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Title: Lettres de voyage
Author: Kipling, Rudyard
Language: French
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  RUDYARD KIPLING

  LETTRES
  DE VOYAGE

  (1892-1913)


  PAYOT & Cie, PARIS
  106, BOULEVARD SAINT-GERMAIN

  1922
  Tous droits réservés



OUVRAGES DE RUDYARD KIPLING

A LA MÊME LIBRAIRIE:

  LA GUERRE SUR MER, in-16             6 francs.
  LES YEUX DE L’ASIE, Petit in-16      3   »



Les lettres intitulées: “D’UN LIT DE MARÉE A L’AUTRE” furent publiées
d’abord dans le “_Times_”; celles intitulées: “LETTRES A LA FAMILLE”
dans le “_Morning Post_”; et celles intitulées: “L’ÉGYPTE DES MAGICIENS”
dans “_Nash’s Magazine_”.


Seule traduction française autorisée

Tous droits réservés pour tous pays



D’UN LIT DE MARÉE A L’AUTRE

(1892-95)


    EN VUE DE MONADNOCK.
    A TRAVERS UN CONTINENT.
    LA LISIÈRE DE L’ORIENT.
    NOS HOMMES D’OUTRE-MER.
    TREMBLEMENTS DE TERRE.
    UNE DEMI-DOUZAINE DE TABLEAUX.
    «LES CAPITAINES COURAGEUX».
    RIEN QUE D’UN CÔTÉ.
    LETTRES D’UN CARNET D’HIVER.



EN VUE DE MONADNOCK


Succédant au temps grisâtre et morne de l’Atlantique, un véritable flot
de soleil hivernal accueillit notre vaisseau, dès qu’il toucha
l’Amérique. Nos yeux désaccoutumés en clignaient, cependant que le
New-Yorkais, qui est, comme nul ne l’ignore, la modestie même, nous
assurait: «En fait de belles journées nous avons mieux: attendez
seulement...» (telle ou telle époque) «allez donc voir» (tel ou tel
quartier de la ville). Pour nous, notre bonheur était au comble et au
delà de pouvoir comme à la dérive monter et redescendre les rues
resplendissantes, non sans nous demander, pourquoi il fallait que la
plus belle lumière du monde fût gaspillée sur les trottoirs les plus
détestables qui soient; faire indéfiniment le tour du square de Madison,
parce que celui-là était rempli de bébés admirablement habillés jouant à
la «Caille», ou contempler révérencieusement les sergents de ville de
New-York, Irlandais aux larges épaules, au nez camus. Où que nous
allions, nous retrouvions le soleil, prodigue, illimité, travaillant
neuf heures par jour, le soleil avec les perspectives aux lignes nettes
et les couleurs de sa création. La seule pensée que quelqu’un eût osé
qualifier ce climat de lourd et humide, voire de «presque tropical»,
causait un choc. Pourtant il vint ce quelqu’un et il nous dit: «Allez au
Nord, si vous voulez du beau temps, alors du beau temps. Allez dans la
Nouvelle Angleterre.»

Ainsi, par un après-midi ensoleillé, New-York disparut avec son bruit et
son tumulte, ses odeurs complexes, ses appartements surchauffés et ses
habitants beaucoup trop énergiques, tandis que le train se dirigeait
vers le Nord, vers les pays de la neige. Ce fut soudain, d’un seul
coup--presque, aurait-on dit, dans un seul tour de roues--que celle-ci
apparut, recouvrant l’herbe tuée par l’hiver et changeant en mares
d’encre les étangs gelés qui paraissaient si blancs à l’ombre d’arbres
grêles.

A la tombée de la nuit, une petite ville construite en bois, toute
blanche, drapée et silencieuse, vint se glisser le long des portières et
la forte lumière du wagon éclaira un traîneau, dont le conducteur était
enfoui jusqu’au nez dans des foulards et des fourrures, filant au
tournant d’une rue. Or, on a beau l’avoir contemplé dans les livres
d’images, le traîneau tel qu’on se le représente est loin d’être ce
qu’il est en réalité, un simple moyen de locomotion à la fin d’un
voyage. Mais il vaut mieux ne pas se montrer trop curieux, car
l’Américain qui vient de vous raconter en détail comment un jour il lui
était arrivé de suivre de Chelsea à la Tour de Londres, un soldat
écossais portant le kilt, par pure curiosité pour ses genoux découverts
et son sporran, rirait de l’intérêt que vous manifestez pour ce vulgaire
traîneau.

Le personnel du train--sans aucun doute c’en serait fait de la grande
nation américaine si elle était privée de la noble société des
garde-freins, conducteurs, contrôleurs des wagons Pullman, facteurs
nègres et crieurs de journaux,--racontait, étalé à l’aise dans les
compartiments de fumeurs, de délectables histoires de voies bloquées par
la neige sur la ligne de Montréal, d’attaques désespérées--quatre
locomotives précédées d’un chasse-neige--qu’il fallait livrer à des amas
atteignant trente pieds de hauteur; du plaisir qu’on a à marcher sur le
haut des wagons de marchandises pour bloquer un train tandis que le
thermomètre marque trente au-dessous de zéro.

«Cela revient meilleur marché de tuer des gens de cette façon que de
mettre des freins à air comprimé sur les convois de marchandises», dit
le garde-frein.

Trente degrés au-dessous de zéro! température inconcevable, oui, jusqu’à
ce qu’on y entrât en plein en sortant du train à minuit, et que le
premier contact avec cet air clair et immobile vous eût coupé la
respiration comme le fait un plongeon dans la mer. Un morse, assis sur
un monticule de laine, nous accueillit dans son traîneau. Il nous
enveloppa de manteaux de peaux de chèvre aux longs poils, nous mit des
passe-montagnes se rabattant sur les oreilles, des peaux de buffles, des
couvertures, puis encore des peaux de buffle, tant et si bien que nous
aussi ressemblions à des morses et évoluions avec presque autant de
grâce. L’air était tranchant comme la lame d’une épée fraîchement
aiguisée; l’haleine gelait sur les revers des habits, on ne sentait plus
son nez, et les yeux pleuraient amèrement de ce que les chevaux avaient
hâte de rentrer à l’écurie, et pour la bonne raison que filer rapidement
dans une atmosphère à zéro degré fait venir les larmes aux yeux. Sans le
carillon des grelots du traîneau on aurait pu se croire dans un rêve:
nul bruit de sabots sur la neige; seuls les patins poussaient parfois un
léger soupir en franchissant quelque ondulation de terrain, et les
collines alentour, drapées de blanc, gardaient un silence de mort. Le
Connecticut cependant avait gardé sa vie, traînée liquide et noire à
travers la glace compacte. On pouvait entendre l’eau grognant, tel un
roquet, aux talons de petits icebergs. Partout ailleurs il n’y avait
sous la lune que de la neige qui s’était amoncelée jusqu’à hauteur des
barrières de pierre ou qui, à leur sommet, retombait en festons
d’argent; de la neige entassée des deux côtés de la route, alourdissant
les pins et les sapins des bois, et où, par contraste, l’air semblait
tiède comme dans une serre chaude. Le spectacle qui s’offrait à nous
était d’une indescriptible beauté car la nature, avec un dédain tout
japonais pour la perspective, avait tracé là, en noir et blanc sa plus
audacieuse esquisse que venaient modifier de temps en temps les crayons
hardis et toujours mobiles de la lune.

Au matin l’autre partie du tableau nous fut révélée sous les couleurs du
soleil. Pas un seul nuage au ciel qui, sur la ligne neigeuse de
l’horizon, reposait tel un saphir sur du velours blanc. Des collines
d’un blanc éclatant, d’autres tachetées et bordées de bois comme d’une
fourrure, se dressaient au-dessus des surfaces compactes et blanches de
la plaine tandis que le soleil éclaboussait d’une orgie de lumière leurs
multiples broderies, jusqu’à en éblouir les yeux. Çà et là sur les
versants exposés, la chaleur du jour--le thermomètre marquait presque
40--et le froid de la nuit avaient formé sur la neige une croûte chauve
et brûlante, mais, en général, tout était recouvert d’une poudre fine,
prête à capter la lumière comme dans un prisme et à la refléter en des
milliers de cristaux. Au milieu de cette magnificence, tout comme si de
rien n’était, un traîneau de bois, tiré par deux bœufs roux aux longs
poils, chargé de troncs d’arbres dénués d’écorce et saupoudrés d’une
poussière de diamant, descendit le chemin dans un nuage de glaciale
buée.

Confondre le traîneau qu’on emploie comme moyen de locomotion et celui
consacré aux charrois de marchandises est, dans cette région, un signe
d’inexpérience et c’est, je crois, la preuve que l’on n’est un propre à
rien que d’imaginer qu’on conduit les bœufs comme cela se fait ailleurs,
en leur tortillant la queue de façon scientifique. Muni de mitaines
rouges, de guêtres de feutre montant jusqu’aux genoux, et, il se peut
aussi, d’un manteau gris argent de peau de rat, le conducteur accompagne
son attelage en criant: Huehan, tout comme on le raconte dans les récits
américains. Les paroles du charretier expliquent bien des choses en ce
qui touche les histoires écrites en dialecte, car même les meilleures
sont pour la plupart des lecteurs un véritable châtiment. Maintenant
qu’il m’est arrivé d’entendre l’accent long et traînant de Vermont, je
m’étonne non point de ce que les contes de la Nouvelle Angleterre soient
imprimés en ce que, pour les besoins de la cause, nous appellerons de
l’anglais et de la typographie anglaise, mais bien plutôt de ce qu’ils
n’aient pas paru en suédois ou en russe, car notre alphabet est vraiment
trop limité. Cette région appartient, selon des lois,--inconnues aux
États-Unis,--mais admises dans le monde entier, en propre au roman de la
Nouvelle Angleterre et aux femmes auteurs qui l’écrivent. Voilà ce que
l’on sent dans l’air même, dès qu’on aperçoit ces chalets de bois peints
en blanc, abandonnés dans la neige, cette maison d’école à l’aspect
sévère, et ces habitants--hommes des fermes, femmes qui travaillent
autant qu’eux, avec peut-être moins de joies dans leur vie--ces autres
demeures, bien peintes, aux toits bizarres, appartenant à Monsieur un
Tel, juge, avocat ou banquier, tous potentats dans cette métropole de
six mille habitants située à proximité de la gare de chemin de fer. Et
l’on se rend mieux compte encore de ce qu’est cette atmosphère,
lorsqu’on lit dans les journaux locaux des annonces de «soupers fins» ou
de «réunions pieuses» organisés par telle ou telle secte, sandwichées au
milieu de paragraphes qui témoignent d’un intérêt sympathique et
fraternel, et qui prouvent bien que les gens du district vivent,--sans
cependant s’égorger entre eux,--sur un pied d’effarante intimité.

Les descendants de la vieille souche, ceux qui habitent les plus
anciennes demeures, nés et élevés alentour, ne voudraient à aucun prix
vivre en dehors de la ville, mais il y a des gens du Sud, vrais fous,
ceux-là, (hommes et femmes de Boston et autres cités semblables) qui
vont jusqu’à construire des maisons en rase campagne, à trois et même à
quatre kilomètres de la Grand’Rue qui a 400 mètres de long et qui est le
centre de la vie et de la population. Avec les étrangers, surtout s’ils
ne font pas leurs provisions d’épicerie «dans la Rue», autrement dit en
ville, la ville a peu de rapports; n’empêche qu’elle sait tout, et même
davantage, de ce qui se passe parmi eux. Leurs vêtements, leur bétail,
leurs idées, les manières de leurs enfants, leur façon de traiter leurs
domestiques et tout autre chose imaginable, est rapportée, examinée,
discutée, et rediscutée encore du haut en bas de Main Street. Or la
sagesse que possède Vermont n’étant pas toujours suffisante pour
parvenir avec la délicatesse voulue à la pleine compréhension de tous
les problèmes de la vie d’autrui, commet parfois des erreurs pathétiques
et, de ce fait, la ville en vient aux prises. On voit donc que par le
monde entier les villes de province d’une certaine dimension ne
diffèrent pas essentiellement les unes des autres. La conversation des
fermiers roule sur leurs fermes: questions d’achats, d’hypothèques et de
vente, de droits d’enregistrement, de lignes de délimitations et
d’impôts vicinaux. C’est au beau milieu de la Nouvelle Zélande, à la
lisière des plaines où courent les chevaux sauvages que j’entendis ce
genre de conversation pour la dernière fois, lorsqu’un homme et une
femme, à trente kilomètres de leur plus proche voisin passèrent la
moitié de la nuit à discuter exactement les mêmes questions que celles
qui formaient le fond de la conversation des gens de la Grand’Rue, à
Vermont, États-Unis.

Il existe au moins un homme dans l’État que cette localité exaspère.
C’est un garçon de ferme, élevé dans un hameau à vingt ou trente
kilomètres de la voie ferrée la plus proche et qui, audace sans
pareille, s’est un jour aventuré jusqu’ici. Mais l’agitation et le
tumulte de la Grand’Rue, la clarté inaccoutumée des lampes électriques,
son pâté de maisons de commerce construites en brique rouge, à cinq
étages, l’effraient et l’inquiètent. Aussi a-t-il pris du service dans
une ferme bien loin de ces plaisirs délirants et s’empresse-t-il de
dire: «On m’a offert vingt-cinq dollars par mois pour travailler dans
une boulangerie de New-York, mais pas de danger qu’on me voie dans
quelque New-York que ce soit; j’ai vu Main Street et j’en suis tout
retourné.» Ses capacités consistent à rentrer le foin et à soigner le
bétail. La vie de la ferme en hiver n’est d’ailleurs pas l’oisiveté
relative dont on parle tant. Chaque heure, au contraire, semble avoir
ses soixante minutes de travail, car le bétail est tenu dans les étables
et mange sans fin; il faut mener boire les poulains, dans les étangs
gelés dont on doit au besoin briser la glace et emmagasiner de la glace
pour l’été. C’est alors seulement que commence le vrai travail, entendez
par là rentrer le bois de chauffage, car la Nouvelle Angleterre n’a que
ses forêts pour se ravitailler en combustible. A l’automne on marque les
arbres, juste avant la chute des feuilles, en faisant une entaille dans
l’écorce; plus tard on les abat, on les coupe en bûches de quatre pieds
de long, et dès que la neige amie le permet, on les amène en traîneau
jusqu’au bûcher. Ensuite on peut s’occuper des besoins de la ferme, et
celle-ci, tout comme une arche de pont, n’est jamais en repos. Puis
vient la saison du sirop d’érable. Lorsque la sève commence à travailler
on fait des incisions dans les majestueux érables pour la recueillir
dans de petits seaux de dimensions absurdes (une vache dont on trairait
le lait dans un dé donnerait une idée de la disproportion) et la vider
ensuite dans des chaudrons.

Enfin (c’est le moment où l’on se réunit pour la récolte du sucre) on
verse le sirop bouillant dans des récipients en fer remplis de neige
fraîche où il durcit, tandis qu’en faisant semblant d’aider l’on se rend
poisseux, et tout le monde, garçons et filles flirtent à plaisir. Même
l’introduction d’appareils brevetés à évaporer le sucre n’a pas porté
atteinte aux amourettes.

Les hommes avec qui flirter sont assez rares, bien que la disette soit
moins grande dans les villes possédant leurs propres manufactures--où
l’amoureux peut se rendre le dimanche de New-York,--que dans les fermes
et les villages... Les hommes sont partis: les jeunes, pour livrer
bataille à la fortune plus loin, à l’ouest, tandis que les femmes
demeurent, demeurent éternellement, comme il en va toujours pour elles.
Dans les fermes, lorsque les enfants partent, le vieux père, la vieille
mère s’efforcent de faire marcher la maison sans aide, et le lot qui
échoue à la femme est fait de labeur et de monotonie. Parfois elle
devient folle, même assez fréquemment pour affecter les statistiques de
recensement, mais le plus souvent, espérons-le, elle meurt. Dans les
villages où les travaux pénibles ne sont pas d’une nécessité aussi
urgente, les femmes trouvent à se consoler en formant des clubs et des
cercles littéraires; elles acquièrent ainsi, à leur façon, beaucoup de
sagesse et de philosophie. Leur méthode certes n’est pas toujours
recommandable, car le comble de leurs souhaits, c’est de posséder des
faits, savoir qu’elles en seront à telle ou telle page d’un volume,
allemand ou italien, avant telle date, et qu’elles auront lu les livres
qu’il fallait, de la bonne manière. En tous cas, elles ont quelque chose
à faire, ce qui leur donne l’illusion qu’elles sont occupées. On a dit
que les récits de la Nouvelle Angleterre étaient restreints, étriqués;
mais ces aperçus, même lointains, de la terrible vie d’où ils sont
tirés, servent de justification à l’auteur, car, en raison de sa dureté
même, on peut sculpter une coquille de noix de mille façons différentes.

A vingt-cinq ou trente milles au delà des collines, sur la route des
Montagnes Vertes, se trouvent des fermes délaissées, bâties dans un pays
aride, gardées avec acharnement tant qu’il y eut quelqu’un pour s’en
occuper, puis finalement abandonnées au flanc des collines, comme autant
de chapitres terminés de lamentables histoires. Au delà de cette
désolation il y a des forêts où l’ours et le daim trouvent encore la
paix et où parfois même le castor oublie qu’on le persécute et ose
construire son gîte.

C’est un homme qui aimait les bois pour eux-mêmes et non par amour du
carnage qui m’a raconté tout cela; un homme de l’Ouest, aux gestes
lents, à la voix calme, qui avait traversé en skis les plaines neigeuses
et qui ne rit même pas lorsque je lui empruntai ses chaussures pour
essayer de marcher. Mais les gigantesques appareils, semblables à des
raquettes de tennis, sur lesquelles sont tendues des peaux de bête, ne
sont pas faciles à manier, et si vous oubliez de maintenir les talons
bien au sol, l’arrière traînant sur la neige, c’est la pirouette avec la
sensation de tomber dans l’eau profonde, les chevilles attachées à une
ceinture de sauvetage. Si vous perdez l’équilibre, n’essayez pas de le
reprendre, mais laissez-vous choir, moitié assis, moitié à genoux, en
couvrant le plus d’étendue possible. Puis, lorsque vous aurez attrapé le
pas du loup, c’est-à-dire lorsque vous saurez glisser adroitement un
pied par-dessus l’autre, vous oublierez bien vite vos chevilles
endolories pour jouir du plaisir qu’on trouve à traverser des épaisseurs
de neige profondes de six pieds et à prendre des raccourcis par-dessus
les barrières ensevelies.

L’homme de l’Ouest me traduisit les marques faites sur la neige; il me
montra comment un renard (cette partie du pays est remplie de renards
qu’on tire au fusil parce que la chasse à cheval est impossible) laisse
derrière lui un certain genre de piste, car il marche avec
circonspection, comme un voleur, différente de celle du chien qui,
n’ayant rien à se reprocher, plonge et enfonce de ses quatre pattes
écartées; comment les racoons et les écureuils s’endorment tout l’hiver
et comment les daims, à la frontière canadienne, font, en piétinant, de
longs sentiers profonds appelés cours, où ils sont surpris par des
hommes importuns, munis d’appareils photographiques, qui les tiennent
par la queue lorsqu’ils sont enlisés, et par ce moyen parviennent à
reproduire sur l’écran leur dignité apeurée. Il m’a parlé aussi des
gens, des mœurs et des coutumes de ces habitants de la Nouvelle
Angleterre; comment ils fleurissent et prospèrent dans le Far-West, le
long des lignes de chemin de fer les plus récentes, où la rivalité de
deux compagnies se disputant les mêmes défilés provoque presque la
guerre civile; comment il existe un pays pas très loin d’ici, appelé la
Calédonie, peuplé d’Écossais, gens très forts en affaires, capables à ce
point de vue d’en remontrer aux habitants de la Nouvelle Angleterre
eux-mêmes, et qui, Américains-Écossais de naissance, nomment encore
leurs villes d’après les cités de leur race économe et prospère... Tout
cela était plein de charme pour moi, aussi nouveau que le bruit régulier
des snow-boots mordant la neige, et le silence éblouissant des collines.

Au delà de la chaîne des montagnes la plus éloignée, où les pins se
détachant sur l’unique pic solitaire s’estompent et ne forment plus
qu’une légère brume bleue, une véritable montagne, et non pas une
colline, pointait vers le ciel, pareille à quelque gigantesque ongle de
pouce.

--Ça, c’est Monadnock, me dit l’homme de l’Ouest, toutes les collines
portent un nom indien. Vous avez laissé Wantastiquet à droite en
quittant la ville.

Vous avez dû remarquer que bien souvent un mot revient à la mémoire au
bout de plusieurs années, réveillant toutes sortes d’associations
saugrenues. J’avais rencontré ce nom de Monadnock sur le papier dans une
parodie éhontée du style d’Emerson, avant même que le style ou les vers
n’eussent présenté quelque intérêt pour moi. Mais le mot m’avait frappé
à cause de certains rythmes, entre autres ceux-ci:

    ... sommet couronné, contemporain
    de la crête de Monadnock;
    et mes ailes étendues
    touchent l’Est et l’Ouest...

Plus tard, le même mot, recherché pour le même motif que le nom béni de
la Mésopotamie, me conduisit à Emerson, à son poème sur le pic lui-même,
vieux géant sage «absorbé dans ses affaires avec le ciel», qui nous rend
sensés et sobres, et nous libère de toute petitesse lorsque nous mettons
notre confiance en lui. Aussi Monadnock en était-il venu à vouloir dire
tout ce qui aide, guérit; tout ce qui calme, et lorsque, ayant gagné le
centre du New-Hampshire, je le vis apparaître, il ne manqua point à ses
promesses. Dans cette tranquillité absolue, une branche de sapin pliant
sous son trop lourd fardeau de neige s’affaissa d’un pied ou deux, avec
un petit soupir de fatigue; puis la neige glissa et le rameau oscillant
se redressa et vivement rejoignit ses camarades.

En l’honneur de Monadnock nous fîmes cet après-midi-là une statue de
neige représentant Gautama Bouddha, portrait un peu trop ramassé et non
d’une symétrie parfaite, mais à la taille impériale et reposante. Lui,
faisait face à la montagne et tout à coup, des hommes passant en
traîneau sur la route, s’arrêtèrent pour le regarder. Or, les réflexions
pleines d’étonnement de deux fermiers de Vermont sur la nature et les
propriétés d’un dieu ventru valent la peine qu’on les écoute. Ce n’était
nullement sa race qui les intriguait, car il était d’un blanc agressif,
mais les tailles arrondies ont l’air de n’être plus à la mode dans
l’État de Vermont, du moins l’affirmèrent-ils avec force jurons curieux
et rares.

Le lendemain, toutes les vaines futilités disparurent dans une tempête
de neige qui remplit les creux des collines d’une tourbillonnante brume
bleue, inclina les branches des arbres si bas qu’il fallait baisser la
tête en passant et ne pas craindre d’être saupoudré et effaça la trace
des traîneaux.

Notre Mère Nature est merveilleusement ordonnée si on la laisse faire.
Ce jour-là, elle arrondit tous les angles, nivela toutes les pentes, et
borda si bien le lit blanc, qu’il s’étendait sans le moindre pli jusqu’à
l’échine des sapins et des pins qui ne voulaient pas s’endormir.

--En ce moment, me dit l’homme de l’Ouest, tandis que nous nous
dirigions vers la gare et, hélas! vers New-York, toutes mes traces ont
disparu; mais à la fonte des neiges, d’ici une semaine ou un mois, elles
reparaîtront et montreront où j’ai passé!

Idée bizarre, n’est-ce pas? Imaginez un meurtre commis dans les bois
déserts, une rafale de neige qui recouvre les traces du meurtrier
s’enfuyant avant que le vengeur du sang versé n’ait enseveli le cadavre,
et puis, une semaine plus tard, le retrait de la neige traîtresse,
révélant pas à pas le chemin que Caïn avait pris, découvrant une à une
les empreintes fatales de ses snow-boots comme autant de disques noirs
sur le blanc du chemin, jusqu’au bout.

Il y aurait tant et tant à écrire, si cela en valait la peine, sur cette
drôle de petite ville près de la gare du chemin de fer, dont la vie
semble glisser, en toute apparence, aussi doucement que les coupés
montés sur les traîneaux, mais qui à l’intérieur est troublée par les
haines, les soucis et les jalousies tourmentant toutes les âmes, sauf
celles des dieux. Par exemple,--mais non, il vaut mieux se rappeler la
leçon que donne Monadnock, et Emerson qui dit d’autre part: «Zeus hait
les gens officieux et ceux qui font trop.»

Qu’il existe de pareilles gens, une voix traînante et nasillarde qui
traverse la Grand’Rue, l’atteste. Un fermier est en train de détacher
ses chevaux d’un poteau faisant face à un magasin, il reste le licol à
la main et exprime son opinion, à un voisin, et au monde en général:

--Pour quant à ces Andersons! c’te clique-là, je t’ dis moi, que ça n’a
aucune idée de _saveoir_ vivre!



A TRAVERS UN CONTINENT


On ne se soustrait pas facilement à une grande ville. Nous avions encore
tout un continent à traverser et pour cette raison nous nous attardions
dans New-York, tant et si bien que nous avions des remords à l’idée de
quitter cette ville qui nous rappelait le foyer. Pourtant, plus on
l’étudiait, plus elle nous révélait ses grotesques tares: ses rues mal
pavées, ses rues elles-mêmes, sa mauvaise police municipale et des
conditions sanitaires qui, sans la mer charitable, seraient pires
encore. Personne, jusqu’ici, n’a abordé le problème de l’administration
de New-York dans l’esprit voulu; c’est-à-dire, en le considérant comme
le résultat d’une incapacité, d’un manque de civilisation barbare,
crasseux, et d’un gaspillage effréné. Personne non plus ne le fera, très
probablement, car toute réflexion qu’on oserait émettre sur cette auge
longue et étroite serait interprétée comme une attaque malveillante
dirigée contre l’esprit et la majesté de la Grande Nation Américaine et
se terminerait en comparaisons irritantes. Pourtant, même à supposer que
d’une façon permanente toutes les rues de Londres fussent sens dessus
dessous et tous les réverbères renversés, cela n’empêcherait pas les
rues de New-York, prises en bloc, de ressembler étonnamment à une plage
de Zanzibar ou aux abords d’un village zoulou. Des rigoles, des trous,
des ornières; des pavés pointus et tout de travers; des trottoirs mal
entretenus, aux bordures dépassant le niveau de deux à trois pouces; des
rails de tramways faisant saillie sur la chaussée; des matériaux de
construction éparpillés jusqu’au milieu de la rue; de la chaux, des
planches, des pierres taillées et des boîtes à ordures semées
généreusement partout; les voitures s’aventurant au hasard; de lourds
camions rencontrant des coupés aux croisements des rues; des poteaux
chancelants, grossièrement taillés et non peints; des becs de gaz
titubants et tordus; et, finalement, de la saleté en abondance et une
variété d’odeurs nauséabondes que le vent du nord ne saurait chasser,
voilà des choses que l’on peut considérer tout à fait indépendamment de
«_l’Esprit de Démocratie_», ou de «_l’Avenir de ce grand pays au
développement puissant_». Dans tout autre pays elles passeraient pour un
signe de négligence, de malpropreté et d’incapacité. Ici, on vous
explique et on vous répète, que c’est une preuve de la rapidité avec
laquelle la ville a grandi et de l’enviable indifférence de ses citoyens
pour les questions de détail.--Un de ces jours, me dit-on, on s’occupera
sérieusement de remédier à cet état de choses. Les dirigeants de la
ville, hommes corrompus, seront balayés par un cyclone, par un ouragan,
ou par quelque explosion grandiose et retentissante d’indignation
populaire; on élira alors à l’unanimité des hommes capables qui
toucheront, à juste titre, les appointements énormes actuellement
alloués à des étrangers incapables pour des balayages de rues, et tout
ira bien. C’est alors que la licence inculquée par les gouvernants chez
les gouvernés, pendant les trente, quarante, ou peut-être cinquante
années passées; l’insouciance brutale du public en ce qui touche les
devoirs des citoyens; l’endurcissement et l’élasticité de la morale
populaire et le dédain insensé de la vie humaine, engendrés par les lois
impuissantes et encouragés par la familiarité avec des accidents
évitables et une négligence criminelle, disparaîtront miraculeusement.
Si les lois de cause à effet qui gouvernent même le peuple le plus libre
de la terre affirment qu’il en est autrement, tant pis pour ces lois.
L’Amérique fait les siennes. Derrière elle se tient le fantôme de la
guerre la plus sanglante du siècle, suscitée dans ces pays paisibles à
force de s’accoutumer le mépris des lois, de laisser aller les choses,
par l’incapacité et le dédain aveugle pour tout sauf le besoin matériel
du moment présent, tant et si bien que l’heure depuis longtemps conçue
et oubliée se dressa toute armée et que les hommes s’écrièrent: «Voici
une crise imprévue!» et s’entretuèrent au nom de Dieu pendant quatre
années.

Dans une contrée païenne les trois choses qui passent pour être les
piliers d’un gouvernement passable, sont: le respect de la vie humaine,
la justice criminelle et civile, autant que l’homme est capable de
rendre la justice, et de bonnes routes. Dans cette cité chrétienne les
habitants attachent peu d’importance à la première (leurs journaux,
leurs conversations et leurs actes en font foi); ils achètent et vendent
la seconde à un certain prix fixe, ouvertement et sans honte, et
paraissent, semble-t-il, se passer aisément de la troisième. On
s’attendrait presque à ce que le sens de l’humour, inhérent à la race,
les empêche d’espérer rien que des louanges, épaisses, excessives et
serviles de la part de l’étranger en visite chez eux. Mais non; si on se
tait, ils forgent eux-mêmes des éloges qu’ils mettent dans votre bouche
sur leurs qualités et mérites, agissant par là, envers leur propre pays
qu’ils prétendent honorer, comme agit le charlatan qui fait la réclame
de ses pilules; s’il vous arrive d’exprimer votre opinion,--mais vous
verrez, par vous-même, les conséquences de votre franchise. Ils ne se
rendent pas compte qu’avec les mensonges et les invectives, c’est à eux
seuls qu’ils font du tort. Le blâme de toutes les imperfections de leur
ville ne retombe pas entièrement sur les hommes, généralement
d’extraction étrangère, qui gouvernent la cité; car ils trouvent un
peuple fait pour eux, gens sans lois, prêts à fermer les yeux sur une
infraction aux règlements commise par les voisins, à condition qu’ils
puissent eux-mêmes à leur tour en faire autant avec profit, et qui, dans
leurs rares loisirs, sont bien aises de sourire en entendant raconter
les détails d’un coup de fraude habilement mené. Mais, vous dit
l’Américain cultivé: «Donnez-nous le temps. Donnez-nous le temps et nous
arriverons à quelque chose!»--Tandis que l’autre type d’Américain, celui
qui est agressif, s’empresse de mettre sous le nez de l’étranger quelque
spécimen de travail bâclé, à moitié fini, en le présentant comme le
résultat d’un effort achevé. Je ne connais rien de plus agréable que
d’écouter pendant un temps strictement limité un enfant qui vous raconte
ses projets pour quand il sera grand; mais lorsque ce même enfant, à la
voix forte, devenu exigeant, impudiquement avide de louanges, aussi
susceptible que le plus maladif blanc-bec, vient vous barrer partout la
route et vous ennuyer avec la même histoire, dite sur le même ton, on
commence à soupirer après quelque chose de terminé--mettons l’Égypte et
une momie bien morte. Il n’est ni prudent, ni bienséant, d’insinuer que
le gouvernement de la plus grande ville des États-Unis n’est que le
despotisme de l’étranger, par l’étranger, pour l’étranger, tempéré, de
temps à autre, par des insurrections de gens convenables. Seul, le
Chinois lave le linge sale des autres peuples.


Saint-Paul, Minnesota.

Oui, c’est très bon de partir encore une fois et de reprendre
l’existence éternellement renouvelée du vagabond, flânant dans les cités
nouvelles, bien au courant des mœurs des chiens, des bébés et des
voitures d’enfants de la moitié du globe et suivant la trace des saisons
à la croissance des fleurs dans les jardins d’autrui. St-Paul, située à
la porte des greniers du Dakota et du Minnesota, réunit tous les
suffrages sauf ceux de Minneapolis, sise à dix-sept kilomètres d’ici,
qu’elle déteste et qui prend envers elle des airs de protection. Elle
s’intitule la capitale du Nord-Ouest, et ses habitants portent non
seulement le haut de forme de soie commercial, mais aussi le feutre
large et mou de l’Ouest. Elle parle une autre langue que celle des
New-Yorkais et, (signe évident que nous sommes loin à l’intérieur des
terres) ses journaux discutent avec ceux de San Francisco sur les
démêlés au sujet des tarifs et sur la concurrence des compagnies de
chemins de fer. St-Paul date déjà de plusieurs années, et si l’on
commettait l’imprudence d’aller dans les quartiers commerçants de la
ville on serait bien vite et amplement renseigné sur son histoire. Mais
il faut chercher dans les quartiers bourgeois toute la supériorité de
St-Paul qui, à l’instar d’autres cités, est entourée de vastes banlieues
qui rendent l’étranger jaloux et où l’on trouve ce que l’on ne rencontre
pas au centre de la ville, des rues bien pavées ou recouvertes
d’asphalte, plantées d’arbres, bordées de contre-allées bien entretenues
et parsemées de maisons possédant un cachet particulier que des
barrières rustiques ne séparent point les unes des autres; chacune
s’élève sur son carré de gazon soigneusement tondu et descendant
jusqu’au trottoir. Le matin c’est toujours dimanche dans ces rues. Les
tramways électriques ont emmené les hommes à leurs affaires en ville;
les enfants sont à l’école et les gros chiens, plus de trois pour chaque
bambin absent, sont étendus, le museau dans l’herbe tuée par l’hiver, se
demandant combien il faudra aux jeunes pousses avant qu’il soit possible
à un gentleman de prendre ses herbes médicinales au printemps.
L’après-midi, les enfants sur des tricycles montent et descendent les
rues en zigzaguant, accompagnés, devant et derrière, de la proportion
voulue de gros chiens; les tramways, remontant la côte, commencent à
déposer chaque voyageur chez lui, à la porte de la maison que pour
lui-même il s’est construite (bien que l’architecte l’ait poussé à
ajouter cette insignifiante petite tour en mansarde et cette loge
inutile), et, tout naturellement, le crépuscule amène les amoureux qui
se promènent deux par deux le long des chemins si paisibles. On peut
presque dire la date exacte de construction des maisons, qui remonte
soit au temps où l’on dansait la gigue, lorsqu’il incombait aux gens
respectables d’adopter les barreaux façonnés sans beauté et les pignons
ajourés; ou bien aux jours de l’engouement pour l’architecture
coloniale, c’est-à-dire, maisons peintes en blanc, garnies de colonnes
cannelées; ou bien encore à l’ère plus récente de l’architecture
domestique, mélange fort agréable de toits peints, de lucarnes
encapuchonnées, de curieuses marquises et de portes en forme de niches.
En présence de tout cela, on commence à comprendre pourquoi les
Américains, visitant l’Angleterre, sont frappés par ce qui est ancien et
non par ce qui est moderne. L’Américain n’a guère plus de cent ans
d’avance sur l’Anglais en ce qui concerne le plan, le confort,
l’installation économique de maisons et, chose fort importante, l’emploi
d’appareils destinés à supprimer la main d’œuvre. De Newport à San
Diego, vous serez amené à faire les mêmes remarques.

Avant de quitter St-Paul je tiens à lui rendre un dernier hommage de
respect et d’admiration. Une petite maison brune, seule de son espèce,
sise à l’extrémité d’une avenue, semble dormir avec tous ses volets
clos. Cependant le phaéton d’un docteur est arrêté devant la porte où se
trouve accrochée une grande pancarte bleue et blanche portant ces mots:
«Fièvre scarlatine»--Oh! très admirable municipalité de St-Paul! Ce sont
ces petits détails et non point les cris et le tapage sur les places
publiques qui font la grandeur, l’indépendance et le respect d’une
nation. Ce soir, dans les tramways, on parlera de blé, tout en envoyant
des pointes à l’adresse de Minneapolis et Duluth qui réclame vingt pieds
d’eau la réunissant à l’Atlantique--tout cela sans grande importance, à
côté de ces rues et de cette pancarte.


Le lendemain.

--Il y a cinq jours on ne voyait pas un pouce de terre, car la neige
recouvrait tout, dit le contrôleur debout dans le wagon de queue du
Great Northern. Il parle comme si la neige avait caché un trésor
inestimable, et cependant voici tout le spectacle qui nous est offert:
voie ferrée unique, rangée de poteaux télégraphiques chancelants, se
terminant en un point, et un estompage à l’horizon; à gauche et à
droite, large houle, comme en pleine mer, seule et immense plaine
couverte de champs de blé, qui attend le printemps, parsemée de loin en
loin de fermes construites en bois, de moissonneuses et de lieuses
brevetées presque aussi grosses que les maisons, de meules qui restent
en surplus de l’abondante récolte de l’an dernier, et marbrée çà et là
de veines noires indiquant que les précoces travaux de labour ont déjà
commencé. La neige s’étend en quelques dernières traînées que le vent
fait tourbillonner le long de la voie; d’une extrémité à l’autre de
l’horizon, tout n’est que marne argileuse et sombre, couverte d’herbe
endormie par le froid, que le soleil d’une seule année, semble-t-il, ne
pourra jamais réveiller. C’est là le grenier du pays, pays où le fermier
qui supporte les charges de l’État, et qui, par conséquent, impute à
l’influence directe de la loi Mac Kinley la récolte extraordinaire de
l’an passé, a aussi à endurer la monotonie lugubre de la terre et du
ciel. Il ne perd pas la tête car il est très occupé, mais sa femme
devient folle parfois, comme ses compatriotes dans l’État de Vermont. La
nature n’a pas mis une grande variété dans cette immense terre
productrice de blé. On dit que le vent faisant courir des ombres dans
les blés en épis, sur des kilomètres et des kilomètres d’étendue,
engendre comme le vertige chez ceux qui sont forcés de regarder sans
pouvoir détourner les yeux. Et l’on raconte une histoire, véritable
cauchemar, d’un couple qui avait vécu quatorze ans dans un poste
militaire, dans une région semblable à celle-ci, avant d’être transféré
à West Point, au milieu des collines, de l’autre côté de l’Hudson. La
femme vint à New-York, mais hantée de plus en plus par la terreur que
lui inspiraient les maisons géantes, elle fut soudain atteinte de
méningite et, dans son délire, sa grande frayeur était que les monstres,
en s’écroulant, ne vinssent s’écraser sur elle. C’est une histoire
véridique.

Ici, on prépare la moisson avec des charrues à vapeur. Comment, en
effet, pourrait-on suffire aux sillons infinis à l’aide de chevaux
seulement? On attaque la terre avec des machines munies de dents, de
crans et de longues pointes, qui exposées dans des magasins paraîtraient
monstrueuses, mais qui ne sont ici que des taches sur l’herbe jaune.
Même la locomotive est intimidée en leur présence. Un train de
marchandises suit une ligne qui sort de l’horizon bleu pour rencontrer à
nouveau l’azur du ciel. Ailleurs le train démarrerait avec un
rugissement joyeux et vibrant, mais ici il glisse furtivement le long
des poteaux télégraphiques, dans un murmure plein de crainte, glisse et
s’enfonce dans le sol.

Puis voici une ville disparaissant dans la boue noire, une ville aux
maisons éparses, construites en planches épaisses d’un pouce, qui
possède des entrepôts de grains d’un rouge terne. Mais la campagne
refusant d’être domptée, même sur quelques centaines de mètres, toutes
les rues de la ville débouchent dans l’infini; c’est comme si, à son
tour, celui-ci tout entier, arrivant du dehors sans asile, se
précipitait à fond de train à travers elles. Vers le soir, sous un ciel
gris, passe rapide devant mes yeux un tableau sans cadre de morne
désolation. Au premier plan, un chariot de ferme embourbé presque
jusqu’aux essieux, la boue dégouttant des roues aux mouvements lents,
tandis que le charretier fouette ses chevaux. Derrière lui, sur un
tertre d’herbe détrempée et marécageuse, séparé du reste du paysage par
des barrières nues, se trouve un cimetière où reposent aujourd’hui dans
une indifférence absolue, sous des pierres tombales ornées de croix en
bois couvertes d’entailles et usées par les intempéries, des citoyens
qui, dans leur temps, ont eux aussi fouetté des chevaux et semé du
blé.--Et je songe que, pour l’âme récemment libérée du corps, semblable
sépulture doit être plus affreuse encore que les profondeurs de l’Océan.

A mesure que nous avançons vers le nord, la neige augmente et la Nature
travaille ferme à briser le sol pour le printemps. Le dégel a inondé
toutes les dépressions de terrain dans un déluge maussade d’un gris
noir, et les surfaces plates en perspectives illimitées disparaissent
sous six pouces d’eau. Les petits aqueducs sont pleins jusqu’au bord,
tandis que les bancs de glace flottante viennent se heurter contre les
piles en bois des ponts, faisant entendre un tic-tac sonore. Mais
soudain résonne quelque part dans cette étendue, près des wagons, un
joyeux cliquetis d’éperons, et un homme de la police montée canadienne
passe en se pavanant, coiffé d’un bonnet à poil noir, orné d’un pompon
jaune retombant sur le côté, tiré à quatre épingles et se redressant de
toute sa hauteur. On a envie de lui serrer la main, parce qu’il a l’air
propre, qu’il ne rentre pas les épaules, ni ne crache, que ses cheveux
sont bien brossés et qu’il marche comme un homme. Puis un employé de la
douane surgit et se montre bien trop curieux au sujet de cigares, de
whisky, et de l’eau de toilette de la Floride. Heureusement que Sa
Majesté la Reine d’Angleterre et Impératrice des Indes nous a sous sa
garde. Rien n’a changé dans le paysage et Winnipeg, qui est pour ainsi
dire un centre de distribution pour émigrants, baigne jusqu’aux genoux
dans l’eau du dégel. L’année a changé pour tout de bon et voici déjà
quelqu’un qui parle de la première «poussée de glace» à Montréal, 1.300
ou 1.400 milles à l’Est.

Les trains ne marchent pas le dimanche à Montréal, et c’est aujourd’hui
mercredi; conséquemment le Canadien Pacifique forme, à Winnipeg même, un
train pour la direction de Vancouver. Détail utile à se rappeler, car
peu de personnes empruntent ce train et l’on évite ainsi la ruée de
touristes qui filent à l’ouest prendre le bateau pour Yokohama. On peut
alors disposer du wagon et des services du contrôleur. Ce jour-là, le
nôtre, profitant de cette morte-saison, se divertit en jouant de la
guitare, ajoutant au voyage une note gaie et presque triomphale bien
qu’en désaccord ridicule avec le paysage. Durant vingt-huit heures
interminables la locomotive traîna son ennui à travers des étendues
plates, velues, poudrées, côtelées et tachetées de petits flocons que le
vent balaie comme des grains de poussière; nous traversions
l’Assiniboia. De temps en temps et sans aucune raison apparente on
croisait une ville; puis des districts ruraux; à un endroit nous
aperçûmes des traces de buffle sur le sol où jadis il se pavanait dans
son orgueil, et un peu plus loin un monticule d’ossements blancs, qu’on
croit être ceux du dit buffle, et ce fut à nouveau le désert et la
solitude. Certaines parties de terre paraissaient fertiles, mais en
général on aurait dit que l’oubli régnait sur cette immensité,
engendrant tout alentour un ennui éternel.

Au crépuscule--sorte de crépuscule surnaturel--un autre spectacle
singulier nous attendait: une ville construite en bois, encaissée au
milieu de terres basses ondulées et sans arbres, où une rivière bruyante
coulait invisible entre des rives escarpées; la caserne d’un détachement
de police montée; un petit cimetière où reposaient d’anciens soldats de
cavalerie; un jardin public d’une symétrie guindée et attristante avec
des allées de gravier, et des sapins d’un pied de haut; quelques
constructions attachées à la gare; des femmes blanches allant et venant,
tête nue dans l’air glacial; des Indiens, drapés dans des couvertures
rouges, en train de vendre des cornes de buffles et marchant d’un pas
traînant le long du quai; puis, à dix mètres à peine de la voie, un ours
d’un brun rougeâtre et un jeune ourson dans des cages, dressés sur leurs
pattes de derrière et mendiant de la nourriture. C’était un spectacle
plus étrange que ne saurait l’évoquer cette description banale, c’était
comme si l’on ouvrait une porte sur un monde inconnu. Le seul détail
rebattu était le nom de l’endroit: _Medicine Hat_, qui m’avait frappé
immédiatement comme étant la seule appellation en harmonie avec ce
lieu,--qui devint une ville plus tard. J’y étais venu trois ans
auparavant, lorsqu’elle n’avait pas encore atteint ce développement et
je me rappelle que j’avais voyagé sans billet dans un fourgon.

Le lendemain matin nous nous trouvâmes sur la ligne du Canadien
Pacifique, telle que les livres la décrivent. D’ailleurs la plume
d’aucun écrivain ne pourrait rendre justice au paysage d’alentour. Les
guides s’efforcent, mais sans y parvenir, d’en donner des descriptions,
destinées à être lues en été, parlant de cascades impétueuses, de
rochers couverts de lichen, de pins ondulant sous la brise et de
montagnes à la crête neigeuse; mais en avril il n’existe rien de tout
cela. Le lieu est figé, mort comme un cadavre glacé; le torrent de la
montagne est transformé en une émeraude de glace du vert le plus pâle se
détachant sur la blancheur éclatante de la neige; les tronçons de pins
sont coiffés d’un capuchon blanc en forme de champignon énorme; les
rochers disparaissent sous cinq pieds de neige; et avec les roches, les
arbres abattus, les lichens, tandis que blanches et muettes les lèvres
qui bordent la voie pratiquée dans le flanc de la montagne découvrent
dans une grimace leurs crocs de glaçons géants. A l’arrêt du train on
cherche vainement à percevoir parmi les collines le moindre signe de vie
ou d’énergie. La neige a étouffé les rivières tandis que les immenses
viaducs s’en vont escaladant ce qui à l’œil paraît être de la mousse de
savon dans quelque baquet énorme. Les couches de neige anciennes,
proches de la voie, sont noircies et tachées par la fumée des
locomotives, mais les yeux aveuglés par ailleurs aiment à s’y reposer.
Cependant ceux qui habitent le long de la voie ne prêtent aucune
attention aux détails du paysage. A une halte, sise dans une gorge
gigantesque, murée par les neiges, un homme sort en titubant d’un
minuscule cabaret, et s’avance jusqu’au milieu de la voie où une
demi-douzaine de chiens sont en train de chasser un porc égaré sur les
rails. Il est ivre, d’une ivresse parfaite et éloquente; il chante,
agite les mains et voici qu’il s’effondre derrière une locomotive,
tandis que d’en haut le contemplent les quatre plus beaux pics du monde,
chefs-d’œuvre du Créateur. L’éboulement de terre qui aurait dû mettre ce
cabaret en miettes, manquant son but, est venu s’effondrer quelques
milles plus bas sur la ligne. Le flanc d’un coteau, en rêvant au
printemps, bougea et vint heurter un train de marchandises qui passait.
Voilà pourquoi notre convoi descend avec précaution, dans un grincement
de freins, car la locomotive du train sinistré nous précédait de peu, et
l’on voit la défunte gisant maintenant, la tête en bas, dans la terre
molle, à trente ou à quarante pieds au-dessous, et disparaissant presque
sous deux longs wagons chargés de bardeaux négligemment plantés sur
elle. Tout cela ressemble tellement à un train-jouet qu’un enfant aurait
jeté de côté, qu’on n’en saisit le sens que lorsqu’une voix s’écrie:
«Personne de tué?» et qu’une autre répond: «Non, tout le monde a
sauté»--et l’on ressent comme une insulte personnelle cette incurie de
la montagne qui aurait pu endommager votre propre vie sacrée. Dans ce
cas... Mais le train traverse maintenant un pont sur chevalets, puis un
tunnel, puis un autre pont. C’est à cet endroit, paraît-il, que tout le
monde commença à désespérer de pouvoir construire la ligne, car on ne
voyait pas d’issue possible. Mais un homme vint, comme cela arrive
toujours, et on fit une pente par ici, une courbe par là, un viaduc plus
loin, et... la ligne continua son chemin! C’est ici d’ailleurs qu’on
nous raconta l’histoire du Canadien Pacifique, racontée comme on redit
un conte répété maintes fois, avec des exagérations et des omissions,
mais histoire malgré tout impressionnante. Au début, lorsqu’on désirait
créer la Confédération du Canada, la Colombie Britannique soulevait des
objections et refusait son adhésion, mais le Premier Ministre de ce
temps-là lui promit un pot-de-vin, un cordon d’acier réunissant les deux
côtes et qui ne devait jamais se rompre. Puis tout le monde se mit à
rire, chose nécessaire, paraît-il, à la santé de la majorité des vastes
entreprises, et tandis qu’on riait, on travaillait toujours. On accorda
au Canadien Pacifique un morceau de ligne par ci, un autre par là, et
presque autant de terrain qu’il fallait, et l’on riait encore lorsque le
dernier rivet fut posé entre l’est et l’ouest, à l’endroit même où
l’ivrogne s’était étalé derrière la locomotive. La ceinture de fer
s’étendait désormais d’une marée à l’autre ainsi que l’avait annoncé le
Premier Ministre tandis que les Anglais s’écriaient: «Que c’est
intéressant!» puis se mirent à parler de «l’exagération commise dans
l’estimation des contingents militaires». Incidemment, l’homme qui nous
renseignait (il n’était pas en relations avec le Canadien Pacifique)
nous expliqua les bénéfices réalisés par la ligne en encourageant
l’immigration. Il nous raconta l’arrivée à Winnipeg, un certain
dimanche, d’un train complet de paysans écossais. Ces gens voulaient à
toute force s’arrêter à l’instant même pour fêter le dimanche, eux et le
petit troupeau qu’ils avaient emmené avec eux. Ce fut l’agent de
Winnipeg qui dut aller les trouver et leur expliquer, (il était Écossais
lui aussi, de sorte qu’ils ne comprirent pas très bien ses raisons)
l’inconvenance qu’il y avait à disloquer la circulation de toute la
Compagnie. Leur propre ministre fit donc un service dans la gare;
ensuite, l’agent leur fit servir un bon repas, les encouragea en
dialecte écossais, sur quoi ils se mirent à verser des larmes, puis
poursuivirent leur route pour s’installer à Moosomin où, comme dans les
contes de fées, ils vécurent heureux jusqu’à la fin de leurs jours. Ce
fut avec respect, presque avec vénération, que notre compagnon parla du
directeur, chef de la ligne de Montréal à Vancouver. Ce directeur
habitait une demeure princière à Montréal, mais de temps à autre il
partait dans son train spécial, parcourait ses 3.000 milles à une allure
de 50 à l’heure. La vitesse réglementaire est de 22, mais c’est un
«casse-cou» et peu de mécaniciens tenaient à l’honneur de conduire son
train. C’était un homme mystérieux qui «portait gravé dans la tête le
plan de la ligne entière» et, qui plus est, connaissait intimement les
possibilités offertes par des régions éloignées qu’il n’avait jamais
vues ni traversées. On trouve toujours sur chaque grande ligne un homme
de cette trempe, et des mécaniciens du grand Ouest en Angleterre ou des
chefs de gare européens--asiatiques sur le grand Nord-Ouest aux
Indes--peuvent vous raconter des histoires semblables. Ensuite un de nos
compagnons de voyage se mit à parler, comme l’avaient fait beaucoup
d’autres, d’une union possible entre le Canada et les États-Unis; son
langage n’avait rien de commun avec celui de Mr. Goldwin Smith; il était
brutal, par endroits, et se résumait en un refus catégorique à traiter,
en quoi que ce soit, avec un pays qui était pourri avant que d’être mûr,
un pays qui comptait sept millions de nègres qui n’étaient pas encore
amalgamés à la population, et où le type de la race était resté
stationnaire, n’ayant encore que des notions primitives sur le meurtre,
le mariage et l’honnêteté.--Nous avons adopté leurs façons de faire en
matière politique, dit-il sur un ton triste, à force de vivre à côté
d’eux, mais je ne crois pas que nous désirions nous associer à leurs
autres gâchis. Ils disent qu’ils n’ont pas besoin de nous; ils le
répètent même sur tous les tons, mais il y a certainement là-dessous
quelque motif caché, sans quoi ils ne mentiraient pas à ce point.

--Mais s’en suit-il nécessairement qu’ils ne disent pas la vérité?

--Bien sûr, j’ai vécu au milieu d’eux. Il n’y a pas plus faux que ces
gens-là. Il doit y avoir quelque satanée tricherie derrière tout cela.

Sa conviction était inébranlable; il avait vécu parmi «ces gens-là,»
peut-être avait-il été roulé en affaires.--Qu’ils restent chez eux, avec
leurs mœurs et leurs coutumes, ajouta-t-il.

Cela n’est point gai et vous glace. Cependant on parlait bien
différemment à New-York, où l’on représentait le Canada comme une prune
mûre prête à tomber dans la bouche de l’Oncle Sam au moment opportun. Le
Canadien n’éprouve pas une tendresse spéciale pour l’Angleterre, car la
mère des colonies a un talent merveilleux pour éloigner d’elle, par
négligence, les membres de sa propre maison; peut-être aime-t-il son
pays?

Nous sortîmes de la neige en traversant des kilomètres garnis d’abris
contre la neige, étayés de poteaux de trente centimètres d’épaisseur,
recouverts de planches épaisses de deux pouces. A un certain endroit,
une avalanche était venue heurter l’angle d’un de ces abris et l’avait
entamé comme un couteau entame un fromage. Au haut des collines, des
hommes avaient élevé des barrières pour détourner les bancs de neige,
mais la rafale blanche avait tout balayé et la neige s’étendait en
couches épaisses de cinq pieds sur le toit des abris. Au réveil, nous
nous trouvâmes aux bords du Fraser, rivière boueuse, où le printemps se
hâtait de venir à notre rencontre. La neige avait disparu: les fleurs
carminées du groseillier sauvage étaient écloses; les aunes
bourgeonnants, habillés de vert brumeux, se détachaient sur le noir bleu
des pins; les ronces sur les tronçons d’arbres brûlés, ouvraient leurs
toutes jeunes feuilles, tandis que chaque mousse sur chaque pierre était
nouvelle de l’année et toute fraîche éclose des mains du Créateur.
Partout le sol se déployait en champs défrichés à terre molle et noire.
Dans l’une des gares une poule ayant pondu un œuf, faisait part au monde
entier de son chef-d’œuvre, et le monde entier répondait par une bouffée
de véritable printemps, de printemps qui inonda le wagon à l’atmosphère
lourde, nous attira sur le quai pour humer l’air, chanter, nous réjouir,
cueillir des iris des marais mous et verts, les jeter aux poulains, et
pousser des clameurs à l’adresse des canards sauvages qui s’élevaient
d’un petit lac vert comme un joyau. Que Dieu soit béni, lui qui permet
que dans les voyages on puisse suivre les saisons. Ce printemps, mon
printemps, que j’avais perdu en novembre dernier en Nouvelle-Zélande, je
vais maintenant le conserver précieusement au Japon et durant l’été pour
le retrouver encore en Nouvelle-Zélande.

Et voici maintenant les eaux du Pacifique, et voici Vancouver, cette
ville, complètement dépourvue de défenses convenables, qui s’est
développée de façon extraordinaire durant ces trois dernières années. A
l’embarcadère du chemin de fer, où pas un seul canon ne veille sur elle,
repose «_l’Impératrice des Indes_», qui fait le service entre l’Amérique
et le Japon, et quel nom de meilleur augure pourrait-on désirer
rencontrer au dernier chaînon d’une des puissantes chaînes de l’Empire?



LA LISIÈRE DE L’ORIENT


Le brouillard se dégageait peu à peu de la rade de Yokohama; une
centaine de jonques avaient hissé leurs voiles en vue de la brise
matinale, et l’horizon voilé était pointillé de carrés d’argent estompé.
Sur le fond de brume ouatée se détachait, blanc et bleu, un navire de
guerre anglais, tant l’aube était jeune, et la surface des eaux
s’étendait douce et lisse comme l’intérieur d’une coquille d’huître.
Deux enfants vêtus de bleu et de blanc, aux membres tannés, rosis par
l’air vif, maniaient, à la godille, une merveilleuse barque de bois
couleur citron qui, à travers l’immobilité complète et les étendues
plates teintées de nacre, fut notre embarcation féerique jusqu’à la
côte.

Il y a maintes et maintes façons d’entrer au Japon, mais la meilleure
est d’y descendre de l’Amérique par l’Océan Pacifique, du pays des
Barbares par la mer profonde. Lorsqu’on vient de l’Orient, la lumière
crue des Indes et la végétation tropicale, insolente, de Singapour
émoussent la vue, et la rendent insensible aux demi-tons et aux petites
nuances. C’est à Bombay que l’Odeur de toute l’Asie envahit le navire à
des milles de la côte, et s’empare des narines du voyageur jusqu’à ce
qu’il ait quitté l’Asie à nouveau. C’est une odeur violente et
provocante, susceptible de faire naître des préventions dans l’esprit de
l’étranger, mais qui est néanmoins de la même famille que la douce et
insinuante senteur qui flottait dans les légers souffles de l’aurore
lorsque la barque féerique toucha la côte--parfum de bois frais et très
propre, de bambou fendu, de fumée de bois, de terre humide, et de choses
que mangent ceux qui ne sont pas des blancs; odeur toute familiale et
réconfortante. Puis ce fut à terre le son d’une langue orientale qui
semble plus ou moins belle selon qu’on la comprend. Les races
occidentales s’expriment dans des langues très diverses, mais des voix
d’Européens entendues à travers des portes fermées ont le diapason et la
cadence de l’Occident. Il en est de même en Orient. Une rangée de
coolies traîneurs de pousses-pousses étaient accroupis au soleil,
bavardant entre eux et ils semblaient souhaiter la bienvenue dans une
langue qui pour ceux qui l’écoutaient devait être aussi familière que
l’anglais. Ils causaient, causaient sans arrêt, mais le spectre des mots
connus ne s’éclaircissait pas jusqu’à ce que soudain l’Odeur redescendît
par les larges rues, disant qu’ici c’était l’Orient, l’Orient où rien
n’importe et où des bagatelles vieilles comme la Tour de Babel importent
moins que rien, et que de vieilles connaissances vous attendaient à
chaque pas au delà de l’enceinte de la ville. Puissante est l’Odeur de
l’Orient! Ni chemins de fer, ni télégraphe, ni docks, ni chaloupes
canonnières ne sauraient la bannir, elle durera autant que les voies
ferrées. Celui qui n’a pas senti l’Odeur n’a jamais vécu.

Il y a trois ans les boutiques de Yokohama étaient suffisamment
européanisées pour satisfaire les goûts les plus mauvais et les plus
pervers; aujourd’hui c’est encore pis si l’on ne sort pas de la ville
proprement dite. Mais à dix pas au dehors, dans la campagne, toute la
civilisation s’arrête, comme elle cesse dans un autre pays situé à
quelques milliers de kilomètres plus à l’Ouest. Ceux qui parcourent le
globe, les millionnaires avides de dépenser, versant leur argent à
grands flots sur tout ce qui séduit leur fantaisie libertine, nous
avaient expliqué, à bord du paquebot, que suivant le conseil des
livrets-guides, ils s’étaient précipités au Japon craignant que le pays
ne se fût soudain civilisé entre deux services de bateaux. Et touchant
terre ils s’empressèrent de rendre visite aux marchands de bric-à-brac
pour leur acheter des articles qu’on prépare exprès pour eux, des objets
de couleur mauve, lie de vin ou bleu de vitriol. En ce moment ils
doivent avoir un guide «Murray» sous un bras et sous l’autre un morceau
de soie vert pomme où sont brodés un aigle bleu électrique, au bec
couperosé et un «e pluribus unum» en lettres jaunes.

Nous, qui sommes des sages, restons assis dans un jardin qui n’est pas
le nôtre mais qui appartient au Monsieur là-bas vêtu de soie couleur
d’ardoise. Ce Monsieur, uniquement par égard pour le décor, condescend à
faire le jardinier et, dans cet emploi, est occupé à balayer
délicatement dessous une azalée mourant d’envie d’éclater, un tas de
fleurs rouges tombées d’un cerisier en floraison. Des marches de pierre
abruptes, patinées comme la Nature les patine à travers de longs hivers,
conduisent à ce jardin en longeant des touffes d’herbe de bambou. Vous
voyez que l’Odeur avait raison en disant que vous retrouveriez de vieux
amis. Une demi-douzaine de pins inclinés et pour ainsi dire la main sur
la hanche, d’un noir bleuâtre, se détachent sur un ciel véritable: pas
de ces taches de brume, pas un de ces bancs de nuages, ni de ces
torchons gris enveloppant le soleil, mais un ciel pur et azuré. Un
cerisier, sur une pente au-dessous d’eux, lance en l’air une vague de
fleurs qui vient se briser à leur pied dans une écume d’un blanc
crémeux, tandis qu’un bouquet de saules laisse tomber en rideau ses
pousses d’émeraude très pâle. Le soleil envoie en ambassadeur à travers
les buissons d’azalée un papillon majestueux à la queue d’hirondelle,
accompagné de son écuyer qui rappelle les petits insectes bleus et
voltigeants des dunes anglaises. La chaleur de l’Orient qui pénètre et
n’effleure pas seulement le corps paresseux, s’ajoute à la lumière de
l’Orient, cette clarté splendide et généreuse qui rend la vue plus nette
sans jamais la troubler. Puis les premières feuilles printanières
clignotent comme de grosses émeraudes et les branches de cerisier
chargées de fleurs rouges deviennent transparentes et s’embrasent comme
une main placée devant une flamme. De petits soupirs tièdes montent de
la terre humide et chaude et les pétales tombés bougent sur le sol, se
retournent, puis se rendorment à nouveau. Au delà du feuillage, là où le
soleil repose sur les toits couleur d’ardoise, les rizières en terrasses
qu’on aperçoit au-dessus des toitures et les collines qui dominent au
loin, c’est tout le Japon, seulement tout le Japon; tandis que cet
endroit qu’on appelle l’ancienne Légation de France, c’est le paradis
terrestre qui tout naturellement est venu tomber ici après la Chute.

Comme premier aperçu des beautés qui se révéleront plus tard, il y a ce
toit là-bas, ce toit en étage du temple tout couvert de tuiles sombres
et cannelées, et comme par hasard jeté au delà de l’extrémité de la
falaise où s’étend le jardin. Toute autre courbe des larmiers ne se
serait pas harmonisée avec la courbe des pins; il fallait donc la créer
telle qu’elle nous frappe maintenant par sa perfection. Nos gens qui
parcourent le globe sont en ce moment à l’hôtel en train de se battre
pour avoir des guides, afin qu’on leur montre les beautés du Japon qui
ne forment qu’un seul spectacle. Il faut qu’ils aillent à Tokio, puis à
Nikko; qu’ils voient, sans manquer, tout ce qu’il y a à voir, pour
écrire ensuite à leurs familles barbares qu’ils finissent par
s’accoutumer à rencontrer des jambes nues et brunes. Mais, Dieu soit
loué, avant ce soir, ils se plaindront tous d’un violent mal de tête et
de brûlures aux yeux. Il est donc préférable de se reposer
tranquillement et d’entendre l’herbe pousser; de s’abreuver de chaleur,
des senteurs, des bruits et des vues qui viennent spontanément s’offrir
à vous.

Notre jardin surplombe la rade et en écartant une seule branche on
aperçoit un bateau de pêche à la poupe épaisse et la petite cabine dont
les nattes couleur d’or paille ont été écartées et découvrent
l’intérieur propre et bien tenu de la maisonnée. Le père qui est pêcheur
est accroupi à l’orientale, en train de tisonner un minuscule foyer
rempli de charbon de bois, tandis que la cendre blanche et légère vole
dans le visage d’une grosse poupée japonaise qu’on aurait pour trois
francs cinquante à Londres. Mais la poupée se réveille soudain, se
transforme en un bébé japonais, en quelque chose qu’on ne saurait
acheter à prix d’or, un poupon au crâne nu, aux jambes vagues et qui
s’approche en rampant de la boîte brune et vernissée, se fait ramasser
juste au moment où il allait avaler des charbons ardents, et déposer
derrière un banc de nage, où il joue du tambour sur un seau, s’adressant
de loin à la boîte à flammes. Une demi-douzaine de fleurs de cerisier
glissent d’une branche, tournoient tremblottantes et tombent à l’eau
près de la poupée japonaise qui, un instant de plus, aurait été
par-dessus bord à la poursuite de ces miracles. Mais cette fois le père
la happe par sa jambe rose, la fourre dans quelque coin où elle
disparaît au milieu des filets bruns ombrés et des cordages couleur
sépia, d’où son toupet seul émerge. Étant orientale, elle ne récrimine
pas, et le bateau s’enfuit rapide pour aller rejoindre la petite flotte
au large.

Puis deux marins d’un cuirassé passent le long de la mer, se penchent
au-dessus du canal au pied du jardin, crachent et repartent en se
dandinant. Le marin, au port, est le seul homme qui soit vraiment
supérieur. Pour lui, tout ce qui est rare et curieux se traduit par:
«ces trucs», ou «ces machins-là». Il ne se presse pas, ne cherche pas
d’épithètes différentes de celles que l’usage met sur ses lèvres et
qu’il sert à toutes les occasions; mais la beauté de la vie pénètre
insensiblement son être jusqu’au moment où, la boisson ayant eu raison
de lui, il s’attrape avec le sergent de ville de l’endroit, l’expédie
d’un coup de poing dans le canal le plus proche, et règle la question de
la revision du traité par un hoquet. N’empêche que Jack, à l’entendre, a
un grief contre le sergent de ville qui touche un dollar par chaque
marin vagabond qu’il amène devant les Tribunaux Consulaires, coupable
d’avoir allongé sa permission, ou que sais-je encore. Jack prétend aussi
que les petits sergents japonais font exprès de l’empêcher de retourner
à son navire pour le produire ensuite en justice, tout cela grâce à des
tours de lutteur exécutés avec toute la diablerie de l’art: «il y en a
environ une centaine de ces satanés tours et n’importe lequel suffit
pour vous ficher par terre». Sachez que lorsque Jack se trouve adouci
par la boisson il ne dit pas de mensonges; c’est là son grief, dit-il,
et l’on devrait les mettre au courant, ces N... de D... de consuls: «Ils
(il s’agit des sergents de ville) s’entendent tous pour vous emmener à
l’Hatoba.» Le visiteur, qui n’est ni marin ni ivre, ne saurait se porter
garant de cette déclaration et même de rien autre, car il se meut non
seulement au milieu de scènes enchanteresses et d’un peuple charmant
mais encore, ainsi qu’il s’en aperçoit certainement le premier jour de
son arrivée, au milieu de discussions orageuses. Il y a trois ans, il
fallait régler toutes les questions sur-le-champ dans une véritable
orgie de lampions. La Constitution était nouvelle alors; la couverture
en est gris pâle avec un chrysanthème au dos, et un Japonais me dit:
Maintenant nous avons une Constitution comme d’autres pays; ainsi tout
va bien. Maintenant nous sommes tout à fait civilisés à cause de notre
Constitution.

(Une histoire qui n’a aucun rapport avec ce qui précède me revient à la
mémoire en ce moment. Savez-vous qu’autrefois les habitants de l’île de
Madère se mirent en révolution juste assez longtemps pour permettre au
poète national de composer un hymne patriotique, puis que la révolte fut
réprimée. Tout ce qu’il en reste maintenant c’est le chant que vous
entendez jouer sur les «nachettes» (tout petits banjos) au son
nasillard, par les soirs de clair de lune sous les feuillages touffus
des bananiers derrière Funchal. Et le refrain qu’on chante du nez, sur
un diapason aigu, est le mot: «Consti-tuci-oun»!)

Depuis cet heureux événement, il semble que les discussions surgissent à
tout propos, dont la plus importante est celle de la Revision du Traité.
«Observez, dit le Gouvernement japonais, nos lois, nos lois nouvelles
que nous avons soigneusement composées avec toute la sagesse de
l’Occident, et vous pourrez parcourir le pays à votre guise et faire du
commerce où vous voudrez, au lieu de vivre claquemurés dans des
concessions et d’être soumis à la justice des consuls. Traitez-nous
comme vous traiteriez la France ou l’Allemagne, et nous vous traiterons
comme nos propres sujets.»

Ici, vous le savez, la question reste entre les 2.000 étrangers et les
40 millions de Japonais; aubaine merveilleuse pour les éditeurs de Tokio
et de Yokohama mais désespoir des voyageurs fraîchement débarqués, dont
le nez, souvenez-vous-en! est hanté par l’Odeur de l’Orient, Une,
Indivisible, Immémoriale, Éternelle, et par-dessus tout Instructive.

En vérité, il faut s’éloigner d’un demi-kilomètre au moins, pour
échapper aux indices provocants de la civilisation et arriver aux
rizières plantées derrière la ville. Là, des hommes, coiffés d’un turban
bleu et blanc, travaillent dans la boue noire et épaisse, jusqu’aux
genoux. Le champ le plus vaste atteint, parfois, presque la largeur de
deux nappes de table, tandis que le plus petit est, mettons, un atome de
terrain sous une minuscule falaise trop peu large pour qu’on y appuie
aisément un pousse-pousse, coin de terre arraché à la rive et où croît
une touffe d’orge à portée de l’embrun des vagues. Les sentiers des
rizières sont les bords piétinés des sillons d’irrigation et les grandes
routes sont aussi larges que deux voitures d’enfant placées l’une à côté
de l’autre. Depuis les plateaux--les beaux plateaux plantés de pins et
d’érables, juste aux bons endroits--le sol descend de terrasses en
terrasses de terre riche jusqu’aux plaines où l’on dirait que chaque
ferme au toit de chaume épais a été spécialement choisie pour
s’harmoniser avec le paysage environnant. En suivant attentivement les
gens qui vont à leur travail, on s’aperçoit qu’un domaine s’étend sur
des lots de terrain, séparés parfois les uns des autres par environ 400
mètres. Le cadastre d’un village montre que cet éparpillement est
apparemment voulu; on n’en donne pas les raisons. Ce ne doit pas
toujours être aisé d’établir le cadastre de ces lots de terre, genre de
travail qui serait susceptible de donner une occupation à un grand
nombre de petits fonctionnaires variés du Gouvernement, dont chacun, en
supposant qu’il ait une tournure d’esprit orientale, pourrait rendre la
vie du cultivateur intéressante. Je me rappelle maintenant (un lieu
qu’on revoit pour la deuxième fois évoque des faits qu’on croyait
oubliés à jamais) avoir vu, il y a trois ans, la pile de documents
officiels requis pour une seule ferme. Ils étaient nombreux,
systématiques, mais ce qui les rendait intéressants c’était la somme de
travail qu’ils avaient dû fournir à ceux qui n’étaient ni cultivateurs,
ni officiers du Trésor.

Si on connaissait la langue japonaise, on pourrait bavarder avec ce
Monsieur au chapeau de paille et à la ceinture bleue nouée autour des
reins, en train de sarcler à quelques millimètres de ses orteils nus
avec l’arrière-grand-père de tous les sarcloirs qui furent jamais. Son
exposé des impôts locaux manquerait peut-être d’exactitude mais
certainement pas de pittoresque. A défaut de son témoignage, qu’on
veuille bien accepter deux ou trois faits qui peuvent, ou ne peuvent
pas, c’est selon, être d’application générale, et qui diffèrent dans une
certaine mesure des déclarations qu’on trouve dans les livres. L’impôt
foncier actuel est nominalement de 2,5 pour cent, payable en espèces en
un règlement annuel effectué en trois ou, selon d’autres, en cinq fois.
Mais, au dire de certains fonctionnaires, il n’y a pas eu de règlement
depuis 1875. Les terres laissées en friche pendant une saison paient le
même impôt que les terres cultivées, à moins que leur improductivité ne
vienne de l’inondation ou autre fléau (lisez ici: tremblements de
terre). L’impôt gouvernemental est calculé d’après la valeur nominale de
la terre, prenant comme unité une mesure d’environ 11.000 pieds carrés,
soit un quart d’arpent.

Or, un des moyens de connaître la valeur nominale de la terre est de
savoir ce que les chemins de fer l’ont payée. Le terrain le plus
favorable à la culture du riz, en comptant le dollar japonais à 3
shillings, est d’environ 65 livres et 10 shillings par arpent. Les
terres non irriguées, pour la culture des légumes, dépassent parfois 9
livres 12 shillings et les forêts 2 livres 11 shillings. Étant donné que
ces prix sont les taux payés par les chemins de fer, ils peuvent
s’appliquer à de vastes superficies bien que, dans les ventes privées,
ces prix peuvent raisonnablement atteindre un chiffre plus élevé.

On doit se rappeler que certains des meilleurs terrains donnent deux
récoltes de riz par année, que la plupart des terres portent deux
récoltes, la première étant du millet, du colza, des légumes, etc.,
semée dans du sol sec et récoltée à la fin de mai. Puis on prépare
immédiatement la terre pour la récolte exigeant de l’humidité et qui
sera moissonnée en octobre environ. L’impôt foncier est payable en deux
versements: pour les rizières, entre le 1er novembre et le 15 décembre,
et entre le 1er janvier et le dernier jour de février; pour les autres
terres, entre juillet et août, et entre septembre et décembre. Voyons
donc quelle est la moyenne du rapport. Le monsieur au chapeau de soleil
et portant ceinture autour des reins pousserait des cris d’effroi en
voyant ces chiffres qui sont cependant approximativement exacts. Le riz
subit de grandes fluctuations, mais on peut l’évaluer en gros à 5
dollars japonais le _koku_ de 330 livres. Le froment et le maïs de la
récolte printanière valent environ 11 shillings le _koku_. La première
récolte rend presque 1 _koku_ 3/4 par «tan» (quart d’arpent, l’unité de
mesure précitée) ou 18 shillings par quart d’arpent, soit 3 livres 12
shillings par arpent. La récolte de riz donne 2 _koku_ soit 1 livre 10
shillings par quart d’arpent, ou 6 livres par arpent. Total 9 livres 12
shillings. Ce résultat n’est pas à dédaigner si l’on réfléchit que la
terre en question n’est pas la meilleure de toutes, mais de qualité nº
1, ordinaire, à 25 livres 16 shillings l’arpent, valeur nominale.

Le fils a le droit d’hériter des biens fonciers de son père avec la même
imposition, tant que dure le terme ou, si le terme est expiré, il a un
droit de priorité sur tout acquéreur. Une partie de ces recettes reste,
dit-on, au bureau de la préfecture de l’endroit comme fonds de réserves
contre les inondations. Cependant, et c’est là ce qui paraît assez
confus, il existe cinq ou sept autres impôts locaux, provinciaux et
municipaux, qui en tout bien et en tout honneur pourraient être employés
aux mêmes usages. Aucun ne dépasse la moitié de l’impôt foncier, sauf
celui de la préfecture, qui est de 2,5 %.

Autrefois, les habitants étaient imposés, ou disons plutôt pressurés, de
façon à payer la moitié environ du rendement de leurs terres. Il peut se
trouver des gens pour dire que le système actuel n’est pas aussi
avantageux qu’il en a l’air. En effet jadis les fermiers payaient de
lourds impôts, mais seulement sur leurs biens nominaux. Ils pouvaient
donc, et cela arrivait souvent, posséder plus de terres que ne
l’indiquait leur imposition; tandis qu’aujourd’hui une bureaucratie
sévère surveille chaque pouce de leurs fermes, et les oblige à payer. On
entend encore formuler des plaintes analogues par la modeste classe
campagnarde des Indes, car s’il est une chose que l’Oriental déteste
par-dessus tout, c’est ce vice maudit des Occidentaux: l’exactitude,
manie qui pousse à agir suivant des règles. Cependant, en regardant ces
champs en terrasses, où l’eau est amenée si adroitement de niveau en
niveau, on songe que le cultivateur japonais doit éprouver au moins une
émotion. Si les villages au-dessus de la vallée s’amusent à gaspiller
l’eau, ceux qui sont en bas ne manquent certainement pas de protester
énergiquement, d’où discussions, protestations, bagarres, etc. Le
romantisme n’a donc pas disparu à tout jamais de la terre...

Ce qui suit se passa sur la côte à vingt milles de Yokohama, au delà des
champs, à Kamakura, c’est-à-dire là où se trouve la statue en bronze du
grand Bouddha, assis face à la mer, pour entendre passer les siècles. On
l’a décrit maintes et maintes fois: son air majestueux et détaché, de
chacune de ses dimensions, le petit sanctuaire qu’il renferme, tout
rempli de vapeurs d’encens, non moins que la colline huppée qui sert
d’arrière-plan à son trône. Pour cette raison il reste, comme il est
resté depuis toujours, sans qu’on puisse jamais espérer arriver à le
dépeindre: dieu visible en quelque sorte, assis dans le jardin d’un
monde nouvellement créé. On vend des photographies, qui le représentent
avec des touristes juchés sur l’ongle de son pouce, et apparemment
n’importe quelle brute de n’importe quel sexe a le droit de griffonner
son ignoble nom à l’intérieur des plaques de bronze massif qui le
composent. Mais songez un instant à l’outrage et à l’insulte!
Représentez-vous les anciens jardins bien ordonnés avec leurs arbres
élagués, leurs gazons tondus, leurs étangs silencieux fumant dans la
brume que le soleil torride absorbe après la pluie, et l’image en bronze
vert du Prédicateur de la Loi vacillant, croirait-on, au milieu des
nuées d’encens. La terre tout entière ne forme qu’un seul encensoir,
tandis que des myriades de grenouilles font résonner l’air vaporeux. On
a trop chaud pour faire autre chose que de rester assis sur une pierre
et contempler ces yeux qui, ayant tout vu ne voient plus, ces yeux
baissés, cette tête penchée en avant et la simplicité colossale des plis
géants de la robe recouvrant les bras et les genoux. C’est ainsi, et pas
autrement, que Bouddha se tenait dans l’ancien temps lorsque Ananda lui
posa des questions et que le rêveur se mettait à rêver aux vies qui se
trouvaient derrière lui, avant que ne bougèrent ses lèvres, et que,
selon la Chronique: «Il dit une histoire.» Voici quelle serait sa façon
de commencer, car là-bas en Orient les rêveurs racontent aujourd’hui
encore des contes presque pareils: «Il y a bien longtemps, alors que
Devadatta était roi de Bénarès, vivaient un éléphant vertueux, un bœuf
dépravé et un roi dépourvu d’intelligence.» Et, après que la morale en
eut été tirée au profit d’Ananda, le conte se terminait: «Or, le bœuf
dépravé était un tel, le roi, tel autre, quant à l’éléphant vertueux,
c’était moi, en personne, Ananda.» C’était ainsi qu’il contait dans le
bosquet de bambous, et le bosquet de bambous existe encore aujourd’hui.
De petites silhouettes vêtues de robes bleues, grises et couleur
d’ardoise, passent sous son ombre, achètent deux ou trois bâtons
d’encens, pénètrent dans le sanctuaire, c’est-à-dire le corps du dieu,
ressortent en souriant et disparaissent à travers les arbrisseaux. Une
grosse carpe dans un étang happe une feuille tombée, avec le bruit d’un
petit baiser pervers et frivole. Puis la terre fume, fume en silence,
tandis qu’un papillon, mesurant au moins six pouces, aux teintes
éclatantes, les ailes étendues, fend le courant dans un zigzag de
couleurs et monte voletant jusqu’au front du dieu.

Et pourtant Bouddha veut que l’homme considère toute chose comme une
illusion,--même la lumière, même les couleurs--ce bronze usé par les
airs qui se détache sur le bleu vert des pins, sur la pâle émeraude des
bambous; cette ceinture citron de la jeune fille vêtue d’une robe nuance
cannelle, aux cheveux ornés d’épingles de corail, qui s’appuie contre un
bloc de pierre blanchie par les siècles, et, enfin, ce rameau de
l’azalée rouge-sang, qui se dresse sur les nattes d’or pâle de la maison
à thé au chaume couleur de miel. Dompter le désir et la convoitise des
richesses, souvent recherchées pour des motifs vils, voilà qui est
concevable, mais pourquoi l’homme doit-il renoncer aux délices des yeux,
à la couleur qui réjouit, à la lumière qui égaie, à la ligne qui
satisfait tout ce que le cœur renferme de plus profond? Ah! si le
Bouddha moralisateur avait seulement pu voir sa propre image!



NOS HOMMES D’OUTRE-MER


A tout prendre il n’y a que deux catégories d’humains sur la terre: ceux
qui restent chez eux et ceux qui voyagent. Les seconds sont les plus
intéressants. Un jour, quelqu’un aura l’idée d’écrire un livre sur cette
race, dans un volume intitulé: «Le livre du Club d’Outre-mer», car c’est
dans les cercles, d’Aden à Yokohama, qu’on se rend le mieux compte de la
vie et de la conversation de ce type migrateur. Il existe un grand air
de famille entre les bâtiments et les membres du Club, où règne une
hospitalité généreuse et insouciante. C’est toujours la même maison, à
la porte ouverte, au plafond haut, au plancher garni de nattes; la même
allée et venue de domestiques noirs; et la même assemblée d’hommes
parlant de chevaux ou d’affaires, dans des costumes qui scandaliseraient
fatalement un comité londonien, au milieu de liasses de journaux, vieux
de deux à cinq semaines. La vie de ces gens de l’Extérieur comprend
beaucoup de soleil et autant d’air qu’il s’en trouve. Au Cap, où les
maîtresses de maison hollandaises distillent et vendent le vanderhum,
liqueur très forte, et où les ridicules fiacres à deux roues, de
fabrication anglaise, montent et descendent en se dandinant au milieu de
la poussière jaune de la rue d’Adderley, les membres du Club
appartiennent aux grosses maisons d’importation et d’exportation, aux
agences maritimes et d’assurances. On y rencontre aussi des inspecteurs
de mines, des explorateurs de nouveaux territoires, et de temps en temps
un officier des Indes, égaré ici, venu acheter des mules pour le compte
du gouvernement, un aide de camp attaché à la Résidence du gouvernement,
un petit nombre d’officiers de la garnison, des capitaines de vaisseaux,
au teint bronzé, des Messageries Maritimes «_Union and Castle_» et des
marins de l’escadre de Simon’s town. Là, on parle des péchés de Cecil
Rhodes, de l’insolence du Natal, on approuve ou blâme le vote unanime
des Boërs, et commente les départs de paquebots. L’_argot_ est
hollandais et cafre et chacun sait fredonner l’hymne national qui
commence par: «Plie bagages et file, Jeannot aux jambes arquées.» Dans
le majestueux bâtiment du cercle de Hong-Kong, qui est à
l’Extrême-Orient ce que le Club de Bengale est aux Indes, on rencontre à
peu près les mêmes personnes, moins les spéculateurs de mines, remplacés
par des hommes qui parlent de thé, de soie, de stocks épuisés, et des
poneys de Shanghaï. C’est alors que la conversation devient un mélange
indescriptible d’anglo-chinois commercial et d’idiomes locaux, agrémenté
de portugais corrompu.

A Melbourne, sous une grande véranda donnant sur une pelouse où de gros
martins-pêcheurs rient d’un rire affreux, se tiennent les rois du
mouton, les principaux commerçants, et les éleveurs de chevaux à leur
manière. Les plus âgés rappellent les jours de «_l’Eureka Stockade_»
tandis que les plus jeunes parlent des «guerres de la tonte» dans le
Queensland du Nord, et que le voyageur se meut timidement au milieu
d’eux, se demandant ce que diable tout ce jargon peut bien vouloir dire.

A Wellington, donnant sur la rade, (tous les clubs intelligents
devraient avoir vue sur la mer), une autre catégorie d’hommes, qui
cependant rappelle les autres, s’entretient de moutons, de lapins, de
tribunaux locaux, et des anciennes hérésies de Sir Julius Vogel, dans
une langue qui, dans ses phrases les plus expressives, évoque le langage
des Maoris. Partout ailleurs, encore et toujours, parmi ces hommes de
l’Extérieur on retrouve le même mélange de tous les métiers, vocations
et professions sous le soleil; le même conflit d’intérêts opposés qui
concernent les quatre coins du globe; la même connaissance intime et
parfois effrayante des affaires du voisin et de ses points faibles; la
même hospitalité généreuse et le même intérêt manifesté par les plus
jeunes au sujet des jambes des chevaux. Décidément, c’est au Club
d’Outre-mer, dans le monde entier, qu’on arrive à connaître un peu la
vie de la colonie étrangère. Londres est égoïste; pour lui, le monde
s’arrête au bout des quatre milles qu’on parcourt en fiacre. Il n’existe
pas de provincialisme comme celui de Londres. Ce grand bassin, enduit
des alluvions et des résidus de la pensée d’un millier d’hommes, croit
qu’il est la pleine mer parce que les vagues de tous les océans viennent
se briser sur ses bords. Pour ceux qui vivent dans son sein, il est
terriblement imposant, mais ils oublient qu’il y a plus d’une façon d’en
imposer car, à une distance de 10.000 milles, à l’arrivée du courrier au
Club d’Outre-mer, il apparaît étonnamment petit. Les neuf dizièmes de
ses nouvelles, si importantes, si capitales là-bas, perdent ici leur
signification, et le reste ne compte pas plus qu’un bruissement de
fantômes dans un arrière-grenier.

Ici au Club de Yokohama, on reçoit deux courriers et quatre collections
de journaux, anglais, français, allemands et américains, pour satisfaire
à la variété des membres; et la véranda, près de la mer, où se trouve le
gros télescope, assiste à une perpétuelle fête de Pentecôte. La
population du Club change chaque fois qu’un paquebot entre en rade, car
les capitaines de vaisseaux y viennent, en se dandinant, accueillis par
un «Tiens, bonjour, d’où venez-vous», se mêlent aux groupes, passent
leur permission au bar et aux tables de billards, puis repartent en mer.
Les navires de guerre peints en blanc fournissent aussi leur contingent
de membres et enfin il y a des hommes merveilleux, véritables mines
d’aventures fort captivantes, qui s’intéressent aux brigantines faisant
la pêche du phoque aux îles Kurile, et qui, Dieu sait pourquoi,
s’attirent des ennuis avec les autorités russes. Les consuls et les
juges des Tribunaux Consulaires y rencontrent des collègues en congé,
venus des ports de la Chine ou peut-être de Manille; ils discutent avec
les résidents permanents, de thé, de soie, de spéculations financières,
et de change. D’après eux, les affaires ne vont jamais bien, et tout le
monde frise la ruine; c’est pourquoi, après avoir décidé que la vie ne
vaut plus la peine d’être vécue, ils descendent au jeu de quilles--pour
se suicider. Du dehors, quand un vent frais souffle parmi les journaux
et qu’on entend un bruit de glace cassée dans une salle à l’intérieur,
quand un tiers de l’assemblée parle des prochaines courses, cette vie
semble avoir des charmes. «Que faut-il donc de plus à un homme pour être
heureux?» se dit le passant. Un climat parfait, un pays charmant, la
société de gens agréables, et le peuple le plus poli qui soit. C’est
alors que le résident sourit et invite le passant à prolonger son séjour
jusqu’à la fin de juillet et d’août. De plus, il le prie d’entretenir
des relations commerciales avec le peuple le plus poli de la terre
pendant un certain nombre d’années. Là-dessus, le voyageur est convaincu
que le résident est prévenu contre le pays, par le fait même qu’il
l’habite et en conclut que le Japon est une contrée parfaite, que gâte
seulement la présence de la colonie étrangère. Cependant, si l’on
réfléchit un instant, on s’aperçoit que c’est grâce à cette colonie que
le voyageur peut aller et venir d’un hôtel à un autre, obtenir son
passeport pour voyager à l’intérieur du pays, télégraphier à ses amis
inquiets qu’il est arrivé sain et sauf, et généralement se distraire
beaucoup plus qu’il n’aurait pu le faire chez lui. On peut pénétrer dans
un pays soit par des accords entre gouvernements, soit avec l’aide de
chaloupes canonnières, mais ce sont les hommes du Club d’Outre-mer qui
en maintiennent l’accès ouvert, et ils en sont récompensés par l’air
affable et protecteur ou le mépris à peine dissimulé de ceux qui
profitent de leurs efforts. Il est inutile d’expliquer au voyageur
attiré par des flatteries et des simagrées dans une demi-douzaine de
boutiques, et reconduit, de même, après avoir été poliment volé, que le
Japonais est un Oriental et par conséquent est avare de vérité à un
degré fort gênant. «C’est sa façon d’être poli, dit le voyageur. Il ne
veut pas vous offenser. Aimez-le et traitez-le comme un frère, et il
changera.» Mais ce n’est pas facile de traiter sur une base fraternelle
une des races les plus renfermées de la terre; bien plus, une politesse
naturelle qui consiste à s’engager par un contrat dûment signé et
scellé, pour se dérober, s’esquiver dès qu’il ne rapporte plus assez,
est plus qu’embarrassante, je dirais même vexante. Le manque de
stabilité ou d’honneur commercial peut venir de quelque infirmité
naturelle de leur tempérament d’artiste, ou de l’influence du climat, ou
encore de la façon dont le souverain a gouverné cette race depuis des
siècles infinis.

Ceux qui connaissent réellement l’Orient, où le vol autorisé,--entendez
par là commission prélevée--est à la base de toutes les transactions de
la vie, depuis l’achat d’une place de groom jusqu’à celui des postes
plus élevés, où la femme marche derrière l’homme dans les rues, où le
paysan vous renseigne sur la distance à la ville voisine selon la
réponse que vous espérez, savent que tout cela doit être ainsi; ceux qui
l’ignorent en seront convaincus dès qu’ils y auront vécu. Les membres du
Club d’Outre-mer hochent collectivement la tête d’un air de doute et de
mépris en entendant parler du Japon Nouveau et Régénéré qui a surgi
depuis 1870. Ils ricanent, ô honte, quand on leur parle de la Diète
Impériale modelée sur le plan allemand, et d’un Code Napoléon à la
Japonaise. Ils sont si loin derrière l’Ère Nouvelle qu’ils en viennent à
douter qu’un pays oriental mené par l’étiquette la plus rigide et des
distinctions sociales presque aussi intransigeantes que celles de caste,
puisse être façonné à l’occidentale, au cours de l’existence d’un tout
jeune homme. Il faut bien d’ailleurs qu’ils soient prévenus, car ils
sont tous les jours et à toute heure en contact avec les Japonais, sauf
quand ils peuvent traiter avec les Chinois qu’ils préfèrent. Vit-on
jamais un Club plus ignoble?

En ce moment même, une crise, aussi complètement épanouie qu’un
chrysanthème, a pris naissance au sein de la Diète Impériale. Les deux
Chambres accusèrent le gouvernement d’intervention inopportune (en
japonais: beaucoup de coups de bâton, quelques billets de banque) aux
dernières élections. Puis elles votèrent une sorte de blâme au Ministère
et refusèrent d’agréer les mesures du gouvernement. Jusqu’ici, le
partisan le plus acharné du gouvernement représentatif n’aurait rien pu
désirer de mieux; mais les choses prirent une tournure décidément
orientale. Le Ministère refusa de démissionner et le Mikado prorogea la
Diète d’une semaine afin de délibérer. Les journaux japonais discutent
maintenant l’événement; certains disent qu’un gouvernement représentatif
implique un gouvernement de factions, tandis que d’autres jurent
amplement et que le Club d’Outre-mer s’écrie presque à l’unisson:
Bagatelles!

La situation ne manque pas de pittoresque et tient tout à la fois du
roman et de «_l’extravaganza_». Imaginez donc une cour perdue dans les
rêves, retranchée derrière une triple rangée de fossés où le lotus
fleurit en été; une cour dont la frange extérieure est incontestablement
européenne, mais dont le cœur est le Japon d’antan, où un Roi rêveur est
assis au milieu de ses femmes ou autres décors, qu’on amuse de temps en
temps par des séances de lanterne magique, et de puces savantes; un Roi
saint dont on invoque la sainteté et qui deux fois l’an donne des
garden-parties auxquelles on assiste en haut de forme et en redingote.
Autour de cette Cour, hésitant entre les splendeurs d’autrefois et les
attractions variées d’un Crystal Palace, placez dans un antagonisme
féroce, mais soigneusement voilé, les fragments des castes récemment
brisées, leurs excentricités orientales naturelles, dissimulées sous un
masque emprunté à l’Occident. Imaginez maintenant une bureaucratie
immense et avide, française par son exigence pétulante de la minutie, là
où les détails n’importent nullement, orientale dans sa foi en
l’étiquette et les formalités, recrutée dans une caste militaire
accoutumée depuis des siècles à mépriser également le fermier et le
commerçant. Cette caste, supposons-le, est plus ou moins bien dirigée
par un syndicat de trois clans qui fournissent leurs propres candidats
au ministère, hommes adroits, versatiles, sans scrupules, ne
s’embarrassant pas de préjugés occidentaux lorsqu’il faut mener à bien
une entreprise. Le saint monarque agit par leur intermédiaire et à leur
demande, et ce qu’il fait est merveilleux. Pour critiquer ces actions il
existe une presse féroce, qui court le risque d’être suspendue à tout
moment, d’une susceptibilité aussi morbide que l’est sa collègue
américaine à l’égard des critiques d’autrui, et d’une inexactitude
enfantine presque égale; à la croissance rapide et pour ainsi dire
spontanée et digne de pitié pour sa témérité insensée. Les partisans de
cette presse dans ses moments de folie, hommes sans lois, ignorants,
susceptibles et vains, représentent la classe des étudiants, pour la
plupart instruits aux frais du gouvernement, véritable épine au flanc de
l’État. Des juges sans expérience manient des lois sans précédents,
tandis que l’on fait et abroge de nouveaux décrets avec une légèreté
presque inconcevable. De l’agitation des classes et des intérêts qui ne
sont pas ceux du vulgaire, émane ce qu’on appelle la politique japonaise
qui a les proportions et la perspective d’une peinture japonaise.

La finalité et la stabilité sont absentes de ses conseils. Tel jour,
pour des raisons qu’on ne saurait expliquer, elle se déclare en faveur
des étrangers au point d’être servile; le lendemain, pour des motifs non
moins obscurs, le pendule oscillera dans le sens contraire et les
étudiants dans les rues lanceront de la boue sur eux. Vexatoire,
irresponsable, incohérente, et surtout mystérieuse à peu de frais, voilà
l’autorité qui s’exerce dans tout le pays où la loi est hébétée par les
intrigues et les contre-intrigues, agrémentée de réformes futiles
élaborées sur des bases européennes puis abandonnées d’un cœur léger;
criblée, comme l’est un bocage plein d’oiseaux semé de coquillages et de
cailloux luisants, de réformes copiées aux quatre coins du monde;
administration d’opérette, au sein de laquelle l’ombre du roi entouré de
ses femmes; des samuraïs; des docteurs qui ont étudié sous Pasteur; des
officiers de cavalerie de St-Cyr, gantés de peau; des juges diplômés de
l’Université; des prostituées jouant du violon; des correspondants de la
presse; des maîtres des anciennes cérémonies du pays; des membres
salariés de la Diète; des sociétés secrètes qui, à l’instar des
Irlandais, font usage du couteau et de la dynamite; des fils de Daïmios
dépossédés, revenus d’Europe et attendant les événements, et des
ministres du syndicat qui ont ravi au Japon le repos dont il jouissait
il y a vingt ans encore tournoient, s’agitent, se séparent et se
retrouvent, dans des rondes effrénées autour du résident étranger.
«L’extravaganza» est-elle complète?

Dans un coin, au fond de la scène, se trouvent les habitants du pays
dont une très faible proportion jouit des privilèges du gouvernement
représentatif. On se demande s’ils ont appris ou s’ils sont en train
d’apprendre ce que cela signifie, et s’ils ont la moindre intention de
s’en servir; on ne saurait dire. En attendant, le gouvernement mène la
ronde aussi joyeusement que s’il jouait aux quatre coins, d’autant plus
qu’une demi-douzaine d’hommes à peine savent qui le dirige et quelles
peuvent bien être ses intentions. Tokio abrite le cercle, au nombre
décroissant, d’Européens employés par l’Empereur comme ingénieurs,
spécialistes dans la construction de chemins de fer, professeurs de
collège, etc. Avant longtemps on les remerciera tous et le pays se
lancera seul au milieu des autres nations, sous sa propre
responsabilité.

Cinquante ans après, en comptant à partir du jour où l’Américain
importun troubla pour la première fois sa paix, le Japon fera
l’expérience de sa nouvelle vie et, réorganisé de la tête au pied,
jouera du «_samisen_» (guitare japonaise) dans la marche du progrès
moderne. C’est le grand avantage d’être venu au monde dans cette Ère
Nouvelle, alors que l’individu et le public en général peuvent obtenir
quelque chose en retour de rien: de l’argent sans travailler, de
l’instruction sans peine, la religion sans effort de la pensée et un
gouvernement libre sans lent et pénible labeur.

Le Club d’Outre-mer, comme on l’a dit, retarde sur l’esprit du siècle,
car il lui faut travailler pour obtenir ce qu’il désire, et n’obtient
pas toujours ce pour quoi il a peiné. De plus, ses membres ne peuvent
pas reprendre le bateau et retourner chez eux quand il leur plaît.
Imaginez un instant la satisfaction que fait naître dans l’esprit d’un
homme, la contemplation perpétuelle d’une rade aussi remplie de
paquebots qu’une station de fiacres à Piccadilly. Il fait chaud,
supposons, il n’est pas content de son travail aujourd’hui, ou bien ses
enfants n’ont pas très bonne mine. La vue de jolis chalets couverts de
tuiles, dans un berceau de roses et de glycines, ne le console pas, et
la voix du peuple le plus poli de la terre détonne désagréablement. Il
connaît tout le monde au Club, il a complètement épuisé tout sujet
intéressant de conversation et donnerait volontiers la moitié--oh! même
cinq ans de son salaire--pour remplir ses poumons d’air vivifiant, humer
l’odeur des foins, marcher seulement un demi-mille dans les rues
boueuses de Londres, ou entendre tinter dans le brouillard de quatre
heures la petite cloche annonçant les brioches chaudes. Puis voici le
gros paquebot qui va à travers l’azur obsédant, éclatant de la baie,
emmenant un tel ou un tel, tous les deux des amis à lui, et la semaine
prochaine tel ou tel autre partira par le courrier français. Il lui
semble alors qu’il est le seul à rester, et cependant cela paraît si
facile de partir--oui, pour tous sauf pour lui. La fumée du paquebot
meurt au bout de l’horizon et il reste, seul, avec le vent chaud et la
poussière blanche du Bund. Or, le Japon est un pays agréable, dans
lequel on a confiance et où l’on vit trente ans sans interruption. Il y
a des ports chinois à une semaine de voile, à l’ouest, où la vie est
réellement pénible, et où le spectacle des vaisseaux qui arrivent et
repartent sans cesse fait bien, bien mal. Touristes, oh! vous qui
parcourez le monde, soyez indulgents envers les hommes des Clubs
d’Outre-mer. Souvenez-vous que, contrairement à vous, ils ne sont point
venus ici pour leur santé et que le billet de retour que vous avez au
fond de votre valise peut fort bien influencer vos opinions sur le pays
qu’ils habitent. Peut-être ne serait-il pas très sage, se basant sur la
grande bonté manifestée par les fonctionnaires japonais, d’engager à ce
que ces gens, vos compatriotes, soient entièrement abandonnés à un
peuple qui commence à se livrer à des expériences sur des codes
fraîchement rédigés, à demi-transplantés, où il n’est pas question de
Jury, à un système qui n’envisage pas la liberté de la presse, à un
absolutisme soupçonneux et sans appel. L’idée pourrait être intéressante
mais, bien que commencée en farce, elle finirait sûrement de façon
tragique, laissant le peuple le plus poli de la terre incapable de
rejouer au gouvernement civilisé avant longtemps. Dans sa concession, où
il est une humble importation pas mal rudoyée, le résident étranger ne
fait pas de mal. Il ne poursuit pas toujours le Japonais qui lui doit de
l’argent. Mais si on lui donnait plus de liberté, s’il pouvait pénétrer
jusqu’au cœur du pays, des ennuis ne tarderaient pas à surgir quelque
part, et à la longue ce ne serait pas lui le plus malheureux. Avec un
peu d’imagination on peut concevoir les possibilités les plus
désagréables, depuis un envahissement général du Japon par les Chinois,
qui sont de beaucoup l’élément étranger le plus important, jusqu’au
bombardement de Tokio par une démocratie joyeuse et possédant une
mentalité de parvenu, avide de venger son honneur national et de savoir
comment fonctionne sa marine nouvellement construite.

Mais il y a mille et mille arguments qui réfuteraient et confondraient
ces pronostics quelque peu lugubres. Les statistiques du Japon, par
exemple, sont aussi bien soignées et fignolées que les boiseries de ses
maisons et, grâce à elles, on pourrait démontrer n’importe quoi.



TREMBLEMENTS DE TERRE


Un membre du parti radical du Parlement de Tokio vient de se mettre en
désaccord avec ses commettants qui lui ont adressé une lettre de
reproches sans pareille. Entre autres choses on lui fait remarquer qu’un
homme politique ne devrait pas être «un roseau qui se brandille de-ci
de-là au gré des flots», ni, «tel un fantôme sans jambes, se laisser
flotter au fil du vent.»--Votre conduite, disent-ils, tient à la fois du
roseau et du fantoche; nous nous proposons donc de vous donner bientôt
des preuves de notre véritable esprit japonais. Ce membre sera
probablement assailli dans son pousse-pousse par la populace et bourré
de coups d’épée, jusqu’à ce qu’il n’en puisse mais; car les électeurs
sont des personnes fort éclairées. Mais, comment diantre serait-il
possible de se conduire autrement qu’un roseau ou un fantoche, sous
pareils cieux? L’atmosphère veut ces allures de girouette indécise.

Un touriste courageux serait allé à Hakodate, aurait vu Ainos à Sapporo,
aurait traversé à cheval la partie septentrionale de l’île sous les
chardons géants, pêché le saumon, rendu une petite visite à Vladivostock
et fait mille choses pendant que certain flâneur indolent a perdu son
temps à regarder l’orge passer du vert au jaune doré, les fleurs
d’azalée s’épanouir et se consumer, et le printemps faire place aux
chaudes pluies d’été. Maintenant l’iris à son tour a pris les insignes
héraldiques de l’année, et le flot des touristes reflue vers l’ouest.

Les résidents permanents commencent à parler de départ à la montagne
pendant les chaleurs et retiennent tous les logements disponibles.
Bientôt aussi, ceux qui travaillent en Chine viendront passer ici leurs
vacances, mais en ce moment on est au plus fort de la récolte du thé et
il n’y a pas de temps à perdre en bagatelles. «L’emballage» du thé
excuse tout, depuis l’oubli d’un dîner ou le refus d’une partie de
tennis jusqu’à la mauvaise humeur des maris. Tout le long de la plage,
on respire une odeur pénétrante du plus beau foin fraîchement coupé,
tandis que les canaux sont remplis de bateaux se heurtant les uns contre
les autres, descendant vers la rade, bondés de boîtes. Au Club, on se
plaint, plus ou moins poliment, des retards du courrier. On n’a
d’ailleurs pas encore rencontré de bureau de poste qui n’ait pris
plaisir à gâcher le dimanche de quelqu’un. Dans les bureaux, une journée
raisonnable commence parfois à huit heures et finit à six ou, si le
courrier arrive, à minuit. On travaille, sans perdre son temps à parler
bêtement des huit heures réglementaires ou du temps fait en supplément.
Les navires sont dans la rade; voici le thé et là-bas au loin le marché
américain; le reste vous regarde.

Les rues étroites sont bloquées par les chariots qui amènent de
l’intérieur la feuille brute dans des caisses de toutes les formes et
dimensions. Il faut que quelqu’un prenne livraison de ces chargements,
trouve de la place dans les entrepôts encombrés et échantillonne la
marchandise avant qu’elle ne soit mélangée avec d’autres et desséchée au
feu.

La majorité de ces opérations compliquées sont du «travail perdu» en
tant qu’il s’agit de la qualité du thé; mais les marchés veulent une
feuille qui ait bonne apparence, qui soit lisse et roulée en spirale.
Les ordres du marché, en cela comme toujours, font loi. Les coolies dont
les pieds nus rendent glissant le parquet des manufactures, courent et
crient tandis que le thé, poussé, entraîné en tourbillons, subit ses
diverses transformations. Dans la clameur générale, un bruit singulier
domine--c’est le doux, le mystérieux bruissement des feuilles de thé
elles-mêmes qui s’affaissent: d’abord mises en tas, puis emportées dans
des corbeilles, pour être déversées au moyen de plans inclinés dans de
longs récipients où elles montent, descendent, tandis qu’on les polit
avant qu’elles ne disparaissent au sein des torréfacteurs, sans cesse
accompagnées de ce chuchotement persistant de feuilles, mortes, mais qui
bougent. Des cribles à vapeur les séparent ensuite en différentes
qualités avec des bruits discordants et des secousses qui font trembler
le plancher, tandis que le roulement étourdissant des engrenages se
poursuit et que le thé nullement intimidé continue à murmurer jusqu’à ce
qu’on le crible à nouveau et qu’on le verse dans de grandes caisses
garnies de feuilles d’étain où il repose en paix.

Cette industrie subit, il y a quelques jours, un arrêt soudain qui dura
deux minutes à peine, mais qui lui coûta la perte de plusieurs milliers
de francs de thé torréfié à la main. Voici à peu près comment se passa
l’affaire: on entendit brusquement dans l’atmosphère chaude et lourde
d’un matin paisible un bruit désagréable comme celui de batteries
d’artillerie arrivant au pas de charge dans toutes les rues à la fois
tandis que, réveillé en sursaut, je voyais mes souliers vides «en train
de jouer, d’un air majestueux, des exercices de virtuosité sur le
clavecin». C’était en réalité la table de toilette, mais l’effet était
effarant. Puis la pendule s’écrasa sur le sol, le mur fit entendre un
craquement sinistre, tandis que d’énormes mains empoignaient la maison
par la flèche du toit et la secouaient avec furie. C’est beau de pouvoir
conserver son équilibre mental quand les choses vont mal, mais celui qui
n’a pas tâtonné désespérément le long de jalousies verrouillées qui ne
veulent pas s’ouvrir, pendant que l’appartement tout entier est retourné
sens-dessus-dessous, ne sait pas comme il est difficile de conserver, je
ne dis pas quelque présence d’esprit?--non,--mais un esprit quel qu’il
soit. Le dénouement de la tragédie ne fut pas en rapport avec le
commencement. Je me précipitai dehors où l’air était lourd, immobile, et
je trouvai les domestiques dans le jardin en train de rire niaisement
(les Japonais sont capables de rire encore au jour du jugement dernier)
et j’appris que le tremblement de terre était terminé. Puis, on reçut la
nouvelle, venue rapidement des quartiers commerçants au pied de la
colline, que les coolies de certaines manufactures s’étaient enfuis en
hurlant, au premier choc, et que toutes les feuilles de thé dans les
torréfacteurs avaient été calcinées. Voilà qui vous consolait d’une
panique vraiment peu digne, tout en conservant l’espoir que quelques
hautes cheminées s’étaient écroulées dans Tokio. Mais il paraît qu’elles
avaient tenu bon, et les journaux locaux, habitués à ces diversions,
indiquèrent simplement que le choc avait été «sérieux». Les tremblements
de terre sont des catastrophes démoralisantes, qui font ressortir toutes
les faiblesses de la nature humaine. En premier lieu, on est franchement
épouvanté, c’est la sensation de: «Laissez-moi seulement sortir et je
promets d’amender ma vie!», puis vient le besoin instinctif d’envoyer
dans tous les coins du globe des dépêches annonçant «le choc le plus
effroyable des temps modernes». (Vos cheveux ne se sont-ils pas dressés
sur votre tête; n’en fut-il donc pas forcément de même pour tout le
monde?). Puis à mesure que la créature déchue retrouve ses moyens, la
mesquine petite âme humaine s’écrie: «Quoi! ce n’était que _cela_! je
n’ai pas eu un instant peur.»

C’est à la fois salutaire et fortifiant de se rendre compte de
l’impuissance de l’homme en présence de ces petits accidents. L’héritier
de tous les siècles, celui qui nie le temps et l’espace, qui doute
poliment de l’existence du Créateur, entend soudain les poutres du toit
qui craquent et cèdent au-dessus de sa tête, et le voilà qui se
précipite autour de la pièce, tel un lapin apeuré, cerné dans une
garenne. Si le choc dure vingt minutes, il lui faut camper à la belle
étoile et chercher ses morts dans les décombres. Au cas où une
convulsion violente se produit (une simple couche de terrain qui se
déplace, comme une pile de livres mal équilibrée s’écroule dans une
bibliothèque) voilà tout de suite l’héritier de tous les siècles qui se
transforme en fou, fou furieux, en véritable brute au milieu des
collines échevelées. Prenez une centaine d’esprits les plus grands de la
terre, des hommes aux principes inébranlables, aux idéals élevés,
persévérants, ayant beaucoup d’expérience et doués de la modestie
qu’engendrent ces attributs, et faites qu’ils aient à vivre une
catastrophe semblable à celle qui rasa entièrement Nagoya, en octobre
dernier; je parie qu’au bout de trois jours, ils seraient peu nombreux
ceux qui auraient pu conserver la maîtrise d’eux-mêmes.

Et voilà pour l’événement d’hier! Il s’en est produit un autre
aujourd’hui beaucoup plus conséquent. Il n’y eut rien de brisé, sinon
peut-être un pauvre cœur, ou deux--et les personnes avisées de la
colonie disent qu’elles l’avaient toujours prévu. Il mérite cependant
d’être noté.

C’était par un après-midi pluvieux; les rues étaient couvertes d’une
boue en grumeaux et les hommes d’affaires étaient à leurs bureaux
lorsque le choc se fit sentir. Un groupe de Chinois s’était arrêté pour
examiner soigneusement une porte close derrière laquelle on entendait un
bruit fort désagréable de verrous et de clefs qu’on tourne dans des
serrures, et sur cette porte était collée une pancarte plutôt
intéressante. On y lisait que le Directeur de la Nouvelle Banque
Orientale Anonyme (très certainement anonyme) se voyait, à son très
grand regret, par suite des ordres reçus de son pays télégraphiquement,
obligé de suspendre tout paiement. Chaque Chinois venu se heurter à la
porte, s’adressant à un autre dans un mélange anglo-japonais, disait:
«C’est fermé» et s’éloignait. Le bruit de verrous continuait, la pluie
tombait toujours et la pancarte continuait à dévisager la longue
enfilade de chaussée humide. Ce fut tout. Il est probable que pour deux
ou trois passants cette annonce signifiait la perte totale de leurs
épargnes, nouvelle très réconfortante pouvant servir de digestif après
le déjeuner. A Londres, naturellement, la faillite n’aurait pas autant
d’importance, car il y a beaucoup de banques dans la ville, et on dut
être prévenu du crack. Ici les banques sont rares, les gens dépendent
d’elles, et cette nouvelle arriva de la mer sans crier gare, annonçant
une calamité sans issue.

Quand un obus vient d’éclater, ceux qui peuvent se relèvent, enlèvent
d’un revers de main la boue de leur uniforme et s’efforcent de
plaisanter. L’un entortille un mouchoir autour de sa main, touchée par
un éclat, tel autre s’aperçoit que son front se couvre de sang, et
soudain on remarque un blessé, ignoré jusqu’alors et dans un état
désespéré, agonisant dans un coin. C’est alors que chacun comprend que
ce n’est pas le moment de rire et qu’on s’occupe des morts et des
blessés.

Il en fut de même au Club d’Outre-mer lorsque les hommes d’affaires,
sortis de leurs bureaux, et informés de la nouvelle par les courtiers,
entrèrent les uns après les autres, Anglais, Américains, Allemands et
Français et s’écrièrent en chœur:--En voilà du joli! Beaucoup étaient
mortellement atteints, mais en braves gens ils n’avouaient pas leur
perte.

--Ah! dit un petit employé de la Compagnie Péninsulaire et Orientale,
hochant la tête d’un air sagace (il avait perdu 1.000 dollars depuis
midi), _maintenant_, ça va bien. Ils essaient d’arranger ça, mais dans
trois ou quatre jours on en saura plus long. J’avais eu l’intention de
retirer mon argent juste avant de descendre la côte, puis... Chose
curieuse, tout le monde au Club racontait la même histoire, on avait
voulu retirer ses fonds, puis... personne ne l’avait fait. Le Directeur
d’une banque qui n’avait pas fait faillite expliquait comment, d’après
lui, le crack s’était produit; acte très humain, lui aussi, qui
cependant ne changeait en rien la situation. Ensuite vint un Américain
efflanqué qui, après avoir enlevé son imperméable tout dégouttant de
pluie, le visage calme et paisible, dit:--Garçon, un whisky soda.

--Combien âfez-fous pertu? lui demanda un Teuton à
brûle-pourpoint.--Huit cent cinquante, répondit d’un ton doux ce
descendant de George Washington.--Je ne vois pas en quoi cela
m’empêcherait de boire? C’est moi qui régale, mossieur. Et il se remit à
siffler l’air de: «Je dois dix dollars à O’Grady» (chose fort
vraisemblable) tandis que son visage restait empreint de sérénité. S’il
y a quelque chose qui fait aimer l’Américain c’est sa façon d’accepter
les coups du sort. Un Anglais qui avait perdu une grosse somme dans
l’affaire, se faisait railler par un Écossais, qui avait légèrement
dépassé son crédit à la succursale japonaise de la banque. Évidemment il
allait perdre en Angleterre, mais la pensée de ces quelques dollars
sauvés ici du désastre le mettait en gaieté.

D’autres entrèrent, s’asseyant aux tables ou restant debout par groupes,
ou encore se tenant à l’écart, méditant, les sourcils froncés, car il
s’agit de ne pas perdre de temps quand l’échéance de ses dettes est
proche. Les voix s’élevèrent peu à peu, sans être cette fois
interrompues par le roulement sourd du jeu de quilles. Chacun se connaît
au Club d’Outre-mer et sympathise. Un homme passa avec raideur et
quelqu’un se retourna d’un groupe pour lui demander, sur un ton
détaché:--Touché, mon vieux?--Salement, répondit-il en continuant de
mordre un cigare non allumé. Un autre racontait d’une voix lente et
quelque peu amère, qu’il avait compté faire venir ici un de ses enfants
dont il avait payé le voyage par une traite sur la Banque Orientale.
Mais maintenant... Eh bien! lecteurs, voilà où ça fait mal, cet arrêt de
paiement: c’est la destruction de projets, de jolis projets nourris avec
amour, attendus avec impatience, peut-être depuis des années;
l’effondrement d’agréables arrangements de famille, sans compter toute
la ruine matérielle qu’il entraîne. Fait surprenant, on ne critiquait
pas la banque car on faisait soi-même des affaires en Orient et l’on
comprenait la situation, tout en s’apitoyant sur le sort du Directeur de
Yokohama et des employés, désormais sur le pavé (car une banque qui a
fait faillite n’est pas une bonne recommandation dans la carrière d’un
jeune homme).

--Nous allons bien cette année, dit un plaisant d’un air renfrogné. Un
meurtre prémédité, un procès retentissant et une banqueroute. Ça nous
pose bien devant les touristes, hein?

--Saperlipopète! pensez donc à ceux qui sont en mer, portant sur eux des
lettres de crédit, eh? Ils vont arriver et retenir les meilleures
chambres dans les hôtels et puis ils s’apercevront qu’ils n’ont pas un
sou vaillant, dit un autre.

--Peu importe ces gens-là, reprit un troisième. Pensons à ceux qui sont
ici. En voilà un, deux, trois, qui sont âgés et que la catastrophe
laisse sans un centime. Pauvres diables!

--Ceci me fait penser à une autre victime, ajouta un voisin, et sa femme
est au pays; c’est terrible.

Et il se mit à siffler tristement. Les conversations allaient leur
train, et l’on se mit à discuter les chances d’un dividende.--Ils sont
allés à la Banque d’Angleterre, dit un Américain d’un ton traînant, et
la Banque d’Angleterre les a éconduits, disant que leurs garanties
n’étaient pas suffisantes.

--Nom d’une pipe! et un poing s’abattit sur la table pour souligner la
remarque. J’ai fait un jour la moitié de la traversée de la mer
Méditerranée avec un directeur de la Banque d’Angleterre; si j’avais su,
je l’aurais envoyé promener par-dessus le bastingage, et lui aurais
demandé des garanties avant de lui passer une chaloupe. Nous aurions
bien vu alors si les siennes étaient assez bonnes.

--Baring est fichu, oui, mais pas la Banque Orientale, répondit
l’Américain, en faisant sortir la fumée par son nez. Cette affaire m’a
bien l’air dé-ci-dé-ment prob-lé-ma-tique, hein?

--Oh! on remboursera entièrement les fonds; ne craignez rien, dit un
homme qui n’avait pas perdu d’argent et prodiguait des consolations.

--Je suis actionnaire, reprit l’Américain en continuant de fumer.

La pluie tombait toujours et les parapluies dégouttaient dans les
porte-parapluies, tandis que des gens mouillés entraient et sortaient,
s’accordant à dire tous que c’était une mauvaise affaire. Enfin le jour
baissant fit place à l’obscurité bruineuse (temps vraiment en harmonie
avec la situation). On avait la sensation réconfortante que tout le
monde fraternisait dans les malheurs qui venaient de s’abattre sur la
petite communauté qui ne voulait plus subir de pareils chocs. Tandis
qu’en Angleterre, les victimes emporteraient leur peine chez elles, pour
souffrir en silence, ici, tous les sinistrés se groupaient pour
affronter et supporter le désastre en commun. Il est probable que les
chrétiens d’antan devaient mieux lutter lorsqu’ils se trouvaient
cinquante à la fois en présence des lions.

Finalement, le Club se vida; les célibataires rentrèrent chez eux, pour
faire leurs comptes tout seuls (il est probable qu’il y aura de bons
poneys à vendre bientôt), et les hommes mariés pour réfléchir et
demander conseil. Que Dieu le garde, celui dont la femme ne le soutient
pas en ce moment critique! Mais les femmes des concessions d’outre-mer
sont aussi courageuses que les hommes. On pleurera sur les projets
détruits, on sera obligé de changer les petits d’école et la carrière
des aînés, d’écrire des lettres désagréables à la famille, et d’en
recevoir de plus déplaisantes encore de parents qui vous répondront
«qu’ils vous l’avaient toujours dit». Il faudra se restreindre,
supporter la gêne dont le monde extérieur ne s’apercevra pas, tandis que
les femmes se tireront de ce mauvais pas, le sourire aux lèvres.

Elles sont belles vraiment les opérations financières d’aujourd’hui,
surtout lorsqu’il arrive que le mécanisme ne fonctionne pas très bien.
Ce soir, on verra des visages soucieux, aux Indes, chez les planteurs de
Ceylan, chez les courtiers en chanvre de Calcutta, chez les courtiers en
coton de Bombay, sans compter les petits ménages qui ont des épargnes en
banque. A Hong-Kong, Singapour et Shanghaï, il y aura également des
répercussions profondes, et Dieu seul sait l’étendue du désastre qui
s’abattra sur Cheltenham, Bath, St-Leonards, Torquay et autres camps
d’officiers retraités. Ils sont heureux en Angleterre d’être au courant
des événements au moment où ils se produisent, mais ici on est à l’autre
bout du monde, et la situation n’est pas bonne. Tout ce qu’on sait,
c’est qu’il y a une affiche sur une porte fermée, exposée à la pluie, en
vertu de laquelle tout l’argent qui était à eux hier encore a disparu et
peut ne jamais revenir. Il faut donc recommencer tous les efforts qui
avaient permis de réaliser ces économies, bien que les victimes soient
déjà âgées ou plus souvent fatiguées, et que le découragement soit
général. Toute la petite colonie ira se coucher bien triste ce soir, et
il en est sans doute de même pour beaucoup par le monde entier. Qu’on me
permette de dire cependant que parmi ceux atteints ici, et certains sont
cruellement touchés, personne n’a geint, ni pleurniché, ni cédé au
désespoir. Il n’y avait pas d’espoir de lutte. C’était l’amère défaite,
il fallait l’accepter, et c’est ce qu’on fit, debout.



UNE DEMI-DOUZAINE DE TABLEAUX


«Certains hommes, lorsqu’ils deviennent riches, amassent des tableaux
dans une galerie»: de leur vivant leurs amis les envient, mais à leur
mort le marteau du commissaire-priseur disperse la collection dont
l’authenticité est contestée.

Une façon bien meilleure de procéder, c’est d’étaler vos tableaux sur la
terre entière et d’aller les contempler selon que la destinée vous le
permet. Ainsi personne ne peut ni les voler ni les défigurer, et aucun
revers de fortune ne peut vous acculer à une vente. Le soleil et la
tempête chauffent et aèrent votre galerie gratuitement et, en dépit de
tout ce qu’on a pu dire de sa crudité, la Nature n’est pas, à tout
prendre, mauvais encadreur. L’idée qu’on ne vivra peut-être pas assez
longtemps pour admirer certains trésors une deuxième fois apprend aux
yeux à voir vite, tant que dure la lumière, et la possession d’une telle
galerie fait naître en soi un très beau mépris pour les étalages dorés,
les vagues barbouillages que l’on appelle tableaux.

Dans le Pacifique nord, à main droite lorsqu’on avance vers l’Ouest, se
trouve suspendue une petite étude, sans valeur particulière comparée à
quelques autres. La brume s’est abattue sur une étendue huileuse de mer
délavée; à travers la brume s’esquissent à peine les ailes de
chauve-souris d’un vaisseau qui fait la pêche aux otaries. A
l’avant-plan, bondissant, ou peu s’en faut, hors du cadre, une barque à
rames, peinte dans les tons bleus et blancs les plus crus, arrive en
surgissant par dessus la crête d’une houle. Un homme en jersey
rouge-sang, chaussé de longues bottes et tout étincelant d’humidité, est
debout à l’avant. Il tient en l’air le corps d’une otarie au ventre
argenté, dont la peau ruisselle en gouttelettes d’eau comme autant
d’adulaires. Or l’artiste qui saurait peindre cette brume argentée, ce
reflet frétillant et huileux du bateau, les poignets rouge-saignant de
l’homme, serait un véritable ouvrier.

Mais ma galerie ne court à présent aucun risque d’être copiée. J’ai
fait, il y a trois ans, dans le lit pierreux d’un ruisseau, entre une
rangée de trois cents petits dieux sculptés, couverts de lichen, et une
bordure d’azalées flamboyantes, la rencontre d’un artiste qui était en
train de jurer affreusement. Il avait cherché à peindre un de mes
tableaux--tout simplement un grand rocher délabré par les eaux, et
couronné de touffes de fleurs, avec, pour arrière-plan, une montagne
encapuchonnée de neige. Naturellement, il n’avait pas réussi parce que
la perspective faisant totalement défaut dans cet ensemble, il venait
d’essayer d’en modifier les lignes pour que, dans son pays, elle y
figurât tant soit peu. Mais nul ne peut faire tenir dans une chopine le
contenu d’un litre. Les protestations élevées depuis que le monde est
monde par tous les récipients contraints de trop recevoir ont réglé
cette question-là depuis longtemps, et nous ont donné les théories de
travail inventées par des instruments imparfaits en vue d’instruments
imparfaits, qu’on appelle les Règles de l’Art.

Heureusement que ceux qui ont peint les tableaux de ma galerie sont nés
avant que l’Humanité n’existât. Voilà pourquoi, loin d’être enfermés
dans d’encombrants cadres dorés, ils sont disposés fort avantageusement
entre des latitudes, des équinoxes, des moussons et autres choses
analogues, de sorte que, même si l’on tient bien compte de la partialité
qu’éprouve pour eux un propriétaire, on admettra qu’ils ne sont pas si
mal après tout.

    _Là-bas, au sud où ne vont jamais les vaisseaux_,

c’est-à-dire entre le talon de la Nouvelle Zélande et le Pôle Sud, il
existe une marine qui montre un bateau à vapeur essayant de se rajuster
au milieu de l’entre-deux des lames monstrueuses; la lueur moite du jour
mourant vient plus de l’eau que du ciel, et les vagues paraissent
incolores à travers la bruine, seules deux ou trois crêtes blanches,
côté du vent, émergent brusquement de la brume le long du flanc
ruisselant du navire. Une lampe brûle dans la cabine de la barre, de
sorte qu’une seule plaque de couleur jaune vient tomber sur les pistons
peints en vert de la roue du gouvernail au moment où ils font tourner
les chaînes. Une grosse vague a déferlé sur le pont. L’arrière du bateau
se dresse dans une mousse d’écume soulevée par l’hélice qui sort de
l’eau, et le pont, depuis la pompe jusqu’au gaillard d’avant, est
submergé sous une nappe d’eau vert-gris, unie et lisse comme celle qui
court au devant d’un moulin, sauf là où elle jaillit au-dessus du treuil
et des mâts de charge.

En avant on ne voit rien que cette lueur blafarde; à l’arrière le
sillage interrompu s’en va fuyant loin sous le vent, véritable ficelle
de cerf-volant coupée, qu’on aurait laissé tomber sur la mer. La seule
trace de calme dans ce tumulte, c’est l’œil, fixe, et tel un bijou, d’un
albatros qui avance tranquillement porté par le vent, indifférent et
presque à portée de la main. C’est l’égoïsme monstrueux de cet œil qui
crée le tableau. D’après toutes les règles de l’art, il devrait y avoir
à l’arrière-plan un phare ou bien la jetée d’un port pour montrer que
tout finira bien. Mais rien de pareil et peu importe à cet œil rouge que
la chose qui se meut au-dessous de ses ailes immobiles survive ou
succombe.

Le pendant de ce tableau se trouve suspendu dans l’Océan Indien et en
dit long, mais n’en est pas plus mal pour cela. Ici vous avez une chaude
lumière tropicale et un rivage revêtu de majestueux palmiers, qui se
prolonge jusque dans une mer immobile, vaporeuse, fumante, polie jusqu’à
étinceler de reflets bleus d’acier. Le long du rivage, cherchant comme
la bête blessée cherche une tanière, se presse un bateau à vapeur chargé
qui n’a jamais été construit pour faire de la vitesse. C’est pourquoi il
laboure et arrache les vagues, les empile sous son avant, et n’arrive
pourtant pas à les enfouir sous lui proprement. Des ballots, couleur
claire, sont empilés autour des deux mâts, et ses ponts sont chargés et
surchargés de passagers à la peau brune, depuis le gaillard d’arrière où
ils gênent l’équipage jusqu’à l’avant où ils gênent le gouvernail.

La cheminée est peinte en bleu sur fond jaune, ce qui lui donne un air
de fête n’allant pas très bien avec le pavillon noir--signe qu’il y a le
choléra à bord--pendu à son grand mât. Il n’ose pas s’arrêter, il ne
doit communiquer avec personne. La preuve, ce sont ces traînées d’eau de
chaux qui coulent le long de ses flancs. Le voilà donc qui avance,
frayant son chemin le long du rivage magnifique, lui, ses passagers
grouillants, et la maladie qui en plein jour détruit et lui ronge le
cœur.

Voici encore un tableau, le plus beau de ceux qui se trouvent dans
toutes les salles orientales, avant d’en finir avec les eaux bleues de
la mer. La plupart des nations de la terre sont en train de se disputer
sous un large pan de toile blanche recouvrant un pont bondé de monde. Un
bol en cuivre, très profond, plein de riz et d’oignons frits, et cause
de la dispute, est renversé à l’avant-plan. Des Malais, des Lascars, des
Hindous, des Chinois, toute la gamme des teintes raciales, depuis le
safran jusqu’au noir de goudron, se débattent et se contorsionnent
autour de cette pâture, tandis que leurs turbans et coiffures vermillon,
cobalt, ambre et émeraude gisent à terre. Aplatis contre l’ocre jaune
des pavois en fer à droite et à gauche, se trouvent des femmes et des
enfants épouvantés, aux vêtements isabelle et turquoise, et à demi
protégés par un amoncellement de literie renversée, de paillassons, de
boîtes de laque rouge, de malles en bambou tressé où se mêlent des
assiettes d’étain, des hukas en cuivre et en laiton, des pipes à opium
en argent, des cartes à jouer chinoises, et assez d’accessoires pour
affoler une demi-douzaine d’artistes. Au centre de cette foule d’hommes
à moitié nus et furieux, le dos gras et nu d’un Birman, tatoué depuis la
clavicule jusqu’au pagne de la ceinture de dessins contorsionnés, de
diables rouges et bleus, attire d’abord l’œil. C’est un dos méchant. Au
delà brille un kris malais; un ara bleu au dos rouge et jaune enchaîné à
une épontille étale ses ailes en face du soleil dans un paroxysme de
terreur. Une demi-douzaine d’ananas rouge-or et de bananes qu’on a fait
tomber de l’endroit où ils étaient suspendus pour mûrir gisent entre les
pieds des combattants. Un des ananas a roulé jusqu’à la fourrure longue
et brune d’un ours muselé. Son propriétaire, hindou à la barbe
broussailleuse, se penche à genoux sur l’animal, sa mante rejetée en
arrière découvrant un bras dur et brun, ses doigts prêts à défaire la
boucle qui retient la muselière. Le coq du vaisseau, vêtu de blanc
tacheté de sang, de la boucherie regarde ce qui se passe, et un
chauffeur noir de Zanzibar ricane à travers les barreaux de la chambre
de la machine, tandis qu’un rayon de soleil tombe en plein dans sa
bouche rose. L’officier de service, homme aux favoris rouges, s’est
agenouillé sur la passerelle pour regarder à travers le garde-fou,
tandis qu’il fait passer de sa main gauche à sa main droite un long
revolver mince et noir. La lumière fidèle du soleil qui met tout en
place, prête à ses favoris et au duvet sur le dos de son poignet basané
la couleur exacte du pot de cuivre, de la fourrure de l’ours, et des
ananas foulés aux pieds. Pour compléter il y a la mer bleue au delà des
bâches.

Trois années de travail acharné, sans compter les connaissances
spéciales de toute une existence, seraient nécessaires pour copier--même
pour copier--ce tableau-là. Monsieur un Tel, membre des Beaux-Arts,
saurait sans aucun doute dessiner l’oiseau; Monsieur un Tel (également
membre de l’Académie) l’ours, et des centaines de messieurs la nature
morte; mais quel est l’homme qui saurait réunir l’ensemble et lui donner
cette vie échevelée et bondissante de mouvement et de couleur? Et y
serait-il arrivé que quelque personne entre deux âges, venue de la
province, qui n’aurait jamais vu un ananas sauf dans une assiette ni un
kris sauf au musée de Kensington, viendrait raconter que ce tableau
n’évoque en elle aucun souvenir et que par conséquent il ne vaut rien.
Si cette galerie pouvait être léguée à la nation, il se pourrait qu’il y
eut là un gain réel, mais la nation se plaindrait des courants d’air et
du manque de chaises. Mais peu importe. Dans un autre monde nous verrons
certains messieurs qui auront pour tâche de chatouiller le dos des porcs
de Circé à travers toute l’éternité. En outre ils ne devront se servir
que de leurs mains pour cette besogne.

Les salles japonaises, visitées et mises en ordre pour la deuxième fois,
renferment plus de tableaux qu’on n’en pourrait décrire en un mois, mais
la plupart d’entre eux sont petits et, la lumière toujours exceptée, se
ramènent aux dimensions humaines. Cependant il en est un qui pourrait
paraître difficile. C’était un cadeau inattendu, ramassé dans une ruelle
de Tokio la nuit. La moitié de la ville se promenait, et les vêtements
de tous les habitants étaient indigo, les ombres de même, tandis que la
plupart des lanternes en papier étaient des taches rouge-sang. A la
lumière de fumantes lampes à huile, les gens vendaient des fleurs et des
arbustes,--diaboliques petits sapins nains, pêchers et pruniers arrêtés
en pleine croissance, bouquets de glycine, taillés et élagués jusqu’à
perdre toute ressemblance avec des plantes saines, grimaçant et se
penchant hors de pots enduits d’un vernis vert. Dans le papillotement
des flammes jaunes, ces invalides forcés et les visages jaunes qui
émergeaient au-dessus d’eux vacillaient de-ci de-là fantastiquement
mêlés ensemble. Lorsque la lumière s’arrêtait de trembler ils
reprenaient leur fausse apparence de couleur verte jusqu’à ce qu’un
souffle de vent chaud de la nuit parmi des lumières blafardes relançât
une fois de plus toute la ligne dans une folle danse de diablotins, dont
les ombres gambadaient sur les devants des maisons derrière eux.

A un coin de rue des hommes riches avaient rassemblé et laissé sans
garde tout l’or, tous les diamants et tous les rubis de l’Orient, mais
en s’approchant on s’apercevait que ce trésor n’était qu’un groupe de
poissons d’or dans un bocal en verre: poissons jaunes, blancs et rouges,
chacun possédant de trois à cinq queues en forme de fourches et des yeux
très à fleur de tête.

Il y avait des écuelles de bois remplies de minuscules poissons vermeils
où des petits enfants plongeaient leurs filets et leurs doigts, en
poussant des cris pendant qu’ils pourchassaient quelque beauté
particulière, tandis que les poissons effrayés battaient éperdument
l’eau de leurs queues et soulevaient une multitude de petites perles.
Les enfants portaient des lanternes affectant la forme de petits
poissons rouges en papier, qui oscillaient à l’extrémité de minces
lattes de bambous, et ces lueurs glissaient parmi la foule, pareilles à
une constellation de minuscules étoiles qui se serait égarée. Lorsque
les enfants se tenaient au bord d’un canal pour interpeller des amis
invisibles qui se trouvaient en dessous dans des barques, ces lumières
roses étaient symétriquement reflétées dans les eaux. Le rayonnement des
mille petites lumières de la rue montait droit jusque dans les ténèbres
au milieu du réseau des fils télégraphiques. Exactement à la lisière du
miroitement indécis, sur une espèce de niche à pigeons, à quarante pieds
au-dessus du sol, était assis un pompier japonais, enveloppé dans son
manteau, montant la garde en cas d’incendie. Il ressemblait, et de façon
désagréable, à quelque atrocité bulgare ou à quelque «déviation des lois
de l’humanité» birmane, car il avait l’air figé et tout recroquevillé
dans son perchoir. C’était là un superbe tableau et dont toutes les
parties s’harmonisaient à merveille. Or, sans tenir compte de ces choses
et d’autres encore,--qui toutes sans exception sont des merveilles et
des miracles--la vaste généralité des gens se contente de rester dans
des ateliers et, dans un jour qui n’est pas un jour, de fabriquer des
études qu’on dénomme «spécimens de couleur», obtenues au moyen de pots
et de bidons, de loques et de briques. Leur collection sans valeur
coûte, en fin de compte, tout autant qu’un billet de première classe
jusque dans des mondes nouveaux où les «proportions» sont données avec
la lumière du soleil. Faire quelque chose parce que c’est, ou même pas,
nouveau sur le marché, c’est commettre un péché, un péché qui entraîne
avec lui son propre châtiment. Mais, malgré tout, il semble qu’il doit y
avoir des choses à peindre dans ce bas monde, autres et supérieures à
celles qui se trouvent, mettons, entre le cap Nord et Alger. Rien qu’eu
égard au tableau, et ne tenant même pas compte du plaisir intense qu’on
a à jouer la partie, peut-être cela vaudrait-il la peine de s’aventurer
en dehors du cercle ordinaire des sujets et de voir... de voir ce qui
arriverait. On a dit que lorsqu’un individu est capable de dessiner
convenablement quelque chose, il peut s’attaquer à n’importe quoi. Au
pis aller il ne pourra qu’échouer et il y a bien des choses au monde qui
sont pires que l’insuccès. Parier, par exemple, lorsqu’on sait qu’on ne
peut perdre, ou bien jouer avec des cartes truquées, est immoral et vous
fait chasser des clubs. Au contraire, s’en tenir de propos délibéré à un
seul travail bien défini où l’on est sûr de réussir et gagner de
l’argent, passe pour être de la vertu, et vous ouvre les clubs. Il doit
exister un moyen terme, comme il doit exister quelque part un
célibataire sans situation ni réputation, ni autre vanité à perdre, qui
désire ardemment connaître les possibilités de sa palette ici-bas.
Celui-là fera ses malles et s’en ira bien au large, pour lutter avec des
effets qu’il ne pourra jamais reproduire. Malgré tout son échec sera
glorieux.



«LES CAPITAINES COURAGEUX»


Il y a loin de Yokohama à Montréal, et le rivage n’est pas attirant.
Trois voyages sur cinq, le _Pacifique Nord_, trop grand pour rester
complètement à ne rien faire, trop paresseux pour mettre en train une
tempête, boude et fume comme une cheminée; les voyageurs venant tout
récemment des chaleurs du Japon s’étiolent dans le froid et une rosée
visqueuse suinte des agrès. La grise monotonie de la mer ne rappelle en
rien le chez-soi, étant encore neuve et pas accoutumée à la procession
des quilles. Elle renferme un très petit nombre de tableaux et les
meilleures d’entre ses histoires--celles qui se rapportent au braconnage
de morses parmi les Kuriles et les mauvais quartiers russes--ne peuvent
être livrées à la publicité. Il y a un homme à Yokohama qui dans une vie
antérieure mettait le feu aux galions en compagnie de Drake. C’est un
noble aventurier sur l’échelle la plus vaste, plein de ressources,--par
instant sachant se tailler des royaumes, et sur les hautes mers un
conquérant en même temps qu’un invétéré jouteur avec la Mort. Parce
qu’il ne fait que fournir les peaux de phoques aux marchands en gros de
son pays, la renommée de ses exploits, ses batailles brillantes, ses
escapades plus brillantes encore, et sa très brillante stratégie seront
perdues au milieu de schooners de soixante tonnes ou racontées seulement
par des marins ivres auxquels personne ne prête créance. Or il est un
grand Esprit assis sous les palmiers du Groupe des Navigateurs, à mille
lieues de l’Équateur, qui, couronné de lauriers et de roses, assemble
les perles de ces régions. Lorsqu’il aura fini avec ce qui se passe
là-bas peut-être s’occupera-t-il des Mers Fumeuses et des Merveilleuses
Aventures du Capitaine.--Et alors on aura une histoire qui vaudra la
peine d’être écoutée.

Mais dès qu’on touche la terre ferme, la mer et tout ce qui se trouve
sur elle paraissent irréels. Cinq minutes après que le voyageur a pris
le train à Vancouver, la poésie de l’eau bleue cesse; mais alors
commence celle d’un genre différent--la vie du train qui finit par
l’absorber comme la vie à bord. Quand on a roulé une semaine en wagon on
peut se considérer comme faisant partie de la machine. On sait quand le
train s’arrêtera pour prendre de l’eau, attendra pour recevoir des
renseignements au sujet du viaduc qu’il aura à traverser, abandonnera le
wagon restaurant, se glissera sur une voie de garage pour laisser passer
le courrier destiné à l’Ouest, bramera à travers la nuit épaisse pour
qu’on envoie une locomotive de remorque pour aider à gravir la rampe. Le
renâclement, le cliquetis, et le gémissement des freins à air ont un
sens pour lui, et il apprend à distinguer entre les bruits celui fait
par une lampe mal ajustée, et celui que font désagréablement entendre
les petites pierres sur un talus raide, le hoot toot!! qui fait se
sauver de la voie les vaches errantes et le rugissement rauque de la
locomotive lorsqu’elle franchit les signaux. En Angleterre le chemin de
fer vint tard dans un pays tranquille entouré de toutes les terreurs de
la loi et il est resté toujours depuis un peu en dehors de la vie
quotidienne--un objet digne de respect. Dans ce pays-ci il s’en va les
mains dans les poches, une paille à la bouche, sur les talons de la
piste grossièrement tracée ou de la route de bûcheron, sorte
d’impérieuse nécessité dépourvue de plate-forme ou de règlements, et que
les gens malades et les jeunes enfants traitent avec une familiarité qui
parfois se répercute sur le taux de la mortalité.

Il se trouva que dans notre train il y avait une fillette âgée de sept
ans, qui honora de sa présence notre compartiment de fumeurs lorsque
d’autres distractions manquaient, et c’est elle qui dit au
conducteur:--Quand est-ce que nous changerons d’équipe? Je voudrais bien
cueillir des nénuphars--des jaunes--. Elle savait qu’une simple halte ne
suffirait pas, mais qu’il lui faudrait l’arrêt régulier de quinze
minutes, lorsqu’on enlevait du dernier wagon la boîte à outils peinte en
rouge et qu’une équipe nouvelle montait dans le train. Le gros homme se
pencha vers la petite Impudence:--Tu voudrais cueillir des nénuphars,
eh? Qu’est-ce que tu ferais si le train repartait et emmenait maman?--Je
prendrais le train suivant, répondit-elle, et je dirais au conducteur de
m’envoyer à Brooklyn, c’est là que je demeure.--Mais supposons qu’il
refuse?--Il faudrait bien qu’il s’exécute, répondit la jeune Amérique.
Je serais une enfant perdue.

Or, de la province d’Alberta à Brooklyn, E. U. A., il peut y avoir trois
mille kilomètres. Une vaste étendue de cet espace date d’hier et se
trouve parsemée de villes qui sont à toutes les phases imaginables de
développement, depuis la ville n’ayant qu’un dépôt de locomotives ou
deux longues huttes et un camp chinois quelque part dans les basses
collines des Selkirks jusqu’à Winnipeg avec sa rue principale longue
d’une lieue et ses journaux batailleurs. Actuellement il y a une
épidémie de politique dans le Manitoba et l’on voit partout dans les
villes des fanfares et des avis annonçant des réunions de comités. A
cause de leur proximité avec les États-Unis elles ont attrapé par
contagion l’habitude d’être mal embouchées, et multiples sont les
accusations de brigue, de corruption et de mauvaise vie. Il est doux de
découvrir une ville-enfant, qui n’a que trois hommes sachant imprimer,
en train de lancer des jurons et des malédictions à travers les plaines
illimitées comme si elle était un centre chrétien adulte.

Toutes les villes nouvelles ont leurs propres besoins à considérer et le
premier de ceux-ci est une voie ferrée. Si la ville se trouve déjà sur
une ligne, alors il en faut une nouvelle pour exploiter le pays plus à
l’intérieur, mais ce qu’il faut, coûte que coûte, c’est une ligne. Pour
l’obtenir elle vendrait son âme corrompue, pour s’indigner ensuite de ce
que la voie ferrée devant laquelle elle s’était prosternée à plat ventre
traverse maintenant l’endroit avec désinvolture et comme en pays
conquis.

Chaque ville nouvelle se figure pouvoir devenir une Winnipeg, jusqu’au
moment où l’attrait de la chose s’est un peu effacé, et le journal de
l’endroit, laissant glisser les pattes d’arrière du Désespoir le long du
mât de l’Orgueil, dit d’un air de défi: «Tout au moins un vétérinaire et
une pharmacie ne seraient pas mal reçus dans notre ville; en vérité cinq
bâtiments nouveaux ont été érigés dans notre ville depuis le printemps.»
De loin, rien de plus facile que de sourire de tout cela, mais il faut
qu’il ait la tête solide celui qui sait garder son sang-froid lorsqu’une
ville toute pareille à celle-ci--sorte d’aventurière--qui ne possède en
tout que dix maisons, deux églises et une ligne de rails est prise de la
folie des grandeurs. Le lecteur, en Angleterre, dira: «Fort bien, mais
tout cela ce n’est que des mensonges.» Peut-être; mais a-t-on menti
lorsqu’il s’est agi de Denver, de Leadville, de Ballarat, de Broken
Hill, de Portland, ou de Winnipeg, il y a vingt ans; ou encore
d’Adélaïde lorsque des lotissements ne trouvaient pas d’acquéreurs il y
a moins d’une génération? A-t-on menti au sujet de Vancouver, il y a dix
ans, ou de Creede il n’y a pas vingt mois? Guère, et c’est là ce qui
fait que le passant prête l’oreille aux dires les plus fantastiques.

Tout est possible, surtout au milieu des Montagnes Rocheuses, où les
minerais abondent dans les villes minières, les centres du pays à
ranches, et les villes qui approvisionnent les régions agricoles. Il y a
d’innombrables petits lacs dans les collines, enfouis dans les bois
actuellement, qui avant vingt ans d’ici seront des rendez-vous d’été
encombrés de monde. Vous autres en Angleterre vous ne vous faites aucune
idée de ce que veut dire aux États-Unis «passer l’été», encore moins de
l’argent qu’on dépense pendant les congés annuels. Les gens ont à peine
commencé à découvrir l’endroit qui s’appelle les Sources Chaudes de
Banff, à deux jours de voyage à l’ouest de Winnipeg. Sous peu on
connaîtra une demi-douzaine d’endroits à moins d’une journée à cheval de
Montréal, et c’est le long de cette voie-là que l’on gagnera de
l’argent. A ce moment aussi on fera pousser du blé pour le marché
anglais, à quatre cents kilomètres au nord des champs actuels à l’ouest,
et la Colombie britannique, qui est peut-être le pays le plus beau au
monde après la Nouvelle Zélande, possédera sa ligne à elle de bateaux de
six mille tonnes qui ira jusqu’en Australie, et le spéculateur anglais
ne gaspillera plus son argent sur des républiques sud-américaines
instables, ni ne le donnera en otage aux États-Unis. Il le gardera dans
sa famille ainsi que doit le faire un homme sage. Alors les villes qui
aujourd’hui sont seules au milieu de la solitude, et dont certaines sont
marquées sur la carte comme ports de Hudson Bay, deviendront de grandes
villes parce que... mais c’est peine perdue que d’essayer de faire
comprendre aux gens que _réellement_, nous possédons un Empire dont le
Canada n’est qu’une seule partie, un Empire qui n’est pas borné par des
statistiques d’élection au Nord et par des émeutes d’Eastbourne au Sud,
un Empire qui n’a pas encore même été entamé.

Mais revenons-en aux villes nouvelles. Trois fois en une seule année la
fortune est venue frapper à la porte d’un homme que je connais. Une fois
à Seattle, lorsque cette ville n’était plus qu’une tache grisâtre après
un incendie; une fois à Tacoma, au temps où le tramway à vapeur
déraillait deux fois par semaine; et une fois à Spokane Falls. Mais dans
le rugissement de la terre prise de la fièvre du développement rapide il
ne l’entendit pas et elle s’en fut lui laissant seulement de la
tendresse, presque de la faiblesse, pour toutes les villes nouvelles et
le désir, heureusement limité par le manque d’argent, de perdre au jeu
dans chacune d’elles. Parmi toutes les grandes émotions qu’offre la vie,
il y en a peu qui puissent être comparées au tourbillon «boom» qui bat
son plein. Et puis, malgré tout, c’est moral, parce que réellement vous
méritez «vos bénéfices extravagants» par le labeur, la sueur et en
veillant fort tard dans la nuit, en travaillant comme un forcené--ainsi
que doivent faire tous les pionniers. Et songez donc à tout ce que cela
renferme! Ruée folle vers la nouvelle localité; argent jeté comme autant
de jetons pour tout juste se nourrir; arrivée des wagons remplis d’où
l’on projette au petit bonheur sur la plate-forme pas encore clouée
toutes les matières premières d’une cité--hommes, bois de construction,
bardeaux; routes taillées à coups de hache et tracées au moyen de
piquets à travers la face dénudée des solitudes; unique lampe électrique
de la ville dressée au milieu des cris et des exclamations, c’est-à-dire
un arc non apprêté et grésillant au bout d’un mât de sapin non encore
écorcé; foule suante, bousculante, aux ventes de lotissement et qui
hurle: «Donnez-le à la femme», cri qui arrête toutes les autres enchères
lorsque la seule autre femme de l’endroit indique le prix qu’elle veut
donner pour un lot; bureaux de gérance de propriétés immobilières
bondés; les agents de ces bureaux eux-mêmes, romanciers à imagination
prodigieuse, égarés là; carte magnifique rose et bleue de la cité,
suspendue dans l’estaminet avec toutes les voies ferrées de Portland à
Portland se croisant dans son centre; malédiction mal orthographiée
contre ce «satané trou d’enfer» griffonnée sur le côté d’un fourgon
égaré, par quelque individu qui a perdu son argent et s’en est allé;
conférences aux coins des rues des syndicats vieux de six heures établis
par des hommes qui n’avaient pas encore vingt-cinq ans; mépris, non
voilé, pour la ville voisine également prise de la fièvre de
développement et pour cela même absolument au-dessous de tout;
piétinement interminable des pieds pesants sur les trottoirs en bois, où
parfois un étranger pris des affres de la conviction, se retourne vers
un autre étranger, pour le saisir par les épaules et crier dans son
oreille:--Seigneur Dieu! n’est-ce pas superbe, n’est-ce pas merveilleux?
et enfin sommeil d’hommes complètement épuisés, trois par chambre dans
l’hôtel qui n’est qu’une _baraque_ où l’on lit sur une pancarte: «Repas,
dix francs; Rafraîchissements, 1 fr. 75 c. On ne blanchit pas. Le gérant
ne répond de rien.» Est-ce que la simple liste de ces exposés vous
laisse froid? C’est possible; mais c’est également possible de voir dans
une nouvelle ville, au bout de trois jours, une douzaine au moins
d’archevêques se disputant l’acquisition de lotissements avantageux
comme jamais ils ne se seraient battus pour mitre ni pour crosse. Un
«Boom» est contagieux comme l’est une panique dans un théâtre.

Au bout d’un certain temps tout se calme, et alors le charpentier, qui
est aussi architecte, pourra appuyer ses bras nus sur le comptoir et les
vendre au plus offrant, car les maisons poussent comme des champignons
après la pluie. Les hommes qui ne construisent pas encouragent ceux qui
construisent, parce que construire veut dire qu’on a confiance dans la
ville, sa ville à soi; à soi tout seul. Au diable toutes les autres
villes quelles qu’elles soient! Derrière la foule des hommes d’affaires
le journal hebdomadaire de la ville agit comme un fouet sur un troupeau
de bétail. On comble d’honneur, et toujours de la façon la plus
extravagante, ceux qui sont vertueux--ceux qui font travailler, qui
construisent des magasins, qui dépensent de l’argent; on attaque avec
sauvagerie et virulence les mauvais, c’est-à-dire celui qui «achète hors
la ville», celui qui a l’intention de s’en aller, celui qui reste à ne
rien faire; le tout au moyen d’invites, d’encouragements en prose, en
vers, en zincographie à l’adresse de tout ce monde extérieur qui préfère
vivre dans des villes autres que la Nôtre.

Or l’éditeur, la plupart du temps, commence en mercenaire, et finit en
patriote. Cela également est bien, bien humain. Quelques années plus
tard, si la Providence est bonne, vient le revenu des placements
judicieux. Peut-être la ville a-t-elle résisté à l’épreuve du «boom» et
ce qui n’était que douve est maintenant de la brique de Milwaukee ou de
la pierre de taille qui, bien que d’un dessin affreux, résistera aux
intempéries. L’hôtel baraque est maintenant la Maison Une Telle, pouvant
accommoder deux cents pensionnaires. Le gérant qui vous servait jadis en
bras de chemise et était son propre commis d’hôtel, resplendit en drap
fin, et vous oblige à lui rappeler votre première rencontre.

Des villas suburbaines ornent, plus ou moins, la plaine qui répugnait
jadis à la fantaisie la plus libre (et la fantaisie était très libre
dans les premiers temps). Des voitures traînées par des chevaux font
entendre leurs clochettes là où le grand traîneau de la prairie
s’embourbait en face du bar; et maintenant il y a un chemin de fer de
ceinture électrique qui paie des dividendes fabuleux. Alors, vous, qui
vous sentez plus âgé que Mathusalem et deux fois plus important, vous
sortez en ville et prenez un air de protection envers les choses en
général, tandis que le gérant vous apprend la fortune colossale que vous
auriez faite si vous étiez resté «fidèle à la ville».

Ou bien le «boom» a fait fiasco et la ville elle-même est morte--morte
comme le cadavre d’un jeune homme que l’on étend au matin sur la couche
mortuaire. Le succès n’a pas justifié le succès. De dix mille habitants
il n’en reste pas trois cents, et ceux-là vivent dans des huttes dans
les faubourgs des rues en briques. L’hôtel avec ses appartements moisis
n’est qu’une vaste tombe; les cheminées des factoreries sont froides;
les villas n’ont pas de vitres, et l’herbe pousse au milieu des
chaussées, narguant les annonces prétentieuses dans les boutiques vides.
Il n’y a rien à faire sinon attraper des truites dans les cours d’eau
que les égouts de la ville devaient contaminer. Une truite de deux
livres est là à s’éventer à l’ombre du conduit souterrain principal où
les aunes ont poussé peu à peu jusqu’à toucher le mur de la ville; vous
payez et, plus ou moins, vous faites votre choix.

Lorsqu’un homme a vu ces choses et quelques autres qui accompagnent un
«boom» il peut dire qu’il a vécu et «parlé avec ses ennemis à la porte.»
Il a entendu raconter à nouveau les Mille et une Nuits et il sait le
sens intime de ce conte qui, au dire de certaines petites personnes,
n’existe plus. En cela elles mentent effrontément, car Cortès n’est pas
mort ni Drake, et quant à Sir Philip Sidney, il meurt tous les trois
mois, si du moins vous savez où regarder. Les aventuriers et les
«Capitaines courageux» du temps jadis ont seulement modifié un peu leur
accoutrement, et changé leur métier pour être mieux en accord avec le
monde dans lequel ils se meuvent. Clive revint du pays de Lobengula il y
a quelques mois et affirma qu’il y existait un empire, mais ne rencontra
cependant que très peu qui voulurent le croire. C’est dans une hutte de
tôle ondulée, à Johannesburg, il y a dix ans, que Hastings étudia une
carte de l’Afrique du Sud. Depuis lors il a considérablement modifié
cette carte à l’avantage de l’Empire, mais le cœur de l’empire s’entiche
d’urnes électorales et de mesquins mensonges. L’illustre Don Quichotte
demeure aujourd’hui sur la côte nord de l’Australie où il a trouvé le
trésor d’un galion espagnol coulé. De temps à autre il tue des nègres
qui se cachent sous son lit pour le tuer, lui, à coups de lance. Le
jeune Hawkins, avec un Boscawen plus jeune encore, qui lui servait de
second à bord, faisait, jusqu’à l’année dernière, la chasse aux
vaisseaux pirates autour de Tajurrah; maintenant ils l’ont envoyé sur la
côte de Zanzibar pour qu’il devienne, à force d’être grillé, amiral, et
le vaillant Sandoval tient la «République» mexicaine à la gorge depuis
au moins quatorze années. Les autres, importants personnages tous, qui
n’ont guère peur des responsabilités, vendent des chevaux, ouvrent des
chemins, boivent le sang gris, construisent des chemins de fer au delà
des limites des bois, traversent à la nage des rivières, font sauter des
souches d’arbres, créent des villes là où il n’y en avait pas, dans les
cinq parties du monde. Seulement, les gens ne vous croient pas quand
vous le leur racontez. Ils ont tout sous la main et sont beaucoup trop
bien nourris. De sorte qu’ils disent de la réalité la plus terre à
terre: «C’est du romantisme. Comme c’est intéressant» et de la réalité
usée et rebattue: «Voilà du pur romantisme.» Ce n’est que le siècle à
venir qui, passant en revue ses héros, reconnaîtra les nôtres.

En attendant, cette terre--nous en tenons une bonne tranche jusqu’à
présent,--est remplie de choses étonnantes, de miracles, de mystères, de
merveilles, et, faute de mieux, il est bon de circuler, de les voir
toutes et d’en entendre parler.



RIEN QUE D’UN CÔTÉ


New Oxford (U. S. A.), Juin-Juillet 1892.

--La vérité, dit le voyageur dans le train, c’est que nous vivons dans
un pays tropical pendant trois mois de l’année, seulement nous ne
voulons pas le reconnaître. Regardez ceci. Il nous passa une longue
liste de morts survenues par suite de la chaleur, grâce à quoi les
journaux prenaient un peu d’animation. Toutes les villes où les gens
vivent à haute tension étaient en train d’expédier leurs notes de
boucher, et les journaux, apôtres eux-mêmes de l’Évangile de la Hâte,
suppliaient leurs lecteurs de rester calmes et de ne pas se surmener
tant que durait la vague de chaleur. Les rivières étaient tachetées,
barrées de cailloux desséchés par le soleil; les bûches et ceux qui les
poussaient sur le fleuve étaient quelque part, en amont de la rivière
Connecticut bloqués par la sécheresse; et l’herbe, au bord de la voie,
était brûlée en cent endroits par les étincelles tombées des
locomotives. Des hommes, sans chapeau, sans veste, sans souffle, étaient
couchés à l’ombre de la gare où, seulement quelques mois plus tôt, le
thermomètre marquait 35° au-dessous de zéro. Maintenant on lisait 37° à
l’ombre. La grand’rue--vous souvenez-vous de la grand’rue d’un petit
village bloqué par la neige ce printemps-ci?[1]--avait renoncé à vivre,
et un drapeau américain avec le nom de quelque politicien imprimé sur le
bas, pendait, raide comme une planche, au milieu de la rue. Il y avait
des hommes avec des éventails et des vestes d’alpaga recroquevillés dans
des chaises cannées sur la véranda de l’unique hôtel; parmi eux se
trouvait un ex-Président des États-Unis. Lui-même achevait de donner
l’impression que les meubles de tout le pays avaient été sortis pour le
nettoyage d’été, pendant l’absence des habitants. Rien n’a plus l’air
désespérément «ex» qu’un Président rentré dans la circulation ordinaire.
Le drapeau étoilé voulait dire que la campagne présidentielle avait
commencé dans la grand’rue, avait commencé, et s’était close. La
politique s’évapore sous la chaleur estivale lorsque tout le monde est
occupé à rentrer les derniers foins, et, comme disent les fermiers:--Le
Vermont sera forcément républicain. L’habitude du pays c’est de traîner
les élections avec force poussière et démêlés pendant plusieurs mois,
pour la grande amélioration des affaires et des manières. Mais le bruit
de cette guerre-là monte bien faiblement le long de la vallée du
Connecticut et se perd au milieu du concert des sauterelles. Leur
musique avive, pour ainsi dire, la chaleur de la journée. En vérité
c’est, pour le moment, un pays tropical. Des orages accompagnés de
tonnerre rôdent et grognent autour de la ceinture des collines, se
dissipent en quelques crachats de pluie et laissent finalement l’air
plus mort que jamais. Dans les bois, où même les sources fidèles
commencent à tarir, les palmiers et les balsamiers ont répandu tous
leurs parfums sur la chaleur et attendent que le vent leur apporte des
nouvelles de la pluie. Les clématites, la carotte sauvage et toutes les
fleurs bohémiennes campées par tolérance entre la ligne des palissades
et la route portent un masque de poussière blanche, et la verge jaune
dans les pâturages roussis jusqu’à prendre la couleur du lin brûlé elle
aussi comme du cuivre poli. Une colonne de poussière sur la longue crête
de route qui traverse les collines révèle la présence d’un attelage se
démenant et suant entre les fermes, tandis que les toits des maisons de
bois palpitent dans la buée formée par leur propre chaleur. Au-dessus de
nos têtes le faucon est la seule créature occupée. Son cri, aigu comme
celui du milan, fait abandonner aux poussins leur bain de sable et
courir, le bec ouvert, auprès de leurs mères. L’écureuil rouge, comme à
l’ordinaire, fait semblant d’avoir des affaires importantes à liquider
au milieu des noyers cendrés, mais c’est pure fatuité. Une fois que le
passant sera parti, il cessera de jacasser pour regagner la place où les
brises légères pourront le mieux agiter les plumes de sa queue. De
quelque part là-bas, de dessous la bosse indolente de la prairie, nous
arrivent le bourdonnement d’une faucheuse, son _whurr-oo_, et le
grognement des chevaux fatigués.

  [1] Voir _En vue de Monadnock_.

Les maisons ne sont faites que pour y manger et y dormir. On passe le
reste de son existence étendu tout de son long sur la véranda. Lorsque
la circulation est intense il passe devant cette véranda trois attelages
par jour, et il faut bien alors échanger des propos au sujet du temps et
de la récolte d’avoine. Une fois celle-ci rentrée il y aura un
intervalle d’inertie dans la ferme, et les fermiers se proposeront
sérieusement de faire les mille choses qu’ils ont négligées pendant
l’été. Ils entreprendront telle ou telle chose, «quand le moment sera
venu». La phrase, si on la traduit, équivaut exactement au _mañana_ des
Espagnols, au _Kul hojaiga_ de l’Inde supérieure, au _Yuroshii_ des
Japonais, et au _taihod_ lent et traînant des Maoris. La seule personne
qui réellement «arrive» par un temps pareil c’est le pensionnaire
d’été--celui qui est venu se réfugier là, fuyant les cités torrides de
la Plaine--et généralement c’est une femme. Elle se promène, fait de la
botanique, de la photographie, arrache l’écorce des bouleaux blancs pour
en tresser des corbeilles à papier ornées de rubans bleus et ce faisant
excite l’émerveillement du fermier. Ce qui l’étonne encore bien plus,
c’est de voir le commis de la ville, en chandail, qui dispose de quinze
jours de vacances par an, et apparemment de ressources illimitées, qu’il
gagne de la façon la plus aisée, en «restant assis à écrire devant un
bureau». La femme du fermier voit la mode qu’étale la pensionnaire d’été
et, grâce à eux deux, femme et mari pourront se faire une idée des
beautés de la vie urbaine, connaissance qui leur vaudra peut-être des
reproches de la part de leurs enfants plus tard. Le chandail et la robe
faite à la ville sont des sergents recrutant, bien innocemment, pour le
compte des brigades citadines et, comme la profession du voisin reste
toujours un mystère pour chacun de nous, ceux qui endossent le chandail
ou la robe de ville s’imaginent que le fermier doit être heureux et
content. Un lieu de villégiature, c’est, en somme, une des mille
fenêtres d’où l’on peut envisager les mille aspects de la vie qui se
déroule dans les États sur la côte de l’Atlantique. Rappelez-vous
qu’entre juin et septembre tous ceux qui peuvent le faire fuient les
grandes villes--non pas par dérèglement comme c’est le cas pour les
Londoniens--mais à cause de la chaleur. Donc ils s’en vont par millions,
avec leurs millions, les femmes des hommes riches pendant cinq bons
mois, les autres aussi longtemps que possible; et, comme font les
oiseaux de même plume, elles forment des communautés, classe par classe,
race par race, division par division, s’étendant à travers tout le pays,
depuis le Maine et les domaines supérieurs du Saguenay à travers les
montagnes et les sources chaudes d’une demi-douzaine d’États du Centre
jusqu’aux lointains parages de Sitka où elles se rendent par bateau.
Alors elles dépensent de l’argent en notes d’hôtels, au milieu de dix
mille fermes, en payant des compagnies privées qui louent et remplissent
de gibier des terrains de chasse, en yachts, en canoës indiens, en
bicyclettes, en cannes à pêche, en chalets, en chaumières, en
bibliothèques circulantes, en camps, en tentes, et dans tous les luxes
possibles. Mais celui du repos, la majorité d’entre elles l’ignorent.
Elles traînent fidèlement derrière elles le télégraphe et le téléphone,
de peur que leur gent mâle n’oublie pour un seul instant et le boulet et
les entraves qu’ils ont au pied. Au point de vue tristesse mêlée de
comique il y a peu de spectacles qui soient comparables à celui d’un
millionnaire sans veste, les souliers boueux, le chapeau orné d’appâts à
truite, et un chapelet de petits poissons à la main, suspendu
désespérément au téléphone de quelque «lieu fréquenté pour sa salubrité»
à l’autre bout du monde:

--Allo!--Allo! Oui!--Qui est-ce qui parle?--Ah! très bien. Parlez. Oui,
c’est moi! De quoi? Répétez. Vendu _combien_?--Quarante-quatre et
demi?--Répétez.--Non! Je vous avais _dit_ de tenir bon. Comment?
Comment?--_Qui_ est-ce qui a acheté à ce taux? Dites donc, attendez un
instant. Téléphonez-leur. Non, attendez. Je vais venir (regardant sa
montre). Dites à Schaefer que je le verrai demain. Par dessus l’épaule,
à sa femme qui porte d’énormes bagues en diamants à 10 heures du
matin:--Lison, ma valise? Il faut que je m’en aille.

Et il s’en va manger à l’hôtel et dormir dans sa maison fermée. Les
hommes sont aussi rares dans la plupart des rendez-vous d’été qu’ils le
sont aux Indes dans les postes des collines à la fin d’avril. Les femmes
vous racontent qu’ils ne peuvent pas quitter leur travail, et que s’ils
s’absentaient ils seraient malheureux tant qu’ils ne seraient pas de
retour. Pour savoir si cet abandon général des maris par leurs femmes
est chose bonne en soi, demandez ce qu’en pensent ceux qui connaissent
les beautés du système Anglo-Indien.

Qu’hommes et femmes aient besoin, réellement besoin de repos, un seul
coup d’œil sur les tables d’hôtel bondées nous en donne la certitude;
c’est si palpable en réalité que l’étranger, à qui l’on n’a pas appris
que les embarras et les tracas sont en eux-mêmes choses honorables,
meurt d’envie parfois de pouvoir faire dormir pendant dix-sept heures
par jour toute cette foule qui ne se repose jamais. J’ai demandé à non
moins de cinq cents hommes et femmes dans différentes parties des
États-Unis la raison de leur santé délabrée et de leur air si déprimé.
L’élément masculin me dit:--Si vous ne marchez pas avec les autres on
vous laisse en route, et les femmes souriaient d’un sourire pervers,
répondant qu’aucun étranger n’avait jusqu’ici découvert la véritable
cause de leur tracas et de leur tension, ni pourquoi leurs vies étaient
arrangées de façon à surmonter le plus grand nombre de difficultés dans
un temps le plus restreint donnés. Or, qu’on abandonne les hommes à leur
propre folie, mais on m’a dévoilé ce qui est cause de tout le mal chez
les femmes. C’est la chose qu’on appelle «aide» qui n’est pas une aide.
Parmi la multitude de cadeaux que l’Américain a donnés à l’Américaine
(pour les détails voir les journaux quotidiens) il a oublié, ou est
incapable de lui donner de bons domestiques. Et ce tracas sordide
empiète aussi bien chez le ménage du millionnaire que dans l’appartement
du petit employé de la cité.--Ah oui! il est facile de rire, dit une
femme avec un douloureux emportement, nous sommes à bout, nous et nos
enfants, et nous sommes toujours en train de nous tracasser, je le sais
bien. Mais que faire? Si vous restez ici vous verrez que c’est le pays
de tous les luxes et d’aucune chose indispensable. Vous verrez, et alors
vous ne rirez plus. Vous comprendrez pourquoi les femmes emmènent leurs
maris dans des pensions et n’ont jamais de chez soi. Vous saurez ce
qu’on veut dire par un catholique irlandais. Les hommes ne veulent pas
s’occuper de nos ennuis, mais nous, _nous_ le ferions bien. Si _nous_
avions le suffrage des femmes nous fermerions la porte à _tous_ les
Irlandais et nous l’ouvririons à _tous_ les Chinois, et nous donnerions
un peu de protection aux femmes. C’était le cri d’une âme usée, à bout,
malade d’exaspération. Mais c’était la vérité. Aujourd’hui, je ne ris
plus d’un peuple qui dépend de races ilotes incapables pour un service
mal fait. La prochaine fois que vous, qui faites marcher votre ménage en
Angleterre, avez maille à partir avec votre domestique qui est
respectable, aimable, appliquée, et que vous prenez aux gages de seize
livres par an, qui porte bonnet et vous dit «Madame», rappelez-vous le
travail d’indigent d’Amérique, celui des femmes de soixante millions de
rois qui n’ont pas de sujets. Personne ne pourrait acquérir une
connaissance complète du problème en une seule existence, mais il
pourrait en deviner la grandeur et la portée, après qu’il serait
descendu dans l’arène et aurait lutté avec le Suédois et le Danois et
l’Allemand et l’innommable Celte. Alors il comprend combien cela doit
être bon pour l’espèce qu’un homme se mette en miettes pour lutter
sauvagement avec son voisin, tandis que sa femme sans cesse se débat
dans sa cuisine au milieu d’une sauvagerie primitive. Aux Indes parfois,
quand une famine menace, la vie du pays se dresse devant vous dans toute
sa nudité, son exigence et son amertume. Ici, malgré ses colifichets et
ses ornements, elle ne consent pas à se laisser étouffer; ses clameurs
et son vacarme se font entendre bien au-dessus de tous les autres
bruits, comme il arrive parfois, à bord du transatlantique, que le
tonnerre de machines dérangées dans leur fonctionnement arrête les
conversations engagées sur le pont. Tandis que les yeux interrogateurs
des passagers semblent dire: «Ce véhicule est fait et payé pour nous
mener au port tranquillement, pourquoi ne le fait-il pas?» Seulement ici
le cliquetis de la machine mal agencée résonne toujours aux oreilles,
bien que hommes et femmes courent de-ci de-là avec des appareils
destinés à épargner la main-d’œuvre, et des évangiles, prônant «le
pouvoir qu’on obtient grâce au repos», tripatouillant et graissant la
machine et ajoutant au bruit. Cette machine-là est neuve. Un de ces
jours elle sera la plus belle du monde. On ajoute donc au nombre des
inventeurs amateurs certains individus avec des calepins, qui viennent
vérifier chaque écrou, chaque matras, tâter les boulons, enregistrer le
nombre de tours faits, et qui de temps en temps annoncent que tel ou tel
appareil n’est pas «essentiellement américain.» Cependant que, sans
nécessité, meurent au milieu des roues des hommes et des femmes; ils
ont, dit-on, succombé dans «la bataille de la vie».

Le Dieu qui nous voit tous mourir sait que cette bataille-là n’existe
déjà que trop, mais nous, nous ne le savons pas, nous continuons donc à
adorer le couteau qui tranche et la roue qui nous broie, tout aussi
aveuglement que le balayeur paria adore Lal Beg, le Balai Glorifié qui
est l’incarnation de son métier. Mais le balayeur a du moins assez de
bon sens pour ne pas se tuer--à force de balayer--ce dont il
s’enorgueillit.

Un étranger ne peut guère remédier à ces ennuis en en parlant; car ce
même sang maigre et desséché qui engendre la fièvre de l’agitation
engendre aussi le sauvage orgueil paroissial qui pousse un cri aigu si
un regard fixe ou un doigt vient à se diriger vers lui. Entre eux les
gens des villes de l’Est reconnaissent volontiers qu’eux-mêmes ainsi que
l’élément féminin travaillent infiniment trop et se détraquent, et que
les conséquences pour leurs rejetons sont fort désagréables, certes,
mais en présence de l’étranger ils préfèrent parler de l’avenir de leur
grand continent (ce qui n’a rien à voir avec la question), invoquer le
Baal des Dollars, énumérer leurs voies ferrées, leurs mines, leurs
téléphones, leurs banques, leurs villes, et tous les coquillages,
boutons et jetons qu’ils ont fait leurs Dieux. Or, une nation ne marche
pas en avant grâce à sa boîte crânienne, ainsi que certains livres
voudraient nous le faire accroire, mais grâce à son ventre, comme le fit
le serpent jadis, et en fin de compte le travail accompli par le cerveau
est récolté par une race à allure lente au ventre inimaginatif et aux
nerfs qui restent à leur place.

Tout cela est très consolant--du point de vue de l’étranger. Il
s’aperçoit avec une satisfaction non mitigée que de la haute tension
naît l’impatience sous forme d’un jeune paquet de nerfs qui est bien le
lutin le plus indiscipliné qu’on puisse voir. De l’impatience devenue
adulte, habituée à des conversations violentes et vilaines, à
l’impatience et à l’insouciance de ses voisins, naît la licence,
encouragée par la paresse et supprimée par la violence lorsqu’elle
devient insupportable. La licence engendre la rébellion (et à ce
fruit-là on a déjà goûté une fois) et de la rébellion sort du profit
pour ceux qui attendent. Il entend parler du pouvoir du Peuple qui, par
pure négligence, oublie de veiller à ce que les lois soient suivies
comme il convient dès le début, et ce Peuple, non pas une ou deux fois
par an, mais plusieurs fois par mois, descend dans la rue et, avec un
maximum de dépense de forces et de cris, s’en va pendre ses congénères.
Ce ne sont là, l’assure-t-on, que des gens fidèles observateurs de la
loi qui n’ont fait qu’exécuter «la volonté du peuple». C’est à peu près
comme si un homme négligeait de trier ses papiers pendant un an, puis se
mettait à briser son bureau à coups de hache en s’écriant: «Voyez comme
j’ai de l’ordre!» Il entend des avocats, en tout autre temps sensés et
cultivés, défendre ce meurtre brutal avec le prétexte que «le Peuple
protège la Loi», la loi qu’ils n’ont jamais mise en exécution. Il voit
que l’on accorde à chacun le droit,--concédés à moitié seulement
aujourd’hui, mais tout de même à moitié, d’anticiper la loi lorsqu’il
s’agit de ses intérêts personnels, et l’impatience nerveuse (toujours
les nerfs) anticiper le jugement concernant les personnes suspectes qui
sont en prison, ou l’accusé au banc des prévenus, ou la décision
arbitrale entre deux nations avant que celle-ci ait été rendue. Il sait
que le mot d’ordre à Londres, à Yokohama et Hong-Kong lorsqu’on a des
affaires à traiter avec l’Américain pur sang, c’est de le faire
attendre, pour la bonne raison que l’inaction forcée l’enfièvre, comme
rester immobile sous le harnais énerve un cheval à moitié dressé. Il
rencontre mille petites particularités de langage, de manière, de
pensée,--affaires de nerfs, d’estomac, développées par une lutte
incessante--et toutes relèvent un tantinet de la licence. Pas plus que
ne le ferait l’entrechoquement inquiet de cornes d’un troupeau de
bétail, mais certainement pas moins. Tout cela profite à ceux qui
attendent.

D’autre part, pour envisager la chose plus humainement, il y a des
milliers d’hommes et de femmes charmants dont la santé se détériore pour
la lamentable raison que s’ils ne marchent pas avec la procession ils
«restent en route». Et ils restent--dans des vêtements qui n’ont que de
l’apparence, au milieu de monceaux de salsepareille. Des jeunes hommes,
que l’on rencontre par hasard dans les rues, vous parlent de leurs
nerfs, chose qu’aucun jeune homme ne devrait connaître; et les amis de
vos amis succombent à de la prostration nerveuse, et les gens que l’on
entend parler dans le train s’entretiennent de leurs nerfs et des nerfs
de leurs parents; et il faut qu’on s’occupe des nerfs des petits enfants
avant qu’ils ne perdent leurs dents de lait, et les hommes comme les
femmes entre deux âges ont leurs nerfs aussi, et les vieillards perdent
la dignité que leur confère leur âge par suite d’une agitation indécente
et les annonces dans les journaux prouvent bien que cette liste
catégorique n’est pas un mensonge. Plus encore que les soucis et la
panique, l’hyperconscience de soi-même d’un peuple neuf fait qu’ils
éprouvent comme un orgueil perverti dans le tapage inutile qui augmente
le taux de la mortalité--plaisir enfantin à voir l’éclat, le rayonnement
et la poussière produits par la Marche du Progrès. N’est-ce pas
«essentiellement américain?» Oui et non. Si les villes étaient toute
l’Amérique, ainsi qu’elles prétendent l’être, dans cinquante ans on
verrait la Marche du Progrès arrêtée, tout comme une machine s’arrête
lorsque les essieux chauffent trop...

Là-bas dans la prairie la faucheuse s’est arrêtée et les chevaux se
secouent. Les derniers rayons du soleil abandonnent la cime de Monadnock
et, à quatre kilomètres de là, la Grand’Rue allume ses lampes
électriques. C’est le soir, où joue la fanfare dans la Grand’Rue et les
gens de Putney, de Marlborough, de Guilford, et même de New Fane
viendront dans leurs voitures bien remplies pour entendre la musique et
regarder l’Ex-Président. De par delà le versant de la prairie deux
hommes arrivent très lentement, ils sont nu-tête et vont les bras
ballants. Ils ne se pressent pas, ils ne se sont pas pressés, et ils ne
se presseront jamais car ils sont de la campagne, banquiers de la chair
et du sang des villes à jamais en état de banqueroute. Leurs enfants
seront peut-être de pâles pensionnaires d’été, de même que ces
pensionnaires, mauvaises herbes élevées à la ville, prendront peut-être
leur succession dans ces fermes. De la charrue au trottoir va l’homme,
mais il revient finalement à la charrue.

--Vous allez manger la soupe?

--«Vou-ii,» répond une voix lente à travers l’herbe non coupée.

--Dites donc, va falloir peindre cette grange.

--On fera ça un jour ou l’autre.

Ils s’en vont, dans le crépuscule, sans adieu ni salutation, lentement
comme leurs propres bœufs. Et il y en a quelques millions comme
cela--hommes peu commodes à contrecarrer, inébranlables, silencieux, ne
répondant jamais directement aux questions qu’on leur pose, et aussi
impénétrables que cet autre fermier oriental qui est le fondement même
d’un autre pays. On ne parle pas d’eux dans les journaux des villes, on
ne les entend pas beaucoup dans les rues, et ils comptent pour très peu
dans l’appréciation que se fait l’étranger de l’Amérique.

Mais c’est _eux_ cependant l’Américain.



LETTRES D’UN CARNET D’HIVER


Nous avions marché de front avec l’année depuis le commencement même,
c’est-à-dire à partir du moment où la première sanguinaire jaillit
d’entre les plaques de neige d’avril, tandis que l’épais amoncellement
au fond de la prairie résistait encore. Dans l’ombre projetée par les
bois et sous les aiguilles tombées des sapins, des paquets de neige
persistèrent jusqu’en fin Mai, mais ni les saisons ni les fleurs ne s’en
inquiétèrent et avant même que nous ne fussions bien assurés que l’Hiver
était parti, les valets de Monseigneur Baltimore, revêtus de leurs
livrées neuves, vinrent pour nous dire que l’Été était arrivé dans la
vallée, et, de grâce, leur serait-il permis de se nicher au fond du
jardin?

Il vint cet Été, courroucé, trop nerveux pour pouvoir rester un instant
en place, vu qu’il avait tant à faire: le blé et le tabac à faire mûrir,
les pâturages à revêtir, les feuilles mortes à enfouir sous de nouveaux
tapis, tout cela en cinq petits mois. Et voilà que brusquement, au beau
milieu de son travail, par une étouffante et immobile journée de
Juillet, il fit sortir un vent du Nord-Ouest, un vent se déchaînant sous
une arche de nuages ballonnés et couleur d’acier, un vent âpre et
méchant, sentant la grêle, un vent qui mit moins de dix minutes pour
venir et s’en aller, mais qui obstrua les routes d’arbres tombés,
renversa une grange et arracha les pommes de terre! Puis, cela fait, un
nuage blanc en forme de haltère se mit à descendre en tournoyant le long
de la vallée et passa en hurlant et en pivotant, en pivotant et en
hurlant à lui tout seul à travers le calme azur du soir. Une tornade des
Indes occidentales ne se serait pas montrée plus alerte que notre petit
cyclone, si bien que lorsque notre maison se dressa comme un jeune coq
sur le point de lancer son défi, et qu’un ormeau de soixante pieds de
haut fut renversé, et que ce qui avait été une route poussiéreuse se fit
torrent rugissant,--le tout en moins de trois minutes,--nous nous
rendîmes compte que l’été de la Nouvelle Angleterre avait du sang de
créole dans les veines. Il s’en alla enfin jusqu’au bout, la figure
enflammée, courroucé, claquant toutes les portes des collines derrière
lui, et alors l’Automne qui est un Monsieur bien élevé prit le
commandement.

Nulle plume ne saurait décrire la transformation des feuilles,
l’insurrection du peuple des arbres contre l’année qui s’étiole. Ce fut
un petit érable qui commença la révolte, s’embrasant soudain d’un rouge
de sang qui se détachait sur le fond vert sombre d’une ceinture de
sapins. Le lendemain matin, les sumaks répondirent du milieu de leur
étang. Trois jours plus tard les flancs des collines à perte de vue
avaient pris feu et les routes étaient pavées de carmin et d’or. Puis il
souffla un vent humide qui mit à mal tous les uniformes de cette
somptueuse armée, et les chênes, qui s’étaient tenus en réserve,
endossèrent leurs cuirasses ternes et bronzées, et résistèrent ferme
jusqu’à la dernière feuille emportée par le vent. Enfin rien ne resta
sinon l’estompage des ramures dénudées et l’on put plonger les regards
jusque dans le cœur le plus intime des bois.

Il faut s’attendre à avoir la gelée jusqu’au milieu de Mai et après le
milieu de Septembre, de sorte que l’Été a très peu de temps pour faire
des travaux d’émail ou pour broder les feuilles. Ce sont ses frères qui
apportent les cadeaux: le Printemps donne les Anémones, les Sceaux de
Salomon, les Chausses de Hollandais, les Quakeresses, et les Arbousiers
qui traînent et sentent aussi divinement que la véritable aubépine.
L’Automne apporte à double brassée la Verge Jaune et toute la tribu des
Asters roses, lilas et blanc crémeux. Lorsque ceux-ci s’en vont le
rideau tombe, et les Puissances, quelles qu’elles soient, qui, par
derrière, changent le décor, travaillent sans bruit. Dans les pays
tropicaux vous pouvez entendre derrière les silences de la nuit
s’effectuer le travail de la croissance ou du dépérissement. Même en
Angleterre les marées de l’air d’hiver ont un but, une tendance définie,
mais ici elles sont muettes absolument. Le tout dernier travail
d’établi, c’était en cette saison, l’extrémité allongée d’une tige de
ronce présentée sous une forme conventionnelle mais très audacieuse, en
fer battu, et que l’on avait jetée sur l’herbe gelée un instant avant
que l’on vînt l’examiner. Le reflet bleu de la fournaise se mourait
encore le long de la tige principale, et les ramifications latérales
étaient rouges comme des cerises et telles qu’elles venaient de quitter
les charbons ardents. C’était, manifestement, un morceau détaché de
quelque porte invisible dans les bois; mais nous n’avons jamais trouvé
l’ouvrier qui l’avait faite, bien qu’il eût laissé la marque de son pied
fourchu aussi visible que l’eût fait un daim égaré. Au bout d’une
semaine, les fortes gelées avec leurs faux et leurs marteaux avaient
renversé toutes les floraisons au bord de la route en même temps que les
aimables buissons servant de voile à la pente de la route sans
palissade.

Là les saisons firent momentanément halte. L’Automne s’en était allé,
mais l’Hiver n’existait pas encore. C’était du Temps qu’on nous
débitait, rien que le temps qui s’écoule, clair et frais, jours de grâce
faits pour que nous en jouissions. Deux pieds de feuilles sèches ou de
terre encadraient les blanches maisons en bois des fermiers; déjà les
bûcherons sortaient pour préparer les stocks de bois pour l’année à
venir. Or fendre du bois est un art et le fendeur est à tous points de
vue un artiste. Il fabrique lui-même le manche de sa hache et dans
l’idée de chaque bûcheron il n’existe au monde qu’un seul morceau de
bois qui soit réellement parfait. Celui-là on ne le trouve jamais, mais
ce qui s’en rapproche le plus, on le fignole, on l’équilibre, on le
soupèse jusqu’à ce qu’on l’ait amené aussi près que possible de cet
idéal. Une de mes connaissances a atteint en l’espèce presque la
perfection de l’arme d’Umslopogas. Presque droite, l’extrémité garnie de
cuir, étonnamment souple, elle est à double lame qui sert à la fois à
fendre et à hacher. Si son Démon est avec lui--et quel est l’artiste qui
saurait répondre de tous ses caprices?--il vous fera tomber l’arbre sur
le bâton ou la pierre qu’il vous plaira de désigner, que ce soit sur la
montagne ou dans la vallée, à droite ou à gauche. Mais en véritable
artiste qu’il est, il vous assurera que cela n’est rien. Le premier sot
venu sait faire ce qu’il lui plaît avec un arbre en terrain découvert,
mais abattre un arbre au milieu d’un épais fourré sans causer de dommage
exige un artisan. C’est une véritable révélation que de voir tomber un
érable, au tronc large de quatre pieds, haut de quatre-vingts pieds,
aussi adroitement que le pêcheur lance son appât, au seul endroit où il
ne risquera pas, en leur fauchant la tête, de blesser l’amour-propre de
cinquante érables plus jeunes que lui. Les pins blancs, les sapins du
Canada et les spruces se partagent ce pays en compagnie des érables, des
bouleaux blancs et noirs et des hêtres. L’érable semble avoir peu de
préférences et les bouleaux blancs s’égaillent frileux aux confins des
camps, mais les pins se tiennent fermes en régiments compacts, lançant
des éclaireurs pour envahir à la première occasion un pâturage
abandonné. Pas de pardessus plus chaud que les pins lorsque le vent
souffle en tempête sur des lieues à la ronde faisant résonner les bois
comme des orgues de cathédrale, et que les premières neiges de l’année
revêtent de leur poudre les rebords des rochers.

Les mousses, les lichens, verts, couleur de soufre, ambrés, constellent
le sol cuivré couvert d’aiguilles où le pin nain duveteux court de-ci
de-là, sans but apparent, égrenant, en bribes, des syllabes de charmes à
demi oubliés.

Il y a des baies multicolores à la lisière des bois, où dîne la perdrix
(qui n’est au fond qu’un coq de bruyère à fraise) et, tout à côté des
routes servant à charrier les bûches, poussent sur les souches pourries
des champignons vénéneux de toutes nuances. En quelque lieu que le roc,
vert ou bleu, dresse sa crête au flanc du coteau, les aiguilles
enserrent sa base en masses profondes, si bien que, au moment où les
rayons du soleil les incendient, la pierre et son encadrement se
transfigurent en une gloire égale à celle d’une turquoise reposant sur
un fond d’or pâle. Les bois sont remplis de couleur, au point de former
de véritables zones, des éclaboussures; ce sont à la fois toutes les
couleurs du sauvage, le rouge, le jaune et le bleu. Leurs retraites ne
renferment cependant que peu de vie, car les peuplades des bois ne
fréquentent pas volontiers les ombres. C’est au milieu des hêtres et des
caryers au bord de la route--d’où ils pourront voir ce qui se passe sur
la route et bavarder--que se font les affaires des écureuils. Ici même
on n’en trouve aucun de couleur grise (pour l’excellente raison qu’ils
sont trop bons à manger et ont à payer en conséquence), mais il y en a
cinq, rouges, qui nichent dans un caryer tout près d’ici et que nulle
température ne fera dormir. La marmotte, qui est à la fois dormeuse et
stratège, fait son trou au milieu d’une prairie où elle vous apercevra,
vous, avant que vous ne la voyez, elle. De temps à autre un chien trouve
moyen de l’intercepter et la bataille qui s’en suit vaut la peine qu’on
traverse des champs pour y assister. Mais il y a longtemps que la
marmotte est allée se coucher et elle ne ressortira qu’en Avril. Le
rakoon demeure--où? ma foi! personne ne sait au juste,--mais lorsque la
lune du chasseur est pleine et immense, il descend jusqu’aux terres de
blé et on le chasse avec des chiens pour avoir sa fourrure qui fait le
meilleur des pardessus, et sa chair qui est savoureuse comme du poulet.
Le cri plaintif qu’il fait entendre la nuit ressemble à celui d’un
enfant égaré.

Dans ce pays on a l’air de tuer, pour une raison ou une autre, tout ce
qui bouge. Les faucons, bien entendu; les aigles à cause de leur rareté;
les renards pour leurs fourrures; les merles aux flancs rouges et les
petits loriots de Baltimore parce qu’ils sont jolis, et autres menus
êtres pour s’amuser, comme en France. Vous pouvez vous procurer pour
douze shillings ce qu’on peut appeler un fusil, et si votre voisin est
assez bête pour mettre des pancartes annonçant qu’il est défendu de
«chasser» et de pêcher à la ligne, vous vous rendez bien entendu dans
ses réserves. Ce qui fait que le pays est très silencieux et inanimé.

Pourtant il y a des ours à quelques kilomètres seulement, comme vous
pourrez vous en apercevoir en lisant l’avis suivant, ramassé chez le
marchand de tabac de l’endroit:

  AMI, PRENDS TON FUSIL! CHASSE A L’OURS.

  _Vu que les ours sont trop nombreux dans la ville de Peltyville Corner
  Vermont, les chasseurs des villes environnantes sont invités à prendre
  part à la grande chasse qui sera faite sur les Montagnes bleues dans
  la ville de Peltyville Corner Vermont, le mercredi 8 Novembre, si le
  temps le permet, sinon le premier jour qu’il fera beau. Venez chacun,
  venez tous!_

Ils s’y rendirent, mais ce fut l’ours qui ne voulut pas participer à la
fête. L’avis avait été imprimé dans je ne sais quelle Imprimerie
Électrique. Mélange un peu bizarre, n’est-il pas vrai?

En général l’ours ne sort guère de ses parages habituels mais il a un
faible pour les porcs et les jeunes veaux, ce qui entraîne un châtiment.
Douze heures de chemin de fer et un peu de marche vous amènent jusqu’au
pays de l’élan; et quelque vingt milles d’ici à vol d’oiseau, vous
trouvez des forêts vierges où demeurent des trappeurs et où il y a
également un Étang Perdu que beaucoup ont trouvé une fois mais... n’ont
jamais retrouvé depuis.

Les hommes, qui de nature sont moutons, ont suivi leurs amis et le
chemin de fer le long des vallées de la rivière où se trouvent les
villes. Une fois que l’on a atteint l’autre côté des collines, les
habitants sont clairsemés, et, hors de leur État, peu connus. Ils se
retirent de la circulation en Novembre s’ils demeurent sur les hautes
terres; redescendant au mois de Mai lorsque la neige le permet.

Il n’y a guère plus d’une génération, on faisait soi-même dans ces
fermes ses vêtements, son savon, ses bougies, on tuait trois fois par an
sa viande: bœuf, veau ou cochon; le reste du temps on se reposait.
Aujourd’hui on s’achète des vêtements dans les magasins, des savons
brevetés et du pétrole. Bien mieux, c’est parmi ces tentes que les
énormes biographies des Présidents à reliure rouge et dorées sur
tranche, les Bibles qui coûtent vingt livres et servent à toute une
famille, accompagnées d’extraits de mariage, de lettres de faire part,
de certificats de baptême et des centaines d’authentiques gravures sur
acier, se vendent le mieux.

C’est également ici, mais dans les sentiers moins fréquentés, que le
charlatan ambulant (celui qui vend les pilules électriques, marque
brevetée, et toutes sortes de remèdes pour les maladies nerveuses) se
partage le champ d’exploitation avec le marchand de graines, de fruits,
et le vendeur de pilules pour bestiaux. Ici on se drogue pas mal, je
crois, car il faut être bien pauvre pour ne pas connaître la prostration
nerveuse. Voilà comment il se fait que le charlatan conduit un couple de
chevaux traînant un camion peint aux gaies couleurs muni d’une capote,
et parfois emmène avec lui sa femme. Je n’ai rencontré qu’une seule fois
un colporteur à pied. C’était un vieillard tout tremblant de paralysie
qui poussait devant lui quelque chose ressemblant tout à fait à une de
ces petites carrioles employées pour les pompes funèbres d’un
enterrement pauvre. Sa marchandise consistait en épingles, galon,
parfumerie et assaisonnements variés. Il fallait se servir soi-même, car
il ne pouvait rien faire de ses mains et il vous racontait une histoire
interminable où il embrouillait à la fois le récit de la cession faite
par contrat d’une ferme à quelqu’un de sa famille avec le sentiment
d’orgueil qu’il éprouvait à pouvoir couvrir, à son âge, tant d’étapes
chaque jour. Il parcourait parfois six kilomètres. Ce n’était pas un Roi
Lear, comme la cession de la ferme aurait pu le faire supposer, mais un
être marqué au cachet de la tribu du Juif Errant; vieux radoteur tout
tremblotant. Il n’en manque pas de son espèce, hongreurs et gens de
semblable acabit qui font de longues étapes, poussant parfois jusqu’en
Virginie, ou peu s’en faut, allant dans la direction du nord jusqu’à ce
qu’ils atteignent la frontière. Leur conversation et leur bavardage leur
tiennent partout lieu de paiement en espèces.

Pourtant les chemineaux sont rares--ce n’est pas un mal--car l’article
américain correspond assez exactement à ces tribus errantes et
criminelles que l’on voit dans l’Inde. C’est un gredin pilleur, trop
avisé pour travailler. Piètre endroit que Vermont pour mendier la nuit
tombée près d’une ferme! Ah oui!

Au printemps les Bohémiens s’installent près de la rivière, enfermant
leurs chevaux à la manière de leur tribu. Ils ont le type bohémien, et
certains de vieux noms bohémiens, mais ils reconnaissent qu’ils ont pas
mal de sang de gentil dans les veines.

L’hiver a chassé tous ces gens réellement intéressants vers le sud et,
dans quelques semaines, si la neige donne tant soit peu, les fermes
éloignées n’auront plus de visites, sauf celle du traîneau encapuchonné
du Docteur. Ce n’est pas une petite affaire que d’exercer son métier de
docteur ici pendant les mois d’hiver lorsque les neiges sont amoncelées
pour de bon et où une paire de chevaux peut fort bien s’enfoncer jusqu’à
l’arçon. C’est parfois quatre chevaux par jour que l’on emploie, jusqu’à
épuisement complet, car ce sont de braves gens.

Dans le grand silence produit par la neige naît, très probablement, la
partie non la moins importante de cette conscience propre à la Nouvelle
Angleterre dont parlent ses enfants dans leurs récits. Il reste beaucoup
de temps pour penser, et penser est une chose très dangereuse. La
conscience, la peur, les lectures mal digérées et, peut-être aussi une
nourriture pas très bonne ont libre jeu. Un homme, et surtout une femme,
peuvent aisément entendre des voix étranges, comme la parole du
Seigneur, parmi ces montagnes mortes, avoir des visions et des rêves,
des révélations et des épanchements spirituels et finir (pareilles
choses se sont vues) d’une façon assez lamentable dans ces grandes
maisons auprès de la rivière de Connecticut qui ont été tendrement
baptisées La Retraite. La haine s’engendre tout aussi bien que la
Religion, la haine entre voisins; profonde, qui plonge jusqu’aux racines
de l’être, qui résulte de mille petits détails accumulés, que l’on couve
et fait éclore près du poêle lorsque la conversation se fait à deux ou
trois dans les longues soirées. Il serait fort intéressant d’obtenir les
statistiques des réveils religieux, des assassinats, et de découvrir
combien se sont accomplis au printemps. Mais, pour les gens indemnes de
folie, l’hiver est un long régal pour les yeux. Dans d’autres pays on
sait que la neige est un ennui qui arrive et puis s’en va, que l’on
malmène et gâche finalement. Ici elle reste sur le sol plus longtemps
que n’importe quelle récolte, parfois de Novembre à Avril, et pendant
trois mois la vie se déroule au rythme des clochettes de traîneaux qui
ne sont pas, comme l’insinua certain visiteur du Sud, objets de parade,
mais des sauvegardes. L’homme qui s’avise de conduire sans elles n’est
pas aimé. La neige est un baromètre fidèle, prédisant qu’on pourra se
livrer au sport en traîneau ou se calfeutrer étroitement dans les
casernes. Elle est le seul engrais que reçoivent les pâturages pierreux;
elle couvre la terre d’un manteau et empêche le gel de faire éclater les
conduites d’eau. Elle est la meilleure, j’avais failli écrire la seule,
faiseuse de routes dans les États. Mais d’autre part elle est capable de
se dresser dans la nuit et d’ordonner aux populations tels les Égyptiens
de se tenir immobiles. Elle sait arrêter les courriers, annihiler tous
les horaires, éteindre les lampes de vingt villes et tuer un homme en
vue même de son seuil ou de son bétail affamé. Quiconque s’est trouvé
dans une tourmente, même atténuée, comme la Nouvelle Angleterre sait en
faire, ne s’avise de parler à la légère de la neige. Représentez-vous
quarante-huit heures de vent hurlant, avec le thermomètre bien près de
zéro, creusant et soulevant la neige nouvellement tombée sur cent
kilomètres. L’air est comme rempli de projectiles qui fouettent le
visage, et à dix mètres les arbres sont invisibles. Le pied glisse sur
un rocher poli et noir comme l’obsidienne où le vent a mis à nu quelque
coin exposé de la route et sa glace boueuse du début de l’hiver. Le pas
suivant que vous faites vous enfonce jusqu’à la hanche et davantage, car
ici c’est un mur qu’on n’a pas vu qui refoule l’élan de la neige
flottante et sifflotante. Voici à un moment une crête escarpée qui se
dresse en travers de la route; le vent vient de changer tant soit peu,
aussitôt tout s’écroule comme le sable dans un sablier, ne laissant
qu’un trou de tourbillons blancs. Il y a une accalmie et vous pouvez
apercevoir alors toute la surface des champs se ruant furieusement à
l’assaut en une direction donnée, marée qui part d’entre les troncs des
arbres. Et pendant que vous regardez, les creux des pâturages se
remplissent, se vident, puis se remplissent et se vident de nouveau. Les
rochers rappellent un instant le flanc nu d’un vaisseau chassé par la
tempête, puis blanchissant, disparaissent de la vue. Près de la grange,
du côté sous le vent, dansent d’irresponsables démons de la neige, là où
trois rafales se rencontrent, ou bien vont en titubant jusqu’au large où
ils sont immédiatement abattus par le grand vent. Au plus fort de la
tempête il n’y a ni ciel ni terre, mais seulement un tourbillon fou qui
pourrait brasser un homme. Les distances prennent des proportions
fantastiques de cauchemar; ce qui en été ne constituait qu’une course
pouvant être effectuée nu-tête, en une minute, devient une lutte
haletante d’une demi-heure où chaque pied de terrain n’est conquis que
dans l’intervalle d’une accalmie. C’est par un temps pareil que les
granges à la lourde charpente en bois geignent, poutre contre poutre,
comme les vaisseaux au milieu d’une mer houleuse. Et les provisions de
foin pour l’hiver se recouvrent de longues raies de poussière de neige
amenée par le vent, tandis que les bœufs dans l’étable bien au-dessous
cognent de leurs cornes et gémissent mal à l’aise.

Le lendemain est bleu, sans un souffle, et absolument immobile. Les
fermiers se frayent à coups de pelle un chemin jusqu’à leurs bêtes,
attachent au moyen de chaînes leurs grands socs au traîneau le plus
lourd et prennent tous les bœufs qu’Allah leur a accordés. Ils les
conduisent tandis que le soc en labourant creuse un sillon dans lequel
un cheval peut avancer, et les bœufs à force de s’enfoncer coup sur coup
jusqu’au ventre finissent par pouvoir s’agripper. La route une fois
faite est un double ruisseau profond entre des murs de neige de trois
pieds de haut où, comme c’est la coutume, les véhicules les plus lourds
ont le droit de passage. Celui qui a une voiture plus légère devra
plonger jusqu’à la ceinture et mener sa bête récalcitrante jusque dans
l’amoncellement, se fiant à la Providence pour maintenir en équilibre
son traîneau.

Dans les grandes villes où l’on étouffe, crache et halète, la grosse
neige se change en dégel. Ici elle reste immobile, mais le soleil, la
pluie et le vent se mettent à la travailler, de crainte que la couleur
et la texture n’en restent invariables. La pluie revêt le tout d’une
croûte granulée; dans ce chagrin d’un vert blanc les arbres se reflètent
légèrement. De lourdes brumes montent et descendent et créent une sorte
de mirage, jusqu’au moment où elles se tassent et enserrent les collines
aux reflets métalliques, et alors vous savez quelle apparence doit
présenter la lune à un de ceux qui l’habitent. Au crépuscule, de
nouveau, les rebords aplatis des rochers, les replis et les plissements
des hautes terres prennent l’aspect de sable mouillé, de quelque énorme
et mélancolique plage tout au bout du monde, et lorsque le jour
rencontre la nuit, c’est un véritable pays de fantômes. Au couchant,
dernier reste de la journée morte, s’étalent, nacrées et d’un rouge de
rouille, d’interminables étendues de rivage attendant que revienne le
reflux; à l’est, nuit noire parmi les vallées, et, sur la pente de la
colline arrondie, recouverte d’une croûte de glace polie, s’accroche une
vague lueur de lune, ressemblant plutôt à une traînée visqueuse de
limace. Une ou deux fois, peut-être, en hiver, les grands flamboiements
du Nord se font voir entre la lune et le soleil, de sorte qu’à ces deux
lumières irréelles viennent s’ajouter l’éclat et le jaillissement de
l’Aurore Boréale.

En Janvier ou en Février ont lieu les grandes tempêtes de glace, lorsque
chaque branche, chaque brin d’herbe, chaque tronc est revêtu de pluie
gelée, si bien qu’en vérité l’on ne peut rien toucher. Les piquants des
pins sont engoncés dans des cristaux en forme de poire et chaque poteau
de palissade est miraculeusement enchâssé de diamants. Si vous pliez un
rameau le revêtement glacé se casse, craquèle comme du vernis et une
branche épaisse d’un demi-centimètre se brise au moindre attouchement.
Si le vent et le soleil inaugurent ensemble le jour, l’œil ne peut
contempler fixement la splendeur de cette joaillerie. Les forêts
résonnent d’un fracas d’armes, du bruit des cornes de daims en fuite, de
la débandade de pieds, chaussés de fer, de haut en bas des clairières,
tandis qu’une grande poussière de bataille est poussée jusqu’au milieu
des espaces découverts, tant et si bien que les derniers vestiges de la
glace se trouvent chassés, et que les branches débarrassées reprennent
leur chant régulier de jadis.

De nouveau le mercure tombe à 20 ou plus au-dessous de zéro et les
arbres eux-mêmes défaillent. La neige devient de la craie, grinçant sous
le talon et le souffle des bœufs les revêt de givre. La nuit le cœur
d’un arbre se fend en lui avec un gémissement. Au dire des livres c’est
le gel, mais c’est un bruit effarant que ce grognement qui rappelle
celui de l’homme qu’on assomme d’un seul coup.

L’Hiver qui est réellement l’hiver ne permet pas au bétail et aux
chevaux de jouer en liberté dans les champs, de sorte que tout rentre au
logis et puisqu’aucun soc ne saurait avec profit briser le sol pendant
près de cinq mois on pourrait s’imaginer qu’il y a fort peu à faire. En
réalité, les occupations de la campagne sont, en toute saison,
nombreuses et particulières, et la journée ne suffit pas pour les
remplir toutes, une fois que vous avez enlevé le temps qu’il faut à un
homme qui se respecte pour se retourner. Songez donc! Les heures pleines
et nullement troublées se tiennent autour de vous comme des remparts. A
telle heure le soleil se lèvera, à telle autre très certainement aussi
il se couchera. Voilà ce que nous savons. Pourquoi alors, au nom de la
Raison, nous accablerions-nous de vains efforts? De temps à autre un
visiteur de passage vient des Villes, des Plaines, tout pantelant
d’envie de travailler. On le contraint à écouter les pulsations normales
de son propre cœur, son que bien peu d’hommes ont perçu. Au bout de
quelques jours, quand son zèle s’est calmé, il ne parle plus «d’y
arriver»; ou bien «d’être laissé en route». Il ne tient plus à «faire
les choses tout de suite» et il ne consulte pas sa montre par pure
habitude, mais la garde là où elle doit toujours être, c’est-à-dire dans
son ventre. Enfin il s’en retourne à sa ville assiégée, à contre-cœur,
civilisé en partie. Sous peu il sera redevenu sauvage, grâce au fracas
de mille guerres dont l’écho ne pénètre même pas jusqu’ici.

L’air, qui tue les germes, assèche même les journaux. Ils pourraient
bien être de demain ou d’il y a cent ans. Ils n’ont rien à faire avec le
jour présent, le jour si long, si plein, si ensoleillé. Nos intérêts ne
sont pas sur la même échelle que les leurs, mais ils sont beaucoup plus
complexes. Les mouvements d’une puissance étrangère--ceux par exemple
d’un traîneau inconnu sur cette rive Pontique--doivent être expliqués,
ou doivent trouver une justification, sans quoi le cœur de ce public
éclatera de curiosité non satisfaite. S’il s’agit de Buck Davis qui
vient accompagné de la jument blanche, celle qu’il a échangée contre sa
pouliche, et le manteau qu’on porte en traîneau, pratiquement neuf,
acheté à la vente Sewell, _pourquoi_ Buck Davis, qui demeure sur les
terrains plats de la rivière, traverse-t-il nos collines à moins que ce
ne soit parce que Murder Hollow se trouve bloqué par la neige, ou parce
qu’il a des dindons à vendre? _Mais_ s’il vendait des dindons, Buck
Davis se serait certainement arrêté ici, à moins qu’il ne fût en train
d’en vendre un grand stock en ville. Un gémissement venu du sac à
l’arrière du traîneau dévoile le secret. C’est un jeune veau d’hiver, et
Buck Davis va le vendre pour un dollar au marché de Boston, où l’on en
fera du poulet de conserve. Reste cependant à expliquer le mystère de la
route qu’il n’a pas suivie.

Après deux jours passés sur des charbons ardents on apprend,
indirectement, que Buck est allé rendre une toute petite visite à Orson
Butler qui demeure dans la plaine où le vent et les rochers dénudés
vident leurs querelles. Kirk Demming avait apporté à Butler des
nouvelles d’un renard qui se trouvait derrière la Montagne Noire et le
fils aîné d’Orson, en passant par Murder Hollow avec un chargement de
planches pour le nouveau parquet que la veuve Amidon fait installer,
prévint Butler qu’il ferait peut-être bien de venir causer avec son père
au sujet du cochon. Mais le vieux Butler, dès le début, n’avait eu que
la chasse au renard en tête; ce qu’il voulait c’était emprunter le chien
de Butler, lequel avait donc été amené avec le veau et laissé sur la
montagne. Non, le vieux Butler n’était _pas_ allé chasser tout seul,
mais avait attendu que Buck fût revenu de la ville. Buck avait vendu le
veau 6 fr. 25 c. et non pas 3 fr. 75 c. ainsi que l’avaient faussement
prétendu des gens intéressés. _Alors_, mais alors seulement, ils étaient
allés tous les deux à la chasse au renard. Une fois qu’on sait cela,
tout le monde respire librement, à moins que la vie n’ait été compliquée
par d’autres contre-marches étranges.

Cinq ou six traîneaux par jour, c’est admissible, si l’on sait pourquoi
ils sont sortis; mais toute circulation métropolitaine intense dérange
et excite les esprits.



LETTRES A LA FAMILLE

(1908)


Les lettres ont paru dans des journaux pendant le printemps de 1908,
après une excursion au Canada faite pendant l’automne de 1907. Elles
sont réimprimées sans modification.

    LA ROUTE DE QUÉBEC.
    UN PEUPLE CHEZ LUI.
    CITÉS ET ESPACES.
    JOURNAUX ET DÉMOCRATIE.
    LE TRAVAIL.
    LES VILLES FORTUNÉES.
    DES MONTAGNES ET LE PACIFIQUE.
    UNE CONCLUSION.



LA ROUTE DE QUÉBEC

1907


Il doit être difficile, pour ceux qui ne vivent pas en Angleterre, de se
rendre compte de la maladie mi-chancre et mi-moisissure qui s’est
abattue sur ce pays depuis deux ans. On en sent les effets à travers
l’Empire tout entier, mais au quartier général nous flairons la chose
dans l’air même, tout comme on sent l’iodoforme dans les tasses et les
tartines beurrées d’un thé d’hôpital. Autant qu’il est possible, au
milieu du brouillard actuel, de savoir la vérité, toutes les formes
imaginables d’incompétence générale ou particulière existantes ou créées
pendant la dernière génération se sont réunies en un énorme trust,
majorité unique formée de toutes les minorités, pour faire le jeu du
Gouvernement. Maintenant que ce jeu a cessé de plaire, les neuf dixièmes
des Anglais qui avaient confié le pouvoir à ces gens-là se mettent à
crier: «Si seulement nous avions su ce qu’ils allaient faire, nous
n’aurions jamais voté pour eux!»

Pourtant, ainsi que le reste de l’Empire s’en était bien aperçu à
l’époque même, ces hommes avaient toujours fait nettement comprendre
leurs sentiments et leurs intentions. Ils affirmaient d’abord, en ayant
soin de faire comprendre leurs idées au moyen de vastes images, que nul
avantage susceptible d’échoir à l’Empire Britannique ne pouvait
compenser la cruauté qu’il y avait à prélever chez le travailleur
anglais une taxe de vingt-cinq centimes par semaine sur certaines de ses
denrées alimentaires. Incidemment ils expliquèrent, de façon telle que
l’univers tout entier, à l’exception de l’Angleterre, les entendit, que
l’Armée était criminelle, bien des choses dans la Marine, inutiles;
qu’une moitié des habitants d’une des Colonies se livrait à l’esclavage,
accompagné de tortures, en vue de profits personnels, et qu’ils étaient
lassés et écœurés rien que d’entendre le mot Empire. Pour ces raisons
ils voulaient sauver l’Angleterre, pour ces raisons on les avait élus
avec le mandat précis, on l’aurait cru du moins, d’annihiler l’Empire,
ce fétiche sanglant, aussitôt que la chose serait possible. La situation
si enviable actuellement de l’Irlande, l’Égypte, l’Inde et l’Afrique du
Sud est le témoignage probant de leur honnêteté et de leur obéissance.
Sans compter que leur seule présence au pouvoir produisit partout chez
nous, au point de vue moral, le même effet que la présence dans une
classe d’un maître incompétent. Des boulettes de papier, des livres et
de l’encre se mirent à voler; on claqua des pupitres; ceux qui
essayaient de travailler reçurent dans les flancs des coups de plumes
malpropres; on lâcha des rats et des souris au milieu de cris de terreur
exagérés; et, comme à l’ordinaire, les gens les moins recommandables de
la classe furent les plus bruyants à proclamer leurs nobles sentiments
et leur douleur de se voir mal jugés. Pourtant les Anglais ne se sentent
pas heureux, et l’inquiétude et la mollesse ne font que s’accroître.

D’autre part,--et c’est à notre avantage--l’isolement où se trouvent les
gens incompétents appartenant à un des partis politiques a jeté les
extrémistes dans ce que le Babou dénomme «toute la crudité de leur _cui
bono_». Ceux-ci cherchent à satisfaire les deux désirs principaux de
l’homme primitif au moyen des derniers procédés de la législation
scientifique. Mais comment obtenir des aliments libres et l’amour,
dirons-nous, libre? dans l’espace restreint d’un acte de parlement, sans
vendre trop grossièrement la mèche? Voilà ce qui les ennuie tout de même
un peu. Il est facile d’en rire, mais nous sommes tellement liés
ensemble aujourd’hui, qu’une épidémie, survenant en, ce qu’on est
convenu d’appeler, «haut lieu», pourrait se propager, comme la peste
bubonique, avec chaque steamer. Je suis allé passer quelques semaines au
Canada l’autre jour, principalement pour échapper à cette Moisissure, et
aussi pour voir ce que devenait notre Frère Aîné. Avez-vous jamais
remarqué que le Canada a, somme toute, à peu près les mêmes problèmes à
démêler en bloc que ceux qui nous affligent, nous autres en particulier?
Par exemple il a à résoudre la complication bi-lingue, bi-législative,
bi-politique, et cela sous une forme encore plus désagréable que celle
qui existe dans l’Afrique du Sud, parce que,--différents en cela de nos
Hollandais,--les Français ne peuvent se marier en dehors de leur
religion; ils reçoivent leurs ordres de l’Italie--moins centrale parfois
que Pretoria ou Stellenbosch. Il souffre également des complications
qu’éprouve l’Australie au sujet des problèmes du Travail, sans cependant
connaître son isolement, mais a en plus à subir l’influence tant
manifeste que secrète du «Travail», retranché avec des armes et de forts
explosifs sur un sol voisin du sien. Et, pour compléter le parallèle, il
garde, bien enfoui derrière des montagnes, un petit rien de terre
anglaise, la Colombie Britannique qui ressemble à la Nouvelle Zélande;
et voici que déjà les habitants de cette île qui ne trouvent pas de
grands débouchés pour la jeunesse entreprenante dans leur propre pays,
se portent de plus en plus vers la Colombie Britannique.

Le Canada dans son temps a connu des calamités plus sérieuses que les
inondations, la gelée, la grande sécheresse et le feu--il a pavé
certaines étapes de la route menant vers sa nationalité avec les cœurs
brisés de deux générations; voilà pourquoi on peut, avec des Canadiens
de vieille souche, discuter d’affaires qu’un Australien ou qu’un
habitant de la Nouvelle Zélande ne comprendraient pas plus qu’un enfant
sain ne comprend la mort. En vérité nous sommes une étrange Famille!
L’Australie et la Nouvelle Zélande (la guerre avec les Maoris ne
comptant pas) ont tout eu pour rien. Le Sud-Africain donna tout et
obtint moins que rien. Le Canadien a donné et obtenu de toutes les
manières pendant près de 300 ans, et à cet égard il est le plus sage,
comme il devrait être le plus heureux, de nous tous. Il est curieux de
voir jusqu’à quel point il semble ne pas se rendre compte de la position
qu’il occupe dans l’Empire, peut-être parce que, récemment, ses voisins
l’ont gourmandé ou sermonné. Vous savez bien que lorsque nos hommes
d’État, venus de partout, se rassemblent, c’est un fait admis tacitement
que c’est le Canada qui prend la tête dans le jeu Impérial. Pour parler
franchement, c’est lui qui a vu quel était le but à atteindre il y a de
ça plus de dix ans, et c’est lui qui y a tendu de tous ses efforts
depuis. Voilà pourquoi son inaction, lors de la dernière Conférence
Impériale, a fait que tous ceux qu’intéressait la partie se sont demandé
pourquoi lui surtout, parmi nous tous, préférait se liguer avec le
général Botha et mettre obstacle à la ruée en avant. Moi aussi, j’ai
posé cette question à beaucoup de gens. On m’a répondu à peu près comme
il suit: «Nous nous sommes aperçu que l’Angleterre ne faisait pas de
points dans le jeu à ce moment-là. A quoi bon nous exposer à nous faire
rabrouer plus encore que nous venions de l’être? Nous nous sommes tenus
tranquilles.» C’était fort raisonnable, même presque trop probant. Il
n’était pas utile en effet que le Canada se comportât autrement, sinon
qu’il était l’aîné et qu’on s’attendait vraiment à plus de sa part. Il
se montre un peu trop modeste.

C’est ce point que nous avons discuté tout d’abord, en plein Atlantique,
bien à l’abri du vent, mais sous une fougue trempée (les interlocuteurs
coupant la conversation à intervalles irréguliers selon qu’ils tiraient
ou non sur leur pipe de tabac humide). Les passagers étaient presque
tous de purs Canadiens, nés pour la plupart dans les Provinces
Maritimes, où leurs pères disent «Canada» comme le Sussex dit
«Angleterre», mais que leurs affaires éparpillaient dans toutes les
régions du vaste Dominion. De plus ils étaient à l’aise les uns avec les
autres; ils avaient cette intimité agréable qui est la caractéristique
de toutes les branches de notre Famille et de tous les bateaux qu’elle
emprunte pour retourner au pays. Un bateau du Cap représente tout le
continent depuis l’Équateur jusqu’à Simon’s Town; un bateau de la
Compagnie d’Orient est australien en tout, et un vapeur C. P. R. ne
saurait être confondu avec quoi que ce soit d’autre que le Canada. C’est
dommage que l’on ne puisse être né en quatre endroits à la fois, sans
quoi l’on comprendrait tout de suite, sans perte de temps précieux, les
intonations de voix, les allusions voilées à la vie de toute notre
Famille. Ces grands gaillards, fumant dans la bruine, avaient l’espoir
dans les yeux, la croyance sur leurs langues, la force dans leurs cœurs.
Je songeais avec tristesse aux autres bateaux à l’extrémité sud de cet
océan--remplis, au moins d’un quart, de gens dépourvus de cet esprit-là.
Un jeune homme avait eu l’extrême bonté de m’expliquer en quoi le Canada
avait souffert de ce qu’il appelait «le lien impérial»; comment son pays
avait été de diverses façons mis à mal par les hommes d’État anglais
pour des raisons politiques. En réalité il ne savait pas son bonheur, et
ne voulait pas me croire lorsque j’essayais de le lui faire voir, mais
un homme vêtu d’un plaid (gentil garçon et qui connaissait bien
l’Afrique du Sud) déboucha brusquement d’un coin et l’assaillit avec un
tel luxe de faits et d’images que l’âme du jeune patriote s’en trouva
tout effarée. Le plaid termina sa bordée en affirmant--et personne ne
lui donna de démenti--que les Anglais étaient fous. C’est sur cette
note-là que prenaient fin tous nos entretiens.

C’était une expérience nouvelle, celle de se mouvoir dans une atmosphère
de dédain nouveau. On comprend, on accepte le mépris amer des
Hollandais; la colère désespérée de sa propre race résidant dans
l’Afrique du Sud fait partie encore, sans doute, du fardeau à supporter;
mais le mépris--profond, parfois enjoué, souvent étonné, toujours
poli,--que manifeste le Canada envers l’Angleterre d’aujourd’hui, blesse
tout de même un peu. Voyez-vous, cette dernière guerre[2]--cette guerre
si peu de mise, celle contre les Boërs, a été quelque chose de très réel
pour le Canada. Elle y envoya pas mal d’hommes, et un pays où la
population est clairsemée a plus de chance de s’apercevoir de l’absence
de ses morts que celui qui est très peuplé. Lorsque, à son point de vue,
ils sont morts, sans qu’il en soit résulté aucun avantage concevable,
moral ou matériel, ses instincts professionnels où, peut-être encore,
l’affection purement animale qu’elle porte à ses enfants font qu’elle se
souvient et garde rancune du fait bien longtemps après que celui-ci eût
dû être en toute décence oublié. J’ai été choqué de la véhémence avec
laquelle certains hommes (et même certaines femmes) m’en parlèrent.
D’aucuns allèrent jusqu’à débattre la question de savoir (sur le
vaisseau et ailleurs) si l’Angleterre continuerait à être de la Famille
ou bien si, ainsi que certain éminent politicien passait pour l’avoir
affirmé dans une conversation particulière, elle trancherait tout lien
pour éviter les frais. L’un d’eux disait, sans trace d’emportement,
qu’elle serait moins portée à se séparer de l’Empire d’un seul coup de
tête qu’à vendre politiquement ses rejetons un à un à toute Puissance
voisine qui menacerait son bien-être; chaque marché serait, en guise de
préliminaires, précédé d’un sonore dénigrement en règle de la victime
choisie. Il cita,--vraiment, la rancune de ces gens leur donne des
mémoires tenaces!--comme précédent et comme avertissement, la campagne
d’injures menée contre l’Afrique du Sud et qui avait duré cinq années.

  [2] La guerre du Transvaal, 1899-1902.

Notre Parlement de Fumeurs se demanda ensuite par quels moyens, au cas
où cela arriverait, le Canada pourrait bien garder son identité intacte;
ce qui donna lieu à une des conversations les plus curieuses que j’aie
jamais entendues. On décida, selon toute apparence, qu’il pourrait, oh!
tout juste, s’en tirer en tant que nation si (mais c’était fort douteux)
l’Angleterre n’aidait pas d’autres peuples à l’assaillir. Or, il y a
vingt ans seulement on n’aurait jamais rien entendu de pareil. Si cela
paraît un peu fou, rappelez-vous que la Mère-Patrie passait aux yeux de
tous pour être une dame atteinte d’une forte attaque d’hystérie.

Au moment même où notre conversation prenait fin, un de nos douze ou
treize cents passagers de troisième classe se jeta par-dessus bord, tout
habillé d’un chaud pardessus et bien chaussé, dans une mer tumultueuse
et atrocement froide. Chaque horreur que renferme ce bas monde a le
rituel qui lui convient. Pour la cinquième fois--quatre fois par un
temps pareil--j’entendis s’arrêter l’hélice, je vis notre sillage
tournoyer comme une mèche de fouet lorsque notre grande ville flottante
fit violemment volte-face, l’équipage du bateau de sauvetage se
précipiter sur le pont, les officiers de bord grimper à toute vitesse
sur les haubans pour apercevoir, si c’était possible, la moindre trace
laissée par la malheureuse tête qui s’estimait si peu. Un bateau au
milieu des vagues ne peut rien voir. Il n’y avait, dès le premier
moment, rien à voir. Nous avons attendu, avons fait et refait l’espace
pendant une longue heure, tandis que tombait la pluie, que la mer
battait nos flancs et que la vapeur, en traînées lugubres, sortait
mollement par les échappements. Puis nous continuâmes notre route.

La rivière St-Laurent se comporta, le dernier jour de notre voyage, fort
dignement. Les érables bordant ses rives avaient changé leurs teintes,
étaient devenus rouge-sang, magnifiques comme les étendards de la
jeunesse perdue. Le chêne lui-même n’est pas plus arbre national que ne
l’est l’érable et son apparition bienvenue rendit les gens à bord plus
heureux encore. Un vent sec apportait l’odeur de propreté où entraient
toutes les odeurs mélangées qui émanent de leur Continent, bois scié,
terre vierge, fumée de bois, et ils la humèrent, tandis que leurs yeux
s’adoucissaient à mesure qu’ils identifiaient lieu après lieu, sur tout
le parcours de leur bien-aimée rivière, lieux où, en temps de congé, ils
jouaient, pêchaient et s’amusaient. Il doit être agréable d’avoir un
pays à soi, bien à soi, à faire parader. Et puis, comprenez-le bien, ils
ne se sont en aucune façon vantés, ils n’ont pas poussé de cris ni
d’exclamations bruyantes, ces gens-là, à la voix si égale, ces gens qui
rentraient chez eux. Non. Mais la joie de revoir leur pays natal était
simple, sincère. Ils disaient:--N’est-ce pas charmant? Ne le
trouvez-vous pas délicieux? Nous, nous l’adorons.

A Québec il y a un endroit, très infesté par les locomotives, tout comme
une soute à charbon, d’où s’élèvent les hauteurs que les soldats de
Wolfe escaladèrent en montant à l’assaut des Plaines d’Abraham.
Peut-être que de toutes les traces laissées dans l’ensemble de nos
possessions l’affaire de Québec s’adresse mieux à nos yeux et à nos
cœurs qu’aucune autre. Tout s’y rencontre: La France, partenaire jalouse
de la gloire de l’Angleterre sur terre et sur mer pendant huit cents
ans; l’Angleterre, déconcertée comme toujours, mais, par extraordinaire
ne s’opposant pas ouvertement à Pitt, lui qui comprenait; ces autres
peuples destinés à se séparer de l’Angleterre aussitôt que le péril
français serait écarté; Montcalm lui-même, condamné mais résolu; Wolfe,
l’artisan prédestiné, auquel l’achèvement final était réservé; et,
quelque part à l’arrière-plan, un certain Jacques Cook, capitaine de HMS
_le Mercure_ en train de faire de jolies, de fines cartes marines de la
rivière St-Laurent.

Pour toutes ces raisons les Plaines d’Abraham sont couronnées de toutes
sortes de belles choses--y compris une prison et une factorerie. L’aile
gauche de Montcalm est marquée par la prison et l’aile droite de Wolfe
par la factorerie. Mais heureusement un mouvement se dessine en vue
d’abolir ces ornements et de transformer le champ de bataille et ses
environs en un parc qui, par sa nature et par suite des associations qui
s’y rattachent, serait un des plus beaux de notre univers.

Pourtant, en dépit de prisons d’un côté et de couvents de l’autre,
malgré l’épave maigre et noire du pont du Chemin de Fer de Québec, qui
gît là dans la rivière tel un amoncellement de boîtes en fer blanc qu’on
y aurait déchargées, la Porte orientale du Canada est d’une noblesse,
d’une dignité ineffables. Nous l’avons aperçue de très bonne heure, à
l’instant où la face inférieure des nuages, se transformant en un rose
frileux, s’étalait au-dessus d’une ville hautement entassée, rêveuse, et
d’une pourpre crépusculaire. A la seconde même où pointait l’aube,
quelque chose qui ressemblait à la péniche appartenant en propre à
Haroun-al-Raschid et toute constellée de lumières multicolores glissa
sur les eaux gris-fer et alla se confondre avec les ténèbres d’une bande
de terre. Au bout de trois minutes elle réapparut, mais le plein jour
était également survenu; aussi fit-elle disparaître promptement sa tête
de mât, son gouvernail et l’électricité dans sa cabine, et se mua en un
bac de couleur terne, rempli de passagers glacés. J’en causais avec un
Canadien.--Ah, mais oui, répondit-il, c’est le vieux bâtiment un tel,
qui va à Port Levis, tout étonné comme le serait un habitant de Londres
si un étranger suivait d’un œil interrogateur un train de la Petite
Ceinture. C’était là sa Petite Ceinture, à lui, la Zion où il était bien
à l’aise. Ville majestueuse et majestueuse rivière, il attirait mon
attention sur elles, avec la même fierté tranquille que nous éprouvons,
nous, lorsqu’un étranger franchit notre seuil, qu’il s’agisse des eaux
de Southampton par une matinée grise à houle, du port de Sydney avec une
régate en pleine fête, ou de Table Mountain, radieuse et nouvellement
lavée par les pluies de Noël. Avec raison il s’était senti
personnellement responsable du temps qu’il faisait, de chaque enfilade
flamboyante recouverte d’érables, depuis que nous étions entrés dans la
rivière. (Celui qui vient du nord-ouest, dans ces régions, équivaut à
celui qui vient du nord-est ailleurs, et il se peut qu’il impressionne
d’une manière défavorable un invité).

Puis le soleil d’automne se leva, et l’homme sourit. Personnellement et
politiquement, disait-il, il détestait la ville,--mais c’était la
sienne.

--Eh bien, dit-il finalement, qu’en dites-vous? Pas trop mal, n’est-ce
pas?

--Oh, non, pas mal du tout, répondis-je; mais ce ne fut que plus tard
que je me rendis compte que nous venions d’échanger le mot de ralliement
qui fait le tour de tout l’Empire.



UN PEUPLE CHEZ LUI


Un proverbe du haut pays dit: «On l’a invitée à la noce mais on l’a mise
à moudre du blé.» Le même sort, mais inverse, m’attendait lors de ma
petite excursion. Il y a un lacis subtil d’organisations formées par des
hommes d’affaires que l’on dénomme Clubs canadiens. Ils s’emparent de
gens qui ont l’air intéressant, rassemblent leurs membres à l’heure du
déjeuner, à midi, et après avoir attaché leur victime à un beefsteak lui
intiment l’ordre de discourir sur tout sujet qu’il s’imagine savoir. On
pourrait copier ce procédé ailleurs, puisqu’il oblige les gens à sortir
d’eux-mêmes et à écouter des choses qui autrement ne s’offriraient pas à
leur attention, sans le moins du monde entraver leur travail. Et puis,
sûre sauvegarde, la durée en est courte. Toute l’affaire ne dépasse pas
une heure et, là-dessus, une demi-heure est prise pour le lunch. Tous
les ans, les clubs impriment leurs discours, l’on a ainsi des aperçus de
questions fort intéressantes, en coupe transversale, depuis celles qui
touchent d’une façon pratique aux eaux et forêts jusqu’à celles se
rapportant aux fabriques de monnaie appartenant à l’État--le tout exposé
par des experts.

N’étant pas un expert, l’expérience me parut fort pénible. Jusqu’alors
j’avais cru que faire des discours était une espèce de whist, à
conversation, c’est-à-dire que n’importe qui pouvait y prendre part à
l’improviste. Je me rends compte maintenant que c’est un Art de
convention très éloigné de tout ce qui sort d’un encrier, et qu’il est
difficile d’exercer un contrôle sur les couleurs qu’on emploie. Les
Canadiens, apparemment, aiment les discours, et bien que ce ne soit en
aucune façon un vice national ils font de la bonne rhétorique de temps à
autre. Vous n’êtes pas sans connaître la vieille superstition qui veut
que le blanc qui se trouve sur des terres de peaux-rouges, de nègres ou
de métis, reprenne les manières et les instincts des types qui y
demeuraient primitivement? Ainsi, un discours fait dans la langue des
Taal devrait être accompagné du roulement sonore, de l’appel direct au
ventre, des arguments réitérés, habiles, et des métaphores simples et
peu nombreuses de ce prince d’orateurs commerciaux, le Bantu. On dit que
l’habitant de la Nouvelle Zélande parle du fond du diaphragme, tient les
mains serrées aplaties contre ses flancs ainsi que le faisaient les
vieux Maoris. Tout ce que nous connaissons de l’éloquence de première
classe chez des Australiens témoigne de la même promptitude, du même vol
rapide, du même débit net que celui du boomerang qu’on lance. Je
m’attendais presque à retrouver dans les discours canadiens quelque
survivance des appels compliqués que les Peaux-Rouges adressent aux
Soleils, aux Lunes, aux Montagnes--indications légères de grandiloquence
rappelant les invocations de cérémonies. Mais rien de ce que j’entendis
ne pouvait rappeler quelque race primitive. Il y avait dans ces discours
une dignité, une retenue, et surtout une pondération qui étonne
lorsqu’on songe aux influences auxquelles la terre est soumise. Ce
n’était pas du Peau-Rouge, ce n’était pas du Français, c’était quelque
chose d’aussi distinct que l’étaient les orateurs eux-mêmes.

Il en est de même pour les gestes rares et l’allure du Canadien. Pendant
la guerre (des Boërs) on observait les contingents à tous les points de
vue et très probablement que l’on tirait de fausses inductions. Il m’a
paru, à ce moment-là, que le Canadien, même lorsqu’il est fatigué, se
relâche moins que les hommes des pays chauds. Lorsqu’il se repose il ne
se couche pas sur le dos ou sur le ventre, mais plutôt sur le flanc, la
jambe repliée sous lui, prêt à se lever d’un seul bond.

Maintenant que je regardais attentivement des assemblées
assises,--hommes logés à l’hôtel ou passants de la rue--il me semblait
qu’il gardait chez lui, parmi les siens, cette habitude de
demi-tension--pendant de sa figure immobile, de sa voix égale et basse.
Quand on regarde l’empreinte de ses pas sur le sol, elle paraît sous
forme de piste presque droite; il ne marche ni en dehors ni en dedans:
il pose le pied la pointe en avant, et la foulée est douce, rappelant le
pas furtif de l’Australien.

En parlant entre eux, ou en attendant des amis, ils ne tambourinaient
pas des doigts, ne grattaient pas des pieds, ne tripotaient pas les
poils de leur figure. Voilà des choses triviales sans doute, mais
lorsqu’une race est en voie de formation tout importe. Quelqu’un m’a dit
un jour,--mais je n’ai jamais essayé de vérifier son dire--que chacune
de nos Quatre Races allume et manie le feu d’une façon particulière.

Rien d’étonnant que nous soyons différents! Voici un peuple, sans peuple
derrière lui, menant la grande charrue qui gagne le pain du monde, plus
haut, toujours plus haut, par delà l’épaule de l’univers; n’est-ce pas
là vraiment une vision tirée, en quelque sorte, de quelque magnifique
Légende Norse. Au nord existe le froid durable de Niflheim; l’Aurore
Boréale au jaillissement subit, au crépitement vif, leur tient lieu de
Pont de Bifrost visité par Odin et l’Esir. Ce peuple se dirige, lui
aussi, vers le nord, année après année, et traîne derrière lui
d’audacieuses voies ferrées. Parfois il rencontre de bonnes terres à blé
ou des forêts, parfois des mines à trésors, et alors tout le Nord est
rempli de voix,--ainsi que le fut un jour l’Afrique du Sud,--annonçant
des découvertes et faisant des prophéties.

Lorsque vient l’hiver, dans la majeure partie de ce pays, exception
faite des villes, il faut rester tranquille, manger et boire, comme
faisait l’Esir. En été on fait tenir dans six mois le travail de douze,
parce qu’entre telle ou telle date certaines rivières lointaines seront
figées, et plus tard certaines autres, jusqu’au moment où même la Grande
Porte Orientale à Québec se ferme et qu’on est obligé de sortir et de
rentrer par les portes latérales de Halifax et de Saint-Jean. Ce sont là
des conditions qui tendent à vous rendre extrêmement hardi, mais non
vantard d’une façon déréglée.

Les érables disent quand il est temps de s’arrêter, et tout le travail
en train est réglé d’après leur signal d’avertissement. Certaines
besognes peuvent être terminées avant l’hiver, mais d’autres doivent
être abandonnées, prêtes à être menées rondement sans un instant de
retard dès qu’apparaît le printemps. Ainsi, depuis Québec jusqu’à
Calgary, un bruit, non pas de bousculade, mais de hâte et d’achèvement
pressé, bourdonne comme les batteuses à vapeur à travers l’air
tranquille d’automne.

Des chasseurs et des sportsmen rentraient du Nord; des explorateurs
également avec eux, la figure pleine de mystère, les poches remplies de
spécimens, comme il en va des explorateurs dans le monde entier. Ils
avaient déjà porté des manteaux de rakoons et de loups. Dans les grandes
villes qui travaillent toute l’année, les devantures des carrosseries
exhibaient, en guise d’indication, un ou deux traîneaux nickelés, car
ici le traîneau est «le char tout préparé de l’Amour». A la campagne,
les maisons de ferme étaient en train d’empiler leur bois à portée de
main près de l’entrée de la cuisine et d’enlever les écrans contre les
mouches. (On les laisse d’ordinaire jusqu’à ce que les doubles-fenêtres
aient été remontées de la cave, et il faut alors faire la chasse dans
toute la maison pour trouver les vis qui manquent).

Quelquefois il nous arrivait de voir dans une arrière-cour quelques
longueurs de tuyaux de poêle neufs et étincelants, et l’on prenait en
commisération le propriétaire. Il n’y a pas matière à facétie dans les
plaisanteries touchant les vieux tuyaux,--amères à force de vérité et
que l’on trouve dans les journaux comiques.

Mais les chemins de fer! oh! les merveilleux chemins de fer! ce sont eux
qui racontaient l’histoire de l’hiver mieux que tout le reste. Les
wagons à charbon de trente tonnes parcouraient trois mille kilomètres de
voie ferrée, geignaient en se heurtant les uns contre les autres dans
les garages, ou passaient, la nuit, avec leurs lourds cahots, se rendant
chez ces ménagères prévoyantes des villes de la prairie. L’accès n’était
pourtant pas aisé car le lard, le saindoux, les pommes, le beurre et le
fromage renfermés dans de belles barriques en bois blanc s’acheminaient
dans la direction de l’est, vers les bateaux à vapeur, de façon à
arriver avant que le blé ne vînt fondre sur eux. Cela, c’est le
cinquième acte de la Grande Pièce Annuelle en vue de laquelle la scène
doit être débarrassée. Sur des centaines de voies de garage
congestionnées gisaient d’énormes poutres en acier, des traverses en fer
roulé, des poutrelles et des boîtes d’écrous, jadis destinées à la
construction du pont de Québec, mais qui ne sont plus actuellement qu’un
embarras obstruant tout--les vivres pour s’y frayer un chemin étaient
contraints de se débrouiller, puis derrière les vivres arrivait le bois
de charpente, du bois tout neuf venu tout droit des montagnes, des
bûches, des planches, des douves, des lattes, qu’on nous fait payer des
prix exorbitants en Angleterre,--tout cela se portait vers la mer. Il y
avait sur toutes ces roues de quoi bâtir des maisons, des aliments, des
combustibles, pour des millions de gens, avant même qu’on eût seulement
déplacé un seul grain du stock que l’on était en train de battre sur
plus de cinq cents kilomètres, en tas hauts comme des villas de
cinquante livres sterling.

Ajoutez à cela que les chemins de fer travaillaient à leur
développement, doublant leurs voies, établissant des boucles, des
raccourcis, des lignes d’intérêts locaux, ainsi que des embranchements
et de vastes projets vers des régions encore vierges mais qui seraient
bientôt peuplées. De sorte que les trains qui amènent les matériaux de
construction, ceux du ballast, ceux du matériel, les machines de
renfort, tout aussi bien que les machines de secours avec leurs grues à
la silhouette railleuse en forme de chameaux,--c’est-à-dire tous les
accessoires d’une nouvelle civilisation--devaient trouver quelque part à
se caser dans le rassemblement général avant que la Nature ne criât
«Repos!»

Quelqu’un se souvient-il de la forte, la joyeuse confiance que l’on
éprouvait après la guerre lorsqu’il semblait, qu’enfin, l’Afrique du Sud
allait être développée--lorsque les gens créaient des chemins de fer, et
commandaient des locomotives, du matériel roulant neuf, de la
main-d’œuvre et croyaient avec enthousiasme à l’avenir. Il est certain
que plus tard cet espoir fut anéanti, mais--multipliez cette bonne heure
par mille et vous aurez une idée approximative de la sensation que l’on
éprouve à être au Canada, endroit que même un «Gouvernement impérial» ne
peut tuer. J’eus la chance d’être mis au courant de certaines choses
intimement, de pouvoir entendre parler en détails des travaux projetés,
et des travaux achevés. Par-dessus tout, je vis tout ce qui avait été en
fait accompli depuis ma dernière visite, quinze ans auparavant. Un des
avantages d’un pays neuf c’est qu’il vous donne la sensation d’être plus
vieux que le Temps. J’y trouvais des cités où il n’y avait jadis
rien,--littéralement rien, absolument rien sinon, comme dans les contes
de fées, «le cri des oiseaux et un peu d’herbe ondulant au vent». Des
villages et des hameaux étaient devenus de grandes villes, et les
grandes villes avaient triplé et quadruplé de dimension. Et les chemins
de fer, se frottant les mains, disaient tout comme les Afrites de jadis:
«Voulez-vous que nous fassions une ville là où il n’y en a point, ou que
nous rendions florissante une cité abandonnée?» Et c’est là ce qu’ils
font. Mais outre-mer les messieurs qui n’ont jamais été contraints de
souffrir un seul jour de gêne physique, se dressent soudain et
s’écrient:--Quel grossier matérialisme!

Parfois je me demande si tel éminent romancier, tel philosophe, tel
dramaturge, tel ecclésiastique de nos jours fournit la moitié seulement
de l’imagination, pour ne pas parler de la perspicacité, de l’endurance,
de la maîtrise de soi, toutes qualités qu’on accepte sans commentaire
lorsqu’il s’agit de ce qu’on est convenu d’appeler «l’exploitation
matérielle» d’un pays neuf. Prenez à titre d’exemple rien que la
création d’une nouvelle cité, à la jonction de deux voies--lorsque les
trois choses sont à l’état de projet seulement. Le drame à lui seul, le
jeu des vertus humaines que cela renferme, remplirait un volume. Et
quand le travail est fini, quand la ville existe, quand les nouvelles
voies embrassent une nouvelle région de fermes, quand la marée du blé
s’est avancée d’un degré de plus sur la carte que l’on était en droit
d’espérer, ceux qui ont accompli la besogne s’arrêtent, sans
félicitations, pour recommencer la plaisanterie ailleurs.

J’ai bavardé quelque peu avec un homme assez jeune dont le métier
consistait à contraindre les avalanches à dévaler bien en dehors de la
section de la voie qui lui était confiée. Le dieu Thor, dans le conte,
se rendit seulement une ou deux fois à Jotunheim et avait avec lui son
utile Marteau Miolnr. Ce Thor-ci demeurait dans Jotunheim au milieu des
pics Selkirks couronnés de glace verte,--endroit où les géants vous
remettront à votre place, vous et vos belles émotions si, en faisant du
bruit, vous les dérangez à de certaines saisons. De sorte que notre Thor
les surveille soit qu’ils resplendissent sous le soleil de mai ou
s’assombrissent et menacent doublement sous les pluies du printemps. Il
pare leurs coups au moyen de lattes de bois, de murailles de bûches
rivées ensemble, ou telles autres inventions que l’expérience
recommande. Il ne porte pas de rancune aux géants: eux font leur
travail, lui fait le sien. Ce qui l’ennuie tout de même un peu, c’est
que la violence de leurs coups arrache parfois les plus des versants
opposés et fait en quelque sorte sauter en une seule explosion toute une
vallée. Il croit pourtant qu’il peut s’arranger de façon telle que de
grandes avalanches soient obligées de se fondre en petites.

Le souvenir d’un autre, avec qui je ne bavardais pas, me reste dans la
mémoire. Il avait, depuis des années et des années, inspecté des trains
au sommet d’une montée rapide dans les montagnes, qui n’était pourtant
pas de moitié aussi raide que celle au-dessus du Hex[3], où l’on serre
tous les freins à fond, pendant que les convois glissent avec précaution
sur quinze kilomètres de parcours. Toute complication survenant aux
roues entraînerait de sérieux embarras, de sorte que, c’est à lui
qu’incombe, puisqu’il est la personne la plus compétente, la tâche la
plus dure--faite de monotonie et de responsabilité. Il me fit l’honneur
de manifester qu’il désirait me parler, mais d’abord il inspecta son
train à quatre pattes, au moyen d’un marteau. Lorsqu’enfin il se fut
rassuré au sujet des étayages, il était temps de partir pour l’un comme
pour l’autre, et tout ce que je reçus fut un signe amical de la main--le
signe du maître en son art, pour ainsi dire.

  [3] Hex, rivière de l’Afrique du Sud.

Le Canada a l’air d’être plein de ce genre de matérialistes.

Ceci me rappelle que je vis la contrée elle-même sous la forme d’une
femme de haute taille, de vingt-cinq à vingt-six ans, qui attendait son
tramway au coin d’une rue. Elle avait des cheveux presque couleur de lin
doré, ondulés et séparés en grands bandeaux qui dépassaient sous une
toque d’astrakan noir maintenue par une épingle se terminant en forme de
feuille d’érable en émail rouge. C’était là la seule note de couleur
dans le costume avec le miroitement d’une boucle du soulier. La robe
tailleur sombre était dépourvue de bijou et de passementeries, mais
allait comme un gant. Elle resta pendant peut-être un instant sans faire
un seul mouvement, les deux mains,--la droite dégantée, la gauche
gantée,--pendant naturellement à ses côtés, même les doigts immobiles,
le poids du corps superbe portant, d’une pesée égale, sur les deux
pieds. Son profil, celui d’une Gudrun ou d’une Aslauga, se détachait sur
le fond d’une colonne de pierre sombre. Ce qui me frappa le plus, en
dehors de ces yeux graves et tranquilles, ce fut la régularité,
dépourvue de toute précipitation, la lenteur de sa respiration au milieu
de l’agitation environnante. Manifestement elle prenait régulièrement le
même tramway, car lorsque celui-ci s’arrêta elle sourit au conducteur;
la toute dernière vision que j’eus fut celle de la feuille d’érable
rouge dorée par le soleil, celle de la figure, tout entière illuminée de
ce sourire, des cheveux d’un or pâle se détachant sur la fourrure noir
mat. Ce qui demeurait c’était la puissance de la bouche, la sagesse du
front, l’humaine compréhension des yeux, la vitalité rayonnante de
l’être. Voilà comment je voudrais, _moi_, si j’étais Canadien, faire
représenter mon pays, puis dans la Chambre des Députés à Ottawa,
suspendre ce tableau pour décourager à tout jamais la race des
dénigreurs.



CITÉS ET ESPACES


Que feriez-vous d’un tapis magique si l’on vous en prêtait un? Je vous
le demande parce que pendant un mois nous avons eu à nous tous seuls un
wagon privé--petite affaire de moins de soixante-dix pieds de long et ne
pesant pas trente tonnes.--Il pourra peut-être vous rendre service, dit
en passant le donateur, pour faire des excursions. Accrochez-le au train
que vous voudrez et arrêtez-vous où il vous plaira.

Donc il nous transporta sur la ligne du Canadien Pacifique depuis
l’Atlantique jusqu’au Pacifique, puis de nouveau du Pacifique à
l’Atlantique. Et quand il ne pouvait plus nous être utile, il disparut
comme le manguier une fois que le tour a été joué.

Un wagon privé, bien que beaucoup de livres y aient été écrits, n’est
pas tout à fait le meilleur endroit qui soit pour étudier un pays, à
moins qu’il ne vous soit arrivé d’habiter sur le même continent et que
vous ayez pu voir passer toutes les saisons dans des conditions
normales. Alors réellement vous vous rendez compte de l’air qu’ont les
wagons vus des maisons, ce qui ne ressemble en rien à l’air qu’ont les
maisons vues des wagons. Même la brosse du conducteur dans son étui
nickelé, l’allée, pareille à celle d’une cathédrale, qui court entre les
sièges verts si bien connus, le coup de cloche et le son de la
locomotive, profond comme s’il sortait d’un orgue, réveillent des
souvenirs et chaque spectacle, chaque odeur, chaque bruit du dehors sont
comme de vieux amis qui se souviennent des vieux temps.

Le boghei à surface de piano, sur une roue boueuse, aux contre-allées de
planches, toute ravinée par les roues minces, les bardeaux au bord d’une
véranda sur une maison nouvellement construite, la palissade brisée
entourant un vieux pâturage de bouillon blanc et de grosses pierres à
tête en forme de crâne; la touffe de vigne vierge mourant avec un éclat
splendide au bord d’une plaque de blé, une demi-douzaine de panneaux
servant à endiguer la neige au-dessus d’une tranchée, ou même l’affiche
sans vergogne d’un médicament breveté, qui se détache jaune sur le fond
noir d’une grange à tabac, ont de quoi faire battre le cœur et remplir
les yeux de larmes si celui qui les contemple a seulement effleuré la
vie dont ils font partie. Que ne doivent-ils pas être alors pour
l’indigène?

Il y avait, dans le train, une jeune fille qui avait été élevée sur la
prairie, et qui rentrait après une année passée sur le continent. Pour
elle les collines, avec leur ceinture de pins et de vraies montagnes
derrière, les boucles solennelles de la rivière et la ferme intime et
amicale ne disaient rien.

--On fait les paysages mieux que ça en Italie, expliqua-t-elle, puis,
avec ce geste qu’on ne saurait reproduire, particulier aux gens de la
plaine qu’étouffe le sol accidenté:--Je voudrais pouvoir repousser bien
loin toutes ces collines et retrouver le large! Moi je suis de Winnipeg.
Elle aurait bien compris, cette institutrice de Hanover Road, rentrant
d’une visite à Cape-Town, que je vis filer en voiture dans un mirage
s’étendant sur trente milles, hurlant presque:--Enfin, Dieu soit loué,
voici quelque chose qui ressemble à notre chez nous!

D’autres personnes ricochaient d’un côté du compartiment à l’autre,
faisant revivre telle chose, découvrant à nouveau telle autre,
anticipant telle autre encore--qui ne manquait pas, au tournant suivant,
de se présenter à la vue, apprenant ainsi à qui voulait l’entendre
qu’ils étaient de retour chez eux. L’Anglais nouveau venu, avec ses
grandes caisses en bois marquées «effets de Colon», ne participait pas
plus à la partie qu’un nouvel écolier lors de sa première journée à
l’école. Mais deux années passées au Canada et une visite au pays natal
lui suffiront pour le libérer de la Confraternité du Canada comme elles
libèrent n’importe où ailleurs. Il se peut qu’il lui arrive de maugréer
contre certaines conditions de vie, de regretter certaines richesses
qu’on ne trouve qu’en Angleterre, mais aussi sûrement qu’il se lamente,
aussi sûrement il reviendra aux grands cieux, aux grandes chances. Les
fruits secs sont ceux qui se plaignent que cette terre ne reconnaît pas
un monsieur quand elle le rencontre. Ils ne se trompent pas. La terre
suspend son jugement au sujet des hommes tant qu’elle ne les a pas vus
au travail. Ensuite c’est selon: il leur faut travailler, parce qu’il y
a beaucoup, beaucoup à faire.

Malheureusement les chemins de fer, qui ont fait le pays, amènent en ce
moment des gens qui font les difficiles en ce qui touche la nature et le
charme de leur travail; et si par hasard ils ne trouvent pas exactement
ce qu’ils désirent, ils expriment leurs plaintes par le moyen des
journaux et ceux-là font paraître tous les hommes égaux.

Ce qui constituait surtout le bonheur de notre excursion, c’était
d’avoir déjà fait toute cette route à l’époque où elle était nouvelle
encore, et comme le Canada de ce temps-là, n’inspirait pas beaucoup
confiance; à l’époque où tous les hauts fonctionnaires importants, ceux
dont le petit doigt décrochait les wagons, étaient également peu cotés
et insignifiants. Aujourd’hui tout, hommes, villes, était changé, et
l’histoire de la voie se confondait avec l’histoire du pays, cependant
que les roues des wagons répétaient: «John Kino, John Kino! Nagasaki,
Yokohama, Hakodate, eh? car nous étions dans le sillage de la Compagnie
impériale, remplie de personnalités marquantes de Hong-Kong, et des
Treaty Ports. Il y avait des villes, anciennes, très connues, et
étonnamment développées, qu’il fallait bien examiner avant de songer à
aller voir le nouveau travail qui s’était fait là-bas dans l’Ouest.
Elles criaient impérieusement: «Que pensez-vous de ce bâtiment-ci, de ce
faubourg-là? Venez voir ce qui s’est fait pendant cette génération.»

Le choc que vous donne un continent vous écrase plutôt--tant que vous ne
vous êtes pas dit que ce n’est là que la joie que vous éprouvez,
l’amour, l’orgueil que vous ressentez pour votre propre lopin de jardin,
et que vous transférez ensuite, en plus grand, à quelques hectares en
plus. Et puis, comme toujours, c’était la dignité des villes qui
impressionnait,--une dignité austère, septentrionale, dans les contours,
dans le groupement, dans les perspectives, gardant ses distances et ne
se ravalant jamais au niveau de la circulation pressée de la rue.

C’était la marque caractéristique de Montréal, avec ses prêtres aux
soutanes noires, ses affiches en français; d’Ottawa, avec ses palais de
pierres grises, ses bassins aux bords luisants comme ceux de Pétrograd;
celle de Toronto, commerciale au point d’être dévorée par le négoce,
toutes en imposaient par leur calme puissant. Les hommes bâtissent
toujours mieux qu’ils ne se l’imaginent, et très probablement que cette
architecture inébranlable reste là, attendant que viennent la race et le
jour où sera tombée la fièvre de l’expansion récente, et où disparaîtra
le fouillis des poteaux téléphoniques dans les rues. Il y a de fortes
objections contre l’existence au sein d’une nation, d’une communauté
parlant deux langues différentes et incapables de fusionner; mais,
quelles que soient les entraves que l’on impose aux Français dans
l’œuvre de développement, leurs cathédrales modestes et réservées, leurs
écoles, leurs couvents et, au moins un peu de l’esprit qui émane d’eux,
servent à de bonnes fins. Le jeune Canada dit: «Il y a dans les villes
des biens ecclésiastiques valant plusieurs millions qu’on n’a pas le
droit de taxer.» Mais d’un autre côté les écoles catholiques, les
universités catholiques, bien qu’elles passent pour entretenir la
vieille méfiance que témoignait le Moyen-Age pour le grec, enseignent en
réalité les classiques avec autant d’amour, de tendresse et d’intimité
que l’a toujours fait la vieille Église. Après tout, cela doit en valoir
la peine de pouvoir dire ses prières dans un dialecte de la langue que
maniait Virgile, et une certaine teinte d’insolence, plus magnifique et
plus ancienne que l’insolence du matérialisme actuel, forme un bon
mélange dans un pays neuf.

J’eus la bonne fortune de voir les villes à travers les yeux d’un
Anglais qui était venu là pour la toute première fois.--Avez-vous été
jusqu’à la Banque? s’écria-t-il, jamais je n’ai rien vu de
pareil!--Qu’est-ce qu’elle a cette Banque, lui dis-je, car la situation
financière de l’autre côté de la frontière était, à ce moment-là, plus
que jamais pittoresque.--C’est merveilleux, dit-il, piliers de marbre,
kilomètre sur kilomètre de mosaïque, grilles en acier, on dirait une
cathédrale. Dire que personne ne m’en avait jamais parlé!--Si j’étais
vous je ne me ferais pas de mauvais sang à propos d’une Banque qui
rembourse ceux qui lui confient leur argent, dis-je d’un ton apaisant;
il y en a beaucoup d’autres pareilles à Ottawa et à Toronto. En second
lieu il découvrit certains tableaux dans certains palais et se fâcha
pour de bon parce que personne ne l’avait prévenu qu’il y avait cinq
galeries inestimables dans une seule ville.

--Ah! à propos, m’expliqua-t-il, je viens de voir des Corot, des Greuze,
des Gainsborough, un Holbein et..., des centaines de tableaux vraiment
magnifiques.--Et pourquoi pas? lui dis-je, on ne peint plus les maisons
au vermillon dans ces régions-ci.--Oui, oui, mais ce que je voulais dire
c’était, avez-vous vu comment ils équipent leurs collèges et leurs
écoles?--les pupitres, bibliothèques, lavabos qu’ils possèdent? Ils sont
mille fois mieux que tout ce que nous avons et... et dire que personne
ne m’avait prévenu!

--Mais à quoi bon vous le dire? Vous ne l’auriez pas cru. Il y a un
bâtiment, dans une des villes, construit dans le style Sheldon, mais
mieux encore, et si vous allez jusqu’à Winnipeg vous verrez le plus bel
hôtel que vous puissiez rêver.

--Bêtise! dit-il; vous voulez m’en faire accroire! Winnipeg est une
ville de la prairie.

Je le quittai se plaignant encore,--mais cette fois-ci au sujet d’un
Club et d’un Gymnase--parce que personne ne lui en avait jamais parlé,
et encore incrédule au sujet des Merveilles à venir.

Si seulement nous pouvions charger de chaînes quatre cents Députés,
ainsi que cela se fait en Chine lors des élections, et leur faire faire
le tour de l’Empire, quel gentil petit Empire, fait de gens se rendant
compte des choses nous aurions alors, lorsque les survivants
reviendraient au pays.

Assurément les Villes ont bien le droit d’être fières et je n’attendais,
certes, à ce qu’elles se vantent; mais elles étaient si occupées à
expliquer qu’elles ne faisaient que commencer leur œuvre que, pour
soutenir l’honneur de la Famille, je dus moi-même faire acte de
vantardise. Dans cette louable occupation j’attribuai à Melbourne (non
sans raison, je l’espère du moins, mais il n’était pas aisé, tant on
allait vite, de me renseigner exactement) des kilomètres et des
kilomètres de bâtiments municipaux, et des lieues et des lieues de
musées; j’agrandis les quais du port de Sydney pour pouvoir répondre à
une question touchant les docks de Toronto, et j’engageai les gens à
aller voir la cathédrale de Cape-Town lorsqu’elle serait terminée. Mais
la vérité finit par percer, même pendant une visite. Notre frère aîné
avait plus de beauté et de force dans ses trois cités seules que tout ce
que Nous Autres tous ensemble pouvions fournir. Malgré cela elle ne
perdrait pas à envoyer une commission pour visiter les dix grandes
villes de l’Empire pour voir ce qui s’y fait en ce qui concerne le
nettoyage des rues, le service des eaux et la circulation.

Un peu partout les gens sont affectés d’une superstition indigne d’eux à
savoir qu’il faut «se dépêcher», ce qui veut dire: faire à moitié son
travail, gaspiller plus de temps qu’il ne faudrait pour faire deux
besognes convenablement, et se féliciter soi-même ce durant de son
propre gâchis. D’insignifiants embarras de circulation qu’un policier
rural dans un simple bourg sait débrouiller automatiquement deviennent,
parce qu’on le veut bien, des obstructions qui durent dix minutes, et où
charrettes et hommes se cognent, et reculent, et jurent sans aucun
résultat, sauf celui de perdre du temps.

Le rassemblement et la dispersion des foules, l’achat des billets, et
pas mal du mécanisme ordinaire de la vie se trouvent gênés et entravés
par cet esprit incertain du sud, qui n’a pas de plus proche parent que
la Panique.

«Se dépêcher» est une chose qui ne convient pas plus au caractère
national que le fausset ou des mouvements nerveux ne conviennent à
l’homme fait. «Activer» c’est une qualité louable et nécessaire, et très
différente, que l’on rencontre sur la Route Ouest où on est en train de
faire le nouveau pays.

Nous avons laissé loin, bien loin, les trois villes et les districts où
l’on laboure la moindre parcelle de terrain, et où l’on exploite les
vergers pour entrer dans la terre des Petits Lacs--pays de tumultueux
cours d’eau, d’étangs aux yeux clairs, de rocs au milieu d’arbustes à
baies, le tout criant distinctement: «Truites, Ours.»

Il n’y a pas bien longtemps un petit nombre de gens avisés passaient
leurs vacances dans ce coin du monde, et ils ne dévoilèrent pas le
secret. Aujourd’hui c’est devenu un rendez-vous d’été où les gens
chassent et campent en liberté. On connaît en Angleterre le nom de ses
moindres cours d’eau et des hommes exempts de folie, en ce qui concerne
toute autre matière, quittent Londres, disparaissent dans les bouleaux
et reviennent barbus, barbouillés de fumée, lorsque la glace est assez
épaisse pour couper une pirogue. Quelquefois ils vont chercher du
gibier, quelquefois du minerai, peut-être même du pétrole. Personne ne
sait absolument: «Nous ne faisons que commencer.» Et ainsi que nous le
disait un Afrite du Chemin de fer, comme nous passions sur notre tapis
magique:--vous n’avez pas idée de l’étendue de notre circulation de
touristes. Elle a pris tout son développement depuis la dernière décade
du siècle dernier. Le tramway invite les gens des villes à aller faire
de petites excursions: lorsqu’ils ont de l’argent ils en font de
grandes. Tout ce continent éprouvera bientôt le besoin de terrains de
jeux: nous les préparons.

La jeune fille de Winnipeg, en voyant la gelée du matin qui s’étendait
toute blanche sur l’herbe haute au bord des lacs, et la brume que
formaient les feuilles jaunes d’or des bouleaux au moment où elles se
détachaient des arbres, se mit à dire:--C’est comme ça que les arbres
devraient changer. Ne trouvez-vous pas que notre érable de l’Est est un
peu trop vif de couleur? Nous passâmes ensuite par un pays où la
conversation roula pendant plusieurs heures sur les mines et la façon de
traiter les minerais. Les gens racontaient des histoires: récits
d’explorateurs dans le genre de ceux qu’on entendait vaguement avant que
le Klondyke ou le Nome ne fussent connus de tous. Ils ne se souciaient
pas qu’on leur prêtât croyance ou pas. Eux aussi ne faisaient que
commencer,--c’était peut-être de l’argent, peut-être de l’or, peut-être
du nickel. Si une grande ville ne surgissait pas à tel ou tel
endroit--le nom même était nouveau pour moi,--elle ne manquait pas
d’apparaître un peu plus loin. Les hommes silencieux montaient sur le
convoi ou en descendaient, disparaissaient derrière les bosquets et les
collines, tout comme la première ligne d’éclaireurs largement espacée
s’étend en forme d’éventail et s’évanouit sur la ligne de bataille.

Certain vieillard était assis devant moi, pareil au Temps vengeur en
personne. Il se mit à parler des prophéties de malheurs qui ne s’étaient
jamais réalisées.--_On_ avait dit qu’il n’y avait rien ici que des
rochers et de la neige. _On_ avait dit qu’y aurait point jamais rien ici
que le chemin d’ fer. Y en a qui ne voient même pas _mentenant_; et il
me vrilla de son œil farouche. Et pendant tout c’ temps, on fait
fortune, des tas, oui des tas, sous vot’ nez.

--Avez-vous fait fortune vous-même? lui dis-je.

Il sourit, comme sourit l’artiste--tous les explorateurs de marque ont
ce sourire-là.

--Moi? Non. J’ai été explorateur la plupart du temps, mais je n’ai rien
perdu. J’ai pris mon plaisir au jeu. Ah! oui, patron. J’ai pris mon
plaisir.

Je lui dis comment j’avais déjà passé par là au moment où des
concessions en terre et en forêts se donnaient pour une croûte de pain.

--Mais oui, répondit-il sans s’émouvoir, je crois bien que si vous aviez
eu tant soit peu d’instruction vous auriez pu facilement gagner plus
d’un million en ces temps-là. Et il en serait de même aujourd’hui encore
si vous saviez où aller. Comment ça? Pourriez-vous me dire ce que sera
la capitale de la région de la Baie de Hudson? Vous n’en savez rien? Moi
non plus. Vous ne savez pas davantage où les six grandes villes de
demain vont s’élever. Faut que je descende ici, mais si je garde la
santé, on me verra l’été prochain explorant au Nord.

Représentez-vous ce qu’est un pays où les gens explorent jusqu’à l’âge
de soixante-dix ans sans avoir à craindre la fièvre, la maladie des
mouches, celle des chevaux ou des ennuis de la part des indigènes--un
pays où les aliments et l’eau ont toujours bon goût! Il me raconta une
histoire bien curieuse de quelque or fabuleux--l’éternelle mine-mère--de
là-bas dans le Nord, qui un jour humilierait l’orgueil du Nome. Et
pourtant, l’Empire est si vaste qu’il n’avait jamais entendu parler de
Johannesburg!

Au moment où le train arrivait au bord du Lac Supérieur, la conversation
se porta sur le blé. Sans doute, disait-on, il y a des mines dans la
région--celles-ci ne faisaient que commencer--mais cette partie-ci du
monde n’existait que pour nettoyer, triturer le blé et le distribuer au
moyen de la voie ferrée et du bateau à vapeur. On avait doublé la ligne
sur un parcours de quelques centaines de kilomètres pour pouvoir faire
face aux flots débordants. Un peu plus tard ça pourrait bien devenir une
voie quadruple. On ne faisait que commencer. En attendant voici le blé
qui pousse, tendre, vert, haut d’un pied, le long de cent voies de
garage où il était tombé des wagons. Là-bas se trouvaient les entrepôts
gigantesques en forme de boîte à thé et les hôpitaux qui traiteraient le
blé; ici c’était les machines neuves, peintes en couleurs brillantes,
qui s’en allaient pour moissonner, lier et battre le blé, et toutes ces
charretées d’ouvriers venaient de construire encore, à la va vite, de
nouveaux garages en vue de la récolte annuelle.

Deux villes se tiennent sur les rives du Lac, à un intervalle de
quelques cents mètres; elles jouent pour le blé le même rôle que celui
que joue Lloyd dans le commerce maritime, ou la Faculté de Chirurgie
dans la Médecine. Son honneur et son intégrité sont entre leurs mains,
et elles se détestent mutuellement avec cette haine pure, empoisonnante,
passionnée, qui fait croître les villes. Si la Providence venait à
annihiler l’une d’elles, la survivante s’étiolerait et mourrait,--oiseau
de haine sans compagne. Un jour viendra où elles devront forcément
s’unir, et le problème du nom composé qu’elles devront choisir les
tracasse déjà. Quelqu’un de l’endroit me dit que le Lac Supérieur était
«une pièce d’eau bien utile» parce qu’elle se trouvait si bien à
proximité du C. P. R. Il y a dans les grands lacs une tranquille horreur
qui ne cesse de croître à mesure qu’on les visite de nouveau. L’eau
douce n’a pas le droit, n’a pas de raison de surgir par delà l’horizon
pour venir abaisser ou soulever les coques des grands bateaux à vapeur,
n’a pas le droit d’exécuter, entre des falaises ridées, la danse lente
de la mer profonde; ni de rentrer en rugissant sur des plages
sablonneuses aux algues marines, entre des promontoires immenses qui
s’en vont, lieue après lieue, se perdre dans la brume et dans un
brouillard de mer. N’empêche que le Lac Supérieur est fait de la même
matière que celle pour laquelle les villes paient des impôts, mais il
engouffre et il a, tout comme un Océan qui a son compte accrédité, ses
naufrages, ses épaves. C’est une chose hideuse au cœur d’un continent.
Il y a des gens qui font sur lui des parties de bateaux à voiles;
d’autre part il a produit une race de marins qui est à celle de l’eau
salée ce qu’est le charmeur de serpents au dompteur de lions.

Néanmoins c’est sans contredit une pièce d’eau très utile.



JOURNAUX ET DÉMOCRATIE


Qu’une fois pour toutes l’on admette que, de même que le héraut à la
voix sonore que louait la tribu Éolithique pour annoncer les nouvelles
du jour nouveau dans les cavernes a précédé le Barde choisi par la Tribu
pour chanter l’histoire plus pittoresque de la Tribu, de même le
Journalisme est antérieur à la Littérature parce que le Journalisme
répond au premier besoin qu’éprouve la Tribu après celui de la chaleur,
celui des aliments et celui de la société de la femme.

Dans des pays neufs il laisse voir clairement qu’il descend du Héraut de
la Tribu. Une tribu clairsemée qui occupe de grands espaces se sent
abandonnée. Elle aime à entendre faire l’appel de ses membres, souvent
et bruyamment, à se réconforter avec l’idée qu’il y a des compagnons à
une petite distance sous l’horizon. Elle emploie conséquemment des
hérauts chargés de nommer et de décrire tous ceux qui passent. Voilà
pourquoi les journaux des pays neufs ont souvent l’air si outrageusement
personnels. La tribu, en plus de cela, a besoin de renseignements
rapides et sûrs touchant tout ce qui concerne la vie quotidienne dans
les vastes espaces, ces nouvelles provenant de la terre, de l’air, de
l’eau que les Peuples plus anciens ont abandonnées. Voilà pourquoi ses
journaux paraissent parfois d’une trivialité si laborieuse.

Par exemple, un membre de la tribu, Pete O’Halloran, doué d’un nez
rouge, a, pour faire ferrer son cheval, parcouru depuis son domaine une
distance de trente milles, et incidemment cassé le boulon principal de
sa voiture dans un mauvais endroit de la route. Le Héraut de la
Tribu--pauvre feuille hebdomadaire aux pages stéréotypées--rattache, au
moyen d’une insinuation, le nez rouge à l’accident, ce qui, aux yeux du
public en général, est une maladroite diffamation. Mais le Héraut de la
Tribu se rend compte que soixante-douze familles de la tribu se servent
de cette route chaque semaine. C’est à elles de chercher à découvrir si
l’accident était dû à l’ivrognerie de Pete, ou bien plutôt, ainsi que
l’affirme énergiquement Pete lui-même, à l’état négligé de la route. Il
se trouve que quinze personnes savent que le nez de Pete est une
infirmité regrettable et que cet appendice ne doit pas servir à
l’incriminer. Une de ces personnes, en flânant, vient expliquer
l’affaire au Héraut de la Tribu qui, la semaine d’après, affirme
hautement que la route devrait être réparée. En attendant, Pete, ravi
d’avoir pu concentrer sur sa personne l’attention de sa tribu pendant
quelques instants, remonte la scène sur une distance de trente milles,
poursuivi par des annonces de boulons que l’on garantit sur facture
comme ne devant jamais se briser et un peu plus tard (ce que la Tribu
recherchait depuis le début) quelque autorité ou autre de la Tribu
répare la route.

Tout cela n’est qu’un tableau sur une grande échelle, mais en regardant
de plus près vous vous rendrez compte que l’instinct de préservation
propre à la Tribu se trouve, de façon fort logique, à la base de toutes
sortes de bizarres progrès modernes.

A mesure que la tribu se développe et que l’on ne voit plus l’horizon
d’un bout à l’autre sans interruption, l’envie de connaître tout ce qui
touche le voisin immédiat s’atténue--mais pas beaucoup. A l’extérieur
des villes les grandes distances existent toujours, «les vastes domaines
inhabités» dont parlent les annonces, et ceux qui se déplacent désirent
ardemment rester au courant de ce qui se passe chez leurs semblables et
leur donner de leurs propres nouvelles comme aux temps passés. L’homme
qui surgit brusquement hors des ténèbres et entre au milieu du cercle
formé par les feux ne manque pas, si c’est un homme digne de ce nom, de
lever les deux mains en l’air et de dire: «Moi, qui suis un tel, me
voici.» Il vous sera aisé de voir s’accomplir librement ces rites dans
n’importe quel hôtel, lorsque le reporter (remplaçant le héraut de la
tribu) vient jeter un coup d’œil sur la liste des visiteurs. Avant qu’il
ait eu le temps de quitter le registre des yeux, il se trouve nez à nez
avec le nouveau venu qui, sans désir déplacé de notoriété, explique ce
qu’il veut et compte faire. Notez que c’est toujours le soir que le
reporter s’occupe plus spécialement des étrangers. De jour il sait les
affaires de sa propre ville et les gestes des chefs les plus voisins,
mais lorsque vient l’heure de fermer la palissade, d’entourer le camp de
wagons, de ramener en place le buisson d’épines qui bouche l’entrée,
alors, dans tous les pays, il redevient le Héraut de la Tribu qui joue
le rôle de Gardien Extérieur.

Il y a des pays où un homme est tripatouillé d’une façon indécente par
les hérauts jacassants qui lui plongent leurs torches immondes en pleine
figure jusqu’à ce qu’il soit à la fois roussi et enfumé. Au Canada, le
«Qui vive! Avance au ralliement» indispensable pour se renseigner sur
vos intentions s’accomplit avec cette large convenance qui est la marque
distinctive de tout le Dominion. Les paroles du nouveau venu sont
transmises à la Tribu avec exactitude; on ne lui met aucune ordure dans
la bouche, et lorsque les hérauts estiment préférable de ne pas traduire
certaines remarques ils expliquent pourquoi.

On avait toujours plaisir à rencontrer les reporters parce que c’étaient
des hommes que leur pays intéressait. L’intérêt qu’ils lui portaient
était pareil à celui que l’on trouve chez les jeunes chirurgiens ou les
civils, intérêt vif et altruiste. Grâce à la guerre (des Boërs) beaucoup
d’entre eux étaient allés jusqu’au bout du monde, de sorte qu’ils
parlaient des nations sœurs d’une façon qui faisait plaisir à entendre.
Par là les interviews--chose aussi ennuyeuse pour les reporters que pour
ceux qui sont interviewés--devenaient souvent des conversations
agréables, mais que l’on ne publiait pas. On sentait à chaque bout de la
phrase rapide qu’on avait affaire à des joueurs entraînés, à des
virtuoses, à des hommes bien équilibrés, qui croyaient aux décences
qu’il faut respecter, aux confidences qu’il ne faut pas violer, à
l’honneur dont il ne faut pas se moquer. (Par là peut s’expliquer ce que
tout le monde m’a expliqué--que le terrorisme brutal de la Presse
n’existe pour ainsi dire pas au Canada,--il en est de même pour la
calomnie). Ils ne crachaient pas, ne se trémoussaient pas grotesquement,
et n’intercalaient pas dans leur conversation des anecdotes savoureuses
où leurs connaissances étaient traitées de voleurs et d’assassins. Pas
une seule fois, non plus, d’un océan à l’autre, ils n’affirmèrent, ni
eux ni leurs camarades, que leur pays «obéissait aux lois».

Vous connaissez le premier Poteau Indicateur sur la Grand’Route
Principale? «Lorsqu’une femme assure qu’elle est vertueuse, un homme
qu’il est parfait galant homme, ou une communauté qu’elle est loyale, un
pays qu’il obéit aux lois--dirigez-vous dans la direction contraire!»

Et pourtant, alors que la conversation des hommes était si agréable et
si nouvelle, leur parole écrite semblait être jetée dans des moules
conventionnels pour ne pas dire démodés. Il y a un quart de siècle, le
sous-directeur d’un journal pouvait, en lisant le courrier, identifier,
même de très loin, l’_Argus_ de Melbourne, le _Héraut du Matin_ de
Sydney ou le _Times_ du Cap. Même les extraits sans titre dévoilaient
leur origine de même que la peau d’un animal trahit la bête qui l’a
portée. Mais il remarquait alors que les journaux canadiens ne
laissaient ni trace ni odeur et auraient pu venir d’aventure de
n’importe quel lieu dans un rayon de trente degrés de latitude. Ce qui
obligeait à faire une identification très précise. Aujourd’hui, l’espace
laissé entre les lignes, les entêtes, les annonces de journaux
canadiens, l’apparence extérieure de la première page qui ressemble à un
damier de jeu d’échecs, et qui devrait être un beau dessin quotidien, le
papier de pulpe, si cassant, la typographie disposée à la machine, tout
cela est aussi «standardisé» que les wagons de chemin de fer du
Continent. En vérité, lorsqu’on parcourt une pile de journaux canadiens,
c’est comme si l’on essayait de retrouver sa couchette à soi dans un
train à couloirs. Les bureaux des Journaux peuvent être classés parmi
les organes les plus conservateurs qui soient, mais tout de même, après
vingt-cinq ans, on pourrait admettre quelques petits changements; on
pourrait inaugurer quelque originalité dans l’expression ou dans la
composition.

J’abordai ce sujet avec d’infinies précautions parmi un groupe formé de
camarades du métier.--Vous voulez dire, dit un des jeunes, aux yeux
francs, que nous sommes d’anciens numéros copiant un ancien numéro?

C’était précisément ce que je voulais dire, je m’empressai donc de le
nier.--Nous le savons bien, répondit-il avec entrain. N’oubliez pas que
nous n’avons pas la mer autour de nous, et la taxe postale pour
l’Angleterre vient seulement d’être abaissée. Tout s’arrangera.

Oui, sans doute; mais en attendant on souffre de voir un peuple aussi
magnifique se servir de mots de second ordre pour exprimer des émotions
de tout premier ordre.

Ainsi l’on passe tout naturellement du Journalisme à la Démocratie.
Chaque pays a droit à ses réserves, à ses faux semblants, mais plus un
pays est «démocratique» plus est grand le nombre des frimes que
l’étranger doit respecter. Certains des Hérauts de la Tribu se sont
montrés à cet égard très bons pour moi, et, pour ainsi dire, me
poussèrent du coude quand il fallait m’incliner dans la maison de
Rimmon. Aux heures de bureau ils professaient une croyance ferme en ce
mot béni «Démocratie» et qui signifie n’importe quelle foule qui
s’agite, autrement dit cette chose sans recours qui vous passe à travers
les parquets et tombe dans les caves; fait couler un bateau de plaisir
en se ruant de babord à tribord; foule sous ses pieds et réduit en
marmelade les gens parce qu’elle croit avoir perdu dix sous; et se fait
griller en obstruant les portes de sortie dans les théâtres qui ont pris
feu. Une fois leur travail terminé, ils se détendaient, comme tout le
monde. Beaucoup clignaient de l’œil, un petit nombre prenaient des airs
cavaliers, mais tous reconnaissaient que le seul inconvénient dans la
Démocratie était Démos--dieu jaloux aux goûts primitifs et à tendances
despotiques. Un politicien qui l’avait vénéré sa vie entière m’en traça
un portrait fidèle; genre d’épître de Jérémie--le sixième chapitre de
Baruch--rendu en un anglais impossible à citer.

Mais le Canada n’est pas encore une Démocratie idéale. D’abord il lui a
fallu travailler dur dans un milieu âpre, ce qui entraîne des
conséquences inévitables. Et puis la loi au Canada existe et elle est
administrée, non en tant que surprise, comme plaisanterie, comme faveur,
comme brigue, ou comme tour de force de jongleur turc, mais en tant que
partie intégrale du caractère national--que l’on ne doit pas oublier, ou
dont on ne doit pas plus parler que de son pantalon. Si vous tuez on
vous pend, si vous volez on vous emprisonne. Cela a conduit à la paix,
au respect de soi-même, et, si je ne me trompe pas, à la dignité innée
du peuple. D’autre part--et c’est là que des complications sont à
craindre--les chemins de fer et les bateaux à vapeur permettent
l’introduction de gens qui ont toujours à leur disposition des robinets
à eau chaude et froide, des tables garnies et de la faïence, jusqu’au
jour où ils sont expulsés et renvoyés, tout ébahis, dans le désert. Les
longues semaines d’eau salée, le long voyage à travers les plaines qui
cuisaient et tannaient les premiers émigrants leur manquent totalement.
Ils arrivent le corps mou et l’âme sans air. C’est ce que me fit bien
comprendre un voyageur dans un train au milieu des Selkirks. Il se
tenait sur l’arrière-plate-forme munie d’un bon garde-fou, regardait
l’énorme épaule de la montagne toute couverte de sapins et autour de
laquelle des hommes au péril de leur vie avaient construit chaque mètre
de la voie, et s’égosillait:--Dites donc, pourquoi tout cela ne
serait-il pas propriété de l’État! Il n’y avait rien au monde, sauf la
neige et l’escarpement qui pouvaient l’empêcher de descendre séance
tenante et de chercher une mine pour son propre compte. Au lieu de cela
il entra dans le wagon-restaurant. C’est là le premier des types que
l’on rencontre.

Quelqu’un d’autre me raconta l’histoire bien connue d’une foule
d’immigrants qui, lors d’un grand incendie dans une ville, revint au
type primitif, et bloqua les rues en hurlant: «A bas le Czar.» C’est le
second type. Quelques jours plus tard on me montra une dépêche apprenant
qu’une communauté de Doukhobors,--encore des Russes--s’étaient, et pas
pour la première fois, déshabillés et couraient, à toute vitesse, sur la
voie, pour trouver le Messie avant que la neige ne vînt à tomber. La
police les poursuivait munie de chauds vêtements de dessous, et les
trains étaient priés de prendre des précautions pour ne pas les écraser.

Voilà donc trois sortes d’incapacité amenées dans le pays sur des
bateaux à vapeur, le type mou, sauvage et fou. Il y a une quatrième
espèce qui est soit indigène soit importée,--mais les démocraties ne la
connaissent pas--de gens absolument pervers: des hommes et des femmes
adultes, sains, qui prennent un vrai plaisir à faire le mal. Ces quatre
classes agissant ensemble pourraient--c’est facile à concevoir,--donner
naissance à une démocratie passablement pernicieuse; l’hystérie
étrangère, la folie sanglante et autres choses analogues renforçant
l’ignorance, la paresse, l’arrogance locales. Par exemple, j’ai lu dans
un journal une lettre exprimant de la sympathie pour ces mêmes
Doukhobors. L’auteur de la lettre connaissait une communauté de braves
gens en Angleterre (vous voyez où commence le mal!) qui allaient
nu-pieds, ne payaient pas de contributions, se nourrissaient de noix et
ne connaissaient que l’union libre. C’étaient des gens tout âme, et qui
menaient des vies pures. Les Doukhobors étaient également purs, étaient
tout âme, et avaient dans un pays libre le droit de vivre leur vie sans
être opprimés, etc., etc. (Notez comment l’espèce molle importée
rivalise avec l’espèce folle non moins importée). En attendant la
police, outrée, donnait la chasse aux Doukhobors pour les vêtir de
flanelle, pour qu’il leur fût possible de continuer à vivre et de
produire un jour des enfants dignes d’épouser les fils de l’individu
auteur de la lettre en question et les filles de la foule qui avait
perdu la tête lors de l’incendie.

--Tout cela, nous le reconnaissons, répondirent hommes et femmes, mais
que voulez-vous que nous y fassions? Il nous faut du monde. Et ils
faisaient voir des écoles vastes et bien équipées, où les enfants
des immigrants slaves apprennent l’anglais et les chansons
canadiennes.--Lorsqu’ils sont grands, disait-on, vous ne pouvez pas les
distinguer des Canadiens. C’était merveilleux. Le professeur montre des
plumes, des bobines, etc., en désignant ces articles en anglais; les
enfants répètent à la manière chinoise. Au bout de quelque temps,
lorsqu’ils possèdent assez de mots, ils se trouvent à même d’établir
comme un pont entre ce qu’ils savent et ce qu’ils ont appris dans leur
propre pays; de sorte qu’un garçon de douze ans pourra, mettons au bout
d’un an, faire une bonne rédaction en anglais sur son voyage de Russie;
raconter par exemple combien sa mère a payé en route pour sa nourriture
et à quel endroit son père a obtenu son premier travail. De plus, il
mettra la main sur son cœur et dira: «Je, suis, un, Canadien.» Cela fait
plaisir au Canadien qui forcément se sent très fier d’un immigrant qui
doit tout à la terre qui l’a adopté et l’a lancé. Madame La Bienfaitrice
dans un village anglais témoigne pareil intérêt à un enfant qu’elle a
aidé à faire son chemin dans la vie. Mais l’enfant la récompense-t-il
par sa gratitude et sa bonne conduite?

Personnellement, on ne peut avoir beaucoup d’affection pour ceux qui ont
renoncé à leur propre pays. Il se peut qu’ils aient eu de bonnes
raisons, mais ils ont enfreint les règles du jeu et devraient être punis
au lieu de voir augmenter leur cote. Et il n’est pas vrai, comme les
gens prétendent, que quelques bons repas et de beaux habits effacent
toute trace d’instinct étranger et d’hérédité. Mille années ne peuvent
pas compter comme hier quand il s’agit de l’humanité, on n’a qu’à jeter
un coup d’œil sur les races de l’autre côté de la frontière pour se
rendre compte combien, dans les façons de concevoir, dans les manières,
dans l’expression et dans la morale, le Sud et le Sud-Est modifient,
profondément, fatalement le Nord et le Nord-Ouest. Voilà pourquoi le
spectacle de ces femmes aux yeux de jais, à la peau épaisse, portant des
tabliers, avec des mouchoirs autour de la tête et les mains chargées de
paquets orientaux, m’a toujours fâcheusement impressionné.

--Mais _pourquoi_ acceptez-vous pareille marchandise? demandai-je. Vous
savez qu’elle ne vous vaut pas, et elle sait qu’elle ne vous vaut pas et
c’est mauvais pour l’un comme pour l’autre. Mais que faites-vous avec
les immigrants anglais?

Les réponses furent précises: «Parce que les Anglais ne travaillent pas;
parce que nous en avons assez des hommes avec pension et des cagnards
qu’on nous envoie ici; parce que les Anglais sont pourris de socialisme;
parce que les Anglais ne s’adaptent pas à notre genre de vie. Ils
regimbent en présence de notre façon de faire. Ils sont constamment à
nous expliquer comment on fait en Angleterre. Ils portent des fraises!
Ne connaissez-vous pas l’histoire de l’Anglais qui s’était perdu et que
l’on trouva à moitié mort de soif au bord d’une rivière? Lorsqu’on lui
demanda pourquoi il ne buvait pas il répondit:--Comment diable
voulez-vous que je fasse sans _vairre_?

--Mais, insistai-je, pendant tout mon voyage de cinq mille kilomètres,
ce sont là d’excellentes raisons pour que l’on amène l’Anglais. Il est
vrai que dans son propre pays on lui apprend à éviter le travail, parce
que des gens bien intentionnés, mais bêtes, vont jusqu’à se bousculer
les uns les autres pour se porter à son secours, le débaucher et
l’amuser. Chez vous le Général Janvier lui donnerait du nerf. Les gens
pensionnés sont une plaie pour toutes les branches de la Famille, mais
vos manières et votre morale ne doivent pas être à ce point peu
résistantes pour souffrir de la présence parmi vos six millions de
quelques milliers des leurs. Quant au socialisme, l’Anglais pris en
lui-même est l’animal le moins social qui soit. Ce que vous appelez son
socialisme est ce qui tient lieu chez lui de Diabolo et des concours de
devinettes. Pour ce qui est de ses critiques, vous ne voudriez pas tout
de même épouser une femme qui aurait toujours le même avis que vous sur
toutes choses? Il vous faut choisir vos immigrants de même façon. Vous
reconnaissez que le Canadien est trop occupé pour regimber contre quoi
que ce soit. Quant à l’Anglais il regimbe contre tout par nature.
(«Assurément tout cela c’est bien lui», dirent-ils). Il regimbe par
principe et c’est ce qui procure la civilisation. Il en était de même
pour l’Anglais et son instinct à propos de son verre à boire. Chaque
pays neuf a besoin, et c’est un besoin vital, d’avoir un demi pour cent
de sa population dressé à mourir de soif plutôt que de boire dans la
main. Vous ne cessez de parler de la seconde génération de vos
Smyrniotes et de vos Bessarabiens. Pensez donc ce qu’est la seconde
génération des Anglais.

Ils essayèrent bien de se la représenter--mais apparemment sans grand
enthousiasme. Il y avait une étrange réticence dans leur
conversation,--comme un brusque effarement--lorsqu’on touchait à ces
questions. Au bout d’un certain temps, je me rendis auprès d’un Héraut
de la Tribu en qui je pouvais avoir confiance, et lui demandai, à
brûle-pourpoint, en quoi consistait la difficulté, et qui, en
définitive, la provoquait.

--C’est le Travail, me dit-il. Vous feriez mieux de ne pas vous en
occuper.



LE TRAVAIL


Il est difficile de ne pas s’occuper d’une question qu’on vous met sous
le nez à tout propos. Il n’y avait pas trois minutes que j’avais quitté
le vapeur de Québec lorsqu’on me demanda à brûle-pourpoint:--Que
pensez-vous de l’Exclusion des Asiatiques Qui Agite Notre Communauté?

Le Second Poteau Indicateur sur la Grande Route Principale dit: «Au cas
où une communauté serait agitée par une Question, prenez poliment des
nouvelles de la santé de l’Agitateur.» Je le fis, mais sans succès--et
dus temporiser tout le long de ma traversée du Continent jusqu’à ce
qu’il me fût possible de rencontrer quelqu’un à même de fournir des
réponses acceptables. Cette Question semble être confinée à la Colombie
Britannique. Là, au bout d’un certain temps, les hommes qui avaient de
bonnes raisons pour ne pas vouloir causer m’en référèrent à d’autres qui
me fournirent des explications, et lorsqu’il eut été bien bien entendu
qu’aucun nom ne serait prononcé (il est doux de voir des ingénieurs
épouvantés à la pensée de sauter grâce à leurs propres explosifs) il fut
possible d’en arriver à des faits à peu près précis.

Le Chinois a de tout temps eu l’habitude de venir dans la Colombie
Britannique où, comme domestique, il n’a pas son pareil. Personne,
m’assura-t-on partout, ne trouve à redire au Chinois qu’on achète aux
enchères. Il accepte de faire un travail qu’aucun blanc dans un pays
neuf ne consent à prendre et, lorsque le blanc mesquin le mène à coups
de pied, il ne riposte pas. Il a toujours consenti à payer le privilège
qu’on lui octroie de faire fortune sur cette côte merveilleuse, mais, il
y a quelques années, la Volonté populaire, avec une prévoyance et une
science de gouvernement rares, a décidé de doubler la taxe d’entrée
qu’on lui impose. Quelque étrange que cela puisse paraître, le Chinois
demande, actuellement, deux fois plus de gages et, même à ce prix, se
fait rare. C’est, dit-on, une des raisons pour lesquelles la femme
blanche trop surmenée meurt ou devient folle; c’est également pourquoi
l’on voit construire des pâtés de maisons louées en appartements en vue
d’amoindrir les embarras des ménages dépourvus de domestiques. Plus tard
la natalité décroîtra en raison directe du nombre de ces appartements.

Depuis la Guerre Russo-Japonaise, les Japonais se sont mis à venir dans
la Colombie Britannique. Eux aussi font un travail que n’accepte aucun
blanc, par exemple celui qui consiste à tirer de l’eau glacée des bûches
toutes mouillées pour les scieries, aux gages de huit à dix shillings
par jour. Ils sont domestiques dans les hôtels et dans les restaurants
et ils tiennent aussi de petites boutiques. L’ennui avec eux c’est
qu’ils sont un peu trop débrouillards, et lorsqu’on les attaque ils se
défendent âprement.

Bon nombre de Punjabis--autrefois soldats, Sikhs, Muzbis et
Jats--débarquent en ce moment des bateaux. La peste qui sévit chez eux
semble les avoir poussés à s’en aller, mais je ne pus savoir pourquoi
tant d’entre eux arrivent par la route de Shahpour, Phillour et
Jollundur. Ces gens-là ne viennent pas s’offrir comme domestiques, ils
iront travailler dans les scieries; pourtant, avec un peu de soin et
d’attention, on pourrait les rendre hors de pair. On devrait leur dire
de ne pas amener leurs vieillards avec eux, et d’autre part on devrait
s’y prendre mieux pour leur faciliter l’envoi d’argent dans leurs
villages. On ne les comprend pas, bien entendu; en tous cas ils ne sont
pas détestés.

Ce sont les Japonais auxquels on trouve toujours à redire. Jusqu’à
présent--sauf en ce qui concerne la pêche à Vancouver, dont on les
accuse de s’être emparés, tout comme les Malais l’ont fait au Cap--ils
n’ont pas encore concurrencé les blancs. Pourtant bien des personnes
m’ont assuré d’un air sérieux qu’ils risquaient d’abaisser le niveau de
la vie et des gages.

Le vœu formel de certains est donc que--absolument, sans conditions--ils
s’en aillent. (Vous avez pu remarquer que les Démocraties insistent
toujours sur l’impératif catégorique). Avant mon arrivée à Vancouver on
venait d’essayer de les transporter ailleurs, mais sans grand succès,
parce que les Japonais barricadèrent leur quartier, sortirent en foule,
un tesson de bouteille dans chaque main qu’ils mirent énergiquement en
contact avec les figures des Agitateurs. Sans doute il est plus facile
d’embrouiller et d’abasourdir des Hindous et des Tamils ébahis, ainsi
qu’on le fait de l’autre côté de la frontière, que de semer la terreur
dans les rangs des soldats de Yalu et Liaoyang[4].

  [4] Batailles livrées pendant la guerre Russo-Japonaise.

Mais dès que l’on se mettait à poser des questions l’on se perdait dans
un labyrinthe d’allusions, de réserves, de discours, pour la plupart
faits avec contrainte, comme si les interlocuteurs récitaient quelque
chose appris par cœur. En voici quelques exemples: Un homme m’accula
dans un coin au moyen d’une phrase--une seule--où tout, à peu près,
était lettre majuscule:--Le Sentiment Général chez notre Peuple est
qu’il FAUT QUE LES JAPONAIS S’EN AILLENT!

--Fort bien, répliquai-je. Comment pensez-vous vous y prendre?

--Cela ne nous regarde pas. Le Sentiment Général, etc.

--Sans doute. Le Sentiment est une belle chose, mais que comptez-vous
faire? Il ne condescendait pas à s’abaisser jusqu’à fournir des détails,
mais ne cessait de répéter le Sentiment, que, me conformant à ma
promesse, je ne manque pas de rapporter ici.

Un autre fut un peu plus explicite.--Le Chinois, dit-il, nous désirons
le garder, mais le Japonais doit partir!

--Mais alors qui prendra sa place? Ce pays-ci n’est-il pas un peu trop
neuf pour qu’on en chasse les gens à coups de pied?

--Nous devons développer nos Ressources lentement, Monsieur, sans perdre
de vue les Intérêts de nos Enfants. Nous devons conserver le Continent
pour les Races qui s’assimileront avec les Nôtres. Nous ne devons pas
nous laisser submerger par des Étrangers.

--Alors amenez votre propre race, et amenez-la vite, osai-je répondre.
Voilà cependant la seule observation qu’il ne faut pas faire dans
certaines régions de l’Ouest. Je perdis de mon prestige furieusement
pendant qu’il expliquait (tout comme les Hollandais l’avaient fait au
Cap, il y a de ça des années) comme quoi la Colombie Britannique n’était
pas du tout aussi riche qu’elle en avait l’air; qu’elle était étouffée
par des capitalistes et monopoleurs de toute sorte; la main-d’œuvre des
blancs devait être interrompue, nourrie et chauffée pendant l’hiver; que
les frais d’existence étaient énormes; qu’on touchait à la fin d’une ère
de prospérité, que les années maigres arrivaient enfin, que même si des
mesures étaient devenues nécessaires pour faire venir d’autres blancs
elles devaient être prises avec beaucoup de précaution. Puis il ajouta
que les tarifs des chemins de fer de la Colombie Britannique étaient si
élevés qu’ils empêchaient les émigrants de s’y rendre.

--Mais est-ce que les tarifs n’ont pas été diminués? demandai-je.

--Si,--si, je crois, mais on a tellement besoin d’immigrants qu’ils sont
raflés avant d’arriver aussi loin du côté Ouest. Il ne faut pas oublier
non plus que la main-d’œuvre d’ouvriers de métier est bien différente de
la main-d’œuvre agricole. Elle dépend de tant de choses. Et puis, il
faut que le Japonais parte.

--C’est ce que l’on m’a dit. Mais on m’a raconté aussi qu’il y avait des
laiteries et des vergers dans la Colombie Britannique qu’on a dû
abandonner parce qu’on ne trouvait personne ni pour traire ni pour
cueillir les fruits. Pensez-vous que ce soit vrai?

--Voyons, vous ne voudriez pas qu’un homme, avec tous les débouchés
possibles que notre pays lui prodigue, aille traire des vaches dans un
pré? Un Chinois suffit pour cela. Il nous faut des races qui puissent
s’assimiler, etc., etc.

--Mais l’Armée du Salut n’a-t-elle pas offert, il y a peu de temps,
d’amener ici trois ou quatre mille Anglais? Qu’est devenue cette idée?

--On n’y a pas,--comment dirai-je?--donné suite.

--Pourquoi pas?

--Pour des raisons politiques, je crois. Il ne nous faut pas des Gens
susceptibles d’abaisser le Niveau de la Vie. Voilà pourquoi les Japonais
devront s’en aller.

--Alors pourquoi garder les Chinois?

--Avec les Chinois on s’entend; on ne peut pas se passer d’eux. Mais il
nous faut une Émigration d’un Type tel qu’il lui soit possible de
s’assimiler avec Notre Peuple. Je pense être clair.

J’espérais qu’il l’avait été.

Et maintenant écoutez ce qu’ont à dire une mère et une ménagère.

--Ce joli état de choses nous coûte notre santé et celle de nos enfants.
Avez-vous entendu dire couramment «la Frontière fait souffrir les femmes
et le bétail?» Nous ne sommes pas sur la Frontière ici, mais à certains
égards c’est pis parce que nous avons tous les luxes et toutes les
apparences--du joli cristal et de l’argenterie, à étaler sur la table.
Il faut les épousseter, les polir, les arranger une fois que notre
travail de ménage est fini. Sûrement que cela ne vous dit pas
grand’chose, à vous, mais essayez-en pendant un mois! Nous n’avons pas
de domestiques. En ce moment un Chinois coûte cinquante ou soixante
dollars par mois. Nos maris n’ont pas toujours le moyen de payer ça.
Quel âge me donnez-vous? Je n’ai pas encore trente ans. Dieu soit loué
en tous cas que j’aie empêché ma sœur de venir dans l’Ouest. Ah! oui,
c’est un beau pays--pour les hommes!

--Ne pourriez-vous pas faire venir des domestiques d’Angleterre?

--Je n’ai pas le moyen de payer le transport d’une fille pour qu’elle se
marie au bout de trois mois. Et puis elle ne voudrait pas travailler.
Une fois qu’elles ont vu le Chinois à l’œuvre elles refusent.

--Et vous, vous ne refusez pas le Japonais?

--Certainement pas. Personne ne le refuse. Tout ça c’est de la
politique. Les femmes des hommes qui gagnent six à sept dollars par
jour--les ouvriers spécialistes--ont des domestiques chinois et
japonais. Nous ne pouvons pas faire comme eux, nous autres. _Nous_ avons
à penser à l’avenir, à épargner, mais ceux-là dépensent jusqu’à leur
dernier centime. Ils savent, eux, qu’ils n’ont rien à craindre. Ils sont
Le Travail. On s’occupera d’eux quoiqu’il arrive. Vous pouvez juger,
vous-même, si l’État s’occupe de moi.

Un peu plus tard, j’eus l’occasion de traverser une grande et belle
ville entre six et sept heures par une matinée fraîche. Des Chinois et
des Japonais livraient aux maisons silencieuses le lait, le poisson, les
légumes, etc. Pour cette corvée glaciale pas un seul blanc n’était
visible.

Plus tard encore un homme vint me voir sans trop afficher son nom. Il
faisait d’assez importantes affaires et il me fit comprendre (d’autres
avaient parlé à peu près de même) que si je répétais ses paroles ses
affaires en souffriraient. Il parla sans discontinuer pendant une
demi-heure.

--Dois-je donc en conclure, lui dis-je, que ce que vous appelez «Le
Travail» domine absolument cette partie-ci du monde?

Il fit signe que oui.

--Qu’il est difficile d’amener ici l’ouvrier de métier?

--Difficile? Seigneur Dieu! s’il me faut un ouvrier supplémentaire pour
mon travail (je paie, bien entendu, les gages fixés par l’Union) il faut
que je le fasse venir en cachette; il faut que j’aille le rencontrer
comme par accident, plus bas sur la ligne, et si l’Union vient à le
savoir, très probablement elle lui intimera l’ordre de s’en retourner
vers l’Est, ou le congédiera et l’enverra de l’autre côté de la
Frontière.

--Même s’il appartient à l’Union? Pourquoi?

--On lui dira que les conditions de Travail ne sont pas bonnes ici. Il
sait fort bien ce qu’il faut entendre par là. Il fera demi-tour assez
vite. Je fais pas mal d’affaires, et je ne puis m’exposer à entrer en
lutte ouverte avec les Unions.

--Qu’arriverait-il au cas où vous le feriez?

--Savez-vous ce qui se passe de l’autre côté de la Frontière? On fait
sauter les gens à coups de dynamite.

--Mais ici on n’est pas de l’autre côté de la Frontière.

--C’est bigrement trop près pour être agréable. Et puis, aux témoins,
tout autant qu’aux autres, il arrive d’être dynamités. Voyez-vous, la
situation créée par le Travail ne résulte pas de ce que l’on fait ou ne
fait pas de notre côté, tout est géré là-bas. Vous avez pu vous rendre
compte qu’en général on en parle avec précaution.

--Oui, je l’ai remarqué.

--Eh bien, tout cela n’est pas bien. Je ne dis pas que les Unions d’ici
feraient quelque chose _contre_ vous,--et, retenez-le bien, je suis
partisan moi-même des droits du Travail, le Travail n’a pas de meilleur
défenseur que moi-même; j’ai été, moi aussi, ouvrier, bien que je sois
patron aujourd’hui. N’allez pas croire, n’est-ce pas, que je sois contre
le Travail.

--Pas le moins du monde. Je comprends fort bien. Vous trouvez seulement
que le Travail agit, parfois,--comment dire--inconsidérément?

--Voyez ce qui se passe de l’autre côté de la Frontière! On a dû vous
expliquer que cette petite affaire avec les Japonais à Vancouver a été
manigancée en-dessous, n’est-ce pas? Il m’est avis que les nôtres ne
l’auraient pas fait tout seuls.

--On me l’a souvent répété. Est-ce jouer tout-à-fait beau jeu que
d’incriminer un autre pays?

--On voit que vous ne demeurez pas ici, vous. Mais, pour reprendre, si
nous nous défaisons des Japonais actuellement, l’on viendra nous
demander bientôt de nous défaire de quelqu’un d’autre. Il n’y a aucune
limite, Monsieur, aux exigences du Travail, aucune!

--Je croyais que tout ce qu’ils demandaient c’était de bons gages pour
du bon travail?

--En Angleterre peut-être, mais ici ils ont l’intention de diriger le
pays, ah, oui alors!

--Et le pays? comment cela lui plaît-il?

--Nous ne sommes pas loin d’en avoir assez. Ça n’importe pas beaucoup
dans les moments de plein rendement, les patrons feront tout plutôt que
d’arrêter le travail--mais lorsque les temps seront mauvais, vous en
aurez des nouvelles. Notre pays est un pays riche,--malgré tout ce qu’on
raconte--mais nous sommes arrêtés à tout propos par la main-d’œuvre.
Voyez-vous, il y a des quantités et des quantités de petites affaires
que des amis à moi désireraient lancer. Des affaires partout, si
seulement on les laissait tranquilles--mais non!

--Ça, c’est dommage. A propos, que pensez-vous de la question Japonaise?

--Je ne pense pas. Je sais. Les deux partis politiques jouent le jeu du
vote du Travail, mais comprenez-vous ce que cela veut dire?

Je m’efforçais de comprendre.

--Et pas un ne dira la vérité, à savoir que si l’Asiatique s’en va, ce
côté-ci du Continent disparaîtra complètement, à moins que nous
n’obtenions une immigration blanche libre. Pourtant tout parti qui
proposerait l’immigration blanche sur une large échelle serait
blackboulé aux prochaines élections. Je ne vous dis là que ce que
pensent les Politiciens. Mon avis personnel est que si un homme osait
résister au Travail--pas que j’en veuille le moins du monde au
Travail--et parlait raison, bien des gens se rangeraient à son
avis--sans bruit, bien entendu. Je crois qu’il obtiendrait, au bout d’un
certain temps, même l’immigration blanche. Il serait blackboulé aux
premières élections, ça va sans dire, mais en fin de compte... Nous en
avons assez du Travail. Je tenais à vous dire la vérité.

--Merci bien. Et vous ne pensez pas qu’une tentative pour introduire
l’immigration blanche réussisse?

--Non, si elle ne convenait pas au Travail. Essayez, si vous voulez,
mais vous verrez ce qui arrivera.

En tenant compte de cette indication j’ai fait une expérience dans une
autre ville. Il y avait là trois hommes haut placés, riches, tous les
trois vivement préoccupés du développement de leur terre, tous trois
affirmaient que ce qui manquait à la terre c’était l’immigration
blanche. Et tous les quatre nous en avons parlé, dans tous les sens, de
toutes les manières possibles et imaginables. La seule chose sur
laquelle leur avis ne variait pas c’était, qu’au cas où l’on importerait
de quelque façon que ce fût des blancs en Colombie Britannique, le
recrutement pouvant être confié à des particuliers ou à d’autres, les
mesures nécessaires devaient être prises secrètement, sans quoi les
affaires des intéressés en souffriraient.

A cet endroit, j’abandonnai la conversation touchant la Grande Question
qui Agite Toute Notre Communauté; je vous laisse, à vous plus
spécialement, Australiens et Habitants du Cap, le soin d’en tirer vos
conclusions.

Extérieurement, la Colombie Britannique paraît être la région la plus
riche et la plus séduisante de tout le Continent. En plus de ses
ressources propres elle a de bonnes chances d’acquérir un immense
commerce avec l’Asie, qu’elle désire ardemment. Sa terre, en bien des
endroits sur de vastes étendues, convient admirablement au petit fermier
et à l’arboriculteur, qui peut envoyer son camion aux villes. De tous
les côtés j’entendis réclamer de la main-d’œuvre de toute espèce. Et
d’autre part, dans nul autre lieu sur le Continent je ne rencontrai tant
d’hommes qui décriaient la valeur et les possibilités de leur pays, ni
qui s’appesantissaient plus volontiers sur les souffrances et les
privations que l’immigrant blanc avait à endurer. Je crois que deux ou
trois messieurs se sont rendus en Angleterre pour expliquer les
inconvénients de vive voix. Il est possible qu’ils encourent une très
grande responsabilité actuellement, et une plus terrible encore dans
l’avenir.



LES VILLES FORTUNÉES


Après la Politique, revenons à la Prairie qui est le Grand Veldt, et, en
plus, l’Espoir, l’Activité, et la Récompense. Winnipeg en est la porte
d’entrée, grande cité dans une grande plaine, et qui se compare
elle-même, très innocemment du reste, à d’autres villes de sa
connaissance, mais elle en diffère totalement.

Lorsqu’on vient à rencontrer, dans sa propre maison à elle, une femme
que l’on n’a pas vue depuis son enfance, elle vous est tout à fait
inconnue jusqu’au moment où quelque geste, quelque intonation vous
rappelle le passé, et alors on s’écrie:--Mais, tout de même, c’est bien
_vous_! Cependant l’enfant s’est évanouie, la femme et ses influences
ont pris sa place. Je m’efforçais vainement de retrouver la ville gauche
et laide que j’avais connue, elle si peu formée, et qui insistait tant
sur sa modestie. J’osai même rappeler le fait à un de ses habitants:--Je
m’en souviens, dit-il en souriant, mais nous étions jeunes à ce
moment-là. Tout ceci,--il indiquait du doigt une avenue, immense étendue
qui plongeait sous trente voies de chemin de fer,--est né dans les dix
dernières années--pratiquement dans les cinq dernières années. Il nous a
fallu agrandir tous ces dépôts là-bas en y ajoutant deux ou trois
étages; malgré cela c’est à peine si nous commençons à progresser. Nous
ne faisons que commencer.

Dépôts, voies de garage, et choses analogues, ne sont que des jetons
dans le Jeu du Blanc, et que l’on peut ramasser et resservir de nouveau
selon les variations de la partie. Ce qui me réjouissait surtout
là-dedans, c’était l’esprit répandu partout dans l’air léger et
palpitant--ce nouvel esprit de la ville nouvelle. Winnipeg possède des
«Choses» en abondance, mais elle a appris à ne pas se laisser aveugler
par elles, et par là elle est plus âgée que bien d’autres villes.
Nonobstant il importait de les faire valoir--car faire valoir sa ville
c’est, pour l’homme de jugement, ce qu’est pour une femme faire des
emplettes. D’abord venaient les faubourgs, kilomètre sur kilomètre de
maisons de bois, aux contours précis, chaudes maisons coquettes, chacune
d’elles séparée sans jalousie de sa voisine par la plus légère des
bornes. On pouvait, grâce à leur architecture, en fixer la date, en
remontant décade par décade jusqu’autour de 1890, c’est-à-dire à
l’époque où commença la civilisation; deviner, à quelques dollars près,
leur prix de revient, les revenus de leurs propriétaires, et poser des
questions au sujet des nouvelles inventions ménagères.

--Les rues d’asphalte et les contre-allées en béton sont à la mode
depuis quelques années, dit notre hôte, pendant que nous en traversions
au trot kilomètre sur kilomètre. Nous avons trouvé que c’était le seul
moyen d’avoir raison de la boue de la prairie. Regardez! Là même où se
terminait la route audacieuse, s’étendait, invaincue, au même niveau que
le pâle asphalte, la tenace prairie, par-dessus laquelle la civilisation
se frayait un chemin vers l’Ouest.

Et au moyen de l’asphalte et du béton on refoule la prairie à chaque
saison de construction. Puis venaient les maisons de parade, construites
par des hommes riches, eu égard pour l’honneur et la gloire de leur
ville, ce qui est le premier devoir de l’opulence dans un pays neuf.

Nous avons passé, serpenté, au milieu de boulevards et d’avenues,
larges, propres, bordés d’arbres, inondés de soleil et balayés d’air si
pur qu’il interdisait toute idée de fatigue, avons bavardé d’affaires
municipales, impôts municipaux jusqu’au moment où, dans un certain
silence, on nous fit voir un faubourg de maisons, de boutiques, de
banques négligées, dont les flancs et les côtés étaient devenus
graisseux à force d’être frottés par des épaules de cagnards. La saleté
et des boîtes en fer-blanc envahissaient toute la rue. On y sentait
moins la hideur de la pauvreté que le manque du sens de la propreté.
Certaine race préfère vivre dans cette atmosphère.

Puis rapide aperçu d’une cathédrale froide, blanche, d’écoles en briques
rouges, presqu’aussi grandes (Dieu soit loué!) que certains couvents,
d’hôpitaux, d’instituts, un kilomètre environ de magasins, et, enfin, un
lunch tout à fait intime dans un Club, qui aurait fort étonné mon
Anglais de Montréal, et où des hommes, jeunes encore, parlaient de Fort
Garry, tel qu’ils se le rappelaient, pendant que des histoires touchant
la fondation de la ville, et celles d’expédients administratifs et
d’accidents administratifs se mêlaient aux prophéties ou frivolités des
hommes plus jeunes.

Il reste encore quelques endroits où les hommes savent s’occuper de
grosses affaires avec doigté et légèreté, et qui prennent pour avérées
plus de choses qu’un Anglais en Angleterre ne pourrait tirer au clair en
une année. Mais on ne rencontrerait pas beaucoup d’Anglais à un lunch
dans un Club de Londres qui auraient pu s’engager à construire Le Mur de
Londres ou qui auraient aidé à contraindre le roi Jean à signer la
Grande Charte.

J’eus deux visions de la ville. La première par une journée grise, du
toit d’un bâtiment monstre d’où elle semblait déborder et remplir de
bruits toute la vaste coupe de l’horizon, et pourtant, tout autour de
ses bords des jets de vapeur et les cris impatients de machines
prouvaient qu’elle minait la Prairie comme un feu qui couve.

La seconde fut une silhouette du flanc de la ville, mystérieuse comme
une ligne de falaises non explorées, sous un ciel barré de rouge
incarnat depuis le zénith jusqu’au sol où elle s’étendait, couleur
d’émeraude pâle, derrière les remparts inégaux. Lorsque notre train
s’arrêta dans le crépuscule final et que les rails brillèrent
rouge-sombre, j’aperçus la profonde soulevée de cette houle et, à
travers les sept milles de ses plaines empourprées, je vis en bas le
papillotement doré de ses lumières. C’est une chose assez effarante que
d’écouter quelque avant-garde de la civilisation se parlant à elle-même
dans la nuit sur le même ton qu’une ville vieille de mille années.

Tout le pays à l’entour est criblé de voies ferrées, trains de
marchandises ou de plaisir inconnus il y a quinze ans; et il fallut pas
mal de temps avant que nous n’atteignîmes la prairie nette avec l’air,
l’espace, et la terre découverte. L’air ici est différent de tout air
qui ait jamais soufflé, l’espace est plus étendu que tout autre espace,
parce qu’il retourne vers un libre Pôle, sans rien rencontrer sur sa
route, et la terre découverte garde le secret de sa magie aussi
étroitement que la mer ou le désert.

Ici les gens ne se heurtent pas les uns contre les autres en tournant le
coin, mais voient avec ampleur et tranquillité, de très loin, ce qu’ils
désirent, ou ce qu’ils veulent éviter, et ils tracent leur chemin en
conséquence à travers les ondulations, les creux, les langues, les
défoncements et les élargissements du terrain.

Lorsque l’horizon sans bornes et la voûte du ciel élevé commencent à
accabler, la terre ménage de petits étangs et de petits lacs, blottis
dans des creux aux flancs paisibles où l’on peut descendre et sortir des
flots d’air et se délecter à des distances petites et familières. La
plupart des femmes que je rencontrai près des demeures étaient, en bas,
dans les creux, et la plupart des hommes étaient sur les crêtes et sur
la plaine. Une seule fois, comme nous nous arrêtions, une femme dans une
voiture fondit, pour ainsi dire du ciel, en ligne droite sur nous, par
une route dorée qui dévalait entre des terres noires et labourées.
Lorsque le cheval, qui avait la direction des affaires, se fut arrêté
devant les wagons, elle secoua la tête d’un air mystérieux et nous
montra un très petit bébé blotti sur son bras. Elle était, à n’en point
douter, quelque Reine exilée fuyant vers le Nord pour y fonder une
dynastie et créer un pays. La Prairie revêt toute chose d’un air
féerique.

Des deux côtés de la voie, à perte de vue, on battait le blé. La fumée
des machines montait, en perspective ordonnée, à côté des amoncellements
de menue paille: d’abord une machine, puis une maison, puis un tas de
menue paille, puis du blé en moyettes--après cela, répétez ce même
dessin sur toute l’étendue d’un certain nombre de degrés de longitude se
suivant sur l’hémisphère.

Nous avons passé à travers une véritable chaîne de petites villes se
touchant presque, où je me souviens d’avoir vu de temps à autre un
pâturage, et à travers de grandes villes jadis représentées seulement
par une pancarte, un garage, et deux agents de la police du Nord-Ouest.
En ces temps-là, les gens démontraient que le blé ne pousserait pas au
delà de telle ou telle ligne fixée par le premier idiot venu, ou bien
que s’il y poussait personne ne s’en occuperait. Et voici que le Blé
s’avançait, marchant avec nous à perte de vue; les chemins de fer
s’étaient portés à trois ou quatre cents kilomètres au nord, peuplant un
nouveau pays à blé; et plus au nord encore, le Grand Tronçon était en
train de continuer la ligne suburbaine longue de quelques milliers de
kilomètres, avec des embranchements qui iraient peut-être jusqu’à Dawson
City, en tous cas jusqu’à la baie de Hudson.

«Venez au Nord et regardez! s’écriaient les Lutins du Chemin de fer, ici
vous n’en êtes qu’à la lisière.» Je préférai suivre la vieille route et
regarder, ébahi, les miracles accomplis depuis mon temps. L’Hôtel
d’autrefois, à la façade en toc, à l’intérieur creux, et qui était seul
connu dans l’Ouest, avait cédé la place à des bâtiments en pierre ou en
brique hauts de cinq étages, à des Bureaux de Poste faisant pendants. De
temps à autre quelque fragment du passé oublié par mégarde demeurait
accroché à une ville, et permettait de reconnaître en elle une vieille
connaissance, mais le plus souvent il fallait s’éloigner d’un kilomètre
et regarder de loin--tout comme on tient un palimpseste contre la
lumière,--pour pouvoir identifier les lignes tracées au début maintenant
recouvertes depuis longtemps. Chaque ville pourvoyait à la vaste région
fermière derrière elle et chaque école arborait le drapeau national
anglais au bout d’un mât dans la cour de récréation. Il paraîtrait qu’on
n’apprend aux écoliers ni à détester ni à mépriser leur propre pays, ni
à en solliciter des secours.

Je dis à voix basse à un des voyageurs que j’étais un peu las de la
tyrannie du Blé qui avait duré trois jours, en même temps que choqué de
voir les fermiers brûler de la paille si propre et faire des feux de
joie avec leur menue paille.--Vous retardez beaucoup, me dit-il. Il y a
des vergers et des laiteries et d’autres exploitations agricoles, autant
que vous en voudrez, qui marchent dans tous ces pays-ci,--sans parler de
l’irrigation plus à l’Ouest. Le Blé n’est pas notre unique roi, de
beaucoup. Attendez que vous soyez à tel ou tel endroit. C’est là que je
fis la rencontre d’un prophète et d’un prédicateur, sous la forme d’un
commissionnaire du Commerce de l’endroit (toutes les villes en ont), qui
me montra d’un air résolu les légumes que produisait sa région. Et c’en
étaient des légumes! tous rangés avec soin dans un petit kiosque près de
la gare.

Je crois que le pieux Thomas Tusser aurait chéri cet homme.--La
Providence, disait-il, répandant à chaque geste des brochures, n’a pas
voulu le Blé éternel dans cette région. Non, Monsieur! Notre affaire à
nous c’est de devancer la Providence, d’aller au-devant d’elle avec la
culture mixte. Vous intéressez-vous à la culture mixte? Ah! dommage
alors que vous ayez manqué notre exposition de Fruits et Légumes. Ce
genre de culture, ça vous réunit les gens. Je ne prétends pas que le Blé
vous rétrécit, mais j’ose affirmer que la première rend plus sociable et
rapporte davantage. Nous nous sommes laissé hypnotiser par le Blé et le
Bétail. Eh bien--mais non, le train ne part pas encore,--je vais vous
dire quelles sont mes idées là-dessus.

Pendant quinze minutes superbes il me livra la quintessence de la
culture mixte accompagnée d’incursions sur le terrain de la betterave
(saviez-vous qu’on est en train de faire du sucre à Alberta?) et il se
mit à discourir, avec la dévotion qui convenait, sur la sombre poussière
des cours de fermes qui est la mère de toutes choses.

--Ce qu’il nous faut maintenant, s’écria-t-il en prenant congé de moi,
ce sont des hommes, encore des hommes. Oui, et des femmes.

Ils ont un bien grand besoin de femmes pour aider dans les travaux
domestiques, et faire face à la terrible poussée qui les accable à la
moisson--des filles qui puissent aider dans la maison, la laiterie, le
poulailler, jusqu’à ce qu’elles se marient.

Déjà se manifeste en ce sens un véritable afflux: tel colon, satisfait
des conditions qu’il y trouve en amène d’autres de l’Angleterre. Mais si
un dixième de l’énergie que l’on gaspille en «Réformes sociales» pouvait
être consacré à organiser et à surveiller convenablement l’émigration
(le «Travail» ne s’oppose pas encore à ce que les gens travaillent le
sol), nous pourrions faire quelque chose qui vaille la peine qu’on en
parle. Les races qui travaillent et qui ne forment pas des Comités se
mettent à travailler la terre au moins aussi vite que les nôtres. Cela
rend jaloux et inquiet de voir des étrangers en train de puiser, quoique
honnêtement, dans ces trésors de bonne chance et de vie saine.

Il se trouvait, sur la voie, une ville au sujet de laquelle j’avais
entendu une discussion, pour la première fois, presque vingt ans
auparavant, entamée par une loque de chercheur d’or qui voyageait dans
un fourgon:--Jeune homme, me dit-il après une prophétie toute
professionnelle, vous entendrez parler de cette ville si Dieu vous prête
vie. Elle est née heureuse.

Plus tard, j’eus l’occasion de la revoir, c’était une voie de garage à
côté d’un pont où les Indiens vendaient des ornements en perles
tressées. Et à mesure que s’écoulaient les années, j’apprenais que la
prophétie du vieux chemineau s’était réalisée et qu’une chance--je ne
savais laquelle--était échue à la petite ville auprès du grand fleuve.
C’est pourquoi, cette fois-ci, je m’arrêtai pour m’en assurer. C’était
une belle ville de six mille habitants, un embranchement à côté d’un
immense pont en fer; à la gare il y avait un jardin public plein
d’arbres. Une joyeuse compagnie d’hommes et de femmes, que cet air,
cette lumière et leur propre amabilité rendaient frères et sœurs avec
nous-mêmes arrivèrent en automobiles et occupèrent notre journée de la
façon la plus agréable qui soit.

--Eh bien! et votre Chance? dis-je.

--Comment! répondit l’un d’eux, vous n’avez pas entendu parler de notre
gaz naturel--le plus grand gaz naturel qui soit au monde? Ah! venez donc
voir.

On m’emporta en tourbillon jusqu’à un dépôt rempli de machines et
d’ateliers à mécaniques actionnés par du gaz naturel, sentant légèrement
l’oignon frit, qui sort de terre, à une pression de trois cents kilogs
qui, grâce à des valves et des robinets, est réduit à deux kilogs. Il y
avait là en fait de Chance de quoi créer une métropole. Représentez-vous
le chauffage et l’éclairage de toute une ville, sans parler de force
motrice, installés avec la seule dépense des tuyaux.

--Y a-t-il des limites aux possibilités que cela suppose? demandai-je.

--Qui sait? Nous ne faisons que commencer. Nous vous montrerons une
fabrique de briques, là-bas dans la prairie, et que le gaz fait marcher.
Mais pour le moment nous voulons vous faire voir une de nos fermes
favorites.

Et les automobiles repartent, filant comme des hirondelles sur des
routes de toutes les dimensions et grimpant pour arriver jusque sur ce
qui paraissait être le Haut Veldt lui-même. Un commandant de la Police
montée, qui avait fait une année de la Guerre (du Transvaal), nous
expliqua comment les grilles entourant les fermes à autruches et les
petits «meercats» tantôt assis et tantôt galopant dans l’Afrique du Sud
lui avaient donné la nostalgie des «gophers» au bord de la route et des
kilomètres interminables de grillages en fil de fer le long desquels
nous courions. (La Prairie n’a rien à apprendre du Veldt en ce qui
concerne les grillages ou les portes habilement combinées.)

--Après tout, dit le Commandant, il n’y a pas de pays qui puisse
rivaliser avec celui-ci. J’y suis depuis trente ans et je le connais
d’un bout à l’autre.

Alors ils désignèrent du doigt les quatre coins de l’horizon, mettons à
quatre-vingts kilomètres, dans quelque direction que l’on se tournât--et
en donnèrent les noms.

Le fermier amateur d’expositions était parti avec sa famille pour le
culte mais nous, en tant qu’amis, avons pu nous glisser chez lui et
arriver devant la maison silencieuse, toute neuve, avec sa grange bien
ordonnée, et un immense monticule de blé cuivré entassé au soleil entre
deux amoncellements de balle dorée. Chacun en prit un peu entre les
doigts et dit ce qu’il en pensa,--il devait valoir, tel quel, sur le
Veldt, quelques centaines de louis d’or. Et pendant que nous nous
mettions, assis en cercle, sur les machines agricoles, il nous semblait
entendre, au milieu du calme émanant de la maison fermée, la terre
prodigue qui se préparait en vue de nouvelles moissons. Il n’y avait pas
à vrai dire de vent, mais plutôt aurait-on dit comme une poussée de
toute l’atmosphère de cristal.

--Et maintenant allons voir la briqueterie, s’écrièrent-ils. Elle se
trouvait à plusieurs kilomètres. Le chemin qui y menait passait, par une
descente inoubliable à jamais, jusqu’à une rivière aussi large qu’est
l’Orange au pont de Norval, bruissant entre des collines de boue. Un
vieil Écossais ressemblant à s’y méprendre à Charon, avec des bottes
montant jusqu’à la hanche, dirigeait un ponton qui, maintenu par un fil
de fer, faisait la navette. Les automobiles intrépides grimpèrent avec
force cahots sur ce bac à travers un pied d’eau et Charon, sans relâche,
nous mena majestueusement à travers la sombre et large rivière jusqu’à
l’autre bord. Une fois là nous fîmes volte-face pour contempler
l’heureuse petite ville, et échanger nos impressions au sujet de son
avenir.

--Je crois que c’est d’ici que vous pourrez le mieux la voir, dit l’un.

--Non, c’est plutôt d’ici, dit l’autre, et leurs voix prenaient une
intonation plus douce en la nommant.

Puis, pendant une heure, nous avons dévoré à toute vitesse la vraie
prairie, de grandes plaines vert-jaune traversées par d’anciennes pistes
de buffles, ce qui ne rend pas les ressorts d’automobiles meilleurs,
jusqu’au moment où se dressa, isolée, à l’horizon, une cheminée, tel un
mât en pleine mer, et, tout autour, se trouvaient encore des hommes et
des femmes au cœur réjoui, un appentis, une ou deux tentes pour des
ouvriers, le squelette du mécanisme à fabriquer des briques, un puits de
quinze pieds carrés s’enfonçant à soixante pieds jusqu’à la terre
glaise, et, noir et raide, le tuyau d’une mine de gaz naturel. Tout le
reste c’était la Prairie, rien d’autre que la courbe de l’écorce
terrestre--avec de petits oiseaux solitaires s’appelant les uns les
autres. J’avais cru qu’il était impossible que cela fût plus simple,
plus audacieux, plus impressionnant jusqu’au moment où je vis des femmes
en jolies robes s’approcher et regarder avec précaution les valves à gaz
d’où s’échappait la vapeur.

--Nous avons pensé que cela vous intéresserait, me dirent tous ces gens
joyeux; et tout en riant et en devisant ils discutèrent leurs projets
pour construire, d’abord leurs villes puis celles des autres, en briques
de toutes sortes; indiquant des chiffres de production et les frais
d’installation qui vous coupaient la respiration. A l’œil nu l’affaire
n’était rien de plus qu’un pique-nique inédit, charmant. Ce qu’elle
voulait dire en réalité c’était la création d’un Comité qui modifierait
le fond même de la civilisation sur un rayon de cent soixante kilomètres
à la ronde. Il me semblait que j’assistais aux plans de construction de
Ninive, et quoi qu’il arrive de bon à cette petite ville qui est née
heureuse, j’en veux toujours réclamer une part.

Mais la place me manque pour raconter comment nous avons mangé avec
l’appétit que donne la Prairie, dans les quartiers des hommes, un repas
préparé par un artiste; comment nous sommes revenus à la maison à des
vitesses dont même un enfant n’a jamais entendu parler, et auxquelles
aucun adulte ne devrait se livrer; comment les autos s’enlisèrent au
gué, et tirèrent des bordées sur le ponton jusqu’à ce que même Charon
sourit; comment d’énormes chevaux arrivèrent et firent gravir aux autos
les pentes caillouteuses jusque dans la ville, comment, en rencontrant
des gens endimanchés en voiture et à pied, nous avons pris des airs
recueillis et vertueux, et comment la compagnie joyeuse subitement et
doucement s’éclipsa pensant que ses invités devaient être fatigués. Je
ne saurais vous donner une idée de la folâtrerie pure, irresponsable,
qui caractérisa le tout, de la bonté affectueuse, de l’hospitalité gaie
et ingénieuse qui régnait si délicatement dans toute l’affaire, pas plus
que je ne saurais décrire une certaine demi-heure passée dans le calme
du crépuscule juste avant de partir, lorsque la compagnie se réunit de
nouveau pour les adieux, cependant que de jeunes couples se promenaient
par les rues et que la réverbération des lampes à gaz naturel, qu’on
n’éteignait jamais, donnait aux feuilles des arbres une coloration
pareille à celle des décors de théâtre.

Ce fut une femme, dont la voix sortait de l’ombre, qui exprima ce que
nous sentions tous:--Voyez-vous, nous sommes tout simplement amoureux de
notre ville.

--Nous aussi, dis-je.

Et la petite ville disparut derrière nous.



DES MONTAGNES ET LE PACIFIQUE


La Prairie, ce qui du moins mérite ce nom, finit à Calgary, au milieu
des ranches à bétail, des usines, des brasseries, et des travaux
d’irrigation s’étendant sur trois millions d’acres. La rivière qui
charrie le bois de charpente depuis la montagne jusqu’à la ville ne
glisse pas souple en bruissant comme les rivières de la Prairie, mais
gronde en passant au-dessus des barres de cailloux bleus, et la
coloration légèrement verdâtre de ses eaux fait soupçonner les neiges.

Ce que je vis de Calgary fut condensé en une seule demi-heure d’intense
activité (manifestement les autos ont été inventées pour parcourir des
villes nouvelles). Ce que j’entendis, je l’appris, chose assez bizarre,
bien des semaines plus tard, grâce à un jeune Danois, dans la mer du
Nord. Il avait des nausées mais sa Saga de triomphe le soutint.

--Il y a trois ans je viens au Canada en troisième classe. Et j’ai la
langue à apprendre--regardez-moi!--J’ai maintenant ma propre laiterie à
moi à Calgary et--regardez-moi!--ma demi-section, m’appartenant en
propre, c’est-à-dire trois cent vingt acres. Toute ma terre qui est à
moi! Et maintenant, je viens à la maison, première classe, pour Noël ici
au Danemark, et je ramènerai avec moi des amis qui sont fermiers, pour
être fermiers sur ces terres à irrigation près de Calgary. Ah! je vous
assure qu’il n’y a rien qui cloche dans le Canada pour un homme qui
travaille.

--Vos amis iront-ils donc? lui demandai-je.

--Pouvez être sûr. Tout est déjà arrangé. Je parie qu’ils se préparent
déjà et au bout de trois ans ils reviendront pour la Noël ici au
Danemark, première classe comme moi.

--Alors à votre avis ça marche à Calgary?

--Je vous crois. Nous ne faisons que commencer. Regardez-moi. Des
poulets? mais j’en élève aussi à Calgary. Etc., etc.

Après toute cette parade de prospérité matérielle sans détente, c’était
un vrai repos que d’arriver au silence des grandes collines au pied des
monts, bien qu’elles,--elles aussi--eussent été mises à contribution par
la civilisation. Même en ce moment le bois de charpente ravi à leurs
flancs descendait leurs rapides cours d’eau, avec des soubresauts et des
plongeons, avant d’être scié et transformé en matériaux à construction
pour tout l’univers. La charpente d’une villa purement anglaise peut
tirer son origine d’autant de sources différentes et impériales que les
revenus de son propriétaire.

Le train glissa, tout en sifflant pour se donner du courage, à travers
les défilés sinueux des collines, jusqu’au moment où il se présenta,
très humblement, devant les vraies montagnes, celles qui étaient sœurs,
même pas si petites, des Himalayas.

Des montagnes, de l’espèce qui est couverte de sapins et encapuchonnée
de neige, sont des choses païennes.

Les hommes perforent leurs flancs à la recherche de mines, et comptent
que la science moderne les tirera d’affaire. Il n’y a pas bien longtemps
une montagne s’agenouilla, tout comme un éléphant irrité s’agenouille,
sur un petit village de mineurs; mais elle ne se releva pas et une
moitié de ce camp ne fut plus vue sur la terre. L’autre moitié existe
encore, inhabitée. «Le Païen dans son aveuglement» aurait fait des
arrangements avec le Génie local avant même d’y enfoncer son pic. Et,
comme le dit un savant érudit d’une petite université peu connue à un
officier du Génie, sur la route de l’Himalaya au Thibet.--Vous autres
blancs, vous ne gagnez rien à ne pas faire attention à ce que vous ne
pouvez pas voir. Vous tombez de la route, ou la route tombe sur vous, et
vous périssez, et vous vous imaginez que tout cela c’est par accident.
Combien plus sage c’était, Monsieur, quand on nous permettait de
sacrifier un homme, officiellement, avant d’entreprendre des ponts ou
autres travaux publics. A ce moment-là, Monsieur, les divinités locales
étaient officiellement reconnues et ne donnaient plus de fil à retordre,
et les ouvriers de l’endroit, Monsieur, étaient très contents que ces
précautions eussent été prises.

Il y a beaucoup de divinités locales sur la route qui passe à travers
les Montagnes Rocheuses; vieilles montagnes chauves qui ont abandonné
jusqu’à la moindre parcelle de verdure, et se dressent revêtues de plis
de rocher argenté, que l’œil parcourt lentement comme lorsqu’on a le
délire; montagnes folles, aux cornes aiguës, entourées comme d’une
guirlande de brumes dansantes; fakirs du bord de la route, assis, le
front penché, le dos voûté, plongés dans la méditation, courbés sous un
fardeau de glace qui s’épaissit un peu plus tous les ans; montagnes
présentant d’un côté un bel aspect mais, de l’autre, ravinées de creux
où ne pénètre jamais le soleil, où la neige de l’année dernière est
noircie par la saleté et la fumée des feux de forêts de cette année-ci.
L’égouttement qui sort de là s’écoule à travers des dévalements de
cailloutis et de débris jusqu’au moment voulu, et alors le
demi-kilomètre de talus miné glisse, et hurlant se précipite dans la
vallée épouvantée.

La voie ferrée s’y fraye un chemin sinueux, faisant d’inexplicables
écarts et détours, un peu comme avance le daim traversant la clairière,
marchant diagonalement et passant avec appréhension à des endroits qui
paraissent aisés. C’est seulement lorsque la voie a dépassé une bosse ou
deux que l’on se rend compte, en apercevant, en arrière, et en haut, une
pente menaçante, pourquoi le train n’a pas suivi la route en apparence
plus facile qui se trouve de l’autre côté de la gorge.

De temps à autre les montagnes s’écartent et bercent entre elles quelque
vallée dorée aux lents cours d’eau, aux gras pâturages, et aux hautes
terres qui ressemblent à des parcs: c’est tantôt quelque petite ville,
tantôt le bruit de clochettes suspendues au cou des vaches et qui
tintent parmi des buissons d’arbustes à baies; tantôt des enfants qui
n’ont jamais vu le soleil se lever ni se coucher, qui poussent des cris
lorsque passent les trains; et tantôt de vrais jardins entourant les
maisons.

A Calgary, il avait gelé et les dahlias étaient morts. Mais le
lendemain, voici que des capucines fleurissaient, indemnes, tout près
des quais de la gare, et l’air était lourd et liquide du souffle du
Pacifique! On sentait changer l’esprit du pays à mesure que se
changeaient les contours des montagnes, à tel point que, parvenu aux
plaines plus basses du Fraser, il semblait que même les dunes de Sussex
devaient avoir plus d’affinité avec la Prairie que la Colombie
Britannique. Les gens de la Prairie remarquent la différence, et les
gens des Montagnes insistent--à tort, à mon avis--là-dessus. Peut-être
que cette magie s’explique par l’odeur d’étranges plantes toujours
vertes, ou de mousses inconnues en dehors de ces parages; ou bien il se
peut que cette odeur soit renvoyée, de parois en parois, des crevasses
et gorges sans limite d’âge; mais, à mon avis, elle semblait sortir bien
plutôt de l’immense mer qui baigne l’Asie lointaine, l’Asie où les
montagnes, les mines et les forêts sont alliées entre elles.

Nous nous sommes reposés un jour, bien haut dans les Montagnes
Rocheuses, pour pouvoir visiter un lac taillé dans du jade pur, et qui a
la propriété de colorier de sa propre teinte chaque image qui se reflète
dans son sein. Une ceinture de bois de charpente, brun et mort, sur le
faîte d’un rocher escarpé, paraissait, vu sens-dessus-dessous, comme de
sombres cyprès montant d’entre des gazons verts, tandis que les neiges
reflétées à la surface de l’eau étaient d’un vert pâle. En été beaucoup
de touristes s’y rendent, mais nous ne vîmes rien, sinon le lac
enchanteur qui s’étendait muet au milieu des forêts environnantes, où
parmi de la mousse grise et bleue poussaient des lichens rouges et
orange. Nul son à part le bruit du torrent qui se pressait à travers un
encombrement de bûches blanches comme des ossements humains. Tout cela
aurait pu appartenir au Thibet ou à quelque vallée inexplorée derrière
le Kinchinjunga et n’avait rien à voir avec l’Ouest.

Au moment où notre voiture parcourait l’étroit sentier de la colline, un
poney de somme, couleur pie, avec des yeux d’un bleu de porcelaine,
déboucha à un tournant de la route, suivi de deux femmes aux cheveux
noirs, tête nue, portant des boléros de passementerie en perles et
montées à califourchon. Une longue file de poneys trottinait derrière à
travers les sapins.--Des Indiens qui se déplacent, dis-je, c’est
caractéristique!

Au moment où, secouées par leurs montures les femmes nous dépassèrent,
l’une d’elles tourna, très légèrement, les yeux vers nous. Se mouvant
dans cette figure d’un brun foncé, c’étaient là, à n’en pas douter, les
yeux intelligents et bien placés qui seuls appartiennent à la blanche
civilisée.

--Oui, répondit notre guide, lorsque la cavalcade eut doublé la courbe
suivante. C’est Madame une Telle et Mademoiselle une Telle. La plupart
du temps elles bivouaquent par ici trois mois tous les ans. Si je ne me
trompe, elles se rapprochent de la gare avant que la neige ne vienne.

--Et où vont-elles? demandai-je.

--Oh! à peu près partout; si vous voulez dire: d’où viennent-elles en ce
moment, eh bien la piste est là-bas.

Il indiqua du doigt une crevasse mince comme un cheveu qui rayait la
face de la montagne, et je le crus sur parole. Le même soir, dans un
hôtel tout à fait luxueux, une femme mince, vêtue d’une robe de soirée
fort jolie, s’amusait à regarder des photographies, et les yeux, qui
regardaient sous les cheveux bien soigneusement arrangés, étaient ceux
de la femme portant le boléro de perles tressées et qui, montée sur un
poney pie, avait dépassé notre voiture.

                   *       *       *       *       *

Loué soit Allah pour la diversité de ses êtres! Mais connaîtriez-vous
par hasard quelque autre pays au monde où deux femmes pourraient s’en
aller se promener pendant trois mois et tirer du fusil en toute sécurité
et avec le confort voulu?

Ces montagnes ne se trouvent qu’à dix jours de Londres, et de plus en
plus les gens y viennent en villégiature. D’autres personnes, celles
auxquelles on n’aurait jamais pensé, achètent des vergers dans la
Colombie Britannique afin d’avoir une excuse pour visiter tous les ans
le beau pays, entraînant avec elles des amis d’Angleterre. Cela existe
indépendamment du flot ordinaire d’émigrants, et sert à faire connaître
le pays. Si vous demandiez à un chemin de fer appartenant à l’État de
tenter la chance, avec l’espoir d’attirer des touristes, le Commissaire
des Chemins de fer vous démontrerait que la tentative ne pourrait jamais
réussir, et que ce serait mal de risquer l’argent du contribuable en
construisant des hôtels de première classe. Pourtant on pourrait faire
du Sud Africain, même maintenant, un rendez-vous de touristes, si
seulement les voies ferrées et les lignes de bateaux à vapeur
possédaient la foi.

En y réfléchissant je soupçonne que l’on ne voulait pas me voir
apprécier trop hautement les mérites de la Colombie Britannique. Il se
peut que j’aie mal jugé, il se peut qu’elle ait été exprès mal
représentée; mais il m’a bien semblé entendre parler, dans les limites
de son territoire plus que nulle part ailleurs, de «problèmes» et de
«crises» et de «situations». Autant qu’on pouvait s’en rendre compte, le
problème le plus urgent de tous était de trouver assez d’hommes et de
femmes pour faire le travail nécessaire.

Bois de charpente, houille, minéraux, pêcheries, sol convenant à des
vergers, à des laiteries ou à des basses-cours, tout s’y trouve dans un
climat superbe. La beauté naturelle du ciel et la beauté naturelle de la
terre forment le pendant de ces dons magnifiques; ajoutez à cela des
milliers de kilomètres de routes fluviales, abritées et sûres pour le
commerce côtier; des ports profonds qui n’ont pas besoin de drague; des
bases de ports libres de glace; en un mot tous les titres de propriété à
la moitié du commerce de l’Asie.

Pour amuser et délecter le peuple, le saumon, la truite, la caille, la
perdrix s’ébattent à la fois devant et à travers les faubourgs de ses
capitales. Un peu de travail à la hache, et un peu aussi sur les routes
et voilà qu’une ville se trouve en possession d’un des plus charmants
parcs entourés d’eau que nous puissions trouver en dehors des tropiques.
Telle autre ville reçoit en cadeau une centaine d’îles, de monticules,
d’anses boisées, des étendues de plages et de vallons, le tout installé
comme exprès pour une vie de camp, pour des pique-niques et des parties
de canotage, sous des cieux qui ne sont jamais trop chauds et rarement
trop froids. S’il vous plaît de lever les yeux de dessus les jardins
presque tropicaux on peut voir, à travers des baies bleues, des pics
neigeux qui doivent être une véritable réjouissance pour l’âme. Bien
qu’on soit face à face avec une mer d’où peut surgir n’importe quel
présage de malheur, on n’est pas obligé de protéger ses eaux ni d’en
faire la police. On ignore la grande sécheresse, l’épizootie, la peste,
les invasions de sauterelles et la brouissure tout autant qu’on ignore
le vrai sens du mot besoin ou crainte.

Pareille terre est bonne pour un homme énergique. Elle n’est pas trop
mauvaise, non plus, pour le cagnard. J’avais été, je vous l’ai dit,
renseigné sur ses inconvénients. On me donnait nettement à entendre
qu’il n’y avait pas à compter avec certitude sur quelque emploi que ce
fût, et qu’un homme qui gagnait de formidables gages pendant six mois de
l’année serait à la charge de la communauté s’il manquait de travail
pendant les six autres. Je ne devais pas me laisser tromper par des
tableaux dorés placés devant mes yeux par des gens intéressés
(c’est-à-dire par presque tous ceux que je rencontrais) et je devais
tenir compte des difficultés et des déboires qui pouvaient échoir à
celui qui avait l’intention d’immigrer. Si j’en avais réellement envie
je consentirais à supporter bien des inconvénients pour pouvoir
m’installer sur la terre de la Colombie Britannique, et si j’étais
riche, et sans lien sauf l’Angleterre, j’acquerrais bien vite à force
d’argent une ferme ou une maison dans ce pays pour le seul plaisir que
cela donnerait.

J’oubliais, au milieu des gens qui croyaient fermement au Canada, ces
conspirateurs lugubres et dépourvus d’humour, mais plus tard ce souvenir
me laissa un goût amer à la bouche. Les cités, comme les femmes, ne
sauraient trop veiller à quel genre d’hommes elles permettent de parler
d’elles.

Le temps a changé Vancouver littéralement au point de la rendre
méconnaissable. Depuis la gare jusqu’au faubourg, et de nouveau depuis
les faubourgs jusqu’aux quais, chaque pas apportait du nouveau. Là où je
me souvenais d’avoir vu des espaces découverts et des forêts indemnes,
le tramway portait rapidement des gens hors de la ville pour jouer une
partie de «Lacrosse.» Vancouver est une ville âgée car, seulement
quelques jours avant mon arrivée, le Bébé de Vancouver,--c’est-à-dire le
premier enfant né à Vancouver--venait de se marier.

Un bateau à vapeur--jadis bien connu dans Table-Bay--avait débarqué
quelques centaines de Sikhs et Jats du Punjab; chaque homme portait son
paquet et les petits groupes déambulaient avec inquiétude, seuls,
marchant--car plusieurs avaient été soldats--au pas. Oui, ils disaient
qu’ils étaient venus dans ce pays pour obtenir du travail. Des nouvelles
leur étaient parvenues dans leurs villages qu’on pouvait y gagner de
bonnes journées. Leurs frères qui les avaient précédés leur avaient
envoyé la nouvelle--oui, et parfois aussi l’argent pour payer le voyage.
L’argent serait payé avec les gages si considérables qu’on aurait plus
tard. Avec intérêts? Assurément, avec intérêts. Est-ce que les hommes
prêtent de l’argent dans quelque pays que ce soit sans intérêt? Ils
attendaient que leurs frères vinssent leur montrer d’abord où manger,
ensuite comment travailler. En attendant c’était un pays nouveau.
Comment saurait-on en parler? Non, il ne ressemblait pas à Gurgaon ou
Shahpur ou Jullundur. La maladie (peste) avait envahi tous ces pays.
Elle était entrée dans le Punjab par toutes les routes et
beaucoup,--beaucoup,--beaucoup étaient morts. La moisson, aussi, avait
été défectueuse dans bien des endroits. Ayant entendu parler de ces
énormes gages, ils s’étaient embarqués sur le vaisseau à cause du
ventre, à cause de l’argent, à cause des enfants.

--Y retourneraient-ils?

Ils ricanèrent, tout en se poussant du coude. Le Sahib n’avait pas très
bien compris. Ils étaient venus à cause de l’argent--des roupies, non,
des dollars. Le Punjab était leur demeure, là-bas étaient leurs
villages, où attendaient leurs familles. Oui, sans doute, sans aucun
doute ils s’en retourneraient. A ce moment survinrent les frères qui
travaillaient dans les usines: cosmopolites portant des habits de
confection et fumant des cigarettes.--Par ici, vous autres,
s’écrièrent-ils. Les paquets furent replacés sur les épaules et les
turbans noués disparurent. Les dernières paroles que je saisis étaient
du vrai Sikh:--Mais l’argent, mon frère, l’argent dont tu nous as parlé?

Certains habitants du Punjab ont découvert que l’argent peut être trop
chèrement acheté.

Il y avait un Sikh dans une scierie qui, chez lui, avait été conducteur
de batterie de montagnes. Lui-même venait d’Amritsar (oh! agréable comme
de l’eau froide dans un pays assoiffé, le son d’un nom familier dans un
beau pays!)

--Mais vous aviez votre pension. Pourquoi est-ce que vous êtes venu ici?

--Fils d’immortel, parce que j’ai manqué de bon sens; et puis il y avait
la maladie à Amritsar.

(L’historien dans cent ans d’ici pourra écrire un ouvrage sur les
changements économiques survenus par suite de la peste. Il existe
quelque part une étude fort intéressante des conséquences sociales et
commerciales résultant de la Peste Noire en Angleterre).

Sur un quai, et attendant un bateau à vapeur, une trentaine de Sikhs, la
plupart portant leurs vieux uniformes (ce qui ne devrait pas être
permis) conversaient à tue tête, de sorte que le hangar résonnait comme
une gare indienne. On leur fit entendre que s’ils parlaient plus bas la
vie en deviendrait plus facile; ils adoptèrent la proposition aussitôt.
Alors un officier supérieur portant une médaille de l’Inde Britannique
demanda avec un empressement plein d’espoir:--Le Sahib a-t-il reçu
quelque ordre touchant l’endroit où nous devons nous rendre?

Hélas! il n’en avait point reçu--rien que des bons vœux et des
salutations pour les fils de Khalsa, et, quatre par quatre ils s’en
furent.

On dit que lorsque éclata la petite révolte à Vancouver ces «Païens»
reçurent de la part des autres asiatiques l’invitation de faire avec eux
cause commune contre le Blanc. Ils refusèrent alléguant qu’ils étaient
sujets du Roi. Je me demande quels racontars ils ont renvoyés à leurs
villages et où et jusqu’à quel point chaque détail de l’affaire fut
discuté. Les Blancs oublient qu’aucune partie de l’Empire ne saurait
vivre ou mourir pour elle seule.

En voici un exemple, un peu comique, en ce qui touche le côté matériel.
Les merveilleuses eaux entre Vancouver et Victoria sont remplies de
baleines qui bondissent et se réjouissent dans le bleu vigoureux tout
autour du paquebot. Il y a donc «une baleinerie» sur une île tout auprès
et j’eus la chance de voyager avec un des actionnaires.

--Les baleines sont de belles bêtes, me dit-il affectueusement. Nous
avons fait un contrat avec une maison écossaise pour chaque barrique
d’huile livrable d’ici plusieurs années. Elle passe pour être la
meilleure qui soit pour le nettoyage des harnais.

Il poursuivit en me disant comment un vaisseau rapide fait la pêche à la
baleine avec un obusier et fait éclater des obus à l’intérieur de leur
corps de façon qu’elles périssent immédiatement.--Toute la vieille
méthode de harpon et de bateau n’en finirait plus. Nous les tuons tout
de suite!

--Et comment leur enlevez-vous la peau?

A l’en croire, ce vaisseau expéditif portait également à bord une grande
pompe à air, qui pompait de l’air dans la carcasse jusqu’à ce qu’elle
flottât convenablement en attendant qu’on pût s’en occuper. A la fin de
son carnage quotidien il revenait, remorquant parfois quatre baleines
gonflées, jusqu’à la baleinerie qui est une factorerie nantie d’un
outillage moderne. Les baleines sont traînées au sommet d’une planche
inclinée, tout comme les solives à la scierie, et tout ce qui ne peut
fournir de l’huile à l’usage du peaussier écossais, ni être séché en vue
du marché japonais, est transformé en engrais puissants.

--Il n’y a pas d’engrais qui puisse rivaliser avec le nôtre, dit
l’actionnaire. Il renferme tant de calcaire. Voyez-vous, la seule chose
qui nous ait tracassés jusqu’ici, c’est leurs peaux. Mais nous avons
inventé un procédé maintenant pour les transformer en linoléum. Oui, ce
sont de belles bêtes. Celle-là--et il indiqua du doigt une bosse noire
au milieu d’une guirlande d’embrun,--pourrait être découpée
merveilleusement.

--Si vous marchez de ce train-là, lui dis-je, il ne vous en restera pas.

--C’est vrai. Mais ça rapporte trente pour cent, et il y a quelques
années personne n’y croyait.

Je lui pardonnai tout à cause de cette dernière phrase.



UNE CONCLUSION


Le Canada possède deux piliers de force et de beauté en Québec et
Victoria. La première se classe seule parmi ces villes-mères dont
personne ne peut dire «ceci me rappelle.» Pour vous faire une idée de
Victoria il faut prendre tout ce que l’œil admire le plus à Bournemouth,
Torquay, l’île de Wight, la Vallée fortunée à Hong-Kong, le Doon,
Sorrente, et Camps Bay; ajoutez des souvenirs des Mille Iles et disposez
le tout autour de la baie de Naples, avec quelques Himalayas comme
arrière-plan.

Les agents de biens immeubles la recommandent comme un petit morceau de
l’Angleterre--l’île sur laquelle elle se trouve est à peu près grande
comme l’Angleterre--mais aucune Angleterre ne se trouve placée au milieu
de telles mers imprégnées du mystère de l’océan plus vaste situé au
delà. Les crépuscules élevés, tranquilles, que l’on a tout le long des
plages viennent de l’Orient antique qui est là, tout près, sous la
courbe du globe, et même en octobre le soleil se lève chaud dès le
début. La terre, le ciel, l’eau attendent à la porte de chaque homme
pour le contraindre, de vive force, à sortir pour jouer, si d’aventure
il quitte un instant des yeux son travail; et bien que certaines autres
villes du Dominion ne comprennent pas tout à fait cette disposition
immorale de la Nature, ceux qui ont fait fortune dans ces mêmes villes
partent pour Victoria, et avec le zèle qui caractérise les convertis,
prônent et préservent ses beautés.

Nous sommes allés regarder un magasin de bœuf salé appartenant à la
marine, qui jadis avait été esquimau, dépôt de la marine britannique. On
y arrivait à travers des chemins plus beaux que des sentiers anglais,
serpentant le long de rives et de parcs naturels, dont le moindre aurait
fait la fortune d’une ville.

--La plupart des villes, dit quelqu’un soudain, construisent leurs
routes à angle droit. C’est ce que nous faisons dans les quartiers
d’affaires. Qu’en pensez-vous?

--Si je ne me trompe, certaines de ces grandes villes seront forcées de
dépenser des millions un jour ou l’autre en courbes; histoire de
changer, lui dis-je; vous possédez ce que nul argent ne peut acheter.

--C’est bien ce que les gens nous disent quand on vient habiter
Victoria,--et ils ont de l’expérience.

Il est amusant de penser à quelque millionnaire arrivant tout chaud de
quelque gril rectangulaire de la civilisation occidentale en train
d’engager le bon habitant de Victoria à garder ses perspectives variées
et ses courbes reposantes à l’œil.

Il y a une vue, lorsque le brouillard du matin se lève du port où les
steamers relâchent, du Parlement d’une part, et d’un énorme hôtel de
l’autre qui, en tant que spécimen de quais et de façades, s’adaptant et
s’encastrant habilement ensemble, mérite qu’on vienne de loin pour la
contempler. On finissait l’hôtel. Le salon des dames, long peut-être
d’environ cent pieds sur quarante de large, avait un plafond en plâtre,
voûté et superbement orné de bosses, d’arabesques et d’entrelacs, et
qui, je ne sais pourquoi, paraissait familier.

--Nous en avons vu une photographie dans _La Vie au Grand Air_, nous
expliqua l’entrepreneur. Cela nous a paru être juste ce qu’il fallait
pour la pièce, de sorte qu’un de nos plâtriers, un Français, celui
là-bas, l’a pris et l’a copié. Ça fait bien, n’est-ce pas?

A peu près à l’époque où l’on installait le noble original en
Angleterre, Drake pouvait être en train de quitter, toutes voiles
dehors, cette même rive. Vous voyez donc que Victoria légalement possède
les droits d’auteur.

Je m’efforçais, en toute honnêteté, de rendre un peu de la couleur, de
la gaieté, de la gracieuseté de la ville et de l’île, mais découvris en
fin de compte que je parvenais seulement à entasser des épithètes
invraisemblables. Je me résignais à abandonner la tâche, en renonçant à
décrire mille autres merveilles, fâché d’avoir perdu mon temps et le
vôtre à m’occuper de messieurs à l’air anxieux et qui parlaient de
«désavantages». Quelques vers, découpés dans un journal, résument, me
semble-t-il, leur attitude:

    De même que Le Pays de peu de Loisir
    Est l’endroit où s’accomplit la besogne,
    De même Le Pays de peu de Plaisir
    Est l’endroit où l’on peut prendre le plus d’amusement.
    Dans Le Pays de multiples Soucis
    Les Gens rient comme ils doivent le faire,
    Bref, il y a toujours des Gens qui regimbent
    Dans Le Pays cent fois trop bon.

A chaque pas de mon voyage des gens m’assurèrent que je n’avais rien vu
du Canada. Mineurs silencieux du Nord, fruitiers de la vallée de
Okanagan; contremaîtres d’équipes d’ouvriers des voies ferrées, venus
depuis peu des écoles secondaires anglaises; l’habitant le plus vieux de
la ville de Villeneuve, âgé de vingt-huit ans; certains Anglais qui
vivaient sur la prairie et qui trouvaient le moyen de se procurer de
l’amusement, des bons camarades aussi bien que de l’argent; cultivateurs
de blé et marchands de bestiaux, tous deux animés d’un même esprit
sincère; agents électoraux; agents de la police montée, devenus
expansifs au crépuscule, dans les haltes au bord de la route; employés
qui dépendaient du bon vouloir populaire et qui parlaient avec autant de
précautions qu’ils en mettaient à marcher; même les créatures bizarres
qui ne parlaient pas anglais et l’affirmaient bruyamment dans le
wagon-restaurant. Voilà ce qu’un chacun ou une chacune, à sa façon, me
donnait à entendre. Il existait le même rapport entre mon excursion et
leur pays que celui qui existe entre une promenade sur un omnibus à
travers le Strand et la ville de Londres, de sorte que je connaissais
leurs impressions.

Mon excuse est que notre chair et notre sang nous intéressent plus que
n’importe qui d’autre; et j’avais de par ma naissance les mêmes droits
sur eux et leur vie qu’eux-mêmes possédaient dans toute autre partie de
l’Empire. Parce qu’ils étaient devenus un peuple dans l’Empire mon droit
était reconnu et nul n’y fit aucune objection,--ce qui ne serait pas
arrivé il y a seulement quelques années. On peut se tromper sur le sens
de bien des indications le long de la route, mais il n’y a pas moyen de
se tromper sur l’esprit d’une nationalité sensée et reconnue, qui
remplit le pays d’un bout à l’autre exactement comme le bourdonnement
joyeux d’une grosse dynamo bien appliquée à sa tâche forme un fond sur
lequel se détachent tous les autres bruits de l’atelier. Pour bien des
raisons cet esprit est venu tard, mais puisqu’il est venu, après
l’époque des bagatelles, des doutes, des dédains ouverts ou voilés, il y
a moins de danger qu’il s’égare au milieu de la richesse et du luxe
incommensurables qui lui échoueront. Les gens, les écoles, les églises,
la Presse selon sa mesure, et surtout les femmes, comprennent sans
manifestes que leur terre doit maintenant, comme toujours, rester
soumise à la Loi en actes, en paroles et en pensée. C’est là leur marque
de caste, l’arche de leur pacte, leur raison d’être ce qu’ils sont. Dans
les grandes cités, avec leurs listes de contraventions publiées tout
comme dans les villages; dans les petites villes occidentales grandes
ouvertes où le présent est aussi libre que les vies, et l’avenir aussi
sûr que la propriété de leurs habitants; dans les villes côtières
navrées et humiliées de leur unique nuit de dissipation (--Ce n’est pas
notre habitude, Monsieur, ce n’est pas notre habitude!), bien haut dans
les montagnes où les officiers de la loi poursuivent et ramènent
soigneusement à la justice le malfaiteur ébahi; et derrière les prairies
bien ordonnées jusqu’aux terres stériles, aussi loin qu’un homme blanc
solitaire peut marcher, l’inflexible esprit de la race rejoint,
surveille, et exerce son contrôle. Cela ne s’exprime guère en paroles,
mais parfois dans des discussions intimes on a le privilège d’entrevoir
les feux intérieurs. Ils brûlent avec éclat.

--Nous ne voulons pas qu’on nous décivilise, _nous_, me dit le premier à
qui j’en parlais.

C’était là la réponse partout, la note dominante, laconique, et
l’explication.

En dehors de cela les Canadiens sont humains autant que nous le sommes
tous quand il s’agit d’éviter ou de contester une simple vérité. Le
devoir de développer leur pays leur est toujours présent à l’esprit;
mais quand il est question de prendre des dispositions--de meilleures
dispositions--pour le défendre, ils se réfugient derrière des paroles
vagues, des anticipations puériles de miracles--tout à fait à la manière
impériale la mieux recommandée. Tous admettent que le Canada est
opulent; très peu admettent qu’il est faible; un plus petit nombre
encore que, s’il restait sans appui, il cesserait très vite d’exister en
tant que nation. A celui qui s’enquiert avec anxiété à son sujet on
répond qu’il fait son devoir envers l’Angleterre en développant ses
ressources; que les gages offerts sont si élevés qu’il ne peut être
question de payer une armée; il est réellement en train de préparer de
magnifiques projets pour la Défense, mais il ne faut ni le presser ni
lui faire la loi; un peu de sage diplomatie est tout ce dont il est
besoin en cette ère si civilisée; lorsque viendra la crise quelque
phénomène se produira (sûrement!). Et l’on termine très souvent par un
discours sur l’immoralité foncière de la guerre--tout cela ayant à peu
près autant de rapport avec la question que si l’on promenait une
tourterelle à travers les rues pour empêcher la peste.

La question vitale pour le Canada n’est pas ce qu’il pense ou ce qu’il
paie, mais ce qu’un ennemi pourrait estimer nécessaire de lui faire
payer. S’il continue à être opulent, tout en restant faible, il sera
attaqué sûrement sous un prétexte quelconque. Et alors il succombera, et
l’esprit qui l’anime disparaîtra avec son pavillon lorsqu’il glissera le
long de la drisse.

«Cela, c’est absurde, est la riposte que l’on vous fait toujours: dans
son propre intérêt l’Angleterre ne le permettrait jamais. Ce que vous
dites là présuppose la chute de l’Angleterre.»

Pas forcément. Rien de plus dangereux qu’un faux pas fait en marchant;
mais quand l’Angleterre trébuche, l’Empire tremble. La faiblesse du
Canada, c’est le manque d’hommes. La faiblesse de l’Angleterre, c’est
l’excès de votants qui proposent de vivre aux frais de l’État. Ceux-là
s’indignent bruyamment lorsqu’on dépense des crédits autrement que pour
eux; et puisque l’on consacre de l’argent à la flotte et à l’armée pour
protéger l’Empire pendant qu’il est en train de se consolider, ils
raisonnent que si l’Empire cessait d’exister les armements cesseraient
également; l’argent ainsi épargné pourrait être réservé à leur confort
matériel. Ils s’enorgueillissent d’être l’ennemi avoué et organisé de
l’Empire qui, comme les autres le voient bien, est tout disposé à leur
donner la santé, la prospérité et la puissance au delà de tout ce que
leurs votes pourraient leur valoir en Angleterre. Mais leurs chefs ont
besoin de leurs votes en Angleterre, comme ils ont besoin de leurs
protestations et de leurs malaises pour les aider dans leurs carrières
municipales et parlementaires. Aucun ingénieur ne modère la vapeur dans
ses propres chaudières.

De sorte que l’on ne leur dit guère autre chose que du mal du grand
héritage extérieur et on les tient claquemurés dans les villes par des
promesses de libres rations et d’amusements. Si l’Empire était menacé,
ils ne conseilleraient pas, dans leur propre intérêt, à l’Angleterre de
dépenser de l’argent pour lui. En conséquence, ce ne serait pas un mal
si les nations appartenant à l’Empire se trouvaient être assez fortes
pour encaisser au début quelques bons coups en attendant que
l’Angleterre pût se porter à leur secours.

Dans ce but, un apport d’hommes intègres, de valeur, devient nécessaire
de plus en plus chaque année pendant laquelle dure la paix--d’hommes
loyaux, propres, expérimentés en questions gouvernementales, de femmes
qui n’ignorent pas le sacrifice.

En cela les Messieurs qui proposent que leurs voisins les entretiennent
nous servent d’utiles alliés. Ils ont réussi à rendre inquiètes les
classes se trouvant immédiatement au-dessus d’eux qui constituent la
classe ouvrière anglaise. Cette classe, en effet, n’est pas encore
contaminée par la tentation de la paresse entretenue par l’État, ou par
le manque de responsabilité garanti par l’État. L’Angleterre a des
millions de gens de cette espèce, silencieux, appliqués, accoutumés même
maintenant à pourvoir aux besoins de leurs propres rejetons, à les
élever dans la ferme crainte du Seigneur, et dans le seul désir de
n’être récompensés que pour ce qu’ils ont fait. Il y a quelques années
seulement cette classe n’aurait pas eu même l’envie de bouger;
aujourd’hui elle ressent l’inquiétude générale. Ils vivent dans son
atmosphère. Des amis qui d’aventure leur viennent emprunter du sucre ou
du thé leur ont appris en plaisantant, ou avec des menaces, que bientôt
viendraient des jours heureux où celui qui refuserait de donner de bon
gré en verrait de dures. La perspective ne fait appel ni à leur raison
ni à leurs carnets de caisse d’Épargne. Ils entendent,--ils n’ont pas
besoin de lire--les discours prononcés le dimanche matin. Une de leurs
préoccupations est d’envoyer leurs enfants à l’école du dimanche par des
voies détournées, de peur qu’ils n’entendent et n’apprennent
d’abominables blasphèmes. Lorsqu’on dévalise les caisses de petites
boutiques ou lorsque l’apache extorque de l’argent aux femmes de sa
famille avec une brutalité plus grande qu’à l’ordinaire, ils savent,
parce qu’ils souffrent, quels sont les principes que l’on met en
pratique. Si on pouvait sans bruit indiquer à ces gens un moyen
tranquille d’en sortir, beaucoup d’entre eux feraient rentrer leurs
épargnes (ils sont plus riches qu’ils n’en ont l’air), et fileraient
sans rien dire. Dans les campagnes anglaises, aussi bien que dans les
villes, il existe un sentiment--qui n’est pas encore de la panique, mais
une sorte de panique atténuée--que l’avenir ne sera rien moins que gai
pour ceux qui travaillent, ou qui ont l’habitude de travailler. Tout
cela est à notre avantage.

Le Canada pourra servir au mieux ses propres intérêts et ceux de
l’Empire en exploitant systématiquement ce nouveau terrain de
recrutement. Maintenant que le Sud de l’Afrique, avec la seule exception
de la Rhodésie, se trouve paralysé, et que l’Australie n’a pas encore
appris les choses qui sont nécessaires à sa paix, le Canada a la
meilleure chance du monde d’attirer des hommes de valeur et des capitaux
dans le Dominion. Mais les hommes ont beaucoup plus d’importance que
l’argent. Il se peut qu’ils ne soient pas de prime abord aussi habiles
avec la houe que l’habitant de Bessarabie ou que celui du Bokhariot, ou
telle race à la mode, quelle qu’elle soit. Mais ils ont des qualités de
courage, de bonne humeur, et certaine vertu à toute épreuve, choses pas
entièrement à dédaigner. Ils ne se tiendront pas à l’écart de la vie de
la terre ni ne feront des prières en des langues inconnues à des saints
Byzantins; tandis que, d’autre part, cette même ténacité, cette même
prudence qui les a tenus attachés jusqu’à présent à l’Angleterre, les
aideront à jeter de profondes racines ailleurs. Il y a plus de chance
pour que, eux, plutôt que d’autres classes, amènent leurs femmes, et ces
femmes-là fonderont des foyers sacrés et individuels. Une Colonie de la
Couronne, peu estimée, dit proverbialement qu’aucune région n’est
réellement colonisée tant qu’on ne voit pas de pots de musc sur les
rebords des fenêtres--signe certain qu’une famille anglaise est venue
s’y installer. On ne peut savoir exactement combien de gens, parmi la
population étrangère que le bateau débarque, possèdent quelque chose
d’approchant ces idées-là. Dans certain pays nous avons vu une panique
financière renvoyer de véritables armées d’étrangers aux pays avec
lesquels ils niaient toute allégeance. Que feraient-ils, ou ceux qui
leur ressemblent, en temps de réel danger, puisque aucun instinct de
leur corps ou de leur âme ne les forcerait à attendre jusqu’à ce que la
tempête eût pris fin?

A n’en point douter la conclusion de toute la question dans l’Empire
entier ne doit-elle pas être qu’il faut amener des hommes et des femmes
de notre souche, ayant nos habitudes, notre langue, nos espoirs, par
tous les moyens possibles que comporte une politique bien réglée? Le
temps ne nous sera pas alloué en quantité suffisante pour que nous nous
multipliions jusqu’au moment d’imposer une paix incontestable, mais en
puisant dans l’Angleterre nous pourrons rapidement effectuer la
transfusion dans ses veines de ce qui nous manque de sa force, et, grâce
à cette opération, obtenir par une saignée bienfaisante sa propre santé
de corps et d’esprit.

En attendant, le seul ennemi sérieux de l’Empire, dedans ou dehors,
c’est cette même Démocratie qui dépend de l’Empire pour tout ce qui
concerne son confort individuel, et en considération duquel nous
insistons au moyen des arguments qui précèdent.



L’ÉGYPTE DES MAGICIENS

(1913)


    VOYAGE SUR MER.
    RETOUR A L’ORIENT.
    UN SERPENT DU VIEUX NIL.
    EN REMONTANT LE FLEUVE.
    POTENTATS MORTS.
    LA FACE DU DÉSERT.
    L’ÉNIGME D’EMPIRE.



_Et de même firent les Magiciens de l’Égypte, grâce à leurs
enchantements._

EXODE, VII, 22.



VOYAGE SUR MER


J’avais quitté l’Europe dans le seul but de découvrir le Soleil, et des
bruits couraient qu’on devait le trouver en Égypte.

Cependant, je ne m’étais pas rendu compte de ce que j’y trouverais en
plus.

Un bateau de la Cie P. et O. nous emmena hors de Marseille. Un sérang de
lascars, muni d’un sifflet, portant une chaîne, un châle et des
vêtements bleus flottants s’affairait à la cale aux bagages. Quelqu’un
au treuil manœuvra mal. A celui-là le sérang appliqua un nom, bien
vilain en lui-même, mais qui, sur-le-champ, éveilla chez celui qui
l’entendit de délicieux souvenirs.

--O Sérang! cet homme est donc bien sot?

--Très sot, Sahib! Il vient de Surah. Mais seulement pour sa nourriture.

Il eut un large sourire; l’habitant de Surah également. Le treuil se
remit à grincer. Les voix, qui criaient: «Laissez aller! Arrêtez!»
étaient non moins familières que l’amicale bouffée qui s’échappait de la
cuisine des lascars ou le bruit mat des pieds nus se plaquant sur le
pont du navire. Certes, sans la présence de quelques impertinentes
années écoulées, je n’aurais pas hésité à aller partager avec eux leur
riz. Bien, bien gentils, en effet, s’étaient montrés jadis certains
sérangs envers de petits blancs, trop petits encore pour avoir de caste!
Mais c’était le vaisseau lui-même qui restait l’objet le plus familier
entre tous: j’avais oublié,--et rien dans le tarif à bord ne pouvait me
le rappeler,--que, dans le métier resplendissant exercé par les
paquebots pour voyageurs, survivaient encore des vaisseaux n’ayant
qu’une seule hélice.

Ce furent des passagers du Nord Atlantique, habitués à de vrais
vaisseaux, qui en firent la découverte et se montrèrent aussi ravis que
l’eussent été des touristes américains en train de visiter
Stratford-sur-Avon.

--Venez donc voir! s’écrièrent-ils..., il n’a qu’une hélice, rien
qu’une! Écoutez comme ça cogne! Réellement, vous l’avez vue leur vieille
grange de salon? Ah oui! mais la bibliothèque des officiers? Elle est
ouverte pendant deux demi-heures, la semaine, et une demi-heure le
dimanche. Il faut verser un dollar et quart pour chaque volume. Voilà un
voyage que nous n’aurions pas voulu manquer pour rien au monde. C’est
tout comme si on voyageait avec Christophe Colomb.

Ils erraient de-ci de-là sur le port, bavards, émerveillés, et heureux,
car ils devaient débarquer à Port-Saïd. Moi aussi, je me livrai à des
explorations. Tout, à bord, depuis le linge de table mal repassé, les
épais verres à dents pour les apéritifs, l’étalage désordonné des
victuailles aux repas jusqu’aux règlements affichés dans la cabine
dépourvue de rideaux et où on n’avait pas encore trouvé le moyen de se
procurer des plateaux s’adaptant aux couchettes pour le thé du matin,
tout retardait à bord du P. O.

Soyons justes, cependant, car il faut reconnaître qu’il y avait des
ventilateurs dans les cabines, mais... on les faisait payer en
supplément. De même on racontait--bruit non contrôlé--qu’il y avait,
malgré tout, moyen de manger sur le pont ou dans sa cabine sans être
pour cela obligé d’obtenir un certificat de médecin. Tout le reste était
sous l’égide de la vieille devise «_Quis separabit_» traduisons: «cette
ligne diffère entièrement des autres».--Après tout, me dit un
Anglo-Indien à qui j’expliquais comment on voyage sur mer--quand on est
civilisé--ils ne tiennent pas à vous autres excursionnistes Égyptiens.
Ils sont sûrs de nous, parce que...--et il me fournit plusieurs fortes
raisons touchant les congés, les finances, l’absence de toute
concurrence et la possession du rivage de Bombay.

--Mais, c’est absurde! dis-je, tout ici retarde! Il y a un avis
interdisant de fumer sur le pont et d’avoir des lumières non voilées,
voilà un lascar là-bas qui se promène avec une bougie dans une lanterne.

Cependant notre vieux rafiau avançait cahin-cahan vers Port-Saïd parce
que nous n’avions pas de courrier à bord, et que la Méditerranée,
épuisée par de fortes crises d’hystérie en février, s’étalait lisse
comme de l’huile.

Je causai quelque temps avec un quartier maître écossais, qui se
plaignait de ce que les lascars ne sont plus ce qu’ils étaient
autrefois, vu qu’ils ont l’habitude (mais cela a toujours été) de
s’engager par clan ou par famille entière--tous les genres mélangés. Le
sérang dit que, pour ce qui le concernait, _lui_, il n’avait remarqué
aucune différence depuis vingt ans.--Les hommes sont toujours de
plusieurs espèces, Sahib. La raison? c’est que Dieu les diversifie. Pas
tous sur le même patron--non pas du tout sur le même patron. Il m’apprit
aussi que les gages augmentaient mais que le prix du ghee, du riz, du
cari augmentait aussi, ce qui ne faisait pas l’affaire des femmes et des
enfants à Porbandar.--Et cela également est ainsi fait, et parler ne
saurait le changer en rien. Après Suez, il se serait épanoui en de
minces vêtements et en discours plus longs encore, mais l’âpre froid le
paralysa tout comme la pensée de séparations récentes et de travail à
venir refroidissait le contingent anglo-indien. Peu à peu on parvenait à
savoir l’essentiel des vieilles histoires bien connues--tantôt c’était
la femme malade qu’il avait fallu laisser, tantôt l’enfant, tantôt l’une
de ses filles encore à l’école; telle autre toute petite, qu’on avait
confiée à des amis ou à des salariés, séparation certaine pendant tant
d’années sans grand espoir ni grand plaisir en perspective. Ce n’était
pas une Inde très agréable qu’on entrevoyait à travers les récits. En
voici un, par exemple, qui explique bien des choses:

Il y avait dans un village hindou un Patan, musulman employé par
l’usurier du village pour faire rentrer l’argent prêté;--c’est loin
d’être un métier populaire.--Il se trouvait seul parmi tous ces Hindous
et, l’accusation portée contre lui par la cour était ainsi libellée, il
avait volontairement fait perdre sa caste à un villageois hindou en le
contraignant à accepter des aliments musulmans défendus par sa religion.
Lorsque ce pieux villageois avait voulu l’amener devant le chef pour
obtenir réparation, l’être impie avait dégainé son couteau afghan, tué
le chef et blessé quelques autres en plus. Les témoignages étaient
impeccables, et se déroulèrent sans accroc ainsi qu’il doit en être de
toutes les affaires bien combinées, et le Patan fut condamné à mort pour
homicide volontaire.--Il fit appel, et, grâce à Dieu sait quel
arrangement, il obtint la permission de se défendre en personne devant
la cour d’appel, «je crois bien qu’il a déclaré qu’il n’avait pas
beaucoup confiance dans les avocats, mais que si les sahibs voulaient
bien lui accorder une audience, d’homme à homme, il pourrait peut-être
en avoir pour son argent.»

Le voilà donc sorti de prison, et, en vrai Patan, ne voulant pas se
contenter des faits précis en sa possession, il lui fallut inventer,
faire croire qu’il avait été délégué secrètement pour espionner ce
village. Puis s’échauffant, il était, certes, l’agent de cet usurier, et
sa mission était, si vous voulez, de faire usage de sa persuasion auprès
des gens qui faisaient preuve de mauvaise grâce, il travaillait pour le
compte d’un Hindou. Forcément beaucoup de gens lui en voulaient.
Beaucoup de dépositions étaient véridiques, absolument véridiques, mais
ses accusateurs avaient dénaturé les faits abominablement. Par exemple
en ce qui concernait ce couteau, certainement il avait eu ce couteau en
sa possession tout comme on le prétendait, mais pourquoi? Parce que avec
ce même couteau il était en train de découper et de distribuer un mouton
rôti dont il venait de faire cadeau en guise de festin aux villageois. A
ce même festin où il était assis en paix avec tout son monde, le village
s’était soudain dressé, et, sur un ordre donné, s’était emparé de lui,
et l’avait traîné à la maison du chef. Comment pouvait-il porter
atteinte à la caste _de qui que ce fût_, puisque tous étaient en train
de manger de son mouton? Une fois arrivé dans la cour de la maison du
chef ils brandirent leurs gros bâtons, et, en s’excitant les uns les
autres, firent mousser leur colère contre lui. Lui était Patan. Il
savait ce que voulait dire ce genre de conversation. Un homme ne peut
pas obliger les gens à payer leurs dettes sans se faire des ennemis.
Il les avertit donc; coup sur coup il les avertit en leur
disant:--Laissez-moi tranquille. Ne portez pas la main sur moi. Mais
l’agitation ne fit que s’accroître. Il vit bien qu’on avait l’intention
de l’assommer à coups de bâton, tout comme un chacal dans un égout.
Alors il dit:--Si vous me portez des coups, je frapperai, et moi, quand
je frappe, je tue, parce que je suis Patan. Mais les coups furent
portés, de lourds coups. C’est pourquoi, avec ce même couteau, qui avait
servi à découper le mouton, il frappa le chef.--Aviez-vous l’intention
de tuer le chef?--Assurément, je suis Patan. Quand je frappe c’est pour
tuer. Je les avais avertis, coup sur coup. Je crois l’avoir atteint au
foie, il est mort. Et voilà toute l’affaire, Sahibs. C’était ma vie ou
la leur. Ils auraient voulu me priver de la mienne, et cela sur la
viande même que je leur donnais gratuitement. Et maintenant
qu’allez-vous faire de moi?

En fin de compte, il fut condamné à plusieurs années de prison pour
homicide volontaire.

--Mais, dis-je, lorsque l’histoire eut été racontée, qu’est-ce qui a
fait accepter par la cour tout le témoignage du village? Il sautait aux
yeux qu’il ne fallait pas y croire?

La cour déclara qu’elle ne pouvait pas admettre que tant de gens bien
élevés et natifs du pays se fussent concertés pour dire un mensonge.

--Ah oui! Cette cour était-elle depuis longtemps dans le pays?

--Le juge était indigène, me dit-on.

Examinez la chose au point de vue portée générale, et vous vous rendrez
compte que la cour était absolument sincère. Ce tribunal n’était-il pas
lui-même un produit de la civilisation occidentale et par là forcé de
tenir l’enjeu, de prétendre penser selon les idées occidentales, de
traduire chaque rang de la société villageoise indienne en son
équivalent anglais, et de régler toutes les questions comme les aurait
réglées un juge anglais? Il faut donc que les Patans, et incidemment les
fonctionnaires anglais, se débrouillent d’eux-mêmes.

Il y a une affreuse maladie du siècle qui s’appelle «snobisme de l’âme».
Le germe a été développé avec violence dans les cultures modernes depuis
le bacille non complexe, isolé, il y a soixante ans par feu William
Makepeace Thackeray. Exactement de même que le major Ponto, avec ses
plats d’argent et son garçon d’écurie qui devait jouer le rôle de valet,
mentait à lui-même et à ses invités, de même... mais le Livre de Snobs
ne peut être rendu d’actualité que par celui qui l’a écrit.

Puis un homme du Soudan, du Sud bien lointain, intervint avec une
histoire d’un juge très troublé et d’un prisonnier bien trop calme.

Au grand bazar d’Omdurman où l’on vend de tout, vint, du fin fond de je
ne sais quel désert, un jeune homme. Il lui arriva d’entendre un
gramophone. L’existence lui parut dénuée de saveur jusqu’au moment où il
fut en possession de la créature. Il l’emporta dans son village et, le
soir venu, le mit en marche au milieu de ses amis extasiés. Son père,
sheik du village, vint écouter avec les autres, constata les cris
bruyants produits sans trace de souffle, la puissante musique obtenue
sans musiciens et dit, avec assez de justesse:--Cette chose est un
diable. Il ne faut pas apporter des diables dans mon village. Mettez-moi
cela sous clef.

Ils attendirent qu’il s’en fût allé, puis ils entamèrent un autre air.

Une deuxième fois le sheik vint et réitéra l’ordre, ajoutant que si la
boîte chantante se faisait entendre à nouveau il tuerait l’acheteur.
Mais leur curiosité et leur joie furent trop fortes, et leur firent
braver même cette intimation et, pour la troisième fois (fort tard dans
la nuit) ils insérèrent plaque et aiguille et laissèrent délirer le
djinn. Donc le sheik avec son fusil tua son fils ainsi qu’il avait
promis de le faire, et le juge anglais devant qui il fut traduit
finalement eut une peine inimaginable pour sauver cette grave tête grise
de la potence. Voici:

--Allons, mon vieux, il faut dire: coupable ou non coupable.

--Mais je l’ai tué avec mon fusil. Voilà pourquoi je suis ici. Je...

--Chut! C’est une formalité exigée par la loi: (_A voix basse_).
«Inscrivez que le vieil idiot ne saisit pas.» Restez tranquille.

--Mais avec mon fusil, je l’ai tué. Que pouvais-je faire d’autre. Il
avait acheté un diable dans une boîte et...

--Paix! Cela viendra tout à l’heure. Taisez-vous.

--Mais je suis sheik du village. Il ne faut pas apporter des diables
dans le village. Je l’avais prévenu que je le fusillerais.

--Cette affaire est entre les mains de la justice, c’est moi qui juge.

--A quoi bon? je l’ai fusillé. Supposez que _votre_ fils eût apporté un
diable dans une boîte jusque dans votre village...

Ils lui firent comprendre enfin que, lorsqu’on était gouverné par les
Anglais, les pères doivent livrer leurs enfants ayant conclu pacte avec
le diable pour être fusillés par le blanc (premier pas, ainsi que vous
le voyez, sur la pente descendante de l’assistance gouvernementale) et
qu’il devait, lui, faire quelques mois de prison pour s’être mêlé des
exercices de tir de l’État.

Nous sommes une grande race. Il y avait une fois dans la Nigritie un
jeune juge qui fit attendre pendant plusieurs minutes un prisonnier
condamné à mort, pendant qu’il cherchait mot après mot, à travers tout
le dictionnaire, en dialecte hausa, pour trouver: _Que_, _Dieu_, _ait_,
_pitié_, _de votre_, _âme_.

Et l’on m’a raconté une autre histoire encore--cette fois-ci c’est au
sujet du canal de Suez--et qui donne une idée de ce qui pourrait bien
arriver un jour à Panama. Il y avait un vapeur marchand chargé de gros
explosifs en route pour l’Orient, et tout au bout du canal il arriva
très naturellement qu’un matelot renversa une lampe dans le gaillard
d’avant. Après un intervalle de vif émoi, l’équipage déguerpit dans la
direction du désert qui longeait le canal, tandis que le capitaine et le
second ouvrirent tous les robinets et firent couler le bateau, non pas
dans le chenal, mais tout contre une berge, en laissant juste assez de
place pour qu’un vapeur pût passer. Puis les autorités du canal
télégraphièrent à ses affréteurs pour savoir exactement la nature de la
cargaison. Il paraît que la réponse les a empêchés de dormir, car
c’était à eux qu’incombait le soin de le faire sauter.

Pendant ce temps il fallait bien que la circulation se fît comme à
l’ordinaire. Advint un steamer de la Cie P. O. D’un côté le canal, de
l’autre l’épave coulée, indiquée par un vieil Arabe dans une barque,
portant un drapeau rouge, et on avait ménagé environ cinq pieds de marge
de chaque côté pour laisser passer le vapeur P. O. Celui-ci marcha avec
d’infinies précautions parce que, voyez-vous, même cinquante tonnes de
dynamite ont le pouvoir tout de même de causer quelque commotion à bord
d’un paquebot, et le bateau marchand en renfermait bien davantage, sans
parler de détonateurs. Par suite de quelque miracle cocasse, il se
trouvait que le seul passager qui fût à ce moment au courant de la
situation était une vieille dame, plutôt fière de son secret.

--Ah! dit-elle au milieu de cette effarante glissade, vous pouvez être
sûr que si tout le monde savait ce que je sais, moi, ils seraient tous
de l’autre côté du bateau.

Un peu plus tard, les autorités firent sauter le vapeur avec d’infinies
précautions et en se tenant à deux kilomètres de distance. De cette
façon il ne détruisit pas le canal de Suez et il ne démolit pas non plus
le canal d’eau potable qui le longe, mais creusa seulement un trou de
cent pieds, ou cent mètres de profondeur, et disparut ainsi du registre
du Lloyd.

Mais nulle histoire ne pouvait détourner pendant très longtemps
l’attention des bizarreries de cette étonnante ligne qui existe
strictement pour elle-même.--Il y avait une salle de bain (occupée) à
l’extrémité d’un passage ouvert à tous les vents. Finalement celui qui
se baignait en sortit.

Alors on entendit le garçon, pendant qu’il nettoyait la baignoire pour
le successeur:--Celui qui vient de sortir c’est l’ingénieur chef. Il y a
mis le temps. Quel sale travail il a dû faire ce matin!

J’éprouve une grande admiration pour les ingénieurs en chef. Ce sont des
hommes qui ont à commander et ont besoin de tous les conforts et de
toute l’assistance qu’on peut leur fournir, tels que salles de bain bien
à eux attenant à leurs cabines où ils peuvent se nettoyer à loisir.

Il n’est pas juste de les mêler avec les passagers vulgaires et on ne le
fait pas sur de vrais bateaux. Pas plus que lorsqu’on demande un bain
dans la soirée, les garçons ne vous roulent des yeux comme des bedeaux
d’église et vous répondent:--Nous allons voir si c’est possible. Ils
courent le long du couloir et crient Matcham ou Ponting ou Guttman, et
au bout de quinze secondes un de ce rapide trio vous a fait marcher les
robinets et tient les serviettes prêtes. Les vrais bateaux ne sont pas
des annexes de l’abbaye de Westminster ou de la maison de correction de
Borstal. Ils fournissent une bonne commodité en retour de bon argent et
je pense que leurs directeurs invitent le personnel à travailler avec le
sourire.

Il y a quelques années, on a dû s’imaginer que la P. O. était très
supérieure à toutes les lignes existantes, sorte de cérémonie
pontificale que l’on ne devait pas critiquer. Il importe fort peu de
savoir si vraiment cette idée provenait de sa propre excellence, ou bien
du monopole qu’elle exerçait en fait de transport de voyageurs!
Actuellement elle ne nourrit pas ses passagers, pas plus qu’elle ne
s’occupe d’eux et n’entretient plus ses bateaux assez bien pour lui
permettre de se donner des airs, quels qu’ils soient.

Et voilà pourquoi la nature humaine étant ce qu’elle est, elle s’entoure
d’une atmosphère peu gracieuse, d’un rituel absurde, pour cacher sa
lésinerie et son manque de réelle efficacité.

Ce qu’il lui faut réellement, c’est d’être précipitée brusquement au
milieu d’un Atlantique du Nord en plein mois de mars, privée de lascars
et contrainte de nager pour sauver sa vie entre un bateau C. P. R. et un
bateau du Lloyd de l’Allemagne du Nord--jusqu’à ce qu’elle ait appris à
sourire.



UN RETOUR A L’ORIENT


L’Orient est une tranche du monde beaucoup plus grande que les Européens
ne tiennent à l’admettre. Les uns disent qu’il commence à St-Gothard, où
les odeurs des deux continents se rencontrent et se battent pendant tout
le temps que dure ce terrible dîner de wagon-restaurant dans le tunnel.
D’autres l’ont découvert à Venise par les chaudes matinées d’avril. Mais
l’Orient se trouve partout où l’on aperçoit la voile latine, à gréement
en forme de nageoire de requin qui, pendant des centaines d’années, a
poursuivi les baigneurs blancs sur toute l’étendue de la Méditerranée.
Il lui reste encore dans le sang comme une menace, comme une insinuation
de piraterie toutes les fois que passe la voie latine, que ce soit pour
pêcher, que ce soit pour porter des fruits ou pour longer la côte.

«Celui-ci n’est _pas_ mon métier de jadis, dit-elle à voix basse à la
mer complice. Si chacun exerçait ses droits je serais en train de faire
quelque chose de tout à fait différent, car ma mère était la jonque et
mon père était le dhow, et à eux d’eux ils ont fait l’Asie.» Alors elle
exécute des bordées désordonnées mais effroyablement vives, et, d’une
allure traînante, son chapeau sur l’œil, et pour ainsi dire un coutelas
dans son ample manche, dépasse le paquebot peu imaginatif.

Même les bateaux chargés de pierre, affairés à allonger la jetée,
montrent leur origine sauvage qui éclate en dépit de leur gauche
lourdeur. Ils sont tous enfants du Dhow à nez de chameau, principe de
tout mal. Pourtant c’était bien agréable de les rencontrer une fois de
plus sous le soleil cru, inchangés même jusque dans leurs agrès et leur
rapiècement.

Le vieux Port-Saïd de jadis avait disparu sous des kilomètres et des
kilomètres de bâtiments neufs où l’on pouvait se promener à loisir sans
être rembarré par des soldats.

Il restait encore deux ou trois points de repère; on disait qu’il en
existait encore deux ou trois, et certaine Face se montrait encore après
bien des années--ravagée mais respectable--rigidement respectable.

--Oui, dit la Face, je suis restée tout le temps ici. Mais j’ai gagné de
l’argent, et quand je mourrai je m’en retournerai chez moi pour être
enterrée.

--Pourquoi ne pas vous en retourner avant d’être enterrée, ô Face?

--Parce que j’ai vécu ici depuis si, si longtemps. Le foyer n’est bon
que pour être enterré.

--Et que faites-vous maintenant?

--Rien, je vis de mes rentes!

Pensez donc! Vivre à tout jamais au milieu d’un spectacle
cinématographique de voyageurs excités, inquiets, regarder entrer et
sortir, tels des wagons de chemins de fer, des gigantesques bateaux à
vapeur sans connaître personne et sans être connu d’âme qui vive; parler
cinq ou six langues également bien, et ne posséder aucun pays à soi,
aucun intérêt sur terre, sauf une concession dans quelque cimetière
continental.

La soirée était froide après une abondante pluie, et les rues à moitié
submergées sentaient fort mauvais. Mais nous autres, touristes
invaincus, courions de-ci de-là en troupeaux pour voir tout ce qu’il y
avait à voir avant le départ du train. La plupart d’entre nous ne vîmes
pas le jardin de la Compagnie du Canal qui, par hasard, sert à marquer
une ligne de démarcation, à la fois désagréable et exacte, entre
l’Orient et l’Occident.

Jusqu’à cet endroit, qui forme une frange de palmiers toute raide sur le
fond du ciel, l’élan donné par les souvenirs du foyer et l’intérêt des
échos de chez soi suffisent pour rendre le début de ce voyage très
agréable au jeune homme, mais arrivé à Suez, il est des choses
auxquelles on est obligé de faire face. C’est généralement à cet endroit
que les gens les plus sympathiques quittent le bateau--les gens plus
âgés, qui se sont découverts et qui vont poursuivre le voyage se sont
mis à parler affaires--pas de journaux à bord, rien que des dépêches de
Reuter tronquées; le monde entier paraît cruellement grand et absorbé
par ses propres affaires. C’est lorsqu’on va faire une promenade que
l’on découvre ce petit bout de terrain bien entretenu, avec, de chaque
côté du sentier des maisons confortables devant lesquelles se trouvent
de petites barrières. Alors on commence à se demander--de préférence
dans le crépuscule--quand on pourra revoir ces mêmes palmiers du côté
opposé. Puis c’est l’heure sombre des nostalgies, des vains regrets, des
sottes promesses, et des faibles désespoirs qui vous enveloppe en même
temps que l’odeur d’une terre étrangère et la cadence de langues
inconnues.

Les chemins de traverse et les haltes dans les déserts sont toujours
fréquentés par les djins et les lutins. Le jeune homme les trouvera qui
l’attendent dans le jardin du Canal de la Compagnie de Port-Saïd.

D’autre part, s’il a assez de chance pour avoir gagné l’Orient en
héritage, puisqu’il y a des familles qui l’ont servi pendant cinq ou six
générations, il ne rencontrera pas de fantômes dans ce jardin, mais une
bienvenue libre, amicale et large d’esprits bienfaisants de l’Orient.
Les voix des jardiniers et des veilleurs de nuit seront pareilles aux
souhaits des domestiques de son père dans la demeure paternelle. Les
senteurs du soir et le spectacle des hibiscus et des poinsetties
dénoueront sa langue et il dira des paroles et des phrases qu’il croyait
avoir complètement oubliées, et il rentrera à bord de son navire (que
j’ai vu) comme un prince dans son royaume.

Il y avait un homme dans notre compagnie, un jeune Anglais, à qui l’on
venait d’accorder tout ce que son cœur pouvait désirer sous la forme de
quelque région primitive située au sud de tout ce qui est sud dans le
Soudan, où avec des gages un tiers moins forts que ceux d’un député et
dans des conditions de vie qui consterneraient tout fonctionnaire qui se
respecte, il verra en tout une douzaine peut-être de blancs par an, et
ramassera certainement deux sortes de fièvre. Il avait été amené à
travailler très dur pour obtenir ce poste, par suite des arguments d’un
ami employé dans la même profession qui l’avait assuré que c’était «un
emploi pas trop mauvais» et il était tout feu tout flamme et avait hâte
d’arriver à Khartoum faire sa déclaration et commencer son travail. S’il
a de la chance il se peut qu’il obtienne une région où les gens sont si
vertueux qu’ils ne portent pas de vêtements du tout, et si ignorants
qu’ils ne connaissent pas encore les boissons alcooliques.

Le train qui nous conduisit au Caire ressemblait à s’y méprendre à un
train quelconque du Sud-Africain--pour cette raison je l’aimais
bien,--mais il fut un vrai supplice pour certains habitants des
États-Unis. Ils étaient accoutumés au système Pullman, et n’étaient pas
à leur aise dans les wagons à couloirs sur les côtés et aux
compartiments fermés. L’ennuyeux dans une démocratie «standardisée» est
que, lorsqu’elle s’affranchit de ses standards, il ne lui reste plus de
quoi l’étayer. Les gens ne sont pas oubliés et les bagages sont rarement
égarés sur les voies ferrées du vieux monde. Il y a un rituel prévu pour
l’administration de toutes choses, et si un individu consent à s’y
conformer et à rester tranquille on s’occupera et de lui et des siens
aussi bien que des autres. Les gens que je suivais des yeux ne voulurent
pas le croire. Ils couraient de-ci de-là et perdirent leur temps à
essayer d’arriver plus vite que leurs voisins.

Voici un fragment de dialogue entendu dans un wagon-restaurant.

--Dites-moi donc! moi et quelques-uns de mes amis allons venir dîner à
cette table. Nous ne voudrions pas être séparés et...

--Vous avez votre numéro pour le service, M’sieu?

--Numéro? Quel numéro? Je vous dis que nous voulons déjeuner ici.

--Vous prendrez votre numéro pour le premier service, M’sieu.

--De quoi? Et où diable se procure-t-on ce numéro-là?

--Je vous donnerai le numéro au moment voulu pour le premier service,
M’sieu.

--Bien, mais nous voulons déjeuner ici, maintenant.

--Le service n’est pas encore prêt, M’sieu!

Et ainsi de suite, et ainsi de suite, avec des marches, des
contre-marches et chacun des mots nerveusement séparés, comme en
italiques. En fin de compte ils ont mangé précisément à l’endroit où il
y avait de la place pour eux dans ce nouveau monde dans lequel ils
s’étaient fourvoyés.

D’un côté nos fenêtres donnaient sur l’obscurité d’une solitude morne,
de l’autre côté sur la noirceur du Canal dont les intervalles étaient
constellés par les gigantesques lanternes à l’avant des vapeurs qui
voguaient la nuit. Puis venaient des villes éclairées à l’électricité,
gouvernées par des commissions mixtes et faisant le trafic du coton. Une
ville par exemple comme Zagazig, vue pour la dernière fois par un tout
petit garçon que l’on souleva et sortit du wagon, et que l’on déposa au
pied d’un mur badigeonné et sous les étoiles nues au milieu d’un espace
vide, illimité, parce que, lui disait-on, le train avait pris feu. Étant
tout enfant cela ne le tourmenta pas. Ce qui resta dans son esprit tout
engourdi par le sommeil fut le nom absurde de l’endroit et la prédiction
faite par son père qui lui dit que lorsqu’il serait homme il reviendrait
par là «dans un grand bateau à vapeur».

De sorte que, pendant toute sa vie, le nom Zagazig était resté associé
dans ses souvenirs avec un hangar en briques, le papillotement d’une
mèche de lampe flottant dans de l’huile, un ciel rempli d’yeux, et une
locomotive toussant dans un désert au bout du monde. Ces souvenirs
renaquirent dans le wagon-restaurant qui avançait avec des cahots au
milieu de ce qui semblait être des kilomètres de rues et de factoreries
brillamment éclairées. Pas un de tous ceux qui étaient assis à table
n’avait même tourné la tête pour regarder le champ de bataille de
Kassassin et de Tel-El-Kébir; et puis, après tout, pourquoi
l’auraient-ils fait? Ce travail-là est terminé et des enfants se
préparent à naître qui diront: «Moi, je me souviens de Gondokoro (ou
bien de El Obeid ou de quelque grande bifurcation à laquelle on ne pense
même pas encore sur la route d’Abyssinie), avant même qu’une seule
factorerie n’eût été fondée, avant que la circulation aérienne ne
commençât, oui, quand il y eut une épidémie, oui parfaitement, une
épidémie dans la ville elle-même!!...»

L’intervalle n’est pas plus grand que celui qui existe entre le Zagazig
d’aujourd’hui et celui de jadis, entre les chars à chevaux de la voie de
terre qui existaient du temps du lieutenant Waghorn et l’auto
étincelante qui, en un clin d’œil, nous transporta à notre hôtel au
centre du Caire, en passant par ce qui ressemblait aux faubourgs de
Marseille ou de Rome.

Gardez toujours une ville inconnue pour le matin. «Dans la journée», il
est écrit dans le Livre de Perspicuité[5], «tu as de longues
occupations.» Notre fenêtre donnait sur la rivière, mais avant même que
de s’y diriger on entendait le cri rauque des milans,--de ces mêmes
malandrins voleurs de route qui, à cette heure, surveillaient le
déjeuner de chaque Anglais dans chaque habitation et dans chaque camp
depuis le Caire jusqu’à Calcutta.

  [5] Le Coran.

Des voix montaient d’en bas--mots intelligibles en des accents familiers
jusqu’à en être exaspérants. Un petit nègre vêtu d’un unique vêtement
bleu grimpa, en se servant de ses orteils en guise de doigts, le long
d’un mât incliné d’un bateau du Nil, et profila sa silhouette dans
l’encadrement de la fenêtre. Alors, parce qu’il se sentait heureux, il
se mit à chanter au milieu des milans tournoyants. Et sous notre fenêtre
le Nil, le Nil Lui-Même, roulait ses eaux dorées par le soleil, plissées
par de fortes brises, avec une foule de bateaux à chargement qui
craquaient et attendaient qu’on ouvrît un pont.

Sur le quai aux pierres taillées qui se trouve au-dessus, une file de
cochers de fiacre, station de _Ticca-gharri_, rien de moins, se
prélassaient, plaisantaient et tripotaient leurs harnais dans toutes les
belles attitudes de l’Orient non ceint. Partout le sol était jonché de
canne à sucre mâchée--premier signe de chaleur dans l’univers entier.

Des troupes aux figures d’un rose qui surprenait (chose que l’on
n’aurait pas remarquée hier) déambulèrent sur le pont à traverses entre
les files d’autos ronflantes et des chameaux baveux: c’était tout entier
le monde musulman aux longues vestes aux manches flottantes déjà éveillé
et s’adonnant à ses affaires, comme il convient aux gens sensés qui
prient à l’aube.

Je me hâtais de traverser le pont pour écouter le bruit des palmiers
dans le vent du côté éloigné. Ils chantaient aussi dignement que s’ils
eussent été de vrais cocotiers, et la poussée du vent du Nord derrière
eux était presque aussi franche que la poussée des Alizés. Puis vint un
enterrement--le cadavre recouvert d’un linceul sur l’étroit berceau; les
porteurs à l’allure rapide (s’il fut bon, plus il sera enterré vite,
plus vite il sera au ciel; s’il a été mauvais, enterrez-le vite à cause
de la maisonnée; de toute façon, dit le prophète, que ceux qui le
pleurent ne restent pas trop longtemps à pleurer ou sans manger); les
femmes derrière agitant les bras et se lamentant, les hommes et les
enfants chantant bas et haut.

Ils auraient pu aussi bien sortir de la porte Taksali dans la ville de
Lahore par une matinée tout aussi froide que celle-ci, en route pour le
champ de sépulture musulman auprès du fleuve. Et les paysannes voilées,
traînant la savate, côte-à-côte, coude contre hanche, et la main droite
éloquente pivotant, la paume en l’air pour donner de la valeur à chaque
phrase criarde, auraient pu être les femmes d’autant de fermiers du
Punjab, n’était qu’elles portaient des bracelets et des pantoufles d’un
autre genre. Un adolescent aux genoux noueux, perché bien haut sur un
âne, tous deux revêtus d’amulettes pour les protéger contre le mauvais
œil, mastiquait trois pieds de canne à sucre empourprée qui vous rendait
envieux et vous donnait une voluptueuse nostalgie, bien que la canne à
sucre d’Égypte ne vaille pas celle de Bombay.

Hans Breitmann écrit quelque part:

    Ah, si vous demeurez dans la ville de Leyde
    Vous rencontrerez à vrai dire
    Les formes de tous les amis qui vous étaient chers
    Quand vous aviez six ans.

Ils étaient tous là sous les palmiers chantants: saices, ordonnances,
colporteurs, porteurs d’eau, balayeurs des rues, marchands de volailles
et le buffle couleur d’ardoise, aux yeux de porcelaine bleue, auquel
s’adresse la petite fille qui porte un long bâton. Derrière les haies
des jardins bien entretenus était accroupi le jardinier hâlé traçant des
sillons indifféremment avec une houe ou son orteil, et sous le réverbère
municipal s’adossait langoureusement le policeman au teint bronzé--sa
bouche et sa narine mince rappelant un peu l’arabe--ne se souciant
nullement d’une effroyable dispute entre deux conducteurs d’ânes. Ils se
battaient par-dessus le corps étendu d’un Nubien qui avait choisi ce
gîte pour dormir. Au bout d’un instant, l’un deux, en faisant un pas en
arrière, planta son pied en plein sur le ventre du dormeur. Le Nubien
poussa un grognement, se mit sur le coude, roula les yeux et fit
entendre quelques paroles absolument dépourvues de colère. Les deux
guerriers s’arrêtèrent aussitôt, ajustèrent leurs burnous et s’enfuirent
tout aussi vite que le Nubien de son côté se rendormit. C’était là la
vie même, la vie non falsifiée et qui valait tout un désert bourré de
momies. Puis au travers de cet ensemble passa, en faisant hurler ses
sirènes, en remuant et soulevant les eaux du Nil, un vapeur Cook tout
prêt pour emmener des touristes à Assouan.

Du point de vue du Nubien, c’était ce vapeur et non lui-même qui était
la merveille, merveille grande comme l’hôtel dirigé par des Suisses,
avec son personnel suisse, et dont l’ascenseur était probablement géré
par le Nubien. Marids, afrites, gardiens d’or caché qui étouffent ou
écrasent le téméraire chercheur; rencontres dans une ruelle obscure du
Caire avec les morts enterrés depuis longtemps; avancements inespérés;
amours soudainement nées; voilà ce qui forme la matière de la vie
courante de toute personne qui se respecte; mais l’homme blanc qui vient
de par delà les mers par centaines avec ses femmes dépourvues de voiles,
qui se construit des chambres volantes et parle le long de fils de fer,
qui remonte et descend follement le cours de la rivière, qui montre un
fol empressement à monter sur des chameaux et des ânes, forcé de jeter à
terre de l’argent à double poignée, à la fois enfant et sorcier, voilà
ce qui, aux yeux du Nubien, doit sortir tout droit des _Mille et une
Nuits_. En tous cas le Nubien était parfaitement sain d’esprit. Ayant
mangé il dormait dans le soleil même de Dieu, et je le quittai pour
visiter la ville du Caire, ville fortunée, désirable et bien gardée, à
la population de laquelle, tant mâle que femelle, Allah a prodigué la
subtilité. On sait que leurs bouffons ont surpassé les bouffons de Damas
au point de vue raffinement, de même que leurs douze capitaines de
police surpassaient en corruption et en audace les plus connus de tout
Bagdad au temps de Haroun al Raschid, tandis que leurs vieilles femmes
et leurs jeunes épouses sauraient tromper le Diable lui-même. Delhi est
un endroit célèbre aux Indes--la plupart des conteurs du Bazar font
venir leurs ruffians de là--mais lorsque l’intrigue et l’intérêt
palpitant sont à leur comble, que l’histoire s’arrête en attendant que
les derniers couris haletants soient tombés sur son tapis, alors,
secouant la tête et l’index crochu levé, le conteur continue son récit:
«_Mais_ il y avait un homme du Caire, un Égyptien de l’Égypte qui...» et
toute la foule sait qu’une histoire de véritable sorcellerie
métropolitaine va leur être servie.



UN SERPENT DU VIEUX NIL


Le Caire moderne est un endroit qui a un air négligé. Les rues sont
malpropres et mal construites, les trottoirs jamais balayés et souvent
démolis, les lignes de tramway plus souvent projetées sur le sol que
posées, et les ruisseaux mal entretenus. On s’attend à mieux dans une
ville où le touriste dépense tant d’argent chaque saison. Il est entendu
que le touriste n’est qu’un chien, mais du moins vient-il un os à la
bouche, os que se partagent bien des gens. Vraiment on lui doit une
niche plus propre. Officiellement on vous répond que la circulation des
touristes compte pour moins que rien en comparaison de l’industrie
cotonnière. Tout de même le terrain dans la ville du Caire doit avoir
trop de valeur pour qu’on l’emploie à la culture du coton. On pourrait,
tout bien considéré, la paver et la balayer. On dit bien qu’il existe
des autorités qui passent pour avoir la haute direction des affaires
municipales, mais son fonctionnement se trouve être paralysé par ce que
l’on appelle «Les Capitulations». On m’a assuré que tout le monde au
Caire, exception faite pour les Anglais qui apparemment sont les blancs
inférieurs dans ces régions, a le privilège de faire appel au consul de
son pays à propos de tout et de rien, que ce soit au sujet d’une boîte à
ordures ou d’un cadavre à enterrer. Or, comme presque tous ceux qui sont
respectables, et sans aucun doute tous ceux qui ne le sont pas, ont un
consul, il s’en suit naturellement qu’il existe un consul par chaque
mètre de superficie, chaque arshinon, chaque coudée d’Ézéchiel à
l’intérieur de la ville.

Et comme chaque consul montre un zèle extrême en l’honneur de son pays
et ne se gêne pas pour ennuyer les Anglais au point de vue des principes
généraux, les progrès municipaux sont lents.

Le Caire vous produit l’effet d’être une ville malsaine et pas aérée,
même lorsque le soleil et le vent la nettoient ensemble. Le touriste,
ainsi que vous vous en apercevez ici même, parle beaucoup, mais
l’Européen qui y réside d’une façon permanente n’ouvre pas la bouche
plus qu’il ne faut. Les sons vont si vite à travers la surface de l’eau
plate! Sans compter que dans ce pays toute la situation est,
politiquement et administrativement, fausse.

Voici en effet un pays qui n’est pas un pays, mais bien une bande
passablement longue de jardin potager, nominalement sous la direction
d’un gouvernement qui n’est pas un gouvernement, mais bien plutôt la
satrapie disjointe d’un empire à moitié mort, régi avec hypocrisie par
une Puissance qui n’est pas une puissance mais une Agence, laquelle
Agence se trouve avoir été embobinée, par suite du temps, de coutumes,
de calomnies, jusqu’à être nouée en relations très étroites avec six ou
sept Puissances Européennes: toutes ces Puissances possédant des droits,
des pots de vin, sans qu’aucun de leurs sujets puisse, apparemment, être
justiciable à aucune Puissance qui, directement ou indirectement, ou
même de quelque façon que ce soit, passe pour être responsable. Et ce
n’est là qu’une simple esquisse de l’ensemble. Compléter le tableau (si
quelqu’un au monde en sait assez pour le faire) serait aussi facile que
d’expliquer le base ball à un Anglais, ou le jeu du Mur, joué à Eton, à
un habitant des États-Unis. Mais c’est un jeu fascinant. Il y a
là-dedans des Français dont l’esprit logique se trouve offensé, et ils
se vengent en faisant imprimer les rapports financiers et le catalogue
du Musée de Bulak en un français pur. Il y a des Allemands là-dedans
dont il faut examiner soigneusement les exigences, non pas qu’on puisse
les satisfaire en quelque façon que ce soit, mais elles servent à
bloquer celles des autres. Il y a des Russes qui ne comptent pas
beaucoup actuellement, mais dont on entendra parler plus tard. Il y a
des Italiens et des Grecs (tous deux assez satisfaits d’eux-mêmes en ce
moment) remplis de haute finance et de belles émotions. Il y a aussi des
Pachas Égyptiens qui de temps en temps rentrent de Paris et demandent
plaintivement à qui ils sont censés appartenir. Il y a son Éminence le
Khédive, et celui-là, il faut en tenir compte, et il y a des femmes tant
que vous en voudrez. Et il y a de grands intérêts cotonniers et sucriers
anglais, et des importateurs anglais demandant, avec des éclats de voix,
pourquoi on ne leur permet pas de faire des affaires d’une façon
rationnelle et d’entrer dans le Soudan qui, à leur avis, est mûr pour le
développement, si seulement l’administration qui le dirige consentait à
agir raisonnablement. Au milieu de tous ces intérêts et de ces
passe-temps qui se contrecarrent, le fonctionnaire anglais reste assis,
transpirant à grosses gouttes, lui qui a pour tâche d’irriguer, de
dessécher ou de défricher pour une bagatelle de dix millions de gens, et
il se trouve à tout propos empêtré dans des réseaux d’intrigues qui le
font échouer et qui s’étendent à travers une demi-douzaine de harems et
quatre consulats. Tout cela vous rend suave, tolérant et l’on acquiert
la bienheureuse habitude de ne plus s’étonner de quoi que ce soit.

Ou du moins c’est ce qu’il semblait pendant que je suivais des yeux un
grand bal dans un des hôtels. Toutes les races et variétés Européennes
en même temps que la moitié des États-Unis s’y trouvaient représentées,
mais je crus pouvoir discerner trois groupes distincts: celui des
touristes, avec, dans leurs chers petits dos qui se trémoussaient, les
plis occasionnés par les malles des paquebots; celui des soldats et des
fonctionnaires sûrs d’avance de leurs partenaires, et disant clairement
ce qui devait se dire; celui d’un troisième contingent à la voix plus
basse, au pas plus doux, aux yeux plus vifs que les deux premiers, très
à l’aise comme le sont les bohémiens lorsqu’ils se trouvent sur leur
propre terrain, lançant par dessus l’épaule à leurs amis des moitiés de
mots en argot local, se comprenant d’un signe de tête et mus par des
ressorts n’appartenant qu’à leur clan. Par exemple, une femme parlait un
anglais impeccable à son partenaire, un officier anglais. Juste avant
que ne commençât la danse suivante, une autre femme lui fit signe de la
main à la manière orientale, les quatre doigts abaissés. La première
femme traversa la salle et se dirigea vers un palmier qui était dans un
vase; la deuxième s’y dirigea aussi jusqu’au moment où toutes les deux
s’arrêtèrent sans se regarder, avec le palmier entre elles. Alors celle
qui avait fait le signe de la main parla dans une langue étrangère _dans
la direction_ du palmier. La première femme, les yeux toujours ailleurs,
répondit de la même manière avec un flot de paroles qui passèrent comme
une fusillade à travers les feuilles raides, son ton n’avait rien à
faire avec celui dont elle se servit pour saluer son nouveau partenaire,
qui survint au moment où recommença la musique. Celui-ci était traînant
et délicieux, l’autre avait eu l’accent guttural et sec du bazar ou de
la cuisine. Elle s’éloigna et au bout d’un instant l’autre femme
disparut dans la foule. Très probablement, il ne s’était agi entre elles
que de toilette ou d’une question de programme, mais ce qu’il y avait
là-dedans de rapide, de furtif, de félin et de calme, cette navette,
faite en un clin d’œil, d’une civilisation à l’autre, toutes deux
pourtant à ce point distinctes, me resta dans la mémoire. De même la
figure exsangue d’un très vieux Turc, frais émoulu de quelque horrible
assassinat à Constantinople où il avait failli être tué à coup de
pistolet. Mais, disait-on, il avait discuté avec calme en présence du
cadavre d’un ancien collègue, en homme pour qui la mort importe peu,
jusqu’à ce que les Jeunes Turcs hystériques eussent honte et le
laissassent partir--pour entrer dans la lumière et la musique de cet
hôtel élégant.

Ces «Mille et une Nuits» modernes sont trop fiévreuses pour des gens
tranquilles; je me réfugiai dans un Caire plus raisonnable, les
quartiers arabes où tout est tel qu’il était lorsque Marouf le Savetier
s’enfuit de Fatima-El-Orra et se rencontra avec le Djin dans l’Adelia
Musjid. Les artisans et les marchands étaient assis sur les planches de
leurs boutiques, avec, derrière eux, un ample mystère d’obscurité, et
les étroits défilés étaient polis jusqu’à hauteur d’épaule par le simple
frottement de la marée humaine. Le blanc qui porte chaussure--à moins
qu’il ne soit agriculteur,--frôle légèrement, de la main tout au plus,
en passant. L’Oriental, lorsqu’il baguenaude, s’appuie, s’adosse aux
murs et s’y frotte. Chez ceux dont les pieds sont nus c’est tout le
corps qui pense. Et puis il n’est pas bien d’acheter ou de faire quoi
que ce soit et d’en finir sur-le-champ. Bon pour ceux qui portent des
vêtements serrés ne nécessitant aucun soin. Donc, nous autres, portant
robe lâche, pantalon ample, et savate large, faisons de grands saluts
complets à nos amis et les multiplions quand il s’agit de ceux à qui
nous voulons du mal; si donc il s’agit d’un achat il nous faut toucher
du doigt l’étoffe, la louer en citant un proverbe ou deux, et s’il
s’agit d’un nigaud de touriste qui s’imagine qu’il ne va pas être volé,
ô vrais croyants! approchez-vous, et soyez témoins de quelle manière
nous le mettrons à sac.

Mais je n’achetai rien. La ville m’offrait plus de richesses que je ne
pus en emporter. Elles sortaient des obscurs couloirs, sur le dos des
chameaux basanés, chargés de pots; sur des ânes dont les sabots
clapotaient, à moitié enfouis sous des filets gonflés de trèfle coupé;
dans des mains exquisement façonnées de petits enfants qui rentraient en
vitesse des restaurants avec le repas du soir, le menton collé contre le
rebord de l’assiette, les yeux dépassant la pile d’aliments, tout
arrondis par la responsabilité ressentie; dans les lumières brisées qui
radiaient des chambres surplombant la rue dans lesquelles s’étalaient
les femmes, le menton appuyé contre les deux paumes en regardant par des
fenêtres surélevées d’un pied à peine au-dessus du niveau du parquet;
dans chaque regard jeté dans chaque cour où, auprès du bassin d’eau,
fument les hommes; dans les tas de débris et de briques pourries
amoncelés au flanc des maisons nouvellement peintes et qui attendaient
qu’on s’en servît de nouveau pour en faire des maisons; dans le
trémoussement et le glissement des savates sans talons, rouges et
jaunes, qu’on entend de tous côtés, et surtout dans les odeurs mélangées
si délicieuses de beurre que l’on fait frire, de pain musulman, de
kababs, de cuir, de fumée de cuisine, de poivres et de tumeric. Les
diables ne peuvent supporter l’odeur de tumeric, mais l’homme sensé
l’accepte. Cela évoque le soir qui ramène tout le monde à la maison, le
repas du soir, les mains amies qui plongent dans le plat, la face
unique, le voile tombé et, en fin de séance, la grosse pipe qui
gargouille.

Loué soit Allah pour la diversité de ces créatures et pour les Cinq
Avantages du Voyage et pour les gloires des Cités de la Terre!
Aroun-al-Raschid dans le bruyant Bagdad de jadis ne connut jamais les
délices infinies dont je jouis cet après-midi-là. Il est vrai que
l’appel à la prière, la cadence de certains des cris de la rue, et la
coupe de certains vêtements différaient assez sensiblement de ce à quoi
j’étais accoutumé par l’éducation, mais quant au reste l’ombre sur le
cadran avait rétrogradé pour moi de vingt degrés, et je me trouvais en
train de dire, tout comme, peut-être, disent les morts lorsqu’ils ont
retrouvé leurs esprits: «Voici de nouveau mon monde réel!»

Certains hommes sont musulmans par naissance, certains par éducation,
mais je n’ai jamais encore fait la rencontre d’un Anglais qui déteste
l’Islam et ses peuples, comme j’ai vu des Anglais détester certaines
autres croyances. _Musalmani awadani_--comme on dit,--là où il y a des
musulmans, là se trouve une civilisation qu’on peut comprendre.

Ensuite nous rencontrâmes sur notre route une mosquée abandonnée avec
des colonnes en briques autour d’une vaste cour intérieure ouverte au
ciel pâle. Elle était complètement vide, exception faite de l’esprit qui
lui était propre et qui lui convenait; c’était cela qui vous prenait à
la gorge lorsqu’on y entrait. Les églises chrétiennes peuvent faire un
compromis avec des statues et des chapelles latérales où les indignes ou
les éhontés font un trafic avec des saints abordables. L’Islam, lui, n’a
qu’une chaire et une affirmation que l’on soit vivant ou mourant, une
seule; et, dans l’endroit où les hommes ont répété cela avec une
croyance enflammée, à travers des siècles, l’air en est encore tout
vibrant. Actuellement certains prétendent que l’Islam est en train de
mourir et que personne n’en a cure; d’autres disent que s’il s’étiole en
Europe, il ressuscitera en Afrique et en Asie, et reviendra terrible au
bout de quelques années à la tête de tous les neuf fils de Ham; d’autres
s’imaginent que les Anglais comprennent l’Islam mieux que n’importe qui,
et que dans les siècles à venir l’Islam le reconnaîtra et tout l’univers
en sera modifié. Au cas où vous vous rendriez à la mosquée de Al
Azhar--université vieille de mille ans du Caire--il vous sera possible
d’en juger vous-même. Rien à y voir sauf de multiples cours, fraîches en
été, entourées de murs de briques hauts comme des falaises. Des hommes
vont et viennent par des entrées sombres donnant sur des cloîtres plus
sombres encore, et cela aussi librement que si c’était un bazar. Là nul
appareil d’enseignement qui soit agressif et moderne: les étudiants
s’asseyent à terre et les maîtres leur enseignent, le plus souvent de
vive voix, la grammaire, la syntaxe, la logique; _al-hisab_ qui est
l’arithmétique; _al-jab’r, w’al muqabalah_ qui est l’algèbre;
_al-tafsir_, ou commentaires sur le Koran, et le dernier et le plus
ennuyeux, _al-ahadis_, traditions et nouveaux commentaires sur la loi
d’Islam, qui de nouveau ramènent, comme toutes choses, au Koran, (car il
est écrit: «En vérité Le Quran n’est rien autre qu’une révélation»).
C’est un plan d’études très étendu. Nul ne peut s’en rendre maître
entièrement, mais libre à chacun d’y séjourner aussi longtemps qu’il le
désire. L’université procure des vivres, vingt-cinq mille pains par jour
si je ne me trompe; de plus il y a toujours un endroit où se coucher si
l’on ne veut pas de chambre fermée et un lit. Rien ne saurait être plus
simple, ni, étant donné certaines conditions, plus efficace. Tout près
de six cents professeurs qui, officiellement ou non, représentent toutes
les variétés de la pensée, enseignent à dix ou douze mille étudiants qui
viennent de toutes les communautés musulmanes de l’ouest à l’est entre
Manille et le Maroc, et du nord au sud entre Kamechatka et la mosquée
malaise à Cape-Town. Ceux-ci s’en vont, à l’aventure, pour devenir
maîtres dans de petites écoles, prédicateurs dans des mosquées,
étudiants dans la Loi connue par des millions d’êtres (mais rarement par
des Européens), rêveurs dévots ou faiseurs de miracles dans l’univers
entier. L’individu qui m’intéressait le plus ce fut un Mullah de la
frontière indienne, à la barbe rouge, aux yeux caves, qui très
certainement ne serait jamais le dernier à une distribution d’aliments,
et se dressait, tel un chien-loup hâve au milieu de chiens de berger,
dans une petite assemblée sur le seuil d’une porte.

Il y avait encore une autre mosquée somptueusement tapissée et illuminée
(chose que le Prophète n’approuve pas) où des hommes parlaient au milieu
du sourd marmottement qui, parfois, monte et croît sous les dômes comme
un roulement de tambour ou un grondement de ruche avant que l’essaim ne
s’élance dehors. A l’extérieur, et au coin même de cet édifice, nous
sommes tombés presque dans les bras d’un représentant de Notre Simple
Fantassin, personnage qui ne tire pas l’œil et qui personnifie la
distraction. La tunique déboutonnée, la cigarette allumée, il était
adossé à une grille tandis qu’il contemplait la ville à ses pieds. Les
hommes dans les forts, les citadelles et les garnisons par le monde
entier montent aussi automatiquement au crépuscule pour jeter un dernier
coup d’œil général que le font les moutons au coucher du soleil. Ils
parlent peu et reviennent aussi silencieusement en passant sur le
gravier qui grince et, détesté des pieds nus, jusqu’à leurs chambres
badigeonnées en blanc et leurs vies bien réglées. Un de
ceux-ci me dit qu’il se plaisait au Caire. C’était un endroit
intéressant.--Croyez-m’en, me dit-il, cela vaut la peine de voir des
pays, parce que vous pouvez vous en souvenir plus tard.

Il avait bien raison: les brumes pourpres et citron, formées du
crépuscule et du jour qui projetait encore ses reflets, se répandaient
au-dessus des rues toutes palpitantes et scintillantes, masquaient les
grands contours de la citadelle et des collines du désert et
conspiraient à susciter, à éveiller des souvenirs, à les rendre confus,
tellement que la Ville sorcière se dépouilla de sa forme vraie et devant
moi dansa sous la ressemblance désolante de chaque cité qu’un peu plus
bas sur la route j’avais connue et aimée.

C’était là une sorcellerie cruelle, car à l’heure même où mon âme
nostalgique venait de se livrer au rêve de l’ombre qui sur le cadran
avait rétrogradé, je me rendis compte combien désolés, combien
nostalgiques devaient être les jours de tous ceux qui sont parqués en
des lieux lointains, au milieu de bruits étranges et d’odeurs étranges.



EN REMONTANT LE FLEUVE


_Il y avait une fois_ un assassin qui s’en tira avec les travaux forcés
à perpétuité. Ce qui l’impressionna le plus, dès qu’il eut le temps d’y
penser, ce fut l’ennui, réel et assommant, éprouvé par tous ceux qui
avaient pris part au rite.--C’était comme si l’on allait chez le Docteur
ou chez le Dentiste, expliqua-t-il. C’est _vous_ qui arrivez chez eux,
plein de vos affaires à vous, et vous découvrez que tout cela ne forme
_pour eux_ qu’une partie de leur travail quotidien. Sans doute,
ajouta-t-il, que j’aurais découvert que c’était encore la même chose
si,--ahem...--j’étais allé jusqu’au bout!

Sans aucun doute. Entrez dans n’importe quel nouvel Enfer ou Paradis,
et, sur le seuil bien usé, vous trouverez à vous attendre les experts
pleins d’ennui qui assurent le service.

Pendant trois semaines nous restâmes assis sur des ponts copieusement
meublés de chaises et de tapis, soigneusement isolés de tout ce qui en
quelque façon se rapportait à l’Égypte, et sous le chaperonnage d’un
drogman convenablement orientalisé. Deux ou trois fois par jour notre
bateau s’arrêtait devant un rivage de boue couvert d’ânes. On sortait
des selles de l’écoutille de l’avant, on harnachait les ânes qui étaient
ensuite distribués comme autant de cartes, puis nous partions au galop à
travers les moissons ou les déserts, selon le cas, on nous présentait en
termes retentissants à un temple, puis finalement on nous rendait à
notre pont et à nos Baedekers. En tant que confort, pour ne pas dire
paresse ouatée, la vie n’avait pas d’égale, et comme la majeure partie
des passagers étaient des citoyens des États-Unis (l’Égypte en hiver
devrait faire partie des États-Unis comme territoire temporaire)
l’intérêt ne faisait pas défaut. C’étaient, en nombre accablant, des
femmes, avec, par-ci par-là, un mari ou un père placide, mené par le
bout du nez, souffrant visiblement d’une congestion de renseignements
sur sa ville natale. J’eus la joie de voir se rencontrer deux de ces
hommes. Ils tournèrent le dos résolument à la rivière, coupèrent avec
leurs dents et allumèrent leurs cigares, et, pendant une heure et quart,
ne cessèrent d’émettre des statistiques touchant les industries, le
commerce, la manufacture, les moyens de transport, et le journalisme de
leurs villes, mettons Los Angeles et Rochester, N. Y. On aurait dit un
duel entre deux enregistreurs de caisse.

On oubliait, bien entendu, que tous ces chiffres lugubres étaient animés
pour eux, aussi, à mesure que Los Angeles parlait, Rochester voyait en
imagination. Le lendemain je rencontrai un Anglais venu de l’autre bout
du monde, c’est-à-dire du Soudan, très renseigné sur un chemin de fer
peu connu installé dans un pays qui, de prime abord, n’avait paru être
qu’un désert aride et qui s’était révélé en fin de compte comme plein de
produits à transporter. Il était lancé en plein flot d’éloquence lorsque
Los Angeles, fasciné par le seul roulement de chiffres, accosta et jeta
l’ancre.

--Commânt _ç’a_, interposa-t-il avec vivacité pendant une pause.

On lui expliqua comment; mais il commença aussitôt à mettre mon ami à
sec au sujet de cette voie ferrée, mû uniquement par l’intérêt fraternel
qu’il éprouvait, ainsi qu’il nous l’expliquait, «pour n’importe quel
satané truc qui se fasse où qu’on veut».

--Ainsi donc, poursuivait mon ami, nous allons pouvoir amener du bétail
abyssin jusqu’au Caire.

--A pied? Puis un rapide regard lancé vers le Désert:

--Mais non, mais non! par voie ferrée et par la rivière. Et ensuite nous
ferons pousser du coton entre le Nil Bleu et le Nil Blanc et «ficherons
la pile» aux États-Unis.

--Commânt _ç’a_?

--Voici. L’interlocuteur étendit en forme d’éventail ses deux doigts
sous l’énorme bec intéressé. Voici le Nil Bleu, et voici le Nil Blanc.
Il existe une différence de niveau de tant, entre les deux, et ici, dans
la fourche formée par mes deux doigts, nous allons...

--Oui, oui, je comprends, vous ferez de l’irrigation en profitant de la
petite différence qui existe entre les deux niveaux. Combien d’acres?

De nouveau on renseigna Los Angeles. Il se dilata comme une grenouille
sous une ondée.--Et dire que je me figurais que l’Égypte n’était que des
momies et la Bible! _Moi_, je m’y connaissais autrefois en coton.
Maintenant nous allons pouvoir causer.

Pendant la journée entière nos deux hommes arpentèrent le pont du navire
avec l’insolence distraite des amoureux, et, tels des amoureux, chacun
s’en allait dire à la dérobée quelle âme rare était son compagnon.

C’était là un des types à bord, mais il y en avait bien d’autres--des
professionnels, qui ne fabriquaient ni ne vendaient rien--ceux-là, la
main d’une démocratie exigeante semblait les avoir malheureusement tous
coulés dans un même moule. Ils ne se taisaient pas, mais d’où qu’ils
venaient leur conversation était aussi conforme à un modèle fixe que le
sont les agencements d’un wagon Pullman.

J’en touchai un mot à une femme qui était bien au courant des sermons de
l’une et l’autre langue.

--Je crois, dit-elle, que la banalité dont vous vous plaignez...»

--Je n’ai jamais dit banalité, protestai-je.

--Mais vous le pensiez. La banalité que vous avez remarquée provient de
ce que nos hommes sont si souvent élevés par des vieilles femmes, des
vieilles filles. Pratiquement, jusqu’au moment où il va à l’Université,
et même pas toujours à ce moment, un garçon ne peut pas s’en affranchir.

--Alors qu’arrive-t-il?

--Le résultat naturel. L’instinct d’un homme c’est d’apprendre à un
garçon à penser par lui-même. Si une femme ne peut pas arriver à faire
penser un garçon _comme elle_, elle se laisse crouler et se met à
pleurer. Un homme n’a pas de modèles fixes, il les crée. Il n’y a pas
d’être au monde qui soit plus conforme à un modèle fixe qu’une femme. Et
cela de toute nécessité. Et _maintenant_ comprenez-vous?

--Pas encore.

--Et bien, l’ennui en Amérique, c’est qu’on nous traite toujours comme
des enfants à l’école. Vous pouvez le voir dans n’importe quel journal
que vous ramassez. De quoi parlaient-ils tout à l’heure ces hommes?

--De la falsification des denrées, de la réforme de la police, de
l’embellissement des terrains vagues dans les villes, répondis-je
vivement. Elle leva les deux bras: «J’en étais sûre» s’écria-t-elle,
«Notre Grande Politique Nationale de la coéducation ménagère. Frimes et
hypocrisies que tout cela! Avez-vous jamais vu un homme conquérir le
respect d’une femme en se paradant par le monde avec un torchon épinglé
aux pans de ses habits?

--Mais si cette femme le lui ordonne--lui disait de le faire,
proposai-je.

--Alors elle le mépriserait d’autant plus. N’en riez pas, _vous_.
Bientôt vous en serez là en Angleterre.

Je retournai auprès de la petite assemblée. Il y avait là une femme qui
leur parlait comme quelqu’un qui en a l’habitude depuis le jour de sa
naissance. Ils écoutèrent, avec l’extrême attention d’hommes dressés de
bonne heure à écouter les femmes, mais non à converser avec elles. Elle
était, pour ne pas dire davantage, la mère de toutes les femmes
assommantes qui furent jamais, mais lorsqu’elle s’éloigna enfin,
personne ne s’aventura à l’avouer.

--Voilà ce que j’appelle se faire traiter comme des enfants à l’école,
dit méchamment mon amie.

--Mais voyons, elle les a figés d’ennui; pourtant ils sont si bien
élevés qu’ils ne s’en sont même pas rendu compte. Viendra un jour où
l’Homme Américain se révoltera.

--Et que fera la Femme Américaine?

--Elle se mettra à pleurer, et ça lui fera beaucoup de bien.

Un peu plus tard, je rencontrai une femme d’un certain État de l’Ouest,
et qui voyait pour la toute première fois le grand, l’heureux,
l’inattentif monde du Créateur, et se trouvait assez affligée parce
qu’il ne ressemblait pas à celui qu’elle connaissait, elle. Elle avait
toujours compris que les Anglais étaient brutaux envers leurs
femmes.--C’étaient les journaux de son État qui l’affirmaient--(si
seulement vous pouviez connaître les journaux de son État!)--Mais
jusqu’à présent elle n’avait pas remarqué de sévices exercés et les
Anglaises, qu’elle renonçait, disait-elle, à jamais comprendre, avaient
l’air de jouir d’une certaine liberté et d’une certaine égalité
agréables à l’œil. D’autre part les Anglais se montraient manifestement
bons envers des jeunes filles ayant des difficultés au sujet de leurs
bagages et de leurs billets lorsqu’elles se trouvaient dans des chemins
de fer étrangers. Gens tout à fait gentils, dit-elle en terminant, mais
assez dépourvus d’humour.

Un jour elle me montra ce qui avait tout l’air d’être une gravure tirée
de quelque journal de modes, représentant une étoffe pour robe--joli
médaillon ovale d’étoiles sur un fond de rayures grenat--qui, je ne sais
trop pourquoi, me semblait assez familier.

--Que c’est gentil! Qu’est-ce donc? dis-je.

--Notre Drapeau National, répondit-elle.

--Ah oui, mais il n’a pas tout à fait l’air...

--Non; c’est une nouvelle manière d’arranger les étoiles pour qu’elles
soient plus faciles à compter et plus décoratives. Nous allons voter
là-dessus dans notre État, où nous avons le droit de vote--je voterai
quand je serai de retour là-bas.

--Vraiment! et comment voterez-vous?

--C’est là justement à quoi je réfléchis.

--Elle étala le dessin sur ses genoux, elle le contempla la tête penchée
d’un côté, comme si, en réalité, il eût été de l’étoffe pour robe.

Et pendant, tout ce temps la terre d’Égypte se déroulait à notre droite
et à notre gauche, en marche solennelle. Comme la rivière était basse
nous la vîmes du bateau telle une longue plinthe de boue pourpre et
brunâtre, qui aurait de onze à vingt pieds de haut, soutenue visiblement
tous les cent mètres par des caryatides en cuivre reluisant, sous forme
d’hommes nus écopant de l’eau pour les récoltes qui se trouvaient en
dessus.

Derrière cette éclatante ligne émeraude courait le fond fauve ou tigré
du désert et un ciel bleu pâle encadrait le tout.

C’était là l’Égypte, celle-là même que les Pharaons, leurs ingénieurs,
leurs architectes, avaient vue; terre à cultiver, gens et bétail pour
travailler, et en dehors de ce travail nulle distraction, aucune
attirance, sauf lorsqu’on transportait les morts à leur sépulture au
delà des limites des terres cultivables. Lorsque les rives devinrent
plus basses la vue s’étendait sur au moins deux kilomètres de verdure
bondée, tout comme une arche de Noé, de gens, de chameaux, de moutons,
de bœufs, de buffles, et, de temps à autre, d’un cheval. Et les bêtes se
tenaient aussi immobiles que des jouets parce qu’elles étaient attachées
ou entravées chacune à son hémisphère de trèfle, s’avançant lorsque cet
espace se trouvait tondu. Seuls les tout petits chevreaux étaient
libres, et jouaient sur les bords plats des toits de boue comme des
petits chats.

Rien d’étonnant que «chaque berger soit une abomination pour les
Égyptiens». Les sentiers à travers les champs, poussiéreux, foulés des
pieds nus, sont ramenés jusqu’à la plus mesquine étroitesse qu’il soit
possible d’obtenir; les routes principales sont soulevées bien haut sur
les flancs des canaux, à moins que la route permanente de quelque voie
de chemin de fer très légère ne puisse être contrainte à les remplacer.
Le froment, la canne à sucre, mûre, pâle et à touffe, le millet, l’orge,
les oignons, les bouquets de ricin frangés, se bousculent pour trouver
place où planter le pied puisque le désert leur refuse l’espace et que
les hommes poursuivent le Nil dans sa chute, centimètre par centimètre,
chaque matin, avec de nouveaux sillons où faire pousser les melons, tout
le long des rives dégouttant encore d’humidité.

Administrativement un tel pays devrait être une pure joie. Les habitants
n’émigrent pas; toutes leurs ressources sont là devant les yeux, ils
sont aussi accoutumés que leur bétail à être menés de-ci de-là. Tout ce
qu’ils désirent, et on le leur a accordé, c’est d’être mis à l’abri de
l’assassinat, de la mutilation, du viol et du vol. Tout le reste, ils
pourront s’en occuper dans leurs villages silencieux, ombragés de
palmiers où roucoulent leurs pigeons et où, dans la poussière, jouent
leurs petits enfants.

Mais la civilisation occidentale est un jeu dévastateur et égoïste.
Comme la jeune femme de «Notre État» elle dit en substance: «Je suis
riche. Je n’ai rien à faire. Il _faut_ que je fasse quelque chose. Je
vais m’occuper de réforme sociale.»

Actuellement, il existe en Égypte une petite réforme sociale qui est
assez plaisante. Le cultivateur égyptien emprunte de l’argent--ce à quoi
sont astreints tous les fermiers.--Cette terre, sans haie, sans fleur
sauvage est sa passion par héritage et souffrance, tous deux
immémoriaux, il vit grâce à Elle, chez Elle et pour Elle. Il emprunte
pour la développer, pour pouvoir en acheter davantage, soit de trente à
deux cents livres anglaises par acre, faisant là-dessus un profit, tous
frais payés, de cinq à dix livres par acre. Jadis il empruntait à des
prêteurs locaux, Grecs pour la plupart, à 30 % par an, ou davantage. Ce
taux n’est pas excessif, à condition que l’opinion publique tolère que
de temps en temps celui qui emprunte assassine celui qui prête: mais
l’administration moderne qualifie cela désordre et meurtre.

Donc il y a quelques années on établit une banque avec garantie sur
l’État qui prêtait aux cultivateurs à huit pour cent, et le cultivateur
s’empressa de profiter de ce privilège. Il n’était pas plus en retard
pour régler que de raison, mais étant fermier il ne payait naturellement
pas avant d’avoir été menacé de saisie. De sorte qu’il fit de bonnes
affaires et acheta encore de la terre, c’était là ce que désirait son
cœur. Cette année-ci, c’est-à-dire 1913, l’administration promulgua
soudain des ordres selon lesquels aucun fermier possédant moins de cinq
acres ne pourrait emprunter sur ses terres. L’affaire m’intéressait
directement, parce que j’avais cinq cents livres sterling d’actions dans
cette même banque garantie par l’État et plus de la moitié de nos
clients étaient des individus ne possédant pas plus de cinq acres. Donc
je pris des renseignements dans des milieux qui semblaient être au
courant. On me dit que la nouvelle loi était complètement d’accord avec
le Décret des États-Unis, celui de la France et les intentions de la
Divine Providence,--ou ce qui revenait au même.

--Mais, demandai-je, est-ce que cette limitation de crédit n’empêchera
pas les hommes qui ont moins de cinq acres d’emprunter davantage pour
acheter davantage de terrain et de faire leur chemin dans le monde?

--Si fait, me répondit-on, évidemment. Et c’est justement là ce que nous
voulons éviter. La moitié de ces gens-là se ruinent en essayant de
s’agrandir. Il faut que nous les protégions contre eux-mêmes.

C’est là, hélas! l’unique ennemi contre lequel aucune loi ne saurait
protéger aucun fils d’Adam, puisque les véritables raisons qui font ou
perdent un homme sont absurdes ou trop obscènes pour qu’on les atteigne
du dehors. Donc je cherchai ailleurs pour découvrir comment le
cultivateur allait faire.

Lui? me dit une des nombreuses personnes qui m’avaient renseigné, lui!
il va bien, rien à craindre. Il y a environ six façons que je connais,
_moi_, d’éluder le Décret. Et très probablement que le Fellah en connaît
six autres. Il a été dressé à se débrouiller tout seul depuis les temps
de Ramsès. Ne serait-ce que pour la cession du terrain, il sait
falsifier les documents, emprunter assez de terre pour que son bien
dépasse cinq acres le temps nécessaire pour faire faire l’enregistrement
de l’emprunt; obtenir de l’argent de ses femmes (oui, voilà un résultat
du progrès moderne dans ce pays!) ou bien aller retrouver le vieil ami
le Grec à 30 %.

--Mais le Grec le ferait saisir et ce serait contraire à la loi,
n’est-ce pas? dis-je.

--Ne vous tracassez pas au sujet du Grec. Il sait tourner n’importe
quelle loi qui existe pourvu qu’il y ait cinq piastres à gagner
là-dedans.

--Sans doute, mais est-ce que réellement la Banque Agricole faisait
saisir trop de cultivateurs?

--Pas le moins du monde. Le nombre de petits biens est plutôt en
augmentation. La plupart des cultivateurs ne consentent à payer un
emprunt que si on les menace d’une assignation. Ils s’imaginent que cela
les pose et cependant leur inconséquence fait augmenter le nombre des
assignations bien que ces dernières n’impliquent pas toujours la vente
du terrain. Et puis il y a autre chose encore: tout le monde (dans la
vie réelle) ne réussit pas de même. Ou bien ils ne font pas le métier de
fermier comme il faut, ou bien ils s’adonnent au hashish, ou s’entichent
bêtement de quelque fille, et empruntent pour elle ou font quelque chose
d’analogue; et alors ils sont saisis. Vous avez pu le remarquer.

--Assurément. Et en attendant que fait le fellah?

--En attendant, le fellah a mal lu le Décret--comme toujours. Il
s’imagine que son effet sera rétrospectif, et qu’il n’a pas à payer ses
dettes anciennes. Il se peut qu’ils causent des embarras, mais je crois
que votre Banque restera tranquille.

--Restera tranquille! Avec les trois quarts de ses affaires
compromises--et mes cinq cents livres engagées!

--C’est là votre ennui? Je ne crois pas que vos actions montent bien
vite, mais si vous voulez vous amuser allez en causer avec les Français.

C’était là évidemment un moyen aussi bon qu’un autre de se distraire. Le
Français auquel je m’adressais parlait avec une certaine connaissance de
la finance et de la politique et avec la malice naturelle que porte une
race logique à une horde illogique:

--Oui, me dit-il. C’est une idée absurde que de limiter le crédit dans
de telles circonstances. Mais là n’est pas tout. Les gens ne sont pas
effrayés, les affaires ne sont pas compromises par suite d’une seule
idée absurde, mais bien par l’éventualité d’autres pareilles.

--Il y a donc bien d’autres idées encore que l’on voudrait essayer dans
ce pays?

--Deux ou trois, me répondit-il avec placidité. Elles sont toutes
généreuses, mais toutes sont ridicules. L’Égypte n’est pas un endroit où
l’on devrait promulguer des idées ridicules.

--Mais, mes actions, mes actions, m’écriai-je, elles ont déjà baissé de
plusieurs points.

--C’est fort possible. Elles baisseront davantage. Puis elles
remonteront.

--Merci, mais pourquoi?

--Parce que l’idée est fondamentalement absurde. Votre pays ne
l’admettra jamais, mais il y aura des arrangements, des accommodements,
des ajustements, jusqu’à ce que tout soit comme auparavant. Cela sera
l’affaire du fonctionnaire permanent--pauvre diable!--d’y mettre bon
ordre. C’est toujours son affaire. En attendant la hausse va se porter
sur toutes les denrées.

--Pourquoi cela?

--Parce que le terrain est la principale caution en Égypte. Si un homme
ne peut pas emprunter sur cette caution, les intérêts augmenteront sur
tous les autres cautionnements qu’il offre. Cela aura une répercussion
sur le travail en général, les gages et les contrats gouvernementaux.

Il s’exprimait avec tant de conviction et avec tant de preuves
historiques à l’appui, que je voyais perspective sur perspective
d’anciens Pharaons, énergiques maîtres de la vie et de la mort, sur tout
le parcours de la rivière, arrêtés en plein essor par des comptables
impitoyables, qui annonçaient prophétiquement que les dieux eux-mêmes ne
sauraient faire que deux et deux fassent plus de quatre. Et la vision,
parcourant les siècles, aboutit à une seule petite tête grave, à bord
d’un bateau Cook, penchée de côté, en train d’examiner ce problème
vital: l’arrangement de notre «Drapeau National» pour que ce soit «plus
facile de compter les étoiles.»

--Pour la millième fois loué soit Allah pour la diversité de ses
créatures!



POTENTATS MORTS


Les Suisses sont les seules gens qui aient pris la peine de se rendre
maîtres de l’art de gérer des hôtels. En conséquence, pour toutes choses
qui importent réellement--lits, bains et victuailles--ils contrôlent
l’Égypte; et puisque chaque pays fait un retour à sa vie primitive
(c’est là la raison pour laquelle les États-Unis trouvent un plaisir
extrême à raconter de vieilles histoires) tout Égyptien ancien
comprendrait aussitôt la vie qui rugit tout le long de la rivière où
tout le monde s’ébat au soleil dans les casernes à touristes revêtues de
nickel, la comprendrait et y prendrait part.

De prime abord le spectacle vous permet de moraliser à peu de frais
jusqu’au moment où l’on se souvient que les gens occupés ne sont
visibles que lorsqu’ils sont oisifs, et les gens riches que lorsqu’ils
ont fait fortune. Un citoyen des États-Unis--c’était son premier voyage
à l’étranger--m’indiqua du doigt un Anglo-Saxon entre deux âges qui se
détendait à la manière de plusieurs écoliers.

--En voilà un exemple! s’écria avec dédain le Fils de l’Activité
Fiévreuse. Vous voudriez me faire croire qu’il a jamais rien fait de sa
vie? Malheureusement il était tombé sur quelqu’un qui, lorsqu’il est
sous le harnais, trouve que treize heures et demie de travail par jour
n’est qu’une journée passable.

Parmi l’assemblée se trouvaient des hommes et des femmes brûlés jusqu’à
n’avoir plus qu’une seule teinte bleu-noir--des gens civilisés aux
cheveux blanchis, aux yeux étincelants. Ils s’appelaient des
«fouilleurs», rien que des «fouilleurs», et me découvrirent un monde
nouveau. Si l’on accorde que l’Égypte tout entière n’est qu’une vaste
entreprise de pompes funèbres, quoi de plus fascinant que d’obtenir la
permission du Gouvernement de farfouiller dans un coin quelconque, de
former une compagnie et de passer le temps froid à payer des dividendes
sous forme de colliers d’améthystes, de scarabées lapis-lazulis, de pots
d’or pur, et de fragments de statues inestimables? Ou bien, si l’on est
riche, quoi de plus amusant que de fournir le nécessaire pour une
expédition jusque sur l’emplacement supposé d’une cité morte, et voir ce
qu’il en advient? Il y avait parmi les voyageurs un grand chasseur qui
connaissait la plus grande partie du Continent, et qui était tout à fait
emballé par ce sport.

--J’ai l’intention de prendre des obligations dans l’exploration d’une
ville l’année prochaine, et je surveillerai les fouilles moi-même,
dit-il, c’est cent fois plus agréable que la chasse aux éléphants. Dans
_cette partie-ci_ on déterre des choses mortes pour les rendre vivantes.
N’allez-vous pas vous payer une partie?

Il me fit voir un attrayant petit prospectus. Pour ce qui est de
moi-même, je préférerais ne pas profaner les effets ou l’équipement d’un
mort, surtout lorsqu’il s’est couché dans la tombe avec la conviction
que ces babioles-là sont garantes de son salut. Bien entendu il existe
l’autre argument, que font valoir les gens sceptiques, à savoir que
l’Égyptien était un fanfaron et un vantard, et que rien ne lui ferait
plus de plaisir que la pensée qu’on le regardât, qu’on l’admirât après
tant d’années. Pourtant il se pourrait aussi qu’il nous arrive de voler
quelque âme offusquée qui ne verrait pas les choses de la même façon.

A la fin du printemps les fouilleurs rentrent en foule du désert et
échangent des plaisanteries et des nouvelles sur les vérandas
somptueuses. Par exemple la bande A a fait la découverte de choses
inestimables, vieilles Dieu sait combien, et ne s’en montre--pas trop
modeste. La bande B, moins heureuse, insinue que si seulement la bande A
savait à quel point ses ouvriers indigènes ont volé et disposé de leurs
vols sous son archéologique nez même, elle ne serait pas si heureuse.

--Bêtise, dit la bande B, nos ouvriers ne sauraient être soupçonnés, et
puis nous les avons surveillés.

--Ah! vraiment, leur répond-on. Eh bien, la prochaine fois que vous
serez à Berlin, allez au Musée et vous verrez ce que possèdent les
Allemands. Ça a dû sortir de votre terrain. La Dynastie en est la
preuve. De sorte que la coupe de délice de A est empoisonnée jusqu’à
l’année prochaine.

Aucun collectionneur ou directeur de Musée ne devrait avoir de
scrupules, et je n’en ai jamais rencontré qui en eût, mais des personnes
de quatre nationalités différentes m’ont affirmé avec indignation que
les Allemands sont les pillards les plus éhontés de tous.

Explorer c’est une chose à peu près aussi romanesque que le travail de
terrasse sur les chemins de fer indiens. Il y a les mêmes tramways à
voie étroite, les mêmes ânes, les mêmes équipes reluisantes dans les
mines, les mêmes foules, bleu foncé, de femmes et d’enfants chargés de
petits paniers pour porter la terre. Mais les houes ne sont pas
enfoncées, et les mottes lancées de côté, n’importe comment, et lorsque
le travail côtoie la base de quelque énorme muraille les gens se servent
de leurs mains soigneusement. Un homme blanc, ou du moins qui l’était le
matin à déjeuner, va et vient dans une brume de poussière constamment
renouvelée. Des semaines peuvent passer sans qu’on trouve une seule
perle en verre, mais n’importe quoi peut surgir à n’importe quel moment,
et c’est alors à lui qu’il appartient de répondre au cri annonçant une
découverte.

Nous avons eu la bonne fortune de rester quelque temps à la Direction du
Musée Métropolitain (New-York) dans une vallée criblée de tombes, comme
une garenne. Les écuries, entrepôts et quartiers de domestiques sont de
vieilles tombes; on n’y parle que de tombe; leur rêve (l’éternel rêve
des fouilleurs) est de découvrir une tombe vierge où gisent les morts
intacts avec leurs bijoux sur eux. A quatre kilomètres se trouvent les
hôtels éclatants aux larges ailes. Ici il n’y a rien d’autre que le
détritus de la mort qui est morte il y a des milliers d’années, sur la
tombe de laquelle aucune verdure n’a jamais poussé. Des villages rendus
experts par le pillage des tombes pendant deux cents générations
s’accroupissent au milieu des amoncellements de débris et huent le
touriste quotidien. Des sentiers faits par des pieds nus vont d’une
demi-tombe, d’un demi-tas de boue à l’autre, pas beaucoup plus distincts
que des traînées de colimaçon, mais on s’en est servi depuis...

Jouer avec le temps est chose dangereuse. Ce matin-là le concierge
s’était donné beaucoup de mal pour savoir si nous pouvions gagner trois
jours entre deux départs de bateaux. Ce même soir nous nous trouvions
parmi des gens pour qui le temps n’avait pas bougé depuis les Ptolémées.
Je me demandais de prime abord ce qu’ils auraient dit, eux ou d’autres,
si tel ou tel Pharaon avait utilisé pour sa propre gloire les plinthes
et les colonnes de tel autre Pharaon avant ou après l’époque de
Melchisedech. Tout leur arrière-plan était trop éloigné pour que
l’esprit pût se représenter quoi que ce soit avec quelque chance de
succès. Le lendemain matin on nous conduisit à la tombe peinte d’un
noble--un Ministre de l’Agriculture--mort il y a quatre ou cinq mille
ans. Il me dit, en autant de paroles: «Remarquez! Je ressemblais
beaucoup à votre ami, feu M. Samuel Pepys, de l’Amirauté. J’ai pris un
prodigieux intérêt à la vie, dont j’ai joui complètement, avec le corps
et l’esprit à la fois. Je doute que vous trouviez beaucoup de ministères
mieux gérés que le mien, ni une maison mieux dirigée, ni des jeunes gens
plus agréables... Voici mes filles! L’aînée, vous le voyez bien,
ressemble à sa mère; la cadette, ma favorite, passe pour me faire
honneur. Maintenant je vais vous montrer toutes les choses que j’ai
accomplies et auxquelles je prenais plaisir, jusqu’au moment où vint
l’heure de présenter mes comptes ailleurs.»

Et il me montra, détail par détail, en peinture et en dessin, son
bétail, ses chevaux, ses récoltes, ses tournées dans la région, ses
comptables présentant les chiffres de revenus, et lui-même le plus
affairé des affairés dans la bonne journée.

Mais lorsque nous quittâmes cette antichambre gaie et vînmes au couloir
plus étroit où jadis son corps était couché et où toute sa destinée se
trouve représentée, je ne pus le suivre aussi bien. Je ne comprenais pas
comment lui, avec sa grande expérience de la vie, pouvait être intimidé
par des frises d’apparitions à tête de brute, ou satisfait par des files
de personnages répétés. Il me l’expliqua à peu près ainsi:

«Nous demeurons sur la rivière, ligne sans largeur ni épaisseur.
Derrière nous est le Désert que rien ne peut toucher, où ne va aucun
homme tant qu’il n’est pas mort. (On ne se sert pas du terrain
cultivable pour faire des cimetières). Alors, pratiquement, nous ne nous
mouvons que dans deux dimensions, en aval ou en amont du fleuve. Enlevez
le désert auquel nous ne pensons pas plus qu’un homme sain ne pense à la
mort et vous verrez que nous n’avons aucun arrière-plan. Notre monde
n’est qu’une grande barre de terre brune ou verte et pendant quelques
mois rien que de l’eau qui reflète le ciel et qui efface tout. Vous
n’avez qu’à regarder les Colosses pour vous rendre compte des
proportions extravagantes et immenses que doivent prendre les hommes et
leurs travaux dans un tel pays. Rappelez-vous aussi que nos récoltes
sont sûres et notre vie très, très aisée. Surtout nous n’avons pas de
voisins. C’est-à-dire qu’il nous faut exporter et non importer. Or, je
vous le demande, que peut faire un prêtre doué d’imagination, sinon
développer le rituel et multiplier les Dieux sur des frises? Le loisir
illimité, l’espace limité de deux dimensions, partagé par la ligne
hypnotisante de la Rivière, et borné par la mort visible inaltérable,
doivent forcément...»

--Mais même alors, interrompis-je, je ne comprends pas vos dieux, votre
adoration directe de Bêtes par exemple.

--Vous préférez l’indirecte? L’adoration de l’Humanité avec une lettre
majuscule? Mes Dieux, ou plutôt ce que je voyais en eux, me suffisaient.

--Qu’avez-vous vu dans vos Dieux touchant la croyance et la conduite?

--Vous connaissez la réponse à l’énigme du Sphynx?

--Non, murmurai-je, quelle est-elle?

--Tous les hommes sensés ont la même religion, mais aucun homme sensé ne
l’avoue. Je dus me contenter de cela car le couloir se terminait en roc
solide.

Il y avait d’autres tombes dans la vallée, mais leurs propriétaires
étaient muets, excepté un certain Pharaon qui, mû par les mobiles les
plus élevés, avait renoncé aux croyances et aux instincts de son pays,
et avait failli par là en causer la ruine. Une des découvertes qu’il fit
ce fut celle d’un artiste qui voyait les hommes, non sur un seul plan
mais modelés, de face ou de trois quarts, avec des membres qui
correspondaient à leurs fardeaux et à leurs attitudes. Son œuvre
admirablement vivante sautait aux yeux parmi des kilomètres de
bas-reliefs faits d’après les vieilles conventions et j’applaudis ainsi
que doit le faire un homme bien élevé.

--Mon erreur fut fatale, soupira à mon oreille Pharaon Ahkenaton, je
pris les conventions de la vie pour des réalités.

--Ah! ces conventions qui paralysent l’âme, m’écriai-je.

--Vous me méprenez, _moi_, répondit-il avec plus de hauteur, j’étais si
sûr de leur réalité que je pensais qu’elles étaient des mensonges
réellement, tandis qu’elles n’ont été inventées que pour couvrir les
faits trop crus de l’existence.

--Ah! ces faits crus de l’existence, m’écriai-je encore plus fort, car
ce n’est pas souvent qu’on a la chance d’impressionner un Pharaon, il
faut que nous les envisagions les yeux ouverts et l’esprit ouvert.
L’avez-vous fait, _vous_?

--Je n’ai eu aucune occasion de les éviter, répondit-il, j’ai violé
toutes les conventions de mon pays.

--Ah! quelle noblesse! Et qu’arriva-t-il?

--Ce qui arrive lorsque vous arrachez ce qui recouvre un nid de frelons!
La vérité crue de l’existence est que l’humanité est un peu plus bas que
les Anges, et les conventions sont basées sur cette vérité pour que les
hommes deviennent des Anges. Mais si vous partez, ainsi que je l’ai
fait, de la convention que les hommes sont des Anges, ils deviendront
assurément plus que jamais des bêtes.

--Cela, répondis-je avec fermeté, n’est plus du tout d’actualité. Vous
auriez dû apporter une plus large mentalité, une révélation plus
vivifiante, et tout..., et tout..., vous savez bien ce que je veux
dire--pour influencer, enfin vous savez bien...

--C’est ce que j’ai fait, répondit Ahkenaton avec tristesse; cela m’a
brisé. Et lui aussi se tut parmi les ruines.

Il y a une vallée de rochers et de pierres, de toutes les nuances rouges
et brunes, appelée la Vallée des Rois, où un petit moteur à pétrole
tousse derrière sa main tout le long du jour, moulant de l’électricité
pour éclairer les faces des Pharaons morts à cent pieds sous terre. Par
toute la vallée, pendant la saison des touristes, se tiennent des
chars-à-bancs et des ânes et des charrettes à sable avec, par-ci par-là,
des couples épuisés qui ont quitté la procession, et, reluisants,
s’éventent dans quelque fragment d’ombre. Longeant les tombes de la
vallée se trouvent les tombes des Rois numérotées soigneusement comme
autant d’entrées de mines, avec des marches en ciment qui y montent et
des grilles de fer qu’on ferme la nuit et des concierges de la «Section
des Antiquités» qui demandent les billets indispensables. On entre, et,
de profondeurs sur profondeurs, on entend les voix résonnantes de
dragomans énumérant à tour de rôle les noms et les titres de morts
illustres et trois fois puissants. Des marches taillées dans le roc
descendent jusque dans une obscurité chaude et immobile, des couloirs
serpentent et conduisent au-dessus de trous en cul de sac que, dit-on,
les constructeurs avisés espéraient dans leur puérilité voir prendre
pour les vraies tombes par les voleurs de l’avenir. Le long de ces
couloirs, montent et descendent avec bruit toutes les races de l’Europe
et une bonne réserve des États-Unis. Leurs pas sont subitement émoussés
sur le parquet d’une salle pavée de poussière immémoriale qui ne dansera
jamais sous aucun vent. Ils lèvent les yeux vers les ciels blasonnés, se
baissent pour examiner les murs minutieusement décorés, tendent le cou
pour suivre les sombres splendeurs d’une corniche, retiennent leur
souffle, et regrimpent vers l’impitoyable soleil pour replonger dans
l’entrée suivante indiquée sur leur programme. Ce qu’ils jugent bon de
dire ils le disent à haute voix, et parfois il est intéressant de les
entendre. Ce qu’ils éprouvent, vous pouvez le deviner d’après une
certaine hâte dans leurs mouvements, quelque chose d’intermédiaire entre
la modestie hésitante d’un homme exposé au feu et l’attitude de ceux qui
visitent une mine, qui dit clairement «ne ferions-nous pas bien
d’avancer?» Après tout, ce n’est pas naturel pour l’homme d’aller sous
terre, sauf pour affaires ou pour le dernier voyage. Il a conscience du
poids de la terre-mère au-dessus de lui, et lorsqu’à tout son poids à
elle,--auquel il s’attend bien,--il faut qu’il ajoute toute la
hiérarchie couronnée, à bec, à cornes, à ailes, appartenant à une foi
morte qui flamboie chaque fois qu’il tourne les yeux, il a naturellement
envie de s’en aller. Même la vue d’un très, très grand roi, en
sarcophage, exposé à la lumière électrique, dans une salle remplie de
tableaux très fortifiants, ne le retient pas trop longtemps.

Certains affirment que la crypte de St-Pierre à Rome, avec seulement
dix-neuf siècles pesant sur les arêtes, mais entourée de tous côtés par
les tombes des premiers papes et d’anciens rois, est plus
impressionnante que la Vallée des Rois parce qu’elle explique comment
une croyance existante est née et de quoi elle est sortie. Mais la
Vallée des Rois n’explique rien sinon ce vers si terrible de _Macbeth_:

    _Jusqu’à la dernière syllabe du Temps_

celle-là,--la Terre ouvre ses lèvres sèches et la dit.

Dans une des tombes il y a une petite chambre dont le plafond,
probablement à cause d’un défaut dans le rocher, n’avait pas pu être
polissé comme les autres. Donc, le décorateur, très habilement, l’a
recouvert d’un fin dessin de toile fignolé, tout pareil à ces morceaux
d’étoffe en perse dont on se servirait dans la vie réelle pour cacher un
plafond grossièrement fait. Il le fit admirablement, là, dans
l’obscurité, et s’en fut. Des milliers d’années après naquit un homme de
ma connaissance qui, pour de bonnes et suffisantes raisons, avait une
horreur presque folle pour tout ce qui ressemblait à une toile de
plafond. Il trouvait des excuses pour ne pas aller dans les magasins de
nouveautés à Noël, lorsque des annexes agrandies à la hâte sont cachées,
plafond et côtés, par des broderies. Peut-être qu’un serpent ou un
lézard était tombé du plafond sur la tête de sa mère avant qu’il ne vînt
au monde, peut-être était-ce le souvenir de quelque assaut de fièvre
contre lequel il avait fallu lutter sous une tente; quoi qu’il en soit,
l’idée que se faisait cet homme du Purgatoire c’était celle d’une
chambre brûlante remplie à étouffer, souterraine, avec, étendues sous le
plafond, des toiles à dessins. Une seule fois dans sa vie, dans une
ville du nord lointain, où il avait à faire un discours, il rencontra
cet ensemble parfait. On le conduisit par des couloirs étroits, remplis
de monde, chauffés à la vapeur, jusqu’à ce qu’enfin on le planta dans
une pièce sans fenêtres visibles (par là, il sut qu’il était sous terre)
et immédiatement au-dessous d’une toile à plafond aux chauds dessins
ressemblant assez à une doublure de tente, et une fois là il lui fallut
dégoiser ce qu’il avait à dire tandis qu’une terreur panique le tenait à
la gorge. La seconde fois ce fut dans la Vallée des Rois, où des
couloirs presque pareils, remplis de gens, le menèrent jusque dans une
chambre taillée dans le roc, à Dieu sait combien de brassées sous terre,
tendue de ce qui avait tout l’air d’être une toile perse s’affaissant à
moins de trois pieds au-dessus de sa tête. «L’homme que je voudrais bien
tenir, dit-il lorsqu’il fut de nouveau dehors, c’est ce décorateur.
Croyez-vous qu’il ait eu l’intention de produire cet effet-là?»

Chaque homme a ses terreurs privées, outre celles de sa propre
conscience. D’après ce que j’ai vu dans la Vallée des Rois, les
Égyptiens le savaient bien apparemment depuis fort longtemps. Ce qui est
certain c’est qu’ils l’ont fait sentir à des gens qu’on ne s’attendrait
pas à rencontrer en pareille affaire. J’entendais deux voix parlant
ensemble au fond d’un couloir, à peu près comme il suit:

_Elle._--Sûrement que nous n’étions jamais destinés à voir de
l’intérieur ces vieilles tombes.

_Lui._--Comment cela?

_Elle._--Ne serait-ce que parce qu’ils se font une telle idée de la
mort. Bien sûr que leur point de vue en ce qui concerne les choses
spirituelles n’était pas aussi large que le nôtre.

_Lui._--Eh bien, il n’y a pas de danger que _nous_ nous laissions égarer
à ce point de vue. A propos, as-tu acheté au dragoman, ce matin, ce
scarabée que l’on disait être authentique?



LA FACE DU DÉSERT


Remonter le Nil c’est en quelque sorte courir la bouline devant
l’Éternité. Tant qu’on ne l’a pas vu on ne se rend pas compte de
l’étonnante étroitesse de ce mince et humide filet de vie qui se glisse
invaincu à travers la gueule de la mort établie. Un coup de fusil
couvrirait ses terres cultivées les plus larges, un coup d’arbalète
atteindrait les plus étroites. Une fois qu’on les a dépassées un homme
peut attendre pour boire jusqu’à ce qu’il atteigne le cap Blanco à
l’Ouest (où il pourra faire des signes à un bateau de l’_Union Castle_
s’il veut se désaltérer) ou le club Karachi à l’Est. Mettons quatre
mille kilomètres de sécheresse à main gauche et trois mille à main
droite.

Le poids du Désert se fait sentir chaque jour à chaque heure. Le matin,
lorsque la cavalcade s’en va marchant derrière le dragoman pareil à une
tulipe, il dit: «Je suis ici, juste au delà de cette crête de sable rose
que vous êtes en train d’admirer. Arrivez, mes jolis messieurs, et je
vous conterai votre bonne aventure.» Mais le dragoman dit très
clairement: «Si vous plaît M’ssieu, ne vous séparez _pas en quoi que ce
soit_ du corps principal», chose que, le Désert le sait bien, vous
n’aviez pas le moins du monde l’intention de faire.

A midi, lorsque les maîtres d’hôtel tirent du fond des réfrigérants tout
couverts de buée certaines boissons pour le lunch, le Désert gémit plus
fort encore que les roues des puits qui se trouvent sur la rive: «Je
suis ici, à quelque cent mètres. Pour l’amour de Dieu, mes jolis
messieurs, épargnez une gorgée de ce piquant whisky à l’eau minérale que
vous portez à vos lèvres. Il y a un homme blanc à quelques centaines de
kilomètres d’ici mourant de soif sur mon sein, de la soif que vous
guérissez au moyen d’un chiffon trempé dans de l’eau tiède tandis que
vous le maintenez, lui, d’une main, et il s’imagine qu’il est en train
de vous maudire à haute voix, mais il n’en est rien, car sa langue est
sortie de sa bouche et il ne peut pas la rentrer. Merci, mon noble
capitaine.» Car naturellement on verse la moitié du breuvage par-dessus
bord avec cette prière: «Puisse-t-il arriver à celui qui en a besoin»;
tandis que l’on tourne le dos aux crêtes palpitantes et aux horizons
fluides qui commencent leur danse à mirage de midi.

Le soir le Désert fait de nouveau intrusion--attifé comme une fille
Nautch de voiles de pourpre, de safran, de clinquant doré, de vert
d’herbe. Elle s’étale sans pudeur devant le touriste ravi, en réseaux
tissés en forme de pélicans regagnant à tire d’aile leurs demeures, en
franges de canards sauvages, en taches noires sur fond carminé, en
bijoux de pacotille faits de nuages couleur d’opale. «Remarquez-moi!»
s’écrie-t-elle, comme telle autre femme indigne. «Admirez le jeu de mes
traits mobiles, les révélations de mon âme multicolore. Observez mes
appâts et mes puissances. Frémissez pendant que je vous fais
tressaillir!» Ainsi, elle flotte, passant à travers toutes ses
transformations et se retire en haut jusque dans les bras du crépuscule.
Mais à minuit elle abandonne tout faux-semblant et descend sous sa forme
naturelle, qui dépend de la conscience du contemplateur et de
l’éloignement qui le sépare du blanc voisin.

Vous remarquerez dans le _Benedicite omnia opera_ que le Désert est la
seule chose à qui l’on n’enjoint pas de «bénir Dieu, le louer et le
magnifier à jamais». Cela, c’est parce que au moment où notre illustre
père, le Seigneur Adam et son auguste épouse, la Dame Ève, furent
chassés du paradis, Eblis le Maudit, craignant que l’homme ne revienne
finalement dans les grâces d’Allah, se mit à brûler et à dévaster toute
la terre à l’Est et à l’Ouest de l’Éden.

Chose assez bizarre, le Paradis terrestre est à peu près au centre de
tous les déserts du monde, en comptant à partir de Gobi jusqu’à
Tombouctou, et toute cette terre, en tant que terre, est «exclue de la
miséricorde de Dieu». Ceux qui s’en servent le font à leurs risques et
périls. En conséquence le Désert produit son propre type d’homme tout
comme le fait la mer. J’eus la bonne chance d’en rencontrer un spécimen,
âgé environ de vingt-cinq ans. Son travail l’obligeait à longer la mer
Rouge, où des hommes sur de rapides chameaux viennent faire la
contrebande du hashish et parfois de fusils, avec les dhows qui abordent
n’importe quelle plage commode. Les contrebandiers doivent être
poursuivis sur des chameaux encore plus rapides, et puisque les puits
sont rares et bien connus le jeu consiste à arriver les premiers et à
les occuper.

Mais il se peut qu’ils brûlent un puits ou deux et fassent étape de
plusieurs jours en un seul. Alors celui qui les poursuit doit prendre de
plus grands risques encore et faire des marches plus cruelles afin que
la loi soit observée. La seule chose en faveur de la loi est que le
hashish sent abominablement--pire qu’un chameau qui a chaud--de sorte
que lorsqu’ils accostent on ne perd pas de temps à écouter des
mensonges. On ne m’a pas expliqué comment ils se dirigent à travers les
solitudes ni par quel art ils maintiennent leur vie au milieu des
tempêtes de poussière et de chaleur. Cela on le prenait pour démontré,
et celui qui le prenait ainsi était l’individu le plus ordinaire que
l’on puisse rencontrer. Il fut très ému d’apprendre que les Français
sont en train de faire une route aérienne quelque part au Sahara,
au-dessus d’une étendue sans eau de six cents kilomètres, et où, si
l’aéroplane venait à subir des avaries en route, le pilote mourrait de
soif et se dessécherait à côté de son appareil.

Pour être juste, il faut reconnaître que le Désert prend rarement la
peine d’effacer les traces d’un meurtre. Il y a des endroits au Désert,
dit-on, où même maintenant l’on rencontre les morts de batailles
anciennes, tous aussi visibles que les nids de guêpes de l’an dernier,
couchés en monceaux ou éparpillés par la fuite avec, par-ci, par-là, les
petites lignes brillantes des cartouches vides qui les avaient fait
tomber.

Il y a des vallées et des ravins où les contrebandiers les plus fous ne
tiennent pas à se réfugier à certains moments de l’année; de même qu’il
y a des demeures faites pour qu’on s’y repose mais où les domestiques
indigènes refusent de séjourner parce qu’ils sont arrêtés, en se rendant
à la cuisine, par le qui-vive des régiments soudanais qui depuis
longtemps sont au Paradis. Et les voix, et les avertissements, et les
appels derrière les rochers sont innombrables. Tout cela s’explique par
le fait qu’on est très rarement appelé à vivre dans un endroit si calme
qu’on peut entendre le murmure rapide de son sang sur son propre tympan.
Ni un vaisseau, ni une prairie, ni une forêt ne donnent ce silence-là.
Je suis allé une fois à sa recherche, lorsque notre bateau était amarré
et que mes compagnons s’en étaient allés voir je ne sais quel spectacle;
mais certes, je n’osai m’aventurer à plus d’un kilomètre de la fumée de
notre cheminée. C’est alors que je découvris soudain une colline criblée
de tombes qui renfermaient des têtes de morts blanches comme du papier,
tous ricanant agréablement comme autant d’ambassadeurs du Désert. Mais
je n’acceptais pas leur invitation. On m’avait dit que tous les petits
diables apprennent à dessiner au désert, ce qui explique les détails
compliqués et futiles qui le remplissent. Personne sauf un diable ne
songerait à creuser chaque saillie de rocher de lignes indiquant
l’action du vent ou à la réduire par les rafales de sable jusqu’à n’être
qu’une nervure étincelante; à dresser des collines en forme de
pyramides, de sphynx et de faubourgs de villes dévastés; à couvrir des
espaces grands comme la moitié d’un comté anglais d’études à la sépia
représentant des ravins de Dougas et de Nullahs, se croisant et
s’enchevêtrant, chacun étalant une perspective beaucoup trop habile; à
oblitérer le travail à demi terminé au moyen d’un lavis de sable à trois
teintes, pour le reprendre de nouveau, à la pointe d’argent, au bord de
l’horizon. S’ils font cela, c’est pour amener les voyageurs égarés à se
figurer qu’ils pourront reconnaître des points de repère, les forcer à
courir de-ci de-là dans l’espoir de les identifier, jusqu’au moment où
la folie survient. Le Désert n’est qu’artifice de diable, «satanée
habileté», pourrait-on dire, bourré de travaux inutiles, toujours
promettant quelque chose au prochain détour, toujours conduisant à
travers une décoration excessive et un dessin trop souligné pour aboutir
à une stérilité toujours égale.

Il y eut un matin surtout, merveilleux entre tous les matins, où nous
nous trouvâmes en face du Temple de Abu Simbel taillé dans le roc. Là,
quatre personnages gigantesques, chacun haut de soixante pieds, sont
assis les mains sur les genoux à attendre le jour du Jugement dernier. A
leurs pieds s’étend une petite étendue de blé vert-bleu. Ils ont l’air
de retenir derrière eux tout le poids du désert, qui néanmoins déborde
d’un côté sous forme d’une cataracte de sable vif orange. On conseille
au touriste d’assister au lever du soleil ici, soit en se tenant à
l’intérieur du temple où la lueur tombe sur certain autel érigé par
Ramsès en son propre honneur, soit du dehors où une autre Puissance
prend la direction.

Les étoiles avaient pâli quand nous commençâmes notre veillée; les
oiseaux de la rivière chuchotaient tout juste en faisant leur toilette
dans la lumière incertaine et empourprée. Puis la rivière se ternit
comme de l’étain; la ligne de la cime derrière le Temple se détacha sur
le fond laiteux du ciel; on devinait plutôt qu’on ne voyait les quatre
silhouettes dans le trou d’ombre au-dessous. Celles-ci se dessinèrent
suffisamment énormes, mais sans terreur spéciale, tandis que l’aube de
l’Orient accomplit ses rites magnifiques. Quelque roseau de la rive se
révéla par réflexion, noir sur argent; des ailes en forme d’arc
battirent la surface de l’eau, troublant son immobilité et la
transformant en fragments de verre; la cime du désert devint topaze et
les quatre silhouettes se détachèrent nettement, sans ombre pourtant, de
leur arrière-plan. La lumière plus forte les inonda de rouge depuis la
tête jusqu’aux pieds et elles devinrent vivantes, aussi horriblement,
aussi fortement mais aussi aveuglément vivantes que des hommes ligotés
sur la chaise électrique avant que le courant ne soit ouvert. On sentait
que si par un miracle l’aube pouvait être retardée seulement une seconde
de plus, elles s’arracheraient de là, se délivreraient, et bondiraient
vers Dieu sait quelle vengeance. Mais à cet instant précis le plein
soleil les riva à leurs places,--statues, et rien de plus, balafrées de
lumière et d’ombre--et un jour nouveau entama son travail.

A quelques mètres de ces grandes images, tout près de la statue d’une
princesse égyptienne dont la face rappelait exactement celle de
«Elle»[6], se trouvait une tablette de marbre au-dessus de la tombe d’un
officier anglais tué dans un combat contre des derviches il y a presque
une génération.

  [6] Roman de R. Haggard.

A partir de Abu Simbel jusqu’à Wadi Halfa, la rivière, affranchie de la
domination des Pharaons, commence à parler d’hommes blancs morts. Il y a
trente ans, de jeunes officiers anglais aux Indes mentaient et
intriguaient furieusement pour se faire attacher à des expéditions dont
les bases se trouvaient parfois à Suakim, parfois tout à fait dans l’air
du désert, mais dont aujourd’hui tous les exploits sont oubliés. De
temps à autre le dragoman agitant une main lisse dans la direction de
l’Est ou vers le Sud-Est rappelle quelque combat. Alors tout le monde
murmure: «Ah! oui; ça c’était Gordon, bien entendu» ou bien: «Était-ce
après, ou avant Omdurman?» Mais la rivière est bien plus précise. Au
moment où le bateau fend de biais, comme un chien dérouté, le cours
d’eau qui baisse, tous ces noms connus jaillissent sous les roues du
bateau:--«Armée de Hicks--Val Baker--El Teb--Tokar--Tamaï--Tamanieb et
Osman Digna!» Son avant vire pour aborder une autre courbe: «_Nous ne
pouvons pas débarquer des troupes anglaises ou indiennes; si l’on
demandait notre avis nous recommanderions l’abandon, jusqu’à un certain
point, du Soudan._» C’était là le roucoulement que Lord Granville fit
entendre aux conseillers de son Éminence le Khédive, et la phrase
revient aussi nette que lorsqu’elle nous choqua en 84. Puis, après une
longue étendue se profilant entre des palmiers inondés, vient, bien
entendu, Gordon, et un correspondant de guerre irlandais fou, d’une
folie délicieuse, emprisonné en même temps que lui dans Khartoum.
Gordon,--mil huit cent quatre-vingt-quatre, quatre-vingt-cinq--le chemin
de fer Suakim-Berbère réellement commencé et tout aussi réellement
abandonné. Korti, Abu Kléa, la Colonne du Désert, un bateau à vapeur
appelé le _Safieh_, et non le _Condor_, qui sauva deux autres vapeurs
qui avaient fait naufrage en revenant d’un Khartoum qui était tombé
entre les mains rouges du Mahdi de cette époque-là. Puis--et voici que
le glissement égal sur les eaux profondes continue--une autre expédition
de Suakim avec encore et pas mal d’Osman Digna et des tentatives
renouvelées pour construire le chemin de fer Suakim-Berbère. «Hashin»,
disent les roues du bateau, ralentissant tout d’un coup, «la Zareba de
Mac Neil, le 15e Régiment des Sikhs, et un autre régiment
indigène,--Osman Digna, plein de fierté et de puissance, et Wadi Halfa,
ville frontière. Puis de nouveau Tamaï; nouveau siège de Suakim,
Gemaiza, Handub, Trinkitat et Tokar 1887.»

La rivière rappelle les noms; l’esprit sur-le-champ ramène la
physionomie et les tics de langage de quelque adolescent que l’on avait
rencontré pendant quelques heures, peut-être dans un train, se rendant
en Égypte, dans les temps anciens. Tous deux, nom et physionomie,
s’étaient complètement effacés de la mémoire jusqu’à cet instant.

Ce fut une autre génération qui reprit le jeu dix ans plus tard et
remporta la partie à Khartoum. Beaucoup de ceux qui étaient à bord du
bateau Cook avaient visité la ville. Ils étaient d’accord pour dire que
les frais d’hôtel étaient exorbitants, mais que l’on pouvait faire
acquisition des curiosités les plus charmantes dans le bazar indigène.
Mais je ne n’aime pas les bazars du genre égyptien depuis une découverte
que je fis à Assouan.

Il y avait un vieillard--un Musulman--qui me pressait d’acheter quelque
marchandise ou autre, mais non pas avec cette infâme camaraderie que des
générations de touristes de bas étage ont enseignée aux habitants de la
ville, ni, non plus, avec cette façon adroite de faire l’article que
l’Égyptien élevé à la ville attrape bien facilement, mais avec une sorte
de zèle désespéré, qui était inconnu à toute sa croyance et à sa nature.
Il accrochait du doigt, il implorait, il flattait, l’œil peu assuré, et
pendant que je me demandais pourquoi, je vis derrière lui la figure
bouffie, rose, d’un juif coiffé d’un fez, le surveillant comme une
hermine surveille un lapin. Lorsqu’il se déplaçait, le juif le suivait
et s’installait de façon à dominer la situation. Le vieillard tantôt le
regardait, lui, tantôt me regardait, moi, et renouvelait ses
sollicitations. On pouvait de même s’imaginer quelque vieux lapin en
train de taper follement sur un tambourin avec une hermine le guettant
par derrière. On me dit plus tard que les juifs possèdent la plupart des
baraques dans le bazar d’Assouan, les musulmans travaillent pour eux, vu
que les touristes exigent la couleur orientale. Comme je n’avais jamais
vu un juif en train de forcer la main à un musulman et que je ne
m’imaginais pas la chose possible, cette couleur était pour moi à la
fois nouvelle et déplaisante.



L’ÉNIGME D’EMPIRE


A Halfa on sent le premier souffle d’une frontière. Ici le gouvernement
Égyptien se retire à l’arrière-plan et même le bateau Cook ne s’arrête
pas au beau milieu de la carte postale. Au bureau des Postes et
Télégraphes, il y a des traces, très diluées, quoiqu’encore
reconnaissables, d’administration militaire. Et la ville, ni où que ce
soit, ni de quelque façon que ce soit, ne sent mauvais, ce qui prouve
qu’on ne s’en occupe pas à la manière du pays. Il n’y a pas plus à y
voir que dans le Ponton _C 60_, jadis l’_Himalaya_, vaisseau
transportant les troupes de sa Majesté, mais qui, aujourd’hui, n’est
plus qu’un ponton à charbon dans le Hamoaze à Plymouth. Une rive avec un
étroit chemin en terrasse flanqué de maisons mi-orientales, quelques
casernes, une mosquée et une demi-douzaine de rues formant angle droit
avec le Désert arrivant à fond de train au bout de chacune, voilà en
quoi consiste toute la ville. En remontant le fleuve, un kilomètre
environ, sous des palmiers se trouvent des bungalows, restes apparemment
de cantonnements, quelques boutiques pour réparations de machines, et
des fragments de voie ferrée. Cela forme la plus misérable collection de
maisons badigeonnées à la chaux, lamentables jardins, murs décatis,
espaces nus foulés et piétinés que l’on peut imaginer; et cependant
chaque fragment de l’ensemble tressaille de la vie d’armées et de
flottes dont il se souvient, tout comme le bol résonne encore après que
le doigt qui l’a frotté ne le touche plus. Les hommes les plus
invraissemblables y ont fait leur temps; des provisions, par dix mille
tonnes à la fois, ont été roulées ou poussées ou traînées jusqu’en haut
des rives par des dizaines de milliers de mains éparses; des hôpitaux
s’y sont installés à l’aventure, se sont étendus prodigieusement ou se
sont rapetissés, puis se sont évanouis avec les régiments qui eux-mêmes
s’évanouissaient; des voies de garages ont été installées, puis
arrachées selon que les besoins variaient, puis enfin complètement
oblitérées par le sable.

Halfa a été la tête de ligne, le Quartier Général de l’Armée, le centre
de l’Univers, le seul endroit où un homme était sûr de pouvoir acheter
du tabac et des sardines et recevoir des lettres pour lui et de l’aide
médicale pour ses amis. Aujourd’hui elle n’est plus que la coquille
ratatinée d’une ville sans un hôtel convenable et où les touristes se
précipitent de la rivière pour acheter au Bureau de Poste des
collections complètes de timbres du Soudan.

Je suis allé me promener sans but, d’un bout à l’autre de la ville. Je
découvris une foule de jeunes gens du pays en train de jouer au football
sur ce qui avait peut-être été jadis un champ de manœuvre.

--Et quelle est cette école? demandai-je en anglais à un assez jeune
garçon très empressé.

--Madrissah, répondit-il avec beaucoup d’intelligence, ce qui, traduit,
ne veut dire qu’École.

--Oui, mais _quelle_ École?

--Oui, Madrissah, école, Monsieur, et il me suivit pour voir ce que
l’imbécile voulait encore.

Une ligne de voie ferrée qui en son temps avait dû alimenter de gros
ateliers me conduisit entre des maisons à vastes pièces et des bureaux
aux pancartes indiquant respectivement leurs fonctions avec, par-ci
par-là, un employé en train de travailler. Des fonctionnaires égyptiens,
fort polis, me donnèrent force indications (je voulais autant que
possible arriver à voir un officier blanc, mais aucun ne s’y trouvait à
ce moment-là). Je fus chassé d’un jardin qui appartenait à une Autorité;
rôdai en lambinant autour de l’entrée d’un bungalow qui avait un enclos
déjà très vieux, où deux blancs étaient assis dans des fauteuils sur une
véranda; errai en dévalant vers la rivière sous les palmiers où
filtraient les dernières lueurs roses; me perdis au milieu de chaudières
rouillées et de billes de bois de charpente; et enfin revins en
baguenaudant dans le crépuscule, escorté par le petit garçon et par une
brigade entière de fantômes, dont je n’avais jamais rencontré un seul
auparavant, mais que je connaissais tous jusqu’au dernier très
intimement. Ils me dirent que c’était surtout les soirs qui les
déprimaient _eux_ aussi, de sorte qu’ils revinrent tous après dîner et
me tinrent compagnie, pendant que j’allais à la rencontre d’un ami qui
devait arriver de Khartoum par le train de nuit.

Il avait une heure de retard, et cette heure nous la passâmes, les
fantômes et moi, dans un hangar aux murs de brique, au toit de
fer-blanc, chaud encore de la chaleur du jour; une foule d’indigènes
riaient et causaient quelque part derrière dans l’obscurité. Nous en
étions arrivés à nous connaître si bien au bout de ce temps que nous
avions fini de discuter tous les sujets possibles de conversation: où
pourrait bien se trouver par exemple la tête du Madhi,--le travail, la
récompense, le désespoir, la reconnaissance de notre mérite, l’échec
absolu, tous les motifs réels qui nous avaient poussés à faire quelque
chose, et tous les autres ardents désirs qui nous avaient possédés. Donc
nous restâmes immobiles et laissions marcher les astres, comme il faut
faire quand on rencontre ce genre de train.

Au bout d’un instant je demandai:--Quel est le nom de la station
suivante à partir d’ici?

--Station Nº 1, répondit un fantôme.

--Et la suivante?

--Station Nº 2, et ainsi de suite jusqu’à huit, je crois.

--Est-ce que cela ne valait pas la peine de nommer ne serait-ce qu’une
seule de ces stations d’après quelque homme vivant ou mort ayant
contribué de quelque façon à la construction de la ligne?

--Eh bien, ils ne l’ont pas fait malgré tout, me répondit un autre
fantôme, sans doute qu’ils trouvaient que cela n’en valait pas la peine.
Pourquoi? Qu’en pensez-vous, _vous_?

--Je pense, répondis-je, que c’est le genre de snobisme pour lequel les
Nations sont punies par les Enfers.

Les feux de tête se montrèrent enfin, à une immense distance; les lampes
électriques, baissées par économie, furent réouvertes en plein, les
fantômes disparurent, les dragomans des différents vapeurs se portèrent
en avant, vêtus de magnifiques habits, à la rencontre des passagers qui
avaient retenu leurs places dans les bateaux Cook, et le train de
Khartoum dégorgea une joyeuse collection de gens, tous décorés de
cornes, de sabots de bêtes, de pelages, de couteaux et «d’assegais»
qu’ils venaient d’acheter à Omdurman. Et lorsque les facteurs
s’emparèrent de leurs paquets hérissés, on aurait dit la Zareba de Mac
Neil moins les chameaux.

Deux jeunes gens en tarboushe étaient les seules personnes qui n’avaient
pas pris part à l’émeute. L’un d’eux dit à l’autre:

--Tiens!

L’autre dit de même:--Tiens!

Ils échangèrent des grognements pendant un instant. Puis l’un d’eux dit
d’une voix agréable:

--Ah! quel dommage! Je croyais que j’allais vous avoir sous mes ordres
pendant quelque temps. Alors vous allez vous servir de la maison de
repos là-bas?

--Je suppose, répondit l’autre, savez-vous par hasard si le toit est
achevé?

Sur quoi une femme se mit à se lamenter à haute voix pour qu’on retrouve
sa lance de derviche qui avait été égarée. Ainsi je ne saurai jamais,
sauf peut-être grâce aux dernières pages de l’Almanach Soudanais, dans
quel état se trouve cette maison de repos.

D’après le peu que j’ai appris, l’administration du Soudan est un
singulier service. Elle s’étend silencieusement depuis les bords de
l’Abyssinie jusqu’aux marais de l’Équateur avec une pression moyenne de
un homme blanc pour plusieurs milliers de kilomètres carrés. Là où c’est
possible elle légifère selon les coutumes de la tribu, et, lorsqu’il
n’existe aucun précédent, selon le bon sens du moment. C’est dans
l’armée presque exclusivement que se fait son recrutement, armé surtout
de binocles, jouissant d’un taux de mortalité un peu inférieur à sa
propre réputation. On dit que c’est le seul service où l’on recommande
explicitement à celui qui part en congé de sortir du pays et de se
reposer pour revenir plus dispos pour sa besogne. On exige un haut
niveau d’intelligence, et l’on ne pardonne pas les défaillances. Par
exemple: certain employé, en congé à Londres, se trompa de train à
Boulogne et, au lieu d’aller à Paris, ce qu’il avait bien entendu eu
l’intention de faire, se trouva à une station appelée Kirk Kilissie, à
l’ouest d’Andrinople, où il resta quelques semaines. C’est une erreur
qui aurait pu être commise par n’importe qui, par une nuit sombre, après
une traversée tempêtueuse, mais les autorités n’en voulurent rien
croire, et lorsque je quittai l’Égypte elles étaient activement occupées
à le passer à tabac. Tout le monde est effroyablement comme il faut
maintenant au Soudan.

Il y a bien, bien longtemps, avant même que les Philippines eussent été
prises, un de mes amis fut réprimandé par un Député anglais, d’abord
pour le péché commis en versant du sang, parce qu’il était par
profession soldat, ensuite pour l’assassinat parce qu’il avait combattu
dans de grandes batailles, et enfin, chose la plus importante de toutes,
parce que lui et ses matamores avaient infligé au contribuable anglais
les dépenses occasionnées par le Soudan. Mon ami expliqua que tout ce
que le Soudan avait jamais coûté au contribuable anglais était le prix
d’environ une douzaine de drapeaux anglais réglementaires--un pour
chaque province.--Et c’est là, dit triomphalement le Député, tout ce que
cela vaudra jamais. Il continua à se justifier, et le Soudan
continua--aussi. Aujourd’hui il a pris sa place en tant qu’un de ces
miracles reconnus et avérés, qui s’obtiennent, sans qu’on ait besoin
d’emportement ni d’entêtes de journaux, grâce à des hommes qui font la
tâche la plus proche d’eux et s’occupent rarement de leur propre
réputation.

Tandis qu’il y a seize ans--moins même--le pays entier n’était qu’un
enfer affolant de meurtre, de torture, de prurit, où chaque homme qui
possédait une épée s’en servait jusqu’au moment où il rencontrait un
plus fort que lui et devenait esclave. C’était--ce sont ceux qui s’en
souviennent qui le disent,--une hystérie de sang et de fanatisme, et de
même qu’une femme hystérique est rappelée à ses sens par un jet d’eau
froide, de même à la bataille d’Omdurman le pays fut ramené à la santé
mentale par la mort appliquée sur une échelle telle, que les meurtriers
et les bourreaux auraient eu du mal, même à l’extrême limite de leur
débordement, à concevoir. En un jour et une nuit tous ceux qui avaient
du pouvoir et de l’autorité furent exterminés et soumis si bien que,
comme le dit la vieille chanson, il ne resta plus de chef pour demander
des nouvelles d’aucun suivant. Tous ils avaient fait une dernière charge
qui les mena au Paradis. Ceux qui restaient s’attendaient à voir se
renouveler des massacres pareils à ceux auxquels ils avaient été
accoutumés, et lorsque ceux-ci ne vinrent point, ils dirent sans
recours:--Nous n’avons rien, nous ne sommes rien, voulez-vous nous
vendre comme esclaves chez les Égyptiens? Ceux qui se souviennent des
anciens jours de la Reconstruction--véritable épopée--disent qu’il ne
restait plus rien sur quoi bâtir, même pas d’épaves. Le savoir, la
décence, les relations de famille, la propriété, les titres, le
sentiment de la possession: tout était parti. On leur intima l’ordre de
rester tranquilles et d’obéir; et ils restèrent ébahis, tâtonnant comme
les foules ahuries après une explosion. Peu à peu cependant ils furent
nourris et soignés et disciplinés quelque peu; des tâches, dont ils
n’espéraient jamais voir la fin leur furent imposées, et ils furent
presque par force physique poussés et traînés le long des routes de
l’existence même. Ils en vinrent à comprendre bientôt qu’ils pourraient
récolter ce qu’ils avaient semé et qu’un homme, mieux, une femme,
pourrait faire une marche d’une journée avec deux chèvres et un lit
indigène, et garder la vie et ses biens saufs. Mais il fallait le leur
enseigner comme on le ferait au jardin d’enfants.

Et insensiblement, à mesure qu’ils se rendaient compte que l’ordre
nouveau était sûr, et que leurs anciens oppresseurs étaient bien morts,
on vit revenir non seulement des cultivateurs, des artisans, des
techniciens, mais des soldats d’aspect bizarre, portant les cicatrices
de vieilles blessures, et les généreuses fossettes que la balle
Martini-Henry avait coutume d’infliger--hommes de combat à la recherche
d’un nouvel emploi. Ils lambinaient par-ci par-là, tantôt sur une jambe,
tantôt sur l’autre, fiers ou amicaux avec inquiétude, jusqu’à ce que
quelque officier blanc vînt à passer tout près. Lorsqu’il eut passé
quatre ou cinq fois, l’homme brun et l’homme blanc s’étant appréciés par
le regard, la conversation, ainsi qu’il paraît, s’engageait à peu près
ainsi:

OFFICIER (avec l’air de quelqu’un qui fait soudain une découverte).
Dites donc, vous là-bas, près de la hutte, qu’est-ce que vous voulez?

GUERRIER (prenant la position fixe, qui est compromise par un effort
fait pour saluer). Je suis un tel, de tel endroit.

OFFICIER. J’entends, et alors?

GUERRIER (répétant le salut)... Et un soldat aussi.

OFFICIER (parlant à l’horizon, sans s’adresser à personne en
particulier). Mais _tous_ disent cela aujourd’hui.

GUERRIER (tout à fait à haute voix). Mais il y a un homme dans un de vos
bataillons qui peut en fournir la preuve. C’est le petit-fils de l’oncle
de mon père.

OFFICIER (confidentiellement, à ses souliers). L’Enfer est _tout à fait_
rempli de pareils petits-fils, de pareils oncles; et comment puis-je
savoir si le soldat un tel dit la vérité au sujet de sa famille? (fait
mine de partir).

GUERRIER (enlevant rapidement les vêtements nécessaires). Peut-être.
Mais _voici_ ce qui ne ment pas. Regardez! J’ai reçu ceci, il y a dix,
douze ans, quand je n’étais que gamin, près de l’ancienne frontière.
Oui, Halfa. C’était une véritable balle Snider. Sentez-la! Cette petite
blessure à la jambe je l’ai reçue dans la grande bataille qui mit fin à
tout l’année dernière. Mais je ne suis pas boiteux (Violents exercices
des jambes), pas le moins du monde boiteux. Voyez, je cours, je saute,
je donne des coups de pied, loué soit Allah!

OFFICIER. Loué soit Allah. Et puis après?

GUERRIER (avec coquetterie). Et puis, je tire du fusil. Je ne suis pas
un lancier ordinaire. (Parlant finalement anglais.) Oui, sacré bonn
ti’eur. (Fait marcher la gâchette d’un Martini imaginaire).

OFFICIER (sans broncher). Et puis?

GUERRIER (avec indignation). Je suis venu ici, _moi_, après plusieurs
jours de marche, (changeant, et adoptant un ton de cajolerie d’enfant)
est-ce que _tous_ les régiments sont pleins?

A ce moment le parent, en uniforme, se découvrait généralement, et si
ses allures plaisaient à l’officier, encore un autre «vieux soldat du
Mahdi» venait s’ajouter à la machine qui se fabriquait tout en roulant.
Dans ces temps-là on traitait les affaires à la lumière pure de la
raison et avec une certaine audace élevée et sainte.

On raconte une histoire de deux Sheiks, arrivée peu après le
commencement de la Reconstruction. L’un d’eux, Abdullah de la Rivière,
prudent et fils d’une esclave, fit profession de loyauté envers les
Anglais de très bonne heure, et se servait de cette loyauté comme
manteau pour voler des chameaux à un autre Sheik, Farid du Désert,
encore en guerre avec les Anglais, mais un parfait gentilhomme, ce que
n’était pas Abdullah. Naturellement, Farid fit à son tour des raids sur
les bêtes d’Abdullah; Abdullah se plaignit aux autorités, et toute la
Frontière était en fermentation. A Farid dans son camp de désert,
accompagné d’un certain nombre de bêtes appartenant à Abdullah vint,
seul et sans armes, l’officier responsable de la paix de ces régions.
Après les compliments échangés, car ils avaient eu des rapports ensemble
auparavant:--Vous vous êtes encore livré à des vols de bêtes dans le
troupeau d’Abdullah, dit l’officier anglais.

--Je vous crois! fut la chaude réponse. Il vole mes bêtes et se réfugie
vivement sur votre territoire, où il sait que je ne puis absolument pas
le suivre, et quand j’essaie de rentrer tant soit peu en possession de
mon bien, il vient pleurer auprès de vous. C’est un saligaud, un pur
saligaud.

--Dans tous les cas il est loyal. Si seulement vous vouliez consentir à
vous soumettre et à être loyal aussi, vous seriez tous les deux sur le
même pied, et alors s’il vous volait quelque chose il en verrait de
dures!

--Il n’oserait jamais voler sauf sous votre protection. Donnez-lui ce
qu’il aurait reçu au temps du Mahdi, une bonne raclée. Vous savez qu’il
le mérite, _vous_!

--Ce n’est guère permis, vous savez, cela. Il va falloir que vous me
laissiez ramener toutes ces bêtes qui lui appartiennent.

--Et si je refuse?

--Alors il me faudra rentrer à cheval et ramasser tous mes hommes pour
vous faire la guerre.

--Mais qu’est-ce qui m’empêche de vous couper la gorge pendant que vous
êtes assis là?

--D’abord le fait que vous n’êtes pas Abdullah, et...

--Voyez! vous reconnaissez que c’est une crapule!

--Ensuite, le Gouvernement enverrait tout simplement un autre officier
ne comprenant pas vos façons d’agir, et alors ce serait la guerre, _pour
de bon_, et personne n’y gagnerait rien qu’Abdullah. Il volerait vos
chameaux et en aurait tout le crédit.

--C’est vrai, le coquin! Que la vie est pénible pour un honnête homme!
Or, vous admettez qu’Abdullah est un saligaud, alors écoutez-moi et je
vous dirai encore autre chose sur son compte. Il était, etc. etc. il est
etc. etc.

--Vous avez parfaitement raison, Sheik, mais ne voyez-vous pas que je ne
puis lui dire ce que je pense de lui, tant qu’il est loyal et que vous,
vous restez notre ennemi? Eh bien, si _vous_, vous vous soumettez, je
vous promets que j’en dirai des miennes à Abdullah, oui, en votre
présence, et votre cœur s’en réjouira.

--Non! Je ne veux point me soumettre! Mais je vais vous dire ce que je
veux faire. Je vous accompagnerai demain comme votre hôte, comprenez
bien, à votre tente. Alors, envoyez chercher Abdullah, et _si_ j’estime
que sa grosse figure a été suffisamment noircie en ma présence, je
verrai si je ne puis pas faire ma soumission plus tard.

Ainsi fut convenu, et ils dormirent le reste de la nuit, côte à côte, et
dans la matinée ils rassemblèrent et rendirent toutes les bêtes
d’Abdullah. Le soir même, en présence de Farid, Abdullah reçut la
semonce la plus cinglante qu’il eût jamais entendue dans toute sa
vieille existence scélérate, et Farid du Désert rit et fit sa soumission
et--comme dans les contes--ils vécurent tous heureux dans la suite.

Quelque part, dans les provinces plus proches, le vieux jeu désordonné
et violent doit persister encore, mais le vrai Soudan a fini par adopter
la civilisation du genre qui comporte le bungalow en brique, et du genre
Bougainville, et il existe une énorme école où les jeunes gens sont
dressés pour devenir ajusteurs, inspecteurs, dessinateurs, et employés
de télégraphe avec des appointements fabuleux. En temps voulu ils
oublieront combien il fallait de précautions jadis à leurs aïeux, au
temps du Mahdi, pour s’assurer même une demi-ration pour leur ventre,
alors, tout comme cela s’est produit ailleurs.

Ils croiront honnêtement que ce sont eux qui ont originairement créé, et
qui ont maintenu depuis, la vie si facile où ils ont été placés à un
prix d’achat si élevé. Alors on les verra demander: «Une extension du
gouvernement local, le Soudan pour les Soudanais,» et ainsi de suite, si
bien qu’il faudra parcourir de nouveau le cycle entier. C’est une dure
loi, mais une vieille loi--Rome elle-même mourut d’avoir eu à
l’apprendre, de même que notre civilisation occidentale pourra en
mourir--que si vous donnez à qui que ce soit quelque chose qu’il n’a pas
péniblement gagné pour lui-même, infailliblement vous faites de lui ou
de ses descendants vos ennemis avérés.



TABLE DES MATIÈRES


  D’UN LIT DE MARÉE A L’AUTRE (1892).
    En vue de Monadnock                9
    A travers un Continent            24
    La lisière de l’Orient            44
    Nos hommes d’outre-mer            60
    Tremblements de terre             74
    Une demi-douzaine de tableaux     87
    «Les Capitaines courageux»        98
    Rien que d’un côté               111
    Lettres d’un carnet d’hiver      125

  LETTRES A LA FAMILLE (1908).
    La route de Québec               147
    Un peuple chez lui               160
    Cités et Espaces                 172
    Journaux et Démocratie           186
    Le Travail                       200
    Les villes fortunées             213
    Des Montagnes et le Pacifique    228
    Une Conclusion                   243

  L’ÉGYPTE DES MAGICIENS (1913).
    Voyage sur mer                   257
    Un Retour à l’Orient             270
    Un Serpent du Vieux Nil          282
    En remontant le fleuve           294
    Potentats morts                  308
    La face du Désert                321
    L’énigme d’Empire                332


ABBEVILLE.--IMPRIMERIE F. PAILLART.



PAYOT & Cie, 106, Boulevard Saint-Germain, PARIS-VIe


  RUDYARD KIPLING
  LA GUERRE SUR MER
  Préface de M. Étienne LAMY

  Un vol. in-16                                                    6 fr.

  Rudyard Kipling a mené tour à tour sur des chalutiers, des destroyers
  et des sous-marins, chacune des existences qui sont celles des hommes
  de la mer. De là, des récits qui donnent une puissante impression de
  vie, de vérité et d’art où, par cela même qu’il a subordonné la force
  de la matière à la force de l’esprit, les actions humaines à un ordre
  surhumain, réside une beauté qui ne se trouve égale en aucun autre
  livre de Kipling.
                                           (_La Revue des Deux Mondes_).


  Du Même:
  LES YEUX DE L’ASIE
  Traduit de l’anglais par FIRMIN ROZ

  Un vol. petit in-16 br. de la COLLECTION PETITE ANTHOLOGIE       3 fr.
  Relié satinette                                                  7 fr.

  ... Quatre lettres supposées de soldats des Indes à leurs
  compatriotes. Beaux sujets pour l’auteur de _Kim_; tout y est, les
  hommes qu’il a tant observés, dont il connaît si bien la langue, les
  usages, les passions, et la guerre qui éprouve les caractères et
  confronte les civilisations. Venus du berceau du monde, les Hindous
  portent sur l’occident de l’Europe, sur l’Angleterre, sur la France,
  le regard d’une cordiale curiosité. Ils ne cessent de peser ce qu’ils
  voient et ce qu’ils savent, et ils se répandent en propos d’une pompe
  touchante. C’est, mais plus grave et sur de plus grands objets, le
  jeu de notre Montesquieu dans ses «Lettres persanes».
                                                 (_L’Action Française_).


  H.-G. WELLS
  M. BRITLING COMMENCE A VOIR CLAIR

  Un vol. in-16                                                    6 fr.

  Jamais le merveilleux talent du célèbre écrivain anglais ne s’est
  mieux affirmé que dans ce roman qui a fait sensation tant en
  Angleterre qu’en Amérique, et qui demeurera sans doute son
  chef-d’œuvre.
                                              (_La Revue Hebdomadaire_).


  Du Même:
  DIEU, L’INVISIBLE ROI
  Traduction et Préface de M. BUTTS

  Un vol. in-16                                                    6 fr.

  _Dieu, l’invisible roi_, nous offre la substance métaphysique de
  Wells; nous y suivons l’évolution de sa pensée. Il y expose avec force
  sa conception, de la vérité, ses croyances qui reposent sur une foi
  ferme en un Dieu personnel avec lequel il peut entrer en communion.
                                           (_La Revue des Deux Mondes_).


  Du Même:
  LA FLAMME IMMORTELLE
  Traduction de M. BUTTS

  Un vol. in-16                                                    6 fr.

  C’est à tous les éducateurs que l’auteur anglais dédie son volume
  philosophique où il expose que l’humanité serait plus heureuse si on
  l’instruisait mieux. Ce n’est pas dans une vie future qu’il faut
  escompter le bonheur. C’est de lui-même, de sa flamme immortelle, que
  l’homme qui conçoit ce que pourrait être le bonheur humain doit le
  tirer par un effort commun. Et c’est en façonnant l’homme dans l’amour
  de ses semblables que les éducateurs pourront obtenir cette belle
  œuvre.
                                               (_La France de l’Ouest_).


  GRAND PRIX NOBEL DE LITTÉRATURE
  CARL SPITTELER
  MES PREMIERS SOUVENIRS

  Un vol. in-16                                                    6 fr.

  _Mes premiers souvenirs_ remontent à la première année de la vie de
  l’auteur et s’arrêtent lorsqu’il est à peine âgé de quatre ans. On
  lira avec curiosité le récit de ces émotions enfantines qui n’a rien
  d’une biographie. Ni le _Roman d’un enfant_ de Loti, ni les _Souvenirs
  d’Enfance et de Jeunesse_ de Renan, ne peuvent lui être comparés.
  C’est quelque chose de très neuf et de très original dans sa
  conception.
                                               (_Le Mercure de France_).


  SOUMÉ TCHENG
  SOUVENIRS D’ENFANCE ET DE RÉVOLUTION
  Édition française par B. VAN VORST

  Un vol. in-16, avec 2 hors-texte                              7 fr. 50

  Soumé Tcheng est une incarnation charmante de l’âme moderne de la
  Chine. L’intérêt particulier de ses souvenirs réside dans sa
  personnalité. Il est rare, en effet, de rencontrer chez une femme
  d’une intelligence très haute, une énergie si virile et un cœur si
  profondément humain.
                                                  (_La Revue Mondiale_).


  JOHN GALSWORTHY
  UN SAINT
  Roman traduit de l’anglais par L.-P. ALAUX

  Un vol. in-16                                                    9 fr.

  Ce livre a des parties admirables, des scènes d’une vérité
  psychologique dont je ne crains pas de dire qu’elle n’a jamais été
  dépassée, ni peut-être même atteinte, dans le roman anglais... Aucun
  des romanciers actuels n’a la hardiesse, la vigueur à la fois cruelle
  et pitoyable de Galsworthy.
                                                       André Bellessort.


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  Derniers volumes parus:

  LES UPANISHADS
  Morceaux choisis par P. SALET

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  «Il n’y a pas d’étude aussi propre à élever l’esprit que celle des
  _Upanishads_. Elle a été le réconfort de ma vie; elle sera la
  consolation de ma mort.»
                                                           Schopenhauer.


  LE LIVRE D’AMITIÉ
  ANTHOLOGIE DE PENSÉES SUR L’AMITIÉ
  RECUEILLIES ET PRÉCÉDÉES D’UN AVANT-PROPOS
  PAR
  MICHEL SERLANDES

  Un vol. petit in-16 broché                                       3 fr.

  _Le Livre d’amitié_ unit à la variété d’une anthologie tous les
  avantages d’un traité suivi, qui étudie ce sentiment délicat qu’est
  l’amitié dans ses variations les plus fines, le pénètre dans ses
  recoins les plus cachés. Il sera pour tout ami un conseiller sûr, un
  guide inséparable qui lui permettra de lire dans son cœur.


  WOODROW WILSON
  ÊTRE HUMAIN
  SUIVI DE
  QUAND UN HOMME SE TROUVE LUI-MÊME
  Traduit par P. CHAVANNES

  Un vol. petit in-16 broché                                       3 fr.

  Un précieux guide de la vie moderne.




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