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Title: La Presse Clandestine dans la Belgique Occupée
Author: Massart, Jean
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "La Presse Clandestine dans la Belgique Occupée" ***


JEAN MASSART

VICE-DIRECTEUR DE LA CLASSE DES SCIENCES DE L'ACADÉMIE ROYALE DE BELGIQUE

LA

PRESSE CLANDESTINE

DANS LA

BELGIQUE OCCUPÉE

_AVEC VINGT-SIX FAC-SIMILÉS HORS TEXTE_

CE LIVRE EST VENDU AU PROFIT DES OEUVRES DE SOUTIEN DES BELGES

1917



AVANT-PROPOS


Dans un autre livre, _Comment les Belges résistent à la domination
allemande_ [*], j'ai essayé de montrer combien la mentalité allemande
diffère de la nôtre: à la terreur que l'Allemand prétend inspirer, le
Belge répond par le calme le plus profond--et le plus agaçant aussi--et
par un humour ingénu.

[Note *: Chez Payot, à Paris et à Lausanne.]

Le présent ouvrage a pour objet de mettre en lumière l'une des modalités
de cette résistance: la publication et la distribution clandestines de
journaux, brochures, livres, cartes illustrées, etc.

Alors que le livre précédent était basé sur des documents venant
d'outre-Rhin, ou du moins revêtus de l'estampille officielle de la censure
allemande, celui-ci n'utilise guère que des écrits non censurés.
Le lecteur appréciera ainsi le contraste entre les deux genres de
littérature.

Jusqu'en août 1915, j'ai pu collaborer à la presse prohibée. Depuis que
je me suis évadé de mon pays, j'ai eu à ma disposition la plupart des
publications clandestines paraissant en Belgique. Pourtant j'ai dû parfois
me contenter de copier les articles qui sont reproduits dans les journaux
belges paraissant en Hollande.

       *       *       *       *       *

Tout journal publie deux sortes d'articles: ceux qui sont écrits
spécialement pour ses lecteurs, et ceux qui sont découpés dans d'autres
journaux ou revues. La presse clandestine belge est rédigée presque
uniquement par des personnes de bonne volonté, et non par des journalistes
professionnels, que leur style ferait trop facilement reconnaître. Les
articles dont la forme est la meilleure sont donc, on le comprend sans
peine, ceux qui sont empruntés aux publications étrangères. Mais ceux-ci,
nous les supposons connus; c'est pourquoi on ne trouvera dans ce livre
presque rien de _La Soupe_ ni de la _Revue hebdomadaire de la Presse
française_, qui sont les plus considérables de nos journaux défendus, mais
qui ne donnent guère que des réimpressions ou des traductions.

Nous copions presque toujours les articles en entier, sans coupures.
Nous avons vu trop clairement, par le parti que les Allemands tirent des
amputations de documents, combien ce procédé est malhonnête. Si la pièce
est vraiment trop longue et renferme des parties sans aucun intérêt pour
nous, nous indiquons où ont été faites les coupures.

Il a fallu faire un choix entre les articles. Nous ne reprenons que
ceux qui montrent le mieux l'opposition entre la mentalité belge et la
mentalité allemande.

Le texte écrit par l'auteur est aussi réduit que possible; il n'est là
que pour aider le lecteur à apprécier pleinement l'action de la presse
clandestine; il fallait pour cela indiquer l'état d'esprit du Belge
avant la publication des articles et l'influence qu'ils ont eue sur sa
mentalité.

       *       *       *       *       *

Afin d'éviter les redites, je ne reproduis pas en général dans ce livre-ci
les affiches, proclamations, articles, photographies, etc., déjà donnés
dans _Comment les Belges résistent à la domination allemande_.

       *       *       *       *       *

Les écrits prohibés ne sont qu'un épisode presque insignifiant dans la
lutte de chaque jour que les Belges de Belgique ont à soutenir contre les
exigences de plus en plus âpres et de plus en plus injustifiées du pouvoir
occupant. Mais mieux qu'aucun autre mode d'activité, la presse clandestine
permet à l'étranger de saisir sur le vif l'incompressible énergie et la
persistante bonne humeur d'un peuple qui refuse de se laisser écraser.

J. M.

Antibes (Villa Thuret), janvier 1917.



LA PRESSE CLANDESTINE DANS LA BELGIQUE OCCUPÉE


I

CE QUI EST DÉFENDU ET CE QUI EST TOLÉRÉ

A. LES PUBLICATIONS PROHIBÉES

1. Importation de journaux et de livres.

Pendant les deux premières semaines de la guerre, la population
bruxelloise put participer à la fièvre universelle. Le 20 août 1914,
changement complet. Le matin, les journaux avaient encore été vendus par
les crieurs affairés. Le soir, plus rien: les Allemands étaient dans la
ville, et pas un seul journal n'avait accepté leur censure; bien plus,
le matériel de certaines imprimeries avait été rendu volontairement
inutilisable.

A l'excitation des premiers jours succédait sans transition le calme le
plus lugubre. Bientôt parurent les affiches allemandes annonçant les
succès de nos ennemis: la prise de Namur, la défaite des Français dans le
Luxembourg, le siège de Maubeuge, l'entrée des Autrichiens en Serbie,
puis la marche rapide des armées allemandes sur Paris, que les corps de
cavalerie allaient atteindre en deux jours.

Bien entendu, les Bruxellois refusaient de croire les «nouvelles
officielles» allemandes, d'autant plus que leur bourgmestre venait
d'infliger à l'autorité occupante un démenti qu'elle s'était bien gardée
de relever [1].

[Note 1: Voir DAVIGNON, _La Belgique et l'Allemagne_, p. 29, et J.
MASSART, _Comment les Belges résistent à la domination allemande_, fig.
2.]

Du reste, leurs bataillons en route «vers Paris» n'avaient pas fini de
défiler au pas de parade, musique en tête, à travers la ville, que déjà
des audacieux avaient organisé un service d'importation de journaux: _Le
Matin_ et _La Métropole_ d'Anvers, _La Flandre libérale_ et _Le Bien
public_, de Gand. A partir des derniers jours d'août, le commerce
clandestin fonctionnait avec régularité, et nous lisions, dès 9 heures, à
Bruxelles, _La Flandre libérale_ qui se vendait le même matin à Gand. Les
premiers exemplaires sortant de presse étaient apportés en automobiles
jusque tout près des avant-postes allemands de Ninove, de Lennick ou de
Hal, à une quinzaine de kilomètres de Bruxelles. Là, les paquets étaient
enfouis dans des paniers de légumes et amenés ainsi en ville. On les
déballait dans l'arrière-salle de quelque cabaret qui changeait tous les
jours. Immédiatement les camelots se mettaient en campagne. Les uns se
postaient dans les grandes artères et aux carrefours, où ils vendaient
ostensiblement des cartes illustrées, des insignes patriotiques ou
des journaux autorisés par la censure. Tout bas ils ajoutaient: «_La
Flandre_?--Combien?» C'était d'habitude 75 centimes, l'avant-midi, mais
plus tard on l'obtenait pour 40 ou 50 centimes. D'autres, munis de
quelques caissettes de raisins, se rendaient dans les faubourgs. Les
fruits n'étaient là que pour donner le change et pour permettre aux
vendeurs de sonner chez leurs clients habituels; dès que la porte s'était
refermée sur eux, les journaux sortaient du fond des poches.

Les charrettes des maraîchers apportaient à Bruxelles, en même temps que
les feuilles belges, des journaux étrangers. Les plus lus étaient: _Le
Journal_, _Le Petit Parisien_, _Le Matin_ (de Paris), _Le Temps_, _The
Times_, _The Daily Mail_, parfois _De Tijd_ et _De Telegraaf_; très
rarement _Le Journal de Genève_.

De loin en loin, les policiers allemands réussissaient à saisir la
contrebande. Ce jour-là nous n'avions les gazettes que l'après-midi, par
des marchands irréguliers agissant isolément; _La Flandre libérale_ ou _La
Métropole_ coûtait alors 2 ou 3 francs.

Cette organisation fonctionna normalement, malgré les sévérités
allemandes, jusqu'à la prise d'Anvers et à l'occupation des Flandres (en
dehors de la boucle de l'Yser). A partir de la mi-octobre, les derniers
quotidiens belges disparurent de la Belgique occupée. Quelques-uns
reparurent ailleurs: _L'Indépendance belge_ à Londres, _La Métropole_
également à Londres, sur une page de _The Standard_, _Le XXe Siècle_ au
Havre. Ils nous étaient apportés en même temps que les journaux français
et anglais.

Parfois nous recevions l'un ou l'autre des journaux occasionnels publiés
à l'étranger par des Belges. _L'Écho d'Anvers_ à Bergen-op-Zoom, _Les
Nouvelles_ et _Le Courrier de la Meuse_ à Maestricht, _L'Écho belge_,
_Vrij België_ et _Belgisch Dagblad_ à la Haye, _La Belgique_ à Rotterdam,
_De Vlaamsche Stem_ à Amsterdam, _De Stem uit België_ et _La Belgique
nouvelle_ à Londres, _Le Franco-Belge_ à Folkestone, _Le Courrier belge_ à
Derby, _La Patrie Belge_ et _La Nouvelle Belgique_ à Paris, _Le Courrier
de l'Armée (De Legerbode)_ et _Het Vaderland_ au Havre, _Ons Vaderland_ et
_De Belgische Standaard_ à La Panne (Belgique libre).

De jour en jour, la circulation entre la Hollande et la Belgique était
rendue plus difficile: les sentinelles avaient ordre de tirer sur les
marchands de journaux qui tentaient de franchir la frontière, et elles
n'hésitaient pas à le faire. Mais même après que la frontière eut été
garnie d'une rangée de fils électrisés, puis de deux rangées, et enfin de
trois rangées, et après qu'on y eut délimité une zone où il était défendu
de pénétrer, les journaux étrangers continuèrent à se faufiler en
Belgique. Bien rares sont les jours où les fraudeurs sont tous arrêtés ou
tous tués[2]. Assez souvent pourtant des périodiques volumineux comme _The
Times_ trouvent acheteur à 200 francs. Mais en général _The Times_ se vend
5 francs et les journaux français coûtent de 2 à 3 francs.

[Note 2: En décembre 1914, les sentinelles allemandes abattirent
deux marchands de journaux à Putte (province d'Anvers). En juillet 1915,
furent tués dans le Limbourg quatre personnes transportant des
correspondances et des journaux.]

La vente dans la rue a presque entièrement cessé: les risques sont trop
grands. Des espions allemands accostent les marchands de journaux censurés
et essaient de se faire remettre une feuille prohibée. Si le camelot a le
malheur d'acquiescer, l'Allemand lui met aussitôt la main au collet. C'est
une affaire de ce genre qui a valu à la ville de Bruxelles une amende de
5 millions. Un sous-officier en civil, jouant au mouchard, voulait
appréhender un vendeur qui lui avait cédé un prohibé. Mais le marchand
résistait et l'espion se mit à le frapper à tour de bras. Deux agents de
la police bruxelloise, De Rijcke et Seghers, ne sachant pas qu'ils se
trouvaient en présence d'un espion (car il avait été entendu que les
policiers allemands porteraient toujours un signe distinctif), prirent
fait et cause pour le marchand qu'ils croyaient injustement attaqué par
un particulier. D'où condamnation de De Rijcke à cinq ans de prison et
de Seghers à trois ans; de plus, la ville de Bruxelles fut frappée d'une
amende de 5 millions[3].

[Note 3: Voir _Comment les Belges résistent_..., p. 178.]

       *       *       *       *       *

En même temps que les journaux, on introduit des livres et des brochures.
Nous pouvons lire ainsi tout ce qui s'imprime d'intéressant à l'étranger.
Le nombre d'exemplaires importés n'est d'ordinaire que de quelques
dizaines, mais on ne les laisse pas moisir dans les bibliothèques.
Ils passent sans interruption de main en main, jusqu'au jour où une
perquisition les fait tomber entre les mains des policiers allemands.

Alors que les journaux prohibés sont l'objet d'un commerce régulier, qui
fait vivre beaucoup de monde, les livres sont au contraire introduits pour
le compte de médecins, d'avocats, de professeurs, d'artistes, etc., qui ne
poursuivent pas un but de lucre. Ainsi les ouvrages de Bédier, _Les
Crimes allemands_; de Weiss, _La Violation de la neutralité belge et
luxembourgeoise par l'Allemagne_; de Durkheim et Denis, _Qui a voulu
la guerre?_ se sont vendus par centaines à 75 centimes (au lieu de 50
centimes). Au même prix on pouvait acheter Van den Heuvel, _La Neutralité
belge. J'accuse_ vaut 5 francs; Waxweiler, _La Belgique neutre et loyale_,
3f 50. On introduit même des ouvrages volumineux; par exemple le livre de
Jan Feith, _De Oorlog in Prent_, qui se vend 9 francs, et _King Albert's
Book_; celui-ci valait d'abord 5 francs, mais la demande intense dont il
était l'objet fit rapidement monter son prix, et les derniers exemplaires
trouvèrent amateur à 20 francs (au profit d'oeuvres charitables).

Aux imprimés étrangers circulant sous le manteau à Bruxelles, il faut
ajouter ceux qui ont paru en août et septembre 1914 avant la grande
sévérité de la censure, mais qui furent interdits après coup. Citons:
_Adolphe Max, son administration du 20 août au 26 septembre 1914_; _Lettre
ouverte d'un Hollandais à un ami allemand_; _La Dernière Entrevue du
Chancelier allemand et de Sir E. Goschen_; _Discours prononcés à la
Chambre des Communes et à la Chambre des Députés de France_, etc.

2. Réimpression de journaux et de livres.

On comprend que, malgré l'activité des introducteurs de journaux et de
livres étrangers, il n'y ait que quelques privilégiés qui puissent les
lire dans le texte original. Il était pourtant urgent d'immuniser la
population tout entière contre le virus allemand, qui sans cela aurait pu
s'infiltrer dans les esprits et énerver les courages. C'est pourquoi on
se préoccupa tout de suite de renseigner les Bruxellois sur la marche des
opérations militaires. Chaque jour, de multiples personnes achètent
des journaux anglais et français, et copient à la machine à écrire les
passages les plus saillants. Les feuillets sont ensuite distribués en
cachette, soit gratuitement, soit à un prix minime (et le plus souvent
au profit de la Croix-Rouge ou du Comité national de secours et
d'alimentation).

Ces sortes de journaux, qui sont au nombre d'une quinzaine, combattent
sans répit l'influence démoralisante des affiches allemandes. Rien
d'étonnant donc à ce que les autorités s'efforcent de dépister les
dactylographes. Naturellement, c'est surtout par le moyen d'agents
provocateurs qu'on met la main sur les éditeurs de nouvelles de la guerre.
Mais autre chose est d'emprisonner un patriote et d'arrêter une propagande
patriotique: à peine un éditeur est-il condamné qu'un autre prend sa
place.

A côté des feuillets qui permettent aux lecteurs de suivre au jour le jour
les événements de la guerre, d'autres oeuvres réimpriment des chroniques,
des poésies, des manifestes, des discours, des documents diplomatiques,
des articles de tout genre.

L'une de ces oeuvres est la _Revue hebdomadaire de la Presse française_,
qui paraît régulièrement en fascicules de seize pages. Elle se dit
«soumise à la censure K. K.» (pl. IX) et donne, outre quelques articles
originaux, des extraits de journaux français, tels que _Le Temps_, _Le
Figaro_, _Le Matin_, _Le Journal des Débats_... ou suisses, comme _Le
Journal de Genève_ et _La Gazette de Lausanne_; elle reproduit aussi des
articles du _Bureau documentaire belge_, du _Courrier de l'Armée belge_,
du _XXe Siècle_, de _L'Écho belge_ et d'autres journaux belges. De temps
en temps un numéro est consacré en entier à un seul auteur. C'est ainsi
que la _Revue_ a reproduit _Sur la Voie glorieuse_, d'Anatole France,
et une belle série de dessins de Louis Raemaekers. (Pour ceux-ci elle
s'excuse de n'avoir pas pu les faire «grafer au purin».)

_L'Écho de ce que les journaux censurés n'osent ou ne peuvent pas dire_
paraît à intervalles irréguliers.

Une autre publication du même genre, _La Soupe_, donne chaque semaine une
cinquantaine de pages dactylographiées, ce qui équivaut à plus de cent
pages d'un volume in-8. C'est par elle que nous avons connu les _Rapports
de la Commission d'enquête belge_, des extraits du _Livre Bleu_ et
du _Livre Jaune_, le texte français de _l'Appel des 93 Intellectuels
allemands_ et une douzaine de ripostes à ce manifeste, la _Lettre de M.
Romain Rolland à Gerhart Hauptmann_ et la réponse de celui-ci, les poésies
de M. Rostand (_La Cathédrale_), de M. Miguel Zamacoïs (_La Cathédrale de
Reims_, _Les Belges_), d'Émile Verhaeren (_La Belgique sanglante_), la
_Lettre pastorale_ de Mgr Mercier, _La Belgique martyre_ de M. Pierre
Nothomb, les discours de M. Henry Carton de Wiart à l'Hôtel de Ville de
Paris, de M. Lloyd George au Queen's Hall, de M. Maurice Maeterlinck à
la Scala de Milan, les lettres de Me Théodor au baron von Bissing, les
sermons du R. P. Janvier, de M. Bloch, grand rabbin de Belgique, etc.,
etc.

La même revue nous tenait aussi au courant des méthodes de la propagande
allemande. Elle nous a permis de juger à leur juste valeur, qui est peu
élevée, les publications de propagande tudesques: _Journal de la guerre_,
_La Guerre_, _Die Wahrheit über den Krieg_ (La vérité au sujet de la
guerre), _Sturmnacht in Loewen_ (Nuit d'alarme à Louvain), etc. Ces
extraits ont été largement répandus. Nous estimions en effet que rien
n'est plus utile à notre propagande que de donner de la publicité aux
brochures de propagande de nos ennemis, afin de montrer à tous comment
ils torturent la vérité. Ainsi en publiant leur récit, _Cruauté contre
un couvent_ [4], ils nous ont rendu un service inappréciable, tant les
mensonges y sont lourds et évidents. Furent également traduits et publiés
les articles de M. le capitaine Bloem (_La Campagne des atrocités_) [5],
de M. von Bissing fils (_La Belgique sous l'administration allemande_)
[6], etc.

[Note 4: Voir _Comment les Belges résistent_..., p. 278.]

[Note 5: Ibid., p. 232.]

[Note 6: Ibid., p. 409.]


Beaucoup de dessins aussi ont été reproduits par les Belges, soit par des
procédés mécaniques, soit par la photographie. Citons un seul cas. On
avait réussi à faire entrer en Belgique un exemplaire des admirables
dessins de M. Louis Raemaekers: _De Toppunt der Beschaving_. Il passait
rapidement d'une maison à l'autre jusqu'au jour où il fut découvert par
les Allemands lors d'une visite domiciliaire. Inutile de dire qu'il
fut aussitôt retiré de la circulation. Toutefois, l'un des premiers
possesseurs de la collection avait eu soin de photographier toutes les
planches, et bientôt l'exemplaire unique fut remplacé par une foule de
copies.

Plus tard, un prohibé spécial, _La Cravache_, a répandu par tout le pays
les dessins de Raemaekers.

Même de la musique fut imprimée en cachette et vendue à Bruxelles.
_Tipperary_, par exemple, coûtait 1 franc (au profit d'oeuvres
charitables), pendant l'hiver 1914-1915.

       *       *       *       *       *

Nous n'avons guère parlé que des reproductions par la dactylographie ou la
photographie. Mais des procédés aussi encombrants ne sont naturellement
pas applicables à des ouvrages de longue haleine. Ceux-ci sont donc
réimprimés par la typographie. Le premier livre qui fut ainsi reproduit
est celui de Waxweiler, _La Belgique neutre et loyale_. Nous avions reçu
quelques exemplaires de la Suisse,--par l'Allemagne!--mais l'épaisseur
du papier rendait leur dissémination assez pénible. C'est pourquoi on le
réimprima sur papier fin. Depuis lors, on a réédité les articles de
Pierre Nothomb, _La Belgique martyre_; ceux du baron Beyens, _L'Empereur
Guillaume, La Famille impériale_; _Les Rapports de la Commission d'enquête
belge_; _Le Livre Jaune_, et bien d'autres. _La Libre Belgique_ a donné en
supplément _J'accuse_. L'opération la plus délicate fut la traduction en
français du _King Albert's Book_. On en avait vendu plusieurs milliers
d'exemplaires au profit de La Soupe (c'est le nom que porte à Bruxelles le
Comité national de Secours et d'Alimentation). Mais une deuxième édition
était devenue nécessaire. Or, voilà qu'au milieu du tirage les Allemands
envahissent les ateliers et saisissent, en même temps que le personnel, la
composition, le papier, les feuilles déjà tirées et tout le matériel de
l'imprimerie. Ils se croyaient débarrassés définitivement du _Livre du
Roi Albert_ quand, à leur profonde vexation, une semaine après, 10.000
nouveaux exemplaires apparurent sur le marché clandestin.

Autre exemple de réimpression. En mai 1916, a paru à Arlon une «édition de
guerre» du livre de M. H. Grimauty, _Six Mois de guerre en Belgique, par
un soldat belge_.


3. Les publications originales.

Voyons maintenant les plus intéressantes de nos publications: les journaux
et les brochures donnant, non des réimpressions de livres, de chroniques,
de poésies... faites à l'étranger pour l'étranger, mais des articles
écrits par des Belges résidant en Belgique à l'intention de leurs
co-prisonniers.

La toute première place est tenue par un journal, _La Libre Belgique_. Du
1er février 1915 au 31 décembre 1916, il en a paru 100 numéros.

Ceux-là seuls qui ont vécu sous une tyrannie tracassière et abhorrée
peuvent comprendre avec quelle curiosité ardente on attend _La Libre
Belgique_.

Quand le prochain numéro paraîtra-t-il? Nul ne le sait, car le journal est
_régulièrement irrégulier_, comme le dit le sous-titre.

Comment nous parviendra-t-il? On ne le sait pas non plus. Tantôt il est
déposé sous enveloppe dans la boîte aux lettres, tantôt un ami vous le
glisse mystérieusement dans la main, tantôt on le trouve en bonne place
sur sa table de travail (c'est de cette manière que M. le baron von
Bissing le reçoit).

Où l'imprime-t-on? Mystère. A en croire la manchette du journal, son
adresse télégraphique est «Kommandantur Bruxelles». Quant au bureau et à
l'administration, «ne pouvant être un emplacement de tout repos, ils sont
installés dans une cave automobile»!!

Quels sont les auteurs? Les jésuites, disent les uns; les francs-maçons,
assurent les seconds. Deux assertions aussi exactes l'une que l'autre; car
il n'y a plus en Belgique ni cléricaux, ni socialistes, ni libéraux, ni
flamingants, ni wallingants: il n'y a que des Belges, animés d'une même
ardeur et accomplissant indistinctement leur devoir patriotique.

A combien tire-t-il? A 10.000, assure-t-on. Mais nul ne pourrait le dire
avec précision, pas même ceux qui sont ses plus audacieux propagateurs.
Celui qui se charge de répandre _La Libre Belgique_ reçoit de chaque
numéro un certain nombre d'exemplaires. Il en fait trois ou quatre paquets
qu'il remet à autant d'amis; chacun de ceux-ci partage de nouveau son
stock entre un petit nombre de personnes sûres, et ainsi de suite jusqu'à
ceux qui distribuent le journal aux «clients».

Chaque distributeur sait donc de qui il reçoit les numéros et à qui il les
remet, mais il ignore quels sont les échelons supérieurs et inférieurs.
Chacun répartit ses exemplaires entre quelques personnes qu'il connaît
bien; il n'est donc pas obligé d'inscrire leurs noms.

On saisit les avantages de cette façon de procéder. Si, lors d'une visite
domiciliaire, la police de la Kommandantur a accidentellement la chance
de mettre la main sur un paquet de numéros de _La Libre Belgique_,--tout
arrive!--elle pourra condamner le détenteur à quelques milliers de marks
d'amende, s'il est riche, ou à quelques mois de prison, s'il n'a pas de
fortune; mais on ne saura pas encore à qui les exemplaires sont destinés,
ni surtout quelle est leur origine. Le talent de conspirateur des Belges
s'est si bien aiguisé, et les intermédiaires entre le directeur et les
lecteurs sont si nombreux que, lorsqu'on a une idée à soumettre aux
rédacteurs, il faut de dix à quinze jours pour que le message arrive
d'échelon en échelon jusqu'à la «cave automobile».

De temps en temps, la première page du journal est illustrée. Le n° 50
nous montre Guillaume II en enfer, d'après le tableau bien connu d'Ant.
Wiertz, «Napoléon en enfer». Le n° 52 donne un bon portrait du roi Albert.
Le numéro anniversaire (n° 62) nous montre le pauvre baron von Bissing au
milieu d'une montagne de mandats de perquisitions destinés à mettre la
main sur les rédacteurs de _La Libre Belgique_; on y représente aussi la
cave automobile où siège la rédaction, celle où fonctionne la machine à
imprimer et celle où se fait l'emballage; puis la perquisition dans un
water-closet et l'arrestation de la statue d'André Vésale (voir page
suivante et pl. II). Le n° 83, «censuré le 21 juillet 1916», donne à
l'occasion de la fête nationale belge un dessin, «Vers la gloire», entouré
d'un cadre aux couleurs belges (pl. IV). Le n° 81 publie une reproduction
d'une carte illustrée qui a été vendue en Allemagne, avec le lion belge
chevauché par un Prussien (pl. III).

Mais la meilleure image reste celle du n° 30, reproduisant un «instantané»
du gouverneur général, baron von Bissing, lisant _La Libre Belgique_ [7].
A partir de ce moment, ce ne fut plus une récompense de 5.000 francs qui
était offerte au dénonciateur de _La libre Belgique_, mais une prime
de 25.000 francs, puis de 75.000 francs. Ils nous prennent pour des
Allemands! Ils s'imaginent que l'intérêt nous fera oublier le devoir!

[Note 7: Voir _Comment les Belges résistent_..., fig. 1.]

Cependant nos tyrans mettent tout en oeuvre pour échapper au cauchemar de
_La Libre Belgique_. Au printemps de 1915, des perquisitions ont mis sens
dessus dessous les maisons de tous ceux qui pouvaient être soupçonnés
d'aider à sa propagation. Nous vivions dans une incertitude perpétuelle; à
chaque coup de sonnette, nous nous demandions si ce n'était pas pour une
visite domiciliaire. On publiera après la guerre la liste des maisons qui
furent fouillées de la cave au grenier, sans que la police ait reconnu
sous leur maquillage les paquets de _La Libre Belgique_.

La traque aux prohibés se poursuit dans la rue. On arrête les avocats, les
employés de bureau, les fonctionnaires, bref tous ceux qui sont munis d'un
portefeuille, et on leur bouleverse leurs papiers pour y découvrir _La
Libre Belgique_.

Les Bruxellois racontent que la Kommandantur a reçu plusieurs fois des
lettres anonymes donnant des renseignements précis sur le local où
s'élabore _La Libre Belgique_. La police arrivait en grand secret, se
faisait ouvrir la maison, descendait vivement tel escalier, enfilait le
couloir, poussait la porte indiquée sur le plan et débouchait dans un
water-closet. La «chronique théâtrale» du n° 39 de _La Libre Belgique_
raconte une équipée de ce genre, ainsi que la mésaventure des Allemands
allant arrêter André Vésale dont la statue se dresse sur la place des
Barricades à Bruxelles!

Voici quelques faits qui donneront une idée de l'acharnement avec lequel
_La Libre Belgique_ est poursuivie. Un rédemptoriste, le R. P. Verriest, a
été condamné à 4.000 marks d'amende pour s'être occupé de la répandre.
Par jugement du tribunal militaire d'Anvers, en date du 18 février 1916,
trente-deux personnes ont été condamnées à des peines de trois à dix-huit
mois de prison pour avoir procédé à la distribution de journaux prohibés.
Le tribunal militaire de Hasselt a condamné un restaurateur et sa femme à
des amendes et à la fermeture pendant six semaines de leur café _In het
Vosken_ pour avoir répandu _La Libre Belgique_. Le bourgmestre intérimaire
de Bruxelles, M. Lemonnier, a vu bouleverser son habitation particulière
et son bureau à l'Hôtel de Ville: on ne découvrit rien, naturellement. M.
Lemonnier protesta contre ces agissements, le 27 décembre 1915:


MONSIEUR LE GOUVERNEUR GÉNÉRAL,

La police allemande vient de pratiquer des perquisitions dans mon cabinet
à l'Hôtel de Ville et dans ma maison privée.

Comme particulier, je ne songerais pas à me plaindre d'être traité
comme tant de mes concitoyens, mais en qualité de faisant fonctions de
bourgmestre, je dois élever une protestation contre cette perquisition
qui, pratiquée dans l'Hôtel de Ville, porte la plus grave atteinte à la
dignité et à l'autorité du premier magistrat de la cité, au moment où il a
besoin de tout le prestige dont sont entourées ses fonctions pour assurer
et maintenir l'ordre et la tranquillité publique.

Agréez, etc.

_Le Bourgmestre faisant fonctions_,

M. LEMONNIER.


La réponse fut digne de la brutalité allemande:


Bruxelles, le 1er janvier 1916.

A la lettre du 27 décembre 1915, n° 4864, j'ai l'honneur de répondre que
la police militaire a eu des motifs fondés pour faire une perquisition
domiciliaire aussi bien dans votre habitation privée que dans votre
cabinet officiel.

Votre protestation contre les opérations de perquisitions pratiquées dans
votre cabinet officiel est sans fondement et sans objet, attendu que vous
ne pouvez invoquer des privilèges spéciaux pour les locaux officiels de
l'Hôtel de Ville.

(s.) Frhr. VON BISSING.


En juin 1916, ils ont mis en prison, prétendument pour avoir propagé _La
Libre Belgique_, un jeune homme de seize ans, M. Léon Lenertz, fils d'un
chef des travaux graphiques de l'Université de Louvain qui fut fusillé
devant sa maison du boulevard de Tirlemont pendant la nuit tragique du 25
au 26 août 1914.

En septembre 1916, sept des principaux imprimeurs de Gand ont été mis
sous les verrous. Ils devaient y rester, paraît-il, jusqu'à ce que les
rédacteurs de _La Libre Belgique_ se soient fait connaître. Toutefois on
ne les a gardés que pendant un bon mois.

C'est surtout dans les couvents que M. le baron von Bissing s'obstine à
chercher les rédacteurs des journaux clandestins.

Le collège Saint-Michel, qui est le principal établissement des Jésuites
à Bruxelles, a été à diverses reprises fouillé et bouleversé de fond en
comble; le père Dubar fut condamné à douze ans de travaux forcés.

Perquisitions au collège Saint-Michel.

Samedi 18 mars, de grand matin, 80 bandits prussiens armés jusqu'aux
dents se sont présentés aux fins de perquisition au collège Saint-Michel,
boulevard Saint-Michel, à Bruxelles.

Après que tous les élèves eurent été licenciés, ils ont commencé leurs
exploits, et, naturellement, puisqu'il n'y avait rien à saisir, ils s'en
sont retournés Gros-Jean comme devant.

Ces imbéciles étaient à la recherche de... _La Libre Belgique_.

Von Bissing a, une fois de plus, fait buisson creux. Et l'automobile
insaisissable roulait..., roulait..., roulait toujours...

(_Écho de ce que les journaux censurés n'osent ou ne peuvent pas dire_,
avril 1916, p. 33.)


Le 4 juin 1916, le gouverneur général s'adressa à Mgr Heylen, évêque de
Namur, pour l'amener à agir sur son clergé. Après avoir signalé combien
il lui est pénible de se montrer sévère--sévère, mais juste--envers les
prêtres, il invoque... parfaitement, il invoque la Convention de La Haye.
Puis il ajoute:


Si l'on veut obtenir que les condamnations soient évitées, on ne
peut l'attendre que d'une conduite calme et exempte de politique des
ecclésiastiques eux-mêmes.

Et c'est pour cette raison que je m'adresse à Votre Grandeur avec la
prière d'agir sur vos subordonnés de manière qu'ils s'abstiennent dans
l'exercice du ministère sacré et ailleurs encore de toute activité
politique, et moins encore qu'ils se rendent coupables de transgressions
graves de mes prescriptions. Il importerait surtout de les détourner de
la diffusion d'écrits inadmissibles, à laquelle des ecclésiastiques ont
récemment pris une grande part.

M'est-il permis de prier Votre Grandeur de me faire savoir si je puis
compter sur Sa collaboration dans le sens indiqué? Au surplus, je ne
demande que la tenue des garanties auxquelles l'Épiscopat a souscrites, en
son temps, en ce qui concerne la bonne conduite du clergé.


Voici quelques passages de la réponse de Mgr Heylen:


Namur, 15 juin 1916.

EXCELLENCE,

Je suis heureux de constater, par la lettre de Votre Excellence en date
du 4 juin, qu'elle se rend parfaitement compte de l'effet déplorable et
excitant que produisent sur le peuple belge les arrestations journalières
d'ecclésiastiques, leur emprisonnement, leur condamnation, la déportation
d'un certain nombre dans les prisons ou les camps de l'Allemagne.

A plusieurs reprises, j'ai fait connaître mon sentiment sur ces objets et
je le redirai aujourd'hui à Votre Excellence, avec une entière franchise.
Le maintien de la tranquillité dans le pays n'est pas favorisé--loin de
là--par ces procédés d'intimidation et de violence; il s'obtiendrait plus
efficacement par une conduite qui serait en harmonie avec le tempérament
du peuple belge.

       *       *       *       *       *

Sur ce point, l'autorité allemande ne peut oublier qu'elle a aussi des
devoirs à remplir, et nous n'avons pas moins le droit qu'elle-même d'en
appeler à la Convention de La Haye. Cette Convention n'est pas faite
seulement dans l'intérêt de l'envahisseur, mais aussi du pays occupé; à
celui-ci elle assure le respect de ce qu'il y a dans l'âme humaine de plus
élevé et de plus noble, l'amour de la patrie, et elle impose à l'armée
occupante d'éviter tout outrage à ce patriotisme; or, nous subissons à ce
sujet de douloureuses violences et c'est ce que nous déplorons avec le
plus d'amertume dans l'occupation allemande.

Il semble qu'on veuille partout contrarier, étouffer, réprimer le
sentiment patriotique, dont le maintien est pourtant un droit et est, de
plus, indispensable à la tranquillité du peuple. Je citerai seulement deux
faits. Au mois de décembre dernier, à l'occasion d'un envoi de vivres aux
prisonniers de mon diocèse internés en Allemagne, il m'a été interdit de
formuler le souhait qu'ils soient bientôt rendus à leur patrie bien-aimée;
ces mots ont été supprimés de ma carte-correspondance.

L'un de mes vicaires généraux, cité vers la même date devant la police
secrète, s'est entendu reprocher d'avoir, dans une allocution, demandé de
prier pour notre Roi bien-aimé et son auguste famille...

       *       *       *       *       *

On s'autorise aussi à faire vis-à-vis de nous ce qui n'est pas toléré
vis-à-vis de l'armée allemande: d'une part, on interdit aux prêtres belges
les publications qui ne sont pas à l'éloge de l'Allemagne et, d'autre
part, on permet aux aumôniers allemands et à d'autres de répandre des
écrits provocants et outrageants pour notre patrie.

En regard des vains efforts tentés par les Allemands pour supprimer _La
Libre Belgique_, soulignons l'ardeur avec laquelle les Belges s'occupent
de la répandre. Voici un petit trait caractéristique: les vingt premiers
numéros du journal ont été réimprimés trois ou quatre mois après leur
publication.

       *       *       *       *       *

D'autres périodiques clandestins mènent le combat contre les procédés
allemands: _La Vérité_, qui publia sept numéros en mai et juin 1915 (pl.
V); _Le Belge_, qui parut de septembre à novembre 1915; _Patrie!_ (pl.
VII), qui en est à sa deuxième année; un journal flamand, _De Vlaamsche
Leeuw_ (pl. VI), qu'on peut se procurer «partout et nulle part» et
dont «la rédaction siège à la Kommandantur de Bruxelles, en face de
l'imprimerie de _La Libre Belgique_»; _De Vrije Stem_, d'Anvers (pl. VI),
etc.

Leur organisation est à peu près la même que celle de _La Libre Belgique_;
nous n'en reparlerons pas.

Un mot seulement sur un autre organe, _Motus, journal des gens occupés_,
feuille satirique qui était vendue, non distribuée gratuitement. Il n'en
parut que deux ou trois numéros, car elle eut la malchance de naître tout
juste au moment où la police allemande multipliait les visites dans les
échoppes à journaux, les librairies et les papeteries. De nombreuses
publications prohibées furent saisies pendant ces visites; mais, malgré
toutes les invitations allemandes, aucun marchand ne dénonça les auteurs
ou les imprimeurs des journaux, brochures, cartes illustrées, photos, etc.
Ils firent tranquillement leurs mois de prison, plutôt que d'accepter
la réduction de peine qui leur était offerte en échange d'une trahison.
Toutefois l'activité du pouvoir occupant fut fatale à _Motus_. Et c'est
dommage, car les plaisanteries de ce journal étaient fort amusantes. C'est
lui qui nous apprit que le Kronprinz venait d'avoir un fils, «un nouveau
prince-monseigneur»; il racontait aussi que Guillaume Il maigrissait
beaucoup, mais que les journaux d'outre-Rhin qui se permettaient de parler
du poids de l'Empereur étaient poursuivis pour crime de «pèse-majesté».

Voici quelques articles empruntés à _La Vérité_ et à _La Libre Belgique_,
qui renseignent, mieux que nous ne pourrions le faire, sur le rôle des
prohibés et sur la façon dont ils circulent en Belgique:

Les feuilles sortant de Prusse.

Tous les quotidiens de Bruxelles, sans exception, ont cessé leur
publication. Dès le début de l'occupation, von der Goltz leur fit faire
des avances; elles échouèrent. Il n'est pas de la dignité de la presse
indépendante de reconnaître la loi de l'usurpation; il est antipatriotique
de se mettre au service de l'ennemi. Or, publier ce qui plaît à la censure
prussienne et omettre ce qui lui déplaît; ne pas se réjouir des avantages
obtenus par les armées alliées, mais les escamoter et insister, au
contraire, sur les prétendus succès des troupes ennemies; insérer des
articles imposés par les bureaux prussiens et reproduire les bulletins des
Alliés tels que ceux-ci sortent des tripatouillages berlinois; critiquer
des initiatives belges parce que ce sont les seules que la censure aime
à voir dénigrer; ne pas mettre au pilori les massacres de Visé, Dolhain,
Liège, Aerschot, Diest, Louvain, Dinant, Tamines, Termonde, etc., mais
s'indigner des petits abus à charge de Belges appauvris; signaler avec
complaisance les organisations de l'ennemi et rester muet devant ses
exactions, c'est s'aplatir, c'est fouler aux pieds toute fierté, c'est
donner sa veulerie en exemple et c'est servir les intérêts de l'agression
germanique.

Le journalisme muselé aggrave son cas en gagnant beaucoup d'argent. Un
journal veule et cupide ne peut trouver des lecteurs que parmi les gens
sans grandeur morale.

A ces organes domestiqués s'oppose une autre presse d'occasion; celle-ci
répudie tout contact avec l'ennemi, dénonce ses crimes, entretient
l'esprit d'insoumission si admirable des populations. Des publications
telles que _La Vérité_ ou _La Libre Belgique_ ne se vendent pas et ne font
pas d'annonces. Au contraire, il s'agit d'y mettre de l'argent et il n'y
a d'autre chose à récolter que des années de prison, si l'on se fait
prendre...

Un tel organe ne dispose, pour se répandre, ni des trains, ni des
automobiles des Prussiens! C'est pourquoi nos lecteurs sont priés, avec
la plus vive insistance, d'y mettre du leur, de faire circuler ces pages
jusque dans les provinces. Il y a un risque? Tant mieux! L'action en
devient plus méritoire. Le pays est infesté de journaux émasculés. Que
l'on prenne aussi des copies, à la main ou à la machine, des articles que
l'on juge bons à répandre. Ainsi, la présente publication, petite, mais
fière, pauvre, mais inasservie, pourra déjouer les manoeuvres des agents
de l'Allemagne et apporter du réconfort à ceux qui n'ont d'autres sources
d'information que les affiches berlinoises et les feuilles censurées, où
les textes sont dénaturés de façon à distiller au jour le jour de l'ennui
et du mensonge, de la platitude et de la désespérance. A la longue,
cette veulerie et cette perfidie pourraient déprimer certains de nos
compatriotes: c'est pour eux que _La Vérité_ sort de son puits!

(_La Vérité_, n° 1, 2 mai 1915, p. 1.)

Merci à tous.

Nous savons que des articles de _La Vérité_, reproduits à la machine
à écrire, circulent en province. Nous savons que des lectures en sont
organisées, entre amis. Que cela continue, se multiplie et se généralise!
(_La Vérité_, n° 3, 20 mai 1915, p. 13.)


Un peu d'indulgence, s'il vous plaît.

Quelques lecteurs se sont plaints de l'odeur désagréable qu'avaient
certains de nos journaux; qu'ils veuillent bien nous excuser, mais ils
doivent comprendre qu'en temps de guerre on ne peut pas toujours choisir
ses compagnons de voyage. Aussi _La Libre Belgique_ s'est vue forcée de
voyager avec des harengs saurs, des fromages de Herve et du carbure de
calcium. Nous prions nos lecteurs d'avoir pour _La Libre Belgique_ la même
indulgence qu'ils se voient forcés d'avoir momentanément pour certains
voisins de tram. Toutefois le printemps est là, aussi nous ferons
l'impossible pour donner à _La Libre Belgique_ le parfum de la rose ou de
la violette.

Le présent numéro paraît en retard; voici l'explication: Nous avons dû le
réimprimer. _La Libre Belgique_ a rencontré l'ennemi, elle s'est jetée à
l'eau pour se sauver à la nage et elle s'est noyée.

_Requiescat in pace!_

(_La Libre Belgique_, n° 10, mars 1915, p. 1, col. 1.)


Prière de faire circuler ce bulletin.

Nos lecteurs n'auront pas été sans remarquer notre insistance à leur
répéter cet avis. Comme la prudence ne nous permet pas d'augmenter notre
tirage autant que nos amis le désireraient, vu la difficulté d'introduire
dans la capitale des colis trop volumineux, nous avons compté, dès le
premier jour, sur le patriotisme de nos «abonnés» pour nous aider dans
notre tâche. Que chacun des exemplaires de notre petite feuille passe
de main en main. Qu'importe si le propriétaire la voit revenir un peu
souillée, un peu déchirée; qu'importe même s'il ne la voit pas revenir du
tout. Il se consolera en se disant qu'elle fait du chemin puisqu'elle a
peine à retrouver sa route. Elle aura donc ainsi atteint le but cherché
par ses éditeurs.

Cent exemplaires doivent représenter au moins mille lecteurs.

Or, comme nous tirons... chut! taisons-nous, les Boches ne doivent pas le
savoir.

(_La Libre Belgique_, n° 21, mai 1915, p. 1, col. 1.)


Par suite d'un accident de machine, notre service a été un peu désorganisé
la semaine dernière; nous n'avons pu faire qu'une réparation provisoire,
et, s'il arrivait quelques retards dans l'apparition du journal, nos
lecteurs voudront bien nous excuser.

Nous profitons de l'occasion pour remercier nos concitoyens pour toutes
les marques de sympathie dont nous avons entendu les échos et qui nous
étaient adressées à l'occasion de notre soi-disant arrestation.


Avis important à nos lecteurs et propagandistes.

L'existence de notre publication et la liberté de ceux qui s'en occupent
dépendent avant tout de la discrétion de ceux qui la reçoivent et la
propagent. La curiosité, même la plus bienveillante, peut être aussi
dangereuse et aussi malfaisante que la délation coupable qui est
naturellement encouragée par nos pires ennemis. Nous prions donc
INSTAMMENT les vrais Belges, auxquels seuls notre bulletin est consacré,
de respecter l'anonymat des auteurs de _La Libre Belgique_ et de
s'abstenir du moindre effort pour le connaître. Cette curiosité seule peut
devenir une trahison et avoir des résultats très graves, dont le moindre
serait la mort anticipée de _La Libre Belgique_.

(_La Libre Belgique_, n° 29, juin 1915, p. 1, col. 1.)


Avis à nos lecteurs.

S'ils reçoivent la visite d'un honorable ecclésiastique qui voudra leur
parler de _La Libre Belgique_, du bien que fait ce journal, etc., ils sont
priés de prendre poliment par le bras ce Boche ensoutané et de le mettre à
la porte, sans plus.

Toutefois, à ceux qui croiraient devoir agrémenter cette mise au dehors
d'un maître coup de pied à l'endroit vulgairement dénommé «le Prussien»,
libre à eux. Ce serait mérité, sinon méritoire.

LA RÉDACTION.

(_La Libre Belgique_, n° 31, juin 1915, p. 1, col. 1.)


A son Excellence le Baron von Bissing, gouverneur allemand.

EXCELLENCE,

Vous nous comblez d'attentions. Vos agents secrets et publics multiplient
les perquisitions à la recherche de _La Libre Belgique_. Vous avez même
mobilisé, dit-on, une brigade spéciale de détectives venus de Berlin pour
en découvrir les rédacteurs, les éditeurs, distributeurs, reporters, etc.

Vous perdez votre temps et vous gaspillez votre argent bien inutilement.
Il est vrai que vous avez déjà plus d'une fois mis la main sur un paquet
d'exemplaires du journal qui fait votre cauchemar et que vous avez frappé
d'amendes sévères ceux qui en étaient détenteurs. Mais _La Libre Belgique_
a continué à paraître aussi... irrégulièrement que par le passé et
son tirage n'a cessé de monter... régulièrement après chacune de vos
expéditions.

Vous savez d'ailleurs fort bien, Excellence, que, si certaines de ces
expéditions ont abouti plus ou moins glorieusement, d'autres ont couvert
de ridicule vos agents et leurs chefs. Encore une fois, vous perdez votre
temps, cher Baron, et les bénéfices de vos saisies et de vos confiscations
ne vous paieront pas des peines que vous vous donnez et ne compenseront
pas le ridicule de votre insuccès.

Plus vous vous obstinerez, plus notre propagande s'étendra. Notre
imprimerie automobile, grâce à votre obligeance bien connue, se transporte
d'un point à l'autre du pays avec une facilité, avec une essence,--
pardon, je veux dire avec une aisance (ce que c'est de fréquenter la
Kommandantur, on en prend l'accent)--une aisance donc, que vous ne
soupçonnez pas.

Cher Monsieur, vous devriez vous souvenir que _La Libre Belgique_, dès sa
naissance, s'est engagée à paraître envers et contre tous, tant que
notre chère patrie serait occupée par vos compatriotes et qu'il y aurait
nécessité de réagir contre la presse à votre solde et celle qui, par ses
mensonges ou par ses omissions, cherche à énerver notre patriotisme, à
lasser notre résistance, à amollir nos caractères, à semer dans nos rangs
le doute, la division, le désespoir, en un mot à rendre inutiles et vains
nos sacrifices et nos souffrances.

Vous oubliez qu'en Belgique une promesse est un engagement sacré, qui
lie celui qui l'a faite aussi bien qu'un serment et mieux qu'un traité
diplomatique. Vous avez le grand tort de nous considérer comme annexés.
Vous pouvez nous voler, nous emprisonner, nous fusiller même, mais vous ne
nous ferez pas taire.

NOUS NE SOMMES PAS DES ALLEMANDS, NE NOUS MESUREZ DONC PAS A VOTRE AUNE.

Vous avez dit récemment, à ce qui nous a été rapporté, que les Belges sont
indécrottables. Ce mot, qui rappelle trop les souvenirs que vos officiers
ont laissés partout sur leur passage dans nos maisons et nos châteaux,
aurait dû vous brûler les lèvres, mais il est cependant l'expression
malheureuse d'une idée vraie: les Belges sont INDOMPTABLES.

Quant à tuer _La Libre Belgique_, n'y comptez pas, c'est impossible. Elle
est insaisissable, parce qu'elle n'est nulle part. C'est un feu follet,
qui sort des tombes de ceux que vos compatriotes ont massacrés à Louvain,
Tamines et Dinant et qui vous poursuit. Mais c'est aussi le feu follet qui
sort des tombes des soldats allemands tombés à Liège, à Waelhem, à l'Yser.
Ceux-là voient à présent pour quel misérable projet de domination ils ont
été sacrifiés au Moloch de la guerre, sous prétexte de défendre la patrie;
c'est enfin la voix de toutes les mères, la voix de toutes les veuves et
de tous les orphelins qui pleurent ceux qu'ils ont perdus. Cette voix
augmente tous les jours d'intensité. Son retentissement s'étend sur toutes
nos provinces et va jusqu'au delà de nos frontières. Elle ne se taira que
lorsque le dernier de vos soldats et de vos agents aura cessé de fouler
notre sol envahi au mépris de tout droit.

Ne pensez pas, cher Baron, que nous ayons la naïveté de croire que vous
allez, sur notre conseil, abandonner l'espoir de nous faire découvrir
par vos Sherlock Holmes de contrebande. Nous savons que rien n'arrête
un Allemand lorsqu'il s'est lancé sur une mauvaise voie, pas plus le
sentiment du ridicule qu'aucun scrupule ou la certitude de la défaite
finale. C'est pourquoi nous vous présentons, Excellence, à l'occasion
de vos mécomptes passés, présents et futurs, l'expression de nos très
sincères et tout à fait irrespectueuses condoléances.

LA LIBRE BELGIQUE.

(_La Libre Belgique_, n° 49, octobre 1915, p. 1, col. 1.)

       *       *       *       *       *

Dans la lutte de tous les instants que les Belges, prisonniers dans leur
propre pays, soutiennent contre la domination allemande, les journaux sont
secondés par de nombreuses brochures. Citons-en quelques-unes, simplement
pour donner une idée de leur diversité.

_Nécrologe dinantais_, août 1914.--Cette brochure donne d'abord un récit
des massacres et des incendies; puis la _Liste officielle des civils
fusillés à Dinant les 23 et 24 août 1914 par ordre de l'autorité militaire
allemande, sans aucun jugement préalable_. La liste comprend les noms et
prénoms de six cent six cadavres, avec leur profession, leur domicile et
leur âge. Puis on ajoute: «Cette liste est incomplète; elle ne contient
pas les noms de tous ceux dont on n'a pas pu identifier les corps, ni de
ceux qui sont morts dans les hôpitaux à la suite de leurs blessures.»

Le _Nécrologe dinantais_ avait été précédé d'une autre liste imprimée qui
fut impitoyablement poursuivie par les Allemands à Dinant même[8].

[Note 8: Voir DAVIGNON, _Belgique et Allemagne_, p. 66.]

_Pages du Livre des Douleurs de la Belgique_.--Récits objectifs, par des
témoins oculaires, de quelques horreurs commises en Belgique par l'armée
allemande.

_La Violation de la Neutralité belge_.--Exposé très simple de la perfidie
allemande, fait en janvier 1915. _Comment l'Yser n'a pas été franchi:
Yser, Nieuport, Inondations_.--Cartes et photographies de la région;
récits des combats et des inondations (voir pl. VIII).

_Le Manifeste des intellectuels allemands et les Réponses des
neutres_.--Traduction française du manifeste, et quelques-unes des
réponses.

_La Sozialdemokratie et la Guerre. Le Crime des Socialistes allemands.
Petit dossier documentaire_.--On y lit notamment le récit des visites
faites à la Maison du Peuple de Bruxelles par divers militants allemands:
Wendel, Liebknecht, Köster et Noske (voir p. 181).

_La Franc-Maçonnerie belge et les Loges allemandes_.--Reproduit l'appel
de M. Ch. Magnette à neuf loges allemandes, pour demander une enquête
impartiale sur ce qui s'est passé en Belgique; le refus des deux seules
loges qui aient répondu; la riposte de M. Magnette; des documents
justificatifs d'origine allemande.

_Patriotisme et Endurance_.--C'est la lettre pastorale bien connue de Mgr
Mercier, qui a produit une si grande impression. L'édition _princeps_,
imprimée à Malines chez Dessain, a été en partie saisie par l'autorité
allemande. Mais on en a fait une douzaine d'éditions en français et trois
éditions flamandes; elle a aussi été répandue par la dactylographie.
Chaque édition a eu de nombreux tirages. Chez un seul imprimeur de
Bruxelles, la police allemande a confisqué 35.000 brochures. Mais il en a
été publié tant de centaines de milliers que chaque maison de Belgique en
recèle au moins un exemplaire.

_Autour de la Lettre cardinalice_.--Réimpression de la principale
correspondance échangée entre les autorités allemandes et le clergé belge
à l'occasion de la prohibition de la lettre pastorale.

       *       *       *       *       *

La propagande anti-allemande s'opère aussi à l'aide de cartes illustrées,
représentant le Roi, la Reine, le prince Léopold, M. Max, Mgr Mercier,
Miss Cavell et Ph. Baucq, etc.

La carte prohibée qui a dû vexer le plus profondément les Allemands est
celle qui reproduit les portraits de leurs espions. Une trentaine de
ceux-ci avaient eu l'ingénieuse idée de se faire photographier en corps.
Une semaine ne s'était pas écoulée que les Belges en possédaient une
épreuve et la faisaient reproduire en carte postale[9]. Dès qu'un de ces
sympathiques mouchards entrait dans un tram, tout le monde le dévisageait
avec une insistance significative.

Quoiqu'il soit défendu de photographier, de nombreux amateurs bravent les
rigueurs de la «justice» allemande, et prennent des clichés des ruines
de Louvain[10], de Dinant, de Termonde[11], de Visé, des villages du
Luxembourg, etc.

[Note 9: _Comment les Belges résistent_..., fig. 26.]
[Note 10: _Ibid._, fig. 20.]
[Note 11: _Ibid._, fig. 23.]


4. Les arrêtés allemands sur la presse.

Sont en présence: d'une part les Allemands détenteurs de l'autorité, et
décidés à en abuser sans le moindre scrupule, ne cherchant qu'à nous
démoraliser pour pouvoir plus facilement nous écraser sous leur botte;
d'autre part les Belges, abandonnés à eux-mêmes, exposés à toutes les
rigueurs des tribunaux militaires chaque fois qu'ils font un effort pour
se dégager de l'étouffoir. Dans cette lutte, tellement inégale que les
Belges semblent vaincus d'avance, ce sont pourtant eux qui gardent le
dessus; rien ne prouve mieux la victoire de nos compatriotes et la rage
impuissante de nos ennemis que les peines de plus en plus excessives
comminées par les règlements sur la presse.

Un avis du gouvernement militaire de Bruxelles, le 22 novembre 1914,
parlait d'emprisonnement prolongé:


Avis.

Je rappelle à la population de Bruxelles et des faubourgs qu'il est
strictement défendu de vendre ou de distribuer des journaux qui ne
sont pas expressément admis par le gouverneur militaire allemand. Les
contraventions entraînent l'arrestation immédiate des vendeurs ainsi que
des peines d'emprisonnement prolongé.

Bruxelles, le 22 septembre 1914.

_Le Gouverneur militaire_,
Baron VON LÜTTWITZ,
_Général._

L'arrêté du 13 octobre 1914, signé baron von der Goltz, menaçait d'une
punition, «conformément à la loi martiale, celui qui propage des écrits
non censurés»[12].

L'avis du 4 novembre 1914, signé également baron von der Goltz, disait que
les contrevenants seraient «punis d'emprisonnement de longue durée»[13].

Des condamnations furent effectivement prononcées à cette époque, par
exemple: Louis Prost, condamné à six mois de prison «pour avoir répandu
des copies de nouvelles menteuses de la guerre, reproduites par
dactylographie»[14].

[Note 12: _Comment les Belges résistent_..., p. 4.]
[Note 13: _Ibid._, p. 6, 7.]
[Note 14: _lbid._, p. 5.]


Mais les rigueurs allemandes n'empêchèrent pas l'introduction de journaux
étrangers ni la création de journaux clandestins. Dans un communiqué
officiel, reproduit par les journaux censurés, du 14 juin 1915, M. le
baron von Bissing, gouverneur général en Belgique, se plaint de cette
situation.

Quelques jours plus tard, un autre communiqué précise ces notions: les
contrevenants seront punis d'un emprisonnement de un jour à trois ans et
frappés d'une amende de 3.000 marks au maximum.

Un arrêté du gouverneur, en date du 25 juin 1915, dit:


Les actions et les omissions défendues par l'arrêté du 13 octobre 1914
et l'avis du 4 novembre 1914, concernant la censure des imprimés,
récitations, etc., et par l'avis du 15 décembre 1914 concernant
le transport de lettres, écrits, etc., sont passibles d'une peine
d'emprisonnement de un jour à trois ans et d'une amende de 3.000 marks au
plus ou d'une de ces deux peines à l'exclusion de l'autre, à moins que
d'autres lois ou arrêtés ne prescrivent une peine plus élevée.

Les tentatives de commettre les actions et omissions précitées sont
punissables; les objets soustraits au contrôle seront confisqués. Les
infractions seront jugées par les tribunaux militaires ou, s'il s'agit de
contraventions peu graves, par les autorités militaires.

Le présent arrêté entrera en vigueur le jour de sa publication.

(_L'Écho de la Presse internationale_, 5 juillet 1915.)


Mais aucune menace ne fait fléchir le patriotisme des Belges. Aussi le
gouverneur général exhale-t-il de nouvelles lamentations en janvier 1916.
Il y avoue--enfin!--que la population bruxelloise reste irréductiblement
hostile aux occupants. Cette petite crise de sincérité jure avec les
interviews qu'il accordait au début de 1915 à des journaux allemands,
notamment à la _Norddeutsche Allgemeine Zeitung_; il y disait
régulièrement que les rapports des Bruxellois avec les Allemands étaient
devenus meilleurs. Voici la plainte de janvier 1916:


L'attitude de la population bruxelloise à l'égard de la garnison allemande
montre, dans tous les domaines, une hostilité non justifiée. Non seulement
on distribue et on achète volontiers continuellement dans la ville
des écrits injurieux, d'un caractère obscène contre l'Administration
allemande, sous les yeux de la police de la ville; non seulement des
officiers allemands ont été insultés en pleine rue (par exemple le cas de
Jonghe), mais souvent la population bruxelloise en est arrivée à prêter au
service de renseignements ennemi une aide active en lui fournissant des
renseignements sur la situation militaire en ville, par exemple, sur
l'occupation temporaire des hangars à aéroplanes, et elle a ainsi rendu
possible des actes hostiles contre la garnison allemande établie dans ses
murs. Il est regrettable que même des employés communaux n'aient pas eu
honte de participer à ces actes hostiles, et d'y prêter aide, comme agents
de l'espionnage ou comme détenteurs d'explosifs. De plus, et sur une
grande échelle, malgré des avis réitérés avec menace de pénalités sévères
du gouvernement général, la population bruxelloise a tenu des armes
cachées et a ainsi indiqué son intention de se garder armée en vue d'un
soulèvement.

De même, dans le domaine des logements, l'attitude hostile de la
population bruxelloise s'est manifestée ouvertement. Non seulement on
a créé des difficultés de toutes sortes aux officiers et aux employés
allemands, pour la location d'appartements convenables, mais encore les
quelques bailleurs qui ont loué à des officiers ou employés allemands,
pour gagner ainsi légitimement leur vie, ont été en butte, de la part de
leurs concitoyens, à des chicanes continuelles, à des menaces et à des
humiliations. C'est ainsi que pour les officiers et employés allemands la
question du logement est devenue particulièrement embarrassante.

(Signé) VON BISSING.

De nouveau, quelques jours après, le 11 janvier 1916, confirmation
menaçante des plaintes du gouverneur général:


Arrêté.

       *       *       *       *       *

ART. 2.--Quiconque, dans le territoire du gouvernement général,
aura lancé ou fait circuler sciemment, sur le nombre, la marche ou de
prétendues victoires des forces ennemies, de faux bruits pouvant induire
en erreur les autorités civiles ou militaires quant aux mesures à prendre
par elles;

Sera puni d'une peine d'emprisonnement de cinq ans au plus, à moins que
les lois et arrêtés en vigueur ne prescrivent l'application d'une peine
d'emprisonnement plus élevée.

ART. 3.--Les infractions au présent arrêté sont de la compétence des
tribunaux militaires allemands.

Bruxelles, le 11 janvier 1916.

VON BISSING.                        VON SAUBERZWEIG.


Jusqu'ici n'étaient exposés aux sévérités des tribunaux militaires que
ceux qui s'occupent de propager les «écrits provocateurs». A partir du
5 février 1916, il est tout aussi criminel de les recevoir et de les
conserver.

Celui qui trouve _La Libre Belgique_ dans sa boîte aux lettres est donc
tenu de la brûler immédiatement!


Arrêté.

Quiconque possède des imprimés qui, contrairement aux prescriptions en
vigueur, ont été soustraits à l'examen de la censure, sera puni, soit
d'une peine d'emprisonnement de trois ans au plus et d'une amende pouvant
atteindre 3.000 marks, soit d'une de ces deux peines à l'exclusion de
l'autre, à moins que les circonstances ne prouvent que le détenteur n'est
pas coupable.

Les imprimés formant l'objet des infractions seront confisqués.

Ces infractions sont de la compétence des tribunaux ou autorités
militaires allemands.

Bruxelles, le 5 février 1916.


C'est sans doute à la suite de cet arrêté que fut condamné le propriétaire
d'un café de Liège:


_Liège_.--M. Adam Quaden, le propriétaire de la Taverne Britannique,
place Verte, vient d'être condamné par les tribunaux boches à quatre mois
de prison pour le fait suivant:

La Taverne Britannique, lieu de réunion de tous les vrais Liégeois, reçut
un jour la visite de quelques Allemands qui y procédèrent à une minutieuse
perquisition. On découvrit dans la loge du portier du café quelques
numéros de _La Libre Belgique_, que le portier reconnut avoir ramassés sur
une table, où un inconnu les avait déposés[15].

[Note 15: On peut se demander qui est cet inconnu. Était-ce peut-être
un agent provocateur? Ne pas oublier qu'à Liège même, en décembre 1914, de
nombreuses personnes ont été condamnées parce que des mouchards allemands
avaient déposé dans leur boîte aux lettres _Le Courrier de la Meuse_, de
Maestricht. (Note de J.M.)]

M. Quaden fut arrêté comme responsable, bien qu'innocent, et condamné.

(_Le Courrier de l'Armée_, n° 245, 30 mars 1916, p. 4, col. 1.)


Plus tard, en juin 1916, M. Préherbu, juge de paix de Schaerbeek, a été
suspendu de ses fonctions, pour avoir été trouvé détenteur du numéro du
journal exécré.

Deux remarques au sujet de ces arrêtés:

_a_) Dans le domaine, essentiellement civil, des délits de presse, ce
sont les autorités militaires ou les tribunaux militaires qui sont seuls
compétents et qui condamnent «conformément à la loi martiale»[16]; cela
signifie qu'il n'y a ni publicité des débats ni recours contre les
jugements. Oh! «le respect des lois en vigueur dans le pays» exigé par
l'article 43 du règlement annexé à la Convention de La Haye, un chiffon de
papier qui est en partie l'oeuvre des juristes allemands et qui porte leur
signature.

[Note 16: Il ne faut pas trop s'étonner de ce que les tribunaux
militaires jugent les délits de presse; à Anvers, c'est devant les
tribunaux militaires que comparaissent les restaurateurs coupables d'avoir
servi à leurs clients des pommes de terre épluchées d'avance!]

_b_) Chaque nouvel arrêté commine des peines plus fortes. Singulière
psychologie! Ils croient donc que les Belges qui n'ont pas été effrayés
par six mois de prison reculeront devant cinq années! A comparer avec la
prime offerte, dit-on, à celui qui ferait connaître les auteurs de _La
Libre Belgique_: 5.000 francs, puis 25.000 francs, puis 75.000 francs.

En province, les mêmes mesures sont prises contre les écrits non censurés.
Qu'il nous suffise de rappeler quelques arrêtés, déjà reproduits dans
_Comment les Belges résistent_... page 6 (à Spa), page 7 (à Louvain),
page 8 (à Namur), page 17 (à Anvers).

Nous ne résistons pas au désir de réimprimer ici la joyeuse affiche
placardée à Liège, le 10 septembre 1915, en pleine bataille de la Marne.


A la population de Liège et de ses environs.

Vu les succès croissants des troupes allemandes, on ne comprend pas que
le peuple de Liège soit toujours assez crédule pour croire les nouvelles
frivoles et absurdes répandues par les fabriques de mensonges installées
à Liège. Ceux qui s'occupent de propager de telles nouvelles s'exposent à
être rigoureusement punis. Ils jouent un jeu dangereux en abusant de
la crédulité de leurs concitoyens et en les engageant à des actes
irréfléchis. La population raisonnable de Liège s'opposera d'elle-même à
toutes les tentatives de la sorte!

Autrement elle s'expose non seulement aux désillusions les plus graves,
mais encore à être ridiculisée aux yeux du monde intelligent.

VON KOLEWE,
_Lieutenant général et
Gouverneur allemand de la place de Liège_.

_Défense d'arracher ce placard ou de coller un autre dessus_.


5. Le supplément aérien de «La Libre Belgique».

Depuis le printemps 1916, les Belges utilisent un nouveau moyen de
transport de publications prohibées: l'avion.

De petites feuilles «volantes» (_Le Clairon du Roi, supplément aérien de
La Libre Belgique_) sont imprimées à l'étranger et lancées sur les villes
belges par nos aviateurs. Elles donnent chaque mois, en français et en
flamand, des nouvelles de la guerre. Inutile de dire que les Allemands
font tout au monde pour empêcher nos compatriotes de saisir et de propager
ces communiqués. Ainsi, l'aéroplane qui survola, à la fin de juin 1916, la
région d'Anvers et de Saint-Nicolas, avait semé des quantités de petits
papiers; pendant plusieurs jours des patrouilles de cavalerie parcoururent
le pays, arrêtant et fouillant tous ceux qu'on pouvait soupçonner de
transporter des journaux tombés du ciel.

Le mercredi 6 septembre 1916, le lieutenant C... et l'adjudant M...
versèrent une pluie bienfaisante de suppléments aériens de _La Libre
Belgique_ sur les promeneurs de la Porte de Namur et de la Grand'Place, à
Bruxelles.

A la suite de cette visite, les habitants des boulevards voisins de la
Porte de Namur ont été punis: ils doivent être rentrés à 20h 30 et rester
chez eux sans lumière. Comme cette perspective pourrait ne pas être
suffisamment désagréable pour empêcher les Bruxellois d'aller ramasser les
papiers distribués par les aviateurs, les Allemands ont imaginé un système
plus radical: ils lancent contre les aéroplanes des shrapnells qui
n'éclatent pas en l'air, mais au moment où ils retombent près du sol.
Beaucoup de curieux ont été tués et blessés de cette manière lors du raid
du 27 septembre 1916.


6. Les simili-prohibés.

Voyant que ni l'intimidation brutale ni la corruption n'empêchaient nos
compatriotes d'acheter les journaux étrangers et de répandre des journaux
clandestins, l'autorité allemande employa notre propre arme: elle fit
imprimer des simili-prohibés.

Dès le mois de janvier 1915, circulait à Bruxelles un pamphlet insultant
les autorités civiles d'Anvers à l'occasion de l'entrée des troupes
allemandes dans la ville. Cette affaire n'est pas encore tirée au clair,
et la preuve de la complicité allemande n'est pas faite; mais tout au
moins les Allemands ont-ils avoué, par l'organe de M. le baron von Bissing
fils, professeur à l'université de Munich, qu'ils se sont efforcés de
profiter des dissensions qu'on avait essayé de semer[17].

[Note 17: Voir _Belgien unter deutscher Verwaltung_, dans _Süddeutsche
Monatshefte_, avril 1915 (p. 31 du tiré à part), traduit dans: _Comment
les Belges résistent_..., p. 414, note 3.]

A la fin de juillet 1915, on vendait à Bruxelles une «proclamation du roi
Albert à l'occasion de la fête nationale du 21 juillet». C'était un tissu
d'inepties entremêlées de quelques attaques venimeuses contre les Alliés.
La pseudo-proclamation fut reprise par la presse allemande. La fraude
était tellement grossière que nous n'avons pas eu besoin de la note du n°
42 de _La Libre Belgique_ pour la percer à jour.

Leur plus belle invention fut de publier un journal, _Le Fouet_, qu'on
distribue en cachette. A côté de plaisanteries niaises sur «Bête-man,
Chandelier de l'Empire», le n° 1 attaque vivement le «gouvernement
clérical» de la Belgique et les «flamingants». Ceci est une marque de
fabrique indiscutable, car il n'y a pas un seul Belge qui n'ait oublié
aujourd'hui nos querelles intestines.

A diverses reprises on a vendu à Bruxelles des contre-façons de feuilles
étrangères, soit de journaux de Dunkerque, soit de journaux publiés par
des Belges en Néerlande. Ces sosies se vendaient 50 centimes à 1 franc,
alors que les journaux authentiques coûtaient au moins le double. Ils
présentaient cette particularité d'annoncer des victoires étourdissantes
des Alliés. Étaient-ils l'oeuvre de quelque imprimeur désireux de gagner
de l'argent, ou doit-on y voir la main des Allemands? c'est difficile à
dire. Toutefois, rappelons-nous que, pendant le siège de Paris, Bismarck
prit soin de faire parvenir de temps en temps aux Parisiens de faux
journaux relatant de prétendues victoires françaises; il savait que rien
ne conduit plus sûrement une population au désespoir que les illusions
déçues:



B. _LES PUBLICATIONS PERMISES_


Nous venons de montrer les efforts faits par les Belges pour publier la
vérité malgré tous les obstacles. Disons maintenant de quelle manière
l'autorité occupante entend renseigner nos populations.

La documentation mise à notre disposition peut être classée en quatre
groupes:

1° Les informations gratuites fournies par l'autorité allemande et par les
particuliers;

2° Les imprimés d'origine allemande qu'on peut acheter en Belgique;

3° Les journaux et brochures, prétendument belges, soumis à la censure;

4° Les journaux hollandais tolérés par la censure.


1. Informations gratuites.

Il y a d'abord les affiches officielles, rédigées premièrement en
allemand, français et flamand, mais depuis octobre 1914 en allemand,
flamand et français. Elles sont censées nous tenir au courant des
opérations militaires. Voici un article de _La Vérité_ qui ne laisse aucun
doute sur leur sincérité:


L'arsenal du mensonge.

_Il est vraiment criminel de tromper la population
belge en répandant de fausses nouvelles._

LE GOUVERNEUR GÉNÉRAL.



Dans toute la machine militaire allemande, que les Alliés démolissent
pièce par pièce, l'organe qui marche encore le mieux est l'arsenal du
mensonge, établi à Berlin, avec succursale à Vienne.

Voulez-vous prendre sur le vif leur système d'informations truquées?
Passez rue de la Chancellerie, près de Sainte-Gudule, à Bruxelles, ou bien
rue des Paroissiens, à deux pas de là. C'est dans mon quartier; tous les
jours je revois une vieille affiche qui fut placardée le 15 septembre et
s'exprime en ces termes: «Berlin, 14 septembre (officiel).--Sur le théâtre
de la guerre à l'ouest (France), ont lieu des opérations dont les détails
ne peuvent encore être publiés et qui ont conduit à une bataille qui est
favorable pour nous. Toutes les nouvelles répandues à ce sujet, par tous
les moyens, par l'ennemi, et qui présentent la situation comme défavorable
pour nous, sont fausses.» Or, cette bataille, engagée dix jours
auparavant, est la grande victoire française de la Marne qui arrêta
définitivement l'invasion[18]. Berlin savait alors la vérité et publiait
le mensonge! A tout bulletin victorieux de Berlin, rappelons-nous la
dépêche officielle du 14 septembre, où il y a autant de faussetés que de
mots et où la partie adverse est accusée de répandre des mensonges. Toute
la méthode germanique se trouve là!

[Note 18: Cette défaite, que les Allemands n'ont jamais déclarée, leur
coûta, outre leurs morts et blessés, 65.000 prisonniers, 345 canons et
plus de 3.000 véhicules avec 5.000 chevaux. La bataille dura du 6 au 12
septembre, entre 1.500.000 Allemands et 1.250.000 Français renforcés de
60.000 Anglais.]

Autre exemple: Si l'on se reporte aux informations que l'ennemi répandait
dans la seconde moitié d'octobre, l'armée belge, décimée, disloquée,
était en train de se reformer dans le nord de la France. Or, les Belges
accomplissaient alors, de Nieuport à Dixmude, des exploits admirables: ils
occupaient l'Yser, face à une armée supérieure en nombre d'hommes et de
canons, combattaient jours et nuits et infligeaient aux Barbares une
défaite décisive! Nous en racontons plus loin un épisode. Eh bien! il a
fallu de longs mois pour que la vérité se fît sur ces journées glorieuses
de notre campagne, dont les mensonges berlinois étaient parvenus à nous
cacher le vif éclat!

Ce n'est pas tout. Récemment, l'affiche allemande nous manda la
destruction d'un dirigeable italien. Mais ni l'affiche ni les journaux
bruxellois sortant de Prusse ne soufflèrent mot de la destruction de deux
zeppelins, l'un à Evere-lez-Bruxelles, l'autre à Saint-Amand-lez-Gand,
pertes subies trois jours plus tôt!

Le 10 juin, Berlin avoua que ses troupes ont «abandonné» (hum!) les
dernières maisons de Neuville, «qui est en possession des Français depuis
le 9 mai». Or, cette conquête, accomplie depuis un mois plein, Berlin
avait omis de nous en informer jusque-là! Au contraire, Berlin n'avait
cessé de nous dire que l'offensive au nord d'Arras n'obtenait aucun
succès!

Voilà quelques exemples typiques de la méthode d'information en usage à
Berlin: 1) on dément une grande victoire des Français en les accusant de
falsifier le vrai; 2) on déclare inexistante l'armée belge au moment même
où elle fait une résistance invincible; 3) on passe sous silence des faits
défavorables, dont des milliers de Belges furent les témoins réjouis; 4)
on met un mois à avouer un échec, après l'avoir attribué à l'adversaire...

Il existe un «Bureau pour la diffusion des nouvelles allemandes à
l'étranger», dont le siège se trouve à Dusseldorf. Il a installé chez
nous des édicules où chacun peut lire le titre de l'officine: _Büro
zur Verbreitung von deutschen Nachrichten im Auslande_. Avec un pareil
organisme, et l'officielle Agence Wolff--sans oublier la presse à tout
faire--nous sommes bourrés de mensonges et de notes tendancieuses...

Les concitoyens de Manneken-Pis crachent sur ces saletés--et la Belgique
entière en fait autant.

(_La Vérité_, n° 6, p. 1, 21 juin 1915.)

Les renseignements relatifs aux combats de Champagne, en février 1915,
sont du même acabit, ainsi que nous l'apprend l'extrait suivant d'un
article de _La Libre Belgique_:


Les mensonges allemands.

Sur de grandes affiches bleues, placardées sur les murs de la ville, et
relatives aux combats qui se sont livrés en Champagne, les Allemands
avaient souligné, notamment, que deux faibles divisions rhénanes luttèrent
contre six corps d'armée français. Or, voici ce que nous apprend le
communiqué officiel français: «Les opérations militaires en Champagne ont
eu pour résultat, depuis le 16 février, de nous faire avancer sur un front
de 7 kilomètres et une profondeur de 2km 500.»

«L'ennemi employa _quatre à cinq corps d'armée et demi_. Dix mille
cadavres ont été trouvés sur le champ de bataille, et nous avons fait deux
mille prisonniers.»

D'après ce même communiqué, les deux faibles divisions rhénanes!!...
étaient composées de 119 bataillons, 31 escadrons, 64 batteries de
campagne et 20 batteries lourdes. Jusqu'au 3 mars, les Allemands ont
encore amené 20 bataillons, parmi lesquels 6 bataillons de la Garde, 1
régiment d'artillerie de campagne et 2 batteries lourdes.

(_La Libre Belgique_, n° 9, mars 1915, p. 4, col. I.)


Où les nouvelles officielles allemandes atteignirent le summum de la
véracité, ce fut lors des attaques d'octobre et novembre, 1914 dans la
région d'Ypres. _La Soupe_ se donna le plaisir de copier textuellement les
affiches allemandes et de les publier[19].

[Note 19: Voir _Comment les Belges résistent_..., p. 222, 223.]

Ces affiches officielles ne se contentent pas de nous combler de nouvelles
authentiques sur les opérations militaires. Elles prennent également soin
de nous informer de l'opinion publique à l'étranger. Que ces coupures de
journaux sont sincères, il est à peine besoin de le dire.. Donnons-en
un seul exemple, celui de la toute première affiche qui nous intéresse
directement.

Jusqu'au 13 septembre 1914, les affiches placardées à Bruxelles n'avaient
résumé que des articles de journaux au sujet de la France et de
l'Angleterre. Le 14 septembre, nous pûmes lire deux extraits relatifs à
notre pays:


Nouvelles publiées par le Gouvernement allemand.

Cologne, 12 septembre.

La _Gazette de Cologne_ ayant reproduit dans son numéro de jeudi un
article du _Corriere della Sera_ d'après lequel le cardinal belge Mgr
Mercier se serait prononcé défavorablement sur les Allemands, en les
qualifiant de barbares, le cardinal von Hartmann, archevêque de Cologne,
écrit à la _Gazette de Cologne_ ce qui suit:

«Je m'empresse de vous dire, au sujet de l'article portant pour titre: «Le
cardinal Mercier comme accusateur» (no. 1011 de la _Gazette de Cologne_)
qu'au cours de sa présence récente à Rome, il a été interviewé par le
correspondant du _Corriere della Sera_. Lorsque cette interview parut
dans le journal, le cardinal a immédiatement contesté de la façon la plus
énergique de s'être prononcé comme le _Corriere_ le prétend. Aussi fit-il
sur l'heure parvenir au ministre de Prusse près le Vatican, ainsi que par
mon intermédiaire, à l'abbé von Stotzingen, une protestation qui devait
être publiée dans _l'Osservatore Romano_.

«Je vous serais très obligé, Monsieur, de vouloir bien, dans l'intérêt de
la vérité, publier cette déclaration dans la _Gazette de Cologne_.»

Francfort, 12 septembre.


La _Gazette de Francfort_ apprend de Stockholm: La vérité au sujet de
Louvain commence à percer même en Angleterre. Dans la _Westminster
Gazette_, un ancien membre du Parlement écrit: «Lorsque la population
urbaine tira tout d'un coup, de l'intérieur des maisons, sur les troupes
allemandes, cet acte de folie devait nécessairement entraîner des
conséquences justes. Le feld-maréchal Lord Roberts fit incendier pour des
faits analogues des fermes de Boers.»

Le Gouvernement militaire allemand.

Voyons d'abord l'extrait daté de Cologne, disant que Mgr Mercier a accordé
une interview à un rédacteur du _Corriere della Sera_. Cela est faux: ce
n'est pas avec un rédacteur du _Corriere della Sera_.. journal à tendances
libérales, que Mgr Mercier s'était entretenu à Rome, mais avec un
collaborateur du _Corriere d'Italia_. qui est franchement catholique.

Plus ingénieusement falsifié est le second extrait. Un ancien membre du
Parlement anglais aurait affirmé que la population de Louvain tira sur les
troupes allemandes. Or, ce membre reproduit tout bonnement,--et il le dit
de façon expresse,--les affirmations allemandes. La seule chose qu'il
déclare lui-même c'est qu'une troupe allemande fut défaite près de Malines
et qu'elle s'enfuit vers Louvain.

Voici l'article original de la _Westminster Gazette_ ainsi que la
traduction du deuxième alinéa. Nous croyons inutile de traduire aussi le
premier: celui-ci répète un conte à dormir debout sur une prétendue
menace d'agression de la part des Bruxellois. Nous qui n'avons pas quitté
Bruxelles un instant pendant les mois d'août et de septembre 1914, pouvons
certifier qu'il n'y a pas la moindre apparence de vérité dans cette
histoire. D'ailleurs, vraie ou fausse, elle ne change rien à la
falsification intentionnelle appliquée par la censure allemande au seul
alinéa qui, soit résumé dans l'affiche. Ajoutons que les Allemands ne
soufflent mot de la première partie de l'article, tant ils savent qu'ils
se rendraient ridicules en racontant cela aux Bruxellois.


The Truth about Louvain.

To the Editor of the _Westminster Gazette_.

_Sir_,--In all British fairness some prominence might be given to the very
narrow escape Brussels had from the terrible fate of Louvain, as described
in the _Daily Telegraph_ by its capable correspondent, Mr. Gerald Morgan.
He states that, «accompanied by Richard Harding Davis», he was «permitted
by the Germans to follow» their Army. A battle near Waterloo was expected,
but it did not come off. Mr. Morgan and his friend returned to Brussels,
and--I quote his exact words, as given in the _Pall Mall Gazette_--he
«found the town on the verge of a turmoil. This was owing to General von
Jarodzky's stupidity, and very nearly involved the town in the same rate
which afterwards overwhelmed Louvain. He was left in the city with a
brigade of 5.000 men. He moved 3.000 of these suddenly outside the city,
and then as suddenly became alarmed for the safety of the remainder
amongst so large a hostile population. He therefore marched the 3.000
camped outside hastily back again. It was reported that the Germans had
been completely defeated in a great battle fought at Waterloo, and were
fleeing in confusion. The inhabitants of Brussels wished to take up arms
and finish off Jarodzky and any survivors, but fortunately the error was
discovered in time». Now, this is exactly what the German generals declare
to have happened at Louvain. We know as a certainty that a small German
force was actually defeated outside Malines, and actually fled into
Louvain on the very evening it was burned and devastated. The Germans
allege that the townsfolk immediately started «to finish off the
survivors», firing from the windows and house-tops. This insane act would
rouse the devil in any soldiery, and may explain how, after a twenty-four
hours' struggle, the unhappy town was a heap of ruins. Lord Roberts, the
justest and gentlest of conquerors, most properly ordered widespread
farm-burning in South Africa for the same offence. If you shoot without
blame a soldier who tries to shoot you in the front, should you do less to
an armed civilian who shoots you in the back?--Yours, etc.,

A LIBERAL Ex-M. P.

(_Westminster Gazette_, September 5th 1914.)

TRADUCTION.

Or, c'est exactement cela que les généraux allemands déclarent s'être
passé à Louvain. Nous savons de façon certaine qu'une petite troupe
allemande fut effectivement défaite en dehors de Malines, et qu'elle
s'enfuit dans Louvain le soir même où la ville fut brûlée et dévastée. Les
Allemands affirment que la population de la ville se mit immédiatement à
«en finir avec les survivants», et qu'on tira des fenêtres et des toits.
Cet acte de folie mettrait le diable au corps de toute troupe de soldats,
et cela expliquerait comment, après un combat de vingt-quatre heures, la
malheureuse ville n'était plus qu'un amas de ruines. Lord Roberts, le plus
équitable et le plus doux des conquérants, ordonna à très juste titre
l'incendie de nombreuses fermes en Afrique australe, pour le même délit.
Si vous abattez à coups de fusil un soldat qui tente de vous tuer
loyalement par devant, feriez-vous moins au civil armé qui vous tire un
coup de fusil par derrière?

Votre, etc.
Un ancien membre libéral du Parlement.

On voit immédiatement que tout l'intérêt de l'affiche allemande s'effondre
si le premier mot de la citation est inexact: Lorsque la population...

Or, le feuillet 3 du _Bureau des deutschen Handelstages, Berlin_, reçu
par plusieurs maisons de commerce bruxelloises (voir plus loin, p. 43),
reproduit aussi l'extrait de _Frankfurter Zeitung_; mais au lieu de dire:
«Lorsque la population urbaine...», le feuillet de propagande dit: «Si la
population de Louvain...», ce qui est conforme au texte anglais. Accès de
sincérité digne d'être signalé pour son caractère exceptionnel.

La fausseté des affiches allemandes ne nous est en général démontrée que
longtemps après leur publication. Mais une autre de leurs qualités, la
niaiserie, nous frappe tout de suite. Voici, à titre d'exemple, la copie
d'une affiche devant laquelle les Bruxellois s'égayaient le 11 septembre
1914:


Nouvelles publiées par le Gouvernement allemand.

Berlin, 6 septembre.

L'ambassade d'Autriche-Hongrie publie la dépêche suivante qui lui a
été transmise par le ministre des Affaires étrangères de Vienne:
«L'information russe au sujet de la bataille de Lemberg et de la prise
triomphale de cette ville est un mensonge. La ville ouverte de Lemberg a
été abandonnée par nous, sans combat, pour des raisons stratégiques et
humanitaires.»

Berlin, 8 septembre.

Le prince impérial, qui commandait en dernier lieu avec le grade de
colonel une division de la Garde, a été promu par l'Empereur au grade de
lieutenant-général.

Londres, 8 septembre (agence Reuter).

Une escadre allemande, composée de 2 croiseurs et 4 torpilleurs, a capturé
15 barques de pêcheurs anglaises, dans la mer du Nord, et conduit de
nombreux prisonniers à Wilhelmshafen.

Le _Times_ annonce que le croiseur allemand _Dresden_ a fait couler un
navire à charbon anglais sur la côte brésilienne. En outre, deux navires
de transport anglais auraient touché à des mines.

D'après des informations viennoises, deux croiseurs anglais gravement
endommagés se trouveraient dans le port d'Alexandrie; tous les deux
montrent de fortes traces de coups de feu.

Rome, 8 septembre.

Le cardinal Mercier, archevêque de Malines, qui se trouvait ici, est
reparti pour la Belgique avec un sauf-conduit en traversant les troupes
allemandes. Cette protection a été obtenue pour le cardinal par le
ministre de Prusse près le Vatican. Les informations contraires publiées
par la presse française, anglaise et belge sont donc contraires à la
vérité.

Breslau, 9 septembre.

Le commandant général du corps d'armée de Breslau publie ceci: «La
landwehr silésienne a livré hier un combat victorieux à la Garde impériale
du III° corps d'armée caucasien; nous avons fait prisonniers 17 officiers
et 1.000 hommes.»

Vienne, 9 septembre (communication officielle).

On apprend au sujet des récents combats déjà relatés de l'armée
autrichienne Dankl, contre laquelle l'ennemi (les Russes) avait amené par
chemin de fer des renforts considérables, que l'armée commandée par le
lieutenant-feld-maréchal Kestranck a repoussé avec de sanglantes pertes
une forte attaque russe. A cette occasion, 600 nouveaux prisonniers ont
été ramenés. A part cela, un calme relatif a régné hier sur le théâtre de
la guerre russo-autrichien.

Le Gouvernement militaire allemand.

On reste rêveur devant les «raisons humanitaires» de l'armée autrichienne,
qui se sont si éloquemment manifestées en Serbie, et devant l'activité de
l'escadre allemande qui «capture quinze barques de pêche». Ce qui nous
réjouit plus encore, ce fut d'apprendre que, malgré «les informations
contraires publiées par la presse française, anglaise et belge»,
le cardinal Mercier est revenu de Rome «en traversant les troupes
allemandes». Comme si nous n'avions pas tous lu le texte, imprimé et
répandu en cachette, du sermon prononcé par le cardinal au Havre, pendant
ce voyage de retour! Le Havre n'est pourtant pas sur le trajet de Rome à
Malines, en traversant les lignes allemandes.

Enfin, ce qui nous amusait aussi dans cette affiche, c'est qu'elle ne
soufflait mot de la bataille de la Marne, dont les péripéties nous étaient
connues par les journaux français introduits en fraude.

Tant par ce qu'elle raconte que par ce qu'elle tait, cette affiche est un
bon exemple des informations que l'autorité allemande fait placarder sur
nos murs. Quelle opinion les gouvernants de l'Allemagne ont-ils donc de
l'intelligence de leurs propres concitoyens, pour penser nous égarer par
de semblables inepties.

Quand les affiches sortent du genre niais, c'est d'ordinaire pour tomber
dans l'impudence, par exemple celle où von Hindenburg déclare que «plus
la guerre est cruellement menée, moins elle le sera en réalité, parce que
d'autant plus tôt elle sera finie» (20 novembre 1914), ou celle où M. Fox
dit n'avoir pas remarqué de «cruauté inutile» (26 avril 1915):


Pfui!!!

Il faut rendre cette justice aux Allemands que certains commencent à avoir
honte des atrocités commises par l'armée de la «Kultur». Ils se donnent
une peine incroyable pour les nier ou les excuser. Ils sont vexés de
voir que tout le monde, en dehors de leurs alliés, les massacreurs
des Arméniens, les met au ban de la société. Eh quoi? Une «Kultur» si
enviable, si vantée, si supérieure, produire des fruits pareils! Non, non,
il ne faut pas se lasser de mentir et de démentir. Tous les témoignages
tendant à innocenter les Allemands, si osés qu'ils soient, doivent être
soigneusement recueillis et mis en lumière. Voici ce que le Freiherr von
Bissing, gouverneur général de Belgique, qui est cependant au courant
des cruautés des _Gott mit Uns_, a eu dernièrement l'impudence de faire
placarder sur les murs de la capitale:

«Un certain Edward Fox, journaliste américain, homme sincère (oh!
combien!), qui a parcouru les fronts à l'Est et à l'Ouest, n'a pu
constater, en dépit de ses sérieuses recherches, un seul acte de cruauté
inutile commis par les Allemands.»

Ce digne homme peut se vanter d'être un reporter de tout premier ordre!
Par contre, il affirme que les Russes ont assassiné, violé, incendié
partout, d'une façon impossible à décrire. Comment, un homme qui a de si
bons yeux lorsqu'il s'agit des Russes, est-il aveugle comme une taupe
lorsqu'il s'agit des Teutons? Par quel miracle d'illusion d'optique
avons-nous pu croire, nous autres Belges, que nos villes ont été
incendiées, nos fermes détruites, nos concitoyens fusillés, nos femmes,
nos filles, nos religieuses outragées, nos maisons pillées? Nous aurons
sans doute mal vu, car le Fox, qui est un animal clairvoyant, n'a rien
constaté de semblable! Que le Freiherr von Bissing fasse placarder ses
affiches menteuses en Allemagne ou dans les pays neutres, soit, il y
trouvera peut-être quelque crédit; mais ici, en Belgique, à Visé, à
Dinant, à Andenne, à Battice, à Tamines, à Termonde, à Aerschot, à Louvain
et dans maints autres lieux, témoins des forfaits de la «Kultur»! Allons
donc!

Le Freiherr s'en rend compte. Sachant bien qu'il ne lui est pas possible
de nous faire prendre ses vessies pour des lanternes, il ajoute comme
restrictif, au mot «cruautés», le mot «inutiles». Il y a donc des
cruautés _utiles_. Dans son idée, ce mot sauve tout.--Vous vous plaignez
d'atrocités? Elles étaient utiles, cher Monsieur. Les _Gott mit Uns_ ont
assassiné des hommes, des femmes, des vieillards inoffensifs: _cruautés
utiles!_ Ils ont outragé des femmes et des jeunes filles: _cruautés
utiles!_ Ils se sont emparés de civils innocents, les ont brutalement
emmenés en captivité où ils ont été traités inhumainement: _cruautés
utiles!_ Que diriez-vous, Herr Baron von Bissing, si, en 1916, nos
soldats allaient promener la torche en Allemagne? Appelleriez-vous ces
représailles des «cruautés utiles»?

 (_La Libre Belgique_, n° 21, mai 1915, p. 4, col. 1.)

D'autres affiches sont doublement instructives, en ce qu'elles nous
révèlent l'existence de livres dont l'importation est prohibée: nous nous
empressons alors de nous les procurer par fraude. Ainsi, celle du 21 juin
1915 nous annonçait l'apparition du livre _La Guerre allemande et le
Catholicisme_:


Nouvelles publiées par le Gouvernement général allemand.

Cologne, 21 juin.

On mande à la _Kölnische Volkszeitung_:

Les cardinaux allemands von Bettinger (Munich) et von Hartmann (Cologne)
ont adressé la dépêche suivante à l'Empereur: «Révoltés des diffamations
dont la patrie allemande et sa glorieuse armée ont été l'objet dans le
livre: _La Guerre allemande et le Catholicisme_, nous éprouvons le besoin
d'exprimer à Votre Majesté la douloureuse indignation de tout l'épiscopat
allemand. Nous ne manquerons pas d'adresser une plainte au Souverain
Pontife.» L'archevêque de Cologne a reçu la réponse suivante: «Je
vous remercie vivement, vous et le cardinal Bettinger, des sentiments
d'indignation que vous m'avez exprimés au nom de l'épiscopat allemand au
sujet des honteuses calomnies que certains écrivains répandent sur l'armée
et le peuple allemands. Ces attaques, elles aussi, viennent se briser
contre la force morale et la bonne conscience du peuple allemand défendant
la juste cause, et elles retombent sur leurs auteurs.»

_Le Gouvernement général en Belgique._


L'affiche fut commentée par _La Libre Belgique:_


Un livre.

Il a paru un livre qui s'appelle: _La Guerre allemande et le
Catholicisme_.

Nous n'en savions rien.

C'est devant le mur que nous l'avons appris, vous savez le mur--chacun a
le sien dans son quartier--où le Gouvernement militaire, vraiment trop
bon, colle chaque matin des nouvelles savamment dosées à seule fin
d'épater les Allemands avant tout, les Flamands ensuite et les Wallons
enfin.

Donc, il a paru un livre qui a mis en colère deux kardinaux allemands et
le Kaiser par-dessus le marché.

J'aurais donné gros pour avoir ce bouquin. Les librairies aussi voudraient
l'avoir, mais ils ne l'ont pas, car nous vivons sous le régime délicieux
d'une liberté inkomparable.

Eh! qui sait! peut-être que cette vieille Excellence de von Bissing songe
à le mettre en vente, cet ouvrage qui a troublé Munich, Cologne et Berlin.
Notre gouverneur fait installer, à ses frais évidemment, à tous les
carrefours, dans tous les coins, sur toutes les places de Bruxelles des
aubettes d'une élégance toute teutonne, où s'étalent des karicatures d'une
finesse kolossale, des journaux austro-gothiques, des petits livres et des
cartes postales illustrées à l'usage d'un public spécial qui a beaucoup de
kulture et peu de marks.

Nous attendrons donc que le fameux livre nous arrive par la voie
hiérarchique; car chacun sait que nous ne pouvons, nous, recevoir ni
brochures ni journaux, pas même _Ma Jeannette_. Nous avons les Allemands,
et ça doit nous suffire.

Mais ce livre! ce livre!

Qu'est-ce qu'il a bien pu dire pour mettre sens dessus dessous les
cardinaux von Bettinger et von Hartmann qui se sont empressés de
télégraphier à sa très luthérienne Majesté que ce livre les plongeait dans
la désolation et qu'ils allaient se plaindre au Souverain Pontife?

Évidemment, les choses révélées doivent être énormes, énormes d'abord pour
avoir réussi à faire rougir des Allemands, énormes surtout pour avoir pu
indigner le sain des sains, le Kaiser.

Au fond, chacun le sait, l'Empereur se moque pas mal des catholiques et du
catholicisme, puisque étant l'inkarnation de _son_ dieu sur terre, il n'a
pas de comptes à régler avec _notre_ Dieu qu'il ignore. Mais, s'il se
soucie peu des catholiques, en tant que catholiques, il s'en occupe en
tant que chair à canon. Et comme il y en a pas mal de kilos dans l'Empire,
ça compte.

Or, tous les Allemands, pêle-mêle, sont à la guerre. L'auteur du livre en
question a des raisons de se plaindre de la façon dont cette soldatesque
fait la guerre non pas au point de vue de la technique, mais au point de
vue de la barbarie des procédés envers les catholiques. Si l'écrivain
a jeté à tous les vents sa protestation, c'est qu'il a eu de sérieuses
raisons de le faire.

Qu'a-t-il pu dire? Cherchons. Ne parlons pas de la France; nous avons,
hélas! assez et trop à dire de ce qu'ont fait en Belgique les doux sujets
du plus doux des souverains.

Systématiquement, ils ont essayé de démolir l'église métropolitaine de
Saint-Rombaud à Malines. Ce n'est pas de leur faute, si nous n'avons pas à
pleurer sur ses ruines. Une fois le coup fait, ils ont bien essayé de dire
que c'étaient les Belges qui avaient bombardé la cathédrale (_voyez
cliché Reims_). Ils ont depuis avoué leur bel exploit dans le n° 6 de
_l'Illustrirter Kriegskurier (encore un fameux spécimen de haute kulture,
celui-là!_). En effet ils y impriment ce charabia charmant: «Notre vue
montre la cathédrale de la côté de Bruxelles, donc la côté laquelle a
été exposée au bombardement des obus allemands. Comme on peut voir la
cathédrale est restée presque intacte.»

_Presque_ intacte! Est-ce regret? Est-ce ironie?

Hélas! elles ne sont pas _presque_ intactes la collégiale de Saint-Pierre
à Louvain, les nombreuses, les pauvres et jolies églises de nos campagnes.
La stratégie n'exigeait pas leur disparition. Elles étaient si humbles...
Elles furent cependant violées, souillées, spoliées, brûlées enfin par des
flammes dont la violence était décuplée par les essences incendiaires que
les soldats «à la conscience pure» lançaient sur les murailles. Qui dira
ce que sont devenus les vases sacrés dont certains servirent à boire du
champagne et d'autres à recevoir... hélas! n'insistons pas, car ce papier
rougirait?

Qui dira ce que sont devenues les hosties consacrées, jetées sur le pavé
foulées et piétinées, _panis angelicus, non mittendus canibus_? Qui
dira le martyre des prêtres assassinés; de ce doux curé de Herent;
des ecclésiastiques de Surice, Latour, Étalle, etc.; de ce tranquille
scolastique de la Compagnie de Jésus, abattu parce qu'il avait écrit sur
son agenda: «Nous revoyons les invasions des barbares»; de mon meilleur
ami, un saint curé de campagne, mort des suites des brutalités que lui
infligèrent des bourreaux puant l'alcool...

Et ces prêtres promenés nus devant leurs ouailles qui devaient, sous peine
de mort, leur cracher au visage. Et ceux qu'on faisait galoper sur la
place portant des harnachements de cheval...

Et dominant ce clergé martyr, notre vénérable et bien-aimé archevêque
qu'on aurait bien voulu frapper au front; si on l'avait osé,--car tout
est préméditation et calcul chez l'Allemand,--si on n'avait craint que
la chute de ce vieillard n'ait un retentissement énorme dans les deux
mondes...

Outrager Dieu, _notre_ Dieu, qui est aussi le vôtre, Éminences de Munich
et de Cologne, salir des temples, assassiner ses ministres, ce sont choses
abominables, mais qui pâlissent presque, si j'ose dire, quand on songe
avec quelle rage sadique les soudards ont violenté des femmes, d'humbles
religieuses qui aujourd'hui lèvent vers le ciel, en baissant avec dégoût
leurs yeux de vierges profanées, le fruit vivant, l'horrible preuve d'une
bestialité qui déconcerte...

Est-ce de tout cela qu'ont rougi les cardinaux von Bettinger et von
Hartmann? Est-ce de cela qu'ils vont se plaindre au Père commun des
fidèles?

Ah! oui!

Ils font la roue devant Wilhelm II, I.R.!

Que veulent-ils donc? Qu'on mette à l'_index_ le livre _in odium
auctoris_?

Allons, un bon mouvement, Éminences.

Venez vous-mêmes, venez en Belgique, vous êtes chez vous. Les autos de
la «Kommandantur» vous conduiront. Notre grand cardinal ira à pied. Vous
daignerez bien l'attendre, n'est-il pas vrai, ce sage, ce saint, ce
savant, ce patriote ardent, qu'un gratte-papier prussien, installé au
ministère de la Justice, a osé appeler: _un gamin!_

Il vous mènera, pas à pas, là où il y eut des crimes sans nom, des stupres
sans précédents, il vous dira des noms, des dates, il vous en dira tant et
tant, et devant tant de témoins _--lapides clamabunt!_--qu'il vous faudra
finir par baisser le front et que vous vous surprendrez à murmurer, les
lèvres tremblantes, la prière que vous dites chaque matin au pied de
l'autel:

_Judica me, Deus, et discerne causam meam de gente non sancta ..ab homine
iniquo et doloso erue me!_

_Jugez-moi, Seigneur, et ne confondez pas ma cause avec celle des impies,
délivrez-moi de l'homme astucieux et injuste._

Hélas! _vérité avant tout_ se traduit en allemand par _Deutschland über
Alles!_

Si cependant vous vous décidiez à venir, Éminentissimes Seigneurs, ne
mettez pas vos robes rouges, c'est inutile. Une noire, sous votre manteau,
suffira. Quand vous aurez marché quelques heures, vos soutanes seront
rouges, trempées du sang de nos martyrs...

Au fait, vous viendrez peut-être en grand uniforme, casque en tête, le
revolver à la ceinture, comme vos aumôniers... C'est une idée. Mais alors,
Mgr Mercier ne voudra pas marcher à vos côtés... On ne fait pas les
enquêtes comme cela, _chez nous_.

FIDELIS.
(_La Libre Belgique_, n° 34, juillet 1915, p. 2, col. 2.)

Ils n'affichent pas seulement les produits de l'Agence Wolff. De temps
en temps ils essaient d'abattre notre courage par des inventions
personnelles.


Une calomnie.

Plusieurs milliers d'affichettes ont été placardées sur les murs de
Bruxelles. Ces affichettes ont dû être imprimées en Allemagne, étant donné
que les typos belges ne possèdent pas de caractères néo-gothiques du genre
de celui qui a servi à l'impression.

En voici le texte:

_Nous, mères et épouses belges, nous nous écrions: Assez de la tuerie,
assez de sang innocent versé de nos maris, de nos fils, pour des nations
étrangères. L'honneur belge est sauf. Nous, nous n'avons plus de larmes.
Nous réclamons la paix ou l'armistice._

Au nom des femmes belges nous protestons. Pas une d'entre elles ne
regrette les sacrifices qu'elle a faits. Celles qui pleurent, pleurent
l'être cher disparu à jamais, mais à leurs larmes ne se mêle aucun honteux
regret comme celui que voudrait leur prêter l'auteur de cette infâme
affichette, aucun regret comme celui qu'il voudrait pouvoir glisser dans
leur coeur. Non, les femmes belges savent que leurs époux, leurs fils et
leurs fiancés ne se sont pas battus pour l'étranger. Le premier élan, le
premier cri de tous les Belges a été celui-ci: «L'honneur le veut, nous
devons opposer notre faiblesse à la force brutale du traître qui nous
attaque, alors qu'il avait juré de nous protéger. Nous savons tenir un
serment, nous, dût-il nous en coûter la vie.»

Mais, si à ce moment-là il était possible de se faire illusion, si l'on
pouvait croire alors que seul l'honneur était en jeu et nous commandait
d'héroïques sacrifices, comment peut-on maintenant encore parler de se
«battre pour l'étranger», maintenant que tout le pays est envahi et que,
sauf sur quelques arpents de terre, l'envahisseur barbare nous opprime et
nous prive de toute liberté? Oui, nos soldats se battent pour leur pays,
mais comme ce qui doublait leur force et leur courage aux premiers mois
de la lutte c'était le sentiment de l'honneur à garder intact et de
l'injustice à venger, ce qui les anime à l'heure actuelle c'est un
sentiment aussi noble que celui-là et plus noble si possible que le
patriotisme, c'est la conviction qu'ils servent, avec les peuples dont ils
sont les Alliés, la cause sublime du Droit et de la Civilisation.

Répétons encore ce que nous avons déjà dit: il n'y a plus ni Belges, ni
Français, ni Anglais, ni Russes, ni Serbes, ni Italiens; il n'y a plus
que des Alliés. Les Belges qui se sont incorporés dans les contingents
canadiens ou australiens, ceux qui sont au service de l'armée anglaise ou
française, ceux qui travaillent dans les usines de munitions, ceux qui
ont voulu prendre part à l'expédition dans les Dardanelles, l'ont bien
compris. Ils ont compris que, sans ces alliés, il y a longtemps que notre
pauvre pays eût été écrasé. Quant aux promesses faites par l'Allemagne
dans son ultimatum, nul ne voudrait avoir la honte même d'y songer. On ne
discute pas avec l'honneur; il commande, on obéit.

LIBER,
(_La Libre Belgique_, n° 35, juillet 1915, p. 3, col. 1.)


Craignant que les affiches ne suffisent pas à nous convaincre, l'Allemagne
nous éclaire encore gratuitement de trois autres façons.

a) Le Gouvernement impérial fait distribuer des fascicules, en allemand,
flamand et français, imprimés à Bruxelles sur les presses du _Moniteur
belge_, entre autres: _Conventions anglo-belges_ et le _Discours du
chancelier à la séance du Reichstag, le 2 décembre 1914_.

b) Il n'y a pas que les publications officielles. Plusieurs organismes
d'outre-Rhin éditent en plusieurs langues des feuillets de propagande qui
sont glissés dans les lettres d'affaires. Les maisons belges ont surtout
reçu des feuillets en français de _Bureau des deutschen Handelstages,
Berlin_ et de _Kriegs-Ausschuss der deutschen Industrie, Berlin_. Dans la
plupart de ceux qui nous ont été envoyés pendant les douze premiers mois
de la guerre, il était question de la violation de la neutralité belge et
de l'incendie de Louvain. On voit tout de suite où le bât les blesse.

c) Enfin, il n'est pas un Belge ayant en Allemagne des relations de
famille, ou simplement d'affaires, qui ne reçoive de nombreuses lettres
destinées à apporter la conviction dans son esprit. Toutes ces missives
répètent les mêmes choses, comme une leçon apprise; mais précisément
afin d'effacer toute suspicion sur ce point, les correspondants ont soin
d'indiquer qu'ils expriment leur sentiment personnel:

Leczyza, 8 janvier 1915.

Cher R...,

Quel changement depuis que nous nous sommes vus la dernière fois!
Les Allemands en Belgique; moi, comme soldat, en Pologne! Comment te
trouves-tu sous la domination allemande? J'espère que tu te plais sous le
nouveau régime. Nous sommes certains de vaincre et que la Belgique restera
allemande...

Cher R., écris-moi vite à l'adresse ci-dessus. Je me réjouirais tant de
recevoir de bonnes nouvelles. Quel dommage que ton pauvre et beau pays ait
tant souffert de la guerre! Louvain, Malines, Anvers, Bruges, ont tant
souffert, dommage! Si la Belgique avait suivi l'exemple du Luxembourg!
J'espère que tu vas bien ainsi que tes chers parents.

Lettre d'une nièce allemande à son oncle belge.

31 décembre 1914.

Cette année néfaste touche à sa fin et espérons que la nouvelle rétablira
la paix; à toi aussi, à Jeanne et à tes petits enfants, mon mari et moi
souhaitons toutes sortes de bonheur dans l'année à venir. Vous ne sauriez
croire combien nous autres Allemands nous plaignons la pauvre Belgique, et
les Belges verront bien aussi maintenant quelle faute ils ont commise en
se rendant tributaires de l'Angleterre. Si la Belgique fût restée l'amie
de l'Allemagne, il ne lui serait pas arrivé le moindre mal. Et le sort
épouvantable qui lui est échu en partage, elle le doit à la collaboration
brutale du peuple et même des femmes et des enfants à la guerre.

De cela nous avons nombre de preuves (nous-mêmes) par les récits des
officiers et soldats allemands. Comme les Bruxellois sont sages en restant
tranquilles. Nous espérons que cet état de choses restera tel.

Un soldat qui a été en quartier chez nous nous écrit de Staden, aux
environs du canal de l'Yser, que le peuple belge ne désire pas le retour
des Français ni des Anglais, car ceux-ci s'y sont conduits d'une façon
indiciblement honteuse.

Ils ne reviendront pas, car l'Allemagne est invincible et vous ne sauriez
vous figurer combien de réserves militaires nous avons encore. Dans tous
les cas, le fait que par cupidité et par jalousie on tâche d'anéantir un
peuple arrivé au comble de la civilisation et formant un État riche et
florissant est sans précédent dans l'histoire.

Oui, l'Angleterre a réussi à indisposer contre nous les nations par la
voie des journaux.

L'Angleterre nous dépasse en une chose seulement: elle sait mieux mentir.

Et quelle opinion mesquine se fait-elle des lecteurs de ses articles qui
souvent ajoutent foi à tous ses mensonges et à toutes ses folies? A des
lecteurs allemands on n'oserait pas raconter de pareilles sornettes.

Combien de fois notre magnifique Empereur n'a-t-il pas tendu à la France
la main de la réconciliation, mais elle l'a repoussée par un sentiment de
vengeance sotte et aveugle. Les Français et les Belges ne nous sont pas
antipathiques. Pourquoi ne s'allient-ils pas à nous contre l'Angleterre
cupide, rusée et perfide, qui veut subjuguer tout le monde? Nous ne
comprenons pas encore qu'en France, on ne se rende pas compte de cela.
C'est-à-dire qu'il y en a qui le comprennent, mais qui n'osent pas
l'avouer par peur de je ne sais quoi.

Cher oncle, je te prie de m'excuser de m'être trop étendue en vous
communiquant mon opinion sur la guerre, mais tout cela m'est personnel.

Nous sommes charmés que vous, Jeanne et les enfants se portent bien et que
ceux-ci mettent tant de zèle à secourir les indigents.

L'Allemagne est encore loin de périr par la faim. Nous avons assez de
pain, pommes de terre, etc., jusqu'à la prochaine récolte; notre stock de
bétail est considérable.

Vous ferez bien de faire comprendre cela aux Français et aux Anglais pour
leur faire abandonner leurs illusions stupides.

En France et en Angleterre, le peuple ne sait pas cela par la suppression
des journaux allemands.

Maintenant il faut que je finisse, nous espérons que vous recevrez cette
lettre, et nous serions charmés de recevoir de vos nouvelles de toi et de
Jeanne. Amitiés aussi de la part de mon mari.

Ta nièce: Elza.


Extrait d'une lettre privée de Mlles Y et Z.

12 février 1915.

...Nous avouons avoir été surprises de ce que, malgré la lecture de la
brochure _Die Wahrheit über den Krieg_, que nous t'avons envoyée, tu sois
tout de même d'un avis opposé au nôtre. Tu devrais cependant te souvenir
de ce que, de tout temps, les qualités dominantes des Allemands ont
toujours été: la sincérité et la vérité. Tu peux donc avoir une confiance
absolue dans l'exposé de la brochure en question et dans le _Livre Blanc_
allemand, et y croire. Après la fin de cette guerre, imposée à nous de
façon scélérate, vous aussi, vous aurez des éclaircissements sur les
points qui vous sont encore obscurs et vous reconnaîtrez la vérité.

...Nous sentons parfaitement combien le pain blanc habituel vous manquera;
la dernière récolte du froment a-t-elle donc été si mauvaise chez vous? A
ce point de vue nous ne manquons absolument de rien en Allemagne et l'on
ne s'aperçoit pas non plus d'un renchérissement quelconque; ceci est un
grand bonheur... .

Carte reçue à Bruxelles en janvier 1915.

Cher Comment allez-vous? Bien, j'espère. Mon mari va bien aussi, il a
été blessé d'une balle dans la jambe, mais il est en voie de guérison. A
Bruxelles tout est sans doute tranquille. En Belgique, les Anglais vous
ont trahis et vendus. Ce sont de mauvais génies. C'est au roi Albert
que vous devez cela. Pourquoi n'a-t-il pas laissé passer les Allemands?
Léopold aurait arrangé cela autrement. N'ayez aucune crainte, les
Allemands ne font de mal à personne, à moins que ce ne soit juste.

Mes amitiés chez vous.

2. Les imprimés allemands vendus en Belgique.


Plus personne au monde ne doute de la valeur documentaire des journaux
d'outre-Rhin: on les sait sous la coupe de leur censure, ce qui est tout
dire. Pourtant, un point qu'on ignore généralement, c'est que certaines
de ces feuilles publient deux numéros différents: l'un pour le front
oriental, l'autre pour le front occidental. _La Libre Belgique_ a
reproduit en fac-similé les en-têtes des deux numéros du 14 juillet 1915
(édition du soir) de _Düsseldorfer General Anzeiger_.


Les procédés de leur presse.

Même date, même édition (_Abend-Ausgabe_). Les deuxième, troisième et
quatrième pages des deux numéros sont identiques. Seule, la première page
diffère suivant le public auquel le journal est destiné.

Le numéro à envoyer au front de l'Ouest porte en manchette: «La Russie
mûrit pour la paix». Il contient des nouvelles sur la Russie que l'autre
ne reproduit pas.

Le numéro destiné au front russe porte: «Nouvelle avance allemande en
Argonne».

C'est par une erreur de la poste qu'un ballot de la seconde espèce est
venu s'égarer en Belgique.

(_La Libre Belgique_, n° 41, août 1915, p. 4.)

Nous donnons en fac-similé (pl. XIV) les deux numéros 314 du 19 juillet
1915 (édition du soir). Qu'on ne s'y trompe pas. Il s'agit bien réellement
de numéros distincts (tout au moins par leur première page), et non, comme
on pourrait le supposer, de numéros qui seraient simplement antidatés
pour l'un des fronts. Nous avons pu nous assurer que les articles
_Friedenspropaganda in England_ et _Der Bergarbeiterstreik in Wales_
figurant à la page 1 du numéro 314 envoyé au front russe, n'ont jamais
paru dans ceux qu'on vendait en Belgique.

Les bibliothèques des gares et les aubettes sur toutes les places de
Bruxelles nous offrent aussi des illustrés. Les deux plus connus sont _Die
Woche_ et _Berliner Illustrirte Zeitung_. Les photos reproduites sur
les planches XI et XII indiquent quel genre de renseignements ils nous
fournissent.

_Die Woche_ nous montre, par exemple, les incendies allumés par l'armée
allemande à Liège (pl. Xl) Nous avons appris ainsi que, le 20 août 1914,
il y avait quatre cents étudiants russes, armés de fusils, qui tiraient
des maisons situées en face de l'Université, alors que celle-ci était
occupée par les troupes allemandes. Quelle stupidité, n'est-ce pas, de
la part de ces étudiants! Il est vrai que plus tard l'Allemagne a dû
officiellement reconnaître que ces quatre cents francs-tireurs avaient été
inventés pour les besoins de la cause. En effet, aucun Russe ne figure sur
la liste des fusillés de Liège, preuve qu'ils ne purent être le moins du
monde suspectés d'avoir pris part à la simili-agression de francs-tireurs.
Mieux encore: quelques jours plus tard, l'affiche suivante fut placardée
en ville (nous la copions dans G. SOMVILLE, _Vers Liège: le chemin du
crime, août 1914_, p. 272):

Six cents étudiants russes qui, jusqu'ici, ont été à la charge de la
population de Liège, à laquelle ils ont fait beaucoup de difficultés, ont
été arrêtés et renvoyés par moi.

_Le Général-Lieutenant Gouverneur._

Si ces étudiants avaient pu être accusés d'avoir tiré contre les troupes
allemandes, l'affiche l'aurait constaté en grandes lettres, et ils ne s'en
seraient pas tirés avec un internement dans le camp de Münster.

Le même journal nous a appris, à nous Bruxellois, que des otages avaient
été pris à Woluwe (pl. XI), une localité suburbaine d'où chaque matin les
laitières viennent en ville avec leurs charrettes à chiens. Elles ne nous
avaient jamais rien dit de semblable!

Si les pauvres paysans, fuyant leurs villages décimés et incendiés, ne
nous avaient pas dépeint la férocité des soldats allemands, _Berliner
Illustrirte Zeitung_, dans le tout premier numéro qui fut vendu à
Bruxelles, nous aurait édifiés (pl. XII). Il nous faisait voir en effet
les femmes d'un village emmenées prisonnières. Les hommes étaient-ils déjà
fusillés?

Après avoir massacré plus de cinq mille de nos compatriotes et après
avoir brûlé vingt-six mille maisons, sous prétexte que les Belges avaient
organisé des bandes de francs-tireurs, l'Allemagne a pris soin de nous
mettre sous les yeux la façon dont ses alliés austro-hongrois s'y prennent
pour armer les paysans ruthènes. _Berliner Illustrirte Zeitung_ du 16 mai
1915 publie le portrait d'un officier donnant des instructions à un paysan
armé (pl. XII). Les Kulturés peuvent faire cela!

A côté du cynisme, mentionnons le ridicule. Dans ce domaine, la palme ne
peut pas être raisonnablement disputée à _Illustrierter Kriegskurier_, un
journal semi-officiel dont les seize pages ne coûtent que cinq centimes;
les explications sont données en allemand, flamand et français. Un seul
exemple suffira. Son numéro 3 donne trois figures représentant «L'entrée
de la division de marins allemands à Anvers». A peine le journal fut-il
mis en vente que tout Bruxelles éclata de rire; on allait, l'illustré en
main, se poster au coin de la rue de la Loi et de la rue Royale, pour
montrer aux passants que c'était là, et non à Anvers, que les photos
avaient été prises.

Les échoppes allemandes vendent également des livres. Ce sont d'abord des
récits de guerre, par exemple les ouvrages de F. von Zobeltitz, P. Höcker,
v. Gottberg, H. Osman, W. v. Trotha, etc. Puis des livres de propagande:
_Die Eroberang Belgiens; Lüttich; Antwerpen,_ etc.

Le trait suivant montre combien ces ouvrages sont véridiques:

Un éditeur de Leipzig a publié dernièrement un ouvrage dans lequel étaient
reproduites et amplifiées les grossières accusations d'atrocités dirigées
contre notre pays, dès l'origine du conflit, par la presse teutonne. Un
chapitre spécial de cette publication était consacré à la ville d'Anvers.
On y accusait la population de s'être livrée à des sévices graves, d'avoir
jeté des femmes et des enfants par les fenêtres, etc. On ajoutait même
ce détail précis qu'à l'avenue De Keyser on n'avait pas relevé moins de
trente cadavres allemands!

Justement émue de la publicité donnée à de tels racontars et désireuse en
même temps de clouer une bonne fois les calomniateurs de la Belgique, la
ville d'Anvers avait décidé d'intenter un procès, en 100.000 francs de
dommages et intérêts, à l'éditeur du libelle.

Mais l'autorité allemande veillait... Avertie des intentions de la ville
et craignant le retentissement que les débats d'un pareil procès, où
serait prise sur le vif la bassesse des procédés chers aux calomniateurs
d'outre-Rhin, ne manquerait pas d'avoir à l'étranger, elle a adressé à
l'Administration communale de la métropole une lettre par laquelle elle
lui interdit, _pour des raisons politiques_, de faire le procès.

On ne saurait reconnaître ses torts avec plus d'étourderie et d'ingénuité.

(_La Libre Belgique_, n° 80, d'après _Le Courrier de l'Armée_, n° 229, 3
août 1916.)

On vend aussi en Belgique des réponses allemandes, mais en français, à des
livres que nous ne pouvons obtenir que par fraude, par exemple ceux de M.
Waxweiler (voir p. 5 et 8) et de Mgr Baudrillart (voir p. 39).



La Belgique coupable.


Sous ce titre vient de paraître à Berlin, sous la signature de M.
Grasshoff, une brochure en réponse à celle de M. Waxweiler, _La Belgique
neutre et loyale_.

Puisque notre excellent gouverneur est assez aimable pour permettre qu'on
mette à la disposition des Belges la réponse à M. Waxweiler, il nous
semble qu'il ne serait que de stricte justice de nous permettre la lecture
de l'ouvrage lui-même. Jusqu'ici, seuls quelques privilégiés ont pu se
le procurer, au prix Dieu sait de quelles ruses et de quels dangers.
Connaissant les sentiments de haute loyauté du gouvernement qui nous
régit, nous sommes certains de voir dans quelques jours étalées côte à
côte aux vitrines des libraires les deux brochures.

En attendant, nous nous demandons si ce n'a pas été pour l'auteur une bien
mauvaise spéculation que de faire traduire son oeuvre en français.
En effet, si ses arguments ont peut-être quelque valeur aux yeux des
Allemands, nous doutons qu'ils en aient pour les Belges, qui ont vu, de
leurs yeux vu, ce qui s'est passé lors de l'invasion du pays.

Habitants de Louvain, de Dinant, de Tamines, d'Aerschot et vous tous,
Belges,--car qui ne compte parmi ses proches ou ses amis au moins une
victime des barbares--lisez ces extraits des rapports de soldats allemands
et dites-moi si, après cette lecture, vous n'êtes pas indignés et
stupéfaits devant l'audace de pareils mensonges:

1° A Louvain,

«Il est faux qu'une désignation arbitraire des personnes inculpées ait
réglé le sort de celles qui furent fusillées. Une rigoureuse légalité
présidait au contraire aux interrogatoires. _Je fus chargé de fouiller
les gens pour m'assurer s'ils étaient porteurs d'armes, et j'en trouvai
beaucoup dans ce cas._ Je fus chargé en outre de voir si les personnes
inculpées étaient des soldats belges déguisés, chose facile à constater
au moyen de la plaque d'identité individuelle. _Sur un grand nombre des
inculpés, je trouvai la plaque d'identité militaire dans la poche ou dans
le porte-monnaie._ Le capitaine Albrecht, qui dirigeait l'enquête, procéda
de telle sorte qu'il ordonna de fusiller les inculpés trouvés porteurs
d'une arme ou d'une plaque d'identité militaire, ou ceux contre lesquels
il était attesté par au moins deux témoins, soit qu'ils avaient tiré
eux-mêmes sur les troupes allemandes, soit qu'ils avaient été pris dans
une maison d'où l'on avait fait feu contre elles. _D'après ma ferme
conviction, il est absolument impossible que des gens complètement
innocents aient perdu la vie ainsi._»

2° A Andenne.

«A notre arrivée dans cette localité, un signal fut donné par la cloche
de l'église, à 6h 30 du soir, et au même instant les persiennes en fer de
toutes les maisons s'abaissèrent; les habitants, stationnant jusque-là
dans la rue, disparurent, et l'on tira sur mes troupes de tous les côtés,
mais surtout des soupiraux des caves et d'ouvertures pratiquées dans les
toits en enlevant des tuiles. _En outre, d'un grand nombre de maisons, on
versa de l'eau bouillante sur nos soldats._ A la suite de ce guet-apens
que la conduite de mes hommes ne justifiait en rien, un combat acharné
de rues s'engagea entre eux et la population civile. La preuve qu'il
s'agissait bien d'un plan concerté à l'avance, auquel prit part presque
toute la population d'Andenne et de la banlieue, _c'est que 100--cent--de
mes hommes furent blessés rien que par les brûlures provenant de l'eau
bouillante._


3° A Dinant.

«Des parents, au dire d'un bourgeois de la ville, mirent entre les mains
d'enfants de dix à douze ans des revolvers pour tirer sur les troupes
allemandes. Un petit garçon, arrêté, puis relâché en raison de son jeune
âge, se vantait lui-même d'avoir abattu cinq Allemands.»

Sans commentaire.

Quant aux pillages, sachez qu'ils sont uniquement l'oeuvre des Belges, des
Français et des Anglais surtout.

Tongrois, vous vous êtes complètement mépris; je croirais même que vous
avez rêvé en croyant avoir vu votre argenterie rangée bien méthodiquement,
sur les trottoirs de vos maisons, avant d'être emballée et expédiée. C'est
pour vous faire faire une cure d'air très salutaire, à vous et à vos
enfants, qu'on vous a fait loger à la belle étoile pendant deux nuits. Et
si, à votre retour, vous avez trouvé vos maisons plus ou moins dévalisées,
les soldats allemands n'y sont pour rien, prenez-vous-en aux bandes de
voleurs qui pullulent en Belgique.

M. Grasshoff ne nous dit pas comment ces voleurs ont pu rester en ville ou
s'y introduire, puisque tous les habitants en avaient été chassés et que
les Allemands veillaient soigneusement à ce que personne n'y entrât. Il
oublie de nous expliquer ce détail. Il oublie d'ailleurs de nous parler de
Tongres à propos des pillages, de Malines aussi. C'est un chapitre un peu
«brossé» de son ouvrage que celui-là. Il est vrai qu'il a oublié bien des
choses, entre autres de répondre à M. Waxweiler au sujet du Code de guerre
de l'État-major, des commentaires de ce code, faits par des juristes
allemands. Ce point forme cependant une des bases de l'argumentation de M.
Waxweiler, où il prouve que les massacres et les cruautés allemandes ne
sont que l'application logique des principes de ce code. Ainsi il prouve
aussi que, contrairement aux excès et abus qui peuvent exceptionnellement
se produire dans toute armée, les atrocités allemandes étaient
_commandées_.

Mais, au fait, est-il bien certain que M. Grasshoff ait lu l'ouvrage de
M. Waxweiler? Nous nous le demandons, tant il laisse de points importants
dans l'ombre.


_La Belgique coupable_ doit évidemment nous parler de la violation de la
neutralité belge. Ici nous devons avouer que l'auteur a découvert après un
an quelque chose de neuf et de réellement sensationnel. Nous savions
que tous les Allemands (eux seuls bien entendu) étaient convaincus, ou
feignaient de l'être, que des avions avaient survolé la Belgique et que
des soldats français étaient cachés dans les forts de Liège. Eh bien! il
y a plus fort que cela: 8.000 hommes, deux régiments de dragons et des
batteries étaient à Bouillon et aux environs le _31 juillet_. Personne ne
les a vus, mais c'est comme cela, puisque deux prisonniers l'affirment;
ils disent même que la population belge leur a fait un excellent accueil.
Comment le témoignage de ces prisonniers a-t-il été obtenu? C'est la
question que se poseront peut-être les lecteurs neutres? Ici, en Belgique,
nous nous en doutons bien un peu, nous connaissons par expérience
l'enquête au revolver, l'interrogatoire avec menace de mort ou après
épuisement par la faim. Nous connaissons tous ces beaux expédients de la
«justice boche». Autre preuve de la violation: Il parait qu'on a vu, le
_26 juillet_, à Bruxelles--écoutez bien--deux officiers français et un
officier anglais en uniforme. Évidemment, ces messieurs ne pouvaient venir
ici que pour conférer avec notre État-major. Seulement, Messieurs nos
alliés avant la lettre, pourquoi êtes-vous venus en uniforme pour une
mission secrète? Franchement, quelle légèreté! On voit bien que vous
n'êtes pas Allemands.

Et maintenant, chers lecteurs, si vous n'êtes pas convaincus que les
Français et les Anglais ont violé notre neutralité les premiers et que
nous aurions dû recevoir les Allemands à bras ouverts, c'est que vous êtes
des raisonneurs. Sous le régime nouveau, on apprendra à votre esprit à se
faire, plus vite que cela, une conviction selon la discipline.

Avant de terminer ce chapitre, constatons encore un «oubli» de notre
auteur: il ne souffle mot de l'aveu du chancelier. Cet aveu a pourtant
quelque importance, quand il s'agit de discuter la question de la
violation de la neutralité belge. Mais ce qu'il n'oublie pas, c'est de
nous ressasser l'histoire des fameuses conventions anglo-belges. Nous ne
fatiguerons pas nos lecteurs en la réfutant à nouveau.


_La Belgique coupable_ va nous apprendre encore autre chose de neuf: Vous
n'êtes pas sans avoir entendu parler de la guerre des francs-tireurs,
la guerre nationale, comme l'appelle M. Grasshoff, le grand cheval de
bataille des ennemis de notre pays quand il s'agit d'excuser les massacres
de leur armée.

Mais ce que vous ne saviez peut-être pas, c'est que cette guerre de
francs-tireurs avait été prévue et préparée par le Gouvernement, ainsi que
d'ailleurs aussi la Commission d'enquête sur la violation du droit des
gens, et la campagne de «calomnies» contre l'armée allemande. Peut-être
même, mais M. Grasshoff n'en est pas très sûr, les conventions
anglo-belges prévoyaient-elles déjà toute cette organisation défensive de
la Belgique. Dans le doute cependant, l'auteur veut bien, généreusement,
dégager la responsabilité de l'Angleterre dans cette affaire et la laisser
tout entière au Gouvernement belge.

Il voit la preuve de ce qu'il avance dans toutes les circulaires au sujet
de la garde civique. Pour lui, garde civique non active et franc-tireur
ne font qu'un ou à peu près. Et pourtant, comme l'a si bien démontré M.
Waxweiler, cette garde civique des campagnes eût-elle fait le coup de
feu, ce qui est faux, qu'elle n'eût simplement usé que des droits que lui
conféraient les conventions de La Haye.

Mais même la circulaire de M. le ministre Berryer aux administrations
communales, cette circulaire qui résume si admirablement les devoirs tant
envers l'autorité occupante qu'envers l'autorité légitime, est imputée à
crime. Pourquoi M. Grasshoff n'admet-il pas qu'on appelle «seul légitime»
le Gouvernement du Roi? Nous l'avons relue, cette circulaire, et les
phrases soulignées à dessein par M. Grasshoff nous ont seulement prouvé
une fois de plus le désir du Gouvernement d'observer et de faire observer
la stricte légalité et de rappeler aux autorités quels étaient leurs
devoirs.

Il y a encore le petit avis affiché partout et reproduit par tous les
journaux pour recommander le calme aux populations. Vous vous rappelez
sans doute cette phrase: «L'acte de violence commis par un seul civil
serait un véritable crime que la loi punit, etc.» Or, voici ce que
l'imagination de M. Grasshoff en tire:

«Le terme de _un seul civil_, employé dans cette proclamation, frappe déjà
par la double interprétation qu'il est possible de lui donner. Ce _seul
civil_, auquel il est défendu de tirer, fait naître facilement dans le
cerveau d'un homme simple la pensée qu'_il est permis de tirer si l'on se
met deux ou trois._»

Péremptoire, n'est-ce pas? Ça vous la coupe, littéralement. Quant à la
Commission d'enquête, il paraît, c'est toujours M. Grasshoff qui le dit,
que «son invitation à rapporter des cruautés allemandes précédait la
possibilité matérielle de leur exécution».

La vérité est que la Commission a été fondée le 8, et l'on sait avec
quelle désinvolture, avec quelle barbarie, les lois de la guerre avaient
été violées par les troupes allemandes entre le 4 et le 7 août, à la
frontière.

       *       *       *       *       *

Il est superflu de dire que nous n'avons pu relever ici toutes les erreurs
et contre-vérités contenues dans l'ouvrage de M. Grasshoff. Nous avons
voulu seulement montrer de quelle valeur sont ses arguments et les
témoignages qu'il invoque. Nous nous permettons, à ce propos, de lui faire
remarquer--bien humblement, car nous ne sommes docteur ni en droit ni
en philosophie allemande--qu'il n'est pas logique de donner tant
d'importance, quand il s'agit des francs-tireurs, à des récits de neutres
basés entre autres sur de simples propos entendus en tramway, alors qu'on
vient de montrer, à propos des atrocités allemandes, quel fond il convient
de faire sur des récits colportés de bouche en bouche. Nous lui dirons
aussi qu'un Allemand est mal venu à se moquer des erreurs de détail de la
presse adverse, alors qu'on sait les bourdes kolossales répandues par les
journaux boches: témoin, pour n'en citer qu'une seule, l'histoire de la
prise de Bruxelles après un combat acharné et une résistance désespérée de
plusieurs jours!

C'est dans un des récits de neutres dont nous venons de parler que nous
avons trouvé ce détail,--sans importance d'ailleurs--qui nous a fait
sourire: «A Nieuport, dans une villa occupée par les soldats belges,
les cabinets d'aisances étaient bouchés.» Horreur!!! Eh bien! nous vous
l'accordons volontiers, les soldats allemands n'auraient pas fait cela,
ils ont bien trop le respect--comme leurs officiers aussi--de ce petit
endroit. Ils le respectent même à ce point qu'ils n'osent pas en franchir
le seuil et préfèrent réserver à cet usage la fine porcelaine, les
cristaux, les couvertures, les lits et les tapis, voire même les boîtes à
provisions.

       *       *       *       *       *

Nous ne pouvons mieux terminer cet article qu'en reproduisant
quelques-unes des conclusions de l'ouvrage de M. Grasshoff:

«_Deux cent trente-cinq localités, dont la position géographique est
facile à trouver, ont servi de repaires aux francs-tireurs_, à celles-ci
s'en ajoutent quarante-six autres dont nous n'avons pas pu déterminer
l'emplacement sur les cartes à notre disposition, en général à cause de
l'écriture défectueuse. _Le passage de l'armée allemande en Belgique a
été un véritable calvaire_, dont pouvait seule triompher une discipline à
toute épreuve....

«_Il n'existe pas dans le monde entier une seule armée qui soit en état
d'user de mesures plus douces que celles dont nous avons usé. Leur
exécution a sauvé la Belgique centrale et occidentale de la destruction
inévitable qu'entraînent forcément les combats de rues._

«On est étonné, à la lecture des dossiers de la justice allemande dans les
territoires occupés, de la prédominance du nombre des acquittements; les
méfaits des habitants des territoires en question sont jugés _avec la
rigoureuse impartialité_ de la conscience allemande.

       *       *       *       *       *

«Nous voici au terme de cette étude. Détournons nos regards du passé pour
envisager l'avenir. Le printemps est encore une fois de retour. Derrière
le front où luttent les armées, _la main nerveuse du soldat allemand
dirige la charrue dans les champs de la Belgique_, pour fournir du pain
non à sa propre famille, mais au peuple belge, indignement trahi par
son Gouvernement et voué aux horreurs de la famine par ses bons amis
d'Angleterre. De toutes parts, l'assiduité allemande s'efforce de
réveiller l'âme belge assoupie et de la réchauffer sous son souffle, comme
elle était avant la guerre. Nous ne nous inquiétons guère des continuelles
piailleries dont _L'Écho belge_ fait retentir ses colonnes, remplies des
sempiternels méfaits des Barbares. Elles ne peuvent troubler notre oeuvre.
Nous portons en nous le sentiment du devoir qui, d'après Kant, constitue
le seul idéal humain, la seule valeur propre de l'homme. Cette guerre à
laquelle nous avons été contraints nous impose le devoir de réaliser la
liberté de la patrie, la liberté du genre humain. Ce devoir, nous le
remplirons!

«M. Waxweiler saura-t-il s'arracher à son repos et participer à la lourde
tâche de rendre à la Belgique sa prospérité? Le jour vient où ce pauvre
peuple, si mal gouverné, sortira de son ignorance, et distinguera enfin
le bon grain de l'ivraie parmi ceux qui se flattent de présider à ses
destinées.

«Pour l'Allemagne, il n'existe qu'une devise:

_«Sit ut est aut non sit. Erit in aevum!»_

Mais on reste rêveur en pensant à quel degré d'ignorance de la vérité la
nation allemande est encore, pour avaler de telles bourdes.

B.A.R.F.
(_La Libre Belgique_, n° 46, septembre 1915, p. 2, col. 1.)


Le veuvage de la vérité.

L'autorité allemande répand à profusion dans le pays une édition française
de la réponse des catholiques allemands au manifeste des catholiques
français, réponse rédigée, comme l'on sait, par M. l'abbé Rosenberg et
contresignée par un régiment de notabilités qui ne l'ont pas lue. Avec
cette naïveté obtuse qui est au fond de leur jactance et de leur cynisme,
nos maîtres se figurent, apparemment, que ce factum, destiné à tromper les
étrangers, va nous tromper nous-mêmes et nous faire oublier le témoignage
de notre conscience et de nos yeux. Tel un malfaiteur que l'habitude du
mensonge, tournant à la démence, pousserait à endoctriner sa victime
elle-même. Devant des lecteurs belges, ce triste plaidoyer n'appelle
aucune espèce de réfutation. Mais, pour un bon nombre d'entre eux, ce sera
un vrai soulagement d'apprendre que cette apologie diffamatoire a
déjà reçu son châtiment. Un neutre, de langue allemande, M. Em. Prüm,
bourgmestre de Clervaux (grand-duché de Luxembourg), l'a réfutée de
maîtresse et vengeresse façon dans un petit livre intitulé _Le Veuvage de
la Vérité (Der Witwenstand der Wahrheit_): c'est l'expression même dont
un écrivain allemand s'était servi pour caractériser la facilité avec
laquelle le mensonge se fait accepter aujourd'hui. Bien ou mal trouvée,
cette métaphore sentimentale n'est que trop juste en ce qui concerne
l'Allemagne: la vérité y est veuve et de plus reniée par ses enfants!

M. Prüm est un catholique militant. Sa courageuse brochure, destinée
aux catholiques de tous les pays, s'adresse en tout premier lieu à ses
compatriotes, que des liens étroits et nombreux unissaient, comme lui, au
centre allemand: elle est donc écrite du même point de vue où ceux qu'elle
réfute ont voulu se mettre, ce qui, dans l'espèce, est une circonstance
très aggravante de leur mauvaise action. A cet égard, elle intéresse tous
les Belges sans distinction d'opinion. Ils seront heureux d'y voir jusqu'à
quel point MM. Rosenberg et ses cosignataires ont réussi à révolter un
de leurs meilleurs amis. Quant à l'autorité allemande, elle a, nous
assure-t-on, fait à M. Prüm une réponse digne d'elle et de lui: elle l'a
mis en prison du chef de publicité séditieuse. «Brigadier, vous avez
raison!...» Mais ce n'est pas là ce qui ressuscitera le défunt dont la
vérité allemande porte le deuil!

BELGA.
(_La Libre Belgique_, d'après _L'Écho belge_, 13 mars 1916.)

Les plus perfides de ces brochures et de ces livres sont ceux qui se
prétendent écrits par de bons patriotes belges, mais qui sont sans aucun
doute l'oeuvre d'Allemands déguisés.


Tartuferie tudesque.

Nous avons eu le courage de lire jusqu'au bout trois petits opuscules d'un
Teuton, caché sous le masque d'un philanthrope, malgré les nausées que
nous donnait la lecture de ces lignes distillant le fiel et le poison. Ces
compositions sont intitulées: «Lettre ouverte au peuple belge.» L'auteur,
qui garde courageusement l'anonymat, prévient le lecteur qu'il se bouchera
les oreilles et qu'il laissera crier. Soit, c'est son droit, tout comme
les Belges qui liront ces élucubrations pourront se boucher le nez,
car elles dégagent une telle infection qu'il est bon de recourir à un
antiseptique après les avoir parcourues.

Nous citerons deux ou trois phrases pour montrer jusqu'à quel degré peut
aller la décomposition cérébrale chez certains individus, avant qu'ils
ne soient inquiétés par les médecins aliénistes ou par les services
sanitaires.

_Il_ (notre Roi) _devrait demander la paix avec l'Allemagne. Assez de:
sang belge; maris, épouses, mères, frères, soeurs, fiancées, amis, je vous
en conjure, au nom de l'humanité, demandez la paix, demandez tout au moins
à pouvoir adresser au chef de ses armées une supplique pour l'obtention
d'un armistice... Offrons le Congo comme rançon de notre indépendance...
Qui sait si, lors de la conclusion de la paix, cette attitude ne nous
vaudra pas un traitement favorable, peut-être tiendra-t-il compte_ (il,
c'est Attila) _de notre soumission, etc._

Ce passage est choisi parmi les moins veules, parmi les moins ignobles,
car il y en a que nous n'osons transcrire par respect pour le lecteur.

Mais il n'y a en tout cela qu'une chose qui nous déconcerte; c'est que cet
anonyme--dont la nationalité ne laisse subsister aucun doute--soit parvenu
à trouver un imprimeur.

De deux choses l'une: ou l'imprimeur a été forcé de s'exécuter ou il a agi
de plein gré et, en ce dernier cas, il n'y a qu'un jugement à émettre,
c'est qu'il forme le «pendant» du «philanthrope».

(_La Libre Belgique_, n° 39, août 1915, p. 3, col. 2.)

_La Libre Belgique_ ignorait qui avait imprimé ce factum. M. Passelecq
nous l'apprend:

Parmi ces pamphlets, citons une série de trois «Lettres ouvertes au peuple
belge» par «Un Philanthrope», portant comme nom d'éditeur: «Van Moer, rue
Euphrasie (_sic_) Beernaert, Ostende». Or il n'existe pas d'imprimeur
de ce nom rue Euphrosine-Beernaert, à Ostende. Les faussaires allemands
avaient donc emprunté un nom belge pour donner le change au public. D'une
enquête faite par le Parquet de Bruxelles, il résulte que les pamphlets en
question ont eu pour imprimeur un sieur Kropp, Allemand, rue de Ruysdael,
à Molenbeek-Saint-Jean (Bruxelles), qui éditait, avant la guerre, la
_Brüsseler Zeitung_, organe allemand hebdomadaire; il est actuellement
l'éditeur attitré de la Kommandantur et imprime, entre autres publications
suspectes, le journal germano-flamand _Gazet van Brussel_.

(PASSELECQ, _Pour teutoniser la Belgique_, p. 41, en note. Paris, Bloud et
Gay, 1916.)

Enfin, il y a encore les cartes postales illustrées. A côté de nombreuses
images sentimentales (de cette sentimentalité bébête, propre à
l'Allemagne), il en est qui ambitionnent d'être prises pour des documents.
Elles nous montrent, par exemple, «les uhlans devant Paris» regardant la
tour Eiffel [20], ou «l'assaut de la forteresse de Liège» (on sait que
Liège est une ville ouverte, sans aucun rempart ni fortification).
Signalons aussi la carte représentant les «combats dans les rues de
Louvain», où l'on assiste à la furieuse attaque des francs-tireurs (pl.
XVI). Cette carte a valu une condamnation à un magistrat bruxellois, M.
Ernst.

[Note 20: _Comment les Belges résistent_..., fig. 18.]


La douloureuse aventure d'un magistrat bruxellois.

Lecteurs, amis de _La Libre Belgique_, écoutez, pour votre esbaudissement,
cette aventure dont un de nos plus sympathiques magistrats bruxellois fut
à la fois le héros et la victime. L'aventure est du reste suggestive à des
titres divers; elle montre à quel régime de schlague nous soumettraient
les Boches s'ils pouvaient s'en donner à coeur joie; elle montre aussi
combien ils excellent dans l'art cauteleux d'inventer des préventions et
de battre monnaie à l'occasion d'un délit imaginaire.

Or donc, flânant il y a quelque temps au boulevard du Nord, notre
magistrat découvre à la vitrine d'une _Deutsche Buchhandlung_ une carte
postale représentant le sac de Louvain. Avec la précision (?) du document
photographique, la carte montrait les civils de Louvain embusqués à tous
les coins de rue et faisant traîtreusement le coup de feu sur les braves
soldats allemands. Un document, à coup sûr, dont, sans doute, les _Herren
Professoren_ feront leur profit pour justifier et blanchir l'Allemagne,
champion attitré des droits de l'humanité et de l'honneur guerrier. Mais,
sceptique par profession et très averti des truquages de la photographie,
notre magistrat se fit cette sage réflexion qu'il n'était guère
vraisemblable qu'un photographe se fût trouvé là à point donné, le 25
août, et il se douta d'une supercherie. Le calcul était sage. Un examen
plus attentif lui fit constater que la supercherie se sentait à plein nez
et, dans son zèle évidemment intempestif pour la vérité, notre magistrat
fit part de sa découverte au marchand.

Vous croyez que l'honnête commerçant s'inclina? Point: il se fâcha. Et
comme le magistrat avait l'air de s'obstiner dans ses remontrances, il
héla des soldats allemands de passage et fit empoigner le juge. Le juge ne
fut pas trop marri de cette aventure, mais il se demanda quelle en serait
la suite.

La suite fut une mise en prévention du chef de--tenez-vous bien--
violation de domicile!!! avec renvoi devant le tribunal militaire!!! La
prévention était bouffonne, mais les tribunaux allemands ne sont pas
délicats sur ce chapitre: ils participent bien de la mentalité allemande
où tout se fait par ordre, et ils condamnèrent notre juge à 300 marks
d'amende.

Notre juge répondit: «Moi, payer 300 marks d'amende? Je ne les ai pas!!»

Vous ne les avez pas? C'est bien invraisemblable, opina l'autorité
allemande... Et le lendemain, au petit jour, se présentait au domicile du
condamné un sous-off, flanqué de quatre pandores, baïonnette au canon. Le
sous-off, qui sans doute dans le civil devait être quelque chose comme
expert en meubles, procéda à une évaluation rapide et eut vite son choix
fait. «Enlevez-moi ce bronze, dit-il à ses hommes, cette garniture de
cheminée, ce sèvres...» Ses hommes obtempérèrent avec l'aisance de
professionnels du déménagement. Si bien qu'on raflait au juge à peu près
dix fois la valeur de la condamnation encourue. Ce que voyant, le juge dut
bien capituler. Il trouva les 300 marks et les paya.

La justice allemande était satisfaite.

Peut-être. Elle est bien capable de trouver que la capitulation du juge
bruxellois a été pour elle une mauvaise affaire.

(_La Libre Belgique_, n° 38, août 1915, p. 2, col. 2.)


3. Les journaux prétendument belges.

A Bruxelles, tous les journaux sans exception avaient refusé le contrôle
allemand. Après une quinzaine de jours se créèrent de nouveaux journaux,
soumis à la censure.

Dans le début, ces feuilles ne donnaient pas les communiqués officiels
des Alliés. Mais après quelques semaines, la censure leur permettait
d'en reproduire quelques passages. Pas toujours cependant, nous apprend
l'entrefilet suivant:


Les communiqués français.

Nos lecteurs pourraient peut-être trouver étrange que nous ne publions
plus régulièrement les communiqués officiels français. La raison en est
bien simple. _Il n'y en a plus ou presque plus_.

_C'est à peine si de temps en temps le Gouvernement publie quelques
lignes_.

Le prétexte donné c'est que l'on ne veut pas fournir d'indication aux
Allemands sur les positions des troupes alliées et cacher les mouvements
de celles-ci.

(_Le Bruxellois_, 24 octobre 1914.)

Voici un petit relevé, fait d'après _Le Temps_, qui permet de vérifier
cette affirmation. Ajoutons que, dans aucun des communiqués français, il
n'est dit que le Gouvernement veut cacher des mouvements de troupes.

Nombre de lignes des communiqués officiels français publiés par _Le
Temps_:

Les communiqués du 15 octobre 1914 comptent 25 lignes.
       -           16     -                 12    -
       -           17     -                 18    -
       -           18     -                 18    -
       -           19     -                 30    -
       -           20     -                 29    -
       -           21     -                 16    -
       -           22     -                 24    -
       -           23     -                 43    -

Encore plus tard, les «communiqués officiels» furent tolérés. La
photographie d'un journal de Bruxelles, tel qu'il revient de la censure
(pl. XV), fera voir au lecteur comment celle-ci procède. Tout commentaire
serait superflu.

Malheureusement pour les Allemands, nous continuons à recevoir des
journaux français non tronqués, ce qui nous met à même de rétablir le
texte authentique des communiqués et de constater du même coup l'imposture
des feuilles soumises. Il faut croire que le gouvernement occupant se
rendit compte de l'inutilité de son élagage, car, à partir de juillet-août
1915, les communiqués alliés paraissent généralement au complet dans les
journaux de Bruxelles. Bien mieux, la _Kölnische Zeitung_ elle-même en
donne le texte à peine falsifié.

Toutefois, de nombreux articles sont chaque fois retranchés par les
ciseaux de la censure. Au commencement, les journaux laissaient simplement
des blancs à la place des mutilations. Mais le lecteur était ainsi averti
du tripotage, chose que les Allemands ne peuvent pas admettre. Aussi
font-ils publier à Bruxelles, à l'usage des quotidiens bâillonnés, deux
journaux dactylographiés: _Le Courrier belge_. dont «tous les articles ont
passé par la censure», et _L'Hollando-Belge_ (sic), qui jouit des mêmes
prérogatives. Les journaux châtrés sont tenus d'y découper des emplâtres
ayant la surface voulue pour cacher l'amputation.

Voici un nouvel exemple de ce qui reste d'un texte après que la censure y
a sévi:


Science allemande.

_Genus mendacio natum._

On n'aura jamais fini de démasquer le système de réticences et de
mensonges par lesquels le Gouvernement allemand essaie d'égarer l'opinion
belge. Le système se développe sans cesse et trouve parfois, hélas, de
tristes complicités parmi ceux qui se disaient hier nos compatriotes. En
voici un nouvel exemple. J'ai sous les yeux deux volumes jaunes imprimés
rue Van-Schoor, 32, à Bruxelles, et intitulés: _Histoire de la Guerre de
1914-1915, d'après les documents officiels_.

Pareil titre est une promesse, un engagement d'honneur... dans les pays
sans «Kultur». Mais le livre est autorisé par le Gouvernement impérial,
et qui dit «censure allemande» dit «falsification». Les documents des
puissances centrales sont reproduits fidèlement et au complet (nous le
supposons du moins). Quant aux documents des Alliés, qu'on juge, par
cet exemple choisi _entre cent_, ce qu'ils deviennent dans une telle
publication.

Il s'agit du rapport si connu de Sir Goschen, un des documents
diplomatiques les plus importants de cette guerre. Extrayons-en une partie
du récit de la fameuse entrevue avec M. von Bethmann-Hollweg. Nous donnons
en regard le texte authentique et la rédaction frelatée que tolère la
science loyale d'outre-Rhin.



TEXTE FALSIFIÉ  (_Histoire de la Guerre_, I, p. 206 et
suiv.)

Je trouvai le chancelier dans une
visible agitation.

Son Excellence dit que la décision
de S. M. Britannique était terrible.

L'Angleterre allume la guerre entre
deux nations soeurs qui ne désireraient
au fond que de vivre en paix. Tous nos
efforts ont été vains.

Ce que vous faites dépasse toute
imagination; vous faites le coup de
l'homme qui attaque par derrière un
autre déjà aux prises avec deux
agresseurs.

Je protestai vigoureusement contre
ses arguments.

TEXTE AUTHENTIQUE

Je trouvai le chancelier dans une
grande agitation. _Son Excellence
commença une harangue qui dura vingt
minutes_. Il me dit que la décision
de S. M. Britannique était terrible.
_Tout cela pour un mot_ neutralité, _un
mot auquel en temps de guerre on n'a
jamais fait attention, tout cela enfin
pour un chiffon de papier._

L'Angleterre allume la .guerre entre
deux nations soeurs qui ne désireraient
au fond que de vivre en paix. Tous
nos efforts ont été vains. _Toute ma
politique s'écroule comme un château
de cartes_. Ce que vous faites dépasse
toute imagination; vous faites le coup
de l'homme qui attaque par derrière
un autre déjà aux prises avec deux
agresseurs.

_Je laissai passer l'orage, mais je_
protestai vigoureusement contre _son
langage. M. von Jagow m'a dit, lui
répliquai-je, que, pour des raisons
stratégiques qui sont pour vous une
question de vie ou de mort, vous
deviez violer la neutralité de la
Belgique. Souffrez que je vous dise, qu'au
point de vue de notre honneur, le
respect de cette neutralité est aussi
une question de vie ou de mort. Nous
devons faire respecter le traité, sinon_
quelle confiance aurait-on encore dans
la signature de l'Angleterre?
Le chancelier réplique: A quel
prix devrons-nous respecter ce traité?
L'Angleterre y a-t-elle pensé? Je fis
remarquer à Son Excellence que la
crainte d'événements même fâcheux
n'est jamais une excuse pour rompre
un traité. Mais Son Excellence devint
si exaltée que je m'aperçus qu'il était
inutile de continuer l'entretien et que
nos paroles étaient de l'huile jetée sur
le feu._



Le reste du récit de l'entrevue est à l'avenant, mais--et ici nous tombons
dans le ridicule--l'histoire du chiffon de papier par Sir Goschen est
omise, le misérable essai de réfutation de M. von Bethmann-Hollweg est
reproduit _in extenso_, page 465 du second volume.

Et voilà comment depuis treize mois se prépare au delà du Rhin l'histoire
«définitive» de la guerre. La falsification s'y organise militairement...
comme tout le reste. Un document mérite-t-il plus d'égards qu'un traité?

VERAX.
(_La Libre Belgique_, n° 49, octobre 1915, p. 2, col. 1.)

Comment les journaux «belges» acceptent-ils leur muselière? Un article de
_La Belgique_ (journal censuré de Bruxelles), reproduit et commenté par
_L'Echo belge_ de La Haye, nous renseignera:

Le nommé Ray Nyst, journaliste de métier, publie dans un quotidien imprimé
au pays occupé quelques aperçus sur la _censure_. Il sera utile de ne pas
les oublier à l'heure de la victoire. Nous ne prendrons pas la peine de
discuter l'opinion de M. Ray Nyst, évidemment, mais il est bon que nos
lecteurs en prennent connaissance:

«La censure! ah! voilà une grosse affaire! De loin, quel épouvantail!
De près, ce n'est rien. N'avez-vous jamais eu en main de ces libelles,
publiés sous le manteau, patriotards et crapuleux (_sic_)? De ces écrits
propageant des appels provocateurs malsains (est-ce à _La Libre Belgique_
que s'adresse M, Ray Nyst?) en opposition avec tout sentiment de droiture
et qui sont la négation même de l'évolution du droit et des conférences de
La Haye? Voilà quels papiers auraient à craindre la censure!

«En présence d'un honnête imprimé qui ose se montrer, la censure allemande
suit les règles de toutes les censures, nationale ou étrangère. Le
gouvernement volontaire ou imposé est toujours juge de l'opportunité de
laisser connaître ou non telle ou telle nouvelle d'ordre politique ou
militaire. Le droit international et les conférences sont d'accord
là-dessus.

Et le bon sens de même! La censure ne fait pas les journaux ni les
fascicules scientifiques; la censure n'impose rien; elle biffe, supprime;
elle ne modifie pas, ne corrige pas, n'ajoute rien. La censure constitue
un rouage de l'ordre public auquel l'occupant est tenu de veiller,
conformément aux conférences de La Haye.»

Et plus loin:

«Cette question de la censure porte, en réalité, plus loin que la lettre
qui la soulève. Mon désir n'est pas de faire l'apologie de la censure.
J'ai voulu montrer qu'une presse et des rédacteurs qui ont du jugement,
de l'équité, de l'éducation et le maniement de la langue, conservent une
indépendance suffisante sous le régime de la censure.»

«Donnez-moi une ligne de n'importe quel article, disait Machin, et je me
fais fort de faire condamner son auteur!»

Voici plus de trente lignes de Ray Nyst. Elles sont suffisantes pour juger
de la neutralité de celui-ci. Et juger, c'est condamner!
(_L'Écho belge_, 16 octobre 1915.)

Le même M. Ray Nyst a publié dans _La Belgique_ (de Bruxelles), en
septembre 1915, une série d'articles engageant les ouvriers belges à se
mettre au service de l'armée allemande. On a peine à croire qu'un Belge
écrive _proprio motu_ de pareilles énormités; aussi faisons-nous à M. Ray
Nyst la générosité de supposer qu'il s'est laissé forcer la main.

Nos ennemis ne se font d'ailleurs pas scrupule d'exiger l'insertion
d'articles dans les journaux de tolérance. On ne peut pas douter, par
exemple, que le dithyrambe à l'adresse du gouverneur militaire de Namur
n'ait été imposé à _L'Ami de l'Ordre_, une feuille de Namur qui se vend
aussi à Bruxelles.

A quoi servent en Belgique les journaux embochés.

LES HOMMAGES DE «L'AMI DE L'ORDRE» A SON EXCELLENCE VON HIRSCHBERG...

_L'Ami de l'Ordre_ qui continue à paraître à Namur sous le contrôle de
l'autorité allemande a publié il y a quelques jours l'entrefilet suivant:

«S. Exc. le baron von Hirschberg, gouverneur militaire de la position
fortifiée et de la province de Namur, entre aujourd'hui dans sa soixante
et unième année.

«Notre situation réciproque ne nous permet pas de formuler à l'adresse du
représentant de l'autorité occupante les félicitations et les voeux de
circonstance, mais nous ne croyons manquer à aucun de nos devoirs,
à aucune de nos convictions, en reconnaissant qu'il a apporté, dans
l'exercice des hautes fonctions qu'il remplit ici depuis plus d'un an, de
la bonne volonté, du tact, de la délicatesse. Sous son gouvernement, rares
ont été dans notre région les incidents sensationnels qui ont ému d'autres
provinces.

«Nous souhaitons que finisse au plus tôt la situation actuelle, mais, tant
qu'elle dure, nous espérons que M. le baron von Hirschberg continuera
toujours dans l'avenir un régime de justice et de tolérance à notre ville
et notre province qui ont tant souffert de l'horrible guerre mondiale.»

Il faut lire et relire ce morceau pour en savourer l'indicible platitude.
Que de mots charmants, que d'euphémismes délicieux! Son Excellence, notre
situation réciproque, hautes fonctions, bonne volonté, tact, délicatesse,
incidents sensationnels, régime de justice et de tolérance, tout est
vraiment touchant dans ce chef-d'oeuvre où le nom de l'Allemagne n'est
même pas prononcé.

On se demande si on rêve quand on songe que le journal qui tresse ces
couronnes au représentant du Kaiser paraît à Namur, à quelques pas des
ruines amoncelées par les Boches, à quelques kilomètres de Dinant,
d'Andenne, de Tamines, trois villes qui, à elles seules, ont vu massacrer
plus d'un millier de civils inoffensifs, quand on se souvient que cette
feuille doit sa fortune passée à un clergé dont une trentaine de membres
ont été fusillés et plus de deux cents maltraités, au témoignage de leur
évêque.

Voilà ce qu'imprime _L'Ami de l'Ordre_ imposé comme moniteur officiel à
toutes les communes des provinces si horriblement ravagées de Namur et du
Luxembourg.

Reproduits dans la presse allemande, des articles comme celui-là serviront
d'argument contre les malheureux du pays de Namur et contre tous les
Belges. Car nous n'avons pas appris que Namur ait échappé à la nouvelle
contribution mensuelle de 40 millions dont la Belgique a été frappée et
nous avons d'autre part reproduit l'autre jour trois longues colonnes
de condamnations infligées pour les motifs les plus futiles ou les plus
patriotiques à une foule d'habitants du pays de Namur.

Tout cela n'empêche pas les rédacteurs de _L'Ami de l'Ordre_ de proclamer
que le régime sous lequel vit la province de Namur est un régime de
justice et de tolérance...

Les rares journaux belges qui ont reparu sous la censure allemande ont
prétendu se justifier en déclarant qu'ils étaient nécessaires pour
réconforter la population et qu'ils n'écriraient jamais une ligne qui pût
faire tort à la cause belge.

On voit par l'exemple de _L'Ami de l'Ordre_--et il y en aurait bien
d'autres à citer--comment les feuilles KK se conforment à ce programme. Si
elles louent tant l'autorité allemande, c'est qu'elles ont besoin de sa
protection contre l'indignation populaire. Nous ne sommes pas bien sûrs
qu'elles souhaitent tant que cela «que finisse au plus tôt la situation
actuelle»...

(_Le XXe Siècle_, 30 janvier 1916.)

Malgré la sévérité de la censure, des farceurs parviennent à introduire
dans les journaux «belges» des articles dont les Allemands n'aperçoivent
pas la signification. Voici un acrostiche qui fut glissé subrepticement
dans _L'Ami de l'Ordre_:

La Guerre.

Ma soeur, vous souvient-il qu'aux jours de notre enfance,
En lisant les hauts faits de l'histoire de France,
Remplis d'admiration pour nos frères gaulois,
Des généraux fameux nous vantions les exploits?
En nos âmes d'enfants, les seuls noms des victoires
Prenaient un sens mystique, évocateur de gloires;
On ne rêvait qu'assauts et combats: à nos yeux
Un général vainqueur était l'égal des dieux.
Rien ne semblait ternir l'éclat de ces conquêtes;
Les batailles prenaient des allures de fêtes,
Et nous ne songions pas qu'aux hourras triomphants
Se mêlaient les sanglots des mères, des enfants.
Ah! nous la connaissons, hélas, l'horrible guerre,
Le fléau qui punit les crimes de la terre,
Le mot qui fait trembler les mères à genoux
Et qui sème le deuil et la mort parmi nous.
Mais où sont les lauriers que réserve l'Histoire
A celui qui demain forcera la victoire?
Nul ne les cueillera: les lauriers sont flétris;
Seul un cyprès s'élève aux tombes de nos fils.

(_L'Ami de l'Ordre_, 29 novembre 1914.)

Les suites furent grotesques. Lisez l'avis affiché sur les ordres du doux
baron von Hirschberg:

Avis au public.

_L'Ami de l'Ordre_, le seul journal qui ait reçu l'autorisation de
paraître à Namur, a osé publier dans son édition du 29 novembre, à la
première page et précisément à l'endroit réservé pour les communications
de l'autorité allemande, un poème injurieux et outrageant pour la nation
allemande.

J'exprime mon indignation, et en présence de sentiments aussi vilains que
lâches, j'ordonne:

1° La publication du journal _L'Ami de l'Ordre_ est suspendue;

2° Le numéro visé doit être détruit; quiconque sera trouvé en possession
d'un exemplaire sera poursuivi;

3° Le directeur et le rédacteur sont arrêtés;

4° Des poursuites judiciaires sont introduites; les coupables subiront les
peines les plus sévères, conformément aux lois martiales;

5° Il est défendu, jusqu'à une date ultérieure, de répandre et de vendre
des journaux non allemands, et ceci dans toute la place fortifiée de
Namur;

6° Je fais l'obligation à toute la population de Namur de me dénoncer
les coupables et de porter à ma connaissance tout soupçon sérieux, qui
pourrait amener l'arrestation des coupables, mettant toute une population
en danger.

Baron VON HIRSCHBERG,
_Lieutenant général et Gouverneur
de la position fortifiée de Namur_.

(Affiché à Namur le 3 décembre 1914.)

Mais, dès le 8 décembre, _L'Ami de l'Ordre_ reçut l'autorisation de
reparaître; les Allemands avaient trop grand besoin de cette feuille qui
leur sert à répandre de fausses nouvelles dans le public namurois. Quand
nous disons que les Allemands lui permirent de reparaître, nous faisons
sans doute erreur: il faudrait dire qu'ils le forcèrent à reparaître, car
c'est en effet sous la contrainte que les rédacteurs de _L'Ami de l'Ordre_
publient leur feuille. Eux-mêmes l'ont avoué ouvertement dans les numéros
du 7 octobre 1914 et du 6 novembre 1914 [21]. Quoi qu'il en soit, dans le
numéro qui suivit la suspension, _L'Ami de l'Ordre_ s'humilia avec toute
la componction désirable.

[Note 21: Voir _Comment les Belges résistent..._, p. 313.]

Que le lecteur ne s'étonne pas de ce que les Allemands obligent les
journaux à paraître. Voici, dit _La Métropole_, citée par _La Belgique_
(de Rotterdam), ce qui s'est passé à Ostende:

Le 25 mai, MM. Elleboudt et Verbeeck, directeurs respectivement des
journaux _Le Littoral_ (catholique) et _L'Écho d'Ostende_ (libéral),
qui avaient été invités à faire reparaître leur journal sous la censure
allemande, mais avaient énergiquement refusé, furent condamnés pour
insubordination à l'autorité allemande, M. Elleboudt à trois mois et M.
Verbeeck à deux mois de prison. (_La Belgique_ [de Rotterdam], 27 juin
1916, p. 2, col. 3.)

Rien ne montre mieux la servitude où croupissent ces journaux que leurs
attaques contre ceux qui se permettent de ne pas être de leur avis.
Qu'il nous suffise de citer un article paru dans _Le Bruxellois (journal
quotidien indépendant_, dit le sous-titre):


Nos patriotards.

Certain patriotard pointu répand certaines calomnies dans l'arrondissement
de Dinant, contre _Le Bruxellois_ et contre son correspondant. Ce
tartufe base ses critiques simplement sur ceci: Les journaux paraissant
actuellement en Belgique, sont tous vendus à l'ennemi (_sic_)... et je
suis correspondant de ces feuilles «mensongères»... (_resic_).

Ce «patriote» si éclairé est-il certain de ne rien avoir sur la
conscience? D'ailleurs il est seul «à penser» de cette façon; car toute la
population dinantaise, depuis le début de l'occupation, est convaincue que
les quelques journaux qui n'ont pas cessé de paraître, et ceux qui ont vu
le jour depuis, ont rendu de grands et réels services au peuple belge, en
facilitant les relations entre la population de province et les autorités,
en ranimant la vie commerciale, et surtout en coupant les ailes à ces
canards ridicules qui se répandaient chez nous.

Ce dresseur trop intéressé de listes noires tombe sous l'application
immédiate d'un arrêté récent et mérite d'être puni. Il fera bien de
ne plus l'oublier, sinon c'est nous qui le lui rappellerons.
(_Le Bruxellois_, 13 octobre 1915.)

L'arrêté dont il menace son contradicteur est ainsi conçu:


Arrêté concernant la répression des abus commis au préjudice des
personnes germanophiles.

ART. 1.--Quiconque tente de nuire à d'autres personnes en ce qui concerne
leur situation pécuniaire ou leurs ressources économiques (par exemple
leur gagne-pain), en les inscrivant sur des listes noires, en les menaçant
de certains préjudices ou en recourant à d'autres moyens du même genre,
parce que ces personnes sont de nationalité allemande, entretiennent des
relations avec les Allemands ou font preuve de sentiments germanophiles,
est passible d'une peine d'emprisonnement de deux ans au plus ou d'une
amende pouvant aller jusqu'à 10.000 marks. Les deux peines pourront être
réunies.

Est passible de la même peine tout qui offense ou maltraite une autre
personne pour une des raisons susmentionnées et tout qui, en menaçant de
certains préjudices ou en recourant à d'autres procédés analogues, tente
d'empêcher une autre personne de faire montre de sentiments germanophiles.

Si un des actes répréhensibles prévus aux premier et deuxième alinéas est
commis en commun par plusieurs personnes qui se sont entendues à cette
fin, chaque membre d'un tel groupement sera considéré comme contrevenant.
Dans ce cas, le maximum de la peine pourra être porté à cinq ans
d'emprisonnement.

ART. 2.--Les infractions au présent arrêté seront jugées par les tribunaux
militaires.

Bruxelles, le 4 septembre 1915.

_Le Gouverneur général en Belgique,_
Baron VON BISSING,
_Général-Colonel._


Citons encore deux faits qui mettent en évidence l'abjection des journaux
domestiqués. A la mort du tant regretté Émile Waxweiler, les feuilles
censurées relatèrent sa vie et ses occupations comme directeur de
l'Institut de Sociologie et comme professeur à l'Université de Bruxelles;
elles parlèrent de ses ouvrages et de ses cours d'Extension; mais de tout
ce qu'il accomplit pendant la guerre, pas un mot; ses deux livres, _La
Belgique neutre et loyale_ et _Le Procès de la Neutralité belge_, ne sont
pas même mentionnés: silence d'autant plus significatif que ces ouvrages
sont parfaitement connus en Belgique; le premier y a même été réimprimé
(voir p. 8).

Enfin, dernier degré de l'avilissement, _Le Bruxellois_ publie
journellement le nom et l'adresse des jeunes gens qui sont soupçonnés
d'avoir passé la frontière pour aller s'enrôler dans l'armée belge.


* * *


A côté des feuilles qui se disent libres de toute attache avec
l'ennemi,--et qui sont par conséquent les plus dangereuses,--il en
est qui sont directement inspirées ou rédigées par des créatures de
l'Allemagne. Citons parmi les quotidiens qui se vendent à Bruxelles:
_L'Information, De Gazet van Brussel, Het Vlaamsche Nieuws_ (d'Anvers),
_De Vlaamsche Post_ (de Gand). _La Libre Belgique_ (nos 45 et 46) a donné
quelques indications au sujet de ce dernier journal (plus communément
appelé _De Vlaamsche Pest_) [22].

[Note 22: Voir aussi _Comment les Belges résistent_..., p. 318.]

_De Vlaamsche Post_ a succombé au printemps de 1916. Auto-intoxication
probablement.

Voici un détail intéressant relatif aux journaux allemands d'expression
belge. Par jugement rendu le 25 juin 1915, le tribunal de première
instance de Bruxelles a déclaré qu' «il n'existe plus actuellement, en
Belgique, de journaux belges, les feuilles paraissant depuis l'occupation
étrangère sous la censure allemande ne pouvant prétendre à ce titre».
Le jugement a paru au complet dans le n° 35 de _La Libre Belgique_ mais
celle-ci l'avait déjà commenté dans son n° 34:


Il n'y a plus de journaux belges en Belgique.

Le tribunal de première instance de Bruxelles, répondant à un plaideur qui
demandait l'insertion d'un jugement dans des journaux «belges», vient
de proclamer: «Il n'y a plus en Belgique de journaux «belges», depuis
l'occupation allemande, _les feuilles qui paraissent quotidiennement dans
le pays ne méritant pas ce titre [23]_.»

[Note 23: Cet article, qui nous parvient en dernière heure, est
forcément incomplet. Ce jugement, important à plus d'un point de vue,
a été précédé d' «attendus» remarquables. _La Libre Belgique_, qui ose
revendiquer le titre de journal; «belge», est disposée à faire exception
dans ce cas à la règle qu'elle s'est imposée de ne pas accepter
d'annonces, et d'insérer le prononcé du jugement _in extenso_ à titre de
«réparation judiciaire». (Pour conditions, s'adresser dans nos bureaux,
aux heures habituelles.) Si, contre toute attente, notre journal n'avait
pas l'honneur de cette insertion, nous nous verrions obligés de mettre
sous les yeux de nos lecteurs le prononcé tel que notre sténographe l'a
pris à l'audience.]

Justement pensé et exprimé en termes excellents. Mais que vont dire ces
bons journaux qui ont accepté la censure de l'autorité allemande, dont ils
sont devenus les instruments serviles? Gageons qu'ils ne vont pas cesser
pour cela d'inonder le pays de leurs intéressants numéros. Ne faut-il pas
encaisser de beaux billets de mille? Quant à servir la cause patriotique,
c'est bien le cadet des soucis des rédacteurs de ces tristes papiers. Le
pis est qu'ils font un mal énorme, car ils trompent le pays sur la réalité
des événements. Les communiqués allemands, autrichiens et turcs s'y
étalent avec la complaisance que l'on sait, tandis que les communiqués des
Alliés sont falsifiés, tronqués de façon à en élaguer le plus possible
les éléments favorables. Que dire des articles tendancieux, des nouvelles
habilement présentées, de ces lignes perfides par lesquelles, délibérément
et sans souci du mal qu'ils causent, ces consciencieux journalistes
s'évertuent à semer l'erreur et le découragement?

Belle besogne, en vérité! Ces gens-là jouent un rôle méprisable, indigne,
leurs productions devraient être conspuées, mises à l'index par tous; ils
ne perdront, en tout cas, rien pour attendre et nous leur promettons, au
jour de la libération prochaine, un magistral coup de balai.

(_La Libre Belgique_, n° 34, juillet 1915, p. 3, col. 2.)

L'Allemagne aurait-elle honte de laisser voir à l'étranger ce qu'elle a
fait des journaux domestiqués? Toujours est-il que leur exportation est
défendue à partir de novembre 1915:


Arrêté.

Par ordre du Gouvernement général allemand, les restrictions suivantes
entreront immédiatement en vigueur pour ce qui concerne l'expédition par
la poste de journaux, de revues, de livres et de musique.

L'expédition par la poste des journaux n'est autorisée dans les limites du
Gouvernement général et à destination des pays neutres admis jusqu'ici au
service postal avec la Belgique: le Danemark, le Luxembourg, la Hollande,
la Suisse, la Suède et la Norvège, que:

a) Si l'envoi est fait par l'éditeur ou l'imprimeur du journal ou de
la revue en question; b) si les envois sont adressés aux autorités
allemandes, à des fonctionnaires ou à des militaires allemands ou s'ils
sont expédiés par ceux-ci.

Aucun autre envoi de journaux ou de revues ne pourra se faire par la poste
dans les limites du Gouvernement général.

Est exclu également du service postal tout échange de musique et de livres
avec les pays neutres susmentionnés.

Pour les correspondances avec l'Allemagne et les pays alliés à
l'Allemagne--l'Autriche-Hongrie, la Bosnie-Herzégovine et la Turquie--il
n'est apporté aucun changement. On pourra, par conséquent, continuer
à envoyer dans ces pays, par la poste, des journaux, des revues, des
imprimés et de la musique, sans aucune restriction. De même, les journaux
que l'on se fait envoyer par abonnement postal ne sont nullement compris
dans les restrictions susmentionnées, aussi bien pour le service a
l'intérieur de la Belgique que pour la correspondance de la Belgique avec
les autres pays.

Ce qui est remarquable, c'est que l'Allemagne a honte de montrer qu'elle
a honte. Cet arrêté, en effet, n'interdit pas franchement l'expédition
de journaux: «l'envoi doit être fait par l'éditeur ou l'imprimeur».
Seulement, comme on ne peut pas s'abonner à ces feuilles,--aucune
condition d'abonnement n'y est indiquée,--vous voyez que cela correspond à
une défense absolue.

Disons encore que, depuis mars 1916, on peut se procurer librement à
Bruxelles un journal soi-disant belge et indépendant, _La Belgique
indépendante_, publié à Genève. Sa vente est autorisée en Belgique par les
Allemands, et les journaux d'outre-Rhin lui font de fréquents emprunts: ce
double châtiment est plus que suffisant; ne l'accablons pas davantage. _La
Belgique indépendante_ a cessé de paraître en mai 1916.

Plusieurs journaux allemands d'expression belge servent à la propagande
allemande à l'étranger. Ainsi, _De Gazet van Brussel_ est régulièrement
introduit en Hollande par les soins de l'autorité occupante. Quant au
_Bruxellois_ qui est envoyé gratuitement en Suisse, il y soulève le dégoût
général (_L'Impartial de Délémont_, 1er juin 1916, cité par _L'Écho
belge_, 15 juillet 1916).


4. Les journaux hollandais tolérés en Belgique.

Nous recevons aussi quelques journaux hollandais dont la germanophilie
offre toute garantie. Le plus lu, et le plus anciennement toléré, est
_Nieuwe Rotterdamsche Courant_. Mais même lui renferme souvent des
articles dont la lecture ne peut pas être permise aux Belges, et ces
numéros-là, qui sont précisément les plus intéressants, sont arrêtés
par la censure. Il y a ainsi chaque mois une dizaine ou une douzaine de
numéros qui ne peuvent pas être distribués à Bruxelles. De plus, en avril
et en mai 1915, de nombreux numéros admis à la vente étaient passés au
caviar. Nous donnons la reproduction d'un article rendu illisible, à la
colonne 3, page 2, feuille B, de l'édition du matin du 10 mai 1915, et la
reproduction du même article dans le journal vendu en Hollande (pl. XIII).
Voici la traduction de l'article noirci:


Le chlore.

Londres, 9 mai (Reuter).--Le «témoin oculaire» au quartier général
britannique (en France et en Flandre) donne dans son plus récent compte
rendu des dernières opérations aux environs d'Ypres, le récit de la façon
dont un officier prussien fut fait prisonnier, puis amené derrière les
lignes, où quelques soldats anglais, mis hors de combat par les gaz
asphyxiants, agonisaient en faisant de pénibles efforts d'inspiration.
L'officier prussien s'arrêta, éclata de rire et, montrant les hommes
étendus par terre, demanda: «Comment trouvez-vous cela?» Le «témoin
oculaire» termine ainsi son récit: La vue de camarades, empoisonnés par
les gaz, qui gémissent et se contractent de douleur, et qui se tordent
en agonie, comme de la vermine empoisonnée, a produit chez les soldats
anglais une exaspération qui sera partagée, espérons-le, par tout le
royaume britannique; elle fera que nous ne nous reposerons pas avant
d'avoir obtenu satisfaction complète contre ceux qui portent la
responsabilité de ces horreurs!

Comprend-on maintenant le besoin qu'éprouvent les Belges de journaux non
censurés?



II

COMMENT LES BELGES SE COMPORTENT EN BELGIQUE

       *       *       *       *       *

Nous allons maintenant comparer l'attitude des Belges avec celle des
Allemands. Aux emprunts que nous ferons à nos prohibés, nous n'ajouterons
que les quelques mots indispensables pour faire comprendre au lecteur la
façon de penser de nos compatriotes et l'effet produit sur eux par la
presse clandestine.

Nous examinerons successivement la confiance dans la victoire, l'aversion
pour les Allemands, l'union morale des Belges et leur esprit patriotique.

A. _LA CONFIANCE DANS LA VICTOIRE FINALE_

1. La marche des opérations militaires.

Nous venons de voir combien peu de créance méritent les communiqués
officiels allemands au sujet de la guerre. Heureusement que les journaux
étrangers et les petites feuilles dactylographiées nous servaient
d'antidote aux télégrammes Wolff. De temps en temps nos prohibés donnent
des aperçus d'ensemble sur la situation. Inutile de les signaler en
détail, car des chroniques de ce genre perdent tout de suite leur intérêt.

Chaque fois que l'armée allemande reçoit une raclée, les autorités
s'empressent de faire afficher des «nouvelles authentiques», par exemple
lors de la bataille de la Marne[24]; de la bataille d'Ypres et de
l'Yser[25], de la bataille de Champagne (voir p. 31). De plus, elles ont
soin de mettre les Belges en garde contre les «fausses nouvelles» données
par les prohibés. Nous avons déjà reproduit une affiche datant de la
bataille de la Marne (p. 27). Voici celle de la bataille de la Somme, en
juillet 1916:

[Note 24: Voir _Comment les Belges résistent_..., p. 221, 222.]
[Note 25: _Ibid_., p. 220, 222.]

Une fois de plus, on profite de l'offensive des forces franco-anglaises,
secondées par des troupes jaunes, brunes et noires, pour répandre des
bruits fantastiques et dénués de tout fondement, annonçant que les troupes
allemandes vont évacuer la Belgique. Le but de ces agissements est des
plus évidents. On veut inquiéter la population et, en se basant sur la
prétendue incertitude que présenterait l'avenir proche, détourner les
habitants de leurs travaux réguliers qui sont la condition _sine qua
non_ de l'ordre public et de la satisfaction personnelle. Des meneurs
impardonnables, s'adressant à des ouvriers, qui, après un chômage plus
ou moins long, gagnent de nouveau bien leur vie, ont même essayé de les
décider à abandonner l'ouvrage.

Ainsi que je l'ai déjà fait précédemment, en de semblables occasions,
je mets encore une fois les habitants travailleurs et raisonnables
formellement en garde, dans leur propre intérêt, contre ces faux bruits et
contre les menées tendant à troubler leur gagne-pain régulier. Un
avenir proche montrera combien j'étais en droit d'adresser ce nouvel
avertissement à la population.

Les autorités placées sous mes ordres ont été chargées de rechercher les
propagateurs de fausses nouvelles et de les punir sévèrement. J'engage
ceux qui, parmi les habitants, font preuve de clairvoyance et de zèle dans
le travail à ne pas cesser de croire que, secondé par mon administration,
je m'efforce toujours, tout en tenant compte des autres missions qui
m'incombent, de veiller mieux au bien-être du territoire qui m'est confié
que ceux qui excitent à la haine et à la résistance, et dont je ne
tolérerai pas les agissements.

(_L'Echo belge_, 4 août 1916, p. 1, col. 3.)

Tout le monde sait à l'étranger que les Allemands n'hésitent jamais à
mentir pour cacher leurs pertes. En Belgique, on est également au courant
de cette manoeuvre. Témoin l'entrefilet suivant qui relate les pertes
subies par les belligérants lors des combats sur l'Yser et l'Yperlee en
mai 1915: Steenstraate, Het Sas, la ferme Saint-Julien, Zonnebeke, les
Nonneboschen, Zillebeke, la hauteur 60, Fresenberg, etc.

Les pertes à l'Yser.

De notre correspondant particulier à la «Kommandantur»:

Dans une lettre adressée par le gouverneur baron von Bissing à???,
et qui, par un heureux hasard, est tombée entre les mains de notre
correspondant particulier, il fait part des pertes qui ont eu lieu à
l'Yser, du 1er au 11 mai. Elles se répartissent comme suit:

Belges      7.000 tués, blessés, prisonniers ou disparus.
Anglais    17.000  ---
Français   31.000  ---
           ------
TOTAL      55.000  ---

Allemands 138.000  ---

Cher Baron, croyez-moi, soyez prudent à l'avenir, défiez-vous de tous et
surtout de vous-même. Merci pour vos renseignements.

(_La Libre Belgique_, n° 22, mai 1915, p. 4, col. 1.)

Voici un relevé encore plus significatif. Il est relatif à la «grande
victoire navale allemande du Jutland». N'oublions pas que l'autorité
allemande a avoué qu'elle avait, «pour des raisons militaires», caché la
perte du _Rostock_ et du _Lützow_.

Pour qu'on croie les communiqués allemands.

L'_Algemeen Handelsblad_ du dimanche 4 juin a été autorisé--enfin!--par la
_K. K. Censur_ à nous apporter le relevé des pertes subies par les flottes
dans le grand combat naval du 31 mai.

PERTES ANGLAISES                   PERTES ALLEMANDES
Queen Mary          26.000         Pommern             13.200
Indefatigable       18.750         Wiesbaden            2.715
Invincible          17.000         Frauenlob            2.715
Defence             14.600         Type Kaiser (1 cl.) 24.700
Black Prince        13.500              ---            24.700
Warrior             13.500         Derfflinger         28.000
7 torpilleurs        7.500         Lützow              28.000
                                   Elbing               4.000
                                   6 torpilleurs        5.700
                   -------                            -------
                   110.850                            133.730

C'est une grosse perte pour la flotte allemande, qui a remporté la
victoire... en fuyant.

_In fuga salus_, dit une vieille devise. Les Boches pourront la mettre au
point: _In fuga victoria... wisewis boum boum_.

(_Revue hebdomadaire de la Presse française_, n° 58, p. 336.)

A qui d'ailleurs ferait-on croire que l'Allemagne est victorieuse
lorsqu'on voit les interminables trains de blessés qui traversent notre
pays et surtout lorsque l'Allemagne appelle sous les armes les fils
d'Allemands devenus Belges!

Les Allemands contre les naturalisés belges.

Excellence,

De nombreux jeunes gens, nés de parents allemands sur le sol belge,
viennent d'être appelés au service de l'armée allemande, les uns à
Verviers, les autres à Bruxelles, dans l'arrondissement de Nivelles,
dans la province de Luxembourg, ailleurs encore. On leur a signifié, au
_Meldeamt_, que, nonobstant leur option pour la nationalité belge, ils
n'avaient pas perdu la nationalité allemande et que, en conséquence,
ils devaient le service militaire à l'Allemagne. On les a soumis séance
tenante à un examen médical et on leur a délivré un congé provisoire en
attendant que les autorités militaires d'Aix-la-Chapelle décident de
leur affectation. Il est donc à craindre que l'Allemagne se dispose à
incorporer dans ses armées tout sujet belge propre au service dont elle
croira pouvoir établir la filiation allemande.

De telles mesures ont naturellement provoqué la plus profonde émotion dans
toutes les classes de la population, et nous ne faisons que traduire le
sentiment public en transmettant à Votre Excellence la protestation de nos
compatriotes.

A différentes reprises, Votre Excellence a énergiquement démenti, en
les traitant d'inventions malveillantes, les bruits qui prêtaient au
Gouvernement allemand l'intention de ranger sous ses drapeaux des sujets
du territoire occupé; il y a peu de jours encore, Votre Excellence a cru
devoir recourir à la presse pour renouveler ses déclarations les plus
rassurantes. Et voici qu'au même moment, les convocations sont lancées,
jetant l'alarme dans les familles, semant le trouble parmi nos concitoyens
habitués à ne faire aucune distinction entre les Belges, les Belges
d'origine, et les Belges d'adoption.

Pour justifier la levée à laquelle on procède, on allègue que les
naturalisés en général, et les naturalisés par option en particulier,
posséderaient deux nationalités: leur ancienne et leur nouvelle; que les
fils d'Allemands ayant opté pour la Belgique n'en auraient pas moins
conservé leur qualité d'Allemand, au regard de la loi allemande, et qu'à
ce titre l'Allemagne aurait le droit de les enrôler.

Il n'appartient pas aux soussignés de prendre parti entre ceux qui
professent cette opinion et ceux qui soutiennent que la loi de l'Empire du
23 juillet 1913, entrée en vigueur le 1er janvier 1914, ayant rompu avec
le système de la double nationalité, a frappé virtuellement de caducité le
système antérieur.

La question n'est pas là.

Ce n'est pas une question de droit interne, mais une question relevant
exclusivement du droit public. Il ne s'agit pas seulement du droit des
États qui sont liés par des actes contractuels.

Les lois qui régissent les rapports entre l'Allemagne et le territoire
belge occupé sont les conventions internationales de 1899 et 1907, signées
à La Haye et ratifiées tant en Allemagne qu'en Belgique. Ce sont ces
traités qu'il y a lieu d'interroger; c'est à eux de répondre et de dicter
la solution dans le conflit angoissant qui agite l'opinion publique.

Or, en vertu de l'article 45 du règlement annexé à la quatrième
Convention, l'occupant est tenu de respecter, sauf empêchement absolu, les
lois en vigueur dans le pays occupé. Les lois relatives à la matière qui
nous occupe, c'est-à-dire l'acquisition et la perte de la nationalité
belge du 16 juillet 1889 et du 8 juin 1909, ont consacré en l'étendant le
droit d'option inscrit dans l'article 9 du Code civil. Ces lois n'ont
subi depuis l'occupation qu'une seule restriction: celle décrétée par les
ordonnances de Votre Excellence du 21 octobre 1915 et du 15 avril 1916,
en vertu desquelles «les dispositions des lois belges établissant que la
qualité de Belge peut s'acquérir par une déclaration faite à cette fin
devant l'autorité compétente sont mises hors de vigueur». En suspendant
l'effet de ces déclarations, pour l'avenir, les arrêtés précités ne
portent et n'ont voulu porter atteinte aux droits acquis de ceux qui les
ont faites antérieurement et qui, de ce fait, sont et restent assimilés
aux nationaux.

D'autre part, l'article 23 du même règlement «interdit à un belligérant de
forcer les nationaux de la partie adverse à prendre part aux opérations
de guerre contre leur pays, même dans le cas où ils auraient été à son
service avant le commencement de la guerre».

Cette défense couvre donc en territoire occupé tous les nationaux, y
compris les assimilés, qui ont obtenu la qualité de national avant la
guerre; elle les protège contre l'incorporation dans les forces armées de
l'occupant. Cette règle, solennellement inscrite dans la législation de
l'Allemagne en vertu de la loi de ratification, est donc obligatoire pour
elle, et l'incorporation des nationaux belges dans l'armée allemande se
heurte à une impossibilité légale.

L'impossibilité morale n'est pas moins flagrante. Aucun intérêt, aucune
affection n'a déterminé les naturalisés belges à réclamer une place dans
l'armée allemande, ni à l'ouverture des hostilités, ni à aucun moment
de leur vie. La nouvelle loi de l'Empire du 22 juillet 1913 les répudie
justement pour cette raison, parce qu'ils ont renoncé à une patrie pour en
adopter librement une autre. Jamais l'Allemagne n'a revendiqué ces jeunes
gens pour elle, jamais elle n'a requis d'eux l'exécution de leurs devoirs
civiques, jamais elle ne leur a offert la protection des citoyens
allemands. L'Allemagne les a traités en étrangers et elle est devenue pour
eux l'Étranger. Comment, au moment d'une guerre entre elle et la Belgique,
à l'heure où se dresse pour les citoyens de chaque État belligérant le
devoir suprême de servir sa patrie et de se sacrifier pour elle, comment
l'Allemagne en viendrait-elle à contraindre nos fils d'adoption à trahir
le pays où ils sont nés, où ils ont grandi, fondé une famille, choisi leur
carrière, installé le siège de leurs affaires, fixé leur foyer sans esprit
de retour? Ils y ont été miliciens, électeurs, gardes civiques, et y ont
prêté serment de fidélité au Roi, à la Constitution, aux lois du peuple
belge dans l'exercice de leurs charges publiques; tout ce qui, dans
l'acceptation naturelle et humaine du mot, signifie la patrie, est pour
eux synonyme de «Belgique». Leurs souvenirs, leurs joies et les douleurs
de la vie, leurs amitiés, leurs intérêts, leur présent et leur avenir se
lient indissolublement à la Belgique qui les a traités à l'égal de ses
enfants et contre laquelle on les forcerait à tourner leurs armes!

Aussi la raison et le coeur s'élèvent également contre une mesure qui fait
violence aux sentiments les plus intimes et les plus sacrés, et nous
ne doutons pas que Votre Excellence nous aura déjà devancés auprès du
Gouvernement impérial pour obtenir que cette extrémité soit épargnée à
tant de familles déjà si éprouvées.

Confiants dans la haute intervention de Votre Excellence, nous la prions
d'agréer l'assurance de notre considération la plus distinguée.

MILES.
(_La Libre Belgique_, n° 88, septembre 1916, d'après _L'Écho belge_, 25
septembre, p. 2, col. 1.)

Il est bon de faire remarquer qu'à diverses reprises l'autorité allemande
nous avait assuré que jamais des Belges ne seraient incorporés dans
l'armée allemande. Voir par exemple l'affiche du 26 janvier 1915:

Avis.

Ces temps derniers, des personnes aptes au service militaire ont essayé,
à différentes reprises, de traverser secrètement la frontière hollandaise
pour rejoindre l'armée ennemie.

Par conséquent, je décide ce qui suit:

1° Toutes les faveurs en vigueur pour la circulation dans les zones
limitrophes à la frontière sont supprimées pour les Belges aptes au
service militaire;

2° Les Belges qui essaient, malgré la défense, de franchir la frontière
vers la Hollande, s'exposent au danger d'être tués par les sentinelles à
la frontière. Les Belges aptes au service militaire, capturés dans ces
conditions, seront punis et envoyés en Allemagne comme prisonniers de
guerre;

3° Quiconque aidera ou favorisera le passage défendu en Hollande d'un
Belge apte au service militaire sera traité conformément aux lois de la
guerre.

Ceci s'applique également aux membres de la famille du Belge apte au
service militaire précité, qui n'empêchent pas celui-ci de se rendre en
Hollande;

4° Seront considérés comme aptes au service militaire dans le sens de cet
arrêté tous les Belges du sexe masculin, âgés de seize à quarante ans
révolus.

Tous les bruits d'après lesquels des Belges seraient incorporés dans
l'armée allemande ne sont que des inventions malveillantes.

Bruxelles, le 26 janvier 1915.

_Le Gouverneur général en Belgique,_
Baron von Bissing,
_Colonel Général_.


2. L'effondrement économique de l'Allemagne.

On est fermement convaincu en Belgique que si même, contre toute prévision
raisonnable, l'Allemagne sortait militairement victorieuse de cette
guerre, sa ruine économique et financière la contraindrait à s'avouer
vaincue. Un tel dénouement, ajoute-t-on, serait le meilleur qu'on puisse
espérer. L'unique idéal des Alliés, n'est-il pas, en effet, d'abattre
définitivement le militarisme prussien? Or, supposez nos ennemis vaincus
sur le champ de bataille; leur caste militaire attribuera certainement la
défaite à une préparation insuffisante de la guerre: si l'Allemagne avait
consenti depuis vingt ans à des sacrifices encore plus prodigieux, elle
aurait remporté la victoire. Conclusion: une recrudescence du militarisme
en vue de la revanche prochaine. Imaginez au contraire que la victoire
militaire soit impuissante à assurer la victoire tout court: c'est
la démonstration lumineuse que dans notre civilisation actuelle la
supériorité militaire n'est plus une supériorité réelle; c'est la
condamnation de l'esprit militariste; c'est la fin de l'âge de guerre,
puisque la victoire ne suit plus les succès militaires.

Rien d'étonnant donc à ce que les feuilles non censurées insistent sur
l'affaiblissement profond et irrémédiable de l'Allemagne.

La dépréciation du change allemand est trop évidente pour qu'elle ait
pu être ignorée des Belges. Lire, par exemple, l'article intitulé
_Constatations_, dans _La Libre Belgique_, n° 45, septembre 1915.

_La Soupe_ a procédé autrement. Elle a publié des tableaux et des
graphiques montrant la dégringolade du mark à la bourse d'Amsterdam du 1er
octobre 1914 au 1er juillet 1915[26].

[Note 26: Voir _Comment les Belges résistent_..., fig. 30.]

Une question connexe est celle des emprunts de guerre. Voici l'avis d'un
prohibé belge sur le troisième emprunt allemand:

Un bluffeur.

Nous venons de dire ce qu'il faut penser des mensonges effrontés débités
par le chancelier impérial au Reichstag allemand dans le discours affiché
sur nos murs pour notre édification.

On aurait dû, pour compléter la démonstration, y ajouter le discours de M.
Helfferich, ministre des Finances. Les deux font la paire; c'est malheur
qu'on les ait séparés.

On sait qu'il fallait enlever le vote d'un emprunt de 10 milliards de
marks, le troisième, et qui porte le total emprunté à 25 milliards.

Demandant tant d'argent, M. Helfferich n'a pas hésité à promettre qu'il le
rendrait. Il le rendra à l'aide des indemnités que l'Allemagne recevra
des Alliés. Pas complètement peut-être, a-t-il dit, car leur situation
financière est aussi fâcheuse que celle de l'Allemagne est florissante.
Ils sont à bout de ressources et leur crédit épuisé. Chacun sait, a-t-il
affirmé, que l'Angleterre a échoué dans son dernier emprunt, et quant à la
France, il y a beau temps que son bas de laine est vide. Mais enfin, qu'on
rende l'argent ou qu'on ne le rende pas, l'Allemagne n'a cure de cette
misère. Et puis, ajoute M. Helfferich, tout ce que possèdent les citoyens
allemands n'appartient-il pas à l'État? Celui-ci reprend son bien où il le
trouve et il en dispose à sa guise. C'est la théorie du chiffon de papier,
appliquée aux bons de caisse et aux billets de banque.

On eût pu répondre à M. Helfferich en lui citant les articles plus sérieux
de quelques spécialistes allemands réprouvant ces procédés de discussion
et maintenant que la situation financière en Angleterre et en France est
solide et saine, et qu'il ne faut pas là-dessus se payer d'illusions; on
eût pu lui montrer aussi, par l'exemple de la Mittelrheinische Bank, où
mènent les prêts à jet continu sur les mêmes gages, fond de toute sa
science. Il eût confondu ses contradicteurs par quelques coups de grosse
caisse. La sienne résonne d'autant mieux qu'elle se vide.

Cependant, il met en chasse les écoliers; il leur accorde médailles et
diplômes pour qu'ils lui apportent tout l'or encore gardé dans leurs
familles. Il en a besoin pour ses paiements à l'étranger, puisque le mark
n'y est accepté qu'avec 35% de perte.

Et, à la Bourse de Berlin, des malheureux s'entassent, spéculent avec
frénésie pour gagner de quoi vivre dans les mouvements de hausse menés par
des aigrefins. Le jour où viendra la baisse, on fermera les portes et le
krach sera terrible.

Où sera alors l'impudent bluffeur?

(_Le Belge_, n° 3, septembre 1915, p. 3.)

Autre grosse difficulté, contre laquelle l'Allemagne se débat en pure
perte: le blocus maritime où l'enserre la flotte anglaise. _La Libre
Belgique_ commente à ce propos des articles autrichiens et allemands:

L'armée de la disette.

La _Nouvelle Presse libre_, de Vienne, consacre un long article au
discours de M. Asquith, annonçant le blocus de la faim. Le journal
autrichien fait un tableau tragique des conséquences du blocus pour
l'Allemagne et l'Autriche-Hongrie. Il demande si des milliers d'innocents
doivent périr parce que l'Angleterre a décrété contre eux une loi
impitoyable; si les fabriques doivent être fermées, les ouvriers
congédiés, les familles en proie à de nouveaux soucis parce que
l'Angleterre possède la maîtrise des mers et empêche l'arrivage des
matières premières.

La presse allemande consacre aussi de nombreux articles dans le même sens
au blocus de disette et proteste en déclarant que la mesure est contraire
au droit de la guerre. Berlin oublie et le langage de ses hommes d'État et
de ses chefs militaires, et le précédent capital, celui de Paris en 1870.
Le _Vorwärts_, avec droiture et courage, rappelle la théorie et les faits:

«Les militaires allemands ont dit souvent que «la guerre la plus
«impitoyable serait la plus humaine, car elle abrégerait les terribles
souffrances «de la guerre».

«En réalité, le moyen de guerre qui consiste à affamer est le plus ancien
et, jusqu'ici, le plus privilégié par le droit des gens. Autrement, il n'y
aurait ni siège de la guerre sur terre, ni droit de prise, de visite et de
blocus dans la guerre maritime.»

Et l'organe socialiste ajoute:

«Des places assiégées peuvent être forcées à se rendre par le fait qu'on
les a coupées de tout moyen de communication. C'est ainsi--c'est l'exemple
le plus considérable de ce genre--que les millions d'habitants de Paris
furent, en 1870-1871, amenés au bord de la famine--femmes, enfants,
vieillards, malades, blessés--et contraints par là à la capitulation.»

L'Allemagne à son tour peut méditer l'ordonnance humoristique de son
premier chancelier refusant le ravitaillement à Paris à moins de
capitulation sans condition. «Un peu de diète, avait dit Bismarck à nos
négociateurs, fera plutôt du bien à la santé de Paris.» On sait, au reste,
que les hygiénistes allemands eux-mêmes blâment leurs compatriotes de trop
manger.

(_La Libre Belgique_, n° 8, mars 1915, p. 4, col 1.)

_La Libre Belgique_ a aussi consacré un bon article général à l'épuisement
économique de l'Allemagne.

Le ventre, le sang, les nerfs.

«Nous avons des vivres à suffisance.»
(Bethmann-Hollweg.)
«La situation financière est excellente.»
(Helfferich.)
«La force de résistance de notre peuple est inépuisable.»
(Journaux allemands.)

On a comparé la vie d'un peuple à la vie de l'homme. L'assimilation
est juste. Comme l'individu, une nation possède sa digestion: c'est
l'abondance de la nourriture; elle possède sa circulation: ce sont ses
finances; elle possède son innervation: c'est sa force de résistance.

La première condition de la santé consiste dans l'alimentation. Où en est
la nation allemande à cet égard? Quelle est sa situation économique? La
_Kölnische Volkszeitung_ du 24 décembre y répond d'une façon intéressante.
Le froment, dit-elle, ne manque pas, ce qui n'empêche que la portion de
pain accordée aux habitants est rudement congrue. Les pommes de terre
sont en quantité assez abondante, pour qu'on en fasse une... équitable
répartition; mais, précisément, c'est là le hic; cette juste répartition
est impossible, et de là provient la disette en tubercules dans les
milieux besogneux; de là aussi les énormes prélèvements de pommes de terre
en Belgique, expédiées en Allemagne et enlevées à la nourriture du peuple
belge. Le lait est suffisant, poursuit le journal, pour les besoins...
des enfants et des malades; quant aux adultes, il leur conseille de s'en
abstenir. Le fromage n'existe plus qu'à l'état de souvenir! La viande est
en pénurie, avoue la feuille de Cologne (malgré l'expédition du bétail
belge), et son insuffisance provoque des «plaintes justifiées», mais elle
fait remarquer qu'il est très hygiénique de n'en consommer que fort peu.
Le bon billet! La graisse: «nous ne nageons pas dans la graisse»; les
provisions en sont très limitées et il importe de se les partager
parcimonieusement; «celui qui épargne une livre de beurre ou de graisse
contribue à servir la cause patriotique; celui qui, volontairement, y
renonce, se conforme à une nécessité de la situation». C'est bien dit,
mais...

Mais, que diable! de quoi doit donc se nourrir ce peuple allemand si
goulu! Rationné pour le pain (le fameux K. K.!) et pour les pommes de
terre, presque sevré de viande, privé de graisse, de beurre, de lait,
de fromage, sans compter le reste! Quel paradis, mes frères! et quelle
perspective de félicités futures! Il est vrai qu'il peut se gaver des
belles paroles de Bethmann: «Nous avons des vivres à suffisance», et de la
littérature des journaux; mais, substantiellement, c'est plutôt maigre! Le
proverbe ancien reste vrai: ventre affamé n'a point d'oreilles...

On n'accusera pas la _Volkszeitung_ d'avoir assombri son tableau. On peut
affirmer qu'en réalité la situation économique est des plus graves en
Allemagne, plus grave qu'on ne le soupçonne et qu'on n'ose l'avouer. Le
prix des denrées alimentaires y est inabordable, gémit le _Vorwärts_;
c'est la disette! Mais que doit être alors la situation en Autriche où
le prix des aliments atteint presque le double de celui de Berlin? On
comprend dès lors les plaintes, les lamentations, les appels à la paix,
les colères populaires dans ces deux empires: combien de temps pareille
situation est-elle encore tolérable?

       *       *       *       *       *

Si la digestion souffre, la circulation n'est pas en meilleur état; le
sang qui contient précisément les globules nummulaires, c'est-à-dire
l'argent, perd de sa valeur et de sa force; c'est à la Bourse que les
argentiers tâtent le pouls d'un pays et reconnaissent sa faiblesse ou sa
vigueur. Or, voici quelques données intéressantes des Bourses d'Amsterdam
et Rotterdam (pays neutre) qui diagnostiquent exactement l'état financier
de l'Allemagne et de l'Autriche. Le _Wisselkoers_ (le change) y indique la
valeur qu'on attribue à l'argent de ces deux pays. La valeur nominale du
mark allemand est de 1f25, celle de la couronne autrichienne de 1f02;
avant la guerre, la valeur réelle correspondait à la valeur nominale.
Examinons la dépréciation, c'est-à-dire la perte de ces monnaies durant
la guerre; le tableau suivant est suggestif:

                          MARK          KRONE
Janvier 1915              54,35 cents   42,50 cents
Février                   52,90         41,50
Mars                      51,20         41,50
Avril                     52,25         39,25
Mai                       52,22         39,35
Juin                      50,85         38,10
Juillet                   50,67         37,50
Août                      50,32         37,40
Septembre                 50,62         36,85
Octobre                   50,62         35,15
Novembre                  47,00         34,65
Décembre                  44,l0         30,50

Le cent vaut 2c08. Le mark vaut donc, en décembre 1915, 91c53;
perte: 33c47, soit plus de 37%!

La couronne vaut, en décembre 1915, 63c44; perte: 38c56, soit environ 40%!

Quelle chute lamentable! Plus les victoires des Austro-Allemands se
multiplient en 1915, plus leur dégringolade financière s'accentue:
bizarre! C'est l'appauvrissement du sang de la nation, c'est la ruine.
Et la transfusion du sang belge (les 40 millions mensuels soustraits aux
provinces) n'a pu empêcher le dépérissement! Après cela, que Helfferich
vienne clamer que «la situation est excellente», la Bourse indépendante
lui répond par des faits précis inattaquables.

       *       *       *       *       *

La physiologie enseigne que, lorsque la nutrition est insuffisante et que
le sang s'anémie, le système nerveux se trouble, se déprime et se révolte;
la résistance organique s'effondre, et, quand le médecin se trouve devant
pareille déchéance vitale, il hoche la tête et jette un regard découragé
sur l'entourage du malade.

Chez l'Allemagne aussi les nerfs ont des dépressions et des soubresauts.
Gretchen a beau fermer hermétiquement les fenêtres de la chambre où elle
languit, la censure a beau museler la presse, l'autorité a beau empêcher
l'arrivée en Belgique de certains numéros des feuilles germanophiles
de Hollande, la vérité n'en finit pas moins par filtrer à travers les
interstices. La vérité, la voici: en Allemagne, le découragement confine
au désespoir; l'ère des émeutes y débute, avant-coureur de l'insurrection.
La Germanie s'étiole, sa force de résistance décline, elle se sent à bout
de forces. Quel encouragement pour ses soldats épuisés!

       *       *       *       *       *

Hallali! la bête est atteinte, la bête est en train d'agoniser!
Réjouis-toi, Belgique, innocente victime, si longtemps torturée par la
bête! Ta délivrance est proche....

Ego.
(_La Libre Belgique_, d'après _L'Écho belge_, 16 mars 1916.)


3. L'optimisme en Belgique.

Tous ceux qui ont été en contact avec les Belges de Belgique ont été
frappés de notre bonne humeur et de notre inaltérable confiance. Relisez
les correspondances bruxelloises de _Nieuwe Rotterdamsche Courant_ et des
quotidiens allemands: toutes indistinctement expriment la stupéfaction, ou
même l'indignation, devant l'incompréhensible attitude de la population:
ne voilà-t-il pas que, malgré leurs épreuves, les Belges gardent la foi
dans la victoire intégrale des Alliés! Légèreté, pense le correspondant de
_Nieuwe Rotterdamsche Courant_; aveuglement qui frise la bêtise, écrivent
les Allemands.

La même impression défavorable nous a été communiquée par des Hollandais
qui étaient venus en Belgique pendant l'occupation. «Comment pouvez-vous
rester gais et souriants; seriez-vous assez naïfs pour croire encore à
l'écrasement final des Allemands? Vous êtes donc incapables de mesurer la
formidable puissance militaire qui vous étreint!»

Qui plus est, des Belges réfugiés en Hollande, en Angleterre ou en France,
nous ont tenu à peu près le même langage. Eux aussi commençaient à douter
de la possibilité de réduire le militarisme allemand.

Quel est le secret de notre optimisme tenace? Est-il, comme le pensent
les observateurs superficiels, dans un manque de réflexion ou de saine
compréhension des circonstances présentes? Non pas. Il tient à nos
souffrances mêmes, à l'incessante tension qui nous est nécessaire pour
lutter pied à pied contre les exigences de l'Allemand,--à notre volonté de
ne pas nous laisser intimider par les menaces et les exécutions,--à
la claire notion que nous avons de ses faiblesses et de ses fureurs
impuissantes. En un mot, nous avons la foi, parce que nous agissons.
Celui qui risque journellement sa liberté et sa vie, n'a pas le temps
de s'abandonner au désespoir; et il n'y a plus en Belgique que des
conspirateurs qui se sentent guettés par la police allemande! Notre
mentalité est en somme la même que celle du soldat de première ligne
comparée à celle des troupiers qui se reposent à l'arrière: autant dans
la tranchée règnent la bonne humeur et la confiance, autant les réserves
broient du noir.

Cet état d'âme devait être esquissé pour faire saisir le ton des articles
sur notre optimisme; car la même mentalité imprégnant tous les Belges, nos
journaux n'en parlent naturellement pas.

Quelques mots pourtant aux rares hypocondriaques:

Aux esprits chagrins.

A tort ou à raison, vous avez des inquiétudes. Vous broyez du noir. Vos
affaires vont mal. Votre tranquillité en est troublée.

Je vous plains, mais je vous blâme d'aller pleurnichant. Souhaitez-vous
que les autres aussi deviennent inquiets, sombres et décourageants? Quel
avantage auriez-vous à ce résultat? Et quel profit y aurait-il pour la
nation?

Si vous ne trouvez pas en vous la confiance et la bonne humeur, souffrez
au moins que d'autres soient pleins d'optimisme. Le plus grand service que
vous puissiez rendre au pays, c'est de ne pas communiquer aux autres le
mal qui vous consume.

Avant d'agir, de parler, de geindre, de soupirer, posez-vous ces
questions: «A quoi bon répandre mon humeur chagrine? Cela n'améliorera pas
les choses. Est-il souhaitable que tout le monde soit soucieux comme moi?
L'optimisme, même si je le juge excessif, ne vaut-il pas mieux, pour
l'ensemble de la nation, que le doute et le renfrognement?» Votre réponse
sera: «Oui, pour supporter les épreuves présentes et futures, il vaut
mieux que les gens aient le coeur léger, même s'ils se nourrissent
d'illusions.» Eh bien, votre devoir est de vous taire et de vous isoler.
Car il y a en vous une contagion dangereuse pour votre prochain. Vous
n'avez pas le droit de troubler sa tranquillité et ce qui le soutient. Si
vous en usez autrement, vous faites acte de mauvais citoyen!
(_La Vérité_, n° 1, 2 mai 1915, p. 15.)

Voici maintenant un article de _La Libre Belgique_, où se reflète la
confiance générale:

Patience, endurance, persévérance et confiance.

La terrible lutte imposée à l'Europe par l'aveugle fanatisme germain
continue à développer ses désastreuses et lamentables péripéties avec une
opiniâtreté monotone qui devient chaque jour plus obsédante et semble ne
laisser entrevoir aucun prochain espoir d'une solution quelconque. Chaque
jour, on apprend que des milliers d'existences humaines ont été immolées
sur terre et sur mer au Moloch de la guerre, que des millions ont été
engloutis et détruits, ou se sont évanouis en fumée; les deuils et les
regrets se succèdent et s'accumulent sans qu'apparaisse à l'horizon
l'aurore de jours meilleurs et l'espoir d'un avenir de délivrance et de
paix. Loin de s'atténuer et de restreindre ses ravages le fléau s'étend
sur les territoires de plus en plus grands, sans qu'on aperçoive chez ceux
qui ont déchaîné le simoun dévastateur le moindre signe de regret et de
remords. Impassibles et opiniâtres, ils continuent sans arrêt à envoyer
des milliers de victimes à la mort, à accumuler les ruines et les
désolations, qu'ils cachent d'ailleurs à leurs peuples, quand ils ne
peuvent les présenter comme des succès ou des victoires.

Nos compatriotes auraient cependant tort de tenir compte de cette
impassibilité des Allemands. Elle est plus apparente que réelle, elle est
surtout plus fausse que sincère, plus artificielle que fondée.

Nous ne voyons qu'une des faces de la situation, étant sous la tyrannie de
l'occupant qui nous interdit la connaissance de la vérité et ne permet que
la diffusion des informations qui lui plaisent et servent sa cause.

Nous n'apercevons rien des ruines commerciales et économiques de
l'Allemagne résultant de l'arrêt complet de sa navigation, dû au nombre
énorme des ouvriers envoyés au front, et du chiffre sans précédent des
morts et des blessés. Ceux qui ont été à Berlin et dans certaines grandes
villes de Prusse y ont été frappés par l'aspect lugubre des quartiers
ouvriers. La discipline militaire et l'orgueil germanique n'y permettent
pas la manifestation des sentiments populaires, mais, malgré la consigne,
la vérité se fait jour de plus en plus sur l'échec du plan allemand.

A part le côté russe où la victoire ne couronne pas encore le Tsar, mais
qui peut tenir presque indéfiniment à cause des réserves inépuisables en
hommes que l'Empire moscovite renferme, il est clair que la tactique de
Joffre et de French a, jusqu'à présent, été couronnée de succès et que
l'usure des forces teutonnes progresse incessamment. Il serait presque
impossible de calculer les pertes d'hommes et de capitaux que l'Empire a
subies depuis dix mois, mais il est certain qu'elles sont colossales et
inouïes dans l'histoire du monde. L'entrée en scène de l'Italie avec ses
2 millions de soldats n'est pas faite pour améliorer la situation des
empires austro-germains, et l'Italie sera très probablement suivie de près
par d'autres nations.

Il y a enfin à compter avec les «impondérables», c'est-à-dire avec la
conscience de l'univers qui chaque jour se prononce davantage contre
l'Allemagne, à cause de sa trahison envers la Belgique, de son mépris du
droit des gens et de sa façon abominable de faire la guerre. Les Allemands
eux-mêmes, en dépit de leur fanatisme chauvin, se rendront compte de cette
réprobation universelle. Leur folie collective ne résistera pas toujours à
l'évidence du sens commun. Pour eux aussi la vérité est en marche.

Nous devons donc avoir confiance. L'épreuve que nous subissons est longue
et douloureuse, mais nous avons le bon droit pour nous. Persévérons avec
patiente et dignité. La victoire est certaine. Nous avons cent fois plus
de raisons de dire comme le Kaiser: _Gott mit Uns--Dieu est avec nous_.

HELBÉ.
(_La Libre Belgique_, n° 27, juin 1915, p. 1, col. 1.)

Une seule chose pourrait à la longue ébranler notre courage, c'est la
durée imprévue de notre calvaire. Aussi est-il utile de rappeler de temps
en temps que, sous peine de voir recommencer la guerre dans peu d'années,
la lutte actuelle doit être continuée jusqu'à l'aplatissement définitif de
la puissance militariste allemande.

Voici, à titre d'exemple, la conclusion de l'article Guerre aux Huns
modernes (_La Libre Belgique_, n° 39, août 1915).

Les milliers de nos frères, de nos parents, qui sont tombés sur les champs
de bataille ou sous la rage de nos envahisseurs, se lèveraient de leurs
tombes si nous cessions la lutte avant d'avoir jugulé le monstre de la
guerre.

HELBÉ.

Les journaux prohibés expriment l'avis de la masse. Les personnalités
élevées nourrissent-elles le même optimisme? Voici quelques extraits du
mandement de carême de 1916, écrit par Mgr Mercier, à son retour de Rome:

Fête de Saint-Thomas d'Aquin 1916.

MES BIEN CHERS FRÈRES,

...Il y a beaucoup de choses que je ne puis vous dire. Vous me
comprendrez. La situation anormale que nous avons à subir nous interdit
de vous exposer, à coeur ouvert, tout juste ce qu'il y a en notre âme de
meilleur et de plus intime pour vous; ce qui, venant de plus haut et vous
touchant de plus près, est à moi mon plus ferme soutien et serait pour
vous, si je pouvais parler, votre plus puissant réconfort: mais vous ne
douterez pas de ma parole, vous me croirez lorsque je vous assure que mon
voyage a été particulièrement béni, et que je vous reviens heureux, très
heureux....

Vous avez eu déjà des échos, je pense, des acclamations qui, sur tout le
parcours de notre voyage, à l'aller et au retour, en Suisse et en Italie,
saluèrent le nom belge.

Supposé même, mes bien chers Frères, que l'issue finale du duel
gigantesque engagé, en ce moment, en Europe et en Asie Mineure, fût encore
incertaine, un fait acquis à la civilisation et à l'histoire, c'est
le triomphe moral de la Belgique. En union avec votre Roi et votre
Gouvernement, vous avez consenti à la patrie un sacrifice immense.
Par respect pour notre parole d'honneur; pour affirmer que, dans vos
consciences, le droit prime tout, vous avez sacrifié vos biens, vos
foyers, vos fils, vos époux, et, après dix-huit mois de contrainte, vous
demeurez, comme le premier jour, fiers de votre geste; l'héroïsme vous
paraît si naturel, qu'il ne vous vient pas à la pensée d'en tirer
gloire pour vous-mêmes: mais si vous aviez pu, comme nous, franchir nos
frontières et contempler à distance la patrie belge; si vous aviez entendu
le peuple, «l'homme dans la rue», ainsi que s'expriment les Anglais, je
veux dire, l'ouvrier manuel, le petit employé, la femme de la classe qui
peine; si vous aviez recueilli les témoignages, vivants ou écrits, de
ceux qui représentent, avec autorité, les grandes forces sociales, la
politique, la presse, la science, l'art, la diplomatie, la religion, vous
auriez mieux pris conscience de la magnanimité de votre attitude, vos âmes
auraient tressailli d'allégresse et même, je crois, d'orgueil.

Les expressions les plus vibrantes du respect, de l'admiration du culte
pour la grandeur morale, pour la noblesse d'âme, pour la patience calme et
obstinée de la nation belge nous arrivaient des cités et des villages de
Suisse, d'Italie, d'Espagne, de France, d'Angleterre et montaient, portées
par l'enthousiasme, à ceux-là qui personnifient le patriotisme belge, nos
Souverains, le Gouvernement, le clergé, notre vaillante armée.

Pour nous, les hommages que nous recevions, nous les reportions
constamment vers vous, car un instinct secret nous rappelait toujours que
c'est vous qui, par votre endurance, les méritiez et nous les attiriez....

La conviction, naturelle et surnaturelle, de notre victoire finale est,
plus profondément que jamais, ancrée en mon âme. Si, d'ailleurs, elle
avait pu être ébranlée, les assurances que m'ont fait partager plusieurs
observateurs désintéressés et attentifs de la situation générale,
appartenant notamment aux deux Amériques, l'eussent solidement raffermie.

Nous l'emporterons, n'en doutez pas, mais nous ne sommes pas au bout de
nos souffrances.

La France, l'Angleterre, la Russie, se sont engagées à ne pas conclure de
paix, tant que la Belgique n'aura pas recouvré son entière indépendance
et n'aura pas été largement indemnisée. L'Italie, à son tour, a adhéré au
pacte de Londres.

L'avenir n'est point douteux pour nous.

Mais il faut le préparer....

Imaginez une nation belligérante, sûre de ses corps d'armée, de ses
munitions, de son commandement, en passe de remporter un triomphe: que
Dieu laisse se propager dans les rangs les germes d'une épidémie, et voilà
ruinées, sur l'heure, les prévisions les plus optimistes!...

D. J. CARDINAL MERCIER,
_Archevêque de Malines_.
Par mandement de S. Ém. le Cardinal Archevêque:
L. MEEUS, _Secrétaire_.

Les Allemands se fâchèrent: l'imprimeur du mandement, M. Dessain, de
Malines, fut condamné à un an de prison. Il est à Anrath, en Allemagne,
dans une prison de droit commun. Les exemplaires du mandement furent
saisis, et les prêtres reçurent l'ordre de ne pas en souffler mot (ce
qui, bien entendu, ne les empêcha pas d'en donner lecture publiquement en
chaire). Enfin, M. le gouverneur général élabora le monument que voici:

La lettre de Bissing au cardinal Mercier.

Voici le texte de la lettre impudente que le Bissing vient d'adresser au
cardinal Mercier. Le texte en est publié, bien entendu, par les soins des
journaux embochés de Belgique et par ordre de la Kommandantur:


UNE LETTRE DU GOUVERNEUR GÉNÉRAL EN BELGIQUE A S. ÉM. LE CARDINAL MERCIER

A la suite de la lettre pastorale qui vient d'être lue dans toutes les
églises de l'archidiocèse de Malines, le gouverneur général en Belgique
a adressé, le 15 mars dernier, la lettre suivante à S. Ém. le cardinal
Mercier:

Je porte ce qui suit à la connaissance de Votre Éminence:

Celui qui est le plus haut placé pour veiller à la sauvegarde des intérêt
de l'Église catholique m'a certifié, de la manière la plus formelle et à
différentes reprises, qu'à son retour de Rome, Votre Éminence observerait
une attitude pleine de modération. En conséquence, je pouvais m'attendre à
ce que Votre Éminence s'abstînt des manifestations qui continuent à jeter
le désarroi dans l'esprit, si facile à surexciter, de la population belge.
Dans cette attente, je m'étais gardé de discuter avec Votre Éminence des
incidents provoqués par votre voyage et notamment la lettre collective des
évêques belges et l'abus politique que vous avez fait du sauf-conduit que
le Saint-Père avait sollicité pour vous permettre de vous rendre à Rome
dans un but purement ecclésiastique.

Votre lettre pastorale me permet de dire que non seulement vous ne
vous êtes pas conformé aux assurances que nous avait données la haute
personnalité la mieux placée pour nous les donner, mais qu'en outre vous
avez fait en sorte que vos rapports avec le pouvoir occupant soient plus
tendus que jamais. Il ne peut naturellement faire doute pour personne
que je n'empêcherai jamais Votre Éminence de transmettre aux fidèles les
communications que le Saint-Père désirerait leur faire connaître par votre
intermédiaire. Mais Votre Éminence se livre dans sa lettre pastorale à
des commentaires purement politiques, et cela, je ne puis, en aucun cas,
l'admettre.

Je ne puis admettre que Votre Éminence, à propos de l'issue de la guerre,
cherche à susciter des espoirs non fondés et contraires à la réalité des
faits. Notamment Votre Éminence, pour appuyer ses affirmations, cite des
déclarations imprécises émanant de personnalités absolument étrangères
aux événement, et qu'il est absolument impossible de considérer comme
compétentes. Dans un autre passage de votre lettre pastorale, vous
cherchez à faire impression en disant que la décision que vous espérez
pourrait être amenée par la propagation de maladies épidémiques. Par
cette argumentation arbitraire, Votre Éminence ne peut que provoquer
une surexcitation nuisible dans la population si crédule, et l'amener à
opposer une résistance active ou passive à l'administration du pouvoir
occupant.

Je dois signaler, comme particulièrement intolérable, l'allusion que vous
faites dans votre lettre pastorale à une atteinte à la liberté religieuse
de la population dans le territoire occupé. Votre Éminence sait mieux que
personne combien cette insinuation est injuste.

Dans ces conditions, contrairement à la longanimité dont j'ai fait preuve
jusqu'à présent, je poursuivrai désormais sans hésitation toute propagande
politique tendant à fomenter des sentiments hostiles à l'égard de
l'autorité légitime du pouvoir occupant, autorité reconnue par le droit
des gens, même si cette propagande est fomentée sous le couvert de la
liberté des cultes, comme c'est d'ailleurs mon devoir de le faire, en
conformité avec mes décrets et en accomplissement de ma mission. Si j'ai
jusqu'à présent signalé à Votre Éminence, pour qu'ils fussent punis
suivant la discipline canonique, les écarts dont se sont rendus coupables
des ecclésiastiques, je m'en abstiendrai désormais. En effet, Votre
Éminence elle-même a donné l'exemple de l'insubordination, de telle sorte
que son influence est maintenant sans poids. J'ai, en outre, l'obligation
de rendre de plus en plus Votre Éminence moralement responsable des
agissements regrettables auxquels de nombreux ecclésiastiques se laissent
entraîner et qui attirent à certains d'entre eux des châtiments sévères.

Votre Éminence m'objectera sans doute de nouveau que j'ai mal compris
certains passages de sa lettre pastorale ou que je leur ai donné une
interprétation qui n'était pas dans sa pensée. Toute discussion de ce
genre devant fatalement rester stérile, je n'ai pas l'intention de la
reprendre. Je suis, au contraire, fermement résolu à ne plus tolérer à
l'avenir que Votre Éminence, abusant de ses hautes fonctions et du respect
dû à sa robe ecclésiastique, poursuive une propagande politique effrénée
qui entraînerait pour tout simple citoyen des responsabilités pénales.

Je préviens donc Votre Éminence qu'elle aura à s'abstenir désormais de
toute activité politique.

Agréez l'expression de notre considération distinguée.

(s.) Baron VON BISSING,
_Général-colonel_.

(_La Belgique_ [de Rotterdam], 28 mars 1916, p. 3, col. 3.)

Notre optimisme ne nous fait pourtant pas oublier combien l'heure est
grave et triste: on montre un visage souriant, mais au dedans chacun est
fort sérieux. Des visiteurs occasionnels ont pu se méprendre sur notre
conduite et croire que la vie mondaine se poursuivait à Bruxelles. Erreur
profonde: presque toutes les salles de spectacle sont fermées; les
estaminets eux-mêmes sont presque déserts. La lettre d'un bourgmestre,
reproduite par _La Libre Belgique_, donne les raisons de notre gravité
intime:


Plus de fêtes, fussent-elles des fêtes de bienfaisance!

Il existe à Bruxelles une catégorie de gens que la guerre n'atteint pas et
qui sont trop indifférents ou trop égoïstes pour en souffrir. Ce sont ces
gens-là qui constituent la clientèle la plus assidue des théâtres et des
lieux de divertissement. Il en est d'autres aussi qui se persuadent à tort
que la charité retirerait de l'organisation de fêtes ou de représentations
théâtrales des profits plus abondants. Nous dédions aux premiers comme aux
seconds cette lettre d'une si belle tenue et d'une si noble élévation de
sentiments, adressée à la présidente d'une oeuvre destinée au soutien
des enfants en bas âge pendant la guerre par le bourgmestre d'une grosse
commune de province, qui est en même temps une des personnalités les plus
estimées du monde politique:

«MADAME LA PRÉSIDENTE,

«Vous me demandez de vous délivrer l'autorisation écrite d'organiser une
fête de bienfaisance qui consistera en un concert payant.

«Je vous ferai remarquer qu'il ne m'appartient pas de vous accorder cette
autorisation; chacun est libre d'organiser, dans un local privé, tel
divertissement qu'il lui plaît. Mais je ne vous cacherai pas que, si
pareille autorisation m'était demandée pour une fête que je pourrais
interdire, je n'hésiterais pas à la refuser.

«Et voici pourquoi:

«Si, au milieu de mes préoccupations et des tracas que me suscite
ma charge, une chose m'a fait du bien, c'est de constater que notre
population a compris la gravité et la tristesse de la situation.

«Le silence s'est fait dans la ville, ininterrompu depuis plus d'un
an; plus de chants dans les rues, plus de réunions d'aucune sorte; les
sociétés de musique se sont tues; plus d'exécutions, plus de répétitions.

«J'ai senti là l'instinctive et délicate attention de l'âme populaire
envers ceux qui souffrent du départ d'un époux, d'un fils ou d'un frère.

«Ce deuil, il faut qu'il dure jusqu'à l'heure où, notre indépendance
reconquise, la liberté nous sera rendue.

«Aussi, j'en sais beaucoup qui souffriraient, au fond d'eux-mêmes, de
tout ce qui, à cette heure douloureuse, nous distrairait de nos
angoisses patriotiques. Donc, plus de fêtes, fussent-elles des fêtes de
bienfaisance.

«Bien faire!», chacun en a la stricte obligation, à tous les instants, et
notre bourgeoisie n'y a pas manqué quand, dans des circonstances récentes,
elle a mis, en deux journées, 20.000 francs à la disposition des
malheureux, sur un simple appel fait au devoir, sans perspective d'un
divertissement musical.

«Elle renouvellerait, s'il le fallait, ce mouvement généreux. Mais le
soutien de «la soupe aux petits» ne réclame plus un tel effort, et je
pense qu'il ne serait pas difficile de réunir les quelques centaines de
francs que demande la bonne marche de l'oeuvre.

«D'ailleurs, si vous aviez l'appréhension du contraire, je m'empresserais
de vous rassurer en vous disant que j'apprécie assez l'utilité de
l'institution pour me charger de vous trouver, tous les mois, les
ressources nécessaires à son fonctionnement régulier.

«Mais, de grâce, chère Madame, pas de fête! Et puis, êtes-vous certaine
qu'elle réussirait? N'y en a-t-il pas d'autres que moi qui auraient peur,
en y assistant, d'entendre, dans les intervalles des morceaux, la voix
lointaine du canon pour rappeler qu'il y en a, là-bas, qui ne sont pas à
la fête.

«Veuillez agréer, etc.,»

(_La Libre Belgique_, d'après _L'Echo belge_, 21 mars 1916.)

Il convient de rappeler que dès les premiers jours de l'occupation un
journal censuré, Le Belge (qui n'est pas Le Belge clandestin), refusa
d'insérer les réclames de théâtres, cinémas et autres divertissements;
mais ce journal, trop peu souple, fut bientôt supprimé.


4. L'esprit goguenard des Belges.

Il ne suffit pas qu'une nation reste ferme et confiante devant
l'oppression étrangère. Il faut encore qu'elle conserve sa bonne humeur.

La contemplation journalière des casques à pointe et de la Parade-Marsch
n'a pas fait perdre au Bruxellois son esprit frondeur, et la «zwanze»
fleurit autant qu'en temps de paix. Les auteurs de _La Libre Belgique_
savent parfaitement que s'ils sont pris ils risquent fort d'être placés
devant le peloton d'exécution, car l'Allemagne ne badine pas avec le crime
de lèse-majesté; mais cette perspective ne les empêche pas d'envoyer les
Polizisten faire visite à la statue d'André Vésale ou à un W.C. (p. 11).
On ne se prive même pas du plaisir d'épingler un numéro de _La Libre
Belgique_ au dos d'un soldat, qui se charge ainsi de faire de la
propagande gratuite pour le journal traqué.

D'innombrables plaisanteries circulent en Belgique. Écrites à la machine
sur un bout de papier, elles passent rapidement de main en main, laissant
derrière elles un large sillage d'éclats de rire. Voici quelques-unes de
ces anecdotes, à titre d'échantillons:

Un paysan venait chaque jour en ville avec sa charrette attelée d'un âne.
Le vieux landsturm, tout-venant avec 80% de gros[27], qui était de faction
à l'entrée de la ville, examine ses papiers et demande le nom de l'Ane.

[Note 27: C'est la formule classique des marchands de charbon à
Bruxelles: leur tout-venant contient 80% de gros. On désigne ainsi le
landsturm (Note de J.M.)]

--Mon âne! il n'a pas de nom!

--Il faudra lui en donner un. Chez nous, tous les ânes ont un nom. Je
pourrais facilement vous en citer 93.

Quelques jours plus tard:

--Eh bien, dit le landsturm, avez-vous choisi un nom?

--C'est que... je n'en trouve pas de convenable.

--Appelez le donc Albert.

--Ah! pardon! riposte le paysan, ce serait injurieux pour mon Roi.

--Oh! là! là! En voilà des scrupules! Tenez! appelez-le Guillaume!

--Ah! pardon! riposte le paysan, ce serait injurieux pour mon âne.

       *       *       *       *       *

Chez un paysan logent des soldats allemands. Ils ne tarissent pas en
rodomontades sur la puissance de leur armée, sur son triomphe certain, sur
les inépuisables réserves en hommes de l'Empire, sur l'excellence du pain
K.K., etc. Un beau matin, ils annoncent l'arrivée de 100.000 nouveaux
hommes sur le front de l'Yser. Le paysan se gratte la tête.

--Hein! qu'en dites-vous? 100.000 nouveaux!

Le paysan se gratte toujours la tête.

--Mais parlez donc, insistent les Teutons, dites ce que vous en pensez!

--J'en pense, dit enfin le Flamand, que c'est trop! Je ne sais vraiment
plus où nous trouverons encore de la place pour en enterrer 100.000.

       *       *       *       *       *

Tout au début de la guerre, ils avaient réquisitionné dans la campagne
de Liège un homme pour les aider à enterrer leurs morts. La besogne ne
manquait pas. Ils le forcèrent à les accompagner à Haelen, puis devant
Anvers, enfin sur l'Yser. Il était de plus en plus surmené; bientôt, la
déformation professionnelle aidant, il en était arrivé à ne plus faire
grande différence entre les morts et les vivants, et il enterrait
indistinctement toute la bocherie qu'il ramassait. Si quelque blessé
hurlait trop fort:

«Je ne suis pas mort, moi!» notre Liégeois se contentait de lui lancer un
«oui, oui, vous dites ça!» qui coupait court à toute discussion; et le
Boche dégringolait au fond du trou. «R.I.P.»

Pourtant sa façon d'agir vint aux oreilles de l'état-major, et on le fit
passer en conseil de guerre; non pas tant parce qu'on désapprouvait ses
procédés (les blessés ne sont qu'un embarras pour une armée en campagne),
mais pour se donner une contenance vis-à-vis des troupes.

--Est-il vrai, lui demanda-t-on d'un air sévère, que vous enfouissez aussi
ceux qui vous déclarent qu'ils ne sont pas morts?

--Ah ouiche! répondit-il, si on les écoutait, ils ne seraient jamais
morts.

Devant une telle fermeté de principe, il n'y avait qu'une chose à faire:
on lui donna de l'avancement. C'est lui maintenant qui est préposé à
l'incinération des Boches dans les hauts fourneaux de Seraing.

       *       *       *       *       *

Un Bruxellois causant dans la rue avec un camarade prononce à haute voix
le mot «canaille». Aussitôt un rhum-cognac[28] s'avance et emmène mon
homme à la Kommandantur. Après avoir été gardé à la diète pendant un jour
ou deux, dans le grenier, le voici mis sur la sellette.

[Note 28: Les policiers allemands étalent fièrement sur la poitrine
une large plaque brillante en cuivre jaune, avec l'inscription _Polizei_.
Dans les cafés, les bouteilles de liqueurs portent une plaque analogue,
d'où le nom de rhum-cognac donné aux policiers. (Note de J. M.)]

--Vous avez parlé de canaille?

--Oui.

--De qui était-il question?

--...De personne en particulier.

--Si, si, vous faisiez allusion à un souverain.

--...Soit; je l'avoue; je parlais de l'empereur de Chine.

--Ta ta ta! Tout le monde sait que, lorsqu'on parle d'une canaille, c'est
toujours de l'empereur d'Allemagne qu'il s'agit.

       *       *       *       *       *

Un cabaretier voit s'attabler chez lui un piquet de landsturm. Un soldat,
avisant une bascule, veut se peser. «Inutile, dit le cabaretier, vous
pesez 92 kilos.» Vérification faite, c'est le poids. A un deuxième soldat
qui désire savoir s'il a bien profité de son séjour en Belgique, le patron
dit aussi son poids d'avance: «98 kilos.» Étonnement général: c'était tout
à fait juste. Bref, tous les soldats se font dire leur poids avant de
monter sur la bascule: 105 kilos, 89 kilos, 96 kilos, 110 kilos.

--Mais, lui dit-on, comment faites-vous pour deviner si exactement notre
poids?

--Affaire d'habitude, dit le Belge: je suis marchand de cochons.

       *       *       *       *       *

M. le baron von Bissing fils, professeur à l'Université de Munich, était
à Bruxelles. Comme il craignait, en sa qualité d'officier allemand, de
s'exposer aux bombes que les aviateurs alliés pourraient lancer sur le
château de Trois-Fontaines, où habite son père, il était descendu dans un
hôtel de la place du Luxembourg. Il travaillait du matin au soir à dresser
la liste des pendules à expédier en Allemagne comme butin de guerre. Il
n'avait donc pas le temps de visiter la ville. La veille de son départ,
il désira pourtant faire un tour dans Bruxelles, et il s'adressa à
l'hôtelier: «Ne pourriez-vous pas, lui dit-il, me faire accompagner par
quelqu'un qui me ferait voir les curiosités... s'il y en a.» L'hôtelier,
flatté malgré tout d'héberger un si haut personnage, s'offrit comme guide.

Les voici au coin de la rue Royale et du boulevard Botanique. M. le baron
jette un coup d'oeil au paysage. «Oui, dit-il, c'est pas mal; si nous
avions ça à Berlin, nous en ferions quelque chose de kolossal.»--Sur la
Grand'Place, il lorgne d'un monocle rapide l'Hôtel de Ville, la Maison du
Roi et les Maisons des Corporations; puis il consent à déclarer que «c'est
gentil; mais qu'à Berlin ils auraient fait ça en plus kolossal».

L'hôtelier le mène vers le Palais de justice. M. von Bissing se promène
devant la façade; il admire les canons et les remparts, en sacs de terre,
élevés par l'armée allemande; il note soigneusement le nombre des sacs,
leur couleur, les inscriptions qu'ils portent, leur volume et leur poids
approximatif (car il prépare un important mémoire sur les fortifications
de campagne construites dans les villes); il examine en connaisseur les
débris des meubles que les soldats ont démolis dans les grandes salles
du Palais; il en prend un instantané destiné au _Livre Blanc_ que le
Gouvernement impérial va publier sur le respect des monuments par l'armée
allemande; il fait aussi une photographie des guérites aux élégantes
rayures obliques et des militaires qui se tiennent devant (pour son
intéressant mémoire sur le sentiment esthétique chez les Allemands). Au
moment de partir, M. von Bissing regarde aussi le Palais; il le trouve
bien, quoiqu'un peu mesquin, puis il fait remarquer que «si à Berlin on
avait éprouvé le besoin d'avoir un Palais de justice, ce qui n'a pas été
nécessaire jusqu'ici, mais le deviendra peut-être lorsque la Belgique
sera annexée, car chacun sait combien la population belge est perfide et
toujours prête à accomplir des actes _volkerrechtswidrig_, on en bâtira un
qui sera kolossal».

Devant ce parti pris, l'hôtelier ne pousse pas plus loin la visite. Mais
le soir, il dépose une forte tortue de jardin dans le lit de M. le baron.
Quand celui-ci veut se coucher, il recule épouvanté devant l'horrible bête
qui gigote entre ses draps. Comme il n'est pas fort brave (il est officier
allemand), il se précipite sur la sonnette. L'hôtelier parait en personne.
«Là, tenez! dans le lit!» hurle M. von Bissing, blême de terreur. «Ça! dit
l'hôtelier d'un ton léger, c'est une puce, tout simplement; en Belgique
elles sont kolossales!»

       *       *       *       *       *

Au prône de M. le curé.

«Mes chers paroissiens, ce ne sont pas toujours de bons Wallons qui ont
habité ce pays. D'abord il y avait ici des Gaulois; puis vinrent les
Romains, qui introduisirent une civilisation déjà fort avancée. Ensuite
eurent lieu les invasions des Barbares: les Burgondes, les Alains, les
Huns, les Suèves, les Francs, les Normands, les Goths: d'abord les
Visigoths, puis les Austrogoths, et en dernier lieu les Saligoths, encore
appelés Salboches ou Ostroboches, qui sont les plus barbares de tous.»

* * *

Des soldats allemands circulent dans Bruxelles. Tout à coup, passant au
coin de la rue de l'Étuve et de la rue du Chêne, ils saluent militairement
et se mettent au pas de l'oie. «Pourquoi?» leur demande un Bruxellois. Ils
montrent la statue de Mannekenpis: «Von Pissing!» disent-ils.


* * *


Saint Pierre inspecte le corps de garde à la porte du Paradis. Arrive
l'âme d'un soldat allemand tué sur l'Yser.

-Qui êtes-vous? demande saint Pierre.

L'âme fait d'abord semblant de ne pas entendre, car personne n'aime à
avouer sa honte; elle espère se tirer d'affaire en répétant: _Gott mit
Huns! Gott mit Huns!_

Saint Pierre, qui ne connaît pas cette nouvelle orthographe, est d'abord
un peu ahuri; mais il finit par poser de nouveau la question:

-Qui êtes-vous?

L'âme se décide enfin à répondre:

-Je suis l'âme d'un soldat allemand.

-Arrière, menteur! s'écrie saint Pierre; je lis chaque jour les journaux
publiés à Bruxelles sous la censure allemande; ils n'ont pas encore
annoncé la mort d'un seul soldat allemand.

L'instant d'après, arrive l'âme d'un Turc tué aux Dardanelles.

-Votre passeport! demande saint Pierre... Bon, vous êtes Turc...
Bienheureux les pauvres d'esprit! Entrez!

-Je veux voir le Bon Dieu, dit le Turc.

-Comme vous y allez, vous! Savez-vous bien que...

-Je veux voir le Bon Dieu! Les prêtres disent que ceux qui tombent dans
les combats peuvent voir le Bon Dieu. Je veux donc voir le Bon Dieu!

-Bien, bien... Seulement...

-C'est pas tout, ça; je veux voir le Bon Dieu!

-Écoutez, dit saint Pierre, on ne peut pas voir actuellement le Bon Dieu;
il est un peu indisposé.

-Ça ne fait rien. Je veux voir le Bon Dieu!

-Mais son état est plus grave que vous ne pensez. Il est atteint du délire
des grandeurs: il se croit le Kaiser.

Quand ces propos parvinrent aux oreilles de Guillaume II, il en fut très
affecté, car il a besoin du vieux Bon Dieu pour ses proclamations. Et vous
comprenez, si on venait à savoir que le Bon Dieu n'a pas toute sa raison,
son nom ne produira plus aucun effet.

De nombreuses notes, sur le modèle de celles du président Wilson, furent
échangées entre la Wilhelmstrasse et le Ciel. On conclut finalement
l'accord que voici: chacun restera à sa place, sans chercher à s'élever
au-dessus de sa condition; en échange, le Bon Dieu recevra des lettres
patentes de noblesse et il pourra signer _von Gott_.

Pourvu, mon Dieu, que cette convention ne soit pas traitée de chiffon de
papier!

Pas mal de plaisanteries ont aussi paru dans les prohibés réguliers.
Rappelons-en quelques-unes:

Esprit Liègeois.

Dans un tram de Liège, trois officiers parlant français détaillent avec
force gestes et à voix très haute, les «cruautés» russes. Personne ne
prête attention à leurs dires. Cependant, avant de descendre, un paysan
dit bien haut à sa femme: «Je te l'avais bien dit, Bertine, les Russes ont
été en Belgique.» Tout le monde de rire... les officiers plus fort que
les autres. Et rentrés au logis, ils content à leur hôte forcé ce trait
d'ignorance crasse des paysans belges qui croient encore que les Russes
sont venus à leur secours... L'hôte a mis une heure à les détromper. (_La
Libre Belgique_, n° 45, septembre 1915, p. 4, col. 2.)

Ponchour, Madame...

Elle est arrivée...

Elle en a soupé du Berlin où l'on a faim, où l'Empereur--cet incorrigible
bavard--est tellement baba qu'il a oublié de faire, le 1er janvier, une
proclamation à son peuple...

Elle a pris ses cliques et ses claques et vite, vite, elle a rappliqué
vers Brüssel.

Elle est ici...

Mais qui ça? Elle?

Elle! la moitié de von Bissinge [29]... Parfaitement. Depuis le 29
décembre, elle nous comble de sa présence, et ce qu'elle comble elle le
comble bien.

[Note 29: Si von Bissinge vaut deux singes, von Bissing ÷ 2 = 1
singe.]

Mais elle a mis Son Excellence dans le plus grand embarras.

Elle n'ose pas loger rue de la Loi: elle a peur de... sauter jusqu'aux
étoiles... Elle n'a aucune confiance dans le château de Trois-Fontaines où
réside son gouverneur: elle craint des chutes... d'étoiles...

       *       *       *       *       *

Il a fallu pourtant mettre quelque part cette illustre personne.

On l'a remisée au Grand Hôtel.

Le séquestre, pour recevoir ce précieux dépôt, a mis sens dessus dessous
tous les appartements qui donnent sur la rue Grétry.

Faute de pouvoir creuser des tranchées, il a élevé des barricades pour
protéger la dame, et devant les cloisons il a semé des Polizei dont les
plaques, frottées au tripoli, luisent comme des réflecteurs [30]... Il a
éparpillé un peu partout de la police aussi secrète qu'allemande... Il a
planté sur le trottoir les plus «cholies» sentinelles qu'il a pu dénicher
[31]...

[Note 30: Voir p. 95. (Note de J.M.)]
[Note 31: Si Madame le désire, on pourrait lui servir un abonnement à
_La Libre Belgique_.]

Von Bissing a inspecté les lieux.

Dans la chambre à coucher, il y avait deux lits jumeaux. Il en a fait
enlever un.

«C'est trop étroit pour teux, Exzellenz», a risqué avec respect le
séquestre.

L'Excellence a répondu gravement:

«Che ne couge bas ici. Che couge à Schloss Trois-Fontaines. Ma femme a
beur des pompes. Moi, che n'ai bas beur des pompes... Che fais la pompe...
Ne le dites bas à ma femme, surtout, et mettez des Polizei bartout!»

Et le gouverneur est parti mélancolique vers son auto grise.

On l'a entendu murmurer:

«Qu'est-ce qu'elle afait pesoin de fenir à Brüssel? Quel krampon! Mein
Gott! Ce qu'elle tient, elle le tient pien [32], celle-là!»

Pauvre singe!

[Note 32: Voir p. 123. (Note de J.M.)]


FIDELIS.
(_La Libre Belgique_, d'après _L'Écho belge_, 14 mars 1916, et d'après
_La Belgique_ [de Rotterdam], 17 mars 1916.)


* * *


L'occupant n'accorde la fourniture de pommes de terre, dans certaines
régions spécialement éprouvées par la famine, qu'aux gens qui «travaillent
pour lui».

Un récipiendaire se présente devant les Boches et se déclare prêt, pour
avoir des pommes de terre, à travailler pour eux, et même rien que pour
eux. Et le bougre paraît vraiment bien décidé.

--Alors fous êtes brêt bour signer la déclarazion?

--Oui, bien sûr!

--Et quel est fotre médier?

--Fossoyeur!...

(_La Libre Belgique_, d'après _L'Écho belge_, 12 mars 1916.)


Les farces qui ont eu le plus de succès sont le _Petit Diktionnaire de
Boche_ et la traduction flamande des noms de rues. La première a été
répandue à la fois par la dactylographie et par l'imprimerie:


Petit Diktionnaire de Boche

Par le Dr KOLOSSAL KANDIDE
(Kouronné par l'Akadémie de Kôpenick.)

K.--Konsonne usitée pour germaniser les mots d'origine latine et leur
donner une forme appropriée à la Kultur teutonne.

K.K. (prononcez «caca»).--Komestible exkluant, pour le konsommateur, toute
krainte de konstipation.

KABOCHE.--Mot dérivant par kontraction du substantif latin kaput qui
signifie tête, et de l'adjectif boche. Tête karrée, dont les parois sont
parfaitement imperméables et dont le kôté facial ne présente aucune espèce
de physionomie, sauf à l'heure de la soupe.

KABOTIN.--Voir le mot: Kaiser.

KAFARD.--Espion allemand. Mouchard de Boche.

KAKOPHONIE,--Effet musikal produit sur des oreilles non kultivées, par
l'exécution des oeuvres de Richard Wagner.

KAISER.--Bipède amphibie, de l'ordre des karnassiers, tribu des
Hohenzollern. Sur terre, ses moeurs sont celles des grands félins; sur
mer, celles des squales. Cet animal, à l'état libre, est extrêmement
prolifique, mais tout fait espérer qu'il ne se reproduit pas en kaptivité.
Par suite de la chasse particulièrement active dont cette espèce est
actuellement l'objet, elle tend à disparaître komplètement du monde
civilisé.

KALAIS.--Ville konvoitée (Voir le mot: _Kalendes grecques_).

KANARD.--Produit volatil fabriqué en grosses kantités par la Maison Wolff,
Berlin; très assimilable pour les estomaks teutoniques, provoque des
nausées chez les neutres.

KATHÉDRALE.--Cible pour les obus de 420 (voir les mots: _Kultur_ et
_Kristianisme_).

KANNIBALES.--Se dit des gens qui mangent leurs semblables; applikable par
konséquent aux Boches qui ne mangent que du kochon.

KAMARADE.--Terme s'appliquant au guerrier ennemi, lorsque celui-ci est le
plus fort.

KAPOUT.--Terme définissant le sort du guerrier ennemi, lorsque celui-ci
est le plus faible.

KALENDES GRECQUES.--Date présumée de l'entrée à Kalais des troupes du
général von Kluck.

KAMELOTE.--Ensemble des produits de l'industrie allemande en temps de
paix.

KANONS.--Ensemble des produits de l'industrie allemande en temps de
guerre.

KAMBRIOLEUR.--Voir le mot: _Kronprinz_.

KOCHONS.--Source des «delikatessen» teutonnes. Terme principal d'un
problème qui passionne l'Allemagne tout entière: les kochons doivent-ils
manger toutes les pommes de terre? Ou bien les Allemands doivent-ils
manger tous les kochons? Les pommes de terre pour les kochons? Les
épluchures pour les Teutons?...

KONTREFAÇON.--Procédé artistique, littéraire, scientifique et industriel,
où s'est uniquement affirmé le génie de la race germanique.

KRÉTIN.--Titre honorifique très recherché par les signataires du manifeste
dit des 93 _Intellectuels_ boches.

KRONPRINZ.--Espèce de Hohenzollern apparenté, par la forme de son bek,
à l'ordre des rapaces, mais se rattachant à la tribu des mammifères
supérieurs, en ceci qu'il a le pouce opposable aux autres doigts: cette
particularité lui permet de saisir et de retenir avec la plus grande
facilité tous les objets mobiliers.

KRISTOF KOLOMB.--Explorateur allemand qui, sur l'ordre du Kaiser, annexa
l'Amérique à la Prusse et inventa l'oeuf dur.

KOPERNIK.--Savant allemand qui, sur l'ordre du Kaiser, régla le mouvement
enveloppant de la terre autour du soleil et prépara l'annexion de cet
astre à la Prusse (1543).

KULOT.--Se dit du résidu qui se trouve au fond du fourneau d'une pipe. Se
dit aussi de ce qu'il y a au fond du tuyau, quand il s'agit d'un tuyau de
_l'Agence Wolff_:

KULTUR.--Vieil Heidelberg. Soulographies universitaires. Jeunesse
studieuse buvant à pleines bottes la bière de mars et se tailladant la
figure à coups de rapières. Littérature à forme de contes de nourrices
(_Niebelungen, Walkyries, Lohengrin_... Ballades de Schiller...
Divagations de _Faust_); philosophie à forme de brouillard (Leibnitz,
Kant, Nietzsche); arts plastiques à forme de choucroute... Kolossales
inventions prises à l'étranger... Chevaux kalkulateurs d'Elberfeld...
Kapitaine Koepenick... Gemütlichkeit et Delikatessen... Fabrication
intensive de petits Allemands. Expansion germanique. Exportation de
touristes à lunettes; viols, assassinats... Importation de pendules
acquises à la foire d'empoigne... Kroix de fer... _Deutschland über
Alles... Hoch! Hoch!_ Karème; pain KK; katastrophe; kaptifs; korbeaux...
kapouts!

HUNS.--Peuple pacifique et kultivé des bords de l'Oder et de la Spree,
dont le territoire fut envahi par des barbares appelés Belges, qui
détruisirent tous les monuments de kulte et de kultur, violèrent, puis
massacrèrent hommes et femmes, vieillards et enfants.

HÉLAS.--Mot welsche adopté par le _Diktionnaire de Boche_ après la
bataille de la Marne.

(_La Soupe_, n° 353.)

Quant aux traductions des noms de rue, elles s'étaient propagées
longuement par tradition orale avant de cristalliser dans _La Libre
Belgique_:

_La Libre Belgique_ a publié un petit dictionnaire à l'usage des receveurs
des tramways bruxellois. On s'en est beaucoup diverti: En voici quelques
extraits:

Rue de l'Empereur: Bloedighart-straat[33].
Rue du Gouvernement Provisoire: von Bissing-straat.
Rue du Bourgmestre: Onze Max-straat [34].
Rue de Paris: Achteruit-straat [35].
Rue des Comédiens: Bethmann-straat.
Rue des Dirigeables: Kapot-straat.
Rue de l'Éléphant: Zeppelin-straat.
Rue des Déménageurs: Kronprinz-straat.
Rue Meert: Kultur-straat.
Marché aux Porcs: Boche-markt.

(_L'Écho belge_, 15 février 1916.)

[Note 33: Littéralement: rue du Coeur saignant. Rappel du télégramme
de l'Empereur au président Wilson où il déclare que «_son coeur saigne_».
A la suite de cette affiche on disait, par à peu près avec Guillaume le
Conquérant, «Guillaume au Coeur Saignant». (Note de J. M.)]

[Note 34: Littéralement: rue de Notre Max. Le Bruxellois ne dit pas
«Le Bourgmestre» mais «Notre Max». (Note de J. M.)]

[Note 35: Littéralement: rue de la Marche rétrograde. Allusion à un
jeu que les gamins de Bruxelles se donnent le malin plaisir de jouer sous
les yeux des soldats allemands. Ils se mettent en rang, puis le plus
grand commande avec l'accent à la fois guttural et aboyant des officiers
allemands: _Vorwärts! Marsch!_ Le rang s'ébranle ou pas de l'oie.--_Halt!_
Arrêt brusque.--_Nach Paris! Marsch!_ Ils se remettent en marche, mais à
reculons. (Note de J. M.)]

Les Belges ne négligent d'ailleurs jamais une occasion de se moquer de
leurs bourreaux. Lisez, par exemple, l'entrefilet suivant, publié par _La
Libre Belgique_ (d'après _L'Echo belge_ du 17 octobre 1916):

Je ne lis jamais _Le Bruxellois_, cette ordure...

Mais j'ai tant et tant ri l'autre dimanche, en allant au bois, que je me
suis laissé mettre cet infect journal dans la main, par la marchande, sans
m'en douter...

Et voici pourquoi, ce dimanche, tous les promeneurs ont été secoués d'un
fou rire, qui redoublait quand un officier boche s'arrêtait furieux pour
voir passer des cyclistes dernier cri.

Une douzaine de fervents de la bécane, après avoir respectueusement obéi
aux ordres de Son Excellence von Bissinge en remettant leurs bandages, ont
cru pouvoir, usant du peu de liberté qui nous reste, pratiquer quand même
leur sport favori. Ils ont donc été faire un tour de bois, en groupe. Ils
roulaient sans pneus, tout simplement. Ça faisait un bruit de casserole,
mais, à ça près, ils pédalaient vivement.

Les bons types, ils avaient tous, attachée à une corde en bandoulière,
leur pompe. Sans doute, pour regonfler, le cas échéant, les Boches qui se
seraient dégonflés d'émotion. Ils pensent à tout.


5. Le fruit de la victoire.

Copions aussi un article dans lequel on laisse entrevoir quelles seront
les conséquences de la guerre:


Une Belgique agrandie.

Dernièrement nous avons entendu dire, non sans quelque étonnement, par un
homme que ses fonctions devaient précisément rendre prudent et réservé en
politique extérieure:

«A la conclusion de la paix, il faut qu'on rende justice à la Belgique
en élargissant ses frontières. La Zélande doit nous appartenir comme
complément de l'Escaut dont l'embouchure ne peut pas être fermée à ceux
qui voudraient venir nous aider à défendre Anvers.

«Du côté de l'Est nous devons aussi avoir nos frontières plus logiquement
dessinées. Notre pays est trop petit pour sa population.» Il ajoutait:
«Ceux que nous annexerons seront enchantés d'être Belges.»

Comme ce n'est pas la première fois que nous entendons de tels propos,
nous croyons utile de préciser à ce sujet ce que nous avons déjà dit dans
notre premier numéro-programme:

1° Nous n'avons vu nulle part que des populations voisines aient témoigné
le désir d'être Belges;

2° La Belgique a vécu heureuse et prospère depuis 1839. Elle ne peut et ne
doit vouloir à aucun prix et sous aucun prétexte s'annexer des territoires
occupés par des étrangers indifférents ou hostiles. Si nous avons fait
notre devoir et sauvé notre honneur en résistant à l'Allemagne qui, sous
de faux prétextes, voulait nous annexer, nous et notre Congo, afin de
nous imposer sa «Kultur» qu'elle estime supérieure à nos libertés
constitutionnelles, ce n'est pas une raison de nous laisser gagner par la
passion de la «Kilométrite», trop contagieuse, hélas! chez la plupart
des grandes et petites «puissances», de peur d'être amenés à devenir une
nuisance. Nous voulons rester neutres, perpétuellement neutres. Après
quatre-vingt-quatre ans de neutralité, nous venons de prouver à tous,
même à la nation douée de la «Kultur», que la neutralité n'est nullement
nuisible à la virilité. Cette preuve a généralement paru péremptoire
à tout le monde intelligent. Cela suffit à notre ambition, qui est
complètement étrangère à l'esprit et à toute envie de conquête.

Maîtres chez nous, nous entendons respecter la liberté d'autrui et n'avons
aucune envie de nous mêler de ses affaires, jugeant cette prétention
souverainement impertinente. A ceux qui voudraient nous faire adopter, en
la modifiant, la devise de nos voisins et nous faire dire: _Belgien über
Alles_, La Belgique au-dessus de tout, nous disons: Jamais; nous préférons
garder notre devise nationale. Nous voudrions seulement que «l'Union fait
la Force» devint la devise de toute l'Europe et même celle de l'univers.

Et nous croyons même que ce désir d'union internationale se réaliser
progressivement, et nous espérons fermement que le commencement de cette
réalisation aura lieu à la conclusion de la paix où justice nous sera
rendue.

La guerre actuelle, ses désastres et ses atrocités extraordinaires, auront
converti l'univers à l'union. L'excès du mal aura produit une fois de plus
le bien.

Ce qui précède ne veut pas dire que nous repousserions une rectification
de frontières régularisant le régime de l'Escaut ou élargissant
notre territoire à l'Est, mais à une double condition, c'est que ces
modifications seraient accomplies à l'amiable et avec l'assentiment de la
très grande majorité des populations intéressées.

Nous pensons, d'ailleurs, que pour ce qui concerne l'Escaut, une
convention avec nos anciens frères du Nord aboutirait au résultat désiré.

(_La Libre Belgique_, n° 10, mars 1915.)


Nous voilà renseignés sur les maigres avantages que la Belgique compte
retirer de la victoire. Quant aux profits qu'escompte l'Allemagne,
ils sont exposés dans un livre de M. J. Losch, _Der mitteleuropäische
Wirtschaftsblock und der Schicksal Belgiens (Le Bloc économique de
l'Europe centrale et le sort de la Belgique)_. C'est le volume 13 d'une
importante collection intitulée: _Zwischen Krieg und Frieden (Entre la
guerre et la paix)_, publiée chez Hirzel, à Leipzig. Dans cette même série
ont paru notamment des ouvrages de M. Lamprecht et de M. v. Liszt. Celui
de M. Losch est sorti de presse en décembre 1914, donc au début de la
guerre. Il est l'un des premiers qui aient posé nettement le problème de
l'annexion de la Belgique. _La Soupe_ a donné la traduction du chapitre V:


Le sort de la Belgique.

Le problème belge se présente tout autrement. La question de savoir qui a
violé la _neutralité_ de cet État doit être laissée au sentiment d'équité
des vrais neutres, et pour le reste abandonnée à la presse ennemie. Il
s'agit ici de faits réels, de considérations impartiales. Comme une
phraséologie onctueuse, pleine d'excuses et d'hypocrisies ne convient pas
aux Allemands, nous voulons déclarer sans détours: la guerre entre les
trois grandes puissances européennes ne se fait pas seulement en Belgique,
elle se fait aussi pour la Belgique.

I. Ce que l'Angleterre a toujours craint, et essayé d'éviter (avec raison
à son point de vue), c'est qu'un même État possédât la côte belge de la
mer du Nord et la côte française de Boulogne à l'embouchure de la Somme.
C'est à cette préoccupation surtout que la Belgique doit, depuis 1831, son
existence comme État neutre indépendant: dans l'intérêt de l'Angleterre la
côte de Dunkerque aux bouches de l'Escaut ne devait pas appartenir à la
France. Cette neutralisation était pour l'Angleterre moins coûteuse et
moins dangereuse qu'une occupation par ses propres forces. Pour la France
la perte du domaine des «alluvions des fleuves français», comme certains
écrivains français appellent la Belgique, était douloureuse; mais il y
avait à cette perte une importante compensation: La Belgique était ainsi
soustraite à l'autorité immédiate de l'Angleterre, et elle était le seul
État de l'Europe où la langue française fût encore la langue officielle et
prépondérante.

La Belgique était acquise aux influences françaises, entre autres à
la politique financière, en même temps que les intérêts militaires de
l'Angleterre étaient saufs. La Prusse dut accepter cette solution. Il
valait mieux voir naître de l'époque post-napoléonienne un État-tampon
entre l'Angleterre et la France, qu'une forteresse anglaise sur le
continent, ou une absorption définitive de la région par la France. Cette
dernière alternative eût été d'autant plus vraisemblable que toute la
population de la Belgique, tant flamande que wallonne, était et est encore
catholique. Ainsi donc l'équilibre était établi et il subsista pendant et
après la guerre franco-allemande.

II. Pourtant, il est à remarquer que cet équilibre était au fond rompu,
dès avant le début de la guerre, par des changements survenus dans toutes
les parties.

En _Belgique_ même, c'était moins la fondation de l'État du Congo (1882)
par Léopold II et la proclamation de souveraineté et de neutralité de
cet État à Berlin (1885), que son annexion par l'État-tampon _neutre_
(1907-1908) qui préparait d'inévitables conflits extérieurs.

Le chiffre de sa population depuis sa création (3,5 millions) jusqu'en
1910 avait plus que doublé (7,4 millions), la fusion des Wallons et
des Flamands avait non seulement échoué, mais conduit à de profondes
oppositions et à une violente poussée de la partie non wallonne du
peuple. Étant donnés ces contrastes géographiques et aussi une négligence
incompréhensible pour tout ce qui concerne les écoles primaires et les
devoirs de la politique sociale, la division des partis était arrivée à un
antagonisme aigu.

Les _influences françaises_ qui se faisaient sentir par Bruxelles sur les
banques, la presse et le Gouvernement étaient néfastes au point de vue
économique, parce qu'elles entraînaient le pays dans le monde de la
spéculation internationale, tandis que l'Angleterre profitait du
développement extraordinaire du commerce étranger, surtout du manque de
flotte marchande belge. Mais les changements les plus importants vinrent
cependant de l'Allemagne, et, à la vérité (il faut appuyer là-dessus), non
avec intention, ni par politique, etc., mais uniquement par le fait des
changements économiques survenus de part et d'autre. Il est reconnu que
le port d'Anvers doit son fabuleux et récent développement surtout à son
hinterland et au mouvement des bateaux allemands; tout aussi incontestable
est l'importance des commerçants allemands établis dans la ville. Mais ce
qui est moins connu, c'est le changement survenu récemment dans les plus
importantes industries belges, l'industrie charbonnière et celle du fer et
de l'acier.

La Belgique possède deux grands gisements houillers dans la Sambre-Meuse;
c'est là que sont installés les plus grandes forges et les hauts
fourneaux. Ils sont devenus tellement nombreux, leur domaine s'est
tellement étendu, qu'il n'est plus en rapport avec la production du
combustible. Tandis que la production du fer brut s'est élevée de 1.216
millions de tonnes en 1903, à 2.301 millions en 1912, et a donc presque
doublé, la production du charbon tombe pendant la même période de 24
millions de tonnes à moins de 23 millions. La valeur totale de la
production monte en même temps de 247 à 304 millions de marks. Il est vrai
que les prix des charbons sont variables, les salaires et autres frais de
production constituent précisément, en Belgique, un pourcentage de plus en
plus considérable, qui augmente d'autant le prix de revient.

Qu'on examine la valeur commerciale en millions de marks:

              IMPORTATION DE BELGIQUE         EXPORTATION D'ALLEMAGNE
                  vers l'Allemagne              vers la Belgique
               1910  1911  1912  1913         1910  1911  1912  1913
Charbons .      5,7   5,6   5,4   4,7         49,3  59,4  79,3  90,9
Cokes. . . . . . . (Insignifiant)              6,5   8,7  15,6  19,8
Agglomérés . . . . (Insignifiant)              3,1   3,2   4,8   7,6

Rien que pour ces trois produits essentiels, les importations de la
Belgique ont monté, dans ces quatre dernière années de 59 millions de
marks à 118 millions, donc exactement au double. Malgré l'accès facile de
la Belgique aux charbons anglais par voie de mer et par canaux, malgré
un certain mouvement d'exportation vers l'Allemagne, il faut reconnaître
qu'il s'est préparé ici une dépendance économique de la Belgique qui déjà
en temps de paix aurait dû faire réfléchir les hommes d'État et les hommes
politiques, d'autant plus qu'aucune aide n'est possible de la part de
la France, qui se trouve dans une situation identique, et que les
importations des charbons anglais pendant les trois années 1910-1912 n'ont
été que d'une valeur de 14,14 à 15,15 millions de marks. Il semble que
dans les milieux dirigeants en Belgique on n'ait prêté aucune attention
à ces considérations. De tels états de choses deviennent d'autant plus
significatifs pendant la guerre et lorsqu'il s'agit du sort économique
futur de la Belgique. Le Gouvernement belge, ainsi que la famille royale,
ont quitté le pays en emportant le trésor de l'État, l'or de la Banque
nationale et les matrices des billets de banque. Pendant ce temps, les
deux tiers au moins de la population du pays vit de vivres importés. La
flotte anglaise défend ces importations et le Gouvernement anglais a donné
officiellement comme prétexte de guerre contre l'Allemagne la protection
de la Belgique; c'est aussi ce qu'il a persuadé à sa population. Ainsi
l'Europe assiste au spectacle extraordinaire de puissances neutres comme
les États-Unis intervenant comme intéressés parce que l'Angleterre ne peut
protéger le peuple belge ni ne veut le nourrir. Au point de vue du but à
atteindre dans cette guerre, le concours que prêta à cette intervention le
gouverneur général allemand von der Goltz ne peut pas être approuvé; il ne
s'explique que par cette considération que l'Allemagne ne fait la guerre
qu'à l'État belge et à son Gouvernement peu clairvoyant, mais non à la
population de ce malheureux pays.

III. De ce qui précède résultent inévitablement les faits suivants:

1° Qu'il est impossible que tant de noble sang allemand ait été versé en
vain, sur le sol wallon et flamand. Ni le chancelier ni même l'auguste
personne de l'empereur Guillaume II ne pourraient persuader au peuple
qu'après la guerre la Belgique subsisterait comme elle aurait subsisté
si elle avait accédé à la première ou même à la seconde demande de
l'Allemagne: le passage libre pour ses armées;

2° Par mesure de sécurité militaire, non seulement toute la côte belge,
mais aussi toutes les places fortes du pays doivent passer à l'Allemagne,
surtout Liège qui constitue un voisinage immédiat dangereux;

3° La réunion artificielle des Wallons et des Flamands doit prendre fin;

4° Le pays entier devra être incorporé au futur «bloc économique» de
l'Europe centrale. Avant tout, ni Anvers ni Zeebrugge ne peuvent devenir
des ports libres. Par le fait que la Belgique, en tant que domaine
douanier particulier, sera exclue du commerce international, elle ne
pourra plus avoir de représentation politique auprès des États qui
subsisteront en dehors du «bloc économique» de l'Europe centrale;

5° Le réseau des chemins de fer de l'État tout entier, y compris le réseau
des postes, télégraphes et téléphones, deviendra propriété de l'État
allemand;

6° La Banque nationale belge sera fermée et le pays sera soumis au régime
monétaire allemand.


IV. Le sort politique de la Belgique n'est pas encore complètement réglé
par la réalisation de ces projets. Il ne faut absolument pas perdre de vue
ces objectifs économiques, car c'est par là seulement que le pays
pourra être soudé sûrement au «bloc économique de l'Europe centrale» et
constituer lui-même un «bloc économique». Si le pays subsistera encore en
tant qu'État politique, et de quelle façon; ce qu'il adviendra de l'annexe
congolaise, quelles langues seront autorisées et dans quelles limites,
d'autres questions encore, en elles-mêmes très importantes, sont moins
essentielles que les points traités plus haut.

C'est aussi une question secondaire que de savoir si la petite région de
langue purement allemande, à l'est du pays, sera ajoutée aux provinces
rhénanes, et comment le futur Parlement sera organisé. Il faut écarter
l'idée d'un plébiscite exprimant les désirs de la population par suite de
la diversité des langues, etc. A ce propos, les observations faites par
exemple en Amérique sont sans objection: à notre connaissance, les Indiens
de l'Amérique au Nord, les habitants de Panama et des Philippines n'ont
pas été consultés par vote avant leur annexion.

V. En rapport étroit avec la question des destinées de la Belgique, il y a
encore un point économique important. Un quart à un tiers de la population
belge seulement peut être nourri par l'agriculture belge. Il n'est pas
sage de déranger l'équilibre dans cette question si importante. De sorte
qu'il devient indispensable d'annexer, comme compensation, une autre
région, probablement à l'est ou au sud-est, dont l'apport des productions
économiques correspondrait au moins aux besoins croissants de la Belgique.


* * *


Un mot maintenant à nos coloniaux à tous crins. Ils ne sont pas
suffisamment convaincus de cette vérité que, pour augmenter la puissance
économique, il faut tout d'abord élargir le territoire en Europe même. La
première condition pour accroître la force coloniale, et même la force
maritime, est de disposer d'une base territoriale et humaine suffisante;
et l'inverse n'est pas vrai. Celui qui joint la Belgique à l'Europe
centrale aura aussi, tôt ou tard, le contrôle sur le Congo belge. Mais
celui qui accepterait le Congo belge sans la Belgique, n'aurait qu'un
cadeau des Danaïdes; il compromettrait sa sécurité personnelle, telle
qu'elle résulte forcément de toute la situation mondiale.

(_La Soupe_, n° 411, juillet 1915.)


Très intéressante aussi la carte postale qui a été reproduite par _La
Libre Belgique_ (pl. III.)

La comparaison des modestes désirs belges avec les exigences allemandes
est-elle assez instructive!

Mais l'Allemagne ne compte pas uniquement s'emparer de notre territoire.
Son appétit est plus grand: elle entend aussi nous enlever toutes les
oeuvres d'art qui lui seraient utiles. Et la Belgique, si débordante
d'art, possède naturellement beaucoup de choses qui feraient bon effet
dans les musées de Berlin, de Munich, de Dresde, etc. M. Emil Schaefer en
a fait l'énumération dans une importante revue d'outre-Rhin, _Kunst und
Künstler (L'Art et les Artistes)_ Notre planche VI reproduit le début et
la fin de la traduction publiée par _La Soupe_ [36] (n° 293). La dernière
page se rapporte au retable de l'Adoration de l'Agneau Mystique,
des frères Van Eyck. Nous pensons que le lecteur savourera tout
particulièrement la note de la rédaction qui termine l'article.

[Note 36: L'article a été publié en entier dans les _Cahiers
documentaires_, no. 37.]


B. L'AVERSION POUR LES ALLEMANDS


1: Les démonstrations individuelles.


Si l'on en croyait les journalistes allemands, les sentiments des Belges
envers les pouvoirs occupants auraient passé par les alternatives
suivantes:

a) Tout au début de l'occupation, hostilité violente et non dissimulée.

b) Depuis septembre 1914 jusqu'en mars 1915, l'aversion première aurait
fait place a des rapports beaucoup moins aigres, parfois même assez
sympathiques.

c) Mais ces affirmations étaient si manifestement contraires à la
vérité,--que dis-je, au simple bon sens,--que les correspondants des
journaux en sont revenus à leur première manière, et ils ne parlent plus
maintenant que des regards chargés de haine que leur lancent les passants.

En réalité, notre antipathie, faite à la fois de haine et de mépris, n'a
jamais fléchi un instant, et nous ne l'avons jamais cachée. Loin de là,
nous avons eu soin de l'étaler devant eux, afin qu'ils ne puissent pas
feindre de se méprendre sur nos sentiments. L'un des moyens les plus
communément employés pour mettre en évidence notre germanophobie était.
de porter ostensiblement à la boutonnière, soit une médaille
patriotique,--soit un petit portrait sur celluloïde du Roi, de la Reine,
du bourgmestre Max, du cardinal Mercier, etc.,--soit une cocarde aux
couleurs nationales,--soit quelque autre insigne dont le sens ne prêtait
pas à équivoque.

Pendant longtemps, nos tyrans ne sévirent pas ouvertement contre le port
de ces emblèmes. Toutefois, ils agissaient en sourdine. Celui qui avait à
se présenter dans un bureau allemand pour un passeport ou pour un papier
quelconque, était prié d'enlever d'abord ces objets subversifs[37]; quand
les policiers faisaient une perquisition dans un magasin, ils engageaient
les marchands, «dans leur propre intérêt», à ne pas exposer ces insignes à
la vitrine; de temps en temps, dans les trams ou aux carrefours, les mêmes
policiers conseillaient aux porteurs de médailles patriotiques de ne plus
les montrer, «afin de ne pas avoir l'air de provoquer les membres de
l'armée allemande»!

[Note 37: Voici un alinéa de l'arrêté, signé von Huene, disant comment
les Anversois doivent se présenter au contrôle allemand à partir du 16
octobre 1916: «Pendant le contrôle il est défendu de porter des insignes,
de parler dans les rangs, de fumer ou de troubler l'ordre public.»]

Cette lutte sournoise se poursuivit jusqu'en juin 1915:


Arrêté.

Quiconque porte, expose ou montre en public d'une façon provocatrice des
insignes belges ou quiconque porte, expose ou montre en public, même
d'une manière non provocatrice, des insignes d'autre pays en guerre avec
l'Allemagne ou ses alliés, est passible d'une amende de 600 mark au plus
ou d'une peine d'emprisonnement de six semaines au plus. Ces deux peines
peuvent aussi être réunies.

Les contraventions seront jugées par les autorités ou les tribunaux
militaires allemands.

Le présent arrêté entrera en vigueur le 1er juillet 1915.

Bruxelles, le 26 juin 1915.

_Le Gouverneur général en Belgique,_
Baron VON BISSING,
_Général-colonel_.

A partir de ce moment, on ne peut donc plus arborer aucun insigne, car
il ne dépend évidemment que de l'arbitraire ou de l'humeur momentanée du
policier de se sentir ou non «provoqué».

Beaucoup d'articles de nos prohibés reflètent la haine farouche,
implacable, que les Allemands se sont attirée par leur violation de la
neutralité belge et par leur conduite féroce envers nos populations.
Citons-en deux, de genres différents:


Der heilige Hass.

_Der heilige Hass!_ La sainte haine!

Qu'on se rappelle le début de la guerre, la marche foudroyante et
triomphale de l'armée allemande: c'était la victoire certaine et rapide.
En même temps, c'était la terrorisation des pays occupés, les meurtres,
les incendies, la destruction organisée, pendant qu'en Allemagne même les
écrivains instillaient dans le coeur des populations teutonnes la haine,
la sainte haine, _der heilige Hass_, envers les vaincus.

Depuis lors, les événements ont modifié la tournure des choses. Non
seulement la victoire échappe aux armes allemandes, mais dans le lointain
apparaît la vision de la débâcle finale. Et ce sont aujourd'hui des appels
indirects à la paix, appels dont on entend l'écho dans tous les pays
neutres.

En Allemagne même, le parti socialiste, veule domestique du Gouvernement
impérial, a lancé dernièrement aux socialistes étrangers un document dont
nous ne citerons qu'un passage: «_Nous désirons que, aussitôt que nous
aurons obtenu toute garantie de sécurité et que nos ennemis seront
disposés à la paix, la guerre prenne fin par une paix qui rende possible
l'amitié avec les peuples voisins._»

L'amitié! ils osent parler d'amitié!

Libre aux autres peuples d'accepter plus tard la main, encore sanglante,
que les Allemands leur tendent déjà...

Mais parler d'une amitié possible avec nous, Belges, nous qu'ils menacent
d'annexer en cas de victoire!

Horreur! Comme si jamais, aujourd'hui, demain, pendant le siècle en
cours, un pareil sentiment pouvait lier le peuple assassin avec le peuple
meurtri! Comme si, entre eux et nous, il n'y avait pas un tel abîme qu'il
ne pourra être franchi qu'après de longues générations.

Ah! bandits, vous avez parlé de haine, de la sainte haine! Eh oui! elle
existe cette haine, enracinée, irréductible, éternelle, horriblement
sainte, dans le coeur de tout homme qui a l'honneur de porter le fier nom
de Belge: c'est la haine des Teutons.

Teutons! race maudite par nos mères, à qui vous avez arraché leurs fils;
par nos épouses, qui portent le deuil du veuvage; par nos jeunes gens, qui
meurent pour la patrie violée; par nos filles, qui ne reverront plus
leurs fiancés; race maudite par notre peuple tout entier, témoin de vos
abominables forfaits, de vos lâches assassinats de civils désarmés, de
vos viols d'enfants et de vierges, de vos meurtres de vieillards et de
nourrissons, de vos tueries de prêtres, de vos incendies criminels, de
vos vols organisés, de vos emprisonnements d'innocents; race maudite
par l'univers civilisé, qui recule d'épouvante devant vos sanglantes
ignominies; race maudite par Dieu lui-même, que vous blasphémez par vos
invocations théâtrales et ostentatoires; Teutons, race infâme et dégradée
par le crime, entre vous et nous, Belges, il n'y a plus de place que pour
la haine.

Teutons! qui, hier, nous flattiez pour nous endormir et qui, au mépris
de vos serments, avez lâchement, par surprise, foulé aux pieds un petit
peuple pacifique qui vous accueillait en amis, qui nourrissait et choyait
vos pseudo-marchands devenus vos émissaires et vos espions; Teutons,
qui depuis plus d'un an nous avez enlevé notre sainte liberté, qui nous
opprimez et nous torturez dans tout ce qui nous est cher, qui nous avez
réduits à l'état de mendiants vivant de la charité étrangère; Teutons, qui
nous avez tout volé, notre existence, notre indépendance, notre royauté,
nos biens, nos vies, qui même voulez nous arracher plus que tout cela, ce
que nous aimons par-dessus tout, l'honneur; qui nous accusez de félonie
et de traîtrise, qui nous souillez dans votre infâme _Livre Blanc_ et
vos turpides brochures où vous nous représentez comme des brutes, des
malfaiteurs, des fauves sanguinaires; Teutons, à vous notre haine, toute
notre haine, rien que notre haine!

Oh! la grande, la sainte, la légitime haine qui unit les deux races de
notre nation et se répercutera jusqu'aux enfants de nos petits-enfants!
Oui, la nation vous haît, parce qu'elle haît la lâcheté, le mensonge,
la fourberie, le parjure, la trahison, la barbarie, et que vous
quintessenciez tout cela!

Elle vous hait, parce qu'elle aime la droiture, la vérité, la justice, la
loyauté, la sainteté des serments et que sa patrie personnifie tout cela!


* * *


Les choses ont des larmes, elles ont aussi la haine.

Entendez-vous le sol patrial qui gémit sous le sabot de vos chevaux et le
pas lourd de vos hordes? C'est le gémissement de la haine!

Entendez-vous le murmure de nos ruisseaux rougis, le bruit sourd de nos
fleuves déserts, le clapotement de nos plages abandonnées? C'est le sourd
murmure de la haine!

Entendez-vous le son expirant des dernières cloches de nos villes et
villages incendiés se répandant en sanglots entre les pierres branlantes
et les ruines informes? C'est le sanglot de la haine!

Et nos petites cocardes, que vous avez arrachées de nos poitrines, petits
emblèmes tricolores dont votre Bissinge, dans sa lourde raillerie de
Germain, ricanait en disant: «C'est la manie de la couleur», savez-vous
ce que disaient ces pauvres rubans? Nous ne pouvions dans la rue cracher
notre mépris sur votre face rubiconde; pour nous, ces petits morceaux
d'étoffe vous criaient notre haine!


* * *


Est-ce bien moi qui ai écrit tout ceci, moi qui ai vécu en Allemagne, qui
croyais la connaître, moi qui ai tant admiré ce peuple allemand dont je ne
soupçonnais pas la fausseté et la fourberie, moi qui me suis nourri à sa
science, qui ai tant vanté ses universités et ses docteurs, qui ai tant
défendu sa prétendue civilisation, moi qui, Flamand, tiens un peu par là
de son origine germanique? «Être Flamand ne signifie pas être Allemand»,
écrivait, il y a quelques jours, le Bissinge fils; c'est vrai, car autant
j'aimais et j'admirais jadis la grande Allemagne, autant je la déteste
aujourd'hui, je la méprise, je la hais--et pourtant je n'ai jamais connu
la haine... Quelques mois ont suffi pour cela, quelques mois de crimes
ininterrompus...

Et c'est avec un sentiment de volupté que je lui renvoie son chant de
haine:

Deutschland,
 Dich werden wir hassen mit langen Hass,
 Wir werden nicht lassen von unserm Hass,
 Hass zu Wasser und Hass zu Land,
 Hass des Hauptes und Hass der Hand,
 Hass der Haemmer und Hass der Kronen,
 Drosselender Hass von sieben Millionen.
 Wir lieben vereint, wir hassen vereint,
 Wir haben alle nur einen Feind:
Deutschland!

Dr Z.
(_La Libre Belgique_, n° 50, octobre 1915, p. 3, col. 2.)


Flair rare.

Un officier prussien, de l'innombrable catégorie de ceux que nous avons
hébergés pendant de longues années et qui en ont profité pour nous
espionner tout à l'aise, était, ces derniers jours, de passage à
Bruxelles. Voici en quels termes il a défini les sentiments que certaines
villes belges professent à l'égard des Boches:

--A Liège, a-t-il dit, on nous méprise.
--A Namur, on nous craint.
--A Bruxelles, on se f...t de nous.

Ce soudard a de la psychologie des foules une notion très juste. Gageons
que notre excellent gouverneur partage son avis.

(_La Libre Belgique_, n° 37, juillet 1915, p. 4, col. 1.)

Nous disions plus haut que les Allemands ont été forcés de rendre justice
à notre haine. Voici deux articles qui le constatent:


Le chancre belge.

_Le poignard le plus aigu, le poison
le plus actif et le plus durable, c'est la
plume en des mains sales._
Louis VEUILLOT.


Connaissez-vous le chancre belge?.. Ne cherchez pas: c'est l'ardent
patriotisme qui anime nos populations. C'est le _Vaderland_ qui a fait
cette trouvaille; sachons-lui-en gré.

Le _Vaderland_ est un journal hollandais de principes solides;
inaccessible à la corruption monétaire, évidemment; tout à la dévotion
de la Germanie par pur principe, s'entend. Le _Vaderland_ aime le
patriotisme: sinon, s'appellerait-il _Vaderland_ (patrie)? Le _Vaderland_,
à ce dûment autorisé (je n'ai pas dit stipendié, n'est-ce pas?) par
l'autorité allemande, vient journellement entretenir chez nous le saint
amour de la patrie et relever notre moral chancelant, en nous arrosant
chaque soir congrûment de toutes les nouvelles qui peuvent faire plaisir
aux Allemands; ses renseignements sont impartiaux, mais sont fournis
presque exclusivement par la très véridique Agence Wolff: c'est sa façon
à lui de montrer sa reconnaissance à la Belgique. Si nous disions au
_Vaderland_ que, grâce à leur héroïque résistance, les troupes belges ont
sauvé autant la Hollande que la Belgique de la domination teutonne, le
_Vaderland_ se gondolerait comme une petite folle! De la reconnaissance?
Heu! il ne daignerait s'abaisser à un sentiment aussi vulgaire, il est
au-dessus de cela... Et voilà pourquoi, gardant une fière indépendance, il
vient jusque chez nous prodiguer ses insultes à ceux des Belges qui n'ont
pas sa mentalité ni sa compréhension du devoir patriotique.

Donc, le 21 septembre, le _Vaderland_, sitôt reproduit _con amore_ par _La
Belgique_ et par _Le Bruxellois,_ a parlé de la germanophilie en Belgique.
Il affirme que les Belges sont profondément divisés en deux camps:
d'un côté se trouvent les gens sérieux, raisonnables, pratiques, qui
s'accommodent de la situation actuelle et ne refusent pas de donner un
petit coup de main au Gouvernement allemand; ces gens accordent entière
créance à toutes les nouvelles du _Vaderland_ et aux bourdes des
incommensurables victoires germaines; ils n'ont pas de «haine» pour les
assassins de nos populations, n'ajoutent nulle foi aux récits des forfaits
des barbares; ce sont des courageux, des agneaux cruellement traqués par
les «tigres». Les «tigres», ce sont ceux qui forment l'autre camp: lâches,
ils persécutent leurs concitoyens qui acceptent le fait accompli; ils
osent traiter les allemanisants de «sales Boches», de _lielleken Deutsch,_
ils ne comprennent pas que certains Belges acceptent les offres et la
méprisante aumône du vainqueur et vont jusqu'à les menacer: _Wacht maar
tot dat d'alliés terug zijn_ (attendez seulement le retour des Alliés);
ils ont le toupet, malgré le régime de terreur qui nous opprime, de
montrer publiquement leur patriotisme, un «patriotisme mal placé, jaloux
et brouillon», bref ils supportent mal les germanophiles et, par leurs
agissements odieux, ont provoqué le fameux arrêté de von Bissing punissant
sévèrement ceux qui «offensent» les bons Allemands et les personnes qui
leur sont sympathiques.

Et ce qui dépasse l'entendement du _Vaderland_, c'est que, parmi les
_patriotards_, il n'y a pas que la «menue plèbe», mais des «personnes
intelligentes, des hommes cultivés, professeurs d'université, juristes,
artistes, etc.»; c'est qu'on rencontre dans leurs rangs des illuminés qui,
comme le cardinal Mercier, s'exposent de gaieté de coeur à la détention,
et d'autres encore qui, comme les bourgmestres Max et de Lalieux, paient
de leur liberté, ou comme Lenoir, Frank, Baekelmans, de leur vie même,
leurs écarts de jugement et d'imagination. Quelle aberration mentale! Et
cela indigne le _Vaderland_.

Ah! ce n'est pas parmi les rédacteurs du _Vaderland_ qu'on trouverait
pareille engeance! Nous confessons le croire en toute sincérité; mais
que voulez-vous? nous ne sommes que des Belges; comme tels, nous aimons
par-dessus tout notre patrie, notre Roi, notre liberté; nous sommes même
devenus un tantinet chauvins et nous haïssons profondément l'étranger
violateur, assassin et pillard, et, non moins que lui, ceux qui, chez
nous, courbent bassement la tête devant l'oppresseur tout-puissant....
Nous traitons d'un même mépris le Teuton et le Germanophile: c'est devenu
«une maladie» chez nous!

Germanophiles! hélas, il faut bien l'avouer, il en existe parmi les
nôtres. Les connaissez-vous? Du côté _femmes_, ce sont, comment dire?...
ces fleurs de pavé qu'on rencontre au bras des officiers allemands et dont
la germanophilie est si intense qu'elle laisse souvent chez ces fils de
Mars des traces durables.... Du côté _hommes_? Dans tout pays il existe,
aux divers degrés de l'échelle sociale, une certaine population, sans
honneur, sans idéal, vivant en marge de la loi, candidats ou habitués de
la correctionnelle et des assises, capables de tout sauf d'une action
honnête, se vendant à qui veut les acheter, n'ayant même pas la notion
des mots patrie et patriotisme.... C'est cette écume, dont chaque
pays voudrait se débarrasser, qui, chez nous, montre des sentiments
germanophiles.... Tous deux, hommes et femmes, sont dignes des faveurs
allemandes, et nous les laissons volontiers pour compte à nos ennemis: ils
se valent.

Cependant, ô journal étranger, ô _Vaderland_, n'en exagérez pas le nombre.
C'est l'infime exception, et, si vous les considérez comme des gens de
sens rassis et pratique, nous jugeons qu'ils font tache dans cette grande
et noble population belge qui, au sein des vexations et du malheur,
lève fièrement la tête et regarde en face le Germain insolent. Si votre
correspondant était capable de sentir battre le coeur à la vue d'un grand
spectacle, il s'inclinerait devant ce petit peuple infortuné, rebelle aux
puissants, fidèle à ses chefs exilés, et il conviendrait qu'il ne voit
pas chez lui la platitude et la lâcheté qui caractérisèrent la nation
prussienne aux temps de Napoléon 1er.

Dr. Z.
(_La Libre Belgique_, n° 52, novembre 1915, p. 2, col. 2.)


Comment ils voient.

Ce qui suit est extrait d'un article, «Les Allemands en Belgique», publié
dans le _Düsseldorfer General-Anzeiger_ du 20 septembre 1915 par un M.
Rudolph Bartsch qui doit être, dans le journalisme allemand, un personnage
de qualité. Le _Düsseldorfer_ nous apprend, en effet, qu'il fut «chargé
par les Gouvernements allemand et autrichien d'observer le peuple allemand
durant la guerre»; ses articles paraissent dans les grands journaux
autrichiens et, en Allemagne, dans la _Vossische Zeitung_ et le
_Düsseldorfer General-Anzeiger_; ils constituent donc, pour la
documentation du public allemand, un élément important.

Dans l'article susmentionné, l'auteur commence par nous expliquer qu'il ne
venait pas sans répugnance dans notre pays:

«Bien que je me rendisse compte que la violation de la neutralité belge
était _une dure nécessité_, bien que sachant que les Allemands n'ont fait
que reprendre ici le procédé de Napoléon 1er, le sort de ce pays si riche
et pourtant si malheureux me faisait mal au coeur.»

Heureusement pour sa conscience chatouilleuse, M. Bartsch apprit vite,
chez nous, comment la Belgique avait elle-même rompu sa neutralité, en se
mettant de mèche avec l'Angleterre. Il respira! Puis, le voilà pénétrant
dans l'intimité de l'âme belge, et il s'aperçoit _avec étonnement_ que
nous détestons le conquérant. Nous n'inventons pas:

«Haine! La population urbaine ne connaît que cela, je dois le dire
(dites-le, mon ami, dites-le!) à ma douleur _et à mon étonnement_.
Abstraction faite des mille vexations et tentatives de complot, dans aucun
oeil humain je n'ai vu, comme là, passer ostensiblement le sauvage et
obscur nuage de la tempête.»

Ça, M. Bartsch, c'est ce que l'on peut appeler une belle phrase--en
allemand. Mais continuons, l'auteur va nous consoler des menus
désagréments que nous a causés l'invasion, au moyen d'arguments
inattendus:

«Certes, elles sont terribles à voir, les localités bombardées et brûlées,
et, au début, je ne pouvais retenir mes larmes en voyant tant de bonheur
familial détruit (la chère âme!), mais je pénétrai plus avant
dans l'intimité du pays et pus me rendre compte que _si une somme
incommensurable de beauté, de richesse et de culture a été conservée
au pays frappé de terreur, c'est précisément parce que les premières
sanctions contre les meurtres secrets et les bestialités des
francs-tireurs furent immédiates et effrayante_. Et je demeurai convaincu,
moi aussi, que cet exemple valait mieux que le sang, l'incendie et les
larmes qui sévirent pendant la guerre de Trente ans.»

En d'autres termes, nous pouvons nous estimer heureux de ce que les
Prussiens aient bien voulu brûler quantité de villages, torturer et
massacrer les habitants: c'était pour notre bien, ce fut même pour nous un
bonheur. Ceci n'est pas de l'interprétation; M. Bartsch va nous le dire
lui-même, dans ce qui suit, fort explicitement:

«Partout où les troupes allemandes furent accueillies pacifiquement,
elles se conduisirent de façon exemplaire; et les soldats tinrent si
scrupuleusement à la discipline et à l'honneur que les propriétaires de
centaines de châteaux et de villas, qui avaient fui, retrouvèrent, rentrés
chez eux, la moindre nippe à sa place. (Ils y ont même, assure-t-on,
trouvé des choses qui n'y étaient pas... mais allons toujours.) Quand
je songe aux horreurs russes en Galicie et dans la Prusse Orientale,
_l'occupation de la Belgique m'apparaît plutôt comme un bonheur pour ce
peuple_ (kommt mir die Besetzung Belgiens eher noch wie ein Glück für
dieses Volk vor). Il a ses fils chez lui, ses champs sont ensemencés, _la
paix et le bien-être règnent partout_ (Frieden und _Wohlstand_ herrschen
überall).»

Nous apprenons enfin, avec attendrissement, que, dès à présent, «nombreux
sont les ouvriers belges qui s'en vont travailler en Allemagne, où ils
apprennent à connaître les hautes paies, les ateliers sains, éclairés, les
exemplaires institutions de bienfaisance...».

Voilà ce que patronnent les Gouvernements allemand et autrichien, voilà
comment ils éclairent l'opinion chez eux. Est-ce écoeurant, odieux ou
stupide,--ou le tout ensemble?

(_La Libre Belgique_, n° 52, novembre 1915, p. 2, col. 2.)


M. le baron von Bissing, lui-même; dut convenir de l'aversion que les
Belges nourrissent pour le régime allemand: d'abord dans la lettre au
bourgmestre de Bruxelles (voir p. 24), puis dans son affiche sur la
germanophobie (voir p. 66).


Les Allemands ne se sont pas résignés facilement à notre hostilité et à
notre mépris.

Dès le milieu de l'année 1915, ils ont cherché à nous convertir à des
sentiments moins aigres.

Il essayèrent d'abord de la persuasion. Voici une «Lettre ouverte du
gouverneur général» qui a paru dans les journaux domestiqués:


L'administration du pays occupé.

Du gouverneur général baron von Bissing en date du 18 juillet 1915:

La Convention de La Haye concernant les lois et coutumes de la guerre sur
terre stipule ce qui suit:

«ART. 42.--Un territoire est considéré comme occupé lorsqu'il se trouve
placé de fait sous l'autorité de l'armée ennemie.

«ART. 43.--L'autorité du pouvoir légal ayant passé de fait entre les mains
de l'occupant, celui-ci prendra toutes les mesures qui dépendent de lui en
vue de rétablir et d'assurer, autant qu'il est possible, l'ordre et la vie
publics en respectant, sauf empêchement absolu, les lois en vigueur dans
le pays.»

En exécution de ce devoir imposé par le droit des gens, S.M. l'Empereur
allemand, après l'occupation du royaume de Belgique par nos troupes
victorieuses, m'a confié l'administration de ce pays et m'a chargé
d'exécuter les obligations résultant de la Convention de La Haye. En
dirigeant l'administration du pays en ma qualité de gouverneur général, je
n'agis nullement par amour du despotisme ni pour favoriser uniquement les
intérêts de l'Empire allemand; j'accomplis la mission difficile qui m'a
été confiée et les multiples devoirs qu'elle m'impose envers la Belgique
occupée.

Pour cette raison, je suis en droit d'attendre et j'attends de tout sujet
belge, et surtout des autorités du pays qui ont pu être laissées en
fonctions, que tous secondent mes efforts tendant à rétablir et assurer
l'ordre et la vie publics. Je reconnais volontiers qu'un nombre
relativement considérable de bourgmestres, de fonctionnaires de l'État, de
membres du clergé, d'habitants des villes et de la campagne, et surtout de
personnes charitables, a su comprendre mes intentions; je reconnais qu'il
en est résulté de sérieux avantages dont l'intérêt public--non leur
intérêt personnel--a tiré profit. Nombreux sont cependant ceux qui
opposent encore une résistance ouverte ou secrète aux mesures que je juge
nécessaires d'appliquer. Beaucoup, me semble-t-il, estiment, bien à tort,
faire acte de patriotisme ou de courage en contrecarrant les dispositions
du pouvoir actuel; d'aucuns croient qu'en secondant mes efforts ils
s'attireraient des ennuis ou même courraient des dangers si, par la suite,
l'ancien régime revenait au pouvoir.

Ces deux façons de penser sont très regrettables; l'une provient d'un
malentendu fondamental; l'autre est l'indice d'un caractère peu digne.

Quelle que soit la destinée que l'avenir réserve à la Belgique,
celle-ci est placée à présent sous l'administration allemande, sous mon
administration, en vertu du droit des gens. Tout Belge qui obéit à cette
administration ou seconde ses efforts ne sert pas le pouvoir occupant,
mais sa propre patrie. Tout Belge qui résiste à l'administration établie
de fait ne nuit pas à l'Empire allemand, mais à son pays, à la Belgique
même, et une telle manière d'agir n'est ni courageuse ni patriotique.
Jamais celui qui, sans réserve, coopérera au bien-être public, avec le
pouvoir occupant, ne pourra, équitablement, être accusé de soumission à
l'étranger ni de trahison envers sa patrie.

Je ne demande à personne de renoncer à ses idéals ou de désavouer
hypocritement ses convictions. Mais j'exige que chacun tienne compte de
l'état de choses existant; j'exige que tous les Belges reconnaissent que
le droit des gens et le droit de la guerre m'obligent à administrer le
pays; j'exige qu'ils comprennent que j'ai légalement le droit de recourir
à la collaboration des autorités du pays, de ses chefs intellectuels,
religieux et laïques. Tous ceux qui, ayant de l'influence, s'abstiennent,
par faux patriotisme, de la mettre au service de la cause commune,
desservent la patrie qu'ils prétendent aimer.

Je respecte toute conviction religieuse, politique ou patriotique, et
j'accueille avec plaisir toute collaboration loyale, d'où qu'elle vienne.
Mais j'ai le devoir de sévir sans ménagement contre ceux qui troublent
ouvertement ou secrètement l'ordre dans le pays et s'efforcent d'empêcher
le rétablissement et le développement paisibles de la vie publique.
Accomplissant ma mission, je punirai, sans égards pour la personnalité,
tous ceux qui résisteront par actes ou par paroles et, s'ils occupent des
fonctions publiques, je les destituerai.

J'attends du bon sens de la population belge et de ses dirigeants que mes
paroles dissipent certaines idées fausses et fassent comprendre à tous,
sans distinction de classes, que je désire servir les intérêts du pays et
que, dans les circonstances présentes, le seul moyen de faire acte de vrai
patriotisme est de seconder mes efforts, de contribuer à leur réalisation.

(_La Belgique_ [de Bruxelles], 20 juillet 1915.)

Cette tentative fut commentée par _La Libre Belgique_:

Réponse à notre gouverneur.

EXCELLENCE,

A raison de la sollicitude que vous professez pour les intérêts de notre
pays, vous devez être soucieux de vous renseigner exactement sur l'état de
l'opinion publique. Il vous sera donc utile, sinon agréable, de connaître
l'impression produite par votre manifeste du 18 juillet, où vous nous
assurez de votre bienveillance sur un ton si étrangement comminatoire. Je
viens donc vous exprimer mon appréciation, conforme, je le sais, à celle
d'un très grand nombre de Belges.

Ce fut pour nous tous, Excellence, un sujet de joyeuse surprise que
d'apprendre, un beau matin, que vous teniez à posséder la confiance de vos
administrés. Jusque-là, nous étions tous persuadés que vous vous flattiez
de nous réduire et de nous conduire par l'intimidation. Installé chez
nous par la force des armes, à la suite d'une agression aussi lâche que
perfide, chargé d'organiser dans notre pays le régime d'occupation, vous
avez accompli cette besogne avec un soin et une méthode où nous n'avons
jamais pu voir que le souci des intérêts militaires, économiques et
financiers de nos envahisseurs. La Belgique ruinée et meurtrie fut frappée
de lourdes contributions de guerre. Des réquisitions en masse drainèrent
les dernières ressources de notre pays ravagé. Des prestations de tout
genre pesèrent par surcroît sur la population des villes et des campagnes,
sans compter les abus individuels commis pas vos soldats. J'ignore dans
quelle mesure ce système d'oppression et de vexations vous est imputable;
mais j'ai pu voir, comme tout le monde, que votre administration y a prêté
main-forte. Elle a emprisonné toute la vie du peuple belge dans un réseau
de règlements, de décrets et d'arrêtés, où s'exerce sans retenue le souci
prépondérant, ou plutôt exclusif, des intérêts allemands. Quant aux
sentiments du peuple belge, vous n'aviez pas l'air de vous en préoccuper
beaucoup en ce temps-là. Votre police haute, basse et moyenne se
chargeait de suppléer au bon vouloir des habitants. Amendes, arrestations
préventives, détentions par mesure administrative, perquisitions
domiciliaires, condamnations à la prison, condamnations à mort ont grêlé
dru pendant toute la durée de votre règne. A vous voir faire; Excellence,
on devrait se dire qu'il vous était indifférent d'être cordialement
détesté. Puisqu'il vous a plu de nous signifier que la liberté de le
croire nous était retirée, nous sommes bien forcés de vous dire que vous
nous donnez en échange celle de rire à vos dépens.

En soi, c'est une plaisante idée que de réclamer la confiance par
sommation officielle. Chez vous peut-être est-elle une contribution
qu'on lève par voie administrative sur la docilité populaire comme on
réquisitionne, par décret, le vieux cuivre, le pétrole ou les pommes de
terre. Si cela réussit en Allemagne, cela prouve une fois de plus que les
extrêmes se touchent et que la suprême «Kultur» confine à la simplicité
primitive. Dans nos pays moins «kultivés», il n'est pas d'usage que
l'autorité, quand le remords ou le dépit la démangent, se gratte aussi
ostensiblement. L'Allemagne serait-elle donc le seul endroit du monde
où le ridicule ne tue pas? Ou bien la valeur allemande se doit-elle à
elle-même de braver aussi cette mort-là? Mais en ce cas, il conviendrait
de montrer qu'on a regardé le danger bien en face et de ne pas se donner
la figure d'un personnage plus comique qu'il ne s'en doute. Vous manquez
un peu, Excellence, à cette précaution élémentaire.

Il aurait dû vous suffire d'invoquer, avec les airs pénétrés que vous
y avez mis, les «Conventions de la Haye». Le commentaire que vous nous
faites des article 42 et 43 est savoureux à lire après celui que votre
soldatesque et votre état-major nous ont donné de cet autre chiffon de
papier. A vous entendre, vous seriez le seul bon juge de nos devoirs
envers notre chère et malheureuse patrie. Nous n'aurions plus qu'une seule
manière de la servir, et ce serait de nous mettre docilement aux ordres de
ses oppresseurs et de ses bourreaux, de seconder l'autorité allemande, de
travailler pour le compte de l'Administration allemande, de nous prêter
aveuglément à tout ce que le pouvoir allemand décide être l'intérêt de la
Belgique, devenu tout à coup identique à l'intérêt allemand.

«Tout Belge--je vous cite--tout Belge qui résiste à l'administration
établie de fait, ne nuit pas à l'Empire allemand, mais à son pays, à
la Belgique même, et une telle manière d'agir n'est ni courageuse ni
patriotique.»

Vous auriez dû en rester là, Excellence, et vous tenir dans le ton de
la force encore tempérée, que nous pouvions écouter avec une ironie
bienveillante. Mais vous tombez dans la bouffonnerie odieuse quand vous
vous oubliez à écrire que les Belges qui vous résistent le font par peur,
c'est-à-dire par lâcheté. On sait pourtant ce qu'il en coûte de vous
déplaire, et vous ne vous privez pas de le répéter assez haut dans ce même
document où vous ne rougissez pas d'expliquer notre fidélité patriotique
par ce mobile déshonorant. Vous nous aviez déjà donné d'autres exemples de
cette étrange logique, notamment dans cette affiche demeurée célèbre,
où vous commenciez par verser un pleur sur le sort misérable des Belges
réfugiés en Angleterre, pour nous annoncer ensuite que vous veniez de
faire fusiller, à Liège, huit de nos compatriotes.

Au gré de cette même logique sans doute, nous vous paraîtrions des foudres
de bravoure et d'intrépidité, si nous consentions à trembler devant vos
argousins, vos mouchards et vos juges:

De votre homélie nous retiendrons donc, Excellence, qu'il vous plairait
fort de posséder la confiance des Belges et que vous nous la demandez...
en allemand!!!

Il nous est assez difficile de voir ce que vous en ferez de bon, mais,
puisque vous y tenez, il y aurait un moyen de la conquérir, dans la mesure
où elle peut vous être nécessaire. Chargé de maintenir sous le joug une
petite nation qui s'est courageusement sacrifiée pour son honneur et son
devoir, montrez-lui, si discrètement que ce soit, que vous comprenez la
tragique grandeur de sa conduite. Au lieu de proscrire jusque sur le
cercueil de nos morts les manifestations les plus innocentes de notre
loyalisme patriotique et de nos légitimes espérances, vous pourriez
traiter comme un noble vaincu le peuple belge prisonnier dans son propre
pays.

Affichez des airs victorieux et triomphants puisque cette morgue paraît
être l'empois nécessaire d'un uniforme prussien; mais sous cette armure
laissez-nous deviner une âme de gentilhomme et de soldat, où le peuple de
la libre Belgique retrouvera quelque chose des sentiments d'honneur et
de fierté pour lesquels il s'est dévoué aux horreurs de sa situation
présente. Alors, mais alors seulement, il consentira à croire que vous
songez aux intérêts de son pays momentanément tombé sous votre garde.
D'intérêt, nous n'en connaissons plus qu'un seul aujourd'hui: c'est celui
pour lequel notre Roi, notre Gouvernement et notre armée unissent en ce
moment leur courage, leurs efforts et leur bravoure, c'est celui auquel
tout véritable Belge songe, jour et nuit, avec une obstination indomptable
comme sa confiance. Quand vous nous aurez montré que vous comprenez ce
sentiment et la place qu'il tient dans nos coeurs, nous consentirons
joyeusement à croire que c'est pour le grand bien de l'agriculture belge
que vos maquignons en uniforme enlèvent les derniers chevaux du pays.

Pour être sincère, je dois vous avouer que ce moyen de persuasion ne
réussit généralement qu'à ceux qui ont l'âme assez haute pour le trouver
eux-mêmes. Votre proclamation du 18 juillet montre que vous en êtes tout
de même un peu loin. Si celle-ci doit devenir la charte de vos rapports
avec vos administrés, il n'y aura pas grand'chose de changé dans la
Belgique occupée. Il se trouvera encore des Belges bornés et pusillanimes
pour refuser de comprendre qu'ils servent leur patrie en vous aidant à la
réduire. Vos juges, s'ils les attrapent, continueront de les condamner et
vous de les gracier après qu'ils seront morts.

Agréez, Excellence, l'expression de tous les sentiments de déférence dus à
vos fonctions, dans les formes protocolaires prévues par les Conventions
de La Haye.

BELGA.
(_La Libre Belgique_, n° 40, août 1915, p. 1, col. 1.)

Comme les avances doucereuses nous laissaient insensibles, ils recoururent
à des procédés plus conformes à leur tempérament: l'intimidation. Copions
l'arrêté allemand d'octobre 1915 et la réponse publiée par _Le Belge_.


Nouvelles publiées par le Gouvernement allemand.

On connaît le résultat que l'offensive des Alliés, cette offensive
annoncée depuis si longtemps, a atteint sur le front occidental. Les
lignes allemandes ont résisté à une canonnade effrénée de soixante-dix
heures et à la supériorité numérique considérable de l'ennemi. Les
Français ont eu plusieurs centaines de milliers de tués et de blessés,
tandis que les Anglais blancs et de couleur ont subi des pertes
relativement plus élevées encore. Malgré le nombre énorme des vies
humaines et les immenses quantités de munitions qu'ils ont sacrifiées sans
ménagements, les ennemis de l'Empire allemand ne se sont rapprochés en
rien de leur but, qui est de reconquérir la Belgique et le nord de la
France.

Pendant que cette bataille décisive faisait fureur sur le front, j'ai eu
à protéger le dos de l'armée allemande contre, des manoeuvres hostiles. A
cette occasion j'ai été obligé de combattre des tendances dues, tout comme
l'offensive désespérée des Alliés, à d'anciennes et vaines espérances,
à la croyance en un prompt rétablissement de l'ancien état de choses.
Certains milieux qui, plus que tout autre, devraient avoir à coeur de
favoriser la paix intérieure, ont incité les esprits à la résistance; des
personnes qui s'étaient déclarées prêtes à coopérer avec moi à rétablir le
bien-être dans le pays ont prêté de nouveau une oreille complaisante aux
insinuations venant du Havre et de Londres; de faux prophètes répandant de
fausses nouvelles ont séduit des malheureux crédules et les ont amenés à
commettre des actions criminelles. Par faux patriotisme, et plus encore
par cupidité, des Belges se sont laissé entraîner à un espionnage qui a
abouti au même échec que l'offensive ennemie.

Malgré tout, nous sommes parvenus à tenir à l'écart l'ennemi sournois et
lâche qui, perfidement, menaçait la sécurité de l'armée allemande. Les
peines les plus rigoureuses ont dû être appliquées sans pitié à ceux que
de vains espoirs ont amenés à se rendre coupables d'actions criminelles.
Les faits, qui parlent un langage éloquent, réfuteront par eux-mêmes tous
les bruits de victoire de nos ennemis et les nouvelles annonçant que les
armées allemandes évacuent le pays. Ce que nous tenons, nous le tenons
bien.

Cette dernière déception impose aux Belges le devoir d'en tirer des
enseignements quant à l'avenir et de ne plus prêter si crédulement foi à
des nouvelles qui, le lendemain, forcément, se révéleront mensongères.
Tous ceux qui, sous mon administration, travaillent, qui gagnent
suffisamment et qui ont su acquérir la satisfaction intérieure du devoir
accompli, doivent contribuer à faire jouir des mêmes bienfaits ceux de
leurs prochains qui sont encore aveuglés. L'expérience des dernières
semaines prouve que la sécurité des armées allemandes est assurée contre
des complots les mieux tramés. Mais la sécurité de la vie active, qui
seule peut guérir les maux de la Belgique souffrante, ne peut être
garantie qu'à ceux qui, laissant aux soldats le soin de combattre, et
secondant mes efforts, favorisent dans leur milieu la paix intérieure et
la prospérité économique du pays. Les arrêtés que je promulgue poursuivent
le même but; quiconque les enfreint subira, dans toute leur dureté,
les peines qu'ils édictent. Ceux qui contrecarrent mes efforts doivent
s'attendre à subir toutes les rigueurs de la loi martiale; ceux qui me
secondent dans ma tâche viennent en aide, de la manière la plus efficace,
à leur patrie, à leurs compatriotes et à eux-mêmes.

_Le Gouverneur général en Belgique_,
Baron VON BISSING.

(_Le Bruxellois_, 13 octobre 1915.)

A nos maîtres.

Vous avez fait afficher le 11 octobre un imprimé non signé, pour nous dire
que le patriotisme belge n'est que de la cupidité, pour nous parler de
centaines de mille Français tués, de la satisfaction que donne le devoir
accompli, de complots ténébreux, de faux prophètes, de vos bonnes
intentions et de répressions sévères. Ce fatras, où le ridicule le dispute
à l'odieux, devait nous préparer à recevoir l'annonce de vos derniers
assassinats.

Vos mouchards, en se mêlant aux lecteurs de ces affiches, ont senti une
fois de plus les colères contenues gronder à côté d'eux.

Votre nouveau monument de cynisme ne pouvait inspirer que de l'indignation
et du mépris. C'est l'oeuvre d'hypocrites, gorgés de puissance, qui se
préparent à faire régner la terreur.

Vous voulez nous faire trembler et nous soumettre par la crainte. Mais
vous ignorez donc que la violence ne peut rien contre un peuple conscient.
Vous ne savez donc pas que les inquisiteurs et les tortionnaires n'ont
jamais converti une seule de leurs victimes, et vous oubliez que les
martyrs n'ont jamais servi qu'à sanctifier la cause qui fut la leur.

Vous voulez nous réduire par la peur, vous n'y parviendrez pas.

Nous ne relèverons ni vos mensonges ni vos insultes, mais sachez que sous
le bâillon que vous leur avez imposé tous les Belges vous crient avec
nous: assez d'affirmations stupides, assez de lourde vantardise, assez
de calomnies; n'en jetez plus..., nous sommes largement convaincus de
la faiblesse de vos arguments, de l'épaisseur de votre esprit et de
l'énormité de votre infamie.

Mais vous cherchez peut-être à vous faire haïr davantage?... en admettant
que cela soit possible. Alors, continuez, vous êtes les maîtres. Continuez
vos manières de terroristes, insultez vos victimes, torturez, mentez,
fusillez, mais au moins cessez de faire les bons apôtres, cela ne prend
plus chez nous.

Vous êtes classés dans l'opinion du monde; vous tenez votre réputation et,
comme le dirait votre scribe tudesque, vous la tenez bien.

(_Le Belge_, n° 6, octobre 1915, p. 1.)

Mais la manière forte ne leur réussit pas mieux que la douceur. Ils
essayèrent alors le chantage: ceux qui désiraient que leurs parents,
prisonniers en Allemagne, fussent traités d'une façon plus humaine,
devaient commencer par faire amende honorable..


Texte d'une récente affiche de l'autorité allemande.

_Transfert de prisonniers de guerre d'un camp dans un autre_.

«Les demandes adressées en vue d'obtenir le transfert de prisonniers
de guerre d'un camp dans un autre se sont tellement multipliées en ces
derniers temps, qu'il n'est plus possible d'y donner suite d'emblée,
ne fût-ce qu'à cause des frais de transport trop onéreux, sans parler
d'autres motifs qui s'y opposent. Le ministère de la Guerre à Berlin
n'accueillera plus à l'avenir que les demandes qui seront spécialement
motivées; en outre il ne suffira plus que les solliciteurs soient
méritants, il faudra aussi qu'ils aient rendu service à la cause et aux
intérêts allemands et que ce fait soit prouvé.

«Le gouvernement général a ordonné que, pour toute demande du genre
précité, il soit examiné minutieusement si les solliciteurs remplissent
sous tous les rapports ces nouvelles conditions et surtout s'ils se
sont conformés sans réserve à toutes les prescriptions des autorités
allemandes. Dans ce cas seulement, les demandes pourront être accueillies
favorablement.»

Voilà donc les souffrances et les privations de nos compatriotes
prisonniers devenues un moyen de pousser leurs malheureuses familles à la
trahison ou du moins à d'inacceptables connivences. L'odieux système des
étapes se perpétue et se perfectionne. Et l'homme qui s'est donné pour le
gardien loyal des intérêts du pays se prête à cette infâme exploitation de
la douleur publique. Il met sous cette ignominie sa signature de soldat et
de gentilhomme: _Freiherr von Bissing, Generaloberst_. Merci, Excellence,
vous venez, une fois de plus, de nous montrer au naturel, dans un de ses
meilleurs représentants, votre race, votre caste et votre pays.

Il ne leur suffit pas des légitimes ressentiments qu'ils ont accumulés
contre eux, ils veulent absolument y ajouter notre mépris. C'est leur
manière de nous prouver la transcendance de leur _Kultur_!

Mais alors, Excellence, pourquoi vous donnez-vous le ridicule de paraître
désirer qu'on vous respecte?

(_La Libre Belgique_, n° 55, décembre 1915, p. 2, col. 2.)

Nous n'avons parlé jusqu'ici que de haine. Pourtant notre aversion
comprend encore plus de mépris que de haine. Seulement le dégoût ne
s'extériorise pas aussi facilement, et les Allemands affectent de ne pas
le remarquer. Peut-être, au fond, ne sont-ils pas capables de le sentir:
leurs facultés psychologiques sont peu développées, tout le monde le sait.

Si la presse clandestine ne s'occupe guère de ce sentiment, c'est
précisément parce qu'il est trop universel. Mais, je le répète, dans notre
antipathie, le mépris tient une plus large place que l'exécration.


2. Les manifestations collectives.

L'autorité allemande avait défendu à Bruxelles toute démonstration pour
la fête nationale du 21 juillet 1915: elle interdisait notamment les
réunions, les cortèges et le pavoisement.

Les Bruxellois manifestèrent d'une autre façon, bien plus émouvante.

On fit circuler des petits papiers demandant à tout le monde de fermer
sa maison et de se promener en famille par les rues de la ville[38]. _La
Libre Belgique_ lança le même appel dans son n° 35. Aussi pas un seul
magasin ni un seul café n'était-il ouvert, tandis qu'une foule énorme
déambulait dans les rues de la capitale [39].

[Note 38: Voir _Comment les Belges résistent_..., p. 339.]
[Note 39: _Voir Comment les Belges résistent..._, p. 340.]

Au début de juillet 1916, les Bruxellois firent circuler subrepticement
l'avis suivant:


Citoyens belges,

Depuis bientôt deux ans, les Allemands ont violé notre neutralité, ne
reculant devant aucun crime ni aucune forfaiture pour essayer de
nous plier à leur joug de barbarie. Prouvons-leur par une nouvelle
démonstration, plus formidable encore que celle de l'an dernier, que plus
que jamais nous resterons fidèles à notre patrie, à notre Roi, à notre
drapeau.

Belges, que le 21 juillet soit pour nous un jour de chômage complet et
général.

Abstenez-vous de tout travail, n'entrez dans aucun magasin pour y acheter
ni dans aucun café pour y consommer.

Promenez-vous en ville en costume de dimanche et portez à la boutonnière
un insigne vert: symbole de l'espérance.

Fermez magasins, cafés, administrations, bureaux, etc., 22 juillet.

Vive la Belgique libre!
_N. B._--Afin de faire boule de neige, copiez ceci plusieurs fois et
remettez-le à différentes personnes.

_L'union fait la force_.
(_La Belgique_ [de Rotterdam], 17 août 1916, p. 2, col. 1.)

Les Allemands ripostèrent par les deux arrêtés que voici: Le premier est
du 12 juillet; le second, imprimé sur papier rose, ne fut affiché que
le 20. Le premier a soin de faire remarquer que la fête nationale du 21
juillet a été instituée par une loi belge: l'interdiction allemande n'en
est que plus illégale. Ceci prouve, à toute évidence, que nos oppresseurs
violent sciemment la légalité et désirent qu'on le sache. Le second défend
de fermer les magasins le lendemain, 22 juillet, ainsi que le conseillait
l'avis reproduit plus haut.

Il est défendu de célébrer d'une manière quelconque les fêtes nationales
du 21 juillet 1916, déclarées jours fériés par la loi belge du 27 mai
1890.

Je préviens la population qu'elle devra s'abstenir de toute démonstration
telle que réunions publiques, cortèges, rassemblements, harangues
et discours, fêtes scolaires, dépositions de fleurs devant certains
monuments, etc., pavoisements d'édifices publics ou privés, fermeture des
magasins ou cafés à des heures exceptionnelles. Les infractions seront
punies soit d'une peine d'emprisonnement de six mois au plus et d'une
amende pouvant atteindre 20.000 marks, soit d'une de ces deux peines à
l'exclusion de l'autre; seront passibles de ces peines non seulement les
auteurs des infractions, mais aussi les fauteurs et les complices.

J'attire en outre l'attention du public sur ce qu'il est défendu
d'afficher et de répandre des écrits non censurés et de porter des
insignes d'une manière provocatrice.

Bruxelles, le 12 juillet 1916.
_Der Gouverneur von Brüssel u. Brabant_,
(S.) HURT,
_Generalleutnant_.

Mon interdiction de célébrer la fête nationale belge a déterminé un groupe
de personnes irréfléchies à engager le public à résister à l'application
de mon arrêté.

Afin d'éviter tout incident désagréable, je mets formellement les
habitants en garde contre ces excitations qui ne peuvent que nuire aux
vrais intérêts de la population paisible du pays.

La peine prévue sera appliquée avec la plus grande rigueur et sans
indulgence à toute personne qui, le 21 juillet 1916 ou ultérieurement,
participera à une démonstration quelconque, y compris la cessation du
travail.

Bruxelles, le 20 juillet 1916.
_Der Gouverneur von Brüssel u. Brabant_,
(S.) HURT,
_Generalleutnant_.

(_Le XXe Siècle_, 11 août 1916, p. 1, col. 5.)

Le 21 juillet 1916, _La Libre Belgique_ paraissait avec un dessin entouré
d'un cadre aux couleurs nationales (pl. IV). Un souffle patriotique plus
ardent que d'habitude animait ses collaborateurs. Voici deux articles de
ce n° 83.


Vers la gloire.

En ce jour de fête nationale, à l'heure où le pays tout entier battant
d'un même coeur se sent animé du même élan de foi patriotique, nos pensées
se reportent deux ans en arrière, au 21 juillet de l'année tragique.

Comme chaque année, la Belgique célébrait ce jour-là l'anniversaire
glorieux de son indépendance. Et tandis que dans tous nos sanctuaires,
dans nos plus humbles églises de village comme sous les voûtes
majestueuses de nos cathédrales, résonnaient les accents joyeux du
_Te Deum_, tandis que dans nos villes et dans notre capitale la foule
acclamait l'armée défilant dans nos rues aux accords entraînants de
marches d'allégresse, de l'autre côté de la frontière, le Prussien, ennemi
marqué à jamais du stigmate de la plus honteuse forfaiture, foulant aux
pieds les lois de l'honneur les plus inviolables, décidait froidement
d'écraser sous sa lourde botte le sol aimé de la Belgique en rêvant
annexion.--Quinze jours plus tard, le crime était consommé....

Sous l'étreinte d'une émotion profonde, mais se cabrant sous l'insulte,
fièrement, la tête haute, l'oeil décidé, avec dans l'âme la résolution
de défendre au prix de leur sang le cinglant outrage, de leurs mâles
poitrines les enfants de la petite Belgique barrèrent la route au colosse
allemand, et aujourd'hui, après deux ans de luttes et de combats sans
répit, là-bas, à l'Yser, le drapeau belge flotte toujours...

C'est vers ces superbes héros que nous tournons nos regards, maintenant
surtout qu'un envahisseur despotique, mais impuissant, veut réduire notre
patriotisme au silence; c'est vers eux que s'envolent plus que jamais
nos espoirs, c'est dans un hommage commun que nous leur adressons notre
admiration reconnaissante.

Déjà le jour se lève où nos fiers soldats nous reviendront au son des
marches triomphales; où nos femmes iront au-devant d'eux, semant les
fleurs sous leurs pas; où le peuple entier, ivre de joie débordante; se
ruera sur eux pour les serrer, les écraser contre leur coeur; où tout le
pays, dans la folie de son enthousiasme, se disputera l'honneur de porter
en triomphe le Roi, l'Armée et le Drapeau.

Ce jour-là sera la fête de la gloire!

Fière et noble Belgique, tu es glorieuse par ton Roi qui, t'aimant jusqu'à
l'héroïsme le plus sublime, a tiré l'épée pour venger l'insulte faite à ta
loyauté; tu es glorieuse par ta Reine, ange de douceur et de consolation,
qui passe ses jours aux chevets de nos chers blessés et leur dispense
maternellement des trésors de bonté et de tendresse; tu es glorieuse par
le digne héritier de ton grand Roi qui, bien qu'enfant encore, a revêtu
l'uniforme du soldat et avec une belle énergie, tandis qu'autour de lui
le canon crachait la mitraille, a juré devant le drapeau de te défendre
jusqu'à la mort; tu es glorieuse par tes enfants qui, superbes lions, se
battent avec une vaillance, un courage, une ténacité indéfectible pour
le maintien de ton indépendance et de tes plus chères libertés; tu es
glorieuse enfin par tes morts dont le sang a rougi le sol sacré de la
patrie et sur les tombes desquels des mains pieuses et reconnaissantes,
en attendant qu'elles leur élèvent plus tard un monument, déposent
aujourd'hui la couronne de l'immortalité.

HELBÉ.
(_La Libre Belgique_, n° 83, juillet 1916, p. 2, col. 1.)


Pour l'honneur!

Par trois fois Satan le tentateur voulut séduire Jésus. Il lui dit: «J'ai
la gloire et j'ai la puissance; je te donnerai tout cela si tu tombes à
mes Et la réponse fut: «Arrière, Satan! Je n'adore que Dieu et ne sers que
lui.»

Et les anges descendirent du Ciel et se prosternèrent devant Jésus.

Par trois fois Satan le moderne voulut tenter la Belgique.

Le 2 août 1914, il lui dit: «J'ai la gloire et j'ai la force; j'ai le fer
pour châtier et j'ai l'or pour récompenser; donne-moi ton aide contre mes
ennemis, et tu pourras entrer dans mon giron et tu partageras ma gloire et
ma puissance... Sois félonne et sers-moi!»

Et la réponse fut: «Je ne sers que l'honneur!...»

Alors se perpétra le crime initial: le pays qui servait l'honneur fut
lâchement envahi; le fer et le feu crachèrent la mort; Liège l'héroïque
tomba sous les coups de Satan.

Satan reprit: «Tu as servi l'honneur, et tu as vu ce qu'il t'en a coûté,
rends-toi! Si tu veux éviter de plus terribles châtiments, sers-moi!»

Et la réponse fut encore: «Je ne sers que l'honneur!...»

Alors commença l'épouvantable martyre de la Belgique; les campagnes
furent dévastées, les villes furent détruites, les populations furent
exterminées; Bruxelles la capitale fut souillée par Satan.

Satan reprit pour la troisième fois: «En as-tu assez maintenant? Tu as
senti le poids de mon bras et l'effet de ma colère; si tu veux échapper à
l'anéantissement, sers-moi!»

Et pour la troisième fois la réponse fut: «Je ne sers que l'honneur!...»

Alors se fit l'oeuvre d'anéantissement; Anvers la forte, le dernier refuge
de la nation loyale, succomba sous les blocs d'airain, et le pays fut
réduit en esclavage par Satan le moderne.



Le sacrifice était consommé. Tout ce qu'une nation peut souffrir, la
Belgique le souffrit. Son sol sacré fut piétiné par les hordes d'Attila;
les riantes campagnes furent ravagées; le commerce et l'industrie furent
ruinés; le Roi et son Gouvernement furent exilés; les villes furent
livrées aux flammes, et leurs trésors d'art brûlés impitoyablement; une
partie de la population errait triste et misérable, cherchant un refuge
chez l'étranger; ce qui en restait fut retenu dans le pays transformé
en immense prison, et fut séparé du monde extérieur; les vierges furent
odieusement outragées; les femmes et leurs enfants furent lâchement
assassinés, les hommes fusillés, et leurs cadavres furent enfouis dans des
charniers... Partout la liberté fut profanée et à sa place régnaient la
Terreur, l'Injustice et l'Arbitraire; la fortune publique fut écrasée
sous des impôts monstrueux; les produits des champs furent volés, et la
Belgique, hier encore heureuse dans son opulence, pour échapper à la
famine fut réduite à accepter l'aumône de peuples compatissants.

La Belgique était devenue le pays du chaos, de la ruine et de la
désolation, et l'immortel poète des Lamentations pouvait pleurer sur elle
comme il pleura il y a vingt-cinq siècles sur Sion: «Hélas! qu'elles sont
tristes les routes qui conduisent à Moria... toutes les portes de la cité
sont détruites; ses prêtres gémissent, ses vierges sont sans parure et
elle-même est noyée dans l'amertume. Oh! vous qui passez par les chemins,
voyez s'il est une douleur pareille à la mienne. Tous ceux qui traversent
le pays, remplis d'effroi, joignent les mains, secouent la tête et disent:
Est-ce là la cité magnifique, la beauté parfaite, la joie de la terre!»

Et toutes ces indicibles horreurs, ce martyre sanglant, ce sacrifice
cruel, cette immolation d'elle-même, la Belgique les a soufferts pour
avoir servi l'honneur... Et de toutes ses richesses, de tout son bonheur,
de toutes ses gloires du passé, il ne lui restait plus rien; mais il lui
restait l'honneur.

Et voilà que dans cet anéantissement, pareilles aux anges on vit les
nations s'approcher d'elle pour l'admirer dans sa tombe et pour contempler
en elle le grand principe moral de la civilisation, le principe de
l'Honneur et de la Loyauté. Et l'on vit les poètes de tous les pays
s'incliner devant elle, et ensemble chanter pour elle dans toutes les
langues ce cantique sublime de l'Honneur, qui est le _Livre du roi
Albert!_



La petite Belgique semblait morte; mais dans son tombeau une nouvelle
Belgique naissait, plus belle, plus grande que l'ancienne, magnifiée et
auréolée par l'honneur.

Trois fois dans le cours des siècles, la civilisation fut sauvée de la
barbarie, et trois fois une petite nation fut choisie par l'Éternel pour
accomplir ses desseins. Dans l'antiquité, la petite Grèce barra le chemin
aux barbares de la Perse et de la Médie; au Moyen Age, la pauvre
Pologne, conduite par Sobieski, arrêta le flot des barbares de l'Islam;
aujourd'hui, la faible Belgique, entraînée par Albert le Loyal, enraie le
torrent des barbares de la Kultur... Toutes trois servirent l'honneur,
et toutes trois moururent mais ceux qui sacrifient leur existence pour
l'honneur ne meurent pas pour toujours: la Grèce a secoué le joug du
Croissant, la Pologne attend sa résurrection prochaine; la Belgique voit
luire l'aube de sa délivrance.

Car voici qu'approche pour elle l'heure de la justice immanente: la
puissance de son gigantesque bourreau fléchit; pressé de toutes parts,
il est acculé dans une inutile résistance, et déjà il sent venir le jour
suprême du cataclysme final. Dans le lointain gronde le canon vengeur et
ses échos nous parviennent comme l'annonce de la libération... Nos coeurs
se gonflent d'espoir et de confiance...

Pour la seconde fois nos fêtes nationales sont des jours de deuil; le
drapeau de la patrie ne peut se déployer que dans l'intimité de nos
demeures, comme notre amour pour elle se cache dans l'intimité de nos
âmes.

Mais ce sera la dernière fois... Le soleil de la liberté va luire et ses
rayons vont réchauffer nos enthousiasmes. A l'horizon brumeux, sur les
rives de l'Yser, je vois nos trois couleurs se déployer au-dessus des
landes de la vieille Flandre, dans ces plaines que César ne put enlever
aux. Morins, et que Guillaume ne put conquérir; j'entends le bruit confus
des marches de nos petits soldats... C'est la patrie qui ressuscite du
sépulcre, qui se dresse dans toute sa fierté et toute sa gloire, et qui
s'avance triomphante, tenant son labarum où ne se lit qu'un mot: Honneur!

Honneur à toi, ô ma Patrie, patrie des héros, patrie du devoir et de la
fidélité, immortelle désormais et invincible! Dans un siècle d'abjection
et d'égoïsme, où si facilement l'on s'incline en silence devant la force
bestiale, tu osas te lever, faible mais décidée, devant la barbarie d'une
nation qui te violait au nom de la science et de la culture; tu te donnas
en holocauste pour la sainteté d'un principe, et le sang de tes enfants
fut la rançon de la civilisation que tu sauvas. Honneur à toi qui sors
de la tombe resplendissante de pureté et de lumière. Ton nom brillera à
travers les siècles et les nations te salueront et te béniront à jamais
comme l'incarnation de l'honneur!

Ego.
(_La Libre Belgique_, n° 83, juillet 1916, p. 3, col. 2.)

Empruntons aussi à _La Libre Belgique_ une relation des événements qui se
déroulèrent à Bruxelles le 21 juillet.


La grande journée du 21 juillet.

Depuis l'occupation allemande, la ville de Bruxelles a jeté au bac à
ordures les noms d'un tas de gouverneurs. Nous pensions être encore sous
la patte d'un nommé von Sauberschurke, et nous vivions sous celle de Hurt,
pas von Hurt, Hurt tout court, un pauvre petit Hurt de rien du tout.

Le gouverneur _für Belgien_ fit donc remarquer à ce mince gouverneur
_für Brüssel_ que le 21 juillet était «un sale chournée, un chournée
danchereuse».

Il s'agissait de mater les Bruxellois, ces «indécrottables» Bruxellois,
comme nous appelle von Bissing.

Hurt, après avoir beaucoup réfléchi, prépara son plan de campagne.

D'abord il fit circuler dans le centre quelques mitrailleuses, bien
convaincu que ces joujoux dangereux donneraient aux Bruxellois la chair de
poule et le commencement de la sagesse.

Les mitrailleuses circulèrent et les chiens continuèrent à flairer,
suivant des traditions plusieurs fois séculaires, le bas des murs.

Hurt alors rédigea une première affiche qui, tout en reconnaissant que le
21 juillet était jour férié légal, défendait les manifestations, notamment
la fermeture des magasins, ateliers, etc., etc.

Hurt employait, pour se faire obéir, les grands moyens, la prison et
l'amende: 20.000 marks.

Par le temps qui court, n'a pas 20.000 marks qui veut. On ne trouve pas
cela sous les fers d'un Boche.

Cependant le Bruxellois garde le sourire.

Hurt surprit ce sourire. Il rédigea une affiche rose pour avertir la
population qu'elle devait se défier des excitations de «quelques personnes
irréfléchies...». Le gouverneur était décidé à appliquer les pénalités
sans aucune indulgence.

Bref, de l'affiche blanche on passait à l'affiche rose en attendant
l'affiche rouge... Ces Allemands sont merveilleusement organisés.

Hurt était tranquille. Le 20 juillet au soir, on était allé jeter quelques
fleurs place des Martyrs. Il fit barrer la place jusqu'à la rue Neuve.

Le bruit avait couru qu'on manifesterait le 22. Hurt avait menacé pour le
22 et jours suivants.

Les Bruxellois étaient bouclés... Ouais!


* * *


Avec le 21 juillet monta dans le ciel bleu le plus rayonnant soleil qu'on
pût rêver.

Hurt avait voulu que Bruxelles soit ouvert le 21 juillet, Bruxelles fut
_tout vert_ le 21 juillet.

Et comme le vert est la couleur de l'espérance, Hurt fut servi à souhait.

Dès les premières heures du jour, toute la population avait son ruban
vert. Tous, hommes, femmes, enfants, même les chiens--parfaitement, Herr
Fritz Norden!--et aussi les chevaux, chacun manifestait.

Les magasins étaient curieux à voir. Ici on avait vidé la vitrine, ou bien
encore on avait tout caché sous du papier vert. Là on avait étalé les
portraits du Roi et de la Reine. Dans telle grande maison, le gérant se
promenait tout seul, portes grandes ouvertes, en habit de cérémonie.

C'était tordant.


Rue Neuve, le spectacle changeait.

On ne pouvait aller déposer des fleurs sur la cendre des martyrs de
l'indépendance. Des soldats allemands, baïonnette au canon, montaient la
garde...

Que faire?

Une chose très simple et qui fut faite simplement, avec respect.

Tout Bruxelles défila rue Neuve. Les femmes s'inclinaient, les yeux
tournés vers la blanche statue autour de laquelle les anges prient... Les
hommes enlevaient leur chapeau, la tête tournée vers le monument...

C'était émotionnant. Et cela dura tout le jour au nez des polizei _verts_
de colère...

Ils manifestaient eux aussi, malgré eux!


Et dans les églises, quelle affluence! Les fidèles en foule vont prier et
communier pour la patrie.

Vers 10 heures, les cloches sonnent à la volée appelant les Belges, tous
les Belges, pour jeter vers le ciel le cri de l'espérance.

Bientôt la foule ne trouve plus place. Elle stationne sur les parvis. Elle
reste là, patiente et recueillie.

A Sainte-Marie, à Saint-Jacques, à Sainte-Croix, partout, c'est la même
poussée. On chante la _Brabançonne_, _Vers l'Avenir_.

A Sainte-Gudule, à 10 heures, il y a plus de douze mille personnes
entassées dans l'immense collégiale.

Les Allemands sont dans un état de fureur indescriptible. Rue d'Arenberg,
deux soldats emmènent brutalement vers la Kommandantur une pauvre femme
en cheveux. Quelques personnes suivent sans mot dire. Passe un groupe
d'officiers. Un vieillard frôle de la manche le bras d'un de ces nobles
guerriers. Aussitôt, le sang à la figure, l'écume et les gros mots sur les
lèvres, le traîneur de sabre assomme d'un coup de poing le petit vieux. Et
comme les quelques témoins de cet exploit poussent un cri d'indignation,
le poing se lève encore, puis retombe, prudemment cette fois, car la foule
s'amasse, et l'officier vient de remarquer la mer humaine qui bat les
murailles de la vieille basilique... Ça pourrait mal finir...

Dans l'église, vers la fin de la grand'messe de 10 heures, Mgr le doyen
annonce que dans quelques minutes, à 11 heures, un service funèbre sera
célébré pour les soldats tombés à l'ennemi, que le cardinal prendra la
parole et chantera l'absoute. Il demande qu'on s'abstienne de toute
manifestation.

Une partie du public quitte le temple et est remplacée par ceux qui
attendent au dehors.

L'office commence.

A l'Évangile, le cardinal, la chape aux épaules, la mitre au front, suivi
solennellement par le Conseil communal de Bruxelles, M. Lemonnier en tête,
s'avance au milieu d'une émotion poignante vers la chaire, au pied de
laquelle nos édiles prennent place.

Le grand archevêque lit d'une voix ferme un discours d'une piété élevée,
d'un patriotisme vibrant. Les feuillets tremblent dans ses mains. On sent
que devant cette foule énorme, au milieu de laquelle ont pris place
les magistrats de la cité, le coeur du prélat déborde de fierté et
d'espérance...

La messe continue. L'absoute est dite.

La _Brabançonne_ éclate, grave, lente, d'une lenteur voulue, lénifiante
mais le peuple à qui on a recommandé d'être calme n'en peut plus...

Une voix claironnante a jeté trois mots dans l'air saturé: _Vive le Roi!_
et alors, oh! alors...

Pendant quelques minutes, c'est une clameur immense, énorme, qui va et
vient, s'enfle, éclate, reprend de plus belle...

Vive le Roi! Vive la Belgique! Vive la Reine! Vive le Cardinal! Vive
l'Armée! Vivent les Princes!...

En vain l'orgue essaie de dominer cette tempête. Les bras tendus agitent
des mouchoirs, des chapeaux...

On pleure, on rit, on est heureux.

Hurt, vous êtes trop petit, beaucoup trop petit... Votre Empereur avait
avoué son impuissance en face de l'âme belge, et vous, Hurt, de quoi vous
êtes-vous mêlé? Hurt, pauvre petit Hurt!


La foule maintenant attend le cardinal à la sortie.

Un Boche plus ou moins galonné est figé devant la porte du doyen. De temps
à autre il invective la foule qui lui répond par des huées formidables et
des bordées de sifflet.

Un soldat vient d'empoigner un jeune homme et le traîne vers l'officier.
Celui-ci, qui sent croître de plus en plus le grondement de la foule,
enguirlande son subordonné pâle de colère. On lâche le prisonnier qui s'en
va tranquillement en rajustant ses vêtements.

Voilà le cardinal!

Des acclamations frénétiques éclatent. Le cordon d'agents de police est
rompu...


Toute l'après-midi une foule énorme parcourt la ville. Des incidents se
produisent un peu partout provoqués par des officiers ou des polizei
véritablement désorientés. A la place de Brouckère, les gradés se
démènent, revolver au poing, et font évacuer le terre-plein par les
soldats. Le public s'amuse visiblement.

Vers 8 heures, l'auto du cardinal s'arrête devant l'Institut Saint-Louis
pour y prendre l'archevêque de Malines. En quelques minutes, une foule
immense se presse sur le boulevard.

Quand paraît Mgr Mercier, souriant, une manifestation dont on ne se fait
pas idée a lieu. Le prélat lève les stores de la voiture et salue...

C'est du délire!

L'auto avance difficilement. Les acclamations redoublent.


Quelques minutes après arrivent au pas de course les soldats boches,
baïonnette au canon, revolver au poing. Ils frappent sur les femmes,
sur les enfants. A quelques pas de moi, un soldat saute sur un passant
inoffensif, lui cogne la tête sur le pavé et contre un arbre, avec une
sauvagerie toute teutonne...

On hue copieusement l'ennemi, qui ne se sent pas à l'aise devant cette
foule désarmée.

Si nos maîtres avaient pour un pfennig d'esprit, ils comprendraient qu'ils
ont tout à gagner à nous laisser vivre tranquillement, passant notre
chemin...

Que voulez-vous, c'est la mode en Allemagne. On y supprime la liberté
quand elle gêne.

«Il faut aimer la liberté, a dit Jules Simon, surtout pour ses
adversaires. Quand on ne l'aime que pour soi, on ne l'aime pas; on n'est
pas digne de l'aimer; on n'est pas digne de la comprendre.»

Aujourd'hui, Hurt, le vainqueur ce n'est pas vous. De vous, on s'est
magistralement moqué, Hurt, petit Hurt.

Et malgré vos mitrailleuses, vos placards, vos baïonnettes, vos revolvers,
vos charges, le 21 juillet 1916,

Le peuple toujours indompté
Chanta d'une voix forte et fière
Le Roi, la Loi, la Liberté.

FIDELIS.
(_La Libre Belgique_, n° 84, juillet 1916, p, 2, col. 2.)

L'Allemagne ne pouvait évidemment pas accepter le camouflet que lui
infligeaient les Bruxellois. Faute de mieux, elle frappa la Ville de
Bruxelles d'une amende de 1 million de marks. Voici le texte de la lettre,
signée Hurt, qui annonce cette condamnation:

Bruxelles, 22 juillet 1916,

MONSIEUR LE BOURGMESTRE,

Vu les circonstances actuelles en Belgique, M. le gouverneur général
avait pensé qu'une population sérieuse se serait dispensée de fêter
l'anniversaire national. Suite à l'expérience acquise l'année dernière,
il a cru néanmoins devoir publier des arrêtés pour prévenir tout désordre
provoqué par les plus exaltés.

Dans l'intérêt de la population même, les autorités communales du
Grand-Bruxelles ont prêté énergiquement leur appui à l'autorité allemande,
de sorte qu'il a été possible pendant la journée d'hier d'éviter tout
incident sérieux, quoique une partie moins raisonnable de la population
ait voulu faire infraction aux mesures en répandant abondamment des
circulaires.

La police allemande n'a pas fait attention aux cocardes vertes, parce que
l'ordre public n'en fut pas dérangé.

Mais quand, au soir, le cardinal Mercier traversa la ville en auto, il y
eut des manifestations en opposition directe avec les arrêtés allemands,
qui excitèrent le peuple et pouvaient le stimuler à la résistance. Vous
conviendrez avec moi, Monsieur le Bourgmestre, qu'aucune puissance
occupante ne tolérerait cela.

Comme suite à ce qui précède, j'ai proposé au gouverneur général d'imposer
une amende au Grand-Bruxelles.

M. le gouverneur général a donné suite à ma proposition et a imposé une
amende de 1 million de marks; en même temps il fait remarquer que, vu
le grand effort fait par les autorités communales pour le maintien de
l'ordre, l'amende est très modérée.

HURT,
_Lieutenant général et Gouverneur de Bruxelles et du Brabant._

(_L'Écho belge_, 31 juillet 1916, p. 1, col. 3.)

_La Libre Belgique_ a commenté ce factum:


Chef-d'oeuvre d'imposture.

Mes amis, conservez précieusement l'arrêté signé Hurt (typo, un H et pas
un F, s.v.p.). Ce sous-laquais mal embouché a l'honneur d'annoncer _urbi
et orbi_ que son sympathique maître, von Bissing, celui qui a tant à coeur
la prospérité et le bonheur du peuple belge, a daigné donner une nouvelle
preuve de sa sollicitude paternelle en infligeant à la bonne ville de
Bruxelles une amende de 1 million de marks (excusez du peu 1), parce
que...

Parce que le susdit sympathique ne parvient pas à digérer la journée du 21
juillet, et qu'une mauvaise digestion de Son Excellence vaut cette modeste
somme.

Tordante, cette pièce qu'aurait dû signer Machiavel.

«Le gouverneur avait espéré qu'une _population sérieuse_ aurait
d'elle-même renoncé _à fêter sa fête_ nationale.» Que voulez-vous,
Messire, vous saviez cependant que nous ne sommes que des «enfants mal
élevés», partant incapables de comprendre les leçons d'un homme de votre
valeur! Votre valet commet au surplus une légère erreur: les «enfants»
de Bruxelles n'ont nullement _fêté_, ils n'avaient guère le coeur à la
joie... Ils ont simplement remémoré. Ils ont protesté contre l'infinité
des forfaits allemands, ils ont publiquement et superbement manifesté leur
attachement à la patrie et leur fidélité au Roi..., et ils se souviennent
que votre prédécesseur, si malheureusement occis par ses amis turcs, leur
avait solennellement promis de ne pas vouloir imposer silence à leurs
sentiments patriotiques. Rien de plus, rien de moins; et vous avez pu vous
apercevoir que «les éléments légers et turbulents» forment l'universalité
de la population. Cela peine peut-être votre bon coeur, mais il est un
fait, c'est que jamais, ni en 1915, ni antérieurement, l'âme du peuple
belge ne s'est montrée aussi unanimement fière et grande dans le malheur.

Votre valet avait reçu ordre de le menacer, ce peuple! Vous «espériez» que
par l'annonce de vos emprisonnements et de vos punitions exorbitantes,
vous alliez étouffer sa voix. Comme vous connaissez mal les enfants!
Vos stupides menaces n'ont sur eux d'autre effet que d'accentuer leurs
sentiments intimes: à ce point de vue, vous avez merveilleusement
réussi...

«Les autorités communales ont loyalement, intelligemment et énergiquement
soutenu les prescriptions de l'autorité allemande», proclame Hurt.
Mon Dieu, nous sommes déjà tellement habitués à vos impudences et vos
mensonges, qui semblent faire partie intégrante du caractère tudesque, que
nous n'y faisons plus guère attention... Mais tout de même nous voudrions
bien avoir l'opinion de M. Max sur vos... affirmations. Nous croyons bien
que Max vous répondrait comme doivent vous répondre ses successeurs:
Erreur! erreur! nous n'avons pas _soutenu_ vos prescriptions, nous
les avons _subies_; nous nous inclinons devant elles, en tant
qu'administration, comme on s'incline devant la force brutale, mais de
coeur nous sommes avec cette vaillante population que nous aimons et
admirons. En voulez-vous la preuve? Pourquoi avez-vous dû mobiliser le ban
et l'arrière-ban de vos argousins, de vos soldats encore disponibles, de
vos répugnants espions, de vos infects policiers secrets? Pourquoi vos
officiers ont-ils été obligés de se ravaler au sale rôle d'indicateurs
habillés en civils? Est-ce que par hasard la police municipale n'était pas
assez loyale ni assez énergique?

Venons au morceau de résistance. L'ordre public, d'après Hurt, n'avait pas
été troublé; «lorsque, _dans la soirée_, le cardinal Mercier a traversé la
ville en auto, il s'est produit des manifestations en opposition directe
avec les prescriptions de l'autorité allemande et de nature à inciter la
population à la résistance et à des actes irréfléchis. Vous conviendrez
qu'aucune puissance occupante au monde ne peut souffrir de pareilles
provocations».

L'ordre public n'avait pas été troublé... Très bien! Nous ajouterons que
sans vos affiches menaçantes et sans la brutalité de vos sbires, armés de
fusils et de revolvers, l'ordre public n'eût été troublé à aucun moment de
la journée... Sans doute vous vous êtes cru à Saverne, vos subordonnés se
sont plu à donner des coups de poing et de crosse, et leur face blême,
surtout chez les sous-officiers, extériorisait suffisamment la douceur qui
les animait; ils ont cru héroïque d'arrêter sans raison quelque quatre
cents citoyens, dont quelques-uns étaient blessés par la mansuétude des
procédés policiers allemands. Alors il y eut des protestations légitimes,
et vos oreilles, ô Hurt, ont dû tinter à certains moments, car
probablement en Allemagne, le pays de la musique, vous n'avez jamais pu
savourer un aussi formidable concert de huées que vous avez entendu le 21
juillet... Mais vous l'aviez cherché et provoqué, et vous avez ainsi eu
l'occasion de vous convaincre de l'ardente et générale sympathie que vous
avez su inspirer chez nous.

Quant à l'incident Mercier, ne me fiant nullement à votre véracité, j'ai
fait une enquête très impartiale qui ne concorde pas précisément avec vos
affirmations. Voici ce qui s'est passé: Le cardinal Mercier a traversé
deux fois la ville, _mais pas dans la soirée:_ une première fois le matin,
se rendant à Sainte-Gudule, la seconde fois à midi, pour en revenir.
Les deux fois il a été l'objet du respect et de la vénération de la
population, même de la partie non croyante. Le soir, _il n'a pas traversé
la ville:_ vers 8 heures, quittant l'Institut Saint-Louis, il a simplement
traversé un boulevard de la ville, sur un parcours de 600 mètres, pour
se diriger directement vers Malines. Que s'est-il passé? A la sortie de
Saint-Louis, le stationnement de son auto a attiré un certain nombre de
curieux désireux de lui donner une dernière marque d'affection filiale...
Mais, coïncidence étrange, devant l'Institut se trouvait rangée une jolie
collection de brutes allemandes, fusils en main, commandée par un Forstner
quelconque, ce qui attira beaucoup plus encore la masse de curieux. Si
cet officier avait voulu réellement prévenir une «manifestation», il lui
aurait fallu deux minutes pour faire circuler la... foule. Il n'en fit
rien: avait-il peut-être reçu l'ordre de provoquer une manifestation? Et
que faisaient, dans son voisinage, les individus à face d'espions qui se
mêlaient aux curieux? Hurt parle de «provocation»... Que veut-il dire, qui
veut-il désigner? Évidemment il a en vue S. Ém. le cardinal, à moins qu'il
ne veuille parler de ces individus louches. Or, le fait de retourner
tranquillement chez soi, serait-ce un acte de provocation? Son Éminence
prit place dans la voiture, qui fut entourée par le public. On a crié:
«Vive le Cardinal!» Mais oui, et après? Hurt se figure-t-il peut-être
qu'on allait crier: «Vive Bissinge!» En ce moment les soldats allemands,
officier en tête, se sont rués sur la foule, ont tapé dans le tas à coups
de crosse et ont procédé à deux ou trois arrestations... Toute la scène a
duré cinq minutes!

Et voilà pourquoi Bissing, sur la proposition de son Hurt, a frappé la
ville de Bruxelles d'une punition de 1 million de marks, «amende qui n'a
été fixée à un chiffre aussi modéré que par égard à la collaboration
loyale prêtée par les administrations communales au maintien de l'ordre»!
C'est en effet de la magnanimité, quand on songe que l'an dernier la ville
fut frappée d'une amende de 5 millions parce qu'un agent de police avait
manqué d'égards envers un mouchard tudesque!

Chose étonnante: précisément le jour où fut élaboré le Hurt-factum, était
arrivé à la Kommandantur la bonne nouvelle que voici: dans l'Afrique
Orientale, les troupes belges ont mis à mal les troupes allemandes et ont
pris comme butin quarante coffres contenant de l'or... Von Bissing a sans
doute cru digne de lui de prélever une somme correspondante dans la caisse
communale. Pour un général c'est un exploit glorieux et sans danger[40].

[Note 40: Von Bissing oublie une chose, c'est qu'au jour du règlement
des comptes il devra rembourser le million... avec les intérêts.]

Un mot encore et je lâche Hurt: De l'ensemble de son factum ressort
clairement que le sous-ordre a voulu mettre en opposition «la conduite
loyale, intelligente et énergique de l'autorité communale» avec la
conduite «provocatrice» de Mgr Mercier et de la population de la capitale.
Le sac est cousu de fil par trop épais, mais sent bien la fourberie
allemande, qui cherche par tous les moyens à diviser les citoyens. Mgr
Mercier agit comme M. Max, en patriote et aussi en homme réfléchi. Le
matin même, il avait prêché le calme et la modération. Et Hurt se trompe
s'il croit pouvoir injurier et calomnier l'Administration communale de
Bruxelles, en l'opposant à ces deux nobles figures: M. Max et Mgr Mercier!

EGO.
(_La Libre Belgique_, n° 84, juillet 1916, p. 3, col. 2.)

Contrairement à ce que les journaux ont raconté, l'amende de 1 million de
marks a été bel et bien maintenue.

A Gand, l'échevin de l'Instruction publique, M. Camille De Bruyne,
professeur à l'Université (avant la guerre), avait accordé un jour de
congé aux élèves des écoles, le 24 juillet, soit trois jours après la fête
nationale. Résultat: arrestation et déportation en Allemagne.

On se rappelle qu'en 1915 l'autorité allemande avait défendu de commémorer
la date du 4 août, anniversaire de la violation de la neutralité belge,
mais que les Belges trouvèrent le moyen de manifester à leur façon[41]. A
la fin de juillet 1916, nouvel avertissement:

[Note 41: _Comment les Belges résistent_..., p. 342.]

1° Il est défendu de se livrer, en public, à des manifestations politiques
quelles qu'elles soient; qu'il s'agisse soit de rassemblements dans les
rues, soit de vociférations, acclamations ou invectives, soit de la
fermeture de magasins, restaurants, etc., soit de démonstrations
concertées et se produisant sous forme d'insignes spéciaux arborés ou
d'unité de couleur exhibée dans les costumes.

2° Les infractions, à moins d'entraîner une sanction pénale plus sévère,
seront passibles soit d'arrêts ou d'une peine d'emprisonnement ne
dépassant pas six mois, soit d'une amende pouvant aller jusqu'à 20.000
marks au maximum. Les deux peines pourront s'appliquer simultanément.

Les infractions au présent arrêté seront jugées par les tribunaux et
commandants militaires.

Bruxelles, le 30 juillet 1916.

 Freiherr VON BISSING.

(_La Belgique_ [de Rotterdam], 9 août 1916, p. 2, col. 2.)

Que firent les Bruxellois? Ils se promenèrent tranquillement avec un
insigne brun: couleur K.K.: décidément, on leur en fera voir de toutes les
couleurs.


3. Le boycottage.


Nous avons vu plus haut que les Belges ne peuvent plus arborer d'insigne
patriotique pour exprimer leur aversion envers les bourreaux de la
Belgique. Mais deux autres voies restent ouvertes: les manifestations
muettes, dont nous venons de parler [42], et le boycottage.

[Note 42: _Voir aussi Comment les Belges résistent_..., p. 339 ss.]

La lettre suivante d'un négociant belge inaugure dès maintenant un procédé
de défense que tous les Belges pratiqueront à la conclusion de la paix: la
mise en interdit des produits allemands, quelle que soit leur nature et
sous quelque étiquette qu'on les présente:


Un exemple à suivre.

La lettre que nous reproduisons ci-dessous dénote bien la mentalité des
Teutons; nous la faisons suivre de la réponse de notre compatriote, en
engageant les Belges à suivre, le cas échéant, cet exemple:

«Cher Monsieur,

«Par la guerre, je suis seulement aujourd'hui dans la position de vous
écrire, et je serais très bien aise si vous vouliez continuer nos
agréables relations d'affaires, s'il vous plaît.

«J'attends avec plaisir vos aimables ordres pour l'avenir, et dans cette
agréable espérance, j'ai l'honneur de vous présenter, cher Monsieur, mes
plus sincères salutations.»

Voici la réponse:

«Monsieur,

«J'ai bien reçu votre carte du...et vos offres de services. Je vous dirai
que je n'aurai plus à y avoir recours à l'avenir. Nous avons ici un
compatriote très versé dans votre partie et qui nous libérera du concours
de l'étranger.

«D'autres raisons spéciales, que vous connaissez ou devez deviner, me font
un devoir strict de ne plus avoir recours à un produit allemand.

«Je constate que vous prenez plaisir à me «chérir». Je regrette de ne
pouvoir vous suivre dans cet ordre d'idées, car nous avons, nous, Belges,
trop de raisons de haïr, sans trêve et sans cesse, tout ce qui porte un
nom devenu odieux pour nous.

«Je me borne à ne répondre que tout juste à vos civilités déplacées.»

(_La Libre Belgique_, n° 23, mai 1915, p. 4, col. 1.)

Dans le même ordre d'idées, _La Libre Belgique_ a engagé les Bruxellois à
ne plus mettre les pieds dans un cinéma devenu allemand par voie de
spoliation:


Boycottez.

Les Bruxellois savent-ils que les établissements de _Cinéma Pathé_,
maisons françaises, sont placés sous séquestre?

Savent-ils, les Bruxellois, que le séquestre outrepassant ses pouvoirs,
a vendu les films dont beaucoup n'étaient même pas la propriété des
établissements Pathé? C'est le vol organisé.

Savent-ils, les Bruxellois, que le séquestre, _lisez voleur_, exploite les
établissements sous la firme U.T., Union théâtrale _belge_, entendez-vous,
alors que cette U.T. est du boche tout pur?

Si les Bruxellois, qui le jour de la réouverture du cinéma du boulevard du
Nord ont assiégé la salle, pour la satisfaction du séquestre, ne savaient
pas qu'ils donnaient leur argent aux Allemands, ils le savent aujourd'hui.

_Conclusion: boycottez, boycottez sans pitié..._

(_La Libre Belgique_, n° 44, septembre 1915, p. 4, col. 2.)


Plus tard, elle intervint de même pour mettre le public en garde contre un
nouveau théâtre flamand:


Encore une affaire louche.

Nous avons signalé jadis à nos concitoyens l'exploitation du «cinéma
U.T.», qui s'est installé dans le cinéma Pathé du boulevard du Nord. Notre
avertissement a suffi pour faire déserter, par le public patriotique, ce
trou boche.

Voici maintenant une nouvelle entreprise boche que nous signalons aux
patriotes flamands; nous traduisons la réclame que lui fait le _Kölnische
Volkszeitung_ du 21 décembre 1915:

«Bruxelles, avec ses 500.000 Flamands, possède maintenant un théâtre
flamand, dont la direction et la mise en scène nous garantissent une
exécution artistique de bon aloi. Aux Flamands maintenant à agir! _Tua res
agitur!_ Si les Flamands reconnaissent cela, leur devoir impérieux et le
sentiment de leur existence propre les obligent à soutenir «leur» théâtre
et à le fréquenter. Le soir de l'ouverture du théâtre en question, de
«bons amis» avaient coupé la conduite de l'éclairage électrique: Que ceci
serve de leçon aux Flamands et les incite à couper également les liens
qui les unissent à certains milieux, pour autant que ces liens existent
encore.»

L'entreprise en question est l'exploitation flamande du «Théâtre de
l'Alhambra».

Nous croyions que Bruxelles possédait déjà une scène flamande, rue de
Laeken, et il nous semble qu'en ce temps de deuil et de tristesse, où tant
de nos enfants souffrent et meurent dans les tranchées des Flandres, cette
scène était plus que suffisante pour les familles flamandes de Bruxelles.
Il faut croire que le «théâtre flamand» actuel ne donne pas assez de
garanties aux Allemands, car ils éprouvent le besoin d'en faire surgir un
nouveau, un concurrent. Ils veulent s'en faire un instrument, d'après le
_Volkszeitung_, pour semer la division parmi la population de la
capitale. Jusqu'ici la direction n'a pas protesté avec énergie contre ces
insinuations. Qu'y a-t-il là-dessous?

Nous croyons de notre devoir de signaler à notre peuple patriotique ces
nouvelles manoeuvres allemandes: il a boycotté le cinéma boche; qu'il
fasse de même du théâtre boche! Flamands, vous ne mettrez pas le pied dans
ces boites-là, «votre honneur l'exige»! Un Belge ne se montre pas dans une
maison recommandée par l'ennemi allemand pour servir de moyen de division
nationale.

(_La Libre Belgique_, n° 61, d'après _La Belgique_ [de Rotterdam], 18
avril 1916.)

D'ailleurs les Allemands se rendent compte dès maintenant du danger
économique auquel les expose l'aversion des Belges. Voir par exemple: _Les
Boches sur la défensive_ (pl. VII).

Un autre genre de boycottage consiste dans le refus d'écouter la musique
allemande:


Un bel exemple.

Dimanche dernier la musique du régiment de la «Kultur», campé à Lessines,
donnait un concert sur la place de cette ville.

Pas un seul habitant, remarquez le chiffre: pas un seul n'a été écouter
les flons-flons des chaudronniers de la «Kultur».

Les portes et fenêtres des maisons de la place étaient soigneusement
fermées!

Inutile de dire la colère des gens de la «Kultur». Ils ont défendu tout
rassemblement, et forceront l'Administration à venir officiellement
écouter leurs futurs «miaulements».

Il parait cependant que ladite Administration n'est pas d'avis de se
laisser faire!

Voilà un bel exemple de dignité patriotique.

Braine-l'Alleud et d'autres localités ont agi de même en semblable
circonstance.

Bruxellois, méditez et imitez!!! _(Récit d'un témoin oculaire.)_

(_La Libre Belgique_, n° 19, mai 1915, p. 4, col. 2.)


Bravo!!!

La scène se passe dans la banlieue de Bruxelles, un dimanche, dans un café
de campagne des plus fréquentés. (Nous préférons ne pas le nommer pour ne
pas attirer d'ennuis à son propriétaire.)

Les consommateurs sont nombreux sur la terrasse et dans le jardin, car il
fait beau et chaud et c'est le moment du repos: 4 heures. C'était aussi
autrefois l'heure du concert.

Il fait calme et tranquille. Pas d'uniforme gris, rien qui nous rappelle
l'esclavage et l'on se prend à désirer un peu de musique et à regretter
l'absence des tziganes d'autrefois.

Tout à coup, une bande de soldats débouche du chemin. Ah! ils ne se
laissent pas longtemps oublier! Ce sont des musiciens; ils déballent leurs
instruments et s'installent.

Changement à vue: tout le monde se lève et s'en va. Cette fois, la musique
était revenue... mais les auditeurs étaient partis.

Bravo! voilà une petite «manifestation tacite», si l'on peut s'exprimer
ainsi, contre laquelle la _force_ est complètement désarmée.

A moins (avec la «liberté», on peut s'attendre à tout), à moins que nous
ne soyons un jour astreints à l'audition forcée des concerts de ces
messieurs. Dans ce cas-là, une solution nous reste: l'ouate dans les
oreilles.

HELBÉ.
(_La Libre Belgique_, n° 23, mai 1915, p. 4, col. 2.)

Le conseil donné par Helbé avait déjà été mis en pratique à Bruxelles.
Pendant un concert donné à la Place Royale de Bruxelles, par une
_Militär-Kapelle_, en septembre 1914, des dames qui traversaient la place
se bouchaient les oreilles.

C'est sous le même angle qu'on doit envisager l'abstention du public
bruxellois au concert donné par les Allemands au Théâtre de la Monnaie, en
avril 1915. Seulement trois Bruxellois connus y assistèrent. L'un d'eux
était professeur à l'Université de Bruxelles. Aussitôt celle-ci prit
des mesures contre le collègue qui s'était méconduit. La punition a été
ratifiée par l'unanimité de la population, et tout le monde se détourne
de lui comme d'un pestiféré. Les journaux d'outre-Rhin ont naturellement
fulminé contre nos autorités universitaires. _La Soupe_ (n° 319) a publié
divers documents intéressants sur cette affaire.

Il va de soi que les Allemands voulurent sévir contre l'Université. Mais à
cette époque l'arrêté sur la germanophobie (p. 66) n'avait pas encore paru
et nos tyrans durent arrêter les poursuites.

Autre exemple de boycottage. Les Allemands ont remis en activité les
chemins de fer belges. Mais nos compatriotes n'utilisent le train que s'il
n'y a pas moyen de faire autrement. En règle générale, on prend le tram
à vapeur ou une voiture. C'est ainsi, par exemple, qu'on va en tram de
Bruxelles à Louvain, à Gand, à Turnhout, à Aerschot, à Hasselt, à Liège, à
Maeseyck, à Charleroi, à Mons...

Enfin, citons encore un cas. On sait que les Allemands, après avoir
incendié nos villes, affichent maintenant la prétention de les rebâtir à
l'allemande. Les articles suivants indiquent l'avis des Belges sur ces
projets:


Kulturdenkmal.

Von Bissing a des loisirs. Il les emploie à des choses éminemment utiles.
L'autre jour, il a donné une conférence sur la reconstruction des villes
belges détruites par les soldats allemands. C'était à Aix-la-Chapelle. A
Bruxelles, il aurait pu parler devant des banquettes vides.

D'après le compte rendu des journaux hollandais tolérés par la censure, il
y a débité des choses véritablement ahurissantes. «La reconstruction de
nos villes le préoccupe beaucoup, tant par un noble souci d'art que pour
enlever aux germanophobes un prétexte de critiques... Aussi voudrait-il
que quelques ingénieurs visitassent l'Allemagne pour y apprendre leur art
et nos villes reconstruites deviendraient un _Kulturdenkmal_, un _souvenir
de la culture allemande._»

Il faut un joli culot pour raconter des choses pareilles! Malheureusement,
ajoute-t-il naïvement, les communes belges ne veulent pas avancer l'argent
en ce moment. La psychologie de notre peuple reste pour lui une insoluble
énigme.

C'est véritablement savoureux! von Bissing ne nous comprend pas. Notre
mentalité lui échappe et notre psychologie reste pour lui une énigme,
l'énigme belge.

Notre caractère, le voici en quelques mots: le Belge est essentiellement
bon garçon, franc, loyal, mais indépendant, ne s'en laissant imposer par
rien ni par personne; hospitalier et confiant, il devient intraitable dès
qu'on a abusé de sa confiance. Il est encore ce qu'il fut au cours des
siècles: irréductible et incompressible. On peut se l'attacher par
l'affection, mais on ne le domine pas.

Vous croyiez nous tenir sous la lourde botte allemande et vous vous
étonnez de notre esprit d'indépendance, qui garde toute sa liberté
d'allures. Ignorez-vous que, malgré les dominations étrangères, nous avons
tout un passé d'indépendance, alors qu'il y a un siècle à peine (1807!)
vos paysans prussiens étaient encore des serfs attachés à la glèbe.

Dans nos provinces belges naquirent les franchises communales, germe
de toutes les libertés modernes, à l'époque où s'y développait cette
admirable architecture dont nos monuments témoignent encore.

Nous n'irons pas en Allemagne prendre le goût de ce qui est beau, noble
et élevé. A l'Exposition de Bruxelles, nous avons pu apprécier votre
architecture dans toute sa laideur. L'incendie mystérieux qui dévora en
une nuit la plus belle partie de l'exposition s'arrêta stupéfait devant
votre pavillon et recula devant tant de lourdeur.

Vous et les vôtres, qui avez tout imité, tout contrefait, tout exploité,
vous n'avez rien à apprendre aux autres. Ce grand mouvement d'art qui
pénètre toute notre vie moderne, vos contrefacteurs n'en ont pas
compris la véritable beauté; ils n'ont pu que l'industrialiser et le
commercialiser.

Nous, nous avons une noble tradition d'art à continuer. Tout notre sol
fleurit de monuments qui redisent notre glorieux passé, ils attestent
l'incomparable génie de nos ouvriers d'art. Et vos musées s'enrichissent
des chefs-d'oeuvre de nos peintres, les premiers du monde. Vos élèves
peuvent s'instruire à l'école de ces grands maîtres.

Vous ignorez peut-être que cette province rhénane dont vous vous vantez
était de notre sol; les maîtres qui l'embellirent étaient nôtres par le
sang et par l'éducation, et leur génie éclate resplendissant à côté de
l'oeuvre pitoyable de vos architectes, qui la déshonorent par leur style
allemand lourd et disgracieux.

Nous voulons rester nous-mêmes. L'oeuvre belge sera entièrement nôtre.
Elle réalisera ses propres aspirations en continuant la noble tradition de
nos ancêtres.

Si vous ignorez tout cela, vous êtes excusable quand vous nous proposez
d'aller étudier en Allemagne l'art de reconstruire nos villes que vos
barbares ont détruites. Ce n'est plus du cynisme, c'est de l'inconscience.

(_La Libre Belgique_, n° 51, novembre 1915, p. 4, col. I.)


Leur impudence.

Pour les Prussiens, même civils, nos provinces sont une proie à dévorer.
Ne se sont-ils pas mis en tête de réédifier chez nous ce que leurs
troupes ont brûlé ou dynamité? Comble d'audace et d'impudence! L'idée est
grossière, cynique. On l'espérait fructueuse... Inutile d'ajouter que
nos sinistrés envoient promener les chacals de Germanie qui cherchent à
ramasser de l'argent dans nos ruines!

Il y a là du travail pour _nos_ architectes, _nos_ entrepreneurs, _nos_
briquetiers, _nos_ carriers, _nos_ ateliers de constructions, _nos_
industries: toute la nation en profitera!

Nos bâtisseurs sauront respecter les exigences de l'esthétique; en
reconstruisant une ferme, par exemple, ils feront une aimable ferme et non
une vilaine petite usine; en restaurant un village bombardé, ils feront un
joli village et non une banalité rectiligne; pour rebâtir une gare, ils
ne prendront point pour modèle celle de Colmar! A bas le «pratique»
abominable, les maisons en série, les carrés de béton, les hangars en
dents de scie, les toits ondulés et autres horreurs! Nos groupes de
constructeurs comptent heureusement des artistes; ils se rendent compte
que la Belgique, terre historique, va devenir, pour le monde entier, un
but de pèlerinage. Comme il n'en coûte pas plus de faire beau que de faire
laid, _la restauration de la Belgique sera un embellissement_. Refusons
les lourdeurs massives, les uniformités ennuyeuses ou les pastiches de
l'architecture allemande! Ayons confiance dans notre art national pour
faire notre pays plus beau, plus attrayant!

       *       *       *       *       *

Un monument à la gloire des soldats allemands vient d'être érigé sur un
champ de morts, près de Gand. Il faudra le mettre bas si tôt que possible.
Paix aux morts, certes; mais guerre à l'insultante outrecuidance des
vivants!

(_La Vérité_, n° 5, 12 juin 1916, p. 12.)


4. L'Empereur et le gouverneur général.

Ainsi qu'il convient, le Belge réserve une place d'honneur dans son mépris
à ceux qu'il regarde comme les auteurs responsables de tout le mal,
l'Empereur et le gouverneur général. Il nous suffira de copier quelques
articulets relatifs à Guillaume II:


L'impérial menteur.

_Une revue scientifique allemande,_ Der Fels, _contient dans son dernier
numéro un article du publiciste catholique Lorenz Müller au sujet des
faits reprochés à l'occupation allemande en Belgique. Nous en extrayons ce
passage significatif:_

«Officiellement, il n'a pas été constaté un seul cas où des francs-tireurs
auraient, avec la complicité des prêtres, tiré du haut des tours des
églises. Ce qui, jusqu'ici, a été connu et a été l'objet d'une enquête,
par rapport aux prétendues horreurs commises au cours de cette guerre par
des prêtres catholiques, a été, sans aucune exception, reconnu comme
faux, comme un pur produit de l'imagination. Notre Empereur a adressé au
Président des États-Unis un télégramme affirmant que même des femmes et
des prêtres s'étaient laissé entraîner à des horreurs au cours de cette
guerre de guérillas, qu'ils avaient blessé des soldats, des médecins et
des infirmières. Comment ce télégramme est-il conciliable avec le fait
établi que pas un seul cas n'a pu, jusqu'ici, être établi à charge des
prêtres, voilà ce que nous apprendrons seulement après la fin de cette
guerre.»

La Liberté, _journal suisse, commente comme suit cette déclaration:_

«Nous avons là une réhabilitation des prêtres belges qui nous vient
du côté allemand. Mais les quarante-neuf ecclésiastiques tombés comme
victimes de la fureur allemande, pendant la période des débuts de cette
guerre, ne se lèveront pas d'entre les morts pour se réjouir du jugement
qui reconnaît leur parfaite innocence.»

(_La Libre Belgique_, n° 33, juillet 1915, p. 4, col. I.)

Pardonnez-lui, Seigneur, car il ne sait ce qu'il dit....

Un chef-d'oeuvre d'impériale impudence vient d'être affiché dans toute la
Germanie et dans les pays occupés par l'armée allemande.

Il s'agit d'une proclamation de Guillaume II à l'occasion de
l'anniversaire du 2 août 1914. Un Bruxellois a trouvé la meilleure réponse
qu'il convienne de faire à ce document de la folie pangermaniste en
traçant en grandes lettres à travers l'affiche les mots mis en tête de ces
quelques lignes:

_Pardonnez-lui, Seigneur, car il ne sait ce qu'il dit...._

L'espace nous est trop mesuré dans ce bulletin pour analyser le factum
impérial qui se distingue comme toujours par le mensonge, la calomnie et
l'hypocrisie. Il mérite tout au plus un haussement d'épaules. C'est de
cette manière que le bon sens belge l'a immédiatement accueilli.

(_La Libre Belgique_, no. 39, août 1915, p. 2, col. I.)


Proclamations impériales.

Le 7 août 1914, à Berlin, Guillaume II en prenant congé de sa Garde
impériale, commandée par son fils aîné le Kronprinz, lui adressait ces
paroles:

«Souvenez-vous que le peuple allemand est le peuple élu de Dieu. Comme
empereur allemand, _l'esprit de Dieu est descendu sur moi. Je suis son
bouclier, son glaive et son incarnation._

«Malheur aux désobéissants, mort aux poltrons et aux incrédules.»

Cette proclamation impériale était la troisième du monarque allemand
depuis le 4 août. Elle constitue en somme le résumé, la quintessence des
trois autres. Dans la première il affirmait faussement que l'Allemagne
était menacée et, après avoir dit sa confiance en Dieu le Père, il
ordonnait à toute la nation de consacrer la journée du 5 août à des
prières publiques. Dans les deux autres manifestes, il répétait que la
haine et la jalousie des adversaires de l'Empire le forçaient à prendre
les armes, et après avoir dit d'abord le 6 août: «Que Dieu soit avec
nous», il disait le 8 août: «Dieu sera avec nous comme il fut avec nos
ancêtres.»

Dans la bouche du chef suprême qui venait d'ordonner froidement la
violation de notre neutralité au mépris du droit et des conventions
internationales, les propos qu'il adresse à sa Garde ne peuvent être
considérés que comme d'impudents blasphèmes. Et ces quatre proclamations
démontrent qu'il n'est qu'un menteur, un hypocrite, le sinistre et
infernal impresario de la plus effroyable tragédie que le monde ait jamais
connue.

Quand on relit après un an de guerre ces manifestations théâtrales, on
s'étonne que le côté ridicule, grotesque et odieux des prétentions du
Kaiser n'ait soulevé dans un peuple de 70 millions d'âmes, qui se proclame
à la tête de la civilisation et de la science, aucune protestation, pas
même un haussement d'épaules ou une timide raillerie. C'est que l'esprit
guerrier auquel le souverain fait plus expressément appel dans son second
«manifeste aux armées de terre et de mer» est réellement prédominant dans
la race. Il dirige non seulement les coeurs mais les intelligences, les
consciences et les volontés. Le fanatisme militaire est à la fois la
boussole du pilote et le vent qui enfle la voile de la barque nationale
allemande. On comprend maintenant, à la lueur des incendies de la Wallonie
et des Flandres, à la lecture des proclamations des généraux allemands,
la sincérité des déclarations des aumôniers protestants et catholiques
teutons: «Nous sommes Allemands d'abord, prêtres ensuite.» Cela n'est
pas seulement exact chronologiquement, mais essentiellement,
substantiellement, peut-on dire.

En Allemagne, le guerrier ne laisse guère subsister dans l'homme ce qui
constitue ailleurs le citoyen, c'est-à-dire la liberté, le jugement, la
conscience et la responsabilité qui résultent essentiellement du libre
arbitre. L'Allemagne, éduquée à la prussienne depuis sa tendre enfance,
est, par-dessus tout, un rouage de la grande machine militaire, même
lorsque cette machine semble être au repos. Quand il s'agit de l'intérêt
de la Grande Allemagne, son unique idole, il n'a d'autre pensée, d'autre
opinion, d'autre règle de conduite que celle des chefs, celle du Kaiser,
du chancelier et des généraux. Et dans ce pays hiérarchisé à outrance,
celles-ci se résument finalement en une seule, celle de l'Empereur, le
divin inspiré, le chef infaillible du peuple élu de Dieu. Il ne peut se
tromper, il ne peut mentir, il ne peut se parjurer.

Un des vers les plus célèbres de Victor Hugo est ainsi conçu:

_Ces deux moitiés de Dieu: le Pape et l'Empereur._

En Allemagne il n'y a qu'un représentant de Dieu, c'est Guillaume II. Et
son infaillibilité est universelle et permanente, au contraire de celle
du Pape qui n'est que relative aux questions de foi et de morale et ne
s'exerce que dans des conditions très rares et très solennelles.

Le fanatisme pangermain permet de comprendre que les insanités et les
énormités des allocutions de Guillaume II à ses soldats et à sa Garde
impériale aient été accueillies avec une respectueuse déférence par ses
sujets. Partout ailleurs qu'en Germanie elles auraient pour le moins
soulevé le mépris et la pitié. On se serait même demandé si l'impérial
orateur ne devait pas être interné dans une maison de santé.

Le monarque allemand mériterait en effet d'être qualifié d'insensé s'il
n'était pas avant tout un comédien et un parjure et si son passé ne
démontrait pas qu'après avoir été l'adorateur de la force, puis celui de
la paix, il est devenu pangermaniste surtout par raison politique, pour
conserver son influence sur ses courtisans et son peuple.

Notons d'ailleurs que sa démence est celle de toute une nation et n'est
que l'exacerbation du sentiment patriotique et de l'esprit guerrier.

Sans aller jusqu'à se proclamer les élus de Dieu ou inspirés par Dieu,
d'autres fanatiques de la guerre se rencontrent parmi des citoyens non
germains ou même antigermains qui professent que la victoire crée le droit
ou du moins le démontre parce que la force suppose et prouve la vertu.

HELBÉ.
(_La Libre Belgique_, n° 43, septembre 1915, p. 2, col. 2.)

Une poésie résume nos sentiments à l'égard de l'Empereur:


Il ne faut pas qu'il meure!

On dit que dans l'ombre, à pas lents,
Courbé, comme un fantôme, il erre,
Loin du front, loin de ses uhlans,
Cachant sa honte et sa colère...
Lui qui, fanfaron, portait beau,
Voici que le remords l'effleure,
On dit qu'il va vers le tombeau...
Il ne faut pas qu'il meure!

Il faut qu'il vive pour savoir,
Pour réfléchir et pour entendre...
Il faut qu'il reste là pour voir.
Que le destin le fasse attendre.
Il faut qu'il sache avant sa fin
Que son rêve n'était qu'un leurre...
Il faut qu'il souffre et qu'il ait faim...
Il ne faut pas qu'il meure!

Il faut qu'il voie, au jour marqué,
Crouler l'empire qui s'effrite;
Que comme une bête, traqué,
Il soit sans repos et sans gîte...
Que le suive le hurlement
De son peuple écrasé qui pleure...
Pour la beauté du châtiment,
Il ne faut pas qu'il meure!

Il faut qu'il sente autour de lui
Grandir l'effroi, monter la haine,
Et si son dernier jour a lui,
A la vie il faut qu'on l'enchaîne.
Qu'il soit seul, vieilli, faible et las,
Quand debout la France demeure...
Pour écouter sonner son glas,
Il ne faut pas qu'il meure!

Dieu, Toi qu'il ose encor prier
Malgré tous tes temples en cendres,
Entends-tu les mères crier
Et l'appel suppliant des Flandres...
Dieu, nous T'invoquons à genoux,
Sauve-le, retarde son heure;
Sa vie est notre otage à nous...
Il ne faut pas qu'il meure!!!

(_La Soupe_, n° 170.)



M. le baron von Bissing a une presse encore plus abondante. Opérons une
sélection.

Voici d'abord une petite étude synthétique:


Les Preux de Prusse.

_Le gouverneur général ne se
laisse guider, dans ses mesures, que par les
principes d'équité et son désir de favoriser
le bien-être du pays et de ses habitants._

(VON BISSING, 15 juin 1915.)

Le vieux général de cavalerie bombardé gouverneur impérial en Belgique ne
peut se figurer que, dans le pays qu'il exploite, il existe un seul coeur
qui ne le tienne pas en profonde exécration. Von Bissing inspire le dégoût
par ses actes et par son hypocrisie; depuis six mois, il dépouille nos
compatriotes en répétant qu'il ne veut que leur bien! Il pille, il
rançonne les Belges, et il se rend odieux au suprême degré parce qu'il
couvre son brigandage de stupides palliatifs: faisant le mal et le pis, il
cherche à se donner des airs de bon apôtre! Cette duplicité explique la
malédiction dont les Belges accablent le chef de leurs spoliateurs, et
l'écho de ces sentiments que nous entendons à l'étranger. Il récolte ce
qu'il a semé!

Et d'abord, qui est-il, ce maître exacteur? Un hobereau comme il y en
a des milliers en Allemagne. Il représente obscurément cette caste
militaire, nobiliaire et réactionnaire qu'on ne trouve plus ailleurs qu'en
terre germanique. La noblesse gît dans l'âme et non dans les parchemins.
Von Bissing offre le type du Teuton cupide et fourbe, en même temps que
celui du hobereau tyrannique. Une telle nature exclut tout scrupule et
toute finesse. Pour se donner un semblant de raffinement, von Bissing
assista à des concerts et organisa même une audition d'orgue au
Conservatoire de Bruxelles; il visita aussi les musées, sans oublier de
s'y faire photographier (lui, insignifiant, en face du buste de notre
grand Constantin Meunier!) ni de faire publier ce cliché en première page
d'un illustré allemand vendu en Belgique...

Nous eûmes d'abord pour gouverneur von der Goltz pacha: il laissa
d'exécrables souvenirs en préparant la besogne que son successeur devait
accomplir.

Von Bissing, vieux panache de soixante-douze ans, commandait
provisoirement un corps d'armée. Quand les hostilités éclatèrent, le VIIe
corps partit... sans von Bissing! Le ramollot ne quitta pas les bords
du Rhin! Mais ses troupes, en se ruant contre Liège, emportaient une
proclamation que le conquérant en pantoufles leur avait dédiée afin
qu'elles n'eussent point d'hésitation à répandre la terreur au delà
de leur frontière. En guise d'adieu il adressa à ses hordes le papier
suivant, où il mit toute son âme allemande:

«Lorsque les civils se permettent de tirer sur vous, les innocents doivent
pâtir pour les coupables. A diverses reprises, les autorités militaires
ont dit qu'il ne faut pas épargner de vies dans la répression de ces
faits. Sans doute, il est regrettable que des maisons, des villages
florissants, voire des villes entières, soient détruits! Mais cela ne peut
vous laisser entraîner à des sentiments de pitié intempestive; tout cela
ne vaut point la vie d'un seul soldat allemand. D'ailleurs, cela va de
soi; il est superflu d'y insister.»

De loin, l'auteur de cette sinistre proclamation put se délecter à la
lecture des horreurs que l'invasion commit en Belgique: il restera, pour
l'opprobre de son nom, l'un des fabricants ou des propagateurs de l'infâme
légende des francs-tireurs belges qui servit à l'extermination de milliers
de nos compatriotes--parmi lesquels beaucoup de vieillards des deux sexes,
ainsi que des femmes en couches et nombre d'enfants! Plus tard, von
Bissing put voir de près, à Louvain et ailleurs, l'oeuvre immonde des
brutes auxquelles il avait par avance donné prétexte à tuer, piller et
brûler! Le chacal put parcourir ces cimetières d'innocents...

Demeuré à Dusseldorf, von Bissing s'embusqua dans l'administration
intérieure: il devint--poste glorieux!--inspecteur des camps de
prisonniers... Or, ce bon apôtre découvrit que le public allemand,
du moins la jeunesse, montrait un certain empressement auprès des
baraquements où l'on parque les captifs; à cet intérêt se mêlait parfois
un peu de pitié... Vite von Bissing publia des avis «pour qu'on cesse
d'étaler vis-à-vis des prisonniers un apitoiement déplacé»! Une de ces
diatribes vaut d'être citée: «Ayez donc plus de conscience allemande?
Dois-je encore répéter cette remontrance? On le dirait! D'après les
rapports qui me sont transmis de Munster et d'ailleurs, on a encore offert
aux prisonniers des friandises, notamment du chocolat, et ce malgré la
défense faite. Votre âme compatissante, mais antiallemande, n'entend-elle
pas les cris de détresse de nos prisonniers en France? Soyez sûrs que,
là-bas, on ne leur donne point de chocolat!.. Ce sont surtout des enfants,
des adolescents, en particulier des jeunes filles, qui se pressent
continuellement autour des prisonniers. Elles manquent tout à fait
d'éducation! Il appartient aux familles et aux écoles de changer cela:
si les avertissements restent sans effet, on recourra efficacement à des
punitions exemplaires pour réprimer ces façons d'agir antiallemandes.»

Avec sa mensongère allusion aux mauvaises conditions de vie des
prisonniers allemands, ce texte constitue un document précieux. Retenons
que la jeunesse allemande n'est pas incapable de sentiments généreux, mais
que ses éducateurs s'accordent pour tuer ce bon germe. La pitié envers des
ennemis désarmés est antiallemande: ils font entrer cela, et bien d'autres
monstruosités, dans le coeur et dans la tête des enfants, soit par la
persuasion, soit par la force! Étonnez-vous alors de la férocité des
adultes! Instruction et barbarie obligatoires! Chez les cannibales, la
bonne éducation consiste à dévorer les captifs; chez d'autres sauvages;
on les empale ou on les scalpe. Von Bissing ne va pas si loin: il est
«kultivé», lui? Noblement il enseigne qu'il faut mépriser les vaincus
et n'avoir aucune compassion pour eux: voilà, Mesdemoiselles, la bonne
éducation et la pure conscience allemandes!

Nous verrons les effets de ces principes sur von Bissing et sur sa
famille. En décembre, il fit arrêter la comtesse de Mérode, femme du
grand maréchal de la Cour de Belgique. A défaut du moindre semblant de
culpabilité, le conseil de guerre dut acquitter l'inculpée. Alors, le
preux «freiherr», selon les règles de la chevalerie prussienne, voulut
user d'un droit extraordinaire dont il est investi et déporter Mme de
Mérode en Allemagne! Il fallut les plus grands efforts pour obliger ce
goujat à lâcher sa proie innocente! En mai, il parvint à prendre en défaut
la femme de notre ministre de la Justice; du moins lui fit-il octroyer
quelques mois de prison; puis, en vertu de son droit discrétionnaire, le
butor décida que la relégation en Allemagne durerait jusqu'à la fin des
hostilités! Voilà des exemples, entre cent, de sa parfaite éducation
allemande!

Mais continuons avec ordre l'examen de la carrière de ce
Jean-foudre-de-guerre. Après avoir banni des camps de prisonniers les
petites marques d'intérêt qui auraient pu mitiger les pénibles souvenirs
de captivité, von Bissing vint en Belgique. Il annonce d'abord par affiche
son intention de faire renaître en Belgique l'activité économique et de
soutenir les victimes de la guerre. Cela parut étrange, au moment où
Berlin mettait tout en oeuvre, mensonge et falsification, pour faire
croire que la Belgique méritait ses châtiments. Les Belges pensèrent comme
autrefois les Troyens: _Timeo Danaos, et dona ferentes_--traduction libre:
Je me défie des Alboches, même quand ils promettent de nous aider. Ou
la Belgique est innocente et tous les égards lui sont dus; ou elle est
coupable et ne mérite aucune sollicitude. Les Belges avaient raison de
se défier! En même temps qu'il publie ses bonnes intentions, von Bissing
inflige au pays, qui se débat dans les pires difficultés, une nouvelle
contribution de guerre de 480 millions! Cela lui vaut de l'avancement: le
voilà «generaloberst». Le grade qu'il n'avait pu décrocher comme officier,
il l'obtient comme spoliateur. _Gloria! Victoria!_

L'hiver fut dur aux Belges. Von Bissing avait raflé les victuailles,
vidé les étables et poussé les producteurs à dissimuler des vivres. Aux
États-Unis, au Canada, au Chili, en Hollande, en Suisse, en Italie, on
s'indigne vivement des extorsions d'argent commises en Belgique. Le
gouverneur place sous la surveillance de ses bureaux les sociétés où des
étrangers belligérants ont des intérêts; ce qui permet à des banquiers
allemands de se caser en Belgique aux frais desdites sociétés qu'ils
dépouillent méthodiquement. La masse souffre de faim et de froid; la
détresse se généralise.

On ne voit le «generaloberst» que flanqué d'estafiers; il ne sort qu'en
auto. Ne croyez pas ses photographies, reproduites même en carte postale,
où la retouche donne au «freiherr» décrépit un air martial: comme une
vieille cocotte, il se fait rajeunir... En vérité, il est fort délabré.
Tête antipathique au possible; longue moustache horizontale, face osseuse
et mâchoire lourde; type bestial, annonçant une intelligence médiocre et
une âme vulgaire. Sa carrière et ses actes confirment ce pronostic. Ses
extorsions d'argent, grandes et petites, constituent véritablement du
banditisme. De tels faits n'ont aucun précédent dans la guerre moderne;
ils n'ont d'équivalent dans nulle expédition militaire; c'est une
innovation spécifiquement allemande. En s'assurant le versement de
480 millions, von Bissing s'engagea à ne plus imposer ni provinces ni
communes; mais, ayant conservé son «droit» d'infliger des amendes, il en
use et en abuse. En outre, il se rattrape sur les particuliers et crée
notamment un impôt à charge des citoyens ayant quitté le pays!

Faute de chemins de fer, d'autos, de chevaux, certaines régions ne purent
recevoir les vivres du Comité national; aussi la nation belge connut-elle
les pires privations. L'évasion de nos jeunes gens et l'introduction de
fonds donnent beaucoup de tintouin à notre gouverneur; il suffit de lui
parler de cela pour voir frémir les muscles qui lui pendent sous le
menton. La frontière hollando-belge est barrée de postes à pied et à
cheval, avec réflecteurs et téléphone, de fils de fer, de fossés et de
pièges. Autant il soigne ces organisations-là, autant il néglige les
besoins du pays. Ainsi, il limite les déplacements dans les provinces;
puis il frappe d'interdit la plupart des produits industriels; les
transactions sont entravées. Voilà qui favorise à rebours la reprise des
affaires! Quand l'autorité prussienne édicte un tarif des denrées, des
fourrages ou des viandes, c'est à seule fin de soustraire l'intendance
militaire à la hausse générale, mais sans se soucier des intérêts de
la nation. Dans tous les domaines, poursuites, amendes, vexations
et spoliations continuent. Von Bissing provoque un conflit avec la
Croix-Rouge de Belgique; une fausse Croix-Rouge de Belgique est alors
constituée par von Bissing, avec l'argent de la vraie qu'il a confisqué.

Dès les beaux jours de mai, le gouverneur se retire à la campagne. Quoi?
Au front? En campagne? Non, non! Pas de ça! Il s'octroie une villégiature:
ayant jeté son dévolu sur une propriété des environs de Bruxelles, à
Trois-Fontaines, il en dépossède le châtelain et s'y installe à sa place!
Pendant que lui et ses créatures vivent bien, la misère provoque des
émeutes dans le bassin de Liège... Puis, dans la presse qui lui obéit, von
Bissing expose que «_ses intentions_ de faire renaître la vie économique
sont remises en question» parce que les ouvriers de l'arsenal de Malines
refusent de travailler! Il s'agit que tout le personnel des cheminots
prussiens soit mobilisé pour l'établissement d'une ligne stratégique
d'Aix-La-Chapelle à Bruxelles. Nos ouvriers refusent de reprendre le
travail.

Et sa mission de restaurer les affaires en Belgique? Elle existe, mais
toujours à l'état d'_intentions_. Depuis décembre, il les annonce. En
juin, il les réitère. En attendant, il enlève nos machines-outils et nos
matières premières, pour les envoyer en Allemagne! Mais d'amélioration
économique, due à son initiative, pas trace!

Sachez que cet homme providentiel fait... de l'assistance sociale! Ne riez
pas! Cela se trouve imprimé dans le bulletin de la fausse Croix-Rouge de
Belgique et confirmé par une conférence donnée à Berlin par la _freifrau_
von Bissing en personne. Donc, cela aussi existe. N'en doutons pas. Tout
cela existe... sur le papier. On le chercherait vainement ailleurs. Mais
ce que l'on trouve dans toutes les provinces administrées par ce digne
Prussien, c'est le banditisme sous les formes les plus répugnantes; et
c'est le désoeuvrement forcé, avec la misère; et c'est l'exécration de
l'Allemagne! L'histoire de son séjour à Bruxelles se résume en peu
de mots: _continuelles extorsions d'argent; entraves à l'activité
industrielle des Belges; aggravation de la détresse publique; impuissance
totale à rien améliorer_. Ce n'est pas l'encaisse de la vraie Croix-Rouge
de Belgique (80.000 fr.), dont une petite partie serait distribuée à
quelques douzaines de pauvresses par la fausse Croix-Rouge de Belgique,
qui soulagerait les maux que von Bissing a répandus dans le pays entier!
Après tant d'autres bluffs prussiens, celui de l'assistance, comme les
autres, ne laissera que... du papier.

Au reste, un menteur finit toujours par se faire prendre. Von Bissing a
avoué lui-même son impuissance dans le domaine constructif: le 16 juin, un
avis du gouverneur, publié dans la presse à tout faire, vint nous rappeler
«son _désir_ de favoriser le bien-être du pays». Donc, six mois après sa
première proclamation, il en est toujours à la période du «désir» et des
«intentions». Mais, en même temps, il unifie les ordonnances restrictives
du commerce et de l'industrie en ce qui regarde les vivres, les machines
métallurgiques, les moyens de transport, les métaux et minerais, les
produits chimiques, les textiles, les huiles et graisses, les cuirs, le
caoutchouc, le bois, le papier, etc. La liste des transactions soumises à
autorisation est interminable. Bien entendu, toutes les affaires restent
libres... vers l'Allemagne!

Au total, les uniques réalités qui marquent le règne de von Bissing en
Belgique sont d'abord son brigandage et ensuite son favoritisme au profit
des intérêts prussiens. Cela, ce sont des faits, attestés et signés
par lui-même dans une série d'arrêtés publics. Le surplus (renaissance
économique, assistance, souci du bien-être des Belges) est un composé
d'impudent mensonge, de bluff puéril et de basse hypocrisie.

Par ses excitations barbares, von Bissing a participé aux massacres commis
en Belgique. Par ses ordonnances, il y a organisé la rapine. Voilà son
oeuvre. Elle se traduit pour nous en un tas de cadavres et, pour lui, en
un tas d'or. Et ce vieux bandit s'étonne que ses victimes le traînent sur
la claie et que le monde entier lui jette l'anathème!

(_La Vérité_, n° 7, 29 juin 1915, p. 5.)

Dans le n° 30 de _La Libre Belgique_, le même qui donne aussi l'amusant
portrait du gouverneur[43], on raconte son installation au château de
Trois-Fontaines.

[Note 43: Voir _Comment les Belges résistent_..., fig. 1.]

Inconvénients des grandeurs.

Les sommets attirent la foudre. M. le freiherr von Bissing, gouverneur
général «oberst» de la Belgique, s'est installé gratis, on le sait, dans
le beau domaine des Trois-Fontaines-lez-Vilvorde, appartenant à M. Orban,
celui-ci ayant refusé de le lui louer. Des pancartes mises au coin des
rues principales de Bruxelles annoncent à tout le monde la route qu'on
doit prendre pour se rendre chez le bien-aimé gouverneur: _Zum Schloss
Trois-Fontaines_.

Or, il paraît qu'il vient de déménager à la suite de l'incident qui a
marqué la chute des zeppelins d'Evere, de Mont-Saint-Amand-lez-Gand.
Un des aviateurs anglais aurait, paraît-il, en passant par-dessus les
Trois-Fontaines, salué irrespectueusement le château d'une bombe qui ne
l'a pas atteint. M. von Bissing a jugé qu'il serait plus sûrement protégé
contre ces manifestations intempestives, en logeant en dessous des
greniers qui abritent momentanément les Belges signalés à la vindicte de
la «Kommandantur allemande». Les aviateurs alliés respecteront évidemment
des citoyens aussi dignes d'égards.

Un conseil, M. von Bissing; allez à Saint-Gilles, vous y serez
certainement en sécurité, et la société qu'on y trouve actuellement est
des plus honorables.

HELBÉ.
(_La Libre Belgique_, n° 30, juin 1915, p. 4, col. 1.)

Un article qui a dû faire particulièrement plaisir à notre gouverneur
général est celui où l'on rappelle ses instincts de pillard:

Les exploits du gouverneur général en Belgique, baron von Bissing, pendant
la guerre de 1870.

RÉCIT D'UN TÉMOIN AMÉRICAIN

Dans le numéro du 25 mars 1913, la revue _Le Correspondant_ publiait une
étude intitulée: «Le premier des correspondants de guerre», contenant
l'histoire du célèbre Russell, correspondant du _Times_, sur les
principaux théâtres des diverses guerres survenues depuis un demi-siècle.
Au sujet de la guerre franco-allemande de 1870 et plus particulièrement de
l'incendie de Saint-Cloud, nous trouvons page 1211 ce qui suit:

«Russell, chargé de suivre la campagne, ne voulut pas voir brûler
Saint-Cloud, mais il eut les impressions toutes fraîches d'un de ses
collègues, le Dr Scoffern, correspondant occasionnel d'un journal
AMÉRICAIN. Celui-ci fut le seul civil qui se trouvait au château quand
l'incendie éclata. Il profitait d'une accalmie du bombardement pour
vérifier les dégâts causés par les obus.

«C'est seulement jeudi matin 17 octobre, dit-il, que je m'aventurai à
visiter le palais et je suis bien content de l'avoir fait et d'avoir vu
ces merveilles, même abîmées. Ce qu'il y avait de porcelaines, de lits, de
pendules, de statues, etc., vous pouvez vous l'imaginer, mais cela ne peut
se décrire. Le capitaine von Strautz, commandant du palais, m'avait donné
la permission de ramasser tout ce que je voudrais de porcelaines brisées;
je l'ai fait, ne me doutant guère que, quelques heures plus tard, nous
pourrions prendre autant de trésors que nous serions capables d'en
emporter.

«Vers 2 heures, comme nous dînions, nous entendîmes un craquement si près
qu'il nous étonne, quelque accoutumés que nous fussions à cette sorte de
bruit. «Le palais brûle», crie un homme de garde. Nous laissâmes là notre
champagne pour aller voir. C'était vrai, les flammes sortaient d'un
grenier... Je rédigeai une dépêche et l'expédiai. Puis nous revînmes à
notre champagne. «Messieurs, dit le capitaine von Strautz «avec solennité,
je suis le dernier commandant de Saint-Cloud. Allons tous «dans les grands
appartements. Nous en emporterons un dernier coup «d'oeil et un souvenir.
Prenez ce que vous voudrez: vins, tableaux, livres, «n'importe quoi.»

«J'y allai avec le lieutenant VON BISSING et le major von Glass; voyant
que je ne prenais rien pour moi, CES BONS CAMARADES ME PRESSÈRENT DE LE
FAIRE. «Ma position, parmi vous, est délicate, Messieurs, répondis-je; je
«ne prendrai rien qui ne me soit offert.» SI VOUS LES AVIEZ VUS!! De tous
côtés, de toutes les mains je recevais des objets aussi beaux que ceux
qu'aurait pu imaginer un conteur arabe. Hélas! la nuit venait, les
flammes et la fumée gagnaient. Les appartements du palais étaient un vrai
labyrinthe; je fus obligé d'abandonner des objets de grande valeur, car
je n'aurais jamais pu les sauver. Dehors toute la surface du gazon était
couverte de vases, de tableaux, de pendules, le tout éclairé par les feux
de bivouac, autour desquels passaient des soldats enveloppés de rideaux en
soie rouge, bleue, or, jaune, comme dans une pantomime. Un d'eux s'était
enroulé dans le couvre-pieds en soie de l'impératrice; un autre avait mis
cuire des pommes de terre dans une soupière en Sèvres, marquée aux armes
impériales.

«Près des deux tiers de la bibliothèque furent sauvés, mais comme il
pleuvait, les livres furent quelque peu endommagés. Je vous laisse à
penser ce que fut la fin de cette nuit; je ne puis le dépeindre.

«NOTE.--Russell suivit les opérations de la IIIe armée, grâce au bon
vouloir du général von Blumenthal, chef d'état-major. Von Bissing,
actuellement général de cavalerie, né le 30 janvier 1844, fit la campagne
de 1870 comme lieutenant adjudant près le commandement supérieur de la
IIIe armée.»

Sans commentaire.--La Belgique est gouvernée par le pillard de
Saint-Cloud!!!

(_La Libre Belgique_, n° 45, septembre 1915, p. 4, col. 1.)

Enfin, disons encore l'opinion excellente, et si juste, qu'on a de lui en
Allemagne:


La vérité en Allemagne.

Extrait du journal Allemand _Die Woche_, du 18 avril 1915:

«Mais l'homme qui fit merveille en Belgique est le sympathique freiherr
von Bissing, gouverneur général, qui sut se faire respecter par le peuple
belge, devenir populaire, et qui est à présent la vénération du peuple
belge.»

Oh! là! là!

(_La Libre Belgique_, n° 51, novembre 1915, p. 4, col. 2.)



C. _L'UNION MORALE DES BELGES_


Le jour de la Fête nationale, des Bruxellois appartenant à tous les partis
politiques assistaient à la grand'messe à Sainte-Gudule. En effet, depuis
l'occupation allemande, les Belges ont de commun accord oublié les anciens
désaccords de parti. Ceux qui appartenaient aux groupements politiques les
plus disparates siègent à présent dans les mêmes comités; jamais il n'y
est question de ce qui les divisait; ils ne parlent que de ce qui les
unit: la lutte contre les oppresseurs et les tortionnaires. Les anciens
antagonismes ont été aplanis, et les Belges sont entrés tous ensemble dans
une même confrérie, l'anti-prussianisme.

La plus belle manifestation de cette trêve des partis est la composition
de nos feuilles clandestines: toutes donnent indistinctement des articles
écrits par les personnalités politiques les plus diverses.

Quelle aubaine pour nos ennemis s'ils réussissaient à ranimer nos
querelles de jadis, à dresser de nouveau les flamingants contre les
Wallons, les doctrinaires contre les avancés, les socialistes contre les
bourgeois, les libéraux contre les catholiques...

Dès le mois de septembre 1914, ils avaient aidé à la création d'un
journal, _L'Écho de Bruxelles_, qui menait une campagne acharnée contre le
Gouvernement et contre nos Alliés. En pure perte, d'ailleurs.

Un article de _La Vérité_ résume les vains efforts de l'Allemand pour
rompre l'accord patriotique des partis:


Défions-nous des Allemands.


Défions-nous comme de la peste des agents de l'Allemagne!

Il en est de diverses espèces. Tout d'abord, la bande militaire et civile
qui se goberge à Bruxelles, à Anvers, à Liège, à Gand et dans une foule de
localités moins importantes. Ces gens sont grassement payés: comme base de
comparaison, sachez que von Bissing touche 100.000 francs l'an en qualité
de gouverneur général. Tous ces parasites touchent de la guerre des
profits immédiats.

Outre les embusqués à galons, von Bissing, von Kraewel, von Huene, etc.,
et les budgétivores des bureaux civils, von Sandt, Gerstein et des
milliers d'autres, il y a toute une nuée d'immigrés (près de 10.000 à
Bruxelles seulement) dont chacun est un agent de l'Allemagne.

L'autre catégorie est composée de Belges, oui, de Belges! Ce sont les
bavards peu perspicaces qui vont colportant les insanités ou les perfidies
importées de Berlin. Le geignard qui se plaint de la lenteur des
opérations; le premier imbécile venu qui se permet de trancher les plus
épineuses questions diplomatiques ou de donner des conseils de stratégie à
Joffre; le médisant qui écoute et répète des rumeurs malveillantes: voilà
des agents de l'Allemagne; car l'ennemi, surpris et irrité de la sourde
insoumission des Belges, cherche à les diviser et se sert de l'irréflexion
de certains individus.

Déjouons cette tactique! Défions-nous de ces menées occultes! A ceux qui
s'y laissent prendre, ouvrons les yeux; et, s'ils s'entêtent, dans leur
incompréhension, ridiculisons-les de façon qu'ils perdent tout crédit.

On se rappelle les accusations lancées naguère contre trois notables
d'Anvers. Cette calomnie se fondait sur un article du _Tijd_, lequel
article n'avait qu'un défaut, celui de n'avoir jamais été publié dans ce
journal hollandais ni dans aucun autre. Il en circula une prétendue copie,
qui était l'oeuvre des Allemands [44]. L'article et son contenu, tout
était faux, archifaux! Par ce moyen, on espérait diviser les Belges[45]!

[Note 44: Voir p. 28. (Note de J. M.)]
[Note 45: Voir p. 29. (Note de J. M.)]

Défions-nous des pièges! Plus récemment, des cervelles obscures, amies
du dénigrement, ont découvert que le général Pau est brouillé avec le
maréchal Joffre! Pau avait un plan (évidemment admirable) pour libérer la
Belgique, mais Joffre n'en voulut point. D'où le départ de Pau pour la
Russie! C'est donc par la faute de Joffre que nous restons envahis, car
maintenant les conditions favorables sont changées... L'infamie berlinoise
embaume ce radotage, destiné à rendre antipathique le généralissime
français. Et il y a des Belges qui donnent dans ce panneau! Cela fait
pitié!

Une autre fable, colportée en ces derniers temps, opposait le Pape,
créature de l'Autriche, au cardinal Mercier. Benoît XV aurait désavoué le
prélat belge et celui-ci aurait fait acte de repentir... Cette trame est
teutonne: elle tend à diviser les Belges sur la question religieuse.
Remettons les discussions à plus tard et restons unis.

On a essayé également de mettre les Belges face à face au moyen de la
question des langues. On place le français au dernier rang, on impose
la traduction flamande au cinéma, on excite les flamingants et les
wallingants. C'est peine perdue! Pourtant, quelques gros malins, sans
se douter du coup d'épaule qu'ils donnaient à l'ennemi, ont ébauché une
querelle. Différons le débat, donnons-nous la main!

N'a-t-on pas fait courir le bruit, avec l'aide des gens à courte vue, que
deux généraux belges, convaincus de trahison, étaient enfermés dans la
tour de Londres!!! Les esprits peu pénétrants et les gens qui cultivent
le potin ont repris ce conte inepte où tout, à commencer par l'ingérence
étrangère, révèle la manière berlinoise.

Celui qui écrit ces lignes connut la guerre de 1870 et peut attester que
ce système de calomnies se pratiquait déjà alors.

On dit que les lettres anonymes pleuvent aux «Kommandanturs». Mensonges!
Mais les faussaires qui ont altéré des documents trouvés à Bruxelles et
publié de faux journaux belges sont très capables de fabriquer des
pseudo-dénonciations. Ne croyez pas ces ignominies! Et n'oubliez pas que
des milliers de mouchards teutons épient les conversations, font jaser les
bavards et font leur sale métier dans l'ombre.

La question des «absents» est du même tonneau... de Munich. Voilà à coup
sûr une machine des Alboches. S'ils ne l'ont pas inventée, ils ont certes
adapté à leurs manigances cette idée gantoise, qui leur parut un bon moyen
de division. On ne sait trop comment, naguère, la campagne menée à Londres
par quelques Belges contre le principe de la «taxe à charge des absents»
dégénéra en querelle et opposa les Belges du dehors à ceux du dedans.
Cette absurdité poussa sur la bonne cause comme un chancre sur l'arbre
fruitier; mais l'énormité resta pour compte à son auteur, qui fut désavoué
par ses compatriotes émigrés. Cet incident fut vite oublié. Or, cette
affaire, déjà grossie ici dans son temps, revient sur le tapis. Des agents
berlinois ont soufflé à quelques compères inconscients que les Belges de
Londres vivent bien, s'enrichissent et se moquent de leurs compatriotes
du continent. Sur ce thème méchant, injuste et bête, le compère peu
intelligent brode un peu, se fait le propagandiste de l'accusation
teutonne et lui donne de la dispersion. Évidemment, elle ne va pas loin,
mais l'ensemble de ces rumeurs peut écoeurer de braves gens mal informés.
Ce qui fait écumer les Prussiens, songez-y donc, c'est que les Belges
s'emploient utilement chez nos Alliés: nos ingénieurs, mécaniciens,
contremaîtres, armuriers, métallurgistes, tourneurs, horlogers fabriquent
des munitions d'artillerie; nos selliers et cordonniers travaillent pour
la cavalerie; charpentiers, carrossiers, pour l'équipage; ouvriers et
ouvrières de tissages et peignages, tailleurs, etc., s'occupent au
vêtement, et ainsi de suite. Les armées en campagne leur doivent en partie
leur bon équipement. N'est-ce pas servir son pays? Dans les services
du railway, dans les usines françaises, dans les champs, les Belges
remplacent ceux qui se trouvent au feu. N'est-ce pas se rendre utile à la
cause commune? Mais voilà ce que les agents berlinois ne soufflent pas à
leurs auditeurs trop crédules!

Il était matériellement et humainement impossible que tous les Belges
prissent le chemin de l'étranger. Le droit de rester est aussi absolu que
celui de partir. Ceux qui sont demeurés au pays et montent la garde dans
nos villes et nos campagnes, protègent leurs foyers ou ceux des absents,
préservent les récoltes, etc., ceux-là prouvent la sincérité de leur
attachement au sol natal; ils se rendent utiles en maintenant, face à
l'ennemi, l'union belge; ils aident au ravitaillement des affamés... et au
recrutement des guerriers. Tout le long de l'histoire de l'occupation, on
verra s'affirmer l'insoumission des Belges, libres quand même! Cela aussi
était nécessaire.

A part la caste des commerçants exploiteurs qui s'avilit chez nous comme
en Allemagne, en Hongrie, en France et même en Hollande, en Espagne, etc.,
et qui forme le clan indigne, tous les Belges ont accompli leur devoir.

Malgré l'inconsciente complicité des imbéciles, l'union morale de la
nation en face des barbares n'a pas fléchi. Ce sera une des belles pages
de la guerre.

Plus tard, nous redeviendrons catholiques ou anticléricaux, flamingants ou
francophiles, royalistes ou républicains, socialistes ou réactionnaires.
Mais, pour le moment, tout antagonisme doit rester en suspens. L'ennemi
ne parviendra pas à nous diviser. Une immense fraternité unit les coeurs
belges; français, anglais, contre l'ennemi commun: le Prussien.

Persévérons! Entr'aidons-nous! Aimons-nous! Ne critiquons personne;
d'ailleurs, nous ne possédons aucun document complet pour juger les
choses. Attendons unis, fermes et toujours confiants. Et continuons notre
résistance. Nous ne demandons pas de folles témérités. Il suffit de
n'aller au-devant d'aucun désir de l'ennemi et de se plier à ses ordres
lorsque, ayant fait tout son possible pour s'y dérober, on reconnaît
l'impossibilité d'y parvenir. Le pouvoir usurpateur est illégitime; ses
ordonnances, appuyées sur la force et la contrainte, n'ont aucune valeur;
les conventions imposées sont des chiffons de papier. Tâchons de ne pas
entrer en conflit avec l'arbitraire et la brutalité de nos tyrans; mais
n'hésitons pas à faire tout ce qui peut leur nuire puisque nous ne sommes
pas armés en face de leurs fusils, mitrailleuses et canons, combattons-les
par notre attitude indépendante qui les démoralise. Que notre optimisme
les démonte et les fasse douter d'eux-mêmes. Que notre constance et notre
sourde hostilité les découragent! Montrons nos couleurs nationales! Avec
cette insoumission continuelle et un complet éloignement des Prussiens qui
infestent nos cités, en un mot _avec du mépris et de la dignité_, chacun
de nous peut accomplir son devoir tel qu'on est en droit de l'attendre
d'un bon citoyen.

(_La Vérité_, n° 1,2 mars 1915, p. 9..)


Nous avons cité plus haut (p. 29) _Le Fouet_, organe manifestement inspiré
par nos bourreaux, qui s'occupe de souffler la discorde entre libéraux et
cléricaux, entre Wallons et flamingants, entre les Belges et les Alliés.

C'est surtout la querelle flamande-wallonne qu'ils essaient d'exploiter
à leur profit, d'abord en créant de multiples journaux germanophiles
flamands (p. 67), dont le principal rôle doit être, sans aucun doute,
d'attirer sur eux, et par contrecoup sur les Flamands, la colère de la
population wallonne; puis en ouvrant à Bruxelles un théâtre flamand (p.
141). Mais ce ne sont là que deux des chaînons dans la longue série
de tentatives faites pour raviver les animosités linguistiques. La
flamandisation de l'Université de Gand en est un autre. Nous n'insisterons
pas sur cette malencontreuse équipée, dont le fiasco est évident pour tout
esprit raisonnable.

Il nous suffira de reproduire deux passages de la lettre ouverte de M.
Wilmotte, qui a circulé sous le manteau en Belgique:


Lettre ouverte du professeur Maurice Wilmotte au recteur de
l'Université allemande de Gand.


MONSIEUR,

Je ne vous connais pas, et ne veux point vous connaître. Êtes-vous
le pédagogue luxembourgeois dont le nom a été prononcé? Êtes-vous
l'inquiétant linguiste dont le cléricalisme foncé cachait mal les
appétits de faveurs et de places? Êtes-vous un juriste, un médecin ou un
apothicaire?

Je n'en sais rien, et il n'importe guère. Pour nous, Belges unis dans
l'espoir d'une revanche, due à notre loyauté, tout homme qui pactise avec
nos oppresseurs est un ennemi, dont nous souhaitons le châtiment. Si cet
homme est, en outre, un pédagogue attitré et assermenté, s'il a charge
d'âmes, son cas devient plus grave. Ce n'est pas lui seul qu'il déshonore,
c'est le troupeau dont il est le mauvais berger, sur lequel il attire
la malédiction des bons citoyens, restés fidèles à leur prince et
aux institutions nationales. Corrupteur des esprits, il pèche plus
criminellement par l'exemple et encourt une double responsabilité.

Sans doute nos collèges et nos écoles primaires sont restés ouverts; mais,
dans ces maisons où l'on n'a cessé de prêcher l'union de tous les Belges
et le respect de nos lois, l'espionnage germain n'a pu exercer son action
déprimante, et la vie scolaire, comme la vie administrative, n'a cessé de
poursuivre son cours, prouvant à nos maîtres du moment que les habitants
d'une terre libre gardaient, dans la pire calamité, des vertus
intangibles.

Au contraire, nos étudiants sont, depuis de longs mois,--et ils auraient
dû être toujours--appelés à remplir un devoir de solidarité sociale
infiniment plus sacré que celui de s'instruire au contact de maîtres
savants. Le grand maître de l'heure, c'est le canon, et il n'y a pas de
voix qui puisse rendre plus attentif un jeune homme de vingt ans, dont la
patrie est meurtrie sous les sabots des cavaliers ennemis. La place de
nos étudiants est aux environs de Dixmude; elle n'est pas dans les
amphithéâtres désertés, que nos professeurs refusent unanimement d'animer
de leur parole. Comme l'a dit admirablement le recteur de l'Université de
Bruxelles, les rares élèves qui se proposent maintenant la conquête d'un
diplôme ne valent pas la peine d'être enseignés....

       *       *       *       *       *

Il est, Monsieur qui n'êtes point mon cher collègue, ni mon collègue du
tout, il est pour une telle apostasie des précédents historiques et des
désignations consacrées. Je veux vous les épargner et je préfère vous
envoyer l'expression du seul sentiment qui puisse survivre à votre égard
dans un coeur belge, du sentiment de pitié.

M. Wilmotte.

(_L'Echo belge_, 10 juillet 1916, p. 1, col. 2.)

Hâtons-nous de dire que les chefs du mouvement flamand ont immédiatement
compris la nécessité de déjouer les manoeuvres allemandes. Ainsi, déjà en
juillet 1915, ils faisaient circuler une déclaration animée du plus pur
patriotisme. En voici la traduction:


Les soussignés, Belges flamands, tiennent à faire la déclaration suivante:

1° Toute faveur que l'autorité allemande accorderait, contrairement aux
lois belges, à une partie de la population, serait considérée comme
indésirable et inacceptable;

2° Ils déclarent que des journaux récemment créés qui, sous le manteau du
flamingantisme, servent des intérêts autres que ceux de la Belgique, ne
représentent aucune fraction du mouvement flamand;

3° Ils font un appel à leurs compatriotes flamands et wallons, pour qu'on
laisse reposer tous les différends linguistiques aussi longtemps que la
liberté de la Belgique est entravée par l'occupation étrangère.


Traduisons aussi la déclaration qui est inscrite en épigraphe à la
manchette de _De Vlaamsche Leeuw_ (pl. VI):


En ces temps de deuil et d'épreuves, nous, Flamands, nous nous groupons
sans condition, avec nos frères wallons, autour du drapeau tricolore belge
et nous partageons avec eux les mêmes besoins et les mêmes dangers.

Nous sommes convaincus que, lorsque la victoire finale sera obtenue, nous
partagerons également ensemble les mêmes droits.


Aucun moyen n'est négligé par nos ennemis pour s'attirer la bienveillance
des Flamands. N'ont-ils pas imaginé de proscrire les noms français des
faubourgs de Bruxelles! Et voyez comme ils réussissent bien. Le cachet
que la poste allemande appliqué sur les lettres à Forest est ainsi conçu:
_Vorst bij Brüssel--Belgien_ (pl. XVI). Or _Vorst bij_ (Forest près) sont
des mots flamands, mais _Brüssel--Belgien_ sont allemands.



D. _L'ARDEUR PATRIOTIQUE_

1. Le recrutement.


La patrie est en danger! Cette pensée a immédiatement aplani nos petits
dissentiments, si insignifiants devant nos angoisses actuelles. D'une
commune ardeur, tout le monde s'est mis à l'oeuvre. Les uns organisent
l'opposition contre la bande de spoliateurs armés qui sévit sur notre
pauvre pays; d'autres s'occupent du ravitaillement; les jeunes partent
pour l'armée.

a) _Les difficultés_.

S'enrôler n'est pas chose facile, car les Allemands s'y opposent
naturellement de toutes leurs forces. La Belgique est comme une grande
cage, entourée d'une triple barrière de fils barbelés et de fils à haute
tension. A tous les débouchés de la clôture veillent des sentinelles;
entre les postes circulent des patrouilles de fantassins accompagnés de
chiens policiers, des cavaliers, des cyclistes, des canots automobiles.
La nuit, les rayons des projecteurs balaient l'espace. Le long de la
frontière, sur une largeur de 5 à 10 kilomètres, est une zone où nul ne
peut circuler sans autorisation; et il faut un autre permis pour pénétrer
dans une dernière bordure, large de 200 mètres, où toutes les maisons ont
été évacuées.

Malgré tout, plus de 20.000 jeunes gens se sont évadés de cette prison et
ont pris du service dans l'armée belge. Des métallurgistes, en nombre au
moins égal, sont allés vers les fabriques de munitions en Angleterre et en
France. Même, des milliers de femmes et de jeunes filles ont bravé la mort
par électrocution ou par fusillade, les unes pour rejoindre leurs maris,
les autres pour s'engager comme infirmières dans nos ambulances, car à
celles-ci aussi le Gouvernement allemand refuse systématiquement des
passeports.

Comment passent-ils? Le lecteur comprendra que nous ne puissions pas
donner de détails. Contentons-nous de citer quelques faits que nous
connaissons personnellement. En janvier 1916, 28 miliciens et 4
infirmières passèrent ensemble par la province d'Anvers. Pendant le mois
de décembre 1916, 70 jeunes gens, après avoir abattu un officier et deux
sentinelles, gagnèrent la Hollande par la frontière limbourgeoise;
un groupe de 20 Belges traversa la Meuse à la nage; enfin, 42 hommes
s'évadèrent par la frontière Liégeoise, sur un remorqueur.

Il n'y a pas que des barrières physiques. Chaque fois qu'un Belge est tué
à la frontière par le courant électrique, son cadavre reste accroché aux
fils de fer pendant plusieurs jours, en guise d'épouvantail, par exemple
le corps de M. Jacob, de Liège, en décembre 1915. Quand on en abat un à
coups de fusil, les journaux domestiqués s'empressent d'apprendre sa mort
à leurs lecteurs. Si les patrouilles réussissent à s'emparer d'un petit
groupe de miliciens, leur condamnation est publiée dans les mêmes
feuilles.

Par jugement du 11 février 1916, le tribunal militaire de Namur a
condamné:

Franz Sacré, ouvrier d'usine à Grand-Manil; Joseph Bourgeaux, électricien;
Paul Debroux, employé; Fernand Leclipteux, ébéniste; Hector Leroy,
ouvrier; Marcel-Augustin Colin, typographe, tous domiciliés à Gembloux, à
trois ans de prison pour avoir entrepris de passer la frontière sans la
permission prescrite, dans le but de s'enrôler dans l'armée belge.

(_L'Ami de l'Ordre_, d'après _La Belgique_ [de Rotterdam],
1er mars 1915, p. 2, col. 1.)

Nous avons vu plus haut (p. 67) que certains journaux, tombés encore plus
bas, publient les noms de ceux qui cherchent à passer la frontière.

Une autre barrière morale est celle-ci. Les Belges en âge de milice
doivent signer une déclaration disant qu'ils ne prendront pas les armes
contre l'Allemagne; ceux qui refusent sont envoyés comme prisonniers de
guerre dans un camp allemand (_L'Ami de l'Ordre_, 7 et 8 mai 1915).
Les jeunes gens de l'agglomération bruxelloise doivent se présenter
régulièrement au bureau allemand de milice (affiches du 17 mars 1915 et du
3 avril 1915.) Voici la dernière de ces deux affiches:


Avis officiel concernant les Belges qui doivent se faire inscrire.

Il résulte des listes remises par les communes de l'agglomération
bruxelloise qu'un certain nombre de Belges ayant l'obligation de se faire
inscrire, nés de 1892 à 1897 et habitant l'agglomération, ne se sont pas
présentés personnellement à l'École militaire.

Il est accordé un dernier délai à ceux qui ne se sont pas encore fait
inscrire jusqu'à présent; ceux-ci devront se présenter à l'École militaire
les 8, 12, 13 et 16 avril, de 9 heures à midi ou de 3 à 6 heures (heure
allemande).

Tout qui négligera de se faire inscrire sera puni. Quant aux Belges qui,
devant se faire inscrire, avaient quitté l'agglomération bruxelloise après
le début de la guerre, leurs père, mère ou autres parents ou les personnes
dont ils étaient les locataires ont l'obligation de communiquer l'adresse
de ces Belges jusqu'au 16 avril prochain au bureau d'inscription allemand
(Deutsches Meldeamt), JO, rue du Méridien. Les contrevenants s'exposent à
être punis.

 _Der Gouverneur von Brüssel._

Pour pouvoir s'éloigner de Bruxelles, ils doivent demander une permission
(affiche du 4 juin 1915). En décembre 1915, nouvelle affiche prescrivant
aux pères de famille de s'assurer que les jeunes gens se sont fait
inscrire.

 (_L'Écho belge_ 17 déc. 1915, p. 1. col. 3).


b) _Responsabilité des parents et des communes_.

On voit par l'affiche, que l'on vient de citer, que les parents sont
rendus responsables de leurs fils en âge de milice. Des pères et même des
mères ont été emprisonnés parce que: leurs enfants étaient allés remplir
leur devoir envers leur patrie. Ainsi, à Bruxelles, M. Maurice Vauthier,
secrétaire communal, professeur à l'Université de Bruxelles et membre de
l'Académie royale de Belgique, a été arrêté pour cette raison.

Par jugement du tribunal militaire de Liège, M. Joseph Britte, voyageur à
Verviers, a été condamné à 200 marks d'amende, pour n'avoir pas empêché le
départ de son fils, militaire belge. Le même tribunal a condamné Mme veuve
Marie Allard, née François, à 90 marks d'amende, pour le même motif.

Quant aux moyens qui sont mis en oeuvre pour obtenir d'une mère l'aveu que
son fils a cherché à rejoindre l'armée belge, en voici deux échantillons.

...La mère d'un jeune patriote suspect est arrêtée; elle refuse de
dénoncer son enfant. Le juge lui montre une pièce signée par son fils,
où celui-ci avoue tout! Le juge s'apitoie sur le sort du malheureux:
«Courage, Madame, tout n'est peut-être pas perdu. Dites-moi comment les
choses se sont passées; il y a sans doute des circonstances atténuantes...
votre enfant est jeune, nous savons qui l'a entraîné..., parlez
franchement et je vous promets d'intervenir en sa faveur...» La
malheureuse mère parla; elle crut sauver son fils; sans le savoir elle le
trahissait! La fameuse pièce contenant l'aveu de son fils était fausse.
Son fils avait signé un interrogatoire, où il avait tout nié; mais, grâce
au procédé du papier au carbone, sa signature avait été reproduite sur une
feuille blanche, et les juges avaient rempli la feuille en y écrivant,
au-dessus de la signature, l'aveu qu'il n'avait jamais fait.

Une mère est emprisonnée parce qu'on soupçonne son fils d'avoir voulu
franchir la frontière et rejoindre l'armée belge; la pauvre dame est
accusée d'avoir coopéré à cette tentative; elle est brutalement arrachée à
sa famille, sans même pouvoir embrasser les petits enfants qui vont être
privés de ses soins maternels. Entrant en prison, elle est saisie d'une
crise nerveuse. Bonne aubaine! C'est une nature impressionnable, on
trouvera le moyen de la faite causer,.. Elle refuse, elle s'obstine.
Quelques jours plus tard, on l'amène au cabinet du juge; «Madame, lui
dit-il, je dois vous annoncer une triste nouvelle; votre plus jeune enfant
est tombé gravement malade et le médecin vous réclame d'urgence.» Elle
pâlit, croit que les portes de la prison vont s'ouvrir pour lui permettre
de donner les derniers soins au bébé mourant. Non pas! «Avant de vous
permettre de partir, il faut que l'instruction soit terminée; dites la
vérité, avouez la faute de votre fils, nous serons indulgents, et vous
pourrez voir votre pauvre petit.--Jamais, Monsieur. mon enfant mourra sans
moi!»

Peut-on imaginer cruauté pareille! Et connaissez-vous pareil héroïsme?
Cette femme belge n'atteint-elle pas à la sublime hauteur de la mère
des Gracques? Plus tard elle apprit que jamais son enfant n'avait été
souffrant.

(_La Libre Belgique_, no. 80, juin 1916, d'après _Le XXe Siècle_, 7 août
1916.)

Bien plus, les communes elles-mêmes doivent se porter garantes.


Arrêté.

Les communes sont obligées de veiller à ce que les personnes placées sous
le contrôle d'un «Meldeamt» ne quittent pas le district qu'elles doivent
habiter conformément aux prescriptions du «Meldeamt» compétent. Si des
personnes placées sous contrôle transfèrent leur domicile dans une autre
localité sans y être autorisées, la commune sera passible d'une amende.

Si, par la suite, de telles contraventions continuent quand même,
j'envisagerai l'application des mesures suivantes:

1° Placement sous contrôle de tous les habitants de la commune qui sont
en état de porter les armes et sont âgés de dix-sept à cinquante ans, et
exercice d'une surveillance plus rigoureuse à leur égard;

2° Suppression pour tous les habitants du droit de transférer leur
domicile dans une autre localité.

En outre, je rappelle que, selon l'arrêté du 26 janvier 1915, les
personnes convaincues d'avoir voulu transférer leur résidence dans une
autre localité sans en avoir le droit et même les membres de leur famille
s'exposent à être punis.

Bruxelles, le 20 juillet 1915.

_Le Gouverneur général en Belgique_,
VON BISSING,
_Général-Colonel_.

Rien n'est négligé, on le voit, pour agir sur l'esprit des miliciens
et pour intéresser les parents et les autorités communales à ce que la
jeunesse n'aille pas s'enrôler sous les drapeaux. Bien entendu, les
arrêtés allemands n'empêchent ni les communes ni les parents de faire ce
que le patriotisme leur commande. Jamais nous n'avons vu un père ou
une mère déconseiller à son fils de partir pour la guerre; les parents
acceptent courageusement les menaces allemandes, tout comme les fils
savent qu'ils risquent d'être fusillés ou électrocutés, avant d'avoir pu
seulement avertir l'armée belge qu'ils font un effort pour la rejoindre.
N'est-ce pas de la part des vieux et des jeunes une preuve d'ardeur
patriotique encore plus admirable que celle de nos soldats qui luttent sur
l'Yser!


c)_Interdiction des communications entre les soldats et leurs parents._

Les jeunes gens qui passent la frontière pour s'engager savent qu'ils
s'exposent eux-mêmes et qu'ils exposent leurs parents à un autre genre de
torture, une torture qui à la longue devient intolérable: la rupture de
toute relation entre les soldats et leur famille. D'après un article du
_Temps_, repris par _La Belgique_ (de Rotterdam) du 30 novembre 1915,
même des Allemands se seraient émus de la souffrance supplémentaire dont
l'autorité allemande frappe les parents belges, et le journal socialiste
_Vorwärts_ aurait préconisé l'institution d'un poste de transmission qui
recevrait périodiquement des nouvelles des combattants et les ferait
parvenir aux familles. Un tel bureau, facile à établir dans un pays
neutre, réduirait dans une large mesure les souffrances morales des
non-combattants. Inutile d'ajouter que l'Allemagne s'est bien gardée de
prendre aucune mesure qui pourrait alléger l'anxiété des Belges restés
au pays; car la suppression de la correspondance a un double effet: elle
amollit le courage de ceux qui veulent partir en leur faisant entrevoir
les angoisses de leurs parents; elle déprime ceux qui restent et les fait
aspirer à la fin de la guerre. Aussi les Allemands ont-ils encore redoublé
de sévérité envers les braves coeurs qui, malgré toutes les menaces,
s'efforcent de rétablir les communications entre le front, et la Belgique
occupée.

Comment réussit-on quand même à donner aux familles des nouvelles de
leurs fils? Il y a deux voies: le transport clandestin de lettres par la
frontière hollandaise et leur transmission à des intermédiaires habitant
les pays neutres. L'un et l'autre moyen sont également criminels aux yeux
des Allemands.

Des courriers hardis et habiles réussissent à se faufiler à travers les
multiples barrières de fils barbelés et de fils électrisés de notre
frontière septentrionale; à chaque voyage, tant à l'aller qu'au retour,
ils emportent une pleine charge de lettres. Plusieurs organismes,
fonctionnant à la fois en Belgique et au front, centralisent les
correspondances; les deux plus connus sont _Le Mot du soldat_ et _Le
Bureau de la correspondance belge_.

Tant les courriers que les organisateurs sont traqués sans pitié par la
police allemande. Ainsi, M. Joseph Joppard, charron à Etterbeek,
fut condamné à mort et exécuté en octobre 1915, à la requête de la
Kommandantur de Gand, pour s'être occupé du transport de lettres. Parmi
les organisateurs, M. Laloux, de Liège, fut condamné à un an de prison
et 5.000 marks d'amende; Mme Frick, la femme du bourgmestre de
Saint-Josse-ten-Noode, et M. Fr. Vandermissen, accusés de s'être occupés
du _Mot du soldat_, sont déportés en Allemagne pour y purger une peine de
onze mois de prison. L'une des condamnations les plus odieuses qui aient
été prononcées du chef d'organisation d'une correspondance clandestine
est celle de M. W. van Rÿckevorsel, vice-consul des Pays-Bas à Dinant. Il
s'était appliqué à sauver de la mort les enfants des Dinantais fusillés
pendant les journées sanglantes des 23 et 24 août 1914; puis il avait
placé en Hollande un grand nombre de ces orphelins. Il a été condamné à
mort pour s'être occupé de la transmission de lettres entre les Dinantais
et les familles réfugiées en Hollande. De hautes interventions ont fait
commuer la peine de mort en celle des travaux forcés.

Chaque fois qu'un porteur de lettres tombe entre les mains de nos ennemis,
les condamnations pleuvent sur les destinataires des missives; car en
Belgique celui à qui une lettre prohibée est destinée, qu'il le sache ou
non, est considéré comme complice. Le plus souvent pourtant, on lui tend
un piège. Des espions, sous les apparences de bons patriotes belges, vont
remettre les lettres aux parents et s'offrent à porter aussi la réponse. A
peine ont-ils reçu celle-ci que les parents sont arrêtés. Tel a été le cas
pour M. Odeurs, chef de bureau à l'Hôtel de Ville d'Anvers; son aventure
a été racontée par les journaux; nous pouvons donc citer son nom sans
danger. Voici un autre cas:

A Chièvres, le Dr Canon fait célébrer un service funèbre pour son fils, le
P. Paul Canon, jésuite, tombé au champ d'honneur à Lizerne, en se dévouant
pour relever les blessés. La famille était encore sous le coup de cette
fatale nouvelle, quand M. Canon père est mandé à la Kommandantur.
L'officier prussien lui déclare: «Vous avez commandé un service pour votre
fils, soldat dans l'armée des Alliés. Comment avez-vous su qu'il était
mort? Vous communiquiez donc avec l'ennemi? Si jeudi (on était le lundi)
vous ne nous avez pas fait connaître vos moyens d'information, vous serez
condamné à 10.000 marks d'amende.» Le Dr Canon a payé l'amende.

(_L'Écho belge_, 6 novembre 1915, p. 1, col. 6.)

De temps en temps ils dépistent l'un des locaux où s'opère la
centralisation des correspondances. C'est ce qui eut lieu en septembre
1915 pour l'estaminet «In de Zwaan», rue des Émaux, à Anvers. Une
souricière fut établie et tous ceux qui pénétrèrent dans le café furent
condamnés, qu'ils eussent ou non des lettres sur eux. Une pauvre vieille
de soixante-cinq ans, qui apportait en toute confiance une lettre pour
son fils à l'Yser, fut condamnée à six mois de prison (_L'Écho belge_, 21
sept. 1915, p. 1, col. 3).

La correspondance par courriers est un moyen précaire et fort dangereux,
comme on le voit; du moins permet-elle de donner des nouvelles qui ne
passent pas par la censure allemande. Il n'en est pas de même pour
l'autre procédé: la correspondance par intermédiaires. Voici en quoi elle
consiste. Les Belges peuvent écrire à des personnes habitant le Danemark,
l'Espagne, les États-Unis, la Hollande, la Norvège, la Suède, la Suisse...
Un bureau de censure allemande, installé à Aix-la-Chapelle, examine les
correspondances et y appose son estampille ou, plus souvent, les jette
simplement au panier. Les parents envoient donc leurs cartes postales à
une personne d'un pays neutre, et cet intermédiaire, qui sait à qui le
message est effectivement destiné, le renvoie au soldat belge. On estime
que, sur quatre ou cinq cartes expédiées de Belgique, ou en Belgique, le
bureau d'Aix-la-Chapelle en laisse passer une.

Ce mode de correspondance est formellement défendu par les Allemands.
L'interdiction n'a jamais été publiée, à notre connaissance, par voie
d'affiche, mais uniquement par des communiqués imposés aux journaux de
Bruxelles, de Gand, de Namur [46], etc. Voici un communiqué de ce genre
inséré dans les journaux de Liège:


Il est rappelé au public que toute correspondance avec les pays ennemis
et en particulier avec le front, est défendue et sévèrement réprimée. Se
rendent également punissables les personnes qui correspondent illicitement
par la poste et l'intermédiaire d'un tiers, séjournant en pays neutre.
(D'après _L'Écho belge_, 10 avril 1916, p. 1, col. 4.)

[Note 46: Voir _Comment les Belges résistent_..., p. 448.]

L'Allemagne prit prétexte de cette correspondance indirecte pour
supprimer, à la fin de 1915, tout échange de lettres entre les Belges et
les soldats internés en Hollande. La correspondance ne fut rétablie qu'en
juin 1916.


d) _Sociétés secrètes favorisant l'exode des miliciens._

Pour faciliter le départ de nos jeunes gens, des sociétés secrètes se
sont constituées dans tous les centres. De temps en temps, les Allemands
arrêtent quelques-uns des membres de ces associations. Au début, on les
condamnait aux travaux forcés; mais, en présence des récidives, on passe
maintenant par les armes la plupart de ceux qui sont convaincus de
«trahison», ainsi que disent nos ennemis. Même, comme beaucoup de femmes
font partie de ces bureaux de recrutement, nos tyrans ont cru bon de faire
un exemple et, le 12 octobre 1915, ils ont tué Miss Edith Cavell.

Voici des affiches annonçant des condamnations aux travaux forcés,
l'exécution de Léon Parrant et celles de Miss Cavell et de Ph. Baucq:


Avis.

Les tribunaux militaires ont eu à condamner, ces derniers temps, aux
travaux forcés pour tentative de trahison, un grand nombre de Belges qui
avaient aidé leurs compatriotes soumis au service militaire, dans leur
essai de rejoindre l'armée ennemie.

Je mets de nouveau en garde contre de semblables crimes à l'égard des
troupes allemandes, étant données les peines rigoureuses qu'ils font
encourir.

Bruxelles, le 3 mars 1915.

_Le Gouverneur général en Belgique_,
Général VON BISSING,
_Général-Colonel_.


Avis.

Le Belge Léon Parrant a été condamné à mort, par le tribunal militaire de
la position d'Anvers, pour haute trahison. Il a fourni sans discontinuer
des soldats et des volontaires de guerre à l'armée ennemie. Il se trouvait
en rapport également avec des espions français; il leur a prêté assistance
et a hébergé chez lui un de ces espions.

Le jugement a été exécuté aujourd'hui par les balles.

Anvers, 8 décembre 1915.

_Le Gouverneur_,
VON HUENE.


Avis.

Par jugement du 9 octobre 1915, le tribunal de campagne a prononcé les
condamnations suivantes pour trahison commise pendant l'état de guerre
(pour avoir fait passer des recrues à l'ennemi):

1. Philippe Baucq, architecte à Bruxelles, à la peine de mort; 2. Louise
Thuliez, professeur à Lille, à la peine de mort; 3. Edith Cavell,
directrice d'un institut médical à Bruxelles, à la peine de mort; 4. Louis
Severin, pharmacien à Bruxelles, à la peine de mort; 5. Comtesse Jeanne de
Belleville, à Montignies, à la peine de mort; 6. Herman Capiau, ingénieur
à Wasmes, à quinze ans de travaux forcés; 7. Épouse Ada Bodart, à
Bruxelles, à quinze ans de travaux forcés; 8. Albert Libiez, avocat à
Wasmes, à quinze ans de travaux forcés; 9. Georges Derveau, pharmacien à
Pâturages, à quinze ans de travaux forcés; 10. Princesse Maria de Croy, à
Bellignies, à dix ans de travaux forcés.

Dix-sept autres accusés ont été condamnés à des peines de travaux forcés
ou d'emprisonnement allant de deux à huit ans.

Huit autres personnes, accusées de trahison commise pendant l'état de
guerre, ont été acquittées.

Le jugement rendu contre Baucq et Cavell a déjà été exécuté.

Bruxelles, le 12 octobre 1915.

_General-Gouvernement_.

L'indignation soulevée dans le monde entier par l'exécution de Miss Cavell
fut si vive que le pouvoir occupant crut devoir s'expliquer. Voici ce
communiqué, qu'un journal asservi n'a pas rougi d'insérer:

Berlin, 26 octobre.

Le sous-secrétaire d'État au département des Affaires étrangères, le
Dr Zimmermann, a eu l'occasion d'exposer au représentant à Berlin de
l'_United Press_ d'Amérique, M. Charles W. Ackerman, le point de vue
allemand au sujet du cas de Miss Cavell. Il s'est exprimé à peu près comme
suit:

«Il est certainement pénible qu'une femme doive être exécutée. Mais
qu'adviendrait-il d'un État, surtout en temps de guerre, s'il laissait
impunis des crimes commis contre la sûreté de ses armes, parce qu'ils ont
été commis par une femme? Le Code pénal ne connaît qu'un seul privilège
pour le sexe féminin, celui, notamment, qu'une femme enceinte ne peut être
exécutée. Hormis ce cas, l'homme et la femme sont égaux devant la loi, et
ce n'est pas la gravité du cas qui crée une différence dans le jugement
du crime et de ses conséquences. Le jugement a été très fortement motivé,
après que le cas eût été entièrement examiné et éclairci dans ses moindres
détails. Ce qui en est résulté est d'un si grand poids qu'aucun tribunal
militaire n'aurait pu prononcer un autre jugement. Car il ne s'agit pas
d'un acte commis dans un moment d'excitation passionnée par une seule
personne, mais plutôt, d'une conspiration bien préméditée et étendue au
loin, qui a réussi, pendant neuf mois, à fournir à l'ennemi des services
précieux au grand préjudice de notre armée. D'innombrables soldats belges,
anglais et français, combattent de nouveau maintenant dans les rangs des
Alliés, et ils doivent la possibilité d'avoir pu fuir hors de la Belgique
à l'activité de la bande, maintenant condamnée et à la tête de laquelle se
trouvait Miss Cavell. Les devoirs envers la sécurité de l'armée sont, en
temps de guerre, supérieurs à tous les autres points de vue. Les condamnés
savaient ce qu'ils faisaient.

«Dans de nombreux appels publics on faisait toujours ressortir qu'un appui
aux armées ennemies doit être puni des peines les plus graves et même
que le traître, en temps de guerre, encourt la peine de mort. Je veux
reconnaître certainement que les raisons des condamnés n'étaient pas sans
noblesse, qu'ils ont agi par patriotisme, mais en temps de guerre on doit
être prêt à sceller son patriotisme de son sang. La peine a été exécutée,
afin d'effrayer toutes les femmes qui, se prévalant des privilèges de leur
sexe, participent à une entreprise qui est punie de la mort. Si on voulait
reconnaître ces privilèges, ce serait ouvrir portes et fenêtres aux menées
de femmes qui sont souvent plus habiles et plus rusées, dans ces choses,
que l'espion le plus raffiné. Mais celui qui assume une responsabilité
ne peut et ne doit pas reconnaître de tels privilèges. Inconscient du
jugement du monde, il doit fréquemment suivre la voie souvent très dure
du devoir. On dit que les soldats commandés pour l'exécution s'étaient
d'abord refusés à tirer et qu'ils auraient finalement si mal touché
la condamnée qu'un officier a dû lui donner le coup de grâce avec son
revolver. Il n'y a pas un mot de vrai dans tout cela. Je possède le
rapport officiel dans lequel il a été constaté que l'exécution a été
accomplie dans les règles prescrites et que la mort a été instantanée à la
première salve, comme l'a constaté le médecin qui y assistait. Vous
voyez que cet incident est de nouveau exploité contre nous d'une façon
mensongère et méchante, incident qui comporte sa propre justification et
dont la légitimité ne peut être niée par quiconque se donne la peine de
réfléchir sur cette affaire et de la juger sans prévention et sans opinion
préconçue.»

(_La Belgique_ [de Bruxelles], n° 349.)

En regard de ce vain essai de justification, publié dans un journal à tout
faire, plaçons quelques articles de nos prohibés:

Nos miliciens.

Les miliciens belges continuent, malgré les sentinelles allemandes et la
double ligne de fils de fer barbelés qui longe la frontière, à passer
en Hollande tous les jours, pour de là se rendre en Angleterre, puis en
France où ils sont enrégimentés.

Quelques-uns ont payé de leur vie leur vaillance.

Dans certains villages il ne reste plus un seul conscrit des classes de
1914 et de 1915. Dans un certain village il n'y a plus qu'un seul conscrit
de la classe 1914; il n'ose se montrer. On cite un père de famille dont
un des trois fils est mort au front, le deuxième est estropié par la
mitraille, le troisième est au feu.

La liste des parents annonçant dernièrement un service funèbre à
Sainte-Gudule pour un volontaire belge, comprenait sept volontaires encore
au feu.

On cite de nombreux cas de jeunes Belges qui à la première nouvelle de
la guerre ont abandonné leurs entreprises, brillantes cependant, aux
États-Unis, en Afrique, au Brésil, etc., et ont pris du service dans
l'armée des Alliés.

César disait des Belges: «Ce sont les plus vaillants des Gaulois»
(_Gallorum fortissimi Belgii_). Cela est resté vrai, Liège, Aerschot et
l'Yser l'ont prouvé en 1914.

(_La Libre Belgique_, n° 1, février 1915, p. 4, col. 1.)

Excuse avant le crime.

La récente offensive des Alliés sur le front ouest a inquiété et irrité
notre gouverneur général. Il vient de publier un nouveau manifeste, dans
lequel il déclare:

1° Que «ce que nous (les Allemands) tenons, nous le tenons bien»[47];

2° Qu'en conséquence, le devoir des Belges est de seconder le gouvernement
du Freiherr von Bissing;

3° Que ledit paternel gouvernement punira avec la dernière sévérité les
attentats sournois et lâches (_sic_) à l'armée allemande.

[Note 47: Voir p. 123. (Note de J. M.)]

Cette dernière menace, véritable excuse avant le crime, n'était pas
vaine. Par jugement du 9 octobre, la justice militaire a prononcé cinq
condamnations à mort et une série de condamnations aux travaux forcés pour
«trahison». Appeler trahison la fidélité à sa patrie est le comble de
l'aberration. La Belgique n'est pas annexée et les Belges ne reconnaissent
qu'une seule autorité légitime: celle du roi Albert.

Deux de ces condamnés, M. Philippe Baucq et Miss Edith Cavell, ont été
fusillés sans délai.

Nos tyrans essaient donc de nous terroriser. Mais ils feignent d'oublier
que les justiciers ne sont pas loin et les enserrent étroitement et
définitivement.

Quant à la Belgique, ils n'ont pu la dompter malgré leur force
extraordinaire et leur absence absolue de scrupules.

Nous attendons la fin, Freiherr von Bissing, avec une confiance absolue
dans la victoire du droit. Vos menaces nous laissent aussi fermes et
résolus que vos protestations de bienveillance nous laissent impassibles.

Nous saluons avec émotion et avec le plus profond respect les héros,
martyrs de la cause sacrée, frappés pour leur dévouement et leur fidélité
au pays. Celui-ci pourra bientôt, nous l'espérons, reconnaître en toute
liberté leur mérite et rendre à leur mémoire les honneurs qui lui sont
dus.

(_La Libre Belgique_, n° 50; octobre 1915, p. 3, col. 1.)


e) _Calomnies allemandes contre l'armée._

Ne réussissant pas par l'intimidation à enrayer ni même à ralentir le
recrutement, nos tortionnaires essayèrent d'un peu de calomnie. L'affiche
suivante, placardée à Bruxelles, fait savoir à nos jeunes gens qu'ils
commettraient une sottise en allant s'engager dans une armée aussi mal
conduite:


Nouvelles publiées par le Gouvernement allemand.

Berlin, 30 octobre 1914.

Le correspondant spécial du _Berliner Lokalanzeiger_, à Rosendael, écrit à
ce journal:

Des soldats belges, désarmés, qui ont pris part aux combats d'entre
Dixmude et Nieuport, font le récit de la marche indomptable en avant des
soldats allemands. Lorsque je demandai à un des ces garçons, à l'air
totalement miséreux par suite des souffrances endurées, si les pertes
des troupes, lors de leur passage sur l'Yser, avaient été grandes, il me
répondit carrément: «Ces gaillards nous repoussent avec leurs canons si
terriblement qu'ils n'ont que très peu d'hommes à sacrifier. Chez nous,
c'est, hélas, le contraire: on nous jette aveuglément dans la bataille.
Bien de mes camarades ont dit: Nos officiers ne savent rien; si nous
étions conduits par des Allemands, nous ferions notre affaire aussi bien
que les soldats allemands.» Comme dans les combats antérieurs, les Belges
ont surtout souffert des attaques irrésistibles nocturnes. «Nous ne
comprenons pas, s'écrie un autre Belge désarmé, comment les Allemands
parviennent à s'approcher de nous jusqu'à de très courtes distances, sans
que nous les apercevions. Leur manière de tirer profit des localités est
admirée par nos officiers. Ni les Français ni les Anglais n'y parviennent.
Les bataillons allemands ont le pas d'airain; lorsqu'on les entend
arriver, on croirait qu'ils sont le double de leur nombre.» Parmi les
Belges réfugiés, l'opinion est unanime: «Les Allemands vaincront.»

_Le Gouvernement allemand_.


Pour apprécier la valeur réelle de cette armée de «miséreux», il suffit de
rappeler que c'est elle qui s'oppose, depuis octobre 1914, à la marche des
Allemands vers Calais.

Un prohibé a donné une longue relation de la bataille de l'Yser (_La
Vérité_. n° 6, 21 juin 1915, p. 6).

2. La famille royale.

Depuis que l'Allemagne a envahi notre pays, au mépris des traités, et
qu'elle a massacré notre population civile, au mépris de l'humanité,
patriotisme et loyalisme ne sont plus qu'un en Belgique.

Qu'il nous suffise de citer deux petites pièces de vers:

Le Roi.

Belges, les temps sont durs, mais déjà l'heure approche
Où l'ennemi traqué, fuyant en désarroi,
Entendra retentir du haut de nos beffrois
L'appel tumultueux et délirant des cloches.

Le temps vient où, sonnant d'héroïques clairons,
Sur la route qui va de la Gloire à la Flandre,
En bataillons serrés, sur nos villes en cendres
Et nos foyers détruits, les nôtres reviendront.

Rythmant leur pas au chant de l'_Entre-Sambre-et-Meuse_,
Suivis des Horse-guards et des dragons français,
Ils reviendront! Dixmude, Ypres, Furnes, Calais,
Vos noms seront inscrits sur leur face poudreuse ...

Voici venir le jour où, plus grand qu'au départ,
Celui qui fit crouler comme un pan de montagne
L'orgueilleuse, féroce et barbare Allemagne,
Ramènera vers nous ses plus beaux étendards.

Massée aux carrefours, à flots pressés, la foule,
Dominant le fracas ferraillant des charrois,
Guette le haut colback des Grenadiers du Roi,
Il approche ... Rumeur immense ... Bruit de houle ...

Baïonnette au canon, les plus fiers régiments
Précèdent Celui-là qui marchait à leur tête
Quand sonnaient sur l'Yser, comme aux grands jours de fête,
Les clochers secoués par le bombardement.

Le voici! Son cheval à tourné l'avenue;
Il passe, blême et droit, si sublime et si grand
Parmi tant de douleurs, que la foule en pleurant
Reste sans l'acclamer, muette et tête nue.

(_La Libre Belgique_, n° 16, avril 1915, p. 4, col. 2.)


Sainte Élisabeth.

De sainte Élisabeth la légende est charmante;
Malades, malheureux, la voyaient chaque jour;
Et sa grâce céleste et sa bonté touchante
Leur prodiguaient les soins d'un charitable amour.
Son noble époux, l'hiver, revenant de la chasse,
Rencontra, gravissant un chemin montagneux,
Sa compagne chérie: «Eh quoi! le froid vous glace»,
Lui dit-il; «que venez-vous donc faire en ces lieux?
Qu'abritez-vous ainsi par-dessous votre mante?»
La sainte répondit: «Je n'ai là que du pain;
Dieu me garde à jamais qu'à mon Seigneur je mente.»
«Est-ce bien vrai», dit-il, et d'une prompte main,
Écartant le manteau, il trouve une corbeille,
Mais, miracle divin, par la grâce des cieux,
Le pain s'était changé, ravissante merveille,
En roses au parfum exquis, délicieux.

O Reine Élisabeth, douce petite reine,
Malades, pauvres gens, en des temps plus heureux,
Recevaient les bienfaits de ta bonté sereine;
Rien n'arrêtait l'élan de ton coeur généreux.
Tu n'es plus auprès d'eux, ô pauvre reine errante,
Tu n'as plus de palais, tu n'as plus de maison.
La Belgique est en deuil, la Patrie est sanglante,
La guerre a fait partout sa terrible moisson.
Mais il nous reste un coin de notre territoire;
Tu restes toujours là, près du Roi bien-aimé,
De ce Roi dont le nom est passé dans l'histoire,
Chevalier du courage et de la loyauté.
De nos soldats blessés c'est ta main blanche et fine
Qui panse la blessure et calme les douleurs;
Et par ton pur regard et ta grâce divine,
Renouvelant pour eux le miracle des fleurs,
En sourires d'espoir tu fais changer les pleurs.

(_La Libre Belgique_, n° 22, mai 1915, p. 4, col. 2.)

Inutile d'ajouter que les manifestations de sympathie pour le Roi et
la famille royale sont sévèrement réprimées. M. Bloch, grand rabbin de
Belgique, en sait quelque chose.

A l'occasion du Grand Pardon, M. Bloch dit textuellement aux fidèles
assemblés dans le temple de la rue de la Régence qu'«il défendait le droit
imprescriptible à un prêtre de prêcher la morale. Et que, dans cette
morale, il avait le droit et le devoir de comprendre le dévouement à la
patrie et à la famille royale. Ce prêche, ajouta-t-il, je le fais chaque
année à cette époque. Je le ferai cette année comme je l'ai fait les
années précédentes». Suivit un éloge de la patrie, du Roi et de la Reine.

(_L'Echo belge_, 28 mai 1916, p. 1, col. 3.)


Aussitôt voilà le grand rabbin arrêté et mis en prison. Toutefois, à
l'occasion de la fête des Bar-Mitzwah, on lui accorda trois jours de
congé, pour lui permettre d'officier.


3. Refus de travailler pour les Allemands.


Aucune parole n'est trop haute pour glorifier la vaillance de nos
volontaires qui, pour rejoindre l'armée, bravent l'électrocution, la
fusillade ou la déportation en Allemagne, et la résolution de nos
infirmières qui, elles aussi, achètent au péril de leur vie le droit
d'aller soigner leurs frères blessés.

Tout de même, l'Histoire exaltera encore davantage une autre catégorie de
Belges: les obscurs travailleurs qui, sans ostentation, simplement parce
que c'est leur devoir, acceptent la famine pour eux et pour leur famille,
plutôt que de mettre leurs bras au service de l'ennemi. D'après le
rapport de M. Walcott, délégué de l'Institut Rockefeller, qui s'occupe du
ravitaillement de notre pays, il y avait chez nous, en février 1916,
3 millions d'habitants dont l'existence dépend uniquement des vivres
distribués par la Commission américaine. «Qu'ils réparent les locomotives,
disent les Allemands; qu'ils fabriquent des munitions, des fils de fer
barbelés ou des sacs pour les tranchées; qu'ils aillent réparer nos
routes; nous leur paierons de gros salaires!--Arrière, tentateurs!
répondent les ouvriers, nous aimons mieux nous serrer la ceinture que de
trahir notre patrie.--Nous crèverons de faim plutôt que de nous incliner»,
ont répondu ceux de Gand.

Il ne sera sans doute pas inutile de citer textuellement les articles 23
et 52 de la Convention de La Haye, qui sont systématiquement enfreints par
l'autorité allemande.

ART. 23.--_Il est également interdit à un belligérant de forcer les
nationaux de la partie adverse à prendre part aux opérations de guerre
dirigées contre leur pays, même dans le cas où ils auraient été à son
service avant le commencement de la guerre._

ART. 52.--_Des réquisitions en nature et des services ne pourront être
réclamés des communes ou des habitants que pour les besoins de l'armée
d'occupation. Ils seront en rapport avec les ressources du pays et de
telle nature qu'ils n'impliquent pas pour les populations l'obligation de
prendre part aux opérations de la guerre contre leur patrie...._

Constatons aussi, la chose est piquante, que les Allemands violent leurs
propres _Lois de la guerre_, si féroces qu'elles soient (voir plus loin,
p. 223). Leurs _Lois de la guerre_ ne seraient-elles plus qu'un chiffon de
papier?

_Le principe qu'aucun habitant d'une région occupée ne peut être contraint
de prendre une part directe à la lutte menée contre son propre pays subit
cependant, d'après les lois généralement adoptées de la guerre, une
exception qui doit être mentionnée ici, à savoir l'emploi d'habitants
du pays comme guides dans des régions inconnues. (Les Lois de la guerre
continentale_, traduites et annotées par P. CARPENTIER. Paris, 1914, p.
110.)

_De son côté, le gouvernement provisoire ne peut rien exiger de l'habitant
de ce qui apparaîtrait comme un crime contre sa propre patrie, ou comme
une participation directe ou indirecte à la guerre. (Ibid., p. 146.)_

L'autorité occupante avait tout de suite constaté le manque de souplesse
de notre population ouvrière, et, dès le mois de septembre 1914, elle
chercha à y mettre bon ordre. Chose singulière, c'est par la douceur
qu'elle débuta. Elle manda d'Allemagne des chefs socialistes pour aller
tâter le terrain. Les premiers qui vinrent à Bruxelles en septembre
1914 ne dirent pas ouvertement qu'ils étaient chargés d'obtenir des
syndicalistes belges l'engagement de faire travailler pour l'Allemagne
(voir la relation ci-après). Mais, en novembre 1914, le socialiste
allemand Dittmann vint officiellement s'entretenir dans ce but, à la
Maison du Peuple de Bruxelles, avec nos dirigeants du parti ouvrier. Il y
fut bien reçu, comme on pense (voir _La Soupe_. n° 129).

Une relation des premières visites, celles de septembre, fut immédiatement
rédigée par M. Dewinne. A cette époque il n'y avait à Bruxelles aucune
publication indépendante, et le récit fut donc envoyé à l'étranger; il
parut dans _L'Humanité_, de Paris. Mais des numéros de ce journal
furent aussitôt introduits chez nous, et des copies à la machine furent
abondamment répandues. Puis _La Soupe_ le réimprima dans son n° 28, à des
centaines d'exemplaires, en novembre 1914. Plus tard, au début de 1915,
le récit parut dans une brochure clandestine, _La Sozialdemokratie et la
Guerre_ (p. 21). On verra qu'il est intéressant à beaucoup de titres:


Les députés socialdémocrates allemands à Bruxelles.

Septembre 1914.

Nous avons reçu ces jours derniers, à Bruxelles, la visite de plusieurs
députés et militants socialistes allemands. Ce fut d'abord _Wendel_, qui
fut si copieusement conspué par la presse germanique pour avoir osé crier
en plein Reichstag: «Vive la France!» Nous ne fîmes que l'entrevoir A la
«Maison du Peuple», où il se rendit revêtu de son uniforme d'officier de
la réserve, les camarades lui firent un accueil si glacial qu'il ne crut
pas devoir prolonger l'entrevue. Ce fut ensuite _Karl Liebknecht_, qui
venait de Liège, dans une auto mise à sa disposition par le gouverneur
militaire de cette ville. Hier, nous vîmes arriver, dans une auto conduite
par des soldats allemands, _Noske_, le député de Chemnitz, accompagné d'un
militant socialiste de Hambourg. _Liebknecht_ disait être venu en Belgique
pour voir son beau-frère, un étudiant russe de l'Université de Liège;
_Noske_ voulait s'entremettre entre la «Maison du Peuple» et le
gouvernement militaire de Bruxelles pour ravitailler nos coopérateurs.
Notre ville est, en ce moment, menacée de la famine, et _Noske_ attribuait
la responsabilité de cette situation au bourgmestre, M. Max, qui, dans ses
rapports avec les autorités allemandes, se montrait, disait-il, par trop
désagréable. Le député de Chemnitz se faisait fort de faire venir de
Vilvorde autant de farine que la «Maison du Peuple» en aurait voulu. Les
soldats allemands allaient réfectionner le canal et un bateau serait mis à
notre disposition. De même, si nous voulions acheter de la farine à Gand,
un train irait la chercher jusqu'aux avant-postes allemands.

Nos administrateurs de la «Maison du Peuple», très étonnés de cette
sollicitude subite des autorités allemandes pour les socialistes
bruxellois, se sont méfiés et ont demandé à réfléchir. Je vous dirai un
autre jour quelle décision fut prise.

Nous avons eu tous l'impression que nos visiteurs n'avaient pas uniquement
comme intention de venir saluer des camarades, de s'entretenir avec nous
des derniers événements, de chercher à dissiper les malentendus que la
guerre a fait surgir au sein de l'Internationale, mais que plusieurs
d'entre eux avaient été chargés par les autorités allemandes d'une
mission officieuse auprès des socialistes belges. Laquelle? Je ne saurais
naturellement pas la définir avec précision, mais je la devine. Le moment
ne me semble pas venu d'en dire davantage.

Mais vous pensez bien que nous avons profité de la présence parmi nous des
membres autorisés de la socialdémocratie pour les interroger sur leur
attitude en face de la déclaration de guerre. Nous les avons pressés de
questions. Était-il vrai que toute la fraction socialiste du Reichstag
avait voté les crédits militaires? Comment ce vote avait-il pu être
obtenu? Est-il vrai, ainsi qu'un socialiste allemand était venu nous le
rapporter, que le chancelier de l'Empire avait mis sous les yeux des
membres de la fraction parlementaire socialiste un document secret
établissant que la guerre était voulue par deux puissances de la Triple
Entente? Comment _Haase_, dans sa déclaration au nom du groupe, n'avait-il
pas même protesté contre la violation du territoire belge, cette «atteinte
au droit des gens», ainsi que l'avait avoué M. Bethmann-Hollweg lui-même?
Que pensent les socialistes démocrates, que pensent les Allemands cultivés
des atrocités sans nom commises en Belgique par la soldatesque du Kaiser,
de nos villes détruites, de nos villages incendiés, de nos campagnes
ravagées, de notre population civile massacrée, torturée, sans distinction
d'âge ou de sexe et très souvent par ordre des officiers?

Comment pourra-t-on, après les haines de races que la guerre a déchaînées,
reconstituer notre pauvre Internationale ouvrière?

Les réponses qui nous furent données ne brillaient pas toujours par la
clarté, la précision et la logique. Elles étaient parfois accompagnées
de réserves et d'hésitation. Néanmoins, je veux tâcher de les résumer
globalement en y mettant le plus d'impartialité et d'objectivité que je
pourrai. Je ne dirai pas de qui elles émanent plus particulièrement, je ne
citerai pas de nom afin de ne compromettre personne.

La plupart de celles qui nous furent faites ont au surplus un tel
caractère de parenté, que je ne crois pas beaucoup me tromper en disant
qu'elles reflètent un état d'esprit général parmi la socialdémocratie
allemande.

Je résume, comme suit, l'opinion d'un de nos interlocuteurs:

La guerre est _impopulaire_ dans beaucoup de régions. La masse ouvrière la
considère comme une guerre défensive. L'ennemi de l'Allemagne et aussi de
la démocratie, c'est la Russie, le pays de l'absolutisme et du tsarisme.
L'Allemagne a choisi son heure; demain c'eût été trop tard. C'est aussi
une guerre préventive. La Russie s'apprêtait depuis longtemps à cette
lutte contre l'Empire allemand. Tôt ou tard nous eussions eu à nous
défendre contre les Slaves.

L'Allemagne est convaincue de l'heureuse issue de cette guerre: elle
triomphera. Elle regrette d'avoir été obligée, par nécessité militaire,
de violer la neutralité de la Belgique, d'avoir dû guerroyer contre les
Belges. Dans un mois (ceci était dit le 7 septembre), nos armes auront
eu raison de la France, et elles pourront alors tourner tout leur effort
contre la Russie. Quant à l'Angleterre, cette nation ne compte pas comme
une force militaire continentale. Sa flotte, qui est certes supérieure
en nombre et en qualité à la nôtre, ne saurait être un obstacle à notre
succès, qui est certain. Même si notre flotte était détruite, on ne
saurait escompter la défaite de l'Allemagne. L'Angleterre peut être
maîtresse de la mer; elle ne saurait nous empêcher d'être ravitaillés par
la Hollande, l'Italie et la Suisse, la Suède, la Norvège, le Danemark,
dont la neutralité sera respectée par la Grande-Bretagne, qui n'oserait
faire autrement _en raison de son attachement à la théorie sur le droit
des neutres!_ Au surplus, les récoltes sont superbes. Nous avons des
approvisionnements considérables. Nous avons beaucoup d'or, du crédit tant
que nous voulons. Les vivres peuvent pénétrer en notre pays par le nord,
l'est et le sud. Nous avons organisé la production agricole avec le
concours des municipalités et poussé ainsi à un accroissement de nos
ressources. Dans la pratique, le Gouvernement allemand met en application
maintes théories de la socialdémocratie: fixation des prix maxima,
mainmise sur les denrées pour éviter l'accaparement, etc.

L'Allemagne se ravitaillera par des navires ennemis battant au besoin
pavillon belge, anglais ou français.

--Alors, demandons-nous, tous les députés socialistes ont voté les crédits
militaires?

--Voici ce qui s'est passé. Le groupe parlementaire se réunit pour décider
de l'attitude à prendre. La séance fut très orageuse. Au vote, _quatorze
députés_ se sont prononcés contre les crédits, dont _Haase_, qui donna sa
démission de président du groupe. Sur les instances de _Kautsky_, cette
démission fut retirée et _Haase_ accepta de faire au Reichstag une
déclaration au nom de la fraction socialdémocrate, afin de ne pas laisser
cet honneur à un révisionniste!....

La majorité s'étant prononcée, la minorité s'inclina. A la séance du
Reichstag il n'y eut en réalité pas de vote. Après les discours du
chancelier et des chefs des groupes bourgeois, _Haase_ fit sa déclaration
et le président leva immédiatement la séance au milieu des _hoch!_ à
l'Empereur.

Il est faux que le chancelier nous ait mis sous les yeux un document
secret quelconque. Pour entraîner le vote de la Chambre, il a seulement
prétendu que la neutralité de la Belgique avait déjà été violée par la
France.

Le _Vorwärts_ continue à paraître, mais, comme tous les journaux, il est
soumis à la censure militaire. Il est dans la presse, avec trois autres
journaux socialistes, de ceux qui n'approuvent pas sans réserves la
guerre. Certains socialistes, notamment _Sudekum_ et _Fischer_, peuvent
écrire, sans qu'il soit possible à leurs collègues socialistes, ne
partageant pas leur opinion, de répondre. _Fischer_ a notamment écrit,
dans la _Volkszeitung_ de Zurich (journal de la socialdémocratie
allemande), un article qui approuve, sans réserve, la guerre. Cet article
a paru vers le 5 septembre.

Les autres députés socialistes allemands que nous avons vus tiennent un
langage sensiblement le même. Ils ne s'expriment pas non plus différemment
quand on leur parle des atrocités commises par les troupes allemandes
en Belgique. On dirait qu'ils ne font que répéter certains articles de
journaux allemands.

Ce sont les civils qui ont commencé par tirer sur les soldats allemands.
Ils avaient à leur tête des prêtres! La presse allemande a signalé nombre
d'atrocités commises par les Belges sur nos troupes. A Cologne, il y a
notamment des officiers dont les yeux ont été crevés et la gorge coupée.
A Anvers et à Bruxelles, des sujets allemands ont été torturés et
assassinés.

Nous avons déjà, en effet, lu tous ces audacieux mensonges dans la
_Gazette de Cologne_. Nous nous étonnons seulement que des socialistes
acceptent sans contrôle, sans enquête, les yeux fermés, les affirmations
suspectes de la presse militariste. Nous ne dirons pas que les soldats
allemands n'aient été, en aucun endroit, l'objet de malveillance et
d'attaque de la part des Belges, ni que l'on n'ait nulle part tiré sur
eux. Nous n'en savons rien, mais la chose est possible et même probable.

Était-ce une raison suffisante pour raser des villes entières, pour
fusiller des vieillards, des femmes et des enfants, qui ne s'étaient
livrés à aucun acte d'hostilité, pour répandre la dévastation, la ruine
et la mort presque partout où les troupes allemandes ont passé? Et puis,
pourquoi l'incendie de la bibliothèque de l'Université de Louvain?
Pourquoi la destruction du cabinet de physique? Pourquoi le bombardement
de la cathédrale de Reims? Les soldats allemands avaient emporté avec eux
tout un attirail d'incendiaires. Pourquoi?

A toutes ces questions nos interlocuteurs ont répondu que nous exagérions
beaucoup. Si on a tiré sur la cathédrale de Reims, c'est que les Français
avaient placé des canons sur les tours. Ne fallait-il pas riposter?
Certains autres faits signalés par nous leur semblent invraisemblables.
L'armée qui a passé par Louvain comptait des professeurs, des avocats,
des étudiants, l'élite de la population allemande. La grosse majorité des
soldats appartient à la socialdémocratie.

A ce moment l'un de nous intervient et demande:

--Sont-ce les socialdémocrates qui ont éventré le coffre-fort de notre
coopérative _Le Prolétaire?_

--Pas possible, dit le député socialiste.

On lui met sous les yeux la photographie du coffre-fort et des bureaux
saccagés du _Prolétaire_. Il finit par dire qu'il va se livrer à une
enquête, nous assurant que si les accusations portées contre les soldats
allemands étaient reconnues exactes, les coupables seraient punis avec la
dernière rigueur.

--Les coupables sont trop nombreux, répondîmes-nous.

--Mais avec qui ferez-vous l'enquête, questionna l'un des nôtres. Les
Belges refuseraient de répondre à des enquêteurs allemands. Voulez-vous
que je vous accompagne pour que l'enquête ne paraisse pas unilatérale?

La réponse fut évasive. On verra plus tard...

Ce qui nous a particulièrement frappé, c'est la foi robuste, inébranlable,
que tous les socialistes allemands interrogés par nous ont dans la
victoire complète de l'Allemagne. On ne s'attendait pas à la résistance de
la Belgique, mais la victoire allemande ne sera retardée que de quelques
semaines. Trois ou quatre jours suffiront pour se rendre maître d'Anvers
et pour rendre disponibles 300.000 soldats de troupes allemandes. _En
Allemagne on considère la Belgique comme virtuellement annexée_.

--Et qu'y perdriez-vous, nous dit, avec un sérieux énorme, un député
socialiste. Le prolétariat belge jouirait d'une législation sociale bien
plus efficace que celle de son pays. Et puis, ne vaut-il pas mieux se
résigner?

Il est urgent de reprendre le travail si l'on veut échapper aux affres
de la misère. Le parti socialiste devrait s'efforcer de conseiller aux
syndicats, aux ouvriers, de rentrer à la fabrique, à l'atelier. Le
ministre des Travaux publics à Berlin a envisagé cette question et avait
songé à envoyer des chômeurs allemands à Liège, au nombre de plusieurs
milliers. Mais, réflexion faite, l'idée a été abandonnée, craignant que la
présence d'ouvriers allemands dans l'industrie belge ne fût la cause de
conflits constants entre les travailleurs. Et puis, l'envoi de 20.000 à
30.000 ouvriers allemands ne pourrait être qu'un soulagement bien minime
pour l'Allemagne, qui compte 300.000 ou 400.000 chômeurs. On renonça donc
à ce projet, craignant de jeter le trouble le plus profond dans les rangs
des travailleurs, de susciter des rivalités et des haines au sein des
ateliers.

D'autres députés socialistes ont insisté sur cette nécessité de reprendre
le travail, et il semble bien que cet objet fasse partie de leur mission.
Mais ils se font illusion s'ils s'imaginent que les Belges sont déjà
résignés à l'annexion. Quant à nos travailleurs, s'ils ont encore une
législation sociale à conquérir, ils veulent la devoir à leurs propres
efforts, non à la bienveillance des hobereaux prussiens et du Kaiser.

--Et l'Internationale, que devient-elle dans tout cela?

--L'Internationale sera reconstituée!

--Mais _sans le prolétariat de Belgique,_ interrompt avec colère l'un des
nôtres.

--Nous sommes d'accord avec les socialistes danois, suédois, norvégiens,
hollandais et anglais...

--Et sans doute aussi avec les Italiens?

Notre interlocuteur répondit ces mots qui nous paraissent refléter la
pensée profonde de l'Allemagne dirigeante:

--Oh! les Italiens, ils sont de cette orgueilleuse race latine qui ne sait
pas se résoudre à ne plus commander au monde!

(_L'Humanité_.)

Auguste DEWINNE.


Au début de l'occupation, nos oppresseurs avaient obligé les Belges à
creuser des tranchées. Mais quand ils prétendirent faire travailler pour
eux nos ouvriers industriels, ils se heurtèrent à une forte organisation
syndicaliste qui permit aux travailleurs de se concerter et de décider
qu'ils déposeraient leurs outils.

Grâce aux fonds de chômage, la misère restait supportable. De même les
mécaniciens des chemins de fer de l'État, qui refusent leurs services à
l'armée allemande, continuaient à toucher une partie de leur salaire. Les
Allemands sévirent alors contre ceux qui servaient d'intermédiaires entre
l'État et les ouvriers.

Le premier article de _La Libre Belgique_ sur ce sujet était consacré aux
ouvriers de Luttre. Cet exposé a été repris depuis par la presse des deux
mondes. On sait que, malgré tous les sévices, les ouvriers de Luttre
refusèrent de réparer des machines pour les Allemands, et qu'ils furent
finalement envoyés dans un camp de prisonniers en Allemagne. Là, à force
de mauvais traitements, l'autorité finit par les réduire à merci. _La
Soupe_ (n° 439) a raconté les tortures subies par nos compatriotes. Ces
récits ont été publiés aussi par les 18e et 19e rapports de la Commission
d'Enquête belge[48].

[Note 48: Voir aussi _Comment les Belges résistent_..., p. 309.]

Viennent ensuite les mesures prises dans le sud de la Flandre belge et
dans la Flandre française.

Une affiche placardée à Menin est particulièrement instructive, quant à la
punition qui sera appliquée:


A Menin.

Ci-dessous nous donnons le texte de l'affiche placardée à Menin et à
laquelle fait allusion notre collaborateur Helbé dans son article «Guerre
aux Huns modernes»:

ORDRE

_A partir d'aujourd'hui la ville ne peut plus accorder de secours--
quel qu'il soit, même pour les familles, femmes et enfants qu'aux seuls
ouvriers qui travaillent régulièrement à des travaux militaires et autres
ouvrages imposés.

Tous les autres ouvriers et leurs familles ne pourront plus désormais être
secourus en aucune façon._

(_La Libre Belgique_, n° 39, août 1915, p. 2, col. 1.)

       *       *       *       *       *



Un autre article du même numéro de _La Libre Belgique_ est aussi à
signaler:


Avis important.

Nous tenons de source absolument certaine que plusieurs Allemands
parcourent le pays, achetant et commandant des sacs aux paysans, aux
ouvriers et aux ouvrières. Ces sacs ne sont nullement destinés au
commerce, mais à un usage militaire: remplis de sable, ils serviront soit
à construire des abris, à faire des barrages dans les canaux ou même à
combler ceux-ci à certains endroits. Attention donc! Il ne faut pas que
les Belges involontairement servent l'armée allemande et lui fournissent
des armes défensives ou autres. Nous prions donc nos lecteurs de bien
vouloir faire répandre partout cet avis.

Nous savons qu'il suffira que les ouvriers belges soient avertis pour
qu'ils fassent leur devoir en refusant le gain qui leur est offert. Leurs
héroïques compagnons de Luttre et de Malines et d'ailleurs leur ont donné
un exemple magnifique et qui sera suivi.

La Convention votée à La Haye en 1907 à l'unanimité du monde civilisé
interdit aux armées belligérantes et occupantes de forcer les civils
à travailler pour les troupes ennemies, sauf pour les besoins de
l'alimentation. Cet article est clair et ne prête à aucune équivoque,
comme le prétendent les autorités allemandes pour les besoins de la cause.

(_La Libre Belgique_, n° 39, août 1915, p. 4, col. 1.)

A Halluin, le commandant de place dit cyniquement son intention de ne pas
permettre aux habitants de protester lorsque les Allemands enfreignent
l'article 52 de la Convention de La Haye. A Roubaix, la Kommandantur
se propose d'emprisonner les ouvriers récalcitrants et de déporter les
notables [49]. A Gand, précisant une ordonnance antérieure [50], le
commandant de l'étape rappelle que les Belges n'ont le droit d'invoquer ni
les lois belges ni les conventions internationales:

[Note 49: _Comment les Belges résistent_..., p. 225.] [Note 50:
_Ibid_., p. 139.]

Arrêté concernant les mesures destinées à assurer l'exécution des
travaux dans lesquels l'Administration militaire allemande a de
l'intérêt.

Dans les derniers temps les ouvriers de différentes villes du rayon de
l'étape ont refusé, sans motif, de se conformer aux ordres des commandants
militaires allemands prescrivant l'exécution de travaux urgents. Les
récalcitrants ont par là occasionné de graves préjudices aux communes en
question ainsi qu'à leurs concitoyens.


Pour éviter pareils incidents, et en vue de lancer un avertissement
général, j'ordonne ce qui suit:

1.--Quiconque, sans motif, refuse d'entreprendre ou de continuer
un travail conforme à sa profession, et dans l'exécution duquel
l'Administration militaire allemande a de l'intérêt, travail ordonné par
un des commandants militaires allemands, sera--s'il est personnellement
à même de faire cette besogne--passible d'une peine d'emprisonnement
correctionnel d'un an au plus.

Aussi peut-il être déporté en Allemagne.

Le fait que l'on invoque des lois belges soi-disant contraires ou même des
conventions internationales ne peut, en aucun cas, justifier le refus de
travailler. Au sujet de l'admissibilité du travail exigé, le commandant a
seul droit de prendre une décision.

2.--Est passible d'une peine d'emprisonnement de cinq ans au plus
quiconque, par contrainte, menaces, persuasions ou autres moyens, tente de
décider une autre personne au refus désigné au paragraphe 1 sous menaces
de peines.

3.--Quiconque, sciemment, par des secours ou d'autres moyens, favorise le
punissable refus de travailler, sera passible d'une amende pouvant aller
jusqu'à 10.000 marks; en outre, il pourra être condamné à une peine
d'emprisonnement d'un an au plus.

Si des communes ou associations se sont rendues coupables d'une telle
transgression, les chefs en seront punis en conséquence.

4.--Indépendamment des pénalités, dont menacent les paragraphes 1-3
ci-devant, les autorités allemandes pourront, au cas de besoin, imposer
aux communes, où, sans motif, l'exécution d'un travail a été refusée, une
contribution ainsi que d'autres mesures coercitives de police.

5.--Le présent arrêté entre immédiatement en vigueur. Gand, le 12 octobre
1915.

_Der Etappeninspekteur_,
VON UNGER, Generalleutnant.

(_L'Écho belge_, 26 octobre 1915, p. 1, col. 4.)

Dans le n° 42, _La Libre Belgique_ raconte le conflit survenu entre
l'autorité allemande et le maire de Lille (_Un bel exemple de
patriotisme_), et il donne aux Bruxellois des conseils de sagesse et de
modération, mais en même temps de fermeté.


Aux patrons et aux ouvriers.

Les Allemands commencent à user à Bruxelles des procédés odieux et
illégaux qu'ils ont employés à Menin, Luttre, Roubaix, Lille, etc., afin
de forcer la population à travailler pour le compte du Gouvernement et de
l'armée ennemis.

La Convention de La Haye défend expressément à l'occupant de contraindre
les habitants d'un pays de travailler pour l'ennemi. Elle lui ordonne
également de respecter les lois en vigueur avant l'occupation. Or, en
Belgique, nous vivons sous le régime de la liberté et nous prétendons
avoir le droit de garder la liberté entière; celle de travailler
comme celle de nous croiser les bras, lorsque nous jugeons le travail
incompatible avec notre devoir; celle d'ouvrir comme de fermer nos usines;
celle de donner aux ouvriers le salaire accepté par eux pour travailler,
comme celle de les payer pour ne rien faire.

Nous adjurons nos concitoyens de suivre l'admirable exemple de ceux qui
les ont devancés dans la lutte contre l'oppression. A Bruxelles ils ont
pour eux le nombre, et le nombre est une force devant laquelle même le
gouvernement actuel a dû plier. _Pas de révolte, pas d'émeute, la force
d'inertie_, comme à Malines et comme le 21 juillet. On fera des exemples
de répression, peut-être, et nos oppresseurs ne se tiendront pas si vite
pour battus. Comme à Malines, ils finiront cependant par céder...tout en
se disant satisfaits et en proclamant par affiches que c'est _nous_ qui
avons cédé. Comme à Malines aussi, sans doute, ils diront qu'ils ne
demandent rien pour l'armée mais ont en vue uniquement le rétablissement
de la vie économique. Ne nous fions ni à leurs promesses ni à leurs
affirmations.

Honte aux mauvais patriotes qui céderaient devant la menace. L'ennemi
demande des bras; qu'il retire de ses armées les ouvriers dont il a
besoin. _Tout Belge qui travaille pour l'Allemagne permet à un Allemand
de prendre, au lieu de l'outil, le fusil_. C'est à peu près comme s'il se
battait lui-même contre ses frères.

Souvenons-nous aussi qu'il y a à Bruxelles des représentants des
puissances neutres auxquels nous pouvons adresser nos protestations contre
des procédés aussi scandaleux, aussi contraires au droit.

(_La Libre Belgique_, n° 42, août 1915, p. 1, col. 1.)


Dans les carrières de Lessines, les Allemands voulaient faire préparer par
le personnel ouvrier des pierrailles pour le béton armé des tranchées:



Les ouvriers carriers.

Les dirigeants et le personnel des carrières de Lessines ont décidé de
refuser tout travail pour le compte des Boches. Ainsi la solidarité
ouvrière s'affirme dans toutes les classes d'industrie, étroitement unies
contre l'oppresseur.

Bravo!

(_La Libre Belgique_, n° 48, octobre 1915, p.3, col. 1.)


Conclusion: le bourgmestre de Lessines condamné à quatre mois de prison, 1
maître de carrières à cinq années, 3 autres à un an, 6 contremaîtres à six
mois, 160 ouvriers à six semaines (voir p. 192). N'importe! Les ouvriers
persistèrent à refuser le travail, et finalement les Allemands eurent
recours aux prisonniers russes.

Les arrêtés du 14 août et du 15 août 1915 (voir ci-dessous) résument les
exigences de nos oppresseurs en ce qui concerne le travail: toute besogne
commandée par les Allemands doit être exécutée; les chômeurs seront privés
de secours. Il est bien vrai que le deuxième alinéa de l'article 1 parle
du «droit des gens», mais les arrêtés de Halluin et de Gand (p. 187) nous
donnent la mesure du respect qu'ont les Allemands pour la Convention de La
Haye:


Arrêté concernant les mesures destinées à assurer l'exécution des
travaux d'intérêt public.

ART. 1.--Quiconque, sans motif, refuse d'entreprendre ou de continuer
un travail d'intérêt public conforme à sa profession et ordonné par une
autorité allemande, sera passible d'une peine d'emprisonnement de police
ou d'emprisonnement correctionnel d'un an au plus.

Tout motif concernant le refus de travailler sera valable s'il est admis
par le droit des gens.

ART. 2.--L'article 2 de l'arrêté du 19 novembre 1914 (_Bulletin officiel
des Lois et Arrêtés_, n° 17, p. 57) est remplacé par la disposition
suivante: «Est passible d'une peine d'emprisonnement de cinq ans au plus
quiconque, par contrainte, menaces, persuasion ou d'autres moyens, tente
d'empêcher d'autres personnes d'entreprendre ou de continuer un travail
d'intérêt public conforme à leur profession et ordonné par une autorité
allemande, ou un travail pour compte d'une autorité allemande ou pour
compte d'un entrepreneur agissant en vertu d'un mandat d'une autorité
allemande.»

ART. 3.--Quiconque, sciemment, par des secours ou d'autres moyens,
favorise le refus de travailler punissable en vertu de l'article 1, sera
passible d'une amende pouvant aller jusqu'à 10,000 mark»; en outre, il
pourra être condamné à une peine d'emprisonnement d'un an au plus.

ART. 4.--Si des communes, associations ou d'autres groupements favorisent
le refus de travailler de la manière prévue à l'article 3, les chefs en
seront rendus responsables conformément à cet article.

ART. 5.--S'il est prouvé que certaines sommes sont destinées à secourir
des personnes désignées à l'article 1, ces sommes seront confisquées au
profit de la Croix-Rouge de Belgique.

ART. 6.--Les infractions au présent arrêté seront jugées par les tribunaux
ou autorités militaires allemands.

ART. 7.--Indépendamment des prescriptions précédentes, les autorités
compétentes pourront, quand il y aura lieu, imposer des contributions.

ART. 8.--Le présent arrêté entrera en vigueur le jour de sa publication.
Bruxelles, le 14 août 1915.

_Le Gouverneur général en Belgique_,
Baron VON BISSING,
_Général-Colonel_.


Arrêté concernant les chômeurs qui, par paresse, se soustraient au
travail.

ART. 1.--Quiconque, sciemment ou par négligence, fait de fausses
déclarations au sujet de sa situation personnelle lors d'une
enquête destinée à établir son indigence, est passible d'une peine
d'emprisonnement de six semaines au plus, à moins que les lois en vigueur
ne prévoient l'application d'une peine plus forte; en outre, il pourra
être condamné à une amende pouvant aller jusqu'à 1.250 francs.

ART. 2.--Quiconque est secouru par l'Assistance publique ou privée et,
sans motif suffisant, refuse d'entreprendre ou de continuer un travail
qu'on lui a proposé et qui répond à ses capacités, ou quiconque, en
refusant un tel travail, tombe à charge de l'Assistance publique ou
privée, sera passible d'une peine d'emprisonnement de quatorze jours à six
mois.

Tout motif concernant le refus de travailler sera valable s'il est admis
par le droit des gens.

Le tribunal peut, en outre, ordonner l'application de la mesure prévue à
l'article 14 de la loi du 27 novembre 1891 (_Moniteur belge_, p. 3531 et
suivantes).

ART. 3.--Quiconque, sciemment, favorise par des secours ou d'autres moyens
le refus de travailler punissable en vertu de l'article 2, est passible
d'une amende pouvant aller jusqu'à 12.500 francs; en outre, il pourra être
condamné à une peine d'emprisonnement d'un an au plus.

ART. 4.--Si des communes, associations ou d'autres groupements favorisent
le refus de travailler de la manière prévue à l'article 8, les chefs en
seront rendus responsables conformément à cet article.

ART. 5.--S'il est prouvé que certaines sommes sont destinées à secourir
les personnes désignées à l'article 2, ces sommes seront confisquées au
profit de la Croix-Rouge de Belgique.

ART. 6.--Les infractions au présent arrêté seront jugées par les chambres
correctionnelles des tribunaux belges de première instance.

ART. 7.--Le présent arrêté entrera en vigueur le jour de sa publication.

Bruxelles, le 15 août 1915.

_Le Gouverneur général en Belgique_,
Baron VON BISSING,
_Général-Colonel_.

Aussitôt les condamnations se mirent à pleuvoir. Voici une affiche
placardée à Bruxelles:


Avis.

Le gouverneur militaire de la province du Hainaut a fait publier l'avis
suivant:

Pour n'avoir pas repris le travail malgré les sommations du séquestre, les
ouvriers suivants ont été condamnés, le 1er octobre, par le tribunal de
campagne:

Louis Lenoir, à cinq ans de prison;
Victor Lepot, à un an de prison;
Émile Lenoir, à un an de prison;
Jules Brassart, à un an de prison;
Louis Van Langenhove, à un an de prison;
Émile Notté, à un an de prison;
Adelin Lepoivre, à quatre mois de prison;
Six contremaîtres, à six mois de prison;
Quatre-vingt-un ouvriers, à huit semaines de prison;
J'ai confirmé ce jugement.

Mons, le 2 octobre 1915.


Je porte cet avis à la connaissance de toute la population du territoire
placé sous mes ordres.

Bruxelles, le 12 octobre 1915.

_Le Gouverneur général en Belgique,_
Baron VON BISSING,
_Général-Colonel._

L'articulet que voici nous apprend ce qu'est un séquestre:

Une copie d'une lettre existe--qui en dira long--adressée par le major
allemand d'Anvers à M. Henne, administrateur délégué de la Société
«Sambre-Escaut» à Fontaine-l'Évêque. En voici la traduction: «Étant donné
que vous avez refusé de travailler pour l'administration de l'armée
allemande et, conformément à une ordonnance du gouvernement général en
Belgique du 25 juin 1915, votre fabrique de fils barbelés à Hemixem
est mise sous séquestre et remise en marche sous la direction de
l'administration de la position fortifiée d'Anvers. La question du
dédommagement sera réglée plus tard.»

Le refus de M. Henne était basé sur le principe que les fils barbelés,
d'après les conventions de La Haye, sont considérés comme matériel de
guerre.

(_L'Echo belge_, 21 février 1916, p. 1, col. 3.)


Le 25 août 1915, l'autorité allemande convoqua à Bruxelles de nombreux
industriels pour discuter ensemble la «reprise des affaires». Voici un
article du journal _Le Belge_ sur cette tentative:


Toujours la «reprise des affaires».

La grande réunion des industriels, convoquée par l'autorité allemande pour
consacrer la reprise de l'activité et du travail en Belgique, a eu lieu le
mardi 25 août. Cela a été un fiasco complet.

On s'était cependant mis en frais pour elle. Embusqués, industriels
allemands, étaient là en groupe compact. Du grand quartier général de
Mézières était tout exprès venu un général pour présider. Avec une
franchise militaire, il a expliqué qu'en faisant marcher les ateliers et
les mines, on supprimait les chômeurs, et avec les chômeurs, les causes
de troubles, et avec les causes de troubles, la nécessité de maintenir
de fortes garnisons pour les réprimer au besoin. On se doutait de la
conclusion. L'Allemagne voudrait ne pas immobiliser dans nos régions
industrielles des hommes dont elle a, au front, un besoin de plus en plus
urgent. De là ses efforts pour enrayer le chômage, aux dépens des patrons
et des ouvriers belges, qui seraient dupés par elle et plus ruinés encore,
s'il est possible.

La malice était trop grosse pour réussir; on s'est séparé sans avoir
abouti. On n'aboutira jamais.

Nous conseillons donc à tous ceux dont les démarches intéressées ou
inconsidérées encouragent les Allemands à convoquer ces inutiles réunions
à renoncer une bonne fois à leurs démarches. Nous parlons de certaines
personnalités hollandaises trop remuantes, d'une part, et de certains
hommes belges trop «impatients à se produire», de l'autre. Les
premiers, depuis la fin de 1914, multiplient leurs efforts pour servir
d'intermédiaires à un accord dont ils tireraient profit; les seconds,
se persuadant qu'ils concourent à soulager les misères de leur pays, se
laissent entraîner à des visites, à des entrevues compromettantes. En
voilà assez!

A toutes les tentatives allemandes pour favoriser--jésuitiquement--la
reprise du travail, mais en réalité pour fournir à l'Allemagne hommes,
produits, matières et outils, il n'y a qu'une seule chose à opposer, la
force d'inertie, et qu'un seul mot à répondre: Allez-vous-en!

(_Le Belge_, n° 3, septembre 1915, p. 5.)

Plus récemment les chefs d'industrie ont de nouveau opposé un refus formel
à la proposition de travailler pour les Allemands:

Il y a quelques mois déjà que nous aurions voulu faire connaître M.
Hinnenthal à nos lecteurs, car il caractérise un des types les plus
particuliers de la civilisation allemande, en même temps qu'il personnifie
par ses fonctions cette race d'agents serviles dont la haute Kultur se
sert depuis son installation chez nous pour ruiner systématiquement notre
pays. M. Hinnenthal est un Boche élégant; il n'a ni la tête carrée, ni le
col dans les épaules. A le voir en pékin, il a un certain cachet et il
doit certainement passer pour un chic type... à Breslau, car c'est là
qu'il exerce, en temps de paix, ses fonctions de directeur d'une grande
usine sidérurgique.

M. Hinnenthal est un de ces embusqués de marque qui feront récompenser
leur courage à... l'arrière, pour avoir si bien réussi à organiser
le pillage des usines belges. C'est un valeureux soldat; il en porte
l'uniforme avec fierté.

M. Hinnenthal n'était pas, comme beaucoup d'autres, un étranger pour les
Belges; non, il entretenait, avec la plupart de nos industriels, des
relations d'affaires qui étaient toutes empreintes de cordialité. En un
mot, c'était un ami d'outre-Rhin.

Ayant cherché à renouer ses anciennes relations d'amitié en Belgique, il a
instamment prié les industriels belges, principalement les constructeurs
de locomotives, de travailler pour lui.

L'État-major allemand avait précisément usé quelque 600 locomotives (on ne
va pas pour rien de «devant Ypres» à «devant Riga» et vice versa) et il
aurait bien voulu faire le travail de réparation en Belgique, puisque
toutes les usines allemandes ne s'occupent plus que de faire des obus. M.
Hinnenthal promettait de gros salaires, chaque usine aurait sa commande
et... ferait son beurre. Du reste, il donnait sa parole d'Allemand que
ces locomotives, une fois réparées, ne transporteraient que des Belges et
serviraient pour le service intérieur du pays.

Il va de soi que M. Hinnenthal a été éconduit partout. Partout il a reçu
cette réponse: réparer des locomotives, même destinées au transport
des voyageurs et des marchandises belges, c'est libérer un nombre
correspondant de machines qui conduiront au front des soldats et des
munitions. Puisque ces réparations sont nécessaires, que l'État-major
allemand les fasse entreprendre en Allemagne, où les usines feront un peu
moins de munitions.

M. Hinnenthal ne s'était pas attendu à celle-là!

O naïf Allemand, ô prétentieux Teuton! Vous avez donc cru qu'il y avait
chez nous des âmes assez viles pour entreprendre pareil métier! A quelle
aune nous mesurez-vous donc? Vous pouvez sans scrupules, vous autres,
Monsieur le Hauptmann, vous livrer à toutes les turpitudes, lancer les
lettres de cachet contre de paisibles commerçants, déporter des citoyens
inoffensifs, condamner aux travaux forcés un maître de carrières qui n'a
pas voulu faire du gravier de béton pour vos tranchées, imposer le régime
de forteresse au bourgmestre de Bruxelles, faire fusiller des femmes,
envoyer en prison jusqu'à des enfants. Vous pouvez aussi venir sans honte
pratiquer chez nous le joli métier que vous faites. Malgré tout, vous ne
nous effrayez pas, nous autres Belges. Vous pourrez renouveler contre nos
industriels vos sentences arbitraires, les menacer des foudres allemandes,
ils ne céderont pas: ce sera leur gloire et leur honneur. Vous pourrez à
votre aise occuper les usines, envoyer l'outillage en Allemagne,
congédier le personnel ou le faire prisonnier, vous payer de plantureux
appointements et réduire à rien nos moyens de production. Vous ne
récolterez, vous et vos maîtres, que le mépris des neutres et la haine de
la nation belge...

_P.-S._--Au moment de mettre sous presse, nous apprenons que plusieurs
usines belges sont placées sous séquestre et occupées militairement. M.
Hinnenthal se venge!

(_La Libre Belgique_, d'après _L'Écho belge_, 8 mars 1916, et
d'après _La Belgique_ [de Rotterdam], 11 mars 1916.)

Devant l'insuccès constant de leurs tentatives, les Allemands ont essayé
d'amener chez eux nos ouvriers. L'avantage serait le même pour eux,
puisqu'ils pourraient tout aussi bien libérer leurs hommes et les envoyer
au front.


Contrats de travail.

Les Allemands ne se contentent pas de forcer les ouvriers belges à
travailler pour eux en Belgique, ils font aussi tous leurs efforts pour
les attirer chez eux. Nous avons sous les yeux le texte du contrat qu'ils
font signer aux ouvriers qu'ils réussissent à entraîner en faisant
miroiter devant eux, non seulement l'appât du gain, mais les nombreux
«avantages» réservés aux compagnons allemands et qui leur sont également
promis: assurances, obligation d'accepter un logement désigné, lois de
travail allemandes, etc. Nous avons aussi sous les yeux le texte d'autres
contrats, plus intéressants encore; contrats passés entre un certain
M.H... (Allemand habitant Bruxelles) et des agents (Allemands aussi, parmi
lesquels se glissent, hélas! peut-être des Belges) chargés de recruter les
ouvriers pour les mines et les usines d'Allemagne.

Nous répétons ici et le répétons avec énergie, priant nos lecteurs de
nous aider à répandre cette vérité par tous les moyens: _Tout Belge qui
travaille pour l'Allemagne permet à un Allemand de prendre, au lieu de
l'outil, le fusil._

Mais si le devoir de l'ouvrier est de ne pas travailler, celui des autres
citoyens est de le soutenir, de lui rendre possible la résistance en lui
permettant de vivre. Ne nous laissons pas influencer par les calomnies
répandues contre les oeuvres d'alimentation et de secours aux chômeurs.
Certes il y a des abus: il y en aura toujours et il est juste et sage de
tâcher de les faire disparaître, mais ce qui est l'absolue vérité c'est
que les oeuvres générales, si généreuses, si bien organisées soient-elles,
ne peuvent répondre à tous les besoins.

Les chômeurs ont de la peine à vivre, et la charité et les oeuvres privées
doivent venir à l'aide des grands organismes de secours.

Les Allemands savent bien ce qu'ils font lorsqu'ils interdisent de
soutenir les chômeurs [51], ils savent que la faim est mauvaise
conseillère et qu'il est dur pour un père de refuser un bon salaire
quand il n'est pas sûr du lendemain pour ses enfants: l'exil, si pénible
soit-il, est moins affreux que la plainte des petits.

[Note 51: Voir p. 191. (Note de J.M.)]

Nos maîtres font tous leurs efforts pour attirer la classe ouvrière en
Allemagne, et, pendant ce temps, les journaux à leur solde versent des
larmes de crocodile en pensant à l'avenir de nos industries compromises
par le chômage et par l'exode des travailleurs et des ingénieurs en
Angleterre, exode qui inquiète même les grands industriels belges! Ceux-ci
protestent aussi, dit-on, contre les mesures prises par l'Angleterre pour
empêcher l'importation en Belgique des matières premières destinées
à l'industrie, malgré les assurances du baron von Bissing «que ces
marchandises ne seront pas saisies».

On sait ce que valent les assurances de M. von Bissing. Dans ce cas-ci
cependant, nous lui accordons une certaine confiance: les matières
premières ne seront pas saisies, nous le croyons volontiers; il sera plus
avantageux, en effet, d'attendre qu'elles soient confectionnées pour s'en
emparer.

Que les Belges se résignent patriotiquement à se voir considérer par leurs
Alliés comme faisant partie de l'Empire quand il s'agit de ces mesures de
précautions contre l'ennemi.

C'est là un des moyens que nous, civils, prisonniers dans notre propre
pays, avons de payer notre contribution à l'oeuvre de délivrance commune.
Payons-la généreusement et sans nous plaindre.

(_La Libre Belgique_, n° 45, septembre 1915, p. 3, col. 1.)

Quant au résultat de cette manoeuvre, le voici: Sur les 27.000 mineurs du
bassin de Liège, 640 sont partis pour l'Allemagne; sur les 40.000 du basin
de Charleroi, 590 sont partis.

Nous avons tenu à dénoter la plupart des documents publiés par nos
prohibés au sujet de la contrainte au travail militaire. Rien ne montre
mieux le mépris de l'Allemagne pour les prescriptions de la _Convention de
la Haye_, à laquelle elle a collaboré, qu'elle a approuvée et signée,
et pour celles des _Lois de la guerre_ qui sont entièrement son oeuvre.
D'autre part, on y voit aussi la froide résolution de notre population
ouvrière résignée à «crever de faim», pour ne pas subir la contrainte. De
tous les problèmes qui se posent aujourd'hui dans la Belgique occupée,
aucun n'est plus angoissant. Hélas! c'est l'Allemagne qui détient la
force, et notre peuple est menacé de mourir lentement d'inanition; mais
il sait qu'il manquerait à ses devoirs s'il cédait à la force, et il
s'obstinera dans sa roideur! Le Belge n'est pas de ceux qui plient.

Ne parvenant pas à faire travailler nos ouvriers pour l'armée allemande en
Belgique, ni à obtenir qu'ils émigrent en Allemagne, nos ennemis ont eu
finalement recours à une mesure dont l'iniquité crie vengeance au ciel:
ils réduisent notre population ouvrière en esclavage et instituent la
traite des Belges.


4. La fermeté devant les condamnations.

Dès le début de la guerre, l'Allemagne a prétendu nous soumettre par la
terreur. Tout de suite des villes furent incendiées et leurs habitants
fusillés ou déportés en Allemagne[52]. Plus tard d'abominables menaces
furent placardées partout. Peine perdue: ni les atrocités commises ni les
atrocités promises n'ont rendu le Belge plus souple devant les exigences;
fort de son bon droit, il refuse énergiquement de se courber devant
l'injustice.

[Note 52: On évalue à 5.000 au moins le nombre des civils belges
assassinés par l'armée allemande pendant les mois d'août et de septembre
1914. Quant au nombre de maisons brûlées ou détruites, un Allemand, le
professeur W. von Bode, Exz., l'estime à 26.000, d'après le _Nieuwe
Rotterdamsche Courant_ du 27 juillet 1915, édition du soir, vendu à
Bruxelles après autorisation de la censure allemande (_La Soupe_, n° 450).
Dans la seule province du Brabant, 2.110 habitants ont été déportés en
Allemagne en août et septembre 1914 (_La Soupe_, n° 354).]

L'Allemand est, on le sait, un piètre psychologue, incapable de pénétrer
la mentalité d'autrui. Habitué à voir ses concitoyens s'aplatir devant
l'autorité, il croit pouvoir nous appliquer la méthode comminatoire qui
lui réussit si bien chez lui. En quoi il se trompe totalement.

En décembre 1914 et en janvier 1915 sont revenus dans le Brabant les
premiers déportés. Ces rapatriements de prisonniers civils, qui avaient
été envoyés en Allemagne sans jugement,--que dis-je, sans même un
simulacre de jugement,--ont été commentés par nos prohibés:


Un nouveau chapitre à ajouter aux atrocités allemandes.

La semaine dernière la Belgique a revu un assez grand nombre de ses
enfants, prisonniers civils, retenus en Allemagne depuis quatre ou cinq
mois au mépris des lois de la guerre. Il y avait parmi eux des femmes et
des enfants et de paisibles promeneurs qui étaient allés voir les ruines
de Louvain. Ils ont été emmenés ensemble en Allemagne, assis sur des
planches dans des wagons à bestiaux, sur lesquels on avait inscrit en
grandes lettres: _Civilisten_.

Ils sont restés ainsi à jeun, enfermés pendant quarante-cinq heures, sans
pouvoir même se retourner du côté de la lucarne qui donne la lumière et
l'air, et ce sous peine d'être fusillés.

Il est à peine besoin de dire que parmi ces prétendus francs-tireurs
beaucoup n'avaient jamais tenu un fusil en main. Aucun, absolument aucun,
n'avait tiré une seule cartouche.

Avant de les embarquer dans les wagons à bestiaux, on avait à la gare de
Louvain fait ranger les hommes d'un côté, les femmes et les enfants de
l'autre et l'on avait tué d'un coup de fusil un homme sur trois en les
numérotant: on s'était arrêté au n° 12 par suite d'une reprise de la
bataille. Cela se passait dix jours après le sac et l'incendie de Louvain,
au milieu d'un combat où les Allemands, d'abord refoulés jusqu'à Louvain
par les troupes régulières belges, avaient ensuite reçu de grands renforts
et avaient repoussé nos soldats.

Les pauvres civils ainsi capturés ont été l'objet des insultes, des
crachats et des violences de la population des villes allemandes par
lesquelles ils ont passé, notamment à Friedrichsfeld et à Wesel.

A Wesel on leur a lancé le contenu de bacs à ordures.

Après ce voyage, accompli dans des conditions pires que celles qu'on a
coutume d'imposer aux bêtes destinées à la boucherie, ils ont été parqués
dans divers camps avec des prisonniers de guerre, soldats de diverses
nationalités.

Pendant les quinze premiers jours ils ont dû dormir à la belle étoile par
tous les temps. Quelques-uns sont morts.

On a édifié pendant ces quinze jours des baraquements où ils ont trouvé un
abri, puis on a doté ces baraquements d'un plancher et enfin on a donné à
ces malheureux de la paille, et enfin quelques matelas, et deux petites
couvertures. Leur nourriture pendant les cinq mois de leur détention a
consisté invariablement en une ration de café le matin, une soupe de
légumes (carottes, betteraves, féveroles), où les heureux favorisés par le
hasard trouvaient parfois un morceau de morue ou de viande, 300 grammes de
pain bis (un pain de 5 livres partagé en sept) et le soir encore du café
avec un petit morceau de boudin.

Au retour, qui a duré trois jours, on leur a donné une fois du café une
fois du pain.

On devine dans quel état misérable se trouvaient les 1.700 civils
brabançons qui ont ainsi regagné leur domicile.

En même temps qu'eux les gardes civiques du Limbourg ont, à ce qu'on nous
a assuré, été rapatriés.

(_La Libre Belgique_, n° 1. février 1915, p. 2, col. 1.)

Les carnages du début de la guerre ont fait place à des exécutions
méthodiquement réparties dans le temps et dans l'espace: dans chaque ville
importante paraît tous les deux ou trois mois une affiche annonçant qu'un
certain nombre de Belges ont été passés par les armes:


Nos héros.

Freiherr von Bissing se charge de faire afficher sur nos murs un tableau
d'honneur comprenant les noms des patriotes belges qui paient de leur sang
les services qu'ils rendent à la patrie. La population l'en remercie,
car sans le tableau elle ignorerait longtemps encore les vaillants qui,
soupçonnés d' «espionnage», bravent fièrement les tortures et la mort.

Honneur et gloire à eux! La patrie reconnaissante érigera un jour un
monument à ces grands citoyens, Flamands et Wallons, hommes et femmes, qui
l'ont servie au prix de leurs jours.

Nous avions déjà nos héros des champs de bataille qui, malgré leur petit
nombre, ont fait trembler les hordes teutonnes et ont rempli le monde
d'admiration. Ils sont morts loin de nous, couverts de lauriers, après
avoir sauvé l'Europe du despotisme des barbares.

Mais ceux qui meurent ici, au milieu de nous, inconnus, d'une mort
obscure, pour avoir contribué au salut de la Belgique, ne sont ni moins
grands ni moins glorieux! Que dis-je, leur courage dépasse encore, si
c'est possible, celui de nos héroïques soldats. Ceux-ci tombent, entraînés
par la fougue et l'ardeur du combat, défendant chèrement leur vie...
Ceux-là tombent désarmés, sous les balles d'assassins, froidement,
stoïquement, dans quelque préau solitaire, abandonnés, au milieu
d'ennemis, sans pouvoir se défendre, songeant dans une suprême vision aux
êtres chers qu'ils ne reverront plus, mais fixant aussi leur dernière
pensée sur la patrie et ayant, avant d'expirer, la fierté de jeter à la
face des bourreaux un dernier cri: _Vive la Belgique!!!_ _Inclinons-nous
devant les uns et les autres, ne les oublions jamais! jamais!!!_

(_La Libre Belgique_, n^o 49, octobre 1915, p. 1, col. 1.)

Quand ils ont à se débarrasser de quelqu'un contre qui aucun prétexte,
absolument aucun, ne peut être invoqué, ils le mettent en prison «par
mesure administrative», puis ils le déportent en Allemagne. C'est ainsi
qu'ils ont agi envers M. Max, le bourgmestre de Bruxelles, qui leur tenait
trop efficacement tête, envers MM. P. Fredericq et Pirenne, professeurs à
l'Université de Gand, qui ne voulaient pas se prêter à la flamandisation
de cet établissement, et envers bien d'autres. Peut-on imaginer rien de
plus arbitraire que cette guillotine sèche!

Voici un articulet relatif à M. de Lalieux, bourgmestre de Nivelles:

«Indésirable» comme M. Max.

Le respectable et très aimé bourgmestre de Nivelles vient d'être l'objet
d'une inqualifiable mesure de la part du gouverneur allemand. Cette
mesure a plongé sa famille et la ville de Nivelles dans un émoi bien
compréhensible.

M. de Lalieux avait été l'objet d'une sévère condamnation parce qu'il
avait fait son devoir en payant des fonctionnaires belges pour le compte
du Gouvernement du Havre. Il avait subi sa peine et était à la veille de
sortir de prison lorsque la Kommandantur, apprenant que ses administrés
se promettaient de fêter son retour, décida de l'emmener prisonnier en
Allemagne, sans lui permettre de rentrer chez lui. Le fait d'être bien
vu de ses concitoyens est sans doute considéré par nos maîtres comme un
crime, un attentat à l'honneur du _Deutschtum_.

On suppose du moins que c'est là la raison de cette mesure aussi
arbitraire que cruelle, car ces messieurs n'ont pas même daigné répondre à
ceux qui demandaient à connaître quel était le nouveau crime reproché à M.
de Lalieux.

C'est à peine si Mme de Lalieux eut connaissance de l'inique décision
qui frappait son mari. Elle ne put, en faisant grande diligence, que
l'entrevoir pendant quelques instants avant son départ pour l'exil.

La mesure qui frappe l'honorable bourgmestre est d'autant plus cruelle
qu'il est âgé et que son état de santé, constaté par trois médecins, dont
un docteur allemand, ne laisse pas que d'inspirer de sérieuses inquiétudes
à ceux qui l'aiment. Mais sa popularité porte ombrage au tout-puissant
Empire de l'«Élu de Dieu». Qu'importe alors qu'il continue à vivre!
L'amour de ses concitoyens lui est un crime. La même règle doit lui être
appliquée à Nivelles comme à M. Max à Bruxelles. Tous deux étant également
indésirables aux yeux clairvoyants du freiherr von Bissing, gouverneur,
administrateur et souverain législateur provisoire de Belgique.

HELBÉ.
(_La Libre Belgique_, n° 39, août 1915, p. 3, col. 1.)


M. de Lalieux, nous apprend cet articulet, était en prison lorsque sa
déportation fut décidée. Il avait été arrêté en avril 1915, avec une
trentaine d'autres personnes, pour avoir envoyé des secours aux chômeurs
de Luttre (voir p. 186). La lettre suivante, adressée à une dame qui avait
demandé les raisons de l'incarcération de son mari, prétend justifier ou
au moins expliquer ces arrestations:


Une lettre curieuse.

Le prince héritier de Ratibor a pu seulement m'apprendre et me dire que
l'arrestation a été faite par la police politique. Ce n'est ni le pouvoir
civil ni le pouvoir militaire qui sont intervenus.

Aujourd'hui après-midi (samedi 17 avril) j'ai été chez le chef de la
susdite police. Là on m'a dit qu'il s'agit seulement d'une arrestation de
sécurité. Par cette arrestation on veut empêcher certaines influences que
ces messieurs exerçaient et qui ne paraissaient pas désirables. Cette
arrestation n'a donc eu pour cause aucune accusation. Il ne s'en suivra
non plus aucun jugement. La chose est en réalité désagréable pour les
intéressés, mais n'est pas dangereuse. (S.) TRIMBORN[53].

(_La Soupe_, n° 320.)

[Note 53: M. Trimborn est un juriste attaché au Gouvernement allemand
en Belgique (Note de J. M.).]

En septembre 1915, ce fut le tour de M. Théodor, bâtonnier de l'Ordre
des Avocats à Bruxelles. Depuis longtemps il était la bête noire de
l'Administration allemande, à cause de la fermeté avec laquelle il
maintenait les droits de la justice belge. Ses lettres à M. von Sandt,
chef de l'Administration civile, et à M. von Bissing, ont été publiées
par _La Soupe_ (n'os 141, 240, 260). Les journaux domestiqués ne les ont
naturellement pas reproduites, mais ils se sont empressés de publier le
prétexte donné à sa déportation:


Bruxelles, 7 septembre.

M. Théodor, bâtonnier de l'Ordre des Avocats à Bruxelles, a interdit à un
avocat de s'en référer, en défendant les intérêts de son client devant les
tribunaux, au décret du gouverneur général du 10 novembre 1914 concernant
les loyers, et spécialement à un arrêt de la Cour d'appel de Bruxelles
qui reconnaît que ce décret est valable en droit. En agissant ainsi, le
bâtonnier s'est rendu coupable d'un abus de pouvoir commis au détriment du
public qui demande justice et au détriment des avocats. Il a transgressé
l'article 37 du décret sur les avocats du 14 décembre 1810, suivant lequel
les avocats «exerceront librement leur ministère pour la défense de la
justice et de la vérité». C'est pourquoi le gouverneur général a fait
transférer M. Théodor en Allemagne, où il restera jusqu'à la fin de la
guerre.

(_La Belgique_ [de Bruxelles], 9 septembre 1915.)


Voici un article de _La Libre Belgique_ relatif à M. Théodor:


Malheur aux désobéissants!

Le gouverneur général provisoire de Belgique vient de prendre une mesure
qui prouve une fois de plus le mépris qu'il professe pour la légalité et
le droit des gens. Sous prétexte que M. Théodor, bâtonnier des avocats à
la Cour de Bruxelles, aurait interdit à un de ses collègues d'invoquer
en plaidant le règlement édicté par M. von Bissing pour trancher les
différends entre locataires et propriétaires, règlement qui a été reconnu
légal par la Cour de Bruxelles, tandis que la Cour d'appel de Liège l'a
déclaré contraire à la loi, il l'a déporté en Allemagne dans un camp de
concentration pour officiers, où il devra rester jusqu'à la fin de la
guerre.

M. Théodor, dit l'arrêté du freiherr von Bissing, a porté atteinte à la
liberté de l'avocat et a contrevenu ainsi aux règles du Barreau belge,
Inutile de dire que le motif invoqué n'est qu'un prétexte. Ce qui le
prouve, c'est la peine prononcée contre le prétendu délinquant. Cette
peine doit durer autant que la guerre. Elle est donc indéterminée et
peut être très longue et sans aucune proportion avec le fait allégué. M.
Théodor n'a pu dicter à un confrère les motifs de sa plaidoirie; il a pu
tout au plus lui donner un conseil que ce confrère était libre de suivre
ou de ne pas suivre. Et le gouverneur de Belgique met pour cela M. Théodor
dans l'impossibilité d'exercer sa profession pendant des mois où des
années, tout comme un bourgmestre de Bruxelles ou de Nivelles. La vérité
est que M. Théodor est un vaillant défenseur des droits du Barreau et de
la légalité, comme MM, Max, de Lalieux et S. Ém. le cardinal de Malines
étaient les intrépides défenseurs des droits de leurs concitoyens. M.
von Bissing a reçu ordre d'en haut de ne plus toucher à ce dernier. On
reconnaît là la prudence hypocrite teutonne. Il y a en Allemagne 40% de
catholiques. L'arrivée de Mgr Mercier prisonnier y ferait scandale et
soulèverait des débats dangereux qu'il y a lieu d'éviter pour l'honneur
déjà bien discuté de l'Empire. M, Théodor est condamné comme indésirable
au même titre que MM. Max et de Lalieux. Il a protesté en plusieurs
occasions contre les arrêtés bissingeois et récemment encore contre la
confiscation d'un dossier par les Allemands chez les héritiers de M'e Sam
Wiener. Or M. von Bissing n'accepte pas qu'on discute. Il s'est vengé
comme se vengent nos maîtres, c'est-à-dire en foulant aux pieds
brutalement nos droits les plus intangibles. Malheur aux désobéissants,
a dit Guillaume II le 7 août 1914 en faisant ses adieux à sa Garde
impériale.

Les désobéissants parviendront cependant à tordre le cou à l'aigle
impérial.

(_La Libre Belgique_, n'o 46, septembre 1915, p. 4, col. 2.)


L'occupant avoue d'ailleurs inconsciemment ces arrestations arbitraires.
N'a-t-il pas fait imprimer dans les journaux à sa solde le communiqué que
voici:


Dans la presse anti-allemande on a toujours parlé de la soi-disant terreur
allemande en Belgique dans le but de susciter de la méfiance à l'égard des
tribunaux de campagne. On a même essayé de faire passer leurs jugements
pour de la comédie.

Il va de soi qu'on n'a jamais réussi à avancer des preuves à l'appui de
cette calomnie.

Chaque condamnation a pu être expliquée.

Étant donné que, nonobstant ce fait, il se trouve encore des naïfs qui
prêtent une oreille bienveillante aux bruits répandus, nous publions
ci-dessous la statistique des sentences prononcées depuis que nos
tribunaux fonctionnent. Cette statistique a été dressée d'après des
données officielles et irréfutables:

ÉPOQUES                                    ACQUITTEMENTS

                        Condamnations Acquittements Ordonnances
                                      simples       de non-lieu
Jusqu'au 30 avril 1915.    1.215        167            1.310
 Du 1er mai au 31 juillet    894        141              567
 Du 1er août au 31 octobre 1.206        184              973
                           _____        ___            _____
                    TOTAUX 3.315        492            2.850


Ce qui fait 3.342 acquittements contre 3.315 condamnations.

De ces chiffres, il ressort que le nombre des acquittements dépasse
celui des condamnations et que les tribunaux allemands prononcent leurs
sentences impartialement et ne s'inspirent que de l'esprit du droit et de
justice. Chaque juriste admettra que la statistique comporte un caractère
qu'on trouverait favorable, même en temps de paix, et qu'elle atteste un
esprit de tolérance dans le droit et non une application arbitraire de la
loi.

(_L'Écho belge_, 16 février 1916, p. 1, col. 3.)

Le journal vraiment belge (paraissant en Hollande) auquel nous empruntons
le communiqué, fait remarquer que sur 3.342 acquittements, il y a 2.850
ordonnances de non-lieu. «Ce que ceci prouve? ajoute-t-il: que les Belges
sont arrêtés à tort et à travers, uniquement pour semer la terreur parmi
la population.»

Faut-il s'étonner, devant cette rage d'arrestations, qu'on ait jeté en
prison de paisibles scouts?


Une amusante méprise.

Douze instituteurs de la ville viennent d'être arrêtés dans la forêt de
Soignes et d'être conduits par des uhlans à la prison de Saint-Gilles où
ils ont été retenus pendant quarante-huit heures. Après quoi on les a
relâchés sans leur faire d'excuses, leur innocence ayant pu être aisément
établie.

Ne riez pas, l'histoire est tout à fait sérieuse. Ces douze professeurs
ont été, deux jours durant, accusés de se livrer à l'espionnage. Et leurs
familles ont pu croire un moment qu'elles ne les reverraient plus.

Ce qu'ils faisaient dans la forêt de Soignes? Du scouting tout simplement.
Ces instituteurs ambitionnaient de devenir scoutmasters après la guerre
et ils commençaient, sous la direction d'un vétéran, leur initiation. Un
cycliste teuton, les ayant surpris tandis qu'ils travaillaient ainsi en
commun, trouva leur attitude suspecte. Il s'en fut, aussi vite que le lui
permettait sa bécane, prévenir le poste le plus voisin que des espions se
trouvaient dans la forêt à tel endroit qu'il désigna. Quelques minutes
plus tard, trois uhlans à cheval apparaissaient dans la clairière où les
instituteurs s'exerçaient et procédaient à leur arrestation. Ils eurent
beau expliquer qu'en se livrant aux joies du scouting ils ne faisaient
rien que de parfaitement licite, les trois cavaliers ne «foulurent rien
zavoir». Ils escortèrent les douze fonctionnaires de la ville jusqu'à
la prison de Saint-Gilles où on les mit tous au secret. Il fallut
quarante-huit heures à la police allemande pour constater qu'il y avait eu
là, une fois de plus, un regrettable excès de zèle.

L'Administration de M. von Bissing est si paternelle!!!

(_La Libre Belgique_, n'o 43., septembre 1915, p. 4, col. 2.)


A la suite de cette sotte équipée, le gouverneur de Bruxelles prit son
mémorable arrêté du 21 août 1915:


Arrêté.

Les sorties en groupe, cortèges et, en général, toute réunion publique
quelconque, organisés par les boy-scouts ou d'autres sociétés du même
genre, avec ou sans insignes, ne sont permis qu'avec mon autorisation
expresse.

En cas de contravention au présent arrêté, les organisateurs et tous les
participants sont passibles d'une peine d'emprisonnement de trois mois au
plus et d'une amende pouvant aller jusqu'à 500 marks, ou d'une de ces deux
peines à l'exclusion de l'autre.

Si les contrevenants jouissent de l'impunité, leurs parents, tuteurs,
maîtres, etc., seront rendus responsables à leur place.

Les contraventions seront jugées par les autorités ou tribunaux militaires
allemands.

Bruxelles, le 21 août 1915.

_Le Gouverneur de Bruxelles_,
VON KRAEWEL,
_Général-Lieutenant_.


Or, le même jour, l'autorité allemande de Bruxelles défendait à nos
policiers d'arrêter aucun Allemand, sauf en cas de flagrant délit lors de
la perpétration d'un crime (_La Libre Belgique_, n'o 49, octobre 1915).

La comparaison est piquante entre les procédés de la police allemande,
arrêtant tout le monde sous le moindre prétexte et sans le moindre
prétexte, et les entraves qu'on met à l'exercice de la police belge.

Pour finir, disons que le fait d'avoir été en prison n'est plus du tout
regardé en Belgique comme infamant. Loin de là; la possession d'un casier
judiciaire allemand est un titre à la considération publique. Le moment
approche où l'on montrera du doigt, comme suspect, celui qui n'a jamais
été arrêté. Ci un articulet de _La Libre Belgique_:


Petites nouvelles.

A Bruxelles.--Il y a en ce moment, à Saint-Gilles, 170 civils internés
sous des prétextes quelconques, la plupart sans aucun fondement sérieux.
Parmi ces prisonniers deux prêtres auxquels les Allemands reprochent leur
langage trop patriotique. Si l'occupation allemande continue quelque temps
encore, le fait d'avoir été interné à Saint-Gilles deviendra bientôt un
certificat d'honorabilité exceptionnelle.

(_La Libre Belgique_, n° 7, mars 1915, col. 2.)


A Anvers, aller en prison se dit «passer ses vacances à l'Hôtel des
Patriotes». _La Belgique_ (de Rotterdam) a donné dans ses numéros du 25
octobre au 12 novembre 1915 une intéressante relation faite par un de
ses correspondants anversois qui a passé par cette villégiature. Le plus
piquant est que, pendant sa réclusion, le collaborateur de _La Belgique_
trouva moyen d'envoyer sa copie au journal prohibé dont _La Belgique_
donne un fac-similé de l'en-tête (voir pl. VI). Pour comble d'ironie,
cette feuille clandestine, conçue dans une prison, s'appelle _De Vrije
Stem (La Voix libre)_; elle déclare que les bureaux et la rédaction
siègent: Hôtel des Patriotes, rue des Béguines, 42 (c'est l'adresse de
la prison); comme adresse télégraphique elle donne: Kommandantur
Anvers--Malines. Elle ajoute, suivant la formule consacrée d'il y a
quelques siècles, qu'elle paraît «avec grâce et privilège».

Une dame de nos connaissances, enfermée inopinément à la prison d'Anvers,
se plaignait de son sort à l'infirmière qui la soignait. «Oh! Madame! lui
dit celle-ci, ne vous en faites pas pour ça! Depuis que les Allemands
occupent Anvers, notre clientèle n'est plus du tout ce qu'elle était
avant: nous ne recevons plus, maintenant que des gens du meilleur monde!.»

       *       *       *       *       *



III

COMMENT LES ALLEMANDS SE COMPORTENT EN BELGIQUE

       *       *       *       *       *


La conduite des Belges envers leurs tyrans est dominée par les sentiments
que voici: la confiance mûrement réfléchie dans la victoire; le
patriotisme sous toutes ses formes, tant chez l'ouvrier qui brave la
famine que chez le milicien et l'infirmière qui risquent l'électrocution;
le mépris et la haine pour tout ce qui vient de l'ennemi.

Voyons à présent l'attitude des Allemands en Belgique. Pour tout dire en
peu de mots, leur conduite est féroce, fausse, outrecuidante et rapace.



A. _LA FÉROCITÉ_


De nombreuses pages sont consacrées dans nos prohibés aux horreurs
commises par l'armée allemande: les massacres d'Andenne (_Le Belge_, n°.
6), de Surice (_La Libre Belgique_, n°. 24; _La Soupe_, n°. 253), de
Dinant (_La Soupe_, n° 167); le meurtre du R.P. Dupierreux (_La Libre
Belgique_, n° 38); les Barbares chez nous (_La Vérité_, n°. 3), etc.,
etc. On a aussi reproduit des extraits de P. NOTHOMB, _La Belgique
martyre_, dans _La Libre Belgique_; la brochure a d'ailleurs été
réimprimée en entier. Plusieurs brochures clandestines, déjà citées (p.
8 et 20), s'occupent aussi des sévices allemands. Mais la plupart de ces
récits ont été repris par la presse étrangère et par les Rapports de la
Commission d'enquête; il serait donc superflu de les réimprimer.



1. Quelques exemples d'inhumanité.


Pour donner une idée du genre de relations qui ont paru en Belgique, nous
copierons les trois premiers numéros des _Pages du Livre des douleurs de
la Belgique_. Cette série a paru d'abord dans _La Soupe_ (n°. 276, 280,
315, 322, 403, 442, 449), puis en une brochure séparée (voir p. 20).


Dans les Fonds-de-Leffe, près de Dinant[54].

[Note 54: C'est le village dont parle le soldat allemand Philipp, dans
BÉDIER, _Les Crimes allemands_, p. 12 et fac-similé 4. Ce soldat cite
quelques détails abominables. Voir aussi BÉDIER, _Comment l'Allemagne
essaye de justifier ses crimes_, p. 17, (Note de J. M.)]

Les Allemands occupaient les villages du plateau, Sorinne, Thynes,
Lisogne, etc., depuis le 14 ou le 15 août. Le 15 il y avait eu un combat à
Dinant entre Allemands et Français.

Le samedi 22 ils arrivent dans la partie d'amont des Fonds-de-Leffe, près
du château de M. Boucher. Ils entrent dans une maison en disant à la
femme: «Votre mari a tiré sur nous; nous venons de le voir dans les
buissons.--C'est impossible, répondit-elle, mon mari est absent; il est à
la guerre.» Dans une deuxième maison, même accusation: là aussi le mari
était parti comme soldat.

Dans une troisième habitation ils trouvent le père et le fils Jacquet:
«Vous étiez derrière votre maison, disent les Allemands, d'où vous avez
tiré sur nous.--Non, nous ne sommes pas sortis, et nous n'avons d'ailleurs
pas d'armes.--Vous mentez, venez avec nous.» On leur lie les mains
derrière le dos et on les emmène.

Dans une autre maison, ils prennent, toujours sous le même prétexte, un
marbrier nommé Bertulot.

En même temps deux autres groupes de soldats descendent de Lisogne et de
Thynes; les premiers amènent huit hommes prisonniers, les seconds deux
seulement.

D'autres troupes, au lieu de descendre directement dans la vallée,
continuent par la route de Liège à Dinant. Eux aussi font prisonniers
indistinctement tous les hommes qu'ils trouvent dans les maisons,
notamment Louis Neiper et son fils, âgé de treize à quatorze ans. Arrivés
devant la rangée de trente-trois petites maisons qui bordent la route dans
le fond de la vallée, ils tirent des centaines de coups de feu dans les
fenêtres.

Ce jour-là ils ne commettent pas d'autres méfaits.

Le dimanche 23 août, dès le matin, ils arrivent par milliers, descendant
du plateau dans la vallée.

Les trois hommes des Fonds-de-Leffe, pris la veille, les huit de Lisogne
et les deux de Thynes, sont menés dans la prairie de M. Capelle. On en lie
un à un arbre et on le tue à coups de fusil. Le cadavre est détaché, et.
on en lie un second à l'arbre; il est fusillé. Et ainsi de suite jusqu'au
treizième qui a vu abattre successivement ses douze compagnons.

Pendant que cette exécution se poursuit, les Allemands fouillent les
maisons et s'emparent systématiquement de toute la population masculine
âgée de plus de treize ou quatorze ans. Dès qu'un groupe de soldats a
capturé une demi-douzaine de civils, on les met contre un mur et on les
fusille. Parfois le supplice a lieu en présence des femmes, des mères,
des soeurs, des enfants. Lorsque les femmes n'assistent pas directement
à l'exécution, on s'arrange tout au moins pour qu'elles soient dans le
voisinage immédiat et qu'elles ne perdent rien des supplications des
hommes, des jurons des officiers et des feux de peloton qui abattent les
victimes.

Mon père et ma mère, ma soeur, mon beau-frère et leurs enfants s'étaient
réfugiés chez nous. Tout à coup les soldats entrent et ordonnent à mon
mari, à mon père et à mon beau-frère de les suivre; on les ajoute à un
groupe de quatre autres hommes et on les conduit contre le moulin de M'me
Coppée. Nous avons entendu les cris poussés par les malheureux; chacune de
nous reconnaissait la voix de son mari ou de son père. Puis les coups de
feu: des gémissements inarticulés; encore quelques coups de fusil. C'était
fini.

Nous étions serrées les unes contre les autres, tremblantes, sans parler,
sans pleurer. On a alors amené quatre autres hommes, parmi lesquels j'ai
vu un frère de mon mari; il s'était caché depuis le matin dans une hutte
sur le coteau boisé à gauche des Fonds-de-Leffe; mais les Allemands ont
avec eux des chiens dressés à la chasse à l'homme, qui vont dépister les
fuyards. Quelques instants après, des détonations nous disaient que le
supplice était accompli.

Puis nous avons été traînées, avec une centaine de femmes et d'enfants,
dans le moulin de Mme Coppée. Nous avons dû passer auprès des fusillés; on
ne nous permettait pas de nous arrêter; j'ai pourtant reconnu mon père,
dont le crâne était ouvert.

Nous sommes restées enfermées dans le moulin, jusqu'au mercredi 26 août,
sans pouvoir sortir. On ne nous a pas donné la moindre nourriture, ni pour
nous ni pour nos petits enfants. Mais quand la soif nous torturait par
trop, on allait chercher pour nous de l'eau du ruisseau, de l'eau toute
sale. Plusieurs fois, pendant ces quatre jours, les soldats apportèrent
de la paille devant les fenêtres, et y mettaient le feu, pour nous brûler
vives, disaient-ils. D'ailleurs, le dimanche, les officiers nous avaient
déjà averties que si on ne réussissait pas à chasser les Français de
Dinant, nous serions toutes fusillées.

Après nous avoir enfermées dans le moulin, les soldats descendent plus bas
dans la vallée et continuent à capturer tous les hommes pour les fusiller.
Ils pillent à fond toutes les maisons. Ils mettent aussi le feu, dans la
rangée de trente-trois habitations, aux dix maisons les plus proches de
nous. S'ils n'allument pas les autres, c'est qu'ils se sont rendu compte
qu'en agissant ainsi, ils interceptaient toute communication entre
les Fonds-de-Leffe et Dinant dans la vallée de la Meuse, puisque les
Fonds-de-Leffe sont tellement étroits qu'il n'y aurait pas eu moyen de
passer à côté des maisons en flammes.

L'après-midi de ce même jour, le dimanche 23, les Allemands avaient fait
venir huit hommes de Dinant pour enterrer les fusillés des Fonds-de-Leffe.
Le soir, les soldats ordonnent à ces huit hommes de creuser chacun une
fosse, puis ils en fusillent quatre et les font enterrer par leurs quatre
compagnons; ils se préparent à fusiller aussi ces survivants, lorsqu'un
officier qui passe leur fait grâce, à la condition que les jours suivants
ils continueront à enterrer les cadavres.

Le dimanche soir, les Allemands avaient donc fusillé, sans aucune
exception, tous les hommes qu'ils s'étaient procurés dans les
Fonds-de-Leffe. Mais il en restait quelques-uns de cachés, que les chiens
n'avaient pas pu découvrir. Le lendemain lundi on en trouva dix-sept.
Ceux-ci furent amenés sur le talus près de la Cliche de Bois, un cabaret à
l'entrée de la ville, en face de l'abbaye des Prémontrés. Un officier les
plaça devant un peloton de soldats et commanda le feu. Mais la plupart des
soldats tirèrent en l'air; les hommes, croyant se sauver, se laissèrent
tous tomber et firent le mort. Seulement, l'officier avait remarqué la
supercherie. Il fit avancer une mitrailleuse. Puis il dit à haute voix en
français que ceux qui n'étaient pas morts pouvaient s'en aller, qu'on ne
leur ferait plus de mal. A peine se furent-ils relevés que la mitrailleuse
les faucha.

Le dimanche matin, la population des Fonds-de-Leffe comprenait 251 hommes
et garçons. Le lundi soir 243 avaient été fusillés. Aucun de ceux qu'on
avait pris n'avait été épargné. Les huit qui ont échappé au massacre
avaient réussi à s'enfuir et ils ne sont revenus que longtemps après.

Heureusement que beaucoup de fils et de maris sont partis avec l'armée et
combattent sur l'Yser. Singulière guerre, où ceux qui sont soldats sont
moins exposés que les trop jeunes, les trop vieux et les infirmes, restés
à la maison.

Il n'y a donc plus guère dans les Fonds-de-Leffe que des femmes et des
enfants. Nous vivons comme nous pouvons dans les maisons saccagées, dont
les portes et les fenêtres, fracturées par les Allemands, ont été réparées
tant bien que mal à l'aide de planches et de cartons bitumés.

La fabrique est rouverte, et j'y ai du travail trois jours toutes les deux
semaines. Grâce au Comité national de secours et d'alimentation, et au
Comité dinantais qui s'est constitué à Bruxelles, nous avons de la soupe,
du pain, des vêtements, du charbon. Tout le monde est misérable, mais
personne n'est mort de faim.

Bien plus à plaindre sont nos enfants qui ont assisté au massacre d'août.
Presque chaque nuit ma petite s'éveille en criant: «Maman, sauvons-nous,
ils viennent de nouveau tuer papa, bon-papa et les oncles!»

A Sorinne, près de Dinant.

Les Allemands sont arrivés chez nous le 14 août au début de l'après-midi,
par Foy-Notre-Dame.

Le 15, ils sont allés combattre sur les hauteurs qui couronnent Dinant;
vers 16 heures ils sont revenus furieux et affamés. Ils exigeaient à boire
et à manger, mais n'attendaient pas qu'on le leur donnât; ils fracturaient
les portes et les fenêtres pour pénétrer plus vite dans les maisons. Ils
ne laissèrent pas la plus petite croûte de pain ni le moindre bout de lard
dans le village. Quand tout fut mangé ils tuèrent les porcs, les vaches,
les poules. Bref le village fut totalement dévalisé. Cela dura jusqu'au
jeudi 20.

Le 20, ils combattirent du côté de Thynes et d'Awagne, mais ils furent
repoussés. Ils revinrent l'après-midi, de nouveau furieux. Vers 17 heures,
nous avons entendu deux (ou trois) coups de canon, tirés tout près du
village. Une demi-heure après, quelques soldats entraient brusquement
dans chaque maison et commandaient à tout le monde de sortir. Ils ne nous
laissèrent pas le temps de mettre un chapeau ou des souliers; il fallait
s'en aller tel qu'on était. Pas un villageois ne resta dans une maison.
Nous fûmes tous conduits chez Moret, marchand de bétail, où nous fûmes
enfermés dans les écuries, les granges, les hangars, les greniers.

Le soir, on nous fit sortir et on nous aligna tous, hommes, femmes,
enfants, vieillards, contre un mur; puis ils amenèrent notre curé, les
mains liées derrière le dos. Il nous dit: «Mes chers paroissiens, nous
allons tous être fusillés demain matin. Faisons un acte de contrition.
Ceux qui auront la chance d'échapper feront plus tard une confession
complète.»

Puis on nous fit rentrer dans les bâtiments de Moret où nous avons passé
la nuit. On nous fouilla pour chercher des armes, qu'on ne trouva pas,
mais on nous prit tous les objets durs que nous avions sur nous, jusqu'à
nos clefs.

Le 2l, vers 9 heures du matin, nous fûmes de nouveau alignés contre le
mur. En face de nous il y avait des milliers de soldats. La haie avait été
coupée sur l'autre côté de la route, et dans la prairie des mitrailleuses
étaient braquées vers nous. Un aumônier allemand, parlant le français,
passa devant nous et serra la main aux hommes.

Puis un colonel arrive et dit en français que pour avoir tiré sur les
troupes allemandes, nous méritons d'être tous fusillés; mais que nous
serons seulement emmenés prisonniers en Ardenne. Il ajoute que nous serons
dorénavant tous pauvres et malheureux (nous n'avons pas compris alors ce
qu'il voulait dire).

On nous renvoie ensuite dans les bâtiments de Moret. Nous sommes alors
environ 700, car à nous ont été joints: 1° les habitants de Sorinne qui
s'étaient enfuis la veille quand on avait tiré les coups de canon, et qui
s'étaient cachés pendant la nuit dans les bois et dans les haies, mais
avaient été rattrapés le matin; 2° des habitants de Gemechenne, des
Fonds-de-Bouvigne et d'autres hameaux du voisinage, ainsi que deux Pères
prémontrés de l'abbaye de Leffe, qui sont, je crois, des Anglais.

Quoiqu'on nous eût fouillés la veille au soir, et qu'on se fût assuré
que nous n'avions pas d'armes, les fenêtres et les portes durent rester
fermées pendant cette journée extrêmement étouffante. Ceux d'entre nous
qui devaient sortir pour un besoin étaient accompagnés de soldats,
baïonnette au canon. Nous sommes restés enfermés ainsi, sans boire et sans
manger, jusqu'au samedi soir 22 août. Alors nous avons reçu chacun un
petit morceau de viande, à moitié crue, provenant d'un cochon qu'on venait
de tuer.

Le 22 août, vers 22 heures, on nous fit tous descendre, et on nous dit que
nous allions être emmenés. En même temps on commençait à mettre le feu au
village. Nous sommes partis en cinq groupes:

Premier groupe: les femmes ayant de petits enfants, dans des chariots
conduits et escortés par des soldats;

Deuxième groupe: les enfants de sept à treize ou quatorze ans, à pied;

Troisième groupe: les jeunes filles et les femmes non accompagnées de
petits enfants;

Quatrième groupe: les vieillards;

Cinquième groupe: les hommes. Ceux-ci ont dû marcher, en zigzag sur la
chaussée, les bras et la tête levés. Dès qu'on laissait retomber les
mains, on recevait des coups de crosse. Le curé et le bourgmestre, M. le
baron de Villenfagne, avaient les mains liées derrière le dos. C'était
surtout à ceux-ci et aux deux Pères blancs de Leffe qu'on en voulait.
On prétendait que c'étaient eux qui avaient organisé les attaques de
«francs-tireurs» (notez que pas un civil n'avait tiré un coup de feu),
et on menaçait à chaque instant de les fusiller. A droite et à gauche
marchaient des soldats. De temps en temps les officiers tiraient dans la
nuit des coups de revolver et accusaient aussitôt les hommes d'avoir tiré.
Or ils ne nous avaient pas même laissé une clef.

Le dimanche 23, après trois ou quatre heures de marche, au milieu de la
nuit, on arrive à Leignon. Les chariots retournent aussitôt à Sorinne
pour prendre trois malades incapables de marcher, notamment un vieillard,
Joseph Hardy, qui mourut le lendemain. Ces malades avaient passé la nuit
en plein air à Sorinne. Parmi eux se trouvait Émile Haulo, qui s'était
blessé et ne pouvait pas marcher. A Leignon les Allemands l'enlevèrent du
chariot et le jetèrent à l'entrée de l'église, puis lui ordonnèrent d'y
entrer; comme il ne marchait pas assez vite à leur gré, ils lui percèrent
la cuisse d'un coup de baïonnette.

Nous sommes restés dans l'église de Leignon, couchés sur la paille,
jusqu'au 1er septembre. Deux autres d'entre nous y sont morts: un petit
enfant, Émile Gauthier, et un vieillard, Michel Monin. Pendant ces neuf
jours, les sentinelles qui étaient avec nous dans l'église tiraient de
temps en temps, toujours pendant la nuit, des coups de fusil pour nous
effrayer; ils menaçaient alors de tuer tout le monde, en commençant par
le curé, les Pères blancs et le bourgmestre. Le curé, les mains liées
derrière le dos, avait été jeté dans un confessionnal; on le tirait de là,
plusieurs fois certains jours, pour le cravacher devant ses paroissiens.

On nous apportait des pommes de terre cuites, mais le curé ne recevait
rien; nous le nourrissions en cachette; il fallait lui mettre les pommes
de terre dans la bouche, car on ne lui délia jamais les mains.

A plusieurs reprises, on fit mettre tous les hommes d'un côté de l'église
et les femmes de l'autre, puis on amenait le curé, le bourgmestre et les
deux Prémontrés, pour les fusiller. On les battait, puis on renvoyait
l'exécution à plus tard. Le curé et le bourgmestre avaient le corps tout,
bleu de meurtrissures.

Le 1er septembre, un officier vint demander au curé s'il était vrai que
les soldats l'avaient battu, promettant de faire fusiller immédiatement
les coupables. Mais le curé assura que rien de désagréable ne lui était
arrivé de la part des soldats.

Puis chacun de nous dut donner aux Allemands tout son argent. Les soldats
déclaraient que, si la moindre pièce de monnaie était encore trouvée sur
quelqu'un, il serait fusillé séance tenante. A midi, les femmes et les
enfants durent sortir de l'église, et on rendit à chacune l'argent qu'elle
avait remis le matin aux soldats. Elles furent mises en liberté, mais avec
défense de retourner vers Sorinne ou vers Dinant. La plupart d'entre
elles allèrent à Ciney. Puis 94 hommes furent conduits à Hotton, où
ils restèrent quatre jours sans manger. On les remit en liberté le 5
septembre. Quand ils passèrent à Marche-en-Famenne, comme le couvre-feu
était déjà sonné, ils furent de nouveau coffrés jusqu'au lendemain. Les
autres hommes furent relâchés, mais il leur était aussi défendu de rentrer
chez eux. Ils allèrent à Ciney auprès des femmes et des enfants.

Après trois semaines, ils reçurent un passeport leur permettant de
s'éloigner pour un jour. Ceux qui allèrent à Sorinne constatèrent que
toutes les maisons sans exception étaient brûlées, ainsi que les étables,
les écuries, les granges, les meules, les abris à foin; bref, tout ce qui
pouvait être incendié était réduit en cendres. Il ne restait debout dans
tout le village que le château, une ferme et l'église. Encore celle-ci
avait-elle été dévalisée: le tabernacle avait été forcé et violé; le
calice, les crucifix, les chandeliers et tous les autres ornements avaient
été enlevés.

Du bâtiment Moret, où nous avions été emprisonnés, il ne restait que les
murs. Nous avons appris alors le sort de trois hommes qui n'avaient pas
été avec nous à Leignon. Ils étaient restés cachés chez Moret. L'un, le
berger de la ferme de Gemechenne, s'était aventuré à sortir quand il avait
cru que le danger était passé, mais il avait été fusillé sur-le-champ.

Les deux autres, Jules et Albert Houzieaux, forgerons, avaient été
repoussés dans la maison par les soldats et brûlés vifs.

Le martyre d'un soldat belge.

Les Allemands protestent avec indignation quand on les accuse d'avoir
achevé des blessés ou maltraité des prisonniers de guerre. Tout au plus
consentent-ils à admettre que des individus isolés, loin des officiers,
aient pu commettre des actes répréhensibles; mais, ajoutent-ils, ces
soldats agissaient sous l'empire de la légitime exaspération produite par
les «attaques de francs-tireurs» et par les «ignominies que de paisibles
commerçants allemands avaient subies à Bruxelles et à Anvers».

Voici un récit datant de la nuit du 4 au 5 août 1914.

La déclaration de guerre est arrivée à Bruxelles le 4 août, à 7 heures du
matin. L'armée allemande était entrée en Belgique dans la nuit précédente;
dès le soir du 4 août, elle tentait un coup de main contre Liège. Les
soldats dont voici les aventures combattaient dans l'intervalle entre deux
forts.

23 heures.

«Nous étions dans la tranchée, à une cinquantaine de soldats du 9e Ge. de
ligne, depuis le 4 au soir. Les ennemis cherchent à passer à droite et
à gauche de nous. Nous sommes de plus en plus entourés... Deux ou trois
régiments doivent être là... Les balles pleuvent de toutes parts, mais
heureusement le tir de l'adversaire est fort mauvais.

«Prévoyant une charge à la baïonnette, j'enlève mon sac, j'y prends
certaines choses, entre autres des bottines, et je recommence le feu.

«En effet, quelques minutes plus tard, les Allemands tentent un assaut
repoussé par des feux de salve.

Jeudi 5 août, 1 heure du matin.

«La bataille continue toujours aussi ardente. Les Allemands ne savent à
quelles forces ils ont affaire et n'osent pas s'avancer. L'obscurité nous
est d'un très grand secours. De nombreux ennemis sont envoyés vers nous
pour se rendre compte de la situation. Ils veulent couper les fils
barbelés devant les tranchées, afin de faciliter leur assaut. Presque tous
sont arrêtés en chemin; un seul parvient grâce à l'ombre épaisse d'un
arbre jusqu'au-dessus de notre tranchée... Il ne racontera plus jamais ce
qu'il a vu.

1h. 30.

«Les cartouches diminuent, les fusils nous brûlent les mains, nos hommes
sont comme des furieux. Cependant la fin approche.

«A 80 mètres, on aperçoit l'éclair des fusils allemands. Nos forts tirent
avec une précision étonnante; la lueur du projecteur passe, l'obus éclate
à l'endroit même où a passé le raie lumineuse, au milieu des Allemands.

«Je tire... je me baisse pour recharger; une balle traverse à ce
moment--même mon shako.

«Il me reste quinze cartouches, mes coups se font de plus en plus rares...
Chacun tire de loin en loin, à coup sûr. Les Allemands approchent
toujours; il en arrive jusqu'à 8 et 10 mètres de nous.

«Je les laisse venir et j'ai l'immense plaisir d'en voir tomber neuf en
une demi-heure, sous mes dernières balles.

2h. 30.

«C'est la fin. Les dernières cartouches ont chacune abattu leur homme.

«Quatre heures durant, à une cinquantaine d'hommes, nous avons arrêté
des centaines d'Allemands et nous périssons faute de munitions. Résultat
admirable, car nous n'avons qu'un mort et deux blessés. J'ai tiré environ
280 cartouches.

«Inutile de tenter de fuir, car nous sommes cernés de toutes parts. Nous
devons arborer le drapeau blanc.

«Les Allemands dégringolent dans la tranchée et, sans tenir compte du
drapeau, ils nous lardent de coups de baïonnette. Bien que blessé à la
cuisse, je me défends; successivement j'entaille deux Allemands et dans
l'un d'eux ma baïonnette se brise..., tout cela en l'espace de quelques
secondes.

«Survient un sous-officier allemand. Il arrête l'attaque et procède à
notre désarmement. Puis les Allemands, furieux d'avoir été tenus en échec
par cette poignée d'hommes, abattent à bout portant quarante de mes
camarades.

«Je sens une baïonnette s'enfoncer dans ma cuisse gauche et le coup de feu
suivre; je fais un bond et je retombe au fond de la tranchée.

«Alors commence le supplice le plus affreux qui se puisse imaginer. Les
blessés se lamentent et crient pendant que les Allemands continuent leur
barbare besogne; ils tirent au hasard et s'entretuent même. Deux coups de
crosse me sont encore assénés sur la tête, qui heureusement est solide.
Finalement intervient un officier; il arrête le carnage, abat à coups de
revolver un de ses hommes, nous exprime ses regrets et ses félicitations.
Toutefois, il permet à ses soldats de dépouiller les morts comme les
vivants, sauf à ne pas prendre l'argent: naturellement tout est enlevé.

«Alors se produit spontanément de la part des rares Belges survivants une
action généreuse et admirable. Ces hommes, enivrés par le combat et fous
de rage, redeviennent instantanément calmes; ils jettent tout ce qu'ils
possèdent aux Allemands pour prodiguer leurs soins aux camarades blessés.

«Je tiens ici à remercier spécialement mon camarade Leconte; sans crainte
du danger, il arrange de son mieux ma plaie béante; s'oubliant soi-même,
il me donne tout ce que contient sa gourde.

«Sûr de ma fin, je lui confie mes derniers désirs dont il prend
soigneusement note... Il est enlevé comme prisonnier... Avant de me
quitter (car lui aussi croit, que c'est fini pour moi), il m'embrasse,
le brave, le boa ami. Au moment où nos quelques survivants valides sont
emmenés, j'ai la force de crier: «Au revoir, courage, vive le 9ième!»
Mal m'en prend, car je n'ai pas achevé qu'une baïonnette enfoncée dans
ma jambe me rappelle à l'ordre. Les camarades partis, nous voilà seuls,
quelques blessés, abandonnés à 3 heures de la nuit sous une pluie
battante. Il me reste une veste, une chemise et mes bottines, Leconte
m'ayant enlevé mon pantalon pour me panser.

«Le matin même, ayant envisagé la possibilité d'être blessé et m'étant
rappelé certains récits de la guerre de 1870, j'avais pris la précaution
de remplir ma gourde et de n'y point toucher durant le cours de la
journée. La soif se fait sentir... ma gourde est là, intacte, à quelques
mètres de moi, mais... impossible de l'atteindre... je ne puis remuer. Un
Allemand passe, je le supplie dans sa langue de me la donner...

«--Que contient-elle? me demande-t-il.

«--_Wasser_, lui réponds-je.

«--_Schön_.

«Il ramasse ma gourde, se désaltère, m'arrose avec le surplus et m'envoie
sur la bouche un formidable coup de pied, qui m'enlève une dent.

«Deux Allemands successivement meurent près de moi; je n'en suis nullement
émotionné.

«La pluie tombe toujours, fine et serrée; les balles sifflent au-dessus de
nos têtes.

«Un Allemand passe, il m'aperçoit; il se détourne de son chemin pour me
donner un coup de baïonnette au pouce et un coup de pied dans les reins.

«Un Belge ayant trois balles dans le bras rampe jusqu'à moi; de mon mieux
j'essaie de faire une ligature; le malheureux a perdu déjà beaucoup de
sang, et moi-même je ne suis plus bien fort. Mes soins sont inutiles.

«Je sens ma faiblesse s'accentuer, car le sang continue à s'épandre. A ma
portée se trouve un paquet de chocolat tombé d'une poche; je m'en empare
et j'en avale cinq bâtons. Je donne un morceau à mon camarade blessé,
couché près de moi; il accepte avec plaisir. Quelques minutes après, je
lui tends un second morceau; il ne me répond plus; hélas! dans sa main il
tient encore serré son morceau inachevé. Il est mort sans un râle, sans un
cri, sans une plainte.

«A peine mon camarade d'un jour, camarade de combat, a-t-il rendu son
dernier soupir, que, sans respect pour la mort, j'attire à moi sa capote
pour me réchauffer un peu... Un nouveau groupe d'Allemands se montre;
c'est avec terreur que nos pauvres blessés les regardent arriver.
J'attrape divers coups de pied et coups de crosse, notamment un coup sur
le coude, très douloureux celui-là, et qui paralysera mon bras pendant des
semaines, ils vont jusqu'à taper sur celui qui vient de s'éteindre à mes
Côtés.

«Une nouvelle distraction leur vient soudainement à l'esprit: du haut des
tranchées, ils nous couvrent de terre, de boue.,. Ils s'amusent follement!

«Toujours la pénible et cruelle attente... Que c'est long... Soudain un
shrapnell éclate au-dessus de moi; un éclat vient se loger dans mon dos...

«Le jour paraît enfin.

«A partir de ce moment mes souvenirs sont un peu confus. La dernière
blessure ne me fait pas souffrir; c'est le coup de feu à la cuisse qui
provoque d'atroces douleurs, effaçant sans doute les autres.

«Je me rappelle des hurlements et des gémissements.

«Aucun secours n'arrive, personne ne peut et n'ose bouger. La soif,
l'horrible soif, voilà le pire mal; nos gorges sont en feu, nous ne
respirons plus qu'avec effort. Toujours les mêmes plaintes. «A boire! à
boire!» crient les blessés probablement tracassés par la fièvre.

«Nos gourdes sont toutes vides; il faut attendre... La mort fait son
oeuvre. Des soins immédiats auraient été le salut pour plusieurs...

«Tout se trouble; je crois que tout est fini... La pluie s'abat sur nous
avec rage, de loin en loin une balle siffle encore au-dessus de nos têtes,
une rumeur lugubre monte... s'éteint... Puis c'est le calme complet.

«Il me semble que je n'ai plus rien à attendre... et que je pars...

«Pendant des heures je demande de l'aide aux brancardiers allemands. Les
uns font semblant de ne pas m'entendre, les autres me répondent qu'ils
sont chargés de ramasser les Allemands et non pas de secourir les Belges,
qui n'ont qu'à attendre.

«Je suis résigné... et j'attends.

«Combien de temps suis-je resté dans cet état? Je l'ignore, j'allais dans
mon demi-rêve vers les choses passées qui ne devaient plus revenir pour
moi. La mort ne m'effrayait plus, j'étais résigné et sans crainte. J'avais
lutté et luttais encore, mais sans espoir, avec une infinie tristesse pour
ceux qui là-bas m'attendaient.»

(_La Soupe_, n'o 276, A, B, C,)

La presse clandestine s'est aussi occupée, cela se comprend, de la
barbarie préméditée avec laquelle les Allemands conduisent la guerre. Il
serait trop long de citer les articles relatifs au bombardement de villes
ouvertes, aux gaz asphyxiants, aux liquides enflammés. Voici seulement
quelques entrefilets sur la guerre sous-marine.

La mentalité des Allemands.

Dans un article, concernant la perte du _Lusitania_, paru dans le journal
_Die Post_, M. le baron von Zedlitz, homme à haute Kultur s'exprime comme
suit:

«...Entre temps, nos ennemis auront peu à peu compris que la vie et la
santé d'un seul de nos hommes ont, pour nous, _plus de valeur que le
_Lusitania_ avec tous ses passagers ou la cathédrale de Reims,_ et que,
sans excuse, _nous détruisons tout_ ce qui peut mettre en danger un seul
de nos hommes.»

Et dire que sans le courage et la ténacité des vaillants soldats des
armées alliées, nous aurions été gouvernés par des hommes à pareille
mentalité.

Aussi, il est de notre devoir de continuer à nous imposer tous les
sacrifices nécessaires, afin d'arriver à écraser définitivement cette race
de Barbares.

(_La Libre Belgique_, n° 22, mai 1915, p. 4, col. 2.)


Leur mentalité.

Du _Lokal Anzeiger_, de Berlin:

«_Nous ne voulons pas gagner l'amour des Américains, mais leur respect,
et la perte du _Lusitania_ nous le procurera plutôt que cent batailles
gagnées sur terre._»

Quel est donc le sens du mot _respect_, en Allemagne?

(_La Libre Belgique_, n° 23, mai 1915, p. 4, col. 1.)


La presse allemande et le «Falaba».

Les journaux allemands ne ressentent aucune honte de l'acte de piraterie
commis contre le _Falaba_; ils s'en réjouissent même.

Une dépêche de Copenhague, que publie le _Daily Mail_, représente ainsi
l'opinion manifestée par les journaux:

«La _Kreuz-Zeitung_ considère le fait comme glorieux. «Le _Lokal Anzeiger_
dit: «Encore deux vapeurs anglais coulés et «123 passagers noyés.» «_La
Gazette de l'Allemagne du Nord_ parle de «l'activité de nos sous-marins».

(_La Libre Belgique_, n° 14, avril 1915, p. 4, col. 2.)


Les gens de coeur.

_Le Matin_ a publié une nouvelle qui aura chez les assassins d'Allemagne
un succès de fou rire. Imaginez-vous que des marins anglais armant un
sous-marin ont rencontré, à portée de leurs torpilles, dans la mer de
Marmara, des navires turcs chargés de femmes, d'enfants, de vieillards,
d'un tas de réfugiés dont les contorsions auraient été des plus
réjouissantes à contempler, si on les avait brusquement précipités à la
mer, et ces imbéciles (c'est des marins anglais qu'il est question), au
lieu de lancer _illico_ leur engin et de couler tous ces navires, se sont
mêlés de faire de la générosité! Ils ont dit qu'ils étaient des soldats
et ne faisaient la guerre qu'aux soldats! Ils ont laissé tranquillement
passer ces non-combattants au nom de la civilisation! Poseurs, va!...

Parlez-moi des marins allemands! En voilà qui ne s'embarrassent pas de
vaines pruderies et qui savent s'amuser en toutes circonstances avec la
destruction de n'importe quoi et la mort de n'importe qui! Est-ce qu'ils
ont hésité, eux, à couler le _Lusitania_ et les deux mille passagers
ou marins qu'il portait? Est-ce qu'on ne les a pas vus, accoudés à la
plate-forme de l'_U-26_, narguer avec de joyeux éclats de rire les gestes
désespérés de leurs victimes, lors de l'éventrement du _Falaba_, et se
donner le long et savoureux plaisir de tourner autour de la noyade, assez
près pour n'en rien perdre, assez loin pour n'être pas obligés de sauver,
malgré eux, un seul petit enfant.

--_Deutschland über Alles!_ disent-ils.

C'est vrai! Il n'y a que l'Allemagne pour atteindre à certains sommets
d'infamie.

En attendant, vivent les bonnes bêtes et les braves gens d'Angleterre, et
ceux de France, de Russie, de Serbie, de Belgique--et ceux d'Italie!

(_La Libre Belgique_, n° 29, juin 1915, p. 4, col. 2.)


Leur cynisme.

La Ligue navale allemande vient de publier un manifeste dont voici un
extrait:

«La flotte allemande n'était pas en mesure d'arrêter par les méthodes
ordinaires de blocus ce transport constant d'armes et de munitions
destinées à nos ennemis. C'est pour l'Allemagne le plus sacré des
devoirs de faire en sorte que le moins possible de ces envois américains
parviennent en Grande-Bretagne.

«La perquisition des navires transportant de la contrebande est la plupart
du temps impossible, surtout dans les cas où il s'agit de navires ayant le
tonnage et la vitesse du _Lusitania_.

«Il y a là un fait que ne pourront contester même les conseillers navals
du président Wilson. Un changement d'itinéraire de quelques points
seulement les met hors de la portée de nos torpilles et aucun sous-marin
ne possède les moyens de les arrêter.

«Il n'y avait donc qu'un moyen d'empêcher que la vie des soldats allemands
fût mise en danger par les 5.400 caisses de munitions que transportait le
_Lusitania_; ce moyen était de couler le navire sans avertissement.

«Il doit continuer à en être ainsi.

«Notre armée a le droit d'attendre ce service de notre flotte.

«Ce que les capitalistes et les fabricants de munitions américains peuvent
en penser nous est indifférent».

On ne peut pas jeter par-dessus bord avec plus de désinvolture les lois
et les conventions de la guerre. On ne peut pas non plus mettre plus
de cynisme dans la déclaration du même principe déjà défendu par le
chancelier de Bethmann: Nécessité fait loi, ou, si l'on préfère: La fin
justifie les moyens.

«La flotte allemande n'est pas en mesure d'arrêter par les méthodes
ordinaires (c'est-à-dire licites) le transport des munitions destinées à
l'Angleterre.»

Remarquons que la Ligue navale ne conteste pas le droit des Américains de
faire ce commerce, mais, puisque l'Allemagne n'a pas les moyens d'être
honnête, force lui est de déchirer les conventions signées par elle.

«La perquisition des navires est la plupart du temps impossible... Il y
a un fait... Il n'y a qu'un moyen pour nous, c'est de couler les navires
sans avertissement.»

En d'autres termes: «Bon pour les Anglais d'observer cette loi de la
perquisition des navires. Ils peuvent se payer le luxe d'être honnêtes;
nous pas.»

On le remarquera, il n'est plus question ici, pour excuser les crimes des
sous-marins, ni du blocus de famine ni des pauvres populations civiles.
Non; il s'agit des soldats allemands.

Pensez donc!! Des neutres ont le toupet d'envoyer des munitions aux
ennemis de l'Allemagne. Ces neutres méritent la mort ainsi que les civils
qui ont l'imprudence de voyager quand les requins allemands se promènent
en mer.

Mais s'ils avaient appliqué ces beaux principes de la Kultur, les Belges
auraient certes pu renier les lois de la guerre. Qui plus qu'eux en face
de l'agression brutale des Germains eût pu revendiquer le principe:
Nécessité ne connaît pas de loi?

Qu'était-ce que notre petite, quoique vaillante armée, en comparaison des
millions d'agresseurs avec lesquels elle avait à lutter? Si ces messieurs
de la Kultur étaient logiques, ils devraient admettre le droit de tous les
Belges de se lever en masse, francs-tireurs ou non. Mais les Belges
ne l'ont pas fait; le Gouvernement et les autorités, dès l'entrée de
l'envahisseur, ont rappelé à tous le respect des lois de la guerre. Pour
nous le droit est sacré et nous ne connaissons pas votre honteuse maxime.

On sait quels prétextes nos ennemis ont invoqués pour répandre le meurtre
et l'incendie partout, quand le but de ces massacres était tout simplement
de terroriser les populations.

En résumé les lois de la guerre sont ainsi considérées par les Allemands:

«Sur terre, disent-ils, obligeons nos adversaires à les observer; quant à
nous, nous sommes au-dessus de tout, car _nous sommes les plus forts_.

«Sur mer, nous ne sommes tenus d'observer aucune loi, rien ne doit nous
arrêter quand il s'agit de la sécurité de nos armées et du ravitaillement
de notre population, car _nous sommes les plus faibles_ et _nécessité fait
loi_.»

LIBER.
(_La Libre Belgique_, n° 35, juillet 1915, p. 2, col. 2.)


Un article de _La Vérité_ résume la mentalité de nos ennemis:


La guerre à la prussienne.

Massacre des désarmés, tantôt des civils, tantôt des soldats blessés; abus
d'uniformes et de drapeaux ennemis, ainsi que du fanion blanc et de la
Croix-Rouge; destruction d'édifices d'art; bombardement aérien et nocturne
de villes ouvertes; torpillage de navires non combattants; emploi du
poison: voilà quelques-uns des principes de la guerre à la prussienne!

La perversion de la race s'y trouve surabondamment.

Les premiers de ces méfaits sont bien connus. Le poison a un rôle marqué
dans l'art militaire tel qu'on l'enseigne à la _Kriegsakademie_ de Berlin.
En Europe, l'usage de vapeurs toxiques se généralise et les «braves»
guerriers de Germanie marchent au feu derrière un rideau de fumée qui les
cache et qui asphyxie l'adversaire! En Afrique, la prise de Swakopmund
permit au général Botha de constater que six sources avaient été
empoisonnées au moyen d'une préparation arsenicale: des sacs de poison
furent trouvés dans les puits! Les commandants allemands ne nient point
le fait; ils prétendent (ce que Botha déclare faux) que les populations
étaient averties...

Cet avertissement est aussi l'excuse invoquée par l'Amirauté allemande,
qui, faute de pouvoir se couvrir de gloire, continue à se couvrir de
honte. Au torpillage de nombreux steamers de commerce, de chalutiers et
barques de pêche, s'ajoute la destruction récente du _Lusitania_: 1.500
noyés, voilà le nécrologe de cette piraterie criminelle qui n'a rien de
commun avec une opération militaire! Cyniquement, la _Kölnische Zeitung_
déclara: «Cette nouvelle sera reçue avec satisfaction par le peuple
allemand!» Toutefois, Berlin chercha des excuses. Il dit que le
transatlantique était armé de deux canons; c'est faux, réplique l'Amirauté
anglaise; c'est archifaux, confirme sous serment le capitaine Turner.
Berlin ajoute que, selon toute vraisemblance, ce bâtiment contenait de la
contrebande. Il était bien simple d'y aller voir! Mais la visite, qui est
de droit, n'eut pas lieu; c'est une formalité que les barbares suppriment;
la _vraisemblance_ leur suffit! Enfin, dernier argument, les Américains
furent prévenus du danger de naviguer dans la zone de guerre! Comme le
dit la presse de New-York, un assassin ne justifie pas son forfait en
déclarant qu'il fut précédé de menaces!

Ces circonstances atténuantes deviennent des charges plus lourdes pour
l'Amirauté berlinoise, car elles prouvent la criminelle préméditation.
Telle est la méthode: une excuse prépare le méfait et le justifie en
éludant les restrictions apportées par le droit international aux horreurs
de la guerre! Ainsi les barbares exterminent d'innocentes populations
après avoir déclaré sans preuve qu'elles ont fait acte d'hostilité; ils
détruisent des édifices précieux après avoir affirmé faussement que
l'ennemi les utilise à des fins militaires; ils empoisonnent les sources
d'eau potable pour arrêter la marche des troupes anglaises, etc. Quant
aux navires, ils n'ont qu'à suspendre leur service! C'est bien simple:
obéissez-nous et il ne vous arrivera rien de mal; mais si votre armée
résiste, nous maltraiterons jusqu'aux non-combattants; si vous défendez
les villes que nous voulons prendre, nous les bombarderons; nous
emploierons la torpille et le poison, vous voilà prévenus! Donc, ne
venez pas vous plaindre si vous vous attirez nos rigueurs! Pour vous les
épargner, il vous suffit de nous obéir.

Bref, voilà l'Amérique atteinte au vif: l'assassinat de deux cents de ses
nationaux marque la rupture définitive des amitiés germano-américaines.

Le plus monstrueux, c'est que tout Allemand approuve et admire cette façon
hideuse de mener la guerre! Rappelez-vous qu'en avril une information
affichée à Bruxelles déclara ceci: les équipages des submersibles tombés
au pouvoir des Anglais se voient traités d'une façon «indigne» et
«contraire au droit des gens»... Ils sont internés dans des pontons. En
guise de représailles, un nombre égal de prisonniers anglais fut interné
dans une maison de détention! Une dépêche Wolff de Berlin, du 12 courant,
a annoncé qu'à la Commission budgétaire du Reichstag ces mesures de
représailles «furent généralement approuvées»! Toute la foncière barbarie
de la race ne s'étale-t-elle pas dans cette attitude? Nos marins, disait
encore l'affiche, ont «accompli fidèlement leur devoir». Mais c'est
justement ce «devoir» qui est infâme, et les sombres brutes qui
l'acceptent et l'accomplissent méritent autre chose qu'un trop confortable
ponton!

L'Océan représente une plaine liquide, avec des routes ouvertes à tous, et
les navires sont des transports publics; la route ferme avec son charroi
n'en diffère point, au point de vue du droit. Eh bien, le «devoir» peut-il
consister à miner les chaussées publiques et à dynamiter les transports
pacifiques qui s'en servent? Ce serait là du banditisme de grand chemin;
on ne mine pas les routes continentales et l'on n'y détruit pas le charroi
civil; tout au plus, l'autorité militaire exerce-t-elle une surveillance
spéciale, avec visite et confiscation éventuelle des transports. Mais les
routes maritimes, les Prussiens les sèment d'engins explosifs et ils y
torpillent les transports non militaires! _Ce sont même les seuls qu'ils
aient visés jusqu'à présent!_ Et cela sans enquête, sans avertissement!
Et quand le bâtiment coule, les barbares ne portent nul secours aux
naufragés! Au contraire (l'exemple du _Falaba_ en donne l'horrible
preuve), ils raillent, ils outragent les malheureux qui périssent! C'est
ce banditisme de pleine mer que la morale allemande appelle le «devoir»!
Pour ces monstres, elle réclame des égards! Après avoir organisé la
violation continuelle du droit des gens contre les non-combattants, de
terre et de mer, elle ose invoquer ce même droit en faveur de ses pirates
sanguinaires! Cette dépravation du sentiment du bien et du mal existe
uniquement dans l'âme allemande; elle seule peut ne pas sentir ce qu'il y
a d'abjection dans l'ordre donné d'assaillir aveuglément, sauvagement,
des transports pacifiques, ni ce qu'il y a de turpitude dans le féroce
accomplissement d'une telle mission, assimilée à un «devoir»!

Pour exterminer les civils sur terre, les armées se couvrent au moins d'un
prétexte, se prétendent attaquées par des francs-tireurs. Pour tuer les
civils sur mer, aucun expédient de ce genre n'est imaginé: c'est la
criminalité sans phrases!

Autrefois, tout pirate pris était pendu à la première vergue! L'Allemagne
ne peut rien ajouter à son ignominie.

(_La Vérité_, n° 3, 20 mai 1915, p. 9.)


2. La justification, à l'allemande, des cruautés commises en Belgique.


a) _Justification avant la lettre_.


Ne pouvant pas essayer de nier entièrement les carnages et les incendies
ordonnés par ses chefs militaires, l'Allemagne a expliqué leurs procédés
en les décorant du nom de «représailles».

Rien n'est plus instructif à ce point de vue que la lecture des _Lois
de la guerre d'après le grand État-major allemand (Kriegsbrauch im
Landkriege, 1902)_. Malheureusement, il n'existe en Belgique qu'un assez
petit nombre d'exemplaires de la traduction française de ce livre (voir
p. 180). Comme il paraissait utile de répandre dans le public les
instructions du grand État-major allemand et de faire ressortir leur
froide cruauté, on joua à l'autorité allemande le tour que voici: on
reprit simplement les passages les plus saillants et on les publia sans
aucun commentaire, dans deux brochures à 10 centimes. Celles-ci, soumises
à la censure, durent être autorisées par elle. Dans une troisième
brochure, portant le même titre général: _Pour instruire le public_, on
réunit une collection des affiches allemandes les plus abominables, celles
qui violaient le plus ouvertement les lois de l'humanité et la Convention
de La Haye, mais qui étaient, par cela même, conformes à l'esprit des
_Lois de la guerre d'après le grand État-major allemand_.

Ces brochures forment les nos 12, 13 et 14 de la série éditée par M. Brian
Hill. Les nos 1 à 10 ont été prohibés en bloc, quoiqu'ils fussent au fond
beaucoup moins significatifs que les nos 12, 13 et 14. On emprisonna M.
Brian Hill pour la brochure sur M. Adolphe Max (p. 5). Mais on dut se
résigner à voir, en belle place, aux vitrines des libraires, les trois
brochures _Pour instruire le public_.

Plus tard les idées du grand État-major ont été reprises, et commentées
cette fois, dans les nos 12 et 13 de _La Libre Belgique_. Comme les _Lois
de la guerre_ allemandes ont été mises au pilori dans tous les pays
civilisés, nous croyons inutile de reproduire ces articles.

Dans d'autres cas aussi nous avons travaillé à la propagation d'ouvrages
allemands. Ainsi l'un de nous avait remarqué à l'étalage d'une
librairie de province un _Dictionnaire pour le sac du soldat
(Tornister-Wörterbuch)_, qui est en même temps un petit recueil de
conversation usuelle. Les phrases de ce manuel sont tout à fait
concluantes quant à la mentalité allemande: «_A la première tentative de
fuite, vous serez fusillé.--Dites-nous la vérité. Le moindre mensonge
pourrait vous coûter la vie.--A la première tentative de fuite, ou si
vous essayez de m'égarer, je vous envoie une balle._» Ces menaces sont
adressées à des habitants que l'armée allemande contraint à servir de
guides (d'accord avec ses _Lois de la guerre_ [voir p. 180]).

Aussitôt notre ami acheta tous les exemplaires disponibles de cet aimable
petit manuel, afin de les faire circuler à Bruxelles. Mais il n'y en avait
pas assez. Nous désirions pouvoir les acheter à Bruxelles même, afin de
les répandre plus largement. Nous sommes allés importuner la tenancière de
la librairie allemande du boulevard du Nord, celle-là même dont le mari
fit condamner M. le juge Ernst (voir p. 57), jusqu'à ce qu'elle en eût
importé un stock suffisant.

A cette même librairie nous avions insisté pour obtenir des exemplaires
de la brochure de propagande: _Die Wahrheit über den Krieg (La Vérité au
sujet de la guerre)_, dont nous parlerons plus loin (p. 238). En vain.
Force nous fut de les faire venir directement d'Allemagne, procédé moins
anonyme et par conséquent plus compromettant. Nous avons réussi tout de
même à en obtenir une demi-douzaine, sans éveiller les susceptibilités de
l'ombrageux pouvoir occupant.

Les _Lois de la Guerre_ et le _Tornister-Wörterbuch_ sont comme une
justification avant la lettre des crimes allemands. D'après ces ouvrages,
en effet, toutes les cruautés sont non seulement admissibles, mais
méritoires, puisque «les considérations humanitaires, telles que les
ménagements relatifs aux personnes et aux biens, ne peuvent faire question
que si la nature et le but de la guerre s'en accommodent.» (Brochure n°
12, p. 2) [55], et puisque «la seule véritable humanité réside souvent dans
l'emploi dépourvu de ménagements de ces sévérités» (_Ibid._, p. 3) [56].
Du reste, rappelons-nous l'un des arguments de l'Allemagne après le
torpillage du _Lusitania_: elle s'était donné la peine, disait-elle, de
prévenir les passagers du risque qu'ils couraient, et ils n'avaient
donc pas à se plaindre d'avoir été torpillés. La Belgique, elle aussi,
n'avait-elle pas été prévenue, d'abord par _Les Lois de la guerre_, puis
par l'ultimatum allemand du 2 août 1914? Morale commode, et à la portée de
tous les criminels qui préparent un mauvais coup! C'est la préméditation
invoquée comme circonstance atténuante!

[Note 55: _Les Lois de la guerre continentale_ (publication de la
Section historique du grand État-major allemand, 1902), traduites et
annotées par Paul CARPENTIER (Paris, 1904), p. 3.]

[Note 56: _Ibid._, p. 7.]

Toutefois l'Allemagne sent bien que ces explications ne suffisent pas à
la blanchir entièrement. Aussi cherche-t-elle à se disculper d'autres
manières:

_a)_ Les dégâts causés par l'armée allemande sont moins considérables
qu'on ne l'a dit;

_b)_ Ce sont les Belges qui ont commencé;

_c)_ L'Allemagne voulait simplement faire des exemples: grâce aux petits
massacres et incendies du début, les Belges se sont tenus tranquilles par
la suite.

Examinons comment nos prohibés ont répondu à ces «arguments».


b) _Atténuation des dégâts_.

Il ne leur suffit pas de prétendre que les destructions ont été fortement
exagérées. Plus important, en effet, serait-il de faire croire que les
détériorations résultent de combats et de bombardements, c'est-à-dire que
ce sont des faits de guerre, et non l'effet de la barbarie allemande.

Voici d'abord un exemple typique d'atténuation pure et simple.

Le Gouvernement d'outre-Rhin publie depuis septembre 1914 une brochure
mensuelle, éditée en beaucoup de langues, qui est envoyée gratuitement
à des centaines de milliers d'exemplaires. L'édition française s'appela
d'abord _Diaire de la Guerre_, puis _Journal de la Guerre_. La Belgique
n'en a jamais reçu directement, à notre connaissance tout au moins.
Mais nous avions bientôt importé des exemplaires hollandais, puis des
exemplaires français (destinés à la Suisse). Les articles les plus
caractéristiques furent répandus par _La Soupe_ (nos 311 et 326). Voici le
début du n° 311:


Journal de la Guerre.


Depuis le mois de septembre, les Allemands inondent de brochures de
propagande l'Amérique, la Hollande, les Pays scandinaves, la Suisse et les
autres pays neutres.

La principale de ces publications est mensuelle: elle s'appelle en
français _Journal de la Guerre_. Nous la connaissons aussi en allemand et
en hollandais; elle est traduite sans doute en d'autres langues. Chaque
fascicule compte de 40 à 72 pages et renferme des renseignements généraux,
une chronique de la guerre, des photographies et des dessins, des récits
de combats, etc., bref tout ce qui peut influencer l'opinion publique
des neutres. Il y a presque chaque fois un article tendant à montrer que
l'Allemagne était obligée, pour sa défense personnelle, d'investir la
Belgique, que celle-ci avait d'ailleurs violé d'avance sa neutralité,
que les Belges méritèrent amplement leur sort par les traitements qu'ils
infligèrent aux blessés (yeux crevés, etc.), par les scandaleuses attaques
de francs-tireurs... Si les Allemands ont détruit des villes belges, c'est
à contre-coeur qu'ils ont dû s'y résoudre; ils cherchaient plutôt à les
sauver. Ainsi dans un article sur le bombardement de la cathédrale de
Reims, M. le Dr Maximilien Pfeiffer, bibliothécaire de la bibliothèque
royale de Bavière, membre correspondant de la Société royale d'Archéologie
de Bruxelles, dit textuellement: «En face de ces accusations on doit se
rappeler que ce sont des soldats et des officiers allemands qui ont sauvé
l'Hôtel de Ville et les trésors d'art à Louvain et à Liège. En Belgique,
en général,--des témoins belges l'assurent--ce sont des soldats et
officiers allemands qui ont pourvu à ce que les oeuvres d'art restent
aussi parfaitement conservées qu'elles l'étaient auparavant.» (Fascicule
de septembre, p. 17.) Le numéro d'octobre donne d'ailleurs un plan de
Louvain, dont voici la légende: «_La Vérité sur Louvain_. Explication: la
partie non rayée est intacte. La carte ci-dessus prouve qu'on ne peut
pas parler d'une complète destruction de la ville de Louvain. Seules
les parties rayées ont été endommagées pendant le combat qui nous a été
imposé.»

Un seul point montre combien ce plan est inexact. Tous ceux qui ont visité
Louvain depuis le désastre savent que le Vieux-Marché est entièrement
brûlé [57], sauf le collège des Joséphites et quelques maisons voisines.
Or, d'après le plan le Vieux-Marché est absolument intact: les abords ne
sont nulle part rayés. Tout est à l'avenant.

(_La Soupe_, n° 311.)

[Note 57: Voir _Comment les Belges résistent_..., fig. 20. (Note de
J.M.)]

Il était trop difficile de reproduire dans _La Soupe_ le plan de Louvain
annexé au numéro d'octobre du _Journal de la Guerre_. Nous le donnons ici
(pl. X).

Ce plan porte bien d'autres inexactitudes que celles que signale _La
Soupe_. En voici deux. Aucune distinction n'est faite entre la partie
bâtie du territoire de Louvain et la partie non bâtie. Ce plan donne
l'impression que tout ce qui est à l'intérieur des boulevards circulaires
est garni de maisons. Or, au moins la moitié de cet espace est occupée
par des cultures maraîchères. La surface incendiée est donc
proportionnellement amoindrie sur le plan allemand. Puis faisons observer
ceci. Pour augmenter l'étendue de ce qui est resté indemne, le plan marque
des pâtés de maisons intactes, sur la Place du Peuple et sur le Marché au
Grain. Ces pâtés inexistants sont indiqués sur la planche X par de petits
cercles coupés d'une croix (ajoutés par nous). Remarquons enfin que la
légende parle de combat; chacun sait en Belgique que ce combat a été
inventé de toutes pièces par nos ennemis.

Ce sont surtout les architectes et les artistes allemands qui ont assumé
la tâche de faire croire que les dégâts sont imputables à des batailles et
à des bombardements, ou bien à des causes fortuites. MM. Clemen, v. Falke,
Stübben et v. Bode se sont distingués dans ce genre de mensonges. _La
Soupe_ a publié en entier la traduction (n° 468) d'une conférence
faite par M. Stübben à l'occasion de la fête organisée en l'honneur de
l'architecte allemand Schinkel; dans son n° 348, elle avait commenté un
passage de la conférence:


La véracité d'un architecte allemand.


M. Stübben, architecte berlinois, est bien connu en Belgique. Il
s'occupe surtout de plans de villes et est l'auteur d'un gros livre
sur l'esthétique des agglomérations urbaines. Il a été échevin, puis
bourgmestre de Cologne, où il a fait le Ring.

En Belgique il fit des projets pour le quartier du port à Bruges, pour
les extensions d'Ostende et d'Ixelles, pour l'aménagement de nouveaux
quartiers à Louvain; il dressa les plans des cités balnéaires de
Duinbergen et du Zoute; il fut consulté sur les transformations à faire
subir aux fortifications d'Anvers. Bref la Belgique était son meilleur
client.

Il vient de publier dans le _Journal hebdomadaire de l'Union des
architectes à Berlin_ une conférence jubilaire où il décrit les
destructions provoquées par la guerre actuelle; et où il expose ensuite la
façon d'opérer les reconstructions. Inutile de dire que les architectes
allemands ont seuls qualité pour s'occuper de la réédification de nos
villes détruites. Cela va de soi: après que leurs soldats ont incendié nos
villes, leurs architectes viendront les refaire, dans le goût allemand
qu'on peut si bien apprécier à Bruxelles, à la Deutsche Bank de la rue
d'Arenberg. On sait d'ailleurs, n'est-ce pas, que des Allemands se sont
déjà proposés pour reconstruire Louvain et Malines, et qu'ils ont été
éconduits avec tout le respect que commande une pareille délicatesse de
sentiments.

Occupons-nous seulement de ce que dit M. Stübben relativement aux
destructions des villes en Belgique. Voici un extrait de sa conférence:
_La Guerre et l'Architecture (Krieq and Baukunst)_, conférence jubilaire
faite par le conseiller intime supérieur d'architecture, docteur-ingénieur
Stübben. Dans _Wochenschrift des Architekten-Vereins zu Berlin_, 10e
année, nos 14 et 15 (3 et 10 avril 1915).

«... Pauvre Belgique! Ton gouvernement était égaré par l'Angleterre; ta
population, embarrassée par sa propre sottise, était ameutée par les
fransquillons; et tu te précipitas dans la ruine. Ton Roi inexpérimenté
n'avait pas la clarté de jugement d'un Léopold, ton peuple débandé ne
connaissait pas la discipline que donnent l'instruction obligatoire et le
service militaire personnel. Sa passion et son excitation devinrent de la
sournoiserie. Et voilà que Louvain, Aerschot, Visé et Liège, Termonde et
Ypres sont en ruines. A Visé, à Aerschot et à Louvain, c'est la population
elle-même qui par sa fureur provoqua l'anéantissement de ses foyers. A
Lierre, à Termonde et à Ypres, au contraire, ce fut et c'est encore le
violent conflit de l'attaque et de la défense qui sacrifia à la fois les
maisons et les nobles édifices publics.

«Lierre, bombardée à la fois par amis et par ennemis, lors des terribles
batailles du siège d'Anvers, est atrocement dévastée. La belle église
gothique tertiaire de Saint-Gommaire, les chapelles de Saint-Pierre et de
Saint-Jacques sont fortement endommagées.

«A Termonde, qui pendant ces mêmes combats fut bombardée neuf fois par
les Allemands et par les Belges, les trois quarts des habitations sont
détruites, ainsi que l'Hôtel de Ville.

«Ypres, la pittoresque ville de la Flandre occidentale, une églantine
assoupie, a été terriblement éprouvée; depuis des mois elle est le point
de mire de puissants canons. Son sort final est entre les mains de Dieu.
La vénérable Halle aux draps avec ses merveilleuses fresques, le haut
beffroi, l'Hôtel de Ville connu sous le nom de Nieuwwerk, la cathédrale
et le musée, sont, pour autant qu'on le sache, démolis ou tout au moins
détériorés... et le malheur s'étend chaque jour.

«Des batailles meurtrières ont fortement endommagé Dinant et Malines,
Dixmude (où le célèbre jubé de l'église Saint-Nicolas fut réduit en
cendres), Furnes et Nieuport. Ce qui existe encore des trois dernières
localités citées, et ce qui en restera finalement, n'est pas connu, mais
ce ne sera sans doute pas grand'chose....»


       *       *       *       *       *


Voyons ce qu'il y a de vrai dans les assertions de M. Stübben.

_Visé_.--Brûlé le 15-16 août 1914, parce qu'un commandant allemand avait
été tué sur la place de la Station. Les soldats, d'ailleurs ivres, ne
se sont pas donné la peine de rechercher par qui l'officier avait été
atteint: ils ont brûlé l'église, la maison communale, les écoles et
575 maisons, c'est-à-dire presque tout Visé, sauf les faubourgs
(Devant-le-Pont et Souvré). Les maisons non brûlées de Visé et des
faubourgs ont été consciencieusement pillées. Une quarantaine d'habitants
furent fusillés, le 4 et le 16 août.

_Aerschot_.--Incendié le 19 août. L'incendie et le massacre furent
ordonnés par le général Jacobi parce que le général Stenger avait été
tué sur le balcon du bourgmestre. Les Allemands accusèrent le fils du
bourgmestre, un enfant inoffensif; il est démontré maintenant que le coup
de fusil a été tiré par un soldat polonais. Le feu fut mis à l'église,
mais elle ne brûla pas. L'Hôtel de Ville et 386 maisons furent incendiés;
151 civils furent fusillés. Toutes les maisons non brûlées ont été
saccagées; on a retrouvé partout les traces d'ivrognerie.

_Louvain_.--Incendié surtout le 25-26 août; le prétexte fut que les
habitants avaient tiré sur les soldats; en vérité, les Allemands avaient
tiré les uns sur les autres. 1.120 maisons furent détruites; 500 fortement
endommagées. Beaucoup de monuments ont été brûlés. Au moins 150 civils
furent tués.

Dans les faubourgs de Louvain:

129 maisons furent incendiées à Corbeek-Loo.
312    --             --      à Herent.
 95    --             --      à Heverlé.
461    --             --      à Kessel-Loo.
 57    --             --      à Winxele.

Toutes les maisons non brûlées ont été pillées.

_Lierre_.--La ville fut bombardée à diverses reprises, surtout par les
Allemands, entre le 28 septembre et le 4 octobre. Le nombre des maisons
qui ont souffert du bombardement est de 753; mais le dommage est en
général facilement réparable. L'église Saint-Gommaire, l'église des
Jésuites, plusieurs chapelles, l'école normale de l'État, l'école
moyenne de l'État, l'Académie de dessin et 659 maisons ont été brûlées
complètement, entre le 8 et le 10 octobre, alors que tous les habitants
avaient fui et qu'il n'y avait plus aucun combat dans les environs. Toutes
les maisons non brûlées ont été pillées.

_Termonde_.--La ville a été bombardée, mais ce ne sont pas les dégâts
causés par les obus qui sont les plus graves: ils n'intéressent que les
maisons et les fabriques situées contre la Porte d'Eau, tout près de
l'Escaut. Les dommages les plus importants ont été causés par l'incendie
intentionnel, allumé le 5 septembre, après la retraite des troupes belges.
L'Hôtel de Ville, plusieurs églises, des écoles, presque toutes les
usines, l'hôpital et environ 1.300 maisons sont réduits en cendres.
On peut encore voir en certains points de quelle manière les troupes
allemandes préparaient les maisons pour y mettre plus facilement le feu.

Dans le faubourg de Saint-Gilles, l'église, la maison communale et 152
maisons ont été entièrement détruites par le feu, 250 maisons sont
fortement endommagées, dont quelques-unes, peu nombreuses, par le
bombardement.

_Ypres, Nieuport, Furnes, Dixmude_, ont été bombardés par les Allemands.
L'église de Dixmude possédait un jubé dont M. Stübben lui-même disait
récemment que s'il était anéanti ce serait une perte irréparable (_Die
Bauwelt_, 14 janvier 1915, p. 15). Or ce jubé fameux avait résisté par
miracle au bombardement, mais il succomba à la visite que lui firent, à
coups de crosse de fusil, les soldats allemands qui prirent la ville (_Le
Petit Parisien_, 17 décembre 1914).

_Dinant_.--N'a jamais été bombardé, mais incendié le 23 et le 24 août par
les Allemands, qui ne donnèrent même pas de prétexte. La collégiale et
plusieurs autres églises sont ou bien détériorées par le feu ou bien
brûlées complètement.

L'Hôtel de Ville, des écoles et 1.263 maisons sont brûlés. Tout a été
pillé. Plus de 700 habitants ont été fusillés.

_Malines_.--Pas une bombe belge n'a touché la ville, mais quelques-unes
sont tombées dans les faubourgs. Malines fut bombardé pour la dernière
fois le 27 septembre 1914 par les batteries allemandes établies à
Hofstade. Ce qui prouve à tout évidence que le bombardement de Malines a
été opéré par les Allemands, et non par les Belges, c'est que partout où
l'on peut localiser avec précision le sens du bombardement, par exemple
sur la cathédrale de Saint-Rombaut, on constate que les dégâts siègent
uniquement du côté du sud et de l'est. Le 27 et le 28 septembre tous les
habitants s'enfuirent. A ce moment la place des Bailles de Fer était
encore intacte, sauf quelques toits troués par les obus et facilement
réparables. Mais entre le 28 septembre et le 10 octobre les Allemands
pillèrent à fond toute la ville. En même temps ils mirent le feu à
plusieurs quartiers: place des Bailles, rue Léopold, et l'hôtel Busleyden
avec ses environs. Il y a à Malines 358 maisons entièrement détruites, 216
à moitié détruites, 401 gravement endommagées.


* * *


On voit donc que, sauf en Flandre occidentale, ce n'est pas le
bombardement mais l'incendie volontaire qui a commis le plus de dégâts. M.
le conseiller intime supérieur d'architecture, docteur-ingénieur Stübben,
se trompe par conséquent. Nous admettons provisoirement qu'il a été induit
en erreur, tout comme les 93 intellectuels: ceux-ci assurent en effet que
jamais les troupes allemandes n'ont touché à la personne ou aux biens des
Belges sans y être forcés par la plus amère nécessité. Il est sans doute
convaincu, lui aussi, que c'est sous l'empire de la nécessité que les
Allemands ont mis le feu en vingt et un endroits à l'église Saint-Pierre à
Louvain, et qu'ils ont fusillé le R.P. Dupierreux, dans la poche duquel on
avait trouvé un carnet avec des réflexions simplement désobligeantes pour
les Allemands.

Heureusement M. Stübben est venu en Belgique depuis qu'il a écrit sa
conférence. Il a visité notamment Louvain où il a eu l'occasion de se
renseigner _de visu_. Il a sans doute été dans d'autres villes ruinées.
Aussi pouvons-nous nous attendre à lire prochainement un article où M. le
conseiller intime supérieur d'architecture, docteur-ingénieur, reconnaîtra
qu'il a été trompé, et où il dira la vérité aux 93.

(_La Soupe_, n° 348.)

Du reste, pour permettre à chacun de juger de l'étendue des crimes
allemands en Belgique, _La Soupe_ a donné, dans ses nos. 354 et 380, des
tableaux qui ont été reproduits par le deuxième volume des Rapports de
la Commission d'enquête belge, tableaux donnant pour chaque commune du
Brabant le nombre de maisons incendiées, celui des maisons pillées, celui
des civils tués et celui des civils envoyés comme prisonniers civils en
Allemagne (n° 354); la statistique des maisons incendiées ou démolies des
provinces d'Anvers, de Liège et de Namur (n° 380).


_c) Accusations contre la population civile de Belgique._

Il est malheureusement vrai, disent les Allemands, que nous avons dû sévir
contre les villes et les villages de Belgique, mais c'est parce que les
habitants étaient des francs-tireurs et commettaient contre nos troupes
les pires atrocités.

Sur quoi les Allemands basent-ils leurs affirmations? Sur des enquêtes
conduites par eux-mêmes. Dans le seul résultat d'enquête publié
officiellement, le _Livre Blanc_ qui a paru en mai 1915, ne figurent pour
ainsi dire que des témoignages de militaires allemands. Le Livre Blanc a
été commenté par _La Libre Belgique_:


Le «Livre Blanc».

Le Gouvernement de Berlin a enfin livré au jugement du monde contemporain,
de la postérité et de l'histoire le fameux _Livre Blanc_ qui doit le
justifier des crimes commis par ses armées en Belgique. Nous devons
convenir que ce document est remarquable. Il est très fort au moins en ce
sens que la mauvaise foi et la maladresse teutonnes y ont réalisé le tour
impossible de se surpasser elles-mêmes. Certes, aucun de ceux qui ont
appris à connaître la chancellerie de la Wilhelmstrasse n'en attendait
dans le cas présent rien d'habile ni d'honnête. L'État-major allemand,
ayant à répondre des atrocités commises avec son approbation et par ses
ordres, se trouve dans un cas qui n'est pas plus excusable qu'il n'est
niable. On savait d'avance que les plumitifs officiels qui ont accepté la
mission de blanchir ce nègre n'y épargneraient pas les ressources propres
de leur malpropre industrie. Ils ont donné assez de preuves de l'aplomb
impudent qui leur permet de contester l'évidence, de dénaturer les faits
les plus notoires et d'affirmer, la main sur le coeur, que deux et deux
font cinq ou tout au moins quatre et demi. Néanmoins, il y a des bornes
à tout, et il y en a notamment à ce qu'il est possible d'affirmer avec
quelque chance d'être cru. On pouvait donc s'attendre à voir filtrer,
à travers les mensonges et les dénégations cyniques du _Livre Blanc_,
quelques aveux inspirés non point par la probité ou par le remords, mais
par la nécessité de garder au moins une ombre de vraisemblance.

Il n'y en a pas. Le Gouvernement de Berlin ne se repent de rien, il ne
regrette rien, il n'a rien à se reprocher. Il se présente devant le
monde civilisé avec le calme de l'innocence ou plutôt avec la tranquille
impudeur d'un Canaque. Le maître a voulu que le _Livre Blanc_ ne fût que
le commentaire de la célèbre dépêche, où il soulageait les affres de son
coeur saignant des inévitables rigueurs qu'il ne lui avait pas été permis
de tempérer.

Et, pour lui complaire, les scribes de sa chancellerie se sont mis à
triturer la vérité, aussi servilement que les généraux auxquels il
commande une opération insensée envoient des Polonais ou des Bavarois à la
boucherie. Donc il n'y a pas eu d'atrocités allemandes en Belgique. Les
troupes de S.M. Impériale et Royale y sont entrées animées des meilleures
intentions et pourvues des instructions les plus pacifiques. Si elles y
ont un peu pillé, un peu incendié, un peu mitraillé, si elles ont expédié
quelques milliers d'habitants en Allemagne ou dans l'autre monde, c'est
qu'elles y ont été forcées de se protéger contre des francs-tireurs des
deux sexes et de tous les âges, de trois semaines à quatre-vingt-dix ans.

Voilà ce que le _Livre Blanc_ nous révèle, ce que l'Agence Wolff répète et
ce que le monde civilisé est prié de croire.

Sérieusement, se promettent-ils en Allemagne qu'il le croira? Nous mettons
à part celui qui a commandé la manoeuvre et à qui nulle expérience ne
persuadera jamais qu'une idée sortie de sa tête puisse ne pas être
géniale. Mais les autres, ceux qui ont encore à compter avec la réalité,
avec les faits et avec le sens commun, qu'en pensent-ils, s'ils ont
seulement un peu de prévoyance ou de mémoire?

Au fait, nous sommes bien simples de nous demander ce qu'ils en pensent.
Cela n'a aucune importance, aucune absolument. Le reste du monde a
maintenant son opinion faite par les soins des Teutons eux-mêmes. Venant
quelques semaines plus tôt, le _Livre Blanc_ aurait encore pu en imposer
à quelques âmes honnêtes, à qui les horreurs imputées aux armées de la
«Kultur» paraissaient dépasser toutes les bornes de la vraisemblance.
Mais la chancellerie teutonne n'est pas plus expéditive que la stratégie
teutonne ne l'aura été pour passer l'Yser. On a plus tôt fait de brûler
une ville et de massacrer une population que de trouver une explication
congruente de ces exploits. Pendant que les rédacteurs du _Livre Blanc_
s'escrimaient sur ce thème impossible, la «Kultur» des armées de terre et
de mer de S.M. Impériale et Royale continuait de faire des siennes. Ses
pirates coulaient le _Lusitania_: l'Amirauté, l'Agence Wolff, toute la
presse allemande, tout le peuple allemand, saluaient par des cris de
joie féroces la mort de 1.500 victimes innocentes, sans même paraître
comprendre, les sots! que, du même coup, ils faisaient la preuve des
atrocités commises par leur armée, de la préméditation froide qui les
avait préparées et de l'assentiment moral qu'elles avaient rencontré dans
la masse de la nation allemande.

Venant là-dessus, le _Livre Blanc_ n'est plus qu'un nouveau trait de la
démence furieuse qui entraîne à l'abîme l'empire des Hohenzollern. Soyons
sans crainte sur le genre de succès qu'il rencontrera.

Pour nous, Belges, c'est assurément une épreuve cruelle que d'assister
garrottés et bâillonnés aux simagrées hypocrites de l'ennemi, qui profite
de son omnipotence d'un jour pour chercher à déshonorer notre malheureuse
patrie après l'avoir dévastée, ruinée et ensanglantée. Mais cette épreuve
est aussi de celles dont il faut savoir tirer profit. Et volontiers nous
dirions à nos compatriotes: lisez, faites lire et répandez le _Livre
Blanc_. Il n'y a pas de meilleur moyen pour propager et enraciner partout
le mépris de la domination que nous subissons. Il y a encore chez nous des
esprits timides ou accessibles à la suggestion qui croient les nouvelles
allemandes, qui s'effraient des affiches allemandes et qui prennent au
sérieux les communiqués allemands. Rien ne les en guérira mieux que la
lecture de ce _factum_ qui, pour toutes les consciences belges, sue le
mensonge par toutes les lignes. Et si, au début au moins, l'organisation
de nos ennemis a pu nous donner une inquiétante impression de leur force,
le _Livre Blanc_ nous donnera à toutes les pages la preuve de leur
perfidie et celle de leur stupidité.

C'est faire oeuvre de patriotisme que de coopérer largement à la diffusion
de cette preuve.

(_La Libre Belgique_, n° 31, juin 1915, p. 2, col. 2.)


Au printemps de 1916 a paru en Belgique un livre clandestin: _L'Armée
allemande à Louvain et le _Livre Blanc _-Traduction et réfutation de la
partie du _Livre Blanc_ relative au sac de Louvain [58]._ Cet ouvrage
reprend une à une toutes les dépositions et les réfute en les opposant les
unes aux autres ou en montrant leur contradiction avec des faits que le
premier venu peut constater à Louvain (pl. IX).

[Note 58: Ce volume va être réimprimé par les soins du Gouvernement
belge.]

Le _Livre Blanc_ ne reproduit guère, disions-nous, que des dépositions
allemandes. Pourtant l'autorité occupante fait aussi en Belgique des
enquêtes où des Belges sont entendus. Comment fonctionnent ces enquêtes,
quelques articles clandestins nous le diront:

Comment ils font les enquêtes.

Le journal catholique hollandais, _De Tijd_, rapporte que le cardinal
Mercier avait demandé, dans le courant de janvier, qu'une enquête
officielle impartiale fût ouverte sur l'accusation formulée contre des
prêtres d'avoir tiré contre les Allemands. Une commission d'officiers
a interrogé les Flamands et les Wallons au sujet des actes des
francs-tireurs; elle a dressé les procès-verbaux de dépositions en
allemand, alors que les témoins ne connaissent pas un traître mot de cette
langue, et a obligé ces derniers à les signer.

Mgr Ladeuze, principal de l'École supérieure de Louvain, interrogé sur le
point de savoir si des femmes avaient été maltraitées à Louvain, répondit
que dans les faubourgs il avait été témoin d'actes de violences commis par
des soldats. On l'arrêta aussitôt: «Vous sortez de la question, il s'agit
de Louvain et pas des faubourgs.» Et la réponse de Mgr Ladeuze ne fut pas
portée au procès-verbal.

Poursuivant, Mgr Ladeuze déclara:

--De ma maison, le jour de la destruction de Louvain, je vis deux soldats
qui faisaient feu contre l'Institut Arenberg.

--Avez-vous réellement vu?

--J'ai vu de mes yeux et j'avais à mes côtés un de mes adjoints.

--Eh bien, dit un officier, membre de la commission, cela n'avait aucune
importance.

Et l'incident ne figure pas dans la déposition.

(_La Libre Belgique_, n° 17, avril 1915, p. 3, col. 1.)


Il y a des juges à Berlin!!!

Les feuilles à la solde de l'Agence Wolff nous apprennent que le
Gouvernement impérial publiera prochainement un _Livre Blanc_ sur les
affaires de Louvain, Malines, Dinant et autres lieux, qui ont spécialement
joui des lumières enflammantes de la «Kultur» teutonne. L'Agence Wolff ne
dit pas encore aujourd'hui, mais elle dira demain que ce _Livre Blanc_ est
tout ce que l'on aura jamais pu écrire de plus impartial, de plus sincère,
de plus objectif, de plus consciencieux et de plus irréfutable. Nous
n'avons pas besoin d'en avoir lu une seule ligne pour annoncer que ce
livre nous montrera quelque chose de plus blanc que sa couverture: ce sera
l'âme candide et innocente de ces bons Teutons faussement accusés d'avoir
mis en Belgique tant de villes et de villages dans l'état où on les voit
aujourd'hui, et d'y avoir supprimé tant d'habitants qu'on n'en voit
plus. Erreur, mensonge et calomnie! Tout ce qu'on en a dit est de pure
invention: le _Livre Blanc_ le prouve et l'Agence Wolff répétera aux
quatre vents du ciel que la preuve est aussi décisive que les victoires de
l'armée allemande en Flandre, et particulièrement à l'Yser, d'après les
bulletins du grand État-major. Sur le papier cela va toujours et, comme
dit le proverbe: quand on prend du galon, on n'en saurait trop prendre.

En attendant qu'il nous soit donné de contempler la «Kultur» allemande
dans sa robe d'innocence en papier blanc, voici un petit exemple de la
simplicité ingénue avec laquelle procèdent les enquêteurs qui opèrent pour
la chancellerie impériale (département des mensonges internationaux).
Quand le moment sera venu, on mettra les noms propres à cette histoire.

Durant la première période de l'invasion, les habitants du village de X...
sont emmenés par les gens de la «Kultur» sur le territoire de la commune
de Z... où ils sont fusillés. Ce fait-divers ayant attiré l'attention des
indiscrets, les préposés au blanchissage de la «Kultur» se transportent
sur les lieux illustrés par les soldats de ladite «Kultur». Enquête,
interrogatoire des témoins, procès-verbal, le tout se passe dans les
formes protocolaires, avec une correction impeccable. Les survivants du
drame prêtent serment, parlent suivant leur conscience et signent leurs
dépositions. La «Kultur» sort de là blanche comme neige. Au bourgmestre de
X..., les enquêteurs demandent d'attester que personne n'a été fusillé sur
le territoire de sa commune: la chose est vraie et le mayeur de X... est
forcé d'en convenir. On ne lui pose pas d'autre question et le brave homme
n'a pas l'occasion d'ajouter que ses administrés emmenés à Z... n'en
sont jamais revenus et pour cause. Personne n'a été fusillé à X Et d'un!
Maintenant c'est le tour du bourgmestre de Z... «Quelqu'un de Z... a-t-il
été fusillé?--Personne.» Il n'y a rien à redire, c'est l'exacte vérité.
L'interrogatoire s'arrête là, le procès-verbal _idem_, et la «Kultur»,
lavée à blanc, réapparaît reluisante et immaculée.

Il y avait autrefois des juges à Berlin; il n'y en a plus. Il n'y reste
que des robins dignes de la cause qu'ils croient servir. La chancellerie
impériale et l'Agence Wolff ont les pourvoyeurs qui leur conviennent. Mais
il reste dans le monde des gens qui savent lire et ceux que le _Livre
Blanc_ aura un moment égarés ouvriront de grands yeux quand on pourra le
leur commenter.

(_La Libre Belgique_, n° 24, mai 1915, p. 1, col. 2.)


Ce que le «Livre Blanc» ne dira pas ou ce que les journaux muselés ne
publieront pas.

Après la déposition du journaliste américain Fox, innocentant les
Allemands, voici des témoignages de Belges. Faut-il croire que, pris
de remords au souvenir des 526 civils massacrés le 22 août à Tamines,
--uniquement pour venger la mort d'un grand nombre des leurs fauchés dans
ce village par les mitrailleuses françaises [59],--les _Gott mit uns_ ont
tenu à se laver, devant l'Europe civilisée, de ce forfait particulièrement
odieux?

[Note 59: On sait que les soldats allemands hésitèrent à tirer sur les
malheureux civils, qu'ils savaient innocents. Mais l'officier, après les
avoir sévèrement admonestés, manoeuvra lui-même la mitrailleuse. A la
conclusion de la paix, les Alliés se feront livrer ce chef de bandits,
dont le nom est connu.]

Toujours est-il qu'à Tamines ils circulent de maison en maison à l'effet
de recueillir des témoignages à décharge. Le revolver sous le nez les
Taminiens sont priés de signer un papier comme quoi ce sont les Français
qui ont mitraillé leurs concitoyens. A Jemappes, ils ont déjà usé d'un
procédé analogue, en vue de faire déclarer par les habitants que c'étaient
les Anglais qui ont brûlé leurs maisons.

Le revolver est persuasif de sa nature. Il l'emporte de beaucoup sur toute
figure de rhétorique. Si Quintilien l'avait connu, il l'aurait placé au
premier rang des moyens oratoires. Les Prussiens, gens avisés, se sont
révélés supérieurs à Quintilien. Évidemment, un témoignage obtenu par
cet engin n'a qu'une valeur relative; mais les Boches ne sont pas si
regardants. Ils envoient donc leurs procès-verbaux d'enquête au revolver,
_Comptoir du mensonge_, Wilhelmstrasse, à Berlin.

Là, le maître en truquage, Herr Otto Hammann, procède au dépouillement
et expédie à ses reptiles et aux nations neutres des communiqués dans ce
genre-ci:

«Entre autres crimes dont les Belges accusent notre brave armée, nous
citerons les mitraillades de Tamines et les incendies de Jemappes. Or,
ces atrocités sont le fait des Français, d'une part, et des Anglais,
de l'autre. Témoins les attestations suivantes, émanant de personnes
honorables de ces deux localités, recueillies sous la foi du serment,
qui vengent une fois de plus nos soldats des légendes calomnieuses
(_verleumderische Märchen_), comme dit le Freiherr von Bissing, répandues
sur leur compte. Nous tenons ces signatures à la disposition de quiconque
voudra les contrôler, car nous, hommes de la «Kultur», nous agissons au
grand soleil.»

Ah! Mgr Mercier avait bien raison de dire: Refusez toute estime à ces
gens-là.

(_La Libre Belgique_, n° 25, mai 1915, p. 4, col. 1.)

Aucune des dépositions relatées ci-dessus n'a été publiée, que nous
sachions. Par contre, en voici deux qui ont été reproduites par nos
ennemis.

Dans le n° 2 des feuillets de propagande émanant du _Bureau des deutschen
Handelstages_ (voir p. 43) figurent les lignes suivantes reproduites par
_La Soupe_ dans son n° 303, qui est consacré à la propagande allemande en
Belgique:


La propagande allemande en Belgique.

_Louvain._--Un télégramme du Gouvernement belge au Gouvernement anglais
s'exprime en ces termes: «Un corps d'armée allemand s'est retiré en fuite
sur Louvain. La garnison allemande de cette dernière ville, incertaine sur
cette affluence de fuyards, les a pris pour des Belges et a ouvert le
feu sur ses propres compatriotes. Mais afin de pallier leur erreur,
les troupes de la garnison ont prétendu que la fusillade ainsi engagée
provenait du fait des habitants.» Un récit aussi insensé ne saurait
trouver accueil auprès de toute personne impartiale. La vérité est que les
autorités belges avaient organisé le soulèvement populaire, installé des
dépôts d'armes, chaque fusil portant le nom de l'habitant auquel il était
destiné. Louvain s'était rendu, la population semblait garder une attitude
paisible. Elle fit concorder une attaque criminelle dans les rues avec une
sortie de la garnison d'Anvers. De toutes les fenêtres, de tous les toits,
la fusillade fut engagée, même avec des mitrailleuses que servaient
des étudiants. Il fallut vingt-quatre heures avant que le feu ne fût
complètement éteint.

Témoignage des Pères dominicains belges (_Kölnische Volkszeitung_):

«Dans l'après-midi du 25 août, à 5 heures, arrivèrent de nouvelles troupes
allemandes, qui furent logées dans la ville comme les précédentes,
lesquelles avaient quitté Louvain. Bientôt après, le bruit circula que les
Anglais et les Français marchaient sur la ville de deux côtés. On entendit
en même temps une canonnade et une fusillade. Quelques coups de feu isolés
furent déjà tirés des maisons sur les soldats, et en conséquence, ceux-ci
se trouvaient rassemblés sous les armes à 7h 30 du soir. Les citoyens
commencèrent alors à tirer en grand nombre des maisons sur les Allemands.
Ceux-ci ripostèrent par une fusillade et le feu des mitrailleuses. Le
combat se prolongea toute la nuit. Déjà des maisons étaient en flammes,
principalement dans la rue de la gare. Chaque individu se montrant à la
fenêtre servait immédiatement de cible aux coups de feu. On se saisit de
nouveau des otages pour les conduire à l'Hôtel de Ville. Parmi eux se
trouvaient Mgr Coenraets, vice-recteur de l'Université, le sous-prieur des
Dominicains et encore deux prêtres. De l'Hôtel de Ville, ces otages furent
conduits sous escorte par les rues de la ville, afin d'exhorter les
habitants au calme, par des discours en français et en flamand, aux
différents carrefours. Cela dura jusqu'à 4 heures du matin, et pendant ce
temps le feu continua à être dirigé des maisons. Les soldats y répondaient
et les incendies augmentèrent. Le mercredi à midi, les otages furent
conduits de nouveau par les rues, annonçant dans les deux langues qu'ils
allaient être eux-mêmes fusillés, si la résistance ne cessait pas. Vains
efforts, le feu ne fut même pas interrompu pendant cette promenade, et
même on tira sur les soldats qui accompagnaient les otages, ainsi que sur
le médecin. Ces scènes honteuses se prolongèrent pendant toute la nuit
jusqu'au jeudi.»

Le magnifique Hôtel de Ville fut épargné par les troupes allemandes; de
même, dans la mesure du possible, l'église Saint-Pierre, bien qu'on y
eût trouvé un dépôt d'armes. Seule, la toiture de cette église a été
endommagée. Th. Wolff écrit dans le _Berliner Tageblatt_: «Impossible de
garantir une sûreté complète, si l'autel de Van Dyck sert à cacher des
assassins.»

(_La Soupe_, n° 303.)

L'autre témoignage publié se rapporte également à Louvain. Nous l'avons
connu par une brochure de propagande: _Die Wahrheit über den Krieg (La
Vérité au sujet de la guerre)_. La soi-disant déclaration de Mgr Coenraets
a été reproduite par _La Soupe_, qui y a ajouté le démenti formel de
l'intéressé:


La sincérité allemande.

Les Allemands ont fait grand bruit autour d'une prétendue déposition faite
par Mgr Coenraets, vice-recteur de l'Université de Louvain, qui fut otage
à Louvain.

Voici le récit que lui attribuent les Allemands. Il est traduit de _Die
Wahrheit über den Krieg (La Vérité au sujet de la guerre)_ (E.S. Mittler
und Sohn, Berlin, 1914. 2e édition, 20 sept. 1914, p. 66).

«Quand j'entrai en fonctions le 25 août, l'après-midi, on commença à tirer
formidablement sur les troupes allemandes. Ce n'étaient pas des troupes
régulières qui tiraient puisqu'il n'y avait plus de soldats belges à
Louvain.

«Comme nous étions perplexes et effrayés dans la chambre, un officier
supérieur allemand entra, nous déclarant qu'une conjuration avait dû être
préparée. Quand vers le soir le tir cessa, nous nous promenâmes rue de la
Station pour recommander le calme aux habitants. Le père Dillon parla en
flamand, le sénateur Orban de Xivry en français. Nous retournâmes alors à
l'Hôtel de Ville et allâmes nous coucher.

«Le lendemain matin on nous conduisit à la gare pour nous loger dans des
wagons de chemin de fer. Dans la salle d'attente les officiers allemands
préparaient une proclamation qui devait être lue en ville; voici ce
qu'elle disait:

«Nous avons de vous des otages. Si un seul coup est encore tiré, nous «les
fusillons. La ville sera punie et nous exigerons une contribution de «20
millions de francs.»

«Nous avons parcouru la ville avec cette proclamation. Le père Dillon l'a
lue quarante à cinquante fois; à côté de nous deux officiers tenaient leur
revolver sur nous, prêts à tirer. Vingt fantassins allemands suivaient,
des soeurs de charité se joignirent au cortège.

«Des femmes, des enfants, des hommes pleuraient autour de nous, levant les
bras et criant qu'ils feraient tout pour nous sauver de la mort. Pendant
que nous lisions la proclamation au coin de la rue Frédéric Lints des
coups furent de nouveau tirés sur les Allemands. Nous avons ainsi parcouru
les rues pendant cinq heures en lisant la proclamation.

«Puis je demandai de pouvoir aller à la maison, le temps de mes fonctions
étant écoulé. Un médecin-major allemand, le Dr Berghausen, de Cologne,
s'offrit généreusement à me reconduire. C'est à lui que je dois la vie.

«Nous étions déjà arrivés rue Léopold, quand un coup éclata de la rue
Marché-aux-Grains. Aussitôt des soldats allemands s'apprêtent de l'autre
côté à tirer sur moi. Mon compagnon se précipite devant moi, me couvre de
son corps, et je suis sauvé.»


UN DÉMENTI DE Mgr COENRAETS

_La Métropole_ (paraissant à Londres) du 8 avril 1915:

Il est bon que nous mettions sous les yeux de nos lecteurs la lettre que
le vice-recteur de l'Université de Louvain a adressée au _Tijd_ en réponse
à l'accusation allemande au sujet de prétendus francs-tireurs:

«Je vous autorise à publier ce qui suit: Jamais je n'ai fait un récit à
la _Rheinisch-Westfülische Zeitung_; on ne me l'a jamais demandé; je n'ai
jamais vu aucun reporter de ce journal et--faut-il l'ajouter?--je n'ai
jamais rien dit de ce qu'on ose écrire dans cette feuille.

«Il y a quelques mois, d'autres journaux ont publié des informations de ce
genre. J'ai fait alors insérer dans des journaux belges et hollandais le
démenti suivant:

«Des journaux induisent leurs lecteurs en erreur en disant que, suivant
mon témoignage, des civils de Louvain auraient tiré sur des soldats
allemands. Vous me permettrez à ce propos de déclarer publiquement et
avec énergie par la présente que j'ignore totalement de qui venaient les
premiers coups de feu, que j'entendis de loin seulement et qui n'étaient
certainement pas dirigés sur les soldats qui m'accompagnaient. Je n'ai
aucune connaissance d'un seul coup de fusil tiré par un seul civil de
Louvain.»

(s) E. COENRAETS,
 _Vice-Recteur_.

(_La Soupe_, n° 287.)

A côté des enquêtes officielles, il y a eu en Belgique des instructions
ouvertes par des délégués ecclésiastiques. Les deux plus connues ont été
faites par l'Association de prêtres rhénans, _Pax_ et par l'Association
sacerdotale de Vienne. M. Julius Bachem, directeur du principal journal
catholique de l'ouest de l'Allemagne, _Kölnische Volkszeitung_, exposa le
résultat de l'enquête _Pax_ dans un travail sur la situation religieuse en
Belgique. Voici le début d'un article de _La Libre Belgique:_


Lettre ouverte à quelques «Kulturés».

Vous vous êtes ingéniés, Messieurs de la «Kultur», à condenser dans le
tome d'avril de la _Süddeutsche Monatshefte_, tout ce qu'en deux cents
pages on peut mettre d'inexactitudes, de mensonges et d'injures au sujet
de la Belgique et des Belges. Permettez-nous cependant de trouver dans ce
fumier une perle: l'aveu de Herr Doctor Julius Bachem de Cologne. Vous
démontrez longuement, Herr Doctor (p. 31 et suiv.), qu'il n'y a jamais eu
de francs-tireurs parmi les prêtres belges, contrairement aux affirmations
des journaux officieux comme la _Frankfurter Zeitung_. Vous concluez
(p. 36) que toutes les accusations répandues «sont absolument fausses,
produites par une imagination en délire». Ainsi donc, Herr Doctor, votre
_Kaiser mentait_, quand il écrivait au président Wilson cette lettre,
monument de cynisme impérial, qui affirmait que «les femmes, enfants et
prêtres» massacraient ses soldats. Vous ne démentez qu'en ce qui concerne
le clergé, mais convenez, Herr Doctor, que les pauvres innocents qui
s'appellent Marcel Bovy (âgé de cinq ans), Edmond Gustin (trois ans),
Joseph Dupont (huit ans), Félix Fivet (trois semaines), Claire Stuvay
(deux ans et demi), Jean Rodrigue (six mois), etc., et qui figurent sur
la liste officielle, établie sous le contrôle allemand, des 594 Dinantais
massacrés,--avouez que ces petits martyrs ne pouvaient être des
francs-tireurs. Sans doute, Herr Doctor (p. 33), «la masse entière du
peuple belge est animée de sentiments peu amicaux pour l'Allemagne»; sans
doute (p. 37), «la haine pour les Allemands domine tout». Mais vous vous
trompez grossièrement en ajoutant que ces sentiments changeront avec
le temps. Non, sept millions de fois non! Ayant semé la haine, vous
récolterez la haine--une haine vigoureuse qui ne désarmera jamais, parce
qu'elle ne procède pas seulement de l'amour des siens, mais aussi du
mépris brûlant que tout honnête homme doit éprouver pour votre race de
bandits, dont le chef, vous le démontrez admirablement, Herr Doctor Julius
Bachem, non content d'assassiner, se fait un piédestal des cadavres de
ses victimes pour mieux les insulter...

(_La Libre Belgique_, n° 26, juin
1915, p. 4, col. 1.)


Au sujet de l'enquête ouverte par l'Association sacerdotale de Vienne, _La
Libre Belgique_ reproduit en son n° 51 (novembre 1915) les conclusions
du rapport bien connu du T.R.M. Aloijsius van den Bergh, Hollandais
d'origine, mais naturalisé autrichien [60].

[Note 60: Voir _Cahiers documentaires_, 31, 32, 35, 36.]

Nous avons dit plus haut un mot d'une enquête dont les résultats ont fait
l'objet du livre intitulé _La Presse allemande et le Catholicisme_ (p.
39). Une autre enquête, par des Alliés de la Belgique, fut faite à Londres
sous la présidence du vicomte Bryce. Les autorités allemandes récusent
naturellement ses témoignages.


Les audaces du chancelier.

Dans son dernier discours au Reichstag, M. von Bethmann-Hollweg a osé
parler en ces termes des atrocités commises en août et en septembre 1914 à
Louvain, Dinant, Andenne, Tamines. Aerschot, etc., par les soldats et les
officiers de la «Kultur»:

«Le Gouvernement britannique ose publier un document contenant des
dépositions de témoins, dont il ne fournit pas les noms, relativement _aux
prétendues cruautés_ commises en Belgique, _cruautés si monstrueuses qu'il
n'y a que des cerveaux de fous qui puissent y ajouter foi._» Le plus
éminent des hommes d'Etat modernes, d'après le professeur berlinois
Lasson, a encore effrontément menti en prononçant les paroles ci-dessus.

Comme chef du service administratif politique de l'Empire, il a eu
certainement connaissance des enquêtes faites par les Allemands eux-mêmes
en Belgique, depuis que les faits odieux reprochés aux Allemands se sont
passés. Entre autres enquêtes, il y en eut une, faite en novembre 1914,
sur les lieux à Louvain, par M. von Bissing lui-même, et où le gouverneur
général de Belgique fut piloté longuement par le professeur Nerinckx, le
dévoué faisant fonction de bourgmestre louvaniste.

Des témoins nombreux ont assisté à distance aux pourparlers de M. von
Bissing et de M. Nerinckx, et ont pu voir que le gouverneur temporaire de
la Belgique ne paraissait nullement fier des agissements des détracteurs
de la cité universitaire.

D'autres personnages importants ont également passé par Louvain depuis dix
mois. Le chancelier n'a pu ignorer l'impression qu'ils ont ressentie et
les rapports qu'ils ont faits de leur visite. Il doit donc être bien
convaincu de la réalité des horreurs commises par l'armée envahissante;
elles dépassent, en effet, ce que peut concevoir un cerveau bien
équilibré. Sous ce rapport, M. von Bethmann n'a pas exagéré la vérité.
Mais il nie ces horreurs dans l'intérêt de la Grande Allemagne. Comme
il l'a proclamé lui-même, au 4 août 1914, dans une séance à jamais
historique: «Nécessité ne connaît pas de loi. Quand on lutte pour un bien
suprême, _on s'arrange comme on peut_.»

M. le chancelier reste fidèle à ses principes. Cela lui est très facile,
puisque ces principes sont d'une élasticité vraiment idéale. Ils sont
l'élasticité même.

HELBÉ.
(_La Libre Belgique_, n° 29, juin 1915, p. 1, col. 1.)


Résumons. Les témoignages belges produits devant les commissions
allemandes officielles sont soit écartés, soit falsifiés; les témoignages
produits devant des commissions non officielles, allemandes ou
autrichiennes, sont passés sous silence par l'autorité; les témoignages
recueillis par les Alliés sont déclarés apocryphes. Que nous restait-il à
faire? Provoquer une enquête dont les résultats ne pussent être révoqués
par personne, c'est-à-dire une enquête poursuivie contradictoirement par
des Allemands et par des Belges, en nombre égal, sous la présidence d'un
neutre; elle a été offerte une dizaine de fois à l'Allemagne; en dernier
lieu, en mars 1916, par l'auteur de ce livre, s'adressant aux 93
signataires de l'_Appel aux Intellectuels_. Le refus opposé par les
Allemands à un examen loyal et impartial des crimes commis en Belgique, en
dit long sur leur sincérité. N'insistons pas.

Non contents de s'esquiver courageusement chaque fois qu'on leur propose
une enquête honnête, ils continuent à lancer sans répit leurs accusations
contre notre population civile. En voici encore deux exemples.

D'abord un articulet de _L'Ami de l'Ordre_, commenté par _L'Echo belge_:


On peut lire dans un journal imprimé en Belgique la petite infamie que
voici:

«Henri Collin, cocher à Givet, a participé aux combats près de Givet
en qualité de franc-tireur. Il a fait le coup de feu sur les soldats
allemands au moyen d'un fusil militaire français. Le tribunal l'a condamné
à cinq ans de travaux forcés.»

A cela, deux mots de réponse: si, vraiment, Henri Collin avait tiré sur
des soldats allemands, le tribunal l'eût condamné à mort. Il y a eu des
précédents. Il n'y a pas d'exemple, dans les annales judiciaires en
Belgique, depuis l'Invasion, d'une telle générosité dans l'application
d'une peine. Cinq ans de prison pour avoir tiré sur des soldats boches,
c'est pour rien, quand on sait la sévérité de nos ennemis pour ce genre
de délit. On voit par là, cependant, que les Teutons essaient toujours
d'accréditer la légende des «frank-tireurs». Seulement, ça ne prend pas.
Nous savons à quoi nous en tenir...

(_L'Écho belge_, 17 février 1916, p. 1, col. 5.)


Puis un article de _Libre Belgique:_


Un écrivain averti et consciencieux.

On sait que les notabilités catholiques d'Allemagne ont chargé le
professeur Rosenberg de Paderborn, de répondre au livre français: _La
Guerre allemande et le Catholicisme_, de Mgr Baudrillart, qui a attaqué
«méchamment et injustement» l'Allemagne et son armée.

L'écrivain allemand, qualifié par ses compatriotes d'«homme qui a mis au
service de la vérité une conscience scrupuleuse et la stricte observation
des règles scientifiques», s'appuie--avec la plus naïve bonne foi--sur une
série de rapports «officiels» mensongers et de dépositions sous serment,
où le ridicule le dispute à la fausseté. Le digne homme part de cette idée
que «le Gouvernement belge a organisé la guerre des francs-tireurs». C'est
le _leitmotiv_ de sa «Réponse». Cela suffit pour nous fixer sur la valeur
de cet écrit. Il admet comme article de foi cette affirmation du
ministre des Affaires étrangères de Berlin, à savoir que «sur les lignes
principales de la marche en avant des Allemands, _la population civile de
toutes les classes, de tout âge et de tout sexe a pris part à la lutte
avec la plus grande fureur et le plus grand acharnement_» (p. 70).
Accepter tout cela sans la moindre défiance, et tabler là-dessus, c'est ce
que les Allemands appellent «mettre au service de la vérité une conscience
scrupuleuse et la stricte observation des règles scientifiques». Faut-il
rire ou pleurer?

Dans des lettres supérieurement écrites, S. Ém. le Cardinal de Malines
et les évêques de Liège, Namur et Tournai ont mis à néant ces calomnies
tudesques et vengé l'honneur du nom belge; Néanmoins, nous voulons donner
ci-après un spécimen de la documentation du docte et consciencieux
professeur Rosenberg.

Un maréchal des logis allemand dépose que le 25 août 1914 il fut, étant
blessé, transporté au couvent de Champion. «A la pointe du jour, dit-il,
dans une maison juste en face de l'entrée principale du couvent et habitée
par un ecclésiastique, nous trouvâmes environ quarante caisses de dynamite
et près de trente caisses de cartouches de fusil.» (Ceci pour prouver la
participation du clergé belge à la guerre des francs-tireurs [p. 66].)
Le témoin ajoute: «J'ai assisté moi-même à la constatation, par un
artificier, du nombre et du contenu de ces pièces.»

Dans une note très étendue que Mgr. Heylen a remise, il y a quelques
semaines, à S. Exc. von Bissing (et que Son Excellence cachera
soigneusement), il réfute toutes les accusations se rapportant à son
diocèse (Champion relève de Namur):

«Sur quoi reposent les accusations relatives à Champion? écrit l'évêque.
Sur l'affirmation du sergent Evers, du feldwebel Schulze et de quelques
grenadiers. Elles remplissent deux pages du _Livre Blanc_.

«Si, au lieu d'accepter naïvement ces puérilités, le général allemand
avait ordonné une enquête, il aurait découvert que ces prétendues caisses
_de_ dynamite n'étaient que des caisses _à_ dynamite, vides, que le génie
belge avait abandonnées en plein air contre la façade de l'aumônerie, où
il avait établi un bureau[61]. Ces caisses avaient été manipulées par les
Allemands dès le dimanche (23 août). Et c'est le mardi seulement qu'on
s'en émeut, au cours de la fusillade.

[Note 61: Il faut pardonner aux Teutons, qui ignorent les finesses de
la langue, de confondre le sens des prépositions _de_ et _à_: _boîte de
sardines_ et _boîtes à sardines_; _tasse de thé_ et _tasse à thé_. etc.
Pas toujours cependant, car le plus épais d'entre eux sait parfaitement
distinguer entre bouteille de champagne et bouteille à champagne, entre
boîte de saucissons et boîte à saucissons, etc.]

«Quant aux caisses de cartouches, elles avaient été de même abandonnées
par l'armée belge, non pas dans la maison de l'aumônier,--comme le dit le
véridique témoin boche,--mais dans une habitation fort éloignée.»

Pas de commentaires, n'est-ce pas?

Cet exemple, ajouté à celui plus typique encore, que tous nos lecteurs
auront remarqué dans l'annexe de la lettre des évêques, au sujet
des attentats sur les religieuses, donne une idée de la «conscience
scrupuleuse» de M. Rosenberg et de la valeur des «règles scientifiques»
qu'il a «strictement» observées!

MASTIX.
(_La Libre Belgique_, n° 62, février 1916, p. 3, col. 1.)

On pourrait aligner indéfiniment les actes de mauvaise foi des Allemands
en matière d'enquête; montrer que jamais une instruction faite par eux n'a
été publiée sans avoir subi d'abord une falsification soignée, et qu'ils
ont repoussé indistinctement toutes les enquêtes bilatérales qui leur
étaient proposées. Mais à quoi bon? Les nations civilisées savent à quoi
s'en tenir sur les francs-tireurs. Si même, au moment de l'invasion de
la Belgique, elles avaient peut-être quelques doutes sur la conduite des
Belges, elles ont dû être édifiées quand les Allemands, en novembre 1916,
essayèrent de justifier exactement de la même manière les atrocités
commises contre les Roumains (voir _Norddeutsche Allgemeine Zeitung_, 19
novembre 1916, 2'e édition). On se rappellera aussi que l'Allemagne traite
de francs-tireurs les navires marchands qui tentent de résister à ses
sous-marins, et que c'est sous ce prétexte que le capitaine Fryatt a été
fusillé. D'ailleurs, lors des premiers raids aériens sur l'Angleterre, nos
ennemis se sont plaints véhémentement de ce que des coups de fusil eussent
été tirés contre les zeppelins.

Il y a là une conception pour le moins abusive qui doit disparaître du
droit des gens: celle du caractère sacré de l'armée et de ses membres.
Comment! parce qu'un navire ou un ballon fait partie des forces
militaires, il devient par cela même inviolable, et quelques horreurs
qu'il plaise à son équipage de commettre, aucun civil, même directement
attaqué, ne peut lui résister? Nous avons vu en Belgique ce qui arrive,
quand un non-militaire a la témérité de s'opposer à une brute revêtue d'un
uniforme. Les lignes suivantes sont extraites de L.-H. GRONDIJS, _Les
Allemands en Belgique: Louvain et Aerschot_, page 35 (Berger-Levrault,
éditeurs, 1915):


Le village de Linden a été incendié parce qu'un habitant a tué un soldat
allemand. Celui-ci, en compagnie d'un autre, avait violé une jeune fille,
après avoir attaché ses parents à des chaises. Le père se dégagea de ses
liens et tua l'un des agresseurs. Les officiers allemands ordonnèrent de
mettre le feu aux maisons, et les parents de la jeune fille, de nouveau
attachés à des meubles, périrent dans les flammes.....


Les articles de M. Grondijs ont paru d'abord dans le _Nieuwe_
_Rotterdamsche Courant_. Nous avions lu à Bruxelles le récit ci-dessus
dans le numéro du soir du 7 septembre 1914, vendu avec l'autorisation de
la censure allemande.

_d) Nécessité de l'intimidation._

«Ne valait-il pas mieux, disent encore les Allemands, terroriser les
Belges tout au début de la guerre? Nous leur avons montré, par quelques
échantillons de notre savoir-faire, à quoi ils s'exposeraient s'ils nous
attaquaient, et nous leur avons épargné ainsi de plus grands malheurs.
Bref, c'est pour leur bien que nous les avons massacrés et que nous avons
fait flamber leurs villes et leurs villages.» Nos journaux clandestins
ont fait mieux que de discuter ces déclarations: il leur a suffi de les
reproduire textuellement pour en faire toucher toute l'horreur. _La
Soupe_, dans son n° 213, et _Le Belge_, dans ses no 2 et 3, ont publié
la traduction française de l'article de M. Walter Bloem dans _Kölnische
Zeitung_ du 10 juin 1915[62]. C'est un article qui deviendra classique
comme un exemple frappant d'une déformation professionnelle conduisant à
l'inhumanité cyniquement préméditée. Il est bon de dire que M. W. Bloem,
un littérateur connu, est capitaine dans l'armée allemande et adjudant de
M. le gouverneur général von Bissing. Il peut donc s'exprimer avec clarté
et il sait ce qu'il veut dire. Il nous suffira de citer un passage de son
article, celui dans lequel il justifie le principe d'après lequel, pour la
faute d'un seul, toute la collectivité doit être punie.

[Note 62: Voir _Comment les Belges résistent_..., p. 232.]

Ce principe peut paraître dur et cruel, mais il est d'application
constante dans l'histoire des guerres anciennes et modernes, et «reconnu»
pour autant que l'on puisse employer ce terme. De plus, il trouve sa
justification dans une théorie de la terrorisation. Les innocents doivent
payer avec les coupables, et, si ceux-ci ne sont pas découverts, ils
doivent payer pour eux, non pas tant parce qu'un attentat a été commis,
mais pour qu'il n'en soit plus commis dans la suite.

Tout incendie de village, toute fusillade d'otages, tout massacre partiel
(_Dezimierung_) de la population d'un village dont les habitants ont pris
les armes contre nous, ce sont là beaucoup moins des actes de vengeance
que des avertissements pour la partie du pays qui n'est pas encore
occupée.

Et il n'y a pas à en douter: les incendies de Battice, Herve, Louvain,
Dinant, ont servi d'avertissement. Les incendies auxquels nous avons
été contraints, les effusions de sang des premiers jours de guerre ont
préservé les grandes villes belges de la tentation d'attaquer les faibles
garnisons que nous pouvions y laisser.

Y a-t-il au monde un homme qui s'imagine que la capitale de la Belgique
nous aurait permis de régner chez elle comme si nous étions dans notre
propre pays, si notre vengeance ne l'avait fait trembler alors et
maintenant?

(_Le Belge_, n° 3, septembre 1915, p. 6.)


Dans son laborieux exposé, _La Belgique sous l'administration allemande_
(dans le numéro d'avril de _Süddeutsche Monatsheste_), M. le baron F.-W.
von Bissing, professeur à l'Université de Munich, fils du gouverneur
général en Belgique, a soutenu la même idée. «J'ai entendu dire à
plusieurs reprises à Bruxelles: L'incendie de Louvain nous a épargné un
malheur semblable qui aurait eu des suites plus terribles encore[63].»

[Note 63: La traduction intégrale de ce travail a paru dans le n° 344
de _La Soupe_. Voir aussi _Comment les Belges résistent_..., p. 409.]


Voilà qui s'appelle parler: le massacre de 5.000 hommes, enfants, femmes
et vieillards, l'incendie d'une bonne vingtaine de milliers de maisons,
n'ont été faits qu'en guise d'avertissement!

On croirait peut-être qu'ils ont renoncé à la manière forte, au moins
dans la Belgique occupée. Erreur! La violence est trop intimement ancrée
dans leur mentalité! Ainsi ils ont menacé les villes belges de mettre
des notables comme otages dans les locaux occupés par les autorités
allemandes. A Anvers ils ont mis à exécution leur menace: en octobre 1916,
quatre échevins, MM. Aelbrecht, Cools, Franck et Strauss, sont obligés de
rester de 19 heures à 7 heures dans les hôtels qu'occupent les Allemands,
l'hôtel Saint-Antoine et le Grand Hôtel. Voilà les aviateurs alliés
avertis.

       *       *       *       *       *

On voit par les exemples des pages précédentes, que les prohibés belges,
et notamment _La Soupe_ reproduisent volontiers pour la propagande
anti-allemande les ouvrages destinés à la propagande allemande. Ce mode
d'activité de notre presse clandestine est généralement ignoré au dehors.

Nous ne pourrions mieux terminer le chapitre relatif à la férocité
allemande qu'en copiant quelques passages d'une «lettre ouverte» publiée
par _La Soupe_:


Lettre ouverte d'une mère belge à l'Impératrice allemande.

MADAME,

Je lis dans les journaux que votre fils Joachim est rentré blessé à
Berlin, que vous vous êtes rendue à sa rencontre et... que vous avez
contemplé avec orgueil la Croix de fer fixée sur sa poitrine.

Moi aussi, Madame, j'ai un fils à l'armée; il fut blessé comme le vôtre,
mais on ne me l'a pas envoyé. Je n'ai pu l'avoir chez moi. J'ai même passé
trois semaines à prier pour lui, dans l'ignorance de son sort.

Il ne s'est pas battu, Dieu merci, sous le même drapeau que le prince
Joachim, mais, femme et mère, je comprends la joie que vous avez éprouvée
de voir votre fils vivant. Je ne ressens d'ailleurs aucune amertume contre
vos soldats qui ont blessé le mien sur le champ de bataille; c'est la
fortune de la guerre. Seulement, je songe que c'est dans la pauvre
Belgique que votre fils a combattu et sans doute commandé. C'est ici, au
milieu d'une soldatesque livrée aux rapines, aux assassinats, au délire
des horreurs les plus bestiales, qu'il aurait mérité sa Croix de
fer!.......

Alors, Madame, vous seriez-vous sentie, en le regardant, aussi mère qu'on
le dit? Aucune arrière-pensée ne vous aurait-elle troublée? Et, à moins
que vous n'ignoriez tout de l'horrible ruée des bêtes d'enfer, parmi
lesquelles a commandé et combattu le prince Joachim, vous êtes-vous bien
assurée que sa Croix de fer ne porte aucune souillure, qu'elle honore des
actes de soldat et ne peut couvrir aucune part de la responsabilité dans
les forfaits dont ma patrie est victime de la part des vôtres?

...Je n'envie point votre fierté, Madame, vis-à-vis de votre fils rentrant
des régions saccagées de Visé, Dinant, Aerschot, Louvain, Termonde...

(_La Soupe_, n° 318.)



B. LA FOURBERIE


C'est certainement l'amour du mensonge qui anime les Allemands, car
souvent ils mentent sans nécessité, pour le plaisir. On ne voit pas, par
exemple, la raison pour laquelle _Illustrierter Kriegskurier_ dit que
les marins allemands entrent à Anvers plutôt qu'à Bruxelles (p. 48) ni
pourquoi. _Die Woche_ nous montre des otages à Woluwe, près de Bruxelles,
où il n'y en a jamais eu (p. 47 et pl. XI).

Nous ne relèverons parmi les articles consacrés à la fausseté allemande
que ceux qui se rapportent à l'origine de la guerre et à la violation de
la neutralité belge:


I. Qui a déchaîné la guerre?


Tout commentaire serait superflu: il n'y a plus personne au monde dont
l'opinion ne soit faite.

Nos périodiques clandestins avaient une besogne fort ardue, puisque aucune
publication pouvant éclairer la Belgique n'y était admise et que nous
devions donc les obtenir par fraude. _La Soupe_ a publié _La dernière
entrevue de Sir E. Goschen avec le chancelier_ (no 6), des extraits du
_Livre Bleu_ anglais (n° 7), du _Livre Jaune_ français (n° 8), etc.

Copions, pour montrer le ton de nos clandestins, un article dans _Le
Belge_:


Un menteur.

Avec le tact surprenant qui les distingue, les Allemands ont tenu à nous
fournir la preuve de leur audacieuse duplicité. Sur tous nos murs, en
longues colonnes, a été affiché le discours prononcé à la rentrée du
Reichstag par le chancelier de l'Empire. La foule passe et ne lit
guère; ou bien elle hausse les épaules à la lecture de ces impudentes
contre-vérités.

M. de Bethmann-Hollweg n'a certes pas improvisé.

Depuis un an tout entier, il prépare sa harangue et s'attache à la rédiger
de façon à faire oublier les premiers aveux échappés à son émotion. Il
polit ses mensonges. Persuader à l'Allemagne qu'elle a été attaquée et
qu'elle se défend est chose facile; elle ne demande qu'à le croire. On
n'en est pas avec elle à une fausseté de plus ou de moins. Pour les
autres, c'est différent, et Sir Edward Grey, imprudemment accusé, a donné
au chancelier impérial un de ses démentis cruels dans lesquels il excelle
et qui lui sont rendus faciles par les documents dont ses mains sont
remplies.

Avec des pièces, des dates, des faits irréfutables, il a fait crouler le
laborieux échafaudage de M. de Bethmann-Hollweg; il a montré comment,
depuis des années, l'Allemagne tentait de _rouler_ l'Angleterre et de lui
lier les bras pendant que l'on tomberait sur la France, contre laquelle on
montait un mauvais coup. Le piège était trop visible; l'Angleterre n'était
pas assez naïve pour s'y laisser prendre. A ce démenti cinglant, le
chancelier a tenté de faire répliquer par son officieuse _Gazette de
l'Allemagne du Nord_. Sir Edward Grey a de nouveau riposté par des papiers
diplomatiques qui n'ont plus laissé le moindre doute sur la rouerie et
sur la suffisance des diplomates allemands. A présent, la lumière
est éblouissante. Dans les pays neutres les plus bienveillants pour
l'Allemagne, on est forcé d'en convenir; M. de Bethmann-Hollweg a une
presse déplorable.

Mais avant Sir Edward Grey, notre si clairvoyant et si distingué ministre
à Berlin, le baron Beyens, dans son admirable note sur La _Semaine
tragique_, avait montré ce qu'il fallait penser des affirmations de M. de
Bethmann-Hollweg et du rôle pitoyable qu'il a joué dans toute la crise qui
a précipité la guerre. Nous le citons:

«Le samedi 1er août, dans l'après-midi, MM. de Jagow, ministre des
Affaires étrangères, et Zimmermann, sous-secrétaire d'État (_je le tiens
de ce dernier_), coururent chez le chancelier et chez l'Empereur afin
d'obtenir que l'ordre de mobilisation ne fût pas lancé encore et que Sa
Majesté attendît jusqu'au jour suivant... Leurs efforts se brisèrent
contre l'opposition irréductible du ministre de la Guerre et des chefs de
l'armée... L'ordre de mobilisation de l'armée et de la flotte fut donné à
5 heures de l'après-midi.»

Le chancelier, chef responsable de la politique, et ses deux principaux
collaborateurs étaient donc mis en échec par les généraux et sans crédit
devant l'Empereur qui, sourd à leurs appels, déchaînait sur le monde la
plus effroyable des calamités qui l'aient jamais désolé.

A ce moment, terrifié, désolé, M. de Bethmann-Hollweg ne savait comment se
justifier; l'ultimatum de l'Angleterre d'avoir à respecter la Belgique le
rendit presque fou.

On sait quels incohérents propos il tint alors à l'ambassadeur Goschen.

Depuis, il s'est ressaisi. Il a cru se tirer d'affaire en mentant; il
mentira toujours de plus en plus, entassant les faussetés les unes sur les
autres.--C'est fatal.

Le _Livre Blanc_ dans lequel il a rassemblé les pièces relatives à la
crise de juillet 1914, révélait déjà sa mentalité et sa méthode. Il y
procédait, on l'a bien dit, par _omissions méthodiques_. Affirmations sans
preuves ou contraires à la vérité, non datées, volontairement dérangées de
leur ordre chronologique pour amener la confusion, suppression des pièces
principales, les seules qui eussent été probantes, parce qu'elles auraient
établi les origines réelles de la guerre et les excitations parties de
Berlin, on y trouve tous les trucs employés, en les perfectionnant, par M.
de Bethmann-Hollweg dans son dernier discours.

Feuilletez le _Livre Blanc_ par exemple, et vous n'y trouverez pas la
réponse de la Belgique à l'ultimatum allemand. Jamais l'Allemagne n'en a
connu la teneur. Quand le général von Arnim entra à Bruxelles, il déclara
à M. le bourgmestre Max que nous n'avions pas daigné répondre à l'Empereur
et que nous avions, en traîtres, arrêté l'armée allemande s'avançant dans
un pays qui avait caché ses intentions de lui barrer le passage.

Et voilà ce que vaut la parole du chancelier.

Mais à son maître qui n'a rien voulu entendre, à lui qui n'a rien osé
dire, la postérité imprimera un ineffaçable stigmate. Criminel maître,
complice le valet, qu'ils soient tous deux maudits, châtiés, flétris
jusqu'à la troisième génération pour tout le sang dont ils ont inondé
l'Europe!

(_Le Belge_, n° 3, septembre 1915, p. 1.)


2. La violation de la neutralité belge.


Ceci est un point auquel les Belges sont fort sensibles, autant, sinon
plus, qu'aux «représailles contre les francs-tireurs».

A diverses reprises, l'Allemagne a fait répandre en Belgique des brochures
destinées à montrer que, même en l'absence des fameuses _Conventions
anglo-belges_ elle avait le droit et le devoir d'envahir la Belgique. Nos
prohibés ont répondu à ces libelles. Mais comme il serait trop long de
reproduire ceux-ci, il n'y aurait pas grand intérêt pour le lecteur à
posséder les ripostes belges. Un mot seulement.

La première brochure émanait d'un religieux allemand de Chicago. Elle
voulait démontrer que la parole du chancelier «_Not kennt kein Gebol_»
(nécessité ne connaît pas de loi), était parfaitement justifiée, puisque
l'Allemagne était en état de légitime défense. Le n° 9 de _La Libre
Belgique_ (mars 1915) combat cette curieuse théorie; il montre la
différence entre une personne morale et une personne physique.

Puis vint l'article de dom MORIN, un bénédictin français établi à Munich
depuis huit ans: _Appel à la foi et au bon sens des catholiques belges_.
Cet appel parut dans _L'Information_, une feuille de choucroute, comme on
dit à Bruxelles, rédigée par des Allemands. On le réimprima ensuite en une
brochure qui fut vendue--comble de perfidie--au profit des pauvres
des environs de l'abbaye de Maredsous, siège du principal couvent de
bénédictins en Belgique. Non content de déclarer que les Belges ont eu
tort de s'opposer à la nation allemande, si morale, si religieuse et si
forte, il ose ajouter que les Belges continuent leur mauvaise action en
résistant à l'autorité occupante. _La Libre Belgique_ a répondu dans son
n° 50 (octobre J 915).

Le plus considérable de ces ouvrages est celui de M. Fritz NORDEN: _La
Belgique neutre et l'Allemagne, d'après les hommes d'État et les juristes
belges_. Celui-ci avait la prétention de nous faire croire que la Belgique
avait de sa neutralité une conception fausse; qu'elle n'avait pas le droit
de défendre par les armes sa soi-disant inviolabilité [64]. _Le Belge_
consacre huit pages à la discussion de cette théorie, dans le supplément à
son n° 4 (septembre 1915). _La Libre Belgique_ la passe au crible dans son
n° 49 (octobre 1915). Elle examine dans le même numéro la personnalité de
l'auteur:

[Note 64: Les idées de M. Norden sont discutées dans le dernier livre
de WAXWEILER, _Le Procès de la neutralité belge_.]


Une saleté.

Il s'appelle Fritz comme les neuf dixièmes des Boches. Mais ce qui
karactérise ce Fritz-là, c'est qu'il est Norden. Et ce Fritz Norden est un
type à peu près unique en son genre. Au lieu de vendre des fourrures comme
ses parents, ce gros garçon a voulu s'élever d'un kran: il est avokat.

Parfaitement.. .

Avokat à la Cour d'appel de Bruxelles. En effet, on a eu la faiblesse
d'admettre au stage, au serment et d'inscrire au tableau de l'Ordre
quelques étrangers et notamment ce juif d'outre-Rhin.

Encore une réforme qui s'imposera après la guerre.


* * *


Avant la guerre, on le blaguait volontiers, car il était de ceux qu'on
faisait aisément monter à l'arbre. Quand éclata la guerre, la plupart
des confrères ne le regardaient plus, et le pauvre Fritz, désolé, navré,
pleura dans le gilet d'avocats compatissants. Il ne savait pas assez
déclarer son regret de n'être pas Belge, _Il reniait l'Allemagne de tout
coeur_.

Quand les hordes du Kaiser souillèrent les pavés de Bruxelles en général
et les marches du Palais de Justice en particulier, Fritz Norden redressa
son buste épais et on ne vit plus que lui à la Kommandantur.

_Il reniait la Belgique_ du moment que les fifres emplissaient la rue aux
Laines (où niche ce locataire du prince d'Arenberg) de la belle musique
que vous savez.

Au lieu de s'effacer proprement, ledit Norden traîna dans tous les coins.
Il plaidait toutes les affaires louches des Boches, empochant sans
sourciller affronts sur affronts, dénonçant rue de la Loi tout ce qu'il
pouvait dénoncer, collaborant à toutes les mesures vexatoires inventées
par la Bissingerie. .

Chose inouïe, il se trouvait des avocats--rares, il est vrai--assez naïfs
pour frayer avec ce lapin-là.

Pour bien marquer ce qu'était ce Boche, il suffira de raconter une
plaisante aventure.

Il est strictement défendu aux avocats de faire de la réclame et de se
créer une clientèle grâce à cette réclame.

Un jour, le Norden en question, rouge d'indignation--cela se passait il
y a deux ou trois ans--signale à un membre du Conseil de l'Ordre que
plusieurs avocats, presque tous d'origine teutonne, font de la réclame
dans une revue allemande.

Et il apporte, à l'appui de ses dires, un exemplaire de la revue.

Effectivement, le grand X..., le mince Y..., l'épais Z..., battaient la
caisse chez les Germains.

Norden trouvait cela dégoûtant.

Or, à quelques jours de là, le membre du Conseil de l'Ordre, pour se
documenter, demande à un autre avocat allemand--il y en a beaucoup à
Bruxelles--s'il connaît la revue en question...

--Comment donc, répond l'interpellé, je connais celle-là et encore
une autre revue dans laquelle le petit Norden fait de la réclame en
Allemagne...

-Pas possible!!!

Le lendemain, la preuve est faite et le membre du Conseil de l'Ordre,
ahuri, constate que, moyennant un abonnement de 5 marks et une
souscription de 20 marks, le joli koko de Norden faisait précisément ce
qu'il trouvait dégoûtant chez les autres.

Mouchard et hypocrite, c'est dans leur sang.

Voilà l'homme qui a toutes ses entrées à la Kommandantur.

Or, ce qui est ignoble, ce qui dépasse les bornes de l'inconscience, c'est
ce que vient de faire cet individu.

Avec une outrecuidance toute prussienne, oubliant que, jusqu'à nouvel
ordre, il est toujours avocat, lié par son serment,--on oublie tant de
choses en Allemagne--avec un manque de tact effarant, il a, cet homme,
écrit et publié un livre, _La Belgique neutre et l'Allemagne_, qui est
une infamie. Cauteleusement, se sachant à l'abri derrière les baïonnettes
prussiennes, il insulte notre patriotisme.

On n'analyse pas un livre pareil. On le lit avec douleur, on le ferme avec
dégoût.

La Kommandantur a chaudement accueilli cette saleté. Elle la place partout
bien en vue.

Norden a mérité la Croix de fer. Ça manquait à son genre de beauté.

Si ce gaillard-là ne file pas un quart d'heure avant le dernier soldat
allemand, il risque fort d'aller à Saint-Gilles, quand, les honnêtes gens
quittant leurs cellules, on y remisera les krapules.


* * *


C'est égal, s'il reste encore un seul avocat belge pour serrer la main de
Norden en question, c'est à douter de tout. FIDELIS.

_P.S._--Voici l'épitaphe qu'on a composée illico pour ce monsieur, qu'on
peut considérer comme décédé... moralement.

Ci-gît Maître Norden, doctor ès-trahison,
Avocat et mouchard, historien punique,
Juif évoquant le Christ, Boche sous un faux nom;
L'honneur est marchandise, il en tenait boutique;
Ayant de qui tenir: Judas de la Belgique.

(_La Libre Belgique_, n° 49, octobre 1915, p. 3, col. 2.)

Une même objection s'applique à toutes ces attaques contre la Belgique: Si
c'est nous qui avons tort, pourquoi le chancelier, dans son discours au
Reichstag du 4 août 1914, a-t-il dit que c'est l'Allemagne qui a tort: «En
envahissant la Belgique, nous commettons une injustice?»

Il est vrai que le même jour, dans une conversation avec l'ambassadeur
anglais, il a prononcé une autre parole historique: «Un traité est un
chiffon de papier.» Depuis lors, il s'est aperçu de sa sottise et il a
essayé de rattraper ses paroles, notamment dans une interview accordée
à un correspondant de l'_Associated Press_. Voici en entier un article
prohibé sur ce sujet. Il ne contient à la vérité rien qui ne soit
amplement connu à présent; mais nous croyons intéressant de montrer par un
exemple typique que les frontières belges, si hermétiquement fermées en
apparence, ne sont pourtant pas tout à fait étanches, et que les documents
étrangers nous parviennent malgré tous les obstacles allemands.


Le chiffon de papier (des traités de 1831, 1839 et 1870), les
broubelages du chancelier prussien M. von Bethmann-Hollweg et la réponse
de Sir E. Grey, secrétaire des Affaires étrangères d'Angleterre.


L'_Associated Press_ publie le récit d'une interview que son correspondant
près de l'état-major allemand dans une ville du nord de la France a eue
avec M. von Bethmann-Hollweg, le chancelier impérial.

M. von Bethmann dans le cours de la conversation lui a dit: «Je suis
surpris d'apprendre que l'expression _un chiffon de papier_ dont j'ai usé
dans ma dernière conversation avec l'ambassadeur britannique en parlant
du traité relatif à la neutralité belge, a pu causer une telle impression
défavorable aux États-Unis.

«L'expression avait une tout autre signification que celle qui ressort
du rapport de Sir Edw. Goschen. Le tour qui lui est donné dans les
commentaires ambigus de nos ennemis est certainement la cause de cette
mauvaise impression[65].»

[Note 65: Voir p. 60 le texte authentique et le texte falsifié par la
censure allemande. (Note de J. M.)]

Le chancelier improvisa alors une explication de cette réelle
signification; la voici en substance: il a parlé du traité non comme d'un
chiffon de papier pour l'Allemagne, mais comme d'un acte qui était
devenu comme un chiffon de papier parce que la Belgique avait contrevenu
elle-même à sa neutralité et que l'Angleterre avait tant d'autres raisons
d'entrer en guerre, que le traité de neutralité qu'elle invoquait n'était
qu'un chiffon de papier, en comparaison de ces raisons.

«Ma conversation avec Sir E. Goschen, dit-il, eut lieu le 4 août.

«Je venais de déclarer au Reichstag que seule une cruelle nécessité, la
lutte pour l'existence, avait forcé l'Allemagne à marcher à travers la
Belgique, mais qu'elle était prête à réparer le tort commis. Quand je
parlais ainsi j'avais déjà certaines indications--mais pas de preuves
absolues pouvant servir de base à une accusation publique--que la Belgique
avait depuis longtemps abandonné sa neutralité dans ses relations
avec l'Angleterre. Néanmoins, je prenais tellement au sérieux les
responsabilités de l'Allemagne vis-à-vis des États neutres, que je parlai
ouvertement du mal commis par l'Allemagne.

«Quelle fut l'attitude de l'Angleterre dans cette même question? Le jour
avant ma conversation avec l'ambassadeur britannique, Sir Edward Grey
avait prononcé au Parlement son discours bien connu, dans lequel, tout en
ne disant pas expressément que l'Angleterre prendrait part à la guerre,
il laisse cependant fort peu de doute à ce propos. Il suffit de lire
attentivement ce discours pour connaître la cause de l'intervention de
l'Angleterre dans la guerre.

«Au milieu de toutes ces belles phrases sur l'honneur de l'Angleterre et
sur les obligations de l'Angleterre, nous trouvons sans cesse exprimé de
nouveau que les intérêts de l'Angleterre, ses seuls intérêts, l'appelaient
à participer au conflit parce qu'il n'était pas dans les intérêts de
l'Angleterre que l'Allemagne sortit victorieuse et par conséquent plus
forte de cette guerre.

«Le vieux principe de la politique anglaise, c'est-à-dire prendre comme
seule règle de ses actions ses intérêts privés, sans égard pour le droit,
la raison ou les considérations d'humanité, est exprimé dans ce discours
de Gladstone en 1870 sur la neutralité belge, discours que Sir Edward a
rappelé.

«L'Angleterre, a insisté le chancelier prussien, a tiré l'épée uniquement
parce qu'elle croyait que ses intérêts le demandaient. La neutralité belge
seule ne l'eût jamais entraînée à la guerre.

«C'était ce que je voulais dire quand, dans ce dernier entretien avec Sir
Goschen, étant assis et causant intimement, d'homme à d'homme, je lui
dis que, parmi les raisons qui poussaient l'Angleterre à se battre, la
neutralité belge n'avait eu pour elle que la valeur d'un chiffon de
papier. J'ai pu être un peu excité et animé; qui ne l'eût pas été en
voyant les espoirs et le travail de toute une partie de ma vie de
chancelier s'en aller à la dérive?

«Je rappelai à l'ambassadeur mes efforts durant des années pour arriver à
une entente entre l'Allemagne et l'Angleterre, une entente qui, je le
lui rappelai, eût rendu impossible une guerre générale et eût absolument
garanti la paix de l'Europe. Une telle entente eût formé les bases sur
lesquelles nous aurions pu rapprocher les États-Unis comme troisième
partenaire. Mais l'Angleterre n'avait pas adopté ce plan et par son entrée
en guerre détruisait pour toujours l'espoir de son accomplissement. En
présence de conséquences si importantes le traité n'était-il pas un
chiffon de papier? L'Angleterre devrait réellement cesser de «jouer de la
harpe» sur ce thème de la neutralité belge.

«Herr von Bethmann-Hollweg affirme que les papiers «que nous avons trouvés
dans les archives du ministère des Affaires étrangères à Bruxelles,
montrent que l'Angleterre, en 1911, était déterminée à jeter des troupes
en Belgique sans l'assentiment du Gouvernement belge si la guerre avait
éclaté», en d'autres mots, de faire exactement ce qu'elle reproche
maintenant à l'Allemagne avec une si vertueuse indignation».

«Dans un dernier rapport, Sir Edward Grey, je crois, informa la Belgique
qu'il ne croyait pas que l'Angleterre aurait pris une telle décision parce
qu'il ne pensait pas que l'opinion publique anglaise eût ratifié une
action semblable. Et cependant il y a des gens aux États-Unis qui
s'étonnent que j'ai traité de chiffon de papier, un traité dont
l'observation, selon l'avis d'hommes d'État responsables anglais, aurait
dépendu du bon plaisir de l'opinion publique anglaise, un traité que
l'Angleterre avait depuis longtemps sourdement détruit par des accords
militaires avec la Belgique.

«Souvenez-vous que Sir Edward Grey a expressément refusé de nous assurer
de la neutralité anglaise même si l'Allemagne respectait la neutralité
belge. Aussi je comprends le déplaisir de l'Angleterre en m'entendant
caractériser le traité de 1839 de «chiffon de papier», car ce chiffon de
papier avait pour l'Angleterre une extrême valeur; il lui fournissait
devant le monde une excuse pour s'embarquer dans cette guerre.

«J'espère donc qu'aux États-Unis vous penserez nettement que dans cette
affaire l'Angleterre a agi seulement d'après ce principe: Que cela soit
juste ou non, mes intérêts avant tout.»

LA RÉPONSE DE SIR GREY


Le secrétaire d'État aux Affaires étrangères répond ainsi à l'interview
récemment accordée par le chancelier allemand à un correspondant
américain:

«Il n'est pas étonnant que le chancelier allemand croit nécessaire
de donner de nouvelles explications au sujet de sa phrase désormais
historique sur le traité simple «chiffon de papier». La phrase a fait une
profonde impression parce que le progrès du monde dépend grandement
du respect des conventions entre individus et entre nations et que la
politique révélée par la phrase de Herr von Bethmann-Hollweg tend à
abaisser le niveau de la civilisation au point de vue légal et moral.

«Ce qu'a dit le chancelier allemand est ceci: l'Angleterre en exigeant
que l'Allemagne respecte la neutralité de la Belgique va faire la guerre
«seulement pour un mot, seulement pour un chiffon de papier», c'est-à-dire
que l'Angleterre faisait d'une taupinière une montagne. Il demande
maintenant aux Américains de croire qu'il voulait dire exactement le
contraire de ce qu'il a dit: Que c'est l'Angleterre qui en réalité
regardait la neutralité de la Belgique comme une bagatelle et que
l'Allemagne prenait au sérieux ses responsabilités envers les États
neutres.

«Les arguments par lesquels Herr von Bethmann-Hollweg cherche à asseoir sa
défense sont en flagrante contradiction avec les faits:

«Le chancelier allemand allègue que «l'Angleterre en 1911 était déterminée
à jeter des troupes en Belgique sans l'assentiment du Gouvernement belge».
Cette allégation est absolument fausse. Elle est basée sur certains
documents trouvés à Bruxelles qui ont trait à des conversations entre
officiers belges et anglais en 1906 et de nouveau en 1911. Le fait
qu'aucune trace de ces conversations ne se trouve ni au ministère des
Affaires étrangères anglais ni au ministère de la Guerre anglais montre
qu'elles avaient un caractère non officiel et qu'aucune convention
militaire d'aucune sorte eut été jamais faite entre les deux Gouvernements
[66].»

[Note 66: On pourrait ajouter que les Allemands ont falsifié le
document de 1911 en supprimant sa fin: voir _Comment les Belges résistent_
p. 42. (Note de J. M.)]

«Avant que ces conversations aient eu lieu entre officiers anglais
et belges, il avait été expressément établi du côté anglais que les
engagements devant résulter des événements militaires seraient rédigés de
telle sorte qu'en cas de nécessité l'assistance de l'Angleterre puisse
être donnée à la Belgique de la manière la plus efficace pour _la défense
de sa neutralité_; et du côté belge une note en marge du document
expliquait que _l'entrée des Anglais en Belgique aurait lieu seulement
après la violation de la neutralité par l'Allemagne_.

«Dans la conversation de 1911, l'officier belge dit à l'officier anglais:
«_C'est avec notre consentement seulement que vous pourrez entrer dans
notre pays_» et, en 1913, Sir Edward Grey donnait au Gouvernement belge
l'assurance catégorique que le Gouvernement britannique ne violerait pas
la neutralité belge; et qu'aussi longtemps qu'elle ne serait pas violée
par aucune autre puissance nous n'enverrions certainement pas nos troupes
dans son territoire.

«La manière du chancelier d'abuser de ce document peut être citée à ce
sujet:

«Il représente Sir Edward Grey comme disant qu«'il ne croyait pas que
l'Angleterre aurait pris une telle décision parce qu'il ne pensait pas que
l'opinion publique anglaise aurait approuvé une telle action». Ce que
Sir Edward Grey écrivait alors était: «Je disais que j'étais sûr que ce
Gouvernement ne violerait pas le premier la neutralité belge et que je
ne croyais pas qu'aucun Gouvernement britannique serait le premier à le
faire, ni que l'opinion publique d'ici approuverait jamais cela.»


LES DESSEINS DE L'ALLEMAGNE SUR LA BELGIQUE


«Si le chancelier désire connaître pourquoi il y eut des conversations sur
des sujets militaires entre officiers britanniques et belges, il peut
en trouver la raison dans un fait bien connu de lui, savoir: que les
Allemands avaient établi un réseau préparé de chemins de fer stratégiques,
conduisant du Rhin à la frontière belge et traversant une contrée nue et
très peu peuplée, chemin de fer délibérément construit pour permettre une
attaque soudaine sur la Belgique, telle que celle qui s'est produite en
août dernier. Ce fait seul justifiait toutes les conversations entre la
Belgique et les autres puissances en vue de décider que la neutralité
belge ne serait violée que dans le cas où une autre puissance l'aurait
violée auparavant. La Belgique n'a jamais eu des communications sur
d'autres bases que celles-là.

«En dépit de ces faits le chancelier allemand parle de la Belgique comme
ayant par ce moyen «abandonné» et «aliéné» sa neutralité, et dit qu'il
n'aurait pas parlé de l'invasion allemande comme d'un tort ou d'une
injustice s'il avait connu alors les conversations de 1906 et 1911. Il
paraît découler de cela que, selon le code de Herr von Bethmann-Hollweg,
une injustice devient un droit, si la partie qui doit être la victime de
cette injustice en prévoit la possibilité et se prépare à y résister.
Ceux qui se contentent d'un idéal plus vieux et plus généralement accepté
seront plutôt de l'avis du cardinal Mercier; il dit dans sa lettre
pastorale: «La Belgique était engagée d'honneur à défendre son
indépendance. Elle a gardé son serment. Les autres puissances étaient
tenues de respecter et de protéger sa neutralité. L'Allemagne a violé son
serment, l'Angleterre y est fidèle. Voilà les faits.»


LA VÉRITABLE RAISON DE L'INVASION


«A l'appui de la seconde partie de la thèse du chancelier allemand,
savoir, que l'Allemagne a sérieusement saisi ses responsabilités envers
les États neutres, il allègue seulement qu'il a parle franchement de
l'injustice commise par l'Allemagne en envahissant la Belgique.

«Qu'un homme connaissant ce qui est juste commette l'injustice, cela n'est
ordinairement pas accepté comme une preuve de sérieuse délicatesse de
conscience.

«La nature réelle du point de vue allemand au sujet de «ses
responsabilités envers les États neutres», peut être apprise par une
autorité qui ne peut être discutée, la lecture du _Livre Bleu_ anglais.

«Si ces responsabilités étaient réellement prises au sérieux par
l'Allemagne, pourquoi a-t-elle refusé de répondre, quand on lui a demandé
de respecter la neutralité belge si elle était respectée par la France?

«Quand on a posé à la France la question correspondante, elle a accepté.
Ceci aurait garanti l'Allemagne de tout danger d'une attaque par la
Belgique.

«La raison du refus de l'Allemagne est donnée par le collègue de Herr von
Bethmann-Hollweg. Cela peut être paraphrase dans la glose bien connue
sur Shakespeare: «Il est armé trois fois celui qui a une querelle juste,
quatre fois s'il a porté le premier coup.» «Ils devaient avancer en
France, dit Herr von Jagow, par la route la plus courte et la plus facile,
afin d'être bien en tête pour leurs opérations et d'essayer de frapper un
coup décisif aussitôt que possible.»

«L'attitude réelle de l'Allemagne envers la Belgique fut ainsi franchement
donnée par le secrétaire des Affaires étrangères allemand à l'ambassadeur
britannique, et le chancelier allemand, dans son discours au Reichstag,
réclamait le droit de commettre une injustice en vertu de la nécessité
militaire de «tailler une route au travers». Le traité qui défendait
l'injustice était en comparaison un «simple chiffon de papier». La vérité
fut dite dans ces premières déclarations des deux ministres allemands.
Toutes les apologies et les arguments qui ont suivi sont des réflexions
tardives faites pour excuser et expliquer une flagrante injustice.
D'ailleurs toutes attaques contre la Grande-Bretagne par rapport à ce
sujet et toutes les conversations touchant les «responsabilités envers
les États neutres» viennent vraiment mal de l'homme qui le 20 juillet
demandait à la Grande-Bretagne de conclure un marché qui ferait excuser la
violation de la neutralité de la Belgique.



LE PRIX D'UNE ENTENTE ANGLO-ALLEMANDE


«Le chancelier allemand a parlé à un correspondant américain de ses
efforts durant des années pour amener une entente entre l'Allemagne et
l'Angleterre, «entente, ajoute-t-il, qui devait absolument garantir la
paix de l'Europe». Il omettait de mentionner ce que M. Asquith a rendu
public dans son discours à Cardiff; que l'Allemagne requérait, comme
prix de cette entente, un engagement sans conditions de la neutralité de
l'Angleterre. Le Gouvernement britannique était prêt à s'engager à ne
prendre part à aucune agression contre l'Allemagne; il n'était pas préparé
à engager sa neutralité en cas d'agression par l'Allemagne.

«Une entente anglo-allemande dans ces derniers termes n'aurait pas donné
une garantie absolue pour la paix de l'Europe, mais elle aurait donné une
absolue liberté d'action à l'Allemagne, en ce qui concernait l'Angleterre,
pour rompre la paix de l'Europe.

«Le chancelier disait que dans sa conversation avec l'ambassadeur
britannique en août dernier il «pouvait avoir été un peu excité en voyant
ses espérances et le travail de toute sa carrière de chancelier aller
à rien». Si l'on considère qu'à la date de la conversation (4 août)
l'Allemagne était déjà en guerre avec la France, la conclusion naturelle
est que le naufrage des espérances du chancelier consistait, non dans le
fait d'une guerre européenne, mais dans le fait que l'Angleterre n'avait
pas accepté de n'y point prendre part.


UN TÉMOIGNAGE DU PEU DE SINCÉRITÉ DE L'ALLEMAGNE

«La sincérité des déclarations du chancelier allemand au correspondant
américain peut être montré par un simple témoignage, dont l'application
vient ici très à propos parce qu'il sert à rappeler les principaux faits
qui ont produit la guerre présente. Herr von Bethmann-Hollweg refusa la
proposition faite par l'Angleterre et à laquelle la France, l'Italie et la
Russie devaient prendre part. L'Angleterre proposait une conférence où la
dispute eût été arrangée en termes honorables et clairs, sans guerre. Si
réellement il désirait agir avec l'Angleterre pour conserver la paix,
pourquoi n'a-t-il pas accepté cette proposition? Il devait savoir, après
la conférence des Balkans à Londres, qu'il pouvait avoir toute confiance
dans l'Angleterre. Herr von Jagow a rendu témoignage au Reichstag de la
bonne foi de l'Angleterre dans ces négociations.

«La proposition d'une seconde conférence entre les puissances fut faite
par Sir Edward Grey, en exprimant les mêmes désirs de paix qu'en 1912 et
1913. Le chancelier allemand rejeta ce moyen d'éviter la guerre. Celui
qui ne veut pas les moyens ne doit pas se plaindre si la fin n'est pas ce
qu'il désire.»

La seconde partie de l'entrevue avec le correspondant américain consistait
dans un discours sur la moralité de la guerre.

Les choses que l'Allemagne a faites en Belgique et en France ont été
certifiées devant le monde par ceux qui en ont souffert et qui les
connaissent de première main. Après cela il n'appartient pas au chancelier
d'apprendre aux autres belligérants la conduite à tenir en guerre.

(_La Libre Belgique_, n° 2, février 1915, p. 1, col. 1.)


On a vu plus haut que la censure ennemie ne permet pas qu'on parle du
chiffon de papier (p. 60).

Le chancelier ne fut pas le seul, le 4 août 1914, à tenir des propos
inconsidérés. Son secrétaire d'État, M. von Jagow, fit à notre ministre,
M. le baron Beyens, des déclarations qu'il a dû amèrement regretter
depuis: n'affirmait-il pas, en effet, que l'Allemagne n'avait rien à
reprocher à la Belgique!



Morale à double face.


C'était le 4 août 1914, le jour où l'Allemagne commença sur le territoire
belge la longue série des crimes épouvantables qui devaient laisser sur
les traces de l'armée teutonne un immense fleuve de sang.

Ce jour-là, à 9 heures du matin, eut lieu, au ministère des Affaires
étrangères de Berlin, une entrevue poignante, désormais historique, entre
von Jagow, secrétaire d'État, et le baron Beyens, ambassadeur belge.

Après avoir, avec une patriotique énergie et une fière indignation,
fustigé l'acte de forfaiture commis par l'empire germanique, le diplomate
belge, s'adressant directement à la conscience de son contradicteur, le
somma de dire d'une façon formelle son opinion sur la violation d'un pays
«auquel (venait de reconnaître le ministre allemand) l'Allemagne n'avait
rien à reprocher et dont l'attitude avait toujours été correcte». Pris à
l'improviste, le ministre rougit et, d'une voix tremblante, balbutia:

«..Je le reconnais, je comprends votre réponse..., je la comprends en tant
qu'homme privé, mais comme secrétaire d'État je n'ai pas d'appréciation à
donner...»

Ces paroles infâmes, qui auraient dû brûler les lèvres de celui qui les
prononça, sont rappelées loyalement par le _Livre Gris_ belge; elles
sont tellement déshonorantes, tellement flétrissantes pour la diplomatie
allemande que le Gouvernement de ce «pays de menteurs» a cru nécessaire
de les... rectifier et, dans une note officieuse de la _Norddeutsche
Allgemeine Zeitung_, fait dire que von Jagow a simplement dit que «e qui
est vrai pour l'individu ne peut s'appliquer à l'État!!»

Franchement, j'avoue ne pas savoir lequel des deux est le plus méprisable,
ou le Jagow qui rougit, ou le Gouvernement allemand qui se cache derrière
un journal pour faire connaître au monde pareil sentiment!

Voilà bien la mentalité teutonne peinte par elle-même! Pour elle, il
est donc avéré qu'il existe deux morales: l'une à l'usage des simples
citoyens, l'autre à l'usage des États et de ceux qui les gouvernent;
tel acte, réputé criminel pour les premiers, devient vertueux pour les
seconds; ce qui est malhonnête pour les uns, devient honnête pour les
autres...

Rêvons-nous? Dans notre candeur naïve, nous avions cru qu'il n'existe
qu'une justice, toujours la même, basée sur le droit éternel et
inviolable; que cette justice--qu'elle s'applique à un homme isolé ou à
une collectivité d'hommes--est toujours une, identique à elle-même, ne
se pliant ni aux circonstances, ni aux nécessités, ni aux intérêts d'un
particulier ou d'un État; que cette justice domine tout et condamne tout
acte criminel, toute forfaiture, toute félonie, tout manquement au droit,
au devoir, à l'honneur.

Sans ce grand principe, universellement admis depuis le Christ, la morale
n'existe plus; le devoir, le bien, l'honneur ne sont que des mots vides de
sens; sans lui, il n'y a plus de place, dans la conscience individuelle
et publique, que pour l'anarchie; sans lui, c'est l'effondrement des
fondements sacrés sur lesquels repose l'ordre moral et social.

Si l'on supprime ce principe essentiel et primordial, l'odieuse thèse
nietzschéenne, qui prétend que _la force crée le droit_, que _la force est
le droit_, apparaît supérieure au concept--le seul juste et vrai--qui veut
que la force soit uniquement le soutien du droit et ne puisse être mise en
action que pour faire triompher le droit.

Quel infranchissable abîme entre la mentalité cultivée de l'Allemand et
celle de l'homme civilisé, entre le culte de la force et la pratique du
bien!

Parlant de la violation de la neutralité belge, Gladstone disait: _c'est
un crime dont aucune nation ne pourrait se rendre coupable_. Le _great old
man_ parlait comme un sage ancien; il ne connaissait pas l'Allemagne, il
ne connaissait pas la «morale à double face» inventée par ce pays.

Parlant de la Belgique, Benoît XV proclamait, le 22 janvier 1915, que _NUL
ne peut, pour QUELQUE RAISON QUE CE SOIT, violer la justice_. Benoît XV
parlait comme un docteur des temps révolus. L'Allemagne a changé tout
cela: _Not kennt kein Gebot_. La nécessité domine tout, le droit, la
justice, la morale, tout!

La nouvelle philosophie, la _Real-Politik_, est au-dessus de tout,
_Deutschland aber Alles..._ Tout doit plier devant elle, même les
principes immatériels de l'universelle justice.

Et dire que cette conception nouvelle du droit a été frénétiquement
applaudie par le Parlement allemand tout entier, c'est-à-dire par le
peuple allemand tout entier.

Quand, dans le silence et la solitude du soir, des hommes tels que
Erzberger et Pfeiffer, qui se donnent pour les champions de la vérité et
de la morale chrétiennes, se trouvent en face du Crucifié, qui a donné
au monde les grands principes du Droit et qui est mort pour consacrer ce
Droit, que doivent-ils ressentir au fond de leur conscience?

Et cet empereur maudit, en regardant ses mains dégouttantes de sang
innocent, ne doit-il pas frémir quand il prononce le nom de Dieu, auquel
il ne croit pas, à moins d'être le plus grand criminel que l'humanité ait
enfanté?

Dr. Z.
(_La Libre Belgique_, n°55, décembre 1915, p.2, col.1.)

       *       *       *       *       *

L'Allemagne a-t-elle au moins tiré profit de sa félonie? S'est-elle assuré
des avantages qui compensent sa flétrissure? La violation de la neutralité
belge lui a-t-elle permis, par exemple, d'écraser la France et de prendre
Paris?

L'échec de l'agression brusquée contre la France n'est pas le seul salaire
qu'a reçu la diplomatie d'outre-Rhin pour son indigne conduite vis-à-vis
de notre pays. Il ne paraît pas douteux que c'est aussi la méfiance pour
les promesses allemandes qui a mis l'Italie aux côtés des Alliés.

       *       *       *       *       *

Le châtiment.

L'intervention de l'Italie, qui probablement mettra fin aux hésitations
des États balkaniques, semble revêtir tout particulièrement le caractère
d'un châtiment pour la criminelle et odieuse invasion de la Belgique. Peu
de jours avant la déclaration de guerre de l'Italie, un Teuton qui avait
passé les neuf derniers mois à Rome se lamentait en ces termes, dans le
_Vorwärts_ de Berlin, sur l'échec des négociations astucieuses menées par
von Bulow:

«La publication des négociations politiques prouvera _combien fut néfaste
la pensée toujours présente que les traités ne sont que des chiffons de
papier._»

(_La Libre Belgique_, n°26, juin 1915, p.4, col.2.)


Les audaces du chancelier teuton.

Nous nous sommes expliqués au sujet de la rupture de la Triple Alliance
par l'Italie, mais le discours de M. de Bethmann-Hollweg au Reichstag nous
fournit l'occasion de montrer jusqu'à quel point va l'aveuglement germain
quand il s'agit de la morale et de la fidélité aux traités.

Ce discours commence en demandant pourquoi Rome a refusé d'un coeur si
léger les propositions de Vienne, qui accordaient à l'Italie tant de
concessions au Trentin et sur l'Adriatique. A ce sujet le chancelier ose
dire qu'il n'appartient pas à l'Italie de juger à quel degré les autres
nations méritent la confiance, en prenant pour mesure le degré de loyauté
avec laquelle elle-même observe les traités.

Et ce chancelier ose ajouter:

«L'Allemagne garantissait de sa parole que les concessions promises par
l'Autriche seraient observées. _Il n'y avait donc aucun motif de se
méfier_.»

Comment ces paroles n'ont-elles pas brûlé les lèvres de celui qui
proclamait jadis à la même tribune et aux applaudissements des mêmes
auditeurs que _nécessité n'a pas de loi_, que, lorsqu'on défend un bien
suprême, on peut violer le droit des gens et qu'on _s'arrange comme on
peut_. Et le même monsieur qui déclarait à l'ambassadeur de Londres, il
y a dix mois, que le traité qui obligeait les grandes puissances et la
Prusse à respecter la Belgique et même au besoin à la défendre n'était
qu'un chiffon de papier, interdit à l'Italie le droit de juger à quel
point l'Allemagne, qui fait profession de mépriser également les lois de
la guerre, mérite confiance.

Il est vraiment prodigieux ce chancelier, le plus éminent des hommes,
au dire du professeur Lasson, de Berlin (l'un des signataires du fameux
manifeste des intellectuels allemands en septembre 1914). Il est même
kolossal, pour employer une des expressions favorites aux hommes de la
«Kultur».

Mais ils sont également kolossaux et dignes de la «Kultur» les membres du
Reichstag qui ont couvert plusieurs fois de _tonnerres d'applaudissements_
l'exorde du même chancelier de chiffon. Celui-ci leur a d'abord fait
croire que les Anglais, les Français, les Belges et les Russes étaient
absolument trompés par leurs gouvernements et leurs presses au sujet de la
marche des affaires en Russie et même en France; puis il a terminé ainsi,
sans qu'aucun de ses auditeurs ait soupçonné l'amère ironie qui se cachait
derrière les prétentions allemandes:

«Dans cette guerre, ce n'est pas la haine qui nous inspire, c'est
l'indignation (_Vifs applaudissements_), la sainte indignation (_Nouveau
tonnerre d'applaudissements sur tous les bancs_). Plus est grand le danger
auquel nous avons à faire face, entourés que nous sommes de tous côtés par
des ennemis, plus profondément l'amour de nos foyers étreint nos coeurs,
plus jalousement nous devons veiller à la protection de nos enfants, de
nos petits-enfants, plus nous devons tout endurer et tenir bon jusqu'à ce
que nous ayons conquis toutes les garanties d'assurance possibles qu'aucun
ennemi, soit seul, soit coalisé, n'osera jamais plus se mesurer avec nous
les armes à la main. (_Tonnerre d'applaudissements_.)

Plus sauvagement sévit la tempête autour de nous, et plus solidement nous
devons établir les fondations de notre maison. Pour cette conscience de
l'union de ses forces, pour ce courage inébranlable, pour ce dévouement
sans borne que lui affirme le peuple tout entier, et pour la loyale
coopération que vous, Messieurs, n'avez, dès les premiers jours, jamais
cessé d'accorder à la patrie, je vous apporte, à vous, les représentants
de la nation tout entière, les remerciements chaleureux du Kaiser.

«Pleins de la confiance mutuelle que nous sommes tous unis, nous vaincrons
en dépit d'un monde d'ennemis.» (_Applaudissements frénétiques et
prolongés_.)

Nous osons croire, au contraire, nous, petits Belges, que si le Kaiser
avait à recommencer 1914, il continuerait à jouer les Lohengrin et
laisserait là les Attila.

HELBÉ.
(_La Libre Belgique_, n°28, juin 1915, p.2, col.2.)

N'oublions pas que la Belgique est aussi en guerre avec l'Autriche. En
«brillant second», celle-ci s'est montrée aussi fourbe que l'Allemagne.


Leurs complices.

N'ayant aucune raison pour nous déclarer la guerre, l'Allemagne dut se
rabattre sur la nécessité, pour son agression contre la France, d'aller le
plus vite possible. Mais l'Autriche-Hongrie ne put rien alléguer pour nous
traiter en ennemis. La déclaration de guerre du Kaiser autrichien à la
Belgique date du 28 août: elle devait légitimer l'emploi, contre nos
forts, de la grosse artillerie autrichienne. Or, en mars dernier, le
Gouvernement belge obtint la preuve (et la publia sans recevoir de
démenti) que ces obusiers se trouvaient déjà devant Namur le 16 août, donc
une douzaine de jours avant que nous fussions en guerre avec l'Autriche!

Du 4 au 28 août, pendant la première phase de notre résistance,
Autrichiens et Hongrois demeurèrent à Bruxelles, à Anvers, à Liège, à
Namur, etc. Ni les personnages diplomatiques ni les particuliers de cette
nationalité ne se virent inquiétés: ils purent renseigner leurs alliés sur
les mouvements des troupes belges, de même que sur la présence de forces
françaises dans notre Luxembourg et anglaises dans notre Hainaut...

Ce perfide subterfuge, consistant à rompre avec la Belgique seulement
après l'occupation de Bruxelles, permit à l'espionnage autrichien de
s'exercer sans entraves jusqu'à la venue des «camarades».

Une telle attitude est à retenir! Elle confond et égalise dans la
turpitude les complices germaniques; elle les unit dans la répulsion que
tout Belge nourrit à l'endroit d'un aussi vil ennemi. (_La Vérité_, n° 4,
3 juin 1915, p. 15.)


3. Un exemple caractéristique de la manière allemande.

Nous pourrions clore ici le chapitre traitant de la perfidie allemande.
Faisons pourtant un dernier emprunt à nos prohibés, tant le cas que voici
abonde en mensonges variés:


Les Allemands au séminaire de Tournai.


CONTRIBUTION A L'HISTOIRE MILITAIRE ET DIPLOMATIQUE DE L'ALLEMAGNE
CONTEMPORAINE


Vers la fin de l'année dernière, quelques semaines après l'occupation
de Tournai par les armées de la Kultur, il prit fantaisie au commandant
militaire allemand de s'installer dans les locaux du séminaire épiscopal.
L'immeuble ne pouvait être considéré comme vacant, bien qu'il eût perdu
une grande partie de ses habitants, appelés sous les drapeaux de l'armée
belge en qualité de brancardiers. Mais l'autorité allemande le trouvait
à sa convenance; elle décida qu'il était disponible et donna ordre de
l'occuper. Ce fait d'armes fut exécuté le dimanche 22 novembre. Ce jour-là
avait eu lieu une ordination sacerdotale. Les nouveaux prêtres. évincés
de leur réfectoire; durent dîner dans un corridor. Puis ils quittèrent le
séminaire pour n'y plus rentrer. Seuls les professeurs furent autorisés à
y conserver leur logement, et lorsqu'en janvier 1915 le séminaire rouvrit
ses cours, les étudiants, relativement rares, qui répondirent à l'appel
durent aller chercher un gîte au village de Kain.

Une fois dans la place, les Teutons étalèrent impudemment l'intention
de ne plus s'en aller. Aux, réclamations des possesseurs expulsés, ils
opposèrent le dédain transcendant qui leur sert de réponse à toute
obligation comme à toute vérité qui les dérange. Cet état de choses durait
déjà depuis plus de huit mois, quand les journaux non censurés donnèrent
connaissance d'une lettre écrite le 6 juillet par le secrétaire d'État du
souverain Pontife, cardinal Gaspari, à M.J. Van den Heuvel, ministre de
Belgique près le Vatican. On y pouvait lire entre autres choses:

«Ces visites (de S. Ém. le nonce apostolique) contribuèrent à faire
délivrer à l'évêque de Namur, ainsi qu'à l'évêque de Liège et à leurs
vicaires généraux, le permis de libre circulation dans leur diocèse,
à _faire ordonner que l'ambulance militaire fût évacuée du séminaire
diocésain de Tournai_, et à obtenir d'autres avantages importants dont,
pour être bref, nous omettons l'énumération.»

Grande fut la surprise dans la cité des Choncq Clotiers. Le séminaire
évacué? C'étaient donc les séminaristes belges que l'on voyait entrer et
sortir de la vieille maison de la rue des Jésuites, bottés, éperonnés,
coiffés et armés comme des aumôniers allemands? La population
tournaisienne n'eut pas l'irrévérence de croire que le secrétaire d'État
avait voulu plaisanter, mais elle ne se priva pas de penser et de dire
qu'on s'était moqué de lui kolossalement.

Les intéressés crurent avoir trouvé l'occasion propice qui les ferait
rentrer, eux dans leur habitation et le cardinal Gaspari dans la réalité
des choses. Depuis quelque temps déjà Tournai avait été exclu de la zone
de guerre et rattaché au gouvernement de S. Exc. le baron von Bissing.
Qu'on le pardonne aux évincés, ce ne fut pas de ce côté que se tournèrent
leurs espérances. Ils préférèrent soumettre leurs représentations à un
très haut et très bienveillant personnage qui se trouvait en situation de
dissiper les illusions de la secrétairerie d'État. Le malheur voulut que
ce haut personnage fût, pour des raisons d'étiquette diplomatique, obligé
de demander des explications à la plus mauvaise adresse.

A beau mentir qui vient de loin. Mais le grand chef interpellé ne venait
pas de loin. Il put donc avec un plein succès affirmer que le séminaire
était évacué. On le crut ou on ne le crut pas, peu importe; il avait mis
fin à la conversation d'autant plus sûrement que son interlocuteur
ne pouvait, à aucun prix, courir le risque d'être amené à lui dire:
«Excellence, vos renseignements sont faux.»

Les choses en restèrent donc là. Le séminaire «évacué» grouillait
d'Allemands autant que jamais lorsque, tout récemment, la situation prit
fin à l'improviste. Dans le courant du mois d'août, un pince-sans-rire
tournaisien, mis en rapport avec un officier allemand, lui dit avec l'air
de n'y pas toucher: «Il paraît que le nonce doit venir prochainement
visiter le séminaire.» A ces simples mots, l'Allemand prit la figure d'un
homme qui découvre tout à coup un horizon immense. Le nonce au séminaire.
Le cas devenait grave.

Sur-le-champ, l'exode ou plutôt l'hégire commença. A tout seigneur tout
honneur. La marche s'ouvrit par un peloton de soldats escortant six
magnifiques cochons, six bêtes de la plus belle race allemande, étalant
une prestance de cuirassiers blancs, qui défilèrent par la ville en
grognonnant comme de vrais _Unteroffizieren_. Le reste du campement suivit
avec armes et bagages, moins ce que l'imminence du péril ne permit pas de
déménager.

Le dimanche 22 août, une foule de curieux allèrent contempler le séminaire
évacué pour tout de bon cette fois, tels les Troyens allant visiter
le camp délaissé par les Grecs, qui avaient fait aussi une retraite
stratégique.

_Juvat ire et dorica castra desertos videre locos..._

Hélas! sans y songer, nous avons dit le mot de la situation: le mot
malsonnant qui peint au vif l'impression causée par un tel spectacle. Ils
sont donc les mêmes partout. L'herbe poussera plus que jamais là où les
Teutons ont passé. Sur le sol où ils ont laissé l'empreinte de leurs
talons ferrés, on peut se demander ce que l'on vient de fouler: une
compagnie de landsturm ou un troupeau de mulets. Mais dans les lieux
qu'ils ont habités en nombre, le doute n'est jamais possible. On les
reconnaît à ce qu'ils emportent et à ce qu'ils abandonnent.

Au séminaire de Tournai la cave était vide, mais la cour était encombrée
de literies d'une malpropreté ignoble. D'immondes chaussettes étaient
amoncelées dans le réfectoire et des inscriptions de même odeur
s'épanouissaient sur les murs. L'une d'elles portait: «_Nach den
Aborten._» On en lit autant dans toutes les gares; mais au-dessous se
trouvait un avis complémentaire impossible à traduire: «Pour ceux qui sont
soumis à un traitement spécial, par ici; pour les autres, par là.»

Il y en avait donc qui se dénonçaient par le chemin qu'ils prenaient, et
pour un temps la confession publique aura été en usage au séminaire de
Tournai.

Ainsi finit l'histoire de l'occupation allemande au séminaire diocésain.
Nous ne la donnons pas pour exceptionnellement importante. Il en est de
plus tristes, il en est de plus drôles; elle ne pose pas en héros d'épopée
les jeunes clercs expulsés de leur cassine. Elle a cependant pour nous
l'intérêt d'un symbole prophétique. Entré par la force dans la maison
d'autrui, nos maîtres s'y maintiennent par la ruse, puis, sur le point
d'être convaincus d'avoir menti au chef de la catholicité, ils détalent
dans un appareil comique. Ainsi ont-ils envahi notre pays, ainsi en
partiront-ils, et le cortège final pourrait fort bien ne pas se dérouler
suivant le cérémonial qui aura été réglé par la dernière affiche de notre
gouverneur.

Excellence, Excellence! puisque vous paraissez vouloir que votre règne
s'achève dans une atmosphère apaisée, ce n'est pas à nous seuls qu'il faut
adresser vos conseils. Tournez-vous vers ceux qui vous ont fait affirmer
officiellement des choses qui ne sont pas. Ils ont déjà. fortement écorné
votre prestige. Si vous leur confiez aussi votre honneur, ils le mettront
en charpie. C'est votre affaire plus que la nôtre, et rien ne nous oblige
à vous inculquer la seule manière de conduire le peuple belge. Mais pour
l'heure des adieux, nous vous souhaiterions, Excellence, d'avoir su le
forcer à vous estimer.

BELGA.
(_La Libre Belgique_, n° 46, septembre 1915, p. 4, col. 1.)


C. _L'OUTRECUIDANCE_


Cette face-ci du caractère allemand est trop connue [67] et a été trop
fustigée dans ces derniers mois, pour qu'il faille reproduire beaucoup
d'articles de nos prohibés: ceux-ci, pour personnels qu'ils soient,
n'ajouteraient pas grand'chose à ce que le lecteur sait déjà.
Contentons-nous de quelques articles, parmi les plus typiques.

[Note 67: Citons, par exemple, les deux lettres de M. Lasson,
reproduites par _La Soupe_, no. 62.]


1. La «Kultur».


D'abord la «Kultur», c'est-à-dire, si l'on en croit le Kaiser, cette
perfection intime, si supérieure à la civilisation, toute extérieure, des
autres nations:


La «Kultur».


Qu'est-ce donc que la «Kultur» allemande (prononcez _koultour_) dont les
occupants provisoires de la Belgique sont si fiers et qui les rend si
arrogants, si méprisants pour le reste de l'humanité?

La «Kultur» n'a rien de commun avec la culture française, belge, anglaise,
espagnole, italienne, américaine, etc. Elle n'est pas la civilisation; la
façon dont les Allemands envahisseurs se sont conduits chez nous et
dans le nord de la France, depuis le 4 août dernier, le démontre sans
contestations possibles.

On peut être civilisé instruit, gentilhomme accompli, appartenir à l'élite
d'une nation cultivée et honorée et n'avoir point la «Kultur», pour cette
péremptoire raison que pour avoir la «Kultur», il faut être Allemand
d'origine et surtout Allemand de coeur; il faut, de toute nécessité,
être foncièrement convaincu de la supériorité morale, intellectuelle,
scientifique et matérielle de l'Allemagne, et surtout de son droit
indéniable, imprescriptible et essentiel à la domination sur l'univers.

_Deutschland über Alles_, telle est la devise de tout homme qui possède
la «Kultur». «L'Allemagne au-dessus de tout» est la pensée dominante,
la suprême règle de conduite de tout citoyen qui a l'insigne honneur et
l'insigne bonheur d'être doué de «Kultur». Ce don supérieur lui confère
d'ailleurs tous les droits et tient lieu de toutes les qualités; il peut
tout se permettre envers les êtres inférieurs qui n'ont pas la «Kultur».
Celui qui l'a reçue peut être arrogant vis-à-vis de ces malheureux, sauf
à être plat comme une punaise quand par accident les tristes créatures
privées de «Kultur» sont gens puissants et fortunés. Dans ces cas, il
conserve le droit imprescriptible de les mépriser intérieurement et de se
dire à lui-même qu'ils ont un sort dont ils sont indignes. Il conserve,
d'ailleurs, le droit de les dépouiller de tout ce qu'ils possèdent à la
première occasion favorable.

Un professeur de Berlin, M. Lasson, a fait sur ce sujet quelques
déclarations qui nous feront mieux saisir ce que c'est que la «Kultur».
Nous n'en donnons que la crème:

«L'organisation allemande et le peuple allemand _sont le chef-d'oeuvre de
la création_. «_Nous sommes sans égaux_. «Le peuple allemand a la science,
la douceur, _toutes les vertus chrétiennes_. Il est le peuple _le plus
libre parce qu'il sait le mieux obéir_. «M. von Bethmann-Hollweg est
l'homme le plus éminent de l'Europe.»

Le chancelier prussien a montré surtout son éminence dans la déclaration
sinistre qu'il a faite le 4 août au Reichstag, lorsqu'il a avoué que
l'Allemagne, en envahissant la Belgique, a attenté au droit des gens, mais
que la nécessité ne connaît pas de loi.

Un autre professeur, qui habite Iéna, a fait récemment une déclaration qui
a été reproduite dans le _Nieuwe Rotterdamsche Courant_ de février,
dans laquelle il reconnaît qu'il y a des pays civilisés en Europe et en
Amérique, mais que seuls les Allemands ont la «Kultur».

On peut considérer cette déclaration comme résumant exactement la doctrine
allemande sur la «Kultur».

En somme, la «Kultur», si on l'analyse avec soin, n'est autre chose que
l'infatuation germanique, un composé d'orgueil, de vanité, de suffisance,
de naïveté et de rapacité sans frein.

Ajoutons, pour la déterminer plus complètement, ce détail important: la
«Kultur» exige beaucoup d'engrais. C'est pourquoi beaucoup d'officiers
allemands, qui ont séjourné pendant la guerre en Belgique et dans le nord
de la France, ont laissé, dans les maisons et les châteaux qu'ils ont
«honorés» de leur présence, la preuve odorante de la vérité de la
définition naturaliste, d'après laquelle l'homme est surtout un tube
digestif.

Il ne faut pas oublier non plus, pour bien apprécier la «Kultur», cette
maxime dont l'expérience des siècles a vérifié la sagesse: «L'orgueil est
le père de tous les vices.»

(_La Libre Belgique_, n° 5, mars 1915., p. 4, col. 2.)


Incroyable.

Sous ce titre, la _Gazette de Cologne_ publie ingénument la communication
suivante qu'elle a reçue d'un de ses abonnés de Bonn (Prusse rhénane) (Le
texte est donné en français et en allemand):

«Un négociant de Bonn, ayant adressé à la Maison Roulet, de Bienne
(Suisse), un chèque de 5.000 marks, à l'appui d'une commande de rubis pour
montres, a vu revenir son chèque avec cette mention:

«_La Maison ne fait d'affaires qu'avec les nations civilisées_.»

Ni l'abonné ni la _Gazette de Cologne_ n'ont sans doute compris la leçon.

(_La Libre Belgique_, n° 15, avril 1915, p. 4, col. 2.)


2. Le pangermanisme.

La manifestation la plus dangereuse pour nous de l'orgueil allemand est
sans contredit le pangermanisme, d'après lequel la Belgique, ou tout au
moins sa partie nord, doit être englobée dans la Grande Allemagne.


Le fanatisme pangermanique.

Dans notre cinquième bulletin nous avons consacré un article à la «Kultur»
que les Allemands, ou du moins les plus turbulents et les plus audacieux,
déclarent seuls posséder et dans laquelle ils croient trouver une base
sérieuse à leur droit de domination sur l'Europe et le monde. Nous jugeons
utile de revenir sur ce sujet, auquel les voisins de l'Allemagne et
nous-mêmes n'ont pas cru devoir prêter attention, parce qu'ils pensaient
que la prétention pangermaniste n'était adoptée en Allemagne que par une
minorité de toqués, composée surtout d'officiers retraités désireux de se
faire valoir.

La guerre déchaînée brutalement en 1914 par le Kaiser, et toutes les
circonstances qui l'ont accompagnée, ont démontré que les classes
dirigeantes de l'Allemagne sont malheureusement imprégnées de
pangermanisme, que ce fanatisme les domine et les mène, et qu'à cause des
universités, de l'enseignement officiel et de la caserne, il règne sur
une grande partie de la nation et réagit même sur les meilleurs éléments,
voire sur les plus religieux et les plus moraux, dont il fausse la
conscience et pervertit les sentiments.

Le patriotisme en Allemagne est devenu, peut-on dire, la religion
principale. _Deutschland über Alles_, la devise chère à l'Empereur,
remplace en pratique la devise chrétienne: «Aimer Dieu par-dessus tout
et votre prochain comme vous-même.» L'Allemagne est la nation élue et le
Kaiser est l'élu de Dieu. Il en est persuadé et le proclame sans cesse.

Fin février 1914, ont paru dans la _Post_, journal de Berlin, deux
articles significatifs appelant la guerre prochaine, _une guerre
formidable, offensive, foudroyante et sans merci_; il faut profiter de la
première occasion, de la première difficulté diplomatique, la situation
devenant intolérable et ne pouvant se dénouer que par l'épée, _les 70
millions d'Allemands ne devant pas renoncer au rôle de nation dirigeante
de l'Europe_. On crut généralement que ce journal, non officiel, n'était
pas un organe sérieux; les événements ont prouvé qu'il reflétait la pensée
gouvernementale.

Le général allemand von Bernhardi, après avoir émis l'opinion que
l'Allemagne, voyant sa population augmenter sans cesse, serait acculée à
la nécessité de déverser le trop-plein à l'extérieur, ajoutait qu'elle
ne devra pas augmenter la puissance de ses rivaux par le flot de ses
émigrants. Il continuait en disant:

«_Il nous faut prendre_ des terres nouvelles aux États voisins ou bien les
acquérir d'accord avec eux. Nous devons devenir une puissance coloniale.
Ce que nous voulons, il nous faut l'_obtenir par la force, même au risque
d'une guerre_: A cet effet, le _Deutschtum doit affirmer avant tout sa
position au coeur de l'Europe_.»

Dans une conférence en 1913, à Berlin, devant la Société coloniale,
le professeur Heutsch fait remarquer que la Belgique et le Portugal
_n'avaient rien fait_ qui justifiât de vastes territoires au Congo.

Cette phrase et celle de von Bernhardi[68] nous feront comprendre pourquoi
l'Allemagne a violé la neutralité belge.

[Note 68: Voir p. 279, (Note de J. M.)]

Un volume de 400 pages a été consacré avant 1914 par un écrivain nommé
J. L. Reimer, au pangermanisme, sous le titre de: _Une Allemagne
pangermaniste_. Voici, d'après ce livre, le résumé de la doctrine:

«La race allemande doit imposer aux autres peuples les bienfaits de sa
civilisation supérieure, _en les germanisant_.

«Comment ce plan s'exécutera-t-il? Par la force:

«L'Allemagne envahira la France et la réduira à merci. Elle établira
d'abord sa domination jusqu'à l'Atlantique et la Méditerranée. Puis l'État
expropriera les non-Germains, là où ils sont mêlés aux Germains. Ensuite,
dans les provinces où il n'y a que des non-Germains, on prendra les
mesures les meilleures pour les faire disparaître: travaux les plus
périlleux et les plus nuisibles à la santé, et autres malaxations
économiques ou morales sur lesquelles nous ne pouvons donner
d'explications, notre bulletin étant envoyé chez d'honnêtes familles.

«Ceux des non-Germains qui résisteraient seraient exportés dans l'Amérique
du Sud ou en Asie, particulièrement en Chine; enfin, les gens sans enfants
verraient leurs propriétés remplacées par une pension aux frais de l'État.
Une germanisation plus faible serait appliquée aux Néerlandais, aux
Flamands et aux États scandinaves, dont l'auteur estime qu'on ferait plus
facilement de bons Germains, partisans du _Deutschland aber Alles_.»

Nous ferons ici observer que parmi les moyens odieux préconisés par
l'auteur, il en est que l'Allemagne officielle emploie déjà pour
germaniser la Pologne prussienne: l'expropriation. Elle y emploie aussi
les verges pour désapprendre aux enfants polonais leur langue et les
forcer à dire leurs prières en allemand. Le langage de M. Reimer ne leur a
donc pas paru effronté comme à nous et n'a pu aucunement les scandaliser.

L'empereur Guillaume a lui-même un jour dit: «L'Allemagne doit être à la
tête du monde.» Le général von der Goltz dont les proclamations cyniques
ont été si remarquées à Bruxelles, a dit en parlant de «la guerre future
que toute l'Allemagne attendait» en 1913, et qui a éclaté en août avec la
soudaineté de la tempête:

«Elle sera violente et sérieuse comme l'est toute lutte décisive
entre peuples dont l'un veut faire reconnaître sa suprématie sur les
autres.»

Cette expression laconique est à méditer profondément. Elle fera
comprendre à tous que la lutte actuelle est une lutte d'une grandeur et
d'une importance primordiales et que la Belgique n'y combat pas seulement
pour son existence et son honneur, mais pour la liberté des peuples de
tout l'univers menacée par le monstre pangermain.

Cette lutte doit être continuée jusqu'à ce que ce monstre rende le dernier
soupir et en expirant délivre à la fois l'Europe centrale et le monde.

(_La Libre Belgique_, n° 9, mars 1915, p. 1, col. 1.)


Citations du Chancelier... et d'autres!

LA MODESTIE TEUTONNE

Jamais, a proclamé le chancelier impérial, l'Allemagne n'a recherché la
domination du monde. M. de Bethmann-Hollweg est docteur et s'en honore.
Cela permet de lui supposer quelque lecture. Qu'il nous autorise à lui
citer un certain nombre d'auteurs qui ne sont pas dépourvus de mérite et
qui rendent assez aventurée sa pétition de principe.

Henri Heine, d'abord, n'avait-il pas écrit dans la préface de sa
_Germania_: «_Oui, le monde entier sera allemand. J'ai souvent pensé à
cette mission, à cette domination universelle de l'Allemagne, lorsque je
me promenais avec mes rêves sous les sapins éternellement verts de ma
patrie._»

Vous m'objecterez qu'il ne faut voir là que l'aveu enthousiaste d'un
poète, entraîné par sa fantaisie, et que je ferais mieux de consulter un
de ces spécialistes, érudits et consciencieux, qui font la gloire de la
science allemande. Interrogeons, par exemple, le Dr Reimer; nous trouvons
dans son livre: _Une Allemagne pangermanique_, que la race germanique a le
droit de prétendre à l'hégémonie. «_Elle arrivera à l'exercer, dit-il, si
elle a conscience de sa force et la volonté d'employer cette force à se
faire la place qui lui revient. L'Allemagne doit s'unir aux populations
auxquelles la rattache une communauté d'origine, et doit dénationaliser
toutes les autres._»

Cela au moins est dit par un homme grave, c'est scientifique, c'est
précis. Mais un professeur, fût-il dix fois docteur, qu'est-ce en
Allemagne à côté d'un officier? Or voici ce que pense un militaire comme
le général von Meissendorf, auteur de _La France sous les armes_ [69]:
«_De même que la Prusse a été le noyau de l'Allemagne, de même l'Allemagne
régénérée sera le noyau du futur empire d'occident. Et afin que nul n'en
ignore, nous proclamons dès à présent que notre nation continentale
a droit à la mer, non seulement à la mer du Nord, mais encore à la
Méditerranée et à l'Atlantique_.»

C'est catégorique, c'est net comme un coup d'épée, mais von Meissendorf
n'est que général, peut-être ne pense-t-il pas comme il convient. Voyons
plus haut, l'avis d'un feldmaréchal, que dis-je, d'un pacha, de celui-là
même à qui nous devons la phrase heureuse qui sert de devise au Belge.
Voici ce qu'écrivit von der Goltz dans son chef-d'oeuvre: _La Nation
armée_ [70]: «_Il est nécessaire avant tout que nous comprenions et que
nous fassions comprendre à la génération que nous élevons que le temps du
repos n'est pas encore venu, que la prédiction d'une lutte finale pour
assurer l'existence et la grandeur de l'Allemagne n'est pas une chimère
née dans la tête de fous ambitieux, mais qu'elle viendra un jour
inévitablement, violente et sérieuse comme l'est toute lutte décisive
entre peuples_ dont l'un veut faire reconnaître définitivement sa
suprématie sur les autres.»

[Note 69: Trad. de Jaeglé, p. 458.]
[Note 70: Trad. Hennebert, p. 75.]


Et maintenant, voici une citation impériale presque divine. Guillaume II,
sur le point de partir en représentation au Maroc, laissa tomber de ses
augustes lèvres, le 23 mai 1905, un discours dont voici une des gemmes,
tenez-vous bien:

«_Si plus tard, on doit parler dans l'histoire d'un empire universel
allemand ou d'une domination universelle des Hohenzollern, il faudra que
cette domination soit établie non par des conquêtes militaires, mais sur
la confiance réciproque des nations qui poursuivent toutes un même idéal.
Il faut que vous ayez la ferme conviction que le bon Dieu ne se serait
jamais donné autant de peine pour notre patrie allemande et pour son
peuple, s'il ne nous réservait pas une grande destinée. Nous sommes le sel
de la terre..._»

Eh bien, d'après le chancelier de l'Empire, tous ces gens-là ne sont que
des mazettes; poètes, historiens, généraux, empereur et, s'il faut en
croire l'Empereur, Dieu lui-même, tous se sont trompés.

M. de Bethmann-Hollweg seul détient la vérité: «L'Allemagne n'a jamais
cherché à dominer l'Europe.»

Il est vrai que des gens très sérieux prétendent qu'il n'en serait pas à
son premier mensonge.

(_Le Belge_, n° 3, septembre 1915, p. 3.)


3. Leur talent d'organisation.


Enfin, leur fameux talent d'organisation!


Leur administration.


Finissons-en une bonne fois avec la tapée des stratèges politico-mystiques
en chambre qui nous assomment de leur bavardage, qu'ils tâchent de rendre
solennel, en pontifiant le pessimisme. «On a beau dire, répètent-ils
sur un ton entendu, l'Allemagne est le pays par excellence de
l'organisation...!»

Si «organisation» veut dire multiplicité des avis, arrêtés, prescriptions,
etc... et si cela suffit, il n'y a pas à dire, l'Allemagne est d'une force
sans pareille. On n'a qu'à parcourir jusqu'à nos plus modestes bourgades,
et l'on verra les murs enduits d'une couche épaisse de papiers
administratifs de tous calibres. Si cela suffit à nos bonshommes pour
chanter la gloire des Boches, que grand bien leur fasse!

Il serait néanmoins intéressant de faire un bout d'enquête pour voir
à quoi rime tout ce papier. Or, il appert que très souvent ces
élucubrations, aussi savantes qu'impérieuses, ne sont que... lettre morte:
du bluff et encore du bluff. Plus tard les badauds resteront bouche bée
devant la sagesse de l'occupant, qui a su tout réglementer, tout prévoir.
Il sera bon alors de pouvoir opposer à cette documentation la constatation
de son inefficacité.

Nous nous proposions de relever ici des faits précis, mais, après
réflexion, nous craignons de rendre service à l'ennemi bien plus qu'aux
nôtres. Qu'il nous suffise de signaler la chose. Un peu d'attention fera
recueillir des observations inappréciables. A propos de la plupart des
ordonnances qu'on note donc leur inexistence pratique. Non seulement
toutes ces mesures ne sont pas appliquées, mais souvent elles ne le sont
pas du fait même des entraves que le législateur (le mot est bien gros!)
apporte à l'exécution de ses propres décisions.

(_Revue hebdomadaire de la Presse française_, n° 52, p. 236.)


Leur organisation.


Il paraît qu'il se trouve en Belgique des gens que l'organisation
allemande réussit à épater. Vraiment ces gens sont encore plus
extraordinaires que les Allemands. Ont-ils perdu tout à fait le souvenir
de ce qui se passait ici avant la guerre?

Nous ne voulons pas parler de l'organisation militaire; celle-là est
réellement épatante, de malhonnêteté surtout, et de duplicité. Ils étaient
certes organisés et informés supérieurement, les officiers qui, arrivant
dans nos villes et nos villages savaient exactement, mieux parfois que les
autorités communales, comment ils pourraient loger leurs hommes, leurs
chevaux et leurs canons, de combien de chambres se composait l'habitation
du maire, du notaire ou du médecin; où se trouvaient dans les caves le bon
vin; dans les châteaux, les meubles dignes de faire un voyage en Germanie;
dans les usines, les réserves de métal ou de coton.

Il n'y a pas à dire, c'est très beau cette organisation et il y a de quoi
en être fier. Superbe aussi d'être prêt à se jeter à la gorge d'un ennemi
cent fois moins fort que soi, de l'espionner et d'endormir sa confiance
tout en préparant son meurtre dans l'ombre et le mystère; superbe encore
de mobiliser ses troupes bien avant les menaces de guerre, pendant que les
pourparlers de paix se prolongent et que l'ennemi, non le petit voisin
dont on ne fera qu'une bouchée, mais l'autre, le grand, ne bouge pas pour
montrer son désir de conciliation et ne pas déchaîner l'orage. Nous vous
l'accordons, elle est vraiment épatante cette organisation du crime et de
la rapine.

Mais ce n'est pas cette organisation-là que certains Belges admirent,
c'est celle du territoire occupé. Pensez donc, après dix mois d'occupation
(non, soyons généreux, après sept ou huit, puisque depuis déjà quelque
temps cela marche ainsi) pensez donc, les chemins de fer roulent; ils
roulent même sans accroc, sans accident. Pas de rencontre, jamais; ils
roulent bien sagement sur leurs rails et jusqu'ici pas un n'a eu la
fantaisie de quitter la voie montante pour aller sur la voie descendante;
ce serait pourtant le seul moyen de faire un petit accident puisqu'il n'y
a pas de croisements et que les lignes secondaires ne sont pas exploitées;
jamais non plus un train ne s'est emballé au point de tamponner celui qui
le précédait de plusieurs heures. Je sais bien qu'il faudrait pour cela
que le machiniste de l'un d'eux s'endorme sur sa machine, les trains
étant si fréquents. Mais enfin ça pourrait arriver tout de même... si
l'organisation n'était pas si parfaite.

Pour être juste pourtant, il nous faut mentionner les beaux accidents du
plan incliné de Liège. Ça c'était soigné et vraiment réussi.

Et le transport des marchandises et des petits colis. Quelle rapidité! Et
les passeports!! Tout cela marche comme sur des roulettes. Voyager est
redevenu un plaisir et un plaisir si bon marché!!

Jamais en huit mois, c'est bien certain, les Belges n'auraient réussi à
rebâtir les ponts détruits et les voies endommagées ni à faire marcher
des trains dessus. Ce prodige d'organisation est bien au-dessus de
l'intelligence de nos ingénieurs.

Sérieusement, croit-on qu'en France, dans la région dévastée que les
armées alliées ont reconquise entre la Marne et l'Oise, les communications
ne sont pas rétablies depuis longtemps et que le transport des troupes,
des munitions et même des civils ne se fait pas aussi régulièrement et
peut-être mieux qu'ici?

Il y a aussi la réglementation de la vente des denrées, blés, fourrages,
viandes, etc. que d'aucuns ont la naïveté d'admirer. A entendre les
explications de ces messieurs de la Kommandantur, c'est parfait et le but
de ces mesures est vraiment admirable. Mais allez y voir de plus près: ce
maximum de prix n'est nullement respecté par les émissaires de l'armée
allemande qui, précédant sur les marchés les acheteurs belges, raflent
tout ce qui leur convient. Pour ce qui est de certaines marchandises,
tels les: fourrages, le recensement des bestiaux, chevaux, etc., le
rationnement de leur alimentation permettra tout simplement aux Allemands
de réquisitionner le surplus, tandis que nos fermiers et nos éleveurs
devront se contenter de donner à leurs bêtes la maigre ration imposée.

Réservons notre admiration pour un objet plus digne d'elle que
l'organisation allemande, et pensons à nos alliés français qui, en
quelques mois, avaient rattrapé la forte avance que leurs ennemis avaient
sur eux, ont monté, transformé, réorganisé leurs usines, leur ont fait
produire des munitions et encore des munitions, ce pendant qu'ils avaient
à faire face à d'autres charges, notamment aux besoins des réfugiés venus
par milliers de France et de Belgique. Tous ceux qui ont été témoins de
cet effort en ont été émerveillés.

Soyons bien certains que nos autres alliés entrés en lice avec une armée
et un outillage plus qu'incomplets, se rendant maintenant compte de
l'effort qui leur est demandé, égaleront et surpasseront bien vite leurs
ennemis. Les ouvriers volontaires affluent en Angleterre, on a construit
des usines, des machines, l'activité est intense. N'oublions pas non
plus que l'argent est le nerf de la guerre et que le commerce toujours
florissant de l'Angleterre, grâce à la protection de sa marine puissante,
lui a permis de drainer au profit de tous les alliés des sommes
considérables.

Quant à nous Belges, si nous sommes ligotés ici, nos compatriotes de
l'autre côté du mur ont dans leurs tranchées et dans les usines de
munitions une organisation qui n'est certes pas inférieure à celle de
leurs alliés et de leurs ennemis. Et même ici; le fonds de chômage, les
oeuvres diverses, ne témoignent-elles pas d'un réel talent d'organisation?
Seulement, chez nous et chez les alliés l'organisation peut aller de pair
avec la liberté, tandis que chez les Germains tout est réglementé, tout se
fait par ordre. On doit agir et même penser comme les autorités ordonnent
de penser et d'agir. Le mot liberté existe peut-être dans leur langue,
mais ils n'en connaissent pas la véritable signification ni la pratique.

LIBER.
(_La Libre Belgique_, n° 45, septembre 1915, p. 2, col. 1.)


La _Libre Belgique_ est modeste, comme on le voit. Elle aurait pu citer
bien d'autres domaines où s'est manifesté l'esprit d'organisation des
Belges, s'il n'avait pas été inutile de dire cela à nos compatriotes. Mais
nous ne pensons pas que nous tomberons nous-mêmes dans le péché d'orgueil
en les rappelant ici.

Ne vous semble-t-il pas que le seul fait d'imprimer et de remettre à
domicile des journaux prohibés, en plein pays envahi, sous la tyrannie
la plus brutale qu'on puisse imaginer, révèle déjà un joli talent
d'organisation?

Et l'exode de nos miliciens qui rejoignent l'armée, de nos métallurgistes
qui vont travailler aux munitions, de nos infirmières qui désirent
soigner nos blessés (voir p. 164)! Bravant les condamnations à mort, des
groupements d'hommes dévoués organisent cette émigration. Beaucoup de
ces patriotes ont déjà été passés par les armes, et leur exécution est
aussitôt portée à notre connaissance par des affiches officielles. Peu
importe. La disparition des chefs ne jette qu'un trouble passager;
aussitôt des bonnes volontés se présentent pour remplacer les fusillés.
Se figure-t-on bien ce qu'il faut de dévouement, d'ordre et de discipline
pour mener à bien une tâche aussi difficile, paraissant au premier abord
aussi irréalisable!

Et le ravitaillement de la Belgique? Voilà un pays complètement vidé
par les réquisitions et les contributions de guerre, le pays qui a la
population la plus dense du monde. En un mois, octobre 1914, des hommes
dont on ne saurait assez louer le patriotisme et l'activité, organisent le
ravitaillement du pays, malgré les incessantes difficultés que suscitent
les autorités occupantes.[71]

[Note 71: Voir _Comment les Belges résistent...,_ p. 1490]

Les Allemands, eux, après avoir organisé pendant quarante ans l'attaque
brusquée de la France, ont vu échouer lamentablement leur plan de
campagne.



4. Ils commencent à entrevoir la vérité,

ou, tout au moins, ils baissent de ton. Il n'y a plus que les pointus qui
restent fidèles à l'arrogance de jadis. Voici deux articles de _La Libre
Belgique_:


Une sensationnelle, mais hypocrite, conversion.


Le _Times_ du 23 mars écoulé publie une remarquable lettre d'un des plus
notables chefs du pangermanisme teuton, le général von Bernhardi.

Cette lettre fera certainement sensation. On peut même dire qu'elle est un
véritable signe des temps, car elle décèle chez son auteur un sens vrai
des événements. Elle prouve qu'il commence à comprendre l'énormité de la
faute, ou, pour mieux dire, du crime auquel lui et ses pareils ont poussé
l'Allemagne et sa malheureuse alliée l'Autriche, en leur faisant préparer
et déclarer la guerre européenne.

Cette lettre est assez longue. Nous laisserons de côté tout ce qui
concerne l'histoire des faits qui ont précédé les déclarations de guerre
de l'Autriche à la Serbie et de l'Allemagne à la Russie, à la France et
à la Belgique. Cette histoire, arrangée selon les procédés allemands
habituels, n'est qu'une nouvelle édition de la fable que tous les Germains
et les germanophiles répètent depuis août dernier, avec une constance
qui jamais ne se lasse: l'Allemagne n'a fait que se défendre contre une
coalition qui voulait son écrasement.

Mais nous attirons l'attention sur la déclaration des principes et des
sentiments que M. von Bernhardi donne aujourd'hui, comme étant ceux de
toute la partie dirigeante de la nation et de l'Empire allemand et qui ont
toujours inspiré sa politique. M. von Bernhardi s'exprime ainsi à ce sujet
dans la lettre que le _Times_ publie:

«Il n'a jamais été dans nos intentions de conquérir ou d'assujettir des
nations étrangères; en faisant cela, nous nous créerions uniquement de
nouveaux ennemis. Nous n'avons pas exercé dans ce but notre pays aux
armes, ni complété nos armements. Mais il était de notre devoir de
renforcer notre pouvoir politique et militaire, jusqu'à ce que nous
ayons acquis l'assurance de développer nos intérêts industriels et notre
culture, sans être contrariés par les puissances étrangères. Le but du
militarisme allemand n'était pas d'attenter à la liberté des autres États,
mais de protéger notre propre liberté. Depuis des années nous pouvions
prévoir que les ennemis qui nous entourent presque de tous côtés en
viendraient à se donner les mains pour écraser l'Allemagne grandissante.»

Ce tableau de la mentalité pangermaniste que nous présente von Bernhardi,
après les échecs et les mécomptes que la triplice austro-germano-turque a
subis depuis huit mois, est bien différent de celui que le même général
nous offrait, il n'y a pas longtemps, au sujet des devoirs et des besoins
de l'empire. Aujourd'hui, il est respectueux de la liberté et de la
propriété d'autrui; il ne demande que la sécurité et la liberté de
l'Allemagne, cette malheureuse nation qui ne voulait attaquer ni
assujettir aucun peuple et qui n'a fait que se défendre contre les
implacables ennemis qui «l'entouraient de tous côtés».

Si l'on doutait encore de l'issue certaine du gigantesque conflit qui met
aux prises les principales puissances européennes et qui les ruine, on
verrait clairement de quel côté penche la balance, en comparant le von
Bernhardi doucereux et pacifique d'aujourd'hui, avec le von Bernhardi
belliqueux et sans scrupules d'hier.

Ce général était devenu, depuis sa mise à la retraite, le plus fougueux
avocat des ambitions et des prétentions de la «Kultur», c'est-à-dire de
l'orgueil et de l'avidité allemandes.

Voici ce qu'il écrivait avant la guerre:

«Notre population est de 65 millions d'habitants et elle augmente de
1 million par an. Il est impossible que l'agriculture et l'industrie
parviennent à procurer à cette masse humaine, sans cesse croissante, des
moyens d'existence suffisants. Nous sommes donc acculés à la nécessité de
déverser dans les colonies le trop-plein de notre population. _Mais si
nous ne voulons pas augmenter la puissance de nos rivaux par le flot de
nos émigrants, il nous faut prendre des terres nouvelles, dont nous avons
besoin, aux Etats voisins, ou bien les acquérir, d'accord avec eux. Ce que
nous voulons, il nous faut l'acquérir par la force, même au risque d'une
guerre_. A cet effet, le _Deutschtum_ doit affirmer avant tout sa position
au coeur de l'Europe et développer, tous ses moyens d'action, de manière
à jeter dans la balance le poids entier d'une nation de 65 millions
d'habitants.»

Le même général von Bernhardi disait aussi, avant 1914:

«La guerre est un _instrument de progrès, un régulateur de la vie de
l'humanité, un facteur indispensable de civilisation, une puissance
créatrice_. C'est une erreur de penser qu'il ne faille jamais rechercher
ou provoquer une guerre. Il ne faut pas voir dans la guerre les calamités
physiques qu'elle entraîne, pas plus qu'il ne faut déplorer le mal que
fait un chirurgien, sans penser aux conséquences d'une haute portée
qu'aura l'opération. _C'est à la diplomatie à arranger les questions
épineuses où la morale semble menacée_.»

La comparaison des déclarations d'avant la guerre et de celles d'après
les événements des huit derniers mois, permet de juger des motifs de la
conversion du vieux guerrier et de la sincérité de cette conversion.

Si le pangermanisme était triomphant, l'ancien apologiste de la guerre
parlerait un langage tout différent.

Sa conversion, quelque forcée qu'elle soit, sera suivie de beaucoup
d'autres.[72]

(_La Libre Belgique_, n° II, avril 1915, p. 3, col. 2.)

[Note 72: On pourrait ajouter que von Bernhardi a été jeté par-dessus
bord par ses anciens fidèles: voir _Comment les Belges résistent_..., p.
211. (Note de J.M.)]


Un aveu angoissé.

Le _Tag_ de Berlin, conservateur gouvernemental, fait l'énumération des
faux calculs de la politique allemande. C'est la première fois
qu'un journal de ce parti a la franchise de convenir de ces vérités
désagréables:

«Nous nous sommes trompés dans tant de nos calculs. Nous nous attendions à
ce que l'Inde entière se révoltât au premier son des canons en Europe, et
voilà que des milliers et des dizaines de milliers d'Indiens combattent
maintenant avec les Anglais contre nous. Nous nous attendions à ce que
l'Empire britannique fût réduit en miettes; mais les colonies britanniques
se sont unies comme elles ne l'avaient jamais fait auparavant à la mère
patrie. Nous nous attendions à un soulèvement victorieux dans l'Afrique du
Sud britannique, et nous ne voyons là qu'un fiasco. Nous nous attendions à
des désordres en Irlande, et l'Irlande envoie contre nous quelques-uns de
ses meilleurs contingents. Nous croyions que le parti de la «paix à
tout prix» était tout-puissant en Angleterre, mais il a disparu dans
l'enthousiasme général qu'a suscité la guerre à l'Allemagne. Nous
calculions que l'Angleterre était dégénérée et incapable de constituer,
un facteur sérieux dans la guerre, et elle se montre notre ennemi le plus
dangereux.

«Il en a été de même avec la France et la Russie. Nous pensions que la
France était corrompue et qu'elle avait perdu le sens de la solidarité
nationale, et nous constatons maintenant que les Français sont des
adversaires formidables. Nous croyions que la Russie ne pouvait rien
faire, nous jugions que ce peuple était trop profondément mécontent
pour combattre en faveur du Gouvernement russe, nous comptions sur son
effondrement rapide, en tant que grande puissance militaire. Mais la
Russie a mobilisé ses millions d'hommes très rapidement et très bien, son
peuple est plein d'enthousiasme et sa force est écrasante.

«Ceux qui nous ont conduits à toutes ces erreurs, à tous ces faux calculs,
à toutes ces grosses méprises sur nos voisins et sur leurs affaires ont
assumé un lourd fardeau de responsabilités.»

Le _Tag_ aurait pu ajouter:

«Nous nous sommes trompés en comptant pour zéro la résistance des Belges,
et nous nous sommes trompés en espérant que l'Italie nous suivrait
dans une guerre agressive. Ces deux erreurs ont eu aussi de notables
résultats.»

(_La Libre Belgique_, n° 12, avril 1915, p. 4, col. 1.)

Leur retour à une plus saine conception des choses se manifeste encore
d'une autre façon: ils sont conscients de l'aversion qu'ils inspirent au
monde entier. Aussi assistons-nous depuis quelques mois à l'éclosion d'une
abondante littérature qu'on peut réunir sous ce titre général: Pourquoi on
les déteste. _La Soupe_ (n° 396) a consacré un fascicule très intéressant
au résumé des idées de M. le professeur Dr Robert Jannasch, de M. le Dr
Konrad Lange et de M. le curé Willy Veit.



D. _L'EXPLOITATION SYSTÉMATIQUE DE LA BELGIQUE_


Il ne s'agit pas ici du pillage pratiqué sous les yeux et avec la
complicité évidente du haut commandement,[73] mais du pressurage
méthodique, à coups d'arrêtés et de «jugements», auquel on soumet notre
pauvre pays.

[Note 73: _Comment les Belges résistent_..., p. 159.]

Voici d'abord un exposé général, sous forme de chronique:


Le brigandage allemand.

_L'occupant doit nourrir l'occupé._
(Droit international.)

Ce n'est pas assez de dire que l'attentat contre la Belgique était une
nécessité stratégique pour les agresseurs germains; elle était aussi une
nécessité économique; elle livrait aux barbares un grenier d'abondance.

Spoliés, razziés, affamés, toutes nos souffrances viennent des Prussiens.
Aucun soulagement ne leur est dû. Ce qui rend notre situation moins
pénible se créa à l'initiative des Belges, avec l'appui de neutres, et
en dépit des obstacles suscités par l'ennemi. Les impostures alboches ne
prévaudront jamais contre cette vérité.

Les sommaires éphémérides ci-dessous sont extraites d'un dossier
volumineux. Que chacun en fasse le sujet de ses entretiens: il n'est point
de meilleure propagande! Voyez bien les conclusions finales.

_Août 1914_.--Nos autorités prennent des mesures contre la cherté des
vivres.. Les hordes d'invasion gaspillent les aliment; nos populations ont
à peine le nécessaire.--Les Prussiens apposent une fausse signature du
gouverneur de la Banque nationale de Belgique sur des billets de 1 et
2 francs qu'ils ont volés à la succursale d'Aerschot et mettent ces faux
billets en circulation.--Ils suppriment le téléphone public.

_Septembre_.--L'envahisseur réquisitionne à tour de bras et impose
aux villes de lourds tributs payables en métal.--Malaise monétaire.
Renchérissement général, déterminé par le fait que l'ennemi abroge les
restrictions imposées par l'autorité belge, ce dont notre commerce
s'empresse de profiter!--Von der Goltz affiche que la rupture d'un fil de
téléphone ou télégraphe, partout où les troupes en installent, entraînera
le paiement d'une amende par les habitants, «qu'ils soient coupables ou
non»!--Usage des véhicules contrôlé; tramways vicinaux supprimés. Ces
ordonnances ont pour effet d'étendre le chômage.--Le régime des «bons de
guerre» fait faire la grimace aux marchands.--Von der Goltz ordonne le
paiement des contributions, patentes, etc., à la caisse allemande! La
farine manque dans la moitié du pays où les barbares sont passés; cette
disette s'étendra à mesure que l'invasion s'avancera.

_Octobre_.--Von der Goltz se plaint d'attentats contre les communications
militaires; il prend des otages partout où ces faits sont constatés et
annonce que, s'ils se renouvellent, ces malheureux seront passés par les
armes «qu'ils soient coupables ou non»!--Bicyclettes proscrites.--Défense
de laisser sortir les pigeons.--Abondantes rafles de chevaux et de
vivres.--Le Gouvernement usurpateur place sous les lois de la guerre les
Belges nés en 1894, 1895 et 1896; si ces jeunes gens quittent le pays,
«leurs parents répondront d'eux avec leur propre vie»!--Pénurie de
farines. L'intendance prussienne enlève les réserves des villes et les
récoltes des campagnes; cela pousse des Belges à dissimuler des stocks;
voilà l'origine de déplorables accaparements.--L'automobile proscrite à
son tour, le ravitaillement devient extrêmement difficile: famine dans nos
provinces; à Bruxelles même, des boulangeries se ferment.--Des courtiers
d'outre-Rhin font leur réapparition et s'efforcent de renouer des
relations d'affaires! Beaucoup d'exportations industrielles sont frappées
d'interdiction... pour les Belges!--La monnaie allemande est imposée
au cours de 1 f 25 le mark [74].--Les espions organisent la chasse aux
apporteurs de fonds destinés aux familles de soldats, aux agents de
l'État, etc. Les pensionnés ne touchent plus leur dû; des fonctionnaires
se trouvent à bout de ressources, la gêne se généralise.--Entrés à
Anvers, les Prussiens y dévalisent les entrepôts particuliers,
en violation du Droit. Ce butin est pour l'Allemagne (valeur: 1
demi-milliard)!--Von der Goltz a proclamé sa volonté de «consolider la vie
économique du pays». A ces paroles, il suffit d'opposer ses actes!--Pour
remédier au paupérisme qui ne fait qu'empirer, s'est fondé, à Bruxelles,
le Comité de secours et d'alimentation. Après avoir créé la «Soupe
communale», il organise le ravitaillement du Brabant.--A la suite du
licenciement de la garde civique, on s'attend à une certaine amélioration
des affaires. Mais le Prussien somme les gardes civiques de se soumettre à
son contrôle, ce qui empêche les retours espérés. Déplacements interdits
dans toutes les directions, excepté Liège et le Limbourg.--Les produits
d'imprimerie, les théâtres, etc., sont soumis à la censure.--Anvers doit
verser aux spoliateurs une contribution de guerre de 50 millions; ce
même chiffre est définitivement arrêté pour Bruxelles; Liège a payé 30
millions; et ainsi de suite!

[Note 74: En beaucoup d'endroits, le mark est même coté 1f30: voir
_Comment les Belges résistent_..., p. 175. (Note de J. M.)]

_Novembre_.--Les Prussiens, parce qu'on a rossé, près de la Bourse, un
mouchard allemand (en civil) et un soldat venu à son aide, condamnent
la ville de Bruxelles à une amende de 5 millions!--Les États-Unis et le
Canada nous envoient de la farine. Le «Comité d'alimentation» s'étend
à tout le pays, que l'incurie allemande laisse dans le dénûment. Cette
impuissance, dans un domaine de première importance, prouve combien le
bluff a surfait l'organisation allemande.--Le Prussien mande aux autorités
communales de ne plus nourrir les ouvriers qui n'acceptent pas du
travail salarié (nos ouvriers refusent de collaborer aux fournitures
_militaires_).--L'heure allemande devient obligatoire; les délinquants
sont frappés d'amendes.--Le serment exigé des gardes civiques pousse à
l'exil un grand nombre de patrons; ils craignent de se voir déportés
en Allemagne, comme cela s'est fait ailleurs, et même aux portes de
la capitale (à Tervueren).--La situation économique s'empire; l'hiver
s'annonce dur... Par suite de la suppression de tout transport, le charbon
s'épuise et enchérit; la bâtisse ne peut reprendre. L'industrie chôme
forcément. Misère.--Tout passeport est refusé aux hommes de 18 à
45 ans.--L'ennemi s'empare du cuivre, du nickel et d'autres métaux
nécessaires à la confection des munitions; fabriques arrêtées par suite
de l'enlèvement de leurs cuves de cuivre.--Vers cette époque commence
le pillage systématique de nos ateliers de construction: l'outillage
industriel (machines-outils) prend le chemin de l'Allemagne. Cela
continuera pendant plusieurs mois! Le matériel emporté représente une
valeur de plusieurs centaines de millions. Ces vols à peine déguisés
rendent le travail impossible dans beaucoup d'établissements, privent de
gagne-pain des centaines de milliers de familles!--Écrasée de charges
extraordinaires, la ville de Bruxelles ne peut commanditer un organisme
intercommunal d'assurance des risques de guerre qui cherche à se
constituer afin de ranimer l'industrie du bâtiment.

_Décembre_.--Le spoliateur von der Goltz part. Le détrousseur von Bissing
arrive. En s'en allant, le premier déclare que la situation en Belgique
est «normale». Toutefois, son successeur annonce qu'il va faire tout son
possible pour restaurer l'activité économique du pays et soutenir les
faibles. Voilà les paroles; nous allons voir les actes.

A peine installé, von Bissing inflige aux provinces belges une nouvelle
contribution de guerre, de 480 millions de francs, payables par
mensualités!--L'envahisseur rétablit la circulation des tramways vicinaux
et prélève la moitié des recettes.--Il vide nos étables.--La presse
étrangère s'indigne de l'avidité prussienne à propos des extorsions
d'argent opérées en Belgique.--Von Bissing place les sociétés où des
étrangers belligérants ont des intérêts sous la surveillance de ses
bureaux. En revanche, il nous apprend que l'Allemagne, l'Autriche et
la Turquie «ne sont pas des puissances étrangères ou ennemies»! Il est
défendu d'inciter quelqu'un à refuser de travailler pour ces États...--Les
amendes pleuvent sur les communes et sur les particuliers. Tout prétexte
est bon. Von Bissing renforce la chasse aux importateurs d'argent. A la
frontière, on échange de force l'or contre des marks.--Le transport des
lettres est prohibé afin d'obliger le public à user de timbres allemands.

--En Italie, en Suisse, en Hollande, au Chili, au Canada, aux États-Unis,
la voracité des Prussiens provoque des manifestations publiques contre eux
et pour les Belges.--L'importation du sel est prohibée, sauf s'il vient
d'Allemagne. Nos Flandres manquent de froment, de seigle, de pommes de
terre, de charbon.--Faim et froid étreignent le pays. Détresse et
dénûment partout.--Von Bissing obtient de l'avancement: il est nommé
général-colonel.--Il destitue la Banque nationale de son privilège
d'émettre du papier-monnaie et le repasse à la Société générale.

--L'assurance des risques de guerre s'organise à Bruxelles en vue de
remettre en train la bâtisse et les industries qui s'y rattachent;
l'esprit de lucre est exclu de cette oeuvre mutualiste.

_Janvier 1915_.--Les étages de nos ministères, dans les salons desquels
siègent les bureaux de l'Usurpation, sont convertis en prison temporaire.
Von Bissing réorganise le service des mouchards et en accroit le
«rendement».

--Le Comité d'alimentation étend ses secours à plusieurs localités
françaises que l'ennemi laisse également dans la détresse.--Von Bissing
réglemente la confection des pâtisseries.--Mieux avisé, le Comité
belge-américain installe des magasins communaux qui mettent un frein à la
hausse des denrées.--En encaissant 40 millions par mois, von Bissing s'est
engagé à ne plus imposer provinces ni communes; mais il s'est réservé le
droit d'infliger des amendes, et il en use immodérément.--Redoublement
de la traque aux apporteurs d'argent d'État.--Il taxe les morts
(permis d'exhumer), les chasseurs, les pêcheurs; il établit un impôt
extraordinaire à charge des citoyens ayant quitté le pays!

--Malgré les efforts du Comité d'alimentation, lequel n'obtient aucune
espèce d'aide des Prussiens, une partie de la nation s'anémie dans les
privations; sans railway, sans automobiles, sans chevaux, même sans
bicyclettes, la distribution des vivres en province devient presque
impossible.--Grâce à l'Assurance mutuelle, la bâtisse reprend. En face
de l'incurie et de la mauvaise volonté de l'occupant, ces réalisations
représentent des efforts admirables.

_Février_.--Von Bissing interdit les réunions politiques, traque les
mobilisés qui partent pour le front et vole le pain des ouvriers
du railway en confisquant les fonds destinés au paiement de leurs
demi-salaires.

--Pour pouvoir donner de la farine à tout le monde, la ration de pain est
limitée dans les villes.--Von Bissing protège le cochon que le paysan
abat, faute de pouvoir l'engraisser. Cette mesure ne sert à rien. Mais
le Comité impose à Bruxelles et à Anvers le pain blanc, ce qui permet de
prélever le son nécessaire à l'élevage des porcs.

--Le gouverneur impérial limite les déplacements dans les différentes
provinces. Il en résulte que 5 millions de Belges se voient claquemurés
dans leurs cantons.--Il soumet à son contrôle les prostituées et prévoit
de fortes amendes: l'argent n'a pas d'odeur!--Des commerces teutons se
multiplient à Bruxelles.

_Mars_.--Sous prétexte d'empêcher la contrebande de guerre, von Bissing
interdit l'exportation de nombreux produits industriels; cela lui permet
de connaître les stocks. Même les transactions intérieures sont soumises
à autorisation, c'est-à-dire entravées pour les Belges.--Accapareurs et
haussiers opèrent librement. Les magasins communaux s'épuisent à cause de
la piraterie en mer. De nouveaux arrivages régulariseront plus ou moins le
marché.--Poursuites et condamnations du chef de recrutement militaire
se succèdent. Pour d'autres motifs, les amendes s'accumulent: les
kommandanturs et les bureaux allemands, encombrés de sinécuristes, battent
la dèche.--Les oeuvres d'assistance et d'entr'aide, créées par les Belges,
font beaucoup de bien: la mendicité diminue de jour en jour. Le Comité
Solvay patronne et subsidie toute initiative intéressante; la solidarité
supprime le paupérisme.

_Avril_.--Pour avoir refusé de réfectionner la route de Malines (abîmée
par le charroi militaire) la ville de Bruxelles est frappée d'une pénalité
de 500.000 marks...

--Grâce à l'activité de la section agricole du «Comité», les terrains
vagues se convertissent en cultures. Une coopérative intercommunale fait
des provisions de vivres.--La Croix-Rouge de Belgique disparaît plutôt
que d'assurer le service civil du corps de santé allemand; l'encaisse est
confisquée et une fausse Croix-Rouge de Belgique est constituée par les
Allemands.

--Un tarif prussien refrène la hausse des vivres et des fourrages. Seule,
l'intendance militaire tire profit de cette mesure, qui demeure lettre
morte pour le public. Le régulateur des comptoirs communaux arrête
l'ascension des prix: ils restent néanmoins en hausse.

_Mai_.--Les extorsions d'argent continuent en raison des besoins des
budgétivores qui se casent en Belgique. C'est vraiment du brigandage. En
Hollande, en Angleterre, des agents allemands substituent nos billets à
leurs marks dépréciés. La Deutsche Bank, de Bruxelles, ratisse la monnaie
d'or et les billets par l'appât d'une prime. Le billon de nickel est
drainé également.

-Von Bissing met à la ration nos prisonniers en interdisant de leur
envoyer plus de 5 kilogrammes de vivres par mois.--Le pain renchérit
encore. En Flandre, la ration tombe à 200 et 175 grammes. Sur tous les
points du pays, on constate l'affaissement physiologique des ouvriers et
des ouvrières, ce qui les rend moins résistants à la fatigue et diminue
leur production. Des émeutes provoquées par la cherté des vivres éclatent
à Liège: les baïonnettes prussiennes aident la police à rétablir
l'ordre... Toutefois, le pain et les denrées sont tarifés.

_Juin_.--Dans un communiqué publié par la presse à tout faire, von Bissing
expose comment ses «intentions de faire renaître la vie économique en
Belgique sont remises en question»: c'est la faute aux ouvriers de
l'arsenal de Malines! Ils refusent de reprendre le travail. Voilà pourquoi
ledit gouverneur pressure et affame le pays! Si l'on travaillait à
l'atelier de Malines, la Belgique entière serait un paradis! Rien de plus
simple! Mais voici la vérité: afin que tout le personnel prussien soit
disponible pour les travaux urgents d'une grande ligne _militaire_ allant
d'Aix-la-Chapelle à Bruxelles, par Visé et Louvain, les ouvriers belges
des arsenaux de Gand, de Malines, de Jemelle, de Luttre, etc., furent
sommés de reprendre le travail. Pour les y contraindre, à Gand on a arrêté
leurs femmes; à Malines on les isole et, avec eux, tout le district.
En attendant, la nouvelle ligne n'avance guère! D'où la fureur de von
Bissing! Il était clair qu'il ne se serait pas fait une telle bile s'il
se fût agi, comme il le dit mensongèrement, de l'intérêt des populations
belges! Les intérêts allemands, voilà uniquement ce dont il s'occupe.

--Le Prussien fixe un tarif des viandes dont bénéficie seule l'intendance
prussienne, aux abattoirs.

_Conclusion_.--Les gouverneurs impériaux ne sont que des pantins: Berlin
tire les ficelles. C'est l'Allemagne qui administre la Belgique, et sa
science d'organisation devait étonner le monde. Elle l'étonne, en effet,
et l'indigne, par son impuissance à réparer les maux de la sauvagerie
militaire. _L'Allemagne excelle uniquement à piller et à affamer le pays,
à en extraire des tonnes de vivres et des milliards de francs, à voler son
outillage et à détruire le reste [75].

Notre revanche consistera à mettre dehors les fournisseurs alboches,
à boycotter leur commerce et leur industrie. La nouvelle orientation
économique nous tournera vers les produits français, anglais, italiens,
etc., etc.; en outre, nous favoriserons les initiatives nationales qui se
créent pour expulser du marché belge les Allemands._

[Note 75: Le même brigandage s'opère dans le nord de la France, ainsi
qu'en Pologne.]

Leur geste consiste à nous mettre sous le nez un browning... puis un prix
courant. Notre réponse sera le coup de pied au derrière.

(_La Vérité_, n° 5, 12 juin 1915, p. 2.)

Il sera intéressant pour le lecteur d'apprendre avec quelle désinvolture
les autorités allemandes, emportées par leur besoin d'extorsion, violent,
à deux jours de distance, les engagements souscrits par elles-mêmes. Les
pages suivantes sont extraites de la brochure sur M. Max:


La contribution de guerre et les réquisitions.


L'autorité allemande avait dès le début considéré M. Adolphe Max comme le
bourgmestre de toute l'agglomération bruxelloise, c'est-à-dire de
quinze communes qui, au point de vue légal, sont des administrations
indépendantes et ne relèvent que du Gouvernement. Le représentant de
celui-ci, M. Béco, gouverneur du Brabant, était parti avant l'entrée des
troupes allemandes à Bruxelles. Le Gouvernement était dans le refuge
d'Anvers. C'est sur Bruxelles que retombait tout le poids de l'occupation
des armées étrangères, du maintien de l'ordre, des réquisitions et de la
formidable contribution de guerre imposée par les envahisseurs! M. Adolphe
Max fit de courageuses tentatives pour adoucir les conditions imposées,
témoin ce document:

«Comme suite à l'acte du 20 août 1914 arrêté par le capitaine Kriegsheim
et le bourgmestre de la ville ont eu lieu des pourparlers aujourd'hui
entre le général-major von Jarotzky, gouverneur de Bruxelles, et le
bourgmestre au sujet des 50 millions exigés.

«Le bourgmestre a déclaré qu'il n'est pas en état, malgré la meilleure
volonté, de procurer la somme totale. Par contre, il s'engage à payer en
déduction tout de suite la somme de _1 million 500.000_ et dans le délai
de huit jours d'autres sommes s'élevant ensemble à _18 millions 500.000_.

«Il a ajouté qu'il considérait comme une impossibilité de fournir la somme
de 50 millions et il a sollicité la diminution du montant.

«Le gouverneur a déclaré qu'il n'avait pas de mandat à cet effet, mais il
a promis d'introduire auprès du commandant supérieur de l'armée une motion
en rapport avec la situation, aussitôt que les 20 millions visés ci-dessus
seraient payés. Le bourgmestre a acquiescé à cette solution.

«Le bourgmestre a, en outre, fait remarquer que c'était tant au nom de
Bruxelles que de quinze communes-faubourgs qu'il agissait concernant
l'indemnité de guerre réclamée, mais qu'il ne pouvait être responsable
des désordres ou des actes d'hostilité s'il s'en produisait en dehors du
territoire de la ville, les faubourgs n'étant pas soumis légalement à son
autorité. Le gouverneur a donné sa parole que chaque commune serait rendue
responsable de tous désordres qui se produiraient chez elles.

«Le gouverneur a ajouté, sur la demande du bourgmestre, que, pendant le
délai de huit jours, il ne sera plus fait, par l'autorité allemande, de
réquisitions en vivres ou approvisionnements soit à charge de la ville et
des faubourgs, soit à charge de leurs habitants, et ce afin de préserver
la population de la famine.

«Bruxelles, le 24 août 1914.

«_Le Gouverneur_,                        «Adolphe MAX,
«VON JAROTZKY.                           «_Bourgmestre_.
            «GRABOWSKY, _Conseiller aulique_.»

Les réquisitions imposées le 20 août cessèrent le 24: l'agglomération
bruxelloise, qui compte près de 800.000 habitants, était menacée de
manquer de vivres. L'avis suivant fut affiché:


AVIS


«J'ai l'honneur de porter à la connaissance de la population qu'en
vertu d'une convention que j'ai conclue le 24 août avec le Gouvernement
allemand, représenté par M. le général-major von Jarotzky et M. le
conseiller aulique Grabowsky, il a été stipulé que, pendant un délai
de huit jours, il ne serait plus fait par l'autorité militaire de
réquisitions de vivres et approvisionnements, soit à charge de la ville de
Bruxelles et des communes de l'agglomération bruxelloise, soit à charge
des habitants.

Les fournitures en vivres et approvisionnements ne devront donc être
faites, jusqu'à l'expiration de ce délai, que contre paiement comptant.

«Bruxelles, le 25 août 1914.

«_Le Bourgmestre_,
«Adolphe MAX.»

Mais, dès le lendemain, des difficultés et de nouvelles exigences
surgissaient, et M. A. Max écrivait à M. le gouverneur militaire:


«MONSIEUR LE GOUVERNEUR MILITAIRE»

Par une convention du 24 août portant, au nom du Gouvernement allemand,
les signatures de M. le général-major von Jarotzky et M. le conseiller
aulique Grabowsky, il a été stipulé que, pendant un délai de huit jours,
il ne serait plus fait, par l'autorité allemande, de réquisitions en
vivres et en approvisionnements, soit à charge de la ville, ou des
faubourgs, soit des habitants.

«A la date d'hier, le général en chef, qui se trouvait de passage à
Bruxelles, m'a fait connaître, en présence de M. le conseiller Grabowsky,
que cet engagement ne serait observé par l'autorité allemande qu'à
la condition qu'elle fût mise en mesure de faire amener elle-même et
rapidement par chemin de fer de Saint-Trond certaines quantités de vivres
et d'approvisionnements qu'elle y possède.

«Afin qu'il pût être satisfait à cette condition, je me suis vu obligé
d'écrire au Gouvernement belge à Anvers pour lui demander d'autoriser
l'envoi de locomotives à Bruxelles. La réponse du Gouvernement belge
ne m'est pas encore parvenue. Quelle que soit cette réponse, je dois,
Monsieur le Gouverneur, protester auprès de vous contre la contrainte qui
m'a été imposée. L'engagement pris au nom du Gouvernement allemand par la
convention ci-dessus rappelée du 24 courant n'était subordonné à aucune
condition. En introduire une ultérieurement a été méconnaître la parole
donnée et détruire la confiance que doit inspirer un contrat souscrit
régulièrement au nom du Gouvernement allemand.

«Vous reconnaîtrez, j'en suis convaincu, que mon devoir était de vous
exprimer les réserves que je viens de formuler.

«Le Bourgmestre,
«Adolphe MAX.»

Deux jours après, un officier allemand se présentait chez le bourgmestre
pour exiger de la levure. Voici le procès-verbal de l'entretien:

28 août 1914.

«L'an 1914, le 28 août, à 9h 45 du matin, un officier supérieur allemand,
se disant envoyé par un général chef d'état-major commandant des troupes
cantonnées à environ 20 kilomètres de Bruxelles, s'est présenté à l'Hôtel
de Ville et m'a requis de lui fournir 20 à 25 livres et au besoin 50
livres de levure. J'ai répondu que je ne pouvais satisfaire à cette
demande; qu'en effet, par convention du 24 courant, le Gouvernement
allemand s'était engagé vis-à-vis de moi à ne plus faire de réquisitions
en vivres pendant un délai de huit jours. L'officier a fait observer que,
son mandant ayant un grade supérieur à celui du gouverneur allemand de
Bruxelles, il ne se considérait pas comme lié par cette convention et
persistait par conséquent dans sa demande, offrant au surplus de payer les
quantités de levure qui lui seraient fournies.

«J'ai déclaré qu'il allait de soi que toute réquisition de la part des
autorités allemandes devait donner lieu à paiement, mais que la convention
que j'invoquais suspendait le principe même dès réquisitions. Qu'au
surplus, cette convention n'émanait pas du gouvernement allemand militaire
de Bruxelles, en son nom personnel, mais qu'elle liait le Gouvernement
allemand lui-même, étant d'ailleurs signée non seulement par le
gouverneur, mais aussi par le conseiller aulique, seul représentant
autorisé de la légation allemande en ce moment à Bruxelles.

«L'officier ayant annoncé que, nécessité faisant loi et ses troupes
devant, être nourries, il se verrait forcé de passer outre, j'ai répondu
qu'en ce cas je réunirais les membres du corps diplomatique et les
prierais de faire connaître au monde civilisé que l'Empire allemand
violait une parole donnée en son nom. L'officier m'a prié de mettre à sa
disposition un membre du personnel de l'Administration communale pour le
guider dans ses recherches en vue de découvrir les magasins où il pourrait
se procurer de la levure. J'ai répondu que je ne pouvais accéder à sa
demande. Il s'est retiré alors en me faisant connaître qu'il allait en
référer au gouverneur militaire.»

Le 29 août, le bourgmestre pouvait annoncer que les bons de réquisition
étaient payables dans les bureaux du Sénat, rue de Louvain, de 9 heures à
midi et de 3 à 5 heures de relevée.

_(M. Adolphe Max, bourgmestre de Bruxelles. Son administration du 10 août
au 16 septembre 1914,_ p. 25.)

Voici un bon exemple de confiscation:


Encore une confiscation allemande.

Le Gouvernement allemand a congédié les dirigeants de la Croix-Rouge et a
confisqué leur caisse où se trouvait encore une somme de 250.000 francs.

Prétexte: La Croix-Rouge refusait d'obéir aux volontés du Gouvernement
allemand qui ordonnait à l'institution charitable belge de «coopérer
méthodiquement aux oeuvres de bienfaisance d'un caractère urgent» (_sic_),
d'après le texte de l'affiche allemande.

Motif réel: La Croix-Rouge refusait de s'occuper d'une catégorie spéciale
de blessés des deux sexes, que nous désignerons suffisamment sous cette
appellation: «les blessés du vice». Or, cette catégorie de blessés a subi
une très notable augmentation depuis l'invasion allemande. On a dû y
consacrer tout un hôpital rien que pour Bruxelles.


Tout prétexte leur est bon pour nous extorquer de l'argent. Bruxelles a dû
payer 5 millions parce qu'un de ses agents de police avait maltraité
un mouchard.[76] La ville de Liège a été condamnée à une amende de 20
millions pour une prétendue attaque de francs-tireurs, complètement
inventée par les Allemands.

Toutefois, leurs trois plus grosses opérations financières restent les
réquisitions en masse à Anvers, [77] la contribution annuelle de 480
millions et la saisie d'un milliard.

[Note 76: Voir p. 4 et _Comment les Belges résistent_..., p. 177.]
[Note 77: _La Soupe_, no. 357, a publié _in extenso_ le rapport de M.
Castelein, président de la Chambre de Commerce d'Anvers.]

Un épisode caractéristique de la furie allemande.

LES RÉQUISITIONS A ANVERS

M.E. Castelein, président de la Chambre de Commerce d'Anvers, a envoyé,
le 18 mars dernier, aux membres de la Commission internationale d'Anvers,
un rapport sur les réquisitions en masse dont le commerce anversois a été
et est encore l'objet de la part des autorités allemandes.

Ces réquisitions finiront par créer le vide dans les entrepôts et
amèneront la stagnation forcée de nombreuses industries.

Elles se chiffrent par dizaines de millions et atteindront des centaines
de millions si on ne les arrête point. Elles atteignent les matières
premières, les produits fabriqués, et même l'outillage des usines,
voire même des chantiers réquisitionnés en bloc. Quand les stocks de
marchandises ne sont pas absorbés par ces réquisitions, ils sont «bloqués»
par l'interdiction imposée à leurs détenteurs de les vendre ou de les
livrer s'ils ont été vendus antérieurement.

Sauf de minimes exceptions, ces réquisitions ne sont pas liquidées,
contrairement aux assurances données, il y a déjà près de quatre mois, en
termes catégoriques par les autorités de l'Administration allemande, et ce
en dépit d'une promesse formelle qui a été faite aux Anversois, en échange
de 60 millions de surcroît de charges qui fut imposé à la Belgique en plus
des 420 millions d'abord réclamés et dont elle s'acquitte correctement de
mois en mois.

Nous ne pourrions énumérer ici, faute de place, toutes les réquisitions
illégales dont se plaint le commerce anversois par l'organe de M.
Castelein. Le détail de ces réquisitions et celui des réductions de prix
imposées arbitrairement aux détenteurs seraient trop longs. Plus long
encore et plus important serait le détail de toutes les marchandises qui
ont été enlevées sans paiement préalable et même sans fixation préalable
de prix, ou à des prix imposés arbitrairement par les Allemands. Céréales,
graines diverses, tourteaux, nitrates, huiles diverses animales, végétales
et minérales, laines, cotons, caoutchoucs, cuirs, crins, ivoires, bois,
cacaos, cafés, riz, tout est livré ou bloqué, et la plupart du temps pas
payé depuis deux, trois et même quatre mois.

Sur 85 millions, 20 millions au maximum ont été payés. Environ 60 millions
de francs de marchandises brutes ont été enlevées sans fixation de prix.

Il faut ajouter à ces sommes, qui ne comprennent pas la totalité des
réquisitions opérées (l'absence d'un certain nombre de réquisitionnés
rend impossible l'addition complète), les réquisitions qui ont frappé
les maisons maritimes et les maisons d'expéditions en frappant les
marchandises déposées pour leur compte dans des hangars, magasins et
entrepôts.

Tout cela a été réquisitionné et en grande partie enlevé et expédié depuis
octobre et novembre à des prix à convenir et à régler à Berlin.

Une des plus grandes firmes maritimes, qui avait insisté sur l'opportunité
de disposer d'un lot de marchandises réquisitionnées en voie de
détérioration, put la réaliser, mais à condition de la remplacer par une
même quantité de marchandises en état sain.

Il faudrait encore supputer ce qui a été réquisitionné en masse dans les
industries chimiques et métallurgiques en matières premières; ce qui a
été réquisitionné en fait de métaux et ce que représentent les usines et
chantiers réquisitionnés en bloc, voire partiellement démontés.

Certains journaux allemands affirmaient préventivement, comme un fait dont
le commerce anversois aurait à se féliciter, la liquidation totale sans
précédent de tous les stocks anversois. Or, la plupart des marchandises
non réquisitionnées sont bloquées et étroitement contrôlées par l'autorité
allemande; elles ne peuvent donner lieu à aucune transaction ou de
livraison sans une autorisation rarement accordée. Et ainsi «la situation
économique normale», qu'on nous faisait entrevoir, se traduit en réalité
par une stagnation absolue de transactions, par la disparition
successive des stocks sans paiement ou même sans fixation de prix, par
l'immobilisation des soldes restés à Anvers, enfin, par la suppression de
tout trafic avec l'étranger, la privation des téléphones, des télégraphes,
de relations postales régulières et par des moyens de déplacement
inférieurs à ceux d'il y a trois siècles».

Le rapport de M. Castelein démontre en terminant que tous les faits dont
le commerce anversois souffre et se plaint sont commis en violation des
engagements formels pris par les autorités allemandes, notamment par M. le
gouverneur von Bissing (ordres de décembre 1914 et du 9 janvier 1915), et
par le commissaire général près des banques de Belgique à Anvers (réunion
à Anvers du 13 janvier 1915 où se trouvaient les chefs de plusieurs firmes
allemandes).

(_La Libre Belgique_, n° 16, avril 1915, p. 2, col. 1.)

Le 31 août 1915, la Chambre de Commerce d'Anvers publia un nouveau rapport
protestant contre la violation de leurs engagements par les Allemands.

Voici la réponse de M. le gouverneur général. On y remarquera
principalement: a) le reproche fait au président de la Chambre de Commerce
de travestir les faits (les Allemands accusant les Belges de mensonge!!);
b) la supposition que les commerçants belges ont intentionnellement
négligé de se faire payer; c) la censure allemande établie sur tous les
actes de la Chambre de Commerce.

LE GOUVERNEUR GÉNÉRAL
B. A. N° 20.

Bruxelles, le 24 septembre 1915.

Le commissaire général impérial auprès des banques en Belgique m'a soumis
le rapport en date du 31 août du président de la Chambre de Commerce aux
membres de la députation permanente à Anvers, ainsi qu'un rapport en date
du 18 mars 1915 aux président et membres de la Commission intercommunale
d'Anvers, ce second rapport étant invoqué dans le premier.

De l'examen de ces documents, il ressort que les faits y sont travestis de
façon grossière, dans le but de provoquer de l'excitation dans des milieux
étendus, particulièrement à la Chambre de Commerce d'Anvers, chez les
personnalités actuellement appelées à représenter les intérêts des régions
belges occupées vis-à-vis de l'Administration allemande, de discréditer
les autorités civiles et militaires allemandes et de contrarier pour les
unes et les autres l'accomplissement des obligations de la guerre.

D'après des constatations, les intendances, la Commission d'indemnisation
de Berlin et la Caisse d'avances de Bruxelles ont accordé en tout plus de
40 millions de marks d'indemnité pour des marchandises réquisitionnées en
masse. Dans cette somme ne sont pas compris les paiements au comptant pour
d'autres marchandises de diverses sortes, qui, par exemple, depuis le 15
janvier 1915, à Gand seulement, ont dépassé mensuellement 6 millions de
marks, rien qu'en objets de nourriture et de fourrage pour la IVe armée.
Si les sommes consenties en Belgique par la Commission d'indemnisation et
la Caisse d'avances pour couverture de réquisitions en masse n'ont atteint
jusqu'au 15 septembre 1915 que la somme de 20 millions de marks, la raison
en est que les déclarations faites à ces administrations ne sont jusqu'à
présent aucunement en proportion des valeurs qui, suivant les deux
missives mentionnées ci-dessus, ont été saisies. Comme d'autre part
l'indemnité à accorder dépend nécessairement d'une réclamation, c'est une
erreur manifeste d'adresser un reproche à l'Administration allemande de
ce que les indemnités fixées ne soient pas en rapport avec les valeurs
déclarées et que la promesse de l'administration allemande d'effectuer le
paiement le plus tôt possible n'ait pas été exécutée. Cela fait soupçonner
que les groupes qui jusqu'à présent n'ont pas réclamé d'indemnité, ont
négligé de le faire dans l'intention de fournir au président de la Chambre
de Commerce l'occasion d'adresser à l'Administration allemande un reproche
qui pourrait être de nature à donner une impression d'exactitude aux
non-initiés et propre à ébranler la confiance de la population belge dans
l'Administration allemande.

Dans le but de mettre fin à ces procédés, le président de la Commission
impériale d'indemnités déléguera sous peu à Anvers, suivant mes
instructions, un commissaire spécial qui aura mission d'accueillir dans
les locaux de la Chambre de Commerce les demandes d'indemnisation pour
marchandises saisies en masse dans le ressort de la position fortifiée
d'Anvers et de préparer les solutions.

Je décrète à cet effet que les sujets belges dont des marchandises ont été
saisies en masse jusqu'au 30 septembre 1915 dans le ressort de la position
fortifiée d'Anvers, et qui y sont domiciliés, auront à présenter leurs
déclarations, soit à ce commissaire, soit à la Caisse d'avances à
Bruxelles, soit à la Commission impériale d'indemnités à Berlin, avant le
15 novembre de cette année, ce par écrit ou verbalement, étant entendu
qu'en cas d'omission de déclaration par la faute de l'intéressé, la
vérification de sa déclaration sera ajournée jusqu'à la conclusion de la
paix et que le règlement sera prévu par le traité de paix.

En vertu de ce qui précède, j'arrête de plus que toute la correspondance
de la Chambre de Commerce, y compris les imprimés expédiés par elle, sera
mise sous la surveillance de l'Administration allemande. Ce contrôle sera
exercé par le commissaire général impérial pour les banques de Belgique,
qui vous fera parvenir des instructions complémentaires au sujet de
l'exercice de ce contrôle. Je décide finalement que le commissaire général
impérial pour les banques sera informé, trois jours à l'avance, de chacune
des séances de la Chambre de Commerce et qu'il lui sera donné connaissance
de l'ordre du jour. Il aura le droit d'envoyer un délégué aux séances. Ce
délégué a pouvoirs pour interdire la discussion de questions ne figurant
pas à l'ordre du jour ou qui, par leur essence ou du fait de leur
discussion, sont de nature à léser les intérêts allemands; il peut
également, en cas de nécessité, lever la séance.

(S.) Freiherr VON BISSING,
_Generaloberst_.

Dans son premier rapport, M. Edgar Castelein rappelait un passage de la
proclamation affichée à Anvers le 9 octobre 1914, le jour même de l'entrée
des Allemands:

La première proclamation adressée à la population anversoise par le
chef de l'armée d'occupation était aussi nette que concise. Elle nous
garantissait le respect de nos personnes et de nos propriétés, moyennant
l'observance, de notre part, des obligations imposées aux villes occupées
par les conventions internationales.

(_La Soupe_, n° 357, p. 8.)

Le respect des Allemands pour la propriété privée s'affirma tout de suite:
dans le butin de guerre fait à Anvers, ils affectèrent de confondre les
canons et les munitions, propriété de l'État, avec le blé, la farine, la
laine, le cuivre, etc., appartenant à des particuliers. Bien plus, ils
affichèrent l'aveu de ces vols sur les murs de Bruxelles:


Nouvelles publiées par le Gouvernement allemand.

Berlin, 16 octobre.
(Communications officielles du quartier général.)

Le butin de guerre à Anvers est considérable: au moins 500 canons, une
quantité immense de munitions, de selles, beaucoup d'objets pour le
service sanitaire, de nombreuses automobiles, des locomotives et des
wagons, 4 millions de kilos de blé, beaucoup de farines, de charbons et
de lin, de la laine d'une valeur de 10 millions de marks, du cuivre et de
l'argent-métal pour un demi-million de marks; un train blindé de chemin de
fer, plusieurs trains chargés de provisions et alimentation; de grandes
quantités de gros bétail...

 _Le Gouvernement militaire allemand._

Rien ne manque, comme on le voit, à ces «réquisitions en masse»,--comme
les appelle l'autorité allemande--pas même l'illégalité flagrante et
reconnue par les pillards eux-mêmes. Ce qui n'a pas empêché M. von Huene
(_Habent sua fata ...nomina_) et M. von Bodenhausen, les deux principales
autorités allemandes d'Anvers, d'injurier et de menacer personnellement M.
Castelein.


* * *


Voyons maintenant la contribution de 480 millions par an.

La contribution de guerre de 40 millions.

L'autorité allemande, qui vient de palper les derniers 40 millions restant
à payer sur la contribution de guerre de 480 millions dont le pays avait
été frappé à l'origine de l'occupation, vient de décider que nous lui
paierions désormais une nouvelle contribution de 40 millions par mois.

Pourquoi se gênerait-elle? Puisque ces bons Belges ont eu la faiblesse de
se laisser tondre, a dû penser von Bissing, nous serions bien naïfs de ne
pas récidiver. _Bis repetita placent!_

C'est parfaitement raisonné, à la condition que les moutons se laissent
faire docilement, ce dont le gouverneur général en Belgique ne paraît pas
douter un seul instant.

A sa place, il nous semble cependant que nous afficherions moins de
confiance. Nous nous refusons, en effet, à croire que les autorités
belges, dans la partie occupée du pays, consentent à satisfaire à
perpétuité l'appétit dévorant de l'ogre germanique.

Un des journaux hollandais, dont la censure allemande autorise l'entrée
dans le royaume, écrivait ces jours-ci que le Gouvernement allemand
abusait vraiment de l'imprécision de certaines clauses de la Convention
de La Haye pour en faire une application arbitraire au détriment
des populations belges déjà épuisées par la guerre. Et le _Nieuwe
Courant_--car c'est de lui qu'il s'agit--résumait son opinion dans ces
mots sévères pour un organe germanophile: «Cette exigence nouvelle est
impitoyable!»

Nous espérons bien que les conseils provinciaux refuseront énergiquement,
fièrement, courageusement de déférer à cette incroyable sommation. En
acceptant de payer les 480 millions échus, ils ont déjà fait montre d'une
obéissance excessive et que nos alliés auraient peut-être sujet de leur
reprocher un jour. N'est-ce pas, en partie, grâce à l'argent qu'ils nous
ont prêté ou donné, que nous avons pu, avec l'appui du Comité américain,
résister jusqu'ici à la famine et pourvoir à tous nos besoins? Or, cet
argent, nous en avons généreusement disposé en faveur de l'ennemi, puisque
nous avons accepté de lui servir 40 millions par mois. Nous ne pouvons
continuer ce système. Ce serait un acte de lâcheté impardonnable, en
même temps qu'une trahison envers la patrie et les puissances qui nous
secondent.

Si les provinces sont intervenues pour liquider la première contribution,
c'est dans une louable intention et dans l'espoir que cette somme
constituerait un forfait qui nous mît à l'abri de toutes réquisitions
ultérieures. Mais les Allemands sont insatiables; ils veulent nous
arracher, par l'intimidation, un supplément de 40 millions par mois, ce
qui représenterait, à supposer qu'ils restent ici une année encore, le
joli total de 1 milliard.

Nous ne comptons évidemment pas, dans ce chiffre, tout ce qu'ils nous
ont volé sous forme d'amendes, de contributions de guerre spéciales, de
réquisitions de toutes espèces payées en bons, de matières premières, de
machines et d'outils enlevés aux usines, de locomotives et de matériel
roulant saisis à la Société nationale des Chemins de fer vicinaux, de
cuivre enlevé aux ménages gantois, de charges de tous genres imposées aux
particuliers.

Nous ne comptons pas non plus, dans ce chiffre, les 4.500.000 francs
inscrits au budget annuel pour solder les frais de l'Administration
allemande en Belgique, ni les 20 millions à payer chaque année sur nos
recettes comme «quote-part du pays dans les dépenses des chemins de fer et
des postes allemands».

Tout cela nous dicte notre devoir. L'ennemi ne doit plus compter sur
nous. Les conseils provinciaux n'ont d'ailleurs pas à intervenir dans une
question qui est du domaine exclusif de l'État. Il ne leur appartient pas
de se substituer à lui.

Une autre raison doit les déterminer à la résistance que souhaitent tous
les patriotes. Jusqu'ici, les Allemands ont fait faire par les
provinces toutes leurs sales besognes; ils ont fait retomber sur elles
l'impopularité de leurs impositions brutales et tracassières. Il serait
naïf de leur fournir une nouvelle occasion de jeter sur elles le
discrédit. Si l'autorité allemande veut nous accabler de nouvelles charges
écrasantes, qu'elle le fasse elle-même ouvertement. Il ne faut pas que les
provinces continuent à jouer plus longtemps le rôle de dupes.

Et ce que nous disons ici des provinces, nous le disons des communes et
de toutes les administrations publiques.

(_La Libre Belgique_, n° 54, décembre 1915, p. 2, col. 2.)

Pour faire saisir l'importance de la contribution de 480 millions,
rappelons qu'elle représente plus de six fois le montant annuel de nos
contributions directes en temps de paix. Et cela dans un pays ruiné, vidé,
dépouillé à fond, où le commerce et l'industrie sont immobilisés!

On sait que divers conseils provinciaux avaient d'abord agi comme le
conseillait _La Libre Belgique_. Mais l'autorité allemande les a forcés
à revenir sur leur décision. Déjà en décembre 1914, lors du vote de la
première contribution de 480 millions, des voix s'étaient élevées pour
protester. L'une des plus éloquentes de ces oppositions est celle de M.
François André à Mons, que la dactylographie a répandue à des milliers
d'exemplaires. [78]

[Note 78: Voir _Comment les Belges résistent_..., p. 163.]

Insensible aux souffrances d'une nation pressurée à l'excès depuis plus
de deux ans, l'autorité allemande a encore aggravé ses spoliations en
novembre 1916. Au lieu de 40 millions de francs par mois, elle exige
maintenant 50 millions. Cette fois la mesure était comble, et les conseils
provinciaux refusèrent de voter. Mais comme c'est M. von Bissing qui
détient le pouvoir, il a simplement annulé leurs décisions et les a
condamnés à payer.


* * *


Enfin, ils viennent de saisir 980 millions de marks déposés dans des
coffres-forts de la Banque nationale à Bruxelles et à Anvers. Comme M.
Carlier, directeur de la Banque nationale à Anvers, ne voulait pas céder
aux injonctions de M. von Lumm, commissaire général pour les banques
belges, ils l'ont déporté en Allemagne et ils ont arrêté Mlle Carlier, sa
fille.


* * *


Mais tout cela ne suffit pas encore à leur appétit. Pour donner aux
particuliers leur part de la curée, ils ont modifié à leur avantage, et de
la façon la plus illégale, le décret de vendémiaire.


Un arrêté allemand peu connu.


LES MODIFICATIONS AU DÉCRET DE VENDÉMIAIRE SUR LA RESPONSABILITÉ DES
COMMUNES

(_Moniteur allemand pour la Belgique occupée_, n° 37, 9 février 1915.)

Le gouverneur allemand a publié un arrêté, non affiché sur les murs de
Bruxelles, et par ce fait peu connu, mais qui sort des limites permises au
pouvoir occupant.

Voici ce dont il s'agit: On se rappelle qu'au début de la guerre, la
population de certaines villes de Belgique, justement exaspérée de
l'attitude parjure de l'Allemagne à notre égard, s'était laissée aller
à des violences sur les établissements allemands se trouvant dans
ces villes. Or, d'après le décret de vendémiaire, les communes sont
responsables des dégâts commis par violence contre les propriétés des
habitants de cette commune. Les Allemands, revenus en Belgique lors de
l'occupation, vinrent réclamer aux communes l'indemnité décrétée par la
loi de vendémiaire. Beaucoup de communes tranchèrent à l'amiable, mais
d'autres durent recourir au jugement du tribunal à cause des prétentions
exagérées des «ressortissants allemands» qui voulaient exploiter la
situation et empocher de gros bénéfices au détriment des contribuables. La
justice belge, fidèle à la ligne de conduite qu'elle s'était tracée depuis
toujours, examina les questions avec la minutie qu'elle apporte aux
affaires importantes.

Mais la procédure belge--où la garantie des droits des parties est
assurée--ne plaisait pas à MM. les Allemands et semblait compromettre
leurs intérêts, d'où l'arrêté du 9 février 1915, dont voici la substance:

1° Un tribunal arbitral est formé pour chaque province à la requête de la
personne lésée qui constatera le dommage causé et fixera les dommages
et intérêts dus de ce chef, _pour les excès commis en août 1914 dans
plusieurs communes belges;_

2° Chaque tribunal se compose d'un président nommé par le gouverneur
général allemand et de deux assesseurs dont l'un nommé par
l'Administration civile de la province, l'autre par la députation
permanente;

3° Le tribunal _déterminera lui-même la procédure à suivre_;

4° Si l'un des assesseurs devait arrêter indûment la marche de la
procédure ou faillir à ses devoirs de juge, _le chef de l'Administration
civile à la demande du président peut nommer un autre arbitre_;

5° Les décisions du tribunal sont prises à la majorité des voix,
_définitives et immédiatement exécutoires_.

C'est donc la création pure et simple d'un tribunal extraordinaire et
d'exception--puisqu'il n'est compétent que pour juger les dommages
résultant des excès commis au mois d'août--tribunal défendu expressément
par l'article 94 de notre Constitution. Or, d'après les Conventions de La
Haye le pouvoir occupant doit reconnaître et régler sa conduite d'après
la Constitution du pays occupé. Le gouverneur von Bissing l'a
d'ailleurs implicitement reconnu lorsque dans son arrêté du 3 décembre
1914--concernant la délégation des pouvoirs--il déclare que les pouvoirs
appartenant au roi des Belges sont exercés par lui en qualité de
gouverneur général. Nous savons bien que les pouvoirs du roi des Belges
sont uniquement accordés par notre Constitution dans ses articles 60 et
suivants.

L'arrêté en question viole non seulement notre Constitution, mais prète
tellement à l'arbitraire qu'aucune garantie de justice ne nous est
donnée: en effet, la procédure sera celle que les Allemands voudront; les
décisions de ces tribunaux étant définitives et immédiatement exécutoires,
la garantie de l'appel inhérente aux affaires de quelque importance est
supprimée. S'il plaît aux Allemands de condamner les communes à des
dommages et intérêts fort élevés, disproportionnés aux dégâts commis--et
d'un peuple parjure, rien ne doit nous étonner--nous n'aurons qu'à nous
taire, les décisions étant sans appel. L'arrêté allemand veut dorer
la pilule en donnant à la députation permanente le droit de nommer un
assesseur: mais ce qu'il donne d'une main il le retire de l'autre; car si
l'assesseur entrave «indûment la marche du procès»--et nous savons ce que
cela signifie ne pas pousser aux intérêts des Allemands--il sera destitué
et remplacé. Donc la garantie est illusoire.

Au surplus, espérons que les députations permanentes dont les membres ont
juré fidélité à la Constitution [79] ne participeront pas à l'organisation
d'un tribunal d'exception qui est en contradiction manifeste avec
l'article 94 de notre loi fondamentale.

[Note 79: Loi du 1er juillet 1860, article 1.]

Cet arrêté est la mise au pillage systématiquement légalisé de nos caisses
communales et par le fait même des bourses de tous les contribuables!

(_La Libre Belgique_, n° 6, mars 1915, p, 4, col. 1.)

Faut-il s'étonner qu'une spoliation poursuivie avec tant de méthode et
d'âpreté ait réduit notre pays à la famine.


Toujours le pillage méthodique.

Dans ses discours du 9 novembre, Bethmann-Hollweg a déclaré solennellement
devant son pays et devant le monde, que la situation économique de
l'Allemagne est bonne. «Nous avons des vivres à suffisance, tel est le
fait dominant et décisif.» Il ajouta: «Notre cohésion directe avec la
Turquie est d'une valeur inappréciable; au point de vue économique,
les arrivages des États balkaniques et de la Turquie complètent nos
approvisionnements de la manière la plus parfaite.»

Nous ferons au chancelier l'honneur de croire qu'il n'a pas menti.
Venant d'un homme aussi haut placé et connaissant l'importance et la
responsabilité de ses paroles, nous admettrons donc que ces affirmations
officielles doivent être tenues pour l'expression de la vérité entière.
Par contre, nous avons le droit d'en tirer les conclusions qui s'imposent.

Nous disons: dans les conditions indiquées par Bethmann, si les Allemands
saisissent dans les pays occupés le nécessaire de la vie, la nourriture,
le bétail, les matières indispensables à l'industrie, s'ils appauvrissent
ces pays et y préparent la disette et la famine, ils y commettent
«inutilement» un crime dont ils porteront la responsabilité devant Dieu et
les hommes.

Or, que font-ils en Belgique? Eux, «qui ont des vivres à suffisance»,
ils enlèvent, pour l'expédier chez eux, ce qui est indispensable à la
sustentation populaire pour le moment et pour l'avenir; il y a disette de
pommes de terre, de beurre, de lait, de viande, de sucre, toutes choses
nécessaires à la vie. Ces produits atteignent des prix excessifs presque
uniquement parce que les Allemands en privent le pays pour les envoyer
en Allemagne où «on a tout à suffisance». Ces enlèvements prennent des
proportions invraisemblables: dans certaines régions, ils prélèvent
dans les étables le tiers, et plus, de ce qui reste encore de bétail;
dernièrement, dans les environs de Bertrix, ils ont fait une rafle de plus
de 4.500 bêtes à cornes; aux abattoirs des villes, ils saisissent plus
de la moitié des bêtes mises en vente; il n'y a pour ainsi dire plus
un cheval utilisable en Belgique; les animaux reproducteurs sont
impitoyablement transportés au delà des frontières; l'avoine nécessaire
aux chevaux est prise; le foin, le son font défaut, de sorte que les
agriculteurs, pour nourrir leurs derniers bestiaux, sont forcés de garder
une grande partie des pommes de terre qui devraient alimenter le peuple.
Par une dérision sinistre, nos maîtres établissent des prix maxima qui,
ils le savent, ne servent qu'à leurs spoliations et dont la population, de
par la loi de l'offre et de la demande, ne peut bénéficier.

Leurs exactions outrées sont poussées au point que, la reproduction étant
pour ainsi dire empêchée, le cheptel national aura disparu dans quelques
mois. De là, privation à courte échéance de la nourriture populaire, et
quasi-impossibilité de labourer les champs; de plus, disette d'engrais;
fumure insuffisante et nulle, rendement fortement réduit de la terre: Ces
manoeuvres sont vraiment diaboliques; c'est la préparation scientifique
(la Kultur allemande est méthodique dans ses crimes) de la ruine prochaine
de nos riches campagnes et de la famine de tout un peuple!

Et l'on dit et répète: le paysan s'enrichit. Mais on ne se dit jamais que
tout ce que le cultivateur a pu, ou dû réaliser, n'est pas bénéfice comme
on voudrait le faire croire au public ignorant. L'argent qu'il met en
réserve, s'il le peut, est, en partie du moins, le prix des réquisitions
abusives dont il a été victime, prix très souvent inférieur à la valeur
de la marchandise et du matériel enlevés. Plus tard, pour recommencer
l'exploitation normale de la terre, il faudra que les fermiers et les
éleveurs rachètent bétail, chevaux, véhicules, etc. (en a-t-on vu défiler
sur les routes des charrettes, camions, de tous genres, qui n'ont jamais
été payés!). Or, selon toutes prévisions, les prix de toute chose n'auront
pu qu'augmenter, d'où perte sérieuse pour tous ceux qui auront été
dépouillés même moyennant finances.

Nous le demandons à toute conscience loyale: quand un pays comme
l'Allemagne (qui, d'après le chancelier, a tout à suffisance) organise
ainsi sciemment, volontairement et sans nécessité pour lui, la disette
dans une région occupée, avec les conséquences funestes qui en résultent
(maladies, mortalité, misères morales, etc.), ce pays peut-il encore
prétendre au nom de pays civilisé, respecte-t-il les droits les plus
élémentaires de l'humanité, ne commet-il pas le plus impardonnable
des crimes de lèse-humanité? Certes, nous le savons, Bismarck et les
militaristes allemands considèrent ce crime comme une arme de guerre. Mais
que font-ils de la Convention de La Haye, signée par leur pays, qui, non
seulement impose à l'occupant de respecter les lois et règlements en
vigueur dans la région occupée, mais l'«oblige à pourvoir à l'alimentation
de cette région»? Invoquer les intérêts militaires est hors de saison:
la situation de la Belgique, bonne ou mauvaise, ne peut avoir aucune
influence sur les décisions des Alliés qui veulent, quoi qu'il en puisse
coûter, une victoire complète et définitive; bien plus, ces intérêts bien
compris devraient, au contraire, exiger l'écartement de mesures vexatoires
et criminelles qui pourraient provoquer contre l'armée occupante des
soulèvements, des révoltes, des massacres de soldats; un moment arrive où
le peuple, même désarmé, peut se croire en état de légitime défense: il
a droit à la subsistance pour l'avenir; la lui rendre impossible, c'est
créer une situation anormale, révolutionnaire, où il pourrait croire
légitime la violence contre l'affameur.

Surtout que les Allemands n'écoutent pas la parole d'un député du
Reichstag: «La Belgique est une source inépuisable!» Ceux qui envisagent
sainement la situation comprennent que la partie est désormais perdue pour
eux; ils savent que dans un avenir peu éloigné ils devront dégager la
Belgique pour aller défendre leur Rhin. Que diraient-ils s'ils voyaient
édicter chez eux ces proclamations impies que leurs généraux se plaisent à
édicter en territoire occupé et dont voici un exemple suggestif:

«J'ordonne que l'on saisisse, sans formalité, tout ce qui peut être d'une
utilité quelconque à l'armée: vivres, couvertures, fourrures, chevaux,
vaches, chèvres, etc. Il y a lieu de ne tenir aucun compte des
supplications que les populations pourraient élever à ce propos; nous
sommes en territoire ennemi, nous ne pouvons prendre tout cela en
considération.» (Général Somer, 27 août 1914.)

EGO.
(_La Libre Belgique_, n°62, février 1916, p.2, col.1.)

De cette misère abominable, les prohibés n'ont pas besoin de parler. A
quoi bon? puisque tout le monde la supporte stoïquement. Silence aussi
dans nos journaux allemands d'expression belge. N'ont-ils pas pour
consigne de laisser croire que tout est pour le mieux dans le meilleur des
pays occupés? Mais les rapports mensuels du Comité national de secours et
d'alimentation contenaient des tableaux dont les chiffres en disaient long
sur l'épuisement de la Belgique. Aussi, à partir du mois de février 1915,
la censure ne renvoie-t-elle plus les épreuves de ces rapports; et ceux-ci
ne peuvent plus voir le jour!

Toutefois, si la presse clandestine ne croit pas devoir parler de la
famine qui nous étreint, elle a soin de rappeler la reconnaissance vouée
par notre pays à l'Amérique, la noble nation qui nous a sauvés de la mort
par inanition.


Hommage aux États-Unis.

Que le grand peuple des États-Unis reçoive mon solennel hommage. Géant
dans le cortège des nations, il vient au secours de la petite Belgique
opprimée, malheureuse, et donne au monde un exemple inégalé de fraternité
internationale.

On célèbre notre héroïsme d'avoir tout sacrifié à la sainteté de la parole
donnée et d'avoir osé résister, au risque de l'existence, au cyclone d'une
invasion sauvage.

A nous de célébrer la magnificence de l'aide que nous apportent de si loin
les coeurs magnanimes des citoyens d'Amérique.

La Belgique meurtrie, ravagée, mourante, mais qui ne veut pas mourir,
dont le courage a paru sublime, a trouvé un sublime bienfaiteur pareil au
Samaritain de l'Évangile. .

Quel spectacle grandiose, jusqu'ici inconnu dans l'histoire, qu'un peuple
se faisant le nourricier d'un autre peuple tout entier, s'égalant aussi,
pour ainsi dire, à la Divine Providence, mettant sur les plaies affreuses
de la guerre le baume d'une immense charité. Gloire à cette âme collective
resplendissante au ciel de l'humanité comme un rayonnant soleil par un
jour d'été ou, comme au firmament d'une nuit de gel, les palpitantes
étoiles si noblement semées sur l'azur de son fier drapeau.

22 février de l'année terrible 1914-1915.

(Signé) ED. PICARD.
(_La Libre Belgique_, no.18, avril 1915, p.3, col.2.)

Notre gratitude s'est manifestée publiquement d'autres manières.

D'abord par des cartes postales illustrées, symbolisant l'aide offerte par
les États-Unis à la Belgique souffrante. Notre intention était d'écrire de
ces cartes à toutes les personnes que nous connaissions en Amérique. Mais
l'Allemagne ne l'entendait pas ainsi, et son administration des postes
refusa de transmettre nos témoignages de reconnaissance: Nous fûmes donc
forcés de les envoyer en Hollande par fraude, et de les faire timbrer de
là.

On a aussi imaginé d'orner les boulangeries de drapeaux américains et
de sacs à farine[80]. Aussi longtemps que la décoration est purement
américaine, l'Allemagne ne sévit pas. Mais il ne faut pas qu'il s'y mêle
le plus petit drapeau français, anglais ou belge: aussitôt irruption de la
police avec injonction d'enlever les insignes subversifs.

[Note 80: Ces sacs sont ceux dans lesquels l'Amérique nous envoyait de
la farine, au début de 1915. Ils portent des dessins et des inscriptions
variés. Voir _Comment les Belges résistent_..., fig. 6.]

Plus tard, la manie de prohibition de nos oppresseurs eut l'occasion
de s'exercer plus largement à propos de ces mêmes sacs. Des dames les
enjolivaient de broderies; des artistes y peignaient des sujets variés;
puis on les renvoyait en Amérique en guise de remerciements. Des
expositions publiques de sacs ainsi décorés eurent lieu à la maison
communale d'Auderghem (près de Bruxelles), au Palais du Cinquantenaire de
Bruxelles et à l'Harmonie d'Anvers. Naturellement l'autorité allemande
intervint: car de quoi ne se mêle-t-elle pas? Et tout aussi naturellement
elle intervint pour prohiber, puisque sa devise est: _Alles ist verboten_.
Bref, elle défendit l'exposition de tous les sacs qui avaient été ornés de
devises trop patriotiques à son gré, par exemple de portraits du Roi et
de la Reine dans les tranchées. Ces sacs-là ne sont plus montrés qu'en
cachette; leur qualité de prohibés a accru considérablement leur valeur.



CONCLUSION



La fermeté dans le malheur. Appels à la modération.



Relisez les dernières phrases de la _Lettre des ouvriers belges aux
ouvriers français_, lancée en décembre 1916, à la suite des déportations:


OUVRIERS FRANÇAIS!

Du fond de notre détresse, nous comptons sur vous.

Agissez.

Quant à nous, même si la force réussit un moment à réduire nos corps en
servitude, jamais nos âmes ne consentiront.

Nous ajoutons ceci: «Quelles que soient nos tortures, nous ne voulons la
paix que dans l'indépendance de notre pays et le triomphe de la justice.»


N'est-elle pas à la fois troublante et touchante, cette volonté
indomptable de supporter les pires souffrances plutôt que d'engager à
l'acceptation d'une paix allemande? Et qu'on n'imagine pas qu'ils se sont
laissé attraper dans le traquenard tendu par M. von Bethmann-Hollweg.
dans la séance du Reichstag du 12 décembre 1916! Le 25 décembre 1916, au
Congrès socialiste de Paris, M. le ministre Émile Vandervelde disait:

Hier même, j'ai reçu un message de Belgique d'une assemblée qui m'envoyait
les noms des délégués du parti ouvrier belge à la conférence prochaine des
socialistes alliés, et ces noms, c'est tout un programme. Les ouvriers de
là-bas, réunis là-bas en assemblée secrète, n'ont élu pour délégués
que des militants qui sont d'avis que cette guerre ne peut finir dans
l'équivoque et dans l'indécision.

Il y a plus de deux ans que la classe ouvrière lutte. Elle a subi
l'invasion; elle a, pendant de longs mois, vu enlever aux patrons mêmes
les moyens de travail qui lui permettent de gagner un maigre salaire.
Elle vit aujourd'hui uniquement de ce que lui donne la solidarité
internationale. Elle a vu, ces temps derniers, des milliers de
travailleurs chaque jour entassés dans des wagons à bestiaux et entraînés
en Allemagne pour servir contre leur pays.

J'ai écrit, il y a quelques jours, à un de mes amis à La Haye pour lui
dire ma douleur et ma tristesse devant ce nouveau crime, et, au moment
où cette lettre arrivait à son destinataire, entrait dans son bureau un
camarade de Belgique. Il disait de répondre à Vandervelde que c'est de
Belgique même que viennent les conseils de courage et de résistance aux
envahisseurs.


Après tout ce que la Belgique a souffert,--violation de la neutralité,
massacres d'innocents, incendies, déportations de prisonniers civils,
razzias de travailleurs, condamnations de tout genre, spoliations,
calomnies...--on s'attend peut-être à ce que les prohibés poussent
les Belges à se venger des bourreaux. Loin de là! Ils nous engagent à
boycotter tous les produits d'outre-Rhin, puisque ce sera à l'avenir notre
seule défense contre un retour de l'infiltration allemande; ils prêchent
l'exécration de l'Allemagne, afin que nos enfants et petits-enfants
n'oublient jamais combien notre pays a été torturé au moral et au
physique; mais la vengeance... non: nous les méprisons trop pour cela!

Il y a pourtant des têtes chaudes à qui il faut recommander le calme. Et
c'est à cela que s'appliquent nos journaux clandestins. L'appel suivant,
publié dans le n° 16 de _La Libre Belgique_, a été répété dans le n°30
[81], celui qui donne le portrait de M. le baron von Bissing lisant _La
Libre Belgique_.

[Note 81: Voir la couverture de ce livre.]

Restons calmes!

Le jour viendra (lentement, mais sûrement) où nos ennemis, contraints de
reculer devant les Alliés, devront abandonner notre capitale.

Souvenons-nous alors des avis nombreux qui ont été donnés aux civils
par le Gouvernement et par notre bourgmestre M. Max: _Soyons calmes!!!_
Faisons taire les sentiments de légitime colère qui fermentent en nos
coeurs.

Soyons, comme nous l'avons été jusqu'ici, respectueux des lois de
la guerre. C'est ainsi que nous continuerons à mériter l'estime et
l'admiration de tous les peuples civilisés.

Ce serait une _inutile lâcheté_, une lâcheté indigne des Belges, que de
chercher à se venger ailleurs que sur le champ de bataille. Ce serait
de plus _exposer des innocents_ à des représailles terribles de la part
d'ennemis sans pitié et sans justice.

Méfions-nous des agents provocateurs allemands qui, en exaltant notre
patriotisme, nous pousseraient à commettre des excès.

_Restons maîtres de nous-mêmes et prêchons le calme autour de nous. C'est
le plus grand service que nous puissions rendre à notre chère patrie._


Ce même journal a reproduit aussi un passage caractéristique d'un sermon
du R.P. Janvier:


Belges, n'oubliez pas ceci!

Quand vous serez victorieux, vous n'userez pas de représailles, vous ne
confondrez pas la guerre avec le brigandage, vous n'immolerez ni les
vieillards, ni les prêtres, ni les enfants, vous ne les ferez pas marcher
au feu devant vous, vous ne brûlerez pas la bibliothèque de Nuremberg,
vous ne bombarderez ni la cathédrale d'Aix-la-Chapelle ni la cathédrale
de Cologne, vous imposerez silence à l'esprit de vengeance pour écouter
l'esprit chrétien et chevaleresque qui enflamme le courage à l'heure de la
bataille, qui inspire la miséricorde et la pitié avec la victoire.

(_La Libre Belgique_, n° 7, mars 1915.)


Résumons.

Les auteurs militaires d'outre-Rhin érigent en principe qu'il est utile de
faire souffrir le plus possible la population du pays occupé, afin qu'elle
agisse auprès de son gouvernement pour faire conclure une paix favorable à
l'occupant. Mais nos tortionnaires perdront leurs peines: jamais l'excès
des souffrances n'engagera la population belge à désirer une paix
prématurée; elle insiste pour que, malgré tout, la guerre soit continuée
jusqu'à l'écrasement du militarisme prussien, seul gage d'une paix
durable.

Les mauvais traitements que l'Allemagne nous inflige systématiquement ont
fait naître une aversion profonde, qui ne s'éteindra jamais. Mais notre
hostilité contre nos bourreaux ne nous empêche pas de manifester notre
reconnaissance à ceux qui nous font du bien: la haine n'a pas effacé dans
notre âme l'amour. Elle ne nous entraînera pas non plus à la vengeance;
nous avons contre celle-ci un antidote puissant: le mépris. Nous voulons
nous défendre,--non nous venger.

FIN



PLANCHES HORS-TEXTE.

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