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Title: Contes d'une grand-mère
Author: Sand, George
Language: French
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CONTS D'UNE GRAND'MÈRE

LE CHENE PARLANT

LE CHIEN ET LA FLEUR SACRÉE
L'ORGUE DU TITAN
CE QUE DISENT LES FLEURS
LE MARTEAU ROUGE
LA FÉE POUSSIÈRE
LE GNOME DES HUITRES
LA FÉE AUX GROS YEUX

PAR GEORGE SAND

1876


[Note du transcripteur: Ce text utilise l'orthographe du XIXe siècle:
siège = siége, piège = piége, etc.]


CONTES D'UNE GRAND'MÈRE

       *       *       *       *       *

LE CHÊNE PARLANT

A MADEMOISELLE BLANCHE AMIC


Il y avait autrefois en la forêt de Cernas un gros vieux chêne qui
pouvait bien avoir cinq cents ans. La foudre l'avait frappé plusieurs
fois, et il avait dû se faire une tête nouvelle, un peu écrasée, mais
épaisse et verdoyante.

Longtemps ce chêne avait eu une mauvaise réputation. Les plus vieilles
gens du village voisin disaient encore que, dans leur jeunesse, ce
chêne parlait et menaçait ceux qui voulaient se reposer sous son
ombrage. Ils racontaient que deux voyageurs, y cherchant un abri,
avaient été foudroyés. L'un d'eux était mort sur le coup; l'autre
s'était éloigné à temps et n'avait été qu'étourdi, parce qu'il avait
été averti par une voix qui lui criait:

--Va-t'en vite!

L'histoire était si ancienne qu'on n'y croyait plus guère, et, bien
que cet arbre portât encore le nom de _chêne parlant_, les pâtours
s'en approchaient sans trop de crainte. Pourtant le moment vint où il
fut plus que jamais réputé sorcier après l'aventure d'Emmi.

Emmi était un pauvre petit gardeur de cochons, orphelin et
très-malheureux, non-seulement parce qu'il était mal logé, mal nourri
et mal vêtu, mais encore parce qu'il détestait les bêtes que la misère
le forçait à soigner. Il en avait peur, et ces animaux, qui sont plus
fins qu'ils n'en ont l'air, sentaient bien qu'il n'était pas le maître
avec eux. Il s'en allait dès le matin, les conduisant à la glandée,
dans la forêt. Le soir, il les ramenait à la ferme, et c'était pitié
de le voir, couvert de méchants haillons, la tête nue, ses cheveux
hérissés par le vent, sa pauvre petite figure pâle, maigre, terreuse,
l'air triste, effrayé, souffrant, chassant devant lui ce troupeau
de bêtes criardes, au regard oblique, à la tête baissée, toujours
menaçante. A le voir ainsi courir à leur suite sur les sombres
bruyères, dans la vapeur rouge du premier crépuscule, on eût dit d'un
follet des landes chassé par une rafale.

Il eût pourtant été aimable et joli, ce pauvre petit porcher, s'il eût
été soigné, propre, heureux comme vous autres, mes chers enfants qui
me lisez. Lui ne savait pas lire, il ne savait rien, et c'est tout au
plus s'il savait parler assez pour demander le nécessaire, et, comme
il était craintif, il ne le demandait pas toujours, c'était tant pis
pour lui si on l'oubliait.

Un soir, les pourceaux rentrèrent tout seuls à l'étable, et le porcher
ne parut pas à l'heure du souper. On n'y fit attention que quand la
soupe aux raves fut mangée, et la fermière envoya un de ses gars pour
appeler Emmi. Le gars revint dire qu'Emmi n'était ni à l'étable, ni
dans le grenier, où il couchait sur la paille. On pensa qu'il était
allé voir sa tante, qui demeurait aux environs, et on se coucha sans
plus songer à lui.

Le lendemain matin, on alla chez la tante, et on s'étonna d'apprendre
qu'Emmi n'avait point passé la nuit chez elle. Il n'avait pas reparu
au village depuis la veille. On s'enquit de lui aux alentours,
personne ne l'avait vu. On le chercha en vain dans la forêt. On
pensa que les sangliers et les loups l'avaient mangé. Pourtant on ne
retrouva ni sa sarclette--sorte de houlette à manche court dont se
servent les porchers,--ni aucune loque de son pauvre vêtement; on
en conclut qu'il avait quitté le pays pour vivre en vagabond, et le
fermier dit que ce n'était pas un grand dommage, que l'enfant n'était
bon à rien, n'aimant pas ses bêtes et n'ayant pas su s'en faire aimer.

Un nouveau porcher fut loué pour le reste de l'année, mais la
disparition d'Emmi effrayait tous les gars du pays; la dernière fois
qu'on l'avait vu, il allait du côté du chêne parlant, et c'était là
sans doute qu'il lui était arrivé malheur. Le nouveau porcher eut bien
soin de n'y jamais conduire son troupeau et les autres enfants se
gardèrent d'aller jouer de ce côté-là.

Vous me demandez ce qu'Emmi était devenu. Patience, je vais vous le
dire.

La dernière fois qu'il était allé à la forêt avec ses bêtes, il avait
avisé à quelque distance du gros chêne une touffe de favasses en
fleurs. La favasse ou féverole, c'est cette jolie papilionacée à
grappes roses que vous connaissez, la gesse tubéreuse; les tubercules
sont gros comme une noisette, un peu âpres quoique sucrés. Les enfants
pauvres en sont friands; c'est une nourriture qui ne coûte rien et
que les pourceaux, qui en sont friands aussi, songent seuls à leur
disputer. Quand on parle des anciens anachorètes vivant de _racines_,
on peut être certain que le mets le plus recherché de leur austère
cuisine était, dans nos pays du centre, le tubercule de cette gesse.

Emmi savait bien que les favasses ne pouvaient pas encore être bonnes
à manger, car on n'était qu'au commencement de l'automne, mais il
voulait marquer l'endroit pour venir fouiller la terre quand la tige
et la fleur seraient desséchées. Il fut suivi par un jeune porc qui
se mit à fouiller et qui menaçait de tout détruire, lorsque Emmi,
impatienté de voir le ravage inutile de cette bête vorace, lui
allongea un coup de sa sarclette sur le groin. Le fer de la sarclette
était fraîchement repassé et coupa légèrement le nez du porc, qui jeta
un cri d'alarme. Vous savez comme ces animaux se soutiennent entre
eux, et comme certains de leurs appels de détresse les mettent tous
en fureur contre l'ennemi commun; d'ailleurs, ils en voulaient depuis
longtemps à Emmi, qui ne leur prodiguait jamais ni caresses ni
compliments. Ils se rassemblèrent en criant à qui mieux mieux et
l'entourèrent pour le dévorer. Le pauvre enfant prit la fuite, ils le
poursuivirent; ces bêtes ont, vous le savez, l'allure effroyablement
prompte; il n'eut que le temps d'atteindre le gros chêne, d'en
escalader les aspérités et de se réfugier dans les branches. Le
farouche troupeau resta au pied, hurlant, menaçant, essayant de fouir
pour abattre l'arbre. Mais le chêne parlant avait de formidables
racines qui se moquaient bien d'un troupeau de cochons. Les
assaillants ne renoncèrent pourtant à leur entreprise qu'après le
coucher du soleil. Alors, ils se décidèrent à regagner la ferme, et
le petit Emmi, certain qu'ils le dévoreraient s'il y allait avec eux,
résolut de n'y retourner jamais.

Il savait bien que le chêne passait pour être un arbre enchanté, mais
il avait trop à se plaindre des vivants pour craindre beaucoup les
esprits. Il n'avait vécu que de misère et de coups; sa tante était
très-dure pour lui: elle l'obligeait à garder les porcs, lui qui en
avait toujours eu horreur. Il était né comme cela, elle lui en faisait
un crime, et, quand il venait la voir en la suppliant de le reprendre
avec elle, elle le recevait, comme on dit, avec une volée de bois
vert. Il la craignait donc beaucoup, et tout son désir eût été de
garder les moutons dans une autre ferme où les gens eussent été moins
avares et moins mauvais pour lui.

Dans le premier moment après le départ des pourceaux, il ne sentit
que le plaisir d'être débarrassé de leurs cris farouches et de leurs
menaces, et il résolut de passer la nuit où il était. Il avait encore
du pain dans son sac de toile bise, car, durant le siége qu'il avait
soutenu, il n'avait pas eu envie de manger. Il en mangea la moitié,
réservant le reste pour son déjeuner; après cela, à la grâce de Dieu!

Les enfants dorment partout. Pourtant Emmi ne dormait guère. Il était
malingre, souvent fiévreux, et rêvait plutôt qu'il ne se reposait
l'esprit durant son sommeil. Il s'installa du mieux qu'il put entre
deux maîtresses branches garnies de mousse, et il eut grande envie de
dormir; mais le vent qui faisait mugir le feuillage et grincer les
branches l'effraya, et il se mit à songer aux mauvais esprits, tant
et si bien qu'il s'imagina entendre une voix grêle et fâchée qui lui
disait à plusieurs reprises:

--Va-t'en, va-t'en d'ici!

D'abord Emmi, tremblant et la gorge serrée, ne songea point à
répondre; mais, comme, en même temps que le vent s'apaisait, la voix
du chêne s'adoucissait et semblait lui murmurer à l'oreille d'un ton
maternel et caressant: «Va-t'en, Emmi, va-t'en!» Emmi se sentit le
courage de répondre:

--Chêne, mon beau chêne, ne me renvoie pas. Si je descends, les loups
qui courent la nuit me mangeront.

--Va, Emmi, va! reprit la voix encore plus radoucie.

--Mon bon chêne parlant, reprit aussi Emmi d'un ton suppliant, ne
m'envoie pas avec les loups. Tu m'as sauvé des porcs, tu as été doux
pour moi, sois-le encore. Je suis un pauvre enfant malheureux, et je
ne puis ni ne voudrais te faire aucun mal: garde-moi cette nuit; si tu
l'ordonnes, je m'en irai demain matin.

La voix ne répliqua plus, et la lune argenta faiblement les feuilles.
Emmi en conclut qu'il lui était permis de rester, ou bien qu'il avait
rêvé les paroles qu'il avait cru entendre. Il s'endormit et, chose
étrange, il ne rêva plus et ne fit plus qu'un somme jusqu'au jour. Il
descendit alors et secoua la rosée qui pénétrait son pauvre vêtement.

--Il faut pourtant, se dit-il, que je retourne au village, je dirai
à ma tante que mes porcs ont voulu me manger, que j'ai été obligé de
coucher sur un arbre, et elle me permettra d'aller chercher une autre
condition.

Il mangea le reste de son pain; mais, au moment de se remettre en
route, il voulut remercier le chêne qui l'avait protégé le jour et la
nuit.

--Adieu et merci, mon bon chêne, dit-il en baisant l'écorce, je
n'aurai plus jamais peur de toi, et je reviendrai te voir pour te
remercier encore.

Il traversa la lande, et il se dirigeait vers la chaumière de sa
tante, lorsqu'il entendit parler derrière le mur du jardin de la
ferme.

--Avec tout ça, disait un des gars, notre porcher n'est pas revenu, on
ne l'a pas vu chez sa tante, et il a abandonné son troupeau. C'est un
sans-coeur et un paresseux à qui je donnerai une jolie roulée de
coups de sabot, pour le punir de me faire mener ses bêtes aux champs
aujourd'hui à sa place.

--Qu'est-ce que ça te fait, de mener les porcs? dit l'autre gars.

--C'est une honte à mon âge, reprit le premier: cela convient à un
enfant de dix ans, comme le petit Emmi; mais, quand on en a douze, on
a droit à garder les vaches ou tout au moins les veaux.

Les deux gars furent interrompus par leur père.

--Allons vite, dit-il, à l'ouvrage! Quant à ce porcher de malheur,
si les loups l'ont mangé, c'est tant pis pour lui; mais, si je le
retrouve vivant, je l'assomme. Il aura beau aller pleurer chez sa
tante, elle est décidée à le faire coucher avec les cochons pour lui
apprendre à faire le fier et le dégoûté.

Emmi, épouvanté de cette menace, se le tint pour dit. Il se cacha dans
une meule de blé, où il passa la journée. Vers le soir, une chèvre qui
rentrait à l'étable, et qui s'attardait à lécher je ne sais quelle
herbe, lui permit de la traire. Quand il eut rempli et avalé deux ou
trois fois le contenu de sa sébile de bois, il se renfonça dans les
gerbes jusqu'à la nuit. Quand il fit tout à fait sombre et que tout le
monde fut couché, il se glissa jusqu'à son grenier et y prit diverses
choses qui lui appartenaient, quelques écus gagnés par lui que le
fermier lui avait remis la veille et dont sa tante n'avait pas encore
eu le temps de le dépouiller, une peau de chèvre et une peau de mouton
dont il se servait l'hiver, un couteau neuf, un petit pot de terre, un
peu de linge fort déchiré. Il mit le tout dans son sac, descendit dans
la cour, escalada la barrière et s'en alla à petits pas pour ne pas
faire de bruit; mais, comme il passait près de l'étable à porcs, ces
maudites bêtes le sentirent ou l'entendirent et se prirent à crier
avec fureur. Alors, Emmi, craignant que les fermiers, réveillés dans
leur premier sommeil, ne se missent à ses trousses, prit sa course et
ne s'arrêta qu'au pied du chêne parlant.

--Me voilà revenu, mon bon ami, lui dit-il. Permets-moi de passer
encore une nuit dans tes branches. Dis si tu le veux!

Le chêne ne répondit pas. Le temps était calme, pas une feuille ne
bougeait. Emmi pensa que qui ne dit mot consent. Tout chargé qu'il
était, il se hissa adroitement jusqu'à la grosse enfourchure où il
avait passé la nuit précédente, et il y dormit parfaitement bien.

Le jour venu, il se mit en quête d'un endroit convenable pour cacher
son argent et son bagage, car il n'était encore décidé à rien sur les
moyens de s'éloigner du pays sans être vu et ramené de force à la
ferme. Il grimpa au-dessus de la place où il se trouvait. Il découvrit
alors dans le tronc principal du gros arbre un trou noir fait par la
foudre depuis bien longtemps, car le bois avait formé tout autour un
gros bourrelet d'écorce. Au fond de cette cachette, il y avait de la
cendre et de menus éclats de bois hachés par le tonnerre.

--Vraiment, se dit l'enfant, voilà un lit très-doux et très-chaud où
je dormirai sans risque de tomber en rêvant. Il n'est pas grand, mais
il l'est assez pour moi. Voyons pourtant s'il n'est pas habité par
quelque méchante bête.

Il fureta tout l'intérieur de ce refuge, et vit qu'il était percé par
en haut, ce qui devait amener un peu d'humidité dans les temps de
pluie. Il se dit qu'il était bien facile de boucher ce trou avec de la
mousse. Une chouette avait fait son nid dans le conduit.

--Je ne te dérangerai pas, pensa Emmi, mais je fermerai la
communication. Comme cela, nous serons chacun chez nous.

Quand il eut préparé son nid pour la nuit suivante et installé son
bagage en sûreté, il s'assit dans son trou, les jambes dehors appuyées
sur une branche, et se mit à songer vaguement à la possibilité de
vivre dans un arbre; mais il eût souhaité que cet arbre fût au coeur
de la forêt au lieu d'être auprès de la lisière, exposé aux regards
des bergers et porchers qui y amenaient leurs troupeaux. Il ne pouvait
prévoir que, par suite de sa disparition, l'arbre deviendrait un objet
de crainte, et que personne n'en approcherait plus.

La faim commençait à se faire sentir, et, bien qu'il fût très-petit
mangeur, il se ressentait bien de n'avoir rien pris de solide la
veille. Irait-il déterrer les favasses encore vertes qu'il avait
remarquées à quelques pas de là? ou irait-il jusqu'aux châtaigniers
qui poussaient plus avant dans la forêt?

Comme il se préparait à descendre, il vit que la branche sur laquelle
reposaient ses pieds n'appartenait pas à son chêne. C'était celle d'un
arbre voisin qui entre-croisait ses belles et fortes ramures avec
celles du chêne parlant. Emmi se hasarda sur cette branche et gagna le
chêne voisin qui avait, lui aussi, pour proche voisin un autre arbre
facile à atteindre. Emmi, léger comme un écureuil, s'aventura ainsi
d'arbre en arbre jusqu'aux châtaigniers où il fit une bonne récolte.
Les châtaignes étaient encore petites et pas très-mûres; mais il n'y
regardait pas de bien près, et il mit comme qui dirait pied à terre
pour les faire cuire dans un endroit bien désert et bien caché où les
charbonniers avaient fait autrefois une fournée. Le rond marqué par le
feu était entouré de jeunes arbres qui avaient repoussé depuis: il y
avait beaucoup de menus déchets à demi brûlés. Emmi n'eut pas de peine
à en faire un tas et à y mettre le feu au moyen d'un caillou qu'il
battit du dos de son couteau, et il recueillit l'étincelle avec des
feuilles sèches, tout en se promettant de faire provision d'amadou sur
les arbres décrépits, qui ne manquaient pas dans la forêt. L'eau d'une
rigole lui permit de faire cuire ses châtaignes dans son petit pot de
terre, à couvercle percé, destiné à cet usage. C'est un meuble dont en
ce pays-là tout pâtour est nanti.

Emmi, qui ne rentrait souvent que le soir à la ferme, à cause de la
grande distance où il devait mener ses bêtes, était donc habitué à se
nourrir lui-même, et il ne fut pas embarrassé de cueillir son dessert
de framboises et de mûres sauvages sur les buissons de la petite
clairière.

--Voilà, pensa-t-il, ma cuisine et ma salle à manger trouvées.

Et il se mit à nettoyer le cours du filet d'eau qu'il avait à sa
portée. Avec sa sarclette, il enleva les herbes pourries, creusa un
petit réservoir, débarrassa un petit saut que l'eau faisait dans la
glaise et l'épura avec du sable et des cailloux. Cet ouvrage l'occupa
jusque vers le coucher du soleil. Il ramassa son pot et sa houlette,
et, remontant sur les branches dont il avait éprouvé la solidité, il
retrouva son chemin d'écureuil, grimpant et sautant d'arbre en arbre
jusqu'à son chêne. Il rapportait une épaisse brassée de fougère et de
mousse bien sèche dont il fit son lit dans le trou déjà nettoyé. Il
entendit bien la chouette sa voisine qui s'inquiétait et grognait
au-dessus de sa tête.

--Ou elle délogera, pensa-t-il, ou elle s'y habituera. Le bon chêne ne
lui appartient pas plus qu'à moi.

Habitué à vivre seul, Emmi ne s'ennuya pas. Être débarrassé de la
compagnie des pourceaux fut même pour lui une source de bonheur
pendant plusieurs jours. Il s'accoutuma à entendre hurler les loups.
Il savait qu'ils restaient au coeur de la forêt et n'approchaient
guère de la région où il se trouvait. Les troupeaux n'y venant plus,
les compères ne s'en approchaient plus du tout. Et puis Emmi apprit à
connaître leurs habitudes. En pleine forêt, il n'en rencontrait jamais
dans les journées claires. Ils n'avaient de hardiesse que dans les
temps de brouillard, et encore cette hardiesse n'était-elle pas
grande. Ils suivaient quelquefois Emmi à distance, mais il lui
suffisait de se retourner et d'imiter le bruit d'un fusil qu'on arme
en frappant son couteau contre le fer de sa sarclette pour les mettre
en fuite. Quant aux sangliers, Emmi les entendait quelquefois, il ne
les voyait jamais; ce sont des animaux mystérieux qui n'attaquent
jamais les premiers.

Quand il vit approcher l'époque de la cueillette des châtaignes,
il fit sa provision qu'il cacha dans un autre arbre creux à peu de
distance de son chêne; mais les rats et les mulots les lui disputèrent
si bien, qu'il dut les enterrer dans le sable, où elles se
conservèrent jusqu'au printemps. D'ailleurs, Emmi avait largement de
quoi se nourrir. La lande étant devenue absolument déserte, il put
s'aventurer la nuit jusqu'aux endroits cultivés et y déterrer des
pommes de terre et des raves; mais c'était voler et la chose lui
répugnait. Il amassa quantité de favasses dans les jachères et fit des
lacets pour prendre des alouettes en ramassant deçà et delà des crins
laissés aux buissons par les chevaux au pâturage. Les pâtours savent
tirer parti de tout et ne laissent rien perdre. Emmi ramassa assez de
flocons de laine sur les épines des clôtures pour se faire une espèce
d'oreiller; plus tard, il se fabriqua une quenouille et un fuseau et
apprit tout seul à filer. Il se fit des aiguilles à tricoter avec du
fil de fer qu'il trouva à une barrière mal raccommodée, qu'on répara
encore et qu'il dépouilla de nouveau pour fabriquer des collets à
prendre les lapins. Il réussit donc à se faire des bas et à manger de
la viande. Il devint un chasseur des plus habiles; épiant jour et nuit
toutes les habitudes du gibier, initié à tous les mystères de la lande
et de la forêt, il tendit ses piéges à coup sûr et se trouva dans
l'abondance.

Il eut même du pain à discrétion, grâce à une vieille mendiante
idiote, qui, toutes les semaines, passait au pied du chêne et y
déposait sa besace pleine, pour se reposer. Emmi, qui la guettait,
descendait de son arbre, la tête couverte de sa peau de chèvre, et lui
donnait une pièce de gibier en échange d'une partie de son pain. Si
elle avait peur de lui, sa peur ne se manifestait que par un rire
stupide et une obéissance dont elle n'avait du reste point à se
repentir.

Ainsi se passa l'hiver, qui fut très-doux, et l'été suivant, qui fut
chaud et orageux. Emmi eut d'abord grand'peur du tonnerre, car la
foudre frappa plusieurs fois des arbres assez proches du sien; mais il
remarqua que le chêne parlant, ayant été écimé longtemps auparavant
et s'étant refait une cime en parasol, n'attirait plus le fluide, qui
s'attaquait à des arbres plus élevés et de forme conique. Il finit par
dormir aux roulements et aux éclats du tonnerre sans plus de souci que
la chouette sa voisine.

Dans cette solitude, Emmi, absorbé par le soin incessant d'assurer
sa vie et de préserver sa liberté, n'eut pas le temps de connaître
l'ennui. On pouvait le traiter de paresseux, il savait bien, lui,
qu'il avait plus de mal à se donner pour vivre seul que s'il fût resté
à la ferme. Il acquérait aussi plus d'intelligence, de courage et
de prévision que dans la vie ordinaire. Pourtant, quand cette vie
exceptionnelle fut réglée à souhait et qu'elle exigea moins de temps
et de souci, il commença à réfléchir et à sentir sa petite conscience
lui adresser certaines questions embarrassantes. Pourrait-il vivre
toujours ainsi aux dépens de la forêt sans servir personne et sans
contenter aucun de ses semblables? Il s'était pris d'une espèce
d'amitié pour la vieille Catiche, l'idiote qui lui cédait son pain
en échange de ses lapins et de ses chapelets d'alouettes. Comme elle
n'avait pas de mémoire, ne parlait presque pas et ne racontait par
conséquent à personne ses entrevues avec lui, il était arrivé à se
montrer à elle à visage découvert, et elle ne le craignait plus. Ses
rires hébétés laissaient deviner une expression de plaisir quand elle
le voyait descendre de son arbre. Emmi s'étonnait lui-même de partager
ce plaisir; il ne se disait pas, mais il sentait que la présence d'une
créature humaine, si dégradée qu'elle soit, est une sorte de bienfait
pour celui qui s'est condamné à vivre seul. Un jour qu'elle lui
semblait moins abrutie que de coutume, il essaya de lui parler et de
lui demander où elle demeurait. Elle cessa tout à coup de rire, et lui
dit d'une voix nette et d'un ton sérieux:

--Veux-tu venir avec moi, petit?

--Où?

--Dans ma maison; si tu veux être mon fils, je te rendrai riche et
heureux.

Emmi s'étonna beaucoup d'entendre parler distinctement et
raisonnablement la vieille Catiche. La curiosité lui donnait quelque
envie de la croire, mais un coup de vent agita les branches au-dessus
de sa tête, et il entendit la voix du chêne lui dire:

--N'y va pas!

--Bonsoir et bon voyage, dit-il à la vieille; mon arbre ne veut pas
que je le quitte.

--Ton arbre est un sot, reprit-elle, ou plutôt c'est toi qui es une
bête de croire à la parole des arbres.

--Vous croyez que les arbres ne parlent pas? Vous vous trompez bien!

--Tous les arbres parlent quand le vent se met après eux, mais ils ne
savent pas ce qu'ils disent; c'est comme s'ils ne disaient rien.

Emmi fut fâché de cette explication positive d'un fait merveilleux. Il
répondit à Catiche:

--C'est vous qui radotez, la vieille. Si tous les arbres font comme
vous, mon chêne du moins sait ce qu'il veut et ce qu'il dit.

La vieille haussa les épaules, ramassa sa besace et s'éloigna en
reprenant son rire d'idiote.

Emmi se demanda si elle jouait un rôle ou si elle avait des moments
lucides. Il la laissa partir et la suivit, en se glissant d'arbre en
arbre sans qu'elle s'en aperçût. Elle n'allait pas vite et marchait
le dos courbé, la tête en avant, la bouche entr'ouverte, l'oeil fixé
droit devant elle; mais cet air exténué ne l'empêchait pas d'avancer
toujours sans se presser ni se ralentir, et elle traversa ainsi la
forêt pendant trois bonnes heures de marche, jusqu'à un pauvre hameau
perché sur une colline derrière laquelle d'autres bois s'étendaient à
perte de vue. Emmi la vit entrer dans une méchante cahute isolée des
autres habitations, qui, pour paraître moins misérables, n'en étaient
pas moins un assemblage de quelques douzaines de taudis. Il n'osa pas
s'aventurer plus loin que les derniers arbres de la forêt et revint
sur ses pas, bien convaincu que, si la Catiche avait un _chez elle_,
il était plus pauvre et plus laid que le trou de l'arbre parlant.

Il regagna son logis du grand chêne et n'y arriva que vers le soir,
harassé de fatigue, mais content de se retrouver chez lui. Il avait
gagné à ce voyage de connaître l'étendue de la forêt et la proximité
d'un village; mais ce village paraissait bien plus mal partagé que
celui de Cernas, où Emmi avait été élevé. C'était tout pays de landes
sans trace de culture, et les rares bestiaux qu'il avait vus paître
autour des maisons n'avaient que la peau sur les os. Au delà, il
n'avait aperçu que les sombres horizons des forêts. Ce n'est donc pas
de ce côté-là qu'il pouvait songer à trouver une condition meilleure
que la sienne.

Au bout de la semaine, la Catiche arriva à l'heure ordinaire. Elle
revenait de Cernas, et il lui demanda des nouvelles de sa tante pour
voir si cette vieille aurait le pouvoir et la volonté de lui répondre
comme la dernière fois. Elle répondit très-nettement:

--La grand'Nanette est remariée, et, si tu retournes chez elle, elle
tâchera de te faire mourir pour se débarrasser de toi.

--Parlez-vous raisonnablement? dit Emmi; et me dites-vous la vérité?

--Je te dis la vérité. Tu n'as plus qu'à te rendre à ton maître pour
vivre avec les cochons, ou à chercher ton pain avec moi, ce qui te
vaudrait mieux que tu ne penses. Tu ne pourras pas toujours vivre
dans la forêt. Elle est vendue, et sans doute on va abattre les vieux
arbres. Ton chêne y passera comme les autres. Crois-moi, petit. On
ne peut vivre nulle part sans gagner de l'argent. Viens avec moi, tu
m'aideras à en gagner beaucoup, et, quand je mourrai, je te laisserai
celui que j'ai.

Emmi était si étonné d'entendre causer et raisonner l'idiote, qu'il
regarda son arbre et prêta l'oreille comme s'il lui demandait conseil.

--Laisse donc cette vieille bûche tranquille, reprit la Catiche. Ne
sois pas si sot et viens avec moi.

Comme l'arbre ne disait mot, Emmi suivit la vieille, qui, chemin
faisant, lui révéla son secret.

«--Je suis venue au monde loin d'ici, pauvre comme toi et orpheline.
J'ai été élevée dans la misère et les coups. J'ai gardé aussi les
cochons, et, comme toi, j'en avais peur. Comme toi, je me suis sauvée;
mais, en traversant une rivière sur un vieux pont décrépit, je suis
tombée à l'eau d'où on m'a retirée comme morte. Un bon médecin chez
qui on m'a portée m'a fait revenir à la vie; mais j'étais idiote,
sourde, et ne pouvant presque plus parler. Il m'a gardée par charité,
et, comme il n'était pas riche, le curé de l'endroit a fait des quêtes
pour moi, et les dames m'ont apporté des habits, du vin, des douceurs,
tout ce qu'il me fallait. Je commençais à me porter mieux, j'étais si
bien soignée! Je mangeais de la bonne viande, je buvais du bon vin
sucré, j'avais l'hiver du feu dans ma chambre, j'étais comme une
princesse, et le médecin était content. Il disait:

«--La voilà qui entend ce qu'on lui dit. Elle retrouve les mots pour
parler. Dans deux ou trois mois d'ici, elle pourra travailler et
gagner honnêtement sa vie.

»Et toutes les belles dames se disputaient à qui me prendrait chez
elle.

»Je ne fus donc pas embarrassée pour trouver une place aussitôt que je
fus guérie; mais je n'avais pas le goût du travail, et on ne fut pas
content de moi. J'aurais voulu être fille de chambre, mais je ne
savais ni coudre ni coiffer; on me faisait tirer de l'eau au puits et
plumer la volaille, cela m'ennuyait. Je quittai l'endroit, croyant
être mieux ailleurs. Ce fut encore pire, on me traitait de malpropre
et de paresseuse. Mon vieux médecin était mort. On me chassa de maison
en maison, et, après avoir été l'enfant chéri de tout le monde, je
dus quitter le pays comme j'y étais venue, en mendiant mon pain; mais
j'étais plus misérable qu'auparavant. J'avais pris le goût d'être
heureuse, et on me donnait si peu, que j'avais à peine de quoi manger.
On me trouvait trop grande et de trop bonne mine pour mendier. On me
disait:

»--Va travailler, grande fainéante! c'est une honte à ton âge de
courir les chemins quand on peut épierrer les champs à six sous par
jour.

»Alors, je fis la boiteuse pour donner à croire que je ne pouvais
pas travailler; on trouva que j'étais encore trop forte pour ne rien
faire, et je dus me rappeler le temps où tout le monde avait pitié de
moi, parce que j'étais idiote. Je sus retrouver l'air que j'avais dans
ce temps-là, mon habitude de ricaner au lieu de parler, et je fis
si bien mon personnage, que les sous et les miches recommencèrent à
pleuvoir dans ma besace. C'est comme cela que je cours depuis une
quarantaine d'années, sans jamais essuyer de refus. Ceux qui ne
peuvent me donner d'argent me donnent du fromage, des fruits et du
pain plus que je n'en peux porter. Avec ce que j'ai de trop pour moi,
j'élève des poulets que j'envoie au marché et qui me rapportent gros.
J'ai une bonne maison dans un village où je vais te conduire. Le pays
est malheureux, mais les habitants ne le sont pas. Nous sommes tous
mendiants et infirmes, ou soi-disant tels, et chacun fait sa tournée
dans un endroit où les autres sont convenus de ne pas aller ce
jour-là. Comme ça, chacun fait ses affaires comme il veut; mais
personne ne les fait aussi bien que moi, car je m'entends mieux que
personne à paraître incapable de gagner ma vie.»

--Le fait est, répondit Emmi, que jamais je ne vous aurais crue
capable de parler comme vous faites.

--Oui, oui, reprit la Catiche en riant, tu as voulu m'attraper et
m'effrayer en descendant de ton arbre, coiffé en loup-garou, pour
avoir du pain. Moi, je faisais semblant d'avoir peur, mais je le
reconnaissais bien et je me disais: «Voilà un pauvre gars qui viendra
quelque jour à _Oursines-les-Bois_, et qui sera bien content de manger
ma soupe.»

En devisant ainsi, Emmi et la Galiche arrivèrent à Oursines-les-Bois;
c'était le nom de l'endroit où demeurait la fausse idiote et qu'Emmi
avait déjà vu.

Il n'y avait pas une âme dans ce triste hameau. Les animaux paissaient
çà et là, sans être gardés, sur une lande fertile en chardons, qui
était toute la propriété communale des habitants. Une malpropreté
révoltante dans les chemins boueux qui servaient de rues, une odeur
infecte s'exhalant de toutes les maisons, du linge déchiré séchant sur
des buissons souillés par la volaille, des toits de chaume pourri, où
poussaient des orties, un air d'abandon cynique, de pauvreté simulée
ou volontaire, c'était de quoi soulever de dégoût le coeur d'Emmi,
habitué aux verdures vierges et aux bonnes senteurs de la forêt. Il
suivit pourtant la vieille Catiche, qui le fit entrer dans sa hutte de
terre battue, plus semblable à une étable à porcs qu'à une habitation.
L'intérieur était tout différent: les murs étaient garnis de
paillassons, et le lit avait matelas et couvertures de bonne laine.
Une quantité de provisions de toute sorte: blé, lard, légumes et
fruits, tonnes de vin et même bouteilles cachetées. Il y avait de
tout, et, dans l'arrière-cour, l'épinette était remplie de grasses
volailles et de canards gorgés de pain et de son.

--Tu vois, dit la Catiche à Emmi, que je suis autrement riche que ta
tante; elle me fait l'aumône toutes les semaines, et, si je voulais,
je porterais de meilleurs habits que les siens. Veux-tu voir mes
armoires? Rentrons, et, comme tu dois avoir faim, je vas te faire
manger un souper comme tu n'en as goûté de ta vie.

En effet, tandis qu'Emmi admirait le contenu des armoires, la vieille
alluma le feu et tira de sa besace une tête de chèvre, qu'elle
fricassa avec des rogatons de toute sorte et où elle n'épargna ni
le sel, ni le beurre rance, ni les légumes avariés, produit de la
dernière tournée. Elle en fit je ne sais quel plat, qu'Emmi mangea
avec plus d'étonnement que de plaisir et qu'elle le força d'arroser
d'une demi-bouteille de vin bleu. Il n'avait jamais bu de vin, il
ne le trouva pas bon, mais il but quand même, et, pour lui donner
l'exemple, la vieille avala une bouteille entière, se grisa et devint
tout à fait expansive. Elle se vanta de savoir voler encore mieux que
mendier et alla jusqu'à lui montrer sa bourse, qu'elle enterrait sous
une pierre du foyer et qui contenait des pièces d'or à toutes les
effigies du siècle. Il y en avait bien pour deux mille francs. Emmi,
qui ne savait pas compter, n'apprécia pas autant qu'elle l'eût voulu
l'opulence de la mendiante.

Quand elle lui eut tout montré:

--A présent, lui dit-elle, je pense que tu ne voudras plus me quitter.
J'ai besoin d'un gars, et, si tu veux être à mon service, je te ferai
mon héritier.

--Merci, répondit l'enfant; je ne veux pas mendier.

--Eh bien, soit, tu voleras pour moi.

Emmi eut envie de se fâcher, mais la vieille avait parlé de le
conduire le lendemain à Mauvert, où se tenait une grande foire, et,
comme il avait envie de voir du pays et de connaître les endroits où
on peut gagner sa vie honnêtement, il répondit sans montrer de colère:

--Je ne saurais pas voler, je n'ai jamais appris.

--Tu mens, reprit Catiche, tu voles très-habilement à la forêt de
Cernas son gibier et ses fruits. Crois-tu donc que ces choses-là
n'appartiennent à personne? Ne sais-tu pas que celui qui ne travaille
pas ne peut vivre qu'aux dépens d'autrui? Il y a longtemps que cette
forêt est quasi abandonnée. Le propriétaire était un vieux riche qui
ne s'occupait plus de rien et ne la faisait pas seulement garder. A
présent qu'il est mort, tout ça va changer et tu auras beau te cacher
comme un rat dans des trous d'arbres, on te mettra la main sur le
collet et on te conduira en prison.

--Eh bien, alors, reprit Emmi, pourquoi voulez-vous m'enseigner à
voler pour vous?

--Parce que, quand on sait, on n'est jamais pris. Tu réfléchiras, il
se fait tard, et il faut nous lever demain avec le jour pour aller à
la foire. Je vais t'arranger un lit sur mon coffre, un bon lit avec
une _couette_ et une couverture. Pour la première fois de ta vie, tu
dormiras comme un prince.

Emmi n'osa résister. Quand la vieille Catiche ne faisait plus
l'idiote, elle avait quelque chose d'effrayant dans le regard et dans
la voix. Il se coucha et s'étonna d'abord de se trouver si bien;
mais, au bout d'un instant, il s'étonna de se trouver si mal. Ce gros
coussin de plumes l'étouffait, la couverture, le manque d'air libre,
la mauvaise odeur de la cuisine et le vin qu'il avait bu, lui
donnaient la fièvre. Il se leva tout effaré en disant qu'il voulait
dormir dehors, et qu'il mourrait s'il lui fallait passer la nuit
enfermé.

La Catiche ronflait, et la porte était barricadée. Emmi se résigna à
dormir étendu sur la table, regrettant fort son lit de mousse dans le
chêne.

Le lendemain, la Catiche lui confia un panier d'oeufs et six poules
à vendre, en lui ordonnant de la suivre à distance et de n'avoir pas
l'air de la connaître.

--Si on savait que je vends, lui dit-elle, on ne me donnerait plus
rien.

Elle lui fixa le prix qu'il devait atteindre avant de livrer sa
marchandise, tout en ajoutant qu'elle ne le perdrait pas de vue, et
que, s'il ne lui rapportait pas fidèlement l'argent, elle saurait bien
le forcer à le lui rendre.

--Si vous vous défiez de moi, répondit Emmi offensé, portez votre
marchandise vous-même et laissez-moi m'en aller.

--N'essaye pas de fuir, dit la vieille, je saurai te retrouver
n'importe où; ne réplique pas et obéis.

Il la suivit à distance comme elle l'exigeait, et vit bientôt le
chemin couvert de mendiants plus affreux les uns que les autres.
C'étaient les habitants d'Oursines, qui, ce jour-là, allaient tous
ensemble se faire guérir à une fontaine miraculeuse. Tous étaient
estropiés ou couverts de plaies hideuses. Tous sortaient de la
fontaine sains et allègres. Le miracle n'était pas difficile à
expliquer, tous leurs maux étant simulés et les reprenant au bout de
quelques semaines, pour être guéris le jour de la fête suivante.

Emmi vendit ses oeufs et ses poules, en reporta vite l'argent à la
vieille, et, lui tournant le dos, s'en fut à travers la foule, les
yeux écarquillés, admirant tout et s'étonnant de tout. Il vit des
saltimbanques faire des tours surprenants, et il s'était même un peu
attardé à contempler leurs maillots pailletés et leurs bandeaux dorés,
lorsqu'il entendit à côté de lui un singulier dialogue. C'était la
voix de la Catiche qui s'entretenait avec la voix rauque du chef des
saltimbanques. Ils n'étaient séparés de lui que par la toile de la
baraque.

--Si vous voulez lui faire boire du vin, disait la Catiche, vous lui
persuaderez tout ce que vous voudrez. C'est un petit innocent qui ne
peut me servir à rien et qui prétend vivre tout seul dans la forêt,
où il perche depuis un an dans un vieux arbre. Il est aussi leste et
aussi adroit qu'un singe, il ne pèse pas plus qu'un chevreau, et vous
lui ferez faire les tours les plus difficiles.

--Et vous dites qu'il n'est pas intéressé? reprit le saltimbanque.

--Non, il ne se soucie pas de l'argent. Vous le nourrirez, et il
n'aura pas l'esprit d'en demander davantage.

--Mais il voudra se sauver?

--Bah! avec des coups, vous lui en ferez passer l'envie.

--Allez me le chercher, je veux le voir.

--Et vous me donnerez vingt francs?

--Oui, s'il me convient.

La Catiche sortit de la baraque et se trouva face à face avec Emmi, à
qui elle fit signe de la suivre.

--Non pas, lui dit-il, j'ai entendu votre marché. Je ne suis pas si
innocent que vous croyez. Je ne veux pas aller avec ces gens-là pour
être battu.

--Tu y viendras, pourtant, répondit la Catiche en lui prenant le
poignet avec une main de fer et en l'attirant vers la baraque.

--Je ne veux pas, je ne veux pas! cria l'enfant en se débattant et en
s'accrochant de la main restée libre à la blouse d'un homme qui était
près de lui et qui regardait le spectacle.

L'homme se retourna, et, s'adressant à la Catiche, lui demanda si ce
petit était à elle.

--Non, non, s'écria Emmi. elle n'est pas ma mère, elle ne m'est rien,
elle veut me vendre un louis d'or à ces comédiens!

--Et toi, tu ne veux pas?

--Non, je ne veux pas! sauvez-moi de ses griffes. Voyez! elle me met
en sang.

Qu'est-ce qu'il y a _de_ cette femme et _de_ cet enfant? dit le beau
gendarme Érambert, attiré par les cris d'Emmi et les vociférations de
la Catiche.

--Bah! ça n'est rien, répondit le paysan qu'Emmi tenait toujours par
sa blouse. C'est une pauvresse qui veut vendre un gars aux sauteurs de
corde; mais on l'empêchera bien, gendarme, on n'a pas besoin de vous.

--On a toujours besoin de la gendarmerie, mon ami. Je veux savoir ce
qu'il y a _de_ cette histoire-là.

Et, s'adressant à Emmi:

--Parle, jeune homme, explique-moi l'affaire.

A la vue du gendarme, la vieille Catiche avait lâché Emmi et avait
essayé de fuir; mais le majestueux Érambert l'avait saisie par le
bras, et vite elle s'était mise à rire et à grimacer en reprenant sa
figure d'idiote. Pourtant, au moment où Emmi allait répondre, elle lui
lança un regard suppliant où se peignait un grand effroi. Emmi avait
été élevé dans la crainte des gendarmes, et il s'imagina que, s'il
accusait la vieille, Érambert allait lui trancher la tête avec son
grand sabre. Il eut pitié d'elle et répondit:

--Laissez-la, monsieur, c'est une femme folle et imbécile qui m'a fait
peur, mais qui ne voulait pas me faire de mal.

--La connaissez-vous? n'est-ce pas la Catiche? une femme qui fait
semblant _de_ ce qu'elle n'est pas? Dites la vérité.

Un nouveau regard de la mendiante donna à Emmi le courage de mentir
pour lui sauver la vie.

--Je la connais, dit-il, c'est une _innocente_.

--Je saurai _de_ ce qui en est, répondit le beau gendarme en laissant
aller la Catiche. Circulez, vieille femme, mais n'oubliez pas que
depuis longtemps j'ai l'oeil sur vous.

La Catiche s'enfuit, et le gendarme s'éloigna. Emmi, qui avait eu
encore plus peur de lui que de la vieille, tenait toujours la blouse
du père Vincent. C'était le nom du paysan qui s'était trouvé là pour
le protéger, et qui avait une bonne figure douce et gaie.

--Ah çà! petit, dit ce bonhomme à Emmi, tu vas me lâcher à la fin? Tu
n'as plus rien à craindre; qu'est-ce que tu veux de moi? cherches-tu
ta vie? veux-tu un sou?

--Non, merci, dit Emmi, mais j'ai peur à présent de tout ce monde où
me voilà seul sans savoir de quel côté me tourner.

--Et où voudrais-tu aller?

--Je voudrais retourner dans ma forêt de Cernas sans passer par
Oursines-les-Bois.

--Tu demeures à Cernas? C'est bien aisé de t'y mener, puisque de ce
pas je m'en vas dans la forêt. Tu n'auras qu'à me suivre; j'entre
souper sous la ramée, attends-moi au pied de cette croix, je
reviendrai te prendre.

Emmi trouva que la croix du village était encore trop près de la
baraque des saltimbanques; il aima mieux suivre le père Vincent sous
la ramée, d'autant plus qu'il avait besoin de se restaurer avant de se
mettre en route.

--Si vous n'avez pas honte de moi, lui dit-il, permettez-moi de manger
mon pain et mon fromage à côté de vous. J'ai de quoi payer ma dépense:
tenez, voilà ma bourse, vous payerez pour nous deux, car je souhaite
payer aussi votre dîner.

--Diable! s'écria en riant le père Vincent, voilà un gars bien honnête
et bien généreux; mais j'ai l'estomac creux, et ta bourse n'est guère
remplie. Viens, et mets-toi là. Reprends ton argent, petit, j'en ai
assez pour nous deux.

Tout en mangeant ensemble, Vincent fit raconter à Emmi toute son
histoire. Quand ce fut terminé, il lui dit:

--Je vois que tu as bonne tête et bon coeur, puisque tu ne t'es pas
laissé tenter par les louis d'or de cette Catiche, et que pourtant tu
n'as pas voulu l'envoyer en prison. Oublie-la et ne quitte plus ta
forêt, puisque tu y es bien. Il ne tient qu'à toi de ne plus y être
tout à fait seul. Tu sauras que j'y vais pour préparer les logements
d'une vingtaine d'ouvriers qui se disposent à abattre le taillis entre
Cernas et la Planchette.

--Ah! vous allez abattre la forêt? dit Emmi consterné.

--Non! nous faisons seulement une coupe dans une partie qui ne touche
point à ton refuge du chêne parlant, et je sais qu'on ne touchera
ni aujourd'hui, ni demain, à la région des vieux arbres. Sois donc
tranquille, on ne te dérangera pas; mais, si tu m'en crois, mon petit,
tu viendras travailler avec nous. Tu n'es pas assez fort pour manier
la serpe et la cognée; mais, si tu es adroit, tu pourras très-bien
préparer les liens et t'occuper au fagotage, tout en servant les
ouvriers, qui ont toujours besoin d'un gars pour faire leurs
commissions et porter leurs repas. C'est moi qui ai l'entreprise de
cette coupe. Les ouvriers sont à leurs pièces, c'est-à-dire qu'on les
paye en raison du travail qu'ils font. Je te propose de t'en rapporter
à moi pour juger de ce qu'il sera raisonnable de te donner, et je te
conseille d'accepter. La vieille Catiche a eu raison de te dire que,
quand on ne veut pas travailler, il faut être voleur ou mendiant, et,
comme tu ne veux être ni l'un ni l'autre, prends vite le travail que
je t'offre, l'occasion est bonne.

Emmi accepta avec joie. Le père Vincent lui inspirait une confiance
absolue. Il se mit à sa disposition, et ils prirent ensemble le chemin
de la forêt.

Il faisait nuit quand ils y arrivèrent, et, quoique le père Vincent
connût bien les chemins, il eût été embarrassé de trouver dans
l'obscurité la taille des buttes, si Emmi, qui s'était habitué à voir
la nuit comme les chats, ne l'eût conduit par le plus court. Ils
trouvèrent un abri déjà préparé par les ouvriers, qui y étaient venus
dès la veille. Cela consistait en perches placées en pignon avec leurs
branchages, et recouvertes de grandes plaques de mousse et de gazon.
Emmi fut présenté aux ouvriers et bien accueilli. Il mangea la soupe
bien chaude et dormit de tout son coeur.

Le lendemain, il fit son apprentissage: allumer le feu, faire la
cuisine, laver les pots, aller chercher de l'eau, et le reste du temps
aider à la construction de nouvelles cabanes pour les vingt autres
bûcherons qu'on attendait. Le père Vincent, qui commandait et
surveillait tout, fut émerveillé de l'intelligence, de l'adresse et
de la promptitude d'Emmi. Ce n'est pas lui qui apprenait à tout
faire avec rien; c'est lui qui l'apprenait aux plus malins, et tous
s'écrièrent que ce n'était pas un gars, mais un esprit follet que les
bons diables de la forêt avaient mis à leur service. Comme, avec tous
ses talents et industries, Emmi était obéissant et modeste, il fut
pris en amitié, et les plus rudes de ces bûcherons lui parlèrent avec
douceur et lui commandèrent avec discrétion.

Au bout de cinq jours, Emmi demanda au père Vincent s'il était libre
d'aller faire son dimanche où bon lui semblerait.

--Tu es libre, lui répondit le brave homme; mais, si tu veux m'en
croire, tu iras revoir ta tante et les gens de ton village. S'il est
vrai que ta tante ne se soucie pas de te reprendre, elle sera contente
de te savoir en position de gagner ta vie sans qu'elle s'en mêle,
et, si tu penses qu'on te battra à la ferme pour avoir quitté ton
troupeau, j'irai avec toi pour apaiser les gens et te protéger. Sois
sûr, mon enfant, que le travail est le meilleur des passe-ports et
qu'il purifie tout.

Emmi le remercia du bon conseil, et le suivit. Sa tante, qui le
croyait mort, eut peur en le voyant; mais, sans lui raconter ses
aventures, Emmi lui fit savoir qu'il travaillait avec les bûcherons et
qu'il ne serait plus jamais à sa charge. Le père Vincent confirma son
dire, et déclara qu'il regardait l'enfant comme sien et en faisait
grande estime. Il parla de même à la ferme, où on les obligea de boire
et de manger. La grand'Nannette y vint pour embrasser Emmi devant le
monde et faire la bonne âme en lui apportant quelques hardes et une
demi-douzaine de fromages. Bref, Emmi s'en revint avec le vieux
bûcheron, réconcilié avec tout le monde, dégagé de tout blâme et de
tout reproche.

Quand ils eurent traversé la lande, Emmi dit à Vincent:

--Ne m'en voudrez-vous point si je vais passer la nuit dans mon chêne?
Je vous promets d'être à la taille des buttes avant soleil levé.

--Fais comme tu veux, répondit le bûcheron; c'est donc une idée que tu
as comme ça de percher?

Emmi lui fit comprendre qu'il avait pour ce chêne une amitié fidèle,
et l'autre l'écouta en souriant, un peu étonné de son idée, mais porté
à le croire et à le comprendre. Il le suivit jusque-là et voulut
voir sa cachette. Il eut de la peine à grimper assez haut pour
l'apercevoir. Il était encore agile et fort, mais le passage entre
les branches était trop étroit pour lui. Emmi seul pouvait se glisser
partout.

--C'est bien et c'est gentil, dit le bonhomme en redescendant; mais tu
ne pourras pas coucher là longtemps: l'écorce, en grossissant et en
se roulant, finira par boucher l'ouverture, et toi, tu ne seras pas
toujours mince comme un fétu. Après ça, si tu y tiens, on peut
élargir la fente avec une serpe; je te ferai cet ouvrage-là, si tu le
souhaites.

--Oh non! s'écria Emmi, tailler dans mon chêne, pour le faire mourir!

--Il ne mourra pas; un arbre bien taillé dans ses parties malades ne
s'en porte que mieux.

--Eh bien, nous verrons plus tard, répondit Emmi.

Ils se souhaitèrent la bonne nuit et se séparèrent.

Comme Emmi se trouva heureux de reprendre possession de son gîte! Il
lui semblait l'avoir quitté depuis un an. Il pensait à l'affreuse
nuit qu'il avait passée chez la Catiche et faisait maintenant des
réflexions très-justes sur la différence des goûts et le choix des
habitudes. Il pensait à tous ces gueux d'Oursines-les-Bois, qui se
croyaient riches parce qu'ils cachaient des louis d'or dans leurs
paillasses et qui vivaient dans la honte et l'infection, tandis que
lui tout seul, sans mendier, il avait dormi plus d'une année dans un
palais de feuillage, au parfum des violettes et des mélites, au chant
des rossignols et des fauvettes, sans souffrir de rien, sans être
humilié par personne, sans disputes, sans maladies, sans rien de faux
et de mauvais dans le coeur.

--Tous ces gens d'Oursines, à commencer par la Catiche, se disait-il,
ont plus d'argent qu'il ne leur en faudrait pour se bâtir de bonnes
petites maisons, cultiver de gentils jardins, élever du bétail sain et
propre; mais la paresse les empêche de jouir de ce qu'ils ont, ils se
laissent croupir dans l'ignominie. Ils sont comme fiers du dégoût et
du mépris qu'ils inspirent, ils se moquent des braves gens qui ont
pitié d'eux, ils volent les vrais pauvres, ceux qui souffrent sans
se plaindre. Ils se cachent pour compter leur argent et périssent de
misère. Quelle folie triste et honteuse, et comme le père Vincent a
raison de dire que le travail est ce qui garde et purifie le plaisir
de vivre!

Une heure avant le jour, Emmi, qui s'était commandé à lui-même de ne
pas dormir trop serré, s'éveilla et regarda autour de lui. La lune
s'était levée tard et n'était pas couchée. Les oiseaux ne disaient
rien encore. La chouette faisait sa ronde et n'était pas rentrée. Le
silence est une belle chose, il est rare dans une forêt, où il y a
toujours quelque être qui grimpe ou quelque chose qui tombe. Emmi but
ce beau silence comme un rafraîchissement en se rappelant le vacarme
étourdissant de la foire, le tam-tam et la grosse caisse des
saltimbanques, les disputes des acheteurs et des vendeurs, le
grincement des vielles et le mugissement des cornemuses, les cris des
animaux ennuyés ou effrayés, les rauques chansons des buveurs, tout ce
qui l'avait tour à tour étonné, amusé, épouvanté. Quelle différence
avec les voix mystérieuses, discrètes ou imposantes de la forêt! Une
faible brise s'éleva avec l'aube et fit frissonner mélodieusement la
cime des arbres. Celle du chêne semblait dire:

--Reste tranquille, Emmi; sois tranquille et content, petit Emmi.

«Tous les arbres parlent,» lui avait dit la Catiche.

--C'est vrai, pensait-il, ils ont tous leur voix et leur manière de
gémir ou de chanter; mais ils ne savent ce qu'ils disent, à ce que
prétend cette sorcière. Elle ment: les arbres se plaignent ou se
réjouissent innocemment. Elle ne peut pas les comprendre, elle qui ne
pense qu'au mal!

Emmi fut aux coupes à l'heure dite et y travailla tout l'été et tout
l'hiver suivant. Tous les samedis soir, il allait coucher dans son
chêne. Le dimanche, il faisait une courte visite aux habitants de
Cernas et revenait à son gîte jusqu'au lundi matin. Il grandissait et
restait mince et léger, mais se tenait très-proprement et avait une
jolie petite mine éveillée et aimable qui plaisait à tout le monde. Le
père Vincent lui apprenait à lire et à compter. On faisait cas de
son esprit, et sa tante, qui n'avait pas d'enfants, eût souhaité le
retenir auprès d'elle pour lui faire honneur et profit, car il était
de bon conseil et paraissait s'entendre à tout.

Mais Emmi n'aimait que les bois. Il en était venu à y voir, à y
entendre des choses que n'entendaient ni ne voyaient les autres. Dans
les longues nuits d'hiver, il aimait surtout la région des pins, où
la neige amoncelée dessinait, le long des rameaux noirs, de grandes
belles formes blanches mollement couchées, qui, parfois balancées par
la brise, semblaient se mouvoir et s'entretenir mystérieusement. Le
plus souvent elles paraissaient dormir, et il les regardait avec un
respect mêlé de frayeur. Il eût craint de dire un mot, de faire un
mouvement qui eût réveillé ces belles fées de la nuit et du silence.
Dans la demi-obscurité des nuits claires où les étoiles scintillaient
comme des yeux de diamant en l'absence de la lune, il croyait saisir
les formes de ces êtres fantastiques, les plis de leurs robes, les
ondulations de leurs chevelures d'argent. Aux approches du dégel,
elles changeaient d'aspect et d'attitude, et il les entendait tomber
des branches avec un bruit frais et léger, comme si, en touchant
la nappe neigeuse du sol, elles eussent pris un souple élan pour
s'envoler ailleurs.

Quand la glace emprisonnait le petit ruisseau, il la cassait pour
boire, mais avec précaution, pour ne pas abîmer l'édifice de cristal
que formait sa petite chute. Il aimait à regarder le long des chemins
de la forêt les girandoles du givre et les stalactites irisées par le
soleil levant.

Il y avait des soirs où l'architecture transparente des arbres privés
de feuilles se dessinait en dentelle noire sur le ciel rouge ou sur le
fond nacré des nuages éclairés par la lune. Et, l'été, quelles chaudes
rumeurs, quels concerts d'oiseaux sous le feuillage! Il faisait la
guerre aux rongeurs et aux fureteurs friands des oeufs ou des petits
dans les nids. Il s'était fabriqué un arc et des flèches et s'était
rendu très-adroit à tuer les rats et les vipères. Il épargnait les
belles couleuvres inoffensives qui serpentent avec tant de grâce sur
la mousse, et les charmants écureuils, qui ne vivent que des amandes
du pin, si adroitement extraites par eux de leur cône.

Il avait si bien protégé les nombreux habitants de son vieux chêne que
tous le connaissaient et le laissaient circuler au milieu d'eux. Il
s'imaginait comprendre le rossignol le remerciant d'avoir sauvé sa
nichée et disant tout exprès pour lui ses plus beaux airs. Il ne
permettait pas aux fourmis de s'établir dans son voisinage; mais
il laissait le pivert travailler dans le bois pour en retirer les
insectes rongeurs qui le détériorent. Il chassait les chenilles du
feuillage. Les hannetons voraces ne trouvaient pas grâce devant lui.
Tous les dimanches, il faisait à son cher arbre une toilette complète,
et en vérité jamais le chêne ne s'était si bien porté et n'avait étalé
une si riche et si fraîche verdure. Emmi ramassait les glands les plus
sains et allait les semer sur la lande voisine où il soignait leur
première enfance en empêchant la bruyère et la cuscute de les
étouffer.

Il avait pris les lièvres en amitié et n'en voulait plus détruire pour
sa nourriture. De son arbre, il les voyait danser sur le serpolet, se
coucher sur le flanc comme des chiens fatigués, et tout à coup, au
bruit d'une feuille sèche qui se détache, bondir avec une grâce
comique, et s'arrêter court, comme pour réfléchir après avoir cédé à
la peur. Si, en se promenant par les chaudes journées, il se sentait
le besoin de faire une sieste, il grimpait dans le premier arbre venu,
et, choisissant son gîte, il entendait les ramiers le bercer de leurs
grasseyements monotones et caressants; mais il était délicat pour son
coucher et ne dormait tout à fait bien que dans son chêne.

Il fallut pourtant quitter cette chère forêt quand la coupe fut
terminée et enlevée. Emmi suivit le père Vincent, qui s'en allait à
cinq lieues de là, du côté d'Oursines, pour entreprendre une autre
coupe dans une autre propriété.

Depuis le jour de la foire, Emmi n'était pas retourné dans ce vilain
endroit et n'avait pas aperçu la Catiche. Était-elle morte, était-elle
en prison? Personne n'en savait rien. Beaucoup de mendiants
disparaissent comme cela sans qu'on puisse dire ce qu'ils sont
devenus. Personne ne les cherche ni ne les regrette.

Emmi était très-bon. Il n'avait pas oublié le temps de solitude
absolue où, la croyant idiote et misérable, il l'avait vue chaque
semaine au pied de son chêne lui apportant le pain dont il était privé
et lui faisant entendre le son de la voix humaine. Il confia au
père Vincent le désir qu'il avait d'avoir de ses nouvelles, et ils
s'arrêtèrent à Oursines pour en demander. C'était jour de fête dans
cette cour des miracles. On trinquait et on chantait en choquant les
pots. Deux femmes décoiffées, et les cheveux au vent se battaient
devant une porte, les enfants barbotaient dans une mare infecte. Sitôt
que les deux voyageurs parurent, les enfants s'envolèrent comme une
bande de canards sauvages. Leur fuite avertit de proche en proche les
habitants. Tout bruit cessa, et les portes se fermèrent. La volaille
effarouchée se cacha dans les buissons.

--Puisque ces gens ne veulent pas qu'on voie leurs ébats, dit le père
Vincent, et puisque tu connais le logis de la Catiche, allons-y tout
droit.

Ils y frappèrent plusieurs fois sans qu'on leur répondît. Enfin une
voix cassée cria d'entrer, et ils poussèrent la porte. La Catiche,
pâle, maigre, effrayante, était assise sur une grande chaise auprès
du feu, ses mains desséchées collées sur les genoux. En reconnaissant
Emmi, elle eut une expression de joie.

--Enfin, dit-elle, te voilà, et je peux mourir tranquille!

Elle leur expliqua qu'elle était paralytique et que ses voisines
venaient la lever le matin, la coucher le soir et la faire manger à
ses heures.

--Je ne manque de rien, ajouta-t-elle, mais j'ai un grand souci. C'est
mon pauvre argent qui est là, sous cette pierre où je pose mes pieds.
Cet argent, je le destine à Emmi, qui est un bon coeur et qui m'a
sauvée de la prison au moment où je voulais le vendre à de mauvaises
gens; mais, sitôt que je serai morte, mes voisines fouilleront partout
et trouveront mon trésor: c'est cela qui m'empêche de dormir et de me
faire soigner convenablement. Il faut prendre cet argent, Emmi, et
l'emporter loin d'ici. Si je meurs, garde-le, je te le donne; ne te
l'avais-je pas promis? Si je reviens à la santé, tu me le rapporteras;
tu es honnête, je te connais. Il sera toujours à toi, mais j'aurai le
plaisir de le voir et de le compter jusqu'à ma dernière heure.

Emmi refusa d'abord. C'était de l'argent volé qui lui répugnait; mais
le père Vincent offrit à la Catiche de s'en charger pour le lui rendre
à sa première réclamation, ou pour le placer au nom d'Emmi, si elle
venait à mourir sans le réclamer. Le père Vincent était connu dans
tout le pays pour un homme juste qui avait honnêtement amassé du bien,
et la Catiche, qui rôdait partout et entendait tout, n'était pas sans
savoir qu'on devait se fier à lui. Elle le pria de bien fermer les
huisseries de sa cabane, puis de reculer sa chaise, car elle ne
pouvait se mouvoir, et de soulever la pierre du foyer. Il y avait bien
plus qu'elle n'avait montré la première fois à Emmi. Il y avait cinq
bourses de peau et environ cinq mille francs en or. Elle ne voulut
garder que trois cents francs en argent pour payer les soins de ses
voisins et se faire enterrer.

Et, comme Emmi regardait ce trésor avec dédain:

--Tu sauras plus tard, lui dit la Catiche, que la misère est un
méchant mal. Si je n'étais pas née dans ce mal, je n'aurais pas fait
ce que j'ai fait.

--Si vous vous en repentez, lui dit le père Vincent, Dieu vous le
pardonnera.

--Je m'en repens, répondit-elle, depuis que je suis paralytique, parce
que je meurs dans l'ennui et la solitude. Mes voisins me déplaisent
autant que je leur déplais. Je pense à cette heure que j'aurais mieux
fait de vivre autrement.

Emmi lui promit de revenir la voir et suivit le père Vincent dans son
nouveau travail. Il regretta bien un peu sa forêt de Cernas, mais il
avait l'idée du devoir et fit le sien fidèlement. Au bout de huit
jours, il retourna vers la Catiche. Il arriva comme on emportait sa
bière sur une petite charrette traînée par un âne. Emmi la suivit
jusqu'à la paroisse, qui était distante d'un quart de lieue, et
assista à son enterrement. Au retour, il vit que tout chez elle était
au pillage et qu'on se battait à qui aurait ses nippes. Il ne se
repentit plus d'avoir soustrait à ces mauvaises gens le trésor de la
vieille.

Quand il fut de retour à la coupe, le père Vincent lui dit:

--Tu es trop jeune pour avoir cet argent-là. Tu n'en saurais pas tirer
parti, ou tu te laisserais voler. Si tu m'agrées pour tuteur, je
le placerai pour le mieux, et je t'en servirai la rente jusqu'à ta
majorité.

--Faites-en ce qu'il vous plaira, répondit Emmi; je m'en rapporte
à vous. Pourtant, si c'est de l'argent volé, comme la vieille s'en
vantait, ne vaudrait-il pas mieux essayer de le rendre?

--Le rendre à qui? Ç'a été volé sou par sou, puisque cette femme
obtenait la charité en trompant le monde et en chipant deçà et delà on
ne sait à qui, des choses que nous ne savons pas, et que personne ne
songe plus à réclamer. L'argent n'est pas coupable, la honte est pour
ceux qui en font mauvais emploi. La Catiche était une champie, elle
n'avait pas de famille, elle n'a pas laissé d'héritier; elle te donne
son bien, non pas pour te remercier d'avoir fait quelque chose de mal,
mais au contraire parce que tu lui as pardonné celui qu'elle voulait
te faire. J'estime donc que c'est pour toi un héritage bien acquis, et
qu'en te le donnant cette vieille a fait la seule bonne action de sa
vie. Je ne veux pas te cacher qu'avec le revenu que je te servirai, tu
as le moyen de ne pas travailler beaucoup; mais, si tu es, comme je
le crois, un vrai bon sujet, tu continueras à travailler de tout ton
coeur, comme si tu n'avais rien.

--Je ferai comme vous me conseillez, répondit Emmi. Je ne demande qu'à
rester avec vous et à suivre vos commandements.

Le brave garçon n'eut point à se repentir de la confiance et de
l'amitié qu'il sentait pour son maître. Celui-ci le regarda toujours
comme son fils et le traita en bon père. Quand Emmi fut en âge
d'homme, il épousa une des petites-filles du vieux bûcheron, et, comme
il n'avait pas touché à son capital, que les intérêts de chaque année
avaient grossi, il se trouva riche pour un paysan de ce temps-là. Sa
femme était jolie, courageuse et bonne; on faisait grand cas, dans
tout le pays, de ce jeune ménage, et, comme Emmi avait acquis quelque
savoir et montrait beaucoup d'intelligence dans sa partie, le
propriétaire de la forêt de Cernas le choisit pour son garde général
et lui fit bâtir une jolie maison dans le plus bel endroit de la
vieille futaie, tout auprès du chêne parlant.

La prédiction du père Vincent s'était facilement réalisée. Emmi était
devenu trop grand pour occuper son ancien gîte, et le chêne avait
refait tant d'écorce, que la logette s'était presque refermée. Quand
Emmi, devenu vieux, vit que la fente allait bientôt se fermer tout à
fait, il écrivit avec une pointe d'acier, sur une plaque de cuivre,
son nom, la date de son séjour dans l'arbre et les principales
circonstances de son histoire, avec cette prière à la fin: «Feu du
ciel et vent de la montagne, épargnez mon ami le vieux chêne. Faites
qu'il voie encore grandir mes petits-enfants et leurs descendants
aussi. Vieux chêne qui m'as parlé, dis-leur aussi quelquefois une
bonne parole pour qu'ils t'aiment toujours comme je t'ai aimé.»

Emmi jeta cette plaque écrite dans le creux où il avait longtemps
dormi et songé.

La fente s'est refermée tout à fait. Emmi a fini de vivre, et l'arbre
vit toujours. Il ne parle plus, ou, s'il parle, il n'y a plus
d'oreilles capables de le comprendre. On n'a plus peur de lui, mais
l'histoire d'Emmi s'est répandue, et, grâce au bon souvenir que
l'homme a laissé, le chêne est toujours respecté et béni.



LE CHIEN ET LA FLEUR SACREE



PREMIÈRE PARTIE


LE CHIEN


A GABRIELLE SAND


Nous avions jadis pour voisin de campagne un homme dont le nom prêtait
souvent à rire: il s'appelait M. Lechien. Il en plaisantait le premier
et ne paraissait nullement contrarié quand les enfants l'appelaient
Médor ou Azor.

C'était un homme très-bon, très-doux, un peu froid de manières, mais
très-estimé pour la droiture et l'aménité de son caractère. Rien en
lui, hormis son nom, ne paraissait bizarre: aussi nous étonna-t-il
beaucoup, un jour où son chien avait fait une sottise au milieu du
dîner. Au lieu de le gronder ou de le battre, il lui adressa, d'un ton
froid et en le regardant fixement, cette étrange mercuriale:

--Si vous agissez ainsi, monsieur, il se passera du temps avant que
vous cessiez d'être chien. Je l'ai été, moi qui vous parle, et il
m'est arrivé quelquefois d'être entraîné par la gourmandise, au point
de m'emparer d'un mets qui ne m'était pas destiné; mais je n'avais pas
comme vous l'âge de raison, et d'ailleurs sachez, monsieur, que je
n'ai jamais cassé l'assiette.

Le chien écouta ce discours avec une attention soumise; puis il fit
entendre un bâillement mélancolique, ce qui, au dire de son maître,
n'est pas un signe d'ennui, mais de tristesse chez les chiens; après
quoi, il se coucha, le museau allongé sur ses pattes de devant, et
parut plongé dans de pénibles réflexions.

Nous crûmes d'abord que, faisant allusion à son nom, notre voisin
avait voulu montrer simplement de l'esprit pour nous divertir; mais
son air grave et convaincu nous jeta dans la stupeur lorsqu'il nous
demanda si nous n'avions aucun souvenir de nos existences antérieures.

--Aucun! fut la réponse générale.

M. Lechien ayant fait du regard le tour de la table, et, nous voyant
tous incrédules, s'avisa de regarder un domestique qui venait d'entrer
pour remettre une lettre et qui n'était nullement au courant de la
conversation.

--Et vous, Sylvain, lui dit-il, vous souvenez-vous de ce que vous avez
été avant d'être homme?

Sylvain était un esprit railleur et sceptique.

--Monsieur, répondit-il sans se déconcerter, depuis que je suis homme
j'ai toujours été cocher: il est bien probable qu'avant d'être cocher,
j'ai été cheval!

--Bien répondu! s'écria-t-on.

Et Sylvain se retira aux applaudissements des joyeux convives.

--Cet homme a du sens et de l'esprit, reprit notre voisin; il est bien
probable, pour parler comme lui, que, dans sa prochaine existence, il
ne sera plus cocher, il deviendra maître.

--Et il battra ses gens, répondit un de nous, comme, étant cocher, il
aura battu ses chevaux.

--Je gage tout ce que voudrez, repartit notre ami, que Sylvain ne
bat jamais ses chevaux, de même que je ne bats jamais mon chien. Si
Sylvain était brutal et cruel, il ne serait pas devenu bon cocher et
ne serait pas destiné à devenir maître. Si je battais mon chien, je
prendrais le chemin de redevenir chien après ma mort.

On trouva la théorie ingénieuse, et on pressa le voisin de la
développer.

--C'est bien simple, reprit-il, et je le dirai en peu de mots.
L'esprit, la vie de l'esprit, si vous voulez, a ses lois comme la
matière organique qu'il revêt a les siennes. On prétend que l'esprit
et le corps ont souvent des tendances opposées; je le nie, du moins
je prétends que ces tendances arrivent toujours, après un combat
quelconque, à se mettre d'accord pour pousser l'animal qui est le
théâtre de cette lutte à reculer ou à avancer dans l'échelle des
êtres. Ce n'est pas l'un qui a vaincu l'autre. La vie animale n'est
pas si pernicieuse que l'on croit. La vie intellectuelle n'est pas
si indépendante que l'on dit. L'être est un; chez lui, les besoins
répondent aux aspirations, et réciproquement. Il y a une loi plus
forte que ces deux lois, un troisième terme qui concilie l'antithèse
établie dans la vie de l'individu; c'est la loi de la vie générale, et
cette loi divine, c'est la progression. Les pas en arrière confirment
la vérité de la marche ascendante. Tout être éprouve donc à son insu
le besoin d'une transformation honorable, et mon chien, mon cheval,
tous les animaux que l'homme a associés de près à sa vie l'éprouvent
plus sciemment que les bêtes qui vivent en liberté. Voyez le chien!
cela est plus sensible chez lui que chez tous les autres animaux.
Il cherche sans cesse à s'identifier à moi; il aime ma cuisine, mon
fauteuil, mes amis, ma voiture. Il se coucherait dans mon lit, si je
le lui permettais; il entend ma voix, il la connaît, il comprend ma
parole. En ce moment, il sait parfaitement que je parle de lui. Vous
pouvez observer le mouvement de ses oreilles.

--Il ne comprend que deux ou trois mots, lui dis-je; quand vous
prononcez le mot chien, il tressaille, c'est vrai, mais le
développement de votre idée reste pour lui un mystère impénétrable.

--Pas tant que vous croyez! Il sait qu'il en est cause, il se souvient
d'avoir commis une faute, et à chaque instant il me demande du regard
si je compte le punir ou l'absoudre. Il a l'intelligence d'un enfant
qui ne parle pas encore.

--Il vous plaît de supposer tout cela, parce que vous avez de
l'imagination.

--Ce n'est pas de l'imagination que j'ai, c'est de la mémoire.

--Ah! voilà! s'écria-t-on autour de nous. Il prétend se souvenir!
Alors qu'il raconte ses existences antérieures, vite! nous écoutons.

--Ce serait, répondit M. Lechien, une interminable histoire, et des
plus confuses, car je n'ai pas la prétention de me souvenir de
tout, du commencement du monde jusqu'à aujourd'hui. La mort a cela
d'excellent qu'elle brise le lien entre l'existence qui finit et celle
qui lui succède. Elle étend un nuage épais où le _moi_ s'évanouit pour
se transformer sans que nous ayons conscience de l'opération. Moi qui,
par exception, à ce qu'il parait, ai conservé un peu la mémoire du
passé, je n'ai pas de notions assez nettes pour mettre de l'ordre dans
mes souvenirs. Je ne saurais vous dire si j'ai suivi l'échelle de
progression régulièrement, sans franchir quelques degrés, ni si j'ai
recommencé plusieurs fois les diverses stations de ma métempsycose.
Cela, vraiment, je ne le sais pas; mais j'ai dans l'esprit des images
vives et soudaines qui me font apparaître certains milieux traversés
par moi à une époque qu'il m'est impossible de déterminer, et alors
je retrouve les émotions et les sensations que j'ai éprouvées dans ce
temps-là. Par exemple, je me retrace depuis peu une certaine rivière
où j'ai été poisson. Quel poisson? Je ne sais pas! Une truite
peut-être, car je me rappelle mon horreur pour les eaux troubles et
mon ardeur incessante à remonter les courants. Je ressens encore
l'impression délicieuse du soleil traçant des filets déliés ou des
arabesques de diamants mobiles sur les flots brisés. Il y avait...
je ne sais où!--les choses alors n'avaient pas de nom pour moi,--une
cascade charmante où la lune se jouait en fusées d'argent. Je passais
là des heures entières à lutter contre le flot qui me repoussait. Le
jour, il y avait sur le rivage des mouches d'or et d'émeraude qui
voltigeaient sur les herbes et que je saisissais avec une merveilleuse
adresse, me faisant de cette chasse un jeu folâtre plutôt qu'une
satisfaction de voracité. Quelquefois les demoiselles aux ailes bleues
m'effleuraient de leur vol. Des plantes admirables semblaient vouloir
m'enlacer dans leurs vertes chevelures; mais la passion du mouvement
et de la liberté me reportait toujours vers les eaux libres et
rapides. Agir, nager, vite, toujours plus vite, et sans jamais me
reposer, ah! c'était une ivresse! Je me suis rappelé ce bon temps
l'autre jour en me baignant dans votre rivière, et à présent je ne
l'oublierai plus!

--Encore, encore! s'écrièrent les enfants, qui écoutaient de toutes
leurs oreilles. Avez-vous été grenouille, lézard, papillon?

--Lézard, je ne sais pas, grenouille probablement; mais papillon, je
m'en souviens à merveille. J'étais fleur, une jolie fleur blanche
délicatement découpée, probablement une sorte de saxifrage sarmenteuse
pendant sur le bord d'une source, et j'avais toujours soif, toujours
soif. Je me penchais sur l'eau sans pouvoir l'atteindre, un vent frais
me secouait sans cesse. Le désir est une puissance dont on ne connaît
pas la limite. Un matin, je me détachai de ma tige, je flottai
soutenue par la brise. J'avais des ailes, j'étais libre et vivant. Les
papillons ne sont que des fleurs envolées un jour de fête où la nature
était en veine d'invention et de fécondité.

--Très-joli, lui dis-je, mais c'est de la poésie!

--Ne l'empêchez pas d'en faire, s'écrièrent les jeunes gens; il nous
amuse!

Et, s'adressant à lui:

--Pouvez-vous nous dire à quoi vous songiez quand vous étiez une
pierre?

--Une pierre est une chose et ne pense pas, répondit-il; je ne me
rappelle pas mon existence minérale; pourtant, je l'ai subie comme
vous tous et il ne faudrait pas croire que la vie inorganique soit
tout à fait inerte. Je ne m'étends jamais sur une roche sans ressentir
à son contact quelque chose de particulier qui m'affirme les antiques
rapports que j'ai dû avoir avec elle. Toute chose est un élément de
transformation. La plus grossière a encore sa vitalité latente dont
les sourdes pulsations appellent la lumière et le mouvement: l'homme
désire, l'animal et la plante aspirent, le minéral attend. Mais, pour
me soustraire aux questions embarrassantes que vous m'adressez, je
vais choisir une de mes existences que je me retrace le mieux, et vous
dire comment j'ai vécu, c'est-à-dire agi et pensé la dernière fois que
j'ai été chien. Ne vous attendez pas à des aventures dramatiques, à
des sauvetages miraculeux; chaque animal a son caractère personnel.
C'est une étude de caractère que je vais vous communiquer.

On apporta les flambeaux, on renvoya les domestiques, on fit silence,
et l'étrange narrateur parla ainsi:

--J'étais un joli petit bouledogue, un ratier de pure race. Je ne me
rappelle ni ma mère, dont je fus séparé très-jeune, ni la cruelle
opération qui trancha ma queue et effila mes oreilles. On me trouva
beau ainsi mutilé, et de bonne heure j'aimai les compliments. Du plus
loin que je me souvienne, j'ai compris le sens des mots _beau chien,
joli chien_; j'aimais aussi le mot _blanc_. Quand les enfants, pour me
faire fête, m'appelaient _lapin blanc_, j'étais enchanté. J'aimais
à prendre des bains; mais, comme je rencontrais souvent des eaux
bourbeuses où la chaleur me portait à me plonger, j'en sortais tout
terreux, et on m'appelait _lapin jaune_ ou _lapin noir_, ce qui
m'humiliait beaucoup. Le déplaisir que j'en éprouvai mainte fois
m'amena à faire une distinction assez juste des couleurs.

»La première personne qui s'occupa de mon éducation morale fut une
vieille dame qui avait ses idées. Elle ne tenait pas à ce que je fusse
ce qu'on appelle dressé. Elle n'exigea pas que j'eusse le talent de
rapporter et de donner la patte. Elle disait qu'un chien n'apprenait
pas ces choses sans être battu. Je comprenais très-bien ce mot-là,
car le domestique me battait quelquefois à l'insu de sa maîtresse.
J'appris donc de bonne heure que j'étais protégé, et qu'en me
réfugiant auprès d'elle, je n'aurais jamais que des caresses et des
encouragements. J'étais jeune et j'étais fou. J'aimais à tirer à moi
et à ronger les bâtons. C'est une rage que j'ai conservée pendant
toute ma vie de chien et qui tenait à ma race, à la force de ma
mâchoire et à l'ouverture énorme de ma gueule. Évidemment la nature
avait fait de moi un dévorant. Instruit à respecter les poules et les
canards, j'avais besoin de me battre avec quelque chose et de dépenser
la force de mon organisme. Enfant comme je l'étais, je faisais grand
mal dans le petit jardin de la vieille dame; j'arrachais les tuteurs
des plantes et souvent la plante avec. Le jardinier voulait me
corriger, ma maîtresse l'en empêchait, et, me prenant à part, elle me
parlait très-sérieusement. Elle me répétait à plusieurs reprises, en
me tenant la tête et en me regardant bien dans les yeux:

»--Ce que vous avez fait est mal, très-mal, on ne peut plus mal!

»Alors, elle plaçait un bâton devant moi et me défendait d'y toucher.
Quand j'avais obéi, elle disait:

»--C'est bien, très-bien, vous êtes un bon chien.

«Il n'en fallut pas davantage pour faire éclore en moi ce trésor
inappréciable de la conscience que l'éducation communique au chien
quand il est bien doué et qu'on ne l'a pas dégradé par les coups et
les injures.

«J'acquis donc ainsi très-jeune le sentiment de la dignité, sans
lequel la véritable intelligence ne se révèle ni à l'animal, ni
à l'homme. Celui qui n'obéit qu'à la crainte ne saura jamais se
commander à lui-même.

«J'avais dix-huit mois, et j'étais dans toute la fleur de la jeunesse
et de ma beauté, quand ma maîtresse changea de résidence et m'amena
à la campagne qu'elle devait désormais habiter avec sa famille. Il y
avait un grand parc, et je connus les ivresses de la liberté. Dès que
je vis le fils de la vieille dame, je compris, à la manière dont ils
s'embrassèrent et à l'accueil qu'il me fit, que c'était là le maître
de la maison, et que je devais me mettre à ses ordres. Dès le premier
jour, j'emboîtai le pas derrière lui d'un air si raisonnable et si
convaincu, qu'il me prit en amitié, me caressa et me fit coucher dans
son cabinet. Sa jeune femme n'aimait pas beaucoup les chiens et se
fût volontiers passée de moi; mais j'obtins grâce devant elle par ma
sobriété, ma discrétion et ma propreté. On pouvait me laisser seul en
compagnie des plats les plus alléchants; il m'arriva bien rarement
d'y goûter du bout de la langue. Outre que je n'étais pas gourmand et
n'aimais pas les friandises, j'avais un grand respect de la propriété.
On m'avait dit, car on me parlait comme à une personne:

«--Voici ton assiette, ton écuelle à eau, ton coussin et ton tapis.

«Je savais que ces choses étaient à moi, et il n'eût pas fait bon me
les disputer; mais jamais je ne songeai à empiéter sur le bien des
autres.

«J'avais aussi une qualité qu'on appréciait beaucoup. Jamais je ne
mangeai de ces immondices dont presque tous les chiens sont friands,
et je ne me roulais jamais dessus. Si, pour avoir couché sur le
charbon ou m'être roulé sur la terre, j'avais noirci ou jauni ma robe
blanche, on pouvait être sûr que je ne m'étais souillé à aucune chose
malpropre.

»Je montrai aussi une qualité dont on me tint compte. Je n'aboyai
jamais et ne mordis jamais personne. L'aboiement est une menace et
une injure. J'étais trop intelligent pour ne pas comprendre que les
personnes saluées et accueillies par mes maîtres devaient être reçues
poliment par moi, et, quant aux démonstrations de tendresse et de joie
qui signalaient le retour d'un ancien ami, j'y étais fort attentif.
Dès lors, je lui témoignais ma sympathie par des caresses. Je faisais
mieux encore, je guettais le réveil de ces hôtes aimés, pour leur
faire les honneurs de la maison et du jardin. Je les promenais ainsi
avec courtoisie jusqu'à ce que mes maîtres vinssent me remplacer. On
me sut toujours gré de cette notion d'hospitalité que personne n'eût
songé à m'enseigner et que je trouvai tout seul.

»Quand il y eut des enfants dans la maison, je fus véritablement
heureux. A la première naissance, on fut un peu inquiet de la
curiosité avec laquelle je flairais le bébé. J'étais encore impétueux
et brusque, on craignait que je ne fusse brutal ou jaloux. Alors, ma
vieille maîtresse prit l'enfant sur ses genoux en disant:

»--Il faut faire la morale à Fadet; ne craignez rien, il comprend ce
qu'on lui dit.--Voyez, me dit-elle, voyez ce cher poupon, c'est ce
qu'il y a de plus précieux dans la maison. Aimez-le bien, touchez-y
doucement, ayez-en le plus grand soin. Vous m'entendez bien, Fadet,
n'est-ce pas? Vous aimerez ce cher enfant.

»Et, devant moi, elle le baisa et le serra doucement contre son coeur.

»J'avais parfaitement compris. Je demandai par mes regards et mes
manières à baiser aussi cette chère créature. La grand'mère approcha
de moi sa petite main en me disant encore:

»--Bien doucement, Fadet, bien doucement!

»Je léchai la petite main et trouvai l'enfant si joli, que je ne pus
me défendre d'effleurer sa joue rose avec ma langue, mais ce fut si
délicatement qu'il n'eut pas peur de moi, et c'est moi qui, un peu
plus tard, obtins son premier sourire.

»Un autre enfant vint deux ans après, c'étaient alors deux petites
filles. L'aînée me chérissait déjà. La seconde fit de même, et on
me permettait de me rouler avec elle sur les tapis. Les parents
craignaient un peu ma pétulance, mais la grand'mère m'honorait d'une
confiance que j'avais à coeur de mériter. Elle me répétait de temps en
temps:

»--Bien doucement, Fadet, bien doucement!

»Aussi n'eut-on jamais le moindre reproche à m'adresser. Jamais, dans
mes plus grandes gaietés, je ne mordillai leurs mains jusqu'à les
rougir, jamais je ne déchirai leurs robes, jamais je ne leur mis mes
pattes dans la figure. Et pourtant Dieu sait que, dans leur jeune âge,
elles abusèrent souvent de ma bonté, jusqu'à me faire souffrir. Je
compris qu'elles ne savaient ce qu'elles faisaient, et ne me fâchai
jamais. Elles imaginèrent un jour de m'atteler à leur petite voiture
de jardinage et d'y mettre leurs poupées! Je me laissai harnacher et
atteler, Dieu sait comme, et je traînai raisonnablement la voiture et
les poupées aussi longtemps qu'on voulut. J'avoue qu'il y avait un peu
de vanité dans mon fait parce que les domestiques étaient émerveillés
de ma docilité.

»--Ce n'est pas un chien, disaient-ils, c'est un cheval!

»Et toute la journée les petites filles m'appelèrent cheval blanc, ce
qui, je dois le confesser, me flatta infiniment.

»On me sut d'autant plus de gré de ma raison et de ma douceur avec
les enfants que je ne supportais ni injures ni menaces de la part des
autres. Quelque amitié que j'eusse pour mon maître, je lui prouvai une
fois combien j'avais à coeur de conserver ma dignité. J'avais commis
une faute contre la propreté par paresse de sortir, et il me menaça de
son fouet. Je me révoltai et m'élançai au-devant des coups en montrant
les dents. Il était philosophe, il n'insista pas pour me punir, et,
comme quelqu'un lui disait qu'il n'eût pas dû me pardonner cette
révolte, qu'un chien rebelle doit être roué de coups, il répondit:

»--Non! Je le connais, il est intrépide et entêté au combat, il ne
céderait pas; je serais forcé de le tuer, et le plus puni serait moi.

»Il me pardonna donc, et je l'en aimai d'autant plus.

»J'ai passé une vie bien douce et bien heureuse dans cette maison
bénie. Tous m'aimaient, les serviteurs étaient doux et pleins d'égards
pour moi; les enfants, devenus grands, m'adoraient et me disaient les
choses les plus tendres et les plus flatteuses; mes maîtres avaient
réellement de l'estime pour mon caractère et déclaraient que mon
affection n'avait jamais eu pour mobile la gourmandise ni aucune
passion basse. J'aimais leur société, et, devenu vieux, moins
démonstratif par conséquent, je leur témoignais mon amitié en dormant
à leurs pieds ou à leur porte quand ils avaient oublié de me l'ouvrir.
J'étais d'une discrétion et d'un savoir-vivre irréprochables, bien que
très-indépendant et nullement surveillé. Jamais je ne grattai à une
porte, jamais je ne fis entendre de gémissements importuns. Quand je
sentis les premiers rhumatismes, on me traita comme une personne.
Chaque soir, mon maître m'enveloppait dans mon tapis; s'il tardait un
peu à y songer, je me plantais près de lui en le regardant, mais sans
le tirailler ni l'ennuyer de mes obsessions.

»La seule chose que j'aie à me reprocher dans mon existence canine,
c'est mon peu de bienveillance pour les autres chiens. Était-ce
pressentiment de ma prochaine séparation d'espèce, était-ce crainte de
retarder ma promotion à un grade plus élevé, qui me faisait haïr leurs
grossièretés et leurs vices? Redoutais-je de redevenir trop chien
dans leur société, avais-je l'orgueil du mépris pour leur infériorité
intellectuelle et morale? Je les ai réellement houspillés toute ma
vie, et on déclara souvent que j'étais terriblement méchant avec mes
semblables. Pourtant je dois dire à ma décharge que je ne fis jamais
de mal aux faibles et aux petits. Je m'attaquais aux plus gros et aux
plus forts avec une audace héroïque. Je revenais harassé, couvert de
blessures, et, à peine guéri, je recommençais.

»J'étais ainsi avec ceux qui ne m'étaient pas présentés.

»Quand un ami de la maison amenait son chien, on me faisait un
discours sérieux en m'engageant à la politesse et en me rappelant
les devoirs de l'hospitalité. On me disait son nom, on approchait sa
figure de la mienne. On apaisait mes premiers grognements avec de
bonnes paroles qui me rappelaient au respect de moi-même. Alors,
c'était fini pour toujours, il n'y avait plus de querelles, ni même de
provocations; mais je dois dire que, sauf _Moutonne_, la chienne du
berger, pour laquelle j'eus toujours une grande amitié et qui me
défendait contre les chiens ameutés contre moi, je ne me liai jamais
avec aucun animal de mon espèce. Je les trouvais tous trop inférieurs
à moi, même les beaux chiens de chasse et les petits chiens savants
qui avaient été forcés par les châtiments à maîtriser leurs instincts.
Moi qu'on avait toujours raisonné avec douceur, si j'étais, comme eux,
esclave de mes passions à certains égards où je n'avais à risquer que
moi-même, j'étais obéissant et sociable avec l'homme, parce qu'il me
plaisait d'être ainsi et que j'eusse rougi d'être autrement.

»Une seule fois je parus ingrat, et j'éprouvai un grand chagrin. Une
maladie épidémique ravageait le pays, toute la famille partit emmenant
les enfants, et, comme on craignait mes larmes, on ne m'avertit de
rien. Un matin, je me trouvai seul avec le domestique, qui prit grand
soin de moi, mais qui, préoccupé pour lui-même, ne s'efforça pas de
me consoler, ou ne sut pas s'y prendre. Je tombai dans le désespoir,
cette maison déserte par un froid rigoureux était pour moi comme un
tombeau. Je n'ai jamais été gros mangeur, mais je perdis complètement
l'appétit et je devins si maigre, que l'on eût pu voir à travers
mes côtes. Enfin, après un temps qui me parut bien long, ma vieille
maîtresse revint pour préparer le retour de la famille, et je ne
compris pas pourquoi elle revenait seule; je crus que son fils et les
enfants ne reviendraient jamais, et je n'eus pas le courage de lui
faire la moindre caresse. Elle fit allumer du feu dans sa chambre et
m'appela en m'invitant à me chauffer; puis elle se mit à écrire pour
donner des ordres et j'entendis qu'elle disait en parlant de moi:

»--Vous ne l'avez donc pas nourri? Il est d'une maigreur effrayante;
allez me chercher du pain et de la soupe.

»Mais je refusai de manger. Le domestique parla de mon chagrin. Elle
me caressa beaucoup et ne put me consoler, elle eût dû me dire que les
enfants se portaient bien et allaient revenir avec leur père. Elle
n'y songea pas, et s'éloigna en se plaignant de ma froideur, qu'elle
n'avait pas comprise. Elle me rendit pourtant son estime quelque jours
après, lorsqu'elle revint avec la famille. Les tendresses que je fis
aux enfants surtout lui prouvèrent bien que j'avais le coeur fidèle et
sensible.

»Sur mes vieux jours, un rayon de soleil embellit ma vie. On amena
dans la maison la petite chienne Lisette, que les enfants se
disputèrent d'abord, mais que l'aînée céda à sa soeur en disant
qu'elle préférait un vieux ami comme moi à toutes les nouvelles
connaissances. Lisette fut aimable avec moi, et sa folâtre enfance
égaya mon hiver. Elle était nerveuse et tyrannique, elle me mordait
cruellement les oreilles. Je criais et ne me fâchais pas, elle était
si gracieuse dans ses impétueux ébats! Elle me forçait à courir et à
bondir avec elle. Mais ma grande affection était, en somme, pour la
petite fille qui me préférait à Lisette et qui me parlait raison,
sentiment et moralité, comme avait fait sa grand'mère.

»Je n'ai pas souvenir de mes dernières années et de ma mort. Je crois
que je m'éteignis doucement au milieu des soins et des encouragements.
On avait certainement compris que je méritais d'être homme, puisqu'on
avait toujours dit qu'il ne me manquait que la parole. J'ignore
pourtant si mon esprit franchit d'emblée cet abîme. J'ignore la forme
et l'époque de ma renaissance; je crois pourtant que je n'ai pas
recommencé l'existence canine, car celle que je viens de vous raconter
me paraît dater d'hier. Les costumes, les habitudes, les idées que je
vois aujourd'hui ne diffèrent pas essentiellement de ce que j'ai vu et
observé étant chien...»

Le sérieux avec lequel notre voisin avait parlé nous avait forcés
de l'écouter avec attention et déférence. Il nous avait étonnés et
intéressés. Nous le priâmes de nous raconter quelque autre de ses
existences.

--C'est assez pour aujourd'hui, nous dit-il; je tâcherai de rassembler
mes souvenirs, et peut-être plus tard vous ferai-je le récit d'une
autre phase de ma vie antérieure.



DEUXIÈME PARTIE



LA FLEUR SACRÉE


A AURORE SAND

Quelques jours après que M. Lechien nous eut raconté son histoire,
nous nous retrouvions avec lui chez un Anglais riche qui avait
beaucoup voyagé en Asie, et qui parlait volontiers des choses
intéressantes et curieuses qu'il avait vues.

Comme il nous disait la manière dont on chasse les éléphants dans le
Laos, M. Lechien lui demanda s'il n'avait jamais tué lui-même un de
ces animaux.

--Jamais! répondit sir William. Je ne me le serais point pardonné.
L'éléphant m'a toujours paru si près de l'homme par l'intelligence et
le raisonnement que j'aurais craint d'interrompre la carrière d'une
âme en voie de transformation.

--Au fait, lui dit quelqu'un, vous avez longtemps vécu dans l'Inde,
vous devez partager les idées de migration des âmes que monsieur nous
exposait l'autre jour d'une manière plus ingénieuse que scientifique.

--La science est la science, répondit l'Anglais. Je la respecte
infiniment, mais je crois que, quand elle veut trancher
affirmativement ou négativement la question des âmes, elle sort de son
domaine et ne peut rien prouver. Ce domaine est l'examen des faits
palpables, d'où elle conclut à des lois existantes. Au delà, elle
n'a plus de certitude. Le foyer d'émission de ces lois échappe à ses
investigations, et je trouve qu'il est également contraire à la
vraie doctrine scientifique de vouloir prouver _l'existence_ ou
la _non-existence_ d'un principe quelconque. En dehors de sa
démonstration spéciale, le savant est libre de croire ou de ne pas
croire; mais la recherche de ce principe appartient mieux aux hommes
de logique, de sentiment et d'imagination. Les raisonnements et les
hypothèses de ceux-ci n'ont, il est vrai, de valeur qu'autant qu'ils
respectent ce que la science a vérifié dans l'ordre des faits; mais là
où la science est impuissante à nous éclairer, nous sommes tous libres
de donner aux faits ce que vous appelez une interprétation ingénieuse,
ce qui, selon moi, signifie une explication idéaliste fondée sur la
déduction, la logique et le sentiment du juste dans l'équilibre et
l'ordonnance de l'univers.

--Ainsi, reprit celui qui avait interpellé sir William, vous êtes
bouddhiste?

--D'une certaine façon, répondit l'Anglais; mais nous pourrions
trouver un sujet de conversation plus récréatif pour les enfants qui
nous écoutent.

--Moi, dit une des petites filles, cela m'intéresse et me plaît.
Pourriez-vous me dire ce que j'ai été avant d'être une petite fille?

--Vous avez été un petit ange, répondit sir William.

--Pas de compliments! reprit l'enfant. Je crois que j'ai été tout
bonnement un oiseau, car il me semble que je regrette toujours le
temps où je volais sur les arbres et ne faisais que ce que je voulais.

--Eh bien, reprit sir William, ce regret serait une preuve de
souvenir. Chacun de nous a une préférence pour un animal quelconque et
se sent porté à s'identifier à ses impressions comme s'il les avait
déjà ressenties pour son propre compte.

--Quel est votre animal de prédilection? lui demandai-je.

--Tant que j'ai été Anglais, répondit-il, j'ai mis le cheval au
premier rang. Quand je suis devenu Indien, j'ai mis l'éléphant
au-dessus de tout.

--Mais, dit un jeune garçon, est-ce que l'éléphant n'est pas
très-laid?

--Oui, selon nos idées sur l'esthétique. Nous prenons pour type du
quadrupède le cheval ou le cerf; nous aimons l'harmonie dans la
proportion, parce qu'au fond nous avons toujours dans l'esprit le type
humain comme type suprême de cette harmonie; mais, quand on quitte les
régions tempérées et qu'on se trouve en face d'une nature exubérante,
le goût change, les yeux s'attachent à d'autres lignes, l'esprit se
reporte à un ordre de création antérieure plus grandiose, et le côté
fruste de cette création ne choque plus nos regards et nos pensées.
L'Indien, noir, petit, grêle, ne donne pas l'idée d'un roi de la
création. L'Anglais, rouge et massif, paraît là plus imposant que
chez lui; mais l'un et l'autre, qu'ils aient pour cadre une cabane de
roseaux ou un palais de marbre, sont encore effacés comme de
vulgaires détails dans l'ensemble du tableau que présente la nature
environnante. Le sens artiste éprouve le besoin de formes supérieures
à celles de l'homme, et il se sent pris de respect pour les êtres
capables de se développer fièrement sous cet ardent soleil qui étiole
la race humaine. Là où les roches sont formidables, les végétaux
effrayants d'aspect, les déserts inaccessibles, le pouvoir humain
perd son prestige, et le monstre surgit à nos yeux comme la suprême
combinaison harmonique d'un monde prodigieux. Les anciens habitants
de cette terre redoutable l'avaient bien compris. Leur art consistait
dans la reproduction idéalisée des formes monstrueuses. Le buste de
l'éléphant était le couronnement principal de leurs parthénons. Leurs
dieux étaient des monstres et des colosses. Leur architecture pesante,
surmontée de tours d'une hauteur démesurée, semblait chercher le beau
dans l'absence de ces proportions harmoniques qui ont été l'idéal des
peuples de l'Occident. Ne vous étonnez donc pas de m'entendre dire
qu'après avoir trouvé cet art barbare et ces types effrayants, je m'y
suis habitué au point de les admirer et de trouver plus tard nos arts
froids et nos types mesquins. Et puis tout, dans l'Inde, concourt à
idéaliser l'éléphant. Son culte est partout dans le passé, sous une
forme ou sous une autre. Les reproductions de son type ont une variété
d'intentions surprenante, car, selon la pensée de l'artiste, il
représente la force menaçante ou la bénigne douceur de la divinité
qu'il encadre. Je ne crois pas qu'il ait été jamais, quoi qu'en aient
dit les anciens voyageurs, adoré personnellement comme un dieu; mais
il a été, il est encore regardé comme un symbole et un palladium.
L'éléphant blanc des temples de Siam est toujours considéré comme un
animal sacré.

--Parlez-nous de cet éléphant blanc, s'écrièrent tous les enfants.
Est-il vraiment blanc? l'avez-vous vu?

--Je l'ai vu, et, en le contemplant au milieu des fêtes triomphales
qu'il semblait présider, il m'est arrivé une chose singulière.

--Quoi? reprirent les enfants.

--Une chose que j'hésite à vous dire,--non pas que je craigne la
raillerie en un sujet si grave, mais en vérité je crains de ne pas
vous convaincre de ma sincérité et d'être accusé d'improviser un roman
pour rivaliser avec l'édifiante et sérieuse histoire de M. Lechien.

--Dites toujours, dites toujours! Nous ne critiquerons pas, nous
écouterons bien sagement.

--Eh bien, mes enfants, reprit l'Anglais, voici ce qui est arrivé. En
contemplant la majesté de l'éléphant sacré marchant d'un pas mesuré au
son des instruments et marquant le rhythme avec sa trompe, tandis que
les Indiens, qui semblaient être bien réellement les esclaves de ce
monarque, balançaient au-dessus de sa tête des parasols rouge et or,
j'ai fait un effort d'esprit pour saisir sa pensée dans son oeil
tranquille, et tout à coup il m'a semblé qu'une série d'existences
passées, insaisissables à la mémoire de l'homme, venait de rentrer
dans la mienne.

--Comment! vous croyez...?

--Je crois que certains animaux nous semblent pensifs et absorbés
parce qu'ils se souviennent. Où serait l'erreur de la Providence?
L'homme oublie, parce qu'il a trop à faire pour que le souvenir lui
soit bon. Il termine la série des animaux contemplatifs, il pense
réellement et cesse de rêver. A peine né, il devient la proie de la
loi du progrès, l'esclave de la loi du travail. Il faut qu'il rompe
avec les images du passé pour se porter tout entier vers la conception
de l'avenir. La loi qui lui a fait cette destinée ne serait pas juste,
si elle ne lui retirait pas la faculté de regarder en arrière et de
perdre son énergie dans de vains regrets et de stériles comparaisons.

--Quoi qu'il en soit, dit vivement M. Lechien, racontez vos souvenirs;
il m'importe beaucoup de savoir qu'une fois en votre vie vous avez
éprouvé le phénomène que j'ai subi plusieurs fois.

--J'y consens, répondit sir William, car j'avoue que votre exemple et
vos affirmations m'ébranlent et m'impressionnent beaucoup. Si c'est un
simple rêve qui s'est emparé de moi pendant la cérémonie que présidait
l'éléphant sacré, il a été si précis et si frappant, que je n'en
ai pas oublié la moindre circonstance. Et moi aussi, j'avais été
éléphant, éléphant blanc, qui plus est, éléphant sacré par conséquent,
et je revoyais mon existence entière à partir de ma première enfance
dans les jungles et les forêts de la presqu'île de Malacca.

«C'est dans ce pays, alors si peu connu des Européens, que se
reportent mes premiers souvenirs, à une époque qui doit remonter aux
temps les plus florissants de l'établissement du bouddhisme, longtemps
avant la domination européenne. Je vivais dans ce désert étrange, dans
cette _Chersonèse d'or_ des anciens, une presqu'île de trois cent
soixante lieues de longueur, large en moyenne de trente lieues. Ce
n'est, à vrai dire, qu'une chaîne de montagnes projetée sur la mer
et couronnée de forêts. Ces montagnes ne sont pas très-hautes. La
principale, le mont Ophir, n'égale pas le puy de Dôme; mais, par leur
situation isolée entre deux mers, elles sont imposantes. Les versants
sont parfois inaccessibles à l'homme. Les habitants des côtes, Malais
et autres, y font pourtant aujourd'hui une guerre acharnée aux
animaux sauvages, et vous avez à bas prix l'ivoire et les autres
produits si facilement exportés de ces régions redoutables. Pourtant,
l'homme n'y est pas encore partout le maître et il ne l'était pas du
tout au temps dont je vous parle. Je grandissais heureux et libre sur
les hauteurs, dans le sublime rayonnement d'un ciel ardent et pur,
rafraîchi par l'élévation du sol et la brise de mer. Qu'elle était
belle, cette mer de la Malaisie avec ses milliers d'îles vertes comme
l'émeraude et d'écueils blancs comme l'albâtre, sur le bleu sombre
des flots! Quel horizon s'ouvrait à nos regards quand, du haut de nos
sanctuaires de rochers, nous embrassions de tous côtés l'horizon sans
limites! Dans la saison des pluies, nous savourions, à l'abri des
arbres géants, la chaude humidité du feuillage. C'était la saison
douce où le recueillement de la nature nous remplissait d'une sereine
quiétude. Les plantes vigoureuses, à peine abattues par l'été torride,
semblaient partager notre bien-être et se retremper à la source de la
vie. Les belles lianes de diverses espèces poussaient leurs festons
prodigieux et les enlaçaient aux branches des cinnamomes et des
gardénias en fleurs. Nous dormions à l'ombre parfumée des mangliers,
des bananiers, des baumiers et des cannelliers. Nous avions plus de
plantes qu'il ne nous en fallait pour satisfaire notre vaste et frugal
appétit. Nous méprisions les carnassiers perfides; nous ne permettions
pas aux tigres d'approcher de nos pâturages. Les antilopes, les oryx,
les singes recherchaient notre protection. Des oiseaux admirables
venaient se poser sur nous par bandes pour nous aider à notre
toilette. Le _nocariam_ l'oiseau géant, peut-être disparu aujourd'hui,
s'approchait de nous sans crainte pour partager nos récoltes.

«Nous vivions seuls, ma mère et moi, ne nous mêlant pas aux troupes
nombreuses des éléphants vulgaires, plus petits et d'un pelage
différent du nôtre. Étions-nous d'une race différente? Je ne l'ai
jamais su. L'éléphant blanc est si rare, qu'on le regarde comme une
anomalie, et les Indiens le considèrent comme une incarnation divine.
Quand un de ceux qui vivent dans les temples d'une nation hindoue
cesse de vivre, on lui rend les mêmes honneurs funéraires qu'aux rois,
et souvent de longues années s'écoulent avant qu'on lui trouve un
successeur.

«Notre haute taille effrayait-elle les autres éléphants? Nous étions
de ceux qu'on appelle solitaires et qui ne font partie d'aucun
troupeau sous les ordres d'un guide de leur espèce. On ne nous
disputait aucune place, et nous nous transportions d'une région à
l'autre, changeant de climat sur cette arête de montagnes, selon
notre caprice et les besoins de notre nourriture. Nous préférions
la sérénité des sommets ombragés aux sombres embûches de la jungle
peuplée de serpents monstrueux, hérissée de cactus et d'autres plantes
épineuses où vivent des insectes irritants. En cherchant la canne à
sucre sous des bambous d'une hauteur colossale, nous nous arrêtions
quelquefois pour jeter un coup d'oeil sur les palétuviers des rivages;
mais ma mère, défiante, semblait deviner que nos robes blanches
pouvaient attirer le regard des hommes, et nous retournions vite à la
région des aréquiers et des cocotiers, ces grandes vigies plantées
au-dessus des jungles comme pour balancer librement dans un air plus
pur leurs éventails majestueux et leurs palmes de cinq mètres de
longueur.

«Ma noble mère me chérissait, me menait partout avec elle et ne vivait
que pour moi. Elle m'enseignait à adorer le soleil et à m'agenouiller
chaque matin à son apparition glorieuse, en relevant ma trompe blanche
et satinée, comme pour saluer le père et le roi de la terre; en ces
moments-là, l'aube pourprée teignait de rose mon fin pelage, et
ma mère me regardait avec admiration. Nous n'avions que de hautes
pensées, et notre coeur se dilatait dans la tendresse et l'innocence.
Jours heureux, trop tôt envolés! Un matin, la soif nous força de
descendre le lit d'un des torrents qui, du haut de la montagne, vont
en bonds rapides ou gracieux se déverser dans la mer; c'était vers la
fin de la saison sèche. La source qui filtre du sommet de l'Ophir ne
distillait plus une seule goutte dans sa coupe de mousse. Il nous
fallut gagner le pied de la jungle où le torrent avait formé une suite
de petits lacs, pâles diamants semés dans la verdure glauque des
nopals. Tout à coup nous sommes surpris par des cris étranges, et des
êtres inconnus pour moi, des hommes et des chevaux se précipitent sur
nous. Ces hommes bronzés qui ressemblaient à des singes ne me firent
point peur, les animaux qu'ils montaient n'approchaient de nous
qu'avec effroi. D'ailleurs, nous n'étions pas en danger de mort. Nos
robes blanches inspiraient le respect, même à ces Malais farouches et
cruels; sans doute ils voulaient nous capturer, mais ils n'osaient se
servir de leurs armes. Ma mère les repoussa d'abord fièrement et sans
colère, elle savait qu'ils ne pourraient pas la prendre; alors, ils
jugèrent qu'en raison de mon jeune âge, ils pourraient facilement
s'emparer de moi et ils essayèrent de jeter des lassos autour de
mes jambes; ma mère se plaça entre eux et moi, et fit une défense
désespérée. Les chasseurs, voyant qu'il fallait la tuer pour m'avoir,
lui lancèrent une grêle de javelots qui s'enfoncèrent dans ses vastes
flancs, et je vis avec horreur sa robe blanche se rayer de fleuves de
sang.

«Je voulais la défendre et la venger, elle m'en empêcha, me tint de
force derrière elle, et, présentant le flanc comme un rempart pour me
couvrir, immobile de douleur et stoïquement muette pour faire croire
que sa vie était à l'épreuve de ces flèches mortelles, elle resta là,
criblée de traits, jusqu'à ce que, le coeur transpercé cessant de
battre, elle s'affaissât comme une montagne. La terre résonna sous
son poids. Les assassins s'élancèrent pour me garrotter, et je ne
fis aucune résistance. Stupéfait devant le cadavre de ma mère, ne
comprenant rien à la mort, je la caressais en gémissant, en la
suppliant de se relever et de fuir avec moi. Elle ne respirait plus,
mais des flots de larmes coulaient encore de ses yeux éteints. On me
jeta une natte épaisse sur la tête, je ne vis plus rien, mes quatre
jambes étaient prises dans quatre cordes de cuir d'élan. Je ne voulais
plus rien savoir, je ne me débattais pas, je pleurais, je sentais ma
mère près de moi, je ne voulais pas m'éloigner d'elle, je me couchai.
On m'emmena je ne sais comment et je ne sais où. Je crois qu'on attela
tous les chevaux pour me traîner sur le sable en pente du rivage
jusqu'à une sorte de fosse où on me laissa seul.

«Je ne me rappelle pas combien de temps je restai là, privé de
nourriture, dévoré par la soif et par les mouches avides de mon sang.
J'étais déjà fort, j'aurais pu démolir cette cave avec mes pieds de
devant et me frayer un sentier, comme ma mère m'avait enseigné à le
faire dans les versants rapides. Je fus longtemps sans m'en aviser.
Sans connaître la mort, je haïssais l'existence et ne songeais pas
à la conserver. Enfin, je cédai à l'instinct et je jetai des cris
farouches. On m'apporta aussitôt des cannes à sucre et de l'eau. Je
vis des têtes inquiètes se pencher sur les bords du silo où j'étais
enseveli. On parut se réjouir de me voir manger et boire; mais, dès
que j'eus repris des forces, j'entrai en fureur et je remplis la terre
et le ciel des éclats retentissants de ma voix. Alors, on s'éloigna,
me laissant démolir la berge verticale de ma prison, et je me crus
en liberté; mais j'étais dans un parc formé de tiges de bambous
monstrueux, reliés les uns aux autres par des lianes si bien serrées
que je ne pus en ébranler un seul. Je passai encore plusieurs jours à
essayer obstinément ce vain travail, auquel résistait le perfide
et savant travail de l'homme. On m'apportait mes aliments et on me
parlait avec douceur. Je n'écoutais rien, je voulais fondre sur mes
adversaires, je frappais de mon front avec un bruit affreux les
murailles de ma prison sans pouvoir les ébranler; mais, quand j'étais
seul, je mangeais. La loi impérieuse de la vie l'emportait sur mon
désespoir, et, le sommeil domptant mes forces, je dormais sur les
herbes fraîches dont on avait jonché ma cage.

«Enfin, un jour, un petit homme noir, vêtu seulement d'un _sarong_ ou
caleçon blanc, entra seul et résolûment dans ma prison en portant une
auge de farine de riz salé et mélangé à un corps huileux. Il me la
présenta à genoux en me disant d'une voix douce des paroles où je
distinguai je ne sais quelle intention affectueuse et caressante. Je
le laissai me supplier jusqu'au moment où, vaincu par ses prières, je
mangeai devant lui. Pendant que je savourais ce mets rafraîchissant,
il m'éventait avec une feuille de palmier et me chantait quelque chose
de triste que j'écoutais avec étonnement. Il revint un peu plus tard
et me joua sur une petite flûte de roseau je ne sais quel air plaintif
qui me fit comprendre la pitié que je lui inspirais. Je le laissai
baiser mon front et mes oreilles. Peu à peu, je lui permis de me
laver, de me débarrasser des épines qui me gênaient et de s'asseoir
entre mes jambes. Enfin, au bout d'un temps que je ne puis préciser,
je sentis qu'il m'aimait et que je l'aimais aussi. Dès lors, je fus
dompté, le passé s'effaça de ma mémoire, et je consentis à le suivre
sur le rivage sans songer à m'échapper.

«Je vécus, je crois, deux ans seul avec lui. Il avait pour moi des
soins si tendres, qu'il remplaçait ma mère et que je ne pensai plus
jamais à le quitter. Pourtant je ne lui appartenais pas. La tribu qui
s'était emparée de moi devait se partager le prix qui serait offert
par les plus riches radjahs de l'Inde dès qu'ils seraient informés de
mon existence. On avait donc fait un arrangement pour tirer de moi le
meilleur parti possible. La tribu avait envoyé des députés dans toutes
les cours des deux péninsules pour me vendre au plus offrant, et, en
attendant leur retour, j'étais confié à ce jeune homme, nommé Aor, qui
était réputé le plus habile de tous dans l'art d'apprivoiser et de
soigner les êtres de mon espèce. Il n'était pas chasseur, il n'avait
pas aidé au meurtre de ma mère. Je pouvais l'aimer sans remords.

«Bientôt je compris la parole humaine, qu'à toute heure il me faisait
entendre. Je ne me rendais pas compte des mots, mais l'inflexion de
chaque syllabe me révélait sa pensée aussi clairement que si j'eusse
appris sa langue. Plus tard, je compris de même cette musique de la
parole humaine en quelque langue qu'elle arrivât à mon oreille. Quand
c'était de la musique chantée par la voix ou les instruments, je
comprenais encore mieux.

«J'arrivai donc à savoir de mon ami que je devais me dérober aux
regards des hommes parce que quiconque me verrait serait tenté de
m'emmener pour me vendre après l'avoir tué. Nous habitions alors la
province de Tenasserim, dans la partie la plus déserte des monts
Moghs, en face de l'archipel de Merghi. Nous demeurions cachés tout le
jour dans les rochers, et nous ne sortions que la nuit. Aor montait
sur mon cou et me conduisait au bain sans crainte des alligators et
des crocodiles, dont je savais le préserver en enterrant nonchalamment
dans le sable leur tête, qui se brisait sous mon pied. Après le bain,
nous errions dans les hautes forêts, où je choisissais les branches
dont j'étais friand et ou je cueillais pour Aor des fruits que je lui
passais avec ma trompe. Je faisais aussi ma provision de verdure pour
la journée. J'aimais surtout les écorces fraîches et j'avais une
adresse merveilleuse pour les détacher de la tige jusqu'au plus petit
brin; mais il me fallait du temps pour dépouiller ainsi le bois, et
je m'approvisionnais de branches pour les loisirs de la journée, en
prévision des heures où je ne dormais pas, heures assez courtes,
je dois le dire; l'éléphant livré à lui-même est noctambule de
préférence.

«Mon existence était douce et tout absorbée dans le présent, je ne me
représentais pas l'avenir. Je commençai à réfléchir sur moi-même un
jour que les hommes de la tribu amenèrent dans mon parc de bambous une
troupe d'éléphants sauvages qu'ils avaient chassés aux flambeaux
avec un grand bruit de tambours et de cymbales pour les forcer à
se réfugier dans ce piége. On y avait amené d'avance des éléphants
apprivoisés qui devaient aider les chasseurs à dompter les captifs, et
qui les aidèrent en effet avec une intelligence extraordinaire à lier
les quatre jambes l'une après l'autre; mais quelques mâles sauvages,
les solitaires surtout, étaient si furieux, qu'on crut devoir
m'adjoindre aux chasseurs pour en venir à bout. On força mon cher Aor
à me monter, et il essaya d'obéir, bien qu'avec une vive répugnance.
Je sentis alors le sentiment du juste se révéler à moi, et j'eus
horreur de ce que l'on prétendait me faire faire. Ces éléphants
sauvages étaient sinon mes égaux, du moins mes semblables; les
éléphants soumis qui aidaient à consommer l'esclavage de leurs frères
me parurent tout à fait inférieurs à eux et à moi. Saisi de mépris et
d'indignation, je m'attaquai à eux seuls et me portai à la défense des
prisonniers si énergiquement, que l'on dut renoncer à m'avilir. On me
fit sortir du parc, et mon cher Aor me combla d'éloges et de caresses.

«--Vous voyez bien, disait-il à ses compagnons, que celui-ci est un
ange et un saint, jamais éléphant blanc n'a été employé aux travaux
grossiers ni aux actes de violence. Il n'est fait ni pour la chasse,
ni pour la guerre, ni pour porter des fardeaux, ni pour servir de
monture dans les voyages. Les rois eux-mêmes ne se permettent pas de
s'asseoir sur lui, et vous voulez qu'il s'abaisse à vous aider au
domptage? Non, vous ne comprenez pas sa grandeur et vous outragez son
rang! Ce que vous avez tenté de faire attirera sur vous la puissance
des mauvais esprits.

«Et, comme on remontrait à mon ami qu'il avait lui-même travaillé à me
dompter:

«--Je ne l'ai dompté, répondait-il, qu'avec mes douces paroles et le
son de ma flûte. S'il me permet de le monter, c'est qu'il a reconnu en
moi son serviteur fidèle, son _mahout_ dévoué. Sachez bien que le jour
où l'on nous séparerait, l'un de nous mourrait; et souhaitez que ce
soit moi, car du salut de _la Fleur sacrée_ dépendent la richesse et
la gloire de votre tribu.

«_La Fleur sacrée_ était le nom qu'il m'avait donné et que nul
ne songeait à me contester. Les paroles de mon mahout m'avaient
profondément pénétré. Je sentis que sans lui on m'eût avili, et je
devins d'autant plus fier et plus indépendant. Je résolus (et je me
tins parole) de ne jamais agir que par son conseil, et tous deux
d'accord nous éloignâmes de nous quiconque ne nous traitait pas avec
un profond respect. On lui avait offert de me donner pour société les
éléphants les plus beaux et les mieux dressés. Je refusai absolument
de les admettre auprès de ma personne, et, seul avec Aor, je ne
m'ennuyai jamais.

»J'avais environ quinze ans, et ma taille dépassait déjà de beaucoup
celle des éléphants adultes de l'Inde, lorsque nos députés revinrent
annonçant que, le radjah des Birmans ayant fait les plus belles
offres, le marché était conclu. On avait agi avec prudence. On ne
s'était adressé à aucun des souverains du royaume de Siam, parce
qu'ils eussent pu me revendiquer comme étant né sur leurs terres et
ne vouloir rien payer pour m'acquérir. Je fus donc adjugé au roi de
Pagham et conduit de nuit très-mystérieusement le long des côtes de
Tenasserim jusqu'à Martaban, d'où, après avoir traversé les monts
Karens, nous gagnâmes les rives du beau fleuve Iraouaddy.

»Il m'en avait coûté de quitter ma patrie et mes forêts; je n'y eusse
jamais consenti, si Aor ne m'eût dit sur sa flûte que la gloire et le
bonheur m'attendaient sur d'autres rivages. Durant la route, je ne
voulus pas le quitter un seul instant. Je lui permettais à peine de
descendre de mon cou, et aux heures du sommeil, pour me préserver
d'une poignante inquiétude, il dormait entre mes jambes. J'étais
jaloux, et ne voulais pas qu'il reçût d'autre nourriture que celle que
je lui présentais; je choisissais pour lui les meilleurs fruits, et
je lui tendais avec ma trompe le vase que je remplissais moi-même
de l'eau la plus pure. Je l'éventais avec de larges feuilles; en
traversant les bois et les jungles, j'abattais sans m'arrêter les
arbustes épineux qui eussent pu l'atteindre et le déchirer. Je faisais
enfin, mais mieux que tous les autres, tout ce que font les éléphants
bien dressés, et je le faisais de ma propre volonté, non d'une manière
banale, mais pour mon seul ami.

»Dès que nous eûmes atteint la frontière birmane, une députation du
souverain vint au-devant de moi. Je fus inquiet du cérémonial qui
m'entourait. Je vis que l'on donnait de l'or et des présents aux
chasseurs malais qui m'avaient accompagné et qu'on les congédiait.
Allait-on me séparer d'Aor? Je montrai une agitation effrayante, et je
menaçai les hauts personnages qui approchaient de moi avec respect.
Aor, qui me comprenait, leur expliqua mes craintes, et leur dit que,
séparé de lui, je ne consentirais jamais à les suivre. Alors, un des
ministres chargés de ma réception, et qui était resté sous une tente,
ôta ses sandales, et vint à moi pour me présenter à genoux une lettre
du roi des Birmans, écrite en bleu sur une longue feuille de palmier
dorée. Il s'apprêtait à m'en donner lecture lorsque je la pris de ses
mains et la passai à mon mahout pour qu'il me la traduisit. Il n'avait
pas le droit, lui qui appartenait à une caste inférieure, de toucher à
cette feuille sacrée. Il me pria de la rendre au seigneur ministre de
Sa Majesté, ce que je fis aussitôt pour marquer ma déférence et mon
amitié pour Aor. Le ministre reprit la lettre, sur laquelle on déplia
une ombrelle d'or, et il lut:

«Très-puissant, très-aimé et très-vénéré éléphant, du nom de _Fleur
sacrée_, daignez venir résider dans la capitale de mon empire, où un
palais digne de vous est déjà préparé. Par la présente lettre royale,
moi, le roi des Birmans, je vous alloue un fief qui vous appartiendra
en propre, un ministre pour vous obéir, une maison de deux cents
personnes, une suite de cinquante éléphants, autant de chevaux et de
boeufs que nécessitera votre service; six ombrelles d'or, un corps de
musique, et tous les honneurs qui sont dus à l'éléphant sacré, joie et
gloire des peuples.»

»On me montra le sceau royal, et, comme je restais impassible et
indifférent, on dut demander à mon mahout si j'acceptais les offres
du souverain. Aor répondit qu'il fallait me promettre de ne jamais me
séparer de lui, et le ministre, après avoir consulté ses collègues,
jura ce que j'exigeais. Alors, je montrai une grande joie en caressant
la lettre royale, l'ombrelle d'or et un peu le visage du ministre, qui
se déclara très-heureux de m'avoir satisfait.

»Quoique très-fatigué d'un long voyage, je témoignai que je voulais me
mettre en marche pour voir ma nouvelle résidence et faire connaissance
avec mon collègue et mon égal, le roi de Birmanie. Ce fut une marche
triomphale tout le long du fleuve que nous remontions. Ce fleuve
Iraouaddy était d'une beauté sans égale. Il coulait, tantôt
nonchalant, tantôt rapide, entre des rochers couverts d'une végétation
toute nouvelle pour moi, car nous nous avancions vers le nord, et
l'air était plus frais, sinon plus pur que celui de mon pays. Tout
était différent. Ce n'était plus le silence et la majesté du désert.
C'était un monde de luxe et de fêtes; partout sur le fleuve des
barques à la poupe élevée en forme de croissant, garnies de banderoles
de soie lamée d'or, suivies de barques de pêcheurs ornées de feuillage
et de fleurs. Sur le rivage, des populations riches sortaient de leurs
habitations élégantes pour venir s'agenouiller sur mon passage et
m'offrir des parfums. Des bandes de musiciens et de prêtres accourus
de toutes les pagodes mêlaient leurs chants aux sons de l'orchestre
qui me précédait.

»Nous avancions à très-petites journées dans la crainte de me
fatiguer, et deux ou trois fois par jour on s'arrêtait pour mon bain.
Le fleuve n'était pas toujours guéable sur les rives. Aor me laissait
sonder avec ma trompe. Je ne voulais me risquer que sur le sable le
plus fin et dans l'eau la plus pure. Une fois sûr de mon point de
départ, je m'élançais dans le courant, si rapide et si profond qu'il
pût être, portant toujours sur mon cou le confiant Aor, qui prenait
autant de plaisir que moi à cet exercice et qui, aux endroits
difficiles et dangereux, ranimait mon ardeur et ma force en jouant sur
sa flûte un chant de notre pays, tandis que mon cortége et la foule
pressée sur les deux rives exprimaient leur anxiété ou leur admiration
par des cris, des prosternations et des invocations de bras tendus
vers moi. Les ministres, inquiets de l'audace d'Aor, délibéraient
entre eux s'ils ne devaient pas m'interdire d'exposer ainsi ma vie
précieuse au salut de l'empire; mais Aor jouant toujours de la flûte
sur ma tête au ras du flot et ma trompe relevée comme le cou d'un
paon gigantesque témoignaient de notre sécurité. Quand nous revenions
lentement et paisiblement au rivage, tous accouraient vers moi avec
des génuflexions ou des cris de triomphe, et mon orchestre déchirait
les airs de ses fanfares éclatantes. Cet orchestre ne me plut pas le
premier jour. Il se composait de trompettes au son aigu, de trompes
énormes, de gongs effroyables, de castagnettes de bambou et de
tambours portés par des éléphants de service. Ces tambours étaient
formés d'une cage ronde richement travaillée au centre de laquelle un
homme accroupi sur ses jambes croisées frappait tour à tour avec deux
baguettes sur une gamme de cymbales sonores. Une autre cage, semblable
extérieurement, était munie de timbales de divers métaux, et le
musicien, également assis au centre et porté par un éléphant, en
tirait de puissants accords. Ce grand bruit d'instruments terribles
choqua d'abord mon oreille délicate. Je m'y habituai pourtant, et je
pris plaisir aux étranges harmonies qui proclamaient ma gloire aux
quatre vents du ciel. Mais je préférai toujours la musique de
salon, la douce harpe birmane, gracieuse imitation des jonques de
l'Iraouaddy, le _caïman_, harmonica aux touches d'acier, dont les sons
ont une pureté angélique, et par-dessus tout la suave mélodie que me
faisait entendre Aor sur sa flûte de roseau.

«Un jour qu'il jouait sur un certain rhythme saccadé, au milieu du
fleuve, nous fûmes entourés d'une foule innombrable de gros poissons
dorés à la manière des pagodes qui dressaient leur tête hors de l'eau
comme pour nous implorer. Aor leur jeta un peu de riz dont il avait
toujours un petit sac dans sa ceinture. Ils manifestèrent une grand
joie et nous accompagnèrent jusqu'au rivage, et, comme la foule se
récriait, je pris délicatement un de ces poissons et le présentai
au premier ministre, qui le baisa et ordonna que sa dorure fût vite
rehaussée d'une nouvelle couche; après quoi, on le remit dans l'eau
avec respect. J'appris ainsi que c'étaient les poissons sacrés de
l'Iraouaddy, qui résident en un seul point du fleuve et qui viennent
à l'appel de la voix humaine, n'ayant jamais eu rien à redouter de
l'homme.

»Nous arrivâmes enfin à Pagham, une ville de quatre à cinq lieues
d'étendue le long du fleuve. Le spectacle que présentait cette vallée
de palais, de temples, de pagodes, de villas et de jardins me causa un
tel étonnement, que je m'arrêtai comme pour demander à mon mahout
si ce n'était pas un rêve. Il n'était pas moins ébloui que moi, et,
posant ses mains sur mon front que ses caresses pétrissaient sans
cesse:

»--Voilà ton empire, me dit-il. Oublie les forêts et les jungles, te
voici dans un monde d'or et de pierreries!

»C'était alors un monde enchanté en effet. Tout était ruisselant d'or
et d'argent, de la base au faîte des mille temples et pagodes qui
remplissaient l'espace et se perdaient dans les splendeurs de
l'horizon. Le bouddhisme ayant respecté les monuments de l'ancien
culte, la diversité était infinie. C'étaient des masses imposantes,
les unes trapues, les autres élevées comme des montagnes à pic, des
coupoles immenses en forme de cloches, des chapelles surmontées d'un
oeuf monstrueux, blanc comme la neige, enchâssé, dans une base dorée,
des toits longs superposés sur des piliers à jour autour desquels
se tordaient des dragons étincelants, dont les écailles de verre de
toutes couleurs semblaient faites de pierres précieuses; des pyramides
formées d'autres toits laqués d'or vert, bleu, rouge, étagés en
diminuant jusqu'au faîte, d'où s'élançait une flèche d'or immense
terminée par un bouton de cristal, qui resplendissait comme un diamant
monstre aux feux du soleil. Plusieurs de ces édifices élevés sur le
flanc du ravin avaient des perrons de trois et quatre cents marches
avec des terrassements d'une blancheur éclatante qui semblaient
taillés dans un seul bloc du plus beau marbre. C'étaient des
revêtements de collines entières faites d'un ciment de corail blanc et
de nacre pilés. Aux flancs de certains édifices, sur les faîtières,
à tous les angles des toits, des monstres fantastiques en bois de
santal, tout bossués d'or et d'émail, semblaient s'élancer dans le
vide ou vouloir mordre le ciel. Ailleurs, des édifices de bambous,
tout à jour et d'un travail exquis. C'était un entassement de
richesses folles, de caprices déréglés; la morne splendeur des grands
monastères noirs, d'un style antique et farouche, faisait ressortir
l'éclat scintillant des constructions modernes. Aujourd'hui, ces
magnificences inouïes ne sont plus; alors, c'était un rêve d'or, une
fable des contes orientaux réalisée par l'industrie humaine.

»Aux portes de la ville, nous fûmes reçus par le roi et toute la cour.
Le monarque descendit de cheval et vint me saluer, puis on me fit
entrer dans un édifice où l'on procéda à ma toilette de cérémonie, que
le roi avait apportée dans un grand coffre de bois de cèdre incrusté
d'ivoire, porté par le plus beau et le plus paré de ses éléphants;
mais comme j'éclipsai ce luxueux subalterne quand je parus dans mon
costume d'apparat! Aor commença par me laver et me parfumer avec grand
soin, puis on me revêtit de longues bandes écarlates, tissées d'or et
de soie, qui se drapaient avec art autour de moi sans cacher la beauté
de mes formes et la blancheur sacrée de mon pelage. On mit sur ma
tête une tiare en drap écarlate ruisselante de gros diamants et de
merveilleux rubis, on ceignit mon front des neuf cercles de pierres
précieuses, ornement consacré qui conjure l'influence des mauvais
esprits. Entre mes yeux brillait un croissant de pierreries et une
plaque d'or où se lisaient tous mes titres. Des glands d'argent du
plus beau travail furent suspendus à mes oreilles, des anneaux d'or
et d'émeraudes, saphirs et diamants, furent passés dans mes défenses,
dont la blancheur et le brillant attestaient ma jeunesse et ma pureté.
Deux larges boucliers d'or massif couvrirent mes épaules, enfin un
coussin de pourpre fut placé sur mon cou, et je vis avec joie que
mon cher Aor avait un sarong de soie blanche brochée d'argent,
des bracelets de bras et de jambes en or fin et un léger châle du
cachemire blanc le plus moelleux roulé autour de la tête. Lui aussi
était lavé et parfumé. Ses formes étaient plus fines et mieux modelées
que celles des Birmans, son teint était plus sombre, ses yeux plus
beaux. Il était jeune encore, et, quand je le vis recevoir pour me
conduire une baguette toute incrustée de perles fines et toute cerclée
de rubis, je fus fier de lui et l'enlaçai avec amour. On voulut
lui présenter la légère échelle de bambou qui sert à escalader les
montures de mon espèce et qu'on leur attache ensuite au flanc pour
être à même d'en descendre à volonté. Je repoussai cet emblème de
servitude, je me couchai et j'étendis ma tête de manière que mon ami
pût s'y asseoir sans rien déranger à ma parure, puis je me relevai si
fier et si imposant, que le roi lui-même fut frappé de ma dignité, et
déclara que jamais éléphant sacré si noble et si beau n'avait attesté
et assuré la prospérité de son empire.

«Notre défilé jusqu'à mon palais dura plus de trois heures; le sol
était jonché de verdure et de fleurs. De dix pas en dix pas, des
cassolettes placées sur mon passage répandaient de suaves parfums,
l'orchestre du roi jouait en même temps que le mien, des troupes de
bayadères admirables me précédaient en dansant. De chaque rue qui
s'ouvrait sur la rue principale débouchaient des cortéges nouveaux
composés de tous les grands de la ville et du pays, qui m'apportaient
de nouveaux présents et me suivaient sur deux files. L'air chargé de
parfums à la fumée bleue retentissait de fanfares qui eussent couvert
le bruit du tonnerre. C'était le rugissement d'une tempête au milieu
d'un épanouissement de délices. Toutes les maisons étaient pavoisées
de riches tapis et d'étoffes merveilleuses. Beaucoup étaient reliées
par de légers arcs de triomphe, ouvrages en rotin improvisés et
pavoisés aussi avec une rare élégance. Du haut de ces portes à jour,
des mains invisibles faisaient pleuvoir sur moi une neige odorante de
fleurs de jasmin et d'oranger.

»On s'arrêta sur une grande place palissadée en arène pour me faire
assister aux jeux et aux danses. Je pris plaisir à tout ce qui était
agréable et fastueux; mais j'eus horreur des combats d'animaux, et,
en voyant deux éléphants, rendus furieux par une nourriture et un
entraînement particuliers, tordre avec rage leurs trompes enlacées et
se déchirer avec leurs défenses, je quittai la place d'honneur
que j'occupais et m'élançai au milieu de l'arène pour séparer les
combattants. Aor n'avait pas eu le temps de me retenir, et des cris
de désespoir s'élevèrent de toutes parts. On craignait que les
adversaires ne fondissent sur moi; mais à peine me virent-il
près d'eux, que leur rage tomba comme par enchantement et qu'ils
s'enfuirent éperdus et humiliés. Aor, qui m'avait lestement rejoint,
déclara que je ne pouvais supporter la vue du sang et que d'ailleurs,
après un voyage de plus de cinq cents lieues, j'avais absolument
besoin de repos. Le peuple fut très ému de ma conduite, et les sages
du pays se prononcèrent pour moi, affirmant que le Bouddha condamnait
les jeux sanglants et les combats d'animaux. J'avais donc exprimé
sa volonté, et on renonça pour plusieurs années à ces cruels
divertissements.

»On me conduisit à mon palais, situé au delà de la ville, dans un
ravin délicieux au bord du fleuve. Ce palais était aussi grand et
aussi riche que celui du roi. Outre le fleuve, j'avais dans mon jardin
un vaste bassin d'eau courante pour mes ablutions de chaque instant.
J'étais fatigué. Je me plongeai dans le bain et me retirai dans la
salle qui devait me servir de chambre à coucher, où je restai seul
avec Aor, après avoir témoigné que j'avais assez de musique et ne
voulais d'autre société que celle de mon ami.

»Cette salle de repos était une coupole imposante, soutenue par une
double colonnade de marbre rose. Des étoffes du plus grand prix
fermaient les issues et retombaient en gros plis sur le parquet de
mosaïque. Mon lit était un amas odorant de bois de santal réduit en
fine poussière. Mon auge était une vasque d'argent massif où quatre
personnes se fussent baignées à l'aise. Mon râtelier était une étagère
de laque dorée couverte des fruits les plus succulents. Au milieu de
la salle, un vase colossal en porcelaine du Japon laissait retomber
en cascade un courant d'eau pure qui se perdait dans une corbeille de
lotus. Sur le bord de la vasque de jade, des oiseaux d'or et d'argent
émaillés de mille couleurs chatoyantes semblaient se pencher pour
boire. Des guirlandes de spathes, de pandanus odorant se balançaient
au-dessus de ma tête. Un immense éventail, le _pendjab_ des palais de
l'Inde, mis en mouvement par des mains invisibles, m'envoyait un air
frais sans cesse renouvelé du haut de la coupole.

A mon réveil, on fit entrer divers animaux apprivoisés, de petits
singes, des écureuils, des cigognes, des phénicoptères, des colombes,
des cerfs et des biches de cette jolie espèce qui n'a pas plus d'une
coudée de haut. Je m'amusai un instant de cette société enjouée; mais
je préférais la fraîcheur et la propreté immaculée de mon appartement
à toutes ces visites, et je fis connaître que la société des hommes
convenait mieux à la gravité de mon caractère.

»Je vécus ainsi de longues années dans la splendeur et les délices
avec mon cher Aor; nous étions de toutes les cérémonies et de toutes
les fêtes, nous recevions la visite des ambassadeurs étrangers. Nul
sujet n'approchait de moi que les pieds nus et le front dans la
poussière. J'étais comblé de présents, et mon palais était un des plus
riches musées de l'Asie. Les prêtres les plus savants venaient me voir
et converser avec moi, car ils trouvaient ma vaste intelligence à la
hauteur de leurs plus beaux préceptes, et prétendaient lire dans ma
pensée à travers mon large front toujours empreint d'une sérénité
sublime. Aucun temple ne m'était fermé, et j'aimais à pénétrer dans
ces hautes et sombres chapelles où la figure colossale de Gautama,
ruisselante d'or, se dressait comme un soleil au fond des niches
éclairées d'en haut. Je croyais revoir le soleil de mon désert et
je m'agenouillais devant lui, donnant ainsi l'exemple aux croyants,
édifiés de ma piété. Je savais même présenter des offrandes à
l'idole vénérée, et balancer devant elle l'encensoir d'or. Le roi me
chérissait et veillait avec soin à ce que ma maison fût toujours tenue
sur le même pied que la sienne.

»Mais aucun bonheur terrestre ne peut durer. Ce digne souverain
s'engagea dans une guerre funeste contre un État voisin. Il fut vaincu
et détrôné. L'usurpateur le relégua dans l'exil et ne lui permit pas
de m'emmener. Il me garda comme un signe de sa puissance et un gage de
son alliance avec le Bouddha; mais il n'avait pour moi ni amitié ni
vénération, et mon service fut bientôt négligé. Aor s'en affecta et
s'en plaignit. Les serviteurs du nouveau prince le prirent en haine
et résolurent de se défaire de lui. Un soir, comme nous dormions
ensemble, ils pénétrèrent sans bruit chez moi et le frappèrent d'un
poignard. Eveillé par ses cris, je fondis sur les assassins, qui
prirent la fuite. Mon pauvre Aor était évanoui, son sarong était
taché de sang. Je pris dans le bassin d'argent toute l'eau dont je
l'aspergeai sans pouvoir le ranimer. Alors, je me souvins du médecin
qui était toujours de service dans la pièce voisine, j'allai
l'éveiller et je l'amenai auprès d'Aor. Mon ami fut bien soigné et
revint à la vie; mais il resta longtemps affaibli par la perte de son
sang, et je ne voulus plus sortir ni me baigner sans lui. La douleur
m'accablait, je refusais de manger; toujours couché près de lui, je
versais des larmes et lui parlais avec mes yeux et mes oreilles pour
le supplier de guérir.

»On ne rechercha pas les assassins; on prétendit que j'avais blessé
Aor par mégarde avec une de mes défenses, et on parla de me les scier.
Aor s'indigna et jura qu'il avait été frappé avec un stylet. Le
médecin, qui savait bien à quoi s'en tenir, n'osa pas affirmer la
vérité. Il conseilla même à mon ami de se taire, s'il ne voulait hâter
le triomphe des ennemis qui avaient juré sa perte.

»Alors, un profond chagrin s'empara de moi, et la vie civilisée à
laquelle on m'avait initié me parut la plus amère des servitudes. Mon
bonheur dépendait du caprice d'un prince qui ne savait ou ne voulait
pas protéger les jours de mon meilleur ami. Je pris en dégoût les
honneurs hypocrites qui m'étaient encore rendus pour la forme, je
reçus les visites officielles avec humeur, je chassai les bayadères et
les musiciens qui troublaient le faible et pénible sommeil de mon ami.
Je me privai le plus possible de dormir pour veiller sur lui.

»J'avais le pressentiment d'un nouveau malheur, et dans cette
surexcitation du sentiment je subis un phénomène douloureux, celui de
retrouver la mémoire de mes jeunes années. Je revis dans mes rêves
troublés l'image longtemps effacée de ma mère assassinée en me
couvrant de son corps percé de flèches. Je revis aussi mon désert, mes
arbres splendides, mon fleuve Tenasserim, ma montagne d'Ophir, et ma
vaste mer étincelante à l'horizon. La nostalgie s'empara de moi et une
idée fixe, l'idée de fuir, domina impérieusement mes rêveries. Mais je
voulais fuir avec Aor, et le pauvre Aor, couché sur le flanc, pouvait
à peine se soulever pour baiser mon front penché vers lui.

»Une nuit, malade moi-même, épuisé de veilles et succombant à la
fatigue, je dormis profondément durant quelques heures. A mon réveil,
je ne vis plus Aor sur sa couche et je l'appelai en vain. Éperdu, je
sortis dans le jardin, je cherchai au bord de l'étang. Mon odorat
me fit savoir qu'Aor n'était point là et qu'il n'y était pas venu
récemment. Grâce à la négligence qui avait gagné mes serviteurs, je
pus ouvrir moi-même les portes de l'enclos et sortir des palissades.
Alors, je sentis le voisinage de mon ami et m'élançai dans un bois de
tamarins qui tapissait la colline. A une courte distance, j'entendis
un cri plaintif et je me précipitai dans un fourré où je vis Aor lié à
un arbre et entouré de scélérats prêts à le frapper. D'un bond, je
les renversai tous, je les foulai aux pieds sans pitié. Je rompis les
liens qui retenaient Aor, je le saisis délicatement, je l'aidai à se
placer sur mon cou, et, prenant l'allure rapide et silencieuse de
l'éléphant en fuite, je m'enfonçai au hasard dans les forêts.

»A cette époque, la partie de l'Inde où nous nous trouvions offrait le
contraste heurté des civilisations luxueuses à deux pas des déserts
inexplorables. J'eus donc bientôt gagné les solitudes sauvages des
monts Karens, et, quand, à bout de forces, je me couchai sur les bords
d'un fleuve plus direct et plus rapide que l'Iraouaddy, nous étions
déjà à trente lieues de la ville birmane. Aor me dit:

--Où allons-nous? Ah! je le vois dans tes regards, tu veux retourner
dans nos montagnes; mais tu crois y être déjà, et tu t'abuses. Nous
en sommes bien loin, et nous ne pourrons jamais y arriver sans être
découverts et repris. D'ailleurs, quand nous échapperions aux hommes,
nous ne pourrions aller loin sans que, malade comme je suis, je meure,
et alors comment te dirigeras-tu sans moi dans cette route lointaine?
Laisse-moi ici, car c'est à moi seul qu'on en veut, et retourne à
Pagham, où personne n'osera te menacer.

»Je lui témoignai que je ne voulais ni le quitter ni retourner chez
les Birmans; que, s'il mourait, je mourrais aussi; qu'avec de la
patience et du courage, nous pouvions redevenir heureux.

»Il se rendit, et, après avoir pris du repos, nous nous remîmes en
route. Au bout de quelques jours de voyage, nous avions recouvré tous
deux la santé, l'espoir et la force. L'air libre de la solitude,
l'austère parfum des forêts, la saine chaleur des rochers, nous
guérissaient mieux que toutes les douceurs du faste et tous les
remèdes des médecins. Cependant, Aor était parfois effrayé de la
tâche que je lui imposais. Enlever un éléphant sacré, c'était, en cas
d'insuccès, se dévouer aux plus atroces supplices. Il me disait ses
craintes sur une flûte de roseau qu'il s'était faite et dont il jouait
mieux que jamais. J'étais arrivé à un exercice de la pensée presque
égal à celui de l'homme; je lui fis comprendre ce qu'il fallait faire,
en me couvrant d'une vase noire qui s'étalait au bord du fleuve et
dont je m'aspergeais avec adresse. Frappé de ma pénétration, il
recueillit divers sucs de plantes dont il connaissait bien les
propriétés. Il en fit une teinture qui me rendit, sauf la taille,
entièrement semblable aux éléphants vulgaires. Je lui indiquai que
cela ne suffisait pas et qu'il fallait, pour me rendre méconnaissable,
scier mes défenses. Il ne s'y résigna pas. J'étais à ma sixième
dentition, et il craignait que mes crochets ne pussent repousser. Il
jugea que j'étais suffisamment déguisé, et nous nous remîmes en route.

»Quelque peu fréquenté que fût ce chemin de montagnes, ce fut miracle
que d'échapper aux dangers de notre entreprise. Jamais nous n'y
fussions parvenus l'un sans l'autre; mais, dans l'union intime de
l'intelligence humaine avec une grande force animale, une puissance
exceptionnelle s'improvise. Si les hommes avaient su s'identifier aux
animaux assez complètement pour les amener à s'identifier à eux,
ils n'auraient pas trouvé en eux des esclaves parfois rebelles
et dangereux, souvent surmenés et insuffisants. Ils auraient eu
d'admirables amis et ils eussent résolu le problème de la force
consciente sans avoir recours aux forces aveugles de la machine,
animal plus redoutable et plus féroce que les bêtes du désert.

»A force de prudence et de persévérance, quelquefois harcelés par des
bandits que je sus mettre en fuite et dont je ne craignais ni les
lances ni les flèches, revêtu que j'étais d'une légère armure en
écailles de bois de fer qu'Aor avait su me fabriquer, nous parvînmes
au fleuve Tenasserim. Notre direction n'avait pas été difficile à
suivre. Outre que nous nous rappelions très-bien l'un et l'autre
ce voyage que nous avions déjà fait, la construction géologique
de l'Indo-Chine est très-simple. Les longues arêtes de montagnes,
séparées par des vallées profondes et de larges fleuves, se ramifient
médiocrement et s'inclinent sans point d'arrêt sensible jusqu'à la
mer. Les monts Karens se relient aux monts Moghs en ligne presque
droite. Nous fîmes très-rarement fausse route, et nos erreurs furent
rapidement rectifiées. Je dois dire que, de nous deux, j'étais
toujours le plus prompt à retrouver la vraie direction.

»Nous n'approchâmes de nos anciennes demeures qu'avec circonspection.
Il nous fallait vivre seuls et en liberté complète. Nous fûmes servis
à souhait. La tribu, enrichie par la vente de ma personne à l'ancien
roi des Birmans, avait quitté ses villages de roseaux, et nos forêts,
dépeuplées d'animaux à la suite d'une terrible sécheresse, avaient été
abandonnées par les chasseurs. Nous pûmes y faire un établissement
plus libre et plus sûr encore que par le passé. Aor ne possédait
absolument rien et ne regrettait rien de notre splendeur évanouie.
Sans amis, sans famille, il ne connaissait et n'aimait plus que moi
sur la terre. Je n'avais jamais aimé que ma mère et lui. Une si longue
intimité avait détruit entre nous l'obstacle apporté par la nature à
notre assimilation. Nous conversions ensemble comme deux êtres de
même espèce. Ma pantomime était devenue si réfléchie, si sobre, si
expressive, qu'il lisait dans ma pensée comme moi dans la sienne. Il
n'avait même plus besoin de me parler. Je le sentais triste ou gai
selon le mode et les inflexions de sa flûte, et, notre destinée étant
commune, je me reportais avec lui dans les souvenirs du passé, ou je
me plongeais dans la béate extase du présent.

»Nous passâmes de longues années dans les délices de la délivrance.
Aor était devenu bouddhiste fervent en Birmanie et ne vivait plus que
de végétaux. Notre subsistance était assurée, et nous ne connaissions
plus ni la souffrance ni la maladie.

»Mais le temps marchait, et Aor était devenu vieux. J'avais vu ses
cheveux blanchir et ses forces décroître. Il me fit comprendre les
effets de l'âge et m'annonça qu'il mourrait bientôt. Je prolongeai sa
vie en lui épargnant toute fatigue et tout soin. Un moment vint où il
ne put pourvoir à ses besoins, je lui apportais sa nourriture et je
construisais ses abris. Il perdit la chaleur du sang, et, pour se
réchauffer, il ne quittait plus le contact de mon corps. Un jour,
il me pria de lui creuser une fosse parce qu'il se sentait mourir.
J'obéis, il s'y coucha sur un lit d'herbages, enlaça ses bras autour
de ma trompe et me dit adieu. Puis ses bras retombèrent, il resta
immobile, et son corps se raidit.

»Il n'était plus. Je recouvris la fosse comme il me l'avait commandé,
et je me couchai dessus. Avais-je bien compris la mort? Je le pense,
et pourtant je ne me demandai pas si la longévité de ma race me
condamnait à lui survivre beaucoup. Je ne pris pas la résolution de
mourir aussi. Je pleurai et j'oubliai de manger. Quand la nuit fut
passée, je n'eus aucune idée d'aller au bain ni de me mouvoir. Je
restai plongé dans un accablement absolu. La nuit suivante me trouva
inerte et indifférent. Le soleil revint encore une fois et me trouva
mort.

»L'âme fidèle et généreuse d'Aor avait-elle passé en moi? Peut-être.
J'ai appris dans d'autres existences qu'après ma disparition l'empire
birman avait éprouvé de grands revers. La royale ville de Pagham fut
abandonnée par le conseil des prêtres de Gautama. Le Bouddha était
irrité du peu de soin qu'on avait eu de moi, ma fuite témoignait
de son mécontentement. Les riches emportèrent leurs trésors et se
bâtirent de nouveaux palais sur le territoire d'Ava; plus tard, ils
abandonnèrent encore cette ville somptueuse pour Amarapoura. Les
pauvres emportèrent à dos de chameau leurs maisons de rotin pour
suivre les maîtres du pays loin de la cité maudite. Pagham avait été
le séjour et l'orgueil de quarante-cinq rois consécutifs, je l'avais
condamnée en la quittant, elle n'est plus aujourd'hui qu'un grandiose
amas de ruines.

--Votre histoire m'a amusée, dit alors à sir William la petite fille
qui lui avait déjà parlé; mais à présent, puisque nous avons tous été
des bêtes avant d'être des personnes, je voudrais savoir ce que nous
serons plus tard, car enfin tout ce que l'on raconte aux enfants doit
avoir une moralité à la fin, et je ne vois pas venir la vôtre.

--Ma soeur a raison, dit un jeune homme qui avait écouté sir William
avec intérêt. Si c'est une récompense d'être homme après avoir été
chien honnête ou éléphant vertueux, l'homme honnête et vertueux doit
avoir aussi la sienne en ce monde.

--Sans aucun doute, répondit sir William. La personnalité humaine
n'est pas le dernier mot de la création sur notre planète. Les savants
les plus modernes sont convaincus que l'intelligence progresse
d'elle-même par la loi qui régit la matière. Je n'ai pas besoin
d'entrer dans cet ordre d'idées pour vous dire qu'esprit et matière
progressent de compagnie. Ce qu'il y a de certain pour moi, c'est que
tout être aspire à se perfectionner et que, de tous les êtres, l'homme
est le plus jaloux de s'élever au-dessus de lui-même. Il y est
merveilleusement aidé par l'étendue de son intelligence et par
l'ardeur de son sentiment. Il sent qu'il est un produit encore
très-incomplet de la nature et qu'une race plus parfaite doit lui
succéder par voie ininterrompue de son propre développement.

--Je ne comprends pas bien, reprit la petite fille; deviendrons-nous
des anges avec des ailes et des robes d'or?

--Parfaitement, répondit sir William. Les robes d'or sont des emblèmes
de richesse et de pureté; nous deviendrons tous riches et purs; les
ailes, nous saurons les trouver: la science nous les donnera pour
traverser les airs, comme elle nous a donné les nageoires pour
traverser les mers.

--Oh! nous voilà retombés dans les machines que vous maudissiez tout à
l'heure.

--Les machines feront leur temps comme nous ferons le nôtre, repartit
sir William, l'animalité fera le sien et progressera en même temps
que nous. Qui vous dit qu'une race d'aigles aussi puissants que
les ballons et aussi dociles que les chevaux ne surgira pas pour
s'associer aux voyages aériens de l'homme futur? Est-ce une simple
fantaisie poétique que ces dieux de l'antiquité portés ou traînés par
des lions, des dauphins ou des colombes? N'est-ce pas plutôt une
sorte de vue prophétique de la domestication de toutes les créatures
associées à l'homme divinisé de l'avenir? Oui, l'homme doit dès ce
monde devenir ange, si par ange vous entendez un type d'intelligence
et de grandeur morale supérieur au nôtre. Il ne faut pas un miracle
païen, il ne faut qu'un miracle naturel, comme ceux qui se sont déjà
tant de fois accomplis sur la terre, pour que l'homme voie changer ses
besoins et ses organes en vue d'un milieu nouveau. J'ai vu des races
entières s'abstenir de manger la chair des animaux, un grand progrès
de la race entière sera de devenir frugivore, et les carnassiers
disparaîtront. Alors fleurira la grande association universelle,
l'enfant jouera avec le tigre comme le jeune Bacchus, l'éléphant sera
l'ami de l'homme, les oiseaux de haut vol conduiront dans les airs nos
chars ovoïdes, la baleine transportera nos messages. Que sais-je! tout
devient possible sur notre planète dès que nous supprimons le carnage
et la guerre. Toutes les forces intelligentes de la nature, au lieu
de s'entre-dévorer, s'organisent fraternellement pour soumettre et
féconder la matière inorganique... Mais j'ai tort de vous esquisser
ces merveilles; vous êtes plus à même que moi, jeunes esprits qui
m'interrogez, d'en évoquer les riantes et sublimes images. Il suffit
que, du monde réel, je vous aie lancés dans le monde du rêve. Rêvez,
imaginez, faites du merveilleux, vous ne risquez pas d'aller trop
loin, car l'avenir du monde idéal auquel nous devons croire dépassera
encore de beaucoup les aspirations de nos âmes timides et incomplètes.



L'ORGUE DU TITAN


Un soir, l'improvisation musicale du vieux et illustre maître Angelin
nous passionnait comme de coutume, lorsqu'une corde de piano vint à se
briser avec une vibration insignifiante pour nous, mais qui produisit
sur les nerfs surexcités de l'artiste l'effet d'un coup de foudre.
Il recula brusquement sa chaise, frotta ses mains, comme si, chose
impossible, la corde les eût cinglées, et laissa échapper ces étranges
paroles:

--Diable de titan, va!

Sa modestie bien connue ne nous permettait pas de penser qu'il se
comparât à un titan. Son émotion nous parut extraordinaire. Il nous
dit que ce serait trop long à expliquer.

--Ceci m'arrive quelquefois, nous dit-il, quand je joue le motif sur
lequel je viens d'improviser. Un bruit imprévu me trouble et il me
semble que mes mains s'allongent. C'est une sensation douloureuse
et qui me reporte à un moment tragique et pourtant heureux dans mon
existence.

Pressé de s'expliquer, il céda et nous raconta ce qui suit:

       *       *       *       *       *

Vous savez que je suis de l'Auvergne, né dans une très-pauvre
condition et que je n'ai pas connu mes parents. Je fus élevé par la
charité publique et recueilli par M. Jansiré, que l'on appelait par
abréviation maître Jean, professeur de musique et organiste de la
cathédrale de Clermont. J'étais son élève en qualité d'enfant de
choeur. En outre, il prétendait m'enseigner le solfége et le clavecin.

C'était un homme terriblement bizarre que maître Jean, un véritable
type de musicien classique, avec toutes les excentricités que l'on
nous attribue, que quelques-uns de nous affectent encore, et qui, chez
lui, étaient parfaitement naïves, par conséquent redoutables.

Il n'était pas sans talent, bien que ce talent fût très au-dessous de
l'importance qu'il lui attribuait. Il était bon musicien, avait des
leçons en ville et m'en donnait à moi-même à ses moments perdus, car
j'étais plutôt son domestique que son élève et je faisais mugir les
soufflets de l'orgue plus souvent que je n'en essayais les touches.

Ce délaissement ne m'empêchait pas d'aimer la musique et d'en rêver
sans cesse; à tous autres égards, j'étais un véritable idiot, comme
vous allez voir.

Nous allions quelquefois à la campagne, soit pour rendre visite à des
amis du maître, soit pour réparer les épinettes et clavecins de sa
clientèle; car, en ce temps-là,--je vous parle du commencement du
siècle,--il y avait fort peu de pianos dans nos provinces, et le
professeur organiste ne dédaignait pas les petits profits du luthier
et de l'accordeur.

Un jour, maître Jean me dit:

--Petit, vous vous lèverez demain avec le jour. Vous ferez manger
l'avoine à Bibi, vous lui mettrez la selle et le portemanteau et vous
viendrez avec moi. Emportez vos souliers neufs et votre habit vert
billard. Nous allons passer deux jours de vacances chez mon frère le
curé de Chanturgue.

Bibi était un petit cheval maigre, mais vigoureux, qui avait
l'habitude de porter maître Jean avec moi en croupe.

Le curé de Chanturgue était un bon vivant et un excellent homme que
j'avais vu quelquefois chez son frère. Quant à Chanturgue, c'était une
paroisse éparpillée dans les montagnes et dont je n'avais non plus
d'idée que si l'on m'eût parlé de quelque tribu perdue dans les
déserts du nouveau monde.

Il fallait être ponctuel avec maître Jean. A trois heures du matin
j'étais debout; à quatre, nous étions sur la route des montagnes; à
midi, nous prenions quelque repos et nous déjeunions dans une petite
maison d'auberge bien noire et bien froide, située à la limite d'un
désert de bruyères et de laves; à trois heures, nous repartions à
travers ce désert.

La route était si ennuyeuse, que je m'endormis à plusieurs reprises.
J'avais étudié très-consciencieusement la manière de dormir en croupe
sans que le maître s'en aperçût. Bibi ne portait pas seulement l'homme
et l'enfant, il avait encore à l'arrière-train, presque sur la queue,
un portemanteau étroit, assez élevé, une sorte de petite caisse en
cuir où ballottaient pêle-mêle les outils de maître Jean et ses nippes
de rechange. C'est sur ce portemanteau que je me calais, de manière
qu'il ne sentît pas sur son dos l'alourdissement de ma personne et
sur son épaule le balancement de ma tête. Il avait beau consulter le
profil que nos ombres dessinaient sur les endroits aplanis du chemin
ou sur les talus de rochers; j'avais étudié cela aussi, et j'avais,
une fois pour toutes, adopté une pose en raccourci, dont il ne pouvait
saisir nettement l'intention. Quelquefois pourtant, il soupçonnait
quelque chose et m'allongeait sur les jambes un coup de sa cravache à
pomme d'argent, en disant:

--Attention, petit! on ne dort pas dans la montagne!

Comme nous traversions un pays plat et que les précipices étaient
encore loin, je crois que ce jour-là il dormit pour son compte. Je
m'éveillai dans un lieu qui me parut sinistre. C'était encore un sol
plat couvert de bruyères et de buissons de sorbiers nains. De sombres
collines tapissées de petits sapins s'élevaient sur ma droite et
fuyaient derrière moi; à mes pieds, un petit lac, rond comme un verre
de lunette,--c'est vous dire que c'était un ancien cratère,--reflétait
un ciel bas et nuageux. L'eau, d'un gris bleuâtre, à pâles reflets
métalliques, ressemblait à du plomb en fusion. Les berges unies de
cet étang circulaire cachaient pourtant l'horizon, d'où l'on pouvait
conclure que nous étions sur un plan très-élevé; mais je ne m'en
rendis point compte et j'eus une sorte d'étonnement craintif en voyant
les nuages ramper si près de nos têtes, que, selon moi, le ciel
menaçait de nous écraser.

Maître Jean ne fit nulle attention à ma mélancolie.

--Laisse brouter Bibi, me dit-il en mettant pied à terre; il a besoin
de souffler. Je ne suis pas sûr d'avoir suivi le bon chemin, je vais
voir.

Il s'éloigna et disparut dans les buissons; Bibi se mit à brouter les
fines herbes et les jolis oeillets sauvages qui foisonnaient avec
mille autres fleurs dans ce pâturage inculte. Moi, j'essayai de me
réchauffer en battant la semelle. Bien que nous fussions en plein été,
l'air était glacé. Il me sembla que les recherches du maître duraient
un siècle. Ce lieu désert devait servir de refuge à des bandes de
loups, et, malgré sa maigreur, Bibi eût fort bien pu les tenter.
J'étais en ce temps-là plus maigre encore que lui; je ne me sentis
pourtant pas rassuré pour moi-même. Je trouvais le pays affreux et
ce que le maître appelait une partie de plaisir s'annonçait pour moi
comme une expédition grosse de dangers. Était-ce un pressentiment?

Enfin il reparut, disant que c'était le bon chemin et nous repartîmes
au petit trot de Bibi, qui ne paraissait nullement démoralisé d'entrer
dans la montagne.

Aujourd'hui, de belles routes sillonnent ces sites sauvages, en partie
cultivés déjà; mais, à l'époque où je les vis pour la première fois,
les voies étroites, inclinées ou relevées dans tous les sens, allant
au plus court n'importe au prix de quels efforts, n'étaient point
faciles à suivre. Elles n'étaient empierrées que par les écroulements
fortuits des montagnes, et, quand elles traversaient ces plaines
disposées en terrasses, il arrivait que l'herbe recouvrait fréquemment
les traces des petites roues de chariot et des pieds non ferrés des
chevaux qui les traînaient.

Quand nous eûmes descendu jusqu'aux rives déchirées d'un torrent
d'hiver, à sec pendant l'été, nous remontâmes rapidement, et, en
tournant le massif exposé au nord, nous nous retrouvâmes vers le midi
dans un air pur et brillant. Le soleil sur son déclin enveloppait le
paysage d'une splendeur extraordinaire et ce paysage était une des
plus belles choses que j'ai vues de ma vie. Le chemin tournant, tout
bordé d'un buisson épais d'épilobes roses, dominait un plan raviné au
flanc duquel surgissaient deux puissantes roches de basalte d'aspect
monumental, portant à leur cîme des aspérités volcaniques qu'on eût pu
prendre pour des ruines de forteresses.

J'avais déjà vu les combinaisons prismatiques du basalte dans mes
promenades autour de Clermont, mais jamais avec cette régularité et
dans cette proportion. Ce que l'une de ces roches avait d'ailleurs de
particulier, c'est que les prismes étaient contournés en spirale et
semblaient être l'ouvrage à la fois grandiose et coquet d'une race
d'hommes gigantesques.

Ces deux roches paraissaient, d'où nous étions, fort voisines l'une de
l'autre; mais en réalité elles étaient séparées par un ravin à pic
au fond duquel coulait une rivière. Telles qu'elles se présentaient,
elles servaient de repoussoir à une gracieuse perspective de montagnes
marbrées de prairies vertes comme l'émeraude, et coupées de ressauts
charmants formés de lignes rocheuses et de forêts. Dans tous les
endroits adoucis, on saisissait au loin les chalets et les troupeaux
de vaches, brillantes comme de fauves étincelles au reflet du
couchant. Puis, au bout de cette perspective, par-dessus l'abîme des
vallées profondes noyées dans la lumière, l'horizon se relevait en
dentelures bleues, et les monts Dômes profilaient dans le ciel leurs
pyramides tronquées, leurs ballons arrondis ou leurs masses isolées,
droites comme des tours.

La chaîne de montagnes où nous entrions avait des formes bien
différentes, plus sauvages et pourtant plus suaves. Les bois de hêtres
jetés en pente rapide, avec leurs mille cascatelles au frais murmure,
les ravins à pic tout tapissés de plantes grimpantes, les grottes où
le suintement des sources entretenait le revêtement épais des mousses
veloutées, les gorges étroites brusquement fermées à la vue par
leurs coudes multipliés, tout cela était bien plus alpestre et plus
mystérieux que les lignes froides et nues des volcans de date plus
récente.

Depuis ce jour, j'ai revu l'entrée solennelle que les deux roches
basaltiques placées à la limite du désert font à la chaîne du mont
Dore, et j'ai pu me rendre compte du vague éblouissement que j'en
reçus quand je les vis pour la première fois. Personne ne m'avait
encore appris en quoi consiste le beau dans la nature. Je le sentis
pour ainsi dire physiquement, et, comme j'avais mis pied à terre pour
faciliter la montée au petit cheval, je restai immobile, oubliant de
suivre le cavalier.

--Eh bien, eh bien, me cria maître Jean, que faites-vous là-bas,
imbécile?

Je me hâtai de le rejoindre et de lui demander le nom de l'endroit _si
drôle_, où nous étions.

--Apprenez, drôle vous-même, répondit-il, que cet endroit est un des
plus extraordinaires et des plus effrayante que vous verrez jamais. Il
n'a pas de nom que je sache, mais les deux pointes que vous voyez là,
c'est la roche Sanadoire et la roche Tuilière. Allons, remontez, et
faites attention à vous.

Nous avions tourné les roches et devant nous s'ouvrait l'abîme
vertiginieux qui les sépare. De cela, je ne fus point effrayé. J'avais
gravi assez souvent les pyramides escarpées des monts Dômes pour ne
pas connaître l'éblouissement de l'espace. Maître Jean, qui n'était
pas né dans la montagne et qui n'était venu en Auvergne qu'à l'âge
d'homme, était moins aguerri que moi.

Je commençai, ce jour-là, à faire quelques réflexions sur les
puissants accidents de la nature au milieu desquels j'avais grandi
sans m'en étonner, et, au bout d'un instant de silence, me retournant
vers la roche Sanadoire, je demandai à mon maître _qu'est-ce qui avait
fait_ ces choses-là.

--C'est Dieu qui a fait toutes choses, répondit-il, vous le savez
bien.

--Je sais; mais pourquoi a-t-il fait des endroits qu'on dirait tout
cassés, comme s'il avait voulu les défaire après les avoir faits?

La question était fort embarrassante pour maître Jean, qui n'avait
aucune notion des lois naturelles de la géologie et qui, comme la
plupart des gens de ce temps-là, mettait encore en doute l'origine
volcanique de l'Auvergne. Cependant, il ne lui convenait pas d'avouer
son ignorance, car il avait la prétention d'être instruit et beau
parleur. Il tourna donc la difficulté en se jetant dans la mythologie
et me répondit emphatiquement:

--Ce que vous voyez là, c'est l'effort que firent les titans pour
escalader le ciel.

--Les titans! qu'est-ce que c'est que cela? m'écriai-je voyant qu'il
était en humeur de déclamer.

--C'était, répondit-il, des géants effroyables qui prétendaient
détrôner Jupiter et qui entassèrent roches sur roches, monts sur
monts, pour arriver jusqu'à lui; mais il les foudroya, et ces
montagnes brisées, ces autres éventrées, ces abîmes, tout cela, c'est
l'effet de la grande bataille.

--Est-ce qu'ils sont tous morts? demandai-je.

--Qui ça? les titans?

--Oui; est-ce qu'il y en a encore?

Maître Jean ne put s'empêcher de rire de ma simplicité, et, voulant
s'en amuser, il répondit:

--Certainement, il en est resté quelques-uns.

--Bien méchants?

--Terribles!

--Est-ce que nous en verrons dans ces montagnes-ci?

--Eh! eh! cela se pourrait bien.

--Est-ce qu'ils pourraient nous faire du mal?

--Peut-être! mais, si tu en rencontres, tu te dépêcheras d'ôter ton
chapeau et de saluer bien bas.

--Qu'à cela ne tienne! répondis-je gaiement.

Maître Jean crut que j'avais compris son ironie et songea à autre
chose. Quant à moi, je n'étais point rassuré, et, comme la nuit
commençait à se faire, je jetais des regards méfiants sur toute roche
ou sur tout gros arbre d'apparence suspecte, jusqu'à ce que, me
trouvant tout près, je pusse m'assurer qu'il n'y avait pas là forme
humaine.

Si vous me demandiez où est située la paroisse de Chanturgue, je
serais bien empêché de vous le dire. Je n'y suis jamais retourné
depuis et je l'ai en vain cherchée sur les cartes et dans les
itinéraires. Comme j'étais impatient d'arriver, la peur me gagnant
de plus en plus, il me sembla que c'était fort loin de la roche
Sanadoire. En réalité, c'était fort près, car il ne faisait pas nuit
noire quand nous y arrivâmes. Nous avions fait beaucoup de détours en
côtoyant les méandres du torrent. Selon toute probabilité, nous avions
passé derrière les montagnes que j'avais vues de la roche Sanadoire
et nous étions de nouveau à l'exposition du midi, puisqu'à plusieurs
centaines de mètres au-dessous de nous croissaient quelques maigres
vignes.

Je me rappelle très-bien l'église et le presbytère avec les trois
maisons qui composaient le village. C'était au sommet d'une colline
adoucie que des montagnes plus hautes abritaient du vent. Le chemin
raboteux était très-large et suivait avec une sage lenteur les
mouvements de la colline. Il était bien battu, car la paroisse,
composée d'habitations éparses et lointaines, comptait environ trois
cents habitants que l'on voyait arriver tous les dimanches, en
famille, sur leurs chars à quatre roues, étroits et longs comme des
pirogues et traînés par des vaches. Excepté ce jour-là, on pouvait
se croire dans le désert; les maisons qui eussent pu être en vue se
trouvaient cachées sous l'épaisseur des arbres au fond des ravins, et
celles des bergers, situées en haut, étaient abritées dans les plis
des grosses roches.

Malgré son isolement et la sobriété de son ordinaire, le curé de
Chanturgue était gros, gras et fleuri comme les plus beaux chanoines
d'une cathédrale. Il avait le caractère aimable et gai. Il n'avait pas
été trop tourmenté par la Révolution. Ses paroissiens l'aimaient parce
qu'il était humain, tolérant, et prêchait en langage du pays.

Il chérissait son frère Jean, et, bon pour tout le monde, il me reçut
et me traita comme si j'eusse été son neveu. Le souper fut agréable
et le lendemain s'écoula gaiement. Le pays, ouvert d'un côté sur les
vallées, n'était point triste; de l'autre, il était enfoui et sombre,
mais les bois de hêtres et de sapins pleins de fleurs et de fruits
sauvages, coupés par des prairies humides d'une fraîcheur délicieuse,
n'avaient rien qui me rappelât le site terrible de la roche Sanadoire;
les fantômes de titans qui m'avaient gâté le souvenir de ce bel
endroit s'effacèrent de mon esprit.

On me laissa courir où je voulus, et je fis connaissance avec les
bûcherons et les bergers, qui me chantèrent beaucoup de chansons.
Le curé, qui voulait fêter son frère et qui l'attendait, s'était
approvisionné de son mieux, mais lui et moi faisions seuls honneur
au festin. Maître Jean avait un médiocre appétit, comme les gens qui
boivent sec. Le curé lui servit à discrétion le vin du cru, noir comme
de l'encre, âpre au goût, mais vierge de tout alliage malfaisant, et,
selon lui, incapable de faire mal à l'estomac.

Le jour suivant, je pêchai des truites avec le sacristain dans un
petit réservoir que formait la rencontre de deux torrents et je
m'amusai énormément à écouter une mélodie naturelle que l'eau avait
trouvée en se glissant dans une pierre creuse. Je la fis remarquer au
sacristain, mais il ne l'entendit pas et crut que je rêvais.

Enfin, le troisième jour, on se disposa à la séparation. Maître Jean
voulait partir de bonne heure, disant que la route était longue, et
l'on se mit à déjeuner avec le projet de manger vite et de boire peu.

Mais le curé prolongeait le service, ne pouvant se résoudre à nous
laisser partir sans être bien lestés.

--Qui vous presse tant? disait-il. Pourvu que vous soyez sortis
en plein jour de la montagne, à partir de la descente de la roche
Sanadoire vous rentrez en pays plat et plus vous approchez de
Clermont, meilleure est la route. Avec cela, la lune est au plein et
il n'y a pas un nuage au ciel. Voyons, voyons, frère Jean, encore un
verre de ce vin, de ce bon petit vin de _Chante-orgue_!

--Pourquoi _Chante-orgue_? dit maître Jean.

--Eh! ne vois-tu pas que Chanturgue vient de Chante-orgue? C'est clair
comme le jour et je n'ai pas été long à en découvrir l'étymologie.

--Il y a donc des orgues dans vos vignes? demandai-je avec ma
stupidité accoutumée.

--Certainement, répondit le bon curé. Il y en a plus d'un quart de
lieue de long.

--Avec des tuyaux?

--Avec des tuyaux tout droits comme à ton orgue de la cathédrale.

--Et qu'est-ce qui en joue?

--Oh! les vignerons avec leurs pioches.

--Qu'est-ce donc qui les a faites, ces orgues?

--Les titans! dit maître Jean en reprenant son ton railleur et
doctoral.

--En effet, c'est bien dit, reprit le curé, émerveillé du génie de son
frère. On peut dire que c'est l'oeuvre des titans!

J'ignorais que l'on donnât le nom de _jeux d'orgues_ aux
cristallisations du basalte quand elles offrent de la régularité. Je
n'avais jamais ouï parler des célèbres orgues basaltiques d'Espaly
en Velay, ni de plusieurs autres très-connues aujourd'hui et dont
personne ne s'étonne plus. Je pris au pied de la lettre l'explication
de M. le curé et je me félicitai de n'être point descendu à la vigne,
car toutes mes terreurs me reprenaient.

Le déjeuner se prolongea indéfiniment et devint un dîner, presque un
souper. Maître Jean était enchanté de l'étymologie de Chanturgue et ne
se lassait pas de répéter:

--Chante-orgue! Joli vin, joli nom! On l'a fait pour moi qui touche
l'orgue, et agréablement, je m'enflatte! Chante, petit vin, chante
dans mon verre! chante aussi dans ma tête! Je te sens gros de fugues
et de motets qui couleront de mes doigts comme tu coules de la
bouteille! A ta santé, frère! Vivent les grandes orgues de Chanturgue!
vive mon petit orgue de la cathédrale, qui, tout de même, est aussi
puissant sous ma main qu'il le serait sous celle d'un titan! Bah! je
suis un titan aussi, moi! Le génie grandit l'homme et chaque fois que
j'entonne le _Gloria in excelsis_, j'escalade le ciel!

Le bon curé prenait sérieusement son frère pour un grand homme et il
ne le grondait pas de ses accès de vanité délirante. Lui-même fêtait
le vin de _Chante-orgue_ avec l'attendrissement d'un frère qui reçoit
les adieux prolongés de son frère bien-aimé; si bien que le soleil
commençait à baisser quand on m'ordonna d'aller habiller Bibi. Je ne
répondrais pas que j'en fusse bien capable. L'hospitalité avait rempli
bien souvent mon verre et la politesse m'avait fait un devoir de ne
pas le laisser plein. Heureusement le sacristain m'aida, et, après de
longs et tendres embrassements, les deux frères baignés de larmes se
quittèrent au bas de la colline. Je montai en trébuchant sur l'échine
de Bibi.

--Est-ce que, par hasard, monsieur serait ivre? dit maître Jean en
caressant mes oreilles de sa terrible cravache.

Mais il ne me frappa point. Il avait le bras singulièrement mou et les
jambes très-lourdes, car on eut beaucoup de peine à équilibrer ses
étriers, dont l'un se trouvait alternativement plus long que l'autre.

Je ne sais point ce qui se passa jusqu'à la nuit. Je crois bien que
je ronflais tout haut sans que le maître s'en aperçût. Bibi était si
raisonnable que j'étais sans inquiétude. Là où il avait passé une
fois, il s'en souvenait toujours.

Je m'éveillai en le sentant s'arrêter brusquement et il me sembla que
mon ivresse était tout à fait dissipée, car je me rendis fort vite
compte de la situation. Maître Jean n'avait pas dormi, ou bien il
s'était malheureusement réveillé à temps pour contrarier l'instinct
de sa monture. Il l'avait engagée dans un faux chemin. Le docile
Bibi avait obéi sans résistance; mais voilà qu'il sentait le terrain
manquer devant lui et qu'il se rejetait en arrière pour ne pas se
précipiter avec nous dans l'abîme.

Je fus vite sur mes pieds, et je vis au-dessus de nous, à droite,
la roche Sanadoire toute bleue au reflet de la lune, avec son jeu
d'orgues contourné et sa couronne dentelée. Sa soeur jumelle, la roche
Tuilière, était à gauche, de l'autre côté du ravin, l'abîme entre
deux; et nous, au lieu de suivre le chemin d'en haut, nous avions pris
le sentier à mi-côte.

--Descendez, descendez! criai-je au professeur de musique. Vous ne
pouvez point passer là! c'est un sentier pour les chèvres.

--Allons donc, poltron, répondit-il d'une voix forte, Bibi n'est-il
point une chèvre?

--Non, non, maître, c'est un cheval; ne rêvez pas! Il ne peut pas et
il ne veut pas!

Et, d'un violent effort, je retirai Bibi du danger, mais non sans
l'abattre un peu sur ses jarrets, ce qui força le maître à descendre
plus vite qu'il n'eût voulu.

Ceci le mit dans une grande colère, bien qu'il n'eût aucun mal, et,
sans tenir compte de l'endroit dangereux ou nous nous trouvions, il
chercha sa cravache pour m'administrer une de ces corrections qui
n'étaient pas toujours anodines. J'avais tout mon sang-froid. Je
ramassai la cravache avant lui, et, sans respect pour la pomme
d'argent, je la jetai dans le ravin.

Heureusement pour moi, maître Jean ne s'en aperçut pas. Ses idées se
succédèrent trop rapidement.

--Ah! Bibi ne veut pas! disait-il, et Bibi ne peut pas! Bibi n'est pas
une chèvre! Eh bien, moi, je suis une gazelle!

Et, en parlant ainsi, il se prit à courir devant lui, se dirigeant
vers le précipice.

Malgré l'aversion qu'il m'inspirait dans ses accès de colère, je fus
épouvanté et m'élançai sur ses traces. Mais, au bout d'un instant,
je me tranquillisai. Il n'y avait point là de gazelle. Rien ne
ressemblait moins à ce gracieux quadrupède que le professeur à ailes
de pigeon dont la queue, ficelée d'un ruban noir, sautait d'une épaule
à l'autre avec une rapidité convulsive lorsqu'il était ému. Son habit
gris à longues basques, ses culottes de nankin et ses bottes molles le
faisaient plutôt ressembler à un oiseau de nuit.

Je le vis bientôt s'agiter au-dessus de moi; il avait quitté le
sentier à pic, il lui restait assez de raison pour ne pas songer à
descendre; il remontait en gesticulant vers la roche Sanadoire, et,
bien que le talus fût rapide, il n'était pas dangereux.

Je pris Bibi par la bride et l'aidai à virer de bord, ce qui n'était
pas facile. Puis je remontai avec lui le sentier pour regagner la
route; je comptais y retrouver maître Jean, qui avait pris cette
direction.

Je ne l'y trouvai pas, et, laissant le fidèle Bibi sur sa bonne foi,
je redescendis à pied, en droite ligne, jusqu'à la roche Sanadoire.
La lune éclairait vivement. J'y voyais comme en plein jour. Je ne fus
donc pas longtemps sans découvrir maître Jean assis sur un débris, les
jambes pendantes et reprenant haleine.

--Ah! ah! c'est toi, petit malheureux! me dit-il. Qu'as-tu fait de mon
pauvre cheval?

--Il est là, maître, il vous attend, répondis-je.

--Quoi! tu l'as sauvé? Fort bien, mon garçon! Mais comment as-tu fait
pour te sauver toi-même? Quelle effroyable chute, hein?

--Mais, monsieur le professeur, nous n'avons pas fait de chute!

--Pas de chute? L'idiot ne s'en est pas aperçu! Ce que c'est que le
vin! le vin!... O vin! vin de Chanturgue, vin de Chante-orgue... beau
petit vin musical! J'en boirais bien encore un verre! Apporte, petit!
Viens ça, doux sacristain! Frère, à la santé! A la santé des titans! A
la santé du diable!

J'étais un bon croyant. Les paroles du maître me firent frémir.

--Ne dites pas cela, maître, m'écriai-je. Revenez à vous, voyez où
vous êtes!

--Où je suis? reprit-il en promenant autour de lui ses yeux agrandis,
d'où jaillissaient les éclairs du délire; où je suis? où dis-tu que je
suis? Au fond du torrent? Je ne vois pas le moindre poisson!

--Vous êtes au pied de cette grande roche Sanadoire qui surplombe
de tous les côtés. Il pleut des pierres ici, voyez, la terre en est
couverte. N'y restons pas, maître. C'est un vilain endroit.

--Roche Sanadoire! reprit le maître en cherchant à soulever sur son
front son chapeau qu'il avait sous le bras. Roche _Sonatoire_, oui,
c'est là ton vrai nom, je te salue entre toutes les roches! Tu es le
plus beau jeu d'orgues de la création. Tes tuyaux contournés doivent
rendre des sons étranges, et la main d'un titan peut seule te faire
chanter! Mais ne suis-je pas un titan, moi? Oui, j'en suis un, et, si
un autre géant me dispute le droit de faire ici de la musique, qu'il
se montre!... Ah! ah! oui-da! Ma cravache, petit? où est ma cravache?

--Quoi donc, maître? lui répondis-je épouvanté, qu'en voulez-vous
faire? est-ce que vous voyez?...

--Oui, je vois, je le vois, le brigand! le monstre! ne le vois-tu pas
aussi?

--Non, où donc?

--Eh parbleu! là-haut, assis sur la dernière pointe de la fameuse
roche _Sonatoire_, comme tu dis!

Je ne disais rien et ne voyais rien qu'une grosse pierre jaunâtre
rongée par une mousse desséchée. Mais l'hallucination est contagieuse
et celle du professeur me gagna d'autant mieux que j'avais peur de
voir ce qu'il voyait.

--Oui, oui, lui dis-je, au bout d'un instant d'angoisse inexprimable,
je le vois, il ne bouge pas, il dort! Allons-nous-en! Attendez! Non,
non, ne bougeons pas et taisons-nous, je le vois à présent qui remue!

--Mais je veux qu'il me voie! je veux surtout qu'il m'entende! s'écria
le professeur en se levant avec enthousiasme. Il a beau être là,
perché sur son orgue, je prétends lui enseigner la musique, à ce
barbare!--Oui, attends, brute! Je vais te régaler d'un _Introït_ de ma
façon.--A moi, petit! où es-tu? Vite au soufflet! Dépêche!

--Le soufflet? Quel soufflet? Je ne vois pas...

--Tu ne vois rien! là, là, te dis-je!

Et il me montrait une grosse tige d'arbrisseau qui sortait de la roche
un peu au-dessous des tuyaux, c'est-à-dire des prismes du basalte.
On sait que ces colonnettes de pierre sont souvent tendues et comme
craquelées de distance en distance, et qu'elles se détachent avec une
grande facilité si elles reposent sur une base friable qui vienne à
leur manquer.

Les flancs de la roche Sanadoire étaient revêtus de gazon et de
plantes qu'il n'était pas prudent d'ébranler. Mais ce danger réel ne
me préoccupait nullement, j'étais tout entier au péril imaginaire
d'éveiller et d'irriter le titan. Je refusai net d'obéir. Le
maître s'emporta, et, me prenant au collet avec une force vraiment
surhumaine, il me plaça devant une pierre naturellement taillée en
tablette qu'il lui plaisait d'appeler le clavier de l'orgue.

--Joue mon _Introït_, me cria-t-il aux oreilles, joue-le, tu le sais!
Moi, je vais souffler, puisque tu n'en as pas le courage!

Et il s'élança, gravit la base herbue de la roche et se hissa jusqu'à
l'arbrisseau qu'il se mit à balancer de haut en bas comme si c'eût été
le manche d'un soufflet, en me criant:

--Allons, commence, et ne nous trompons pas! _Allegro_, mille
tonnerres! _allegro risoluto!_

--Et toi, orgue, chante! chante, _orgue_! chante _urgue!..._

Jusque-là, pensant, par moments, qu'il avait le vin gai et se moquait
de moi, j'avais eu quelque espoir de l'emmener. Mais, le voyant
souffler son orgue imaginaire avec une ardente conviction, je perdis
tout à fait l'esprit, j'entrai dans son rêve que le vin de Chanturgue
largement fêté rendait peut-être essentiellement musical. La peur fit
place à je ne sais quelle imprudente curiosité comme on l'a dans les
songes, j'étendis mes mains sur le prétendu clavier et je remuai les
doigts.

Mais alors quelque chose de vraiment extraordinaire se passa en
moi. Je vis mes mains grossir, grandir et prendre des proportions
colossales. Cette transformation rapide ne se fit pas sans me causer
une souffrance telle que je ne l'oublierai de ma vie. Et, à mesure que
mes mains devenaient celles d'un titan, le chant de l'orgue que je
croyais entendre acquérait une puissance effroyable. Maître Jean
croyait l'entendre aussi, car il me criait:

--Ce n'est pas l'_Introït_! Qu'est-ce que c'est? Je ne sais pas ce que
c'est, mais ce doit être de moi, c'est sublime!

--Ce n'est pas de vous, lui répondis-je, car nos voix devenues
titanesques couvraient les tonnerres de l'instrument fantastisque;
non, ce n'est pas de vous, c'est de moi.

Et je continuais à développer le motif étrange, sublime ou stupide,
qui surgissait dans mon cerveau. Maître Jean soufflait toujours avec
fureur et je jouais toujours avec transport; l'orgue rugissait, le
titan ne bougeait pas; j'étais ivre d'orgueil et de joie, je me
croyais à l'orgue de la cathédrale de Clermont, charmant une foule
enthousiaste, lorsqu'un bruit sec et strident comme celui d'une vitre
brisée m'arrêta net. Un fracas épouvantable et qui n'avait plus rien
de musical, se produisit au-dessus de moi, il me sembla que la roche
Sanadoire oscillait sur sa base. Le clavier reculait et le sol se
dérobait sous mes pieds. Je tombai à la renverse et je roulai au
milieu d'une pluie de pierres. Les basaltes s'écroulaient, maître
Jean, lancé avec l'arbuste qu'il avait déraciné, disparaissait sous
les débris: nous étions foudroyés.

Ne me demandez pas ce que je pensai et ce que je fis pendant les deux
ou trois heures qui suivirent: j'étais fort blessé à la tête et mon
sang m'aveuglait. Il me semblait avoir les jambes écrasées et les
reins brisés. Pourtant, je n'avais rien de grave, puisque,
après m'être traîné sur les mains et les genoux, je me trouvai
insensiblement debout et marchant devant moi. Je n'avais qu'une idée
dont j'aie gardé souvenir, chercher maître Jean; mais je ne pouvais
l'appeler, et, s'il m'eût répondu, je n'eusse pu l'entendre. J'étais
sourd et muet dans ce moment-là.

Ce fut lui qui me retrouva et m'emmena. Je ne recouvrai mes esprits
qu'auprès de ce petit lac Servières où nous nous étions arrêtés trois
jours auparavant. J'étais étendu sur le sable du rivage. Maître Jean
lavait mes blessures et les siennes, car il était fort maltraité
aussi. Bibi broutait aussi philosophiquement que de coutume, sans
s'éloigner de nous.

Le froid avait dissipé les dernières influences du fatal vin de
Chanturgue.

--Eh bien, mon pauvre petit, me dit le professeur en étanchant mon
front avec son mouchoir trempé dans l'eau glacée du lac, commences-tu
à te ravoir? peux-tu parler à présent?

--Je me sens bien, répondis-je. Et vous, maître, vous n'étiez donc pas
mort?

--Apparemment; j'ai du mal aussi, mais ce ne sera rien. Nous l'avons
échappé belle!

En essayant de rassembler mes souvenirs confus, je me mis à chanter.

--Que diable chantes-tu là? dit maître Jean surpris. Tu as une
singulière manière d'être malade, toi! Tout à l'heure, tu ne pouvais
ni parler ni entendre, et à présent monsieur siffle comme un merle!
Qu'est-ce que c'est que cette musique-là?

--Je ne sais pas, maître.

--Si fait; c'est une chose que tu sais, puisque tu la chantais quand
la roche s'est ruée sur nous.

--Je chantais dans ce moment-là? Mais non, je jouais l'orgue, le grand
orgue du titan!

--Allons, bon! te voilà fou, à présent? As-tu pu prendre au sérieux la
plaisanterie que je t'ai faite?

La mémoire me revenait très-nette.

--C'est vous qui ne vous souvenez pas, lui dis-je; vous ne plaisantiez
pas du tout. Vous souffliez l'orgue comme un beau diable!

Maître Jean avait été si réellement ivre, qu'il ne se rappelait et ne
se rappela jamais rien de l'aventure. Il n'avait été dégrisé que par
l'écroulement d'un pan de la roche Sanadoire, le danger que nous
avions couru et les blessures que nous avions reçues. Il n'avait
conscience que du motif, inconnu à lui, que j'avais chanté et de la
manière étonnante dont ce motif avait été redit cinq fois par les
échos merveilleux mais bien connus de la roche Sanadoire. Il voulut
se persuader que c'était la vibration de ma voix qui avait provoqué
l'écroulement; à quoi je lui répondis que c'était la rage obstinée
avec laquelle il avait secoué et déraciné l'arbuste qu'il avait pris
pour un manche de soufflet. Il soutint que j'avais rêvé, mais il ne
put jamais expliquer comment, au lieu de chevaucher tranquillement sur
la route, nous étions descendus à mi-côte du ravin pour nous amuser à
_folâtrer_ autour de la roche Sanadoire.

Quand nous eûmes bandé nos plaies et bu assez d'eau pour bien enterrer
le vin de Chanturgue, nous reprîmes notre route; mais nous étions si
las et si affaiblis, que nous dûmes nous arrêter à la petite auberge
au bout du désert. Le lendemain, nous étions si courbatus, qu'il nous
fallut garder le lit. Le soir, nous vîmes arriver le bon curé de
Chanturgue fort effrayé; on avait trouvé le chapeau de maître Jean
et des traces de sang sur les débris fraîchement tombés de la roche
Sanadoire. A ma grande satisfaction, le torrent avait emporté la
cravache.

Le digne homme nous soigna fort bien. Il voulait nous ramener chez
lui, mais l'organiste ne pouvait manquer à la grand'messe du dimanche
et nous revînmes à Clermont le jour suivant.

Il avait la tête encore affaiblie ou troublée quand il se retrouva
devant un orgue plus inoffensif que celui de la Sanadoire. La mémoire
lui manqua deux ou trois fois et il dut improviser, ce qu'il faisait
de son propre aveu très-médiocrement, bien qu'il se piquât de composer
des chefs-d'oeuvre à tête reposée.

A l'élévation, il se sentit pris de faiblesse et me fit signe de
m'asseoir à sa place. Je n'avais jamais joué que devant lui et je
n'avais aucune idée de ce que je pourrais devenir en musique. Maître
Jean n'avait jamais terminé une leçon sans décréter que j'étais un
âne. Un moment je fus presque aussi ému que je l'avais été devant
l'orgue du titan. Mais l'enfance a ses accès de confiance spontanée;
je pris courage, je jouai le motif qui avait frappé le maître au
moment de la catastrophe et qui, depuis ce moment-là, n'était pas
sorti de ma tête.

Ce fut un succès qui décida de toute ma vie, vous allez voir comment.

Après la messe, M. le grand vicaire, qui était un mélomane très-érudit
en musique sacrée, fit mander maître Jean dans la salle du chapitre.

--Vous avez du talent, lui dit-il, mais il ne faut point manquer de
discernement. Je vous ai déjà blâmé d'improviser ou de composer des
motifs qui ont du mérite, mais que vous placez hors de saison, tendres
ou sautillants quand ils doivent être sévères, menaçants et comme
irrités quand ils doivent être humbles et suppliants. Ainsi,
aujourd'hui, à l'élévation, vous nous avez fait entendre un véritable
chant de guerre. C'était fort beau, je dois l'avouer, mais c'était un
sabbat et non un _Adoremus_.

J'étais derrière maître Jean pendant que le grand vicaire lui parlait,
et le coeur me battait bien fort. L'organiste s'excusa naturellement
en disant qu'il s'était trouvé indisposé, et qu'un enfant de choeur,
son élève, avait tenu l'orgue à l'élévation.

--Est-ce vous, mon petit ami? dit le vicaire en voyant ma figure émue.

--C'est lui, répondit maître Jean, c'est ce petit âne!

--Ce petit âne a fort bien joué, reprit le grand vicaire en riant.
Mais pourriez-vous me dire, mon enfant, quel est ce motif qui m'a
frappé? J'ai bien vu que c'était quelque chose de remarquable, mais je
ne saurais dire où cela existe.

--Cela n'existe que dans ma tête, répondis-je avec assurance. Cela
m'est venu... dans la montagne.

--T'en est-il venu d'autres?

--Non, c'est la première fois que quelque chose m'est venu.

--Pourtant...

--Ne faites pas attention, reprit l'organiste, il ne sait ce qu'il
dit, c'est une réminiscence!

--C'est possible, mais de qui?

--De moi probablement; on jette tant d'idées au hasard quand on
compose! le premier venu ramasse les bribes!

--Vous auriez dû ne pas laisser perdre cette bribe-là, reprit le grand
vicaire avec malice; elle vaut une grosse pièce.

Il se retourna vers moi en ajoutant:

--Viens chez moi demain après ma messe basse, je veux t'examiner.

Je fus exact. Il avait eu le temps de faire ses recherches. Nulle part
il n'avait trouvé mon motif. Il avait chez lui un beau piano et me fit
improviser. D'abord je fus troublé et il ne me vint que du gâchis;
puis, peu à peu, mes idées s'éclaircirent et le prélat fut si content
de moi, qu'il manda maître Jean et me recommanda à lui comme son
protégé tout spécial. C'était lui dire que mes leçons lui seraient
bien payées. Le professeur me retira donc de la cuisine et de
l'écurie, me traita avec plus de douceur et, en peu d'années,
m'enseigna tout ce qu'il savait. Mon protecteur vit bien alors que je
pouvais aller plus loin et que le petit âne était plus laborieux et
mieux doué que son maître. Il m'envoya à Paris, où je fus, très-jeune
encore, en état de donner des leçons et de jouer dans les concerts.
Mais ce n'est pas l'histoire de ma vie entière que je vous ai promise;
ce serait trop long, et vous savez maintenant ce que vous vouliez
savoir: comment une grande frayeur, à la suite d'un accès d'ivresse,
développa en moi une faculté refoulée par la rudesse et le dédain du
maître qui eût dû la développer. Je n'en bénis pas moins son souvenir.
Sans sa vanité et son ivrognerie, qui exposèrent ma raison et ma vie
à la roche Sanadoire, ce qui couvait en moi n'en fût peut-être jamais
sorti. Cette folle aventure qui m'a fait éclore, m'a pourtant laissé
une susceptibilité nerveuse qui est une souffrance. Parfois, en
improvisant, j'imagine entendre l'écroulement du roc sur ma tête et
sentir mes mains grossir comme celles du Moïse de Michel-Ange. Cela
ne dure qu'un instant, mais cela ne s'est point guéri entièrement, et
vous voyez que l'âge ne m'en a pas débarrassé.

       *       *       *       *       *

--Mais, dit le docteur au maestro quand il eut terminé son récit,
à quoi attribuez-vous cette dilatation fictive de vos mains, cette
souffrance qui vous saisit à la roche Sanadoire avant son trop réel
écroulement?

--Je ne peux l'attribuer, répondit le maestro, qu'à des orties ou à
des ronces qui poussaient sur le prétendu clavier. Vous voyez, mes
amis, que tout est symbolique dans mon histoire. La révélation de mon
avenir fut complète: des illusions, du bruit... et des épines!



CE QUE DISENT LES FLEURS


Quand j'étais enfant, ma chère Aurore, j'étais très-tourmentée de
ne pouvoir saisir ce que les fleurs se disaient entre elles. Mon
professeur de botanique m'assurait qu'elles ne disaient rien; soit
qu'il fût sourd, soit qu'il ne voulût pas me dire la vérité, il jurait
qu'elles ne disaient rien du tout.

Je savais bien le contraire. Je les entendais babiller confusément,
surtout à la rosée du soir; mais elles parlaient trop bas pour que je
pusse distinguer leurs paroles; et puis elles étaient méfiantes, et,
quand je passais près des plates-bandes du jardin ou sur le sentier du
pré, elles s'avertissaient par une espèce de _psitt_, qui courait de
l'une à l'autre. C'était comme si l'on eût dit sur toute la ligne:
«Attention, taisons-nous! voilà l'enfant curieux qui nous écoute.»

Je m'y obstinai. Je m'exerçai à marcher si doucement, sans frôler le
plus petit brin d'herbe, qu'elles ne m'entendirent plus et que je pus
m'avancer tout près, tout près; alors, en me baissant sous l'ombre des
arbres pour qu'elles ne vissent pas la mienne, je saisis enfin des
paroles articulées.

Il fallait beaucoup d'attention; c'était de si petites voix, si
douces, si fines, que la moindre brise les emportait et que le
bourdonnement des sphinx et des noctuelles les couvrait absolument.

Je ne sais pas quelle langue elles parlaient. Ce n'était ni le
français, ni le latin qu'on m'apprenait alors; mais il se trouva que
je comprenais fort bien. Il me sembla même que je comprenais mieux ce
langage que tout ce que j'avais entendu jusqu'alors.

Un soir, je réussis à me coucher sur le sable et à ne plus rien
perdre de ce qui se disait auprès de moi dans un coin bien abrité
du parterre. Comme tout le monde parlait dans tout le jardin, il ne
fallait pas s'amuser à vouloir surprendre plus d'un secret en une
fois. Je me tins donc là bien tranquille, et voici ce que j'entendis
dans les coquelicots:

--Mesdames et messieurs, il est temps d'en finir avec cette platitude.
Toutes les plantes sont également nobles; notre famille ne le cède à
aucune autre, et, accepte qui voudra la royauté de la rose, je déclare
que j'en ai assez et que je ne reconnais à personne le droit de se
dire mieux né et plus titré que moi.

A quoi les marguerites répondirent toutes ensemble que l'orateur
coquelicot avait raison. Une d'elles, qui était plus grande que les
autres et fort belle, demanda la parole et dit:

--Je n'ai jamais compris les grands airs que prend la famille des
roses. En quoi, je vous le demande, une rose est-elle plus jolie
et mieux faite que moi? La nature et l'art se sont entendus pour
multiplier le nombre de nos pétales et l'éclat de nos couleurs. Nous
sommes même beaucoup plus riches, car la plus belle rose n'a guère
plus de deux cents pétales et nous en avons jusqu'à cinq cents. Quant
aux couleurs, nous avons le violet et presque le bleu pur que la rose
ne trouvera jamais.

--Moi, dit un grand pied d'alouette vivace, moi le prince Delphinium,
j'ai l'azur des cieux dans ma corolle, et mes nombreux parents ont
toutes les nuances du rose. La prétendue reine des fleurs a donc
beaucoup à nous envier, et, quant à son parfum si vanté...

--Ne parlez pas de cela, reprit vivement le coquelicot. Les hâbleries
du parfum me portent sur les nerfs. Qu'est-ce, je vous prie, que le
parfum? Une convention établie par les jardiniers et les papillons.
Moi, je trouve que la rose sent mauvais et que c'est moi qui embaume.

--Nous ne sentons rien, dit la marguerite, et je crois que par là
nous faisons preuve de tenue et de bon goût. Les odeurs sont des
indiscrétions ou des vanteries. Une plante qui se respecte ne
s'annonce point par des émanations. Sa beauté doit lui suffire.

--Je ne suis pas de votre avis, s'écria un gros pavot qui sentait
très-fort. Les odeurs annoncent l'esprit et la santé.

Les rires couvrirent la voix du gros pavot. Les oeillets s'en tenaient
les côtes et les résédas se pâmaient. Mais, au lieu de se fâcher, il
se remit à critiquer la forme et la couleur de la rose qui ne pouvait
répondre; tous les rosiers venaient d'être taillés et les pousses
remontantes n'avaient encore que de petits boutons bien serrés dans
leurs langes verts. Une pensée fort richement vêtue critiqua amèrement
les fleurs doubles, et, comme celles-ci étaient en majorité dans le
parterre, on commença à se fâcher. Mais il y avait tant de jalousie
contre la rose, qu'on se réconcilia pour la railler et la dénigrer. La
pensée eut même du succès quand elle compara la rose à un gros chou
pommé, donnant la préférence à celui-ci à cause de sa taille et de son
utilité. Les sottises que j'entendais m'exaspérèrent et, tout à coup,
parlant leur langue:

--Taisez-vous, m'écriai-je en donnant un coup de pied à ces sottes
fleurs. Vous ne dites rien qui vaille. Moi qui m'imaginais entendre
ici des merveilles de poésie, quelle déception vous me causez avec vos
rivalités, vos vanités et votre basse envie!

Il se fit un profond silence et je sortis du parterre.

--Voyons donc, me disais-je, si les plantes rustiques ont plus de
bon sens que ces péronnelles cultivées, qui, en recevant de nous une
beauté d'emprunt, semblent avoir pris nos préjugés et nos travers.

Je me glissai dans l'ombre de la haie touffue, me dirigeant vers la
prairie; je voulais savoir si les spirées qu'on appelle reine des prés
avaient aussi de l'orgueil et de l'envie. Mais je m'arrêtai auprès
d'un grand églantier dont toutes les fleurs parlaient ensemble.

--Tâchons de savoir, pensai-je, si la rose sauvage dénigre la rose à
cent feuilles et méprise la rose pompon.

Il faut vous dire que, dans mon enfance, on n'avait pas créé toutes
ces variétés de roses que les jardiniers savants ont réussi à produire
depuis par la greffe et les semis. La nature n'en était pas plus
pauvre pour cela. Nos buissons étaient remplis de variétés nombreuses
de roses à l'état rustique: la _canina_, ainsi nommée parce qu'on
la croyait un remède contre la morsure des chiens enragés; la rose
canelle, la musquée, la _rubiginosa_ ou rouillée, qui est une des plus
jolies; la rose pimprenelle, la _tomentosa_ ou cotonneuse, la rose
alpine, etc., etc. Puis, dans les jardins, nous avions des espèces
charmantes à peu près perdues aujourd'hui, une panachée rouge et blanc
qui n'était pas très-fournie en pétales, mais qui montrait sa couronne
d'étamines d'un beau jaune vif et qui avait le parfum de la bergamote.
Elle était rustique au possible, ne craignant ni les étés secs ni les
hivers rudes; la rose pompon, grand et petit modèle, qui est devenue
excessivement rare; la petite rose de mai, la plus précoce et
peut-être la plus parfumée de toutes, qu'on demanderait en vain
aujourd'hui dans le commerce, la rose de Damas ou de Provins que nous
savions utiliser et qu'on est obligé, à présent, de demander au midi
de la France; enfin, la rose à cent feuilles ou, pour mieux dire,
à cent pétales, dont la patrie est inconnue et que l'on attribue
généralement à la culture.

C'est cette rose _centifolia_ qui était alors, pour moi comme pour
tout le monde, l'idéal de la rose, et je n'étais pas persuadée, comme
l'était mon précepteur, qu'elle fût un monstre dû à la science des
jardiniers. Je lisais dans mes poètes que la rose était de toute
antiquité le type de la beauté et du parfum. A coup sûr, ils ne
connaissaient pas nos roses thé qui ne sentent plus la rose, et toutes
ces variétés charmantes qui, de nos jours, ont diversifié à l'infini,
mais en l'altérant essentiellement, le vrai type de la rose. On
m'enseignait alors la botanique. Je n'y mordais qu'à ma façon. J'avais
l'odorat fin et je voulais que le parfum fût un des caractères
essentiels de la plante; mon professeur, qui prenait du tabac, ne
m'accordait pas ce critérium de classification. Il ne sentait plus que
le tabac, et, quand il flairait une autre plante, il lui communiquait
des propriétés sternutatoires tout à fait avilissantes. J'écoutai donc
de toutes mes oreilles ce que disaient les églantiers au-dessus de
ma tête, car, dès les premiers mots que je pus saisir, je vis qu'ils
parlaient des origines de la rose.

--Reste ici, doux zéphyr, disaient-ils, nous sommes fleuris. Les
belles roses du parterre dorment encore dans leurs boutons verts.
Vois, nous sommes fraîches et riantes, et, si tu nous berces un peu,
nous allons répandre des parfums aussi suaves que ceux de notre
illustre reine.

J'entendis alors le zéphyr qui disait:

--Taisez-vous, vous n'êtes que des enfants du Nord. Je veux bien
causer un instant avec vous, mais n'ayez pas l'orgueil de vous égaler
à la reine des fleurs.

--Cher zéphyr, nous la respectons et nous l'adorons, répondirent les
fleurs de l'églantier; nous savons comme les autres fleurs du jardin
en sont jalouses. Elles prétendent qu'elle n'est rien de plus que
nous, qu'elle est fille de l'églantier et ne doit sa beauté qu'à la
greffe et à la culture. Nous sommes des ignorantes et ne savons pas
répondre. Dis-nous, toi qui es plus ancien que nous sur la terre, si
tu connais la véritable origine de la rose.

--Je vous la dirai, car c'est ma propre histoire; écoutez-la, et ne
l'oubliez jamais.

Et le zéphyr raconta ceci:

--Au temps où les êtres et les choses de l'univers parlaient encore la
langue des dieux, j'étais le fils aîné du roi des orages. Mes ailes
noires touchaient les deux extrémités des plus vastes horizons, ma
chevelure immense s'emmêlait aux nuages. Mon aspect était épouvantable
et sublime, j'avais le pouvoir de rassembler les nuées du couchant
et de les étendre comme un voile impénétrable entre la terre et le
soleil.

»Longtemps je régnai avec mon père et mes frères sur la planète
inféconde. Notre mission était de détruire et de bouleverser. Mes
frères et moi, déchaînés sur tous les points de ce misérable petit
monde, nous semblions ne devoir jamais permettre à la vie de paraître
sur cette scorie informe que nous appelons aujourd'hui la terre des
vivants. J'étais le plus robuste et le plus furieux de tous. Quand le
roi mon père était las, il s'étendait sur le sommet des nuées et
se reposait sur moi du soin de continuer l'oeuvre de l'implacable
destruction. Mais, au sein de cette terre, inerte encore, s'agitait un
esprit, une divinité puissante, l'esprit de la vie, qui voulait être,
et qui, brisant les montagnes, comblant les mers, entassant les
poussières, se mit un jour à surgir de toutes parts. Nos efforts
redoublèrent et ne servirent qu'à hâter l'éclosion d'une foule d'êtres
qui nous échappaient par leur petitesse ou nous résistaient par leur
faiblesse même; d'humbles plantes flexibles, de minces coquillages
flottants prenaient place sur la croûte encore tiède de l'écorce
terrestre, dans les limons, dans les eaux, dans les détritus de tout
genre. Nous roulions en vain les flots furieux sur ces créations
ébauchées. La vie naissait et apparaissait sans cesse sous des formes
nouvelles, comme si le génie patient et inventif de la création eût
résolu d'adapter les organes et les besoins de tous les êtres au
milieu tourmenté que nous leur faisions.

»Nous commencions à nous lasser de cette résistance passive en
apparence, irréductible en réalité. Nous détruisions des races
entières d'êtres vivants, d'autres apparaissaient organisés pour nous
subir sans mourir. Nous étions épuisés de rage. Nous nous retirâmes
sur le sommet des nuées pour délibérer et demander à notre père des
forces nouvelles.

»Pendant qu'il nous donnait de nouveaux ordres, la terre un instant
délivrée de nos fureurs se couvrit de plantes innombrables où des
myriades d'animaux ingénieusement conformés dans leurs différents
types, cherchèrent leur abri et leur nourriture dans d'immenses forêts
ou sur les flancs de puissantes montagnes, ainsi que dans les eaux
épurées de lacs immenses.

»--Allez, nous dit mon père, le roi des orages, voici la terre qui
s'est parée comme une fiancée pour épouser le soleil. Mettez-vous
entre eux. Entassez les nuées énormes, mugissez, et que votre souffle
renverse les forêts, aplanisse les monts et déchaîne les mers. Allez,
et ne revenez pas, tant qu'il y aura encore un être vivant, une plante
debout sur cette arène maudite où la vie prétend s'établir en dépit de
nous.

»Nous nous dispersâmes comme une semence de mort sur les deux
hémisphères, et moi, fendant comme un aigle le rideau des nuages, je
m'abattis sur les antiques contrées de l'extrême Orient, là où de
profondes dépressions du haut plateau asiatique s'abaissant vers
la mer sous un ciel de feu, font éclore, au sein d'une humidité
énergique, les plantes gigantesques et les animaux redoutables.
J'étais reposé des fatigues subies, je me sentais doué d'une force
incommensurable, j'étais fier d'apporter le désordre et la mort à tous
ces faibles qui semblaient me braver. D'un coup d'aile, je rasais
toute une contrée; d'un souffle, j'abattais toute une forêt, et je
sentais en moi une joie aveugle, enivrée, la joie d'être plus fort que
toutes les forces de la nature.

»Tout à coup un parfum passa en moi comme par une aspiration inconnue
à mes organes, et, surpris d'une sensation si nouvelle, je m'arrêtai
pour m'en rendre compte. Je vis alors pour la première fois un être
qui était apparu sur la terre en mon absence, un être frais, délicat,
imperceptible, la rose!

»Je fondis sur elle pour l'écraser. Elle plia, se coucha sur l'herbe
et me dit:

»--Prends pitié! je suis si belle et si douce! respire-moi, tu
m'épargneras.

»Je la respirai et une ivresse soudaine abattit ma fureur. Je me
couchai sur l'herbe et je m'endormis auprès d'elle.

»Quand je m'éveillai, la rose s'était relevée et se balançait
mollement, bercée par mon haleine apaisée.

»--Sois mon ami, me dit-elle. Ne me quitte plus. Quand tes ailes
terribles sont pliées, je t'aime et te trouve beau. Sans doute tu es
le roi de la forêt. Ton souffle adouci est un chant délicieux. Reste
avec moi, ou prends-moi avec toi, afin que j'aille voir de plus près
le soleil et les nuages.

»Je mis la rose dans mon sein et je m'envolai avec elle. Mais bientôt
il me sembla qu'elle se flétrissait; alanguie, elle ne pouvait plus
me parler; son parfum, cependant, continuait à me charmer, et moi,
craignant de l'anéantir, je volais doucement, je caressais la cime des
arbres, j'évitais le moindre choc. Je remontai ainsi avec précaution
jusqu'au palais de nuées sombres où m'attendait mon père.

»--Que veux-tu? me dit-il, et pourquoi as-tu laissé debout cette forêt
que je vois encore sur les rivages de l'Inde? Retourne l'exterminer au
plus vite.

»--Oui, répondis-je en lui montrant la rose, mais laisse-moi te
confier ce trésor que je veux sauver.

»--Sauver! s'écria-t-il en rugissant de colère; tu veux sauver quelque
chose?

»Et, d'un souffle, il arracha de ma main la rose, qui disparut dans
l'espace en semant ses pétales flétries.

»Je m'élançai pour ressaisir au moins un vestige; mais le roi, irrité
et implacable, me saisit à mon tour, me coucha, la poitrine sur
son genou, et, avec violence, m'arracha mes ailes, dont les plumes
allèrent dans l'espace rejoindre les feuilles dispersées de la rose.

»--Misérable enfant, me dit-il, tu as connu la pitié, tu n'es plus mon
fils. Va-t'en rejoindre sur la terre le funeste esprit de la vie qui
me brave, nous verrons s'il fera de toi quelque chose, à présent que,
grâce à moi, tu n'es plus rien.

»Et, me lançant dans les abîmes du vide, il m'oublia à jamais.

»Je roulai jusqu'à la clairière et me trouvai anéanti à côté de la
rose, plus riante et plus embaumée que jamais.

»--Quel est ce prodige? Je te croyais morte et je te pleurais. As-tu
le don de renaître après la mort?

»--Oui, répondit-elle, comme toutes les créatures que l'esprit de vie
féconde. Vois ces boutons qui m'environnent. Ce soir, j'aurai perdu
mon éclat et je travaillerai à mon renouvellement, tandis que mes
soeurs te charmeront de leur beauté et te verseront les parfums de
leur journée de fête. Reste avec nous; n'es-tu pas notre compagnon et
notre ami?

»J'étais si humilié de ma déchéance, que j'arrosais de mes larmes
cette terre à laquelle je me sentais à jamais rivé. L'esprit de la vie
sentit mes pleurs et s'en émut. Il m'apparut sous la forme d'un ange
radieux et me dit:

»--Tu as connu la pitié, tu as eu pitié de la rose, je veux avoir
pitié de toi. Ton père est puissant, mais je le suis plus que lui, car
il peut détruire et, moi, je peux créer.

»En parlant ainsi, l'être brillant me toucha et mon corps devint celui
d'un bel enfant avec un visage semblable au coloris de la rose. Des
ailes de papillon sortirent de mes épaules et je me mis à voltiger
avec délices.

»--Reste avec les fleurs, sous le frais abri des forêts, me dit la
fée. A présent, ces dômes de verdure te cacheront et te protégeront.
Plus tard, quand j'aurai vaincu la rage des éléments, tu pourras
parcourir la terre, où tu seras béni par les hommes et chanté par les
poëtes.--Quant à toi, rose charmante qui, la première as su désarmer
la fureur par la beauté, sois le signe de la future réconciliation
des forces aujourd'hui ennemies de la nature. Tu seras aussi
l'enseignement des races futures, car ces races civilisées voudront
faire servir toutes choses à leurs besoins. Mes dons les plus
précieux, la grâce, la douceur et la beauté risqueront de leur sembler
d'une moindre valeur que la richesse et la force. Apprends-leur,
aimable rose, que la plus grande et la plus légitime puissance est
celle qui charme et réconcilie. Je te donne ici un titre que les
siècles futurs n'oseront pas t'ôter. Je te proclame reine des fleurs;
les royautés que j'institue sont divines et n'ont qu'un moyen
d'action, le charme.

»Depuis ce jour, j'ai vécu en paix avec le ciel, chéri des hommes, des
animaux et des plantes; ma libre et divine origine me laisse le choix
de résider où il me plaît, mais je suis trop l'ami de la terre et le
serviteur de la vie à laquelle mon souffle bienfaisant contribue, pour
quitter cette terre chérie où mon premier et éternel amour me retient.
Oui, mes chères petites, je suis le fidèle amant de la rose et par
conséquent votre frère et votre ami.»

--En ce cas, s'écrièrent toutes les petites roses de l'églantier,
donne-nous le bal et réjouissons-nous en chantant les louanges de
madame la reine, la rose à cent feuilles de l'Orient.

Le zéphyr agita ses jolies ailes et ce fut au-dessus de ma tête une
danse effrénée, accompagnée de frôlements de branches et de claquement
de feuilles en guise de timbales et de castagnettes: il arriva bien à
quelques petites folles de déchirer leur robe de bal et de semer leurs
pétales dans mes cheveux; mais elles n'y firent pas attention et
dansèrent de plus belle en chantant:

--Vive la belle rose dont la douceur a vaincu le fils des orages! vive
le bon zéphyr qui est resté l'ami des fleurs!

Quand je racontai à mon précepteur ce que j'avais entendu, il déclara
que j'étais malade et qu'il fallait m'administrer un purgatif. Mais ma
grand'mère m'en préserva en lui disant:

--Je vous plains si vous n'avez jamais entendu ce que disent les
roses. Quant à moi, je regrette le temps où je l'entendais. C'est une
faculté de l'enfance. Prenez garde de confondre les facultés avec les
maladies!



LE MARTEAU ROUGE


J'ai trahi pour vous, mes enfants, le secret du vent et des roses. Je
vais vous raconter maintenant l'histoire d'un caillou. Mais je vous
tromperais si je vous disais que les cailloux parlent comme les
fleurs. S'ils disent quelque chose, lorsqu'on les frappe, nous ne
pouvons l'entendre que comme un bruit sans paroles. Tout dans la
nature a une voix, mais nous ne pouvons attribuer la parole qu'aux
êtres. Une fleur est un être pourvu d'organes et qui participe
largement à la vie universelle. Les pierres ne vivent pas, elles ne
sont que les ossements d'un grand corps, qui est la planète, et, ce
grand corps, on peut le considérer comme un être; mais les fragments
de son ossature ne sont pas plus des êtres par eux-mêmes qu'une
phalange de nos doigts ou une portion de notre crâne n'est un être
humain.

C'était pourtant un beau caillou, et ne croyez pas que vous eussiez
pu le mettre dans votre poche, car il mesurait peut-être un mètre sur
toutes ses faces. Détaché d'une roche de cornaline, il était cornaline
lui-même, non pas de la couleur de ces vulgaires silex sang de boeuf
qui jonchent nos chemins, mais d'un rose chair veiné de parties
ambrées, et transparent comme un cristal. Vitrification splendide,
produite par l'action des feux plutoniens sur l'écorce siliceuse de
la terre, il avait été séparé de sa roche par une dislocation, et il
brillait au soleil, au milieu des herbes, tranquille et silencieux
depuis des siècles dont je ne sais pas le compte. La fée Hydrocharis
vint enfin un jour à le remarquer. La fée Hydrocharis (beauté des
eaux) était amoureuse des ruisseaux clairs et tranquilles, parce
qu'elle y faisait pousser ses plantes favorites, que je ne vous
nommerai pas, vu que vous les connaissez maintenant et que vous les
chérissez aussi.

La fée avait du dépit, car, après une fonte de neiges assez
considérable sur les sommets de montagnes, le ruisseau avait ensablé
de ses eaux troublées et grondeuses les tapis de fleurs et de verdure
que la fée avait caressés et bénis la veille. Elle s'assit sur le gros
caillou et, contemplant le désastre, elle se fit ce raisonnement:

--La fée des glaciers, ma cruelle ennemie, me chassera de cette
région, comme elle m'a chassée déjà des régions qui sont au-dessus
et qui, maintenant, ne sont plus que des amas de ruines. Ces roches
entraînées par les glaces, ces moraines stériles où la fleur ne
s'épanouit plus, où l'oiseau ne chante plus, où le froid et la mort
règnent stupidement, menacent de s'étendre sur mes riants herbages
et sur mes bosquets embaumés. Je ne puis résister, le néant veut
triompher ici de la vie, le destin aveugle et sourd est contre moi.
Si je connaissais, au moins, les projets de l'ennemi, j'essayerais de
lutter. Mais ces secrets ne sont confiés qu'aux ondes fougueuses dont
les mille voix confuses me sont inintelligibles. Dès qu'elles arrivent
à mes lacs et à mes étangs, elles se taisent, et, sur mes pentes
sinueuses, elles se laissent glisser sans bruit. Comment les décider à
parler de ce qu'elles savent des hautes régions d'où elles descendent
et où il m'est interdit de pénétrer?

La fée se leva, réfléchit encore, regarda autour d'elle et accorda
enfin son attention au caillou qu'elle avait jusque-là méprisé comme
une chose inerte et stérile. Il lui vint alors une idée, qui était de
placer ce caillou sur le passage incliné du ruisseau. Elle ne prit pas
la peine de pousser le bloc, elle souffla dessus, et le bloc se mit en
travers de l'eau courante, debout sur le sable où il s'enfonça par son
propre poids, de manière à y demeurer solidement fixé. Alors, la fée
regarda et écouta.

Le ruisseau, évidemment irrité de rencontrer cet obstacle, le frappa
d'abord brutalement pour le chasser de son chemin; puis il le
contourna et se pressa sur ses flancs jusqu'à ce qu'il eût réussi à se
creuser une rigole de chaque côté, et il se précipita dans ces rigoles
en exhalant une sourde plainte.

--Tu ne dis encore rien qui vaille, pensa la fée, mais je vais
t'emprisonner si bien que je te forcerai de me répondre.

Alors, elle donna une chiquenaude au bloc de cornaline qui se fendit
en quatre. C'est si puissant un doigt de fée! L'eau, rencontrant
quatre murailles au lieu d'une, s'y laissa choir, et, bondissant de
tous côtés en ruisselets entrecoupés, il se mit à babiller comme un
fou, jetant ses paroles si vite, que c'était un bredouillage insensé,
impossible.

La fée cassa encore une fois le bloc et des quatre morceaux en fit
huit qui, divisant encore le cours de l'eau, la forcèrent à se calmer
et à murmurer discrètement. Alors, elle saisit son langage, et, comme
les ruisseaux sont de nature indiscrète et babillarde, elle apprit
que la reine des glaciers avait résolu d'envahir son domaine et de la
chasser encore plus loin.

Hydrocharis prit alors toutes ses plantes chéries dans sa robe tissue
de rayons de soleil, et s'éloigna, oubliant au milieu de l'eau les
pauvres débris du gros caillou, qui restèrent là jusqu'à ce que les
eaux obstinées les eussent emportés ou broyés.

Rien n'est philosophe et résigné comme un caillou. Celui dont j'essaye
de vous dire l'histoire n'était plus représenté un peu dignement que
par un des huit morceaux, lequel était encore gros comme votre tête,
et, à peu près aussi rond, vu que les eaux qui avaient émietté les
autres, l'avaient roulé longtemps. Soit qu'il eût eu plus de chance,
soit qu'on eût eu des égards pour lui, il était arrivé beau, luisant
et bien poli jusqu'à la porte d'une hutte de roseaux où vivaient
d'étranges personnages.

C'était des hommes sauvages, vêtus de peaux de bêtes, portant de
longues barbes et de longs cheveux, faute de ciseaux pour les couper,
ou parce qu'ils se trouvaient mieux ainsi, et peut-être n'avaient-ils
pas tort. Mais, s'ils n'avaient pas encore inventé les ciseaux, ce
dont je ne suis pas sûr, ces hommes primitifs n'en étaient pas moins
d'habiles couteliers. Celui qui habitait la hutte était même un
armurier recommandable.

Il ne savait pas utiliser le fer, mais les cailloux grossiers
devenaient entre ses mains des outils de travail ingénieux ou des
armes redoutables. C'est vous dire que ces gens appartenaient à la
race de l'âge de pierre qui se confond dans la nuit des temps avec les
premiers âges de l'occupation celtique. Un des enfants de l'armurier
trouva sous ses pieds le beau caillou amené par le ruisseau, et,
croyant que c'était un des nombreux éclats ou morceaux de rebut jetés
çà et là autour de l'atelier de son père, il se mit à jouer avec et
à le faire rouler. Mais le père, frappé de la vive couleur et de la
transparence de cet échantillon, le lui ôta des mains et appela ses
autres enfants et apprentis pour l'admirer. On ne connaissait dans
le pays environnant aucune roche d'où ce fragment pût provenir.
L'armurier recommanda à son monde de bien surveiller les cailloux que
charriait le ruisseau; mais ils eurent beau chercher et attendre, ils
n'en trouvèrent pas d'autre et celui-ci resta dans l'atelier comme un
objet des plus rares et des plus précieux.

A quelques jours de là, un homme bleu descendit de la colline et somma
l'armurier de lui livrer sa commande. Cet homme bleu, qui était blanc
en dessous, avait la figure et le corps peints avec le suc d'une
plante qui fournissait aux chefs et aux guerriers ce que les Indiens
d'aujourd'hui appellent encore leur peinture de guerre. Il était donc
de la tête aux pieds d'un beau bleu d'azur et la famille de l'armurier
le contemplait avec admiration et respect.

Il avait commandé une hache de silex, la plus lourde et la plus
tranchante qui eût été jamais fabriquée depuis l'âge du renne, et
cette arme formidable lui fut livrée, moyennant le prix de deux peaux
d'ours, selon qu'il avait été convenu. L'homme bleu ayant payé, allait
se retirer, lorsque l'armurier lui montra son caillou de cornaline
en lui proposant de le façonner pour lui en hache ou en casse-tête.
L'homme bleu, émerveillé de la beauté de la matière, demanda un
casse-tête qui serait en même temps un couteau propre à dépecer les
animaux après les avoir assommés. On lui fabriqua donc avec ce caillou
merveilleux un outil admirable auquel, à force de patience, on put
même donner le poli jusqu'alors inconnu à une industrie encore privée
de meules; et, pour porter au comble la satisfaction de l'homme bleu,
un des fils de l'armurier, enfant très-adroit et très-artiste, dessina
avec une pointe faite d'un éclat, la figure d'un daim sur un des côtés
de la lame. Un autre, apprenti très-habile au montage, enchâssa l'arme
dans un manche de bois fendu par le milieu et assujetti aux extrémités
par des cordes de fibres végétales très-finement tressées et d'une
solidité à toute épreuve.

L'homme bleu donna douze peaux de daim pour cette merveille et
l'emporta, triomphant, dans sa mardelle immense, car il était un grand
chef de clan, enrichi à la chasse et souvent victorieux à la guerre.

Vous savez ce qu'est une mardelle: vous avez vu ces grands trous
béants au milieu de nos champs, aujourd'hui cultivés, jadis couverts
d'étangs et de forêts. Plusieurs ont de l'eau au fond tandis qu'à un
niveau plus élevé, on a trouvé des cendres, des os, des débris de
poteries et des pierres disposées en foyer.

On peut croire que les peuples primitifs aimaient à demeurer sur
l'eau, témoins les cités lacustres trouvées en si grand nombre et dont
vous avez entendu beaucoup parler.

Moi, j'imagine que, dans les pays de plaine comme les nôtres, où l'eau
est rare, on creusait le plus profondément possible, et, autant que
possible, aussi dans le voisinage d'une source. On détournait au
besoin le cours d'un faible ruisseau et on l'emmagasinait dans ces
profonds réservoirs, puis l'on bâtissait sur pilotis une spacieuse
demeure, qui s'élevait comme un îlot dans un entonnoir et dont les
toits inaperçus ne s'élevaient pas au-dessus du niveau du sol, toutes
conditions de sécurité contre le parcours des bêtes sauvages ou
l'invasion des hordes ennemies.

Quoi qu'il en soit, l'homme bleu résidait dans une grande mardelle (on
dit aussi margelle), entourée de beaucoup d'autres plus petites et
moins profondes, où plusieurs familles s'étaient établies pour obéir à
ses ordres en bénéficiant de sa protection. L'homme bleu fit le tour
de toutes ces citernes habitées, franchit, pour entrer chez ses
clients, les arbres jetés en guise de ponts, se chauffa à tous les
foyers, causa amicalement avec tout le monde, montrant sa merveilleuse
hache rose, et laissant volontiers croire qu'il l'avait reçue en
présent de quelque divinité. Si on le crut, ou si l'on feignit de le
croire, je l'ignore; mais la hache rose fut regardée comme un talisman
d'une invincible puissance, et, lorsque l'ennemi se présenta pour
envahir la tribu, tous se portèrent au combat avec une confiance
exaltée. La confiance fait la bravoure et la bravoure fait la force.
L'ennemi fut écrasé, la hache rose du grand chef devint pourpre dans
le sang des vaincus. Une gloire nouvelle couronna les anciennes
gloires de l'homme bleu, et, dans sa terreur, l'ennemi lui donna le
nom de _Marteau-Rouge_, que sa tribu et ses descendants portèrent
après lui.

Ce marteau lui porta bonheur car il fut vainqueur dans toutes ses
guerres comme dans toutes ses chasses, et mourut, plein de jours,
sans avoir été victime d'aucun des hasards de sa vie belliqueuse.
On l'enterra sous une énorme butte de terre et de sable suivant la
coutume du temps, et, malgré le désir effréné qu'avaient ses héritiers
de posséder le marteau rouge, on enterra le marteau rouge avec lui.
Ainsi le voulait la loi religieuse conservatrice du respect dû aux
morts.

Voilà donc notre caillou rejeté dans le néant des ténèbres après une
courte période de gloire et d'activité. La tribu du Marteau-Rouge eut
lieu de regretter la sépulture donnée au talisman, car les tribus
ennemies, longtemps épouvantées par la vaillance du grand chef,
revinrent en nombre et dévastèrent les pays de chasse, enlevèrent les
troupeaux et ravagèrent même les habitations.

Ces malheurs décidèrent un des descendants de Marteau-Rouge 1er à
violer la sépulture de son aïeul, à pénétrer la nuit dans son caveau
et à enlever secrètement le talisman, qu'il cacha avec soin dans sa
mardelle. Comme il ne pouvait avouer à personne cette profanation, il
ne pouvait se servir de cette arme excellente et ranimer le courage de
son clan, en la faisant briller au soleil des batailles. N'étant plus
secouée par un bras énergique et vaillant,--le nouveau possesseur
était plus superstitieux que brave,--elle perdit sa vertu, et la
tribu, vaincue, dispersée, dut aller chercher en d'autres lieux des
établissements nouveaux. Ses mardelles conquises furent occupées par
le vainqueur, et des siècles s'écoulèrent sans que le fameux marteau
enterré entre deux pierres fût exhumé. On l'oublia si bien, que, le
jour où une vieille femme, en poursuivant un rat dans sa cuisine, le
retrouva intact, personne ne put lui dire à quoi ce couteau de pierre
avait pu servir. L'usage de ces outils s'était perdu. On avait appris
à fondre et à façonner le bronze, et, comme ces peuples n'avaient pas
d'histoire, ils ne se souvenaient pas des services que le silex leur
avait rendus.

Toutefois, la vieille femme trouva le marteau joli et l'essaya pour
râper les racines qu'elle mettait dans sa soupe. Elle le trouva
commode, bien que le temps et l'humidité l'eussent privé de son beau
manche à cordelettes. Il était encore coupant. Elle en fit son couteau
de prédilection. Mais, après elle, des enfants voulurent s'en servir
et l'ébrêchèrent outrageusement.

Quand vint l'âge du fer, cet ustensile méprisé fut oublié sur le bord
de la margelle tarie et à demi comblée. On construisait de nouvelles
habitations à fleur de terre avec des cultures autour. On connaissait
la bêche et la cognée, on parlait, on agissait, on pensait autrement
que par le passé. Le glorieux marteau rouge redevînt simple caillou et
reprit son sommeil impassible dans l'herbe des prairies.

Bien des siècles se passèrent encore lorsqu'un paysan chasseur qui
poursuivait un lièvre réfugié dans la mardelle, et qui, pour mieux
courir, avait quitté ses sabots, se coupa l'orteil sur une des faces
encore tranchantes du marteau rouge. Il le ramassa, pensant en faire
des pierres pour son fusil, et l'apporta chez lui, où il l'oublia dans
un coin. A l'époque des vendanges, il s'en servit pour caler sa cuve;
après quoi, il le jeta dans son jardin, où les choux, ces fiers
occupants d'une terre longtemps abandonnée à elle-même, le couvrirent
de leur ombre et lui permirent de dormir encore à l'abri du caprice de
l'homme.

Cent ans plus tard, un jardinier le rencontra sous sa bêche, et,
comme le jardin du paysan s'était fondu dans un parc seigneurial, ce
jardinier porta sa trouvaille au châtelain, en lui disant:

--Ma foi, monsieur le comte, je crois bien que j'ai trouvé dans mes
planches d'asperges un de ces marteaux anciens dont vous êtes curieux.

M. le comte complimenta son jardinier sur son _oeil_ d'antiquaire et
fit grand cas de sa découverte. Le marteau rouge était un des plus
beaux spécimens de l'antique industrie de nos pères, et, malgré les
outrages du temps, il portait la trace indélébile du travail de
l'homme à un degré remarquable. Tous les amis de la maison et tous les
antiquaires du pays l'admirèrent. Son âge devint un sujet de grande
discussion. Il était en partie dégrossi et taillé au silex comme les
spécimens des premiers âges, en partie façonné et poli comme ceux
d'un temps moins barbare. Il appartenait évidemment à un temps de
transition, peut-être avait-il été apporté par des émigrants; à coup
sûr, dirent les géologues, il n'a pas été fabriqué dans le pays, car
il n'y a pas de trace de cornaline bien loin à la ronde.

Les géologues n'oublièrent qu'une chose, c'est que les eaux sont
des conducteurs de minéraux de toute sorte, et les antiquaires ne
songèrent pas à se demander si l'histoire des faits industriels
n'étaient pas démentie à chaque instant par des tentatives
personnelles dues au caprice ou au génie de quelque artisan mieux
doué que les autres. La figure tracée sur la lame présentait encore
quelques linéaments qui furent soigneusement examinés. On y voyait
bien encore l'intention de représenter un animal. Mais était-ce un
cheval, un cerf, un ours des cavernes ou un mammouth?

Quand on eut bien examiné et interrogé le marteau rouge, on le plaça
sur un coussinet de velours. C'était la plus curieuse pièce de la
collection de M. le comte. Il eut la place d'honneur et la conserva
pendant une dizaine d'années.

Mais M. le comte vint à mourir sans enfants, et madame la comtesse
trouva que le défunt avait dépensé pour ses collections beaucoup
d'argent qu'il eût mieux employé à lui acheter des dentelles et à
renouveler ses équipages. Elle fit vendre toutes ces antiquailles,
pressée qu'elle était d'en débarrasser les chambres de son château.
Elle ne conserva que quelques gemmes gravées et quelques médailles
d'or qu'elle pouvait utiliser pour sa parure, et, comme le marteau
rouge était tiré d'une cornaline particulièrement belle, elle le
confia à un lapidaire chargé de le tailler en plaques destinées à un
fermoir de ceinture.

Quand les fragments du marteau rouge furent taillés et montés, madame
trouva la chose fort laide et la donna à sa petite nièce âgée de six
ans qui en orna sa poupée. Mais ce bijou trop lourd et trop grand ne
lui plut pas longtemps et elle imagina d'en faire de la soupe. Oui
vraiment, mes enfants, de la soupe pour les poupées. Vous savez mieux
que moi que la soupe aux poupées se compose de choses très-variées:
des fleurs, des graines, des coquilles, des haricots blancs et rouges,
tout est bon quand cela est cuit à point dans un petit vase de
fer-blanc sur un feu imaginaire. La petite nièce manquant de carottes
pour son pot-au-feu, remarqua la belle couleur de la cornaline, et, à
l'aide d'un fer à repasser, elle la broya en mille petits morceaux qui
donnèrent très-bonne mine à la soupe et que la poupée eût dû trouver
succulente.

Si le marteau rouge eût été un être, c'est-à-dire s'il eût pu penser,
quelles réflexions n'eût-il pas faites sur son étrange destinée? Avoir
été montagne, et puis bloc; avoir servi sous cette forme à l'oeuvre
mystérieuse d'une fée, avoir forcé un ruisseau à révéler les secrets
du génie des cimes glacées; avoir été, plus tard, le palladium d'une
tribu guerrière, la gloire d'un peuple, le sceptre d'un homme bleu;
être descendu à l'humble condition de couteau de cuisine jusqu'à
ratisser, Dieu sait quels légumes, chez un peuple encore sauvage;
avoir retrouvé une sorte de gloire dans les mains d'un antiquaire,
jusqu'à se pavaner sur un socle de velours aux yeux des amateurs
émerveillés: et tout cela pour devenir carotte fictive dans les mains
d'un enfant, sans pouvoir seulement éveiller l'appétit dédaigneux
d'une poupée!

Le marteau rouge n'était pourtant pas absolument anéanti. Il en était
resté un morceau gros comme une noix que le valet de chambre ramassa
en balayant et qu'il vendit cinquante centimes au lapidaire. Avec ce
dernier fragment, le lapidaire fit trois bagues qu'il vendit un franc
chacune. C'est très-joli, une bague de cornaline, mais c'est vite
cassé et perdu. Une seule existe encore, elle a été donnée à une
petite fille soigneuse qui la conserve précieusement sans se douter
qu'elle possède la dernière parcelle du fameux marteau rouge, lequel
n'était lui-même qu'une parcelle de la roche aux fées.

Tel est le sort des choses. Elles n'existent que par le prix que nous
y attachons, elles n'ont point d'âme qui les fasse renaître, elles
deviennent poussière; mais, sous cette forme, tout ce qui possède la
vie les utilise encore. La vie se sert de tout, et ce que le temps et
l'homme détruisent renaît sous des formes nouvelles, grâce à cette fée
qui ne laisse rien perdre, qui répare tout et qui recommence tout ce
qui est défait. Cette reine des fées, vous la connaissez fort bien:
c'est la nature.



LA FÉE POUSSIÈRE


Autrefois, il y a bien longtemps, mes chers enfants, j'étais jeune
et j'entendais souvent les gens se plaindre d'une importune petite
vieille qui entrait par les fenêtres quand on l'avait chassée par les
portes. Elle était si fine et si menue, qu'on eût dit qu'elle flottait
au lieu de marcher, et mes parents la comparaient à une petite fée.
Les domestiques la détestaient et la renvoyaient à coups de plumeau,
mais on ne l'avait pas plus tôt délogée d'une place qu'elle
reparaissait à une autre.

Elle portait toujours une vilaine robe grise traînante et une sorte
de voile pâle que le moindre vent faisait voltiger autour de sa tête
ébouriffée en mèches jaunâtres.

A force d'être persécutée, elle me faisait pitié et je la laissais
volontiers se reposer dans mon petit jardin, bien qu'elle abîmât
beaucoup mes fleurs. Je causais avec elle, mais sans en pouvoir tirer
une parole qui eût le sens commun. Elle voulait toucher à tout, disant
qu'elle ne faisait que du bien. On me reprochait de la tolérer, et,
quand je l'avais laissée s'approcher de moi, on m'envoyait laver et
changer, en me menaçant de me donner le nom qu'elle portait.

C'était un vilain nom que je redoutais beaucoup. Elle était si
malpropre qu'on prétendait qu'elle couchait dans les balayures des
maisons et des rues, et, à cause de cela, on la nommait la fée
Poussière.

--Pourquoi donc êtes-vous si poudreuse? lui dis-je, un jour qu'elle
voulait m'embrasser.

--Tu es une sotte de me craindre, répondit-elle alors d'un ton
railleur: tu m'appartiens, et tu me ressembles plus que tu ne penses.
Mais tu es une enfant esclave de l'ignorance, et je perdrais mon temps
à te le démontrer.

--Voyons, repris-je, vous paraissez vouloir parler raison pour la
première fois. Expliquez-moi vos paroles.

--Je ne puis te parler ici, répondit-elle. J'en ai trop long à te
dire, et, sitôt que je m'installe quelque part chez vous, on me balaye
avec mépris; mais, si tu veux savoir qui je suis, appelle-moi par
trois fois cette nuit, aussitôt que tu seras endormie.

Là-dessus, elle s'éloigna en poussant un grand éclat de rire, et il me
sembla la voir se dissoudre et s'élever en grande traînée d'or, rougi
par le soleil couchant.

Le même soir, j'étais dans mon lit et je pensais à elle en commençant
à sommeiller.

--J'ai rêvé tout cela, me disais-je, ou bien cette petite vieille
est une vraie folle. Comment me serait-il possible de l'appeler en
dormant?

Je m'endormis, et tout aussitôt je rêvai que je l'appelais. Je ne
suis même pas sûre de n'avoir pas crié tout haut par trois fois: «Fée
Poussière! fée Poussière! fée Poussière!»

A l'instant même, je fus transportée dans un immense jardin au
milieu duquel s'élevait un palais enchanté, et sur le seuil de cette
merveilleuse demeure, une dame resplendissante de jeunesse et de
beauté m'attendait dans de magnifiques habits de fête.

Je courus à elle et elle m'embrassa en me disant:

--Eh bien, reconnais-tu, à présent, la fée Poussière?

--Non, pas du tout, madame, répondis-je, et je pense que vous vous
moquez de moi.

--Je ne me moque point, reprit-elle; mais, comme tu ne saurais
comprendre mes paroles, je vais te faire assister à un spectacle
qui te paraîtra étrange et que je rendrai aussi court que possible.
Suis-moi.

Elle me conduisit dans le plus bel endroit de sa résidence. C'était un
petit lac limpide qui ressemblait à un diamant vert enchâssé dans un
anneau de fleurs, et où se jouaient des poissons de toutes les nuances
de l'orange et de la cornaline, des carpes de Chine couleur d'ambre,
des cygnes blancs et noirs, des sarcelles exotiques vêtues de
pierreries, et, au fond de l'eau, des coquillages de nacre et de
pourpre, des salamandres aux vives couleurs et aux panaches dentelés,
enfin tout un monde de merveilles vivantes glissant et plongeant sur
un lit de sable argenté, où poussaient des herbes fines, plus fleuries
et plus jolies les unes que les autres. Autour de ce vaste bassin
s'arrondissait sur plusieurs rangs une colonnade de porphyre à
chapiteaux d'albâtre. L'entablement fait des minéraux les plus
précieux, disparaissait presque sous les clématites, les jasmins, les
glycines, les bryones et les chèvrefeuilles où mille oiseaux faisaient
leurs nids. Des buissons de roses de toutes nuances et de tous
parfums, se miraient dans l'eau, ainsi que le fût des colonnes et les
belles statues de marbre de Paros placées sous les arcades. Au milieu
du bassin jaillissait en mille fusées de diamants et de perles un jet
d'eau qui retombait dans de colossales vasques de nacre.

Le fond de l'amphithéâtre d'architecture s'ouvrait sur de riants
parterres qu'ombrageaient des arbres géants couronnés de fleurs et de
fruits, et dont les tiges enlacées de pampres formaient, au delà de la
colonnade de porphyre, une colonnade de verdure et de fleurs.

La fée me fit asseoir avec elle au seuil d'une grotte d'où s'élançait
une cascade mélodieuse et que tapissaient les beaux rubans des
scolopendres et le velours des mousses fraîches diamantées de gouttes
d'eau.

--Tout ce que tu vois là, me dit-elle, est mon ouvrage. Tout cela est
fait de poussière; c'est en secouant ma robe dans les nuages que j'ai
fourni tous les matériaux de ce paradis. Mon ami le feu qui les avait
lancés dans les airs, les a repris pour les recuire, les cristalliser
ou les agglomérer après que mon serviteur le vent les a eu promenés
dans l'humidité et dans l'électricité des nues, et rabattus sur la
terre; ce grand plateau solidifié s'est revêtu alors de ma substance
féconde et la pluie en a fait des sables et des engrais, après en
avoir fait des granits, des porphyres, des marbres, des métaux et des
roches de toute sorte.

J'écoutais sans comprendre et je pensais que la fée continuait à me
mystifier. Qu'elle eût pu faire de la terre avec de la poussière,
passe encore; mais qu'elle eût fait avec cela du marbre, des granits
et d'autres minéraux, qu'en se secouant elle aurait fait tomber du
ciel, je n'en croyais rien. Je n'osais pas lui donner un démenti, mais
je me retournai involontairement vers elle pour voir si elle disait
sérieusement une pareille absurdité.

Quelle fut ma surprise de ne plus la trouver derrière moi! mais
j'entendis sa voix qui partait de dessous terre et qui m'appelait.
En même temps, je m'enfonçai sous terre aussi, sans pouvoir m'en
défendre, et je me trouvai dans un lieu terrible où tout était feu et
flamme. On m'avait parlé de l'enfer, je crus que c'était cela. Des
lueurs rouges, bleues, vertes, blanches, violettes, tantôt livides,
tantôt éblouissantes, remplaçaient le jour, et, si le soleil pénétrait
en cet endroit, les vapeurs qui s'exhalaient de la fournaise le
rendaient tout à fait invisible.

Des bruits formidables, des sifflements aigus, des explosions, des
éclats de tonnerre remplissaient cette caverne de nuages noirs où je
me sentais enfermée.

Au milieu de tout cela, j'apercevais la petite fée Poussière qui avait
repris sa face terreuse et son sordide vêtement incolore. Elle allait
et venait, travaillant, poussant, tassant, brassant, versant je
ne sais quels acides, se livrant en un mot à des opérations
incompréhensibles.

--N'aie pas peur, me cria-t-elle d'une voix qui dominait les bruits
assourdissants de ce Tartare. Tu es ici dans mon laboratoire. Ne
connais-tu pas la chimie?

--Je n'en sais pas un mot, m'écriai-je, et ne désire pas l'apprendre
en un pareil endroit.

--Tu as voulu savoir, il faut te résigner à regarder. Il est bien
commode d'habiter la surface de la terre, de vivre avec les fleurs,
les oiseaux et les animaux apprivoisés; de se baigner dans les eaux
tranquilles, de manger des fruits savoureux en marchant sur des tapis
de gazon et de marguerites. Tu t'es imaginée que la vie humaine avait
subsisté de tout temps ainsi, dans des conditions bénies. Il est temps
de t'aviser du commencement des choses et de la puissance de la fée
Poussière, ton aïeule, ta mère et ta nourrice.

En parlant ainsi, la petite vieille me fit rouler avec elle au plus
profond de l'abîme à travers les flammes dévorantes, les explosions
effroyables, les âcres fumées noires, les métaux en fusion, les laves
au vomissement hideux et toutes les terreurs de l'éruption volcanique.

--Voici mes fourneaux, me dit-elle, c'est le sous-sol où s'élaborent
mes provisions. Tu vois, il fait bon ici pour un esprit débarrassé de
cette caparace qu'on appelle un corps. Tu as laissé le tien dans ton
lit et ton esprit seul est avec moi. Donc, tu peux toucher et brasser
la matière première. Tu ignores la chimie, tu ne sais pas encore de
quoi cette matière est faite, ni par quelle opération mystérieuse ce
qui apparaît ici sous l'aspect de corps solides provient d'un corps
gazeux qui a lui dans l'espace comme une nébuleuse et qui plus tard a
brillé comme un soleil. Tu es une enfant, je ne peux pas t'initier aux
grands secrets de la création et il se passera encore du temps avant
que tes professeurs les sachent eux-mêmes. Mais je peux te faire voir
les produits de mon art culinaire. Tout est ici un peu confus pour
toi. Remontons d'un étage. Prends l'échelle et suis-moi.

Une échelle, dont je ne pouvais apercevoir ni la base ni le faîte, se
présentait en effet devant nous. Je suivis la fée et me trouvai avec
elle dans les ténèbres, mais je m'aperçus alors qu'elle était toute
lumineuse et rayonnait comme un flambeau. Je vis donc des dépôts
énormes d'une pâte rosée, des blocs d'un cristal blanchâtre et des
lames immenses d'une matière vitreuse noire et brillante que la fée
se mit à écraser sous ses doigts; puis elle pila le cristal en petits
morceaux et mêla le tout avec la pâte rose, qu'elle porta sur ce qu'il
lui plaisait d'appeler un feu doux.

--Quel plat faites-vous donc là? lui demandai-je.

--Un plat très-nécessaire à ta pauvre petite existence, répondit-elle;
je fais du granit, c'est-à-dire qu'avec de la poussière je fais la
plus dure et la plus résistante des pierres. Il faut bien cela, pour
enfermer le Cocyte et le Phlégéthon. Je fais aussi des mélanges variés
des mêmes éléments. Voici ce qu'on t'a montré sous des noms barbares,
les gneiss, les quartzites, les talcschistes, les micaschistes, etc.
De tout cela, qui provient de mes poussières, je ferai plus tard
d'autres poussières avec des éléments nouveaux, et ce seront alors
des ardoises, des sables et des grès. Je suis habile et patiente,
je pulvérise sans cesse pour réagglomérer. La base de tout gâteau
n'est-elle pas la farine? Quant à présent, j'emprisonne mes fourneaux
en leur ménageant toutefois quelques soupiraux nécessaires pour qu'ils
ne fassent pas tout éclater. Nous irons voir plus haut ce qui se
passe. Si tu es fatiguée, tu peux faire un somme, car il ma faut un
peu de temps pour cet ouvrage.

Je perdis la notion du temps, et, quand la fée m'éveilla:

--Tu as dormi, me dit-elle, un joli nombre de siècles!

--Combien donc, madame la fée?

--Tu demanderas cela à tes professeurs, répondit-elle en ricanant;
reprenons l'échelle.

Elle me fit monter plusieurs étages de divers dépôts, où je la vis
manipuler des rouilles de métaux dont elle fit du calcaire, des
marnes, des argiles, des ardoises, des jaspes; et, comme je
l'interrogeais sur l'origine des métaux:

--Tu en veux savoir beaucoup, me dit-elle. Vos chercheurs peuvent
expliquer beaucoup de phénomènes par l'eau et par le feu. Mais
peuvent-ils savoir ce qui s'est passé entre terre et ciel quand toutes
mes pouzzolanes, lancées par le vent de l'abîme, ont formé des nuées
solides, que les nuages d'eau ont roulées dans leurs tourbillons
d'orage, que la foudre a pénétrées de ses aimants mystérieux et que
les vents supérieurs ont rabattues sur la surface terrestre en pluies
torrentielles? C'est là l'origine des premiers dépôts. Tu vas assister
à leurs merveilleuses transformations.

Nous montâmes plus haut et nous vîmes des craies, des marbres et des
bancs de pierre calcaire, de quoi bâtir une ville aussi grande que
le globe entier. Et, comme j'étais émerveillée de ce qu'elle pouvait
produire par le sassement, l'agglomération, le métamorphisme et la
cuisson, elle me dit:

--Tout ceci n'est rien, et tu vas voir bien autre chose! tu vas voir
la vie déjà éclose au milieu de ces pierres.

Elle s'approcha d'un bassin grand comme une mer, et, y plongeant le
bras, elle en retira d'abord des plantes étranges, puis des animaux
plus étranges encore, qui étaient encore à moitié plantes; puis
des êtres libres, indépendants les uns des autres, des coquillages
vivants, puis enfin des poissons, qu'elle fit sauter en disant:

--Voilà ce que dame Poussière sait produire quand elle se dépose au
fond des eaux. Mais il y a mieux; retourne-toi et regarde le rivage.

Je me retournai: le calcaire et tous ses composés, mêlés à la silice
et à l'argile, avaient formé à leur surface une fine poussière brune
et grasse où poussaient des plantes chevelues fort singulières.

--Voici la terre végétale, dit la fée, attends un peu, tu verras
pousser des arbres.

En effet, je vis une végétation arborescente s'élever rapidement et
se peupler de reptiles et d'insectes, tandis que sur les rivages
s'agitaient des êtres inconnus qui me causèrent une véritable terreur.

--Ces animaux ne t'effrayeront pas sur la terre de l'avenir, dit la
fée. Ils sont destinés à l'engraisser de leurs dépouilles. Il n'y a
pas encore ici d'hommes pour les craindre.

--Attendez! m'écriai-je, voici un luxe de monstres qui me scandalise!
Voici votre terre qui appartient à ces dévorants qui vivent les
uns des autres. Il vous fallait tous ces massacres et toutes ces
stupidités pour nous faire un fumier? Je comprends qu'ils ne soient
pas bons à autre chose, mais je ne comprends pas une création si
exubérante de formes animées, pour ne rien faire et ne rien laisser
qui vaille.

--L'engrais est quelque chose, si ce n'est pas tout, répondit la fée.
Les conditions que celui-ci va créer seront proprices à des êtres
différents qui succéderont à ceux-ci.

--Et qui disparaîtront à leur tour, je sais cela. Je sais que la
création se perfectionnera jusqu'à l'homme, du moins on me l'a dit
et je le crois. Mais je ne m'étais pas encore représenté cette
prodigalité de vie et de destruction qui m'effraye et me répugne.
Ces formes hideuses, ces amphibies gigantesques, ces crocodiles
monstrueux, et toutes ces bêtes rampantes ou nageantes qui ne semblent
vivre que pour se servir de leurs dents et dévorer les autres...

Mon indignation divertit beaucoup la fée Poussière.

--La matière est la matière, répondit-elle, elle est toujours logique
dans ses opérations. L'esprit humain ne l'est pas et tu en es la
preuve, toi qui te nourris de charmants oiseaux et d'une foule de
créatures plus belles et plus intelligentes que celles-ci. Est-ce
à moi de t'apprendre qu'il n'y a point de production possible sans
destruction permanente, et veux-tu renverser l'ordre de la nature?

--Oui, je le voudrais, je voudrais que tout fût bien, dès le premier
jour. Si la nature est une grande fée, elle pouvait bien se passer de
tous ces essais abominables, et faire un monde où nous serions des
anges, vivant par l'esprit, au sein d'une création immuable et
toujours belle.

--La grande fée Nature a de plus hautes visées, répondit dame
Poussière. Elle ne prétend pas s'arrêter aux choses que tu connais.
Elle travaille et invente toujours. Pour elle, qui ne connaît pas
la suspension de la vie, le repos serait la mort. Si les choses ne
changeaient pas, l'oeuvre du roi des génies serait terminée et ce roi,
qui est l'activité incessante et suprême, finirait avec son oeuvre. Le
monde où tu vis et où tu vas retourner tout à l'heure quand ta vision
du passé se dissipera,--ce monde de l'homme que tu crois meilleur
que celui des animaux anciens, ce monde dont tu n'es pourtant pas
satisfait, puisque tu voudrais y vivre éternellement à l'état de
pur esprit, cette pauvre planète encore enfant, est destinée à se
transformer indéfiniment. L'avenir fera de vous tous et de vous
toutes, faibles créatures humaines, des fées et des génies qui
posséderont la science, la raison et la bonté; vois ce que je te fais
voir, et sache que ces premières ébauches de la vie résumée dans
l'instinct sont plus près de toi que tu ne l'es de ce que sera, un
jour, le règne de l'esprit sur la terre que tu habites. Les occupants
de ce monde futur seront alors en droit de te mépriser aussi
profondément que tu méprises aujourd'hui le monde des grands sauriens.

--A la bonne heure, répondis-je, si tout ce que je vois du passé doit
me faire aimer l'avenir, continuons à voir du nouveau.

--Et surtout, reprit la fée, ne le méprisons pas trop, ce passé, afin
de ne pas commettre l'ingratitude de mépriser le présent. Quand le
grand esprit de la vie se sert des matériaux que je lui fournis,
il fait des merveilles dès le premier jour. Regarde les yeux de ce
prétendu monstre que vos savants ont nommé l'ichthyosaure.

--Ils sont plus gros que ma tête et me font peur.

--Ils sont très-supérieurs aux tiens. Ils sont à la fois myopes et
presbytes à volonté. Ils voient la proie à des distances considérables
comme avec un télescope, et, quand elle est tout près, par un simple
changement de fonction, ils la voient parfaitement à sa véritable
distance sans avoir besoin de lunettes. A ce moment de la création,
la nature n'a qu'un but: faire un animal pensant. Elle lui donne des
organes merveilleusement appropriés à ses besoins. C'est un joli
commencement: n'en es-tu pas frappée?--Il en sera ainsi, et de mieux
en mieux, de tous les êtres qui vont succéder à ceux-ci. Ceux qui
te paraîtront pauvres, laids ou chétifs seront encore des prodiges
d'adaptation au milieu où ils devront se manifester.

--Et comme ceux-ci, ils ne songeront pourtant qu'à se nourrir?

--A quoi veux-tu qu'ils songent? La terre n'éprouve pas le besoin
d'être admirée. Le ciel subsistera aujourd'hui et toujours sans que
les aspirations et les prières des créatures ajoutent rien à son éclat
et à la majesté de ses lois. La fée de ta petite planète connaît la
grande cause, n'en doute pas; mais, si elle est chargée de faire un
être qui pressente ou devine cette cause, elle est soumise à la loi du
temps, cette chose dont vous ne pouvez pas vous rendre compte, parce
que vous vivez trop peu pour en apprécier les opérations. Vous les
croyez lentes, et elles sont d'une rapidité foudroyante. Je vais
affranchir ton esprit de son infirmité et faire passer devant toi les
résultats de siècles innombrables. Regarde et n'ergote plus. Mets à
profit ma complaisance pour toi.

Je sentis que la fée avait raison et je regardai, de tous mes yeux,
la succession des aspects de la terre. Je vis naître et mourir des
végétaux et des animaux de plus en plus ingénieux par l'instinct et de
plus en plus agréables ou imposants par la forme. A mesure que le
sol s'embellissait de productions plus ressemblantes à celles de
nos jours, les habitants de ce grand jardin que de grands accidents
transformaient sans cesse, me parurent moins avides pour eux-mêmes et
plus soucieux de leur progéniture. Je les vis construire des demeures
à l'usage de leur famille et montrer de l'attachement pour leur
localité. Si bien que, de moment en moment, je voyais s'évanouir un
monde et surgir un monde nouveau, comme les actes d'une féerie.

--Repose-toi, me dit la fée, car tu viens de parcourir beaucoup de
milliers de siècles, sans t'en douter, et monsieur l'homme va naître à
son tour quand le règne de monsieur le singe sera accompli.

Je me rendormis, écrasée de fatigue, et, quand je m'éveillai, je me
trouvai au milieu d'un grand bal dans le palais de la fée, redevenue
jeune, belle et parée.

--Tu vois toutes ces belles choses et tout ce beau monde, me dit-elle.
Eh bien, mon enfant, poussière que tout cela! Ces parois de porphyre
et de marbre, c'est de la poussière de molécules pétrie et cuite à
point. Ces murailles de pierres taillées, c'est de la poussière de
chaux ou de granit amenée à bien par les mêmes procédés. Ces lustres
et ces cristaux, c'est du sable fin cuit par la main des hommes en
imitation du travail de la nature. Ces porcelaines et ces faïences,
c'est de la poudre de feldspath, le kaolin dont les Chinois nous ont
fait trouver l'emploi. Ces diamants qui parent les danseuses, c'est
de la poudre de charbon qui s'est cristallisée. Ces perles, c'est le
phosphate de chaux que l'huître suinte dans sa coquille. L'or et tous
les métaux n'ont pas d'autre origine que l'assemblage bien tassé, bien
manipulé, bien fondu, bien chauffé et bien refroidi, de molécules
infinitésimales. Ces beaux végétaux, ces roses couleur de chair, ces
lis tachetés, ces gardénias qui embaument l'atmosphère, sont nés de la
poussière que je leur ai préparée, et ces gens qui dansent et sourient
au son des instruments, ces vivants par excellence qu'on appelle
des personnes, eux aussi, ne t'en déplaise, sont nés de moi et
retourneront à moi.

Comme elle disait cela, la fête et le palais disparurent. Je me
trouvai avec la fée dans un champ où il poussait du blé. Elle se
baissa et ramassa une pierre où il y avait un coquillage incrusté.

--Voilà, me dit-elle, à l'état fossile, un être que je t'ai montré
vivant aux premiers âges de la vie. Qu'est-ce que c'est, à présent?
Du phosphate de chaux. On le réduit en poussière et on en fait de
l'engrais pour les terres trop siliceuses. Tu vois, l'homme commence
à s'aviser d'une chose, c'est que le seul maître à étudier, c'est la
nature.

Elle écrasa sous ses doigts le fossile et en sema la poudre sur le sol
cultivé, en disant:

--Ceci rentre dans ma cuisine. Je sème la destruction pour faire
pousser le germe. Il en est ainsi de toutes les poussières, qu'elles
aient été plantes, animaux ou personnes. Elles sont la mort
après avoir été la vie, et cela n'a rien de triste, puisqu'elles
recommencent toujours, grâce à moi, à être la vie après avoir été la
mort. Adieu. Je veux que tu gardes un souvenir de moi. Tu admires
beaucoup ma robe de bal. En voici un petit morceau que tu examineras à
loisir.

Tout disparut, et, quand j'ouvris les yeux, je me retrouvai dans mon
lit. Le soleil était levé et m'envoyait un beau rayon. Je regardai le
bout d'étoffe que la fée m'avait mis dans la main. Ce n'était qu'un
petit tas de fine poussière, mais mon esprit était encore sous le
charme du rêve et il communiqua à mes sens le pouvoir de distinguer
les moindres atomes de cette poussière.

Je fus émerveillée; il y avait de tout: de l'air, de l'eau, du
soleil, de l'or, des diamants, de la cendre, du pollen de fleur, des
coquillages, des perles, de la poussière d'ailes de papillon, du fil,
de la cire, du fer, du bois, et beaucoup de cadavres microscopiques;
mais, au milieu de ce mélange de débris imperceptibles, je vis
fermenter je ne sais quelle vie d'êtres insaisissables qui
paraissaient chercher à se fixer quelque part pour éclore ou pour se
transformer, et qui se fondirent en nuage d'or dans le rayon rose du
soleil levant.



LE GNOME DES HUITRES


Un original de nos amis, grand amateur d'huîtres, eut la fantaisie,
l'an dernier, d'aller déguster sur place les produits des bancs les
plus renommés, afin de les comparer et d'être édifié une fois pour
toutes sur leurs différents mérites. Il alla donc à Cancale, à
Ostende, à Marennes, et autres localités recommandables. Il revint
persuadé que Paris est le port de mer où l'on trouve les meilleurs
produits maritimes.

Vous connaissez cet ami, mes chères petites, vous savez qu'il est
fantaisiste, et que, quand il raconte, son imagination lui fait
dépasser le vraisemblable. L'autre soir, il était en train de nous
narrer son voyage, lorsque _l'homme au sable_ a passé. Vous avez
résisté le mieux possible; mais enfin il vous a fallu dire bonsoir à
la compagnie, et vous auriez perdu cette curieuse histoire, si je ne
l'eusse transcrite fidèlement pour vous, le soir même. La voici telle
que je l'ai entendue. C'est notre ami qui parle:

       *       *       *       *       *

Vous savez aussi bien que moi, mes chers amis, qu'on peut habiter
les bords de la mer et n'y manger de poissons, de crustacés et de
coquillages que lorsqu'on en demande à Paris. C'est là que tout
s'engouffre, et vous vous souvenez que, sur les rives de la Manche,
nous n'en goûtions que quand les propriétaires des grands hôtels de
bains en faisaient venir de la Halle. Bien que averti, je voulus, l'an
dernier, expérimenter la chose par moi-même. Je restai vingt-quatre
heures à Marennes avant d'obtenir une demi-douzaine d'huîtres
médiocres que je payai fort cher. Ailleurs, je n'en obtins pas du
tout. Dans certains villages, on m'offrit des colimaçons.

Enfin, je gagnai Cancale, où les huîtres étaient passables et le vin
blanc de l'auberge excellent. Je me trouvai à table à côté d'un tout
petit vieillard bossu, ratatiné et sordidement vêtu, qui me parut fort
laid et avec qui pourtant je liai conversation, parce qu'il me sembla
être le seul qui attachât de l'importance à la qualité des huîtres. Il
les examinait sérieusement, les retournant de tous côtés.

--Est-ce que vous cherchez des perles? lui demandai-je.

--Non, répondit-il; je compare cette espèce, ou plutôt cette variété à
toutes celles que je connais déjà.

--Ah! vraiment? vous êtes amateur?

--Oui, monsieur; comme vous, sans doute?

--Moi? je voyage exclusivement pour les huîtres.

--Bravo! nous pourrons nous entendre. Je me mets absolument à votre
service.

--Parfait! Avalons encore quelques-uns de ces mollusques et nous
causerons.--Garçon! apportez-nous encore quatre douzaines d'huîtres.

--Voilà, monsieur! dit le garçon en posant sur la table quatre
bouteilles de vin de Sauterne.

--Que voulez-vous que nous fassions de tout ce vin? demanda d'un ton
bourru le petit homme.

--Une bouteille par douzaine, est-ce trop? dit le garçon en me
regardant.

--On verra, répondis-je. Vos huîtres sont diablement salées.
N'importe, pourvu qu'il y en ait à discrétion...

Le garçon sortit. Je vidai une bouteille avec le petit vieux, qui me
parut ne pas se faire prier, du moment où il comprit que je payais. Le
garçon rentra.

--Monsieur, dit-il, il n'y a plus d'huîtres très-grasses. Mais
monsieur n'a qu'à commander ce qu'il en veut pour demain.

--Allez au diable! j'ai cru tomber ici sur une mine inépuisable...

--Il y en a, monsieur, il y en a en quantité, mais il faut les pêcher.

--Eh bien, j'irai les pêcher moi-même. Apportez le déjeuner.

Le déjeuner fut bon et nous y fîmes honneur. Les soles étaient
excellentes, le vin était sans reproche. Mais le dépit de n'avoir
point d'huîtres m'empêcha de savourer ce qu'on m'offrait. Je bus et
mangeai sans discernement, causant toujours avec mon petit vieux, qui
semblait compatir à ma peine et prendre intérêt à mon exploration
manquée.

Si bien qu'à la fin du repas je ne saisissais plus très-clairement le
sens de ses paroles ni la vue des objets environnants. Le gnome, car
il avait réellement l'aspect d'un gnome, me paraissait un peu ému
aussi, car il passa son bras sous le mien avec une familiarité
touchante en m'appelant son cher ami, et en jurant qu'il allait me
révéler tous les secrets de la nature concernant les huîtres.

Je le suivis sans savoir où j'allais. La vivacité de l'air achevait de
m'éblouir, et je me trouvai avec lui dans une sorte de grotte, de cave
ou de chambre sombre, où étaient entassés des monceaux de coquillages.

--Voici ma collection, me dit-il d'un air triomphant: je ne la montre
pas au premier venu; mais, puisque vous êtes un véritable amateur,...
tenez, voici la première des huîtres! _ostrea matercula_ de l'étage
permien.

--Voyons! m'écriai-je en saisissant l'huître et en la portant à mes
lèvres.

--Vous voulez la manger? fit le gnome en m'arrêtant: y songez-vous?

--Pardon! j'ai cru que vous me l'offriez pour cela.

--Mais, monsieur, c'est un échantillon précieux. On ne le trouve qu'en
Russie, dans les calcaires cuivreux.

--Cuivreux? merci! Vous avez bien fait de m'arrêter! Mon déjeuner ne
me gêne point et je ne recherche pas les oxydes de cuivre en guise de
dessert. Passons. Ces _ostrea_, comme vous les appelez, ne me feront
pas faire le voyage de Russie.

--Pourtant, monsieur, dit le gnome en reprenant son huître, elle est
bien intéressante, cette représentante des premiers âges de la vie!
Au temps où elle apparut dans les mers, il n'existait ni hommes ni
quadrupèdes sur la terre.

--Alors, que faisait-elle dans le monde?

--Elle essayait d'exister, monsieur, et elle existait! Allez-vous
dire du mal des premières huîtres, sous prétexte que vous n'étiez pas
encore né pour les manger?

Je vis que j'avais fâché le gnome et je le priai de passer à une série
plus récente.

--Procédons avec ordre, reprit-il; voici _ostrea marcignyana_, des
arkoses et des grès du Keuper.

--Elle n'a pas bonne mine, elle est toute plissée et doit manquer de
chair.

--Les animaux de son temps ne la dédaignaient pas, soyez-en sûr.
Aimez-vous mieux _ostrea arcuata_, autrement la gryphée arquée du lias
inférieur?

--Je la trouve jolie, elle ressemble à une lampe antique, mais quel
goût a-t-elle?

--Je n'en sais rien, répondit le gnome en haussant les épaules. Je
n'ai pas vécu de son temps. Il y a deux cent cinq espèces principales
d'huîtres fossiles avec leurs variétés et sous-variétés, ce qui forme
un joli total. Je puis vous montrer la variété d'_ostrea arcuata_.
Tenez! mangez-la, si le coeur vous en dit!

--Oh! oh! à la bonne heure! Celle-ci est belle, et, dans mes meilleurs
jours d'appétit, je pense qu'une douzaine me suffirait.

--Aussi nous l'appelons _gigantea_. En voulez-vous de plus petites?
Voici une prétendue variété que je ne crois pas être autre chose que
l'_arcuata_ dans son âge tendre. En voulez-vous un plat? On la trouve
à foison dans le sinémurien.

--Merci! il me faudrait un cure-dent pour les tirer de leur coquille
et trente-six heures à table pour m'en rassasier.

--Eh bien, voici l'_ostrea cymbium_, du lias moyen.

--C'est trop gros, ce doit être coriace.

--Aimez-vous mieux _marshii cristagalli_, du bajocien?

--Elle est jolie; mais le moyen d'ouvrir toutes ces dentelures en
crête de coq? Vraiment, tout ce que vous me montrez ne vaut pas le
diable!

--Monsieur n'est pas content de mes échantillons? Voici pourtant la
_gregaria_, dont la dentelure est merveilleuse, et que vous auriez pu
trouver dans les falaises de marne du Calvados. Mais passons
quelques espèces, puisque vous êtes pressé. Traversons l'oolithe.
N'accorderez-vous pas pourtant un regard à _ostrea virgula_, du
kimmeridge clay?

--Pas de virgule! m'écriai-je impatienté de ces noms barbares. Passez,
passez!

--Eh bien, monsieur, nous voici dans les terrains crétacés. Voici
_ostrea couloni_, des grès verts, une belle huître, celle-là,
j'espère! Voici _aquila_ (du gault) encore plus grosse; _flabellata
frons_, _carinata_, avec sa longue carène. Mangeriez-vous bien la
douzaine? J'en passe, et des meilleures; mais voici la merveille,
c'est l'_ostrea pes-leonis_ de la craie blanche. Celle-ci ne vous
dit-elle rien?

Il me tendait un mollusque énorme, tout dentelé, tout plissé, et
revêtu d'un test d'aspect cristallin qui avait réellement bonne mine.

--Vous ne me ferez pas croire, lui dis-je, que ceci soit une huître!

--Pardon, c'est une véritable huître, monsieur!

--Huître vous-même! m'écriai-je furieux. J'avais reçu de sa petite
patte maigre le mollusque nacré sans me douter de son poids. Il était
tel, que, ne m'attendant à rien, je le laissai tomber sur mon pied, ce
qui, ajouté à l'ennui que me causait la nomenclature pédantesque du
gnome, me mit, je l'avoue, dans une véritable colère; et, comme il
riait méchamment, sans paraître offensé le moins du monde d'être
traité d'huître, je voulus lui jeter quelque chose à la tête. Je ne
suis pas cruel, même dans la colère, je l'aurais tué avec l'huître
_pied de lion_; je me contentai de lui lancer dans la figure une
poignée de menue mitraille que je trouvai sous ma main et qui ne lui
fit pas grand mal.

Mais alors il entra en fureur, et, reculant d'un pas, il saisit un
gros marteau d'acier qu'il brandit d'une main convulsive.

--Vous n'êtes pas une huître, vous! s'écria-t-il d'une voix
glapissante comme la vague qui se brise sur les galets. Non! vous
n'êtes pas à la hauteur de ce doux mollusque, _ostrea oedulis_ des
temps modernes, qui ne fait de mal à personne et dont vous n'appréciez
le mérite que lorsqu'il est victime de votre voracité. Vous êtes un
Welche, un barbare! vous touchez sans respect à mes fossiles, vous
brisez indignement mes charmantes petites _columbae_ de la craie
blanche, que j'ai recueillies avec tant de soin et d'amour! Quoi! je
vous invite à voir la plus belle collection qui existe dans le pays,
une collection à laquelle ont contribué tous les savants de l'Europe,
et, non content de vouloir tout avaler comme un goinfre ignorant, vous
détériorez mes précieux spécimens! Je vais vous traiter comme vous le
méritez et vous faire sentir ce que pèse le marteau d'un géologue!

Le danger que je courais dissipa à l'instant même les fumées du
vin blanc, et, voyant que j'étais entouré de fossiles et non de
comestibles, je saisis à temps le bras du gnome et lui arrachai son
arme; mais il s'élança sur moi et s'y attacha comme un poulpe. Cette
étreinte d'un affreux bossu me causa une telle répugnance, que je me
sentis pris de nausées et le menaçai de tout briser dans son musée
d'huîtres s'il ne me lâchait.

Je ne sais trop alors ce qui se passa. Le gnome était d'une force
surhumaine; je me trouvai étendu par terre, et, alors, ne me
connaissant plus, je ramassai la redoutable _ostrea pes-leonis_ pour
la lui lancer.

Il prit la fuite et fit bien. Je me relevai et me hâtai de sortir de
l'espèce d'antre qu'il appelait son musée, et je me trouvai sur le
bord de la mer, face à face avec le garçon de l'hôtel où j'avais
déjeuné.

--Si monsieur désire des huîtres, me dit-il, nous en aurons à dîner.
On m'en a promis douze douzaines.

--Au diable les huîtres! m'écriai-je. Qu'on ne m'en parle plus jamais!
Oui, que le diable les emporte toutes, depuis la _malercula_ des
terres cuivreuses jusqu'à l'_oedulis_ des temps modernes!

Le garçon me regarda d'un air stupéfait. Puis, d'un ton de sérénité
philosophique:

--Je vois ce que c'est, dit-il. Le sauterne était un peu fort; ce
soir, on servira du chablis à monsieur.

Et, comme j'allais me fâcher, il ajouta gracieusement:

--Monsieur a été sobre, mais il a déjeuné en compagnie d'un fou, et
c'est cela qui a porté à la tête de monsieur.

--En compagnie d'un fou? Oui, certes, répondis-je; comment
appelez-vous ce gnome?

--Monsieur l'appelle par son vrai nom, car c'est ainsi qu'on le
désigne dans le pays. Le gnome, c'est-à-dire le poulpiquet des
huîtres. Ce n'est pas un méchant homme, mais c'est un maniaque qui,
en fait d'huîtres, ne se soucie que de l'écaille. On le tient pour
sorcier: moi, je le crois bête! Monsieur a eu à se plaindre de ses
manières?

Je ne voulus pas raconter à ce garçon d'hôtel ma ridicule aventure, et
je m'éloignai, résolu à faire une bonne promenade sur le rivage, afin
de regagner l'appétit nécessaire pour le dîner.

Mais je n'allai pas loin. Un invincible besoin de dormir s'empara
de moi, et je dus m'étendre sur le sable en un coin abrité. Quand
j'ouvris les yeux, la nuit était venue et la mer montait. Il n'était
que temps d'aller dîner et je marchai avec peine sur les mille débris
que rapporte sur la grève la marée qui lèche les rivages, vieux
souliers, vieux chapeaux, varechs gluants, débris d'embarcation
couverts d'anatifes gâtés et infects, chapelets de petites moules,
cadavres de méduses sur lesquels le pied glisse à chaque pas. Je
me hâtais, saisi d'un dégoût que la mer ne m'avait jamais inspiré,
lorsque je vis errer autour de moi dans l'ombre une forme vague qui,
d'après son exiguïté, ne pouvait être que celle du gnome. J'avais
l'esprit frappé. Je ramassai un pieu apporté par les eaux, et me mis
à sa poursuite. Je le vis ramper dans la vase et chercher à me saisir
les jambes. Un coup vigoureusement appliqué sur l'échine lui fit jeter
un cri si étrange, et il devint si petit, si petit, que je le vis
entrer dans une énorme coquille qui bâillait à mes pieds. Je voulus
m'en emparer: horreur! mes mains ne saisirent qu'une peau velue,
tandis qu'une langue froide se promenait sur mon visage. J'allais
lancer le monstre à la mer, lorsque je reconnus mon bon chien Tom,
que j'avais enfermé dans ma chambre, à l'hôtel, et qui avait réussi à
s'échapper pour venir à ma rencontre.

Je rentrai alors tout à fait en moi-même et je m'en allai dîner à
l'hôtel, où l'on me servit d'excellentes huîtres à discrétion.
J'avoue que je les mangeai sans appétit. J'avais la tête troublée, et
m'imaginais voir le gnome s'échapper de chaque coquille et gambader
sur la table en se moquant de moi.

Le lendemain, comme je m'apprêtais à déjeuner, je vis tout à coup le
gnome en personne s'asseoir à mes côtés.

--Je vous demande pardon, me dit-il, de vous avoir ennuyé beaucoup
hier avec mes fossiles. J'avais encore à vous en montrer quelques-uns
des terrains crétacés, entre autres l'_ostrea spinosa_, qui est fort
curieuse. L'étage de la craie blanche est fort riche en espèces
différentes. Après cela, nous serions arrivés aux terrains tertiaires,
où nous aurions trouvé la _bellovacina_ et la _longirostris_, qui se
rapprochent beaucoup des huîtres contemporaines l'_oedulis_ et la
perlière.

--Est-ce fini? m'écriai-je, et puis-je espérer qu'aujourd'hui, du
moins, vous me laisserez manger en paix l'_oedulis cancalis_, sans
m'assassiner avec vos fossiles indigestes?

--Vous avez tort, reprit-il, de mépriser l'étude géologique de
l'huître. Elle caractérise admirablement les étages géologiques; elle
est, comme l'a dit un savant, la médaille commémorative des âges
qui n'ont point d'histoire: elle marque, par ses transformations
successives, le lent et continuel changement des milieux auxquels sa
forme a su se plier. Les unes sont taillées pour la flottaison comme
_arcuata_ et _carinata_. D'autres ont vécu attachées aux roches, comme
_gregaria_ et _deltoïdea_. En général, l'huître, par sa tendance à
l'agglomération, peut servir de modèle aux sociétés humaines.

--Exemple trop suivi, monsieur! repris-je avec humeur. Je vous
conseille, en vérité, de prêcher l'union des partis, à l'état de bancs
d'huîtres!

--Ne parions pas politique, monsieur, dit le gnome en souriant. La
science ne s'égare pas sur ce terrain-là. C'est l'étage supérieur des
terrains modernes, qu'on pourrait appeler le _conservator-bank_.

--Si l'on peut rire avec vous, à la bonne heure! repris-je. Vous me
paraissez mieux disposé qu'hier.

--Hier! Aurais-je manqué à la politesse et à l'hospitalité? J'en
serais désolé! Vous m'aviez fait boire beaucoup de sauterne et je suis
habitué au cidre. Je me rappelle un peu confusément...

--Vous ne vous souvenez pas d'avoir voulu m'assassiner?

--Moi? Dieu m'en garde! Comment un pauvre petit vieux contrefait comme
je le suis, eût-il pu songer à se mesurer avec un gaillard de votre
apparence?

--Vous vous êtes pourtant jeté sur moi et vous m'avez même terrassé un
instant!

--Terrassé, moi! Ne serait-ce pas plutôt...? il était fort, le
sauterne! Vous vouliez tout casser chez moi! Mais, puisque nous ne
nous souvenons pas bien ni l'un ni l'autre, achevons d'oublier nos
discordes en déjeunant ensemble de bonne amitié. Je suis venu ici pour
vous prier d'accepter le repas que vous m'avez forcé d'accepter hier.

Je vis alors que le gnome était un aimable homme, car il me fit servir
un vrai festin où je m'observai sagement à l'endroit des vins et où il
ne fut plus question d'huîtres que pour les déguster. Je repartais à
midi, il m'accompagna jusqu'au chemin de fer en me laissant sa carte:
il s'appelait tout bonnement M. Gaume.



LA FÉE AUX GROS YEUX


Elsie avait une gouvernante irlandaise fort singulière. C'était la
meilleure personne qui fût au monde, mais quelques animaux lui étaient
antipathiques à ce point qu'elle entrait dans de véritables fureurs
contre eux. Si une chauve-souris pénétrait le soir dans l'appartement,
elle faisait des cris ridicules et s'indignait contre les personnes
qui ne couraient pas sus à la pauvre bête. Comme beaucoup de gens
éprouvent de la répugnance pour les chauves-souris, on n'eût pas fait
grande attention à la sienne, si elle ne se fût étendue à de charmants
oiseaux, les fauvettes, les rouges-gorges, les hirondelles et autres
insectivores, sans en excepter les rossignols, qu'elle traitait de
cruelles bêtes. Elle s'appelait miss Barbara ***, mais on lui avait
donné le surnom de _fée aux gros yeux_; _fée_, parce qu'elle était
très-savante et très-mystérieuse; _aux gros yeux_, parce qu'elle avait
d'énormes yeux clairs saillants et bombés, que la malicieuse Elsie
comparait à des bouchons de carafe.

Elsie ne détestait pourtant pas sa gouvernante, qui était pour elle
l'indulgence et la patience mêmes: seulement, elle s'amusait de ses
bizarreries et surtout de sa prétention à voir mieux que les autres,
bien qu'elle eût pu gagner le grand prix de myopie au concours de la
conscription. Elle ne se doutait pas de la présence des objets, à
moins qu'elle ne les touchât avec son nez, qui par malheur était des
plus courts.

Un jour qu'elle avait donné du front dans une porte à demi ouverte, la
mère d'Elsie lui avait dit:

--Vraiment, à quelque jour, vous vous ferez grand mal! Je vous assure,
ma chère Barbara, que vous devriez porter des lunettes.

Barbara lui avait répondu avec vivacité:

--Des lunettes, moi? Jamais! je craindrais de me gâter la vue!

Et, comme on essayait de lui faire comprendre que sa vue ne pouvait
pas devenir plus mauvaise, elle avait répliqué, sur un ton de
conviction triomphante, qu'elle ne changerait avec qui que ce soit les
trésors de sa vision. Elsie voyait les plus petits objets comme
les autres avec les loupes les plus fortes; ses yeux étaient deux
lentilles de microscope qui lui révélaient à chaque instant des
merveilles inappréciables aux autres. Le fait est qu'elle comptait
les fils de la plus fine batiste et les mailles des tissus les plus
déliés, là où Elsie, qui avait ce qu'on appelle de bons yeux, ne
voyait absolument rien.

Longtemps on l'avait surnommée _miss Frog_ (grenouille), et puis on
l'appela _miss Maybug_ (hanneton), parce qu'elle se cognait partout;
enfin, le nom de fée aux gros yeux prévalut, parce qu'elle était trop
instruite et trop intelligente pour être comparée à une bête, et aussi
parce que tout le monde, en voyant les découpures et les broderies
merveilleuses qu'elle savait faire, disait:

--C'est une véritable fée!

Barbara ne semblait pas indifférente à ce compliment, et elle avait
coutume de répondre:

--Qui sait? Peut-être! peut-être!

Un jour, Elsie lui demanda si elle disait sérieusement une pareille
chose, et miss Barbara répéta d'un air malin:

--Peut-être, ma chère enfant, peut-être!

Il n'en fallut pas davantage pour exciter la curiosité d'Elsie; elle
ne croyait plus aux fées, car elle était déjà grandelette, elle avait
bien douze ans. Mais elle regrettait fort de n'y plus croire, et il
n'eût pas fallu la prier beaucoup pour qu'elle y crût encore.

Le fait est que miss Barbara avait d'étranges habitudes. Elle ne
mangeait presque rien et ne dormait presque pas. On n'était même pas
bien certain qu'elle dormît, car on n'avait jamais vu son lit défait.
Elle disait qu'elle le refaisait, elle-même chaque jour, de grand
matin, en s'éveillant, parce qu'elle ne pouvait dormir que dans un lit
dressé à sa guise. Le soir, aussitôt qu'Elsie quittait le salon en
compagnie de sa bonne qui couchait auprès d'elle, miss Barbara se
retirait avec empressement dans le pavillon qu'elle avait choisi et
demandé pour logement, et on assurait qu'on y voyait de la lumière
jusqu'au jour. On prétendait même que, la nuit, elle se promenait avec
une petite lanterne en parlant tout haut avec des êtres invisibles.

La bonne d'Elsie en disait tant, qu'un beau soir, Elsie éprouva un
irrésistible désir de savoir ce qui se passait chez sa gouvernante et
de surprendre les mystères du pavillon.

Mais comment oser aller la nuit dans un pareil endroit? Il fallait
faire au moins deux cents pas à travers un massif de lilas que
couvrait un grand cèdre, suivre sous ce double ombrage une allée
étroite, sinueuse et toute noire!

--Jamais, pensa Elsie, je n'aurai ce courage-là.

Les sots propos des bonnes l'avaient rendue peureuse. Aussi ne s'y
hasarda-t-elle pas. Mais elle se risqua pourtant le lendemain à
questionner Barbara sur l'emploi de ses longues veillées.

--Je m'occupe, répondit tranquillement la fée aux gros yeux. Ma
journée entière vous est consacrée; le soir m'appartient. Je l'emploie
à travailler pour mon compte.

--Vous ne savez donc pas tout, que vous étudiez toujours?

--Plus on étudie, mieux on voit qu'on ne sait rien encore.

--Mais qu'est-ce que vous étudiez donc tant? Le latin? le grec?

--Je sais le grec et le latin. C'est autre chose qui m'occupe.

--Quoi donc? Vous ne voulez pas le dire?

--Je regarde ce que moi seule je peux voir.

--Vous voyez quoi?

--Permettez-moi de ne pas vous le dire; vous voudriez le voir aussi,
et vous ne pourriez pas ou vous le verriez mal, ce qui serait un
chagrin pour vous.

--C'est donc bien beau, ce que vous voyez?

--Plus beau que tout ce que vous avez vu et verrez jamais de beau dans
vos rêves.

--Ma chère miss Barbara, faites-le-moi voir, je vous en supplie!

--Non, mon enfant, jamais! Cela ne dépend pas de moi.

--Eh bien, je le verrai! s'écria Elsie dépitée. J'irai la nuit chez
vous, et vous ne me mettrez pas dehors.

--Je ne crains pas votre visite. Vous n'oseriez jamais venir!

--Il faut donc du courage pour assister à vos sabbats?

--Il faut de la patience et vous en manquez absolument.

Elsie prit de l'humeur et parla d'autre chose. Puis elle revint à la
charge et tourmenta si bien la fée, que celle-ci promit de la conduire
le soir à son pavillon, mais en l'avertissant qu'elle ne verrait rien
ou ne comprendrait rien à ce qu'elle verrait.

Voir! voir quelque chose de nouveau, d'inconnu, quelle soif, quelle
émotion pour une petite fille curieuse! Elsie n'eut pas d'appétit à
dîner, elle bondissait involontairement sur sa chaise, elle comptait
les heures, les minutes. Enfin, après les occupations de la soirée,
elle obtint de sa mère la permission de se rendre au pavillon avec sa
gouvernante.

A peine étaient-elles dans le jardin qu'elles firent une rencontre
dont miss Barbara parut fort émue. C'était pourtant un homme
d'apparence très-inoffensive que M. Bat, le précepteur des frères
d'Elsie. Il n'était pas beau: maigre, très-brun, les oreilles et le
nez pointus, et toujours vêtu de noir de la tête aux pieds, avec
des habits à longues basques, très-pointues aussi. Il était timide,
craintif même; hors de ses leçons, il disparaissait comme s'il eût
éprouvé le besoin de se cacher. Il ne parlait jamais à table, et le
soir, en attendant l'heure de présider au coucher de ses élèves, il se
promenait en rond sur la terrasse du jardin, ce qui ne faisait de mal
à personne, mais paraissait être l'indice d'une tête sans réflexion
livrée à une oisiveté stupide. Miss Barbara n'en jugeait pas ainsi.
Elle avait M. Bat en horreur, d'abord à cause de son nom qui signifie
chauve-souris en anglais. Elle prétendait que, quand on a le malheur
de porter un pareil nom, il faut s'expatrier afin de pouvoir s'en
attribuer un autre en pays étranger. Et puis elle avait toute sorte
de préventions contre lui, elle lui en voulait d'être de bon appétit,
elle le croyait vorace et cruel. Elle assurait que ses bizarres
promenades en rond dénotaient les plus funestes inclinations et
cachaient les plus sinistres desseins.

Aussi, lorsqu'elle le vit sur la terrasse, elle frissonna. Elsie
sentit trembler son bras auquel le sien s'était accroché. Qu'y
avait-il de surprenant à ce que M. Bat, qui aimait le grand air, fût
dehors jusqu'au moment de la retraite de ses élèves, qui se couchaient
plus tard qu'Elsie, la plus jeune des trois? Miss Barbara n'en fut pas
moins scandalisée, et, en passant près de lui, elle ne put se retenir
de lui dire d'un ton sec:

--Est-ce que vous comptez rester là toute la nuit?

M. Bat fit un mouvement pour s'enfuir; mais, craignant d'être impoli,
il s'efforça pour répondre et répondit sous forme de question:

--Est-ce que ma présence gêne quelqu'un, et désire-t-on que je rentre?

--Je n'ai pas d'ordres à vous donner, reprit Barbara avec aigreur,
mais il m'est permis de croire que vous seriez mieux au parloir avec
la famille.

--Je suis mal au parloir, répondit modestement le précepteur, mes
pauvres yeux y souffrent cruellement de la chaleur et de la vive
clarté des lampes.

--Ah! vos yeux craignent la lumière? J'en étais sûre! Il vous faut
tout au plus le crépuscule? Vous voudriez pouvoir voler en rond toute
la nuit?

--Naturellement! répondit le précepteur en s'efforçant de rire pour
paraître aimable: ne suis-je pas une _bat_?

--Il n'y a pas de quoi se vanter! s'écria Barbara en frémissant de
colère.

Et elle entraîna Elsie interdite, dans l'ombre épaisse de la petite
allée.

--Ses yeux, ses pauvres yeux! répétait Barbara en haussant
convulsivement les épaules; attends que je te plaigne, animal féroce!

--Vous êtes bien dure pour ce pauvre homme, dit Elsie. Il a vraiment
la vue sensible au point de ne plus voir du tout aux lumières.

--Sans doute, sans doute! Mais comme il prend sa revanche dans
l'obscurité! C'est un nyctalope et, qui plus est, un presbyte.

Elsie ne comprit pas ces épithètes, qu'elle crut déshonorantes et dont
elle n'osa pas demander l'explication. Elle était encore dans l'ombre
de l'allée qui ne lui plaisait nullement et voyait enfin s'ouvrir
devant elle le sombre berceau au fond duquel apparaissait le pavillon
blanchi par un clair regard de la lune à son lever, lorsqu'elle recula
en forçant miss Barbara à reculer aussi.

--Qu'y a-t-il? dit la dame aux gros yeux, qui ne voyait rien du tout.

--Il y a... il n'y a rien, répondit Elsie embarrassée. Je voyais un
homme noir devant nous, et, à présent, je distingue M. Bat qui passe
devant la porte du pavillon. C'est lui qui se promène dans votre
parterre.

--Ah! s'écria miss Barbara indignée, je devais m'y attendre. Il me
poursuit, il m'épie, il prétend dévaster mon ciel! Mais ne craignez
rien, chère Elsie, je vais le traiter comme il le mérite.

Elle s'élança en avant.

--Ah çà! monsieur, dit-elle en s'adressant à un gros arbre sur lequel
la lune projetait l'ombre des objets, quand cessera la persécution
dont vous m'obsédez?

Elle allait faire un beau discours, lorsque Elsie l'interrompit en
l'entraînant vers la porte du pavillon et en lui disant:

--Chère miss Barbara, vous vous trompez, vous croyez parler à M. Bat
et vous parlez à votre ombre. M. Bat est déjà loin, je ne le vois plus
et je ne pense pas qu'il ait eu l'idée de nous suivre.

--Je pense le contraire, moi, répondit la gouvernante. Comment vous
expliquez-vous qu'il soit arrivé ici avant nous, puisque nous l'avions
laissé derrière et ne l'avons ni vu ni entendu passer à nos côtés?

--Il aura marché à travers les plates-bandes, reprit Elsie; c'est
le plus court chemin et c'est celui que je prends souvent quand le
jardinier ne me regarde pas.

--Non, non! dit miss Barbara avec angoisse, il a pris par-dessus les
arbres. Tenez, vous qui voyez loin, regardez au-dessus de votre tête!
Je parie qu'il rôde devant mes fenêtres!

Elsie regarda et ne vit rien que le ciel, mais, au bout d'un instant,
elle vit l'ombre mouvante d'une énorme chauve-souris passer et
repasser sur les murs du pavillon. Elle n'en voulut rien dire à miss
Barbara, dont les manies l'impatientaient en retardant la satisfaction
de sa curiosité. Elle la pressa d'entrer chez elle en lui disant qu'il
n'y avait ni chauve-souris ni précepteur pour les épier.

--D'ailleurs, ajouta-t-elle, en entrant dans le petit parloir du
rez-de-chaussée, si vous êtes inquiète, nous pourrons fort bien fermer
la fenêtre et les rideaux.

--Voilà qui est impossible! répondit Barbara. Je donne un bal et c'est
par la fenêtre que mes invités doivent se présenter chez moi.

--Un bal! s'écria Elsie stupéfaite, un bal dans ce petit appartement?
des invités qui doivent entrer par la fenêtre? Vous vous moquez de
moi, miss Barbara.

--Je dis un bal, un grand bal, répondit Barbara en allumant une lampe
qu'elle posa sur le bord de la fenêtre; des toilettes magnifiques, un
luxe inouï!

--Si cela est, dit Elsie ébranlée par l'assurance de sa gouvernante,
je ne puis rester ici dans le pauvre costume où je suis. Vous eussiez
dû m'avertir, j'aurais mis ma robe rose et mon collier de perles.

--Oh! ma chère, répondit Barbara en plaçant une corbeille de fleurs à
côté de la lampe, vous auriez beau vous couvrir d'or et de pierreries,
vous ne feriez pas le moindre effet à côté de mes invités.

Elsie un peu mortifiée garda le silence et attendit. Miss Barbara mit
de l'eau et du miel dans une soucoupe en disant:

--Je prépare les rafraîchissements.

Puis, tout à coup, elle s'écria:

--En voici un! c'est la princesse _nepticula marginicollella_ avec sa
tunique de velours noir traversée d'une large bande d'or. Sa robe est
en dentelle noire avec une longue frange. Présentons-lui une feuille
d'orme, c'est le palais de ses ancêtres où elle a vu le jour.
Attendez! Donnez-moi cette feuille de pommier pour sa cousine
germaine, la belle _malella_, dont la robe noire a des lames d'argent
et dont la jupe frangée est d'un blanc nacré. Donnez-moi du genêt en
fleurs, pour réjouir les yeux de ma chère _cemiostoma spartifoliella_,
qui approche avec sa toilette blanche à ornements noir et or. Voici
des roses pour vous, marquise _nepticula centifoliella_. Regardez,
chère Elsie! admirez cette tunique grenat bordée d'argent. Et ces deux
illustres lavernides: _linneella_, qui porte sur sa robe une écharpe
orange brodée d'or, tandis que _schranckella_ a l'échappe orange
lamée d'argent. Quel goût, quelle harmonie dans ces couleurs voyantes
adoucies par le velouté des étoffes, la transparence des franges
soyeuses et l'heureuse répartition des quantités! L'adélide
_panzerella_ est toute en drap d'or bordé de noir, sa jupe est lilas à
frange d'or. Enfin, la pyrale _rosella_, que voici et qui est une des
plus simples, a la robe de dessus d'un rose vif teintée de blanc sur
les bords. Quel heureux effet produit sa robe de dessous d'un brun
clair! Elle n'a qu'un défaut, c'est d'être un peu grande; mais voici
venir une troupe de véritables mignonnes exquises. Ce sont des
tinéines vêtues de brun et semées de diamants, d'autres blanches avec
des perles sur de la gaze. _Dispunctella_ a dix gouttes d'or sur
sa robe d'argent. Voici de très-grands personnages d'une taille
relativement imposante: c'est la famille des adélides avec leurs
antennes vingt fois plus longues que leur corps, et leur vêtement d'or
vert à reflets rouges ou violets qui rappellent la parure des plus
beaux colibris. Et, à présent, voyez! voyez la foule qui se presse! il
en viendra encore, et toujours! et vous, vous ne saurez laquelle de
ces reines du soir admirer le plus pour la splendeur de son costume et
le goût exquis de sa toilette. Les moindres détails du corsage, des
antennes et des pattes sont d'une délicatesse inouïe et je ne pense
pas que vous ayez jamais vu nulle part de créatures aussi parfaites. A
présent, remarquez la grâce de leurs mouvements, la folle et charmante
précipitation de leur vol, la souplesse de leurs antennes qui est un
langage, la gentillesse de leurs attitudes. N'est-ce pas, Elsie, que
c'est là une fête inénarrable, et que toutes les autres créatures sont
laides, monstrueuses et méchantes en comparaison de celles-ci?

--Je dirai tout ce que vous voudrez pour vous faire plaisir, répondit
Elsie désappointée, mais la vérité est que je ne vois rien ou presque
rien de ce que vous me décrivez avec tant d'enthousiasme. J'aperçois
bien autour de ces fleurs et de cette lampe, des vols de petits
papillons microscopiques, mais je distingue à peine des points
brillants et des points noirs, et je crains que vous ne puisiez dans
votre imagination les splendeurs dont il vous plaît de les revêtir.

--Elle ne voit pas! elle ne distingue pas! s'écria douloureusement la
fée aux gros yeux. Pauvre petite! j'en étais sûre! Je vous l'avais
bien dit, que votre infirmité vous priverait des joies que je savoure!
Heureusement, j'ai su compatir à la débilité de vos organes; voici un
instrument dont je ne me sers jamais, moi, et que j'ai emprunté pour
vous à vos parents. Prenez et regardez.

Elle offrait à Elsie une forte loupe, dont, faute d'habitude, Elsie
eut quelque peine à se servir. Enfin, elle réussit, après une certaine
fatigue, à distinguer la réelle et surprenante beauté d'un de ces
petits êtres; elle en fixa un autre et vit que miss Barbara ne l'avait
pas trompée: l'or, la pourpre, l'améthyste, le grenat, l'orange, les
perles et les roses se condensaient en ornements symétriques sur
les manteaux et les robes de ces imperceptibles personnages. Elsie
demandait naïvement pourquoi tant de richesse et de beauté étaient
prodiguées à des êtres qui vivent tout au plus quelques jours et qui
volent la nuit, à peine saisissables au regard de l'homme.

--Ah! voilà! répondit en riant la fée aux gros yeux. Toujours la
même question! Ma pauvre Elsie, les grandes personnes la font aussi,
c'est-à-dire qu'elles n'ont, pas plus que les enfants, l'idée saine
des lois de l'univers. Elles croient que tout a été créé pour l'homme
et que ce qu'il ne voit pas ou ne comprend pas, ne devrait pas
exister. Mais moi, la fée aux gros yeux, comme on m'appelle, je sais
que ce qui est simplement beau est aussi important que ce que l'homme
utilise, et je me réjouis quand je contemple des choses ou des êtres
merveilleux dont personne ne songe à tirer parti. Mes chers petits
papillons sont répandus par milliers de milliards sur la terre, ils
vivent modestement en famille sur une petite feuille, et personne n'a
encore eu l'idée de les tourmenter.

--Fort bien, dit Elsie, mais les oiseaux, les fauvettes, les
rossignols s'en nourrissent, sans compter les chauves-souris!

--Les chauves-souris! Ah! vous m'y faites songer! La lumière qui
attire mes pauvres petits amis et qui me permet de les contempler,
attire aussi ces horribles bêtes qui rôdent des nuits entières, la
gueule ouverte, avalant tout ce qu'elles rencontrent. Allons, le bal
est fini, éteignons cette lampe. Je vais allumer ma lanterne, car la
lune est couchée, et je vais vous reconduire au château.

Comme elles descendaient les marches du petit perron du pavillon:

--Je vous l'avais bien dit, Elsie, ajouta miss Barbara, vous avez été
déçue dans votre attente, vous n'avez vu qu'imparfaitement mes petites
fées de la nuit et leur danse fantastique autour de mes fleurs. Avec
une loupe, on ne voit qu'un objet à la fois, et, quand cet objet est
un être vivant, on ne le voit qu'au repos. Moi, je vois tout mon cher
petit monde à la fois, je ne perds rien de ses allures et de ses
fantaisies. Je vous en ai montré fort peu aujourd'hui. La soirée était
trop fraîche et le vent ne donnait pas du bon côté. C'est dans les
nuits d'orage que j'en vois des milliers se réfugier chez moi, ou que
je les surprends dans leurs abris de feuillage et de fleurs. Je vous
en ai nommé quelques-uns, mais il y en a une multitude d'autres qui,
selon la saison, éclosent à une courte existence d'ivresse, de parure
et de fêtes. On ne les connaît pas tous, bien que certaines personnes
savantes et patientes les étudient avec soin et que l'on ait publié
de gros livres où ils sont admirablement représentés avec un fort
grossissement pour les yeux faibles; mais ces livres ne suffisent pas,
et chaque personne bien douée et bien intentionnée peut grossir le
catalogue acquis à la science par des découvertes et des observations
nouvelles. Pour ma part, j'en ai trouvé un grand nombre qui n'ont
encore ni leurs noms ni leurs portraits publiés, et je m'ingénie à
réparer à leur profit l'ingratitude ou le dédain de la science. Il est
vrai qu'ils sont si petits, si petits, que peu de personnes daigneront
les observer.

--Est-ce qu'il y en a de plus petits que ceux que vous m'avez montrés?
dit Elsie, qui voyant miss Barbara arrêtée sur le perron, s'était
appuyée sur la rampe.

Elsie avait veillé plus tard que de coutume, elle n'avait pas eu toute
la surprise et tout le plaisir qu'elle se promettait et le sommeil
commençait à la gagner.

--Il y a des êtres infiniment petits, dont on ne devrait pas parler
sans respect, répliqua miss Barbara, qui ne faisait pas attention à la
fatigue de son élève. Il y en a qui échappent au regard de l'homme et
aux plus forts grossissements des instruments. Du moins je le présume
et je le crois, moi qui en vois plus que la plupart des gens n'en
peuvent voir. Qui peut dire à quelles dimensions, apparentes pour
nous, s'arrête la vie universelle? Qui nous prouve que les puces n'ont
pas des puces, lesquelles nourrissent à leur tour des puces qui en
nourrissent d'autres, et ainsi jusqu'à l'infini? Quant aux papillons,
puisque les plus petits que nous puissions apercevoir sont
incontestablement plus beaux que les gros, il n'y a pas de raison pour
qu'il n'en existe pas une foule d'autres encore plus beaux et plus
petits dont les savants ne soupçonneront jamais l'existence.

Miss Barbara en était là de sa démonstration, sans se douter qu'Elsie,
qui s'était laissée glisser sur les marches du perron, dormait de
tout son coeur, lorsqu'un choc inattendu enleva brusquement la petite
lanterne des mains de la gouvernante et fit tomber cet objet sur les
genoux d'Elsie réveillée en sursaut.

--Une chauve-souris! une chauve-souris! s'écria Barbara éperdue en
cherchant à ramasser la lanterne éteinte et brisée.

Elsie s'était vivement levée sans savoir où elle était.

--Là! là! criait Barbara, sur votre jupe, l'horrible bête est tombée
aussi, je l'ai vue tomber, elle est sur vous!

Elsie n'avait pas peur des chauves-souris, mais elle savait que, si
un choc léger les étourdit, elles ont de bonnes petites dents pour
mordre, quand on veut les prendre, et, avisant un point noir sur sa
robe, elle le saisit dans son mouchoir en disant:

--Je la tiens, tranquillisez-vous, miss Barbara, je la tiens bien!

--Tuez-la, étouffez-la, Elsie! Serrez bien fort, étouffez ce mauvais
génie, cet affreux précepteur qui me persécute!

Elsie ne comprenait plus rien à la folie de sa gouvernante; elle
n'aimait pas à tuer et trouvait les chauves-souris fort utiles, vu
qu'elles détruisent une multitude de cousins et d'insectes nuisibles.
Elle secoua son mouchoir instinctivement pour faire échapper le pauvre
animal; mais quelle fut sa surprise, quelle fut sa frayeur en voyant
M. Bat s'échapper du mouchoir et s'élancer sur miss Barbara, comme
s'il eût voulu la dévorer!

Elsie s'enfuit à travers les plates-bandes, en proie à une terreur
invincible. Mais, au bout de quelques instants, elle fut prise de
remords, se retourna et revint sur ses pas pour porter secours à son
infortunée gouvernante. Miss Barbara avait disparu et la chauve-souris
volait en rond autour du pavillon.

--Mon Dieu! s'écria Elsie désespérée, cette bête cruelle a avalé ma
pauvre fée! Ah! si j'avais su, je ne lui aurais pas sauvé la vie!

La chauve-souris disparut et M. Bat se trouva devant Elsie.

--Ma chère enfant, lui dit-il, c'est bien et c'est raisonnable de
sauver la vie à de pauvres persécutés. Ne vous repentez pas d'une
bonne action, miss Barbara n'a eu aucun mal. En l'entendant crier,
j'étais accouru, vous croyant l'une et l'autre menacées de quelque
danger sérieux. Votre gouvernante s'est réfugiée et barricadée chez
elle en m'accablant d'injures que je ne mérite pas. Puisqu'elle vous
abandonne à ce qu'elle regarde comme un grand péril, voulez-vous me
permettre de vous reconduire à votre bonne, et n'aurez-vous point peur
de moi?

--Vraiment, je n'ai jamais eu peur de vous, monsieur Bat, répondit
Elsie, vous n'êtes point méchant, mais vous êtes fort singulier.

--Singulier, moi? Qui peut vous faire penser que j'aie une singularité
quelconque?

--Mais... je vous ai tenu dans mon mouchoir tout à l'heure, monsieur
Bat, et permettez-moi de vous dire que vous vous exposiez beaucoup,
car, si j'avais écouté miss Barbara, c'était fait de vous!

--Chère miss Elsie, répondit le précepteur en riant, je comprends
maintenant ce qui s'est passé et je vous bénis de m'avoir soustrait à
la haine de cette pauvre fée, qui n'est pas méchante non plus, mais
qui est bien plus singulière que moi!

Quand Elsie eut bien dormi, elle trouva fort invraisemblable que M.
Bat eût le pouvoir de devenir homme ou bête à volonté. A déjeuner,
elle remarqua qu'il avalait avec délices des tranches de boeuf
saignant, tandis que miss Barbara ne prenait que du thé. Elle en
conclut que le précepteur n'était pas homme à se régaler de _micros_,
et que la gouvernante suivait un régime propre à entretenir ses
vapeurs.


FIN



TABLE


LE CHÊNE PARLANT

LE CHIEN ET LA FLEUR SACRÉE

L'ORGUE DU TITAN

CE QUE DISENT LES FLEURS

LE MARTEAU ROUGE

LA FÉE POUSSIÈRE

LE GNOME DES HUITRES

LA FÉE AUX GROS YEUX




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