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Title: Au bon soleil
Author: Arène, Paul
Language: French
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  PAUL ARÈNE

  AU BON SOLEIL


  PARIS
  G. CHARPENTIER, ÉDITEUR
  13, RUE DE GRENELLE-SAINT-GERMAIN, 13

  1881
  Tous droits réservés.



OUVRAGES DU MÊME AUTEUR


PUBLIÉS DANS LA BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER

à 3 fr. 50 le volume.


LA GUEUSE PARFUMÉE

Jean des Figues.--Le Tor d’Entrays.--Le clos des âmes.--La mort de
Pan.--Le canot des six Capitaines. 1 vol.


DANS LA COLLECTION IN-8 DES VOLUMES ILLUSTRÉS

Broché 8 fr.--Riche reliure en toile tranches dorées 12 fr.--Reliure
d’amateur avec coins, tête dorée, 15 fr.

LA VRAIE TENTATION DU GRAND SAINT ANTOINE

CONTES DE NOËL, avec illustrations de Vollon, Bastien-Lepage, Léonce
Petit, Jean d’Alheim, Sahib, Scott, Rochegrosse, Forain, Sutter, G.
Bigot, Chevalier.



CONTES PROVENÇAUX



LA MORT DE CARMENTRAN.


A l’époque dont nous parlons, le chemin de fer entre Marseille et Gap,
marqué de petits points sur les cartes routières, n’existait pourtant
qu’en projet. La vallée de la Durance ne voyait pas, quatre fois par
jour et la durée d’une seconde à chaque fois, les deux trains montants
et les deux descendants jeter sur ses champs et ses roches, plus
silencieux, plus solitaires après cela, le bruit d’un tourbillon et
l’ombre d’une fumée. Mais, en revanche, la route nationale, maintenant
déserte, résonnait dès le matin sous les équipages des rouliers, ce
n’étaient que jurons et claquements de fouets, longs attelages de mulets
portant le filet frangé, en ficelle blanche, et le collier à la
provençale, cornu, pointu, revêtu de peau de chien teinte en bleu, égayé
de nombreux grelots et de deux anneaux de verre où passent les guides;
ce n’étaient que _carrioles_ haut chargées, roulant et tanguant comme un
vaisseau à trois ponts, avec le _brancan_ plus petit qui suit dans un
sillage de poussière; et tous les soirs, aux auberges échelonnées: la
Bégude, la Mounine, les Trois Rois, d’interminables repas à pleines
tablées faisaient courir les servantes et flamber les fourneaux.

                   *       *       *       *       *

On achève de dîner au «Logis de la grosse Hôtesse» qui est l’endroit où
les rouliers descendent dans la petite ville mi-provençale, mais déjà
montagnarde de Saint-Domnin. Dîner de gens fatigués, et qu’on prolonge
coudes sur table en trempant le traditionnel biscuit de Veynes dans un
dernier verre de vin. Quelques-uns des convives s’endorment, le nez dans
leurs bras croisés, d’autres proposent d’aller prendre le gloria,
n’importe où. A ce moment un homme entre, l’air fort et doux, il porte
sur l’épaule des outils de tailleur de pierre.

--Bonsoir à tous, et la compagnie!

--Tiens, Lenthéric! comment va, Lenthéric? Vous prendrez bien avec nous
un verre de vin et un biscuit.

--Ce serait volontiers, mais la femme m’attend. Je passais, en revenant
de la carrière, pour savoir si le cousin n’est pas arrivé.

--Perdigal? Nous l’avons laissé à Manosque avec un chargement de faïence
d’Apt...

--... Et son _carmentran_?

--Naturellement, puisque nous sommes en carnaval. Un carmentran superbe,
haut de huit pieds, doré comme un soleil, et qui a dans le corps un
demi-quintal de paille. Perdigal le trimballe depuis huit jours à
l’avant de sa charrette et compte le brûler ici.

--Alors, Perdigal pourrait arriver cette nuit ou demain?

--Après demain plutôt, juste pour le mercredi des cendres. Et maintenant
le verre est versé à l’amitié.

                   *       *       *       *       *

Le tailleur de pierres sorti.--Quel grand Saint-Joseph! s’écria un petit
bonhomme chafouin et roux. Mais le vieux roulier qui avait versé à
boire, l’interrompant:

--Tu dis, Pierre-Antoine...?

--Je dis qu’il fait mauvais pour les _gavots_ se marier avec des
Provençales, et que si Lenthéric veut savoir quand arrivera le cousin,
il n’a qu’à le demander à sa femme.

--Tu as la langue longue, Pierre-Antoine.

--Et pas la vue courte, maître Arnaud! c’est ce qui m’a permis à mon
dernier voyage, de distinguer de loin deux charrettes arrêtées sur le
bord de la route et quelqu’un qui ressemble à Perdigal entrer avec une
femme dans un bastidon que vous savez, le premier à gauche après le pont
du Jabron, entre la chaussée et la rivière.

--Le bastidon de Lenthéric?

--Je ne sais pas si le bastidon est à Lenthéric, mais, sûrement la femme
est sienne.

--Alors, dit le vieux roulier en se levant, que Perdigal et la belle se
cachent. Lenthéric, par métier, aime la poudre, on le connaît aussi bon
chasseur que bon carrier.

                   *       *       *       *       *

Le petit homme roux ne mentait point; bientôt l’événement prouva que
Lenthéric avait eu tort d’aller chercher femme en Provence.

Voici comment le mariage s’était fait:

Deux ans auparavant, MM. Damase frères, possesseurs à Jouques
(Bouches-du-Rhône) d’un moulin à papier monté encore d’après l’ancien
système, avaient eu besoin de remplacer deux énormes cuves de pierre
émiettées en faisant la pâte sous l’effort continu des lourds pilons. La
roche du pays étant trop tendre, ils chargèrent Perdigal, qui faisait
les voyages à la montagne, de leur procurer deux blocs de la grosseur
voulue en pierre froide de Saint-Domnin, beau calcaire à grains serrés,
dur comme l’acier, et qui, sous le ciseau, prend le poli du marbre vert.
Perdigal et Lenthéric se connaissaient; Lenthéric avait une carrière à
Champ-Brencous, au-dessus de Saint-Domnin, et, dans sa carrière, une
veine pleine d’où l’on pouvait, si l’on voulait, extraire des blocs plus
gros que des maisons. L’affaire s’arrangea donc à merveille:

--Je repasserai dans trois semaines, dit Perdigal.

--Tu peux, répondit Lenthéric.

Trois semaines après, jour pour jour, les blocs étaient prêts. Un
travail de Romain! Il avait fallu, pour les isoler, peiner de l’aube à
la nuit, faire jouer le pic et la poudre, tout en s’aidant des fissures
naturelles bourrées d’humus, où les racines des buis et des lavandes
prolongeaient leurs longs filaments, fissures que Lenthéric avait
étudiées et dont il sut profiter en maître ouvrier.

Tout Saint-Domnin voulut admirer ces blocs.

Les bonnes gens en calculaient le poids, s’étonnant qu’un seul homme pût
venir à bout de deux pareils morceaux; le principal du collège affirmait
qu’à les voir se détacher ainsi, en haut du plateau, sur l’horizon, vous
auriez dit des pierres druidiques.

Quant à la question de savoir s’il valait mieux les creuser sur place ou
simplement les dégrossir pour achever le travail à Jouques, MM. Damase
frères s’en rapportaient à Lenthéric. Lenthéric s’arrêta à cette
dernière solution comme plus prudente: un bloc brut ne craint rien,
tandis que pour une pierre travaillée, avec le peu de soins des
charretiers et des manœuvres, un accident est toujours à craindre.
Peut-être aussi Lenthéric voyait-il avec plaisir une occasion d’aller
faire un tour en Provence. Pour les Provençaux de la Provence
montagnarde, la vraie Provence, celle du chêne-vert et de l’olivier, des
tambourins et des belles filles, apparaît comme une sorte de terre
sacrée. Les enfants tout petits en rêvent, et quiconque y a passé un an
ou deux rapporte de là-bas les douces façons de parler qu’il gardera
toute sa vie.

                   *       *       *       *       *

Lenthéric ne connaissait du monde que sa carrière, étroit plateau battu
par les vents, et Saint-Domnin si noir dans ses noires murailles au fond
du cirque des rochers blancs que remplit d’un bruit éternel le cours
torrentueux de la Durance. Aussi ce voyage de trois jours avec Perdigal,
le long des routes, derrière le haquet gémissant sous le poids des blocs
enchaînés; la nouveauté du pays, le ciel plus clair, l’air plus limpide
au sortir des gorges; sans compter les repas du soir, les chansons, la
joie des rouliers partagée; ce grand coup de soleil dans une existence
monotone, tout cela le rajeunissait, le grisait.

Le troisième jour, comme le soir tombait, Perdigal, prenant par le
milieu son manche de fouet en bois tressé, montra du bout un petit
village à mi-coteau et, derrière, une maison longue et basse, percée de
cent fenêtres, qui se cachait dans la verdure:

--Jouques, dit-il, là-bas, c’est la fabrique.

Et, rejetant son fouet sur son cou, il prit le cordeau pour faire
enfiler à l’attelage l’entrée d’une avenue de peupliers.

--Bonjour, Perdigal, cria une voix fraîche.

--Eh! bonjour, cousine.

--Quelles pierres, _bou diou!_ deux jolis diamants de gavot.

--N’en dis pas de mal, voici l’orfèvre.

Voyant Lenthéric apparaître, la jeune fille se sauva.

--Nous sommes un peu cousins, son père qui était ouvrier s’est noyé, il
y a longtemps, quand elle était toute petite, en levant l’écluse. Ces
messieurs l’ont gardée. Maintenant, elle plie du papier à la fabrique.

--Elle est gaie comme un chardonneret, ta cousine, dit Lenthéric.

--On l’appelle Vivette, ajouta Perdigal.

                   *       *       *       *       *

Le travail pouvait durer un bon mois.

On descendit les blocs devant la papeterie au bord d’un pré que la chute
de la grande roue arrose, et, dès le lendemain, Lenthéric les attaquait.
L’endroit est joli, un sycomore y fait ombre, et Vivette, toujours en
course, trouvait moyen vingt fois par jour de s’arrêter, regardant les
éclats de pierre qui volaient sous le ciseau de Lenthéric.

--Prenez garde à vos yeux, misé Vivette, car leur faire mal serait grand
dommage!

--Ah! vraiment? «grand dommage»? répondait Vivette, en imitant le parler
montagnard. L’accent du gavot la faisait rire, mais ses compliments lui
allaient au cœur.

                   *       *       *       *       *

Cependant, à mesure que les cuves avançaient, Lenthéric songea qu’il lui
faudrait bientôt repartir. Il allait parfois vers le milieu du jour,
s’étendre, seul, au bas du pré; et là, dans la fraîcheur de l’herbe,
tandis que sans s’effaroucher du bruit sourd des marteaux, du
frémissement de la machine et du remous des eaux grondantes, les oiseaux
chantaient sur les arbres, voyant de loin Vivette apparaître à une
fenêtre du séchoir et sourire, tête retournée, il se représentait sa
carrière de Champ-Brencous, son travail toujours solitaire, se disant
qu’à recommencer pareille vie il se trouverait malheureux. Puis une idée
lui vint: pourquoi ne pas emmener Vivette? Vivette, de sa présence,
éclairerait tout. Vivette n’avait pas vingt ans, c’est vrai; mais lui en
avait à peine quarante. Vivette était pauvre, orpheline; mais lui
possédait du bien pour deux: une maison, une vigne, un champ, sans
compter son état. Droit comme un montagnard et pressé d’ailleurs par le
temps, il s’ouvrit un jour du projet à MM. Damase qui l’approuvèrent;
Vivette ne refusa point, et la noce fut célébrée à la fabrique, Perdigal
étant garçon d’honneur, le jour même de la pose des deux grandes cuves.

Vivette se trouva, comme on dit, tout de suite chez elle à Saint-Domnin.
Elle avait sa maison, n’était plus ouvrière, mais artisane, et Lenthéric
si bon, si amoureux avec cela, qu’il fallait bien, de gré ou de force,
être heureuse de son bonheur. Puis elle eut grand succès avec son parler
clair et ses jolies façons provençales. Tout le monde en raffola: ce ne
fut trois semaines durant que visites, dîners, commérages et grandes
parties de bastidon, entre amis et voisins, d’où l’on revient à la nuit
tombante, en chantant.

Le triste Champ-Brencous lui-même plaisait à Vivette. Tous les jours,
sur les onze heures, elle partait de la ville, portant le déjeuner de
Lenthéric dans un panier. Elle montait le chemin de Saint-Jean, entre le
cimetière neuf et la citadelle, et puis suivait le long plateau rocheux,
crête de colline découronnée par les exploitations, et d’où pierre à
pierre tout Saint-Domnin est sorti. Des blocs entassés, des trous
béants, des écroulements de pierrailles et, de loin en loin, une plaque
de gazon ras, étoilée suivant la saison de chardons à fleurs violettes,
ou de petits œillets amoureux du vent et des cimes. Tout au bout, en
pleine montagne boisée, était la carrière, avec un demi-arpent de vigne
pris sur le bois, un jardinet fait de terres rapportées, et une
maisonnette flanquée de sa cave et de sa citerne, que Lenthéric avait
bâtie à ses moments perdus. Sur la cave on lisait:--_Pour moi!_--sur la
citerne:--_Pour les amis!_--plaisanterie qui faisait rire sans tromper
personne, Lenthéric n’étant point ivrogne ni capable surtout de refuser
un verre de vin à qui que ce soit. Vivette arrivée, on déjeunait là, en
tête à tête, sur un fragment de roc éclaté, et c’était charmant ainsi
dans la bonne odeur des genets et des buis, où se mêlait parfois l’odeur
de poudre d’un coup de mine.

                   *       *       *       *       *

Hélas! après un an ce charme de nouveauté s’envola. Saint-Domnin,
Champ-Brencous semblèrent tristes à Vivette; et maintenant, soit qu’elle
allât à la carrière, soit qu’elle en revint, il lui arrivait souvent de
s’arrêter et de regarder là-bas si, au fin bout de la vallée, suivant le
cours de la Durance qui luisait çà et là, dans les graviers, en
chapelets de petits lacs, elle pourrait apercevoir ce doux pays de
Jouques, le village, la papeterie. Mais là-bas, au fin bout, une
montagne barrait la vallée. Vraie porte de prison, que cette montagne!

Le bon Lenthéric, lui, ne s’apercevait de rien. Il continuait son double
métier de carrier et de tailleur de pierres, gai toujours et se donnant
volontiers une après-midi de congé quand le travail ne pressait pas
trop, pour aller tuer dans les ravins pierreux de la colline quelque
lièvre nourri de thym ou quelque savoureuse perdrix rouge.

Mais que le travail pressât ou pas, que la chasse fût ouverte ou non,
lièvres et perdrix n’avaient qu’à se tenir sur leur garde à chaque
passage du cousin Perdigal.

Le cousin passait une fois par mois, quelquefois deux, tantôt un jour et
tantôt l’autre, selon ses chargements.

De tous les rouliers de Provence et de Dauphiné, ce grand garçon blondin
était bien celui qui portait le plus gaillardement la blouse bleue et la
ceinture rouge. Bon comme le pain, franc comme l’or, très fin cependant,
on l’aimait. Le dernier couché pour gouverner ses bêtes, le premier
debout au matin sous les voûtes noires des écuries, pour surveiller le
garçon bégayant, aux yeux ensommeillés, qui marche d’un pas de
somnambule, somnambule, holà! très lucide dès qu’il s’agit de faire
sauter la moitié d’une botte de foin ou la totalité d’un picotin
d’avoine, Perdigal faisait son métier en habile homme, parcourant du
haut en bas les quatre départements, descendant les fruits, les peaux
d’agneau et de chevreau, les amandes-pistaches de la montagne, et
remontant les épiceries de Marseille, les gros vins du Var, l’ail et
l’oignon en longues liasses, les melons de Cavaillon, les oranges, les
artichauts, les cardes, les aubergines, et les tomates rouges déjà comme
un corail quand celles de Saint-Domnin verdissaient à peine. Avec cela,
joyeux compagnon, beau danseur, bon lutteur, incomparable aux cartes et
aux boules, sans pareil pour conter des contes salés et chanter la
chanson grivoise: «un flambeau», comme il s’appelait.

Ce diable de Perdigal avait chaque jour des inventions nouvelles. Tant
que durait l’été, il amusait tout le pays avec d’énormes chapeaux en
alfa tressée, hauts comme un minaret, larges comme une plate-forme,
qu’un de ses amis, cuisinier à bord, lui rapportait d’Algérie. L’hiver,
c’était un _carmentran_, mannequin énorme, attaché dès le premier jour
de carnaval sur le devant de la carriole, promené ainsi trois semaines
durant à travers villages et bourgs, jugé enfin et brûlé selon les
formes, le mercredi des cendres, à l’endroit où l’on se trouvait, au
hasard de l’itinéraire.

--S’il pouvait, cette année, le brûler chez nous! disaient les gens tout
le long de la route.

Et c’est pour cela qu’au nom de Perdigal la reconnaissance publique
avait ajouté le sobriquet glorieux de Carmentran.

                   *       *       *       *       *

Allant ainsi de Marseille aux montagnes, toujours en fête, toujours prêt
à raconter devant les gavots ébahis ses plaisirs de là-bas et ses
aventures amoureuses, Perdigal, ou Carmentran si vous voulez, semblait
apporter du bout de la route blanche, par delà les collines pelées, à
cette triste ville de Saint-Domnin, quelque chose de l’éblouissement de
la Babylone provençale. Brouhaha du Cours Belzunce et du vieux port, gaz
des trottoirs, cafés illuminés, théâtres, buvettes à marins, ruelles
mystérieuses, tout cela, il le promenait avec lui. Aussi était-il
secrètement envié, tout simple roulier qu’il fût, des aspirants
surnuméraires qui vont et viennent deux par deux, d’un air très pressé,
sur la grande place de la ville, espérant tromper par ces marches
forcées les agitations de leur cœur; les servantes d’auberge lui
réservaient leurs sourires les plus larges; et c’est de lui encore que
rêvaient les petites artisanes sur le pas des portes, en taquinant du
bout des doigts la chaîne d’argent de leurs ciseaux. Mais Carmentran ne
s’en faisait pas plus fier pour cela, et portait gaiement, en vrai bon
garçon qu’il était, le fardeau de son renom diabolique.

                   *       *       *       *       *

Devant la femme de son ami, par exemple, le Don Juan devenait timide. Il
est vrai de dire qu’après deux ans on eût avec peine reconnu la jeune
fille à qui la souple langue provençale avait trouvé, vivant portrait,
ce diminutif de Vivette. Vivette? non! mais Geneviève, la belle
Geneviève comme les gens commençaient à l’appeler.

Florissante beauté que voilait un peu de tristesse, la belle Geneviève
s’égayait pourtant aux retours périodiques de Perdigal. C’était alors
une éclaircie, comme si les nuages s’ouvraient pour laisser voir là-bas
le village sur son coteau, la fabrique, et les années de jeunesse en
plein soleil.

Un soir que Perdigal et Geneviève revenaient de la carrière, par le
plateau, côte à côte, sans rien se dire, mais leurs pensées intérieures
allant côte à côte comme eux:

--Hélas! si j’avais su! soupira Geneviève.

--Si nous avions su! répondit Perdigal.

Puis ils se turent, ayant entendu sonner dans les pierrailles les
souliers ferrés de Lenthéric.

A partir de ce moment, sans que rien de plus se fût passé, Perdigal
multiplia ses voyages. Pour lui comme pour Geneviève il n’y avait
désormais d’heureux jours que les rares jours passés ensemble. Marseille
vainement promettait ses joies; vainement, pour l’attarder, les
chambrières prodiguaient leurs œillades, leur rire à belles dents et les
reculs effarouchés qui montrent le pli du cou et font saillir le
corsage:

--Je suis pressé, mesdemoiselles, on m’attend à Saint-Domnin!

Mais qu’elle lui paraissait longue maintenant cette route qu’il
parcourait si gaillardement jadis!

Une fois, Perdigal resta deux mois sans paraître: l’héritage d’un oncle,
puis un voyage indispensable dans le Bas-Languedoc, pour des vins. Alors
Geneviève fut si triste que Lenthéric lui-même s’en aperçut.

--Écoute, Vivette, c’est de ton pays que tu t’ennuies. D’un autre côté,
voici longtemps que MM. Damase m’ont fait promettre d’aller là-bas, pour
une commande. Si tu veux, nous nous embarquerons demain dans la voiture
et nous resterons à Jouques quatre ou cinq jours.

Après les cinq jours, on voulut retenir Vivette.

--Qu’elle reste, dit Lenthéric; cela m’amusera, une semaine ou deux, de
faire mon manger moi-même comme quand j’étais garçon.

Et il repartit gaiement. Pauvre Lenthéric!

                   *       *       *       *       *

Le soir même, au soleil tombant, Vivette alla s’asseoir dans l’allée de
peupliers, à l’endroit où le chemin tourne; et là, se souvenant de la
rencontre d’il y a deux ans, quand Perdigal et Lenthéric avaient amené
les pierres, il lui sembla revivre sa vie et la revivre avec Perdigal.

--C’est tout comme alors! disait-elle.

En effet, tout comme alors, un bruit de grelots retentit sous les
arbres, et une charrette parut balançant dans la nuit qui commençait sa
grosse lanterne en toile blanche.

--Perdigal!

--Vivette!

Pendant ce temps, songeant à Vivette, le brave Lenthéric cheminait sur
la route de Saint-Domnin.

Telle est, comme les gens la racontent, l’histoire de la faute de
Vivette avec Perdigal.

                   *       *       *       *       *

Ce train durait depuis six mois déjà le jour où le bon Lenthéric entra
dans la salle à manger du «Logis de la grosse Hôtesse» pour demander aux
rouliers quand arriverait le cousin.

--Si le cousin arrive cette nuit, dit Lenthéric à sa femme, il viendra
nous réveiller de grand matin, et j’aurai le temps, avant déjeuner,
d’aller lui cueillir son lièvre.

Mais le matin, Perdigal n’étant pas venu le réveiller, Lenthéric monta à
sa carrière.

Sur les onze heures, comme toujours, Vivette apporta la soupe à
Lenthéric; seulement elle ne voulut pas déjeuner:

--Je mangerai à la maison; j’ai laissé un cuveau de linge en train de
couler, et il ne faut pas que le lessif froidisse.

Lenthéric déjeuna tout seul, puis il se remit tranquillement à marteler
une dalle mince et sonore qui chantait sous le marteau comme une cloche,
et remplissait de ses sons clairs la carrière et la maisonnette. Cette
dalle était destinée à recouvrir la tombe d’un riche bourgeois de
Saint-Domnin. Lenthéric commença donc à graver dessus un beau CY GIT en
lettres gothiques; et il était là, tout à l’ouvrage, en train de pousser
par petits coups sa fine pointe dans la seconde branche du T, quand des
cris joyeux retentirent.

Une bande de galopins, ébouriffés à l’ordinaire et tout essoufflés
d’avoir couru, venaient de s’arrêter à la vue du tailleur de pierre. Ils
avaient des livres et des cartables.

--Bien le bonjour, monsieur Lenthéric! si cela ne vous faisait rien,
nous voudrions traverser votre vigne.

--Traverser ma vigne, et pourquoi?

--Nous sortions de l’école et nous avons dit d’aller attendre votre
cousin au Grand-Portail.

--Perdigal! Il arrive donc?

--Aujourd’hui à six heures, avec un chargement de faïence d’Apt. La
publication en a été faite par le crieur... Même qu’il a sur sa
charrette son carmentran qu’on doit brûler... Alors comme c’est par ici
le plus court...

Le prétendu «plus court» allongeait bien d’une demi-lieue; mais soit
répugnance à traverser la ville sous l’œil sévère des parents, soit goût
instinctif des écoliers pour les endroits sauvages et les promenades non
frayées, ils avaient choisi ce chemin-là.

--Allons, passez, mauvaise graine!

Et tandis que la bande, prenant la pente, se poussait bruyamment vers le
Grand-Portail, Lenthéric, d’un coup d’œil, ayant inspecté la route
déserte jusqu’à l’horizon entre sa double rangée de cailloux en tas et
de bornes kilométrique, se dit:--Le cousin, à ce que je vois, ne sera
pas ici avant cinq bons quarts d’heure; j’ai donc tout le temps de tuer
mon lièvre.

                   *       *       *       *       *

Quand Lenthéric eut tué son lièvre, il calcula que Perdigal ne pouvait
tarder, et s’assit au bord de la route, résolu de l’attendre en fumant
une pipe. Il songeait à la joie de Perdigal lorsqu’il verrait le lièvre,
à la surprise de Vivette. Puis il réfléchit que Vivette ne lui avait pas
annoncé l’arrivée de Perdigal, et cela l’étonna un peu. Mais comme
Lenthéric était un homme sans fiel ni malice, qu’il respectait sa femme
et qu’il savait Perdigal son ami, il laissa de côté cette idée et se mit
à rêver d’autre chose.

Au bout d’un moment, des claquements de fouet, le frémissement lent de
cent grelots et le tic-tac régulier des grandes roues battant sur
l’essieu annoncèrent l’arrivée des charrettes. Perdigal marchait un peu
en arrière, près de la seconde; à l’avant de la première, qui était
presque vide, un énorme mannequin, ficelé le long d’une perche, se
dandinait.

Lenthéric allait se montrer, quand il aperçut une femme assise dans le
petit hamac de sparterie que les rouliers installent sur le côté de
leurs voitures pour s’y reposer un peu, en dépit des règlements, quand
ils sont las et qu’il n’y a pas de gendarmes en vue.

--Diable de Perdigal, pensa Lenthéric, toujours le même!

Et, ne voulant pas déranger Perdigal dans ses amourettes, il résolut de
laisser les charrettes filer.

                   *       *       *       *       *

Mais les charrettes s’arrêtaient. En cet endroit, la route fait un coude
et l’on ne risque pas d’y être aperçu. La femme sauta sur le chemin:

--Tiens, Vivette, la clef que tu oublies.

Lenthéric qui avait reconnu Vivette, reconnut aussi la clef du bastidon
qu’il avait à quelques kilomètres de là, et où il renfermait, à la
récolte, les amandes-pistaches d’un petit champ et les raisins d’un bout
de vigne.

Ce fut comme un éclair, il devina tout.

--Sauve-toi, Vivette, quelqu’un! murmura soudain Perdigal, devenu tout
pâle.

Et Vivette s’étant sauvée, Perdigal se retourna, les bras croisés, du
côte de Lenthéric. Il ne le voyait pas, mais il le devinait, ayant
entendu le craquement d’un fusil qu’on arme, ayant aperçu le bout du
canon qui s’abaissait entre les branches.

--Tire, Lenthéric!

Lenthéric, aveuglé, tira.

--Tu m’as tué! dit Perdigal en portant à sa poitrine ses deux mains qui
s’ensanglantèrent.

                   *       *       *       *       *

Subitement, toute la colère de Lenthéric était tombée... Il avait, comme
dans un rêve, couché Perdigal sur la charrette, et lui faisait boire
l’eau-de-vie de sa gourde:

--Un ami! est-ce Dieu possible? un ami! soupirait-il, sans trop savoir
ce que cela voulait dire, et si c’était à lui-même, à sa main trop
prompte, ou bien à la trahison de Perdigal que le reproche s’adressait.

Au bout d’un moment, Perdigal ouvrit les yeux. Sa première parole fût:

--Et Vivette?...

A ce nom, Lenthéric sentit son sang bouillir; mais, voyant la mort sur
le front de Perdigal, il jugea le crime assez puni et dit à voix basse:

--Je pardonne.

--A tous deux?

--A tous deux!

Perdigal mit sa main dans la main de Lenthéric.

--Lenthéric, un dernier service: tu vas ouvrir le caisson de la carriole
et me donner le pistolet qui est derrière la musette.

Lenthéric hésitait ne comprenant pas.

--Donne vite, je suis pressé!

Cette fois Lenthéric obéit, mais Perdigal lui rendit l’arme en disant:

--Tire en l’air, toi; je n’ai plus la force.

Lenthéric tira en l’air.

--Maintenant, place-moi le pistolet entre les doigts... comme ça...
bien! fit Perdigal dont la voix s’affaiblissait; comprends-tu,
Lenthéric, c’est pour toi, pour Vivette... il faut qu’on ne te soupçonne
pas, il faut que tout le monde croie...

Puis, faisant effort:

--Hue! limonier, hardi! cria-t-il.

Les chevaux partirent à sa voix, et les deux charrettes se mirent en
marche.

                   *       *       *       *       *

Cependant la foule qui attendait aux portes de la ville s’était dit en
entendant le second coup de feu:--Perdigal s’annonce, il fait la
bravade! Alors le tribunal devant qui devait paraître Carmentran
s’organisa avec avocats, accusateurs et juges: les gamins, escomptant
une condamnation certaine d’avance, entassèrent les fagots qu’ils
quêtaient depuis le matin pour construire un bûcher digne d’un tel
personnage, et une farandole se mit en branle, chantant sur l’air
consacré la chanson funèbre et comique:

--_Adieu pauvre!... Adieu pauvre!... Adieu pauvre Carmentran!_

Tout à coup les éclaireurs partis en avant se replièrent à toutes
jambes:

--Le voici! le voici!

Ses pieds au niveau de la croupe enrubannée des chevaux, immense,
dominant la foule, alors Carmentran apparut. Il avait un habit rouge à
parements d’or, un gilet blanc, des culottes bleues dans des bottes en
cuir verni; un tricorne à pompon couronnait sa perruque de chanvre; et
il s’avançait ainsi, avec son masque goguenard, bercé au branlement de
la charrette, et tenant écartées, comme pour bénir, deux mains énormes
au bout de deux bras raides, ronds et courts.

--Qu’il est beau!... qu’il est grand!... il n’entrera jamais par la
porte!...

--On ne voit pas Perdigal. Eh! Perdigal!...

Patience, les amis, si Perdigal se cache, c’est pour quelque farce!

Mais la foule s’étant ouverte et la charrette étant passée, un cri
retentit.

--Carmentran est mort!

--Carmentran s’est tué!

                   *       *       *       *       *

Derrière le mannequin gras d’étoupes, souriant et saluant dans son beau
costume doré, on venait de voir Perdigal étendu, face au ciel, sur les
planches de la charrette. Il avait son pistolet à la main, un filet de
sang rayait sa chemise sous la blouse ouverte, et sa fine tête blonde,
encore railleuse, battait contre les montants à chaque tour de roue, à
chaque pas des chevaux.

--C’était un fou!

--Pauvre Carmentran!

Et l’on entendait la farandole lancée à fond de train qui chantait:
«_Adieu pauvre!... Adieu pauvre!... Adieu pauvre Carmentran!..._» à
l’autre bout de la ville.

Tout le monde à Saint-Domnin crut au suicide, tout le monde, excepté
Vivette. Lenthéric ne parla jamais de rien. Il suivit son ami jusqu’à la
fosse et pleura. Puis étant remonté à sa carrière, il reprit son travail
de la veille, continuant ainsi l’inscription commencée:--_Cy gît.
Jean-Louis Perdigal dit Carmentran. Roulier._



LE JAS D’ENTREPIERRES.


Le maire, le notaire, le juge de paix, le maître d’école, et un jeune
homme qu’à ses fortes bottines marseillaises, à son vêtement complet de
velours marron piqué de boutons en corne bouillie représentant des ours
et des loups, à je ne sais quoi d’élégant dans le négligé et de citadin
dans le rustique, on devinait être monsieur le receveur de
l’enregistrement, bref, la population entière de Cucuron-le-Neuf, moins
le curé, se trouvait réunie ce matin-là au café Ravoux, dont l’enseigne
en lettres ornées, peinte par un maçon italien, fait le plus bel
ornement du village.

Tout le monde, même le cafetier qui parfois porte les contraintes, tout
le monde est fonctionnaire à Cucuron-le-Neuf. Pourtant Cucuron-le-Neuf
se trouve en France; et ce serait à la fois le plus petit et le plus
charmant des villages français, pour peu que ses six maisons fussent
allées se grouper quelque cent mètres plus bas, le long du Jabron, sous
les arbres, au lieu de s’aligner ainsi, l’église avec son presbytère en
tête, sur un seul côté de la route poudreuse qui suit la rivière et la
vallée.

Mais voilà! c’est précisément la grand’route qui a attiré l’église, le
presbytère et les six maisons. Depuis longtemps le vieux Cucuron--car il
y a un vieux Cucuron perché à trois quarts de lieue dans la
montagne,--depuis longtemps, voyant serpenter là-bas ce mince ruban
blanc commode aux piétons et aux voitures, le vieux Cucuron s’ennuyait
sur sa butte aride et avait envie de descendre.

L’occasion, un jour, s’en présenta: la vieille église, sans vitres et
sans toit, étant devenue inhabitable, même au bon Dieu, le député obtint
de la faire reconstruire au bord de la route, à proximité de sa
_bastie_. Puis, ayant encore obtenu, il obtenait beaucoup de choses, ce
député! que le siège du canton fût transféré de Saint-Vincent à Cucuron,
sous prétexte que Saint-Vincent était moins central, il se trouva que
Cucuron, plus central en effet, paraissait néanmoins perché bien haut.
On installa donc, pour la commodité des administrés, la mairie et la
maison d’école près de l’église; le notaire, le receveur, suivirent la
mairie; un café s’établit; Cucuron-le-Neuf était fondé, et maintenant
les foires s’y tiennent. Le branle donné, l’une après l’autre, toutes
les maisons vont descendre. Dans cinquante ans, Cucuron-le-Neuf autour
de son église aura groupé la commune entière, laissant là-haut
Cucuron-le-Vieux s’écrouler avec ses maisonnettes bâties de cailloux
noirs sans crépi, ses perrons branlants, les voûtes de ses ruelles,
comme se sont écroulés déjà le vieux Bevons, le vieux Villesèche et tant
d’autres villages qui dentellent de leurs ruines, le long du Jabron, la
crête brûlée des collines.

La gendarmerie seule est demeurée à Saint-Vincent; une brigade, chevaux
et ménages, coûte cher à déplacer, et puis on ne pouvait, d’un coup,
ravir au pauvre Saint-Vincent toutes ses splendeurs cantonales. Et c’est
précisément l’arrivée de la gendarmerie qui met, depuis ce matin,
Cucuron-le-Neuf en émoi.

                   *       *       *       *       *

Cucuron-le-Neuf, ce matin, a vu M. le brigadier et le gendarme Chabre
passer au trot de leurs grands chevaux; il les a vus, sans quitter la
selle, recevoir un papier des mains du maire, puis laisser la route
départementale et prendre le chemin de Cucuron-le-Vieux. Mais, au
tournant, M. le curé, qui paraissait les attendre, a parlé au brigadier.
Après une assez longue explication, les gendarmes ont tourné bride.
Alors le curé est rentré au presbytère, a demandé son bréviaire et sa
canne et s’est acheminé seul vers le vieux Cucuron, tandis que le
brigadier et Chabre, ayant attaché leurs montures aux anneaux de fer qui
décorent la devanture du café Ravoux, se commandaient à déjeuner en
maugréant.

Que se passait-il à Cucuron-le-Vieux?

La partie mâle de la population s’étant, aussitôt après l’entrée des
gendarmes, glissée à leur suite dans le café Ravoux, devait maintenant
savoir à quoi s’en tenir. Mais la population féminine, représentée par
la dame du maire, celle du notaire et la servante du curé, était loin
d’avoir sa curiosité satisfaite. Aussi ces trois notables habitantes,
fatiguées d’un long guet derrière les rideaux, et voyant qu’aucun de ces
messieurs ne sortait, se décidèrent-elles presque en même temps à
paraître sur le pas de leur porte.

--Eh! bé?...

--Peut-être un vol...

--Ou quelqu’un qui aura fait un malheur.

--Ah! madame, ne me parlez pas des gens d’en haut.

--Et monsieur le curé qui vient de monter tout seul, dans ce pays de
brigands, avec son bréviaire!

Les commentaires allaient leur train, quand la femme du cafetier, ayant
aperçu le groupe, s’approcha et dit:

--Vous savez, c’est pour la Daumasse.

--La veuve de Siffroy Daumas?

--Oui! la Daumasse du _Jas d’Entrepierres_, qui, dans le temps, avant
que les foires fussent ici, tenait auberge avec son homme au vieux
village. Ils avaient à la fin enlevé le buis faute d’argent et quitté
l’auberge, parce que, au lieu de rester là-haut, la jeunesse aime mieux
maintenant venir chez nous voir passer les voitures et faire rouler les
boules sur la grand’route. Ils vivaient depuis sur le Jas, un petit bien
dans la montagne que la Daumasse avait eu en dot. A la mort de Daumas,
comme il restait des dettes, on a fait vendre Entrepierres au tribunal,
et Rabasse, le grand Rabasse l’a acheté de ses écus. Mais la Daumasse
est comme folle. Elle dit que le Jas d’Entrepierres est sien et qu’on ne
l’en sortira que les pieds devant. Elle a insulté Rabasse, reçu
l’huissier à coups de pierres quand il s’est présenté, et alors on a
fait venir la gendarmerie.

--Ce qu’il faut voir! dit d’un air fort scandalisé la mairesse à la
notairesse.

Et la servante du curé ajouta en levant les bras au ciel:

--Pourvu qu’il n’arrive pas malheur à monsieur!

Puis, affriandées par ces détails, et bravant décidément toute retenue,
les trois dames s’approchèrent du café où, contemplés du village entier,
le brigadier et Chabre, après avoir militairement déjeuné, vidaient
hiérarchiquement une bouteille de vin muscat.

Les moustaches du brigadier avaient l’air de trouver le muscat bon; mais
ses épais sourcils remontés jusqu’à la gance d’argent du tricorne,
témoignaient de quelque impatience:

--Recevoir un huissier à coup de pierres! grommelait à part le
brigadier, ces choses n’arrivent qu’ici! espérons que le curé aura plus
de chance. Mais, en tout cas, ajouta-t-il en regardant sa montre, et
dussions-nous prendre d’assaut la baraque et la vieille, dans une heure,
force sera restée à la loi.

--La loi est la loi! affirma le gendarme Chabre.

Et les assistants répétèrent, comme subitement pénétrés de la vérité de
la maxime:

--En effet, la loi est la loi.

En ce moment, près du vieil oratoire en plâtras demeuré sans croix à sa
pointe ni saint dans sa niche depuis le temps de la Révolution, au plus
haut tournant du sentier qui se tord sur la côte pierreuse, on vit
apparaître le curé.

Chacun s’empressa:

--Hélas! mes enfants, Dieu n’a pas permis que je réussisse. Je pensais
pourtant que ma robe... mon caractère!... Mais la malheureuse ne veut
rien entendre. Excusez-moi, monsieur le brigadier, et vous aussi,
monsieur Chabre. J’ai fait mon devoir, je n’ai plus le droit de vous
retarder dans l’accomplissement du vôtre.

--Allons! dirent les deux gendarmes; puis, ayant salué, ils
enfourchèrent leurs chevaux et s’engagèrent au trot de montée dans le
petit chemin par où le curé était venu, laissant, devant l’église et les
cinq maisons alignées, la population de Cucuron-le-Neuf s’entretenir de
ces graves événements.

                   *       *       *       *       *

Au vieux Cucuron, l’agitation n’était pas moindre. Sur la place, en
pente comme la colline, avec la roche à vif pour tout pavé, il y avait
foule. Au milieu, près d’une charrette chargée de meubles et de sacs de
blé, l’acquéreur du Jas d’Entrepierres, le grand Rabasse pérorait. Les
villageois, hommes et femmes, paraissaient prendre une vive part à
l’indignation de Rabasse.

--Voilà les gendarmes!

Alors, traversant le groupe devenu silencieux, Rabasse s’approcha.
Évidemment il voulait parler au brigadier, le prendre à témoin, s’offrir
pour l’accompagner. Mais, du haut de son cheval, le brigadier l’arrêta
d’un geste, geste à la fois ennuyé et digne qui signifiait:

--Acquéreur Rabasse, laissez faire la gendarmerie.

Personne n’osa suivre, bien que la curiosité fût grande; et Rabasse
décontenancé retourna à ses meubles et à ses sacs.

                   *       *       *       *       *

Le village dépassé, plus de chemin: pour seule route, le lit du torrent
à sec dans cette saison. Des galets sous les pieds; en face la montagne;
et, de droite et de gauche, laissant voir à peine une étroite bande de
ciel, deux talus bleus, luisants comme une cuirasse d’écailles, où
pendent, prêts à glisser sur la marne mise à nu par des éboulements
antérieurs, quelques lambeaux de gazon maigre.

--Fichu pays! dit le gendarme.

--Plus haut, c’est mieux, dit le brigadier.

De loin en loin, aux endroits où le torrent fait coude, son lit étroit
s’obstruait de blocs qui, tombés des flancs de la montagne et roulés par
les dernières crues, restent là, galets gigantesques, jusqu’à ce qu’une
crue plus forte, se frayant passage, les pousse quelques mètres plus
bas.

Il fallait alors mettre pied à terre, et, tirant les chevaux par la
bride, chercher sur le talus, dans la marne pulvérulente, un bout de
sentier à peine marqué qui, presque aussitôt, redescendait au torrent
après avoir tourné la barricade.

--Nous aurions bien fait de laisser nos montures, dit le brigadier.

--En effet! répondit le gendarme.

Et comme en cet endroit un peu d’eau, coulant d’une veine d’argile,
s’amassait limpide et froide dans une sorte de bassin naturel, le
brigadier rafraîchit du creux de la main les naseaux palpitants de
«Mademoiselle», et les parfuma d’une poignée de lavandes froissées. Le
gendarme Chabre l’imita, et l’on remonta à cheval.

--Est-il possible, dit le gendarme, que des chrétiens soient venus se
percher ici, quand il y a tant de riches biens dans la vallée!

--La chose remonte au temps des seigneurs, reprit le brigadier qui,
grand écouteur et souvent en rapport, à l’occasion de descentes
judiciaires, avec les magistrats du chef-lieu, avait fini par se faire
ainsi un petit trésor d’érudition locale.

--Au temps des seigneurs? tiens! tiens! tiens!

--Oui! les seigneurs, étant les maîtres, gardaient pour eux les bonnes
terres, qu’ils faisaient cultiver par corvées; mais ils cédaient
volontiers aux pauvres gens celles d’en haut à défricher.

--Pas bête cela! dit le gendarme.

--Seulement, continua le brigadier, à l’époque de la Révolution, les
propriétés des seigneurs s’étant vendues, chacun a voulu descendre, de
sorte que, tout le haut pays est peu à peu retourné en pâture. Regardez
plutôt...

Et, sur le plan boisé des montagnes, il montrait du doigt çà et là de
grands carrés jaunes et nus, restes évidents d’anciennes cultures...

--... De toutes ces fermes du haut pays, une seule reste habitée, le
_Jas d’Entrepierres_ où nous allons. Il est vrai qu’elle se trouve à
l’abri dans un creux, que les noyers y sont superbes, que la vigne et le
froment y poussent; sans compter une fontaine à trois canons crachant
l’eau claire été comme hiver.

--Les belles eaux, conclut le gendarme, sont l’apanage des montagnes!

Tout à coup le brigadier s’écria:

--Nous y sommes, voici les ruches!

                   *       *       *       *       *

Dans une excavation de grès friable, dominant un parterre naturel de
lavande, de thym et d’autres herbes odorantes, se groupaient au soleil
quelques tronçons d’arbres creux, avec une tuile pour toit, auprès
desquels des abeilles voletaient.

Sitôt les ruches dépassées, après un dernier détour, le vallon soudain
s’élargit, laissant voir d’un coup d’œil le Jas d’Entrepierres et ses
terres.

--Sapristi! s’écria le gendarme Chabre qui, après cette route de
désolation, ne s’attendait pas à pareil spectacle, mais c’est un paradis
votre Jas d’Entrepierres, et je comprends que la vieille Daumasse
s’entête à ne pas vouloir en partir.

                   *       *       *       *       *

Le torrent, à cet endroit, recevait un autre _riou_ (c’est le nom de ces
singuliers cours d’eau qui, dix mois de l’année durant, ne roulent guère
que des pierres) et, dans le triangle dessiné par leur confluent,
s’étendait, au milieu des pentes pelées et coupées de roches un coin de
terre relativement fertile et vert.

Tout cela, en le regardant de près, n’était pas très riche. Malgré de
nombreux et séculaires épierrages, dont témoignaient çà et là au milieu
des champs d’énormes monceaux de cailloux, partout sur le sol balayé du
vent, lavé par la pluie, les pierrailles blanches apparaissaient, si
bien qu’on eût pu se demander où trouvait assez d’humus pour vivre ce
froment maigre, clair-semé, dans lequel, quoique la moisson approchât,
vous auriez vu un mulot courir. Mais, si clair-semé qu’il fût, le
froment suffisait à nourrir la ferme, et ce sol pierreux, dur au blé,
s’ombrageait de beaux noyers sur les pentes froides de son _hubac_, et
ne refusait pas de mûrir, sur son _adret_ visité du soleil levant, un
tonneau ou deux de petit vin.

Tout en bas des champs, à la pointe, et posée là comme en sentinelle,
une fontaine, par trois jets joyeux, envoyait dans un bassin de pierre
ébréché, suintant et débordant, la vive et fraîche eau des montagnes.
Cette fontaine, vrai monument rustique, était faite d’un bloc calcaire
dressé sur place et dégrossi. On y lisait cette date: 1700, avec le
monogramme de l’édificateur entre deux palmes. Et, pour mieux
caractériser l’intention monumentale, une main industrieuse avait
couronné le tout d’une de ces boules en grès rouge ferrugineux qui
roulent dans le gravier des vallons et que, vu leur parfaite régularité,
on prendrait pour d’énormes boulets de pierre.

Le sentier, qui du vallon mène à la ferme, passait devant, entre un
petit pré et une chènevière.

--Ouvrons l’œil, dit le brigadier, la vieille y est, sa cheminée fume.
Feignons de ne pas aller chez elle, puisque c’est son habitude de se
cacher pour ne pas parler aux gens.

Ils passèrent donc, laissant la fontaine à leur droite, et continuèrent
à suivre le vallon comme s’ils avaient à pourchasser un braconnier dans
la montagne.

Mais, après quelques pas, ayant attaché leurs chevaux dans un endroit où
le talus à pic se couronne d’un fouillis surplombant de poiriers
sauvages et de genévriers, les gendarmes grimpèrent avec l’idée de
gagner à travers champs, sans être vus, le derrière de la ferme.

Il n’y avait de ce côté qu’une petite fenêtre, une lucarne pour mieux
dire, regardant le vallon. Le volet en était ouvert, mais à peine les
deux tricornes émergeaient-ils à ras du sol, que, tiré par une main
invisible, le volet soudain se refermait.

--Pincés! dit le gendarme.

--Il nous faudra faire un blocus en règle, affirma le brigadier.

                   *       *       *       *       *

Le blocus, au reste, était facile. Comme toutes les vieilles
constructions du pays, la ferme n’avait que deux entrées. Un escalier
extérieur, sorte de perron à une pente obliquement collé sur la façade
conduisait à l’unique étage, à la chambre; une voûte basse, portant
l’escalier, devait, selon l’usage, donner accès: à gauche dans l’écurie,
à droite, dans ce que les paysans appellent proprement la maison,
c’est-à-dire la pièce commune, à la fois salon, cuisine et salle à
manger, où est le feu et où la famille se rassemble.

Ayant fait le tour de l’habitation et constaté que, de partout, elle
était close, le brigadier heurta du pommeau de son sabre la porte
ouverte sous l’escalier.

Le loquet tressauta, les gonds branlants gémirent, le logis sembla
s’éveiller. Une poule qui picorait sur l’aire enfla ses ailes et
disparut, les pigeons du colombier s’envolèrent, le porc grogna sous son
toit à porc, et, dans l’étable, la chèvre chevrota peureusement tandis
que l’âne faisait sonner l’anneau de son licou sur le bois usé de la
crèche.

--Femme Daumas, ouvrez! cria le brigadier de sa voix rude...--Ouvrez,
femme Daumas, c’est la gendarmerie...--Pour la troisième et dernière
sommation, femme Daumas, ouvrez, au nom de la loi!

Mais le silence, un silence de mort, avait repris possession de la
demeure rustique, et les gendarmes, prêtant l’oreille, n’entendirent que
le bruit toujours joyeux de la fontaine au bas du vallon, et loin, très
loin dans la montagne le cri alternatif de deux pâtres qui s’appelaient.

Alors, à son tour, le gendarme Chabre, voulant essayer de la
conciliation, colla sa moustache au trou de la serrure et dit en
provençal:

--Daumasse! Daumasse! vous êtes là; nous vous avons vu fermer la
fenêtre. On ne veut pas vous faire de mal, ouvrez vite, ce sera le
mieux.

Mais pas plus au gendarme Chabre qu’au brigadier, pas plus à
l’allocution familière qu’à la formule légale, personne ne répondit.

--Enfonçons la porte! grommela Chabre.

Le brigadier dit:

--Ça me répugne!

Les deux gendarmes demeurèrent un instant indécis. Tout à coup, Chabre
faisant un signe au brigadier:

--Écoutez, on dirait qu’elle parle!

Alors, ayant remarqué au-dessus de la porte une ouverture en croix sans
châssis de papier ni vitres, ils accotèrent au mur un de ces bancs
portés sur trois pieds qui servent à teiller le chanvre, et regardèrent.

                   *       *       *       *       *

Assise sur un escabeau, devant son feu et sa marmite, la vieille
Daumasse parlait toute seule.

--La loi?... ils me disent tous que c’est la loi... Ah? s’il vivait, le
pauvre Daumas! on ne martyriserait pas la Daumasse comme on fait. Le
jour de Noël, par un temps de perdition, il voulut à toute force aller à
la chasse: «Que je te prenne un lapin, rien qu’un, pour faire fête.» Il
gelait en l’air ce jour là; une fois au chaud du terrier, le maudit
furet ne sortit plus. Le furet saigna le lapin au lieu de le pousser
dehors, se soûla de sang, et s’endormit. Daumas attendait. Il attendit
jusqu’à la nuit, sifflant toujours, espérant toujours, pécaïré! les
pieds dans la neige... Il me rentra transi; sa barbe et ses cheveux
n’étaient qu’un givre. Je dus le mettre au lit... Quel Noël! bon Dieu,
quel Noël! Daumas traîna six mois, les médecins vinrent, et me voilà!

Puis, reprenant après un silence:

--Sans doute, à tenir auberge, Daumas avait un peu perdu l’habitude du
travail. Il était moins souvent sur son bien qu’à la chasse. On s’en
tirait pourtant. Quelques kilos de miel, quelques lièvres tués en
contrebande, quelques charges de genêt que j’allais, sur mon âne, vendre
à la ville, et les deux bouts se rejoignaient... Mais la maladie coûte
cher; Daumas emprunta, on me fit signer tout ce qu’on voulut, et,
maintenant que Daumas est mort, ils me disent que ma maison n’est plus
mienne...

Ma maison! me prendre ma maison que le grand-père de mon
arrière-grand-père avait bâtie, il y a plus de cent ans, comme c’est
écrit sur la pierre de la fontaine. Ce sont ceux d’en-bas, les gens du
village neuf, qui s’entendent pour nous perdre. Après avoir ruiné Daumas
avec leurs inventions de café et de jeu de boules, ils veulent voir la
fin de sa veuve. L’huissier est venu, envoyé par eux, avec ses papiers
de malheur. Puis, le curé, pour m’endoctriner de belles paroles.
Maintenant...

La Daumasse s’était levée, les yeux vers la porte, si brusquement, que
les deux gendarmes, pour n’être pas vus, eurent juste le temps de
baisser la tête.

Quand de nouveau, ils se hasardèrent, la vieille femme regardait tout
autour d’elle sans parler.

                   *       *       *       *       *

Elle regardait cette maison, la sienne, où elle est née, où ses grands
et arrières-grands ont vécu, et que tout à coup, sans qu’elle comprenne
pourquoi, des ennemis inconnus prétendent lui ravir; elle regardait,
comme voyant tout cela pour la dernière fois, l’antique plafond à
poutrelles d’où pend le caleil de cuivre accroché par son croc à une
planchette de bois ouvragé; la panière à jour laissant voir une
provision de pains dorés derrière ses barreaux en noyer luisant; le
grand pétrin patriarcal portant des courges sur son couvercle; la table
fermée et son petit saint Jean sous un globe; elle regardait les quatre
escabeaux, les deux chaises, le lit sans rideaux dans l’alcôve maçonnée;
la cheminée avec le fusil en travers sur sa corniche, et les hauts
landiers de fer s’évasant en porte-écuelle, où Daumas, le soir, mangeait
la soupe, en laissant fumer ses souliers.

--Pauvre de moi! pauvre Daumasse! disait-elle.

Tout à coup, ramenée à ses préoccupations:

--Les gendarmes?... Ni eux ni d’autres! personne n’aura ma maison.

Alors, ayant pris un tison, hagarde, échevelée, elle le jeta sur un tas
de chanvre, posé dans un coin en attendant d’être filé. Le chanvre brûla
d’une flambée.

--Les gendarmes! qu’ils arrivent maintenant, les gendarmes!

Elle avait pris un second tison, mais déjà les gendarmes enfonçaient la
porte.

--Malheureuse! il y va des galères...

Le brigadier n’eut pas besoin de continuer. Au seul aspect des deux
tricornes, la pauvre vieille, subitement apaisée, laissa tomber son
tison et balbutia:

--Mes beaux messieurs, que vous ai-je fait?

--Les clefs, et ne résistons plus? dit rudement le brigadier.

Mais tout bas, à l’oreille de Chabre:

--Gendarme Chabre, nous n’avons rien vu.

--Compris, brigadier! répondit le gendarme, en étouffant sous ses larges
bottes le commencement d’incendie.

--Les clefs, voyons, vite! les clefs!

--Les voilà, monsieur le brigadier; les voilà!

Et de sous sa cotte relevée, elle sortit les clefs précieuses qui se
heurtaient et cliquetaient au tremblement de ses vieilles mains.

--Maintenant, faites un paquet de vos hardes et partez, continua le
brigadier, dont la voix devenait plus dure à mesure qu’il
s’attendrissait davantage.

Vaincue par le sort, ne songeant plus à résister, la vieille ramassa ses
hardes et partit, sans regarder derrière elle, tandis que, accoudés à la
table, les deux gendarmes rédigeaient _sur place_ leur procès-verbal.

                   *       *       *       *       *

Chabre, tant bien que mal, raffermit sur ses vis la serrure disloquée,
le brigadier ferma la porte à double tour, et, tout étant fini, on alla
chercher les montures.

En redescendant près de la fontaine, Chabre et le brigadier
rencontrèrent le grand Rabasse, l’acquéreur du Jas d’Entrepierres, qui,
perdant patience, raillé des villageois, s’était décidé à venir
au-devant des gendarmes avec sa charrette et ses meubles.

--Eh bien? dit-il au brigadier.

--Voici vos clefs, Rabasse; force est restée à la loi!

Rabasse voulut parler, le brigadier dit: C’est bon! et fila.

Un peu plus bas dans le vallon, chevauchant toujours en silence, les
deux gendarmes passèrent devant la Daumasse, assise, immobile sur une
pierre.

--Pauvre vieille... dit le gendarme Chabre.

--La loi est la loi! répondit le brigadier; puis il poussa plus vite son
cheval, détournant la tête et regardant avec une grande attention un
poirier sauvage qui se tordait sur le talus corrodé du ravin.

Chabre se tut. Chose invraisemblable, et que le gendarme me raconta
longtemps plus tard, ayant sa retraite, un soir que nous buvions la
clairette au café Ravoux, il avait vu, sous les sourcils de son
supérieur, buissonneux et touffus comme des moustaches, il avait vu
positivement une larme prête à couler.



L’ARRESTATION DU TRÉSOR.


I

--Vous ne reconnaissez plus _Brame-Faim_? me disait le vieil Estève.

Le fait est que je n’aurais pas reconnu la rocheuse métairie des Estève,
de stérilité légendaire, en voyant, à la place des maigres champs
d’avoine et d’orge perdus dans de maigres taillis, s’aligner les allées
de vigne, et, entre les allées, le blé verdir sous les amandiers.

--C’est Cadet qui a changé tout cela. Avant lui le plateau ne produisait
guère; trop de cailloux! A double semence, la bonne herbe poussait
pauvre et rare. Nous épierrions bien de temps en temps; mais la Durance
est au diable, où précipiter les pierres? Il fallait donc les entasser
au milieu des champs, à la vieille mode; et les tas croissant chaque
année, s’élevant toujours, s’étalant toujours, finissaient par manger la
terre. Brame-Faim en avait une demi-douzaine pour sa part, énormes, s’il
vous en souvient, et datant du temps de la reine Jeanne. Ces _clapas_
faisaient notre ruine. Mais Cadet était revenu du collège avec des
idées; il trouva le joint, vous allez voir. On rectifiait la route
départementale, et ces messieurs des ponts-et-chaussées allaient loin
d’ici, à grands frais, chercher leurs matériaux d’empierrement. Cadet
sella notre grise et fit un voyage au chef-lieu, emportant un sac de ces
cailloux ronds, durs comme l’acier, qui épointent les pioches; il vit le
préfet, l’ingénieur, montra ses pierres: nous les donnions pour rien, il
n’y avait qu’à se baisser et les prendre. Bref! un beau matin les
tombereaux de l’administration arrivèrent; en un rien de temps, sans que
j’eusse déboursé un liard, tout été enlevé, le champ rendu net comme la
paume de la main; et c’est sur les pierres où, étant collégien, vous
avez usé tant de culottes, que, tout à l’heure, votre voiture roulait.

Le vieil Estève disait vrai: dans cette mer de blé où courait la brise,
je cherchai vainement les grands _clapas_, joie de mon enfance, qui
jadis se dressaient là.

Un pourtant restait, le plus petit, tout près de la ferme restaurée.

--Et celui-là, père Estève, l’avez-vous gardé pour la graine?

--Celui-là, répondit-il un peu embarrassé, oui, on l’a gardé... je n’ai
pas voulu... il sert de clôture au jardin et préserve le jardinage du
mistral.

Mais voyant sans doute dans mes yeux que l’explication semblait
insuffisante:

--Et puis, je vais vous dire, il y a un chrétien enterré dessous.

--Un chrétien, père Estève?

Le père Estève ne voulut pas me laisser croire qu’un drame récent eût
ensanglanté sa métairie, aussi se hâta-t-il d’ajouter:

--Oh! ne craignez rien, ce mort n’est pas d’hier, et l’affaire remonte à
l’_arrestation du trésor_, du temps de l’ancienne République.


II

Je la connaissais bien, cette arrestation du trésor dont, après soixante
ans, on ne s’entretenait qu’à voix basse, les meilleures familles de
notre petite ville s’y trouvant compromises.

Il planait des légendes là-dessus.

Tout petit, près du lavoir, j’avais certain jour eu grand’peur, à voir
la vieille femme majestueuse et sèche qu’on nommait la longue Eponine
entrer en fureur, s’arracher rubans et coiffe et secouer dans la mêlée
des battoirs ses mèches grises d’Euménide, parce que les lessiveuses, se
disputant pour la bonne place, lui avaient demandé--allusion
sanglante!--combien il faut de pièces de cinq sous pour faire cinq cents
francs.

La longue Eponine, paraît-il, avait coopéré à l’arrestation, et touché,
pour sa part, cinq cent francs en pièce de cinq sous, comme les autres.
Et le soir, parlant de ces choses, voici ce qui se raconta à la veillée.

Une fillette de Vilhosc, qui avait vu, après le coup fait, les voleurs
manger une omelette au jambon dans une ferme, était entrée en service à
la ville. Un jour, elle dit, désignant un riche bourgeois qui passait:
«Je le reconnais, en voilà un qui a mangé de l’omelette.» Alors ses
maîtres, avertis, l’avaient envoyée, aussitôt la nuit, remplir la cruche
à la fontaine. Jamais elle n’en était revenue. Des gens apostés
l’avaient saisie, bâillonnée, liée, cousue dans un sac et jetée du haut
du vieux pont au beau milieu de la Durance. C’était du temps de la
République. Et ces récits nous inspiraient une égale horreur pour cette
République, dont le nom résonnait toujours à propos de crime, et pour la
tragique fontaine que nous évitions maintenant par un long détour quand,
le soir, au sortir du collège, nous l’entendions bouillonner invisible
et vomir l’eau de ses quatre canons dans le coin sombre de la place.


III

Plus tard, j’appris que l’arrestation et les actes sanglants qui
l’accompagnèrent devaient être portés au compte du parti royaliste.

C’est l’an VI ou l’an VII que la chose s’était passée. Le coup d’État du
18 Fructidor venait de terrifier les cocardes blanches; Bernadotte
commandait à Marseille; les compagnons de Jéhu, traqués, dispersés,
laissaient respirer la Provence. Quelques débris épars de leurs bandes,
réfugiés dans les Basses-Alpes, à l’abri des torrents et des rochers,
osaient seuls se manifester de loin en loin par un assassinat
mystérieux, le pillage d’une diligence ou l’attaque à main armée sur les
routes des malles du gouvernement. Mais encore fallait-il faire ses
coups dans l’ombre, barbouillés de poudre et masqués. L’exemple d’Allier
guillotiné comme assassin, bien qu’il eût frappé avec un poignard marqué
de fleurs de lis, conseillait la prudence.

Aussi ne fut-ce pas sans hésitation que les royalistes de Canteperdrix
se décidèrent cette fois à tenter l’aventure. Le _Trésor_, dirigé de Gap
sur Digne et, de là, aux armées d’Italie, était annoncé pour le
lendemain. En plus des gendarmes réglementaires se relayant de brigade
en brigade, une compagnie de soldats, accompagnait la voiture. Les
soldats effrayaient un peu. Mais d’un autre côté l’importance
inaccoutumée de l’escorte faisait supposer des sommes considérables. On
parlait de plus de cent mille francs! Cent mille francs font beaucoup
d’écus, il fut convenu qu’on arrêterait. D’ailleurs, M. Blase, bourgeois
de la ville, homme prudent et parlant peu, donna sa parole qu’au bon
moment la troupe serait écartée et que les assaillants n’auraient
affaires qu’aux gendarmes.

La disposition des lieux favorisait singulièrement l’entreprise. Il
semblait que l’on eût le choix. A peine sorti de la ville, le portail de
la Gardette dépassé et le vieux pont franchi, le convoi devait, deux
lieues durant, jusqu’à la montée de Saint-Pierre, longer entre la
montagne et l’eau une route dangereuse, déserte, sans épaulements ni
parapet, tranchée à vif dans le roc calcaire dont elle épouse tous les
replis et qui, à vingt pieds au-dessous, s’enfonce à pic dans les remous
de la Durance. Là, pas besoin d’armes! Quelques blocs roulants
suffiraient pour culbuter l’escorte. Mais la ville s’étale en plein de
l’autre côté; l’alarme pouvait être donnée et les compagnons reconnus.

Plus loin la route quitte la rivière et gagne la hauteur à travers bois,
par la montée de Saint-Pierre. Bon endroit! Mais ici encore la proximité
de deux fermes, et les grandes cultures du château de Vallée morcelé
récemment, rendaient l’attaque hasardeuse.

Il fallait après cela, une heure durant, suivre le plateau régulier,
alors couvert de taillis de chênes blancs, qui s’étend au-dessous du
village de Salignac; puis la route passait devant la ferme du Borni, et
recommençait la descente pour rejoindre, à travers les graviers
torrentiels du Riou et du Vançon qui confondent là leurs embouchures, la
rive de la Durance.

C’est pour cet endroit qu’on tomba d’accord.

Les deux torrents sont séparés avant leur réunion par une sorte de
promontoire buissonneux et rocheux où l’embuscade était facile. Canardée
à bout portant, sans savoir d’où, l’escorte ne résisterait guère; et,
deuxième avantage! s’empêtrant de ses lourdes roues dans les galets
mouvants où la route se perd, le fourgon ne pourrait pas prendre la
fuite.

Les gens du Borni gênaient bien un peu; quelqu’un le dit, mais M. Blase
cligna de l’œil, et chacun s’en remit là-dessus à la sagesse de M.
Blase.

On partit donc, le soir venu, non pas en troupe, ce qui aurait excité
les soupçons, mais séparément, les fusils cachés dans des sacs ou sous
des charges d’âne, les uns par la route ordinaire, d’autres en tournant
la montagne, par la gorge de Pierre-Écrite et le travers de Vilhosc,
d’autres enfin par la rive droite: ceux-là passèrent la Durance à gué.

A l’aube, tous se trouvaient au rendez-vous, dans une bâtisse ruinée:
les armes prêtes, les postes de chacun fixés, ainsi que le lieu de
réunion et de partage, attendant en silence le coup de feu qui, entre
dix et onze heures du matin, annoncerait que le convoi arrivait à la
ferme du Borni et que le moment d’agir était venu.


IV

«C’est moi, continua le vieil Estève après ces détails que je
connaissais déjà en partie, c’est moi qui devais donner le signal. Je
n’avais alors que quatorze ans, mais j’étais depuis six mois pâtre à la
ferme, passant mes nuits dans les bois, sans rien craindre des loups ni
des voleurs, avec un grand diable de pistolet plus haut que ma taille,
dont un cavalier déserteur m’avait fait cadeau. Mon père répondait de
moi. Comme il n’y avait pas d’hommes de reste, on me plaça pour faire la
guette, sur le rocher que vous voyez là-bas pointant entre les deux
graviers, et il fut convenu que je tirerais en l’air aussitôt que la
tête du convoi apparaîtrait au haut de la montée.

Je m’en souviens comme d’aujourd’hui: ce devait être fin de septembre ou
bien au commencement d’octobre, car j’entendais au loin les gens qui
teillaient le chanvre dans les fermes. Las de regarder la route blanche,
et comme je commençais à avoir faim, je m’étais couché sur le ventre, et
je m’amusais avec une paille à sucer le miel des nids d’abeilles
sauvages dont la roche était emplâtrée. Je trouvais cela bon. Tout à
coup, relevant la tête, je vis des soldats à la porte du Borni. Ils
appuyaient leurs fusils contre le mur, et s’essuyaient le front avec
leurs mouchoirs, comme éreintés par la chaleur d’avant midi. On leur
donnait à boire dans des cruches. Pendant ce temps, le fourgon,
accompagné des seuls gendarmes, prenait la pente et disparaissait sous
les chênes.

Ce ne fut pas long; je fais le signal, les nôtres courent: pif! paf!
pif! paf! sous le couvert; le postillon qui fouette ses chevaux et vient
verser dans les graviers; trois habits bleus étendus par terre; et le
fourgon était forcé, la caisse enlevée, tout le monde disparu à travers
buis et chêneaux, avant que les soldats, en train de boire, eussent eu
le temps de se demander ce que voulaient dire ces coups ce feu.»


V

Ici le vieil Estève s’arrêta comme s’il regrettait d’en avoir trop dit:

«La fin, c’est le plus terrible! Je m’étais bien promis de ne jamais en
parler à personne. Mais ceux qui ont fait la chose sont morts, et moi
qui l’ai vue, je ne tarderai guère.

C’est donc ici même, reprit-il, puisqu’il faut que vous le sachiez,
qu’on s’était donné le mot d’ordre pour le partage. Rien à craindre! la
ferme se trouvait alors en plein bois. Mes bêtes enfermées sous une
roche, je dégringolai vite la hauteur, et j’accourus comme les autres.

Quand j’arrivai, presque tous étaient rendus déjà, en train de boire, de
manger autour de la grande table. Mes tantes servaient. Il y avait des
gens de la ville, d’anciens nobles, des bourgeois, des artisans avec le
fusil, des paysans avec le trident de fer à remuer le fumier, solidement
emmanché et luisant du bout.

--Assieds-toi et mange! me dit mon père.

De temps en temps un homme entrait, car chacun avait pris qui d’un côté,
qui de l’autre. Alors les premiers arrivés lui faisaient place, et on se
remettait à faire aller les dents sans parler, en écoutant un bruit
d’argent remué et de pièces mises en pile qui descendait de la chambre
du premier.

--C’est M. Blase qui fait les parts; il faut qu’il y en ait gros, car
voici une demi-heure qu’il compte.

A la fin un homme de la ville, paysan des bas quartiers, qu’on appelait
Le Prieur, s’impatienta. On avait bu, on avait mangé, qu’attendait-on,
puisque tout le monde était là?

--Il manque encore mon frère, dit un jeune homme de dix-sept à dix-huit
ans qui, depuis quelques instants, regardait avec inquiétude du côté de
la porte.

--C’est vrai, il manque M. César.

--Je connaissais bien M. César, un noble, un réfractaire qui se cachait
dans nos bois. Plus d’une fois il m’avait donné à boire de l’eau-de-vie
dans sa gourde.

--Baste! reprit Le Prieur, c’est un galant, il se sera attardé à pincer
le menton à quelque bergère. Alors, moi je dis:--M. César ne peut pas
tarder, je l’ai vu de loin, dans le vallon, après l’affaire, qui se
lavait la figure et les mains à un trou d’eau.--Bien! commençons
toujours, on mettra sa part de côté.

Précisément M. Blase apparaissait sur l’escalier, suivi de deux hommes
qui portaient un lourd caisson de fer. L’enthousiasme éclata à cette
vue:--_Vivo lou rey!_ La journée était bonne... Mais quels charmants
garçons ces soldats de s’être ainsi arrêtés à boire! A quoi Le Prieur,
clignant de l’œil, ajouta:--Cela me fait penser qu’il faudra réserver la
part de mon cousin Pierre du Borni, il est juste que le brave homme soit
indemnisé de son vin.

Tout le monde se mit à rire.

M. Blase, lui, ne riait point. Il fit verser le contenu du caisson au
milieu de la table, et chacun fut étonné en voyant que tout était en
pièces blanches.

--Et l’or?... il n’y a pas d’or?...

--Mes amis, reprit tranquillement M. Blase, nous avons à nous partager
dix mille francs.

--Dix mille francs? Tonnerre de Dieu! C’était Le Prieur qui jurait; et,
de rage, il donna un tel coup de trident en terre, que le trident resta
fiché.

Un homme terrible, ce Prieur! un maître homme! Il était
_boutassié-destrégneyré_ de son état, c’est-à-dire qu’il passait le marc
de raisin au pressoir après la vendange, et qu’il transportait sur le
dos, dans une outre, le vin d’une cave à l’autre. Je ne sais si les
boutassié-destrégneyré existent encore, mais ils constituaient alors une
puissante corporation; et celui qui pouvait léguer à son fils l’outre de
peau de bouc et le privilège, à sa fille une _corne_ ou une
_demi-corne_, c’est-à-dire la moitié ou le quart de la propriété d’un
pressoir, passait pour riche homme à Bourg-Reynaud et à la Coste, dans
les quartiers paysans. De plus, comme tous ses confrères, avant que la
Révolution eût fermé les lieux saints, il était prieur de l’Assomption,
portant le costume de pénitent bleu, avec le banc à la grand’porte de
l’église, le droit d’y vendre des galettes à l’huile, bénites à l’autel,
et de faire, moyennant six liards, à la procession, passer les enfants
pour qu’ils grandissent, sous le brancard de la Sainte-Vierge, orné de
fleurs et de fruits nouveaux. Cela rendait gros, et la suppression de ce
revenu l’avait plus que tout rendu enragé contre la République.

Mais cette fois, ce n’est pas à la République qu’il en avait.

--Dix mille francs! hurlait-il en faisant tressauter la table à coups de
poing, dix mille francs quand on nous en avait promis cent mille! Les
chefs nous vendent et nous volent, demain je me fais jacobin. Mais on
connaît le jeu, maintenant: le trésorier de Gap est votre complice,
monsieur Blase. Vous lui avez écrit: Gardez le gros morceau à l’abri
chez vous, ne l’exposez pas sur les grandes routes. Dix mille francs
dans le fourgon, dix mille francs en pièces de cinq sous suffisent. La
caisse enlevée, le gouvernement croira qu’on a enlevé cent mille francs.
Nous nous partagerons le reste. Et les imbéciles qui auront fait le
coup, s’ils ne sont pas contents, se garderont bien d’aller se plaindre.

La maison tremblait, M. Blase était blême.

--Allons, c’est bon, dit Le Prieur, on réglera ce compte plus tard;
empochons! Il s’agit pour le quart d’heure de filer avant que les
gendarmes nous cueillent.

--Cinq cents francs par part! reprit M. Blase de sa voix morte.

--Cinq cents francs!

Le Prieur allait éclater encore, il se contint. Tout le monde d’ailleurs
comprenait qu’il avait raison; et, la première fièvre passée, regardant
ce petit tas d’argent pour lequel on avait rougi les cailloux du Vançon
et tué des hommes, réfléchissant aux enfants, aux femmes laissés là-bas,
aux gendarmes embusqués peut-être à la poterne de la ville, chacun
regrettait l’aventure et se sentait grandement inquiet.

Aussi, une fois le partage fait et tandis qu’on prenait ses parts en
silence, quelqu’un ayant du dehors frappé à la porte, il n’y eut
personne qui ne pâlit. Tout petit que j’étais, la même idée me vint
qu’aux autres, et je me dis:--Voici les soldats!


VI

«Ce n’était qu’une vieille femme. Elle raconta qu’en train de ramasser
de la litière, elle venait de voir, assis par terre, un jeune homme qui
perdait son sang, il s’appelait M. César. En effet, à quelque cent pas
de la maison, nous trouvâmes M. César couché sur le revers d’un de ces
longs fossés qu’on trace à demeure dans les bois pour que le vent
d’automne y entasse les feuilles tombées. Il avait la cuisse cassée
d’une balle, le sang d’un coup de sabre lui coulait sur les yeux.--Vite,
une litière! s’écria le frère de M. César; mais Le Prieur dit:--Pas la
peine! Alors tout le monde s’entre-regarda, et je compris que quelque
chose de terrible allait se passer.--Va-t-en, petit! Je me cachai
derrière un buisson et j’entendis toute la dispute.

--Assez de sang, laissons-le vivre, on le cachera, disait M. Blase; et
Le Prieur, toujours en colère, gardant toujours sur le foie la rancune
de ses cinq cents francs, répondait:

--Le cacher, lui blessé, quand les bien portants se cachent à peine;
laisser un blessé par chemins quand la force armée est en campagne,
quand un mot, un seul mot peut pour cinq cents malheureux francs nous
mener tous à la guillotine? Non! les morts seuls ne parlent pas.

Et comme M. Blase insistait:

--Assez, fit l’enragé d’un ton bourru, je n’en veux pas à M. César, mais
un homme vaut un homme, et l’on n’y mit pas tant de façons l’an passé
pour achever Peyré-Toni mon vieil ami, à l’attaque du pont de Trébaste.
Et jetant son trident pour prendre le fusil des mains d’un bourgeois qui
était près de lui, il ajouta:

--Faisons ce qui a été juré!

Ce qui avait été juré, on le jurait presque toujours avant les
expéditions de grand’route, dans ce temps de la désolation: c’était de
considérer tout blessé comme mort et de lui donner le coup de grâce pour
ne point se trahir en le laissant derrière.

M. César se vit perdu:--Frère, embrasse-moi; tu raconteras chez nous que
j’ai été tué par les bleus. Puis entendant qu’on apprêtait les armes, il
dit:--J’aimerais mieux être debout. Alors on le prit par les bras et on
le mit droit contre un arbre. Il regarda un moment tout autour de lui,
les bois, les champs, le ciel, comme s’il voulait bien se rappeler les
choses de ce monde dans l’autre. M’ayant aperçu, il m’appela, me donna
sa gourde et dit encore:--Je veux que ma part soit pour le petit. Puis,
jetant un brin de marjolaine qu’il mâchait:--Allons, faites! Je m’enfuis
en courant; le frère qu’on tenait criait: Tuez-moi aussi; tuez-moi! Les
femmes se tordaient les bras aux fenêtres de la maison.

Certes! parmi les gens qui étaient là, beaucoup aimaient M. César; mais,
sur le moment, chacun ne songeait qu’à sa peau.--En joue!--Vive le
roi!--Feu! Quant je revins, tout le monde était parti; tridents et
fusils descendaient rapidement la montagne, et je trouvai mon père seul
auprès du corps de M. César qui était tombé en avant, les bras en croix,
le nez dans la terre.

On le laissa au fond du fossé, caché parmi les feuilles. Le surlendemain
seulement nous nous décidâmes à aller le chercher la nuit, avec des
lanternes, pour l’enterrer sous ce _clapas_... Voilà l’histoire!»

                   *       *       *       *       *

Le conteur s’était tu.

Impressionné du sauvage récit, je regardais le tas de cailloux bruns
tachés d’ocre sanglante qui se dressait au soleil couchant comme un
effrayant tumulus. Le vieil Estève, ramassant de ses mains de
quatre-vingts ans une motte pour rabattre les brebis prêtes à s’égarer
dans le blé vert, répéta: «... tombé en avant, les bras en croix, le nez
dans la terre.» Puis il ajouta après un silence: «Les Révolutions, c’est
terrible; et la peur rend les hommes pire que les loups!»



CURO-BIASSO.


De maître, _Curo-Biasso_ n’en avait jamais eu qu’un: le vieux Safurian,
dit _Cinq-hommes_, braconnier de son état et tailleur de pierres à ses
moments perdus, qui tous les jours, pendant deux ans, l’emmena battre
les bois et les ravines, lui apprenant également à flairer le gendarme
et la perdrix.

Une nuit, on assassina un brigadier. Cinq-hommes, qui craignait les
méchantes langues, s’en alla en Piémont par le chemin des montagnes, et
sa femme, presque sa veuve, vendit Curo-Biasso au sergent-major d’un
détachement qui passait.

Mais au bout de trois semaines la brave bête s’en revenait, maigre,
traînant au cou un morceau de chaîne... La vie de caserne, apparemment,
ne lui avait pas convenu.

Ce qu’il lui fallait, à lui, c’étaient les joies de la chasse et de
l’affût, la vie en plein soleil le long des torrents clairs et des côtes
sèches parfumées de marjolaine, c’était l’odeur de l’herbe, l’odeur de
la piste, les fontaines froides qu’on lappe, la grappe gonflée dont on
s’inonde la gueule, entre deux lignes de vigne, sans s’arrêter de courir
ni d’aboyer; c’était le gibier forcé, déchiré, avec du sang et du poil
aux babines; puis le repos à l’ombre, les bonnes heures de paresse, le
sommeil sous les étoiles et le réveil matinal, à la fraîcheur, quand la
caille chante, quand les oisillons vont boire, et que le lièvre, se
secouant, lève les oreilles hors du gîte, au ras de l’herbe mouillée de
rosée.

Quelques amis du vieux Cinq-hommes (les braconniers, Dieu merci! ne
manquent pas chez nous) firent des avances à Curo-Biasso; mais depuis
son voyage, notre déserteur tenait l’homme en défiance, se rappelant
avoir été attaché. Tout compte fait, il préféra se passer de maître pour
vivre seul, sans collier, à la barbe des forestiers et des gendarmes,
aussi libre au milieu de ses champs et de ses bois que les chiens
musulmans dans les ruelles de Constantinople.

Où dormait-il?... on l’ignore. Il devait, j’imagine, varier ses gîtes,
couchant au bel air l’été, et l’hiver sous un hangar de ferme ou bien
dans ces cabanettes ouvertes, en pierre sèche, que bâtissent les gens de
campagne pour s’abriter de la pluie.

Curo-Biasso, c’est-à-dire _Vide-Bissac_ (on l’avait surnommé ainsi à
cause de ses fredaines), fut bien vite devenu la terreur des paysans.
Tandis qu’ils étaient au travail, en train d’arracher la garance ou de
faire feu de leurs outils sur les cailloux d’une olivette, que de fois
n’avait-on pas vu Curo-Biasso flairant le sol et le vent, se raser comme
un chat, glisser le long d’un mur, entre deux sillons, et arriver ainsi
jusqu’au bissac jeté derrière le travailleur, dans l’herbe ou sur les
mottes.

Les paysans riaient tous les premiers de trouver ainsi leur goûter
envolé:--«Encore un tour de Curo-Biasso, disaient-ils, c’est un maître
chien!... il vit tout seul comme l’ermite de Lure...» Et ils se
contentaient, une autre fois, de suspendre leur bissac à une branche de
figuier. Mais Curo-Biasso alors se dressait sur ses pattes de derrière
et sautait après le bissac comme le renard des fables devant sa treille.

Ajoutons, à l’honneur de Curo-Biasso, qu’il faisait ce métier seulement
au gros de l’été, quand la terre brûle et que la piste est sans odeur.
Les Peaux-Rouges volent bien, eux aussi, lorsque la chasse ne les
nourrit plus!

Avant tout, Curo-Biasso était un chasseur incomparable, fin comme
l’ambre et d’un tel nez que, disait-on, rien qu’à flairer l’eau d’une
source, il devinait le soir quel oiseau y avait bu le matin. Personne
mieux que lui ne découvrait où gîte le lièvre, où loge la caille, où
s’éveille la perdrix; quant aux lapins, il savait par cœur leurs
moindres terriers, les chemins qu’ils se font dans l’herbe, et aussi les
ronds de terre piétinée, parsemée de petites crottes, où ils vont, ces
graves animaux, assis sur la queue et remuant le nez, tenir leurs
conférences au clair de lune.

Curo-Biasso devint légendaire; on racontait sur lui des choses
étonnantes: que les loups étaient ses amis, et que souvent il
s’associait avec le renard pour courir un lièvre sur la neige. Les
gardes, il les reconnaissait d’une lieue, se fussent-ils déguisés en
évêque avec la crosse et la mitre!

Le plus souvent, Curo-Biasso battait les bois pour son compte.

Quelquefois aussi un chasseur, immobile, le fusil entre les jambes,
écoutant ses deux chiens donner de la voix à un quart de lieue,
entendait tout à coup trois chiens au lieu de deux. C’était Curo-Biasso
qui, rôdant par là, venait de se mettre de la partie, pour le plaisir de
chasser en société.

Car, par un souvenir de sa vie d’autrefois, Curo-Biasso aimait toujours
l’odeur de la poudre.

Nous nous en allions un jour, mon père et moi, le long de la Durance,
large en cet endroit autant que la Seine à Paris, courante à faire peur
et froide comme une eau de neige... Léda, notre chienne, venait d’être
mordue au nez par une vipère, en quêtant sous un genévrier, et bien
qu’immédiatement frictionnée d’alcali, elle avait la tête lourde, le
regard malade; je la menais tristement en laisse au bout de mon
mouchoir; mon père, de fort méchante humeur à cause de la journée
perdue, marchait devant, son fusil en bandoulière. Tout à coup je
l’entendis crier: «Curo-Biasso!... hé!... Curo-Biasso!»

Sur l’autre rive, Curo-Biasso, en train de chasser comme nous, s’était
arrêté pour boire, et lapait une petite mare d’eau claire au milieu des
osiers et des galets.

«Curo-Biasso!... Curo-Biasso!»

Mon père aurait bien voulu continuer sa chasse avec lui.

Mais Curo-Biasso buvait toujours, et paraissait s’inquiéter de nous
autant que d’une belle paire de gendarmes.

--Attends un peu, fait mon père en épaulant son fusil pour tirer en
l’air.

Le coup part. Curo-Biasso dresse l’oreille, il voit la fumée, il flaire
la poudre, et le voilà qui saute à l’eau comme un perdu, le voilà
nageant, le museau levé, à travers le courant froid qui l’entraîne, et
gambadant de joie à nos pieds sur le sable tout inondé.

Le pacte était fait: Curo-Biasso ne nous quitta plus de tout le jour; il
nous fit encore tuer deux pièces; et voulut bien partager notre goûter
sous un arbre. Le soir, une fois la chasse finie, il nous accompagna
quelque temps du côté de la ville; mais du plus loin qu’il aperçut des
maisons, il nous laissa.

Et n’allez pas croire que notre héros eût cette mine craintive et
malheureuse des chiens errants qu’on traque de partout. Superbe, net et
luisant, il devait, étant devenu un peu bête fauve, se lécher tous les
matins du bout du nez au bout de la queue; ce vagabond-là aurait fait
honte au chien de riche le mieux soigné. Seulement, à force de courir
dans les mottes sèches, l’herbe et les pierrailles, il finit par avoir
le poil des pattes couleur d’amadou, comme un lièvre.

                   *       *       *       *       *

Malgré les gardes et les gendarmes, Curo-Biasso vivrait peut-être
encore; mais, ainsi qu’il convient à un héros, Curo-Biasso devait être
vaincu par l’amour.

Un soir de juin, il s’en venait, longeant l’ombre des murs, par le
chemin de Clarescombes. Or, en passant devant une habitation moitié
ferme, moitié château, il aperçut dans un coin de la cour, au dernier
soleil, sa tête fine posée sur ses pattes étendues, une chienne de race
qui rêvait.

Curo-Biasso, à l’ordinaire, se tenait loin de l’habitation des hommes;
cette fois, il passa la grille fièrement.

Curo-Biasso ne déplut point trop. La chienne se leva, secoua sa fourrure
blanche, s’étira un moment, toute droite, sur ses pattes couleur de feu;
puis, faisant un grand saut, elle vint frotter son museau rose sur
l’échine du coureur de bois.

Un instant de plus, et il y avait mésalliance.

Le maître, en train de dévisser un Lefaucheux, descendit du perron pour
chasser la bête plébéienne qui voulait encanailler son chenil...
Curo-Biasso s’en alla, mais en montrant les dents. La chienne eut peur,
les pintades s’enfuirent, et le paon qui du haut d’un mur regardait le
soleil se coucher, s’abattit lourdement sur les tuiles d’un hangar.

Curo-Biasso revint le lendemain à la même heure; il trouva la grille de
la cour fermée et ne put caresser son amie qu’à travers les barreaux.

Il revint encore le surlendemain, puis le jour qui suivit, et ainsi
pendant une semaine. Il maigrissait, il ne prenait plus goût à la
chasse, c’était une pitié de le voir.

Il finit même par ne plus quitter les environs de la ferme.

Mais la patricienne avait compris: un matin elle brisa sa laisse,
franchit la grille et vint trouver sur le chemin Curo-Biasso qui
l’attendait. Tous deux s’enfuirent côte à côte vers le bois en se
mordant au museau.

On ne les revit pas de toute la sainte journée...

Le soir, à la nuit tombante, ils s’en revenaient ensemble du côté de la
ferme, Curo-Biasso fièrement, l’autre un peu honteuse, quand tout à
coup, vers l’entrée du bois:

--A vous, garde! les voilà!...

Un coup de feu... Curo-Biasso tombe.

--Il en a, dit le garde, en sortant du fourré son fusil déchargé à la
main.

La chienne, toute tremblante, léchait le sang qui coulait sur le pelage
fauve de Curo-Biasso.

--Ici, Diane! cria le maître...

Et c’est ainsi que pour avoir aimé, Curo-Biasso mourut un soir, au coin
d’un bois, sur la mousse et l’herbe, ouvrant encore l’œil avant
d’expirer aux cris plaintifs de Diane sa belle maîtresse qu’on battait.



LES HARICOTS DE PITALUGUE.


I

Pertuis semait ses haricots!

Des hauteurs du Lubéron aux graviers de la Durance, ce n’étaient par
tout le terroir que gens sans blouse ni veste, en _taillole_, qui
suaient et rustiquaient; et dans la ville, les bourgeois, assis au frais
sous les platanes, à l’endroit où le Cours domine la plaine, disaient en
regardant ces points rouges et blancs remuer:

--«Si les pluies arrivent à temps, et que la semence se trouve bonne, la
France, cette année, ne manquera pas de haricots.»

Car Pertuis a cette prétention, quasi justifiée d’ailleurs, de fournir
de haricots la France entière. Pertuis aurait pu, grâce à son sol et à
son climat, cultiver la garance comme Avignon ou le chardon à foulon
comme Saint-Remy; Pertuis aurait pu dorer ses champs de froment comme
Arles, ou les ensanglanter de tomates comme Antibes; mais Pertuis a
préféré le haricot, légume modeste, qui ne manque pourtant ni de grâce
ni de coquetterie quand ses fines vrilles grimpantes et son feuillage
découpé tremblent à la brise.

De tous ces semeurs semant comme des enragés, le plus enragé, sans
contredit, était le brave Pitalugue. La guêtre aux mollets, reins
sanglés, il s’escrimait de la pioche, tête baissée. Lorsque dans le
terrain passé et repassé il ne resta plus caillou ni racine, alors, du
revers de l’outil, doucement, il l’aménagea en pente douce pour que
l’eau du réservoir pût y courir. Le terrain aménagé, il prit un long
cordeau muni à ses deux bouts de chevillettes, planta les chevillettes
en terre, tendit la corde et traça, parallèles au front du champ, une,
deux, trois, cinq, dix rigoles aussi régulièrement espacées que les
lignes d’une portée musicale sur les _parties_ de l’orphéon de Pertuis.
Puis, tout ainsi réglé, Pitalugue reprit une par une ses rigoles et,
l’air attentif, un genou en terre, il sema.

--Semons du vent, murmurait-il; c’est, quoiqu’en dise Monsieur le curé,
le seul moyen qui me reste aujourd’hui de ne pas récolter la tempête.

Et Pitalugue, en effet, semait du vent. C’est pour prendre du vent,
disons mieux: c’est pour ne rien prendre du tout que, de trois secondes
en trois secondes, il envoyait la main à sa gibecière; ce n’est rien du
tout qu’il y saisissait, ce n’est rien du tout que son pouce et son
index rapprochés déposaient avec soin dans le sillon; et la paume de sa
main gauche, rabattant à chaque fois la terre friable et blutée, ne
recouvrait que des haricots imaginaires.

Cependant, à cent mètres au-dessus du champ, dans le petit bosquet qui
ombrage la côte, un homme que Pitalugue ne voyait point, suivait de
l’œil avec intérêt, les mouvements compliqués de Pitalugue.

--Eh! eh! se disait-il, Pitalugue travaille.

Perché ainsi dans la verdure avec son nez crochu, ses lunettes d’or et
son habit gris moucheté, un chasseur l’aurait pris de loin pour un hibou
de la grosse espèce.

Mais ce n’était pas un hibou, c’était mieux: c’était M. Cougourdan, le
redouté M. Cougourdan, arpenteur juré, marchand de biens, que la rumeur
publique accusait de se divertir parfois à l’usure.

La justice de paix vaquant ce jour-là, et réduit à ne poursuivre
personne, M. Cougourdan avait imaginé d’apporter ses registres à la
campagne. M. Cougourdan aimait la nature; un beau paysage l’inspirait,
le chant des oiseaux, loin de le distraire, ne faisait qu’activer ses
calculs, et c’est ainsi, le front rafraîchi par l’ombre mouvante des
arbres, qu’il inventait ses plus subtiles procédures.

Le spectacle doucement rustique de Pitalugue travaillant mit M.
Cougourdan en verve:

--Une idée! si je tirais au clair les comptes de ce Pitalugue!

Et M. Cougourdan constata qu’ayant, l’année d’auparavant, prêté cent
francs à Pitalugue, Pitalugue se trouvait à l’heure présente, lui devoir
juste cent écus.

--Bah! les haricots me paieront cela; je ferai saisir à la récolte.

Là-dessus, M. Cougourdan sortit du bois, et se mit à descendre vers le
champ de Pitalugue, ne pouvant résister au désir de voir les haricots de
plus près.

Au même moment comme l’ombre aiguë du _Puy lapinier_, tombant juste sur
un trou de roche qu’on nomme le cadran des pauvres, marquait trois
heures, Pitalugue leva la tête et vit venir la Zoun, sa femme, qui lui
apportait à goûter. Il rajusta sa culotte et sa taillole, alla se laver
les mains à la fontaine, heurta violemment pour en détacher la terre
collée, ses fortes semelles à clous contre la pierre du bassin, puis
s’assit à l’ombre d’une courge élevée en treille devant sa cabane, prêt
à manger, le couteau ouvert, le fiasque et le panier entre les jambes.

--Té! Zoun, regarde un peu si on ne dirait pas M. Cougourdan.

--Bonjour, la Zoun, bonjour Pitalugue! nasilla gracieusement l’usurier;
et tout en jetant sur le champ un regard discret et circulaire, il
ajouta:

--Pour des haricots bien semés, voilà des haricots bien semés. Pourvu
qu’il ne gèle pas dessus.

--Ne craignez rien, la semence est bonne, répondit philosophiquement
Pitalugue.

Et, tranquille comme Baptiste, il acheva son pain, ferma son couteau,
but le coup de grâce et se remit au travail, tandis que la Zoun et M.
Cougourdan s’éloignaient.

--Hardi, les haricots! murmurait-il en continuant sa besogne illusoire,
encore un! un encore! des cents!! des mille!!! les voisins aujourd’hui
ne diront pas que Pitalugue ne fait rien et qu’il a passé le temps à
fainéanter sous sa courge.

Il peina ainsi jusqu’au soleil couché.

--Hé! Pitalugue, holà! Pitalugue, lui criaient du chemin les paysans
qui, bissac au dos, pioche sur le cou, rentraient par groupes à la
ville.

--Tu sèmeras le restant demain.

--La mère des jours n’est pas morte!

Enfin Pitalugue se décida à quitter son champ. Avant de partir, il
regarda:

--Beau travail! murmurait-il d’un air à la fois narquois et satisfait,
beau travail! mais, comme dit Jean de la lune qui riait en tondant ses
œufs, cette fois le rire vaut plus que la laine!


II

Peut-être voudriez-vous savoir ce qu’était Pitalugue, et pourquoi il
avait adopté en fait de haricots cet étrange procédé de culture.

Pitalugue était philosophe, un vrai philosophe de campagne, prenant le
temps comme il vient et le soleil comme il se lève, arrangeant tant bien
que mal, à force d’esprit, une existence chaque jour désorganisée par
ses vices, et dépensant à vivre d’expédients au village plus d’efforts
et d’ingéniosité que tant d’autres à faire fortune à la grande ville.

Songe-fête comme pas un, pour une partie de bastidon, Pitalugue laisse
en l’air fenaison et vendange; Pitalugue pêche, Pitalugue chasse;
Pitalugue a un chien qu’il appelle Brutus, un furet gîte en son grenier,
et dans l’écurie, au-dessus de la crèche parfois vide, l’œil stupéfait
du bourriquot peut contempler les évolutions et les saluts d’une grosse
chouette en cage.

Le pire de tout, c’est que Pitalugue est joueur; mais là joueur comme
les cartes, joueur à jouer enfant et femme, joueur, disent les gens, à
tailler une partie de vendôme, sous six pieds d’eau, en plein hiver,
quand la Durance charrie.

C’est pour cela que Pitalugue, jadis à son aise, se trouve maintenant
gêné. La récolte est mangée d’avance. Les terres sont entamées par
l’usure, et quelles scènes quand il rentre un peu gris et la poche vide
dans sa maisonnette du Portail-des-Chiens! Quels remords aussi; car, au
fond, Pitalugue a bon cœur. Mais ni scène ni remords ne peuvent rien
contre les cartes. Pitalugue jure chaque soir qu’il ne jouera plus, et
chaque matin il rejoue.

Ainsi, aujourd’hui, il s’était levé, ce brave Pitalugue, avec les
meilleures intentions du monde. Au petit jour et les coqs chantant
encore, il était devant sa porte en train de charger sur l’âne un sac de
haricots. Et quels haricots! de vrais haricots de semence, émaillés,
lourds comme des balles, ronds et blancs comme des œufs de pigeon.

--Emploie-les bien et ménage-les, disait la Zoun en donnant un coup de
main, tu sais que ce sont nos derniers.

--Cette fois, Zoun, le diable me brûle si tu n’est pas contente!... A ce
soir!... _Arri!_ bourriquot.

Et Pitalugue était parti, vertueux, derrière son âne.

Par malheur, aux portes de la ville, il rencontre le perruquier _Fra_
qui s’en revenait les yeux rouges, ayant passé sa nuit à battre les
cartes dans une ferme.

--Tu rentres bien tard, Fra.

--Tu sors bien matin, Pitalugue.

--Le fait est qu’il ne passe pas un chat.

--Ce serait peut-être l’occasion _d’en tailler une_.

--Pas pour un million, Fra.

--Voyons, rien qu’une petite, Pitalugue.

--Et mes haricots?

--Tes haricots attendront.

L’infortuné Pitalugue résista d’abord, puis se laissa tenter. Fra sortit
les cartes. On en tailla une, on en tailla deux, et les haricots
attendirent.

Bref! l’alouette montait des blés, et les premiers rayons coloraient en
rose la petite muraille de pierre sèche sur laquelle les deux joueurs
jouaient, assis à califourchon, lorsque Pitalugue retournant ses poches,
s’aperçut qu’il avait tout perdu.

--Cinq francs sur parole, dit Fra.

--Cinq francs, ça va! répondit Pitalugue.

Les cartes tournèrent et Pitalugue perdit.

--Quitte ou double?

--Quitte ou double!

Pitalugue perdit encore.

--Maintenant, le tout contre ta semence.

Pitalugue accepta, il était fou, ses mains tremblaient.

--Non! grommelait-il en donnant, je ne perdrai pas cette fois, les
cartes ne seraient pas justes.

Il perdit pourtant; et l’heureux Fra, chargeant le sac d’un tour de
main, lui dit:

--La prochaine fois, Pitalugue, nous jouerons l’âne.

Que faire? Rentrer, tout avouer à la Zoun? Pitalugue n’osa pas, la
mesure était comble. Acheter d’autre semence? Le moyen sans un rouge
liard!

En emprunter à un ami? Mais c’eût été rendre l’aventure publique. Assuré
du moins de la discrétion du barbier (les joueurs ne se vendent pas
entre eux) notre homme, après cinq minutes de profond désespoir, prit,
comme on l’a vu, son parti en brave:

--Je ne peux pas semer des haricots puisque je n’en ai plus, se dit-il
en riant dans sa barbiche, mais je peux faire semblant d’en semer. La
Zoun n’y verra que du feu, le hasard est grand, et d’ici à la récolte
bien des choses se seront passées.

Bien des choses en effet se passèrent qui mirent Pertuis en émoi.

D’abord, Pitalugue changea du tout au tout. Talonné par le remords et
craignant toujours d’être découvert, il renonça au jeu, déserta
l’auberge. Lui, que ses meilleurs amis accusaient de trouver la terre
trop basse, on le vit, dans son petit champ, piocher, gratter, rustiquer
à mort.

Jamais haricots mieux soignés que ces haricots qui n’existaient pas!

Tous les soirs, au coucher du soleil, il les arrosait, mesurant sa part
à chaque rigole et vidant à fond le réservoir qui, tous les matins, se
retrouvait rempli d’eau claire. Le jour, autre chantier: si parfois,
sous un soleil trop vif, la terre séchait et faisait croûte, Pitalugue
la binait légèrement pour permettre au grain de lever. Souvent aussi, la
main armée d’un gant de cuir, il allait à travers les raies, arrachant
le chardon cuisant, le seneçon envahisseur et le chiendent tenace.

Ses voisins l’admiraient, sa femme n’y comprenait rien, et M. Cougourdan
radieux rêvait toutes les nuits de haricots saisis et parlait de
s’acheter des lunettes neuves.

Or, au bout d’une quinzaine, de çà, de là, tous les haricots de Pertuis
se mirent à lever le nez: une pousse blanche d’abord, recourbée en
crosse d’évêque, deux feuilles coiffées de la graine et portant encore
un fragment de terre soulevée; puis la graine sèche tomba, les deux
feuilles découpées en cœur se déplièrent, et bientôt, du Lubéron à la
Durance, toute la plaine verdoya.

Seul, le champ de Pitalugue ne bougeait point.

--Pitalugue, que font tes haricots?

Et Pitalugue répondait:

--Ils travaillent sous terre.

Cependant, les haricots de Pertuis s’étant mis à filer, il fallut des
soutiens pour leurs tiges fragiles. De tous côtés, dans les _cannières_
plantées en tête de chaque champ, les paysans, serpette en main,
coupaient des roseaux. Pitalugue coupa des roseaux comme tout le monde.
Il en nettoya les nœuds, il les appareilla, puis les disposa en
faisceau, quatre par quatre et le sommet noué d’un brin de jonc, de
façon à ménager aux haricots, qui bientôt grimperaient dessus, ce qu’il
faut d’air et de lumière.

Au bout de la seconde quinzaine, les haricots de Pertuis avaient grimpé,
et la plaine, du Lubéron à la Durance, se trouva couverte d’une infinité
de petits pavillons verts.

Seuls, les haricots de Pitalugue ne grimpèrent point. Le champ demeura
rouge et sec, attristé encore qu’il était par ses alignements de roseaux
jaunes.

La Zoun dit:

--Il me semble, Pitalugue, que nos haricots sont en retard.

--C’est l’espèce, répondit Pitalugue.

Mais, lorsque du Lubéron à la Durance, sur tous les haricots de la
plaine, pointèrent des milliers de fleurettes blanches; lorsque ces
fleurs se furent changées en autant de cosses appétissantes et
cassantes, et qu’on vit que seuls les haricots de Pitalugue ne
fleurissaient ni ne grainaient, alors les gens s’en émurent dans la
ville.

Les malins, sans bien savoir pourquoi, mais soupçonnant quelque bon
tour, commencèrent à gausser et à rire.

Les badauds, en pèlerinage, allèrent contempler le champ maudit.

M. Cougourdan s’inquiéta.

Et la Zoun ne quitta plus la place, accablant la terre et le soleil de
protestations indignées.


III

Un soir, _Tante Dide_, mère de la Zoun, belle-mère de Pitalugue par
conséquent, et matrone des plus compétentes, se rendit sur les lieux
malgré son grand âge, observa, réfléchit et déclara au retour qu’il y
avait de la magie noire là-dessous, et que les haricots étaient
ensorcelés. Pitalugue abonda dans son sens; et toute la famille jusqu’au
15e degré de parenté ayant été convoquée à la maisonnette du
Portail-des-Chiens, il fut décidé que, vu la gravité des circonstances,
le lendemain _on ferait bouillir_.

Tante Dide, qui justement se trouvait être veuve, s’en alla donc rôder
chez le _terraillier_ de la Grand’Place, dans le dessein de voler une
marmite qui n’eût pas servi, car, pour faire bouillir dans les règles,
il faut avant tout une marmite vierge, volée par une veuve. Le
terraillier connaissait l’usage; et, sûr d’être dédommagé à la première
occasion, il détourna les yeux pour ne point voir tante Dide lorsqu’elle
glissa la marmite sous sa pelisse.

La marmite ainsi obtenue fut solennellement mise sur le feu en présence
de tous les Pitalugue mâles et femelles.

Puis tante Dide l’ayant emplie d’eau, versa dans cette eau, non sans
marmotter quelques paroles magiques, tous les vieux clous, toutes les
vieilles lames rouillées, toutes les aiguilles sans trou et toutes les
épingles sans tête du quartier. Et, quand la soupe de ferraille commença
à bouillir, quand les lames, les clous, les aiguilles et les épingles
entrèrent en danse, on fut persuadé qu’à chaque tour, chaque pointe,
malgré la distance, s’enfonçait dans la chair du jeteur de sorts.

--Ça marche, murmurait tante Dide, encore une brassée de bois, et tout à
l’heure le gueusard va venir nous demander grâce.

--Il sera bien reçu! répondait la bande.

Cependant l’astucieux Pitalugue, que tout ceci amusait fort, n’avait pu
s’empêcher d’aller en souffler un mot à ses amis de la haute ville, et
ce fut, dans tout Pertuis, une grande joie quand le bruit se répandit
qu’au Portail-des-Chiens, pour désensorceler les haricots, la tribu des
Pitalugue faisait bouillir.

Or, les Pitalugue faisant bouillir, la tradition voulait qu’on envoya
quelqu’un se faire assommer par les Pitalugue.

Ce quelqu’un fut M. Cougourdan! Niez après cela la Providence.

Conduit par son destin, M. Cougourdan eut l’idée fâcheuse de s’arrêter
devant la boutique du perruquier Fra. Il venait précisément de
rencontrer Pitalugue plus gai qu’à l’ordinaire et tout épanoui de
l’aventure.

--As-tu vu ce Pitalugue, quel air content il a?

--Mettez-vous à sa place, M. Cougourdan, avec ce qui lui arrive?

--Il a donc gagné?

--Mieux que ça, M. Cougourdan.

--Hérité peut-être?

--Mieux encore: il a, en recarellant sa cuve, trouvé mille écus de six
livres dans un bas.

--Mille écus, sartibois! et mon billet, qui justement tombe ce matin.

--Pitalugue descend chez lui, M. Cougourdan, rattrapez-le avant qu’il
n’ait tout joué ou tout bu; et, si voulez suivre un bon conseil, courez
vite.

Au Portail-des-Chiens, la marmite bouillait toujours et l’impatience
était à son comble, lorsque Cadet, qu’on avait posté en sentinelle, vint
tout courant annoncer qu’un vieux monsieur à lunettes d’or, porteur d’un
papier qui paraissait être un papier timbré, tournait le coin de la rue.

--Monsieur Cougourdan! s’écria la Zoun, il se trouvait là précisément
quand nous semâmes les haricots.

--C’est lui le sorcier, je m’en doutais, reprit tante Dide. Allons, les
enfants, tous en place, et pas un coup de bâton de perdu!

Silencieusement, les quinze Pitalugue mâles se rangèrent le long des
murs, armés chacun d’une forte trique.

Quelle émotion dans la chambre! On n’entendait que les glouglous pressés
de l’eau, le cliquetis de la ferraille, et bientôt le bruit des souliers
de M. Cougourdan, sonnant sur l’escalier de bois.

Ce fut une mémorable dégelée, et les farceurs de Pertuis eurent pour
longtemps de quoi rire.

M. Cougourdan, homme discret, ne se plaignit pas.

Quant à Pitalugue, ayant retrouvé le soir, dans un coin de la chambre,
son billet de cent écus perdu par M. Cougourdan dans la bagarre, il en
fit une allumette pour sa pipe et dit à la Zoun d’un ton pénétré:

--Vois-tu, Zoun, les anciens n’avaient pas tort! Bonne semence n’est
jamais perdue, et la terre rend toujours au centuple les bonnes manières
qu’on lui fait.

Nobles et philosophiques paroles qui seront, s’il plaît au lecteur, la
morale de cette histoire!



MES HIRONDELLES.


Le ciel est clair comme une perle, avril embaume sous ma fenêtre, et les
cloches, revenues de Rome dans la nuit du samedi-saint, carillonnent à
grandes volées... Pourtant quelque chose me manque, il me semble que ce
n’est pas Pâques encore.

Je vais vous dire: il me manque mes hirondelles, et d’aussi loin que je
me souviens, la première fois que les cloches m’annoncèrent le retour de
Pâques, l’air sentait bon comme ce matin, j’étais dans la même chambre
haute, à décliner _rosa_, _la rose_, sur la même table où j’écris
aujourd’hui, et par dessus ma tête, de la fenêtre ouverte aux vieux nids
maçonnés contre la grande poutre du fond, passaient et repassaient en
criant les hirondelles...

J’avais ici trois nids d’hirondelles, trois nids superbes, bâtis du
temps de mon grand père, il y a des siècles, et bâtis comme on ne sait
plus bâtir; trois nids antiques, féodaux; trois nids enfin qui étaient
aux pauvres nids modernes ce qu’un vieux castel de l’an 1200 est à nos
misérables maisons blanches.

De temps immémorial la chambre et les nids appartenaient à la même
famille d’hirondelles, qui les quittait à chaque automne, pour les
retrouver intacts chaque printemps.

Un vrai fief, comme vous voyez, où seules elles avaient le droit reconnu
de tous dans la maison d’aller et venir partout à leur caprice, et de
faire, au besoin, subir à mes livres et à mes cahiers le sort par lequel
Jéhovah voulut éprouver le vieux Tobie.

Personne ne se plaignait d’elles, au contraire!

Myon elle-même, le croiriez-vous? la cuisinière Myon, ce modèle
d’économie, n’avait pas hésité à casser une vitre exprès pour qu’elles
pussent entrer et sortir librement, à toute heure et les jours de pluie.

Jaloux de tant de privilèges, est-ce qu’une nichée de moineaux mal
pensants ne s’avisa pas, certain hiver, de s’installer dans un des nids
et d’y faire son petit 93? Cette fois, quand les hirondelles revinrent,
elles trouvèrent la place prise. On allait se battre, mais fort
heureusement j’étais là, et je n’hésitai pas--champion de la bonne
cause--à chasser comme ils le méritaient, à l’aide d’une paire de
pincettes, ces effrontés pillards, acquéreurs de biens nationaux...

                   *       *       *       *       *

Donc voyant Pâques approcher et les lilas du jardin fleurir, depuis
plusieurs jours, je guettais le retour des hirondelles.

Ce matin, comme je travaillais, mon cœur a bondi tout à coup en
entendant un petit cri bien connu, avec un léger bruit d’ailes sur ma
tête... C’était elle, la première!

Elle a filé plus vite qu’une flèche et disparu, la sauvage! puis elle
est revenue; elle a fait alors deux ou trois tours par la chambre, ayant
l’air de s’enquérir si toutes choses étaient à leur place, saluant d’un
bref gazouillement, amical et joyeux comme un bonjour, le grand bahut
sculpté, le buste de d’Alembert sur la bibliothèque, les cartes
d’Amérique suspendues aux murs, et les nids, et les poutres, et le
plancher de briques rouges tout taché de blanc sous les nids. C’étaient
des battements d’ailes, c’était une joie! Elle volait de çà de là,
faisant miroiter son ventre d’argent quand elle passait dans un rayon.

Enfin elle s’est arrêtée à l’un des nids et s’est soutenue un moment,
sur ses ailes qui frémissaient, à la hauteur de l’ouverture. Après avoir
regardé dedans, chose singulière! la voilà qui se remet à voleter à
travers la chambre, très inquiète et poussant de petits cris; plaintifs
cette fois, je le comprenais bien. Elle est revenue au nid, elle a
essayé d’y rentrer; mais à peine avait-elle passé la tête, je l’ai vue
battre en retraite aussitôt, puis ramener deux autres hirondelles qui
ont regardé à leur tour dans les nids, et qui après les mêmes cris
plaintifs, ont paru se consulter un instant et se sont envolées avec
elle.

Vous pensez si tout ce manège m’intriguait. Je prenais patience,
toutefois, espérant qu’elles m’allaient revenir; mais combien douloureux
n’a pas été mon étonnement quand je les ai vues, toutes trois ensemble
(j’en reconnaissais une au bout de son aile teint en blanc), commencer
la construction d’un nouveau nid sous l’auvent de la maison en face.

Il n’y avait plus à douter, les hirondelles me faussaient compagnie.

Certes, même chez les oiseaux, l’ingratitude n’a rien qui surprenne,
mais quel motif avait pu déterminer mes infidèles à quitter ainsi, pour
une maison de hasard, ces beaux nids tout bâtis, chauds comme un coin de
rocher à Nice, ces nids connus, pleins de souvenirs où trente
générations d’aïeux s’étaient déjà abritées?

Ma curiosité était excitée au plus haut point. Alors j’ai traîné la
table au milieu de la chambre, et posant une chaise dessus, puis une
seconde sur la première, les plafonds sont hauts dans nos vieilles
maisons! au risque de me casser le cou, j’ai regardé ce qui se trouvait
dans les nids. Hors de l’ouverture du premier nid, quelque chose passait
que j’avais pris d’en bas pour un fétu de paille. C’était une pâte
d’oiseau. Je tire et je vois une hirondelle morte, toute desséchée, et
ployée dans ses longues ailes comme dans un linceul de soie blanche et
noire. Étonné, je glisse la main dans le trou... Miséricorde! j’en
retire un second cadavre, un troisième, un quatrième, et quoique ma main
ne pût aller au fond, je sentais qu’il y en avait encore.

Voilà donc pourquoi les nouvelles venues s’enfuyaient!

J’ai pris un marteau et j’ai brisé le nid.

Quatre cadavres! cela faisait sept pour ce nid-là. Dans le second,
c’était plus affreux encore: accrochées les unes aux autres, pressées,
collées ensemble, elles étaient là huit ou dix, remplissant tout
l’intérieur, et quand la terre maçonnée s’écroula, elles tombèrent en
bloc comme d’un moule et roulèrent sur le parquet. Même chose dans le
troisième nid. Je venais de découvrir un cimetière, un vrai cimetière
d’hirondelles.

Impressionné fort péniblement, j’ai appelé la vieille Myon. Myon aimait
beaucoup mes hirondelles. Elle a d’ailleurs gardé les troupeaux dans sa
jeunesse, et connaît comme une famille les bestioles des champs et les
oiseaux des bois.

--C’était le 9 octobre de l’an passé, mon beau monsieur, me raconta
Myon, oh! je me souviens du _millième_! les gens achevaient leurs
vendanges qui se trouvaient un peu en retard. Nous étions, nous autres,
à votre petite vigne de Champ-Brencous, sous le rocher de la citadelle.
C’était de grand matin, il faisait un temps de miracle. Cependant,
malgré le beau soleil, je voyais des hirondelles qui volaient au ras de
terre, et cela m’étonnait beaucoup.

Peu à peu nous nous aperçûmes qu’il en arrivait de partout: il en venait
du Piémont, il en venait du Dauphiné, et toutes se réunissant formaient
en l’air, au-dessus du fort, comme un nuage. Puis le nuage se rapprocha;
elles se posèrent tout près de nous, sur un gros amandier poussé sauvage
au pied des remparts.

Il faut vous dire, qu’à chaque automne, quand vient le moment de partir,
les hirondelles d’ici ont accoutumé de se réunir sur ce vieil amandier,
pour voyager de là toutes ensemble.

Le départ n’a jamais guère lieu bien avant le 15 ou le 20. Cependant,
quoiqu’on ne fût encore qu’au 4 du mois, les hirondelles partirent, et
nous nous dîmes que l’hiver s’annonçait précoce et rude.

Elles n’avaient pas tort de tant se presser!

Le soir même, au soleil couchant, nous les voyions toutes reparaître, et
bien d’autres avec elles. Il y en avait tant et tant qu’elles tenaient
la moitié du ciel. La neige les chassait, une neige du diable, qui
venait d’en bas, des montagnes de Corse, poussée par le vent.

La neige venant d’en bas! Cela ne s’était peut-être jamais produit
depuis que le monde est monde. Mais il était dit que cette année-là en
cherchant le bon soleil, les hirondelles devaient rencontrer l’hiver.

Si vous les aviez vues, les pauvres petites bêtes noires, arrivant
morfondues à travers la neige qui tombait! Tout se tait quand la neige
tombe; on n’entendait autre chose que leurs cris. C’était une
compassion.

Et malgré le froid, malgré le vent, malgré la neige, elles volaient
d’ici, de là, dans les tourbillons, espérant trouver leur nourriture.
Mais la neige avait lavé l’air, il n’y avait plus ni moucherons ni
mouches.

A moitié mortes de faim et de froid, les hirondelles venaient par bandes
s’abattre aux vitres des fenêtres, sur les cheminées d’où la fumée les
chassait, dans les trous des murs, le long des corniches, partout où il
y avait le moindre abri.

Des centaines et des centaines pendaient en grappes aux rebords des
toits, battant des ailes pour se réchauffer, comme un essaim au bout
d’une branche. Aussi loin que l’œil pouvait aller, tout ce qui n’était
pas blanc de neige était noir d’hirondelles.

--Quel désastre, Myon! et comment firent les autres oiseaux?

--Ceci, par exemple, je ne saurais vous le dire...

--Oui, que devinrent les coucous, les rossignols, les...?

--Je n’y avais pas songé! Je me rappelle cependant avoir remarqué, cette
année, une chouette en plein hiver. C’était le soir. Elle me passa tout
près de la figure, sans aucun bruit; car il faut dire que ces bêtes-là
comme les huppes, vous ont l’air de voler avec des ailes de velours. Il
faut donc croire que cette fois-là les chouettes, surprises par le
froid, n’osèrent pas se mettre en voyage. La chouette trouve toujours à
vivre; quand il n’y a plus d’insectes ni de petits à duvet dans les
nids, il reste les rats des champs, les mulots et les taupes, dont on
peut encore s’accommoder. Sans compter que s’il gèle dehors, il fait
toujours bon au creux des arbres. Mais elles, les hirondelles, que
voulez-vous qu’elles deviennent en temps de neige?

Les bonnes âmes leur ouvraient; alors elles entraient en foule dans les
maisons, la grande misère leur ôtant toute crainte de l’homme, et elles
se laissaient prendre à la main, sans bouger, comme des innocentes. Nous
en avions cette chambre pleine; tout le monde venait voir cela. Par
malheur on ne savait que faire pour les nourrir. Si encore elles avaient
voulu du grain qu’on leur apportait. Mais rien n’est délicat comme ces
bêtes... De cette façon, tout ce qui ne périssait pas de froid périssait
de faim.

Puis, lorsqu’on comprit qu’elles étaient perdues quand même, les gens se
mirent à les manger. Un vrai massacre! On les ramassait à pleines mains,
à pleines corbeilles; les femmes les rapportaient dans leurs tabliers,
et les gamins dans leurs chapeaux, en revenant de l’école.

Cette abomination dura trois jours.

Le matin du quatrième jour, le soleil se leva très beau sur la neige;
les vignes essuyèrent leurs feuilles, et les grappes ensevelies
montrèrent le nez à la chaleur.

On se remit à vendanger dans la neige fondante, les mains gelées.

Cependant les quelques survivantes qui avaient résisté à ce terrible
hiver de quatre jours faisaient leur rappel, effrayées, et, sans tenir
conseil sur le vieil amandier, sans se rassembler, vite, vite, elles
partaient l’une après l’autre à la débandade, vers la bonne mer,
toujours chaude, qu’elles voyaient peut-être de là-haut.

Il était mort, on avait tué des cent et des mille hirondelles.

Notre maison en était noire; j’en ai trouvé jusqu’au salon... Mais aller
mourir dans leurs nids, mourir de faim, _pécaïré!_ qui se le serait
imaginé?

Myon se baissa pour ramasser dans son tablier les débris des nids et les
hirondelles mortes; puis, les larmes aux yeux:

--Ah! mon beau monsieur, fit-elle en se signant, Dieu nous préserve de
la famine!



LE VIN DE LA MESSE.


«Avez-vous remarqué, me disait un soir, en buvant son vin cuit, M.
Ortolan, curé de _Dromon-le-Haut_, que le bon Dieu nous fait toujours
naître dans le pays que nous aimons le mieux?» Et le saint homme,
là-dessus, ajouta un grand nombre de belles choses, auxquelles je ne
trouvai rien à répondre, sur M. de Voltaire, les causes finales et les
vues profondes de la Providence.

L’abbé avait raison: sa province est la mienne, et je trouve comme lui
que le plus beau pays du monde est cette partie du terroir provençal où
je suis né, qui s’en va remontant la Durance, en pleine montagne, de
Mirabeau à la frontière du Dauphiné.

Le ciel y est bleu comme à Nice, le mistral y souffle plus fort que sous
le pont d’Avignon, pas un coin de mur au soleil où un figuier ne pousse,
pas un coteau qui ne soit planté d’oliviers et de vignes en rangée, sans
compter qu’au temps des moissons, les amandiers portent autant de
cigales que de feuilles.

Mais quittez la vallée, écartez-vous à droite du côté des pentes de
Lure, à gauche vers les gorges de Chardavon, faites une lieue ou deux en
montée et tout aussitôt le paysage change: plus de figuiers ni
d’oliviers d’abord, puis plus d’amandiers; bientôt les vignes
elles-mêmes disparaissent; ce sont alors des champs de seigle, des
prairies avec leurs saules et leurs pommiers, des bois de chênes peuplés
d’écureuils, d’énormes roches couvertes de grands buis humides, des
vallons avec un village caché dans les noyers, et des torrents roulant,
sur un lit de marne polie, leurs eaux claires, secouées, peuplées de
truites, que saute de loin en loin le pont d’un moulin ou la planche
enchaînée qui mène à des lambeaux de pré pendant çà et là entre les
ravines.

Plus haut, apparaissent les frênes, les sapins, les ifs, les
framboisiers; et plus haut encore les montagnes pastorales ensevelies
six mois durant sous la neige, mais qui, une fois le beau temps venu, se
couvrent d’herbes fleuries et savoureuses où se refont en une saison les
grands troupeaux transhumants maigris par l’hivernage.

Nulle part ce contraste n’est aussi sensible qu’entre les deux communes
de _Dromon-le-Bas_ et de _Dromon-le-Haut_, ou, comme on dit dans le
pays, de _Dromon-des-Vignes_ et de _Dromon-des-Framboises_.

Dromon-le-Bas récolte du vin à foison, Dromon-le-Haut boit de l’eau
claire.

Chaudement tapi le long des roches, à l’endroit où _le Riou_ commence à
s’élargir en approchant de la Durance, Dromon-le-Bas se partage la
vallée avec deux autres riches communes; et ses habitants, les jours de
foire, descendent à la ville, sur leurs mulets, force barils de vin,
force jarres d’huile, des poules, des amandes, du froment, et leurs
porcs nourris à la glandée point trop gras il est vrai, mais de chair
agréable et ferme.

Perché une bonne lieu plus haut, à la source du Riou retréci, là où la
vigne ne pousse plus, Dromon-le-Haut n’a point tant de richesses, et le
plus clair de son commerce montagnard consiste en menus objets de buis
tourné, en plaques de grès pour les foyers et les fours, en échelles, en
manches de charrues dégrossis à la hache; ajoutez du miel, des œufs, du
fromage de chèvre, quelques bidons d’huile de noix, et suivant la
saison, des paniers de framboises ou des cornets de mouches cantharides
récoltées sur les frênes et que l’on vend aux pharmaciens.

Au pied du terroir de Dromon-le-Haut, sur une sorte de promontoire qui
domine toute la vallée inférieure, s’élève la chapelle de
_Saint-Man-des-Lambrusques_, ainsi nommée à cause des grandes vignes
sauvages, qui, de temps immémorial, ont poussé là librement.

Nulle part ailleurs je ne vis lambrusques plus belles; autour de
Saint-Man elles ont tout envahi, recouvrant de leurs longues lianes
grises, de leurs étroites feuilles vert-sombre et de leurs petites
grappes à grain serré, les chênes pris d’assaut et les grandes ronces
qu’elles étouffent; quelques-unes même, comme la gerbe d’un jet d’eau,
s’élancent droit en l’air, sans appui, aussi haut que la séve peut les
porter, puis retombent vers le sol en belle cascade de verdure. La
chapelle est aussi enfouie dans le feuillage que le château de la
Belle-au-bois-dormant, et l’on croirait en vérité que toutes ces
lambrusques ont poussé là sur la limite de Dromon-des-Vignes, exprès
pour narguer Dromon-des-Framboises, inépuisable sujet de plaisanteries
pour les villageois des quatre communes de la vallée: «En fait de vin et
de vigne, disaient-ils, Dromont-le-Haut ne possède que les lambrusques
de l’Ermitage.»

Mais cela ne les empêchait point d’avoir la plus haute confiance au
pouvoir de saint Man, saint qu’on ne trouve dans aucun calendrier.
Chaque année, le 27 octobre, les quatre villages venaient en pèlerinage
à la chapelle, pour entendre la messe de l’abbé Ortolan, vénérer les
reliques et dîner sur l’herbe près de la source. C’étaient même les
habitants de Dromon-des-Vignes qui, servitude immémoriale gardée des
siècles religieux, approvisionnaient gratis, de vin pur et sans mélange,
les burettes de M. le curé de Dromon-le-Haut.

                   *       *       *       *       *

L’abbé Ortolan n’aurait donné son saint pour aucun autre saint du monde,
plus fier de dire sa messe annuelle, dans la chapelle, sur un pauvre
autel de simple pierre, que l’archevêque d’Aix en personne, officiant à
Saint-Sauveur au milieu des enfants de chœur et des chanoines.

Aussi était-ce pour le bon curé une grande douleur de voir sa chapelle
se dégrader et tous les jours s’en aller en ruines. Il avait bien mis
près du bénitier un tronc avec cette inscription:--POUR LES RÉPARATIONS
DE LA CHAPELLE;--mais les gens de Dromon-le-Haut sont pauvres et avares;
ceux des communes d’en bas ont leurs saints pour qui, comme de juste,
ils gardaient leurs piécettes et leurs écus, de sorte que le tronc
restait vide et que le pauvre saint avec ses lambrusques était de plus
en plus mal logé.

Cela ne pouvait pas durer ainsi!

                   *       *       *       *       *

Le 27 octobre de l’année 1865, beau jour de saint Man, à midi sonnant,
après la messe, tandis que l’église était pleine, et que les gens des
cinq communes, hommes, femmes, enfants, les bossus et les boiteux,
adressaient leurs demandes au grand saint, agenouillés un peu partout,
sur les dalles de la chapelle, sous l’aile de hangar en tuiles rouges
qui sert de porche, et jusque dans l’herbe du petit bois, car, tout le
monde n’ayant pu entrer, il avait fallu célébrer la messe portes
ouvertes, l’abbé Ortolan monta en chaire:

                   *       *       *       *       *

«Mes frères..., dit-il. (Quel sermon, grand saint Man, la chapelle
entendit! Par bonheur l’abbé parlait en provençal et les pierres
d’église ne comprennent que le latin.)

»Vous rappelez-vous, mes frères, ce matin, quand nous descendions du
village en belle procession et que nous sommes arrivés à l’endroit où le
chemin tourne, laissant voir toute la vallée basse avec ses trois
villages, ses prés, ses vignes et ses oliviers?

»Le soleil se levait, mes frères, et donnait en plein dans le fond,
là-bas au diable, à travers le brouillard, sur les clochers neufs
d’Abrosc, d’Entrays et de Dromon-des-Vignes. Vous rappelez-vous comme
ils luisaient? Tout à coup l’angelus s’est mis à sonner. Vous n’avez pas
entendu ce que disaient les cloches, tandis que vous tombiez à genoux,
dans la marjolaine, votre chapeau à la main, comme des santons de
crèche.

»Vous n’avez pas entendu ce que les cloches disaient, parce que l’enfer
vous bouche les oreilles...

»Hé! là-bas! gens de Dromon-le-Haut, ne regardez pas ainsi les hommes
des autres communes, c’est de vous que je parle, de vous tout seuls.

»Oui! l’enfer vous bouche les oreilles, et c’est pour cela que vous
n’avez pas entendu ce que les cloches disaient. Mais je l’ai entendu,
moi, votre curé, et je vais vous le redire après avoir prié la Vierge
Marie et humblement invoqué les lumières du Saint-Esprit. Amen!»

Ici le curé s’agenouilla dans sa chaire, médita quelques instants, en se
couvrant les yeux et la bouche de son bonnet plié à plat, puis, relevant
la tête, il reprit:

«La plus lointaine, celle d’Entrays, chantait par dessus les genévriers
et les chênes: Din, dan, don...; din, dan, don; je suis saint Jean
d’Entrays, saint Jean-Baptiste; j’ai un oratoire tout neuf, bien crépi,
et quand mon curé dit sa messe, on le prendrait pour le pape, tant sa
chape est belle!

»Din, dan, don...; din, dan, don; répondait le clocher d’Abrosc, je suis
saint Pierre, le bon saint Pierre. L’an passé, mes paroissiens me
donnèrent une grande cloche, claire comme un gosier de coq et personne
ne chante plus joyeusement que moi dans les vallons et les rochers.

»Puis, tout près, tout près, une petite voix:

»Din, din...; din, din; c’est moi sainte Madeleine, sainte Madeleine de
Dromon-des-Vignes; on a peint d’étoiles mon autel et les étrangers
viennent de loin voir ma statue en faïence de Moustier, blanche comme la
neige, avec des broderies bleues tout le long du manteau.

»Din, dan, don...; din, dan, don... Ah! mes frères, mes enfants, mes
amis de Dieu, que vous dirai-je? Les trois cloches sonnaient encore et
j’avais la tête pleine de leur bruit quand nous arrivâmes, bannière en
tête, devant notre saint Man qui sonnait aussi.

»Il sonnait, mais de quelle voix triste! Et les larmes m’en sont venues
aux yeux, de voir, ô grand saint Man, ta pauvre petite chapelle
abandonnée, sa vieille porte qui tremble au vent, son clocher dont la
croix penche, ses vitraux brisés par où passent les hirondelles, et ses
murs en ruines, pleins de lézardes, dont les lambrusques, les belles
lambrusques du bon Dieu, ont grand’peine à cacher la misère!

»Je ne veux pas dire que la dévotion vous manque, mes frères; je trouve
même que vous en avez de trop, moi, qui, l’an passé, de mon argent (j’en
suis encore pour beaux quatre écus!) ai dû acheter une cage en fer chez
le serrurier de la ville. Vous savez bien la cage que j’ai placée autour
de la statue miraculeuse, sans quoi, taillant le bois de vos couteaux,
un morceau par-ci, un morceau par-là, mon saint s’en serait bientôt allé
en reliques.

»Non! la dévotion ne vous manque point; vous êtes bons au fond, bons et
pieux, mais, hélas! l’avarice, la grande avarice vous domine.

»Dieu me préserve de mal parler de personne; pourtant, ce qui est vrai,
est vrai; et c’est une honte à vous, une honte au pays de laisser notre
saint logé de la sorte, quand on voit superbement vêtus, dorés comme des
princes, et tout à fait aux honneurs du monde, un tas de saints qui ne
le valent pas.

»Ah! je n’ai pas peur de le crier bien haut: notre saint Man est un
saint sans tache, net comme l’or, clair comme une perle, et qui peut
marcher la tête haute, car jamais personne ne lui a jamais rien
reproché.

»Qu’ils en disent autant s’ils le peuvent, continua le bon curé en
s’animant, tous ces fameux saints, qui font tant leurs fiers!

»Passe pour saint Jean! c’était un brave homme; à moitié sauvage, par
exemple, vêtu de peaux de bêtes, vivant au fond des bois comme le loup
et se nourrissant de sauterelles.

»Mais saint Pierre? il a vraiment bonne grâce à mener tant de bruit avec
sa cloche neuve, lui qui, l’Évangile nous l’apprend, eut le cœur de
renier son maître trois fois!

»Quant à sainte Madeleine, avec son beau manteau, nous savons tous ce
que nous savons, et le meilleur est de ne rien dire... Je crois
d’ailleurs, mes très chers frères, que pour aujourd’hui, en voilà assez
de dit.

»Du courage! il faut que l’an qui vient saint Man ait une chapelle aussi
blanche que celle de saint Jean, une cloche mieux sonnante que la cloche
de saint Pierre et une plus riche statue que la statue en faïence de
sainte Madeleine.

»Parlons peu, et parlons bien, gens de Dromon!

»En descendant d’ici, je vais faire une quête; saint Man vous regarde et
monsieur Ortolan aussi, souvenez-vous-en! Que tout le monde délie sa
bourse et sorte les pièces blanches. Ceux qui, par hasard, les auraient
laissées dans les armoires, seront libres de me les apporter au
presbytère, jusqu’à jeudi!...

»C’est la grâce que je vous souhaite.»

                   *       *       *       *       *

La quête fut abondante ce jour-là. Touchés de tant d’éloquence et fiers
d’avoir un tel saint, tous les paroissiens de l’abbé Ortolan donnèrent.
Les liards, les sous et les piécettes tombaient dans le plateau, dru
comme la grêle sur les toits, et le bon curé, les larmes aux yeux,
songeait au jour où saint Man, tout de blanc crépi, se ferait voir de
loin, levant la tête au milieu des lambrusques.

Il ne s’aperçut pas, tant il avait d’émotion, que tous les hommes des
trois communes étaient sortis avant la fin; il ne se rappelait plus
rien, ce brave abbé Ortolan, rien de rien, ni son sermon ni la façon
dont il venait de traiter saint Jean, saint Pierre et sainte Madeleine;
aussi est-ce tranquillement, le visage serein comme sa belle âme, qu’une
fois la quête achevée et le surplis déposé dans la sacristie, il se
présenta sur la porte de l’église pour présider au déjeuner traditionnel
et recevoir, selon l’usage, des villageois de Dromon-le-Bas, le petit
tonneau contenant _le vin de la messe_.

Mais quel spectacle s’offrit à lui!

                   *       *       *       *       *

Sans l’attendre, étendus sur l’herbe autour du tonnelet, les gens
d’Abrosc, d’Entrays et de Dromon-des-Vignes déjeunaient.

--A votre service, monsieur le curé! crièrent-ils quand ils virent
l’abbé Ortolan paraître, et levant leurs verres tous ensemble, ils les
remplissaient ensuite à plein robinet.

Le pauvre homme n’en croyait pas ses yeux: ce qu’on buvait ainsi sous
les lambrusques, à deux pas du saint, c’était le vin, le vin de
Dromon-le-Bas, la provision du vin sacré, ses messes de toute l’année!

--A la santé de saint Man! hurlaient les forcenés.

--Qu’il se passe de nous puisqu’il est si grand seigneur!

Et trinquant au nez du curé:

--Vive saint Pierre, disaient-ils avec de grands éclats de rire, saint
Pierre le rénégat! vive saint Jean, patron des loups! vive la belle
Madeleine!

                   *       *       *       *       *

Peu de temps après cette aventure, j’eus occasion en courant la
montagne, de passer tout près de saint Man, et comme je sentais la faim
et que le soleil donnait fort, l’idée me vint d’aller manger un morceau
sur l’herbe fine, à la fraîcheur de la source.

L’endroit est connu des chasseurs, bien certains, lorsqu’ils veulent
faire une sieste tranquille, de ne rencontrer personne là, si ce n’est
peut-être un hoche-queue, un merle de rocher qui vient boire, ou, à
l’arrière saison, quelque grive en train de se griser dans les
lambrusques.

Comme je m’asseyais:

--Bien le bonjour! me cria une voix.

Je levai la tête et j’aperçus, au haut d’une échelle, au milieu des
feuilles déjà rougies par l’automne, la tête réjouie du curé de
Dromon-le-Haut.

--Que diable faites-vous là, monsieur Ortolan?

--Voulez-vous m’aider? je fais mes vendanges.

Et retroussant sa soutane pour descendre, il vint me montrer un panier
déjà plus qu’à moitié plein de petits raisins noirs.

--Ma foi! à la guerre comme à la guerre, ma provision de vin est finie,
je n’ai pas le temps d’aller à la ville, et quant à en acheter ici, il
n’y faut pas penser... On vous a déjà raconté l’histoire de mon sermon,
fit-il en me voyant sourire, les gens d’en bas sont mauvaises langues...
Ah! la messe va me paraître dure à dire maintenant; les lambrusques vous
font un vin aigrelet!... Mais, bah! il n’est pas mauvais de se mortifier
un peu; et puis, ajouta-t-il en riant de son bon rire, les maçons
viennent ici demain, et, n’en déplaise aux envieux, mon saint Man aura
sa chemise blanche.



HISTOIRES D’ERMITES.


I

L’eau de La Salette.

Près de Canteperdrix, il y a une source, point miraculeuse, par exemple!
mais vive, limpide, chantante, une vraie petite rivière qui sort de
terre tout d’un coup entre les racines d’un noyer et de deux ou trois
chênes, court dans les roseaux quelques pas, puis s’élargissant en
écluse, pour la plus grande joie des lessiveuses et des grenouilles,
fait marcher, sans que ces industries enlèvent rien au charme du
paysage, une buanderie, un lavoir à laine, la meule à remouler d’un
taillandier, et une modeste fabrique de chocolat.

Ce paradis de fraîcheur s’appelle _Les Fontainious_.

Très peuplé quand vient le jour, l’endroit est fort solitaire à
l’aurore, et l’on n’y entend, avant le bruit des battoirs et des roues,
que le murmure des feuilles au réveil, l’eau qui rit dans le barrage, et
le pépiement des mésanges qui viennent boire.

                   *       *       *       *       *

J’étais collégien. Un matin, profitant du sommeil de la gendarmerie, je
me levai dès l’aube, pour aller le long des Fontainious chasser les
oisillons aux gluaux. En arrivant, je trouvai place prise. Une sorte
d’ermite, point trop vieux,--qu’à son chapeau sans cordon, à sa soutane
d’emprunt, où maint bouton était remplacé par des ficelles, vous auriez
pu reconnaître pour membre de cette bohème ecclésiastique des frères
libres de saint François, vrais bachibouzouks du cléricalisme, que les
tonsurés n’aiment guère,--une sorte d’ermite, arrêté près de ma source,
se livrait à un travail singulier. Il puisait de l’eau dans un bidon,
puis en remplissait un petit tonneau, monté sur deux roues et que
traînait un petit âne.

                   *       *       *       *       *

Il se troubla en me voyant et parut ennuyé d’être surpris. Mais rassuré
sans doute par mon jeune âge:

--Y a-t-il loin d’ici la ville, petit?

--Non monsieur, passé le pont, vous y êtes.

L’ermite avait l’air bonhomme, nous nous liâmes; et comme je l’aidais à
remplir son tonneau, il me raconta qu’il venait de Notre-Dame de la
Salette et qu’il descendait vendre l’eau miraculeuse en Provence. Mais,
à traîner le tonneau plein le long des routes, son petit âne se serait
crevé; c’est pourquoi il avait pris cette habitude de remplir le tonneau
en entrant dans les localités et de le vider à la sortie.

--Mais, dis-je, cette eau n’est pas sainte?

--Qu’importe, petit, puisque la foi sauve!

Et, sa provision faite, il descendit vers Canteperdrix, tirant le petit
âne par la bride, clochetant de la main gauche et criant:--Qui veut de
l’eau! Qui veut de l’eau de Notre-Dame de la Salette!


II

Comme quoi Saint Pouderous se trompa.

Vous ne connaissez pas saint Pouderous?

Non!... Sans doute, vous le connaîtriez si le sort vous eût fait naître,
comme moi, sur un des rocs pelés et gris, égayés de quelques maigres
oliviers pour toute verdure, qui, vers les confins du Dauphiné, bordent,
plusieurs lieues durant, la Durance provençale.

C’est là que, de temps immémorial, saint Pouderous habite.

Je dis «de temps immémorial». En effet, on ne sait rien dans le pays de
lui ni de ses origines; et l’Église, tenant en véhémente suspicion ce
saint sans répondant ni aïeux, ne lui tolère une sorte de culte que par
horreur du bruit, esprit de prudence, et pour ne pas indisposer des
villageois plus superstitieux que dévots, qui, si on leur enlevait leur
Pouderous, seraient capables de ne plus croire en Dieu.

                   *       *       *       *       *

Quel qu’il soit, bienheureux authentique ou non, saint local dont
l’histoire s’est perdue ou divinité païenne entrée en religion par suite
de la dureté des temps, ce Pouderous possède là-bas son ermitage et sa
chapelle, perchés tous deux à mi-côte, en belle vue de la vallée, avec
ce qu’il faut à une chapelle et à un ermitage: la cloche suspendue à la
fourche d’un tronc moussu, la croix rustique fichée dans la fente d’un
rocher, le bouquet de chênes, le petit jardin et la source.

                   *       *       *       *       *

L’ermite est un ancien hussard venu là pour des peines de cœur. Ayant
laissé pousser sa barbe, il a maintenant l’air vénérable. Mais, la barbe
écartée, on trouve dessous un assez bon diable chez qui l’amour de la
solitude n’a pu éteindre un certain goût qu’il eut toujours pour
l’absinthe suisse. Il en possède un tonnelet dans le creux d’un arbre
dont il a fait sa cave, et en cède parfois, moyennant finances, un verre
au chasseur altéré, lui tenant tête volontiers, sous son bouquet de
chênes, près de sa source, et battant la purée verte militairement, sans
que la soutane le gêne.

L’heureux homme!

Il n’en est pas de plus populaire que lui dans toute la vallée; et quand
on l’aperçoit, de très loin, descendant le sentier en zigzag, avec son
grand chapeau et sa grande besace, c’est fête au village, les enfants
accourent, les femmes sortent sur les portes:

--Bien le bonjour, ermite!

--Ermite, entrez donc boire un coup.

Alors il remercie le ciel et se félicite d’avoir renoncé aux grandeurs
militaires pour servir le saint remarquable qui s’appelle saint
Pouderous.

                   *       *       *       *       *

Car, voyez-vous, saint Pouderous n’est pas un saint comme tant d’autres.
Pour un cent de messes et autant de neuvaines, on ne saurait obtenir de
lui qu’il sèche une plaie, qu’il équilibre un bancal ou qu’il redresse
un bossu. Pouderous répugne aux emplâtres, aux béquilles; ses miracles à
lui sont gais, et sa spécialité joyeuse.

                   *       *       *       *       *

Ce à quoi il excelle, c’est à racommoder les amoureux, et surtout à
donner un gros poupon aux bonnes femmes qui en souhaitent.

Sur ce dernier point, il est infaillible; et fussiez-vous, madame, aussi
stérile que Sarah, il suffirait, pour vous transformer en mère Gigogne,
d’un pèlerinage à saint Pouderous, le jour de sa fête, avec
l’accompagnement obligé des pèlerinages d’été, courses dans la montagne,
visite à l’ermitage, dîners sur l’herbe, et nuit passée à camper, tous
ensemble, à la belle étoile.

                   *       *       *       *       *

Quelquefois, par exemple, le bon saint Pouderous va trop loin.

Ainsi, l’année passée, deux sœurs du village voisin montèrent ensemble à
la chapelle. L’aînée, qui était mariée, voulait demander un garçon, la
cadette ne demandait rien, ayant ses dix-sept ans à peine.

Saint Pouderous entendit mal, sans doute, car c’est la cadette,
_pécaïré!_ qui, un peu moins de dix mois après, mettait au monde un bel
enfant, brun et frisé comme sa mère.

                   *       *       *       *       *

La chose, d’ailleurs, n’a pas trop nui au pèlerinage.

Les mécréants de l’endroit, cette engeance pullule partout! ont bien ri
quelque peu d’abord. Puis ils se sont fatigués de rire. Et maintenant
saint Pouderous et son ermite sont plus en vogue que jamais.

Je plaisantais un jour, avec ce dernier, de l’aventure:

--Que voulez-vous, me répondit-il, saint Pouderous a fait erreur, erreur
n’est pas compte!


III

Les saints se font lourds.

Pamparigoust est un petit village tapi sur le versant nord de Lure, dans
une prairie, entre deux torrents pleins d’eau claire, à l’ombre d’une
douzaine de vieux noyers.

Eh! bien, à Pamparigoust la religion s’en va! Quand je l’affirme, vous
pouvez m’en croire: l’ermite lui-même, l’ermite de Saint-Barbejou me l’a
dit.

                   *       *       *       *       *

C’était l’an passé, vers cette même saison. Je faisais mon ouverture de
chasse, et j’avais choisi pour cela le terroir de Pamparigoust, non pas
qu’il soit plus giboyeux qu’un autre, mais parce que, à défaut du gibier
que je ne tuerais point, j’étais certain de trouver, sur le midi, au
village, dans une salle d’auberge voûtée et fraîche, un arrière-train de
chevreau rôti, peut-être une truite, et, dans tous les cas, arrosé du
petit vin du crû, quelqu’un de ces merveilleux fromages, mûris dans la
neige, tout l’hiver, sous une quadruple enveloppe de _poivre d’âne_ et
d’épis de lavande.

                   *       *       *       *       *

En arrivant dans la Grand’rue, je vis un rassemblement devant la porte
du charron.

Tout le pays était là: hommes, enfants et femmes!

Le vieux Cogolin, armé de sa grande tarière à moyeux, taraudait une
pièce de bois, au milieu des rires; et comme l’ouvrage n’avançait guère,
il ne se gênait pas de jurer.

L’ermite de l’endroit, suant dans sa soutane trouée, semblait lui donner
des conseils.

--Capucin de sort! disait Cogolin, en voilà un saint qui a l’âme dure!

Et l’assistance éclatant de rire:

--Chut! Cogolin, soupirait l’ermite, tu blasphèmes saint Barbejou.

C’était, en effet, saint Barbejou, le cou sur un chevalet, ses pieds
joints sur l’autre, que Cogolin taraudait ainsi, en longueur.

                   *       *       *       *       *

Ce saint Barbejou, barbarement taillé dans un tronc de poirier sauvage,
était un vieux saint d’origine fort contestée, païen sans doute, ainsi
que l’indique son nom, qui veut dire en latin: barbe de Jupiter.

Mais, païen ou pas, ce saint Barbejou avait de tout temps été pour ses
ermites une source de revenus et de gloire.

Les Pamparigoustais, braconniers et contrebandiers, ne hasardaient pas
de coup sans lui faire un vœu, et Notre-Dame-de-la-Garde, elle-même,
n’était pas plus riche en _ex-voto_ que ce problématique saint de bois.

De plus, une fois par an, le jour de sa fête, tout Pamparigoust, en
procession, s’en allait le tirer de la niche qu’il occupait dans
l’église paroissiale; et les quatre plus gaillards du village le
portaient par des sentiers pierreux et rudes, jusqu’à la chapelle de
l’ermite située à deux lieues de haut dans la montagne.

Voir tarauder un tel saint m’intrigua.

                   *       *       *       *       *

--Bonjour, l’ermite!

--Vous voilà, mécréant.

--Qu’arrive-t-il à votre saint?

--Ce qu’il lui arrive... Regardez: il lui arrive que je le vide!

Et montrant le poing aux assistants mis en joie:

--Tas de damnés, paroissiens du diable, c’est votre impiété qui m’en a
réduit là!

Il se retourna vers moi, plus calme:

--Vous savez ou vous ne savez pas que c’est demain la fête... Autrefois
les gens se disputaient l’honneur de monter le Saint, pieds nus, sur
leurs épaules. On payait pour ça; c’était le bon temps. Je me rappelle,
moi, qui vous parle, étant tout petit, sous mon prédécesseur, avoir vu
mettre la chose aux enchères... Les mauvaises idées vinrent; on portait
encore le saint pieds nus, mais sans payer... Puis on se chaussa, et je
dus me tenir content... L’année passée ne m’a-t-il pas fallu aller
chercher par force mes pénitents à l’auberge?

Enfin, cette année..., ah! cette année..., ils m’ont déclaré, les
brigands, que le tronc de poirier était trop lourd, qu’on en riait dans
tous les villages de la vallée, et qu’enlever un peu de bois à saint
Barbejou ne saurait lui faire du mal... Mais halte-là charron! c’est
poussé assez loin. Avec ta tarière d’enfer, tu vas faire sauter à mon
saint le crâne et la mitre.

                   *       *       *       *       *

--Le voilà léger comme un carton, votre saint! Si demain, les
paroissiens refusent, vous pourrez le monter vous-même sous le bras.

Et, retirant sa longue tarière de l’intérieur de saint Barbejou, Cogolin
la cogna du bout sur sa forte semelle pour en faire sortir les copeaux.

--Tais-toi, huguenot! dit l’ermite, qui les ramassa, probablement avec
l’intention de les vendre comme reliques.

Puis, marmotant je ne sais quoi, et faisant aller sa barbe de bique:

--Notre évêque l’a bien dit au prêche: «Les saints pèsent trop aux
épaules, il n’y a plus de religion à Pamparigoust!»



LE BON TOUR D’UN SAINT.


Ceci sera donc l’aventure du Diable et du Saint, aventure aussi
admirable que véridique, par laquelle il est parfaitement prouvé que
l’esprit jésuitique existait sur terre des siècles avant Loyola, et
qu’il en cuisit toujours même aux diables du plus fin poil de s’en fier
à la parole des gens d’église.

Je vous la raconterai simplement, telle qu’elle m’a été racontée, il n’y
a pas plus de huit jours, par un vieux pâtre en manteau couleur d’amadou
qui, tandis que ses chèvres paissaient, s’était étendu au grand soleil
et prenait le frais à la provençale.

--«En ce temps-là, me dit le vieux pâtre, le Diable et le Saint, chacun
de son côté, prêchaient dans les Alpes. Il est bon de savoir qu’en ce
temps-là les Alpes valaient la peine qu’on y prêchât. Les torrents
n’avaient pas encore emporté toute la bonne terre en Provence, ne
laissant aux pauvres gens d’ici que le roc blanc et les cailloux; les
montagnes, décharnées maintenant, s’arrondissaient pleines et grasses;
des bois verdoyaient sur les cimes, et les sources coulaient partout. En
si beau pays, le Diable et le Saint faisaient assez bien leurs affaires;
ils convertissaient d’ici, de là, l’un pour le Paradis, l’autre pour
l’Enfer; le Saint enseignait tout ce qu’il savait, c’est-à-dire le
chemin du ciel, un peu de latin et de prières; le Diable apprenait aux
gens à s’occuper plutôt des biens terrestres, à bâtir des maisons, faire
des enfants, semer le blé et planter la vigne. Bons amis, d’ailleurs, ne
s’en voulant pas trop pour la concurrence (le Diable du moins le
croyait!) et s’arrêtant volontiers au détour d’un chemin pour causer un
instant et se passer la gourde.

Certain jour, paraît-il, au soleil couchant, le Diable et le Saint se
rencontrèrent à la place même où nous sommes: le Saint en costume de
saint, crossé, mitré, nimbé, doré; le Diable, noir et cuit à son
habitude, cuit comme un épi, noir comme un grillon.

--Eh! bonjour, Saint.

--Eh! bonjour, Diable.

--On rentre donc?

--C’est donc l’heure de la soupe?

--Si on s’asseyait sur cette roche? La vue de la vallée est belle, et la
fraîcheur qui monte fait du bien.

Il y avait là un peu de mousse sèche, le Diable et le Saint s’assirent
côte à côte, le Diable sans défiance et joyeux, car il avait fait bonne
journée, le Saint tout dévoré de chrétienne jalousie, et jaune comme sa
mitre d’or.

--Voyons, ça va-t-il? dit le Diable.

--Ça ne va pas mal, ça ne va pas trop mal! répondit le Saint. Les
pauvres d’esprit deviennent rares, et il y a parfois des moments durs;
néanmoins, au bout de l’an, on se retrouve.

--Voilà qui fait plaisir! allons, tant mieux!

--J’ai même trouvé moyen, ce mois dernier, de me bâtir une chapelle,
petite il est vrai, mais c’est un commencement. Veux-tu que je te la
montre?

--Volontiers, si ce n’est pas loin.

Et les voilà partis tous deux, le Saint en tête, le Diable derrière,
suivant les vallons, gravissant les pentes, dans les grands buis, dans
les lavandes, montant sans cesse, montant toujours.

--Mais c’est au ciel que tu demeures?

--Non, c’est simplement au haut de la montagne. La place est bonne; on
aperçoit le clocher de loin, et, quand je donne ma bénédiction, vingt
lieues de pays tout au moins en attrapent les éclaboussures.

Enfin ils arrivent à la chapelle.

--Joli! très joli! dit le Diable en regardant par le trou de la serrure,
car l’eau bénite l’empêchait d’entrer; les bancs sont neufs, les
murailles blanchies à la chaux, ton portrait sur l’autel me semble d’un
effet magnifique: je te fais mon sincère compliment.

--Tu dis ça d’un ton!

--De quel ton veux-tu que je le dise?

--C’est donc mieux, chez toi?

--Un peu plus grand, mais voilà tout.

--Allons-y voir, répondit le Saint.

--Allons-y! répondit le Diable, mais à une petite condition: c’est
qu’une fois dedans tu ne feras pas de signe de croix; vos sacrés signes
de croix portent malheur aux bâtisses les mieux construites.

--Je te le promets.

--Ça ne suffit pas, jure-le moi!

--Je te le jure! dit le Saint qui avait déjà son idée.

Aussitôt un char de feu parut, et tous deux, si vite, si vite, qu’ils
n’eurent pas le temps de voir le chemin, se trouvèrent transportés dans
le plus magnifique palais du monde. Des colonnes en marbre blanc, des
voûtes à perte de vue, des jets d’eau qui dansaient, des lustres, des
murs en argent et en or, un pavé en rubis et en diamant, tous les
trésors de dessous terre.

--Eh bien? demanda le Diable.

--C’est beau, très beau! murmura le Saint devenu vert; c’est beau d’ici,
c’est beau de là, c’est beau à gauche, c’est beau à droite.

En disant cela, le Saint montrait du doigt les quatre coins de
l’édifice. Ainsi sans manquer à son serment, il avait fait le signe de
croix. Aussitôt, les colonnes se rompirent, les voûtes s’effondrèrent;
le Saint, qui avait eu soin de se tenir près de la porte, n’eut pas de
mal; et le Diable, pincé sous les décombres, se trouva encore trop
heureux de reprendre, pour se sauver à travers les pierres, son ancienne
forme de serpent.»

--«Mais votre saint est un pur jésuite!» m’écriai-je.

--«Les deux chapelles, celle du Diable et celle du Saint, sont encore
là-bas, on peut les voir», conclut le vieux pâtre sans avoir l’air de
m’avoir entendu, et il me montrait sur le flanc du roc une chapelle
rustique construite à l’entrée d’une grotte que j’avais visitée avant
d’en connaître la légende, et qui, avec ses parois étincelantes de
cristaux, sa voûte à jour, ses couloirs obstrués, ses rangées de
blanches stalactites, peut donner en effet l’idée d’un palais féerique
écroulé.



LE CHAPEAU DE SANS-AME.


Il y avait autrefois à Entrepierres, pays rocailleux comme le nom
l’indique, un paysan qui possédait si peu, si peu, que ce n’était
vraiment pas la peine.

Pour tout avoir, un coin de terre très en pente avec moins de terre que
de cailloux; pour demeure, une masure en ruines; pour amis, une chèvre
et un âne qui faisaient leur bergerie et leur étable de l’unique pièce
du logis.

La masure, tant bien que mal, parait de la pluie; le coin de terre,
quand Dieu ne le grêlait point, donnait au bout de l’an quelques épis
maigres, juste assez pour vivre; la chèvre, après avoir tout le jour
couru au travers des lavandes, rapportait à la nuit en moyenne un litre
de lait; et si le pauvre homme (cela lui arrivait une fois par mois!)
avait envie de se régaler d’un coup de vin, il s’en allait dans la
montagne, coupait douze fagots de genêt vert, les chargeait sur l’âne et
descendait les vendre à la ville, où les douze fagots rendaient
vingt-quatre sous. Ce qui fait que, le soir, l’âne le ramenait vaguement
gris, brimbalant au roulis du bât, mais joyeux et plein de courage pour
boire de l’eau le restant des quatre semaines.

Ce pauvre homme se trouvait heureux, et n’enviait le bien de personne.
Seulement, il avait des idées à lui et n’entrait jamais dans les
églises. On l’accusait d’avoir dit un jour, au grand scandale de ceux
qui l’entendirent: «Le bon Dieu, le voilà!» en montrant le soleil.
Depuis, les dévotes racontaient qu’il avait vendu son âme au diable,
n’attendant pas même, selon l’usage, l’heure d’agonie pour opérer la
livraison; et tout le monde dans le pays l’appelait _le Sans-Ame_,
sobriquet qui d’ailleurs ne le fâchait point!

Une après-midi, Sans-Ame s’en revenait de son expédition mensuelle à la
ville, jambe de çà, jambe de là, sur sa monture, fier comme un artaban,
et fort peu taquiné de n’avoir plus son âme à lui.

C’était la fête du village. La procession qui descendait et le Sans-Ame
qui montait se rencontrèrent. Comme le chemin se trouvait étroit, entre
un grand rocher gris et un torrent qui roulait au bas du talus des flots
d’eau claire, Sans-Ame fit ranger son âne pour laisser passer.
Malheureusement Sans-Ame ne salua point, moins par malice que par
habitude. Les paysans de là-bas disent volontiers «bonjour» mais ne
saluent guère. Le curé fend les rangs, rouge dans son surplis comme un
bouquet de pivoines dans le papier blanc d’un cornet, et, d’un revers de
main, jette à l’eau le chapeau de Sans-Ame. Un chapeau tout neuf, mes
amis! (Sans-Ame, pour l’acheter, s’était précisément ce jour-là privé de
boire ses fagots), un chapeau garanti sept ans par le chapelier, un
chapeau en feutre collé, dur comme un silex et solide à porter le poids
d’une charrette.

Qui peut dire les émotions de Sans-Ame? Il vit, drame d’une seconde! le
chapeau flotter sur l’eau bouillonnante, tourbillonner, s’emplir, puis
disparaître dans l’écume fouettée d’un remous. Le curé riait, Sans-Ame
ne disait mot. Un instant il regarda la petite barrette à pompons que le
curé portait sur sa tonsure; mais cette tentation dura peu; la barrette
n’avait pas de visière! Et Sans-Ame, tête nue, remonta chez lui, tandis
que la procession descendait au village.

Le lendemain, les gens qui passèrent devant le petit champ de Sans-Ame
crurent d’abord qu’un curé piochait. C’était le propriétaire lui-même en
train de rustiquer au soleil sous un large couvre-chef ecclésiastique.

Le vieux Sans-Ame, homme de rancune, était allé tout simplement attendre
le curé à la promenade:--«Pardon, excuse, monsieur le curé, vous m’avez
noyé mon chapeau, il m’en faut un autre, donnez-moi le vôtre.» Le
paysage était pittoresque, mais solitaire, et le curé avait donné son
chapeau.

Les malins essayèrent bien de railler Sans-Ame sur l’extravagance de sa
coiffure; lui se déclara ravi de l’échange, affirmant que rien n’est
commode comme un chapeau de curé, avec sa coiffe ronde et ses larges
bords, pour garantir à la fois des rayons trop chauds et de la pluie.

La joie de Sans-Ame ne dura guère. Dès le surlendemain, le curé qui
avait réfléchi, le sommait par huissier d’avoir à lui rendre le chapeau.

--«Pas du tout, dit Sans-Ame, on ira samedi prochain en justice, le
chapeau est mien d’ici-là.»

Ce fut une fête à la ville quand, cinq jours après, Sans-Ame arriva,
coiffé d’un chapeau de curé, avec ses fagots et son âne.

Sans-Ame vendit les fagots, but douze sous sur vingt-quatre, et puis se
rendit au prétoire.--«Audience, chapeau bas!» glapit l’huissier;
injonction superflue, au moins pour Sans-Ame, car, en apercevant le
curé, son premier mouvement avait été de fourrer l’objet du litige sous
la banquette.

Le juge de paix conclut à la conciliation: Sans-Ame avait eu tort, le
curé aussi; Sans-Ame rendrait le chapeau, et le curé lui en payerait un
autre pareil à celui qu’il avait noyé.--«C’est juste», dit Sans-Ame en
tendant au curé sa coiffure. Mais le curé recula d’horreur. On ne sait
pas ce que huit jours de vie paysanne peuvent faire d’une coquette
coiffure de curé. Hérissé, cabossé, souillé, rougi par le soleil, amolli
par la pluie, et battant des ailes sous ses brides lâches comme
un corbeau près d’expirer, le chapeau n’avait plus forme
humaine.--«Puisqu’il ne le veut pas, je le garde!» dit Sans-Ame; et,
fièrement, il remit sur sa tête ce chapeau maintenant bien à lui.

Dès lors, à ce que dit la légende, il ne se passa pas un jour sans que
l’heureux paysan ressentît les effets miraculeux de la sacro-sainte
coiffure. Le ciel fut dupe; et, trompée sans doute par le pieux emblème
qu’elle ne pouvait d’ailleurs apercevoir que par en haut, la Providence
semblait se plaire à faire pleuvoir sur l’intrigant qui s’en parait la
rosée de ses bénédictions. Un orage ravageait-il le pays, il épargnait
le champ de Sans-Ame. Sans-Ame engrangeait tous les ans double récolte.
Sans-Ame faisait des héritages. Sans compter que, son procès l’ayant
rendu populaire, les ménagères ne voulaient plus d’autres fagots que les
siens, ce qui l’obligeait à aller se griser deux fois par semaine à la
ville au lieu d’y aller une fois par mois.

Enfin, toujours couvert de son chapeau dont il ne voulut pas se séparer
un seul instant au cours d’une vie qui fut longue, Sans-Ame s’éteignit
doucement entre sa chèvre et son âne, riche, honoré, rempli de jours et
obstinément béni du ciel sans avoir jamais consenti à se réconcilier
avec l’Église.

De là le proverbe si connu là-bas:

  «_C’est la religion de Sans-Ame qui faisait la nique au bon Dieu
  dessous un chapeau de curé._»



LES ABEILLES DE M. LE CURÉ.


Le délicieux jardin que le jardin du curé chez qui, encore au collège et
tout petit, on m’avait envoyé passer les vacances! Les beaux carrés de
choux, les belles rangées de salades en bordure, et comme tout cela
était bien entretenu, pioché, biné, sarclé, ratissé, et arrosé matin et
soir, avant et après le soleil, à l’eau courante d’une vieille fontaine
encroûtée de tuf, verte de mousse et de cresson, d’où s’échappaient par
mille trous des filets de cristal et de chantantes cascatelles. C’était
Sarrasin le fossoyeur qui faisait l’office de jardinier. Cette idée
d’abord m’offusquait. Je trouvais que l’herbe sentait le mort et que les
groseilles avaient un goût de cimetière. Peu à peu cependant, je m’y
habituai; d’ailleurs, on mourait rarement au village, et l’ami Sarrasin,
comme lui-même le disait, était un peu fossoyeur pour rire.

En haut du jardin, derrière la fontaine, se trouvait un endroit
solitaire où M. le curé passait tous les instants que son saint
ministère lui laissait. Le bréviaire dépêché, la messe dite sur le
pouce, il accourait là; et je le voyais de loin, seul avec le fossoyeur,
pendant de longues heures, s’agiter, tempêter et faire de grands gestes.

On m’avait défendu d’approcher. «M. le curé ne veut pas, me disait
Sarrasin; ce sont les ruches!» Et, en effet, ces ruches mystérieuses
remplissaient le jardin d’abeilles bourdonnantes qui se roulaient tout
le long du jour, ivres de pollen, dans le calice des passe-roses.

Mais pourquoi m’empêchait-on de les voir, ces ruches? A quels travaux
d’alchimie les abeilles travaillaient-elles en compagnie d’un fossoyeur
et d’un curé?

                   *       *       *       *       *

Une après-midi, je n’y tins plus. M. le curé et Sarrasin étaient allés
quelque part enterrer une vieille femme. Demeuré seul, je me dirigeai,
le cœur palpitant, vers l’endroit interdit, derrière la fontaine.
C’était un bout de terrain caillouteux et sec, planté de romarin, de
lavande et de toutes sortes de plantes grises qui craquaient sous le
pied et sentaient bon. Un nuage serré d’abeilles, tournant dans le
soleil et luisant comme l’or, m’indiqua le coin où se trouvaient les
ruches. Car Sarrasin n’avait pas menti, c’étaient bien des ruches, mais
quelles ruches! Elles ne ressemblaient ni aux élégantes maisonnettes
coiffées d’un léger faîtage en paille qu’habitent les abeilles
bourgeoises, ni au tronçon d’arbre creux avec une tuile cassée pour
toit, domicile habituel des essaims rustiques. Figurez-vous un
alignement de boîtes bizarres ne tenant debout qu’à force d’étais et par
un miracle d’équilibre, boîtes longues, boîtes bossues, boîtes ayant des
becs et des bras avec un vague aspect de bêtes monstrueuses. Ces boîtes
étaient percées de trous par où les abeilles entraient et sortaient
aussi tranquillement que s’il se fût agi de ruches ordinaires. Mais cela
ne me rassura point, et je me sauvai bien vite dans le paisible jardin
aux légumes, rêvant du «Grand Albert», et parfaitement persuadé que le
curé et son fossoyeur se livraient journellement à toutes sortes
d’incantations et manigances diaboliques. Le soir, les vacances
finissaient, et l’on me ramenait à la ville.

J’avais presque oublié cette histoire. Parfois même, y songeant, je me
demandais si mon cerveau d’enfant, halluciné par une après-midi de
solitude et de grand soleil, ne l’avait pas un peu rêvée. Dix ans plus
tard, un hasard de promenade me ramena dans le village. Je trouvai le
curé cassé et vieilli. Le fossoyeur était mort; mais le petit jardin,
envahi par les herbes et presque retourné à l’état sauvage, m’apparut
dès la porte tout bourdonnant d’abeilles comme jadis. Cela me rappela
mon aventure, et je résolus d’avoir le cœur net cette fois. Interrogé,
le vieux curé se mit à rire, et voulut bien me montrer ses ruches.
C’était bien, derrière la fontaine, le même triste bout de lande semé
d’herbes grises et de cailloux, et c’étaient bien les mêmes étranges
ruches que mes yeux d’enfant avaient vues.

Le curé me dit:--«C’est une idée à moi, il y a vingt ans que j’y
travaille; elle m’a coûté pas mal d’argent et donné pas mal de tracas,
mais je touche à la réussite.» Et savez-vous à quoi le bonhomme
travaillait, ce qui lui avait fait les cheveux blancs avant l’âge? Je
vous le donne en cent, je vous le donne en mille... Il travaillait à
faire écrire ses abeilles. Oui, à leur faire écrire: _Vive l’empereur!_
en lettres de miel. Il me montra une de ses ruches, car il en avait de
rechange. C’était comme un gigantesque moule à biscuit, avec la forme et
les proportions d’une lettre d’enseigne. On laissait les abeilles faire
leur gâteau là-dedans, et le gâteau, une fois le moule ouvert, se
trouvait être un _V_ ou un _R_. Et c’est pour cela que les buveuses de
rosée du poète avaient, vingt ans durant, parcouru les coteaux pierreux
et la vallée verte, se gorgeant de pollen doré et recueillant l’ambre
liquide! Ah! si les abeilles avaient su!... Seulement les abeilles ne
savaient pas.

Le curé, qui, en sa qualité de curé, ne manquait pas de quelque
ambition, nourrissait à propos de ce qu’il appelait son idée, les
espérances les plus chimériques. Une fois les treize lettres bien au
complet, il les clouait--rousses comme le soleil, et toutes brodées de
fines cellules hexagonales--sur une grande planche taillée en fronton
d’arc-de-triomphe, il exposait son chef-d’œuvre à Paris, et l’empereur
ne pouvait faire moins que de lui accorder la croix et le canonicat
honoraire.

Mais que de tracas pour arriver à ce résultat! Ces diablesses d’abeilles
sont capricieuses. Certaines lettres leur déplaisaient sans qu’on pût
savoir pourquoi. Et le fait est qu’habitant une _S_ ou un _T_ elles
pouvaient trouver étranges ces demeures tortueuses et biscornues. Et
puis d’autres inconvénients: le _V_ de _Vive_ se gâtait et coulait déjà,
tandis que l’_r_ d’_empereur_ commençait à se remplir à peine. Enfin on
était arrivé, les treize lettres marchaient de front, et le bon
inventeur ayant un essaim de reste, songeait déjà à se payer un point
d’exclamation supplémentaire.

Un mois plus tard l’empire s’écroulait à Sedan, et la République était
proclamée.

--«Comment faire? disait le curé. Donner d’autres lettres à mes
abeilles... Hélas! _Vive la République!_ c’est bien long, et puis
Monseigneur ne permettrait pas.»



LES CENT HEURES.


Depuis fort longtemps, chose invraisemblable, les citadins de
Canteperdrix n’avaient plus tremblé. Cela ne laissait pas de les
taquiner, car un peu de terreur sans motif, un léger frisson
artificiellement obtenu sont pour tout bon bourgeois français une
sensation délicieuse.

Mais voilà! tout allait malheureusement sur des roulettes: le blé se
dorait, le raisin gonflait, les journaux prêchaient la confiance.

Vainement la haute société feignait encore de s’effrayer, vainement la
douairière de Castel-Croulant décommandait ses robes d’hiver, vainement
le vicomte de Castel-Croulé, prêt à une nouvelle émigration, faisait
ouvertement réparer sa berline, une berline à ressorts de cuir, à
panneaux écussonnés, d’antiquité vénérable, que tout le monde pouvait
voir au Portail neuf, devant l’atelier du charron, levant vers le ciel
ses brancards dans une attitude d’effarement et de vague fuite!

La confiance régnait quand même! Plus de conférences effarées, au
cercle, tous les dos en rond; plus de promenades autour des remparts,
avec des silences subits, des regards inquiets quand passe quelqu’un, et
la conversation continuée à voix basse. On rentrait sans revolver à
travers les rues désertes après minuit; on ne poussait guère les verrous
que par habitude; et l’éclair de l’allumette-bougie faisant reluire
comme argent les murs du corridor passé au lait de chaux ne montrait
désormais, même aux moins braves, aucun fantôme d’individu suspect se
dissimulant dans un angle noir. Et pourtant on était en République!
Comme républicains, les Cantoperdiciens étaient satisfaits, mais, comme
bourgeois aimant à trembler, quelque chose manquait à leur bonheur.

Tel était l’état des esprits à Canteperdrix quand survint un événement
qui, de longues années encore, défraiera les conversations.

Il faut savoir que, pour marquer les heures lentes de son existence,
cette paisible et peu industrieuse cité possède de temps immémorial une
vieille horloge à jaquemart, perchée tout en haut d’une vieille tour.
Cette tour, qui a des meurtrières pour fenêtres et dont la porte étroite
et basse est comme une fente entre deux blocs énormes que retiennent des
crampons de fer, jouit dans le pays d’une renommée mystérieuse. Les
conseillers municipaux qui parfois y pénétrèrent pour vérifier une
réparation ou dresser un état des lieux ont rapporté de là l’impression
peu rassurante d’un voyage dans le vide et le noir, par des escaliers
vermoulus, sur des passerelles branlantes, avec la menace perpétuelle de
lourds contre-poids en pierre de taille pendant sur la tête au bout de
poulies, sans compter l’effrayant va-et-vient du balancier, et, si l’on
est surpris par l’heure de la sonnerie, le tapage infernal de toute la
mécanique subitement détraquée, du cliquet qui part, du volant qui
ronfle, des roues qui grincent et des grands coups de cloche qui font
trembler la tour et tomber le crépi des murs.

C’est, en somme, un endroit que personne ne visite guère; et le vieil
horloger qui, depuis près de quarante ans, une fois tous les trois
jours, remonte l’horloge, a bien raison de considérer l’horloge et la
tour comme sa propriété.

Un original, ce vieil horloger. Grand chasseur à ses moments perdus,
éducateur passionné de toutes sortes d’animaux, il avait fini par faire
de la tour d’horloge une arche de Noé véritable. Des pigeons y
nichaient, des lapins y gîtaient, une famille de furets y vivait
paisible sous une caisse, et, sur la porte, dans une cage, une chouette
de la bonne espèce, excellente pour la pipée, roulait des yeux d’or et
faisait de grands saluts en soufflant. Tout cela n’était pas sans
inconvénients: les pigeons, au temps des amours, se posaient par couples
sur les contre-poids, accélérant le mouvement et précipitant la fuite
des jours d’une manière exagérée; d’autres fois, comme il arrive au boa
repu qui digère, l’horloge s’arrêtait net, toute apparence de vie
suspendue, ayant quelque lapin trop curieux pris aux dents de ses
engrenages.

Des observations furent faites, et le vieil horloger, pour ne pas
heurter l’opinion publique, supprima pigeons et lapins; puis, l’opinion
publique calmée, peu à peu il avait repris ses habitudes, les pigeons
étaient revenus, les lapins avaient suivi les pigeons, et, le jour même
où se passe cette histoire, à la nuit tombante, on aurait pu voir notre
homme introduire dans la tour furtivement et attacher au bas de
l’escalier, par une forte ficelle, un renardeau qu’un amateur lui avait
donné à dresser.

L’horloger, sans doute, ne prévoyait pas que la présence de ce renardeau
dans la tour dût être pour Canteperdrix un événement considérable.

La lune brillait, la ville dormait, et les habitants, sous leurs
rideaux, rêvaient voluptueusement à des commotions politiques.

Soudain Jaquemard se met à sonner: un coup, deux coups, trois coups...
douze coups!--«Déjà minuit! comme le temps passe!» Treize coups!--«Ce
n’est pas possible! sûrement, nous aurons mal compté.» Quatorze coups,
et quinze, et seize!--«Les cent heures, on sonne les cent heures!» Et
Jaquemard en effet sonnait les cent heures, il en sonnait même un peu
plus de cent, répandant dans l’air le souvenir des époques troubles où
tant de fois, dans la nuit, les cent heures sonnèrent, souvenirs un peu
brouillés de terreur blanche et de terreur rouge, de 93 et de thermidor.

Les bonnes gens qui aiment à trembler en eurent leur compte cette
nuit-là. Des fenêtres s’ouvraient, des têtes coiffées de blanc
apparaissaient, des dialogues s’échangeaient d’une maison à
l’autre:--«Le branle-bas, monsieur! mon journal l’avait
bien prédit!...--C’est drôle, il n’y a personne dans les
rues...--Recouchons-nous, si vous m’en croyez; On saura à quoi s’en
tenir demain matin.»

Le lendemain il y eut de la désillusion quand on apprit qu’un simple
renardeau était cause de tout ce vacarme.

Voici comment, d’après l’horloger, s’était passée la chose: l’animal,
c’est du renardeau qu’il s’agit, probablement pris d’épouvante au bruit
nouveau pour lui du balancier et des roues, rompant son attache et se
culbutant dans le noir de la tour à travers cordages et engrenages,
avait fini par sauter d’un bond éperdu sur le contre-poids de la
sonnerie qui, sous cette surcharge, s’était mis à descendre
furieusement, tirant sur le battant à casser la cloche.

N’importe, on avait tremblé (c’est bien le moins qu’on tremble un peu en
République), et les citadins de Canteperdrix se souviendront longtemps
avec plaisir des cent heures du renardeau.



VIEILLE NOBLESSE.


La grand’tante nous parlait parfois, en énumérant nos alliances, de
certains parents éloignés, oh! très éloignés, lesquels étaient de
vieille noblesse: «Nos cousins de Pépézuc», disait-elle; et il fallait
voir la bonne dame se rengorger.

Je demandais un jour:--Pourquoi les Pépézuc ne se montrent-ils jamais?
La grand’tante répondit:--Ils sont fiers et pauvres!

Fils d’artisan, petit-fils de paysan, ce noble cousinage me flattait.
Faire visite aux Pépézuc devint le rêve de mon enfance. Malheureusement,
les Pépézuc habitaient au diable, par delà dix vallons, sur des versants
rocheux, dans un de ces maigres biens de montagne qu’on voit à moitié
chemin des nuages, parmi les lavandes grises et les pierrailles, se
détacher en vert quand le seigle verdit, en jaune quand le seigle se
dore, avec un petit point blanc, qui est la maison, au milieu.

Un jour pourtant, prenant courage, je me décidai à aller surprendre les
Pépézuc dans leur asile héréditaire.

Quatre heures de marche, et par quels sentiers!

Mais l’orgueil me soutenait. Puis j’étais rhétoricien, le cerveau peuplé
d’amoureuses chimères. Qui sait? il y avait peut-être là-haut des
filles, châtelaines languissantes et frêles: je n’hésitais pas, j’en
épousais une et je redorais le vieux blason.

Enfin, j’arrive. Au premier aspect, le manoir des Pépézuc m’étonne un
peu. Rien de ce que j’avais rêvé: ni fossés moussus, ni tourelles
croulantes, et pas d’écusson au portail. Une sorte d’écurie coiffée d’un
grenier! Le tout en cailloux noirs agglutinés dans du mortier plus noir
encore, et se rapprochant assez, par la couleur et l’apparence, d’un
fort morceau de nougat trop cuit. Au lieu de vitres, du papier huilé
avec des traces d’écriture. La porte du bas grande ouverte et se
balançant sur un seul gond.

On entrait là comme chez soi: ô simplicité des vieux âges!

Dedans, tout était noir aussi, sauf des trous au plafond, nombreux et
brillants comme des étoiles, et un vif rayon de soleil qui, enfilant
l’étroite porte, traversait la pièce en coup de sabre et allait
s’écraser contre la muraille du fond. Mais ces trous d’or et ce rayon
rendaient plus sombres les coins sombres. Une poule étique grattait le
sol en coquetant, des mouches innombrables dansaient et bourdonnaient
dans le rayon, une marmite en fer précipitait ses glouglous sous la
cheminée. Mais ces bruits vagues semblaient rendre plus sensible le
silence.

Soudain une voix masculine et forte, d’un timbre étrange, me fit
tressaillir. La voix avait dit: «--Hé! brave homme...» Je regarde dans
tous les coins. Un lit sans drap, un escabeau cassé, une table boiteuse,
et personne. «Brave homme!» répéta la voix qui me parut venir d’en haut.
Alors seulement, regardant mieux, j’entrevis dans l’ombre un paquet de
linge accroché au mur.

C’était le paquet qui m’adressait ainsi la parole!

Cependant le paquet continuait: «--J’ai faim; la cuiller est au clou, la
soupe sur les cendres.» Un peu interloqué, je pris la cuiller et la
soupe, et, m’étant approché prudemment, j’aperçus un monstre à tête
énorme emmaillotté jusqu’au cou et pendu par le dos à un long crochet
qui, en des temps plus heureux, avait dû servir de support à la
panetière. Le monstre se taisait maintenant, fermant les yeux, ouvrant
la gueule. J’enfournai là dedans la soupe à grands coups de cuiller.
Tout disparut en un instant.

Quand ce fut fini, on s’expliqua: Horreur! ce monstre n’était ni plus ni
moins que ma propre cousine, l’unique et dernière descendante des
Pépézuc! Elle avait douze ans, des instincts volages, et Pépézuc père
avait inventé cette méthode ingénieuse de l’accrocher ainsi pour
l’empêcher d’aller courir.

«--Et pourquoi t’emmaillote-t-il les bras?»

«--Parce que, quand il ne me les emmaillotte pas, je me décroche!»

Pépézuc père, parti avant l’aube ce jour-là pour surprendre un lièvre,
n’était pas encore revenu.

«--Si vous voulez le voir, vous le trouverez du côté du vallon, où est
le noyer creux, tout près d’un rocher.»

La cousine était bizarre, d’une éducation négligée; je mis donc de côté
tout rêve d’amour et ne jugeai pas à propos de prolonger le
tête-à-tête.--Allons, me dis-je, allons voir Pépézuc père; il aime la
chasse, ce qui est d’un gentilhomme! Je me le figurais par avance un peu
original, un peu sauvage, mais vaillant et doux, comme il convient au
dernier débris d’une noble race.

Elle était jolie, la noble race!

Je trouvai Pépézuc chassant, mais chassant sans meute ni fusil et d’une
façon pas du tout seigneuriale. Il était couché le nez dans l’herbe, à
plat ventre et les bras en croix. De temps en temps, il tressautait avec
des contorsions singulières. M’entendant marcher, il me héla:--«Hé,
monsieur, arrivez m’aider, arrivez! la bête m’échappe.--Quelle bête?--Un
lièvre, monsieur! un lièvre grand comme un petit âne. Je le guettais
depuis un mois; ce matin, je l’ai pris au gîte, quand il dormait encore,
en me laissant tomber dessus.--Et vous êtes là depuis l’aube?--Oui,
j’attendais que quelqu’un passât.»

A deux nous nous emparâmes du lièvre. Sans être gros comme un petit âne,
il me sembla de taille raisonnable. Le descendant des Pépézuc voulait me
le vendre sept francs.

Je rentrai chez nous humilié, tout meurtri de cette lourde chute du haut
d’un arbre généalogique.

Et pendant plus d’un an, ajouta en manière de conclusion l’ami qui nous
racontait cette histoire, pendant plus d’un an, je me sentis devenir
rouge jusqu’au blanc des yeux, toutes les fois que la grand’tante, se
rengorgeant sous ses anglaises, faisait quelque allusion discrète à nos
lointaines alliances, et aux bons cousins de Pépézuc--pauvres et fiers!



LES PIGEONS AU SANG.


«Faites-les au sang!» cria Marius en se penchant par-dessus la rampe. Et
tandis que notre rustique hôtellière, toute aux apprêts du déjeuner,
menait dans la pièce d’en bas un grand tapage de vaisselle, Marius me
dit: «Tu n’as pas connu mon grand-oncle, le vieux Férévoux?... Non!...
Eh bien, je ne peux pas manger de pigeons au sang sans me rappeler le
dernier déjeuner qu’il m’offrit.»

J’allumai une cigarette et j’écoutai. C’est toujours ainsi, par quelque
exorde subtilement insinuant, que Marius commence ses histoires.

«Un terrible homme, mon grand-oncle! tout à fait un homme de l’ancien
temps. Au coup d’État de 51, il avait pris le fusil et commandé la
résistance. Je le vois encore tel qu’il était quand j’avais dix ans: sec
et noueux comme un vieux cep, recuit au soleil de toutes les
transportations, solide, quoiqu’il tremblât à chaque été d’une fièvre
rapportée d’exil; et de sa famille dispersée, de sa fortune en partie
perdue, de toute une vie sacrifiée au devoir, ne regrettant vraiment que
son œil droit crevé d’un éclat de silex, un jour qu’il cassait des
cailloux sur la route aux environs de Lambesse.

«Mon grand-oncle était bon, mais violent. Une fois, il battit son
meilleur ami qu’il avait surpris jouant au piquet avec un juge. Pour la
religion, un vrai païen! Il avait dans son cabinet de travail un grand
Christ, un Christ espagnol, saignant du rouge par toutes ses
plaies.--«Pourquoi gardez-vous le bon Dieu chez vous, lui disais-je un
jour, puisque vous ne l’aimez pas?» Il me regarde de son air
tranquille.--«Et s’il me plaît de le voir pendu!» J’eus peur et ne lui
parlai plus de son Christ.

Tous les mercredis soir, au grand désespoir de grand’mère, fort dévote
et qui craignait pour ma jeune âme, tous les mercredis soir mon
grand-oncle passait chez nous.--«C’est demain congé, nous irons aux
Combes, les pêches sont mûres.» D’autres fois c’étaient les raisins qui
se doraient dans la vigne ou les cerises qui rougissaient. Et puis la
vraie fête, la vraie joie, quand il me disait:--«Viens me prendre à la
première heure, il y a des petits au pigeonnier.» Le pigeonnier! de
toute la nuit je n’en fermais pas l’œil d’impatience.

Mon grand-oncle habitait tout seul une vieille maison du temps jadis,
fort belle, mais un peu ruinée, avec un large escalier à balustres,
encombré de plâtras tombés, débris de nymphes se baignant et de chasses
mythologiques. Le pigeonnier se trouvait au plus haut de la maison,
après une enfilade de galetas, dans une tourelle moyen âge oubliée sur
les toits de ce logis Henri II.--_Rou... cou!... Rou... cou!..._
faisaient les pigeons. Il fallait dresser une échelle, soulever une
trappe, et l’on se trouvait dans un grand cabinet tout blanc, éclairé
par un vasistas percé de jours symétriques représentant des carreaux,
des trèfles, des piques et des cœurs. Le ciel bleu luisait derrière les
trous, et sur le parquet tout encroûté de colombin le soleil dessinait
des cœurs, des carreaux, des trèfles et des piques.--«Que personne ne
sorte!» criait mon grand-oncle. Grand effarement, un bruit d’ailes, une
pluie de plumes blanches et grises! Mais je tirais une ficelle, et
soudain la grille s’abattant fermait les issues du vasistas. Alors la
visite commençait, dans les paniers d’osier suspendus et les petites
logettes de brique maçonnées le long des murs. Ici des œufs, là des
jeunes à duvet; mais nous ne voulions que les gras! Quelquefois, au
milieu des magnifiques pattus enrubannés aux pieds et se rengorgeant
comme des marquis Louis XIV, nous pincions quelque intrus venu du
dehors, un de ces bisets qui vivent dans les trous des remparts au
milieu des bouillons blancs et des violiers.--«Ah! les canailles! ils
ont à eux toute la campagne, et ils viennent me manger mon grain!... Ne
méritent-ils pas qu’on les tue?» Pourtant on ne les tuait point:--«Ce
sont des indépendants, laissons-les libres!»

                   *       *       *       *       *

Alors c’étaient les joies de la cuisine, les bêtes plumées, le lard
rissolant sur un feu clair, la table dressée, la nappe mise. Moments
fortunés, heures sans pareilles! l’eau m’en vient à la bouche en y
songeant!

Donc, un jeudi matin, jour de pigeons! j’avais réveillé mon grand-oncle.
C’était toute une cérémonie que de le réveiller. Je savais où était la
clé, j’entrais à petit bruit dans la chambre, je prenais une canne à
pêche posée à cet effet derrière la porte, et, me tenant de loin, de
très loin, par exemple! je tapais sur le bois de lit jusqu’à ce que le
dormeur se réveillât.--«Oncle Férévoux! monsieur Férévoux!» Tout à coup
monsieur Férévoux se dressait sur son séant, et l’œil encore mal ouvert,
battant l’air de ses bras noueux, il exécutait des moulinets
formidables. Habitude d’homme traqué! Il m’eût tué sans le vouloir.
Puis, me reconnaissant, il me disait:--«Allons! n’aie pas peur, et viens
m’embrasser, imbécile!»

                   *       *       *       *       *

Mon grand-oncle, ce matin-là, avait gesticulé plus fort et plus
longtemps que d’habitude.--«Je croyais que c’étaient eux, cette fois»,
murmurait-il entre ses dents. Pourtant nous étions montés au pigeonnier,
et dix heures sonnant, les pigeons fumaient dans le plat de faïence.

Mon grand-oncle me semblait tout drôle. Il s’était fait beau, rasé de
près, avec une haute cravate blanche qui lui maintenait le menton raide.
Il me parlait de République, puis il s’interrompait en disant:--«Tu es
trop jeune, tu ne comprends pas», et il me servait un bout d’aile ou une
cuillerée de sauce. Il me dit aussi:--«Si je partais et que je ne
revienne plus, le pigeonnier serait pour toi.» Tout cela me coupait
l’appétit.

                   *       *       *       *       *

Nous en étions au milieu du déjeuner, quand on frappa un coup timide à
la porte. C’était Tistet, mon ami Tistet, le fils du concierge du
tribunal:--«Cachez-vous, monsieur Férévoux, les gendarmes seront ici
dans un quart d’heure. Mon père a su cela, il m’envoie vous le dire.
Maintenant je me sauve; nous perdrions notre place si quelqu’un me
voyait ici.»--«Ton père est un brave homme, Tistet; dis-lui que je le
remercie. Adieu. Tistet.»--«Bien le bonjour, monsieur Férévoux!»

Un moment après, ma grand’mère entra. Tistet, en passant, l’avait
avertie. Essoufflée, toute rouge, elle dit que des Italiens, à Paris,
avaient tiré sur l’empereur, qu’on mettait en prison les républicains,
que c’était bien fait d’ailleurs, que lui, Férévoux, avec sa politique,
méritait de périr sur l’échafaud, mais que ce serait tout de même bien
désagréable pour la famille. Puis elle se mit à pleurer et tira de
dessous son tablier un sac d’écus avec un pot de miel.--«Remporte ça, ma
sœur, et va me chercher une couverture: j’en aurai besoin en
prison.»--«Tu ne te sauves pas?»--«Non, je suis trop vieux!» Ma
grand-mère partit en levant les bras au ciel.

                   *       *       *       *       *

Le grand-oncle mangeait toujours, moi je pleurais dans mon assiette.

Enfin les gendarmes arrivent.--«Au nom de la loi...»--«Tiens c’est vous,
Sambuc?» dit mon grand-oncle au brigadier.--«Croyez bien, monsieur
Férévoux...»--«Partons, je suis prêt!» reprend mon grand-oncle. Le
brigadier et les deux gendarmes se regardaient embarrassés. Le brigadier
balbutia:--«Il ne faudrait pas nous en vouloir, monsieur Férévoux, mais
la gendarmerie n’y peut rien: c’est l’ordre...» En même temps un des
gendarmes tirait de sa poche quelque chose qui cliquetait et
luisait.--«Des menottes comme à un voleur? Des menottes pour traverser
la ville?» Le vieux Férévoux recula indigné, terrible! Je crus qu’il
allait sauter sur son fusil. Mais, se calmant, subitement:--«Viens,
petit, viens me les mettre... Vous permettez, Sambuc, n’est-ce pas!» Il
me tendit ses deux poignets qui tremblaient un peu, deux
poignets maigres, avec beaucoup de veines. Le brigadier Sambuc
m’aidait.--«Marius, tu te souviendras!... Merci, Sambuc!» disait mon
grand-oncle. Et je voyais à travers mes larmes, près de ma figure, la
grosse figure du brigadier Sambuc, rouge, honteux, soufflant comme un
chat dans sa moustache. Mon grand-oncle, le vieux Férévoux, avait alors
soixante et quinze ans!...»

                   *       *       *       *       *

A ce moment, l’hôtelière, apportait un plat qui fumait.--«A table!
s’écria Marius plus ému qu’il n’aurait voulu le paraître, je dirai une
autre fois la fin de cette histoire; les pigeons au sang n’attendent
pas!»



LE BON VOLEUR DE GIROPEY.


Je lisais l’autre soir, dans un vieux journal, l’affaire des brigands de
la Taille; le nom de Giropey me frappa. Soudain, je revis la petite
_Ferme du Chêne-Vert_ (car telle est la gracieuse signification de ces
deux syllabes désormais sinistres: l’_Evé_), je revis la vieille et
vaste auberge où les assassins ont logé, et, me rappelant ce site
charmant, à mi-côte d’une longue montée qui serpente une heure durant
sous les arbres et les vignes sauvages, me rappelant la petite fontaine,
le grand abreuvoir où les gamins menaient les chevaux boire, et la belle
vue qui, du perron, s’étend sur l’immense lit de la Durance couvert de
cailloux blancs et de noires oseraies, je n’ai pu m’empêcher de maudire
ces étrangers maladroits et brutaux, qui sont venus attrister de leur
légende atroce des lieux où les brigands de Provence n’avaient laissé
que d’aimables souvenirs.

Car, j’ai beau faire: lorsque, fermant les yeux, je me représente le
paysage de Giropey, il m’est impossible d’y encadrer les hideux
Piémontais de la Taille. Amoureux d’harmonie, même en ces questions
délicates, je voudrais là Gaspard de Besse, par exemple, le
chevaleresque larron que toutes les dames d’Aix pleurèrent, et c’est
avec un sentiment de fierté bizarre, mais non inexplicable, que, moi,
Provençal, je me complais au souvenir d’un bon vieux voleur, plaisant et
doux, voleur bien du pays et du terroir, que j’eus la joie de connaître
en ce même lieu de Giropey, il y a de cela quelques années.

                   *       *       *       *       *

J’étais alors écolier, et je descendais à pied de Sisteron pour m’en
aller passer mes vacances à la tuilerie du pont de Manosque. Parti
d’assez tard, et flânant en route, j’arrivai à Giropey lorsque le soleil
se couchait. Je résolus de fixer là mon gîte d’étape. La beauté de
l’endroit m’invitait au repos; 30 kilomètres avaient lassé mes jambes;
un poétique spectacle, fait pour séduire une âme jeune comme était la
mienne, acheva de me décider.

Sur le banc de pierre de l’auberge, un grand vieillard était assis au
milieu d’un groupe d’enfants; il leur racontait je ne sais quoi, et à
tout moment l’auditoire éclatait de rire, puis, quand les rires étaient
finis, le vieillard recommençait à parler de sa belle voix dont les
paroles m’échappaient, mais qui m’arrivait sonore et douce.

M’approchant, je vis qu’il était aveugle, aveugle comme Homère devait
l’être, de cette cécité des vieillards qui laisse aux yeux toute leur
limpide beauté; les rayons roses du couchant jouaient dans ses longs
cheveux plus blancs que neige, et, la tête pleine de souvenirs
classiques, je crus un instant contempler le vieux Nestor.

Ce n’était pas Nestor, c’était _Charavany_! Oui, Charavany, le fameux
Charavany, de Lurs, celui qui s’évada dix-sept fois du bagne, ainsi
qu’on l’apprend dans ses Mémoires, et de qui les bons tours joués aux
gendarmes et aux geôliers feront longtemps la joie des veillées.

Charavany n’avait jamais tué. Un jour qu’on l’accusait d’assassinat, il
déclara solennellement, en pleine cour d’assises, que devant une aussi
indélicate accusation, il croyait de son honneur, à lui Charavany, bien
connu partout, de ne pas même se défendre.

Le jury l’acquitta sans délibérer.

Quant aux vols, c’était autre affaire; Charavany tenait à eux comme à sa
plus pure gloire, et plutôt que d’en nier un seul, il s’en serait, je
crois, inventé d’imaginaires.

                   *       *       *       *       *

Écoutez celui-ci, dont il était particulièrement fier et que je tiens de
sa bouche vénérable!

Charavany une fois, venait encore de s’évader. Pas d’argent, le ciel
bleu pour toit, l’eau des vallons pour boire, mais rien à mettre sous la
dent.

Désespéré, mourant de faim, le malheureux voleur songeait vaguement à
rentrer au bagne.

Un roulier passa sur la route avec son équipage complet, la _carriole_
et le _brancan_ chargés tous deux, ô tentation! d’immenses fromages de
gruyère.

--«Quels fromages, monsieur, il aurait pu s’en servir pour roues!»
disait le bon vieux Charavany, dont les narines et les lèvres
frémissaient à ce souvenir.

Le roulier, brave homme, voyant Charavany fatigué, le fait monter sur sa
carriole. _Dia!... hi!..._ on cause, on se lie, le charretier tombe de
sommeil.--Si vous voulez, propose Charavany, du temps que vous dormirez
un peu, je me tiendrai au cordeau et je surveillerai les bêtes. Marché
fait! Le roulier s’endort, et Charavany, tout en guidant, soulève la
bâche en sparterie, éventre une caisse, desserre une corde et envoie le
plus beau fromage rouler sans bruit dans le fossé.

Quelques cents pas plus loin, il éveilla honnêtement le
roulier:--_Adiousias_, l’ami, je prends par la traverse.

Revenu sur ses pas et maître du fromage, Charavany commence par tailler
en son milieu de quoi faire un repas mémorable; en son milieu,
entendez-vous, à la place exacte du moyeu, si le fromage eût été roue,
mais sans toucher à la circonférence. Puis le voilà parti, roulant
devant lui, tranquillement, dans la poussière des grandes routes, ce
disque d’aspect fantastique, dont le trou central s’agrandissait à
chaque repas.

--»De Peyroles, monsieur, disait Charavany, le fromage m’a mené ainsi
jusqu’à Lyon. A la fin, par exemple, il ne tenait pas debout, ce n’était
plus qu’un cercle de croûte, et de ma grande roue de charrette la
ferrure seule restait. Mais m’a-t-il gêné, ce sacré fromage! lorsque je
rencontrais les gendarmes, et que, sans papiers, sans ressources, il me
fallait chaque fois leur prouver par de bonnes raisons que voyager en
roulant sur la grand’route un gruyère percé à jour était la chose la
plus naturelle du monde!»

                   *       *       *       *       *

Tous les vols de Charavany furent, comme celui-ci pittoresques et
joyeux. La justice s’en fâchait parfois, quoique plus souvent
indulgente; en somme, il faut bien l’avouer pourtant, notre héros passa
aux galères de Toulon la plus grande partie de sa vie.

Charavany était bien vieux quand on l’en sortit; vieux et aveugle.
Comment faire? Il n’y a pas d’invalides pour les voleurs: on envoya donc
Charavany à l’hospice de Forcalquier.

A l’hospice, Charavany qui s’ennuyait, Charavany, quoique n’y voyant
plus, s’amusa à voler les pauvres. Les pauvres pétitionnèrent en masse,
et Charavany fut renvoyé.

Aux hospices de Sisteron et de Digne, mêmes histoires; si bien que,
repoussé de partout, le bon vieux Charavany finit par retomber sur les
bras du gouvernement.

Alors, chose invraisemblable, et que cependant chacun vous affirmera
dans le pays, alors, le préfet se décida à demander pour lui un petit
secours annuel sur je ne sais quels fonds départementaux.

Le secours fut voté par le Conseil général.

Charavany, chargé de gloire et d’ans, vint mourir aux lieux qui
l’avaient vu naître, paisible, accueilli de tous, commettant encore de
temps à autre quelques menus vols dont on riait, aimé des anciens qui se
trouvaient fiers d’un tel contemporain, des fillettes qu’il amusait, et
des enfants à qui il contait ses aventures le soir, sur le banc de
l’auberge, aux rayons du soleil couchant. Et si parfois un voyageur
demandait en le voyant: «Quel est ce vieillard vénérable?» les habitants
lui répondaient d’un air d’affectueuse considération:

«C’est Charavany, un vieux voleur qui est venu à Giropey manger sa
retraite!»



MON AMI NAZ.


Or, voici par suite de quelle aventure mon ami Naz fut voué au vert:

Blasé sur les joies du collège, fatigué de fumer toujours des feuilles
sèches de noyer dans des pipes en roseau, et d’élever des serpents avec
des cochons d’Inde au fond d’un pupitre, mon ami Naz résolut un jour de
s’offrir des émotions plus viriles.

Et, le képi sur l’œil, le cœur battant à faire éclater sa tunique, il
entra, mon ami Naz, au cabaret de la mère Nanon.

Tous les collégiens un peu avancés en âge le connaissaient ce cabaret:
une porte basse sur la rue, un petit escalier à descendre, un corridor à
suivre, et l’on se trouvait dans la _salle_! avec son plafond à solives,
sa fenêtre qui regarde la Durance, et la bataille d’Isly accrochée au
mur.

O joie, ô paresse!... Le collège à deux pas (parfois même nous en
entendions la cloche), et du soleil plein la fenêtre, et la grande voix
de la Durance qui montait.

--Une topette de sirop, mère Nanon!

--De sirop, petits?... Est-ce de gomme ou de capillaire?

--De capillaire, mère Nanon.

Et la mère Nanon apportait une topette de capillaire. De la pointe d’un
couteau, elle enlevait dextrement le petit bouchon, puis renversait la
topette, le col en bas, dans le goulot d’une carafe pleine de belle eau
claire. Le sirop s’écoulait lentement, avec un joli bruit, comme le
sable d’un sablier. L’eau claire, le sirop s’y mêlant, se troublait de
petits nuages couleur d’opale et d’agate, et de grosses guêpes attirées
montaient et descendaient le long du verre, curieusement.

Mon ami Naz qui était en fonds ce jour-là but à lui tout seul huit ou
dix carafes. Puis, la tête échauffée, il se mit au billard, à _faire la
partie_!

Je le vois encore ce billard: un solennel billard à blouses, du temps de
Louis le quatorzième, décoré de grosses têtes de lion à ses quatre
coins, têtes de lion qui ouvraient avec bruit leur gueule en cuivre,
chaque fois qu’au hasard de la partie une bille tombait dedans. Les
billes, d’ailleurs, étaient en buis, les queues sans procédé, et les
bandes, antérieures, paraît-il, à l’invention du caoutchouc, semblaient
rembourrées de lisière. Quant au tapis, qui en décrirait les reprises
sans nombre et les maculatures?

Mon ami Naz, ce jour-là, gagnait tout ce qu’il voulait.

Pourquoi ne s’arrêta-t-il pas à temps? Et d’où vient cet amer plaisir
que trouve l’homme à tenter la destinée?

Naz gagnait tout: partie, revanche et belle. Il n’avait qu’à s’en aller,
il resta. Il n’avait, le dernier coup fait, qu’à poser la queue
glorieusement. Il préféra, le dernier coup fait et marqué, garder la
queue en main pour _continuer sa série_.

Et il la continua, le malheureux! il fit un, deux, trois carambolages;
il en fit cinq, il en fit six; il en fit huit, il en fit dix; et les
billes allaient, venaient, s’effleuraient et tourbillonnaient, puis
s’entrechoquaient doucement, comme attirées par un aimant invisible; et
les carambolages roulaient, et les spectateurs applaudissaient, et la
vieille Nanon elle-même, remuant des sous dans la poche de son tablier,
admirait et faisait galerie.

Tout d’un coup, c’était un effet de recul! la queue, lancée d’une main
nerveuse, glisse sur la bille et la manque; le tapis craque, le tapis se
fend triangulairement, et la queue presque tout entière s’engouffre et
disparaît dans un abîme de drap vert.

Le tonnerre en personne serait tombé dans la salle, que le saisissement
n’eût pas été plus grand. Chacun s’entre-regarda. Naz, le malheureux
Naz, resta debout, comme stupéfait, le corps en avant et la bouche
ouverte.

--Son père! s’écria la vieille Nanon, qu’on aille chercher monsieur son
père!

Le père de Naz arriva.

On s’attendait à une explosion de colère. Il se montra glacial et digne:

--Combien ce tapis?

--Soixante francs, mon bon monsieur, pas moins de soixante francs.

--Voici soixante francs!... et qu’on me donne le vieux drap.

Puis, les bandes déboulonnées et le tapis décloué:

--Emporte-moi ça, dit le père en remettant à Naz le tapis roulé.

Que comptait-il faire?

Le surlendemain tout fut expliqué quand nous vîmes entrer le malheureux
Naz vêtu de vert de la tête aux pieds: habit vert, gilet vert, pantalon
vert, casquette verte, et non pas vert-pomme ou vert-bouteille, mais de
ce vert cruel et particulièrement détestable qu’on choisit pour les
tapis de billard. Sur l’épaule droite nous reconnûmes tous une grande
tache faite par la lampe à schiste, et sur l’épaule gauche une petite
meurtrissure bleue imprimée dans le drap par un _massé_ trop brutal.

A partir de ce jour, mon ami Naz passa une jeunesse mélancolique.

Six ans durant, son père fut inflexible; six ans durant, des
habillements complets de couleur verte sortirent pour le malheureux Naz
de cet inépuisable tapis.

Ses camarades le raillèrent.

Les demoiselles de la ville s’habituèrent à rire de lui.

Et le malheureux Naz souffrit beaucoup de toutes ces choses, étant né
avec un cœur aimant.

On le surnomma le lézard vert.

Sa figure, à force d’ennui, devint peu à peu verte comme le reste. Il se
mit à boire de l’absinthe!

Enfin, à l’âge de vingt ans, long, maigre, et toujours habillé de vert,
mon pauvre ami Naz, ayant pris l’humanité en haine, s’embarqua vert et
seul pour les Grandes-Indes, le paradis des perroquets!



L’HOMME-VOLANT.


J’ai connu un homme-volant,--la race des hommes-volants n’est pas près
de disparaître de ce monde!--il s’appelait Siffroy (d’Antonaves), il
était berger de son état.

La nuit, menant les moutons sur la montagne, Siffroy regardait toujours
en l’air. Depuis son enfance, l’espace l’inquiétait: l’espace, l’infini
du bleu piqué d’étoiles. Il aurait voulu monter là-haut, comme les
jean-le-blanc et les aigles, comme la fumée de son feu. Pourquoi? pour
rien... Du moins, il ne savait pas.

Un jour, à l’auberge, c’est la première fois qu’il y entrait, Siffroy
remarqua une vieille image représentant un homme dans un grand panier
qu’emportait vers le ciel un globe immense. Le globe planait au-dessus
des nuages; en bas, la terre semblait une fourmilière, avec des villes,
des champs de blé, des ponts, des rivières, des routes; l’homme du
panier tenait un drapeau. Siffroy se fit expliquer; et depuis il se
voyait toujours en rêve, lui Siffroy (d’Antonaves) tenant un drapeau,
au-dessus des nuages, dans un grand panier.

Certain samedi, jour de marché, Siffroy descendit à la ville. Il avait
deux écus en poche. Arrivé au Portail peint, il s’informa auprès du
préposé de l’octroi: «si l’on ne connaîtrait pas quelqu’un, par hasard
qui pourrait lui faire un joli ballon pour deux écus?» Le préposé de
l’octroi, ayant dévisagé notre homme; répondit:--«Pour un travail comme
celui-là, il faut du papier peint, de la colle... je ne vois guère que
Castarini.» Or, il faut savoir que ce Castarini, peintre et colleur de
papier peint à ses moments perdus, avait pour occupation principale
d’amuser les gens de la ville en ourdissant à l’encontre des naïfs
villageois toute sorte de farces et de méchants tours.

Siffroy trouva Castarini devant sa boutique, sur la Placette, en train
de barbouiller de beau jaune cadmium, imitant l’or, une enseigne pour un
café.--«Qu’y a-t-il à votre service?»--«Excusez si je vous dérange, mais
je m’appelle Siffroy (d’Antonaves) et je voudrais que vous me fissiez un
joli ballon de deux écus. C’est le préposé qui m’envoie.» A ces mots,
Castarini détourna la tête et, voyant la bonne figure doucement candide
et le crâne en ogive de son interlocuteur, il cligna de l’œil avec un
air de profonde satisfaction, tandis qu’un frémissement scélérat (le
tigre en a de tels quand il flaire sa proie!) lui bridait les muscles
des joues.--«Un ballon? ainsi vous voudriez un ballon, fit-il en
reposant son pinceau sur sa boîte à couleurs; un ballon pour monter
dedans?»--«Oui, monsieur, en papier bleu autant que possible, avec la
lune et les étoiles.»--«On peut vous en faire un si vous y tenez; moi,
il me semble que je préférerais un cerf-volant, solide, bien bâti, un
beau cerf-volant à deux places.»--«Je n’en ai jamais vu!» dit
Siffroy.--«C’est que dans un ballon il y a de l’esprit de vin, des
étoupes; rien qu’un coup de vent et tout s’enflamme!... aimeriez-vous
brûler en l’air?» Siffroy était devenu perplexe. Castarini, lui,
comptait sur ses doigts, réfléchissait. Puis, tout à coup, comme
subitement inspiré:--«Que diriez-vous d’une paire d’ailes?»--«Des ailes!
J’y avais pensé,» répondit Siffroy qui, en effet, avant sa découverte du
ballon, avait plus d’une fois rêvé aux moyens de se fabriquer des ailes,
tout en suivant du regard, là-haut dans le bleu, le vol des aigles et
des jean-le-blanc.

Marché conclu, jour pris: Siffroy remonte vers Antonaves, et Castarini
se met résolument au travail.

Ce fut un émoi dans la ville quand on apprit qu’à la foire prochaine
Siffroy (d’Antonaves) volerait et que Castarini lui fabriquait ses
ailes. Trois semaines durant, les curieux assiégèrent la boutique de la
Placette; trois semaines, Castarini demeura enfermé chez lui, négligeant
les peintures en train, refusant les commandes les plus pressées, peu
visible, silencieux et tout entier à son chef-d’œuvre.

                   *       *       *       *       *

Enfin, le grand jour arriva. Dès la première heure, les gens de la ville
allèrent se poster sur le pont, guettant la caravane d’Antonaves.--«Et
Siffroy?» Pas de Siffroy! On apprit que Siffroy était descendu chez
Castarini depuis la veille pour essayer les ailes et s’exercer.

Tranquille comme si de rien n’était, Castarini fumait sa pipe à sa
fenêtre.

Il se fit peu d’affaires à cette foire-là; légumes, paniers d’œufs, sacs
de blé restèrent à l’abandon. Hommes et femmes, tout le monde attendait
sous la fenêtre de Castarini.

A midi sonnant, Castarini éteignit sa pipe. Un instant après, il
apparaissait sur la porte, tenant par la main Siffroy (d’Antonaves),
rouge d’orgueil et décoré d’une immense paire d’ailes. Quatre mètres
d’ailes pour deux écus, tout en papier d’argent et d’or! Castarini
évidemment en était du sien, Castarini avait bien fait les choses!

Aussi quelle joie quand, sur le vieil orme étêté dont la fourche formait
plate-forme, on vit Siffroy (d’Antonaves) apparaître en costume de
chérubin! Siffroy n’était pas beau naturellement; représentez-vous-le
avec des ailes d’argent et d’or sur sa veste de droguet.

--«Du large, vous autres! cria Castarini; et toi, Siffroy, aie bien soin
de te lancer au troisième coup... Je compte: _une, deux, trois!_»
Siffroy gonfla ses ailes, qui battirent au vent et frémirent; il prit
son élan, mais ne se lança point. Tant de têtes d’hommes et de femmes,
tant d’yeux levés vers lui, tant de bouches ouvertes l’interloquaient,
et puis l’ormeau maintenant, lui semblait haut comme une
montagne.--«Recommençons: _une, deux..._» les ailes retombèrent
affaissées, et Siffroy déclara qu’il n’avait pas envie d’aller se noyer
dans la mer. A cette réponse, la foule se fâcha et quelques-uns
voulurent jeter des pierres. Mais Castarini les arrêta. Castarini était
psychologue et avait appris à connaître l’âme chimérique et
fantasquement imaginative de Siffroy:--«Il va voler, vous allez voir!»
Puis, de sa voix la plus douce:--«Dis-moi, Siffroy, c’est donc partir
qui t’embarrasse?»--«Oui, c’est partir; après, cela irait tout
seul!»--«Je vais te donner le moyen, ferme les yeux, remue les ailes, et
figure-toi que tu es petit oiseau.»--«Je me le figure,» dit
Siffroy.--«Maintenant, attention: je vais t’effaroucher.» Et
s’approchant de l’arbre sur la pointe des pieds, Castarini claqua
doucement dans ses mains en faisant: _pchit! pchit! pchit!!!_ comme pour
faire s’envoler une fauvette.

La fauvette... non: Siffroy s’envola; il tourbillonna un instant dans un
nuage d’argent et d’or, tomba par terre et se rompit la jambe droite. Et
l’on parle encore dans le pays de ce bon Siffroy (d’Antonaves) qui,
perché sur un orme, croyait être petit oiseau.



LES ANES MALADES.


Qu’on en pense ce qu’on voudra, j’eus toujours un faible pour l’âne.
Cela sans doute me vient d’enfance et les impressions d’enfance ne se
discutent point.

J’aime l’âne, estimable animal, si voisin de l’humanité par ses vertus
comme par ses vices: dur au travail et flâneur par boutade, continent et
luxurieux suivant l’occasion et la saison, patient un jour, puis
révolté, volontiers rêveur et tout à coup se ruant et pétaradant en des
facéties imprévues, l’œil malicieux et résigné à l’ombre d’un bouquet de
longs poils gris, l’oreille raide sous le bâton, mais devenant d’une
mobilité étonnante, d’une exquise sensibilité pour prendre le vent au
moindre bruit, vrai philosophe en somme dans sa robe de bure bourrue, un
peu terreuse, usée par places et pareille non au froc du capucin, mais,
ce qui vaut mieux, au manteau effrangé du Cynique.

Dans Canteperdrix, qui est une ville de paysans, chaque paysan a son âne
et sa maisonnette. Le paysan loge au premier, l’âne loge au
rez-de-chaussée. A part cela, leur vie est la même. Levés tous les deux
avant l’aube, ils vont à l’olivette ou à la vigne; l’homme porte le
bissac et la pioche, l’âne porte une charge de fumier, un sac de
semence, quelquefois aussi il ne porte rien, car l’âne sous ce ciel béni
est un ami plus qu’un esclave et l’homme travaillerait mal si, entre
deux coups de collier, relevant la tête, il n’apercevait au haut du
champ son compagnon sobre et fidèle en train de tondre à larges lèvres
quelque maigre buisson rôti par le trop grand soleil. Pour tromper la
longueur du jour, parfois l’âne se met à braire; son chant remplit
l’espace immense, le silence règne quand il s’est tu, silence absolu,
religieux, que trouble seul sur les coteaux le bruit argentin de la
pioche. Et c’est longtemps, longtemps après que l’ortolan ou le coucou
hasardent de nouveau leur cri et qu’on entend se réveiller le chœur
enragé des cigales.

L’âne fait partie de la famille; et c’est un grand orgueil pour tous,
quand, après les courses de Saint-Aroï, son maître le ramène vainqueur,
monté à cru, sans bât ni selle, mais secouant fièrement au son des
tambours le bridon triomphal pomponné dans le goût espagnol ou la
musette en sparterie que décorent de petits miroirs et des broderies en
laine aux couleurs voyantes. Heureux les ânes de Canteperdrix s’ils
connaissaient bien leur bonheur! car, ils sont vraiment paysans, peinant
l’été, se reposant l’hiver et partageant en tout et toujours les nobles
travaux et les robustes joies de la vie rurale.

Donc, une fois il arriva que tous les ânes de Canteperdrix furent
malades, et Dieu sait qu’il y a des ânes dans la ville de Canteperdrix!

L’ange exterminateur, celui des ânes, avait passé, marquant les portes;
et dans le haut, dans le bas quartier, les pauvres bêtes tombaient comme
mouches. Plus de bruit de sabots, le matin à l’heure où l’on part, dans
les ruelles; plus de clochettes sonnantes le soir, au retour des champs,
près de la fontaine; mais tout le long de la journée, avec de durs
cahots sur le pavé pointu, le chariot bas de l’équarrisseur qui, suivi
du hurlement des chiens, emportait les cadavres à la grève.

Un remède fut trouvé, cher, mais guérissant quelquefois: on gorgeait les
ânes de miel, largement, par grandes cuillerées. Je vis soigner ainsi
l’âne d’un voisin: efflanqué, la langue pendante, le poil secoué de
longs frissons, il gisait tristement sur la litière de buis frais coupé
près de sa mangeoire à moitié pleine. La femme, appuyant maternellement
la tête de l’âne sur ses genoux, maintenait ouvertes ses mâchoires et
l’homme, les bras nus, fouillant dans un grand pot, enfournait d’énormes
pelotes d’un beaux miel odorant et roux, naturelle potion où le gosier
du moribond pouvait reconnaître au passage, réduites à leur
quintessence, toutes les fleurettes des près et toutes les herbes des
montagnes.

Dans un coin, Baptistin soupirait. Baptistin le fils de la maison, un
gamin de huit ans qui malgré son âge menait déjà le soir l’âne
boire.--«Voyez comme il avale! soupirait Baptistin, cela lui fait du
bien, le pot est presque aux trois quarts vide...» Et s’étant accroupi
il regarda l’âne qui avalait, avalait toujours. Depuis la maladie,
Baptistin était comme fou et manquait l’école, mais son père le lui
pardonnait, comprenant sa grande douleur.

Tant de cœur chez un enfant si jeune me toucha.

A deux jours de là, je le vis passer riant, rayonnant, respirant la
joie:--«Hé! Baptistin, arrête-toi; l’âne va donc mieux?--Au contraire,
mon pauvre monsieur, il est mort ce matin quand le coq chantait; je
viens d’avertir l’écorche-rosses.» Puis il ajouta, l’œil éclairé, la
lèvre gourmande:--«Vous savez? C’est moi qui achève le pot de miel!»



LE LAPIN DU COUSIN ANSELME.


--Pourtant, quel intérêt...

--Quel intérêt!... Décidément tu n’es pas fort en ces délicates
psychologies. Mais, ce qui fait le charme raffiné du mensonge, du vrai
mensonge, c’est précisément d’être inutile. Le mensonge trouve en
lui-même sa récompense et son plaisir. C’est un lys qui ne file point,
une flamme heureuse de briller sans qu’elle éprouve le besoin d’éclairer
personne... Quel intérêt! comme si Anselme, le cousin Anselme, avait
obéi à un intérêt quelconque le jour où bénévolement il nous proposa de
manger son fameux lapin! Tu te rappelles bien le lapin d’Anselme?

A vrai dire, je ne me rappelais pas du tout. Mon interlocuteur est un
Méridional du pur Midi, menteur par excès d’imagination et sceptique
comme tous les menteurs qui ne croient qu’à leurs propres mensonges.
Conteur agréable, d’ailleurs, à cela près que sa pensée allant toujours
d’un train de galop, sa parole a peine à la suivre. Il commence une
histoire, l’oublie et, soudain la remplace par une autre. Aussi, sans
plus m’occuper du sujet de conversation semé en route, je m’apprêtai à
écouter l’aventure du cousin Anselme et de son lapin.

--Tu n’as pas l’air de te rappeler! c’est étonnant... Enfin, peu
importe! Donc, un jour de l’année passée, m’étant, suivant l’habitude
des commerçants de chez nous, levé de grand matin pour ne rien vendre,
je m’occupais sur le pas de ma porte, avec toi ou avec un autre, à
considérer l’air du temps, quand Anselme passa et me demanda:--Comment
préférez-vous le lapin?--Mon Dieu! répondis-je, en civet, avec beaucoup
de serpolet et de thym; je ne crains même pas d’y ajouter gros comme
l’ongle d’écorce d’orange.--Parfait! cela se trouve bien, je vous
cherchais précisément pour vous inviter à en manger un au bastidon...

Un civet au bastidon! Ces seuls mots m’avaient mis l’eau à la bouche. On
est si bien là, loin de sa femme (car au bastidon la femme ne pénètre
point, et le plus débonnaire Provençal met à défendre cet asile de paix
contre l’invasion du sexe impur une férocité mahométane!), on est si
bien là dans l’unique pièce parfumée d’aïoli qui sert à la fois de salle
à manger et de cuisine, tandis que les charbons du fourneau où le
déjeuner mijote s’obscurcissent et meurent en lançant une dernière
bouffée chaude, et qu’au dehors, sur les maigres pins du coteau crient
désespérément les cigales grillées.--Et quand le mangerons-nous, ce
civet?... demain?--Comme vous y allez! Ne plaisantons pas: j’ai visité
hier la lapinière, il y a une mère qui, à mon compte, fera ses petits
avant deux jours. La race est précoce; on peut donc fixer le déjeuner à
cinq semaines d’ici.--Va pour cinq semaines!... soupirai-je un peu
défrisé.

Ah! par exemple, pendant ces cinq semaines je n’eus pas le loisir
d’oublier le lapin. Anselme, dès le lendemain venait m’en apporter des
nouvelles. La femelle avait mis bas: six lapereaux superbes, un surtout,
gris de poil avec le nez rose, qui déjà au seul aspect d’un trognon de
choux remuait l’oreille comme père et mère. C’est celui-là qu’on
mangerait! Deux jours après ce fut une autre gamme: le mâle, un enragé,
dévorait ses enfants par jalousie; on avait dû le mettre en geôle, sous
un panier renversé, avec une grosse pierre dessus; trois lapereaux
avaient péri victimes de ce nouveau Saturne, mais, par un hasard
miraculeux, celui à poil gris et à nez rose survivait. La semaine
suivante, Anselme me déclara d’un air affligé que trois petits, aussi
drus et forts et tétant toujours épuisaient la mère; il allait en
sacrifier deux: cela lui faisait de la peine, mais le dernier aurait la
part des autres et profiterait d’autant.

Dès ce moment, l’unique lapin suffit à remplir notre vie: au café, à la
promenade, Anselme ne me parlait que de lui, s’attendrissant sur ses
grâces enfantines, racontant ses caprices, constatant ses progrès. Plus
d’une fois même, à l’heure du départ pour les champs, quand, dans la rue
endormie encore, tintent au cou des chèvres et des bourriquets quelques
clochettes matinales, Anselme vint cogner à mes vitres, en criant:
«Tandis que vous voilà tranquille dans vos draps, moi je vais couper
pour notre lapin l’herbe qu’il aime, des seneçons, des liserons...» Et
il ajoutait en s’éloignant, pour prouver son zèle: «J’étendrai un moment
l’herbe au soleil, parce que les lapins, la rosée les tue.» Dans les
brumes de mon sommeil interrompu, ce lapin m’apparaissait gigantesque!

Un matin, le lapin s’échappa. Anselme, tout ému encore, vint chez moi me
raconter la chose. A force de courir, il était parvenu à le rattraper.

Enfin Anselme déclara que le lapin se trouverait à point dans huit
jours, ce qui mettait la fête un dimanche. En attendant, il allait vivre
au régime sec: plus d’herbage, plus de verdure, plus de ces plantes
gonflées d’eau qui font aux lapins leur chair fadasse et molle; rien que
des lavandes, des marjolaines; de temps en temps, mais pas souvent,
quelques brindilles de poivre-d’âne, toute une nourriture odorante
cueillie exprès par Anselme sur la montagne, car Anselme pour tout au
monde n’aurait chargé un autre que lui de ce soin.

Le dimanche arriva. Anselme voulut partir le premier, dès l’aube, pour
sacrifier la victime d’un coup sur l’oreille à la façon classique,
l’apprêter et la mettre en casserole; moi, je devais venir après, tout à
mon aise, avec deux ou trois amis qui m’aideraient à porter le vin et
les autres provisions... Mais écoute la fin de l’histoire!

--Volontiers; le lapin d’Anselme était-il bon?

--Hélas! mon ami, ce rare lapin, si gras, si rond, si bien nourri,
parfumé comme une cassolette, ce lapin n’avait jamais existé que dans
l’imagination d’Anselme. M’étant levé de très bonne heure ce jour-là, le
hasard fit que je surpris Anselme en train d’acheter son lapin chez le
marchand de lapins. Anselme ne possédait dans son bastidon, je m’en suis
assuré depuis, ni lapinière, ni mère lapine; et c’est uniquement pour le
plaisir qu’un mois durant le brave garçon m’avait menti, ajoutant chaque
matin, avec une ingéniosité de poète ou de romancier, un grain nouveau à
son chapelet d’innocentes impostures.

--Et tu en conclus?...

--Tiens, c’est vrai! où en étions-nous? Ma foi avec ce lapin, cet
Anselme, j’ai un petit peu perdu le fil.



FRUITS DE MER.


Tout à coup mon ami le Capitaine s’écria:

--Je crève de rire... Puis sans remarquer mon air étonné, toujours
sérieux comme un pape, il ajouta:--... Je crève de rire quand je vois
des huîtres, parce que cela me rappelle la seule fois que nous en
mangeâmes, à Antibes. Là-bas les coquillages ne manquent point; nous
avons toutes sortes de fruits de mer: les praires de Toulon, les
clovisses, les moules, et les oursins que j’oubliais, les oursins qu’on
pince au fond de l’eau, quand ils se promènent, à la pointe d’un roseau
fendu. _Pour d’huîtres_, par exemple, bernique! De temps en temps les
maîtres d’hôtels en font bien venir un panier ou deux de Marennes ou de
Cancale, mais celles-là, d’abord les Anglais les accaparent, et puis il
ne serait pas agréable de manger au bord de la Méditerranée des choses
poussées dans l’Océan.

Et le Capitaine, répondant à l’invisible interlocuteur que tout bon
méridional porte en soi, conclut philosophiquement:--Eh, té, on s’en
passe de vos huîtres!... Puis il continua après un soupir:

--Le plus pénible dans tout ça, c’est qu’à l’entrée du port, à deux pas
de la Porte-Marine, il y a des millions et des milliards d’huîtres, de
quoi nourrir plusieurs régiments, un banc énorme qui s’en va sous l’eau
jusqu’à moitié chemin de la Corse.

--Pourquoi ne les pêchez-vous pas!

--Parce que c’est trop bas, coquin de sort: au moins à vingt brasses.
Seulement on les aperçoit distinctement, par une belle mer, dans les
jours calmes. Et quelles huîtres, mon ami! larges comme ce chapeau,
blanches, grasses! Aussi, quand je m’en allais par là, près de la bouée
de _Cinq-cents-francs_, entre le phare et le fort Carré, tendre mes
_palangrotes_ aux _castagnores_, cela me faisait frémir de les voir
bâiller. Savoir qu’on a une mine d’huîtres sous son bateau et ne pas
pouvoir en goûter une! Je leur montrais le poing au fond de l’eau,
oubliant tout, même les castagnores, quoique la castagnore soit un joli
poisson avec la peinture de ses écailles, et ses nageoires qui ont l’air
découpées au ciseau.

Là-dessus, mon ami le Capitaine, bien que je n’eusse soufflé mot,
m’interpella furieusement:

--Ainsi tu ne crois pas que j’en aie mangé de ces huîtres?

--Voyons, qui te dit?...

--Non, tu ne le crois pas!... J’en ai mangé pourtant, moi; mais il
fallait un de ces hasards qui n’arrivent que tous les cent ans, un
véritable coup de la Providence. Figure-toi... C’était précisément en
cette saison, un lendemain de tempête. La mer avait été mauvaise trois
jours, et, trois jours durant, d’énormes vagues venues droit d’Afrique
s’étaient amusées à jouer au cheval fondu par dessus le môle et les
remparts. Après mon bureau, au lieu de faire le tour de ville, l’idée me
vint d’aller, de l’autre côté de l’anse Saint-Roch, regarder la plage.
C’était superbe. Le fond de la mer avait dû être retourné sens dessus
dessous comme un gant. Le rivage blanc d’os de seiche, couvert
d’éponges, de pierres ponces, et puis du corail, toutes sortes de
coquillages! Je ne connais rien à ces bêtises, mais elles m’amusent;
après deux ou trois petites heures, j’en avais mes poches remplies au
point de ne plus pouvoir marcher. J’allais retourner sur mes pas, quand,
un peu en avant dans l’eau, j’aperçus un rocher d’aspect bizarre. Et
dire que j’hésitai un instant à me mouiller les pieds, dire que je
faillis passer sans regarder à côté d’une telle trouvaille! car c’était
une vraie trouvaille: je ne sais combien d’huîtres, ensemble accrochées
et soudées, un aggloméré, un béton d’huîtres, ne formant plus qu’un
bloc, déraciné sans doute la veille et ramené du fond par le gros temps.
Tu devines ma joie, mais que faire de mon épave? J’essayai de
l’emporter: trop lourd! Laisser là les huîtres et m’en aller chercher
secours eût été d’une souveraine imprudence: un passant n’aurait eu qu’à
mettre la main dessus. Pour comble de malheur, la nuit tombait. Ma
résolution fut bientôt prise: j’avais du tabac, une pipe, et je
m’établis dans un creux d’où je pouvais surveiller, rien qu’en ouvrant
la moitié d’un œil, mon trésor caressé par les flots et gardé par le
clair de lune. Toute la nuit, je rêvai d’huîtres; et quand je me
réveillai, un peu engourdi par l’air frisquet, mes huîtres étaient là,
le soleil levant perçait la brume et les bateaux-pêcheurs sortaient du
port. A force de héler, un de ces pêcheurs m’entendit. «Comment! c’est
vous, monsieur le Capitaine, mais tout le monde vous croit
noyé!--Laisse-les croire et aide-moi à embarquer ça!--Une pêche rare,
monsieur le Capitaine, qui fera du bruit dans la ville!»

Et je te crois, qu’elle fit du bruit! Un grand déjeuner fut servi au
cercle, avec mon bloc d’huîtres tout entouré de fleurs, au milieu de la
table; car, afin que chacun pût jouir du coup d’œil, on devait le
dépouiller peu à peu en mangeant, et n’ouvrir les huîtres qu’une à une.
Nous étions quarante convives: il y eut des huîtres pour tous. Et, chose
étrange, à mesure que le bloc se décroûtait de ses huîtres, on le voyait
progressivement prendre une forme régulière. «C’est un rocher rond...»
disaient les autres. Moi, je voyais bien que ce n’était pas un rocher
rond. Soudain je pousse un cri de joie: le prétendu rocher se trouvait
creux, avec autant d’huîtres au dedans qu’on en avait enlevé au dehors.
Et dures, et serrées! pour les avoir, ce fut le diable! Sans compter que
le président de la Société archéologique me criait tout le temps:

«Prends bien garde! n’abîme rien, c’est une urne; j’en vois l’émail! une
urne antique tombée de quelque galère et vieillie sous la mer; nous en
ferons hommage au Musée.» Va pour une urne! mais les urnes de cette
espèce, tout honnête homme en a dans sa chambre, et on les fabrique à
Valauris.

Ce qui n’empêche pas, ajouta mon ami le Capitaine en manière de
conclusion, que tout le monde redemanda des huîtres et que, moi d’abord,
je fis honneur à cette seconde tournée.



ESCARGOTS D’AFRIQUE.


Si vous avez froid, si l’hiver vous paraît long et Paris monotone,
faites comme j’ai fait l’autre soir, assistez à un dîner d’explorateurs.
Là, dans quelque salon orné de nattes aux couleurs vives, décoré
bizarrement de panoplies sauvages et de costumes primitifs en plumes de
perroquet, au milieu d’une conversation où s’entremêlent les longitudes
et les latitudes, les gommes et la poudre d’or, les plumes d’autruche et
l’ivoire, vous pourrez, tandis qu’au dehors la neige cristallisée
brille, et tout en savourant un moka qui vient de Moka, parfumé de tafia
d’origine, vous procurer gratis et sans danger la sensation d’un grand
voyage aux heureux pays du soleil.

La belle flamme et quelle verve, et les mirifiques aventures dans cette
Afrique, mère des monstres, qui cache encore tant de secrets!

Pour nous l’ouvrir, des héros sont morts!

Cependant les escargots du Marseillais cheminent lentement à travers des
régions non visitées, et, comme ces voyageurs d’un nouveau genre portent
leur maison sur le dos et n’ont à s’embarrasser ni de bagages ni de
tentes, tout donne lieu de croire qu’ils arriveront les premiers.

--Quels escargots?... quel Marseillais?...

--C’est une histoire qu’au dessert mes explorateurs racontèrent et que
je vais à mon tour vous raconter.

Du temps que les escargots étaient inconnus dans l’Afrique australe (il
y a bien sept ans de cela, comme chacun sait), un Marseillais vivait à
la ville du Cap. Commerçant toute la semaine, il s’était fait bâtir,
pour y passer ses dimanches, sur les flancs de la montagne de la Table,
à l’endroit le plus sec et le plus rocheux, un petit cabanon
horriblement blanc qui lui rappelait son cher Marseille. Là, une fois
tous les huit jours, grillé du soleil, mais heureux, il se
confectionnait un bel aïoli et le mangeait tout seul en regardant la
mer. L’aïoli mangé dans ces conditions le consolait un peu de la patrie
absente. Hélas! le cœur de l’homme est insatiable. Que signifie
d’ailleurs un aïoli sans son accompagnement d’escargots? Et le bon
Marseillais, redevenu mélancolique, s’attendrissait obstinément au
souvenir des escargots mangés sur place après qu’on les avait dénichés
dans les éboulis des murs en pierre sèche qui soutiennent les jardins de
Menpenti et du Roucas-Blanc. Un jour, le Marseillais n’y tint plus; il
écrivit à un compatriote resté là-bas, fait pour le comprendre, et deux
mois plus tard, par le retour du courrier, arrivait à la douane de
Cape-Town une caisse carrée, percée de mille trous, et répandant une
odeur étrange. Cette caisse renfermait dix mille escargots, de ces fins
petits escargots gris qui, selon la prétention des Provençaux, sont aux
escargots de Bourgogne ce qu’est au lapin de garenne un maigre lièvre
montagnard nourri de lavande et de thym. Quatre mille escargots étaient
malheureusement morts en route. Sur les six mille survivants, notre
Marseillais en choisit trois mille qu’il réserva pour être mangés, et
plaça les autres dans un petit parc abondamment pourvu de légumes frais
et de tout ce qui peut, en général, rendre aux escargots la vie douce.
Le Marseillais avait son idée; et quand ces derniers lui parurent remis
des fatigues de la traversée et suffisamment restaurés, chaque soir il
en prenait quelques-uns des plus gaillards et, se perdant dans les
milles sentiers entourés de jardins et de villas qui serpentent autour
de la montagne, il les déposait dans un trou de mur ou sur la
plate-bande d’un potager, à travers les barreaux d’une grille:--«Nous
avons ici un climat béni, se disait-t-il, tous les légumes d’Europe y
prospèrent; c’est bien le diable si mes escargots ne multiplient pas!»

En effet, les escargots multiplièrent, et, dès lors, par les belles
nuits australes, sous les reflets de diamant de la Croix du Sud,
l’heureux Marseillais, un panier au bras, put faire mystérieusement
d’abondantes et savoureuses récoltes.

Pendant quelque temps, tout alla bien. Par malheur, les escargots, à qui
le sol convenait, multipliant, multipliant toujours, finirent par
déborder les jardins, contournèrent stratégiquement les murs de la ville
et, peu à peu, se trouvèrent occuper toute la riche et grasse
presqu’île: les aristocratiques cottages de Rosebank, ombragés de
chênes, et les coteaux cuits du soleil où mûrit le vin de Constance.

La chose ne se passa point cette fois sans attirer l’attention publique:
un beau jour, les bons vignerons hottentots au service des propriétaires
hollandais arrivèrent tout effarés à la ville racontant que des animaux
étranges, sans pattes, quatre fois cornus, et tels que les anciens ne se
rappelaient pas en avoir jamais vu les pareils dans le pays, dévastaient
les vignes, hachaient les pampres et les grappes, et revenaient plus
affamés et plus nombreux à mesure qu’on les détruisait.

Le directeur du Muséum, à qui un spécimen fut apporté, reconnut avec
stupéfaction dans le monstre tous les caractères de l’_Helix
Cochlearia_, du vulgaire escargot d’Europe.

L’importateur ne soufflait mot; mais on apprit son nom par les registres
de la douane. Grande émotion, fureur des journaux! Pendant quelques
jours la vie du Marseillais fut menacée.

Cependant, tandis que la colonie ne parlait que d’eux et que les
_Magazines_ publiaient leur portrait avec des cornes intentionnellement
exagérées, les escargots marchaient toujours. Un obstacle les arrêta, à
l’entrée de l’isthme: les _Flats_, vaste étendue de marécages et de
sable, fleurie d’orchidées multicolores, de bruyères lilas et roses,
domaine familier des serpents et des canards sauvages, mais que les
escargots ne pouvaient traverser sans se noyer ou s’enliser. Patients et
têtus, ils attendirent; puis, un chemin de fer ayant été construit pour
relier la ville avec l’intérieur, ils se glissèrent prudemment,
silencieusement le long des rails et envahirent les riches exploitations
du _Coin français_ et les vignobles de _la Perle_.

Les escargots iront plus loin encore, poussés au Nord par un vague
instinct, on dirait presque par un désir de se rapprocher de la patrie.
Ils seront demain aux Champs de diamants; les voies ferrées aidant, ils
atteindront un jour le Zambèze...--«Qui sait? dit en terminant le
voyageur qui faisait ce récit, dans vingt ans, dans trente ans
peut-être, un Caillié ou un Livingstone, arrivant dans le dernier coin
inexploré du continent africain, éprouvera la douloureuse surprise de
voir qu’il a été précédé par les escargots partis du Cap.»

--Et le Marseillais?

--Les habitants, pour toute vengeance, ont donné son nom (Lavertpilière
ou Cazenavette) au gastéropode qu’il importa. Nom maudit aujourd’hui par
toute la colonie, mais qui sera béni demain s’il est vrai, comme le
_Cape-Times_ l’annonce, que la seule présence de l’escargot suffit à
détruire le fléau des terres australes, plus terrible que notre
phylloxera: la punaise blanche d’Australie! Ce qui prouve qu’on peut
devenir bienfaiteur de l’humanité sans le savoir et par pure
gourmandise, et qu’il suffit parfois de laisser les choses aller pour
que tout s’arrange et soit pour le mieux dans le meilleur des mondes.



LES SAULES DE M. SÉNEZ.


M. Sénez aime la nature.

Vers la fin de l’hiver dernier, ayant appris que j’habitais, au pied des
Alpes, une bourgade perdue, dans les torrents, les rochers et la
lavande, M. Sénez débarqua chez moi un beau matin en costume pastoral,
par le petit coupé à deux places qui fait le service d’Avignon.

Avec son chapeau rustique et son sac de nuit, M. Sénez apportait, réglé
d’avance, un idéal de campagne. Il voulait simplement, me dit-il, une
maisonnette au regard du soleil couchant, précédée d’un bassin où
tremperaient deux saules pleureurs et où chanterait une grenouille.

M. Sénez ne chercha pas longtemps son idéal; il l’avait trouvé le soir
même.

Figurez-vous une de ces petites maisons cubiques, blanchies à la chaux
et entourées d’un mur de pierres sèches, où les bons Provençaux, qui
sont de la nature des cigales, vont par bandes, le dimanche, se réjouir
à l’ombre d’un pin ou d’un olivier, ombre aussi claire, d’aussi fine
trame et aussi percée de trous ensoleillés que le manteau du philosophe
Antisthène. Tout semblait nu et froid encore à cause de la saison; mais
grâce à ma double vue de Provençal et de poète, je vis le bastidon tel
qu’il serait un mois plus tard, et je sentis passer dans l’air comme un
parfum de vin muscat, d’aïoli et d’escargots de vigne.

Autres étaient les impressions de M. Sénez.

Ce qui du premier coup l’avait séduit là-dedans, ce que sa vive
imagination se représentait par avance, ce n’étaient pas le mur blanc,
les cigales, l’herbe brûlée, l’ombre noire des artichauts projetant en
ligne sur le sol leurs fruits de forme classique pareils au thyrse de
Bacchus et leurs larges et belles feuilles contournées comme des
acanthes, rien enfin de cet assoupissant poëme de la chaleur et de
l’été, avec les ortolans qui chantent, les blés trop mûrs qui se
froissent bruyamment et les grands chemins qui poudroient; ce que voyait
M. Sénez, ce qui seul le faisait rêver, c’était une chose si
ridiculement attendrissante en pareil endroit, que d’abord je ne l’avais
pas aperçue: le bassin! un bassin rond grand comme la main, bordé de
buis, épais de mousse, égayé d’un mince jet d’eau qui sautait de côté à
un pied en l’air avec de petits mouvements asthmatiques, et ombragé en
espérance par deux saules, manches à balai jaunes pour le quart d’heure,
mais qui promettaient d’être, la saison aidant, de magnifiques saules
pleureurs.

--Il y a une grenouille! me disait M. Sénez ravi.

--Elle doit se trouver bien malheureuse.

--Ne plaisantons pas. Et les saules? Savez-vous seulement combien c’est
joli les saules qui poussent? les saules pleureurs, bien entendu!
D’abord, tout autour des rameaux, commence à flotter une verdure tendre,
un nuage, un brouillard, une fumée de verdure, comme si on les avait
très légèrement poudrés d’or vert. Ils vous ont un parfum de miel, avec
cela! Puis la verdure croît, les longues feuilles déroulées retombent au
bout des longues branches, descendant un peu chaque jour, jusqu’à ce que
leur bout fin trempe dans l’eau et se soude à son propre reflet.
Inextricable labyrinthe où se confondent le bleu du ciel et les éclairs
de l’eau, les mousses et les rayons, les vrais saules et leurs images.

M. Sénez était fou de ses saules.

Pendant quinze jours il ne les quitta pas, perdant le boire et le
manger, épiant l’apparition du premier bourgeon avec une joyeuse
inquiétude.

--Mes saules poussent! mes saules poussent! disait-il tous les soirs
quand il rentrait. Il se couchait de bonne heure pour rêver d’eux.

Puis un jour, subitement, M. Sénez devint sombre; il ne parlait plus des
saules, il ne voulait plus qu’on lui en parlât.

Et cependant, en plein mois de mars, devaient-ils avoir assez de
feuilles!

Je flairais un drame dans ces saules! Je voulus les voir de mes yeux;
sans avertir M. Sénez, je me rendis à la maisonnette.

Pauvre ami! Pauvre M. Sénez! Alors je compris ses tristesses. Le paysage
idéal était là; le soleil couchant se couchait; la grenouille chantait
sous le jet d’eau; mais les saules, les fameux saules, qu’il avait rêvés
échevelés et blonds comme une jeune fille d’Allemagne, les saules
pleureurs, hélas! ne pleuraient pas: horribles, hérissés, ils portaient
fièrement la chevelure en broussaille du _salix vulgaris_, des simples
saules, ces écoliers mal peignés de la végétation.

Ce fut navrant.

On m’a volé, disait M. Sénez; la campagne n’a plus de charme pour moi!
Je partirai demain.

M. Sénez faisait déjà ses paquets.

Pourtant le lendemain M. Sénez ne partit pas, le surlendemain non plus,
ni les jours suivants. Peu à peu sa joie lui revint; il retourna au
bastidon.

Une après-midi, plus joyeux encore qu’à l’ordinaire, mais joyeux de
cette joie discrète des inventeurs qui ont trouvé:

--Venez avec moi, me dit-il mystérieusement, je veux vous montrer
quelque chose.

Ce qu’il me montra, jamais je ne l’oublierai.

Au dessus du petit bassin, les deux saules, liés par la tête et
rappelant dans cette attitude contrainte les combats de boucs et
d’ægipans debout sur leurs pieds de derrière et se heurtant du front qui
servent de culs-de-lampe aux belles éditions du dix-septième siècle, les
deux saules, courbés, tordus, garrottés, dessinaient l’arc rêvé par M.
Sénez, tandis que des ficelles supplémentaires tiraient en bas les
maîtresses branches et les faisaient tremper dans l’eau.

O puissance de l’invention! les saules mal peignés étaient devenus, par
force, de superbes saules pleureurs, et M. Sénez, en possession de son
idéal, pleurait de joie en regardant pleurer ses saules.



LE MOULIN DE FUSTON.


Tout le monde l’enviait, Fuston!

Il possédait, non loin de la ville, le plus joli moulin du monde: un de
ces moulins qu’on rêve, aux heures de mélancolie, pour y élever des
canards et vivre heureux.

L’écluse n’en était pas large, mais ombragée d’arbres si beaux et
peuplée de tant de grenouilles! Sa grande roue ne tournait guère, mais
de si vertes mousses y pendaient!

Jamais, de mémoire d’homme, le moulin de Fuston n’avait marché; on
rencontre, comme cela, pas mal de moulins en haute Provence. L’écluse,
la grande roue, dormaient inutiles; inutiles aussi dormaient les pièces
de l’aménagement intérieur: meules frais taillées, blutoirs à la soie
jaune, toute neuve, poche de toile tombant du plafond par où le blé
descend comme une averse de grains d’or, tiroirs énormes au fond
desquels s’amasse la fine farine tamisée.

Bâti sur le versant nord d’une colline, en plein courant d’air d’un
étroit vallon, ce moulin plaisant et paradoxal était censé alimenter sa
chute d’eau par le moyen d’un important barrage.

Soyez tranquilles! le barrage existait à un demi kilomètre au-dessus du
moulin: barrage d’ailleurs pittoresque, fait de pieux plantés dans le
gravier, de pousses d’osier noir entrelacées au travers des pieux, et
qui tenait superbement toute la largeur de la rivière.

Par malheur, en été, aux mois où la rivière baisse, le peu d’eau qui
restait préférait passer par dessous le barrage et se frayer un frais
chemin, loin du soleil et loin des hommes, dans l’épaisseur du lit de
galet. L’hiver, c’était une autre histoire: coulant claire, vive, à
pleine rives, la rivière d’abord emplissait le canal modeste et
l’écluse. Mais aussitôt l’écluse emplie et quand la roue allait
s’émouvoir, toujours un vent âpre arrivait qui, dans cet entre-deux de
montagnes, pour plus de trois mois sans soleil, glaçait le canal et
l’écluse, et figeait la bruyante chute d’eau en immobiles stalactites.

Fuston pendant plus de vingt années, n’avait pas moulu la valeur d’un
sac.

Cela ne l’empêchait pas d’être meunier, et de s’habiller en meunier, et
de mener la vie de meunier. Tout en drap gris, avec l’indispensable
chapeau gris, d’un gris presque blanc et comme poudré de farine, il
remplissait de son importance les marchés et foires de la contrée,
parlant grains, raisonnant d’«issues.»

Aimé de tous, même des meuniers ses confrères qu’une concurrence aussi
platonique n’effrayait point, les bons déjeuners, chez lui dans ce
moulin silencieux, autour duquel les infiltrations de l’écluse faisaient
régner, aux mois les plus chauds, une sorte de verdure relative!

Faute de pêche, on avait la chasse; et pour arroser les perdrix et les
lièvres courtauds de la côte, un petit vin sec, à parfum de cailloux,
que le bon Fuston, de ses propres mains, mettait _fraîchir_ sous la
grand’roue.

Je l’entends encore, ce Fuston! j’entends l’éloge de son moulin:--«Vous
pouvez aller de Gap à Marseille avant de rencontrer pareilles meules.
C’est franc, solide, bien établi. Ça tourne rond et ça broie net, sans
s’échauffer ni rien brûler. Ça vous avale un sac, deux sacs, comme je
vous avale ce verre.» Et il s’exaltait au dessert, croyant entendre son
moulin revivre, souriant au bruit, flairant la farine, voyant de la
grand’roue en mouvement mille perles jaillir sur le gazon des berges,
tandis que de longs fils d’argent coulent au bout de ses mousses
reverdies.

Et que manquait-il à Fuston pour réaliser son rêve? Peu de chose, en
somme: un été qui ne fût pas sec, un hiver qui ne fût pas froid.

Fuston, au courant de sa vie, ne rencontra jamais ni cet été ni cet
hiver. Tranquille en un moulin muet, la chose d’ailleurs le chagrinait
peu. Tout même porte à croire que Fuston n’aurait pas vu sans déplaisir
un caprice indiscret des saisons déranger son bonheur et secouer
l’aimable paresse de ses meules.

Vrai logis de poète ce moulin:

_Le moulin de Fuston, à sec l’été, gelé l’hiver, qui ne fait jamais de
farine!_



DANS UNE PETITE VILLE



I

LA VIEILLE MAISON.


Il était presque nuit quand j’arrivai.

Sur les grandes _lices_ silencieuses qui font le tour des remparts,
quelques bourgeois se promenaient encore. De temps en temps ils
s’arrêtaient, consultaient anxieusement leur montre à breloques et
disparaissaient, l’un après l’autre, sous le beau portail à machicoulis
de grès rouge, qu’un dernier rayon de soleil éclairait.

Comme à la fin des beaux jours, d’innombrables moineaux (moineau veut
dire petit moine) s’égosillaient au milieu des feuilles à réciter leur
office du soir.

Je franchis la voûte du portail, et je me mis à marcher à travers les
rues de la ville.

Personne...

C’était l’heure du dîner!

Sur une petite place, deux servantes cousaient dans un coin obscur; on
entendait le tintement régulier de la fontaine et le bruit d’une cruche
oubliée qui _dégoulait_ l’eau en se balançant.

                   *       *       *       *       *

Le lendemain matin, dès huit heures, je sautais à bas de mon lit
d’auberge, et je m’inquiétais de trouver un logement. L’hôtesse
m’indiqua tout au bout de la ville, dans un quartier tranquille, «à la
porte de la campagne», une maison où, disait-elle, il devait y avoir des
chambres à louer.

Imaginez une longue rue déserte, en pente, à côté de l’église, dont les
cloches carillonnaient. Çà et là, des murs de jardins avec des lilas et
des pêchers qui regardaient par dessus. Un grand perron barrait à moitié
la rue. C’était là.

Je ne pus m’empêcher de sourire en voyant la solide rampe de pierre
massive, polie comme le marbre par la culotte des gamins... humble et
touchant détail qui me rappelait des glissades lointaines!

Point de sonnette; il me fallut frapper, selon l’ancienne mode, avec le
lourd marteau en fer forgé. Une petite vieille vint ouvrir.

--«Monsieur est le voyageur?» me dit-elle.

On lui avait apparemment déjà parlé de moi.

La petite vieille devant, moi derrière, nous traversâmes un long
corridor frais et silencieux, sonore, éclairé d’un peu de jour qui
venait de je ne sais où. Sur les murs, blanchis à la chaux, s’étalaient
cinq ou six portraits de famille dont je ne distinguais les traits que
vaguement.

J’éprouvais une bizarre sensation: les lices, les remparts, cette
vieille maison, toutes ces choses que je n’avais jamais vues, me
touchaient comme des choses familières. J’aurais voulu rester là
toujours. Il me semblait être revenu dans ma ville natale, mais une
ville natale où personne ne me reconnaîtrait.

                   *       *       *       *       *

La petite vieille s’arrêta devant une porte:

--«Entrez, monsieur.»

Je ne voyais rien dans la chambre, car les volets clos ne laissaient
passer qu’un mince rayon de soleil par un trou. Seulement je sentais ce
léger parfum d’ambre et cette bonne odeur de choses anciennes qui sont
comme l’haleine des vieilles maisons.

Je me heurtai, par mégarde, contre un meuble; un son plaintif s’en
échappa, très perceptible au milieu du silence, et les petites
paillettes d’or qui montaient et descendaient dans le rayon de soleil se
mirent à danser follement.

--«Monsieur, monsieur, cria la vieille, prenez garde à l’épinette!» Tout
en parlant, elle avait poussé les volets. Par la grande croisée, haute
comme une porte, un flot de lumière blanche et de soleil se répandit
dans toute la chambre, inondant les lourds rideaux drapés, le large lit,
le bahut de noyer noir, la cheminée en chêne luisant, les tapisseries à
personnages, les fauteuils sans housse, tout un paradis du bon vieux
temps où l’on cherchait, oubliés sur un coin de console, la canne à
pomme d’argent de monsieur le marquis ou l’éventail pailleté de la
petite présidente. De belles dames, le chignon poudré, un bouton de rose
à leur fin corsage, me souriaient du haut de leurs cadres ovales; et,
au-dessus de la porte, de petits amours nus, moulés en plâtre,
gambadaient parmi des roses, des flûtes et des violons. J’aperçus encore
une grande glace à trumeau, et, sous la glace, un clavecin fermé, celui
que j’avais heurté en entrant.

--«Monsieur, me disait la petite vieille, vous trouverez peut-être le
mobilier un peu fané; c’est très vieux, mais bien convenable encore.
Autrefois, quand nous logions des officiers, mon fils avait voulu tout
faire remettre à la mode. Par malheur, à cette époque, un ordre venu de
Paris nous enleva la garnison.»

                   *       *       *       *       *

Il en est, paraît-il, des choses comme des femmes. J’ai vu des vieilles
comédiennes tout à fait imposantes sous leurs tours de cheveux blancs,
et cela m’a aidé à comprendre pourquoi les ameublements au temps de
Louis XV, si coquets, si féminins, si frivoles, finissent par prendre
après cent ans je ne sais quel air de sainteté vénérable.

Le fait est que je suis ici le plus tranquillement du monde, oubliant
Paris et fort à l’abri des tentations.

Le soir, je me joue sur le clavecin un air de menuet ou de brunette, et
je feuillette cinq ou six livres bruns, à tranches rouges, que j’ai
découverts dans la poussière et les araignées, entre le dessus du bahut
et les solives du plafond.

Aussitôt éveillé, je cours sur ma terrasse fumer une cigarette et voir
venir le matin; car j’ai une terrasse, une large terrasse avec des
piliers de pierre à l’italienne et une énorme vigne d’au moins cent ans,
qui prend racine quinze pieds plus bas, au milieu des figuiers, dans le
jardin, et monte faire treille au-dessus de ma tête en se tortillant le
long du mur où la retiennent de gros crampons de fer.

Je vois à mes pieds des ruelles étroites, jonchées de buis et de
lavande, puis des toits, des remparts, des jardins et, par delà, la
Durance dans son lit de cailloux blancs.

Quelquefois, entre les tuiles humides, un chat s’accroupit en guettant
des pigeons... Un radeau descend la rivière... ou bien une ronde de
petites filles que je ne vois pas chante la chanson naïve:

    Garde les abeilles, Jeannette!
    Garde les abeilles au pré.

Je me fais l’effet de vivre il y a cent ans.



II

LE CRUCIFIX DE SŒUR NANON.


Il reste encore, hélas! pas pour longtemps, il reste de ces bourgades
provinciales, éloignées des chemins de fer, immobiles et comme endormies
derrière leur ceinture de remparts croulants, où, dans l’atmosphère des
vieilles choses, les vieilles idées s’éternisent.

C’est dans une bourgade pareille que, tout petit,--peu soucieux de
théologie, j’aurais alors donné Jansénius et Molina et saint Augustin
par-dessus pour une pochée de noix vertes,--j’eus l’honneur de connaître
une bonne demoiselle du temps passé, fort experte en ces difficiles
questions de prédestination et de grâce, et qui, malgré pape et
Sorbonne, tenait obstinément pour les cinq propositions.

On l’appelait la sœur Nanon; elle est morte voici longtemps, mais tout
le monde dans le pays se souvient d’elle: petite et leste, trottant le
long des murs sur ses souliers bronzés à semelles craquantes, vêtue
l’été comme l’hiver de la même robe de serge sombre, les yeux bleus et
vifs et le visage qui paraissait tout blanc dans l’ombre d’une coiffe à
canons.

Sœur Nanon habitait seule rue de la Poterne, ancien ghetto des juifs
devenu quartier paysan, fermé à ses deux bouts par des voûtes. Des pans
de mur en pierres noircies, tant bien que mal utilisés dans les plâtras
de constructions plus récentes, attestaient les persécutions
d’autrefois, des pillages, des incendies. Le soleil ne pénétrait guère
dans cette rue de la Poterne; mais, en revanche, du clocher roman de
l’église qui, tout voisin, la dominait, les offices et les angelus, les
enterrements et les messes y tombaient d’aplomb, bruyamment, en belles
notes rondes et lourdes. Pas un ronflement ne s’en perdait.

Affiliée sans doute à quelque vague tiers-ordre, sœur Nanon était fort
dévote; seulement elle l’était à sa façon. Ni congréganiste, ni
zélatrice, jamais on ne la voyait prendre part à ces édifiantes parties
de campagne où le troupeau sacré des vieilles filles, qui se consolent
du mariage par l’amour divin, va, sous la direction d’un jeune vicaire,
faire la dînette au printemps et s’attendrir sur les bienfaits du
Créateur, en cueillant les cerises nouvelles. Une fois, sœur Nanon, pour
une œuvre de charité, avait réuni chez elle quelques artisanes, des
ouvrières, des apprenties. Mais le curé s’offusqua de ces conciliabules
et finalement les interdit. Le bruit se répandit dès lors que sœur Nanon
et les curés ne comprenaient pas la religion de la même manière.

A l’église, sœur Nanon, de temps immémorial, avait choisi sa place dans
le coin le plus sombre, loin de l’autel à la mode sur lequel une vierge
poupine, neuve et luisante de vernis, souriait au milieu de fleurs en
papier d’or, et tout près des grilles d’une chapelle abandonnée où, dans
une niche sans crépi, se morfondait un saint maussade. Un jour que nous
faisions du bruit à la messe, quelqu’un nous dit: «--Chut! taisez-vous,
la sœur Nanon tombe en extase.» Et nous vîmes cette petite vieille à
genoux, les doigts crispés sur son chapelet, faisant les yeux blancs à
la voûte.

Quelquefois--ma grand’tante demeurait en face--je regardais par la
fenêtre dans la chambrette de sœur Nanon: des murs passés au lait de
chaux, les rideaux d’un lit, et, au milieu, sur le plancher de briques
soigneusement ciré où se miraient les pieds de sa chaise, sœur Nanon qui
méditait et lisait. Un matin, sœur Nanon me dit à travers la rue:
«--Petit, si tu veux des pommes, fais le tour par la voûte de la
Poterne.» Une minute après, tremblant un peu, mais plein d’une curiosité
joyeuse, je grimpais l’escalier propret de sœur Nanon. Sœur Nanon vint
m’ouvrir la porte et me choisit deux pommes dans une crédence qui laissa
échapper une bonne odeur de fruitier. Moi je regardais de tous mes yeux,
et je ne songeais guère aux pommes. Il y avait là sur un guéridon
beaucoup de vieux livres à tranches rouges. Aux murs, deux cadres: le
portrait d’un monsieur à mine fâchée, coiffé d’un bonnet carré et dont
le nom en latin ne m’apprit rien, puis, une gravure représentant des
gens en habit de prêtre qui, les uns sciant, les autres tirant sur des
cordes, essayaient d’abattre un grand arbre dans les branches duquel,
ainsi que des fruits monstrueux, étaient des médaillons avec le portrait
d’autres messieurs de mine également fâchée, également coiffés du bonnet
carré. Aucun de ces joujoux pieux que j’avais pu admirer chez d’autres
dévotes! Pas de saint Jean-Baptiste en cire vêtu d’une peau de lapin,
pas de Jésus frisé sous sa cloche de verre, pas d’images de sainteté
avec des roses et des colombes. Rien qu’un grand crucifix penché
au-dessus de l’alcôve! Mais ce crucifix m’effraya. Il avait l’air
méchant et dur; ses bras, au lieu de s’étendre en croix, se dressaient
en l’air, presque parallèles, de sorte que ses mains clouées semblaient
saigner sur la couronne d’épines.

J’osai demander à sœur Nanon pourquoi son crucifix ne ressemblait pas
aux autres. Elle me répondit: «--Ce sont des choses, petit, que
maintenant tu ne saurais comprendre.» Pourtant, elle ajouta, se parlant
à elle-même: «--Que signifient vos bras étendus comme s’ils voulaient
s’ouvrir à l’humanité tout entière? Les élus sont rares, avare est la
Grâce, le Christ ne mourut pas pour tous!»

Je ne m’expliquai pas bien les paroles de sœur Nanon.

Quelques années plus tard, nous revenions de son enterrement; l’aumônier
du collège, à qui je racontais cette histoire de crucifix, nous dit:
«--Enfants, Dieu vous préserve de ressembler à sœur Nanon...

--Mais sœur Nanon vivait comme une sainte...

--Sœur Nanon brûle aux flammes d’enfer, sœur Nanon était janséniste!»



III

LE SAINT DES ROUGES.


Étonnant, ce Midi!

J’entre ce matin chez mon nouvel ami Cougourdan, notaire! mais notaire
d’opinions avancées et qui s’était fait le plus grand tort pour avoir
installé, dès le 4 septembre, un buste de la Déesse (c’est ainsi que
nous nommons la République, nous autres païens de Provence), en pleine
étude, sur la cheminée. Buste peu subversif, du reste, sans bonnet
phrygien, et simplement couronné de rayons.

A l’apparition du buste dans l’étude, quelques clients retirèrent leurs
dossiers... Des personnes de la noblesse!

Cougourdan ne s’effraya point. Il acheta un second buste, couronné
d’épis cette fois! et, se trouvant en posséder deux, il les plaça chacun
à un coin de la cheminée, avec goût, pour faire pendant.

Quelques dossiers partirent encore.

Ferme dans ses idées, Cougourdan se procura un troisième buste, avec le
bonnet phrygien celui-là! et lui ayant construit un piédestal de
quelques livres de droit superposés, il le planta courageusement au beau
milieu, entre les deux autres.

A partir de ce moment, comme les clients avaient fini de retirer leurs
dossiers, mon ami Cougourdan cessa de collectionner des déesses.

Donc, ce matin, chez mon nouvel ami Cougourdan, ayant regardé de près
les divers objets d’art qui, en outre des bustes, décoraient l’étude, je
ne pus m’empêcher d’être fort étonné.

Au-dessus de la plus haute des trois déesses, frôlant la pointe du
bonnet phrygien de sa marge, une gravure était clouée sur le mur. Moins
qu’une gravure, une image! une de ces planches de poirier taillées à
coups de serpe à Toulouse, dont la violence et le goût barbare heurtent
les délicatesses bourgeoises, mais qui, par leurs couleurs brutales et
vives comme la lumière, leurs traits rudes comme un coup de soc, se font
comprendre des imaginations paysannes.

Cette image représentait une sorte d’évêque en robe longue, portant la
crosse, coiffé de la mitre, et auréolé d’un nimbe d’or. Tout autour,
plaqués de pourpre et de vert cru, s’élançaient des pampres et
retombaient des grappes.

--Qu’est-ce que c’est que ça? m’écriai-je.

--C’est saint Vincent, fit Cougourdan.

--Comment? saint Vincent!

--Oui, saint Vincent, le _saint des Rouges_.

Car, je ne m’en doutais pas, mais je l’appris! dans le Midi, ce Midi
terrible, les Rouges eux-mêmes avaient leur saint.

Un saint estimé, respecté, ami des libertés et du peuple, que les
membres du cercle Garibaldi allaient dévotement, une fois l’an, prendre
à l’église, la messe entendue, pour le porter à l’ermitage. Taillé dans
un cep de vigne centenaire et tout enguirlandé de raisins nouveaux, le
bon saint parcourait les rues, puis les champs, oscillant sur quatre
robustes épaules. Et c’était plaisir de voir ces mécréants, républicains
à longue barbe qui laissaient passer méchamment, entre le pantalon et le
gilet, une large bande de _taïole_ écarlate, monter la côte raboteuse,
dans les cailloux coupants et les lavandes sèches, fiers de porter leur
saint Vincent au milieu des hymnes en latin et des patenôtres
ecclésiastiques. Car le vieux curé du village accompagnait le saint et
chantait. Il rechignait bien un peu, mais il chantait: c’est l’esprit de
l’Église!

Le jour de la Saint-Vincent, par exemple, et même quand la fête tombait
un dimanche, les _Blancs_ du village faisaient grève. Tout le monde aux
champs, l’église vide; plutôt le péché et la damnation que de fêter un
saint qui pactise avec l’infâme République! Plus d’une fois même, tandis
que le cortège défilait en bel ordre, des figues molles arrivant on ne
sait d’où et des tomates tombées du ciel étaient venues religieusement
s’écraser sur la robe d’or du saint des Rouges.

De là des querelles, des batailles. A chaque Saint-Vincent nouvelle, le
village s’ensanglantait. La Providence, par bonheur, est venue arranger
les choses.

Le vieux curé meurt, un jeune le remplace: fleurant à plein nez le
séminaire, jaune comme un cierge, aigre comme le vin de la Passion, qui
du premier coup veut tout réformer. Des gens prudents lui parlent du
saint des Rouges, l’avertissent; il n’écoute pas.

Et le jour de la Saint-Vincent, voyant rassemblés autour de lui,
respectueux et tête nue, tous les réfractaires de sa paroisse, il ne
peut résister à l’envie de les régaler d’un sermon. Il les exhorte, il
les chapitre, il leur parle d’Henri V, du pape, et du bon Dieu par
occasion. Si bien que le plus ancien, perdant patience:

--Monsieur le curé, il y a erreur! Nous sommes ici pour saint Vincent
tout seul, pas pour Dieu ni pour d’autres.

Le curé se fâcha, et la procession n’eut pas lieu.

Si bien que, depuis ce jour-là, l’antique cep de vigne moisit délaissé
au coin le plus noir de la sacristie et que les Rouges n’ont plus de
saint dans la ville où mon ami Cougourdan est notaire.

Étonnant, n’est-ce pas? ce Midi!



IV

DRÔLES DE PÉNITENTS.


J’ai rencontré, pas plus tard qu’hier, une procession de pénitents, de
pénitents blancs, je vous le jure! Il est vrai que c’est dans un pays où
les Rouges eux-mêmes ont un saint à eux. Sanglés de cordons, masqués de
cagoules, ils descendaient sur deux rangs, une raide côte. En tête
marchait le doyen manœuvrant un bâton énorme, lourdement sculpté,
lourdement doré, que surmontait en guise de pomme une sorte de chapelle
à jour. Puis venait un grand Christ à barbe noire, porté par un frère,
pieds nus. A droite et à gauche, deux autres frères balançaient au haut
de longs manches taillés en fourche deux monumentales lanternes, de
forme somptueuse et barbare, en fer-blanc découpé et repoussé, avec des
cires qui brûlaient pâles, allumées ainsi en plein soleil.

Quoique peu pénitent moi-même j’eus toujours un faible pour les
pénitents, les blancs surtout! Ils me rappellent une enfance
relativement religieuse et ces heureux jours où nous nous cachions,
quelques galopins et moi, aux coins sombres des vieilles rues,
pour chanter en écho à leurs psalmodies latines ce répons
irrévérencieux:--«Pénitent blanc--Qui vas devant,--Tu dérobas le
dinde...--Pénitent gris,--Toi qui me vis,--N’en parle pas.--Nous
t’inviterons au repas... ah! ah! ah! ah!»

Et puis ces pénitents tout blancs, entre ces rocs éclatants de lumière,
étaient d’un bel effet pittoresque; je m’arrêtai pour les voir défiler.
Le soleil piquait fort; plusieurs, pour respirer mieux, avaient jeté
leur cagoule en arrière, et sous le calicot apparaissaient de bonnes
faces d’hommes de la terre, brunies à la réverbération du sillon.
Étranges pénitents! pensais-je, ils n’ont pas du tout la physionomie de
l’emploi... En effet, ils prenaient pour entonner les psaumes un petit
air narquois et joyeux qui faisait un singulier contraste avec leur
costume d’Inquisition. On eût presque dit d’une mascarade. Un d’eux,
en passant, m’aperçut et cligna de l’œil. Je le reconnus,
celui-là.--Aurais-je la berlue? Mais non! il n’y a pas à hésiter, c’est
bien Tiston, Tiston Pesquegrive, un brigand de père de famille qui, avec
du bien de chez lui et pouvant, comme tant d’autres, vivre
honorablement, sans rien faire, avait toujours eu la manie de s’occuper
de choses qui ne le regardaient pas; Pesquegrive proscrit au 2 Décembre!
Pesquegrive qui, en 1870, poussa l’esprit de désordre jusqu’à s’engager,
pour se battre, dans les bandes de Garibaldi! Pesquegrive pénitent,
c’était le monde renversé, la contre-Révolution triomphante; et,
derrière Pesquegrive, portant les mêmes cierges et crevant de rire sous
la même cagoule, ses inséparables amis, les enragés des hauts-quartiers,
les républicains à taïole rouge? Que voulait dire tout cela?

Je rencontrai Pesquegrive dans l’après-midi, au café, en train de
parcourir les feuilles.--«Eh bien, Pesquegrive, on s’est donc mis
pénitent?--Vous nous avez vus, hein? c’est toute une histoire.»

Nous demandâmes de la limonade gazeuse, et Pesquegrive commença:

--«Vous connaissez notre collège, un local superbe! ancien couvent de
capucins, avec des corridors, des salles voûtées, et deux grands
cloîtres qui servent de cours aux élèves, l’une pour l’hiver, l’autre
pour l’été. Les cléricaux en étaient jaloux; ils auraient voulu le faire
tomber et remplacer nos professeurs par des jésuites. C’est ici comme
partout! Mais les habitants tenaient bon, et le Conseil municipal
faisait des sacrifices. En attendant, les hommes noirs tournaient
autour, cherchant un trou de souris par où s’introduire. Il faut savoir
qu’en outre du collège et de la maison d’école, les bâtiments des
capucins renfermaient encore la confrérie des Pénitents blancs. La
ville, je ne sais plus quand, leur avait accordé l’ancienne chapelle en
jouissance. Tant que la confrérie dura, tout alla bien. Les élèves
faisaient leur sabbat dans les cours, deux fois par semaine les
pénitents chantaient l’office; les uns ne gênaient pas les autres, et
l’on s’entendait parfaitement.

»Cependant la confrérie s’en allait peu à peu, par voie d’amortissement
pour ainsi dire. Les vieux disparaissaient, et il ne s’en faisait pas
recevoir de jeunes. A la fin, ils n’étaient plus que quatre, et plus que
trois aux processions. Puis la chapelle resta fermée. On crut le dernier
pénitent mort, et la ville reprit la clef.

»Qui ne vous a pas dit qu’un beau jour, cela se passait tout de suite
après la guerre, nous vîmes la chapelle grande ouverte, des échafaudages
dressés et des maçons gâchant du plâtre avec un prêtre qui les
dirigeait. Il y avait deux clefs, paraît-il; M. le curé sans rien dire,
avait gardé la bonne, et les Maristes, avec sa permission, étaient en
train de s’établir là, en plein cœur du collège, dans la chapelle
démolie. La chapelle d’abord, pour la salle des classes; puis on aurait
demandé un petit bout de cour, un logement dans les combles; comment
refuser à ces bons Maristes? Et en un rien de temps le collège aurait
été dévoré tout entier. Vainement la ville protesta:--la chapelle est
propriété communale; la confrérie s’étant éteinte, la propriété de la
chapelle doit faire retour à la commune!

--Non pas, disaient les curés, la chapelle est bien d’église, et la
fabrique a droit d’en disposer à sa guise. Le préfet, naturellement,
penchait pour le curé et la fabrique. Faire un procès? Mais on était sûr
de le perdre! En attendant, les travaux marchaient toujours.

»C’est alors, continua Pesquegrive avec une nuance de juste orgueil,
qu’il me vint une inspiration admirable. Je savais que les pénitents
n’étaient pas tous morts. Il en restait deux, vieux comme des bancs,
n’entendant plus, n’y voyant guère. Je les amenai au Conseil municipal.
Cela tranchait tout: eux vivants, rien n’empêchait de reconstituer la
confrérie. Il fallait se sacrifier, nous nous sacrifiâmes, et tous, le
maire en tête, nous nous inscrivîmes pénitents. Le lendemain, forts de
notre droit, le cierge au poing, en beau costume de calicot neuf, nous
expulsions maçons et Maristes.»

--Drôles de pénitents!

--Aurait-il mieux valu laisser perdre le collège?

--Et vous allez ainsi rester pénitents blancs toute votre vie?

--Que voulez-vous? les hommes de bonne volonté, il faut bien qu’ils
fassent quelque chose pour la République.



V

DÉJEUNER ANTHROPOLOGIQUE.


Connaissez-vous l’anthropologie? Non, pas beaucoup. Ma foi, tant pis!...
Si jamais pourtant vous aviez à passer huit jours dans la petite ville
où je suis, puisse le Dieu de M. Broca vous placer, ainsi que la chose
m’est arrivée pas plus tard qu’avant-hier, sur le chemin d’un
anthropologue!

Avant-hier donc, comme le lendemain s’annonçait beau, il fut décidé
qu’on avertirait les paysans, et que nous partirions au petit jour, en
découverte anthropologique. L’initiation m’effrayait un peu; mais
l’anthropologue en chef me rassura, recommandant seulement d’apporter le
bissac garni et d’avoir des souliers ferrés, à larges bords, capables de
mordre sur le roc vif, et de se frayer passage dans les ronces.
Décidément l’anthropologie s’annonçait bien. De fortes chaussures et les
éléments d’un solide déjeuner au grand air sont, paraît-il, les premiers
et indispensables outils de cette science faite pour plaire aux honnêtes
gens.

Ayant prolongé nos projets fort tard,--on causait encore après
minuit,--nous ne prîmes guère le bâton que sur la pointe de huit heures.
Le soleil, qui s’était levé avant nous, commençait à chauffer les marnes
schisteuses parmi lesquelles la route monte, mais d’agréables souffles
d’air vif venaient nous regaillardir aux tournants.

Il s’agissait d’escalader Monturri, côte abrupte! et de fouiller avant
déjeuner le _Trou de l’argent_, une grotte qu’on aperçoit de la ville
même, si trompeusement rapprochée par la transparence de l’air qu’avec
la main vous croiriez l’atteindre. Elle n’en est pas moins à douze cents
mètres au-dessus du niveau de la mer, soit neuf cents au-dessus de
l’endroit relativement élevé d’où nous partions.

La grotte du _Trou de l’argent_ faisait parler d’elle. Un jeune gredin,
du nom de Rascasse, gredin que tout le pays a connu alors que, pas plus
haut que ça, il galopinait par les rues, y avait, à ce qu’on me raconte,
pendant quelque temps élu domicile. Assisté d’un ami, comme lui mal vu
des gendarmes, il essayait de ressusciter là, en pleine Provence, les
pittoresques traditions du vieux brigandage. De ce lieu d’exil haut
perché, loin des hommes, mais près des aigles et des jean-le-blanc,
ayant sous ses pieds la ville et la vallée, il voyait tout en bas monter
d’entre les toits la fumée de la maison natale, tandis qu’au loin se
déroulaient les interminables rubans blancs des trois grandes routes,
son domaine.

Un an durant, Rascasse et son ami vécurent heureux, rançonnant les
fermes qui leur fournissaient pitance et boisson, et forçant nuitamment
les églises rurales dont ils fondaient au premier coin de bois venu, sur
un feu allumé entre deux cailloux, les calices et les ciboires,
s’offrant même parfois, au retour des marchés, le piquant d’une
arrestation à main armée. Tout ici-bas a une fin; enhardis, nos
gaillards ne se cachaient plus, des bergers les dénoncèrent, et la
gendarmerie les prit au gîte, un dimanche, jour de repos, tandis qu’ils
se fricassaient un lapereau dans leur grotte, d’ailleurs très
convenablement aménagée et meublée. Ils furent condamnés au bagne,
embarqués; Rascasse mourut dans la traversée.

Comme l’histoire de Rascasse se terminait, nous atteignîmes un premier
plateau, en haut de la côte. Il y eut un moment de silence pendant
lequel chacun put méditer et s’attendrir sur cette destinée tranchée
dans sa fleur.

Ici la vraie montée commence, montée presque à pic, harassante et rude,
sous le soleil haut maintenant. Un écroulement de pierrailles, blanches,
coupantes, roulantes et sonores où végètent quelques genêts, de maigres
buis, des bouquets de chênes rabougris maintenus nains par l’âpre bise.
Avec les chênes, on avance tant bien que mal, en se halant aux branches
basses, en se piétant aux racines. Mais le diable, c’est qu’il y a _les
cassées_, grands espaces nus, tout débris, sans un buisson, sans un brin
d’herbe, où l’on éprouve la sensation d’un homme qui se promènerait,
enfonçant jusqu’aux genoux, dans un tas de tessons d’assiettes. Je
glisse, je bute, j’essaie vingt pas pour en réussir un. Grisé par la
chaleur, le souvenir de Rascasse me poursuit; sérieusement je plains
Rascasse: je me dis que, si l’état de voleur a ses agréments, il a
parfois aussi ses peines, et que ce devait être une nécessité fâcheuse,
ayant ses affaires en plaine, d’aller chaque nuit chercher son lit si
haut.

Notre anthropologue, lui, trotte devant, parlant fouilles, flairant la
trouvaille, rêvant silex polis et crânes perforés.

--«Un coup de collier, et nous y sommes!»

En effet, la roche commence, glissante par endroits, mais ferme sous le
pied. On donne le coup de collier, et le _Trou de l’Argent_ nous
apparaît s’ouvrant à trois mètres de haut, au beau milieu du mur
calcaire. L’escalade en serait difficile sans un arbuste qui, poussé
dans une fissure, nous tend ses branches obligeamment, et, disons tout!
sans les crampons de fer que Rascasse, décidément ami du confortable,
avait posés là pour son usage. Il y a bien à l’autre bout une seconde
entrée presque de plein pied et plus accessible. Mais, paraît-il,
Rascasse l’a bouchée d’un bloc énorme, pour se garantir des courants
d’air. Il pensait à tout, ce Rascasse!

La grotte est superbe, comme toutes les grottes: c’est pourquoi je ne la
décrirai point. D’ailleurs, notre ami l’anthropologue ne nous laisse
guère le loisir de regarder. Dans la chambre principale, toute
reluisante de blanches cristallisations et pareille à l’intérieur d’une
gigantesque géode, les ouvriers ont déjà allumé leurs lampes. On
commence par déblayer un important dépôt d’os de lapin, débris de
cuisine laissés par Rascasse, et trop récents pour nous intéresser. Puis
on attaque avec le pic la dure couche des stalagmites au-dessous
desquelles, presque à fleur de sol, apparaissent dans la terre, aussitôt
passée et tamisée, des médailles d’empereurs et d’impératrices: un
Probus, un Gordien, un Claude le Gothique, une Julia Pia, femme de
Septime-Sévère, d’un profil admirable sous sa lourde chevelure ondée que
décore une sorte de demi croissant. De qui peuvent venir ces reliques?
Sans doute de quelques malheureux Gallo-Romains réfugiés là, au temps
des invasions barbares. Mais ceci est encore l’histoire, et nous voulons
fouiller plus bas que l’histoire. Patience! voici le gisement
préhistorique: la tranchée poussée à deux mètres met à jour une série de
sols et de foyers superposés marquant visiblement l’étiage des siècles;
et là dedans, au milieu des charbons et des os brisés, mille fragments
de poterie, les silex taillés en pointe ou en lame de couteau, les
pierres servant d’amulettes, les coquilles apportées de loin, tous les
muets témoins, depuis tant de siècles ensevelis, de l’humanité à ses
jours d’enfance. O triomphe! tout au fond, en grattant la terre, je
découvre--moi-même, l’entendez-vous bien?--je découvre un fragment de
vase qui porte en relief un essai d’ornementation élégante déjà dans sa
naïveté. Pourquoi pensai-je soudain à la Vénus de Milo? Et pourquoi,
mesurant le chemin parcouru, dans ma joie de tenir ce balbutiement d’art
de nos lointains ancêtres, me sentis-je ému... je dirais, ma foi,
jusqu’aux larmes, si je ne craignais de voir railler tant de sensibilité
esthétique?

Et quel déjeuner après cela, sur une sorte de balcon naturel, baigné du
soleil, par où le _Trou de l’Argent_ regarde la vallée. Vers la
frontière d’Italie, un peu de neige brillait encore à la cime des
montagnes; en face, dans une poussière de soleil, toute la Provence, le
Lubéron hanté des loups, le fier rocher où Marius, après les Cimbres
écrasés, dressa son temple à la Victoire, et la Durance qui, courant
entre des promontoires, tour à tour visible ou cachée, brille jusqu’au
lointain comme un chapelet de lacs. Dans l’air chaud, des pentes
brûlées, montait jusqu’à nous l’enivrante odeur des lavandes sèches
encore; sur le roc nu, qu’étoilaient déjà par places les fleurs précoces
du thlaspi, bourdonnait la première abeille.

Faisons de l’anthropologie; c’est sain à l’esprit autant qu’aux poumons!



VI

UNE PÊCHE A L’ARESTON.


L’air se peuple, les rivières se font tièdes; mille papillons aux
couleurs vives, toutes sortes de mouches empanachées tombent au
crépuscule sur les eaux, et déjà les poissons s’éveillent de leur longue
torpeur d’hiver.

Le ciel est rouge et Nestor a dit:--Il faudra pêcher demain. Le projet,
je l’avoue, m’effraya pour l’honneur de ma rivière. Nestor, depuis deux
jours notre hôte, est un vieux pêcheur parisien; or, malgré les faciles
plaisanteries d’almanach, pêcheur parisien ne signifie pas pêcheur pour
rire. Le poisson, qu’on croirait insensible, paraît fort sensible au
contraire à l’attrait singulier que Paris, seule entre toutes les
villes, exerce sur la nature animée: la Seine lui plaît avec l’ombre
profonde de ses quais et l’aimable fouillis de ses berges, comme les
massifs du Luxembourg et les grands arbres des Tuileries plaisent aux
merles et aux ramiers. Aussi mon ami Nestor s’est-il rendu justement
célèbre du Point-du-Jour à Charenton pour ses pêches miraculeuses. Je
l’ai vu, en 1872, sous le pont de la Concorde, manquer,--car il la
manqua, mais certaines défaites valent mieux qu’un triomphe!--manquer,
dis-je, à la suite d’une lutte de trois quarts d’heure, une brême géante
dont les riverains parlent encore. Souvent aussi, s’asseyant pour le
vermouth devant le café du Pont-Royal, après sa matinée passée en
bateau, il s’offre l’innocente joie d’étaler aux yeux des passants
ébahis cinq ou six livres de frétillante friture.

Amener un tel pêcheur le long d’un torrent, à l’eau de neige froide et
dure et dépeuplée encore par l’orage, était à coup sûr aussi insensé que
de lancer sur les rares et maigres lièvres dont la race s’est raccourci
les pattes à courir les plus inabordables pierrailles de nos montagnes,
quelque chasseur habitué aux populeux tirés de Compiègne ou de
Fontainebleau.

Mais vainement j’essayai de tous les moyens pour dissuader Nestor,
inventant des mensonges, déclarant la saison mauvaise, annonçant que
l’ablette ne se montrait point et que la truite n’était pas sortie.

Nestor persista! il voulait tâter la rivière.

Nous résolûmes de remonter le Jabron, tout en pêchant, depuis son
confluent jusqu’aux papeteries, le Jabron, _l’Agabrone rivus_ des
anciens cadastres, nom que les savants amoureux d’étymologies étranges
et de latin barbare interprètent par _rivus aquæ brunæ_, appelant ainsi
ruisseau des eaux brunes ou des eaux noires un ruisseau le plus limpide
du monde.

Quelques mouches que nous capturâmes tandis qu’elles se chauffaient au
soleil le long d’un mur, quelques vers de terres ramassés en un lieu
humide qu’on nous indiqua devaient suffire à garnir l’hameçon.

J’avais exactement prévu: à peine mon ami Nestor eut-il regardé l’eau de
près, qu’il se mit à rire.--«Hein? c’est donc ça votre rivière!...
et vous voulez me faire croire qu’on prend du poisson là
dedans?...--Mais...--Le moyen d’amorcer, d’appâter le coup avec cet
enragé courant à fleur de caillou, sautant et bondissant comme un jeune
cabri? Où trouver un crin assez fin pour que sa couleur et sa
transparence se fassent invisibles dans ces eaux trop claires? Quel
hameçon fût-il microscopique, pourrait se vanter d’échapper au milieu
d’un tel cristal, à l’œil perspicace et rond du poisson qui toujours
se méfie?... D’ailleurs, il n’y a pas de poisson! de quoi
vivrait-il sur ces fonds sans herbe?...--On dit pourtant que les
_riants_...--Laissez-moi tranquille avec vos riants!--... Dans les
riants et surtout dans les gouffres...--Quels gouffres? Je serais
curieux de voir un gouffre.» Nestor raillait encore. Cette idée de
gouffre le séduisit pourtant, et il fut convenu qu’après nous être
reposés un peu et avoir mangé n’importe quoi sur le pouce, au bord de
l’eau, je le conduirais à un gouffre de ma connaissance.

Le gouffre était loin et le soleil piquait, reflété par les cailloux
blancs. Mais la causerie abrégea le chemin. Nestor me développa ses
théories sur la façon logique d’_escher_. Je l’intéressai à mon tour en
lui apprenant, chose généralement ignorée des Parisiens, que son crin de
Florence et sa racine anglaise n’étaient ni un crin ni une racine, mais
bien un ver à soie mis à tremper dans le vinaigre et subtilement
allongé, alors que gonflé de soie, sur le point de filer son cocon, il
n’est pour ainsi dire qu’une grosse boule d’or fluide. Nestor, lorsque
nous arrivâmes, se trouvait en parfaite bonne humeur.

Mon gouffre est d’ailleurs fait de façon à dérider les plus moroses: le
_gourg_ de nos paysans et le vraie _gurges_ des latins! Sous un vieux
pont, dans une étroite fente, où la rivière tombe en cascades et
subitement s’apaise, ce trou d’eau semble noir au premier abord et se
donne des airs d’abîme. On ne se penche pas au dessus sans éprouver un
petit frisson. Mais l’œil peu à peu s’habitue et distingue le fond,
vaguement. Les parois creusées et polies laissent voir des bouts de roc
qui luisent comme argent, frappés d’un rayon de soleil à travers le
cristal qui tremble. Le bruit de la chute, dont le grondement unique
effrayait, se décompose en une infinité d’harmonies. Mille chutes
minuscules tintent, chaque filet d’eau chante sa chanson, ce n’est plus
l’abîme perfide où se cache la Lorely, mais la claire grotte virgilienne
retentissante de la voix des Nymphes.

--«Des chevesnes!» dit Nestor.

--«Ici nous appelons ça des _arestons_.»

En effet, à deux mètres sous l’eau, une vingtaine d’assez gros poissons
évoluent.

--«Quel malheur que la rivière ne soit pas un tantinet louche...
N’importe, on essaiera quand même.»

Et tandis que je bous d’impatience, croyant toujours voir les arestons
filer, Nestor, avec la lenteur narquoise que met un pharmacien à
boucher, ficeler, étiqueter, coiffer un remède attendu par le malade,
Nestor, posément, monte sa canne, ajuste sa ligne, et dispose autour de
lui une foule d’engins perfectionnés qu’il sort d’une foule de poches.
Enfin, croyant les préparatifs finis, je passe la boîte à vers et les
mouches.

--«Pas encore!»

C’est maintenant un poids en plomb que Nestor adapte au bout de la
ligne. Allons-nous pêcher avec cet étrange appât?

--«Pour mesurer le fond mon petit, et savoir où je dois fixer le
flotteur.»

Devant tant de science, je m’incline. Le plomb touche l’eau, descend...
ô surprise! les arestons se précipitent et viennent cogner le plomb du
nez.

--«Ça mordra; vite, vite, un ver!»

Et voilà le ver enferré qui plonge à son tour et se tortille. Mais les
arestons n’approchent plus; ils se promènent vers l’autre bord avec une
superbe indifférence.

--«Peut-être, insinuai-je, s’imaginent-ils que c’est toujours du plomb?»

Nestor, allumé, ne daigne seulement pas répondre à ma sotte
plaisanterie. Nestor enlève le ver et le remplace par une mouche. Hélas!
les arestons dédaignent la mouche comme ils ont dédaigné le ver.

--«Il faudrait peut-être des sauterelles...» dit Nestor.

J’en ai vu justement quelques-unes au bord du chemin qui s’essayaient
les ailes dans l’herbe poudreuse. Nous en capturons deux, au prix de
quelles ruses de peau-rouge! Elle sont vivantes, appétissantes, elles ne
tentent pas l’areston. Nestor s’assied désespéré, il parle de briser sa
ligne. A ce moment, un souvenir d’enfance me revient: je vois une source
dans les prés, là peut-être se trouve l’appât incomparable. C’est le
_portefaix_ (larve, je crois, de libellule), sorte de ver bizarre
promenant au printemps dans les eaux douces, un long tube qu’il se
fabrique lui-même avec des débris de bois pourri, du sable et de petits
fragments de cailloux. J’en découvre six, j’en découvre douze. Cette
fois, les arestons n’y tiennent plus. Ils accourent et se bousculent à
l’appât de cette chair tendre et friande. Une fois, deux fois, le
portefaix est enlevé. Enfin Nestor ferre d’un coup sec, et jette à ses
pieds, palpitant sur le galet dur, un areston d’une demi-livre.

C’est assez pour sauver l’honneur et nous ménager une rentrée. La nuit
arrive et la ville est loin, il s’agit de plier les lignes. Non sans
regret! car l’heure est bonne et les arestons mis en appétit, rôdent au
plus près et gobent les insectes à grand bruit sur la surface des eaux
assombries.



DE VAUCLUSE AUX BAUX



I

L’homme de Cadenet.--Sorgues et sorguettes.--Le château du marquis de
Sade.--Vaucluse. La fontaine.--En terre papale.


A l’Isle, il fallut descendre. Un éboulement avait eu lieu sur la voie,
du côté d’Avignon. Le chef de gare, effaré sous sa casquette d’argent,
courait, expédiait des hommes, et le télégraphe allait, allait, avec son
bruit agaçant de machine à coudre.

--Vos chemins de fer?... soupira quelqu’un à côté de nous.

Ce quelqu’un était un être ambigu: l’air doux avec de fortes moustaches,
et vêtu de drap fin dans ses habits paysans, comme s’il les eût tirés
d’une vieille soutane.

--Vos chemins de fer? Le diable les enlève!

Et me choisissant, à la provençale, sans que je l’en eusse prié, pour le
confident de ses peines:

--Ce qui m’arrive, Monsieur, n’a pas de nom. Figurez-vous que j’avais
cru pouvoir venir ici et m’en retourner à Cadenet pour cinq heures. Pas
du tout!... Et il y a un mort à Cadenet.

--Un mort?

--On ne peut l’enterrer sans moi, je suis officier des pompes funèbres.

Notre pantomime dut témoigner de la juste part que nous prenions à la
douleur de cet honnête homme, car aussitôt, d’un ton plus dolent encore,
il continua:

--Le mort, ce n’est rien, un mort peut attendre. Mais s’il passe des
prisonniers à Cadenet?

--Des prisonniers?

--J’ai soumissionné le mois dernier l’entreprise de leur nourriture.

Nouveau silence, suivi d’un nouveau soupir.

--Et qui fermera l’église?

--Le Curé parbleu!

--Monsieur le Curé fait sa retraite, et c’est moi qui suis sacristain.

Puis, absolument accablé:

--Pourvu qu’il n’y ait pas d’incendie. J’ai les clefs de la pompe et je
suis veilleur au château.

--Vous êtes donc tout dans Cadenet?

--Douze fonctions roulent sur moi: porteur de contraintes, trompette de
ville...

--Et savetier aux moments perdus! affirma ironiquement, mais sans rire,
en changeant sa pipe de coin, un vieux paysan qui écoutait.

A ce moment, un télégramme collé sur la vitre du guichet annonça que le
service des trains ne reprendrait pas avant six heures.

--Et mon mort? capucin de sort!... s’écriait l’homme de Cadenet.

Nous résolûmes, nous, de mettre à profit l’aventure pour visiter
Vaucluse et parcourir un peu ce charmant bourg de l’Isle qui, du temps
où la diligence des Alpes le traversait, avait si souvent tenté ma
flânerie, avec ses lices et ses sorgues vertes sous l’ombre épaisse des
platanes.

Sorgue ou sorguette, ce qui veut dire source, est le nom que l’on donne
ici aux petites rivières d’eau de roche, nées de Vaucluse, qui s’en vont
rayonnant vers Carpentras et Avignon, dans la Comté et le Comtat, et
préparent de si agréables surprises de fraîcheur à ceux qui, sur la foi
des récits, croient encore à l’aride Provence.

Il y a, à l’Isle, des sorgues et des sorguettes partout; partout de
l’eau courante, des ponts, des écluses, et des roues de moulin tournant
paresseusement avec de longues mousses qui s’égouttent.

On s’embarqua sur un omnibus, l’omnibus de l’hôtel de Laure et
Pétrarque, ou de Pétrarque et Laure, je ne sais plus au juste lequel.

Au sortir de la ville: des prés, une large allée de platanes où
s’égosillent des cigales, puis le chemin s’en va, poudreux, à travers
une plaine assez maussade, que le cours de la Sorgue raye au loin d’une
mince ligne verte.

Sur la montagne, en face de nous, un pli d’ombre à peine visible; c’est
là qu’est Vaucluse.

Vers la gauche, à mi-hauteur des contreforts désolés du Ventoux, le
postillon nous montre une masse carrée de mine bourrue: le château des
de Sade, s’il vous plaît, où naquit l’infâme marquis. Et Laure, j’y
réfléchis, s’appelle Laure de Sade! Non, le sinistre fou dont le nom
seul est une souillure, ne saurait être du même sang que la divine
amante de Pétrarque. Les érudits ont découvert une autre Laure, Laure de
Noves, et désormais, c’est à Laure de Noves que je crois.

Mais voici que la plaine devient plus étroite. La grand’route et la
sorgue se rapprochent, puis se côtoient et pénètrent ensemble dans le
vallon en passant sous un aqueduc pas très grand et tout neuf, mais de
tournure vraiment romaine, qui fera bien dans quelques cents ans, entre
ces deux rochers, quand les plantes pariétaires le vêtiront et que le
temps l’aura sculpté.

D’un côté, des rochers nus, excavés, surplombants, qui de loin en loin,
par la simple addition d’une façade, se transforment en un de ces
vide-bouteilles si chers aux méridionaux, s’appelant cabanons à
Marseille, mazets à Nîmes, baraquettes à Cette, villas à Cannes ou à
Hyères, et ici tout modestement bastides.

De l’autre, encore le rocher; et, juste au milieu, entre deux ourlets de
prairie, l’eau de Vaucluse, la même qui nous semblait si pure déjà dans
les rues de l’Isle, mais de combien plus pure ici! blanche de la
blancheur éblouissante du diamant, ou verte comme l’émeraude, mais
toujours merveilleusement claire, et laissant voir partout le fond
tapissé de longues mousses, d’herbes à ce point savoureuses et tendres
que les bœufs, pour les brouter, n’hésitent pas, au dire de Pline, à
plonger la tête dans le courant.

Des gamins, jambes nues, pêchent à la main des écrevisses; un homme
pique une truite de son trident. Un minuscule canot amarré à un saule
semble mis là exprès pour faire plaisir aux géographes qui enseignent
que, dès sa naissance, la Sorgue porte bateau.

Une montée, une descente, puis le village: c’est-à-dire une poignée de
maisons grises et de toits bruns, une église, un pont, un hôtel, un
café, une colonne. Le tout forme une petite place ouverte de trois côtés
sur un paysage de rochers roux.

La colonne attend un buste de Pétrarque. Sur le mur du café, une
inscription nous apprend qu’à ce même endroit Pétrarque composa son
sonnet quatre-vingt-onzième. Le sonnet y est, en belles lettres bleues;
ceux qui savent l’italien peuvent le lire.

A part le bruit que font, derrière les maisons, d’invisibles papeteries,
tel ou peu s’en faut devait être le village quand le poète y venait,
rêvant de sa dame et las de l’Avignon pontifical, chercher la paix de
quelques jours dans le château, alors debout, dont les vieux murs
achèvent là-haut de crouler. Le peuple a baptisé ces ruines: Château de
Pétrarque. Le château de Pétrarque, hélas! appartenait à Philippe de
Cabassole, son ami, et cardinal, autant qu’il m’en souvienne; les poètes
n’ont pas de château!

Ce serait charmant de borner ici le voyage. Mais mon compagnon n’est
jamais venu à Vaucluse; il veut suivre le programme, voir la fontaine.
Tout ce que ma paresse peut obtenir c’est de laisser le chemin pierreux,
battu des touristes, qui suit au grand soleil la droite de la vallée,
pour un plus intime et plus frais que je connais sur l’autre rive,
sentier d’amoureux ou de chèvres, au pied même du roc qui porte le
château.

Nous traversons le pont, puis, taillé à vif dans le calcaire et luisant
comme un couloir de marbre noir, le tunnel qui jadis, du temps des
empereurs romains, emmenait l’eau de Vaucluse en Arles. Il y a là une
usine, quelques maisons de paysans avec leur terrasse et leur treille.
Une femme nous salue d’un «bien le bonjour!» Nous lui rendons un
«Adiousias!»

--C’est peut-être le jardin que vous cherchez?

Et elle montre le jardin, celui de Pétrarque! un petit enclos où pousse
un laurier.

On reprend le sentier, un pied dans l’eau, un pied sur des racines; on
franchit un déversoir, on suit un barrage; nous voilà au milieu du
vallon. Plus trace de rivière au-dessus de nous, rien qu’un amas de rocs
où poussent des lavandes. Mais les sources jaillissent de chaque roc, de
chaque brin de lavande, minces comme un doigt ou grosses comme un bœuf,
selon la métaphore provençale, et toutes chantantes, bouillonnantes,
tentatrices et glacées.

Mon compagnon se déclare désappointé:

--Tu m’avais promis une source, et tu me montres un essaim bourdonnant
de sources. Mille sources ne sont pas plus Vaucluse que mille diamants à
un carat ne représenteraient le Régent.

--Regarde là haut l’immense paroi qui, brusquement, barre la vallée: une
grotte s’ouvre à sa base, ou plutôt un cratère oblique au fond duquel
dort un petit lac. C’est l’entrée, l’œil ouvert sur l’azur, de
l’insondable réservoir souterrain dont toutes les sources que voici ne
sont que d’insignifiantes fissures. Mais vienne l’équinoxe de printemps,
quand les neiges fondront sur les Alpes, alors on verra le niveau du lac
monter, la coupe déborder, _la fontaine_ jaillir, et par-dessus ces rocs
qui descendent en cascade jusqu’ici, dans leurs mousses subitement
reverdies, ruisseler la féerie des eaux.

--Montons alors!

--Montons, mais remercie les dieux cléments qui te réservaient cette
joie d’aller surprendre, ingrat! au cœur même de son rocher, la nymphe
géante endormie.

Quelques instants après nous pénétrions dans la grotte, et nous
descendions jusqu’au lac, par une pente régulière, couverte de tout
petits galets arrondis et roulés, des siècles durant, dans les
profondeurs mystérieuses de la montagne. J’en ramassai une poignée et je
les jetai dans le lac; ils produisirent, en s’éparpillant sur cette eau
sans fond, des bruits argentins et inquiétants.

A droite, à gauche, des couloirs, de noirs conduits. En haut, dans
l’encadrement de la voûte, un coin de bleu profond apparaît, et, se
découpant sur le ciel, le feuillage du figuier centenaire qui vit ainsi,
accroché au roc, et à qui suffit, pour verdir et vivre, que l’eau,
s’élevant peu à peu, vienne une fois l’an baigner ses racines.

Ce mystérieux _trou d’eau_ a sa légende; on le croit immense. A vingt
lieues de Vaucluse, sur le versant méridional de Lure, entre Forcalquier
et Sisteron, s’ouvre, à ras du sol, un abîme sans fond, l’_Aven de
Cruis_, où jadis, selon Nostradamus, les femmes adultères étaient
jetées. Il y a quelques vingt ans, disent les gens de Cruis, un pâtre
s’y précipita, et son bâton, que l’on reconnut aux sculptures, s’en alla
ressortir à Vaucluse où des lavandières le trouvèrent.

Nous redescendons au village par la route ordinaire, à cette heure
abandonnée du soleil. Je remarque quelques petits cafés-restaurants avec
des tables en bois, des bancs, une tonnelle où il serait agréable de
dîner en regardant l’eau. Une vieille femme nous offre des photographies
de la fontaine, des brochures sur Pétrarque, des bouquets d’herbe à
plumes (_Stips pennata_) que l’endroit produit en abondance, teinte en
rouge, en jaune et en bleu; et, comme il faut que les plus chères
impressions soient gâtées par la sottise humaine, nous apercevons aux
derniers rayons du couchant, grimpé sur le roc, à une vertigineuse
hauteur, un touriste ami de la gloire qui, armé d’un pot noir et d’un
pinceau, ajoute son nom en lettres énormes aux innombrables noms
d’imbéciles dont tout le vallon est barbouillé.

En rentrant à l’Isle par les platanes, où les moineaux s’égosillent
maintenant sans réussir encore à faire taire les cigales, nous
remarquons un monument avec inscription constatant que la promenade fut
plantée au XVIIIe siècle par les soins d’un vice-légat. Ceci nous met en
goût. Il nous reste un gros quart d’heure:--si nous allions visiter
l’église?... Mistral me l’avait recommandée. Cette église de l’Isle, à
part son campanile à la mode du pays, en fer forgé, où les cloches sont
comme des oiseaux en cage, n’a rien de bien remarquable à l’extérieur.
Mais l’intérieur est curieux, peint du haut en bas dans le plus pur
mauvais goût italien. Le mur qui fait face au chœur est occupé par un
firmament extraordinairement bleu, où des anges en or, de grandeur
nature, chevauchent des nuages d’argent. Et partout des vertus, des
prophètes, des sibylles à vous donner le torticolis.

Entre l’Isle et Avignon, dans la fraîche plaine coupée d’eaux courantes
et quadrillée de haies de roseaux, des villages passent portant chacun
sur son clocher une madone dorée ou blanche. Et tout près d’arriver,
tandis que nos yeux cherchent à l’horizon, dans les vapeurs du Rhône,
les tours d’Avignon et la masse énorme du palais des papes, nous voyons
là, sur notre droite, dans l’éclair du train, une mignonne église
crénelée.

--Montfavet!... Montfavet!...

Nous sommes décidément en terre papale.



II

Le mistral et le Rhône.--Les remparts.--Les nouvelles
rues.--Jaquemard.--Le café Février.--Le vieil Avignon.--Le marché.--La
juiverie.--Le Palais des Papes et le rocher.


O vous! qui aimez Avignon, bénissez le mistral et le Rhône.

--Quoi! le Rhône dévastateur?... le mistral, qui rend fou, qui arrache
les créneaux des tours, décorne les taureaux de Camargue et arrête les
trains de chemin de fer en Crau?

--Parfaitement, car c’est au Rhône et au mistral qu’Avignon doit d’avoir
gardé sa physionomie.

C’est pour se garder du mistral et lui casser les ailes à tous les
tournants, qu’on a bâti ces milliers de petites rues étroites et courtes
se coupant à angle droit, quand ce n’est pas à angle aigu, dont les
vieux noms pittoresques me ravissent, et où je rencontre à chaque pas
quelques débris, quelques souvenirs de l’Avignon républicain ou
pontifical.

Et ces remparts, si finement sarrazins, ouvragés de mâchicoulis, relevés
de tours qui s’espacent comme les chatons à jour d’une ceinture
moyen-âge, ces remparts à ce point dorés par le soleil que Dickens put
comparer Avignon à un pâté qui cuit dans sa croûte, il y a beau temps
que nous les aurions vu tomber sous la pioche s’ils n’étaient une digue
nécessaire contre les colères du fleuve qui coule majestueusement à
leurs pieds. Un savant aimable me fait remarquer que chaque pierre du
rempart porte, gravé en creux, un symbole, un monogramme. Ce sont les
marques des ouvriers qui les taillèrent. Il y a relevé un grand nombre
de signes maçonniques, ce qui tendrait à prouver, conclut-il, que la
franc-maçonnerie... J’ai d’ailleurs totalement oublié ses conclusions.

Les remparts sont monuments historiques, on n’y touche que pour les
restaurer, et avec quelle érudite discrétion? M. Viollet-le-Duc pourrait
le dire. Pourtant, M. Viollet-le-Duc dut un jour y faire brèche, à ces
chers remparts; les portes du XIVe siècle ne suffisaient plus au XIXe!
Mais pour la garder, cette brèche, sur la place de la porte démolie, il
éleva deux tours d’un si pur gothique, que Jean de Héredia, l’Architecte
d’Urbain V, s’il revenait, les croirait siennes.

Une tour minuscule, un bijou de tour, a fleuri là aux pieds des deux
grandes. Mon ami le savant semble embarrassé pour m’en expliquer la
destination.

--Que voulez-vous?... l’édilité a exigé ce monument... M. Viollet-le-Duc
l’a fait aussi gothique que possible... Et puis le moyen-âge avait aussi
ses besoins!

C’est sous l’empire que les trois tours, grandes et petite, furent
bâties, lorsqu’on perça le Cours ombragé et la large rue qui mènent de
la gare à la place de l’Hôtel-de-Ville.

A part le mistral, qui peut-être s’y joue à certains jours un peu trop
librement, ce cours et cette rue sont pour plaire. Les maisons neuves,
avec leurs hauts balcons fastueusement sculptés, leurs terrasses et
leurs colonnades, ont fort grand air et vraiment tournure de palais. Les
maçons avignonnais gardent dans le sang quelque chose de la magnificence
italienne.

La place est belle aussi, dans l’ombre que jette sur elle le Palais des
Papes. C’est là que s’abattit la mule de Grégoire XI--que ce présage ne
troubla pas--lorsqu’il partait pour transférer le Saint-Siège à Rome.

Comme toute place qui se respecte, elle a sa statue: un Crillon engoncé
dans une armure de bronze; et de plus un théâtre petit, mais fort
élégant, ce qui est rare en province, avec son portique surélevé. Le
Corneille et le Molière assis devant sont l’œuvre de deux Avignonnais,
des deux frères Brian. L’un d’eux était ce sculpteur mort en plein
triomphe, dont le Mercure inachevé, pur comme un antique, portait sur
son socle, il y quelques années, au Salon, la grande médaille d’honneur
à côté d’une couronne d’immortelles.

L’Hôtel-de-ville est grec, grec moderne bien entendu! Mais par-dessus
ses corniches et ses colonnes, se dresse la vieille tour communale, la
tour gothique de Jaquemard. Comme autrefois, à toutes les heures,
Jaquemard frappe sur la cloche, tandis que Jaquemarde lui présente un
bouquet fané. A la hauteur où ils sont, il faut de bons yeux pour
percevoir les mouvements des personnages. Pourtant ce spectacle enfantin
me ravit. Mais je regrette une chose: Jaquemarde et Jaquemard ont un
costume moderne, et je me rappelle avoir vu, dans un coin du musée, le
Jaquemard et la Jaquemarde authentiques, l’un en pourpoint à crevés,
l’autre en robe rouge à taille aiguë, deux caricatures renaissance d’un
bien autre caractère! Ne pourrait-on pas les replacer?

Jaquemard sonne: cinq heures! Tout Avignon est sur la place à se
promener de long en large, achetant des brins de lavande, des bouquets
de thym à de vieilles femmes, ou bien assis devant les cafés. Cafés
superbes, hauts de plafond, peints, sculptés et dorés, avec de larges
terrasses et des caisses de lauriers-roses. Dans tout le Midi, le café
tient grande place, et l’on a peu le goût du confort, ni de l’intérieur.

--Venez voir ma maison, me disait l’autre jour un brave homme,
Avignonnais pur sang, enrichi par les chardons après s’être laissé
ruiner par la garance, je l’ai fait arranger à la moderne; vous verrez
mon salon surtout, c’est grandiose, dans le genre du café Février!

Ce café Février est un singulier café pour un café de province. Si on
tourne le dos à la place et à Jaquemard, on se croirait dans un de ces
établissements du boulevard Montmartre, où se réunissent à l’époque des
vacances théâtrales les comédiens et les comédiennes sans engagement.
Mêmes châles dramatiquement drapés, mêmes bonnes figures tragiquement ou
comiquement bleuies par le rasoir, mêmes conversations émaillées de
«_vois-tu?_», de «_non, tu sais!_» de «_camarades_», de «_vieilles
branches!_»; seulement un peu d’accent provençal sous ces façons de
parler parisiennes. Ce sont des chanteurs de café-concert. Depuis que la
Provence et le Comtat ont pris la fièvre du café-concert, depuis qu’on
ne peut plus sans café-concert donner de fête à Barbentane ou à Gadagne,
Avignon, grâce à son conservatoire, et, dans Avignon, le café Février,
sont devenus centre artistique. Saluons le roi du lieu, ce gros homme
vêtu de velours et cousu de chaînes d’or. Il a dans la plus étroite rue
de la ville un bureau avec cette enseigne au cinquième:--MONSIEUR Z...,
AGENT LYRIQUE.--Il fait les engagements, sert d’intermédiaire et fournit
le pays à vingt lieues à la ronde de Bordas et de Thérésa.

Nous rencontrâmes là, gaiement attablé, un garçon que j’avais connu à
Paris, un peu poète, un peu acteur, et qui s’est trouvé un métier
étrange. Il fait le quatrième couplet. Ceci demande explication: la mode
s’est mise, dans les cafés-concerts, de chanter les chansons des
opérettes en vogue. Mais ces chansons n’ont jamais guère que trois
couplets, morceau insuffisant pour l’appétit d’un public de province.
Chaque artiste fait donc ajouter un quatrième couplet, un cinquième
couplet, aux chansons de son répertoire, et quelquefois un compliment au
public, en cas de rappel.

--Je suis heureux, dit le faiseur de quatrièmes couplets. Le pays me
plaît, le soleil y est bon, et je vis de ma lyre. C’est égal, jamais
Halévy, jamais Meilhac ne soupçonneront combien j’ai collaboré avec eux!

Mais tout cela, c’est l’Avignon nouveau.

                   *       *       *       *       *

Quant au vieux, au vrai Avignon, le seul moyen de le voir c’est de s’y
perdre. Rien d’ailleurs de plus aisé dans cet écheveau embrouillé des
rues: rue Étroite, rue de l’Ombre, du Migrénier, de l’Olivier, du
Diable, du Chat, de la Monnaie, de l’Anguille, des Amoureux, des Anes,
des Clefs, des Ciseaux d’or, rue Philonarde, rue du Vieux Sentier, rue
de la Pignote, rue de la Fonderie, rue de la Fusterie, rue de la
Banasterie, du Grand Paradis, du Petit Muguet, de l’Oriflan!

La rue Saint-Étienne où sont les restes d’un cirque romain que le
moyen-âge appelait, Dieu sait pourquoi! le _Cirque des Chèvres_.

La rue où saint Agricol, pour l’étonnement des Avignonnais, faisait
venir à son plaisir puis congédiait les cigognes.

La rue Rouge où le sang des Sarrasins ruissela.

La rue des Fourbisseurs, où le Duc de Guise se fournissait d’armures,
montrant encore sa miraculeuse Vierge peinte qui saigna sous le soufflet
d’un joueur.

La rue de la Tarasque et son bas-relief naïf qui représente un monstre
rugueux et cornu en train de dévorer un chevalier dont on ne voit plus
que les jambes.

La rue de la Bonneterie célèbre pour sa légende réaliste de l’égout de
monsieur Cambaud, véritable enfer des cuisinières, où une servante peu
charitable, qui jetait le pain des pauvres aux chiens, hurle changée en
chien pendant les nuits d’orage.

La rue des Teinturiers, un morceau de l’Isle-sur-Sorgues transporté dans
Avignon, avec son canal et sa procession de grandes roues en marche sous
les platanes.

La place Saint-Pierre et son église dont Saboly l’exquis faiseur de
noëls, fut le maître de chapelle.

La place Pie, où des fanatiques démolirent la maison du docteur Perrinet
Parpaille, primicier de l’Université d’Avignon, décapité comme Huguenot
et puis pendu (supplice étrange) et qui dut embarrasser l’exécuteur! en
1563.

Et près de la rue, maintenant, hélas! débaptisée, du Cimetière du
Bourreau, la place Saint-Didier au milieu de laquelle se dressait une
croix surmontée d’un coq en pierre qui devait chanter à la fin du monde.

Partout des ruines de couvent, partout des chapelles: pénitents bleus,
violets, blancs et rouges; partout des restes d’hôtels seigneuriaux, de
palais cardinalices. Mais où sont, hélas! les hôtelleries de l’Avignon
des papes et des vice-légats que chantèrent la Belaudière et d’Assoucy,
le Coq, les Trois Testons, les Quatre Deniers, le Chapeau d’or, le
Sauvage, la Lamproie; où sont les mails, les lices, le jeu de paume, et
cette rue de la Madeleine couchée avec ses bains publics et ses lieux de
plaisir si célèbres vers 1500?

Le hasard, Providence des voyageurs! nous conduit au marché, à l’heure
voulue. Une foule: des Avignonnaises, des Contadines en négligé,
fraîches sous les brides flottantes de leur _Catalane_, quelques
costumes arlésiens, à la fois sévères et somptueux. On crie et on cause,
en provençal toujours! Qui veut des raisins, des jujubes, des pastèques
à la tranche, des grenades mûres en train de saigner? Les tentes rayées
de rouge et de bleu, dont la longue rue, dans toute sa longueur, est
plafonnée, laissent passer çà et là un rayon matinal, comme une barre
d’or, et jettent sur ce mouvant tableau leurs gais reflets multicolores.

Quelques pas sous un arceau, et nous voici en pleine Juiverie: la rue
Abraham, la rue Jacob, deux étroits boyaux où descend d’entre les toits
un peu de lumière, mais où jamais le soleil n’a lui; la place Jérusalem
entourée de hautes maisons tristes, aux fenêtres serrées, quelque chose
comme un préau de prison, et dans un coin, la synagogue. Là se trouvent
le puits de la communauté, et le four pour les pains azymes.

Tel est le Ghetto où, du temps des papes et jusqu’à la révolution
française, les juifs d’Avignon étaient renfermés. Dans le mur, à
l’entrée, le guichet grillé du gardien se voit encore.

D’après les statuts d’Avignon de 1580, il est défendu aux juifs de
sortir de la Juiverie à partir du mercredi saint jusqu’au second jour de
Pâques inclusivement.

Ils doivent en tous temps porter un chapeau de couleur jaune qui
permette de les distinguer des chrétiens, et les juives, un signe de
même couleur.

Les juifs ne pouvaient avoir ni acquérir aucun domaine direct dans la
ville et son territoire.

La populace les pillait souvent.

L’inquisiteur général les brûlait quelquefois.

Mais ils se faisaient médecins, ils se faisaient surtout banquiers et
cela sans concurrence, les papes leur permettant l’usure, interdite aux
chrétiens par la loi chrétienne. Ils soumissionnaient les fermes de la
chambre apostolique, devenaient les argentiers du Saint-Siège.

Aussi ai-je pu entendre un juif de ma connaissance soutenir gaiement ce
paradoxe: qu’à part quelques avanies et grillades sans importance, ses
ancêtres étaient heureux et qu’en somme le départ des papes, puis des
vice-légats, fut une calamité pour l’Israël Avignonnais.

--A propos, me dit mon ami qui est un touriste consciencieux,
quitterons-nous donc Avignon sans avoir vu le château des Papes?

Mais nous ne faisons que cela depuis trois jours! A cinq lieues à la
ronde et quelque part qu’on aille dans la ville, il est impossible au
regard de fuir cette masse énorme, ces terrasses, ces six tours
groupées, dont l’une porte là-haut, poussé dans une fente de mur, ce
gros arbre comme un panache.

--L’intérieur pourtant!...

Nous visiterons donc l’intérieur. On passe sous le grand portail armorié
d’un blason papal, que cachait, sous l’Empire, un aigle en plâtre; on
s’extasie sur les gigantesques mâchicoulis qui, en cas d’assaut,
pouvaient, laissant passer des poutres entières par leur travers,
balayer d’un coup vingt pieds de murailles, et l’on se trouve dans une
vaste cour fermée, terrible comme une forteresse, hautaine et froide
comme la papauté. C’est sans doute ici que le mistral loge. Trois fois
en dix ans je suis entré dans cette cour, et trois fois un affreux
mistral, beuglant comme un taureau, se brisait les cornes aux
encoignures.

Un gardien nous montre la chapelle, les fresques d’un maître primitif,
Simon Memmi de Sienne. Par malheur des soldats italiens, casernés là je
ne sais quand, ont détaché au couteau, pour les vendre, la plupart des
têtes nimbées d’or. Nous visitons ensuite la salle de l’estrapade, salle
de supplices, disent les uns, salle de cuisine, disent les autres. C’est
en tout cas une cuisine étrange que cet éteignoir de pierre qui tient
toute la hauteur d’une tour. Une fine galerie ogivale percée dans
l’épaisseur d’un mur, jadis peinte et dorée, maintenant simplement
blanche, sous une couche de lait de chaux, nous ravit encore par son
élégance. Nous essayons de reconstituer, coupée qu’elle est dans sa
hauteur par des plafonds, dans sa largeur par des murs de briques, cette
salle de Jules de Médicis et de Georges d’Armagnac, caserne aujourd’hui
et jadis si belle qu’on l’avait surnommée _La Mirande_. Notre guide,
homme doux et ennemi des souvenirs sanglants, refuse de nous montrer _La
Glacière_, mais il nous fait descendre dans le cachot agrémenté
d’oubliettes où les papes enfermèrent le tribun romain Cola Rienzi.

--Dieu! que c’est laid! s’écrie en sortant mon ami.

--Quoi! laid?

--Là sur la place, en face du palais, cette boîte carrée, trapue, au
toit en terrasse où sont perchés d’horribles monstres, ce mur sans yeux
le long duquel quatre gros anges suspendent deux lourdes guirlandes...

--C’est de Michel-Ange cependant.

--De Michel-Ange?

--Oui! ou du moins fait sur un dessin pris dans ses cartons. Ce devait
être l’hôtel des Monnaies.

Dûment averti, mon ami découvre alors que cette lourdeur pesante
symbolise bien le veau d’or, et m’assure que ces monstres de pierre,
moitié griffons, moitié vautours, se découpant ainsi sur le ciel, ne
manquent pas de grandeur sauvage.

Mon ami devient insatiable: il nous faut encore, en montant au Rocher,
entrer dans l’église de Notre-Dame-des-Doms où est le tombeau de Jean
XXII. Ce tombeau n’est pas le seul que l’église possède, et c’est même à
cause du mot _DOM_ inscrit en maint endroit sur les dalles sépulcrales
qu’elle a reçu du peuple ce nom bizarre. Notre-Dame-des-Doms est une
église romane à coupole peinte, et qui serait belle sans les tribunes
déplorablement fastueuses dont le XVIIe siècle a obstrué l’entre-deux de
ses piliers. On nous montre le trône en marbre d’un pape, des fresques
de Deveria; les Deveria sortent d’Avignon comme les Parrocel et les
Vernet. Dans une chapelle, au fond d’une niche, je découvre un saint
Pierre en extase, de Puget. Une chose me manque: je crois me rappeler
qu’enfant j’avais vu ici des chapeaux de cardinaux suspendus à la voûte.
Ces chapeaux rouges m’avaient frappé. Mais je les cherche en vain, et
peut-être avais-je rêvé.

Nous voici sur le Rocher, autrefois aride et nu, livré aux ébats du
mistral et des sorcières: on y montre encore _lou trau di Masco_. C’est
maintenant un agréable jardin public, avec une grotte, un café, des
cygnes. Au milieu, la statue de Jean Althen, le mendiant arménien, qui
réapprit aux Avignonnais la culture de la garance. Un carré de garance,
détail touchant, verdoie au pied. Mais, hélas! la garance a cessé
d’enrichir Avignon et le Comtat, et la plante de Jean Althen s’en va,
depuis que les chimistes ont imaginé d’extraire l’arc-en-ciel de la
houille.

D’ici, le paysage est merveilleux: au pied du palais, Avignon, groupé là
comme au pied d’une montagne, Avignon et ses toits rouges ou gris, d’où
se dressent des murs crénelés, des terrasses à l’italienne, les mille
clochers de l’_Isle sonnante_, et des tours plus humbles que nous avions
déjà remarquées, debout au milieu des maisons, avec leur plate-forme et
leur escalier à vis extérieur. Ce sont les tours des _bourguets_, petits
enclos fortifiés, petites villes dans la ville, où, tant bien que mal,
au dur moyen-âge, les bourgeois se groupaient, se défendaient.

On a beaucoup démoli de ces tours de bourguet, pourtant il en reste.

--Ils font des embarras à Pise, avec leur tour penchée, disait un
Avignonnais retour d’Italie. Elle est penchée un peu, comme ça, pas
beaucoup... Ça les étonne qu’elle soit penchée. Des tours? Nous en avons
à Avignon plus de quarante complètement par terre, et nous n’en sommes
pas plus fiers!

Cet Avignonnais, je l’appris plus tard, était d’origine marseillaise.

Tout autour, entre la croupe énorme du Ventoux et les crêtes fines des
Alpilles, le grand Rhône, qui embrasse la Bartelasse et fuit vers la
mer, empourpré des rayons du soleil couchant. Au-dessous de nous, le
pont démoli de Saint-Benezet et sa chapelle, le pont d’Avignon où
personne ne passe plus, et plus bas, le pont nouveau vers la porte de
l’Oule où fut assassiné le maréchal Brune.

En face, de l’autre côté du Rhône, dans les rochers et les oliviers,
Villeneuve, le fort Saint-André, tout un décor militaire et religieux,
qui emporte l’esprit vers le passé et fait rêver de Palestine et de
Croisades.



III

Le vent du soleil.--Rentrée en France.--La tour de Philippe-le-Bel.--Les
villas cardinalices.--La Chartreuse et les tireuses de soie.--Le fort
Saint-André.--Les gueux de pailliers.--La Bartelasse.--Les félibres.


Ce matin, nous avons eu peur.

Le vent s’était élevé, violent, avec des nuages. Mon intrépide compagnon
rêvait mistral; or le mistral, quand il commence, souffle régulièrement
trois, six ou neuf jours. Cela eût dérangé nos promenades. Mais ce
n’était, par bonheur, que le vent de S.-O., «_le vent du soleil_». Grand
fracas d’abord sur le Ventoux: voilà le Rhône fouetté comme une mer, la
poussière amassée cinq siècles durant sur les tours du palais des Papes
montant en tourbillons vers le ciel, pareille à une fumée d’incendie;
puis tout s’est calmé subitement, les nuages ont fui et le soleil est
revenu.

La porte de l’Oule passée, et le double pont, suspendu puis en estacade,
qui, par-dessus la Bartelasse, enjambe les deux bras du Rhône, traversé,
nous entrons en Languedoc, on pourrait dire en France! car longtemps
Villeneuve fut ville frontière, ville française, fortifiée, comblée de
privilèges par nos rois qui vinrent plus d’une fois, soupçonneux,
contempler de là l’Avignon républicain et l’Avignon des papes.

Le fort Saint-André nous rappelle que, vers le XIIe siècle, ses
habitants et ses moines faisaient la guerre aux Avignonnais.

Louis VIII et ses 50,000 chevaliers campèrent ici; mais Avignon,
albigeoise de cœur, ferma ses portes à la croisade.

Au bout du pont Saint-Benezet si souvent détruit, emporté, puis rétabli,
puis détruit encore, et dont il ne reste plus de ce côté du fleuve que
quelques débris de piles apparaissant comme des écueils, aux eaux
basses, la tour de Philippe-le-Bel, sentinelle inquiète, monte toujours
sa garde.

Ce n’est que plus tard et lorsque les papes eurent fait leur paix avec
les rois de France, que Villeneuve, avec ses plaines d’oliviers, ses
frais bords du Rhône, fut adoptée comme résidence d’été par les
cardinaux et devint le Tibur, le Tusculum de la Nouvelle Rome.

En arrivant, çà et là, sur les rochers gris, apparaissent de vieux murs
croulants, restes de villas, de palais cardinalices. La ville est pleine
des souvenirs des splendeurs papales.

Partout des créneaux sur les églises et des écussons sur les tours.

Au coin d’une petite place à arcades, Notre-Dame de l’Assomption montre
avec orgueil ses tombeaux de cardinaux, le trône d’un pape, tout comme
la Notre-Dame Avignonnaise, et de plus des autels de marbre précieux, de
curieux ornements pontificaux et une Vierge en ivoire, du XIVe siècle,
rivale du fameux Christ sculpté par Jean Guillermin pour les pénitents
gris d’Avignon.

Mais la merveille de Villeneuve, c’est la Chartreuse, fondée par
Innocent VI qui voulut y être enseveli, le _val de bénédiction_ avec ses
trois cloîtres, les débris de son réfectoire où Henri III présida
l’ouverture des États de Languedoc, ses fontaines monumentales taries,
ses puits obstrués de capillaires, son oratoire papal décoré des
fresques de Giotto et de Spinello Aretino, et son église aux pendentifs
étranges, aux murs incrustés de jarres vides qui devaient doubler
l’acoustique et renvoyer plus puissants les sons de l’orgue et les
chants sacrés à ces voûtes qui semblent d’azur maintenant, tant on voit
de trous et de ciel entre leurs nervures.

Dans ces ruines, peu à peu, tout un village, tout un faubourg s’est
installé. Des treilles, des rosiers sont venus fleurir les vieux murs;
les longs corridors font des rues, les cellules se changent en maisons,
l’uniformité monacale joyeusement s’individualise.

Sur la terrasse d’un petit cloître gothique, des _canisses_, des claies
chargées de tomates, de figues, sèchent au soleil. En bas, sous les
arceaux, des femmes, des fillettes tirent la soie, et c’est plaisir
d’entendre leurs éclats de rire au milieu des ruines, et de voir les
cocons, fouettés du balai de bruyère, danser sur l’eau fumante des
chaudières, tandis que les légers fils s’enroulent en masse d’or autour
des dévidoirs.

Comme nous parlons provençal, elles ne se gênent pas de travailler
devant nous; elles sont fières de tirer la soie et comprennent que cela
intéresse.

Du haut d’un perron une femme nous appelle. C’est une tisseuse, une
_taffetaïris_; elle veut nous montrer son métier, l’entrecroisement de
la trame, le jeu des navettes. Cette cellule ainsi transformée en
atelier demi-rustique est charmante: le métier devant la fenêtre; de
grands rideaux à carreaux blancs et rouges cachent le lit; des grenades
mûrissent sur la traditionnelle _table fermée_; et, en haut de la porte,
où transparaît à travers le blanc de chaux une devise latine, dans une
de ces huches à jour, en noyer luisant, l’orgueil des familles! des
pains, sortant du four, embaument l’air.

Un chemin pierreux semé d’herbes maigres et de lavandes nous conduit au
fort Saint-André. A l’entrée, sous un portail bas qui se glisse entre
deux monstrueuses tours rondes, une douzaine de gamines et de gamins,
pieds nus, ébouriffés, en guenilles, nous regardent venir, et nous
suivent sans nous saluer ni rien dire. Ils attendent quelques sous. Dans
cette région pontificale on s’est trop longtemps laissé nourrir par
l’aumône des couvents, des prélats. De là toute une plèbe désœuvrée et
mendiante. Les terribles lazzarones avignonnais, gueux de pailliers,
portefaix des quais du Rhône ont fini par disparaître. Ici, dans ce
hameau de pauvres gens campés sur les gravats d’un vieux fort, quelque
chose des mœurs d’autrefois persiste encore.

D’énormes murs flanqués de tours enserrant un sommet de colline, un
couvent tout neuf, et, dans les débris des constructions militaires, une
vingtaine de masures.

Au milieu, sur la crête du roc, se dresse une chapelle romane:
Notre-Dame de Belvezet. Elle était encore, il y a peu de temps, peinte
de fresques primitives pareilles à celles de la Chartreuse. La main
sottement pieuse d’une dévote les a fait disparaître.

Nous voudrions monter sur la plate-forme des grandes tours d’entrée,
pour voir de là Avignon, le Comtat, et les grandes plaines d’oliviers
qui s’étendent derrière Villeneuve. On le pouvait autrefois; mais les
Dames victimes du Sacré-Cœur qui viennent de s’établir au pied, dans
l’ancienne abbaye de bénédictins, sur le tombeau de Sainte-Cassarie, ont
loué ces tours, pour se mettre à l’abri des regards profanes.

Après cette orgie de murs croulants, et notre fringale archéologique
apaisée, nous sommes redescendus, non sans plaisir, par une étroite rue
à qui le roc vif sert de pavé, mais vivante au moins et retentissante du
bruit des métiers; puis, laissant la grande route poudreuse, nous avons
pris, pour nous rapprocher d’Avignon, un petit sentier qui suit l’eau
dans les peupliers blancs et les oseraies.

Il s’agissait d’une _Félibrigeade_.

Les poètes provençaux avaient eu vent de notre arrivée, et ne voulaient
pas nous laisser partir avant le traditionnel dîner. On se rencontre au
bout du pont, à l’endroit où sont les bateaux qui servent de moulins.

Il y avait là Théodore Aubanel, l’auteur de _la Grenade entr’ouverte_,
ce merveilleux poëme d’amour, l’intermezzo ensoleillé d’un Henri Heine
qui serait bon; Aubanel, l’auteur de _Cabraou_, du _Pain du péché_, deux
beaux drames! l’auteur surtout de _la Vénus d’Arles_, cet admirable cri
païen jailli d’une âme catholique.

Il y avait Félix Gras, un notaire! mais un notaire de trente ans et qui
ressemble à un prince maure.

Il y avait enfin Pierre Grivolas, le doux artiste, le peintre des
cueilleuses d’olives, des pêcheurs d’aloses, des gars solides, des
filles brunes, des treilles que le soleil couchant enflamme et des
oliviers qui s’argentent sous le vent du Rhône.

Mistral n’était pas venu: Mistral a les maçons et se fait bâtir une
maison neuve à Maillane.

Anselme Mathieu, le poète des baisers et des bons vins, devenu la veille
propriétaire de l’Hôtel du Louvre, vaquait à ses devoirs nouveaux.

Quant à Roumanille, il pressait son _Armana_, l’almanach des félibres,
composant au dernier moment une de ces pièces de vers diamantines qui
font à la fois rire et pleurer, ou ces inimitables _cascarélètes_,
«joie, soulas et passe-temps de tous les peuples du Midi!»

Peut-être désirez-vous savoir ce que sont les _félibres_?

Les félibres...

Mais Aubanel avait dit cela, et mieux que je ne pourrai le dire dans un
discours prononcé quelques jours auparavant à Forcalquier et dont il
corrigeait les épreuves en nous attendant:

                   *       *       *       *       *

«Le 21 mai de l’année 1854, sept jeunes hommes étaient réunis au
châtelet de Fontségugne, là-bas dans le Comtat, sur la montagne de
Château-neuf-de-Gadagne. Connaissez-vous le châtelet de Fontségugne? Un
nid de rossignols perdu dans le feuillage. Bien sûr un nid de
rossignols, car sans cesse les félibres venaient y chanter, au bruit des
fontaines gazouillantes, en face de cette autre fontaine poétique, la
grande roche blonde de Vaucluse. C’est là, comme dit une préface du
_Liame de Rasin_, que furent applaudis les premiers chants de
_Mireille_, qu’Aubanel a vu sa _Grenade_ en fleur, que Crousillat
faisait goûter le miel de sa _Ruche_, que Mathieu a commencé sa
_Farandole_ et que Tavan a fait entendre le _tintement_ de son _hoyau_.

Les sept jeunes hommes: Brunet et Paul Giéra d’Avignon, Anselme Mathieu
de Châteauneuf-du-Pape, Mistral de Maillane, Roumanille de Saint-Remy,
Tavan de Gadagne, avec le félibre qui a l’honneur de vous parler, tous
embrasés pour le beau, tous enivrés de l’amour de la Provence, en une
séance mémorable et solennelle, fondèrent le _Félibrige_ et arrêtèrent
le plan du premier _Armana_.

Nous avons fait du chemin depuis lors, un glorieux chemin!

Déjà, vers 1847, Roumanille avait publié _li Margarideto_, et le marquis
de la Fare-Alais _las Castagnados_. Mais voici le plus grand événement
littéraire de notre renaissance: Mistral nous donne _Mireille_, et ouvre
du même coup au provençal les portes de Paris et de l’Académie. Ah! ce
fut un beau jour de triomphe, et tout ce qui avait une goutte de sang
provençal dans les veines en eut la fièvre au cœur! Les Parisiens nous
regardaient étonnés, et les plus revêches, transportés de la grâce et de
la splendeur de _Mireille_, furent vite ses plus ardents louangeurs!

Puis vint _la Miougrano entre-duberto_ d’Aubanel, _la Farandoulo_
d’Anselme Mathieu, _la Bresco_ de Crousillat, _la Rampelado_ de
Roumieux, _li Parpaioum blu_ d’un Irlandais, Charles-Guillaume
Bonaparte-Wyse; on ne peut parler de tous. Et de nouveau, Mistral nous
donne une épopée où l’âme de la Provence tressaille et chante, il nous
donne _Calendal_, ce frère de lait et de génie de _Mireille_.

N’est-ce pas que la litanie est charmante? et, répondez, où
trouverez-vous une littérature qui, en si peu d’années, ait produit
autant d’œuvres vivantes, enlevantes, accomplies,--disons-le, puisque
c’est vrai,--tant de chefs-d’œuvre! Et cependant il y a encore l’avenir!
Cette puissante terre de Provence enfante sans fin la beauté et la
poésie; il y a encore la moisson de l’an prochain. Regardez si elle est
magnifique:

Voici d’abord _les Iles d’Or_ de Mistral, un livre paradisiaque, où il
fera bon enfermer sa pensée en rêvant avec le Chef. Puis le poëme des
_Charbonniers_, première et grande œuvre du vaillant Félix Gras, déjà un
maître! Puis les poésies d’Alphonse Tavan, _Amour et pleurs_, des
diamants sertis dans l’or fin.

Les Provençaux--est-il encore besoin de l’affirmer?--sont de la grande
France, et en seront toujours! Et parce que nous l’aimons, et parce que
nous l’adorons, cette France bénie telle que les siècles et Dieu l’ont
faite, nous voulons que se souvenant de ses aïeux et de son passé de
gloire, le Breton parle librement la langue bretonne, le Basque la
langue basque et le Provençal la langue provençale. Et quel mal y
a-t-il, voyons? et où est le danger?

Sous le soleil et la rosée, sous le brouillard et le nuage, sous le
givre et la neige, Dieu sème la graine et fait épanouir la fleur qui
convient à toute terre.

Il en est ainsi du langage. C’est pour cela que toute nation tient à sa
langue mère; c’est pour cela que contre tous et contre tout nous voulons
maintenir la nôtre, vraiment faite pour notre mer si bleue, notre ciel
limpide et azuré, nos pinèdes bronzées et nos olivettes argentées. Nous
la maintiendrons, la seule langue qui dise comme nous voulons, comme il
nous poind au cœur, nos amours et nos haines, nos tendresses et nos
colères, la beauté de nos filles et la fierté de nos jouvenceaux!

Voilà la pensée des félibres, voilà l’œuvre du _Félibrige_.»

                   *       *       *       *       *

Vivent donc félibrige et félibres!

A propos de la Félibrigeade, une vive discussion s’éleva, discussion
grave: Fallait-il dîner aux Chênes-Verts? Ne valait-il pas mieux dîner à
la Bartelasse? Grivolas tenait pour les Chênes-Verts, alléguant l’usage
d’abord, puis la beauté incomparable des arbres, l’art de la mère Abrieu
pour improviser un civet, et la proximité du château de l’ami Semenoff
dont la cave, paraît-il, n’a pas de verrous. Aubanel préférait la
Bartelasse.

--Aux Chênes-Verts, disait Grivolas, nous pourrions, avant dîner,
amasser appétit sur la levée, et aller voir les cabanes des pêcheurs
d’esturgeons et d’aloses.

--De la Bartelasse, en buvant, reprenait Aubanel, nous verrions Avignon
à travers les arbres; et il chantait: «Du gothique à Avignon--les
créneaux et les tours--font des dentelles--dans les étoiles!»

Cette strophe nous décida.

La table fut dressée à la Bartelasse en plein air et au bord du fleuve,
dans une enceinte de roseaux tressés et non loin d’un petit cirque où
les taureaux courent parfois le dimanche. Olives noires et olives
vertes, fritures d’ânes (rassurez-vous, ce sont d’exquis goujons du
Rhône!) écrevisses et coquilles de Vaucluse, avec cela trois doigts de
vieux Châteauneuf, ce vin papal désormais introuvable. On boit, on
brinde; l’ombre arrive tandis qu’Aubanel et Gras récitent des vers,
tandis que Grivolas me reproche de n’être pas allé au Musée admirer la
_Mort du jeune Barra_, ce chef-d’œuvre républicain du vieux David; de
grands feux sont allumés sous les arbres pour éloigner les moustiques;
tout à coup la lune se lève, si claire dans un ciel pur, qu’une cigale
attendrie, prenant cette nuit d’argent pour le jour, se mit à
s’égosiller sur nos têtes. C’était exquis de couleur locale.



IV

Le pays de Mireille.--Nostradamus et les diables à cornes blanches.--Les
ruines de Glanum.--Dans les Alpilles.--L’hôtel de Monte-Carlo.--La ville
des Baux au clair de lune.


--Allez aux Baux, nous avait dit Grivolas, et prenez par Saint-Remy si
vous voulez voir de jolies Provençales.

Nous partîmes donc pour les Baux en prenant par Saint-Remy.

Les graviers blancs de la Durance une fois franchis sur un pont de je ne
sais combien d’arches, le voyage devient charmant à travers une plaine
que borne la ligne harmonieuse des Alpilles et partout coupée, non plus
de haies de roseaux comme autour d’Avignon, mais de longues lignes de
cyprès nains, courbés dans le sens du mistral et qui, de loin en loin,
se groupent en un petit bois, serré et noir comme un bois sacré, pour
abriter non pas un temple, mais un simple _Mas_, une ferme.

Nous sommes au pays de Mireille.

On aperçoit Maillane en passant; le voiturier fait claquer son fouet
devant le Mas des Micocoules.

Ici commence la Provence d’Arles. Des Provençales, pour nous voir, se
montrent sur le pas des portes; et leurs rires à belles dents, leurs
yeux très vifs quoique plus souvent bleu glauque que noirs, surtout le
petit mouchoir mutinement noué sur le front, les font ressembler, dit
mon ami, à de jolis diables à cornes blanches. Mais ce n’est là que le
négligé du matin. Cette après-midi, elles auront au complet le galant
costume arlésien tout dentelle et velours; le jupon fastueux, mais qui
laisse voir le petit pied, le fichu plissé découvrant la nuque, et
l’ornement de tête à la fois gracieux et fier avec son ruban plat
largement brodé et sa coiffe à jour relevée en coquille.

Ne se coiffe pas ainsi, à la Provençale, qui veut. C’est tout un art,
presque un secret; les étrangères ne s’en mêlent guère. _Prendre la
coiffe_ (c’est le terme) entraîne une cérémonie, et les fillettes la
prennent rarement avant treize ans.

D’ailleurs, c’est dimanche aujourd’hui, et si nous arrivons à Saint-Remy
pour la sortie de la grand’messe, nous pourrons admirer les Provençales
dans leurs atours.

Toute la ville est dehors, les hommes devant les cafés, les _chatounes_
en train de se promener sous les platanes. Elles viennent par groupes,
embrassées, nous regarder, et pas une n’oublie de rire de notre
débraillé de touriste.

Une anecdote pour nous venger:

A Saint-Remy, un jour, Nostradamus vieux de plus de cent ans, et
meilleur devin que jamais, prenait le soleil devant sa porte.

Une fillette passa:

--_Bonjour, moussu Nostro-Damo!_

--_Bonjour filleto!_

Demi-heure après, la fillette revint, pimpante, le ruban au vent:

--_Bonjour, moussu Nostro-Damo!_

--_Bonjour, fremeto!_

Et la galante _San-Roumienque_ rougit; la petite fille, en effet, avait
eu le temps entre deux bonjours de devenir petite femme.

Ran tan plan!... Rrran! Le tambour annonce des courses pour
l’après-midi.

--Pourvu qu’il ne pleuve pas! disent les gens, en regardant le ciel qui
se couvre et de larges gouttes qui s’écrasent sur le pavé fait de
galets.

--Ce ne sera rien: un simple nuage qui se secoue.

Nous pouvons, en tous cas, aller visiter _les antiques_, et revenir,
s’il y a lieu, à temps pour les taureaux.

Un arc de triomphe, un mausolée au bout d’une avenue solitaire. Mais que
ces ruines sont d’un admirable effet, près de ce champ d’oliviers, au
pied de ces collines grises, si pures de forme, si grandes de
proportions et pareilles sans doute aux collines des environs d’Athènes.

Sous les antiques s’ouvrent d’immenses carrières, telles encore que les
Romains les ont laissées après en avoir extrait tout Arles, pierre par
pierre, les arènes, le théâtre, le cirque et les aqueducs. A côté, il y
a un champ où, dans les ravines laissées par la pluie, les gamins
recueillent parfois, à fleur de terre, des débris de poterie, une
monnaie romaine ou grecque, la Diane de Marseille, le crocodile enchaîné
de la colonie nîmoise. C’est, avec quelques restes de constructions, des
traces de fours, des appuis de poutres taillés dans le rocher, tout ce
qui reste de la cité de _Glanum_ qui, au temps des Constantins, gardait
le défilé des Alpilles.

J’ai vu une fois, il y a dix ans bientôt, ces ruines vivantes. La
Provence félibresque fêtait la Catalogne à Saint-Remy. Mistral, debout
sur le piédestal du tombeau, récitait des vers à la foule; Albert de
Quintana, Victor Balaguer, depuis ministre, mais alors simplement poète
et proscrit, lui répondaient dans le bruit de plus en plus rapproché des
tambourins et des fifres. Bientôt les farandoles arrivèrent, et la
_pegoulade_,--t’en souviens-tu, ô Monselet! toi qui voulus porter la
torche!--la _pegoulade_ s’allumant descendit vers la ville comme une
rivière de flammes.

Décidément les courses n’auront pas lieu. Le sol de l’arène n’a pas eu
le temps de sécher et une glissade devant les cornes des taureaux serait
dangereuse. D’ailleurs, voici que la pluie recommence à tomber. Mais
c’est une pluie du Midi, intermittente et tiède, avec des éclaircies
bleues égayées de chants d’oiseaux.

Que faire à Saint-Remy? Les Baux ne sont guère qu’à douze kilomètres; si
nous allions aux Baux dès ce soir?

--En suivant ce canal jusqu’à la route neuve, nous dit une vieille
femme, puis la route neuve tout droit, vous pouvez arriver dans trois
petites heures.

--Et trouvera-t-on de quoi souper, de quoi coucher?

--Oh! je crois bien; il y a maintenant une auberge, des chambres.

Nous voilà partis! Il s’agit de traverser la montagne avant la nuit, car
les Baux regardent du côté d’Arles, sur l’autre versant des Alpilles.

On suit d’abord un vallon triste, monotone, entre des mamelons boisés de
chênes kermès et coupés çà et là de quelques champs d’amandiers. Mais au
bout d’une heure de marche, le paysage s’affine, se découpe; la route
s’en va serpentant en corniche à vingt mètres au-dessus d’un torrent
sans eau.

Là-haut, deux grands blocs debout indiquent l’entrée des gorges. La
pluie ne cesse pas, la nuit s’avance; nous nous pressons. Enfin aux
dernières heures du crépuscule apparaît à nos pieds le «déluge
pétrifié», l’immense cirque de roches entassées, trouées, déchiquetées
comme les banquises polaires, avec ces escarpements concentriques, ces
profonds abîmes, ces _Baux_, où la légende veut que Dante ait pris le
dessin et le nom des _Balsi_ des cercles de son Enfer. Au milieu, _la
Ville_ à peine visible sur le ciel et confondant ses ruines blanches
avec le piédestal de calcaire éboulé qui la porte.

Descendons au fond de l’entonnoir, à _Baux-Manière_ où broute la chèvre
d’or. Tandis que nous allons en un sens, le vent remonte en sens
contraire, et cela d’une telle vigueur, dans le couloir étroit par où le
chemin passe, qu’il nous faut, pour avancer, piquer de la tête et
courir. A Baux-Manière (qu’il vaudrait peut-être mieux appeler
_Baumo-Niéro_, grotte noire), passe en l’air une chauve-souris. C’est,
avec un lapin effaré et un merle, les seuls êtres vivants que nous ayons
rencontrés depuis notre départ de Saint-Remy.

La pluie ne tombe plus; mais il est nuit close. Vainement nous levons la
tête. Des Baux, qui doivent être là, qui sont là certainement, nous
n’apercevons rien: pas un toit, pas une fenêtre éclairée; partout des
rochers sur lesquels se détache dans le noir la meurtrissure blanche des
carrières.

Pour comble d’embarras, trois sentiers! nous choisissons le plus beau.
Au bout d’un instant, nous reconnaissons qu’il nous égare. C’est le plus
ruiné qu’il fallait prendre, le plus en harmonie avec le tas de ruines
que nous cherchons. Essayons de celui-ci, suffisamment croulant et
pierreux; il serait cruel, trempés et affamés comme nous sommes, d’errer
longtemps ainsi, à deux pas du but.

Nous montons... Une cloche sonne, des voix parlent dans l’ombre
au-dessus de nous.

--Hé! braves gens, crions-nous sans voir personne, braves gens, le
chemin des Baux?

--Encore une enjambée, et vous êtes dans la ville.

La ville!

En effet, voici un portail, une rue en escalier, ruinée, et tout en
haut, sur une terrasse qui sert de place publique, les _Baussenqs_ en
train de considérer l’air du temps, entre deux averses.

Nous demandons l’auberge; on nous répond:--Voici l’hôtel.

J’aurais difficilement reconnu, sous sa toilette neuve et blanche, la
vieille auberge du père Cornille, où Gounod composa Mireille. C’est un
hôtel maintenant, l’_hôtel de Monte-Carlo_, s’il vous plaît, ainsi qu’il
appert de l’enseigne.

Monte-Carlo! que vient faire ici ce nom italien, ce souvenir du
trente-et-quarante? Interrogeons nos souvenirs historiques: Les princes
de Monaco, sous Louis XIII ou Louis XIV, possédaient, il me semble, la
seigneurie des Baux, et sans doute... Mais notre hôte, M. Moulin, un
Baussenq qui a voyagé, coupe court à mes savantes inductions en me
disant qu’avant la guerre il était chef de cuisine chez M. Blanc.

Dîner exquis, inattendu, dîner moderne dans une salle à manger ogivale,
tandis que la pluie--elle peut tomber à l’aise, maintenant!--recommence,
et que le vent mugit en bas dans le _Val d’Enfer_ et le _Trou des Fées_;
dîner pittoresque d’ailleurs et suffisamment provençalisé par les beaux
yeux de quinze ans et le galant costume de mademoiselle Maria Moulin qui
nous sert, par quelques bouteilles de vin du cru et par un de ces petits
fromages de chèvre, conservés sous une triple couche de poivre d’âne, de
lavande et de thym, que Belaud de la Belaudière, le Ronsard provençal,
chantait au XVIe siècle, en ses sonnets:--«_A la ville des Baux, pour un
florin ou deux,--vous avez de fromageons un plein tablier,--Qui comme
sucre fin fondent à la gorge..._»

Hélas! Richelieu a canonnée les Baux; le château n’est plus, la ville
s’est dépeuplée, mais le vin pétille toujours et toujours les fromageons
embaument comme au temps du poète ligueur.

Au dessert, M. Moulin, qui décidément n’est pas un hôtelier ordinaire,
vint trinquer avec nous et nous parler du pays, de son histoire; il nous
récita le passage de _Calendal_ sur les princes des Baux: «_Race
d’aiglons jamais vassale--Qui, de la pointe de ses ailes,--Effleura la
crête de toutes les hauteurs..._» Il nous dit leur blason: une étoile
d’or à je ne sais combien de rais, l’étoile des mages (car les princes
des Baux descendent de Balthazar, le roi nègre), avec l’aventureuse
devise: «AU HASARD, BALTHAZAR!» Il nous dit leurs hauts faits, leurs
rapines et leurs galanteries, les massacres, les cours d’amour! Il nous
montra une tresse de femme trouvée par lui, sous une dalle, tresse
d’Huguette des Baux, ou d’Azalaïs ou de Sibylle, fauve et lourde comme
l’or et que l’on dirait coupée d’hier.

Puis il nous décrivit les merveilles qu’il faudrait voir le lendemain.
La ville d’abord, cette Pompéi moyen âge qui contint dix mille
habitants, et n’en a pas trois cents aujourd’hui, les rues désertes, les
maisons vides, le puits, le colombier, la chapelle, tout un flanc de
montagne dallé pour alimenter la citerne, les remparts taillés dans le
rocher vif, les énormes tours tombées d’un bloc, et l’admirable vue qui
se découvre de l’esplanade: la Crau et son désert de cailloux roulés, le
Rhône, le pays d’Arles, la Camargue, les bords du Vaccarès où paissent
les taureaux et les chevaux sauvages, et, à l’horizon, la mer qui
brille.

Et ce n’est pas tout, continuait en riant M. Moulin, il y a au bas de la
montagne une fontaine à trois canons d’où l’on montait l’eau à dos de
bourriquet avant qu’on eût réparé la citerne. Tout près, dans un jardin,
vous verrez le pavillon de la reine Jeanne, il est du temps de François
Ier: de la pierre qu’on dirait brodée! et de l’autre côté, vers
Maussane, sous la grande tour du château, un énorme bloc détaché sur
lequel sont sculptées en relief trois figures romaines. Cela représente,
assurent les savants, Marius, sa femme et sa prophétesse. Les gens pieux
au contraire y ont vu les trois Marie et ont bâti une chapelle au pied.

--Mais papa, je t’assure que tu ennuies ces messieurs, dit mademoiselle
Maria, tu leur enlèveras tout le plaisir.

--Je vous ennuie?...

--Dieu préserve, monsieur Moulin!

--Puis nous parcourrons les gorges, le val d’Enfer, le trou des fées,
vraies fentes bourrées de verdure, aussi fraîches que le roc est aride,
et où jamais un rayon n’a pénétré.

--Superbe!

--Vous trouverez cela superbe demain; mais c’est égal, même s’il fait
beau, vous n’aurez rien vu. Qui veut voir les Baux doit les voir la nuit
et au clair de la lune.

Ce disant, M. Moulin, inquiet du temps, ouvrit la fenêtre.

--C’est trop de chance!

Pendant que nous causions, le vent avait chassé les nuages et la lune
inondait de ses clartés bleues la ville et le vallon, la ligne altière
des tours et les découpures étranges des roches.

Nous avons vu les Baux la nuit. Tant que la lune à duré, malgré la
fatigue, nous nous sommes promenés à travers un paysage de féerie. Une
fois couchés, nous avons fait deux rêves: Mon ami, âme guerrière et
tendre, rêvait qu’il était troubadour, et qu’il épousait mademoiselle
Maria, laquelle avait des cheveux d’or et s’appelait Huguette. J’eus un
rêve plus bourgeois: j’étais fort riche et je m’achetais un palais brodé
à jour et dominant l’abîme, dans cette étrange ville des Baux où les
palais se vendent quatre-vingts francs.



EN TRAIN DE PLAISIR



I

CONSEILS AU DÉPART.


L’hiver secoue ses dernières neiges: dans les haies encore
frissonnantes, mais où pointent, déjà quelques bourgeons hâtifs, le
printemps, comme un enfant qui joue et se cache aussitôt, a montré le
bout de son nez rose. On s’ennuie chez soi, on rêve voyages; des ailes
poussent au plus casaniers; et la Compagnie P.-L.-M., ce saint Pierre
qui tient la clef des champs, couvre colonnes et murs d’immenses
affiches jaunes annonçant des trains de plaisir pour Gênes, Florence,
Rome, Naples.

Le Parisien, artiste ou petit rentier, s’arrête pensif devant ces
affiches: «Eh quoi! en prenant si peu d’écus sur mon budget, si peu de
jours sur mes occupations, je pourrais m’offrir tout cela? voir les
Alpes et l’Apennin, respirer la brise marine, déjeuner d’art, souper
d’histoire, marcher sur du marbre, dormir sous des fresques, connaître
le Tibre et l’Arno, admirer comment la vigne virgilienne s’enguirlande
au tronc des mûriers, et boire en disant _Si signor_ des vins trop doux
dans des fiaschetti garnis de paille!»

La chose est tentante; mais un maudit mot vient tout gâter: train de
plaisir! Il y a sur les trains de plaisir, comme sur les diligences
autrefois, toutes sortes de plaisanteries convenues; par crainte du
ridicule, un homme d’esprit, qui grillerait de partir, se résignera pour
toujours à ne connaître Pompéi qu’en peinture, et à se figurer la
campagne romaine d’après les terrains lépreux et vagues d’au delà de nos
fortifications.

Certes, le train de plaisir a ses inconvénients; il est d’autres façons
plus aimables de voyager: dans un sleeping-car, par exemple, ainsi que
le font les millionnaires, en prenant son temps et ses aises; ou bien
encore à l’artiste, dans une _caravane_ de saltimbanques organisée en
manière d’atelier, s’arrêtant un jour ou une heure à chaque site qui
vous plaît, avec un tricorne de gendarme (le modèle est le même partout)
négligemment suspendu aux brancards de la voiture, pour éloigner les
malfaiteurs et leur laisser croire qu’on a chez soi la force publique en
visite.

Seulement, il faut pour cela être riche d’argent ou de loisir.
Démocratique et bourgeois, le train de plaisir s’accommode d’états plus
modestes.

--Mais on y est serré.--Pas tant que cela, et moins parfois que dans un
autre train puisque chaque compartiment ne reçoit que huit voyageurs au
lieu des dix réglementaires.--On entend parler français tout le temps,
ce qui nuit au pittoresque, enlève l’illusion, trouble la
rêverie.--Halte-là! sans nier les âpres joies de la solitude dans des
villes où vous ne comprenez personne et où personne ne vous comprend,
croyez bien qu’après deux ou trois jours de cette existence de
sourd-muet s’exprimant par gestes, vous ne serez pas fâché de retrouver,
le soir, histoire de se délier la langue en commun, quelques-uns de vos
odieux compatriotes!--On fait connaissance avec un tas de gens...--Sans
doute, à moins d’être irrémédiablement sournois. Mais ces amitiés
improvisées ont leur agrément; c’est, car ici-bas tout se renouvelle,
c’est, en plus grand et avec moins d’ennuis, l’originalité et l’imprévu
des anciens voyages par le coche.--Et pour se loger, arrivant ainsi cinq
cents à la fois dans une ville?...--En effet, je plains les malheureux
qui, traînant leur sac de nuit comme un forçat son boulet, errent à
travers l’inconnu, en quête d’un gîte, jusqu’à ce que quelque cocher de
contrebande, quelque cicerone de hasard les livre pieds et poings liés à
un cabaretier complice, tapi dans une infâme osteria, au fond d’une
ruelle innommée. Mais pourquoi ne pas faire comme les Anglais? Il existe
à Paris une agence qui, moyennant des prix modérés, vous loge, vous
nourrit, et pousse même la prévenance jusqu’à vous réveiller à vos
heures.--C’est insupportable, cela!...--C’est charmant, au contraire,
pour les gens qui n’ont pas de temps à perdre et n’aiment pas
s’embarrasser des menus détails de la vie. Aussitôt débarqué dans un
pays nouveau, on n’a plus, sa toilette faite, qu’à se répandre par les
rues, en homme que rien ne préoccupe, léger de bagage et de soucis.--Et
l’on est convenablement logé?--Jugez-en: à Gênes, j’habitais, via della
Croce, un hôtel vaste comme un palais qui avait pour ornement de
vestibule un Scipion Nasica en marbre dont le Louvre serait jaloux; à
Florence, mes fenêtres, car j’en avais trois, et de taille, donnaient
sur la façade du Bargello; à Naples, de mon balcon je regardais fumer le
Vésuve; à Rome, la vue était triste: il n’y a pas de rues gaies à Rome!
par compensation un cardinal tout rouge et un superbe moine fondateur
d’ordres logeaient sur le même palier que moi.--Et les repas?--Repas de
table d’hôte, selon la saison et l’endroit, mais toujours aussi bons
qu’on peut les espérer. Une seule fois je fus inquiet: l’arrêt du train
pour le dîner étant fixé dans un misérable village. Qu’y
trouverions-nous? On se méfiait. O surprise! l’agence avait tout prévu:
au sortir du wagon la maternelle agence fit distribuer à chacun de ses
voyageurs un paquet contenant le repas du soir, une bouteille, un
couvert, un verre. Un vieux pêcheur pas trop voleur vint nous vendre des
_frutti di mare_, petites clovisses à coquilles minces et roses; on dîna
de grand appétit, au bord de la mer, sur le sable, en regardant le
soleil se coucher derrière les pins. C’est du Paul de Kock si l’on veut,
mais, traduit ainsi en italien, Paul de Kock n’est pas sans charme.

Évidemment, en quinze jours on ne peut tout voir. Le secret, pour voir
quelque chose, est précisément d’éviter certaine goinfrerie de curiosité
à laquelle se laissent aller trop souvent les apprentis touristes. De
braves gens, natifs du faubourg Saint-Marceau et qui n’ont jamais visité
ni le Luxembourg ni Notre-Dame, se donnent, une fois la frontière
passée, des indigestions de musées et de monuments. Ils ne sont jamais
montés dans la Colonne, mais ils se croiraient volés de leur argent si
là-bas ils oubliaient une fois de grimper au faîte d’un campanile. Ne
les imitez point; promenez-vous à Gênes, à Naples comme vous vous
promenez dans Paris, sans presse, en vous imaginant que vous devez y
revenir le lendemain. Peu de choses vous échapperont; le hasard, dieu
propice aux flâneries, s’arrangera toujours de façon à ce que vous ne
regrettiez pas les quelques cents francs du voyage.

Et maintenant, un souvenir personnel:

C’était à Florence; un train de plaisir arrivait. Il y avait foule à la
gare: des députations, des musiques avec des bannières. Parmi les
bannières une portait, en or, le nom de Garibaldi. Les voyageurs la
saluèrent. On répondit par un formidable «Evviva la Francia!» Tout à
coup et quand le silence se fut fait, timidement mais fermement comme
quelqu’un qui a son idée, se détacha du groupe un petit joueur de
triangle, brun, ébouriffé, la bouche grande, des dents blanches
jusqu’aux oreilles. Il baragouinait un peu de français; il cria: «Evviva
la Repoublica!... Evviva Victor Ougo!»

Nous embrassâmes le petit joueur de triangle. On trouve comme cela
d’agréables surprises à voyager par train de plaisir.



II

RÊVERIE EN CRAU.


... Le train repartit d’Avignon, triomphalement accompagné par les
innombrables voix argentines ou graves des innombrables beffrois,
clochers et tours d’horloge, qui, mis en gaieté par le soleil,
s’égosillaient sur le coup de midi derrière les remparts.

Il faisait un petit mistral qu’on devinait, sans le sentir, à l’azur
plus profond, plus vibrant du ciel balayé, à des tourbillons de sable
noir en train de cabrioler dans les graviers de la Durance, et surtout
aux grands saluts que nous adressaient les cyprès plantés en rond autour
des fermes ou alignés sur la limite des champs.

Des collines grises, couvertes d’herbes grises; de loin en loin, se
mirant aux larges eaux du Rhône ralenti, un château, de grands murs en
ruine; et tout à coup, Arles une fois dépassé, la Crau, la plaine
immense de cailloux, sans un arbre, sans un buisson, pierreuse et sèche
pendant des lieues, où de loin en loin apparaît le toit plat d’une
bergerie. Là-bas, tout près de l’horizon, à un endroit, vous diriez des
cailloux plus gros; on reconnaît, en regardant mieux, que ces cailloux
sont des moutons. Maigres moutons qui, sous le bâton des _baïles_
nomades, passent là leur hiver, affamés, retournant du bout du nez
chaque pierre pour trouver dessous un peu d’herbe pâle. Mais patience!
ils savent qu’aux premiers beaux soleils, aussitôt les neiges fondues là
haut, le troupeau, boucs en tête et toutes les sonnailles sonnant,
remontera par le «chemin romain» vers les montagnes où sont des herbages
si drus et parfumés de tant de fleurs.

Elle n’a pas de bout, cette Crau! malgré la hâte que met le train à fuir
son infini monotone. Je me suis un jour rendu compte de son étendue en
regardant, du haut d’une des tours hardiment plantées par les Sarrazins
sur les derniers gradins des Arènes, la tache rouge qu’elle faisait au
milieu du pays d’Arles en moisson. En été, quand l’air flambe sur les
cailloux, la Crau, comme le Sahara, connaît les féeries du mirage; et
les Grecs contaient que Jupiter fit grêler ces pierres du fond du ciel
pour fournir des armes à l’Hercule tyrien, en train de combattre je ne
sais quelle sauvage tribu des Gaules.

Depuis, de savants géologues, à la place de Jupiter, ont inventé le
déluge alpin. Les cailloux de la Crau, sacrés jadis, s’en vont
maintenant par charretées, ils servent à empierrer les routes; le canal
d’Adam de Craponne, recouvrant de ses limons fertilisants ce qui en
reste, conquiert chaque année à Cérès quelques mille «cannes» de sol
aride. Mais le caillou reparaît toujours après les pluies et les
labourages, mis à nu par l’eau dans les ravines des champs ou soulevé
par la charrue. Travail dur et de tous les jours, lutte incessamment
renaissante, et cela, non-seulement dans la grande Crau, mais dans une
foule de Crau plus petites, étalées en étages successifs par la rupture
du chapelet de lacs qui jadis remplissaient la vallée où coule
maintenant la Durance. La lutte contre le caillou est, des Alpes jusqu’à
la mer, la moitié de la vie rurale.

Rien ne berce et n’endort la pensée comme le ressac régulier d’un train.
C’est ainsi que, tout en courant vers Cannes et Nice et le paresseux
Midi des orangers et des palmiers, je rêvais arrosages et défrichement,
et rudes cultures montagnardes.

Soudain la Crau si triste m’apparut plus triste encore; un souvenir
venait de me serrer le cœur.

Je me revoyais en chemin de fer, au même endroit, par un jour pareil,
vers la fin de l’hiver de 1871. Après tant de malheurs et de désastres,
on ne voulait pas désespérer. C’était l’heure des dernières levées; les
vallons, les coteaux, retentissaient matin et soir du bruit des
tambours. Des mobilisés s’embarquaient aux gares, d’autres s’exerçaient
avec de vieux fusils au milieu des champs, autour des villages. Dans le
train, les conscrits chantaient. Un spectacle, hélas! inattendu, arrêta
net leur _Marseillaise_. Descendant à l’horizon dans les brumes du
Rhône, le soleil du soir ensanglantait l’interminable plaine. A droite,
à gauche, en avant, en arrière, sur dix, vingt rangs, bousculées dans un
désordre, un effarement de déroute, hors des rails, parmi les cailloux,
s’entassaient des locomotives. Locomotives de toutes sortes, rouillées,
disloquées, aux aciers ternis, aux cuivres couverts de boue,
quelques-unes trouées, bosselées, portant la marque des balles. Près de
nous un employé expliquait la chose: c’était le matériel du Nord, de
l’Est, refoulé par l’invasion et qu’on avait dû, à cause de
l’encombrement, garer là comme on avait pu. Les monstres de fer venus de
là-bas où était l’ennemi semblaient vivre, et des têtes de mobilisés aux
portières, paysannes encore sous le képi galonné de rouge, devenaient
pâles subitement à cette première vision de la guerre.

Le train file, des arbres paraissent, la Crau est déjà loin derrière
nous. Voici Saint-Chamas, l’étang de Berre dentelé et bleu comme un
golfe grec. Les collines qui sont autour palpitent dans une brume
transparente; sous le soleil d’aplomb semblent rire les vagues
innombrables, allumées de rayons, frémissantes, éclaboussées; on dirait
qu’une invisible main y jette les diamants à poignée.

Le spectacle en est merveilleux, mais pour aujourd’hui ma joie est
gâtée; et quand, ébloui, je ferme les yeux, c’est encore la Crau
farouche que je vois, la Crau de l’année de la guerre, avec le soleil
sanglant, et les longues ombres des locomotives!



III

AU PAYS BLEU.


Connaissez-vous Antibes? Un petit port avec son phare; dominant le phare
et le port, deux tours sarrazines rousses comme la croûte d’un pâté; et,
à leur pied, une poignée d’étroites maisons qui grimpent les unes
pardessus les autres pour voir la mer.

Huit heures du matin! il est grand temps, en bon bourgeois, d’aller
faire son tour de ville... Il y a dans l’air des odeurs de fleurs; entre
deux boutiques, un grand dattier au tronc rugueux et dont les palmes
frémissent à la brise, dépasse le mur d’un jardinet; une orange qui se
détache tombe, plouf! avec un bruit sourd sur la terre friable et sèche.

Ce bruit me donne des idées de campagne. D’ailleurs, à suivre la
courtine, le tour de ville est bientôt fait...

Je sors par la poterne. Qu’est cela? les glacis des remparts tout
blancs, du givre sur la contrescarpe! Aurait-il neigé cette nuit?
Rassurez-vous: ce n’est qu’un tapis de marguerites fleuries par milliers
et serrées au point de cacher le gazon. En fait de neige, Antibes ne
connaît que celle qui brille là-bas à la crête des Alpes.

Sur notre gauche, des pêcheurs, faisant frétiller un petit poisson à
l’extrémité d’un roseau, agacent patiemment le poulpe ami de la friture
et le succulent crabe velu qu’ils supposent loger dans les
anfractuosités d’une roche. Cette roche, c’est l’Ilette.

Si nous nous arrêtions à l’Ilette? Je sais dans la minuscule presqu’île
une anse minuscule à fond de luisants coquillages, où les corailleurs
ont coutume de retirer leurs barques, leurs dragues, et de secouer leurs
filets. Du bout de la canne, en fouillant la grève, on peut faire là
d’intéressantes trouvailles conchyologiques, sans compter, les jours de
bonheur, quelques morceaux de beau corail rouge.

Pas de chance! la place est prise, et j’y trouve, installés déjà, une
vieille dame qu’à son voile vert je reconnais pour une Anglaise, plus
deux fantassins de la garnison...

Allons toujours serrer la main au capitaine Fouque et dire en passant un
mot à son genièvre. Rien n’est sain à l’estomac comme un verre de fin
genièvre, et rien n’est sain à l’esprit comme la contemplation d’un
homme heureux.

Le capitaine Fouque est roi de l’Ilette! Marin comme le Grec Ulysse et
comme le Marseillais Pamphile, ayant connu dans ses voyages cent peuples
et mille cités, après quarante ans de navigation, le capitaine Fouque
pourrait, s’il voulait, avoir maison de ville et villa au Cap ou à La
Badine. Mais son rêve était autre, et le sage réalise toujours son rêve.
Le capitaine Fouque a donc obtenu, au prix de quels entêtements, de
quelles persévérantes démarches, de quelles luttes obstinées et sourdes
avec le génie militaire! mais enfin il a obtenu la concession d’un trou
du rocher, et dans ce trou il s’est fait construire, en dépit des
railleurs et des jaloux, la plus charmante et la plus originale
habitation qui se puisse imaginer. Vous ne l’apercevez pas? Nous y
sommes! Un pas encore, et sans cette formidable haie de cactus hérissés
et de figuiers de Barbarie, nous nous promènerions déjà sur le toit.
Descendons; c’est par le rivage qu’on accède à la maisonnette: une
maisonnette comme toutes les maisonnettes, à cela près qu’elle est
incrustée dans le roc. Devant, une terrasse treillagée, en belle vue,
qu’ombragent de leurs larges feuilles des courges grimpantes à fleurs
jaunes. La porte s’ouvre: «Bien le bonjour!» Le capitaine est en manches
de chemise. D’un bout de vieux câble effiloché il frotte une clef qu’il
huile et fait reluire.

--«Toujours au travail, capitaine?--Toujours au travail! C’est le diable
pour tenir propres ces ferrements. A bord, voyez-vous, la moitié du
temps se passe à se battre contre la rouille.»

A bord?... en effet nous sommes à bord, dans une vraie cabine de navire,
avenante et propre, décorée de cartes marines, avec un sextant, des
lunettes, un hamac plié, et, pour fenêtres, des hublots derrière
lesquels on voit miroiter la mer bleue.

Le capitaine vit là, ne quittant sa cabine que pour son canot, grand
pêcheur, aux rames dès l’aurore, mais particulièrement ragaillardi, les
jours de tempête, quand, bien enfermé et entendant les paquets de mer
défoncer son toit et les vagues battre sa porte, il s’imagine être
encore entre le ciel et l’eau, sur son brick-goëlette, et commercer
noblement de poudre d’or, d’ivoire en dents et d’arachides dans les
parages difficiles du Grand ou du Petit Macarambar.

--«A votre santé, capitaine! Je vais de l’autre côté du cap, jusqu’au
golfe.--A votre santé!... seulement vous ferez bien de prendre un
chapeau de paille. Dans cette saison, il faut se méfier du soleil.»

Un petit chemin, bordé de murs en pierre sèche où des lézards courent,
se détache de la grand’route et s’enfonce sous les oliviers.

De beaux oliviers! non pas rabougris et taillés en rond comme ceux qu’à
bon droit les voyageurs raillent, mais poussés libres au vent de la mer,
hauts, tortus, noueux, séculaires, étendant largement leur feuillage,
dentelle si claire et si légèrement tramée qu’on voit, la nuit, briller
au travers la poussière d’or des étoiles. La nuit, c’est charmant; mais,
aux environs de midi, les rayons percent, et décidément le chapeau de
paille n’est pas de reste.

Au golfe, c’est pire ou c’est mieux! Mais n’importe: au risque d’un coup
de soleil, je veux m’asseoir, sans chercher l’ombre des pins-parasols et
des tamaris qui pourtant ne manquent pas sur les dunes, je veux
m’asseoir dans le sable tiède et fin, et de là regarder les petites
vagues innombrables, accourant de l’horizon, déferlant avec un bruit de
soie froissée, et bordant, d’un trait d’argent mince et net entre l’azur
de l’eau et l’or de la plage, la courbe de je ne sais combien de lieues
qui va des blancs rochers calcaires du cap d’Antibes à la gigantesque
proue de porphyre rouge, à pic sur les flots, qu’on appelle la pointe de
l’Esterel. Tout cela, d’ailleurs, n’est ni rouge ni blanc, tout cela est
couleur de soleil, comme la robe de Peau-d’Ane; tout cela flamboie et
scintille dans une brume transparente où semblent flotter les îles
Sainte-Marguerite et Saint-Honorat, qui sont la Capri et l’Ischia de ce
golfe Juan, plus petit, mais, sauf le Vésuve que remplace parfois sur
les cimes du Tanneron un incendie de pins ou de chênes-lièges, presque
aussi beau que le golfe de Naples.

Qu’ailleurs on s’irrite, qu’ailleurs on s’énerve! Ici, bon gré, mal gré,
il faut prendre la vie en douceur.

Tenez (je vous montrerais l’endroit d’un geste si j’avais le courage de
me retourner), tenez, là, derrière ma tête, il y a une cabane en
planches, recouverte de roseaux. Elle appartient à un Antibois de ma
connaissance qui y remise ses engins de pêche. Un matin, il trouva deux
planches enlevées, ses filets mouillés, ses palangrotes nouées d’un nœud
qui n’était pas le sien. Des maraudeurs, braconniers de la mer, avaient
forcé la cabane nuitamment pour se servir des filets et des palangrotes.
Grande fureur de l’Antibois: «C’est épouvantable! On n’est plus à l’abri
chez soi... Je mettrai sur pied les gendarmes...» Il y a bientôt deux
ans de cela, et les planches enlevées manquent toujours. Une fois ou
deux par semaine, notre Antibois trouve ses filets mouillés et ses
palangrotes mal nouées. «Qu’est-ce que ça fait, puisqu’on les rapporte?
Après tout, le trou est commode; il fallait auparavant toujours
trimbaler une énorme clef dans sa poche...» Et, depuis, le propriétaire
a pris l’habitude d’entrer dans sa cabane à quatre pattes par le trou
que pratiquèrent les maraudeurs.

Le beau pays, et les braves gens!



IV

LA MAISON DE GARIBALDI.


Il n’y a pas en Provence de nom plus populaire que celui de Garibaldi.
On s’obstine, il est vrai, à le prononcer _Galibardi_, mais c’est
naïvement et sans penser à mal. Tout paysan a chez lui un Garibaldi,
debout au milieu de sa famille, à cheval dans la fumée des batailles, ou
bien encore assis, les deux mains s’appuyant sur la poignée du sabre,
avec ses bons yeux clairs, ses longs cheveux et sa barbe blonde.

Un jour de marché, étant tout petit, je rencontrai mon grand-oncle qui
revenait de la Placette. De loin, je l’avais vu arrêté devant l’étalage
d’un de ces marchands gascons qui exposent le long des murailles tant
d’admirables images en couleur, juifs-errants, figures de saints,
portrait de héros et de princes, pincées et fixées à une ficelle par des
bouts de roseau fendus.

--Tu ne sais pas, j’ai fait emplette.

Et, déroulant un papier qu’il avait à la main, il me montra... vous le
devinez: un superbe Garibaldi, enluminé de bleu et de rouge, avec une
couche de gomme par-dessus qui le faisait reluire au soleil.

--C’est pour clouer dans ta chambre, au manteau de la cheminée.

--Et l’autre? demandai-je, car il y avait deux rouleaux.

--L’autre, c’est pour le pendant, il faut toujours qu’une image ait son
pendant.

--Et quel pendant avez-vous choisi?

--Ma foi! comme le marchand n’avait plus que des saint Paul et des saint
Pierre, je me suis décidé à acheter encore un Garibaldi.

C’était, en effet, encore un Garibaldi, exactement semblable au premier
d’ailleurs; de sorte que, pendant toute mon enfance, j’ai vu, ô comble
de la symétrie! les deux mêmes Garibaldi chacun d’un côté de la
cheminée, me sourire quand je m’éveillais.

Les impressions premières ne s’effacent plus, et toujours, même avant de
savoir pourquoi, naïvement, obscurément, j’eus la religion de
_Galibardi_.

Aussi puis-je compter au nombre des émotions de ma vie la découverte que
nous fîmes, un ami et moi, sur le port de Nice, voici bientôt quelque
dix ans.

Bien que mon ami connût Nice par cœur, comme il connaît Venise et
Constantinople, nous avions eu toutes les peines du monde à le
rencontrer ce port de Nice!

Au lieu de suivre tranquillement le bord de la mer, les terrasses et le
coin de _raoubo-capeou_ où, sur l’étroite route en corniche, entre le
roc vif et les flots, un vent enragé souffle à toute heure, on avait
pris le chemin des écoliers. On avait flâné au marché, admirant les
poissons, les fleurs, et surtout, sujet de tableau ravissant! ces
originales revendeuses d’herbes qui pour se préserver du soleil, se
coiffent d’une grosse salade renversée, la racine en l’air et les
feuilles retombant autour des cheveux bruns frisés, ainsi qu’une verte
dentelle. Après cela, on s’était enfoncé entre les maisons de la vieille
ville passées à la chaux jusqu’au premier, suivant la coutume arabe et
provençale, rues silencieuses et fraîches, où jamais ne descend le
soleil, où jamais ne roule un bruit de voitures, escaliers tortueux
grimpant vers le Château, voûtes sombres enchevêtrées, avec le petit
judas des jalousies mystérieusement relevées aux fenêtres closes, et les
boutiques obscures et basses, ouvertes, sans vitrines ni devanture,
ayant pour étal deux bancs de pierre. Puis un quartier, vague, plein de
charrons, de forgerons, dans le brouhaha poudreux des faubourgs
qu’habitent les rouliers. Enfin tournant à droite, nous sentons une
bonne odeur de goudron et de marine. Des pointes de mâts qui se dressent
sur le ciel derrière les toits nous dirigent...

--Le port!

Mais pas un port comme tous les ports: le port idéal, le port classique,
le port que les collégiens enfermés et qui n’ont jamais connu les flots
peuvent se figurer d’après Homère ou d’après Virgile.

Tout rond, tout petit, calme et clair dans l’ombre des coteaux couronnés
de verdure pâle, ses quais, au fond, vont s’abaissant en une grève large
à peine de quelques pas où, parmi le sable et les galets, jaillissent
les milles filets d’une belle source murmurante. Elle n’a que le temps
de naître, de refléter un instant l’azur, et puis elle meurt dans la
mer, joyeuse du peu qu’elle a vécu, en digne sœur païenne d’Aréthuse.
Des femmes y lavaient leur linge; ailleurs, des matelots remplissaient
leurs barils. C’est Limpia, l’antique aiguade, belle aujourd’hui comme
il y a deux mille cinq cents ans, la nymphe immortelle dont la grâce et
la douce voix retinrent sur ces rivages divins les marins grecs
fondateurs de villes.

La nymphe Limpia m’envoya un rêve. Assis sur le coin d’une borne,
j’oubliai Nice et le siècle présent. Je n’entendais plus les appels des
gens du port, les cris aigus et musicaux des marchands de poissons secs
et d’oranges; je ne voyais plus les petits vapeurs noirs de charbon, les
cordages, les pavillons, les fins voiliers aux proues dorées et peintes,
les tartanes dont la grande antenne retombe comme une aile lassée...
J’étais dans la crique de Limpia: une forêt de pins mêlés de myrtes
descendait des coteaux jusqu’à la mer, et les premiers colons apportant
la vigne et l’olivier, tiraient en chantant leurs bateaux légers sur le
sable, près de la source.

--Eh bien, dormons-nous? fit mon compagnon.

Alors, me retournant, mal éveillé encore, j’aperçus en face de moi, dans
le mur d’une petite maison, une plaque en marbre indiquant que Garibaldi
était né là. Ceci me parut la continuation de mon rêve grec, et je
trouvai tout naturel que ce héros, comparable aux héros antiques, eût vu
le jour dans ce lieu sacré, près de la demeure des nymphes.

Vous rappelez-vous ce souvenir, ami Ziem, peintre des flots bleus semés
de voiles blanches? et vous rappelez-vous la bouteille de vin d’Asti que
nous vidâmes incontinent à la santé de Garibaldi, devant le comptoir,
sans vergogne dans une buvette à matelots.

... J’ai voulu revoir, le petit port, mais on agrandissait le petit
port. Partout des maçons, des gravats, des pans de mur qui s’écroulaient
dans des tourbillons de poussière. Quand j’arrivai, un tombereau
emportait les derniers débris de la maison de Garibaldi, et les flots
d’argent de Limpia, sur les galets souillés de plâtre, semblaient
murmurer plus tristement.

Comme je regardais, un vieux, dans ce patois niçard, âpre et rude
provençal que Garibaldi enfant parlait et qu’il aime à parler encore, un
vieux en train de fumer sa pipe me dit:

--Les ingénieurs démolissent la maison; mais des gens ont acheté les
pierres, on va la rebâtir ailleurs.

Ailleurs?... Hélas! ailleurs, la maison sera comme exilée.



V

LES JÉSUITES A MONACO.


Non contents de troubler la France, voici que les Messieurs jésuites
sont en train de révolutionner Monaco. On n’entend parler que d’eux sur
ce vieux roc barbaresque, jadis peuplé d’affreux pirates, jadis hérissé
de cactus comme un oursin l’est de piquants, et devenu, par suite du
progrès des mœurs, le pays des croupiers et des roses.

Jamais depuis le matin où Menton et Roquebrune, fatigués de manger du
pain de siège en pleine paix et de crever de faim par décret sous le
ciel le plus généreux du monde, secouèrent d’un coup d’épaule le joug
séculaire des Florestan; jamais depuis le soir où ce bruit soudain se
répandit qu’un prétendant, se prétendant de la pure race des Grimaldi,
faisait appel aux armes, levait ses fidèles à Nice sous les arcades du
café de la Victoire, et armait secrètement une barque à sardines dans le
creux d’un roc, jamais pareille émotion ne s’est vue.

Les palmiers en ont soupiré, bien que la brise de mer ne soufflât point;
sur les terrasses de marbre les grands eucalyptus ont agité leurs
feuilles pendantes, et l’unique grenouille de la pièce d’eau,
vergiss-mein-nicht à pattes entretenu par l’administration pour rappeler
à ses nombreux hôtes allemands la douce langue de la patrie! oublie
maintenant de chanter à l’heure réglementaire.

Je m’étais assis sous un oranger, dans un retrait charmant que je
connais, à distance égale du casino et de la mer, berçant ma pensée au
bruit philosophiquement confondu des pièces d’or et de la vague. Tout à
coup un sifflet, un halètement de vapeur, des toilettes claires aperçues
à travers les branches, des odeurs féminines de musc et d’ambre
remplissant les jardins et dominant le parfum des fleurs, m’annoncèrent
que le train de Nice arrivait. Je m’accoudai sur un balustre pour voir
passer le défilé: les étrangères, les Françaises, et surtout cette
indestructible vieille garde, les Caroline et les Cora, vénérables
débris de la cocotterie impériale qui ont fini par trouver ici une île
d’Elbe sans retour.

La compagnie me parut agitée. Il n’y avait pas ce recueillement
préliminaire, bien connu de tous les joueurs, qui fait de la montée
quotidienne à Monte-Carlo quelque chose d’aussi religieusement solennel
qu’une entrée de messe ou de vêpres.

On causait, on s’interrogeait:--«Est-ce bien sûr, au moins?--Mais,
parfaitement, chère amie! les achats sont faits, je tiens la chose du
gros baron, les bons pères n’ont plus qu’à arriver.»

Et voilà comment j’appris que les jésuites, chassés de France, voulaient
s’installer à Monaco et planter l’étendard d’Ignace sur le fortuné coin
de terre que domine la girouette dorée du dieu Hasard.

Ce projet, comique au premier abord, n’a, quand on y réfléchit un peu,
rien qui étonne. Les divers ordres religieux montrèrent toujours un goût
particulier et parfaitement entendu pour choisir le lieu de leur
demeure: aux franciscains besaciers et bons vivants les grasses et
populeuses vallées; aux dominicains noirs et blancs qui, par un
calembour facile, s’intitulaient chiens du Seigneur, les positions
fortes, batailleuses, à mine dominatrice et bourrue; aux bénédictins,
les pentes ombreuses, égayées de sources, portant à la méditation et à
l’étude. Les jésuites ne pouvaient rêver rien de mieux que Monaco. La
religion inventée par eux à l’usage des gens du monde, avec ses
Immaculées, ses Cœurs sanglants, son mysticisme sensuel, sa
préoccupation de l’Éternel et de la femme, va trouver son vrai cadre
ici, dans cet endroit paradoxal où la nature se fait ultra-mondaine et
qui offre aux aspirations compliquées des heureux que l’excès du plaisir
énerve les baumes de la solitude à côté des piments du boulevard.

Monaco était d’ailleurs prédestiné, marqué d’une marque visible par le
doigt de la Providence. Monaco, dans un petit vallon, possède un
oratoire à Sainte Dévote; son deuxième patron s’appelle Saint Romain!
Or, on n’ignore pas que l’occupation préférée des bons pères consiste à
jouer de la dévote au profit de Rome. La dévote abonde à Monaco, comme
en tout quartier général de galanterie. Et quelles dévotes! Subtiles,
expertes, connaissant par grâce d’état les obscurs replis de l’âme
humaine mieux que le plus raffiné confesseur. Voilà une troupe tout
exercée, un escadron volant d’admirables _sœurs captatrices_, qui ne
demande qu’à faire campagne entre Menton et Cannes, terrain béni, aimé
du ciel, fertile en millions souffrants, en riches et aristocratiques
agonies. Grâce à ces jésuitesses de cotillon court, prêtes à le
raccourcir encore, Monaco et Monte-Carlo seront tous les deux avant dix
ans entre les mains des hommes de Dieu.

Il y a là un joli flot d’or, d’un courant large et continu, qui,
savamment canalisé, remplirait à nouveau de murmures joyeux le fleuve
desséché du denier de Saint-Pierre. L’exploitation serait facile, car
tout joueur a foi aux fétiches, ce qui constitue un commencement de
religion. L’être enfantin qui s’en va au tapis vert, sûr de gagner,
plein de confiance, parce qu’en traversant le tunnel d’Eza il a aperçu,
un quart de seconde, dans la course folle du train, la fente de rocher
légendaire: petit trou bleu ouvert sur la mer! est prêt à croire tout ce
qu’on voudra lui faire croire; et tels qui paient très cher pour toucher
la bosse d’un bossu paieront le double pour baiser l’orteil d’un saint
de bronze si on sait leur persuader que cet acte de dévotion doit faire
réussir la martingale.

Voyez-vous d’ici le triomphe, quand, du haut de la Tête-de-Chien, bloc
gris roussi par le soleil où parfois s’enroulent des brumes, une vierge
en or colossale étendra les pans de son manteau sur le casino sanctifié,
quand un chemin de croix montera de la gare et quand, dans le salon
oriental, où des croupiers ornés de tonsures feront le jeu et jetteront
la bille d’un geste de bénédiction, les grands laquais, en place du
simple verre d’eau traditionnel, offriront un verre d’eau de Lourdes aux
gosiers étranglés par la perte!

Ce jour-là, le prince régnant pourra remplacer par un jésuite souriant
et glabre le moine barbu armé d’un glaive qui monte la garde sur son
blason!



VI

PÈLERINAGE.


Mais chut!

Il paraît que sans songer à mal, j’ai pris un train de pèlerins.

Le train brûle Gênes, dédaigne Pise, laisse Florence; nous allons droit
à Rome faire nos Pâques.

En face de moi, un gros abbé: l’air réjoui du voyageur, l’œil grave du
conducteur d’âmes.

Il prend le coin, s’installe et se carre. Tout le monde se gêne et me
gêne pour lui. Il accepte de bonne grâce.

Moi je n’ai garde de protester, me rappelant cette admirable
prescription de la civilité puérile et honnête: «Si vous vous trouvez à
table à côté d’un ecclésiastique, ayez pour lui les mêmes égards et les
mêmes prévenances que pour une dame.» Ayons donc des égards et des
prévenances; ce qui est d’obligation à table doit l’être également en
wagon.

M. l’abbé ferme les yeux, médite ou feint de méditer; puis, tout à coup,
énergiquement, il me tire un sac d’entre les jambes, et le pose sur ses
genoux, un peu sur les miens. Le sac est violet, en peluche ancienne
comme on en voit au dos des fauteuils. M. l’abbé ouvre le sac, suivi
dans ses moindres mouvements par l’œil sympathique des dévotes, il en
sort une chancelière, de même étoffe et violette aussi, puis une calotte
qui est noire, mais garnie de violet à l’intérieur comme les poches de
la soutane.

J’entends les dévotes se dire que M. l’abbé est illustre prédicateur
quelque part entre Tarascon et Narbonne, qu’il va voir le pape au
Vatican et qu’il reviendra de là bas au moins évêque _in partibus_.

Voilà qui explique cette orgie de violet chez un simple prêtre: dans son
impatience d’avoir la pourpre, le saint homme en double ses soutanes et
ses calottes, peut-être en double-t-il ses bas! Cela ne fait de mal à
personne, et donne en attendant un petit air d’évêque quand par suite
d’un hasard heureux d’un coup de vent ou d’un geste habile, un peu de
violet montre son nez.

Les dévotes, il y en a de charmantes dans le nombre, l’admirent d’abord
en silence, mais bientôt elles s’enhardissent. On cause de Rome
naturellement, de Rome et de la semaine sainte! M. l’abbé explique
Saint-Pierre, immense et qui paraît petit. Les dévotes d’un commun
accord, déclarent cela admirable.

--Et l’orteil de bronze qu’on baise! et près de Sainte-Marie-Majeure, la
_Scala santa_ que l’on ne monte qu’à genoux?

Elles voudraient toutes déjà baiser l’orteil et user de leurs genoux les
degrés de la Scala santa.

--Est-il vrai, qu’on parle dans les églises, que les curés vont au café
et qu’ils donnent l’absolution du bout d’une gaule?

Sur ces jolies lèvres, dans ce gazouillis, la religion prend un air
aimable. Hélas! que ne suis-je croyant!...

Puis, c’est la mantille.

--Quelle mantille?

--Comment, ma chère, vous ignorez! Mais on ne peut pas se présenter
devant Sa Sainteté sans mantille... J’en ai une toute prête dans ma
malle, très coquette, en filet de soie... D’ailleurs, il est facile de
s’en procurer à Rome... n’est-ce pas, monsieur l’abbé?

Et voilà toutes les têtes en l’air. Cette nouvelle qu’il faut une
mantille se répand de compartiment en compartiment, de wagon en wagon,
jusqu’au bout du train. Nous allons traverser des villes, côtoyer des
fragments de golfe paraissant puis disparaissant par les intervalles
bleus de quatre-vingt-sept tunnels, suivre l’Apennin, dont les
découpures font de si fins arrière-plans aux rudes plaines d’Étrurie;
mais nous ne voyons rien de tout cela: désormais et jusqu’à Rome, dans
les buffets des gares italiennes, épluchant des oranges et buvant le
chianti ou l’orvieto dans d’élégants petits flacons revêtus de paille et
de jonc tressé, il ne s’agira que de mantilles.

Le soir même de notre arrivée, à une table d’un café du Corso, où
pendant la semaine sainte les gens pieux et altérés peuvent tout à la
fois écouter le _Stabat_ de Rossini et prendre des glaces, je revis
l’abbé aux doublures violettes en compagnie de ses dévotes.

Elles, songeant à leurs mantilles et méditant de jolis plis, essayaient
des poses à l’espagnole; lui, regardant sa main grasse et blanche,
croyait y voir luire l’améthyste; et je compris alors, on ne s’instruit
bien qu’en voyageant, pourquoi tant d’abbés en bon point et tant de
jolies femmes vont à Rome.



VII

FLANERIE DANS ROME.


--«Et Saint-Pierre? Vous ne pouvez pas cependant partir ainsi sans voir
Saint-Pierre!

--Sapristi, j’allais l’oublier...»

Ainsi se termina une conversation échangée le matin de Pâques, sur le
Mont Aventin, lieu historique, près d’un champ de fèves en fleurs.

Nous n’imaginons pas, en effet, combien dans la Rome du Quirinal et du
Corso les gens s’occupent peu de ce qui se passe au-delà du Tibre. Le
pape boude, on le laisse faire; et l’habitude se prend doucement,
tranquillement, de vivre sans pape. En vain, les Jules, les Sixte et les
Léon marquèrent la Ville à leurs armes; en vain, dans chaque rue, dans
chaque carrefour, un monument de pierre ou de bronze: obélisque relevé
et sanctifié, colonne antique portant à son faîte un bienheureux en
place d’un empereur délogé, églises et palais, fontaines crachant des
torrents d’eau, statue triomphante et ronflante de l’illustre cavalier
Bernin, crient par mille symboles et mille inscriptions en latin leur
orgueil terrestre et leur puissance. Tout cela est mort, appartient au
passé; on commence à dire: «Du temps des papes», et l’on n’a pas l’air
de soupçonner qu’il y a quelque part le successeur et l’héritier de ces
fastueux bâtisseurs.

Aux approches de l’enclos papal, l’impression est triste. De petites
boutiques d’objets de sainteté où reluisent derrière la vitre les
chapelets en clinquant, les images criardes, les cœurs en papier
découpé, les christs langoureux, les fades madones, toute cette dévote
bimbeloterie de la rue Saint-Sulpice, sans art et sans goût, écœurante
comme une sucrerie, mais qui réjouit les curés et les vieilles dames. La
religion se rapetisse et semble se faire enfantine. Michel-Ange n’y
tiendrait pas, s’il revenait, et tomberait là-dessus à coups de poing.

Heureusement, voici Saint-Pierre!

La nef immense semble vide, bien que les pèlerins s’y pressent et que
nombre de curieux soient venus entendre les chanteurs de la chapelle
Sixtine. On les aperçoit près du baldaquin, debout sur une haute estrade
drapée d’écarlate et d’or, tous en surplis et terriblement moustachus,
comme pour protester contre la légende. Malgré la solennité du lieu et
la beauté des airs, les plus dévots ne peuvent s’empêcher de sourire aux
soli, quand, tout à coup, d’une de ces barbes, sort la voix d’un enfant
qui n’a pas mué. Des Américaines en waterproof, marchant de leur pas
décidé de touristes, s’arrêtent un instant et lorgnent. De temps en
temps, un bruit lointain de clochettes annonce que la messe commence à
quelque autel perdu dans l’ombre.

Décidément, Saint-Pierre est trop vaste. Toute proportion se perd sous
ces voûtes, au milieu de cet entassement de métaux précieux et de
marbres, où l’homme a tenté l’impossible pour réaliser le divin. Un
pape, j’imagine, doit sembler petit là-dedans, même éblouissant de
pierreries, porté en pompe et grandi par la tiare.

J’entends rire: ce sont des Romaines. Elles ont retiré leur mouchoir de
cou et se le sont posé, flottant, sur la tête; (A Saint-Pierre,
paraît-il, les femmes n’entrent pas en cheveux.) Mais le mouchoir tombe
toujours, on se pousse pour le ramasser, et c’est un grand sujet de
joie.

D’ailleurs, les étrangers, les étrangères surtout, dominent. Le peuple
est déshabitué de Saint-Pierre depuis que le pape n’y vient plus. A la
sortie, je me croise avec un pèlerin vraiment pittoresque: le costume du
brigand classique, ceinture rouge et chapeau pointu; la tête qui
convient au costume. Il s’assied sous la gigantesque porte de bronze que
les dames n’osent regarder, à cause des quelques arabesques étrangement
païennes, retire ses bottines ou s’est amassée toute la poussière de la
campagne romaine, les dépose avec son bâton sur une base de colonne, et,
pieusement, entre les pieds nus. Je salue ce dernier croyant.

La place est déserte, ou peut s’en faut. Entre les deux bras de la
colonnade, sur les pavés où l’herbe pousse, l’obélisque allonge son
ombre. De chaque côté, les deux jets d’eau dansent et luisent au soleil.
Mon guide me raconte que, depuis l’entrée des Piémontais, la place
appartient à la nation, mais que les jets d’eau sont au pape, ainsi que
l’obélisque.--«Il ne tiendrait qu’à lui, pour punir les
révolutionnaires, de mettre sous clef son obélisque et de tarir ses jets
d’eau; Pie IX y songeait, mais Léon XIII est heureusement plus libéral.»
Le tout assaisonné d’un fin sourire à l’italienne. «Et puis, il
paraîtrait que le saint-père s’ennuie au Vatican. L’autre jour, en
passant près d’une grille, il voulait à toute force sortir; ses
cardinaux l’ont arrêté, il s’est fâché; grands dieux, quelle scène!...»
Tels sont les menus cancans auxquels s’amusent les bons Romains.

Cependant les cloches sonnaient à toute volée, et deux petits
bersagliers bruns, portant cranement sur le côté leur coquet chapeau de
cuir aux plumes de coq frissonnantes, se montraient en gouaillant le
costume de mascarade, rayé jaune et bleu, avec la coiffe aplatie en
tourte, d’un garde-suisse qui faisait sa faction à la porte du Vatican.
L’Italie vivante en face de la Rome morte!

Laissons s’égosiller les cloches! et montons au Pincio voir le défilé
des équipages; c’est l’heure où le roi s’y promène dans sa calèche à
livrée rouge. Nous admirerons les belles Romaines et nous nous
rafraîchirons d’un _gelato_ en écoutant les airs de Verdi.


FIN.



TABLE DES MATIÈRES


  CONTES PROVENÇAUX               Pages
  La mort de Carmentran               3
  Le jas d’Entrepierres              25
  L’arrestation du trésor            44
  Curo-Biasso                        61
  Les haricots de Pitalugue          69
  Mes hirondelles                    84
  Le vin de la messe                 93
  Histoires d’hermites              105
  Le bon tour d’un saint            115
  Le chapeau de Sans-Ame            120
  Les abeilles de M. le curé        126
  Les cent heures                   131
  Vieille noblesse                  137
  Les pigeons au sang               142
  Le bon voleur de Giropey          149
  Mon ami Naz                       155
  L’Homme-Volant                    160
  Les ânes malades                  166
  Le lapin du cousin Anselme        170
  Fruits de mer                     175
  Escargots d’Afrique               180
  Les saules de M. Sénez            186
  Le moulin de Fuston               191

  DANS UNE PETITE VILLE
    I. La vieille maison            197
   II. Le crucifix de sœur Nanon    202
  III. Le saint des rouges          207
   IV. Drôles de pénitents          212
    V. Déjeuner anthropologique     217
   VI. Une pêche à l’areston        224

  DE VAUCLUSE AU BAUX
    I. L’homme de Cadenet           233
   II. Le mistral et le Rhône       243
  III. Le vent du soleil            257
   IV. Le pays de Mireille          268

  EN TRAIN DE PLAISIR
    I. Conseils au départ           281
   II. Rêverie en crau              287
  III. Au pays bleu                 292
   IV. La maison de Garibaldi       298
    V. Les Jésuites à Monaco        304
   VI. Pèlerinage                   309
  VII. Flânerie dans Rome           313


Tours.--Imp. Mazereau.




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