escadres portugaises, et ne cessa les hostilités qu'après avoir vu
un ambassadeur venir en France lui demander la paix. Est-il beau, ce
commencement du seizième siècle?

Et Saint-Malo sur son rocher, Saint-Malo, cette reine de la Manche,
avec ses tours «Solidor» et «Qui-qu'en-grogne», et son peuple de
Malouins, les premiers marins du monde? Elle vit naître Duguay-Trouin
et le légendaire Surcouf, et Labourdonnais, et Jacques Cartier, et
aussi Maupertuis, La Mettrie, Broussais, Lamennais et Chateaubriand.
Voilà-t-il pas la plus belle et la plus féconde des humbles filles de
la mer, qui, sous la caresse des flots, enfante de pareils hommes pour
la patrie?

Et la Rochelle la calviniste, dont les fils, moins célèbres peut-être
que ceux de ses sœurs bretonnes et normandes, ne furent pas moins
braves? La connais-tu, la ville aux rues tortueuses, bordées d'arcades
basses, au port fermé par deux tours antiques et jolies, et qui garde,
souvenir de luttes admirables, là-bas, dans l'eau, à peine visible, sa
digue immense, collier de pierre avec lequel l'étrangla Richelieu?

Je songeais au charmant livre qu'on pourrait écrire sur ces villes!...
Et les murailles d'Antibes s'enfonçaient peu à peu dans l'eau bleue,
tandis que, de l'autre côté du golfe, au-dessus de Nice, pareille
de si loin à un peu d'écume blanche sur le rivage, se dressait la
grande chaîne des Alpes, vertes d'abord, puis portant sur leurs cimes
dentelées un immense manteau de neige.

Sur cette côte du Midi, je n'en connais que deux, de ces petites
pêcheuses, autrefois guerrières, si nombreuses dans le Nord. C'est
d'abord celle que je quitte, Antibes, enfermée, bloquée, étreinte en
sa double enceinte de murs énormes, construits par Vauban. Elle est
dans l'eau tout à fait, sur une pointe qui forme presque une île, et
on voit, par les jours clairs, sur le petit port, chauffant au soleil
leurs vieux membres, le peuple lent des anciens matelots assis côte à
côte et parlant, par moments, des navigations passées. Leurs visages
sont fendus par les rides comme les bois anciens sous le soleil et
les pluies, tannés et bruns comme les poissons séchés au four, et
grimaçants, déformés par l'âge.

Devant eux passe, boitant sur une canne, l'ancien capitaine au long
cours qui commanda les _Trois-Sœurs_, ou les _Trois-Frères_, ou la
_Marie-Louise_, ou la _Jeune-Clémentine_.

Tous le saluent, à la façon des soldats qui répondent à l'appel, d'une
litanie de «Bonjour, capitaine», modulée sur des tons différents. Et
il les remercie d'un geste de la main.

Jamais la curiosité ne m'était venue de connaître le passé de la ville.
Je descendis dans le salon de mon bateau pour y chercher le guide
Sarty, auquel collabora le père de M. Victorien Sardou, un aimable et
éminent chercheur qui sait à fond l'histoire de cette côte.

J'y appris que, fondée par les Phocéens de Marseille, Antibes fut
baptisée par eux Antipolis, puis devint, sous les Romains, une ville
municipale jouissant du droit de cité romaine.

Puis, elle fut achetée, vendue et revendue par les papes, par les
Grimaldi de Monaco, par Henri IV, prise et reprise par le connétable de
Bourbon, par André Doria, par Charles-Emmanuel, duc de Savoie, par le
duc d'Épernon.

Mais depuis que Vauban l'a fortifiée, elle résista aux Impériaux et aux
Piémontais, en 1707 et en 1746, bien que bombardée pendant vingt-neuf
jours.

En 1815 enfin, sans garnison, elle se défendit seule et échappa aux
Autrichiens qui avaient détrôné Murat.

Cependant, j'avais atteint la pleine mer, doublé le cap de la Garoupe,
et j'apercevais maintenant le golfe Juan, où l'escadre cuirassée était
à l'ancre, puis les îles de Lérins, toutes plates sur la mer, masquant
Cannes et le golfe de la Napoule, puis, au-dessus d'elles, les sommets
bizarres de l'Estérel.

Je passai près de la balise des Moines, devant le vieux château debout,
les pieds dans la vague, à l'extrémité de l'île Saint-Honorat, et
qui fut si souvent pris et pillé par les pirates, les seigneurs des
environs, les Sarrasins, et repris toujours par ses maîtres légitimes,
les moines. Puis, ayant traversé tout le golfe de Cannes, longé les
côtes rouges et abruptes de l'Estérel, que terminent le cap Roux
et le Dramond, aperçu au loin Saint-Raphaël, j'arrivai à la nuit
tombante à l'entrée de l'admirable golfe de Grimaud, devant le port de
Saint-Tropez.

Loin du monde, séparée de la France par ces montagnes sauvages, sans
villages et sans routes, qu'on nomme les montagnes des Maures, n'ayant
de rapport avec les terres habitées que par une diligence antique et
un petit bateau à vapeur qui reste au port les jours de mauvais temps,
Saint-Tropez est, certes, la plus curieuse des petites villes marines
du Midi.

Une route, depuis deux ans, la liait à Saint-Raphaël. La mer a détruit
cette route. Et nous sommes ici dans un pays bizarre, plein des
souvenirs des Maures qui l'occupèrent longtemps et bâtirent presque
tous les villages sur les sommets côtoyant la mer; car, dans le centre
des montagnes, on ne trouve rien, ni hameaux, ni fermes, rien que des
huttes isolées et une ruine d'une morne beauté, la Chartreuse de la
Verne.

Saint-Tropez, la première pêcheuse de ces côtes, assise au bord du
golfe dont l'antique tour de Grimaud ferme le fond, montre avec orgueil
sur son quai la statue du bailli de Suffren. Elle se battit contre les
Sarrasins, le duc d'Anjou, les corsaires barbaresques, le connétable de
Bourbon, Charles-Quint, le duc de Savoie et le duc d'Épernon.

En 1637, les habitants, sans aucune aide, repoussèrent une flotte
espagnole, et chaque année se renouvelle, avec une ardeur surprenante,
le simulacre de cette défense qui emplit la ville de bousculades et de
clameurs, et rappelle étrangement les grands divertissements populaires
du moyen âge.

En 1813, la ville repoussa également une escadrille anglaise envoyée
contre elle.

Aujourd'hui elle pêche! Elle pêche des thons, des sardines, des loups,
des langoustes, tous les poissons si jolis de cette mer bleue, et
nourrit, à elle seule, une partie de la côte.

Tu la connais bien, d'ailleurs, cette petite cité provençale, car nous
y sommes restés ensemble quelques jours, autrefois.

Viens avec moi suivre ce rivage, de port en port, de baie en baie, et
peut-être te décideras-tu à l'écrire, ce livre que tu ferais si bien
sur les Petites Filles de la Mer.


  Cette nouvelle, pour laquelle Maupassant a repris quelques fragments
  de _Sur l'Eau_, parut dans _le Gil-Blas_ du 15 mars 1887. Elle servit
  ensuite de préface au livre de René Maizeroy, LA GRANDE BLEUE, Plon,
  éditeur.



TABLE DES MATIÈRES.


                                         Pages.

  Lassitude.                                  1

  La Nuit.                                   11

  La Côte italienne.                         27

  La Sicile.                                 55

  D'Alger à Tunis.                          131

  Tunis.                                    145

  Vers Kairouan.                            175

  Venise (_inédit_).                        245

  Ischia (_inédit_).                        253

  Pêcheuses et Guerrières (_inédit_).       265


                   *       *       *       *       *


  Liste des modifications:

  Page  20: «Raimbaud» remplacé par «Rimbaud» (le célèbre sonnet d'Arthur
              Rimbaud)
  Page  47: «par par» par «par» (fêtées par des mots dignes)
  Page  74: «supendus» par «suspendus» (suspendus sous une lucarne)
  Page 102: «imimmense» par «immense» (une immense écharpe jaune)
  Page 204: «vacarne» par «vacarme» (ce grand vacarme confus)
  Page 221: «sain» par «saint» (le plus grand saint de l'Islam)
  Page 225: «lumière» par «lumières» (Le nombre de ces lumières)
  Page 233: «assasins» par «assassins» (descendent des assassins d'Ali)
          : «el-Djinani» par «el-Djilani» (Abdel-Kader el-Djilani, le
              plus saint homme)
  Pages 29, 72, 157, 203, 254: remplacé «innomable» par «innommable», au
              singulier et/ou au pluriel.




*** End of this LibraryBlog Digital Book "Œuvres complètes de Guy de Maupassant, volume 24" ***


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