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Title: Roland Furieux, tome 3
Author: Ariosto, Lodovico
Language: French
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  ARIOSTE

  ROLAND FURIEUX

  Traduction nouvelle
  PAR
  FRANCISQUE REYNARD

  TOME TROISIÈME


  PARIS
  ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR
  27-31, PASSAGE CHOISEUL, 27-31

  M DCCC LXXX



ROLAND FURIEUX



CHANT XXVI.

ARGUMENT.--Le chevalier rencontré sur le lieu où Maugis et Vivian
doivent être livrés est Marphise. Les Mayençais, auxquels s’était
adjointe une nombreuse troupe de Maures, sont défaits, et les deux
prisonniers sont délivrés. Maugis donne la signification des figures
sculptées sur la fontaine de Merlin. Survient Hippalque sans Frontin.
Roger va avec elle pour le ravoir. Combat entre Mandricard et Marphise,
interrompu par Rodomont qui décide Marphise à se rendre au camp
d’Agramant. Roger vient à la fontaine, où, par suite de divers
incidents, s’élève une querelle entre les guerriers païens. Maugis y met
fin en éloignant Doralice par ses enchantements. Les quatre guerriers se
dirigent vers Paris.


Il y eut, dans l’antiquité, des dames courtoises qui aimèrent la vertu
et non les richesses. De notre temps, elles sont rares celles qui ne
mettent pas l’intérêt au-dessus de tout. Aussi, celles qui, dans leur
générosité d’âme, n’imitent pas la cupidité du plus grand nombre,
méritent-elles d’être heureuses de leur vivant, et éternellement
glorifiées après leur mort.

C’est ainsi que Bradamante est digne d’une louange immortelle, elle qui
n’aima ni les richesses, ni la puissance, mais la vertu, mais l’âme
chevaleresque, mais la haute noblesse de Roger. Elle mérita bien d’avoir
pour amant un si valeureux chevalier; elle mérita surtout qu’il
accomplît pour elle des choses dont les siècles à venir devaient
s’émerveiller.

Roger, comme il vous a été dit plus haut, s’était mis en route avec les
deux chevaliers de la maison de Clermont,--je veux dire avec Aldigier et
Richardet--pour aller au secours des deux frères prisonniers. Je vous ai
dit aussi qu’ils avaient vu venir à eux un chevalier portant sur ses
armes l’oiseau qui se renouvelle de ses propres cendres, et qui est
unique au monde.

Le chevalier les ayant aperçus qui se tenaient prêts à combattre, il lui
prit envie d’éprouver si leur valeur était égale à leur air martial.
«--Est-il un de vous--dit-il--qui veuille essayer lequel, de lui ou de
moi, est le plus vaillant, soit à la lance, soit à l’épée, jusqu’à ce
qu’un de nous deux reste en selle après avoir renversé l’autre?--»

«--Je lutterais volontiers avec toi--dit Aldigier--soit que tu voulusses
croiser l’épée, soit que tu préférasses rompre une lance; mais une autre
entreprise, dont tu pourras être témoin si tu restes ici, m’empêche
d’accepter ta proposition; loin de pouvoir jouter ensemble, j’ai à peine
le temps de te dire ces quelques mots, car nous attendons, au passage,
six cents hommes, ou même davantage, contre lesquels nous devons
aujourd’hui lutter.

«Pour leur arracher deux des nôtres qu’ils doivent amener ici
prisonniers, la pitié et l’affection nous ont conduits en cet
endroit.--» Il poursuivit en racontant les motifs qui les avaient fait
venir armés de pied en cap. «--L’excuse que tu m’opposes est si
juste--dit le guerrier--que je ne puis y contredire; et je vous tiens
certainement pour trois chevaliers qui avez peu d’égaux.

«Je désirais échanger avec vous un coup de lance ou deux, pour voir
quelle était votre valeur. Mais dès que vous vous proposez de m’en
donner la preuve contre d’autres adversaires, cela me suffit, et je ne
tiens plus à jouter avec vous. Mais je vous prie de me permettre de
joindre aux vôtres mon casque et mon écu. J’espère vous prouver, si je
vais avec vous, que je ne suis point indigne d’une telle compagnie.--»

Je crois m’apercevoir que quelques-uns de mes lecteurs désirent savoir
le nom de ce chevalier qui, arrivé près de Roger et de ses amis,
s’offrait à eux comme compagnon d’armes dans cette périlleuse
entreprise. C’était Marphise, la même qui donna au malheureux Zerbin
l’ordre d’accompagner partout Gabrine, la vieille ribaude si ardente à
toute espèce de mal.

Les deux chevaliers de Clermont et le brave Roger l’acceptèrent
volontiers parmi eux, car ils la prenaient pour un chevalier et non pour
une damoiselle, et surtout pour la damoiselle qu’elle était. Peu après,
Aldigier aperçut et fit voir à ses compagnons une bannière agitée par le
vent, et autour de laquelle force gens étaient groupés.

Quand ces gens furent plus près, et qu’on put mieux distinguer leur
costume mauresque, les chevaliers les reconnurent pour des Sarrasins, et
virent au milieu d’eux, liés et conduits sur deux petits roussins, les
prisonniers qui devaient être échangés contre de l’or. Marphise dit aux
autres: «--Puisque les voilà, qu’attendons-nous pour commencer la
fête?--»

Roger répondit: «--Tous les invités ne sont pas encore arrivés; il en
manque une grande partie. C’est un grand bal qui s’apprête, et pour
qu’il soit tout à fait solennel, usons de toute notre adresse. Mais les
retardataires ne peuvent être loin.--» A peine ces mots étaient-ils
achevés, qu’ils voient les traîtres de Mayence venir de leur côté, comme
s’ils étaient prêts à commencer la danse.

Les Mayençais s’avançaient d’un côté, conduisant des mulets chargés
d’or, de riches vêtements et d’autres objets précieux. De l’autre côté,
au milieu des lances, des épées et des arbalètes, venaient les deux
frères, tristes de se voir attendus au passage et d’entendre leur
impitoyable ennemi Bertolas traiter de leur livraison avec le capitaine
maure.

A la vue du Mayençais, le fils de Beuves, non plus que le fils d’Aymon,
ne purent se contenir plus longtemps. Tous deux mettent leur lance en
arrêt; tous deux frappent le traître. L’un lui transperce le ventre et
la cuisse, l’autre les deux joues. Sous ces coups, Bertolas tombe. Ainsi
puissent périr tous les méchants!

A ce signal, et sans attendre les trompettes, Marphise et Roger
s’élancent. La lance de la première, mise en arrêt, ne se relève pas
avant d’avoir jeté à terre, l’un après l’autre, trois ennemis. Roger
juge digne de son premier coup de lance le païen qui commande aux
autres, et l’occit en un tour de main. Du même coup, il en envoie deux
autres avec lui aux sombres royaumes.

Cette brusque attaque produisit parmi les deux troupes assaillies une
erreur qui causa leur perte. D’un côté, les Mayençais se croient trahis
par les Sarrasins; de l’autre, les Maures traitent les Mayençais
d’assassins. S’attaquant à coups de flèches, de lances et d’épées, ils
se massacrent entre eux.

Roger se rue tantôt sur une troupe, tantôt sur l’autre; il terrasse dix,
vingt adversaires. La damoiselle en jette çà et là un même nombre par
terre, blessés ou morts. Tous ceux que touchent les épées tranchantes
tombent de selle. Les casques et les cuirasses n’arrêtent pas plus le
fer que, dans un bois, les branches desséchées n’arrêtent le feu.

Si vous vous rappelez avoir jamais vu, ou si l’on vous a raconté ce qui
se passe parmi les abeilles, alors que, la discorde s’étant mise dans
l’essaim, elles se battent dans les airs et servent de proie à l’avide
hirondelle qui se précipite sur elles, vous vous imaginerez facilement
ce que devaient être Roger et Marphise parmi ces gens.

Richardet et son cousin ne partageaient pas leurs coups entre les deux
troupes; laissant de côté les Sarrasins, ils ne prenaient garde qu’à
ceux de Mayence. Le frère du paladin Renaud joignait une grande force à
un grand courage, et la haine qu’il portait aux Mayençais redoublait, en
cette circonstance, sa vigueur et son énergie.

Une même haine fait du bâtard de Beuves un lion féroce. De son épée, à
laquelle il ne laisse pas une minute de repos, il fend les casques ou
les brise comme un œuf. Mais qui donc n’aurait pas senti doubler son
audace, qui donc n’aurait pas montré le courage d’Hector, ayant pour
compagnons Roger et Marphise, l’élite et la fleur des guerriers?

Marphise, tout en combattant, jetait souvent les yeux sur ses
compagnons; en voyant les preuves de leur force, elle s’étonnait et s’en
réjouissait. Mais ce qui la stupéfiait le plus, et lui paraissait sans
égal au monde, c’était la vaillance de Roger. Parfois elle croyait que
c’était Mars lui-même descendu du cinquième ciel en cet endroit.

Elle admirait les coups horribles qu’il portait; elle s’étonnait de ce
qu’ils ne tombaient jamais en vain. Il lui semblait que, contre
Balisarde, le fer était du carton et non un dur métal. L’épée terrible
partageait les cuirasses épaisses, fendait les cavaliers jusqu’à la
croupe du cheval, et les jetait de chaque côté sur l’herbe en deux
parties égales.

Souvent le même coup d’estoc tuait le cheval avec le maître. Les têtes
volaient loin des épaules, et les bustes étaient séparés net des
hanches. Parfois, d’un seul coup, cinq combattants, et même plus,
étaient fendus en deux; j’en dirais davantage, si je ne craignais d’être
accusé de mensonge; mais c’est inutile.

Le bon Turpin, qui sait qu’il dit la vérité, laisse croire à chacun ce
qui lui plaît, et raconte, au sujet de Roger, des choses si
merveilleuses, qu’en les entendant, vous le traiteriez de menteur. De
même, chaque guerrier paraît de glace près de Marphise, plus ardente que
le feu. Elle n’attire pas moins les regards de Roger, que la haute
valeur de celui-ci n’excite sa propre admiration.

Et si elle l’avait comparé à Mars, il l’aurait, de son côté, comparée à
Bellone s’il avait su qu’elle était femme. Mais tout, dans l’aspect de
sa personne, semblait indiquer le contraire. Une sorte d’émulation
s’élève entre eux, au grand détriment de leurs malheureux ennemis, dont
la chair, le sang, les nerfs, les os, servent à montrer lequel des deux
déploie le plus de force.

L’audace et le courage des quatre champions suffisent à mettre les deux
troupes en déroute. Les fuyards ne conservaient que leurs armes de
dessous. Heureux ceux dont le cheval était bon coureur, car ce n’était
point là le cas d’aller à l’amble ou au trot. Ceux qui n’avaient point
de destrier purent s’apercevoir combien le métier des armes est triste à
pied.

Le camp, et tout ce qu’il renfermait, demeura au pouvoir des vainqueurs,
pas un des gens de pied et des muletiers n’étant restés. Les Mayençais
fuyaient d’un côté, les Maures de l’autre, les uns abandonnant leurs
prisonniers, les autres leurs trésors. Les quatre chevaliers, la joie
sur le visage et dans le cœur, s’empressèrent de délivrer Maugis et
Vivian de leurs liens. Les écuyers ne furent pas moins empressés à
décharger les mulets.

Outre une bonne quantité d’argenterie, consistant en vases de formes
diverses, outre des vêtements de femme richement ornés, des tapisseries
d’or et de soie, ouvrées en Flandre et dignes d’appartements royaux, ils
trouvèrent une foule d’autres objets précieux, ainsi que des flacons de
vin, du pain et des vivres.

Lorsqu’ils ôtèrent leurs casques, ils virent qu’ils avaient été aidés
dans leur entreprise par une damoiselle, ainsi qu’ils purent en juger à
ses cheveux dorés retombant en boucles, et à sa belle et délicate
figure. Ils lui prodiguèrent les marques de respect et la prièrent de ne
pas leur cacher le nom qu’elle portait si glorieusement; et elle,
toujours courtoise envers ses amis, ne refusa pas de se faire connaître.

Ils ne peuvent se rassasier de la regarder, se rappelant ce qu’ils lui
avaient vu faire pendant la bataille. Pour elle, elle ne voit que Roger,
elle ne parle qu’à lui; elle fait peu de cas des autres. Cependant les
serviteurs viennent l’inviter, elle et ses compagnons, à prendre part au
repas qu’ils ont préparé près d’une fontaine abritée par un coteau des
rayons brûlants du soleil.

C’était une des quatre fontaines que Merlin avait élevées en France.
Elle était entourée d’un beau marbre fin, brillant et poli, et plus
blanc que le lait. Merlin y avait sculpté des figures avec un art
vraiment divin. On aurait dit qu’elles respiraient, et, si la voix ne
leur avait fait défaut, qu’elles étaient vivantes.

On y voyait une bête qui paraissait sortir d’une forêt. Son aspect était
féroce et haineux. Elle avait les oreilles d’un âne, la tête et les
dents d’un loup qu’une grande faim aurait desséché, les pattes d’un
lion; tout le reste du corps était d’un renard. Elle semblait parcourir
la France, l’Italie, l’Espagne, l’Angleterre, l’Europe et l’Asie, toute
la terre enfin.

Partout elle avait porté la dévastation et la mort chez les nations,
s’attaquant aussi bien à la plèbe qu’aux gens de condition élevée.
Cependant elle nuisait de préférence aux rois, aux grands seigneurs, aux
princes, aux puissants barons. C’était à la cour de Rome qu’elle avait
causé le plus de ravages; elle avait tué des cardinaux et des papes,
souillé le siège de Pierre et porté le scandale au sein de la foi.

Il semblait que, devant cette bête horrible, toute muraille, tout
rempart touché par elle s’écroulât. Point de cité, de château ou de
forteresse qui pût s’en défendre. On la voyait pourtant prétendre aux
honneurs divins, adorée qu’elle était par la multitude imbécile, et se
vanter d’avoir en sa puissance les clefs du ciel et du ténébreux abîme.

Derrière elle, on voyait s’avancer un chevalier, la tête couronnée du
laurier impérial, et accompagné de trois jeunes hommes portant les lis
d’or brodés sur leurs vêtements royaux. Recouvert des mêmes insignes, on
voyait un lion marcher avec eux contre le monstre. Ils avaient leur nom
écrit, qui au-dessus de la tête, qui sur le bord de leur vêtement.

Au-dessus de l’un d’eux, dont l’épée était plongée jusqu’à la garde dans
le ventre de la bête féroce, était écrit: François Ier, de France. A
côté de lui, sur le même rang, était Maximilien d’Autriche. L’empereur
Charles-Quint avait transpercé de sa lance la gorge du monstre; l’autre,
dont la flèche se voyait fichée dans sa poitrine, était désigné sous le
nom d’Henri VIII d’Angleterre.

Le lion, dont les dents étaient enfoncées dans les oreilles du monstre,
portait, écrit sur le dos, le chiffre X. Il avait déjà tellement harassé
et secoué la bête, que les autres assaillants avaient eu le temps
d’arriver. A cette vue, le monde semblait avoir rejeté toute crainte,
et, pour racheter leurs vieilles erreurs, des gens de noble race
accouraient, non en foule cependant, à l’endroit où la bête expirait.

Les chevaliers et Marphise regardaient, désireux de connaître ceux par
qui était mise à mort cette bête qui avait jeté l’épouvante et le deuil
en tant de contrées. Bien que leurs noms fussent inscrits sur le marbre,
ils ne leur étaient point connus. Ils s’interrogeaient mutuellement,
demandant que celui d’entre eux qui connaîtrait cette histoire voulût
bien la dire aux autres.

Vivian, se tournant enfin vers Maugis qui les écoutait tous sans rien
leur répondre: «--A toi--dit-il--de nous raconter cette histoire que tu
connais, à ce que je vois. Quels sont ces gens qui, à coups de flèches
et de lances, ont mis l’animal à mort?--» Maugis répondit: «--C’est une
histoire dont aucun auteur n’a pu jusqu’ici avoir connaissance.

«Sachez que ceux dont les noms sont écrits sur ce marbre n’ont pas
encore existé en ce monde. Ils vivront seulement dans six cents ans
d’ici, pour le grand honneur des siècles futurs. Merlin, le savant
enchanteur de Bretagne, construisit cette fontaine, au temps du roi
Artus; il y fit sculpter, par de bons artistes, les événements à venir.

«Cette bête cruelle sortit du fond de l’enfer, à l’époque où des bornes
furent posées dans les champs, où l’on commença à se servir de poids et
de mesures, et à passer les engagements par écrits. Mais tout d’abord
elle n’envahit pas le monde entier. Elle laissa intactes un grand nombre
de contrées. De notre temps, elle porte le trouble en beaucoup de pays,
s’attaquant au populaire et à la tourbe vile.

«Depuis son apparition, jusqu’au siècle présent, elle a toujours été en
augmentant ses ravages, et elle ira les augmentant toujours. Le monstre
ira croissant lui-même, pendant un long espace de temps, jusqu’à ce
qu’il devienne le plus énorme, le plus horrible de ceux qui aient jamais
existé. Python, que les chroniques et les documents nous donnent comme
si gigantesque et si épouvantable, n’atteignit jamais la moitié de la
taille de celle-ci, et fut loin de l’égaler en perversité et en laideur.

«Elle se livrera à un cruel carnage, et il n’y aura point de contrée où
elle ne porte le trouble, le ravage et l’infection. Ce que marque cette
sculpture est peu de chose, en comparaison de ses abominables méfaits.
Le monde sera déjà enroué de crier merci, quand ceux dont nous venons de
lire les noms, qui brillent plus que le rubis, viendront à son secours.

«Celui d’entre eux qui se montrera le plus terrible envers la bête
cruelle sera François, le roi des Français. Et il est bien naturel qu’en
cette circonstance il l’emporte sur la plupart de ses rivaux, et en
laisse peu prendre place à ses côtés, puisque sa splendeur royale et ses
autres qualités auront depuis longtemps éclipsé les plus illustres.
Ainsi toute autre splendeur s’efface dès que le soleil paraît.

«La première année de son règne glorieux, et la couronne n’étant pas
encore bien assurée sur son front, il franchira les Alpes, brisant la
résistance de quiconque voudra lui disputer le passage, et justement
indigné, dans son cœur généreux, que les hontes infligées à l’armée de
France par des pâtres et des montagnards n’aient pas encore été vengées.

«De là, il descendra dans la riche plaine de Lombardie, entouré de la
fleur des guerriers de France. Il écrasera tellement l’armée suisse,
qu’elle ne songera plus jamais à relever le front. A la grande honte de
l’Église, de l’Espagne et de Florence, il s’emparera de la forteresse
réputée jusque-là imprenable.

«Pour s’en rendre maître, celle de ses armes qui lui servira le plus
sera l’épée illustre avec laquelle il aura d’abord arraché la vie au
monstre corrupteur des nations. Devant cette épée, tout étendard fuira
ou sera foulé aux pieds. Il n’y aura fossés, remparts, ni murs assez
forts pour défendre les cités contre lui.

«Ce prince aura toutes les vertus que doit posséder un empereur
victorieux: l’âme du grand César, la prudence du vainqueur de Trasimène
et de Trebbia, et la fortune d’Alexandre, sans laquelle toute entreprise
s’en irait en fumée et en nuages. Sa libéralité sera telle, que je ne
vois personne qui puisse lui être comparé sur ce point.--»

Ainsi disait Maugis, et son récit inspira aux chevaliers le désir de
connaître le nom des autres personnages qui devaient tuer la bête
infernale. Parmi les premiers, on lisait le nom d’un Bernard[1], dont
Merlin faisait un grand éloge. Par lui--disait Maugis--Bibiena deviendra
aussi célèbre que Sienne et que Florence sa voisine.

Personne ne passait avant Sigismond, Jean et Ludovic; le premier était
un Gonzague; le second, un Salviati; le troisième, un Aragon. Tous trois
se montraient ennemis acharnés du monstre. Il y avait également François
de Gonzague, dont le fils Frédéric suivait les traces. Près de lui
étaient son beau-frère et son gendre, les seigneurs de Ferrare et
d’Urbino.

Fils de l’un d’eux, Guidobalde ne veut pas rester en arrière de son père
ni des autres. Accompagné d’Ottobon, de Fiesque et de Sinibald, il donne
la chasse à la bête, et tous marchent de front et d’un pas pressé. Louis
de Gazoles a plongé dans le cou du monstre le fer encore fumant d’une
flèche lancée par l’arc que lui donna Phébus, bien qu’il porte aussi au
côté l’épée que Mars lui ceignit lui-même.

Deux Hercule, deux Hippolyte d’Este, un autre Hercule, un autre
Hippolyte de Gonzague, un autre Hippolyte de Médicis, suivent les traces
du monstre harassé de leur longue poursuite. Julien ne se laisse point
dépasser par son fils, ni Ferrante par son frère; Andrea Doria est
prompt à courir sur leurs pas, et Francesco Sforza ne permet à personne
de prendre les devants.

Deux d’entre ces personnages, issus du généreux et illustre sang
d’Avalos, ont pour insignes un rocher qui, de la tête aux pieds, paraît
écraser l’impie Typhée, à la queue de serpent. Aucun ne court avec plus
d’empressement que ces deux guerriers à la rencontre de l’horrible
monstre. Au bas de l’un est écrit le nom de François de Pescaire,
l’invincible; au bas de l’autre on lit: Alphonse du Guast.

Mais comment ai-je oublié Consalve Ferrante, l’honneur de l’Espagne,
tenu en si grande estime, et dont Maugis fit un tel éloge que peu
d’entre ces héros auraient pu lui être comparés? On voyait Guillaume de
Montferrat, parmi ceux qui mettaient la bête à mort. Cependant ils
étaient peu nombreux, en comparaison de tous ceux qu’elle avait tués ou
blessés.

C’est ainsi qu’en honnêtes passe-temps et en joyeuses causeries, après
le repas, ils passaient les heures brûlantes du jour, couchés sur de
fins tapis, sous les arbres dont la rive était ornée. Maugis et Vivian,
afin de protéger le repos de leurs compagnons, veillaient tout autour
sous les armes. Soudain ils virent une dame, seule, accourir vers eux en
toute hâte.

C’était cette Hippalque à qui Frontin, le bon destrier, avait été ravi
par Rodomont. Elle avait, pendant tout le jour précédent, suivi le
ravisseur, tantôt le suppliant, tantôt l’accablant d’injures. Mais,
n’obtenant aucun résultat, elle avait rebroussé chemin pour aller
retrouver Roger dans Aigremont. En route, elle avait appris, je ne sais
comment, qu’elle le trouverait en cet endroit avec Richardet.

Et comme elle connaissait bien le lieu, y étant allée d’autres fois,
elle s’en vint droit à la fontaine. C’est ainsi qu’elle le rejoignit,
comme je viens de vous le dire. Mais, en bonne et rusée messagère, qui
sait encore mieux s’acquitter de sa mission qu’on ne lui a dit de le
faire, elle fit semblant de ne pas connaître Roger, en le voyant avec le
frère de Bradamante.

Elle se dirigea vers Richardet, comme si c’était pour lui qu’elle fût
venue, et celui-ci, dès qu’il l’eut reconnue, vint à sa rencontre, et
lui demanda où elle allait. Elle, les yeux encore rouges des pleurs
qu’elle avait longuement versés, dit en soupirant, mais assez haut pour
que ses paroles parvinssent à Roger:

«--J’emmenais--dit-elle--par la bride, comme me l’avait ordonné ta sœur,
un cheval beau et bon à merveille. Ta sœur l’aime beaucoup, et il
s’appelle Frontin. Je l’avais conduit déjà plus de trente milles du côté
de Marseille, où elle-même devait se rendre au bout de quelques jours,
et où elle m’avait dit de l’attendre.

«Je cheminais sans crainte, ne croyant pas que quelqu’un fût assez hardi
pour m’enlever ce cheval, quand je lui aurais dit qu’il était à la sœur
de Renaud. Mais hier j’ai été détrompée, car un ribaud de Sarrasin me
l’a pris. J’ai eu beau lui dire à qui appartenait Frontin, il n’a jamais
voulu me le rendre.

«Tout hier et tout aujourd’hui, je l’ai prié, et quand j’ai vu que
prières et menaces étaient vaines, je l’ai laissé, après l’avoir accablé
de malédictions et d’injures, à peu de distance d’ici, défendant de son
mieux le cheval et lui-même contre un guerrier qui lui donne une telle
besogne, que j’espère bien ne pas tarder à être vengée.--»

A ce récit, Roger est soudain sur pieds. Il s’était contenu pour
l’écouter jusqu’au bout. Se tournant vers Richardet, il lui demande,
pour prix du service qu’il lui a rendu--et cela avec des prières sans
fin--de le laisser aller seul avec la dame, jusqu’à ce qu’elle lui ait
fait voir le Sarrasin qui lui a enlevé des mains le bon destrier.

Bien qu’il semble peu loyal à Richardet de laisser à un autre le soin de
terminer une affaire qui lui incombe, il finit cependant par se rendre
aux prières de Roger; celui-ci prend aussitôt congé de ses compagnons,
et s’éloigne avec Hippalque, laissant les chevaliers non pas seulement
émerveillés, mais stupéfaits de sa vaillance.

Quand ils furent à une certaine distance, Hippalque lui raconta qu’elle
était envoyée vers lui par celle qui portait son image gravée au plus
profond du cœur. Et, sans plus feindre, elle lui dit tout ce que sa
maîtresse l’avait chargée de dire, ajoutant que si elle avait d’abord
parlé d’une autre façon, c’était à cause de la présence de Richardet.

Elle dit que celui qui lui avait pris le destrier avait ajouté d’un air
plein d’orgueil: «--Puisque je sais que le cheval est à Roger, je le
prends encore plus volontiers justement à cause de cela. S’il a envie de
le ravoir, fais-lui savoir--car je ne tiens pas à le lui cacher--que je
suis ce Rodomont, dont la vaillance projette son éclat sur le monde
entier.--»

Roger écoute, et, sur son visage, il montre de quelle indignation son
cœur est embrasé. Frontin lui est cher; de plus, il lui est envoyé par
Bradamante, et voilà qu’on le lui enlève avec des paroles de mépris! Il
voit quel déshonneur l’atteindra s’il ne s’empresse de reprendre son
cheval à Rodomont et d’en tirer une éclatante vengeance.

La dame conduit Roger sans s’arrêter, désireuse de le mettre face à face
avec le païen. Elle arrive à un endroit où la route se divise en deux
branches. L’une va vers la plaine, et l’autre sur la montagne. Toutes
deux conduisent à la vallée où elle a laissé Rodomont. Le chemin qui
prend par la montagne est rude, mais plus court que celui de la plaine;
celui-ci est beaucoup plus long, mais plus facile.

Le désir qui pousse Hippalque de ravoir Frontin et de venger l’offense
qu’on lui a faite lui fait choisir le sentier de la montagne, qui doit
abréger de beaucoup leur voyage. Pendant ce temps, le roi d’Alger
chevauche par l’autre sentier, en compagnie du Tartare et des autres
chevaliers dont j’ai parlé plus haut. Comme il suit la route plus facile
qui traverse la plaine, il ne peut se rencontrer avec Roger.

Ils ont différé leurs querelles pour porter secours à Agramant. Cela,
vous le savez déjà; Doralice, cause de tous leurs débats, est avec eux.
Écoutez maintenant la suite de l’histoire. La route qu’ils suivent
conduit droit à la fontaine où Aldigier, Marphise, Richardet, Maugis et
Vivian se livrent aux douceurs du repos.

Marphise, cédant aux prières de ses compagnons, avait revêtu des
vêtements de femme pris parmi ceux que le traître de Mayence croyait
envoyer à Lanfuse. Bien qu’elle se montrât rarement sans son haubert et
sans ses autres bonnes armes, elle consentit à les retirer ce jour-là,
et, sur leurs prières, elle se laissa voir à eux sous des habits de
dame.

Aussitôt que le Tartare voit Marphise, il conçoit l’espérance de la
conquérir, et il lui vient à la pensée de la donner à Rodomont, en
échange de Doralice; comme si l’amour pouvait s’accommoder de pareilles
façons d’agir! comme si un amant pouvait vendre ou changer sa dame, et
se consoler de sa perte en en prenant une autre!

Donc, pour le pourvoir d’une donzelle en remplacement de celle qu’il lui
a enlevée, il conçoit le projet de lui donner Marphise, laquelle lui
semble charmante et belle, et digne de devenir la compagne de tout
chevalier. Il pense qu’elle lui deviendra tout de suite aussi chère que
l’autre. C’est pourquoi, il provoque au combat tous les chevaliers qu’il
voit auprès d’elle.

Maugis et Vivian, qui étaient restés armés pour veiller à la sûreté du
reste de la troupe, s’élancent du lieu où ils se trouvaient, tous deux
prêts au combat et croyant avoir affaire à deux agresseurs. Mais
l’Africain, qui n’est pas venu pour cela, ne fait ni un signe ni un
mouvement pour leur répondre; de sorte qu’ils se trouvent en présence
d’un seul adversaire.

Vivian arrive le premier; plein d’ardeur, il met en arrêt sa lourde
lance. De son côté, le roi païen, habitué aux vaillantes prouesses, s’en
vient à sa rencontre avec une énergie plus grande encore. Tous deux
dirigent leur lance là où ils croient que le coup sera plus dangereux.
Vivian frappe en vain le casque du païen; loin de le faire tomber, il ne
le fait pas même ployer.

Le roi païen, dont la lance est plus dure, fait voler en éclats l’écu de
Vivian, comme s’il eût été de verre, et l’envoie lui-même hors de selle
au milieu du pré, parmi les herbes et les fleurs. Maugis survient et
tente à son tour l’aventure, désireux de venger son frère. Mais il est
si promptement jeté à terre à côté de lui, qu’au lieu de le venger, il
doit se contenter de lui tenir compagnie.

Leur autre frère, plus prompt que leur cousin à revêtir ses armes, s’est
élancé sur son destrier. Défiant le Sarrasin, il accourt à toute bride à
sa rencontre, et brûlant d’ardeur. Sa lance frappe d’un coup
retentissant le casque à fine trempe du païen, à un doigt au-dessous de
la visière. La lance vole au ciel, rompue en quatre tronçons. Mais le
païen n’est pas même ébranlé sous cette botte terrible.

Le païen le frappe au flanc gauche. Le coup est tellement fort, que
l’écu et la cuirasse, n’y pouvant résister, s’entr’ouvrent comme une
écorce. Le fer cruel transperce la blanche épaule. Aldigier, percé de
part en part, ploie sous le coup, et tombe enfin parmi l’herbe et les
fleurs, pâle sous ses armes rouges de sang.

Richardet accourt derrière lui plein de rage, sa lance en arrêt, et son
aspect montre bien, comme toujours, qu’il est un digne paladin de
France. Et il l’eût bien prouvé au païen si les chances fussent restées
égales. Mais il n’arrive pas jusqu’à lui, car, sans qu’il y ait de sa
faute, son cheval tombe et l’entraîne.

Aucun autre chevalier ne se montrant pour lutter avec le païen, celui-ci
pense avoir gagné le prix de la bataille, c’est-à-dire la dame. Il vient
à elle, près de la fontaine, et dit: «--Damoiselle, vous êtes à moi, à
moins que quelqu’un ne monte encore en selle pour combattre en votre
faveur. Vous ne pouvez vous refuser à le reconnaître, car c’est la loi
de la guerre.--»

Marphise, levant la tête d’un air altier, dit: «--Tu te trompes
beaucoup. Je reconnais que tu dirais vrai, en prétendant que je
t’appartiens selon le droit de guerre, si l’un de ceux que tu as jetés à
terre eût été mon seigneur ou mon chevalier. Mais je ne suis à aucun
d’eux; je ne suis à personne autre qu’à moi. Donc, c’est à moi-même que
celui qui désire m’avoir doit m’enlever.

«Moi aussi, je sais manier l’écu et la lance, et j’ai jeté à terre
plus d’un chevalier.--» Et, se tournant vers les écuyers:
«--Donnez-moi--dit-elle--mes armes et mon destrier.--» Elle enlève ses
vêtements de femme et apparaît en simple chemisette, montrant les
beautés et les admirables proportions d’un corps dont chaque partie, si
ce n’est le visage, semble appartenir à Mars.

A peine armée, elle ceint son épée, saute légèrement à cheval, le fait
caracoler trois ou quatre fois de côté et d’autre, puis, défiant le
Sarrasin, elle saisit sa forte lance et commence l’assaut. Telle, dans
le camp troyen, devait être Pentésilée[2], combattant contre Achille le
Thessalien.

A la terrible rencontre, les deux lances se brisent jusqu’à la poignée,
comme verre. Pourtant les adversaires ne plient pas d’un doigt.
Marphise, voulant voir si elle ne réussirait pas mieux contre le fier
païen en le serrant de plus près, revient sur lui, l’épée à la main.

Le cruel païen, en la voyant rester en selle, blasphème le ciel et les
éléments. Elle, qui pensait lui avoir rompu le bouclier, n’apostrophe
pas le ciel d’une manière moins courroucée. Déjà l’un et l’autre ont le
fer nu en main et martellent de coups leurs armures enchantées. Les
armures sont de part et d’autre enchantées, et jamais elles n’en eurent
plus besoin qu’en ce jour.

Les hauberts et les cottes de mailles sont d’une si bonne trempe, qu’ils
ne peuvent être entamés par l’épée ou la lance. De sorte que l’âpre
bataille aurait pu durer tout ce jour et l’autre jour encore, si
Rodomont ne s’était jeté au milieu d’eux, et n’avait réprimandé son
rival sur le retard qu’il leur occasionnait. «--Si cependant tu veux
batailler à toute force--lui dit-il--achevons la lutte déjà commencée
entre nous.

«Nous avons conclu, comme tu sais, une trêve, pour porter secours à
notre armée. Nous ne devons, avant d’avoir rempli cette obligation,
entreprendre aucune autre bataille ni joute.--» Ensuite, se tournant
avec déférence vers Marphise, il lui montre le messager envoyé par
Bradamante, et lui raconte comment il était venu réclamer leur aide.

Puis il la prie de renoncer à cette lutte, ou de la différer et de venir
avec eux au secours du fils du roi Trojan. Sa renommée montera ainsi au
ciel d’un vol plus rapide que par une querelle d’un moment, dont le seul
résultat serait d’entraver un si noble dessein.

Marphise brûlait toujours d’éprouver, l’épée ou la lance à la main, les
chevaliers de Charles. Elle n’avait été amenée de si loin en France que
par le désir de constater par elle-même si leur éclatante renommée était
méritée ou mensongère. Aussitôt qu’elle apprit le grand besoin dans
lequel se trouvait Agramant, elle se décida à partir avec Rodomont et
Mandricard.

Cependant Roger avait suivi en vain Hippalque par le sentier de la
montagne. Arrivé à l’endroit où il croyait trouver Rodomont, il vit que
celui-ci était parti par un autre chemin. Pensant qu’il n’était pas
loin, et qu’il avait pris le sentier qui conduisait droit à la fontaine,
il se lança au grand trot derrière lui, guidé par les traces fraîches,
empreintes sur le sol.

Il ordonna à Hippalque de prendre la route de Montauban qui n’était qu’à
une journée de marche. Il ne voulut pas qu’elle revînt avec lui à la
fontaine, afin de ne pas trop la détourner du droit chemin. Il lui
recommanda de dire à Bradamante que s’il n’avait pas eu à recouvrer
Frontin, il serait allé à Montauban, ou partout où elle aurait été,
prendre de ses nouvelles.

Il lui donna la lettre qu’il avait écrite à Aigremont et qu’il portait
sur son sein. Il lui dit encore de vive voix beaucoup d’autres choses,
et la chargea de l’excuser auprès de sa dame. Hippalque, ayant bien fixé
tout cela dans sa mémoire, prit congé de lui, et fit faire volte-face à
son palefroi. La fidèle messagère ne s’arrêta plus qu’elle ne fût
arrivée le soir même à Montauban.

Roger suivait en toute hâte le Sarrasin, dont les traces se voyaient
tout le long du chemin, mais il ne put le rejoindre que près de la
fontaine où il le vit escorté de Mandricard. Les deux guerriers
s’étaient promis de ne point s’attaquer pendant la route, jusqu’à ce
qu’ils eussent délivré le camp de leur maître, auquel Charles
s’apprêtait à imposer le joug.

Arrivé près d’eux, Roger reconnut Frontin, et par là vit sur-le-champ
auquel des deux chevaliers il avait à faire. Otant sa lance de dessus
l’épaule, il défia l’Africain d’une voix altière. Ce jour-là, Rodomont
surpassa Job en patience, car, domptant son orgueil féroce, il refusa le
combat que d’habitude il était le premier à chercher avec insistance.

Ce fut la première et la dernière fois que le roi d’Alger refusa le
combat. Mais le désir qu’il avait de courir au secours de son roi lui
semblait tellement sacré, que, même s’il avait cru tenir Roger entre ses
mains aussi facilement que le léopard agile et preste tient le lièvre,
il n’aurait pas consenti à s’arrêter le temps d’échanger avec lui un
coup d’épée ou deux.

Ajoutez qu’il savait que c’était Roger qui le défiait au combat à cause
de Frontin, Roger si fameux qu’il n’y avait pas un autre chevalier qui
pût l’égaler en gloire; Roger dont il avait toujours désiré éprouver,
par expérience, la force sous les armes. Pourtant il ne voulut pas
accepter le combat avec lui, tellement il avait à cœur de secourir son
roi assiégé.

Sans cette circonstance, il aurait fait trois cent milles et plus pour
courir au-devant d’une telle rencontre. Mais en ce moment, si Achille
lui-même l’avait défié, il n’aurait pas agi autrement que comme vous
venez de l’entendre, tant il avait réussi à assoupir la flamme de sa
colère. Il raconte à Roger pourquoi il refuse le combat, et le prie de
l’aider dans son entreprise.

Ce faisant, il fera ce que doit à son seigneur tout chevalier fidèle.
Lorsque le siège sera levé, ils auront toujours bien le temps de vider
leur querelle. Roger lui répond: «--Il me sera facile de différer ce
combat jusqu’à ce qu’Agramant ait échappé aux forces de Charles, pourvu
que tu me rendes sur-le-champ mon cheval Frontin.

«Si tu veux que je consente à remettre à notre arrivée à la cour de
prouver que tu as commis une chose indigne d’un homme brave en enlevant
mon cheval à une dame, abandonne Frontin, et mets-le à ma disposition.
Ne crois pas qu’autrement j’accepterai de différer entre nous la
bataille seulement d’une heure.--»

Pendant que Roger réclame de l’Africain ou Frontin ou la bataille
immédiate, et que celui-ci le renvoie à plus tard et ne veut ni donner
le destrier, ni s’arrêter, Mandricard s’avance de son côté, et soulève
un nouveau sujet de querelle en voyant que Roger porte sur ses armes
l’oiseau qui règne sur tous les autres.

Roger portait, sur champ d’azur, l’aigle blanche qui fut jadis l’emblème
glorieux des Troyens. Il avait le droit de la porter, puisqu’il tirait
son origine de l’illustre Hector. Mais Mandricard ignorait cela, et ne
voulait pas souffrir, car il le considérait comme une grande injure,
qu’un autre que lui portât sur son écu l’aigle blanche du fameux Hector.

Mandricard portait également sur ses armes l’oiseau qui ravit Ganymède
sur l’Ida. Comment il obtint ces armes pour prix de sa victoire, le jour
où il fut victorieux dans le château où il courut de si grands
périls[3], cela vous est, je crois, présent à l’esprit avec d’autres
histoires. Vous savez également comment la fée lui donna toute la belle
armure que Vulcain avait donnée jadis au chevalier troyen.

Mandricard et Roger s’étaient déjà battus une autre fois rien que pour
ce motif. Comment ils avaient été séparés par hasard, je n’ai pas à le
dire ici. Sachez seulement que, depuis ce moment, ils ne s’étaient pas
encore rencontrés. Mandricard, aussitôt qu’il vit l’écu, se mit à
pousser des cris hautains et à menacer Roger en lui disant: «--Je te
défie!

«Ce sont mes armoiries que tu portes, téméraire. Ce jour n’est pas le
premier où je te l’ai dit. Et tu crois, fou que tu es, que parce que je
t’ai épargné une fois, je le supporterai encore aujourd’hui! Puisque ni
les menaces ni les ménagements n’ont pu t’enlever cette folie de la
tête, je te montrerai combien c’eût été pour toi un meilleur parti de
m’avoir obéi sur-le-champ.--»

De même que le bois sec et bien échauffé s’enflamme subitement au
moindre souffle, ainsi s’allume l’indignation de Roger au premier mot
qu’il entend de cette menace. «--Tu crois--dit-il--m’intimider d’un
signe, parce que je suis en contestation avec cet autre. Mais je te
montrerai que je suis bon pour arracher à lui Frontin et à toi le
bouclier d’Hector.

«Une autre fois, il est vrai, j’en suis venu aux mains avec toi pour ce
motif, et il n’y a pas encore longtemps de cela. Mais je me retins alors
de te tuer, parce que tu n’avais pas d’épée au flanc. Ce qui n’était
qu’une menace va devenir un fait accompli. Cet oiseau blanc t’attirera
malheur, car, dès l’antiquité, il sert d’armoiries à ma race; tu l’as
usurpé, et moi je le porte à juste titre.--»

«--C’est toi, au contraire, qui as usurpé mes armoiries,--» répond
Mandricard; et il tire son épée. C’était celle que, peu auparavant,
Roland, dans sa folie, avait jetée par la forêt. Le brave Roger, qui ne
pouvait en aucune circonstance se départir de sa courtoisie, laissa
tomber sa lance sur le chemin, quand il vit que le païen avait tiré
l’épée.

En même temps il saisit Balisarde, la bonne épée, et assujettit son écu
à son bras. Mais l’Africain pousse son destrier entre les deux
adversaires, suivi de Marphise. Les prenant chacun à part, ils les
prient de ne point en venir aux mains. Rodomont se plaint que Mandricard
ait deux fois rompu le pacte qu’ils ont fait ensemble;

La première fois, s’imaginant conquérir Marphise, il s’était arrêté pour
rompre plus d’une lance. Maintenant, pour disputer à Roger
une devise, il montre peu de souci du roi Agramant. «--Si,
cependant--ajoute-t-il--tu veux continuer à agir de cette façon,
terminons d’abord notre propre querelle. Elle est plus juste et plus
pressée qu’aucune de celles que tu t’es faites depuis.

«C’est à cette condition qu’une trêve a été conclue entre nous d’un
commun accord. Quand j’en aurai fini avec toi, je ferai raison à
celui-ci au sujet du destrier. Pour toi, si tu sors de mes mains la vie
sauve, tu lutteras avec lui pour ton bouclier. Mais je te donnerai,
j’espère, une telle besogne, que Roger n’aura plus grand’chose à
faire.--»

«--Il n’en arrivera pas comme tu penses--répond Mandricard à
Rodomont.--C’est moi qui te donnerai plus de besogne que tu ne voudras,
et te ferai suer des pieds à la tête. Il me restera encore assez de
vigueur--de même que l’eau ne manque jamais à la fontaine--pour tenir
tête à Roger, à mille autres avec lui, et à tout l’univers s’il veut
lutter contre moi.--»

La colère et les paroles de défi allaient se multipliant de tous les
côtés. L’irritable Mandricard veut combattre en même temps Rodomont et
Roger. Celui-ci, qui n’est pas habitué à supporter l’outrage, ne veut
plus entendre parler d’accommodement; il ne respire que bataille et
dispute. Marphise va de l’un à l’autre pour rétablir la paix, mais elle
ne peut suffire seule à une aussi forte tâche.

Souvent, lorsque le fleuve a franchi ses rives élevées et cherche à se
creuser un nouveau lit, le villageois, ardent à défendre contre
l’inondation ses verts pâturages et la moisson en laquelle il espère, se
morfond à combler tantôt une brèche, tantôt une autre. Pendant qu’il
répare le côté qui menace de tomber, il voit sur un autre point céder la
digue trop faible, et l’eau se précipiter par-dessus avec plus
d’impétuosité.

Ainsi, pendant que Roger, Mandricard et Rodomont sont tous les trois à
se disputer, chacun d’eux voulant se montrer le plus vaillant, et
prendre l’avantage sur ses compagnons, Marphise s’efforce de les
apaiser. Mais elle perd sa fatigue et son temps. A peine a-t-elle réussi
à en tirer un hors de la bagarre, qu’elle voit les deux autres
recommencer leur querelle avec une colère nouvelle.

Marphise, voulant les mettre d’accord, disait: «--Seigneurs, écoutez mon
conseil. Il convient de remettre toute querelle jusqu’à ce qu’Agramant
soit hors de péril. Si personne ne veut céder, je vais me reprendre moi
aussi avec Mandricard, et je verrai enfin si, comme il l’a dit, il est
assez fort pour me conquérir par les armes.

«Mais si nous devons aller au secours d’Agramant, allons-y sans retard,
et qu’entre nous cesse toute contestation.--» «--Pour moi, je n’irai pas
plus avant--dit Roger--à moins que mon destrier ne me soit rendu. Sans
plus de paroles, qu’il me donne mon cheval, ou qu’il le défende contre
moi. Je resterai mort ici, ou je retournerai au camp sur mon
destrier.--»

Rodomont lui répond: «--Obtenir ce dernier résultat ne te sera pas aussi
facile que d’obtenir le premier--» Et il poursuit en disant: «--Je te
préviens que s’il arrive malheur à notre roi, ce sera par ta faute, car
pour moi, je suis prêt à faire pour lui ce que je dois.--» Roger ne
s’arrête pas à cette observation; saisi de fureur, il tire son épée.

Comme un sanglier, il se précipite sur le roi d’Alger, le heurte de
l’écu et de l’épaule, l’ébranle et le met dans un tel désordre, qu’il
lui fait perdre un étrier. Mandricard lui crie: «--Roger, diffère cette
bataille, ou combats avec moi.--» Et ce disant, plus cruel, plus félon
qu’il ne s’était jamais montré, il frappe Roger sur son casque.

Roger s’incline jusque sur le cou de son destrier. Lorsqu’il veut se
relever, il ne peut, car il est atteint par un nouveau coup que lui
porte le fils d’Ulien. Si son casque n’eût pas été d’une trempe aussi
dure que le diamant, il aurait été fendu jusqu’au menton. Roger,
suffoqué, ouvre les deux mains, abandonnant les rênes et son épée.

Son destrier l’emporte à travers la campagne; derrière lui Balisarde
reste à terre. Marphise, qui ce jour même avait été sa compagne d’armes,
frémit, et s’indigne de voir qu’un seul soit ainsi attaqué par deux à la
fois. La magnanime et vaillante guerrière se dresse contre Mandricard,
et, faisant appel à toute sa vigueur, elle le frappe à la tête.

Rodomont se précipite à la poursuite de Roger, et Frontin va lui
appartenir comme au vainqueur, si un autre adversaire n’intervient. Mais
Richardet, suivi de Vivian, accourt en toute hâte et se jette entre
Roger et le Sarrasin. L’un heurte Rodomont, le fait reculer et
l’entraîne de force loin de Roger. L’autre, c’est-à-dire Vivian, place
sa propre épée dans la main de Roger, qui a déjà repris ses sens.

Aussitôt que le brave Roger est revenu à lui, et qu’il tient l’épée que
Vivian lui présente, il n’est pas long à venger son injure. Il fond sur
le roi d’Alger, rapide comme le lion débarrassé des cornes du taureau,
et qui ne sent plus la douleur. L’indignation, la colère stimulent,
fouettent son désir d’une prompte vengeance.

Roger s’abat comme la tempête sur la tête du Sarrasin. S’il avait pu
reprendre son épée qui, ainsi que je l’ai dit, lui était échappée des
mains dès le commencement de la bataille, par suite de la félonie dont
il avait été victime, je crois que la tête de Rodomont n’eût pas été
préservée par son casque, bien que ce casque fût l’œuvre du roi qui
éleva la tour de Babel pour faire la guerre aux cieux étoilés.

La Discorde, persuadée que ce lieu ne peut plus être que le théâtre de
conflits et de risques, et qu’il ne saurait y être conclu ni paix ni
trêve, dit à sa sœur qu’elle peut désormais revenir en toute sécurité
avec elle auprès de leurs bons petits moines. Laissons-les partir toutes
deux, et restons auprès de Roger qui a frappé Rodomont au front.

Le coup de Roger fut porté avec une si grande force, qu’il fit résonner,
jusque sur la croupe de Frontin, le casque et la dure cuirasse
d’écailles dont le Sarrasin était armé. Lui-même chancela trois ou
quatre fois à droite et à gauche, comme s’il allait tomber la tête la
première. Il aurait, lui aussi, laissé échapper son épée, si elle
n’avait été attachée à sa main.

Cependant Marphise avait fait couler la sueur du front, du visage et de
la poitrine de Mandricard qui, de son côté, lui rendait bien la
pareille. Mais leurs hauberts, à tous les deux, étaient si parfaits,
qu’ils n’avaient pu être entamés sur aucun point, de sorte que les
combattants se maintenaient à avantages égaux. Soudain, un écart de son
destrier fit que Marphise eut besoin de l’aide de Roger.

Le destrier de Marphise, en voulant tourner trop court, glissa sur
l’herbe humide d’une si malheureuse façon, que la guerrière ne put le
retenir et qu’il tomba sur le côté droit. Au moment où il cherchait à se
relever, il fut heurté en plein flanc par Bride-d’Or, sur lequel
s’avançait le païen peu courtois, et forcé de tomber de nouveau.

Roger, voyant la damoiselle par terre et en grand danger, se hâta de la
secourir. Il le pouvait d’autant plus facilement que son adversaire,
tout étourdi, avait été emporté au loin. Il frappa sur le casque du
Tartare un coup terrible qui lui aurait fendu la tête comme un trognon
de chou, si Roger avait eu Balisarde en main, ou si Mandricard avait eu
sur la tête un autre armet.

Le roi d’Alger cependant, ayant repris ses sens, tourna ses regards tout
autour de lui et aperçut Richardet. Se souvenant que c’était lui qui
l’avait attaqué et qui avait secouru Roger, il piqua droit à lui, et il
allait lui faire payer cher son intervention, si Maugis, avec un grand
art et par un nouvel enchantement, n’était venu s’interposer.

Maugis, en fait de maléfices, en savait autant que le plus habile
magicien. Bien qu’il n’eût pas avec lui le livre avec lequel il aurait
pu arrêter le soleil, il avait parfaitement à l’esprit la formule par
laquelle il conjurait d’habitude les démons. Il en envoie un
sur-le-champ dans le corps du roussin de Doralice, et le met en fureur.

Avec une seule parole, le frère de Vivian fait entrer un des anges de
Minos dans le paisible coursier qui porte sur son dos la fille du roi
Stordilan, et celui-ci, qui jamais auparavant ne s’était emporté, et qui
avait toujours obéi à la main, fait soudain un saut de trente pieds de
long et de seize pieds de haut.

Le saut fut grand, mais non cependant de nature à faire vider la selle à
la cavalière. Quand elle se vit en l’air, la donzelle, se tenant pour
morte, se mit à crier de toutes ses forces. Le roussin, après ce saut
énorme, partit emporté par le diable, avec Doralice qui criait au
secours, et d’une course si rapide, qu’une flèche ne l’aurait pas
rejoint.

Aux premiers sons de cette voix, le fils d’Ulien quitte la bataille, et
pique des deux derrière le palefroi qui s’enfuit furieux, afin de porter
secours à la dame. Mandricard en fait autant, sans plus s’occuper de
Roger et de Marphise. Sans leur demander ni paix ni trêve, il suit les
traces de Rodomont et de Doralice.

Cependant Marphise s’était relevée de terre. Toute ardente d’indignation
et de colère, elle croit qu’elle va se venger, mais elle est trompée
dans son espoir; elle aperçoit son ennemi trop loin d’elle. Roger,
voyant la bataille se terminer de la sorte, pousse des soupirs qui
ressemblent au rugissement d’un lion. Tous deux savent bien qu’avec
leurs chevaux ils ne peuvent rejoindre Frontin et Bride-d’Or.

Roger ne veut point lâcher prise avant que ne soit vidée sa querelle
avec le roi d’Alger à propos de son cheval; Marphise ne veut pas laisser
le Tartare aller en paix avant de s’être encore mesurée avec lui.
Abandonner leur querelle ainsi paraît à l’un et à l’autre une lâcheté.
D’un commun accord, ils prennent le parti de suivre les pas de ceux dont
ils ont à se plaindre.

Ils les retrouveront dans le camp sarrasin, s’ils ne peuvent les
rejoindre avant, car ils savent qu’ils s’y rendent pour faire lever le
siège du camp, avant que le roi de France ne s’en soit complètement
emparé. Ils s’en vont donc tout droit où ils pensent les rencontrer sans
faute. Roger, cependant, ne s’éloigne pas avant d’avoir dit adieu à ses
compagnons.

Roger s’approche de l’endroit où le frère de sa belle dame se tient à
l’écart, et l’assure de son amitié partout où il sera, dans la bonne
comme dans la mauvaise fortune. Puis il le prie--et cela avec beaucoup
d’adresse--de saluer sa sœur en son nom. Il lui fait cette dernière
recommandation avec tant de prudence, qu’il ne donne de soupçon ni à lui
ni aux autres.

Puis il prend congé de lui, de Vivian, de Maugis et d’Aldigier qui est
blessé. Eux aussi, en souvenir des services rendus, l’assurent de leur
reconnaissance éternelle. Quant à Marphise, elle avait tellement à cœur
d’aller à Paris, qu’elle avait oublié de dire adieu à ses amis. Mais
Maugis et Vivian coururent sur ses pas jusqu’à ce qu’ils pussent la
saluer de loin.

Richardet en fit autant. Aldigier, qui gisait à terre, fut forcé, bien
contre son gré, de rester. Marphise et Roger prirent le chemin que
Rodomont et Mandricard avaient suivi et qui conduisait vers Paris.
J’espère, seigneur, vous dire dans l’autre chant les exploits
merveilleux et surhumains qu’au grand détriment des guerriers de Charles
accomplirent les deux couples dont je vous parle.



CHANT XXVII.

ARGUMENT.--Mandricard, Roger, Rodomont et Marphise, suivant les traces
de Doralice, arrivent sous les murs de Paris. Ils assaillent l’armée
chrétienne et repoussent Charles au dedans des murailles. Cela fait, ils
reviennent à leur première querelle. Le roi d’Afrique laisse à Doralice
le choix entre Mandricard et Rodomont. Ce dernier est repoussé, et part
plein de dépit, dans l’intention de s’en retourner en Afrique; il loge
un soir dans une hôtellerie sur les bords de la Saône.


Souvent les résolutions prises à l’improviste par les dames sont
meilleures que celles qu’elles adoptent après avoir longtemps réfléchi.
C’est là un don spécial qui leur est propre, parmi tous ceux dont le
ciel les a si largement gratifiées. Au contraire, les résolutions des
hommes risquent fort de ne pas être bonnes, si une mûre réflexion ne les
appuie, ou si on ne les rumine longuement, avec beaucoup de soin et
d’application.

La résolution prise par Maugis lui parut bonne, mais elle ne le fut pas
en réalité, bien que, comme j’ai dit, elle lui servît à délivrer son
cousin Richardet d’un grand péril. Il avait forcé le démon à éloigner
Rodomont et le fils du roi Agrican, sans songer qu’ils étaient entraînés
vers un lieu où leur présence amènerait la défaite des chrétiens.

S’il avait eu le temps de réfléchir à cela, il est à croire qu’il aurait
secouru son cousin sans danger pour la gent chrétienne. Il aurait pu, en
effet, ordonner au démon d’emporter la donzelle si loin sur la route du
Levant ou du Ponant, qu’on n’en eût plus jamais de nouvelles en France.

De la sorte, ses amants l’auraient suivie, de même qu’ils la suivaient à
Paris et en tout autre lieu. Mais, n’ayant pas eu le temps de réfléchir
longuement, Maugis ne songea point à cela, et le Malin chassé du ciel,
toujours en quête de sang, de carnage et de ruines, prit le chemin par
où il espérait apporter le plus vite l’affliction dans l’armée de
Charles, son maître ne lui en ayant imposé aucun.

Le palefroi, ayant le démon dans ses flancs, emporta Doralice
épouvantée. Fleuves, fossés, bois, marais, ravins ou précipices, rien ne
put l’arrêter, jusqu’à ce que, traversant le camp anglo-français, ainsi
que l’armée innombrable des ennemis des étendards du Christ, il l’eût
remise aux mains de son père, le roi de Grenade.

Rodomont et le fils d’Agrican la suivirent pendant quelque temps le
premier jour, l’apercevant, mais de loin; puis ils ne tardèrent pas à la
perdre de vue, et furent obligés de la suivre à la trace, comme le chien
suit le lièvre ou le chevreuil. Ils ne s’arrêtèrent que lorsqu’ils
furent arrivés au camp, où ils apprirent qu’elle était auprès de son
père.

Garde-toi, Charles. Voici que s’apprête à tomber sur toi une telle
fureur, que je ne te vois pas en sûreté. Tu ne vas pas seulement avoir à
faire à ces deux guerriers. Le roi Gradasse s’est levé, ainsi que
Sacripant, pour la perte de ton armée. La Fortune, voulant t’éprouver
jusqu’au bout, t’enlève en même temps les deux flambeaux de force et de
sagesse qui étaient auprès de toi, et tu restes plongé dans les
ténèbres.

Je parle de Roland et de Renaud. L’un, tout plein de fureur et de folie,
erre nu, par la plaine et par la montagne, à ciel découvert, sous la
pluie, le froid et le chaud. L’autre, à peine un peu plus sain d’esprit,
t’a quitté au moment où tu avais le plus besoin de son aide. Ne trouvant
point Angélique à Paris, il est parti, et il va, cherchant ses traces.

Un vieillard, enchanteur rusé, comme je vous l’ai dit tout d’abord, lui
a fait croire, par une fantastique erreur, qu’Angélique s’en allait en
compagnie de Roland. Le cœur mordu de la plus grande jalousie que jamais
amant ait éprouvée, il vint à Paris. A peine arrivé à la cour, son
mauvais destin le fit envoyer en Bretagne.

Après la bataille dont tout l’honneur lui revint, et où il avait réussi
à enfermer Agramant dans son camp, il était retourné à Paris. Là, il
avait fouillé tous les monastères de femmes, les maisons, les châteaux.
Amant infatigable, il aurait trouvé sa maîtresse, si elle avait été dans
ces murs. Voyant enfin que ni elle ni Roland ne s’y trouvaient, il
partit avec la ferme volonté de les chercher tous les deux.

Il pensa d’abord que Roland jouissait d’elle, au sein des fêtes et des
jeux, dans ses châteaux d’Anglante et de Blaye. Il y courut, mais il ne
la trouva dans aucun de ces deux endroits. Il retourna alors à Paris,
comptant saisir bientôt le paladin à son retour, car il ne pouvait
prolonger son absence loin de l’armée sans encourir un blâme sévère.

Renaud séjourna un jour ou deux dans la cité. Puis, Roland ne revenant
pas, il reprit ses recherches, tantôt vers Anglante, tantôt vers Blaye,
toujours en quête d’apprendre des nouvelles d’Angélique; chevauchant de
nuit et de jour, à la fraîcheur de l’aube ou à l’heure ardente de midi,
il fit, sous la lumière du soleil et de la lune, non pas une fois, mais
deux cents fois ce chemin.

Mais l’antique ennemi, celui qui poussa Ève à lever la main vers le
fruit défendu, jeta un jour ses yeux livides du côté de Charles, et
voyant que le brave Renaud était loin de lui, comprenant quel carnage on
pouvait faire en ce moment de l’armée des chrétiens, il conduisit vers
eux tout ce qu’il y avait de meilleur parmi les chevaliers sarrasins.

Il inspira au roi Gradasse et au brave roi Sacripant, qui étaient
devenus compagnons d’armes au sortir du château enchanté d’Atlante, le
désir de venir au secours des troupes assiégées d’Agramant, et
d’anéantir l’armée de l’empereur Charles. Il les conduisit lui-même par
des chemins inconnus qui abrégèrent leur voyage.

Il chargea un des siens de pousser Rodomont et Mandricard sur les traces
de Doralice emportée par son camarade. Il en envoya également un autre
pour presser Marphise et le vaillant Roger. Toutefois il recommanda à
celui qui devait conduire ces deux derniers de retenir un peu la bride,
afin qu’ils n’arrivassent pas en même temps que les autres.

Marphise et Roger furent conduits de façon à arriver une demi-heure en
retard. L’ange noir, dans son désir d’écraser les chrétiens, prévit que
la dispute pour la possession du destrier pourrait bien contrarier ses
desseins. Et cette dispute se serait infailliblement renouvelée, si
Roger et Rodomont étaient arrivés en même temps.

Les quatre premiers se rencontrèrent ensemble à un endroit d’où ils
pouvaient voir les tentes de l’armée assiégée et celles des assiégeants
dont le vent agitait les bannières. Ils tinrent un instant conseil, et
conclurent qu’ils devaient, en dépit de l’obstacle que leur opposait
Charles, secourir le roi Agramant, et le délivrer du cercle où il était
enfermé.

Serrés les uns contre les autres, ils s’élancent au beau milieu des
logements de l’armée chrétienne, criant: Afrique! Espagne! et faisant
voir ainsi qu’ils sont païens. On entend par tout le camp retentir le
cri: Aux armes, aux armes! Mais, aux premiers coups, un grand nombre de
soldats s’enfuient en déroute avant même d’avoir été attaqués.

L’armée chrétienne, mise sens dessus dessous par ce tumulte, s’agite
sans comprendre ce qui se passe. Elle croit d’abord que c’est une des
alertes habituelles des Suisses ou des Gascons. Mais comme la plupart
des soldats ignorent la vérité, chaque nation se forme en bataille, les
unes au son du tambour, les autres au son de la trompette. La rumeur est
grande et rebondit jusqu’au ciel.

Le magnanime empereur, entièrement armé, fors la tête, a près de lui ses
paladins. Il accourt, et s’informe de ce qui a mis ainsi les escadrons
en désordre. Il menace les fuyards et les arrête. Il voit qu’un grand
nombre d’entre eux sont blessés au visage et à la poitrine; d’autres ont
la tête et la gorge ruisselantes de sang; d’autres enfin s’en reviennent
avec une main ou un bras coupés.

Il pousse plus avant; une multitude de guerriers gisent à terre,
baignant dans un horrible lac vermeil, formé de leur propre sang. Ni
médecin ni magicien ne sauraient les rendre à la vie. Charles voit,
cruel spectacle, les têtes, les bras, les jambes, séparés des troncs.
Partout, depuis les premières jusqu’aux dernières tentes, il ne
rencontre que des morts.

La petite troupe, digne d’une éternelle renommée, avait laissé sur son
passage cette longue trace sanglante, comme un témoignage à jamais
mémorable pour l’univers. Charles s’avance, contemplant la cruelle
boucherie; plein de stupeur, de colère et d’indignation, il va, pareil à
celui dont la maison a été frappée par la foudre, et qui cherche de tous
côtés parmi les décombres.

Ce premier secours n’était pas encore arrivé jusqu’aux remparts qui
protégeaient le camp du roi africain, lorsque Marphise et l’impétueux
Roger survinrent d’un autre côté. Le digne couple, après avoir jeté une
fois ou deux les yeux autour de lui, comprit bien vite quel était le
plus court chemin pour secourir son souverain assiégé, et s’élança
soudain.

Lorsqu’on a mis le feu à la mine, la flamme, libre, ardente, court le
long du sillon noir tracé par la poudre, si rapide que l’œil peut à
peine la suivre, puis l’on entend le bruit de l’écroulement des durs
rochers et des murs épais qui retombent brisés. Tel fut le fracas que
produisirent Roger et Marphise en entrant dans la bataille.

De long et de large, ils commencèrent à fendre les têtes, à tailler les
bras et les épaules dans ces foules trop lentes à s’enfuir et à leur
débarrasser la voie. Quiconque a vu la tempête battre le versant d’une
montagne ou d’une vallée, tandis qu’elle épargne l’autre versant, peut
se représenter le chemin que les deux guerriers s’ouvrirent à travers
tant de gens.

Un grand nombre qui s’étaient dérobés par la fuite aux coups de Rodomont
et de ses compagnons rendaient déjà grâce à Dieu qui leur avait octroyé
des jambes si promptes et des pieds si agiles. Mais, en venant donner du
front et de la poitrine contre Marphise et Roger, ils virent bien, les
malheureux, que l’homme, qu’il s’arrête ou qu’il fuie, ne peut éviter sa
destinée.

Celui qui échappe à un danger retombe dans un autre, et paye le tribut
de chair et d’os. Ainsi le timide renard, croyant s’échapper, tombe avec
ses petits dans la bouche du chien, après avoir été chassé de son
ancienne tanière par le paysan voisin qui l’a adroitement fait déloger,
grâce au feu et à la fumée, du seul endroit où il n’eût rien à craindre.

Marphise et Roger pénètrent dans l’enceinte du camp des Sarrasins. Là,
tous ceux qu’ils viennent sauver, les yeux levés au ciel, remercient
Dieu de leur arrivée. On n’y a plus peur des paladins; le plus faible
païen en défie un cent, et l’on décide que, sans prendre le moindre
repos, on retournera porter le carnage dans leur camp.

Les cornets, les trompettes, les cloches mauresques emplissent le ciel
de sons formidables. On voit, dans les airs, trembler aux vents les
bannières et les gonfalons. D’un autre côté, les capitaines de Charles
rangent auprès des Allemands et des Bretons les troupes de France,
d’Italie et d’Angleterre, et la mêlée, âpre et sanglante, recommence.

La force du terrible Rodomont, celle du furieux Mandricard, du brave
Roger, source inépuisable de vaillance, du roi Gradasse si fameux dans
le monde; l’intrépide physionomie de Marphise, celle du roi de Circassie
à nulle autre seconde, forcèrent le roi de France à regagner Paris aux
cris de: Saint Jean et saint Denis!

Ces chevaliers et Marphise déployèrent un élan si invincible, une si
admirable puissance, qu’on ne saurait s’en faire une idée, seigneur,
loin que cela se puisse décrire. Par là, vous pouvez juger combien de
gens furent occis dans cette journée, et quel cruel revers éprouva le
roi Charles, d’autant plus que vinrent bientôt à la rescousse Ferragus
et plus d’un Maure fameux.

Beaucoup de chrétiens, dans leur empressement à fuir, se noyèrent dans
la Seine, car le pont ne pouvait suffire à faire passer une telle
multitude. Ayant la mort devant et derrière eux, ils souhaitaient
d’avoir des ailes comme Icare. Excepté Ogier et le marquis de Vienne,
tous les paladins furent faits prisonniers. Olivier revint blessé sous
l’épaule droite; Ogier, la tête fendue.

Et si, comme Renaud et Roland, Brandimart eût abandonné la partie,
Charles, en pleine déroute, aurait été chassé de Paris, si même il avait
pu sortir vivant de cette fournaise. Brandimart fit tout son possible
pour arrêter les Sarrasins, et quand il se vit impuissant, il céda
devant leur furie. Ainsi la Fortune sourit à Agramant qui assiégea
Charles une seconde fois.

Les cris et les plaintes des veuves, des enfants orphelins, des
vieillards aveugles, s’élevant au-dessus de cette atmosphère morbide,
montent jusqu’à l’éternelle sérénité où siège Michel, et lui font voir
que le peuple fidèle est la proie des loups et des corbeaux, et que les
guerriers de France, d’Angleterre et d’Allemagne couvrent au loin la
campagne.

Le visage de l’Ange bienheureux se colore de rougeur. Il lui semble que
le souverain Créateur a été mal obéi, et il se plaint d’avoir été
trompé, trahi par la Discorde perfide. Il lui avait commandé d’exciter
des querelles entre les païens, et ses ordres ont été mal exécutés. A
voir le résultat, il semble qu’on a fait tout le contraire de ce qu’il
avait ordonné.

Comme un serviteur fidèle qui, doué de plus de zèle que de mémoire,
s’aperçoit qu’il a oublié la chose qu’il devait avoir à cœur plus que sa
propre vie, et qui s’empresse de réparer son erreur avant que son maître
n’en ait connaissance, ainsi l’Ange ne veut point reparaître devant Dieu
avant d’avoir rempli sa mission.

Il dirige son vol vers le monastère où il a vu plusieurs autres fois la
Discorde. Il la trouve assise au chapitre assemblé pour l’élection des
dignitaires. Elle prenait plaisir à voir les bréviaires voler à la tête
des moines. L’Ange la saisit par les cheveux, et la roue de coups de
pied et de coups de poing.

Il lui rompt sur la tête, sur le dos et sur les bras, le manche d’une
croix. La misérable crie merci de toutes ses forces, et embrasse les
genoux du divin messager. Michel ne la laisse pas avant de l’avoir
chassée devant lui jusque dans le camp du roi d’Afrique. Alors il lui
dit: «--Attends-toi à un traitement pire, si je te vois encore hors de
ce camp.--»

Bien que la Discorde ait le dos et les bras rompus, comme elle craint de
se trouver une autre fois sous cette averse de coups, comme elle redoute
la fureur de Michel, elle court prendre ses soufflets, et redoublant les
feux déjà allumés, en allumant de nouveaux, elle fait jaillir de tous
les cœurs un immense incendie de colère.

Elle embrase tellement Rodomont, Mandricard et Roger, qu’à peine les
païens victorieux sont-ils délivrés de Charles, les trois chevaliers
s’en viennent ensemble devant le roi maure. Ils lui racontent leurs
différends; ils lui en disent la cause et l’objet; puis ils s’en
remettent à lui pour décider lesquels d’entre eux doivent combattre les
premiers.

Marphise expose aussi son cas, et dit qu’elle veut finir le combat
qu’elle a commencé avec le Tartare. Ayant été provoquée par lui, elle ne
veut ni céder son tour à un autre, ni différer le combat d’un jour,
d’une heure. Elle insiste vivement pour que la bataille avec le Tartare
lui soit accordée avant les autres.

Rodomont n’est pas moins résolu à avoir le premier le champ libre, afin
de terminer avec son rival la querelle qu’il a interrompue pour venir au
secours du camp africain, et qu’il a dû suspendre jusqu’à ce moment.
Roger l’interrompt, et dit qu’il a souffert trop longtemps que Rodomont
détienne son destrier, pour qu’il ne se batte pas le premier avec lui.

Pour surcroît d’embarras, le Tartare s’avance à son tour, et nie que
Roger ait le moindre droit de porter l’aigle aux ailes blanches. Il est
tellement furieux de colère et de rage, qu’il veut, si les trois autres
y consentent, vider les querelles d’un seul coup. Et il ne serait pas
démenti par les trois autres, si le roi donnait son consentement.

Le roi Agramant, par prières et bonnes raisons, fait tout ce qu’il peut
pour ramener la paix entre eux. Enfin, quand il voit qu’ils restent
sourds à ses observations et qu’ils ne veulent consentir à aucune paix,
à aucune trêve, il leur dit d’attendre au moins qu’il ait assigné à
chacun son rang pour combattre, et il pense que le meilleur parti à
prendre est de tirer au sort.

Il fait préparer quatre billets; sur l’un sont écrits les noms de
Mandricard et de Rodomont; sur l’autre ceux de Roger et de Mandricard;
le troisième porte les noms de Rodomont et de Roger; le quatrième, ceux
de Marphise et de Mandricard. Puis, il s’en remet à la décision de
l’inconstante déesse. Le premier billet sortant est celui du roi de
Sarze et de Mandricard.

Les noms de Mandricard et de Roger viennent en second; ceux de Roger et
de Rodomont sortent après, et le billet qui reste est celui de Marphise
et de Mandricard. La dame semble fort contrariée de ce résultat, et
Roger ne paraît pas plus content qu’elle. Il connaît la force des deux
premiers combattants; il sait que leur combat peut se terminer de façon
qu’il ne reste plus rien à faire ni à lui ni à Marphise.

Non loin de Paris s’étendait un emplacement d’un mille environ de tour.
Une chaussée peu élevée l’entourait de toutes parts, comme si c’eût été
un amphithéâtre. Un château s’y élevait jadis, mais le fer et la flamme
avaient renversé ses murs et ses toits. On peut en voir un semblable sur
la route qui va de Parme à Borgo.

Ce fut en cet endroit qu’on établit la lice. On entoura de pieux un
espace suffisant, auquel on donna une forme carrée, en ménageant deux
portes, selon l’usage. Le jour marqué par le roi pour le combat étant
arrivé, et les chevaliers persistant dans leur intention, leurs tentes
furent dressées de chaque côté, en dehors des barrières.

Dans la tente qui s’élève du côté du Ponant, se tient le roi d’Alger, à
la stature de géant. L’ardent Ferragus et Sacripant lui mettent sur le
dos la cuirasse en écailles de serpent. Le roi Gradasse et l’illustre
Falsiron sont de l’autre côté de la lice, dans la tente dressée au
Levant, occupés à endosser de leurs propres mains les armes troyennes au
successeur du roi Agrican.

Le roi d’Afrique, ayant à ses côtés le roi d’Espagne, est assis sur un
tribunal spacieux et élevé. Près de lui se tiennent Stordilan et les
autres chefs que révère l’armée païenne. Heureux ceux qui peuvent
trouver sur la chaussée, ou à la cime des arbres, une place d’où ils
dominent la plaine! Grande est la foule qui de tous côtés ondoie autour
de la barrière extérieure.

Près de la reine de Castille, on voit les reines, les princesses et les
nobles dames d’Aragon, de Grenade, de Séville et des pays qui confinent
aux colonnes de l’Atlantide. Parmi elles est assise la fille de
Stordilan. Son vêtement consiste en deux riches draperies, l’une d’un
rouge pâle, l’autre verte; la première semble avoir perdu sa couleur,
tellement elle tire sur le blanc.

Marphise porte un vêtement court, convenant à la fois à une dame et à
une guerrière. C’est ainsi que le Thermodon dut voir autrefois Hippolyte
et ses compagnes[4]. Déjà le héraut portant sur sa cotte d’armes la
devise du roi Agramant, est entré dans le camp, pour rappeler le
règlement qui défend aux spectateurs de prendre parti, de fait ni de
parole, pour l’un des combattants.

La foule épaisse est dans l’attente du combat qu’elle appelle de tout
son cœur, et parfois se plaint du retard que mettent à paraître les deux
fameux chevaliers. Soudain une grande rumeur qui ne fait que s’accroître
s’élève de la tente de Mandricard. Or vous saurez, seigneur, que c’est
le vaillant roi de Séricane et le farouche Tartare qui produisent ce
tumulte et qui poussent ces cris.

Le roi de Séricane, ayant entièrement armé de ses mains le roi de
Tartarie, s’apprêtait à lui attacher au flanc l’épée qui avait jadis
appartenu à Roland, lorsqu’il vit, écrit sur le pommeau, le nom de
Durandal, et la devise habituelle d’Almonte. Cette épée avait été ravie
au malheureux Almonte, aux bords d’une fontaine près d’Aspromonte, par
Roland, tout jeune encore.

En la voyant, Gradasse fut convaincu que c’était cette épée si fameuse
du seigneur d’Anglante, pour la possession de laquelle il avait équipé
la plus grande flotte qui eût jamais quitté le Levant, conquis le
royaume de Castille, et vaincu la France peu d’années auparavant. Mais
il ne put comprendre par quel hasard Mandricard l’avait actuellement en
sa possession.

Il lui demanda si c’était par force ou par traité qu’il l’avait enlevée
au comte, où et quand. Mandricard lui dit qu’il avait soutenu une grande
bataille avec Roland, pour avoir cette épée, et que celui-ci avait feint
d’être fou, «espérant ainsi, ajouta-t-il, dissimuler la peur que lui
inspirait la lutte qu’il aurait eue à soutenir contre moi, tant qu’il
aurait gardé l’épée.»

Il dit qu’il avait imité le castor qui se coupe lui-même les parties
génitales, à l’aspect du chasseur, car il sait qu’on ne le recherche pas
pour autre chose. Gradasse ne l’écouta pas jusqu’à la fin; il dit: «--Je
ne veux la donner ni à toi, ni à d’autres. Pour elle, j’ai dépensé tant
d’or, j’ai supporté tant de fatigues, j’ai exterminé tant de gens,
qu’elle m’appartient à bon droit.

«Songe à te munir d’une autre épée, car je veux celle-ci, et cela ne
doit pas t’étonner. Que Roland soit sage ou fou, j’entends m’en emparer
partout où je la retrouve. Toi, tu l’as volée sans témoin sur la route,
Moi, je te la disputerai ici. Mon cimeterre te dira mes raisons, et nous
irons au jugement dans l’arène.

«Il faut que tu la gagnes avant de t’en servir contre Rodomont. C’est un
vieil usage, qu’avant d’affronter la bataille un chevalier doit payer
ses armes.--» «--Il n’est pas de son plus doux à mon oreille--répondit
le Tartare en élevant le front--que d’entendre quelqu’un me défier à la
bataille. Mais fais que Rodomont y consente.

«Fais que le roi de Sarze te cède la première place, et se contente pour
lui de la seconde, alors tu peux être certain que je te répondrai à toi
et à tout autre.--» Roger s’écria: «--Je n’entends pas qu’on change rien
au pacte qui a été conclu et que le sort soit de nouveau consulté. Que
Rodomont descende le premier en champ clos, ou bien que sa querelle ne
se vide qu’après la mienne.

«Si le raisonnement de Gradasse doit prévaloir, c’est-à-dire si avant de
se servir de ses armes il faut les gagner, tu ne dois pas porter mon
aigle aux blanches ailes avant de m’en avoir désarmé. Mais puisque j’ai
consenti au traité, je ne veux pas revenir sur ma parole: la seconde
bataille sera pour moi, si la première reste acquise au roi d’Alger.

«Si vous troublez en partie l’ordre du combat, je le troublerai
totalement, moi. Je n’entends pas te laisser ma devise, si tu ne la
disputes pas à moi-même sur-le-champ.--» «--Vous seriez Mars l’un et
l’autre--répondit Mandricard furieux--que ni l’un ni l’autre vous ne
seriez capables de m’empêcher de me servir de la bonne épée, ou de cette
noble devise.--»

Et, poussé par la colère, il s’avance le poing fermé vers le roi de
Séricane et lui frappe si rudement la main droite, qu’il lui fait lâcher
Durandal. Gradasse, ne s’attendant pas à une telle audace, à une telle
folie, est si surpris, qu’il reste tout interdit, et que la bonne épée
lui est enlevée.

A un tel affront, son visage s’allume de vergogne et de colère; on
dirait qu’il jette du feu. L’injure lui est d’autant plus sensible,
qu’elle lui est faite dans un lieu si public. Affamé de vengeance, il
recule d’un pas pour tirer son cimeterre. Mandricard a une telle
confiance en lui-même, qu’il défie aussi Roger au combat.

«--Venez donc tous deux ensemble, et que Rodomont vienne faire le
troisième; viennent l’Afrique, l’Espagne et toute la race humaine; je ne
suis pas homme à baisser jamais le front.--» Ainsi disant, il fait
tournoyer l’épée d’Almonte, assure son écu à son bras, et se dresse,
dédaigneux et fier, en face de Gradasse et du brave Roger.

«--Laisse-moi--disait Gradasse--le soin de guérir celui-ci de sa
folie.--» «--Pour Dieu--disait Roger--je ne te le laisse pas, car il
faut que ce combat soit à moi. Toi, reste en arrière.--» «--Restes-y
toi-même,--» criaient-ils tous deux à la fois, ne voulant point se céder
le pas. Cependant la bataille s’engagea entre les trois adversaires, et
elle aurait abouti à un terrible carnage,

Si plusieurs des assistants ne s’étaient interposés entre ces furieux,
et cela un peu trop sans réfléchir, car ils apprirent à leurs dépens ce
qu’il en coûte de s’exposer pour sauver les autres. Le monde entier
n’aurait pas séparé les combattants, si le fils du fameux Trojan n’était
venu, accompagné du roi d’Espagne. A leur aspect, tous s’inclinèrent
avec un profond respect.

Agramant se fit exposer la cause de cette nouvelle et si ardente
querelle. Puis il s’efforça de faire consentir Gradasse à ce que
Mandricard se servît, pour cette journée seulement, de l’épée d’Hector,
et jusqu’à ce qu’il eût vidé son grave différend avec Rodomont.

Pendant que le roi Agramant s’étudie à les apaiser, et raisonne tantôt
l’un, tantôt l’autre, le bruit d’une nouvelle altercation entre
Sacripant et Rodomont s’élève de l’autre tente. Le roi de Circassie,
comme il a été dit plus haut, assistait Rodomont. Aidé de Ferragus, il
lui avait endossé les armes de son aïeul Nemrod.

Puis ils étaient venus tous ensemble à l’endroit où le destrier mordait
son riche frein qu’il couvrait d’écume. Je parle du bon Frontin, au
sujet duquel Roger s’était mis si fort en colère. Sacripant, à qui avait
été commis le soin d’amener en champ clos un tel chevalier, avait
regardé avec soin si le destrier était bien ferré, et s’il était
harnaché convenablement.

L’ayant examiné plus attentivement, certains signes particuliers, ses
allures sveltes et dégagées, le lui firent reconnaître, sans qu’il pût
conserver le moindre doute, pour son destrier Frontalet qui jadis lui
était si cher, et pour lequel il avait eu à soutenir autrefois mille
querelles. Plus tard, ce destrier lui ayant été volé, il en fut
tellement affligé que, pendant longtemps, il ne voulut plus aller qu’à
pied.

Brunel le lui avait volé devant Albraca[5], le même jour où il déroba
l’anneau à Angélique, le cor et Balisarde à Roland, et l’épée à
Marphise. Le même Brunel, de retour en Afrique, avait donné Balisarde et
le cheval à Roger, qui avait appelé ce dernier du nom de Frontin.

Quand le roi de Circassie eut reconnu qu’il ne se trompait pas, il se
retourna vers le roi d’Alger et lui dit: «--Sache, seigneur, que c’est
là mon cheval. Il m’a été volé à Albraca. Je ne manquerais pas de
témoins pour le prouver, mais comme ils sont tous fort loin, si
quelqu’un le nie, je suis prêt à soutenir, les armes à la main, la
vérité de mes paroles.

«Je suis très content, puisqu’en ces derniers jours nous avons été
compagnons d’armes, de te prêter aujourd’hui ce cheval, car je vois bien
que tu ne pourrais rien faire sans lui, à condition cependant que tu
reconnaîtras par traité qu’il est à moi et que je te l’ai prêté.
Autrement, ne pense pas l’avoir, à moins de combattre sur-le-champ avec
moi pour sa possession.--»

Rodomont, qui ne connut jamais de chevalier plus orgueilleux que lui
dans le métier des armes, et dont aucun guerrier de l’antiquité n’égala
la force et le courage, répondit: «--Sacripant, tout autre que toi qui
oserait me parler de la sorte s’apercevrait bien vite à ses dépens qu’il
eût mieux valu pour lui naître muet.

«Mais eu égard à la camaraderie qui, comme tu l’as dit, s’est établie
depuis peu entre nous, je me contente de t’avertir de remettre à plus
tard cette entreprise, jusqu’à ce que tu aies vu le résultat de la
bataille qui va se livrer tout à l’heure entre le Tartare et moi.
J’espère, grâce à l’exemple que tu en recevras, que tu me diras de bon
cœur: Garde le destrier.--»

«--C’est peine perdue que d’être courtois avec toi--dit le Circassien
plein de colère et de dédain.--Mais je te dis maintenant plus clair et
plus net que tu n’aies plus à compter sur ce destrier. Je t’en
empêcherai, moi, tant que ma main pourra soutenir mon épée vengeresse.
Et j’y emploierai jusqu’aux ongles et jusqu’aux dents, si je ne peux
l’empêcher autrement.--»

Des paroles, ils en vinrent aux injures, aux cris, aux menaces, à la
bataille, qui, excitée par la colère, s’alluma plus vite que la paille
ne s’enflamme au contact du feu. Rodomont avait son haubert et tout le
reste de ses armes; Sacripant n’avait ni cuirasse ni cotte de mailles,
mais il s’escrimait si bien de son épée, qu’il s’en couvrait tout
entier.

La puissance et la férocité de Rodomont, bien qu’infinies, étaient
tenues en échec par le coup d’œil et la dextérité qui doublaient les
forces de Sacripant. La roue qui écrase le grain ne tourne pas plus vite
sur la meule que ne faisait Sacripant, bondissant de çà, de là, partout
où il était besoin.

Mais Ferragus, mais Serpentin, prompts à tirer l’épée, se jetèrent entre
eux, suivis du roi Grandonio, d’Isolier et de beaucoup d’autres
seigneurs de l’armée maure. C’étaient là les rumeurs entendues dans
l’autre tente par ceux qui s’efforçaient en vain d’accorder le Tartare
avec Roger et le roi de Séricane.

C’est là que fut rapporté au roi Agramant comment, pour un destrier,
Rodomont et Sacripant avaient commencé un âpre et rude assaut. Le roi,
troublé de tant de discordes, dit à Marsile: «--Veille ici à ce que la
querelle ne s’envenime pas davantage avec ces guerriers, pendant que je
vais apaiser l’autre contestation.--»

Rodomont, voyant le roi son maître, contient son orgueil et fait un pas
en arrière. Le roi de Circassie recule avec non moins de respect, à
l’arrivée d’Agramant. Celui-ci, d’un air royal, et d’une voix grave et
imposante, demande la cause d’une telle colère. Après avoir écouté leurs
explications, il cherche à les mettre d’accord, mais il n’y parvient
pas.

Le roi de Circassie ne veut pas que le roi d’Alger reste plus longtemps
en possession de son destrier, s’il ne condescend à le prier de le lui
prêter. Rodomont, orgueilleux comme toujours, lui répond: «--Ni le ciel,
ni toi, ne ferez que je m’abaisse à demander à d’autres ce que je peux
avoir par ma seule force.--»

Le roi demande au Circassien quels droits il a sur le cheval, et comment
il lui fut enlevé. Sacripant lui rapporte le fait de point en point, et
il ne peut s’empêcher de rougir, en racontant que le subtil larron,
l’ayant surpris dans une rêverie profonde, avait soulevé sa selle sur
quatre piquets et lui avait enlevé le destrier nu, sous lui.

Marphise était accourue aux cris, avec les autres. Aussitôt qu’elle
entendit parler du vol du cheval, son visage se troubla. Elle se souvint
qu’elle-même avait perdu son épée ce jour-là, et elle reconnut le
destrier qu’elle avait vu s’enfuir loin d’elle comme s’il avait eu des
ailes. Elle reconnut aussi le bon roi Sacripant, ce qu’elle n’avait pas
fait jusque-là.

Ceux qui l’entouraient, et qui avaient souvent entendu Brunel se vanter
de ce mauvais tour, commencèrent à se tourner vers ce dernier, et
indiquaient par leurs gestes que c’était bien lui en effet. Marphise,
soupçonneuse, s’informa aux uns et aux autres de ses voisins, et put
enfin acquérir la certitude que celui qui lui avait ravi son épée était
Brunel.

Elle apprit que, pour le récompenser de ce larcin, pour lequel il aurait
mérité qu’on lui passât une corde bien graissée autour du cou, le roi
Agramant l’avait élevé au trône de Tingitane, exemple assez étrange.
Marphise, rappelant sa vieille indignation, résolut de se venger
sur-le-champ, et de punir les railleries et les injures que Brunel lui
avait adressées sur la route, après lui avoir dérobé son épée.

Elle se fit lacer son casque par son écuyer, car elle avait déjà sur
elle le reste de ses armes. Je ne crois pas que, dans toute sa vie, elle
ait été vue plus de dix fois sans son haubert, du jour où, brûlant de
s’illustrer, elle se décida à l’endosser. Le casque en tête, elle se
dirigea vers les gradins les plus élevés, où Brunel était assis au
milieu des premiers seigneurs de la cour.

A peine arrivée près de lui, elle le saisit en pleine poitrine, et
l’enleva aussi facilement que l’aigle rapace enlève un poulet dans ses
serres crochues. Elle le porta ainsi jusqu’à l’endroit où le fils du roi
Trojan cherchait à apaiser la dispute. Brunel, se voyant en de si
mauvaises mains, ne cessait de pleurer et de demander merci.

Par-dessus la rumeur, le vacarme, les cris dont tout le camp était pour
ainsi dire partout rempli, le bruit que faisait Brunel qui faisait appel
tantôt à la pitié, tantôt au secours des assistants, s’entendait si
fort, qu’à ses plaintes, à ses hurlements, les soldats accoururent de
tous côtés. Arrivée devant le roi d’Afrique, Marphise, l’air altier, lui
parla de cette façon:

«--Je veux pendre par le col, de mes propres mains, ce larron, ton
vassal, parce que le jour même qu’il enleva le cheval de celui-ci, il me
vola mon épée. Et si quelqu’un prétend que je ne dis pas la vérité,
qu’il s’avance et prononce un seul mot; en ta présence, je soutiendrai
qu’il en a menti et que je fais selon mon devoir.

«Mais comme on pourrait peut-être me reprocher d’avoir choisi pour
accomplir cet acte de justice le moment où ceux-ci, les plus fameux
parmi tes chevaliers, sont tous engagés dans de graves querelles, je
consens à retarder de trois jours la pendaison. Pendant ce temps, vienne
qui voudra à son secours. Après ce délai, si personne n’est venu me
l’arracher des mains, je le servirai en pâture à mille oiseaux joyeux.

«A trois lieues d’ici, dans cette tour qui s’élève sur la lisière d’un
petit bois, je me retire sans autre compagnie qu’une de mes damoiselles
et qu’un valet. S’il se trouve quelqu’un d’assez hardi pour vouloir
m’enlever ce larron, qu’il vienne, c’est là que je l’attendrai.--» Ainsi
elle dit, et sans attendre de réponse, elle prend sur-le-champ le chemin
du château dont elle avait parlé.

Elle place Brunel devant elle, sur le cou du destrier; le misérable,
qu’elle tient par les cheveux, pleure et crie, et appelle par leur nom
tous ceux dont il espère du secours. Agramant reste tellement confus de
toutes ces complications, qu’il ne voit plus comment il pourra les faire
cesser. Ce à quoi il est le plus sensible, c’est que Marphise lui ait
ainsi enlevé Brunel.

Non qu’il l’estime, ou qu’il ait de l’amitié pour lui; il y a longtemps
au contraire qu’il le hait profondément. Souvent il lui est venu à la
pensée de le faire pendre, depuis que l’anneau lui a été enlevé. Mais
l’acte de Marphise lui semble injurieux pour lui, et son visage
s’enflamme de vergogne. Il veut en toute hâte la poursuivre lui-même, et
en tirer la plus éclatante vengeance.

Mais le roi Sobrin, qui est présent, le dissuade de ce projet, en lui
disant que ce serait peu convenable à la majesté royale. Quand bien même
il aurait la ferme espérance, la certitude de revenir victorieux, il en
recueillerait plus de blâme que d’honneur, car on ne manquerait pas de
dire qu’il aurait vaincu une femme.

Il recueillerait peu d’honneur, et courrait un grand danger en engageant
la bataille avec elle. Le meilleur conseil qu’il puisse lui donner est
de laisser pendre Brunel. Et quand il n’aurait qu’à faire un signe de
tête pour l’arracher au nœud coulant, il ne devrait pas faire ce signe,
afin de ne pas s’opposer à ce que la justice ait son cours.

«--Si tu veux avoir satisfaction sur ce point--disait-il--tu peux
envoyer à Marphise quelqu’un qui lui promette de ta part que la corde
sera mise autour du cou du larron, ce qui lui donnera satisfaction à
elle-même. Et si elle s’obstine à se refuser de te le livrer, respecte
son désir; car il ne faut pas que ton amitié protège Brunel ni aucun
autre voleur.--»

Le roi Agramant se rendit volontiers au raisonnement discret et sage de
Sobrin. Il laissa Marphise tranquille, et ne permit pas que personne
allât lui faire outrage. Il ne voulut pas non plus envoyer vers elle. Il
s’y résigna, Dieu sait avec quel effort, afin de pouvoir apaiser de plus
graves querelles et de purger son camp de toutes ces rumeurs.

La folle Discorde rit de tout cela, car elle ne craint plus que
désormais paix ni trêve puisse se conclure. Elle court de çà, de là,
dans tout le camp, sans prendre un seul instant de repos. L’Orgueil
l’accompagne en dansant de joie, et porte aussi au feu le bois et la
nourriture. Leur cri de triomphe monte jusqu’au royaume céleste, et
porte à Michel le témoignage de leur victoire.

A cette voix retentissante, à cet horrible cri, Paris trembla et les
eaux de la Seine se troublèrent. Le son retentit jusqu’à la forêt des
Ardennes, où, de terreur, toutes les bêtes désertèrent leur tanière. Les
Alpes, les Cévennes, les rivages de Blaye, d’Arles et de Rouen
l’entendirent, ainsi que le Rhône, la Saône, la Garonne et le Rhin. Les
mères en serrèrent leurs enfants sur leur sein.

Ils sont cinq chevaliers qui ont résolu de vider leur querelle chacun le
premier, et leurs prétentions sont tellement enchevêtrées l’une dans
l’autre, qu’Apollon lui même ne s’en tirerait pas. Le roi Agramant
commence par essayer de débrouiller la première altercation qui s’est
élevée entre le roi de Tartarie et l’Africain, au sujet de la fille du
roi Stordilan.

Le roi Agramant court de celui-ci à celui-là, pour les mettre d’accord;
il parle à plusieurs reprises à chacun, comme un souverain animé par la
justice, comme un frère dévoué. Mais il les trouve tous les deux sourds
à tous ses raisonnements, indomptables et rebelles à l’idée que la dame,
cause de leur différend, doive rester à l’un au détriment de l’autre.

Il s’avise à la fin d’un moyen qui lui paraît le meilleur et qui en
effet satisfait les deux amants; c’est de donner pour mari à la belle
dame celui qu’elle choisira elle-même. Quand elle aura prononcé, on ne
pourra plus revenir en arrière, ni passer outre. Le compromis plaît à
l’un et à l’autre, car chacun d’eux espère que le choix lui sera
favorable.

Le roi de Sarze aimait Doralice bien longtemps avant Mandricard, et
celle-ci lui avait accordé toutes les faveurs permises à une dame
honnête. Il se flatte que le choix qui peut le rendre heureux tombera
sur lui. Il n’est pas seul à concevoir cette croyance, car toute l’armée
sarrasine pense comme lui.

Chacun connaissait les exploits qu’il avait déjà accomplis pour elle
dans les joutes, dans les tournois, dans les combats. Tous disent qu’en
acceptant un tel arrangement Mandricard s’abuse et se trompe. Mais
celui-ci, qui a passé plus d’un bon moment en tête-à-tête avec Doralice,
pendant que le soleil était caché sous terre, et qui sait les chances
certaines qu’il a en main, se rit du vain jugement du populaire.

Les deux illustres rivaux ratifient leur convention entre les mains du
roi, puis on va trouver la donzelle, et elle, abaissant ses yeux pleins
de vergogne, avoue que c’est le Tartare qui lui est le plus cher. Tous
restent stupéfaits, et Rodomont en est si étonné, si éperdu, qu’il n’ose
lever le front.

Mais quand la colère a chassé cette honte qui lui a envahi le visage, il
traite la décision d’injuste et de non avenue. Saisissant son épée qui
pend à son côté, il s’écrie, en présence du roi et des autres, qu’il
entend que ce soit elle qui gagne sa cause ou la lui fasse perdre, et
non l’arbitrage d’une femme légère, toujours portée vers ce qu’elle doit
faire le moins.

Mandricard est déjà debout, disant: «--Qu’il en soit comme tu voudras.
Avant que ton navire entre au port, il aura à parcourir une longue
traite sur l’Océan.--» Mais Agramant donne tort à Rodomont et déclare
qu’il ne peut plus appeler Mandricard au combat pour cette querelle. Il
fait ainsi tomber sa fureur.

Rodomont, qui se voit en un même jour atteint d’un double affront devant
tous ces seigneurs, l’un venant de son roi auquel il doit céder par
respect, l’autre venant de sa dame, ne veut pas rester un instant de
plus dans ces lieux. Parmi ses nombreux serviteurs, il se contente d’en
prendre deux avec lui, et il s’éloigne des logements mauresques.

De même que le taureau, obligé d’abandonner la génisse au vainqueur,
s’éloigne plein de dépit, fuit loin des pâturages, et cherche dans les
forêts et sur les rives les plus solitaires les endroits arides qu’il ne
cesse de faire retentir jour et nuit de ses mugissements, sans pouvoir
calmer l’amoureuse rage; ainsi, terrassé par sa grande douleur,
s’éloigne le roi d’Alger, renié par sa dame.

Roger veut tout d’abord le suivre, pour lui reprendre son bon destrier,
en vue duquel il a déjà revêtu ses armes. Mais il se souvient de
Mandricard avec qui il doit se battre. Il laisse donc aller Rodomont, et
revient sur ses pas, afin d’entrer dans la lice avec le Tartare, avant
que le roi de Séricane n’y descende lui-même vider sa querelle au sujet
de Durandal.

Se voir enlever Frontin sous ses yeux et ne pouvoir l’empêcher lui est
fort pénible, mais il est fermement résolu à reconquérir son cheval, dès
qu’il aura mis fin à son entreprise avec Mandricard. Quant à Sacripant,
qui n’est pas retenu par un engagement comme Roger, et qui n’a pas autre
chose à faire, il s’élance sur les traces de Rodomont.

Et il l’aurait eu bientôt rejoint, sans une aventure imprévue qui se
présenta sur son chemin et qui, le retenant jusqu’au soir, lui fit
perdre les traces qu’il suivait. Il vit une dame qui était tombée dans
la Seine et qui allait y périr, s’il ne lui avait pas aussitôt porté
secours. Il sauta dans l’eau et l’en retira.

Puis, quand il voulut remonter en selle, il s’aperçut que son destrier
ne l’avait pas attendu, et il dut le poursuivre jusqu’au soir, car le
malin cheval ne se laissa point prendre facilement. Il parvint enfin à
le rattraper; mais alors il ne put revenir au sentier dont il s’était
fort écarté. Il erra par monts et par vaux plus de deux cents milles
avant de retrouver Rodomont.

Quand il le retrouva, il y eut bataille, au grand désavantage de
Sacripant. Je ne dirai pas, pour le moment, comment il perdit son cheval
et comment il fut fait prisonnier; j’ai à vous raconter auparavant avec
quel dépit, avec quelle colère contre sa dame et contre le roi Agramant,
Rodomont s’était éloigné du camp, et ce qu’il dit contre l’une et contre
l’autre.

Partout où passait le dolent Sarrasin, il embrasait l’air de ses soupirs
enflammés. Écho, touché de pitié, lui répondait parfois, caché sous les
roches creuses. «--O cœur de la femme--disait-il--comme tu changes vite,
comme tu portes facilement ta foi à de nouveaux amants! Infortuné,
malheureux qui croit en toi!

«Ni le long servage, ni le grand amour dont tu as eu mille preuves
manifestes, n’ont pu retenir ton cœur, ou faire au moins qu’il ne
changeât pas si promptement. Ce n’est point parce que je te parais
inférieur à Mandricard que tu me délaisses; je ne puis trouver d’autre
raison à mon infortune, sinon que tu es femme.

«O sexe plein de scélératesse, je crois que Nature et Dieu t’ont mis au
monde pour punir d’une faute grave l’homme qui, sans toi, aurait vécu
heureux. C’est aussi dans cette intention qu’ont été créés le serpent
funeste, le loup et l’ours; c’est pour cela que l’air est fécond en
mouches, en guêpes, en taons, et que l’herbe et l’ivraie croissent parmi
les blés.

«Pourquoi la mère Nature n’a-t-elle pas fait en sorte que l’homme pût
naître sans toi, comme la culture fait produire au poirier, au sorbier,
au pommier des arbres semblables à chacun d’eux? Mais la Nature même ne
peut rien faire avec mesure. Si je songe au nom dont on la nomme, je
vois qu’elle ne peut rien faire de parfait, puisqu’on la représente
comme une femme.

«Ne soyez donc pas si fières et si orgueilleuses, ô femmes, en disant
que l’homme est votre fils, car de l’épine naissent aussi les roses, et
le lis éclôt sur une herbe fétide. Insupportables, vaniteuses,
hautaines; sans amour, sans foi, sans raison; téméraires, cruelles,
iniques, ingrates, vous êtes nées pour l’éternelle pestilence du
monde.--»

Tout en proférant ces reproches, et une infinité d’autres, le roi de
Sarze cheminait, prodiguant tantôt à voix basse, tantôt sur un ton qui
s’entendait au loin, les injures et le blâme au sexe féminin. Il avait
certainement tort, car pour une ou deux femmes qui se trouvent être
mauvaises, il faut croire qu’il y en a cent de bonnes.

Pour moi, bien que, parmi toutes celles que j’ai aimées jusqu’ici, je
n’en aie pas trouvé une seule fidèle, je ne voudrais pas dire qu’elles
sont toutes ingrates et perfides. J’aime mieux en rejeter la faute sur
mon destin cruel. De nos jours, il y a beaucoup de femmes, et il y en a
eu encore davantage avant nous, qui ne donnent et n’ont donné aucun
sujet de reproches à l’homme. Mais la Fortune a voulu que, s’il y en a
une mauvaise entre cent, je devienne sa proie.

Cependant je veux tellement chercher, avant que je meure ou que mes
cheveux blanchissent davantage, qu’un jour peut-être je pourrai dire que
j’en ai rencontré une qui m’a gardé sa foi. Si cela m’arrive--et je n’en
ai pas perdu l’espoir--je ne me lasserai jamais de la glorifier de mon
mieux, par mes paroles et par mes écrits, en vers et en prose.

Le Sarrasin n’avait pas moins d’indignation contre son roi que contre la
donzelle. Et à cet égard, il déraisonnait encore en jetant sur Agramant
autant de blâme que sur Doralice. Il souhaite voir un tel désastre, une
telle tempête se déchaîner sur son royaume, que, dans toute l’Afrique,
il ne reste pas debout pierre sur pierre.

Il souhaite qu’Agramant, chassé de son royaume, vive misérable et
mendiant, dans les tourments et les luttes; et que ce soit lui,
Rodomont, qui vienne ensuite lui rendre tout ce qu’il a perdu, et le
replace sur le trône de ses ancêtres. Il lui montrera ainsi ce qu’on
peut attendre d’un serviteur fidèle; il lui fera voir qu’un ami
véritable, qu’il ait raison ou tort, doit être soutenu quand même il
aurait tout le monde contre lui.

Ainsi, songeant tantôt à son roi, tantôt à sa dame, le Sarrasin
chevauche à grandes journées, le cœur plein de trouble. Il ne s’arrête
pas, et accorde peu de repos à Frontin. Le jour suivant, ou l’autre
après, il se trouve sur les bords de la Saône. De là, il compte
s’acheminer droit vers la mer de Provence, afin de s’embarquer pour
rejoindre son royaume en Afrique.

L’une et l’autre rive du fleuve était couverte de barques et de petits
navires qui amenaient, de divers pays, des vivres pour l’armée. De
Paris, jusqu’aux doux rivages d’Aigues-Mortes et aux frontières
d’Espagne, toute la campagne à main droite était en effet au pouvoir des
Maures.

Les vivres, transbordés hors des navires, étaient chargés sur des chars
et des mules, et conduits sous bonne escorte, à partir du point que les
barques ne pouvaient dépasser. Les rives étaient encombrées de troupeaux
immenses amenés de contrées lointaines. Leurs conducteurs logeaient
chaque soir dans de nombreuses hôtelleries, établies le long de la
rivière.

Le roi d’Alger, surpris par la nuit noire et épaisse, accepta
l’invitation d’un hôtelier de l’endroit qui l’engagea à descendre chez
lui. Après avoir pris soin de son destrier, il s’assit devant une table
chargée de mets variés, où on lui servit des vins de Corse et de Grèce,
car si le Sarrazin mangeait à la mauresque, il voulait boire à la
française.

L’hôte, par la bonne chère et par son visage le plus gracieux,
s’efforçait de faire honneur à Rodomont, dont l’aspect lui fit tout de
suite comprendre qu’il avait à faire à un homme illustre et rempli de
vaillance. Mais celui-ci, dont l’esprit et le cœur étaient ce soir bien
loin--car, malgré lui, il songeait toujours à sa dame--ne disait mot.

Le brave hôtelier, l’un des plus avisés qui se fussent jamais vus en
France, et qui avait su préserver son auberge et ses biens au milieu de
tous ces étrangers ennemis, avait fait appel à plusieurs de ses parents,
qui s’étaient empressés de venir l’aider à servir ses pratiques. Aucun
d’entre eux n’osait parler, voyant le Sarrasin muet et pensif.

De pensée en pensée, le païen avait laissé son esprit errer bien loin de
lui, le visage incliné vers la terre. Enfin, après avoir longtemps gardé
le silence, il leva les yeux, soupira comme s’il sortait d’un profond
sommeil, se secoua brusquement, et ses regards tombèrent sur l’hôte et
sa famille.

Rompant alors le silence, avec un air plus doux et un visage moins
troublé, il demanda à l’hôte et aux autres assistants si quelqu’un
d’entre eux avait femme. Comme il lui fut répondu que l’hôte, ainsi que
tous les autres, étaient mariés, il leur demanda de nouveau s’ils
croyaient que leur femme leur fût fidèle.

Excepté l’hôte, tous répondirent qu’ils croyaient posséder des épouses
et chastes et fidèles. L’hôte dit: «--Chacun, en cette affaire, croit ce
qui lui plaît. Pour moi, je sais que vous vous trompez. Votre crédulité
vous aveugle tellement, que j’estime qu’aucun de vous n’a sa raison. Je
suis certain que c’est aussi l’avis de ce seigneur, à moins qu’il ne
veuille vous faire prendre pour noir ce qui est blanc.

«De même que le phénix est seul de son espèce, il n’y a pas deux femmes
fidèles au monde. C’est pourquoi il n’y a qu’un homme qui puisse se dire
exempt des tromperies de son épouse. Chacun s’imagine être cet heureux
mortel; chacun pense avoir cueilli la palme. Comment est-il possible que
tout le monde ait cette chance, puisqu’elle ne peut être que le lot d’un
seul?

«Je suis tombé moi-même autrefois dans l’erreur où vous êtes, à savoir
qu’il existe plus d’une épouse chaste. Mais un gentilhomme de Venise,
que ma bonne fortune conduisit ici, me tira d’erreur en me citant de
nombreux exemples. Il s’appelait Jean-François Valerio, et son nom n’est
jamais sorti de ma mémoire.

«Il connaissait toutes les ruses dont les femmes légitimes et les
maîtresses usent d’habitude. Outre sa propre expérience, il savait
là-dessus une foule d’histoires modernes et anciennes, par lesquelles il
me démontra bien vite que, pauvres ou riches, il n’y en eut jamais de
pudiques, ajoutant que si quelques-unes avaient passé pour plus chastes
que les autres, c’est qu’elles avaient été plus habiles à se cacher.

«Parmi toutes les histoires qu’il me conta--et il m’en dit tant que je
ne pourrais m’en rappeler le tiers--il en est une qui s’est gravée dans
ma tête plus profondément qu’une inscription sur le marbre. Quiconque
l’entendrait serait convaincu, comme je le fus et comme je le suis
encore, de la scélératesse des femmes. Si cela ne vous déplaît point de
l’écouter, seigneur, je vais vous la dire pour les confondre.--»

Le Sarrasin répondit: «--Quel plus grand plaisir, quel plus grand
soulagement pourrais-tu me causer en ce moment, que de me dire une
histoire, de me donner un exemple qui vienne confirmer ma propre
opinion? Pour que je puisse mieux t’écouter, et pour que tu racontes
plus à ton aise, assieds-toi vis-à-vis de moi, que je te voie en
face.--» Mais je vous dirai dans le chant qui suit ce que l’hôte fit
entendre à Rodomont.



CHANT XXVIII.

ARGUMENT.--L’hôtelier conte à Rodomont l’histoire de Joconde. Rodomont,
ayant changé son premier dessein d’aller en Afrique, s’arrête dans une
petite chapelle abandonnée où arrive Isabelle avec l’ermite, conduisant
les restes mortels de Zerbin. Le païen veut détourner Isabelle de la
résolution qu’elle a prise de se retirer du monde, et s’impatiente des
remontrances de l’ermite.


Dames--et vous qui avez les dames en estime--pour Dieu! ne prêtez pas
l’oreille à cette histoire que l’hôte s’apprête à raconter pour déverser
sur vous le mépris, l’infamie et le blâme. Une langue si vile ne saurait
pas plus vous salir que vous glorifier. C’est du reste une vieille
habitude de la part du vulgaire ignorant, de gloser sur chacun, et de
parler le plus de ce qu’il comprend le moins.

Laissez ce chant; mon histoire peut aller sans lui et n’en sera pas
moins claire. Turpin l’ayant mis, j’ai cru devoir le mettre aussi, non
par malveillance ou jalousie. Car je vous aime; outre que ma bouche vous
l’a déjà dit--et vous savez que je ne fus jamais avare d’éloges pour
vous--je vous en ai donné mille preuves. Je vous ai montré que je suis,
et que je ne puis être que tout à vous.

Celles qui voudront peuvent donc passer trois ou quatre pages sans les
lire. Quant à celles qui tiendront à les connaître, elles feront bien de
ne pas leur accorder plus de créance qu’on n’en accorde d’ordinaire aux
fables ou à de vaines sornettes. Mais revenons à notre récit. Quand il
eut vu le chevalier, en face duquel il s’était assis, prêt à l’écouter,
l’hôtelier commença ainsi son histoire:

«--Astolphe, roi des Lombards, auquel son frère laissa le trône pour se
faire moine, fut, dans sa jeunesse, doué d’une telle beauté, que peu
d’hommes l’égalèrent sur ce point. Le pinceau d’Appelles, de Zeuxis, ou
de tout autre peintre plus illustre, en admettant qu’il y en ait eu,
aurait eu de la peine à peindre un visage aussi parfait. Il était beau
et paraissait tel à tout le monde, mais bien plus encore à lui-même.

«Il s’estimait si fort, non pas tant à cause du rang suprême grâce
auquel tous les autres étaient ses inférieurs, ni parce que le nombre de
ses sujets et ses grandes richesses en faisaient le roi le plus puissant
de tous ses voisins, mais parce qu’il l’emportait sur tous en prestance
et en beauté. Il était heureux, quand il s’entendait louer à ce sujet,
comme de la chose qu’on écoute le plus volontiers.

«Parmi tous ses courtisans, il y en avait un qui lui était plus
particulièrement cher. C’était un chevalier romain nommé Fausto Latini,
avec lequel il admirait souvent la beauté de son visage ou de sa main.
Lui ayant un jour demandé s’il avait jamais vu, de près ou de loin, un
autre homme aussi beau et aussi bien fait, il en obtint une réponse tout
opposée à celle qu’il attendait.

«--J’avoue--lui répondit Fausto--d’après ce que je vois et ce que
j’entends dire à chacun, que tu as peu de rivaux au monde pour la
beauté, et même, ces rivaux, je les réduis à un seul, c’est un mien
frère, nommé Joconde. Excepté lui, je crois qu’en effet tu surpasses de
beaucoup tous les autres hommes en beauté. Mais pour celui-là, non
seulement il t’égale, mais il te dépasse.--»

«La chose parut impossible au roi qui, jusqu’alors, avait tenu la palme.
Il eut un immense désir de connaître le jeune homme dont on lui faisait
un tel éloge. Il fit si bien auprès de Fausto, qu’il l’amena à lui
promettre de faire venir son frère à la cour, bien que Fausto pensât que
ce ne serait pas sans peine qu’il pourrait l’y décider, et il en dit la
raison au roi.

«Son frère était un homme qui n’avait jamais de sa vie mis les pieds
hors de Rome, ayant vécu tranquille et sans soucis, du bien que la
fortune lui avait concédé. Il n’avait ni diminué ni accru le patrimoine
que son père lui avait laissé en héritage, et aller à Pavie lui semblait
un plus long voyage qu’à tout autre aller au Tanaüs.

«La difficulté serait plus grande encore pour le séparer de sa femme, à
laquelle il était lié par un amour tel que ce qu’elle ne voulait pas, il
lui aurait été impossible de le vouloir. Cependant, pour obéir à son
seigneur, il lui dit qu’il irait trouver son frère, et qu’il ferait tout
ce qu’il pourrait. Le roi ajouta à ses prières de telles offres, de tels
dons, qu’il lui ôta toute possibilité de refuser.

«Il partit, et en peu de jours il se retrouva à Rome dans la maison
paternelle. Là, il pria tellement son frère, qu’il le décida à venir
chez le roi. Il fit plus encore, bien que ce fût difficile; il fit
consentir sa belle-sœur à ce voyage, en lui montrant le bien qu’elle en
retirerait, outre la reconnaissance éternelle qu’il lui en aurait.

«Joconde fixa le jour du départ. En attendant, il se procura des chevaux
et des serviteurs, et se fit faire de riches vêtements de cérémonie, car
souvent un bel habit ne fait qu’ajouter à la beauté. Sa femme se tenait,
la nuit à ses côtés, le jour auprès de lui, les yeux baignés de larmes,
lui disant qu’elle ne savait comment elle pourrait supporter sans mourir
une telle absence.

«Rien que d’y penser, elle se sentait arracher le cœur de la poitrine.
«--O ma vie--lui dit Joconde--ne pleure pas--et en lui-même il pleurait
non moins qu’elle--ce voyage sera si heureux, que je reviendrai dans
deux mois au plus. On ne me ferait pas outrepasser ce délai d’un jour,
quand le roi me donnerait la moitié de son royaume.--»

«La dame ne se consola point pour cela, disant que ce terme était encore
trop long, et que si, à son retour, il ne la trouvait point morte, ce
serait grande merveille. La douleur que jour et nuit elle portait avec
elle ne lui permettait pas de goûter à la moindre nourriture, ni de
fermer les yeux; c’était à un tel point que, pris de pitié, Joconde se
repentit d’avoir promis à son frère.

«Elle portait au cou une chaîne d’or où pendait une petite croix
enrichie de pierreries et contenant de saintes reliques recueillies en
divers lieux par un pèlerin de Bohême. Son père l’avait rapportée chez
lui en revenant malade de Jérusalem; à sa mort, elle en avait hérité.
Elle se l’ôta du cou, et la donna à son mari,

«En le priant de la porter au cou pour l’amour d’elle et pour que son
souvenir ne le quittât jamais. Le cadeau fit plaisir au mari qui
l’accepta, bien qu’il n’en eût pas besoin pour se rappeler, car ni le
temps, ni l’absence, ni la bonne ou la mauvaise fortune n’étaient
capables d’effacer un souvenir aussi vigoureux et aussi tenace, et qui
devait durer jusqu’après la mort.

«La nuit qui précéda le jour du départ, il sembla que la dame fût prête
à mourir dans les bras de son cher Joconde dont elle ne pouvait
s’arracher. Elle ne dormit pas, et une heure avant le lever du jour le
mari en vint au suprême adieu. Puis il monta à cheval et partit. Quant à
sa femme, elle se remit au lit.

«Joconde n’avait pas encore fait deux milles, qu’il se rappela avoir
oublié la petite croix qu’il avait mise la veille au soir sous son
oreiller. Hélas! se dit-il en lui-même, comment trouverai-je excuse
acceptable pour que ma femme ne croie pas que l’amour infini qu’elle me
porte m’est de peu de prix?

«Il cherche une excuse; puis il lui vient à l’esprit que cette excuse ne
sera ni acceptable ni bonne s’il envoie un familier ou un autre de ses
gens, et s’il ne va pas s’excuser en personne. Il s’arrête et dit à son
frère: «--Va doucement jusqu’à Baccano, où est la première auberge. Moi,
je suis obligé de rentrer à Rome et je te rejoindrai en chemin.

«Un autre ne pourrait faire ma besogne. Ne doute pas que je ne te
rejoigne bientôt.--» Et faisant faire volte-face à sa monture, il la mit
au trot, en disant: adieu! et sans vouloir qu’aucun de ses gens le
suivît. Lorsqu’il passa le fleuve, l’obscurité commençait à fuir devant
le soleil. Il monta dans sa demeure, alla droit au lit, et trouva sa
femme profondément endormie.

«Sans dire mot, il lève la courtine et voit ce qu’il s’attendait le
moins à voir: sa chaste et fidèle épouse étendue sous la couverture
entre les bras d’un jouvenceau. Il reconnut sur-le-champ celui qui avait
commis l’adultère, car il était depuis longtemps de son entourage.
C’était un jeune garçon, élevé par lui, d’humble naissance, et dont il
avait fait un de ses familiers.

«S’il resta étonné et mécontent, mieux est de le penser et d’en croire
autrui que d’en faire par soi-même l’expérience, comme, à son grand
chagrin, le fit Joconde. Saisi d’indignation, il songea à tirer son épée
et à les tuer tous les deux, mais il faut arrêté par l’amour qu’en dépit
de lui-même il conservait pour son ingrate épouse.

«Ce funeste amour--jugez par là s’il l’avait asservi--l’empêcha même de
la réveiller, afin de lui éviter la confusion de se trouver surprise en
si grande faute. Le plus doucement qu’il put, il sortit, descendit les
escaliers, et, se remettant à cheval, poussé par sa douleur amoureuse,
il n’arrêta sa monture qu’à l’auberge où il rejoignit son frère.

«Il parut à tous changé de visage; tous virent qu’il n’avait pas le cœur
joyeux. Mais aucun ne devina et ne put pénétrer son secret. Ils
croyaient qu’il s’était éloigné d’eux pour aller à Rome, et il était
allé à Corneto. Car si chacun comprenait que l’amour était cause de son
chagrin, personne n’aurait su dire en quoi ni comment.

«Son frère pensa que c’était la douleur d’avoir laissé sa femme seule
qui le tourmentait, tandis qu’au contraire il se lamentait, il enrageait
de l’avoir laissée trop en compagnie. L’infortuné, le front crispé, la
lèvre gonflée, tenait l’œil constamment fixé sur la terre. Fausto, qui
employait tous les moyens pour le réconforter, ne sachant point la cause
de son chagrin, ne pouvait y parvenir.

«Il arrosait la plaie d’une liqueur contraire; croyant dissiper la
douleur, il l’accroissait; croyant fermer la blessure, il l’ouvrait et
la rendait plus douloureuse, en lui remettant à l’esprit le souvenir de
sa femme. Le malheureux ne repose ni jour ni nuit; le sommeil et
l’appétit l’ont fui, et il ne peut les retrouver. Son visage, auparavant
si beau, est tellement changé, qu’il ne ressemble plus en rien à ce
qu’il était d’abord.

«Les yeux paraissent s’enfoncer dans la tête; le nez semble démesurément
accru sur son visage décharné. Il lui reste si peu de son ancienne
beauté, qu’il ne pourrait plus en faire l’épreuve. Au chagrin
s’adjoignit une fièvre si violente, qu’elle le força de séjourner sur
les bords de l’Arbia et de l’Arno, et le peu qu’il avait conservé de sa
beauté tomba, comme se fane soudain au soleil la rose cueillie.

«Outre que Fausto était fort inquiet sur le compte de son frère qu’il
voyait si bas, il était encore plus dépité à l’idée que son prince,
auquel il avait vanté sa beauté, le prendrait pour un menteur. Il lui
avait promis de lui montrer le plus beau de tous les hommes, et il lui
montrerait le plus laid. Cependant, continuant sa route, il traîna son
frère jusqu’à Pavie.

«Mais, craignant de passer pour privé de jugement, il ne voulut pas que
le roi le vît à l’improviste. Il l’avisa auparavant par lettre que son
frère arrivait à peine vivant, et qu’un violent chagrin, accompagné
d’une fièvre violente, avait tellement changé son visage, qu’il ne
paraissait plus ce qu’il était d’habitude.

«L’arrivée de Joconde fut aussi agréable au roi que si c’eût été celle
d’un véritable ami. Il n’avait jamais plus désiré chose au monde que de
le voir. Il ne lui déplut pas non plus de le trouver si inférieur à lui
en beauté, bien qu’il reconnût que, s’il n’eût pas été malade, il lui
aurait été supérieur, ou tout au moins égal.

«Aussitôt arrivé, il le fait loger dans son palais. Il va chaque jour le
visiter et s’informe à toute heure de ses nouvelles. Il s’inquiète de
savoir s’il a tout ce qu’il lui faut; enfin il s’efforce de l’honorer et
de l’amuser. Mais Joconde languit, car la triste pensée de sa coupable
épouse le ronge sans cesse. La vue des jeux, le chant des musiciens,
rien ne peut diminuer sa douleur.

«Devant ses appartements, situés tout au haut du palais, juste
au-dessous du toit, s’étend une ancienne galerie. C’est là qu’il se
retire seul, tout plaisir, toute société lui étant odieux, et qu’il
ajoute chaque jour un nouveau poids au fardeau de sa peine. C’est là
qu’il trouva--qui le croirait?--ce qui devait le guérir de sa plaie
douloureuse.

«Dans l’endroit le plus obscur de la galerie, où d’habitude les fenêtres
ne s’ouvraient jamais, il s’aperçoit que la cloison joignait mal à la
muraille, de sorte qu’un rayon de lumière s’en échappait. Il y pose
l’œil, et il voit une chose qui aurait été difficile à croire pour celui
qui l’aurait entendu raconter. Lui, qui ne l’entend pas de la bouche
d’un autre, mais qui la voit, il ne peut en croire ses propres yeux.

«De l’endroit où il est, il découvre la plus secrète et la plus belle
des chambres de la reine, et dans laquelle elle n’admettait que ses
fidèles les plus dévoués. Il la voit elle-même engagée en une étrange
lutte avec un nain qui la tenait dans ses bras. Et ce nain avait su si
bien faire, qu’il avait mis la reine sous lui.

«Joconde reste un instant stupéfait et croit rêver. Mais quand il voit
que le fait est réel et que ce n’est pas un songe, il est bien forcé
d’en croire à lui-même. «--Donc--dit-il--celle-ci se livre à un monstre
bossu et contrefait, alors qu’elle a pour mari le plus grand roi du
monde, le plus beau, le plus courtois! quel appétit!--»

«Alors sa pensée se reporte vers sa femme qu’il avait jusque-là estimée
la plus coupable des épouses, et sur le jouvenceau auquel elle s’était
donnée, et voilà qu’elle lui paraît maintenant excusable. N’était-ce
pas, plutôt que la sienne, la faute de son sexe qui ne peut se contenter
d’un seul homme? Et si toutes ont une tache d’encre, du moins la sienne
n’avait pas été choisir un monstre.

«Le jour suivant, à la même heure, il revient au même endroit; et il
voit encore la reine et le nain qui font au roi le même outrage; le jour
d’après et l’autre encore, il les trouve occupés à la même besogne;
enfin il n’est pas de jour que la fête n’ait lieu. Et, ce qui lui paraît
le plus étrange, la reine se plaint toujours que le nain ne l’aime pas
assez.

«Étant un jour à regarder, il voit la reine en grande mélancolie et
toute troublée, parce qu’elle avait fait appeler deux fois, par sa femme
de chambre, le nain qui n’était pas encore venu. Elle envoie une
troisième fois, et voici la réponse que Joconde entendit: «--Madame, il
joue et il perd; et pour ne pas rester en perte d’un sou, le pendard
refuse de venir.--»

«A un si étrange spectacle, Joconde rassérène son front, ses yeux, son
visage, et, comme son nom l’indiquait, il redevient de fait joyeux,
changeant la plainte en rire. Il redevient si gras et si rubicond, qu’il
semble un chérubin du paradis. Le roi, son frère et toute la cour, sont
étonnés d’un tel changement.

«Si le roi désirait apprendre de Joconde d’où lui était venu si
subitement un tel réconfort, Joconde ne désirait pas moins l’en
instruire, et le prévenir de l’injure si grave qui lui était faite. Mais
il ne voulait pas plus que le roi punît sa femme de cette faute, qu’il
n’avait puni la sienne. De sorte que, avant de lui rien dire, il lui fit
jurer sur l’hostie consacrée qu’il ne lui ferait aucun mal.

«Il lui fit jurer, quoi qu’il dût lui dire ou lui montrer de déplaisant
et d’injurieux pour Sa Majesté, qu’il n’en tirerait vengeance ni
maintenant ni plus tard. Il exigea aussi qu’il gardât le silence, de
sorte que la coupable ne pût jamais s’apercevoir, par le moindre signe
ou par le moindre mot, que le roi connaissait son crime.

«Le roi, qui s’attendait à toute autre chose, excepté à celle-là, jura
sans hésiter. Alors Joconde lui révéla la raison qui l’avait pendant si
longtemps rendu malade. Il lui dit que c’était parce qu’il avait trouvé
sa femme entre les bras d’un vil sergent de sa maison, et que le chagrin
aurait fini par le faire mourir, si le remède avait tardé plus longtemps
à venir;

«Mais qu’il avait vu, dans la demeure même de Son Altesse, une chose qui
avait tout à fait calmé sa douleur, et qui lui avait prouvé que, si le
déshonneur l’avait atteint, il n’y était pas tombé seul. Ayant ainsi
parlé, et parvenu à l’endroit où la cloison était percée, il lui montra
le nain difforme qui tenait sous lui la jument d’autrui, la pressait de
l’éperon et lui faisait jouer de l’échine.

«Si le fait parut monstrueux au roi, vous le croirez bien sans que
j’insiste. Il fut sur le point de devenir fou de rage, et de se briser
la tête contre tous les murs; il voulut crier, rompre le pacte qui le
liait; mais force lui fut de garder bouche close et d’avaler sa colère
âcre et pleine d’amertume, puisqu’il avait juré sur l’hostie consacrée.

«--Que dois-je faire, que me conseilles-tu, frère--dit-il à
Joconde--puisque tu m’as enlevé la satisfaction d’assouvir ma juste
colère par une vengeance cruelle et digne de l’offense?--»
«--Laissons--dit Joconde--ces ingrates, et voyons si les autres sont
aussi faciles; faisons aux femmes des autres ce que les autres nous ont
fait avec nos femmes.

«Tous deux nous sommes jeunes et d’une beauté telle qu’on ne trouverait
pas facilement nos pareils. Quelle femme pourrait nous être cruelle,
puisqu’elles ne savent même pas se défendre des monstres? Si la beauté
et la jeunesse ne suffisent pas pour les séduire, nous pourrons du moins
les avoir avec notre argent. Je ne veux pas que nous revenions avant
d’avoir obtenu les dépouilles opimes de mille femmes mariées.

«Une longue absence, la vue de pays variés, la possession de femmes
nouvelles, adoucissent et éteignent souvent dans le cœur le feu des
passions amoureuses.--» Le roi approuva fort l’avis et ne voulut pas que
le départ fût différé d’un jour. Quelques heures après, suivi de deux
écuyers, et en compagnie du chevalier romain, il se mit en route.

«Ils parcoururent incognito l’Italie, la France, le pays des Flamands et
des Anglais, et autant ils rencontrèrent de jolis minois, autant ils en
trouvèrent de favorables à leurs prières. Ils donnaient, et souvent ils
recevaient à leur tour de riches présents. Par eux, beaucoup furent
sollicitées, et il y en eut tout autant qui les sollicitèrent eux-mêmes.

«Séjournant un mois dans un pays, deux mois dans un autre, ils acquirent
à n’en pas douter la preuve que la fidélité et la chasteté ne se
trouvaient pas plus chez les femmes des autres que chez les leurs. Au
bout de quelque temps, tous deux s’ennuyèrent de toujours chasser proie
nouvelle, d’autant plus qu’ils ne pouvaient entrer par la porte d’autrui
sans courir danger de mort.

«Ils pensèrent qu’il valait mieux en trouver une qui, de visage et de
manières, plût à tous les deux, et qui satisfît à leurs besoins communs,
sans qu’ils eussent jamais à être jaloux l’un de l’autre. «--Et
pourquoi--disait le roi--veux-tu qu’il me déplaise de t’avoir pour
compagnon plutôt qu’un autre? Je sais bien que, dans tout le grand
troupeau féminin, il n’y en a pas une qui se contente d’un seul homme.

«Jouissons donc en toute liberté de la même femme à nous deux, sans
outrepasser nos forces, et quand le besoin de nature nous y invitera.
Nous n’aurons jamais ni contestations, ni dispute, et quant à elle, je
ne crois pas qu’elle doive se plaindre, car si les autres avaient deux
maris, elles leur seraient plus fidèles qu’à un seul, et l’on n’aurait
pas tant de reproches à leur adresser.--»

«Le jeune Romain parut très satisfait de ce qu’avait dit le roi. C’est
pourquoi, s’étant arrêtés à cette résolution, ils cherchèrent longtemps
à travers monts et plaines. Ils trouvèrent enfin une jeune fille à leur
convenance. C’était la fille d’un hôtelier espagnol, qui tenait une
hôtellerie dans le port de Valence. Elle était gracieuse de manières, et
de belle prestance.

«Sa tendre et verte jeunesse était encore à la fleur de son printemps.
Le père était chargé de nombreux enfants, et ennemi mortel de la
pauvreté. De sorte que ce fut chose facile que de l’amener à leur céder
sa fille. Il consentit à ce qu’ils l’emmenassent où bon leur semblerait,
après qu’ils lui eurent promis de la bien traiter.

«Ils prennent donc la jeune fille avec eux, et en jouissent tantôt l’un,
tantôt l’autre, amicalement et en paix, comme font alternativement les
soufflets qui, chacun à leur tour, attisent les fourneaux. Puis ils
partent pour voir toute l’Espagne, et passer ensuite dans le royaume
d’Afrique. Le jour où ils quittèrent Valence, ils vinrent loger à
Zattiva.

«Les deux maîtres vont aussitôt visiter les rues et les palais, les
lieux publics et les églises, selon qu’ils avaient l’habitude de faire
dans toutes les villes qu’ils traversaient. La jeune fille reste avec
les gens de l’hôtellerie, dont les uns préparent les lits, les autres
pansent les chevaux; d’autres veillent à ce qu’à leur retour, les deux
seigneurs trouvent leur dîner prêt.

«Dans l’auberge, se trouvait comme domestique un garçon qui avait été
autrefois dans la maison de la jouvencelle, au service de son père. Il
avait été son amant dès ses premières années, et avait joui de ses
faveurs. Ils se reconnurent bien vite, mais ils ne firent pas semblant,
chacun d’eux craignant qu’on s’en aperçût. Mais dès que les maîtres et
leurs gens leur en laissèrent le loisir, ils purent lever les yeux l’un
sur l’autre.

«Le jouvenceau lui demanda où elle logeait et lequel des deux seigneurs
l’avait avec lui. La Fiammetta--c’est ainsi qu’elle avait nom, le garçon
s’appelait le Grec--lui raconta de tout point l’histoire. «--Hélas!--lui
dit le Grec--au moment où j’espérais pouvoir vivre près de toi, ô
Fiammetta, ô mon âme, tu t’en vas, et je ne sais plus si je te reverrai
jamais!

«Tous nos projets se changent en amertume, puisque tu appartiens à
d’autres et que tu vas si loin de moi. Ayant ramassé à grand’peine et à
la sueur de mon front, un peu d’argent, prélevé sur mon salaire et sur
les générosités de nombreux voyageurs, je me proposais de retourner à
Valence, de te demander pour femme à ton père, et de t’épouser.--»

La jeune fille, haussant les épaules, lui répond qu’il a trop tardé à
venir. Le Grec pleure et soupire, et feint de se retirer.
«--Veux-tu--dit-il--me laisser ainsi mourir? Au moins laisse-moi
éteindre le feu de mon désir entre tes bras serrés autour de ma
poitrine; le moindre instant passé avec toi, avant que tu partes, me
fera mourir content.--»

La jeune fille, remplie de pitié, lui répond:--Sois certain que je le
désire non moins que toi. Mais nous ne pouvons trouver ni le lieu ni le
temps, ici où tant d’yeux sont braqués sur nous.--» Le Grec reprend:
«--Je suis certain que si tu as pour moi seulement le tiers de l’amour
que j’ai pour toi, tu trouveras un endroit où nous pourrons cette nuit
nous ébattre ensemble un peu.--»

«--Comment le pourrai-je--lui dit la jeune fille--puisque je couche la
nuit entre eux deux, et que l’un ou l’autre s’ébat continuellement avec
moi, de sorte que je me trouve toujours dans les bras de quelqu’un?--»
«--Que cela--reprend le Grec--ne t’inquiète pas, car je saurai bien te
tirer de cet embarras et te délivrer de leurs obsessions, pourvu que tu
le veuilles. Et tu dois le vouloir, si tu compatis à ma peine.--»

«Après avoir songé un instant, elle lui dit de venir quand il croira
tout le monde endormi. Puis, elle lui indique comment il doit s’y
prendre pour l’aller et le retour. Le Grec, selon ses instructions, dès
qu’il voit toute la maison endormie, arrive à la porte de la chambre, la
pousse, et celle-ci cède. Il entre doucement, et va, tâtonnant avec le
pied.

«Il fait de longs pas; fermement appuyé sur la jambe qui est en arrière,
il avance l’autre comme s’il craignait de marcher sur du verre. On
dirait que ce n’est pas un parquet qu’il a à fouler, mais des œufs. Sa
main est étendue devant lui, et il va à tâtons jusqu’à ce qu’il trouve
le lit. Une fois là, il se glisse en silence, la tête la première, par
où les autres avaient les pieds.

«Il s’en vient droit entre les jambes de Fiammetta, qui était couchée
sur le dos, et quand il est à sa hauteur, il l’embrasse étroitement, et
se tient sur elle jusqu’au moment où le jour va poindre. Il chevauche
fortement, et ne court point en estafette, car il n’éprouve pas le
besoin de changer de monture. Celle qu’il a lui paraît trotter si bien,
qu’il ne veut en descendre de toute la nuit.

«Joconde, ainsi que le roi, avait senti les secousses continuelles
imprimées au lit, et l’un et l’autre, induit en erreur, avait cru que
c’était son compagnon qui les produisait. Lorsque le Grec eut fourni son
chemin, il s’en retourna de la même façon qu’il était venu. Le soleil
ayant dardé ses rayons au-dessus de l’horizon, Fiammetta sauta à bas du
lit et fit entrer les pages.

«Le roi dit à son compagnon qui se taisait: «--Frère, tu dois avoir fait
beaucoup de chemin. Il est bien temps que tu te reposes, après avoir été
à cheval toute la nuit.--» Joconde, lui répondant aussitôt, dit: «--Tu
me dis ce que je devrais te dire. C’est à toi qu’il convient de te
reposer, et grand bien te fasse, car toute la nuit tu as chevauché au
galop de chasse.--»

«--Moi aussi--répondit le roi--j’aurais sans aucun doute laissé courir
une traite à mon chien, si tu m’avais prêté un peu le cheval; mais tu as
fait ma besogne.--» Joconde répliqua: «--Je suis ton vassal, et tu peux
faire et rompre avec moi tout pacte; aussi n’est-il pas besoin de te
servir de pareils détours. Tu pouvais bien me dire: laisse-la
tranquille!--»

«De réplique en réplique, une grosse querelle s’élève entre eux; ils en
viennent aux paroles piquantes, car l’un et l’autre sont vexés d’avoir
été joués. Ils appellent Fiammetta qui n’était pas loin et tremblait que
sa faute n’eût été découverte, pour lui faire dire, en présence de tous
deux, lequel mentait.

«--Dis-moi--lui dit le roi d’un air sévère--et ne crains rien de moi ni
de lui: quel est celui qui a été assez vaillant pour jouir de toi toute
la nuit, sans en faire part à l’autre?--» Tous deux attendaient la
réponse, croyant se convaincre l’un l’autre de mensonge. Alors
Fiammetta, se voyant découverte, se jeta à leurs pieds, persuadée que
c’en était fait de sa vie.

«Elle leur demanda pardon; vaincue par l’amour qu’elle avait porté à un
jeune garçon, émue de pitié à cause des nombreux tourments qu’il avait
endurés pour elle, elle s’était laissée entraîner pendant la nuit à
commettre la faute suivante; et elle poursuivit sans rien feindre, en
leur expliquant comment elle s’était comportée entre eux, dans l’espoir
que chacun d’eux s’imaginât qu’elle était avec son compagnon.

«Le roi et Joconde se regardèrent, confus d’étonnement et de stupeur;
ils convinrent qu’ils n’avaient pas encore ouï dire que deux hommes
eussent été jamais ainsi trompés. Puis ils éclatèrent tous deux d’un tel
rire que, la bouche ouverte et les yeux fermés, pouvant à peine
reprendre leur haleine, ils se laissèrent retomber sur le lit.

«Quand ils eurent tellement ri, que la poitrine leur en faisait mal et
que leurs yeux en pleuraient, ils se dirent: «--Comment voudrions-nous
que nos femmes ne nous jouent point de tours, quand nous n’avons pas pu
empêcher que celle-ci nous trompe, alors que nous la tenions entre nous
et si serrée que tous les deux nous la touchions? Quand même un mari
aurait plus d’yeux que de cheveux sur la tête, il ne pourrait éviter
d’être trompé.

«Nous avons éprouvé plus de mille femmes, et toutes fort belles; pas une
d’elles n’a fait exception. Si nous tentions l’épreuve sur d’autres,
nous les trouverions encore semblables. Mais celle-ci suffit comme
dernière épreuve. Donc nous pouvons croire que nos épouses ne sont ni
plus ni moins fidèles ou chastes que les autres. Et si elles sont comme
toutes les autres, ce que nous avons de mieux à faire, c’est de
retourner jouir de leurs caresses.--»

«Cette résolution prise, ils firent appeler Fiammetta ainsi que son
amant, et en présence d’une nombreuse assistance ils la lui donnèrent
pour femme, avec une dot suffisante. Puis ils montèrent à cheval, et,
changeant de direction, au lieu de continuer vers le Ponant, ils s’en
retournèrent vers le Levant. Ils revinrent auprès de leurs femmes, au
sujet desquelles ils ne se créèrent plus jamais d’ennuis.--»

L’hôte termina ici son histoire qui fut écoutée avec une grande
attention. Le Sarrasin l’entendit jusqu’au bout, sans prononcer une
parole. Puis il dit: «--Je crois bien que les ruses féminines sont en
nombre infini, et que l’on ne pourrait en relater la millième partie
dans toutes les chartes qui existent.--»

Il y avait là un homme d’âge, qui avait un jugement plus droit que les
autres, plus de sens et plus d’ardeur. Ne pouvant souffrir que toutes
les femmes fussent ainsi traitées, il se tourna vers celui qui avait
conté l’histoire, et lui dit: «--Nous avons entendu dire bon nombre de
choses qui n’ont aucun fond de vérité, et ta fable en est une.

«A celui qui te l’a contée, je ne donne aucune créance, quand même il
serait évangéliste pour tout le reste. C’est son propre sentiment,
plutôt que l’expérience qu’il pouvait avoir des femmes, qui le faisait
parler ainsi. La haine qu’il portait à une ou deux lui faisait jeter
l’odieux et le blâme sur toutes les autres d’une façon malhonnête. Mais,
une fois sa colère passée, je suis sûr que tu aurais pu l’entendre leur
prodiguer l’éloge bien plus que le blâme.

«Et quand il voudra les louer, il aura le champ plus large qu’il ne
l’eut jamais pour en dire du mal. Il pourra en citer cent qui sont
dignes d’être honorées, pour une mauvaise que l’on devra blâmer. Au lieu
de jeter le blâme sur toutes, c’est la bonté du plus grand nombre qu’il
faudrait célébrer. Et si ton Valerio parle autrement, c’est de colère,
et il ne dit pas ce qu’il pense.

«Dites-moi un peu: est-il par hasard un de vous qui ait gardé fidélité à
sa femme; qui ait refusé d’aller, à l’occasion, vers la femme d’un
autre, pour lui offrir ses services? Croyez-vous que dans le monde
entier vous trouveriez un seul homme dans ce cas? Qui le dit, ment, et
bien fou qui le croirait. Avez-vous jamais trouvé une femme qui vous ait
fait des avances--je ne parle pas des infâmes et des filles publiques?

«En connaissez-vous un seul, parmi vous, qui ne laisserait pas sa femme,
quelque belle qu’elle soit, pour en suivre une autre, s’il espérait
l’obtenir vite et facilement? Et que feriez-vous si une dame ou une
damoiselle vous priait, ou vous offrait de l’argent? Je crois que, pour
plaire aux unes ou aux autres, nous y laisserions tous la peau.

«Celles qui ont abandonné leurs maris, le plus souvent avaient des
raisons pour cela. Ne voit-on pas en effet ceux-ci, dégoûtés de leur
intérieur, porter leurs désirs au dehors et rechercher la maison
d’autrui? Nous devrions aimer, puisque nous voulons qu’on nous aime, et
n’exiger de nos femmes qu’en raison de ce que nous leur donnons. Si cela
était en mon pouvoir, je ferais une loi telle que l’homme ne pourrait
aller contre.

«Cette loi porterait que toute femme surprise en adultère serait mise à
mort, si elle ne pouvait prouver que son mari a lui-même commis une
seule fois le même crime. Si elle pouvait le prouver, elle serait remise
en liberté, sans avoir à craindre ni son mari ni la justice. Le Christ,
parmi ses préceptes, a laissé celui-ci: Ne faites pas à autrui ce que
vous ne voudriez pas qu’on vous fît.

«L’incontinence, en admettant qu’on puisse la leur reprocher, ne saurait
être le fait de leur sexe tout entier. Mais même en cela, qui de nous ou
d’elles a les torts les plus graves, alors qu’il n’est pas un seul homme
qui observe la continence? Nous avons d’ailleurs beaucoup d’autres
motifs de rougir, car, à de rares exceptions, le blasphème, le
brigandage, le vol, l’usure, l’homicide, si ce n’est pis encore, sont
l’apanage de l’homme.--»

Le sincère et équitable vieillard s’était empressé de citer, à l’appui
de ces raisons, l’exemple de femmes qui, ni en fait ni en pensée,
n’avaient jamais manqué à la chasteté. Mais le Sarrasin, qui fuyait la
vérité, le regarda d’un air si cruel et si plein de menaces, qu’il le
fit taire de peur, sans toutefois changer sa conviction.

Après que le roi païen eut mis fin à ces propos de nature diverse, il
quitta la table; puis il gagna son lit pour dormir jusqu’à ce que
l’obscurité eût disparu. Mais il passa la nuit à soupirer sur
l’infidélité de sa dame beaucoup plus qu’à dormir. Au premier rayon du
jour, il partit avec l’intention de continuer son voyage en bateau.

Comme tout bon cavalier, il avait les plus grands égards pour le cheval
si beau et si bon qu’il possédait en dépit de Sacripant et de Roger.
Comprenant que, pendant les deux derniers jours, il avait surmené plus
que de raison un si excellent destrier, il l’embarque dans le double but
de le laisser reposer et d’aller plus vite.

Il donne ordre au patron de lancer sans retard la barque à l’eau et de
faire force de rames. La barque, assez petite et peu chargée, descend
rapidement la Saône. Mais, sur la terre ou sur l’onde, Rodomont ne peut
fuir sa pensée, ni s’en débarrasser. Il la retrouve dans le bateau à la
proue comme à la poupe, et s’il chevauche, il la porte en croupe
derrière lui.

Elle lui remplit la tête et le cœur, et en chasse tout soulagement. Le
malheureux ne voit plus de repos pour lui, puisque l’ennemi est sur son
propre domaine. Il ne sait plus de qui espérer merci, puisque ses
serviteurs eux-mêmes lui font la guerre. Nuit et jour, il est combattu
par le cruel qui devrait lui porter secours.

Rodomont, le cœur chargé d’ennui, navigue tout le jour et la nuit
suivante. Il ne peut écarter de son esprit l’injure qu’il a reçue de sa
dame et de son roi. Sur le bateau qui l’emporte, il ressent la même
peine que lorsqu’il est à cheval. Bien qu’il aille sur l’eau, il ne peut
éteindre sa flamme; il ne peut changer sa souffrance en changeant de
place.

Comme le malade qui, brisé par une fièvre ardente, change de position,
se retourne tantôt sur un côté, tantôt sur l’autre, espérant en éprouver
du soulagement, et ne peut reposer ni sur le côté droit ni sur le côté
gauche, mais souffre également dans les deux cas, ainsi le païen, au mal
dont il est atteint, ne peut trouver de remède ni sur la terre, ni sur
l’eau.

Rodomont, impatienté de la lenteur du bateau, se fait mettre à terre. Il
dépasse Lyon, Vienne, puis Valence, et aperçoit le riche pont d’Avignon.
Ces villes, et toutes celles qui sont entre le fleuve et les monts
celtibériens, obéissaient au roi Agramant et au roi d’Espagne, depuis le
jour où ils avaient été les maîtres de la campagne.

Il se dirige à main droite vers Aigues-Mortes, dans l’intention de
gagner Alger en toute hâte. Il arrive sur les bords d’un fleuve, dans
une ville chère à Bacchus et a Cérès, en ce moment dépeuplée par suite
des assauts qu’elle avait soutenus contre les soldats sarrasins. De là,
il aperçoit la vaste mer, et il voit dans les vallées fertiles ondoyer
les blondes moissons.

Une petite chapelle s’élevait sur un monticule entouré de murs. Pendant
que la guerre flamboyait tout autour, les prêtres l’avaient abandonnée.
Rodomont la prit pour demeure, et il s’y plut tellement--tant à cause de
la beauté du site que parce qu’elle était éloignée des camps dont il
fuyait les nouvelles avec horreur--qu’il renonça à aller à Alger pour
s’y fixer.

L’endroit lui parut si commode et si beau, qu’il changea d’idée, et ne
songea plus à aller en Afrique. Il y fit loger sa suite, ses bagages et
son destrier. La chapelle était située à quelques lieues seulement de
Montpellier; tout près était un riche et beau château ainsi qu’un
village qui s’étendait sur le bord d’une rivière; de sorte qu’il était
facile de s’y procurer tout ce dont on avait besoin.

Un jour que le Sarrasin se tenait pensif, ce qui lui arrivait la plupart
du temps, il vit venir, le long d’un sentier qui traversait un pré
herbeux, une damoiselle au visage respirant l’amour, en compagnie d’un
moine barbu. Ils conduisaient un grand destrier ployant sous un lourd
fardeau recouvert d’un drap noir.

Quelle était la damoiselle, quel était le moine, et ce qu’ils portaient
avec eux, cela doit vous être fort clair; vous avez bien dû reconnaître
Isabelle qui emmenait le corps de son cher Zerbin. Je l’ai laissée
traversant la Provence sous la conduite du sage vieillard qui l’avait
décidée à consacrer honnêtement à Dieu le reste de sa vie.

Bien que la damoiselle eût la pâleur et l’égarement peints sur le
visage, et les cheveux incultes, bien que de sa poitrine embrasée
sortissent de continuels soupirs, et que ses yeux fussent deux
fontaines, qu’elle portât enfin sur elle tous les témoignages d’une
existence malheureuse et insupportable, elle était si belle encore, que
les grâces et l’amour auraient pu y faire leur résidence.

Aussitôt que le Sarrasin vit paraître la belle dame, il sentit
s’évanouir la haine qu’il avait vouée au sexe que le monde entier adore.
Isabelle lui parut en tout digne de lui inspirer un second amour, et
d’éteindre le premier, de la même façon que, dans une planche, un clou
chasse l’autre.

Il se porta à sa rencontre, et de sa voix la plus douce, de son air le
plus gracieux, il s’informa de sa condition. Elle lui découvrit aussitôt
le fond de sa pensée; comment elle était sur le point de quitter le
monde trompeur et de se consacrer à Dieu et à ses œuvres saintes. Le
païen altier, sans foi ni loi, et qui ne croit pas à Dieu, se met à
rire.

Et il traite son intention d’insensée et de légère; et il dit que pour
sûr elle se trompe beaucoup trop, et qu’elle ne doit pas être moins
blâmée que l’avare qui enfouit son trésor sous terre, sans utilité pour
lui et pour les autres hommes. Ce sont les lions, les ours et les
serpents que l’on doit enfermer, et non les créatures belles et
inoffensives.

Le moine qui avait l’oreille à tout cela, prêt à venir au secours de
l’imprudente jouvencelle afin de l’empêcher de se rejeter dans la
vieille voie, se tenait au gouvernail, comme le pilote expérimenté. Il
s’empressa de dresser devant elle une table somptueusement chargée de
mets spirituels. Mais le Sarrasin, qui était né avec de mauvais goûts,
ne les savoura point, et les trouva fort déplaisants.

Puis, comme il interrompait en vain le moine sans pouvoir le faire
taire, il perdit patience et, plein de fureur, le saisit dans ses mains.
Mais si je vous en disais davantage, mon récit pourrait vous paraître
trop long. C’est pourquoi je terminerai ce chant, prenant leçon sur ce
qui arriva au vieillard pour avoir trop parlé.



CHANT XXIX.

ARGUMENT.--Triste fin de l’ermite. Isabelle, pour conserver sa chasteté,
amène par une pieuse ruse Rodomont à lui trancher la tête. Le païen
construit un pont étroit sur le fleuve voisin, et fait prisonniers les
chevaliers qui y arrivent, ou les tue; il place leurs armes comme un
trophée sur la tombe d’Isabelle. Arrive en cet endroit Roland qui se
prend de querelle avec Rodomont, le jette dans le fleuve, et donne de
nombreuses preuves de sa folie.


Oh! que l’esprit de l’homme est débile et peu stable! comme nous sommes
prompts à varier dans nos résolutions! toutes nos pensées changent
facilement, surtout celles qui naissent d’un amoureux dépit. J’avais vu
jusque-là le Sarrasin dépasser tellement la mesure dans son ressentiment
contre les femmes, que loin de penser que sa haine pût s’éteindre, je ne
croyais pas qu’il dût jamais l’adoucir.

Gentes dames, j’ai été si irrité par tout ce qu’au mépris du devoir il a
dit à votre blâme, que je ne lui pardonnerai pas avant d’avoir montré,
par son propre châtiment, dans quelle erreur il était tombé. Je ferai de
telle sorte, avec ma plume et mon encre, que chacun verra qu’il est
utile et bon de se taire, voire de se mordre un peu la langue, plutôt
que de dire du mal de vous.

Mais qu’il ait parlé comme un ignorant ou comme un sot, une claire
expérience vous le démontre. Il avait déployé l’arsenal de sa colère
contre toutes les femmes, et sans faire de différence entre elles;
soudain, un regard d’Isabelle l’a si fort touché, qu’il le fait
subitement changer de sentiment. Déjà il la désire pour remplacer son
ancienne maîtresse, et il l’a vue à peine et ne sait pas encore qui elle
est.

Et comme son nouvel amour l’excite et l’échauffe, il met en avant toutes
sortes de mauvaises raisons pour rompre l’entière et saine pensée
qu’elle avait entièrement tournée vers le Créateur de toutes choses.
Mais l’ermite, qui lui sert de bouclier et de cuirasse, la réconforte
autant qu’il peut par les plus fermes et les plus solides arguments,
afin que la chaste pensée ne soit point détruite.

Le païen impie supporte assez longtemps, bien qu’avec ennui, l’audace du
moine; en vain il lui dit qu’il peut, quand il lui plaira, retourner
sans sa compagne à son désert. Quand il voit que le vieillard lui nuit
ainsi à visage découvert, et qu’il ne peut en obtenir ni paix ni trêve,
il lui porte avec fureur la main au menton, et lui arrache autant de
poils de la barbe qu’il peut en saisir.

Et sa fureur croît à tel point, qu’il lui serre le cou dans ses mains
comme avec une tenaille. Puis, après l’avoir fait tournoyer une ou deux
fois en l’air, il le lance du côté de la mer. Ce qu’il en advint, je ne
le sais, ni ne le dis. Il y a plusieurs versions à ce sujet. Les uns
disent qu’il alla se briser contre un rocher, et qu’on ne pouvait
distinguer ses pieds de sa tête.

D’autres prétendent qu’il alla tomber dans la mer à plus de trois milles
au loin, et qu’il mourut, ne sachant pas nager, après avoir adressé en
vain au ciel ses prières et ses oraisons. D’autres soutiennent qu’un
saint vint à son secours et, d’une main invisible, le tira sur le
rivage. Quelle que soit, dans tout cela, la vérité, mon histoire ne
parle plus de lui.

Le cruel Rodomont, après s’être débarrassé du loquace ermite, se
retourna d’un air moins courroucé vers la dame remplie de tristesse et
d’épouvante. Dans le langage habituel aux amoureux, il lui dit qu’elle
était son cœur et sa vie, son confort et sa chère espérance, et d’autres
choses qui vont avec celles-là.

Il se montrait à cette heure si courtois, qu’il ne donnait plus aucune
marque de rudesse. Le gentil visage dont il était enamouré, amortissait
et domptait en lui l’orgueil accoutumé. Et bien qu’il pût cueillir
facilement le fruit qu’il convoitait, il ne voulut pas cependant aller
plus loin que l’écorce, car il comprenait qu’il perdrait toute saveur,
s’il ne le recevait comme un don de la dame elle-même.

Il croyait ainsi disposer peu à peu Isabelle à satisfaire ses plaisirs.
Elle, qui se voyait en un lieu si solitaire et si étrange, comme la
souris aux griffes du chat, aurait préféré se trouver au milieu d’un
brasier ardent. Toutefois, elle cherchait s’il n’y aurait aucun moyen,
aucune voie pour la tirer de là intacte et sans tache.

Elle prend en son âme la résolution de se donner la mort de sa propre
main, avant que le cruel barbare n’accomplisse son dessein, et plutôt
que de manquer si indignement à ce chevalier que le sort impitoyable
avait fait mourir dans ses bras et auquel elle avait, dans sa pensée,
fait à tout jamais le sacrifice de sa chasteté.

Elle voit l’appétit aveugle du roi païen croître sans cesse, et elle ne
sait que faire. Elle comprend bien qu’il veut en venir à l’acte
déshonnête contre lequel toute défense sera inutile. Cependant, à force
de chercher, elle trouve le moyen de parer à ce danger et de sauver sa
chasteté, ainsi que je vais vous le dire tout au long et clairement.

Au brutal Sarrasin, qui déjà s’approchait d’elle avec des propos et des
gestes dépouillés de toute la courtoisie qu’il avait montrée dans ses
premières paroles, elle dit: «--Si vous m’assurez qu’auprès de vous je
n’aurai rien à craindre pour mon honneur, je vous donnerai en échange
une chose qui vous profitera beaucoup plus que de m’avoir ravi
l’innocence.

«Pour un plaisir de si peu d’instants et dont il y a une telle abondance
en ce monde, ne repoussez pas une perpétuelle satisfaction, une joie
véritable à nulle autre seconde. Vous pourrez retrouver cent et mille
dames au visage agréable; mais personne au monde ne pourrait vous faire
le même don que moi, ou du moins bien peu de gens le pourraient.

«Je connais une herbe--et je l’ai vue en venant, et je sais où je puis
la trouver--qui, bouillie avec du laurier et de la rue sous un feu de
bois de cyprès, et pressée par des mains innocentes, donne une liqueur
dans laquelle quiconque s’est baigné trois fois, voit son corps acquérir
une dureté telle qu’il est à l’épreuve du fer et du feu.

«Je dis que si on s’y baigne trois fois, on devient invulnérable pendant
un mois. Il faut répéter chaque mois l’opération, car la vertu de cette
liqueur ne va point au delà. Je sais la faire, et je la ferai encore
aujourd’hui, et vous en verrez la preuve vous-même. Elle peut, si je ne
me trompe, vous être plus utile que la conquête de toute l’Europe.

«En échange, je vous demande de me jurer sur votre foi que, ni en
paroles ni en fait, vous ne chercherez plus jamais à porter atteinte à
ma chasteté.--» Par ces paroles, elle fit revenir Rodomont à des pensées
plus honnêtes; et il désirait tellement devenir invulnérable, qu’il lui
promit beaucoup plus qu’elle ne lui avait demandé.

Il lui dit qu’il la respecterait jusqu’à ce qu’il lui eût vu faire
l’épreuve de cette eau admirable, et qu’il veillerait, pendant ce temps,
à ce qu’il ne lui échappât aucun mouvement, aucun signe de violence.
Mais il comptait bien ne pas tenir le pacte, car il n’avait crainte ni
respect de Dieu ou des saints, et, comme manque de foi, toute la
trompeuse Afrique lui aurait cédé le pas.

Le roi d’Alger fit à Isabelle plus de mille serments de ne plus la
molester, afin qu’elle pût travailler à se procurer l’eau qui devait le
rendre invulnérable comme furent autrefois Cignus et Achille[6].
Aussitôt elle se mit à chercher par les ravins et les vallons obscurs,
loin des cités et des villes, recueillant de nombreuses herbes; le
Sarrasin ne la perdait pas de vue et se tenait toujours à ses côtés.

Quand ils eurent cueilli en différents endroits autant d’herbes qu’il
leur en fallait, avec ou sans leurs racines, ils rentrèrent dans leur
demeure. Là, ce modèle de continence passa toute la nuit à faire
bouillir toutes ces herbes avec force précautions. Et à tout ce
mystérieux labeur, le roi d’Alger était sans cesse présent.

S’étant livré au jeu, pendant toute cette nuit, avec les quelques
serviteurs qu’il avait avec lui, il avait éprouvé une telle soif, à
cause de la chaleur produite par le feu renfermé dans l’étroite chambre
où ils se trouvaient, qu’il avait, en buvant coup sur coup, vidé deux
barils pleins de vin de Chypre, enlevés un ou deux jours auparavant par
ses écuyers à certains voyageurs.

Rodomont n’était pas habitué au vin dont sa loi condamne et défend
l’usage. Dès qu’il en eut goûté, il lui parut une liqueur divine,
meilleure que le nectar ou la manne, et narguant le rite sarrasin, il en
absorba de grandes tasses et des verres pleins jusqu’aux bords. Le bon
vin, circulant à la ronde, leur fit tourner à tous la tête comme un
tour.

Cependant, la dame enleva de dessus le feu le chaudron où cuisaient les
herbes, et dit à Rodomont: «--Pour qu’il soit manifeste que mes paroles
n’ont pas été jetées au vent, et pour prouver combien la vérité diffère
du mensonge et qu’elle peut rendre savants les gens grossiers, je veux
faire l’expérience, non sur autrui, mais sur moi-même et tout de suite.

«Je veux, la première, faire l’essai de l’heureuse liqueur pleine de
vertu, afin que tu ne t’imagines pas que c’est peut-être un poison
mortel. Je m’en frotterai de la cime de la tête jusqu’au-dessous du col
et de la poitrine. Puis, tu éprouveras sur moi ta force et ton épée,
pour voir si l’une est vigoureuse et si l’autre est tranchante.--»

S’étant ointe comme elle l’avait dit, elle se plaça souriante et le cou
nu, devant l’inepte païen rendu plus inepte encore par le vin qui
l’avait vaincu, et sous les coups duquel casque ni écu n’aurait résisté.
Ce bestial, croyant ce qu’on lui disait, frappa si fort de la main et du
fer cruel, qu’il sépara d’un seul coup le tronc, la poitrine et le dos,
de la belle tête, naguère encore séjour favori d’Amour.

La tête rebondit trois fois, et l’on entendit clairement une voix s’en
échapper en murmurant le nom de Zerbin. C’est ainsi qu’Isabelle trouva
cet étrange moyen de suivre son ami et de fuir des mains du Sarrasin.
Ame qui préféras ta foi et la chasteté dont le nom est presque inconnu
de nos jours, à la vie et à la verte jeunesse,

Va-t’en en paix, âme bienheureuse et belle. Que mes vers n’ont-ils la
force qui leur manque! J’appellerais à mon secours cet art qui prête
tant d’attraits aux paroles pour que dans mille et mille ans, et plus
encore, le monde retentît de ton nom illustre. Va-t’en en paix vers les
demeures éternelles, et laisse aux autres femmes l’exemple de ta
fidélité.

A cet acte incomparable et stupéfiant, le Créateur tourna, du haut du
ciel, ses regards ici-bas, et dit: «--Je fais plus de cas de toi que de
celle dont la mort fut cause que Tarquin perdit son royaume. Et pour ce,
parmi toutes mes lois que le temps ne doit jamais détruire, j’entends en
établir une sur laquelle, je le jure par les eaux inviolables, les
siècles futurs n’auront aucune prise.

«Je veux qu’à l’avenir chaque femme qui portera ton nom soit douée d’un
esprit sublime, et qu’elle soit belle, gente, courtoise et sage, et
qu’elle parvienne au plus haut degré de l’honneur. Par quoi, les
écrivains auront sujet de célébrer ton nom illustre et digne de
louanges; de sorte que le Parnasse, le Pinde et l’Hélicon répètent sans
cesse: Isabelle, Isabelle.--»

Dieu dit ainsi, et tout autour de lui l’air devint serein, et la mer
s’apaisa comme en ses jours de plus grand calme. L’âme chaste retourna
au troisième ciel, où elle se retrouva dans les bras de son cher Zerbin.
Le féroce païen, nouveau Bréhus sans pitié[7], resta sur la terre, plein
de honte et de remords. Quant il eut cuvé le vin qu’il avait pris en
trop, il déplora son erreur et en fut très contrit.

Il pensa apaiser ou satisfaire en partie l’âme bienheureuse d’Isabelle,
en faisant vivre sa mémoire, puisqu’il avait tué son corps. Il imagina,
pour qu’il en fût ainsi, de convertir en sépulture la chapelle où il
habitait, et où elle avait été mise à mort; je vais vous dire de quelle
façon.

Il fit venir des artistes de tous les pays d’alentour, soit de bonne
volonté soit par menaces; ayant ensuite rassemblé environ six mille
ouvriers, il fit choisir d’immenses rochers dans les monts voisins, il
les entassa en une seule masse qui, de la base au faîte, avait nonante
brasses de haut, et il y renferma la chapelle qui contenait les restes
des deux amants.

Il imita ainsi le superbe mausolée qu’Adrien fit élever sur les rives du
Tibre. Il voulut qu’auprès du sépulcre se dressât une haute tour qu’il
destina à lui servir pendant quelque temps d’habitation. Il fit
construire sur la rivière qui courait au pied un pont étroit, large
seulement de deux brasses. Le pont était long, mais si étroit qu’à peine
il pouvait donner place à deux cavaliers,

A deux cavaliers qui auraient marché de front, ou qui seraient venus à
la rencontre l’un de l’autre. Le pont n’avait ni parapet, ni barrière,
et l’on pouvait facilement tomber de chacun de ses côtés. Rodomont
voulut que le passage de ce pont coûtât cher à tout guerrier, soit
païen, soit baptisé, car il jura de faire avec leurs dépouilles mille
trophées pour le tombeau d’Isabelle.

En dix jours, peut-être un peu moins, le pont, jeté au-dessus du fleuve,
fut achevé. Mais le sépulcre ne fut point aussi prompt à se construire,
non plus que la tour à s’élever. Lorsqu’elle fut terminée, on établit
sur la cime une vedette, chargée d’indiquer à Rodomont, par le son du
cor, la venue de tout chevalier.

Rodomont s’armait aussitôt et venait disputer le passage, tantôt sur une
rive, tantôt sur l’autre. Si le chevalier se présentait du côté de la
tour, le roi d’Alger se transportait sur l’autre bord. Le pont étroit
servait de champ clos, et pour peu que le cheval déviât de la ligne, il
tombait dans le fleuve qui était très profond. Il n’y avait pas de péril
égal au monde.

Le Sarrasin avait imaginé ce genre de combat pour être exposé à tomber
souvent du haut du pont la tête la première dans le fleuve, où il aurait
été obligé de boire beaucoup d’eau. Il voulait expier ainsi l’erreur où
l’avait entraîné le vin bu outre mesure. L’eau, non moins que le vin,
rachète la faute que la main ou la langue a commise sous l’influence du
vin.

En peu de jours, beaucoup de chevaliers passèrent par là; quelques-uns y
arrivèrent tout naturellement en suivant leur chemin; c’étaient ceux qui
allaient en Italie ou en Espagne, et qui n’avaient pas d’autre route
plus fréquentée. D’autres y vinrent d’eux-mêmes, estimant l’honneur plus
que la vie, et désireux de faire montre de leur vaillance. Et tous, là
où ils croyaient cueillir la palme, étaient forcés d’abandonner leurs
armes; beaucoup y perdaient en même temps la vie.

Si ceux qu’il abattait étaient païens, Rodomont se contentait de les
dépouiller de leurs armes qu’il suspendait aux marbres de la chapelle,
après y avoir fait inscrire les noms de ceux à qui elles avaient d’abord
appartenu. Mais il retenait prisonniers tous les chrétiens, et les
envoyait ensuite en Algérie. Les constructions n’étaient pas encore
achevées, lorsque le fou Roland vint à passer par là.

Le comte, dans sa folie, arriva par hasard sur les bords de cette grande
rivière, où Rodomont, comme je vous l’ai dit, faisait bâtir en grande
hâte. La tour ni le sépulcre n’étaient terminés, et le pont l’était à
peine. Le païen armé de toutes pièces, hors son casque, se trouvait
justement sur le pont, au moment où Roland y arriva.

Roland, poussé par sa folie furieuse, franchit la barrière et se met à
courir sur le pont. Mais Rodomont, la face troublée par la colère--il se
tenait à pied en avant de la grande tour--crie de loin après lui et le
menace, ne le jugeant pas digne de le repousser avec l’épée:
«--Arrête-toi, vilain, indiscret, téméraire, importun et arrogant.

«Ce pont est fait uniquement pour les seigneurs et les chevaliers, non
pour toi, bête brute.--» Roland, dont la pensée était fort loin,
s’avance toujours et fait la sourde oreille. «--Il faut que je châtie ce
fou--», dit le païen. Et, dans cette intention, il s’élance pour le
précipiter dans l’eau, ne pensant point trouver qui lui réponde.

En ce moment, une gente damoiselle arrive sur les bords du fleuve et
s’apprête à passer le pont. Elle est richement vêtue; sa figure est
belle, et, sous ses manières accortes, elle montre une grande réserve.
C’était, s’il vous en souvient, seigneur, la damoiselle qui s’en allait
cherchant des nouvelles de Brandimart son amant, partout ailleurs qu’où
il était, c’est-à-dire à Paris.

Fleur-de-Lys--c’est ainsi que se nommait la damoiselle--arriva près du
pont, au moment même où Roland entrait en lutte avec Rodomont qui
voulait le jeter dans la rivière. La dame, qui avait longtemps fréquenté
le comte, le reconnut sur-le-champ, et s’arrêta, remplie d’étonnement à
la vue de la folie qui le faisait ainsi aller nu.

Elle s’arrêta pour regarder comment se terminerait la lutte furieuse de
deux hommes si vigoureux. Pour se faire tomber l’un l’autre du haut du
pont, tous deux concentrent toute leur force. «--Comment se fait-il
qu’un fou soit si fort?--» se dit entre ses dents le fier païen. Et de
çà, de là, il tourne et s’agite, plein de dépit, d’orgueil et de colère.

De l’une et l’autre main il cherche à le saisir à l’endroit le plus
favorable; il lui passe adroitement entre les jambes, tantôt le pied
droit, tantôt le pied gauche. Rodomont, aux prises avec Roland,
ressemble à l’ours stupide qui croit pouvoir déraciner l’arbre d’où il
est tombé, et qui, lui attribuant sa mésaventure, s’acharne contre lui
dans sa rage haineuse.

Roland, dont l’esprit était perdu je ne sais où, et qui se servait
uniquement de sa force, de cette force prodigieuse dont personne au
monde, à quelques rares exceptions près, n’aurait pu se défendre, se
laissa tomber à la renverse, du haut du pont, avec le païen qu’il tenait
embrassé; tous deux tombèrent dans le fleuve et allèrent jusqu’au fond.
L’onde rejaillit en l’air et le rivage en gémit.

L’eau les fit sur-le-champ se séparer. Roland est nu, et nage comme un
poisson. Des bras et des pieds il fait si bien qu’il regagne le rivage.
A peine hors de l’eau, il se met à courir, sans s’arrêter à regarder en
arrière, et sans s’inquiéter s’il s’expose au blâme ou à l’éloge. Mais
le païen, empêché par ses armes, revient plus lentement et avec plus de
peine au rivage.

Pendant la lutte, Fleur-de-Lys avait, en toute sécurité, traversé le
pont et la rivière. Elle avait visité le sépulcre dans ses moindres
recoins, pour voir s’il n’y avait pas trace du passage de son
Brandimart. N’y voyant ni ses armes ni ses vêtements, elle espère le
retrouver ailleurs. Mais retournons au comte qui laisse derrière lui
tour, fleuve et pont.

Ce serait folie à moi que de promettre de vous raconter une à une les
folies de Roland. Il en commit tant et tant, que je ne saurais comment
en finir. Mais j’en choisirai quelques-unes des plus éclatantes et
dignes d’être citées dans mes vers, et qui me paraissent nécessaires à
mon histoire. Je ne tairai point, entre autres, l’aventure merveilleuse
qui lui arriva dans les Pyrénées, au-dessus de Toulouse.

Le comte, depuis qu’il avait été pris de folie furieuse, avait parcouru
beaucoup de pays; il arriva enfin au sommet de la chaîne de montagnes
qui sépare la France de l’Aragon. Il se dirigeait du côté où le soleil
se couche, suivant un étroit chemin qui surplombait une vallée profonde.

Du côté opposé, s’en venaient deux jeunes bûcherons qui poussaient
devant eux un âne chargé de bois. S’apercevant à son aspect qu’il avait
la cervelle vide, ils lui crièrent d’une voix menaçante qu’il eût à
reculer ou à se ranger de côté, et à laisser libre le milieu du chemin.

Roland ne fit pas d’autre réponse que de presser le pas d’un air
furieux, jusqu’à ce qu’il fût arrivé vers l’âne. Alors, il le saisit par
le flanc et, avec cette force qui n’avait point d’égale, il le lança si
haut, qu’il semblait un petit oiseau volant dans les airs. L’âne alla
tomber sur la cime d’une colline qui se dressait à un mille de la
vallée.

Puis le comte s’approcha des deux jeunes gars. L’un d’eux fut en cette
circonstance plus heureux que prudent. Il se jeta, par peur, du haut
d’un ravin haut de deux fois trente brasses. Il tomba au beau milieu
d’un amas de ronces, d’herbes et de terre molle. Il en fut quitte pour
quelques égratignures au visage, et put s’échapper sain et sauf.

L’autre s’accrocha à une souche qui sortait du rocher, espérant grimper
jusqu’à la cime assez promptement pour éviter les atteintes du fou. Mais
celui-ci, acharné à sa poursuite, le saisit par les pieds pendant qu’il
s’efforçait de grimper, et, écartant les bras autant que faire se put,
il le fendit en deux morceaux,

De la même façon qu’on écartèle un héron ou un poulet, lorsqu’on veut
donner leurs entrailles en pâture au faucon ou au vautour. L’autre, qui
avait risqué de se casser le cou, put se vanter d’avoir échappé à une
belle mort! Il le raconta dans la suite comme un vrai miracle, et ce
récit vint aux oreilles de Turpin qui l’écrivit à notre intention.

Roland fit encore beaucoup d’autres choses étonnantes en traversant la
montagne. Enfin, après avoir longtemps erré, il descendit, du côté du
midi, sur la terre d’Espagne. Il prit la route qui longe la mer dont les
flots baignent les rivages de l’Aragon, et, sous l’influence de la folie
qui le poussait, il songea à se creuser une tanière dans le sable,

Afin de se garantir du soleil. Il s’enfouit dans le sable aride et
léger, et il y était à moitié caché, lorsque survinrent par hasard
Angélique la belle et son mari qui descendaient, comme je vous l’ai
raconté plus haut, des monts Pyrénées sur le rivage espagnol. Elle
arriva à moins d’une brassée du comte sans l’avoir encore aperçu.

Que ce fût là Roland, elle ne pouvait le penser, tellement il différait
de ce qu’il était d’habitude. Depuis que cette fureur le possédait, il
était toujours allé nu, à l’ombre et au soleil. S’il était né dans les
champs de Sienne, dans les pays où les Garamantes adorent Jupiter Ammon,
ou près des monts où le grand Nil prend sa source, il n’aurait pu avoir
la peau plus brûlée.

Ses yeux étaient quasi cachés dans sa tête; il avait la figure maigre et
décharnée comme un os, la chevelure inculte, hirsute et en désordre, la
barbe épaisse, épouvantable, hideuse. A peine Angélique l’eut-elle vu,
qu’elle s’empressa de tourner bride, toute tremblante. Toute tremblante
et emplissant le ciel de ses cris, elle se retourna pour chercher
secours auprès de son compagnon.

Dès que Roland, dans sa folie, l’eut aperçue, il se leva d’un bond pour
la saisir, tellement son gracieux visage lui plut, et tellement
l’appétit lui en vint subitement. De l’avoir tant aimée et respectée,
aucun souvenir ne restait plus en lui; il court derrière elle, à la
façon d’un chien qui poursuivrait une bête fauve.

Le jouvenceau qui voit le fou poursuivre sa dame, le heurte avec son
cheval, et le frappe en même temps juste au moment où il lui tourne le
dos. Il croit lui séparer la tête du buste; mais la peau était dure
comme un os, et, à vrai dire, plus que l’acier. Roland en effet était né
complètement invulnérable.

Roland, se sentant frapper par derrière, se retourne, et en se
retournant, il serre le poing; avec cette force qui dépasse toute
mesure, il frappe le destrier du Sarrasin. Il le frappe sur la tête et,
comme s’il était de verre, il la brise et tue le cheval. Puis il
s’élance de nouveau sur les traces de celle qui fuyait devant lui.

Angélique chasse sa jument en toute hâte; elle la presse du fouet et de
l’éperon. Il lui semble que si elle pouvait voler aussi vite qu’une
flèche, elle irait encore trop lentement. Soudain, elle se rappelle
l’anneau qu’elle a au doigt et qui peut la sauver. Elle le porte à sa
bouche, et l’anneau, qui n’avait rien perdu de sa vertu, la fait
disparaître comme une lumière qu’un souffle éteint.

Soit qu’elle eût peur que la jument ne trébuchât, soit qu’elle fît un
faux mouvement en changeant l’anneau de place,--je ne puis affirmer quel
est le vrai--au moment même où elle plaça l’anneau dans sa bouche, et où
elle rendit ainsi invisible son beau visage, elle leva la jambe, vida
les arçons et se trouva à la renverse sur le sable.

Il s’en fallut de deux doigts qu’elle ne fût atteinte par le fou, qui,
dans le choc, lui eût ôté la vie. Elle fut, en cette occurrence,
grandement favorisée par la fortune. Cependant elle cherche le moyen de
se procurer une autre monture, ainsi qu’elle a fait déjà, car elle ne
peut plus songer à ravoir jamais celle qu’elle vient de quitter, et qui
galope sur le rivage, poursuivie par le paladin.

Ne doutez point qu’elle ne sache se pourvoir, et suivons Roland, dont
l’impétuosité et la rage augmentent en voyant Angélique disparaître. Il
poursuit la jument sur le sable nu, et en approche toujours de plus en
plus. Déjà il la touche et, la saisissant par la crinière, puis par la
bride, il s’en rend enfin maître.

Le paladin s’en empare avec la même joie qu’un autre se serait emparé
d’une donzelle. Il rassemble les rênes et la bride, et, d’un bond, saute
en selle. Il la fait courir pendant plusieurs milles, de çà, de là, sans
lui laisser de repos, sans jamais lui ôter la selle ni le frein, et sans
lui laisser goûter ni herbe ni foin.

En voulant franchir un fossé, il roule au fond avec la jument. Non
seulement il n’éprouve aucun mal, mais il ne sent pas même la secousse.
Quant à la malheureuse bête, elle se brise l’épaule au fond du fossé.
Roland ne voit pas comment il pourra la tirer de là; finalement, il la
charge sur son épaule et, sous ce poids énorme, il parcourt encore trois
portées d’arc.

Mais sentant que la charge devient trop lourde, il la dépose à terre, et
cherche à la tirer après lui. La jument le suit d’un pas lent et
boiteux. Roland lui disait: «--Marche!--» mais il parlait en vain. Du
reste, l’eût-elle suivi au galop, que son désir insensé n’eût pas été
satisfait. A la fin, il lui enlève le licol et l’attache par le pied
droit.

Puis il la tire après lui, et la réconforte en lui disant qu’ainsi elle
pourra le suivre plus facilement. Le poil et la peau de la malheureuse
bête restent aux pierres du chemin, et elle meurt enfin de fatigue et de
coups. Roland ne s’en aperçoit même pas, et, sans la regarder, il
poursuit son chemin en courant.

Il va, la traînant toujours, bien que morte. Il dirige sa course vers
l’Occident. Sur son passage, il saccage palais et chaumières. Lorsqu’il
éprouve le besoin de manger, il s’empare des fruits, des viandes, du
pain; tout lui est bon, pourvu qu’il l’engloutisse. Partout il use de sa
force contre les gens, laissant celui-ci mort, celui-là estropié. Il
s’arrête rarement, et va sans cesse devant lui.

Il aurait traité de même sa dame, si elle ne s’était cachée, car il ne
distinguait plus le noir du blanc, et croyait être utile en nuisant à
tout le monde. Ah! que maudits soient l’anneau et le chevalier qui
l’avait donné à Angélique. Sans lui, Roland se serait vengé, et du même
coup en aurait vengé mille autres.

Et ce n’est pas celle-là seulement qui aurait dû tomber aux mains de
Roland, mais toutes celles qui existent aujourd’hui, car, de toutes
façons, elles sont toutes ingrates, et, parmi elles, il ne s’en trouve
pas une de bonne. Mais avant que les cordes détendues de ma lyre ne
rendent un son en désaccord avec mon chant, il vaut mieux le renvoyer à
une autre fois, afin qu’il soit moins ennuyeux pour qui l’écoute.



CHANT XXX.

ARGUMENT.--Étranges preuves de folie de Roland.--Mandricard et Roger
combattent l’un contre l’autre pour l’écu d’Hector et l’épée de Roland.
Roger est blessé et Mandricard est tué.--Bradamante reçoit des mains
d’Hippalque la lettre de Roger et se plaint de lui.--Renaud vient à
Montauban, et emmène avec lui ses frères et ses cousins au secours de
Charles.


Quand la raison se laisse dominer par l’impétuosité et la colère; quand
elle ne sait pas se défendre de l’aveugle fureur qui pousse la main et
la langue à nuire à ses propres amis, bien qu’ensuite on en pleure et
qu’on en gémisse, la faute commise n’en est point rachetée. Hélas! je
pleure et je m’afflige en vain de tout ce que, dans un moment de colère,
j’ai dit à la fin du dernier chant.

Mais je suis comme un malade qui, après avoir pris longtemps patience,
ne peut plus résister à la douleur, cède à la rage et se met à
blasphémer. La douleur passe, ainsi que l’irritation qui poussait la
langue à maudire. Le malade se ravise et se repent, il a honte de
lui-même; mais nous ne pouvons faire que ce que nous avons dit n’ait pas
été dit.

J’espère beaucoup, dames, en votre courtoisie, pour obtenir un pardon
que j’implore de vous. Vous m’excuserez; car si j’ai failli, c’est sous
l’influence de la frénésie, vaincu d’une âpre passion. Rejetez-en la
faute sur mon ennemie qui me traite d’une telle façon que je ne pourrais
pas être plus mal traité. C’est elle qui me fait dire ce dont je me
repens ensuite. Dieu sait que c’est à elle que le tort appartient; quant
à elle, elle sait si je l’aime!

Je ne suis pas moins hors de moi que le fut Roland, et je ne suis pas
moins excusable que lui qui s’en allait errant à travers les monts et
les plaines, et qui parcourut ainsi la plus grande partie du royaume de
Marsile. Pendant plusieurs jours, il traîna, sans rencontrer d’obstacle,
la jument toute morte qu’elle était. Mais arrivé à un endroit où un
grand fleuve entrait dans la mer, force lui fut d’abandonner son
cadavre.

Sachant nager comme une loutre, il entra dans le fleuve et gagna l’autre
rive; au même moment, un berger arrivait, monté sur un cheval qu’il
venait abreuver dans le fleuve. Bien que Roland s’avance droit sur lui,
le berger qui le voit seul et nu ne cherche pas à l’éviter: «--Je
voudrais,--lui dit le fou--faire un échange de ton roussin avec ma
jument.

«Je te la montrerai de l’autre côté, si tu veux, car elle gît morte sur
l’autre rive; tu pourras ensuite la faire panser. Je ne lui connais pas
d’autre défaut. En y ajoutant peu de chose, tu peux me donner ton
roussin. Descends-en donc de toi-même, car il me plaît.--» Le berger se
met à rire, et, sans répondre, il va vers le gué et s’éloigne du fou.

«--Je veux ton cheval: holà! n’entends-tu pas?--» reprend Roland; et,
plein de fureur, il s’élance. Le berger avait à la main un bâton noueux
et solide; il en frappe le paladin. La rage, la colère du comte
dépassant alors toutes les bornes, il semble plus féroce que jamais. Il
frappe du poing sur la tête du berger qui tombe mort, les os broyés.

Le comte saute à cheval et s’en va courant par divers chemins,
saccageant tout sur son passage. Le roussin ne goûte jamais foin ni
avoine, de sorte qu’en peu de jours il reste sur le flanc. Roland n’en
va point à pied pour cela; il entend aller aussi en voiture tout à son
aise; autant il en rencontre, autant il en prend pour son usage, après
avoir occis les maîtres.

Il arriva enfin à Malaga et y commit plus de dommages que partout
ailleurs. Non seulement il sema le carnage parmi la population, mais il
extermina tant de gens que cette année, ni la suivante, les vides qu’il
fit ne purent être comblés. Il détruisit et brûla tant de maisons, que
plus du tiers du pays fut ravagé.

Après avoir quitté ce pays, il vint dans une ville nommée Zizera, et qui
s’élève sur le détroit de Gibraltar ou de Zibelterre--car on l’appelle
de l’un et de l’autre nom.--Là, il vit une barque qui s’éloignait de
terre; elle était pleine de gens qui s’ébattaient joyeusement sur les
eaux tranquilles de la mer, aux rayons naissants du matin.

Le fou commença par leur crier de toutes ses forces de l’attendre, car
l’envie lui était venue de monter sur la barque. Mais c’est bien en vain
qu’il prodigue ses cris et ses hurlements, car il était une marchandise
que l’on n’embarque pas volontiers. La barque file sur l’eau, aussi
rapide que l’hirondelle qui fend l’air. Roland presse son cheval, le
frappe, le serre, et comme une catapulte, le pousse à la mer.

Force est enfin au cheval d’entrer dans l’eau. En vain la pauvre bête
veut reculer; en vain il résiste de toutes ses forces; il y entre
jusqu’aux genoux, puis jusqu’au ventre, jusqu’à la croupe; bientôt on ne
voit plus que sa tête qui dépasse à peine la vague. Il n’a plus espoir
de revenir en arrière, et les coups de houssine lui pleuvent entre les
oreilles. Le malheureux! il faut qu’il se noie, ou qu’il traverse le
détroit jusqu’à la rive africaine.

Roland n’aperçoit plus ni la poupe ni la proue du bateau qui lui avait
fait quitter le rivage pour se jeter dans la mer. Il a fui dans le
lointain, et les flots mobiles le cachent aux regards. Roland pousse
toujours son destrier à travers l’onde, résolu à passer de l’autre côté
de la mer. Le destrier, plein d’eau et vide d’âme, cesse de vivre et de
nager.

Il va droit au fond et il aurait entraîné son cavalier avec lui, si
Roland ne s’était soutenu sur l’eau par la seule force de ses bras. Il
se démène des jambes et des mains, et rejette, en soufflant, l’eau bien
loin de sa figure. L’air était suave et la mer dans tout son calme. Et
ce fut fort heureux pour le paladin, car pour peu que la mer eût été
mauvaise, il y aurait perdu la vie.

Mais la Fortune, qui prend soin des insensés, le fit aborder au rivage
de Ceuta, sur une plage éloignée des murs de la ville de deux portées de
flèche. Pendant plusieurs jours, il courut à l’aventure le long de la
côte, du côté du Levant, jusqu’à ce qu’il vînt à rencontrer, se
déployant sur le rivage, une armée innombrable de guerriers noirs.

Laissons le paladin mener sa vie errante; le moment reviendra bien de
parler de lui. Quant à ce qui, seigneur, arriva à Angélique après
qu’elle eut échappé des mains du fou, à la façon dont elle trouva bon
navire et meilleur temps pour retourner en son pays, et dont elle donna
le sceptre de l’Inde à Médor, un autre le chantera peut-être sur un
meilleur luth.

Pour moi, j’ai à parler de tant d’autres choses, que je ne me soucie
plus de la suivre. Il faut que je reporte ma pensée vers le Tartare qui,
après avoir écarté son rival, jouit en paix de cette beauté dont
l’Europe ne renferme plus l’égale, depuis qu’Angélique l’a quittée et
que la chaste Isabelle est montée au ciel.

Mais l’altier Mandricard ne peut jouir entièrement du bénéfice de la
sentence qui lui a octroyé la possession de la belle dame, car il a sur
les bras d’autres querelles. L’une lui est suscitée par le jeune Roger,
auquel il ne veut pas céder le droit de porter l’aigle blanche sur ses
armes; l’autre, par le fameux roi de Séricane, qui veut lui faire rendre
l’épée Durandal.

Agramant perd sa peine, ainsi que Marsile, à vouloir débrouiller cet
inextricable conflit. Non seulement il ne peut parvenir à les rendre
amis, mais Roger ne veut point consentir à laisser à Mandricard l’écu de
l’antique Troyen, et Gradasse exige qu’on lui rende l’épée; de sorte que
l’une et l’autre querelle sont loin d’être apaisées.

Roger ne veut point qu’il se serve de son écu contre un autre adversaire
que lui; de son côté Gradasse n’entend point qu’il combatte, excepté
contre lui, avec l’épée que le glorieux Roland portait d’habitude. A la
fin, Agramant dit: «--Trêve aux paroles, et voyons ce que la Fortune
décidera. Celui qu’elle désignera passera le premier.

«Et si vous voulez encore plus me complaire, ce dont je vous aurai une
obligation éternelle, vous allez tirer au sort à qui de vous combattra,
mais à la condition que le premier dont le nom sortira de l’urne sera
chargé de vider les deux différends, de façon que, s’il est vainqueur,
il aura vaincu aussi pour le compte de son compagnon; et, s’il est
vaincu, il aura succombé pour tous les deux.

«Entre Gradasse et Roger, je crois que la différence est nulle, ou à peu
près, comme valeur, et celui des deux qui combattra le premier se
comportera excellemment sous les armes. Quant à la victoire, elle sera
du côté que la divine Providence voudra. Le chevalier vaincu n’aura rien
à se reprocher; tout sera imputable à la Fortune.--»

Roger et Gradasse n’opposèrent mot à la proposition d’Agramant, et
furent d’accord que le premier d’entre eux dont le nom sortirait, se
chargerait de l’une et l’autre querelle. En conséquence, leurs noms
furent écrits sur deux billets ayant même ressemblance et même forme et
renfermés dans une urne que l’on agita longtemps, de manière à les bien
remuer.

Un innocent enfant mit la main dans l’urne et prit un billet; le hasard
amena le nom de Roger et laissa au fond celui du Sérican. On ne saurait
dire quelle allégresse ressentit Roger, quand il vit son nom sortir de
l’urne. Par contre, le Sérican en fut très affligé; mais ce que le ciel
décide, force est de l’accepter.

Le Sérican passe tout son temps, met tous ses soins à conseiller, à
aider Roger, afin qu’il soit vainqueur. Il lui montre une à une et lui
rappelle toutes les choses qu’il a déjà expérimentées par lui-même;
comment on se couvre tantôt de l’épée, tantôt de l’écu; quelles bottes
sont mauvaises et quelles sont celles dont on est sûr; à quel moment il
faut avancer ou reculer.

Le reste de ce jour, où l’accord avait eu lieu ainsi que le tirage au
sort, est consacré de part et d’autre par les amis à encourager les deux
guerriers, selon l’usage. La foule, avide d’assister au combat,
s’empresse d’occuper les places. Beaucoup veillent toute la nuit, dans
la crainte d’arriver trop tard le lendemain.

La vile multitude attend avec impatience que les deux braves chevaliers
en viennent aux mains, car elle n’en voit pas et n’en comprend pas plus
long que ce qui se passe devant ses yeux. Mais Sobrin et Marsile, qui
voient plus loin et comprennent ce qui peut nuire ou être utile, blâment
cette bataille et Agramant qui la permet.

Ils ne cessent de lui faire voir quel grave dommage ce sera pour le
peuple sarrasin, quel que soit celui des deux qui meure, de Roger ou du
roi tartare. La mort d’un seul de l’un d’eux profitera plus au fils de
Pépin, que celle de dix mille autres guerriers, parmi lesquels il serait
difficile d’en retrouver un aussi brave.

Le roi Agramant reconnaît que tout cela est vrai, mais il ne peut plus
refuser ce qu’il a promis. Il prie bien Mandricard et le brave Roger de
lui rendre sa parole, d’autant plus que l’objet de leur querelle est
sans importance et ne mérite pas de subir l’épreuve des armes. Il leur
demande que s’ils ne veulent point lui obéir en cela, ils consentent au
moins à différer le combat;

Qu’ils reportent leur combat singulier à cinq ou six mois, plus ou
moins, jusqu’à ce qu’il ait chassé Charles de son royaume et lui ait
enlevé le sceptre, la couronne et le manteau impérial. Mais l’un et
l’autre, bien que désireux d’obéir au roi, restent inflexibles, estimant
un tel accord honteux pour celui qui y consentirait le premier.

Mais plus que le roi, plus que tous les autres, la belle fille du roi
Stordilan fait dépense de paroles pour apaiser le Tartare. Suppliante,
elle le prie; elle se lamente et gémit. Elle le conjure de consentir à
la demande du roi africain et de vouloir ce que veut le camp tout
entier. Elle se lamente et se plaint d’être, grâce à lui, toujours
tremblante et pleine d’angoisses.

«--Hélas!--disait-elle,--pourrai-je jamais vivre tranquille, si un
nouveau désir vous prend à chaque instant de chercher querelle tantôt à
l’un, tantôt à l’autre? Comment pourrai-je me réjouir de ce que la
bataille projetée entre vous et Rodomont soit évitée, alors qu’une autre
non moins dangereuse est prête à s’allumer?

«Hélas! c’est bien en vain que j’étais fière qu’un roi si glorieux,
qu’un chevalier si redoutable consentît à risquer pour moi la mort dans
un combat périlleux et acharné, puisque je vois maintenant que vous
n’hésitez pas à vous exposer aux mêmes dangers pour une cause si futile!
c’était votre ardeur naturelle, et non votre amour pour moi, qui vous
poussait.

«Mais s’il est vrai que votre amour soit tel que vous vous efforcez de
me le montrer à toute heure, je vous prie par cet amour même, et par
cette angoisse qui m’oppresse l’âme et le cœur, de ne pas vous
tourmenter plus longtemps de ce que Roger garde sur son écu l’oiseau aux
plumes blanches. Je ne sais pas en quoi il peut vous être utile ou
nuisible qu’il abandonne cette devise ou qu’il la porte.

«Vous gagnerez peu de chose, et pourrez perdre beaucoup à la bataille
que vous allez livrer. Quand vous aurez arraché l’aigle des mains de
Roger, ce sera un maigre résultat pour un grand travail. Mais si la
Fortune vous est contraire--et vous ne la tenez pas encore par son
cheveu--vous serez cause d’un malheur à la seule pensée duquel je sens
que mon cœur se déchire.

«Si vous tenez pour vous-même assez peu à la vie pour lui préférer une
aigle peinte, qu’elle vous soit au moins chère pour ma vie à moi, car
l’une ne saurait s’éteindre sans entraîner l’autre avec elle. Ce n’est
pas de mourir avec vous qui me paraît douloureux; je vous suivrai dans
la vie, comme dans la mort; mais je ne voudrais pas mourir avec la
douleur de descendre après vous dans la tombe.--»

Par de telles paroles et beaucoup d’autres semblables, accompagnées de
larmes et de soupirs, elle ne cesse toute la nuit de supplier son amant
et de le ramener à des idées de paix. Celui-ci cueille ces douces larmes
sur ses beaux yeux humides, et ces tendres plaintes sur ses lèvres plus
vermeilles que la rose. Pleurant lui aussi, il répond ainsi:

«--O ma vie, ne vous mettez par Dieu point en souci pour si peu de
chose; quand même Charles et le roi d’Afrique, et tout ce qu’ils ont
avec eux de chevaliers maures et français, déploieraient leurs bannières
contre moi seul, vous ne devriez pas vous en effrayer davantage. Vous
paraissez me tenir en peu d’estime, puisqu’un Roger seul vous fait
trembler pour moi.

«Vous devriez cependant vous rappeler que seul, et n’ayant ni épée ni
cimeterre, j’ai avec un tronçon de lance exterminé une troupe de
chevaliers armés. Gradasse, bien qu’il en ait vergogne et dépit, raconte
à qui le lui demande qu’il fut mon prisonnier dans un château de Syrie;
et pourtant il a une bien autre renommée que Roger.

«Le roi Gradasse ne nie point également, votre Isolier et Sacripant
savent aussi--je dis Sacripant, roi de Circassie,--et le fameux Griffon
et Aquilant, et cent autres et plus, qu’ayant été faits prisonniers
quelques jours auparavant à ce passage, je les délivrai tous, mahométans
et gens baptisés, le même jour.

«Leur étonnement dure encore des grandes prouesses que je fis en ce jour
et qui dépassèrent ce que j’aurais pu faire si j’avais eu autour de moi,
comme ennemis, les armées des Maures et des Francs. Et maintenant Roger,
un simple jouvenceau, pourrait, dans un combat seul à seul, être pour
moi sujet de péril ou d’affront? Et maintenant que je possède Durandal
et l’armure d’Hector, Roger doit-il vous faire peur?

«Ah! pourquoi n’ai-je pas eu besoin de vous conquérir tout d’abord par
les armes! Je vous aurais tellement rendue certaine de ma vaillance, que
vous pourriez déjà prévoir la fin destinée à Roger. Séchez vos larmes,
et de par Dieu ne me faites pas un présage aussi triste. Soyez persuadée
que c’est le souci de mon honneur qui me pousse, et non pas l’oiseau
blanc peint sur l’écu.--»

C’est ainsi qu’il lui parla. La dame, remplie de tristesse, lui répliqua
par une foule de raisons capables non pas seulement de le faire changer
de résolution, mais de faire bouger de place une colonne. Elle finit par
le vaincre, bien qu’il fût armé et qu’elle fût en jupons, et elle
l’avait amené à dire que si le roi leur parlait de nouveau d’un accord,
il y consentirait.

Et il l’aurait fait, si, dès le lever de l’aurore avant-courrière du
soleil, l’impétueux Roger, qui voulait montrer qu’il portait à juste
titre l’aigle brillante, sans écouter davantage les paroles de
conciliation, n’avait fait sonner du cor et ne s’était présenté tout
armé, dans la lice dont le peuple entourait la palissade.

Aussitôt que le Tartare entend le son éclatant qui le défie au combat,
il ne veut plus entendre parler d’accord. Il se jette hors de son lit et
crie qu’on lui apporte ses armes. Son visage respire une telle
résolution, que Doralice elle-même n’ose plus lui parler de paix ni de
trêve. Il faut enfin que la bataille ait lieu.

Mandricard s’arme rapidement et reçoit avec impatience les services de
ses écuyers. Puis il s’élance sur le bon cheval qui avait appartenu au
grand défenseur de Paris, et il court en toute hâte vers la place
choisie pour vider par les armes les grandes querelles. Le roi et la
cour y arrivent en même temps que lui, de sorte que l’assaut éprouve peu
de retard.

On leur lace en tête les casques reluisants, et on leur remet leurs
lances. Puis la trompette donne le signal qui fait pâlir les joues à
plus de mille spectateurs. Les chevaliers mettent la lance en arrêt et,
donnant de l’éperon dans les flancs de leurs coursiers, ils viennent
avec une telle impétuosité à la rencontre l’un de l’autre, que le ciel
semble s’abîmer et la terre s’entr’ouvrir.

De l’un et de l’autre côté, on voit s’avancer l’oiseau blanc qui
soutient Jupiter dans les airs[8], ainsi qu’on le vit plus d’une fois
jadis en Thessalie, mais avec d’autres ailes. Chacun des deux champions
montre son ardeur et sa force dans le maniement des massives antennes.
Sous le choc terrible, ils sont plus inébranlables que la tour battue
des vents ou l’écueil fouetté par les vagues.

Les éclats de leur lance volent jusqu’au ciel. Turpin, très véridique en
cette circonstance, raconte que deux ou trois de ces éclats, qui étaient
parvenus jusqu’à la sphère du feu, en retombèrent tout enflammés. Les
chevaliers avaient saisi leur épée, et, comme des gens peu accessibles à
la peur, ils revinrent l’un sur l’autre. Tous deux se frappèrent à la
visière de la pointe du glaive.

Ils se frappèrent tout d’abord à la visière. Ils ne songèrent pas, pour
se démonter, à donner la mort aux chevaux, ce qui aurait été une
mauvaise action, car les pauvres bêtes ne sont pas cause de la guerre.
Celui qui penserait qu’ils agissaient ainsi par suite d’une convention
conclue entre eux, se tromperait beaucoup et ne connaîtrait pas l’usage
antique: en dehors de toute convention, celui qui frappait le cheval de
son adversaire, encourait une éternelle honte et un blâme général.

Ils se frappèrent à la visière qui était double, et qui, malgré cela,
eut peine à résister à une telle furie. Les coups se succèdent l’un
après l’autre; les bottes sont plus serrées que la grêle qui brise et
dépouille les branches des arbres, et détruit la moisson désirée. Vous
savez si Durandal et Balisarde coupent, et ce qu’elles valent en de
telles mains.

Mais ils ne portent pas encore de coups dignes d’eux, tant l’un et
l’autre se tiennent sur leurs gardes. C’est Mandricard qui fit la
première blessure dont le brave Roger faillit recevoir la mort. D’un de
ces grands coups, comme les chevaliers de ce temps savaient en porter,
il fend en deux l’écu de son adversaire, lui ouvre la cuirasse, et son
glaive cruel pénètre dans sa chair vive.

L’âpre coup glace le cœur dans la poitrine des assistants, dont la
majeure partie, sinon tous, manifestaient leurs préférences et leur
sympathie pour Roger. Et si la Fortune se prononçait selon le vœu de la
majorité, Mandricard serait déjà mort ou prisonnier. C’est pourquoi le
coup porté par lui fait frémir tout le camp.

Je crois qu’un ange dut intervenir pour sauver le chevalier de ce coup.
Roger, plus terrible que jamais, riposte sur-le-champ. Il dirige son
épée sur la tête de Mandricard; mais l’extrême colère qu’il éprouve
soudain le fait se presser tellement, que ce n’est pas sa faute si
l’épée ne frappe point du tranchant.

Si Balisarde était retombée droit sur le casque d’Hector, c’est en vain
qu’il eût été enchanté. Mandricard fut si étourdi sous le coup, qu’il
laissa échapper les brides de sa main. Il inclina trois fois la tête,
pendant que Bride-d’Or, que vous connaissez de nom, encore tout ennuyé
d’avoir changé de maître, courait tout autour de la lice.

Le serpent foulé sous les pieds, ou le lion blessé, n’ont jamais éprouvé
une colère, une fureur semblable à celle du Tartare, quand il revint de
l’étourdissement où l’avait plongé ce coup d’épée. Sa force et sa
vaillance croissent en raison de sa colère et de son orgueil. Il fait
faire à Bride-d’Or un bond prodigieux, et revient sur Roger l’épée
haute.

Il se lève sur ses étriers et dirige le coup sur le casque de son
adversaire et vous croiriez cette fois qu’il va le fendre jusqu’à la
poitrine. Mais Roger est plus agile que lui; avant que le bras du
Tartare soit redescendu pour frapper, il lui plonge son épée sous
l’aisselle droite, s’ouvrant un passage à travers la cotte de mailles
qui la protège.

Il retire Balisarde ruisselante d’un sang tiède et vermeil, amortissant
ainsi le coup porté par Durandal. Cependant bien qu’il ait ployé la tête
jusque sur la croupe de son cheval, la douleur lui fait froncer les
sourcils, et s’il avait eu un casque de moins bonne trempe, il se serait
souvenu à jamais de ce coup formidable.

Roger ne s’arrête pas; il pousse son cheval, et frappe Mandricard au
flanc droit. La finesse et la trempe de l’armure de ce dernier ne
peuvent rien contre l’épée de Roger qui ne frappe point vainement et qui
n’a pas besoin d’autre preuve pour montrer qu’elle est véritablement
enchantée, puisque les cuirasses ni les cottes de mailles enchantées ne
peuvent résister à ses coups.

Elle taille tout ce qu’elle touche et blesse au flanc le Tartare qui
blasphème le ciel et frémit d’une colère telle, que la mer soulevée par
la tempête est moins effrayante à voir. Il s’apprête à déployer toutes
ses forces; plein de dédain, il jette loin de lui l’écu sur lequel est
peint l’oiseau blanc et saisit son glaive à deux mains.

«--Ah!--lui dit Roger--cela seul suffit à prouver que tu n’es pas digne
de porter cet emblème, puisque tu le jettes après l’avoir taillé en
deux. Tu ne pourras désormais plus dire qu’il t’appartient.--» Il dit,
et il n’a que le temps d’apercevoir Durandal qui descend sur son front
avec une telle furie et d’un poids si lourd, que le choc d’une montagne
lui paraîtrait plus léger.

L’épée lui fend la visière par le milieu--heureusement pour lui qu’elle
ne touche pas le visage;--puis elle retombe sur l’arçon qui ne peut
résister, bien qu’il soit doublé d’acier. Le fer atteint le cuissard,
l’entr’ouvre comme de la cire, ainsi que l’étoffe qui le recouvre, et
blesse si gravement Roger à la cuisse qu’il fut longtemps ensuite à en
guérir.

Un double filet de sang rougit les armes des deux adversaires, de sorte
qu’on ne saurait dire encore lequel d’entre eux a l’avantage. Mais Roger
lève aussitôt ce doute; de son épée qui a déjà châtié tant d’ennemis, il
porte un terrible coup de pointe juste à l’endroit que Mandricard a
découvert en jetant son bouclier.

Il le frappe au côté gauche de la cuirasse, et trouve un chemin jusqu’au
cœur, car le fer entre de plus d’une palme dans le flanc de Mandricard;
de sorte qu’il faut que celui-ci tombe et perde tout les droits qu’il
pouvait avoir sur l’oiseau blanc et sur la fameuse épée, et qu’il perde
aussi la vie, plus précieuse qu’épée et bouclier.

Le malheureux ne mourut pas sans vengeance. Au moment même où il était
frappé, il levait son épée et il aurait fendu en deux la tête de Roger,
si celui-ci ne lui avait enlevé une bonne partie de sa vigueur et de sa
force par la blessure qu’il lui avait faite tout d’abord sous l’aisselle
droite.

Roger fut frappé par Mandricard juste au moment où il lui arrachait la
vie. Le coup fut encore assez fort pour fendre en deux la coiffe d’acier
et le cercle de fer qui la surmontait. Durandal, taillant le casque et
les os, entra de deux doigts dans la tête de Roger qui tomba à la
renverse, baigné dans un ruisseau de sang.

Celui des deux qui tomba le premier à terre fut Roger; l’autre, avant de
tomber, resta encore un instant en selle, de sorte que tout d’abord
chacun crut que Mandricard avait remporté le prix et l’honneur de la
bataille. Sa Doralice qui partageait l’erreur générale, et qui avait
plus d’une fois passé des pleurs au rire, levait les mains au ciel et
rendait grâce à Dieu de ce que le combat eût eu une semblable fin.

Mais quand on vit manifestement lequel des deux était vivant et lequel
était mort, il se fit un grand changement dans l’esprit des assistants;
ceux qui étaient joyeux devinrent tristes. Le roi, les seigneurs et les
chevaliers les plus renommés, qui s’affligeaient déjà de la mort de
Roger, poussèrent des cris d’allégresse, coururent l’embrasser, exaltant
sa gloire et son mérite.

Chacun se réjouit de la victoire de Roger; chacun pense et parle de même
à ce sujet. Seul, Gradasse nourrit un sentiment contraire à celui qu’il
laisse paraître. Son visage rayonne de joie, mais en lui-même il envie
la gloire acquise par Roger, et maudit le sort qui a fait sortir ce nom
le premier de l’urne.

Que dirai-je de la faveur, des caresses aussi affectueuses que sincères,
dont le roi Agramant combla Roger? Il ne voulut pas lever le camp, ni
retourner sans lui en Afrique. C’est en vain qu’il est entouré de tant
de braves chevaliers. Depuis que Roger a vaincu et mis à mort le fils
d’Agrican, il ne se fie plus qu’à lui, et fait plus de cas de lui que de
l’univers entier.

Ce n’était pas seulement les hommes qui étaient ainsi disposés en faveur
de Roger, mais aussi les dames qui avaient suivi sur le territoire des
Francs les troupes d’Afrique et d’Espagne. Doralice elle-même, bien
qu’elle pleurât son amant pâle et inanimé, aurait peut-être suivi
l’exemple des autres, si un dur frein de vergogne ne l’avait retenue.

Je dis que peut-être--mais sans l’affirmer--elle aurait pu être
inconstante, telle était la beauté, tels étaient le mérite, les manières
et la prestance de Roger. Quant à elle, d’après ce que nous avons déjà
vu, elle était si facile à changer de sentiments, que, pour ne pas
rester sans amours, elle aurait très bien pu porter son cœur à Roger.

Mandricard vivant lui convenait fort bien, mais qu’en aurait-elle fait
une fois mort? Il lui fallait se pourvoir d’un amant qui nuit et jour
fût vaillant et fort à la besogne. Cependant le médecin le plus
expérimenté de la cour n’avait pas tardé à accourir. Après avoir examiné
chaque blessure de Roger, il avait répondu de sa vie.

Le roi Agramant fit promptement coucher Roger sous sa propre tente; nuit
et jour il veut l’avoir devant les yeux, tellement il l’aime et
tellement il s’intéresse à lui. Le roi fait suspendre aux pieds de son
lit l’écu et toutes les armes qui ont appartenu à Mandricard, excepté
Durandal, qui est laissée au roi de Séricane.

Avec les armes, les autres dépouilles de Mandricard sont données à
Roger. On lui donne aussi Bride-d’Or, ce bel et brave destrier que
Roland avait abandonné dans sa fureur. Roger l’offre en présent au roi,
pensant que ce don lui serait très agréable. Mais laissons tout cela, et
revenons à celle pour qui Roger en vain soupire et qu’il réclame en
vain.

J’ai à vous parler des tourments amoureux que Bradamante eut à souffrir
dans l’attente de son amant. Hippalque, de retour à Montauban, lui avait
apporté des nouvelles de celui qu’elle désirait tant. Elle lui raconta
d’abord ce qui lui était arrivé avec Rodomont, au sujet de Frontin; puis
elle lui parla de Roger, qu’elle avait trouvé près de la fontaine avec
Richardet et les frères d’Aigremont.

Elle lui dit qu’il était parti avec elle dans l’espoir de retrouver le
Sarrasin et de le punir d’avoir enlevé à une dame son cheval Frontin,
mais qu’il n’avait pu accomplir son dessein, parce qu’il avait pris un
autre chemin que Rodomont; elle lui expliqua ensuite la raison pour
laquelle Roger n’était pas venu à Montauban.

Elle lui rapporta de point en point les paroles que Roger l’avait
chargée de transmettre pour s’excuser. Enfin, tirant la lettre de son
sein, elle la lui donna. D’un air plus troublé que calme, Bradamante
prit la lettre et la lut. Cette lettre lui aurait été bien plus
agréable, si elle n’avait pas nourri l’espoir de voir arriver Roger
lui-même.

Avoir attendu Roger, et, à sa place, être obligée de se contenter d’un
message, voilà ce qui troublait son beau visage de crainte, de douleur
et de dépit. Elle baisa dix et dix fois la lettre, reportant sa pensée
vers celui qui l’avait écrite. Les larmes dont elle l’arrosa empêchèrent
seules qu’elle ne la brûlât de ses soupirs ardents.

Elle lut l’écrit quatre ou cinq fois, et pendant ce temps, elle se fit
répéter par son ambassadrice tout ce que celle-ci lui avait déjà dit.
Elle l’écoutait en pleurant; on aurait pu croire qu’elle ne se serait
jamais consolée, si elle n’avait eu pour la réconforter l’espoir de
revoir bientôt son Roger.

Roger avait fixé le terme de son retour à quinze ou vingt jours, et
avait affirmé avec mille serments à Hippalque qu’il n’y avait pas à
craindre qu’il dépassât ce délai. «--Hélas!--disait Bradamante--qui
m’assure des accidents qui peuvent arriver en tous lieux et surtout à la
guerre? Qui me dit qu’il ne s’en produira pas un qui détourne tellement
Roger qu’il ne puisse plus revenir?

«Hélas! Roger; hélas! qui aurait cru que t’ayant aimé plus que moi-même,
tu pourrais me préférer ta nation ennemie? Tu portes secours à ceux que
tu devrais combattre, et tu tortures celle que tu devrais secourir. Je
ne sais si tu mérites le blâme ou l’éloge, car tu comprends bien peu ce
qu’il faut récompenser et ce qu’il faut punir.

«Ton père, j’ignore si tu le sais, fut mis à mort par Trojan; les
rochers eux-mêmes le savent; et tu mets tous tes soins à ce que le fils
de Trojan ne reçoive ni déshonneur ni dommage. Est-ce là la vengeance
que tu tires du meurtre de ton père, ô Roger? Est-ce pour récompenser
ceux qui l’ont vengé, que, moi qui suis de leur sang, tu me fais mourir
de douleur et de chagrin?--»

La dame adressait ces paroles et d’autres encore à son Roger absent, et
versait d’abondantes larmes. Non pas une fois, mais souvent, Hippalque
venait lui tenir compagnie et la consolait en lui disant que Roger lui
garderait entièrement sa foi, et qu’elle n’avait qu’à l’attendre,
puisqu’elle ne pouvait faire autrement, jusqu’au jour marqué pour son
retour.

Les consolations d’Hippalque et l’espérance, compagne assidue des
amoureux, calmèrent la crainte et le chagrin de Bradamante et la firent
rester à Montauban pour y attendre le terme fixé par Roger. Mais
celui-ci tint mal son serment.

Ce ne fut point sa faute s’il manqua à sa promesse; et plusieurs causes
indépendantes de sa volonté l’empêchèrent de tenir son engagement. Il
dut rester pendant plus d’un mois étendu sur son lit, en danger de mort,
tellement son état avait empiré depuis le combat qu’il avait soutenu
contre le Tartare.

L’enamourée jouvencelle l’attendit jusqu’au jour marqué, mais elle
l’attendit en vain. Elle n’en eut pas de nouvelles autrement que par
Hippalque et par son frère qui lui raconta que Roger avait pris sa
défense, et avait délivré Maugis et Vivien. Cette nouvelle, bien qu’elle
lui fût agréable, lui avait cependant causé quelque amertume.

Dans le récit de son frère, elle avait entendu vanter la haute valeur et
la beauté de Marphise. Elle avait appris que Roger était parti avec elle
en disant qu’il se rendait au camp dans lequel Agramant était mal en
sûreté. La dame le félicita d’être en si digne compagnie, mais elle
n’avait pas lieu de s’en réjouir, ni de l’approuver.

Et le soupçon qui l’oppresse n’est pas petit, car si Marphise est belle,
comme la renommée le rapporte, et que Roger soit resté jusqu’à ce jour
près d’elle, c’est un miracle s’il ne l’aime pas. Pourtant, elle ne veut
pas le croire encore, et elle espère et elle craint. Dans sa misère,
elle attend le jour qui doit la rendre heureuse ou plus infortunée
encore. Soupirant, elle reste à Montauban sans jamais porter ses pas au
dehors.

Elle y était encore, lorsque le prince, le seigneur de ce beau domaine,
le premier de ses frères--je ne dis point le premier par l’âge, mais par
l’honneur, car deux autres de ses frères étaient nés avant lui--Renaud,
qui jetait sur tous les siens des rayons de gloire et de splendeur,
comme le soleil sur les étoiles, arriva un jour au château à l’heure de
none. Hormis un page, il n’avait personne avec lui.

La cause de son arrivée était celle-ci: retournant un jour de Brava vers
Paris,--je vous ai dit que souvent il faisait ce voyage pour retrouver
les traces d’Angélique--il avait appris la fâcheuse nouvelle que ses
cousins Vivien et Maugis allaient être livrés au Mayençais. C’est pour
cela qu’il avait pris le chemin d’Aigremont.

Là, on lui avait dit qu’ils avaient été délivrés, que leurs ennemis
étaient morts et détruits, que c’était Marphise et Roger qui les avaient
mis en cet état, et que ses frères et ses cousins étaient retournés tous
ensemble à Montauban. Il se souvint alors qu’il y avait un an qu’il ne
s’était plus trouvé au château avec eux, et qu’il ne les avait
embrassés.

Renaud s’en vint donc à Montauban où il embrassa sa mère, sa femme, ses
fils, ses frères et ses cousins qui étaient naguère captifs. Il
ressemblait, en arrivant parmi les siens, à l’hirondelle qui vient au
nid, apportant à la bouche la pâture pour ses petits affamés. Après être
resté un jour ou deux au château, il partit, emmenant tous les autres
avec lui.

Richard, Alard, Richardet, les fils d’Aymon, le plus âgé des deux
Guichard, Maugis et Vivien, suivirent en armes le vaillant paladin.
Bradamante, voyant s’approcher le temps où celui qu’elle désirait tant
devait venir, dit à ses frères qu’elle était malade, et refusa de se
joindre à leur troupe.

Et elle leur disait bien vrai, car elle était malade, non de fièvre ou
de douleur corporelle; mais c’était le désir qui consumait son âme, et
la souffrance amoureuse qui altérait son visage. Renaud ne s’arrêta pas
davantage à Montauban, et partit emmenant avec lui la fleur de sa
famille. Je vous dirai dans l’autre chant comment il arriva à Paris, et
combien il vint en aide à Charles.



CHANT XXXI.

ARGUMENT.--Funestes effets de la jalousie.--Combat de Renaud et de
Guidon le Sauvage. Ce dernier est reconnu et se joint à la troupe des
guerriers de Montauban qui, réunis aux forces dont dispose Charles, fait
un grand carnage des Maures.--Brandimart va avec Fleur-de-Lys sur les
traces de Roland, et arrive au petit pont construit par Rodomont dont il
devient prisonnier.--L’armée des Sarrasins se retire à Arles.


Quel état serait plus doux, plus agréable que celui d’un cœur amoureux;
quelle vie serait plus heureuse, plus fortunée que celle que l’on
passerait en servage d’amour, si l’homme n’était sans cesse tourmenté de
ce soupçon funeste, de cette crainte, de ce martyre, de cette frénésie,
de cette rage qu’on appelle jalousie?

Cependant, quelle que soit l’amertume qui se glisse dans cette
suavissime douceur, elle ne fait qu’augmenter la force ou aiguiser la
finesse de l’amour. La soif fait paraître l’eau bonne et savoureuse, et
c’est grâce à la faim que l’on apprécie les aliments. Celui-là ne
connaît point la paix et en ignore le prix, qui n’a pas d’abord éprouvé
ce que c’est que la guerre.

On supporte paisiblement de ne point voir avec les yeux ce que le cœur
voit toujours; plus on reste éloigné de ce qu’on aime, plus le retour,
quand il s’effectue, apporte de soulagement. Servir sans récompense se
peut accepter, pourvu que l’espérance ne soit pas morte, car le prix
d’un fidèle servage finit toujours par venir, quelque tard qu’il vienne.

Le souvenir des dédains, des refus, et finalement de tous les martyres,
de toutes les peines d’amour, fait que l’on goûte mieux un plaisir quand
il arrive. Mais si cette infernale peste vient à infester un esprit
malade, elle l’affaiblit et l’empoisonne au point que, s’il survient par
la suite une occasion de joie et d’allégresse, l’amant n’en a plus
souci, et ne l’apprécie pas.

Voilà la plaie cruelle, empoisonnée, que ne peuvent guérir ni les
liqueurs ni les drogues, ni les grimoires, ni les inventions des
sorcières, ni la longue observation des astres bienfaisants, ni tout
l’art magique dont Zoroastre est l’inventeur. Voilà la plaie qui fait
plus souffrir que toute autre douleur, et qui conduit l’homme au
désespoir et à la mort.

O plaie incurable qui s’attache aussi facilement au cœur d’un amant sur
un faux que sur un vrai soupçon! Plaie qui accable si cruellement
l’homme, qu’elle lui offusque la raison et l’intelligence, et le rend si
dissemblable à ce qu’il était auparavant! ô jalousie inique, comme tu
as, bien à tort, enlevé toute joie à Bradamante!

Je ne parle pas de l’impression amère que le récit d’Hippalque et de son
frère lui avait laissée au cœur, mais d’une nouvelle aussi cruelle que
fausse qui lui avait été annoncée quelques jours plus tard, et en
comparaison de laquelle les autres n’étaient rien. Je vous la dirai,
mais après quelque digression. J’ai à vous parler auparavant de Renaud
qui se dirige vers Paris avec les siens.

Le jour suivant, vers le soir, ils rencontrèrent un chevalier qui avait
une dame à ses côtés. Son écu et sa soubreveste étaient entièrement
noirs et coupés seulement par une bande blanche. Ce chevalier défia au
combat Richardet qui marchait le premier, et qui avait l’air d’un franc
guerrier. Celui-ci, qui ne refusa jamais pareille proposition, tourna
bride et prit du champ.

Sans dire un mot, sans plus se demander qui ils étaient, ils coururent à
la rencontre l’un de l’autre. Renaud et les autres chevaliers
s’arrêtèrent pour voir le résultat de la joute. «--En voilà un--se
disait à part lui Richardet--qui va tout à l’heure se trouver par terre,
si je le frappe bien à l’endroit où je le vise.--» Mais il arriva tout
le contraire de ce qu’il pensait,

Car le chevalier inconnu lui porta, au-dessous de la visière, un coup
tel qu’il l’enleva de selle et le jeta à plus de deux longueurs de lance
loin de son destrier. Alard, qui voulut aussitôt le venger, se retrouva
en un instant à ses côtés, étourdi et contusionné, tellement fort fut le
coup qui rompit son écu.

Guichard, voyant les deux frères à terre, mit sur-le-champ sa lance en
arrêt, bien que Renaud lui criât: «--Attends, attends.--» Mais Renaud
n’avait pas encore son casque attaché sur la tête, de sorte que Guichard
eut le temps de courir à la rencontre du chevalier. Mais il ne sut pas
mieux se tenir que les autres, et en un clin d’œil il se retrouva par
terre.

Richard, Vivien et Maugis se disputaient déjà à qui jouterait le
premier. Mais Renaud, ayant fini de s’armer, mit fin à leur contestation
en disant: «--Il est temps d’arriver à Paris, et ce serait nous retarder
trop que de vouloir attendre que chacun de vous fût abattu l’un après
l’autre.--»

Il dit cela entre ses dents et de façon à n’être pas entendu, parce que
c’eût été pour les autres une injure et une honte. Les deux adversaires
avaient déjà pris du champ et s’en revenaient avec impétuosité l’un sur
l’autre. Renaud ne fut point jeté à terre, car il valait à lui seul tous
ses compagnons. Les lances se brisèrent comme du verre, mais les
cavaliers ne reculèrent pas d’une ligne.

Les deux chevaux se heurtèrent avec une telle force que leur croupe alla
toucher le sol. Bayard se releva aussitôt, et c’est à peine s’il
interrompit sa course. L’autre tomba si malencontreusement, qu’il se
rompit l’épaule et les reins. Le chevalier, voyant son destrier mort,
abandonna les étriers, et se retrouva en un instant sur pied.

Il dit au fils d’Aymon, qui s’en revenait vers lui la main vide:
«--Seigneur, ce serait manquer à mon devoir que de laisser sans
vengeance la mort du bon destrier dont tu viens de me priver, et qui me
fut cher tant qu’il vécut. Viens-t’en donc, et fais de ton mieux, car il
faut qu’il y ait bataille entre nous.--»

Renaud lui dit: «--Si c’est à cause du destrier mort, et non pour autre
chose, que nous devons nous livrer bataille, je te donnerai un des
miens, et sois assuré qu’il ne vaut pas moins que le tien.--» L’autre
reprit: «--Tu te trompes, si tu crois que je manque de destrier. Mais
puisque tu ne comprends pas ce que je veux, je t’expliquerai plus
clairement la chose.

«Je veux dire que je croirais commettre une faute en ne t’éprouvant pas
aussi à l’épée, et en ne cherchant à savoir si, dans cette nouvelle
joute, tu es mon égal, ou si tu vaux mieux ou moins que moi. Donc, comme
il te plaira, descends ou reste à cheval. Pourvu que tu ne tiennes pas
tes mains inoccupées, je suis content de te donner tout l’avantage,
tellement je désire t’éprouver à l’épée.--»

Renaud ne le fit pas attendre longtemps, et dit: «--Je te promets la
bataille, puisque tu es si ardent; et pour que tu n’aies point soupçon
au sujet des gens qui m’accompagnent, ils continueront leur route
jusqu’à ce que je les rejoigne. Il ne restera avec moi qu’un valet pour
tenir mon cheval.--» Là-dessus, il ordonna à ses compagnons de s’en
aller.

La courtoisie du vaillant paladin fut fort appréciée par le chevalier
étranger. Renaud mit pied à terre et remit les rênes de son destrier
Bayard aux mains du valet. Puis, lorsqu’il ne vit plus son étendard qui
était déjà bien loin, il embrassa son écu, saisit son glaive redoutable,
et défia le chevalier au combat.

Alors commença une bataille telle qu’on n’en vit jamais de plus fière.
Chacun des chevaliers ne pensait pas que son adversaire fût de force à
lui résister longtemps. Mais quand à l’épreuve ils virent que des deux
côtés les forces étaient bien égales, ils comprirent que ni l’un ni
l’autre n’avaient à se réjouir ou à s’attrister. Mettant l’orgueil et la
colère de côté, tous deux déploient toute leur habileté pour obtenir
l’avantage.

Leurs coups, implacables et féroces, remplissent tous les environs d’un
bruit horrible, soit qu’ils tombent sur les boucliers, sur les cuirasses
ou sur les cottes de mailles. Sous peine de laisser l’adversaire prendre
l’avantage, l’un et l’autre doivent s’étudier à bien parer plutôt qu’à
attaquer, car la première faute commise pouvait entraîner un éternel
dommage.

L’assaut dura une heure, et plus de la moitié de l’heure suivante. Déjà
le soleil se cachait sous l’onde, et les ténèbres étendaient leur filet
jusqu’aux extrémités de l’horizon, sans que les combattants eussent pris
le moindre repos, ni interrompu leurs coups furibonds. Cependant, ils
n’étaient excités au combat ni par la colère ni par la haine, mais
seulement par le point d’honneur.

Entre temps, Renaud songeait que le chevalier inconnu possédait une
telle force que non seulement il aurait peine à se tirer de ses mains
sain et sauf, mais qu’il courait grand danger de mort. Il en avait déjà
été si fortement travaillé et si échauffé, que la sueur lui coulait du
front, et qu’il commençait à douter de l’issue du combat. Il y aurait
volontiers mis fin, si son honneur eût été sauvegardé.

De son côté, le chevalier étranger--qui ne savait également pas que
c’était le seigneur de Montauban, ce guerrier si fameux dans toute la
chevalerie, contre lequel il avait été amené à lutter l’épée à la main
avec si peu d’animosité--était certain que les armes ne pouvaient lui
donner la preuve d’un homme plus excellent.

Il aurait voulu ne pas avoir entrepris de venger la mort de son cheval,
et, s’il avait pu le faire sans encourir de blâme, il se serait
volontiers retiré de cette périlleuse bataille. La nuit était déjà si
obscure et si épaisse, que presque tous les coups portaient dans le
vide. Ils ne pouvaient attaquer et encore moins parer, car c’est à peine
s’ils voyaient leurs épées dans leur mains.

Le sire de Montauban fut le premier à dire que la bataille ne pouvait se
continuer ainsi dans l’obscurité, et qu’il valait mieux la remettre
jusqu’à ce que le paresseux Arthur eût accompli son évolution
terrestre[9]. En attendant, son adversaire peut venir sous sa tente où
il ne sera pas moins en sûreté, ni moins bien servi et honoré qu’en
aucun autre lieu.

Renaud n’a pas besoin de prier beaucoup le courtois chevalier, pour que
ce dernier accepte son invitation; ils s’en vont donc ensemble à
l’endroit où le pennon de Montauban s’était arrêté en un lieu sûr.
Renaud, cependant, ôtant des mains de son écuyer un beau cheval, bien
harnaché et bon pour le combat à la lance et à l’épée, en a fait don au
chevalier.

C’est alors que le guerrier étranger apprit qu’il marchait à côté de
Renaud, car, avant d’arriver à la tente, celui-ci s’était, par hasard,
nommé lui-même. Et comme ils étaient frères, il se sentit le cœur
doucement remué d’une pieuse affection, et se mit à pleurer de joie et
de tendresse.

Ce guerrier était Guidon le sauvage, qui, en compagnie de Marphise, de
Sansonnet et des fils d’Olivier, avait naguère longtemps voyagé sur mer,
comme je vous l’ai dit. Le félon Pinabel, en le faisant prisonnier et en
le retenant ensuite conformément à la honteuse loi qu’il avait établie,
l’avait empêché de revoir plus tôt sa famille.

Guidon, en apprenant que c’était là ce Renaud, fameux parmi tous les
chevaliers, et qu’il avait toujours plus désiré voir qu’un aveugle ne
désire recouvrer la lumière du jour qu’il a perdue, s’écria plein de
joie: «--O mon seigneur, quelle fatalité m’a conduit à vous combattre,
vous que depuis longtemps j’aime et j’honore par-dessus tout en ce
monde!

«Constance me donna le jour sur les rivages extrêmes du pont Euxin. Je
suis Guidon, conçu, comme vous, de l’illustre semence du généreux Aimon.
C’est le désir de vous voir, vous et tous les nôtres, qui m’a fourni
l’occasion de venir ici. Et, lorsque mon vœu le plus cher est de vous
honorer, il se trouve que j’en suis venu à vous faire injure!

«Mais excusez l’erreur qui a fait que je ne vous ai point reconnu, vous
ni vos autres compagnons; pour la racheter, si faire se peut, dites-moi
ce que je dois faire; je ne reculerai devant rien.--» Après qu’ils se
furent plusieurs fois embrassés, Renaud lui répondit: «--Qu’il ne vous
reste souci de vous excuser envers moi de cette bataille.

«Pour témoigner que vous êtes véritablement un rameau de notre antique
souche, vous ne pouviez pas donner de meilleure preuve que la grande
vaillance que nous avons éprouvée en vous. Si vos actes avaient été plus
pacifiques, et plus calmes, nous vous aurions cru avec plus de peine,
car le daim n’engendre pas le lion, ni la colombe l’aigle ou le
faucon.--»

Tout en raisonnant ainsi, ils ne laissaient pas de poursuivre leur
route, de sorte qu’ils arrivèrent vers les tentes. Là, le brave Renaud
apprit à ses compagnons que le chevalier était Guidon, qu’ils avaient
tant désiré voir, et qu’ils avaient si longtemps attendu. Cette nouvelle
remplit tout le monde de joie, et tous déclarèrent qu’il ressemblait à
son père.

Je ne dirai pas l’accueil que lui firent Alard, Richardet et les autres
deux, non plus que celui qu’il reçut de Vivian, d’Aldigier, de Maugis,
ses cousins. Ce fut entre chaque chevalier et lui un échange
d’affectueuse courtoisie, et je conclurai simplement en disant que sa
venue fut bien vue de tous.

L’arrivée de Guidon aurait été de tout temps chère à ses frères, mais
elle leur fut surtout agréable en ce moment où, plus que jamais, ils en
avaient besoin. Dès que le soleil eut émergé ses rayons lumineux hors
des vagues de l’Océan, Guidon partit sous la bannière de ses frères et
de ses parents, dont il augmenta la troupe.

Ils marchèrent de telle sorte qu’en deux jours ils arrivèrent sur les
rives de la Seine, à moins de dix milles des portes assiégées de Paris.
Là, ils retrouvèrent par un heureux hasard Griffon et Aquilant, les deux
guerriers à la redoutable armure: Griffon le blanc et Aquilant le noir,
que Gismonde conçut d’Olivier.

Ils causaient avec une damoiselle dont l’apparence annonçait la haute
condition, et dont la robe blanche était ornée d’une broderie d’or. Elle
était très belle et d’un aspect fort agréable, bien qu’elle parût triste
et larmoyante. Elle semblait, par ses gestes et sa contenance, parler de
choses fort importantes.

Quand il fut près d’eux, Guidon reconnut les deux chevaliers, et dit à
Renaud: «--En voici deux que peu de guerriers dépassent en vaillance.
S’ils viennent avec nous au secours de Charles, les Sarrasins ne
résisteront pas.--» Renaud confirma les dires de Guidon, en assurant que
l’un et l’autre étaient des guerriers accomplis.

Lui aussi les avait reconnus à leurs armes habituelles. L’un était
revêtu d’une armure toute noire, l’autre d’une armure toute blanche;
tous deux portaient par-dessus de riches ornements. De leur côté, les
deux frères reconnurent et saluèrent Guidon, Renaud et ses frères. Ils
embrassèrent Renaud comme un ami, car ils avaient depuis longtemps
oublié leur ancienne haine.

Ils avaient, pendant un certain temps, été en grande contestation avec
Renaud, à cause de Truffaldin; mais ce serait trop long à vous raconter.
Oubliant toute colère, ils s’embrassèrent tous avec une affection
fraternelle. Renaud se retourna ensuite vers Sansonnet qui avait un peu
plus tardé que les autres à venir, et le reçut avec les honneurs qui lui
étaient dus, dès qu’il fut instruit de sa grande valeur.

Dès que la damoiselle eut vu Renaud de plus près et l’eut reconnu--car
elle connaissait tous les paladins--elle lui apprit une nouvelle qui la
tourmentait beaucoup. Elle commença ainsi: «--Seigneur, ton cousin,
auquel l’Église et l’Empire doivent tant, Roland, autrefois si sage et
si honoré, est devenu fou et s’en va errant à travers le monde.

«D’où lui est venu un tel malheur, je ne saurais te le dire. J’ai vu son
épée et ses autres armes qu’il avait jetées par les champs. Je les ai vu
ramasser de côté et d’autre par un chevalier pieux et courtois qui les
suspendit comme un trophée glorieux aux branches d’un arbuste.

«Mais, le jour même, l’épée fut enlevée par le fils d’Agrican. Tu peux
penser quelle perte c’est pour la chrétienté que Durandal soit encore
une fois retombée au pouvoir des païens. Bride-d’Or, qui errait en
liberté autour des armes de son maître, a été pris aussi par le
Sarrasin.

«Il y a peu de jours, j’ai vu Roland, sans vergogne et privé de sa
raison, courir nu en poussant des cris et des hurlements épouvantables.
En somme, il est complètement fou. Et je ne l’aurais pas cru, si je
n’avais vu de mes yeux un spectacle aussi déplorable et aussi cruel.--»
Puis elle lui raconta comment elle avait vu Roland tomber du haut du
pont dans sa lutte corps à corps avec Rodomont.

«--A tous ceux que je ne crois pas être ennemis de Roland, je raconte
cela--ajouta-t-elle--dans l’espoir que, parmi les nombreux chevaliers
auxquels j’en parle, il s’en trouvera un qui, ému de pitié pour une
situation si étrange et si fâcheuse, essaiera de ramener le comte à
Paris ou dans tout autre lieu ami, afin qu’on lui guérisse le cerveau.
Si Brandimart le savait, je suis bien sûre qu’il ferait tout son
possible pour cela.--»

Cette damoiselle était la belle Fleur-de-Lys que Brandimart aimait plus
que lui-même. Elle venait à Paris pour le retrouver. Elle raconta encore
qu’une grande querelle avait éclaté entre le roi de Séricane et le roi
de Tartarie pour la possession de l’épée; qu’elle était restée à
Mandricard dont elle avait par la suite causé la mort, puis qu’enfin
elle appartenait actuellement à Gradasse.

Renaud ne cesse de gémir et de se lamenter sur une aussi étrange et
aussi malheureuse aventure. Il sent son cœur s’attendrir à ce récit,
comme la glace fond au soleil. Il prend en lui-même la résolution
immuable de chercher Roland où qu’il soit. Il espère, quand il l’aura
retrouvé, qu’il pourra le guérir de cette rage.

Mais comme, soit volonté du ciel soit hasard, il a pu réunir une troupe
de chevaliers illustres, il veut tout d’abord mettre les Sarrasins en
fuite, et délivrer les remparts de Paris. Toutefois il lui paraît
avantageux de différer l’attaque jusqu’à ce que la nuit soit devenue
tout à fait obscure, entre la troisième et la quatrième vigile, alors
que l’eau du Léthé aura répandu le sommeil sur la terre.

Il logea les siens au milieu d’un bois, et les y laissa reposer pendant
tout le jour. Mais quand le soleil, laissant le monde plongé dans les
ténèbres, fut retourné vers son antique nourrice, et que les ourses, le
capricorne, les serpents et les autres bêtes, qui jusque-là s’étaient
tenues cachées à cause de la lumière trop éclatante du jour, eurent
illuminé le ciel, Renaud fit avancer sa troupe taciturne.

Accompagné de Griffon, d’Aquilant, de Vivien, d’Alard, de Guidon, de
Sansonnet et des autres, il marche à pas mesurés, et sans prononcer une
parole, pendant un mille, jusqu’à ce qu’il rencontre l’avant-garde
d’Agramant, qu’il trouve endormie. Il tue tout, sans faire un
prisonnier. De là, il pénètre au cœur de l’armée maure, sans avoir été
vu ni entendu.

A peine arrivé dans le camp des infidèles, Renaud tombe à l’improviste
sur la garde dont il fait un tel carnage que pas un homme n’échappe à la
mort. Cette première troupe exterminée, les Sarrasins n’ont plus la
partie belle, car, pleins de sommeil, inertes et effarés, ils ne peuvent
faire que peu de résistance à de tels guerriers.

Pour augmenter l’épouvante des Sarrasins, Renaud, dès le commencement de
l’attaque, fait soudain souffler dans les trompes et les cornets, et
crier à haute voix son nom. Il éperonne Bayard qui n’est pas lent à lui
obéir; d’un bond, il franchit la barrière élevée, renverse les
cavaliers, foule aux pieds les fantassins, et abat les baraques et les
tentes.

Les plus hardis, parmi les païens, s’arrachent les cheveux quand ils
entendent résonner dans les airs les noms redoutés de Renaud et
Montauban. Les Espagnols fuient pêle-mêle avec les Africains, sans
perdre de temps à charger les bêtes de somme. Aucun n’est d’avis
d’attendre une telle furie dont ils ont déjà, à leur grand dam, éprouvé
les effets.

Guidon suit Renaud et ne fait pas moins que lui. Les deux fils d’Olivier
les imitent, ainsi qu’Alard, Richardet et les deux autres frères.
Sansonnet s’ouvre un chemin avec son épée. Aldigier et Vivien font
éprouver leur vaillance à bon nombre d’ennemis. Tous ceux qui suivent
l’étendard de Clermont se conduisent en vaillants guerriers.

Renaud avait avec lui sept cents combattants, venus de Montauban et des
pays d’alentour, habitués à braver sous les armes le froid et le chaud,
et non moins redoutables que les Mirmidons d’Achille. Chacun était si
solide à la besogne, que cent d’entre eux n’auraient pas reculé devant
mille adversaires. Beaucoup l’emportaient sur les plus fameux guerriers.

Et bien que Renaud ne fût pas riche, bien qu’il n’eût ni cités ni
trésors, il se les attachait tellement par ses bonnes paroles et ses
bons traitements, partageant toujours avec eux ce qu’il possédait, que
pas un d’eux ne consentit jamais à servir un autre maître, même pour une
paye plus forte. Il fallait une bien grande nécessité pour qu’ils
consentissent à quitter Montauban.

Afin de porter à Charlemagne un secours plus efficace, Renaud avait
laissé son château sous la garde de peu de monde. A peine sa bannière,
cette bannière dont je raconte la gloire, fut-elle arrivée parmi les
Africains, qu’elle en fit un carnage pareil à celui que fait le loup
féroce au milieu des troupeaux laineux du Galèse, au pays de Phalante,
ou le lion parmi les troupeaux de chèvres barbues des bords du Cyniphe.

Charles, qui avait été avisé par Renaud de son arrivée aux environs de
Paris, et de son intention d’assaillir pendant la nuit le camp des
Sarrasins, se tenait en armes et prêt à combattre. Quand il jugea qu’il
était temps, il vint en aide à Renaud avec ses paladins, auxquels
s’était joint le fils du riche Monodant, le fidèle et sage amant de
Fleur-de-Lys.

Celui qu’elle avait pendant tant de jours, et par de si longs chemins,
cherché en vain dans toute la France, elle le reconnut de loin aux
insignes qu’il avait l’habitude de porter. Dès que Brandimart la vit, il
abandonna le champ de bataille, et tout entier revenu à des sentiments
plus humains, il courut l’embrasser. Plein d’amour, il lui donna mille
baisers, ou peu s’en fallut.

Les chevaliers de cette antique époque avaient grande confiance en leurs
dames et en leurs damoiselles. Ils les laissaient aller sans escorte par
monts et par vaux dans des contrées étrangères; et, au retour, ils les
tenaient pour bonnes et belles, sans que jamais le soupçon vînt les
saisir. Fleur-de-Lys raconta sur-le-champ à son amant que le seigneur
d’Anglante était devenu fou.

Brandimart aurait eu peine à croire d’une autre bouche une si étrange et
si fâcheuse nouvelle; mais il la crut, venant de la belle Fleur-de-Lys
qui lui avait déjà fait croire des choses bien plus fortes. Elle ajouta
qu’elle l’avait non pas entendu dire, mais qu’elle l’avait vu de ses
propres yeux, et qu’elle connaissait Roland de longue date et mieux que
tout autre; et elle dit où et quand.

Elle lui rapporta la scène dont elle avait été témoin sur le pont
dangereux, dont Rodomont disputait le passage à tous les chevaliers,
afin de leur enlever leur soubreveste et leurs armes pour servir
d’ornement à un riche sépulcre. Elle lui dit qu’elle avait vu Roland
furieux se livrer en cet endroit à des actes horribles et terrifiants,
et comment il avait jeté le païen dans le fleuve, au risque de s’y noyer
lui-même.

Brandimart qui aimait le comte autant qu’on peut aimer un compagnon, un
frère ou un fils, résolut d’aller à sa recherche et de ne reculer devant
aucune fatigue, aucun danger, pour essayer de le guérir de sa fureur,
soit avec le concours d’un médecin, soit à l’aide d’enchantements. Comme
il se trouvait en selle, tout armé, il se mit sur-le-champ en route avec
sa belle dame.

Tous deux se dirigèrent vers le lieu où la dame avait vu le comte. De
journée en journée, ils arrivèrent au pont que gardait le roi d’Alger.
La sentinelle avertit Rodomont dont les écuyers apprêtèrent aussitôt les
armes et le cheval, et qui se trouva tout prêt à combattre quand
Brandimart voulut tenter le passage.

D’un ton qui dénotait sa fureur, le Sarrasin cria à Brandimart: «--Qui
que tu sois, toi qu’une erreur de chemin ou ta propre folie amène ici,
descends de cheval et dépouille-toi de tes armes, et fais-en hommage à
ce grand sépulcre, avant que je ne te tue et que je ne t’offre comme
victime expiatoire aux ombres qu’il renferme. Si tu refuses, je te
tuerai tout de même, et je ne t’en aurai aucun gré.--»

Brandimart ne voulut pas répondre à cette sommation altière autrement
qu’avec la lance. Il éperonne Batolde, son gentil destrier, et s’élance
contre son adversaire avec une impétuosité telle qu’il fit bien voir
qu’en fait de courage, il pouvait être comparé à n’importe quel
chevalier du monde. Quant à Rodomont, mettant sa lance en arrêt, il
galope à toute bride sur le pont étroit.

Son destrier, qui avait l’habitude de ce chemin difficile sur lequel il
avait déjà fait souvent tomber plus d’un cavalier, accourait avec
assurance à la rencontre. L’autre, effrayé par cette course
inaccoutumée, s’avançait hésitant et timide. Le pont tremblait sous
leurs pieds et semblait près de s’écrouler dans l’eau, outre qu’il était
fort étroit et sans parapet.

Les chevaliers, tous deux maîtres en l’art de jouter, avaient des lances
grosses comme des madriers et telles encore qu’elles étaient dans leurs
écorces sylvestres. Ils s’en portèrent des coups si terribles, qu’il ne
servit à rien à leurs coursiers d’être vigoureux et lestes. Tous les
deux furent renversés sur le pont, ainsi que leurs maîtres, ne formant
qu’un tas.

Pressés par les éperons, ils voulurent se relever immédiatement, mais le
pont était si étroit, qu’ils ne trouvèrent pas où poser un pied ferme.
Tous deux, par une égale fatalité, tombèrent dans l’eau. Leur chute
produisit un bruit effroyable qui monta jusqu’au ciel, pareil à celui
que fit en tombant dans notre fleuve celui qui sut si mal diriger le
char du soleil.

Les deux chevaux, chargés du poids de leurs cavaliers, qui étaient
restés fermes en selle, allèrent voir au fond de la rivière si quelque
belle nymphe n’y était pas cachée. Ce n’est pas le premier, ni le second
saut que le païen fait avec son audacieux destrier, du haut du pont dans
l’eau. Il connaît fort bien, par conséquent, le fond du fleuve.

Il sait les endroits où le fond est ferme et où il est vaseux, où l’eau
est basse et où elle est profonde. Il a bientôt la tête, la poitrine et
la ceinture hors de l’eau et peut attaquer Brandimart avec un grand
avantage. Brandimart était tombé au beau milieu du courant; son
destrier, enfoncé dans le sable qui formait le fond, ne pouvait plus
s’en retirer, et tous deux risquaient de se noyer.

L’eau, soulevée par la chute, les eut bientôt culbutés et les entraîna à
l’endroit le plus profond. Brandimart était dessous et le destrier
dessus. Fleur-de-Lys, restée sur le pont, presque morte d’épouvante,
pleure et adresse au vainqueur ses vœux et ses supplications: «--Ah!
Rodomont, par celle que tu révères dans sa tombe, ne sois pas si cruel
que de laisser noyer un tel chevalier!

«Ah! seigneur plein de courtoisie, si tu as jamais aimé, aie pitié de
moi, car je l’aime. Qu’il te suffise, au nom de Dieu, de le faire
prisonnier et d’orner ton monument de cette nouvelle dépouille. Parmi
toutes celles que tu as gagnées, celle-ci sera la plus belle et la plus
glorieuse.--» Elle sut si bien dire, qu’elle émut le roi païen, quelque
cruel qu’il fût.

Et elle fit si bien, qu’il se hâta de porter secours à son amant;
celui-ci était retenu sous l’eau par son destrier et était sur le point
de perdre la vie, ayant bu beaucoup d’eau sans la moindre soif.
Toutefois, Rodomont ne le tira d’embarras qu’après lui avoir pris son
épée et son casque. Il le sortit ensuite de l’eau, et le fit transporter
dans la tour, où se trouvaient déjà beaucoup d’autres prisonniers.

La dame sentit toute sa joie tomber, quand elle vit son amant s’en aller
prisonnier. Cependant, elle préférait cela à le voir périr dans le
fleuve. Elle s’adressait à elle-même toute sorte de reproches. C’était
elle en effet qui avait fait venir son amant en lui racontant qu’elle
avait reconnu le comte sur le pont si dangereux.

Enfin elle part, ayant déjà conçu la pensée de mener en ces lieux le
paladin Renaud, ou Guidon le sauvage, ou Sansonnet, ou tout autre
chevalier illustre de la cour du fils de Pépin, capable de lutter avec
le Sarrasin sur la terre et sur l’eau. Elle espère que ce nouveau
champion sera sinon plus fort, du moins plus heureux que son cher
Brandimart.

Elle marche pendant plusieurs jours avant de rencontrer un chevalier tel
qu’elle le voulait pour combattre contre le Sarrasin et délivrer son
amant. Après avoir longtemps cherché quelqu’un qui convînt à cette
besogne, elle rencontra un chevalier à la soubreveste riche et ornée,
toute brodée de troncs de cyprès.

Je vous raconterai ailleurs qui c’était. Je veux auparavant retourner à
Paris, et vous dire la suite de la grande déroute que Renaud et Maugis
firent essuyer aux Maures. Je ne saurais vous énumérer ceux qui purent
fuir et ceux qui furent envoyés sur les bords du Styx. L’obscurité de la
nuit ne permit pas à Turpin, qui avait entrepris de le faire, de les
compter.

Dans le premier sommeil, sous sa tente, dormait Agramant. Un chevalier
vient le réveiller en lui disant qu’il va être fait prisonnier, s’il ne
prend immédiatement la fuite. Le roi, regardant alors autour de lui,
voit la confusion qui règne parmi les siens. Ceux-ci, sans songer à
faire tête à l’ennemi, fuient çà et là, nus et désarmés, car ils n’ont
pas même eu le temps de prendre leur bouclier.

Le roi, fort perplexe et sans un seul conseiller autour de lui, se
faisait attacher sa cuirasse, quand arrivent Falsiron, le fils de
Grandonio, Balugant et d’autres encore. Ils montrent à Agramant le
danger qu’il court de rester mort ou prisonnier en ce lieu; ils ajoutent
même que s’il peut sauver sa personne, la fortune se sera montrée
propice et bonne envers lui.

Ainsi parle Marsile, ainsi parle le brave Sobrin, ainsi disent tous les
autres d’un commun accord. Sa perte est d’autant plus prochaine, que
Renaud s’avance avec plus d’impétuosité. S’il attend que le paladin, cet
homme avide de carnage, soit arrivé avec tous ses gens, il peut être
certain que lui et ses amis resteront tous morts, ou aux mains des
ennemis.

Mais il peut se réfugier dans Arles ou dans Narbonne avec le peu de gens
qu’il a autour de lui. L’une et l’autre de ces villes sont fortes et
peuvent supporter un siège de plusieurs jours. Quand il aura mis sa
personne en sûreté, il pourra venger cet affront, et refaire promptement
une nouvelle armée avec laquelle il vaincra Charles.

Le roi Agramant se rend à leur avis, bien que ce parti lui semble cruel
et dur. Il se dirige vers Arles, par le chemin qui lui paraît le plus
sûr, et il semble qu’il ait des ailes. Il a de bons guides, et
l’obscurité favorise grandement son départ. Vingt mille Africains et
Espagnols purent ainsi échapper à Renaud.

Quant à ceux qui furent occis par lui, par ses frères, par les deux fils
du sire de Vienne, par les sept cents hommes d’armes obéissant à Renaud,
par Sansonnet, ou qui, dans leur fuite, se noyèrent dans la Seine, celui
qui pourrait les compter compterait aussi les feuilles que Zéphire et
Flore font éclore en avril.

D’aucuns pensent que Maugis prit une grande part à la victoire de cette
nuit, non pas en arrosant la campagne du sang sarrasin, ni par le nombre
des ennemis qu’il occit de sa propre main, mais en faisant sortir, par
son art, les esprits infernaux des grottes du Tartare, et cela en si
grande quantité, qu’un royaume deux fois grand comme la France n’aurait
pu lever autant de bannières ni de lances.

On ajoute qu’il fit entendre tant d’instruments métalliques, tant de
tambours, tant de bruits divers, tant de hennissements de chevaux, tant
de cris et de tumulte de fantassins, que plaines, monts et vallées
devaient en retentir jusqu’aux contrées les plus lointaines, et que les
Maures en éprouvèrent une telle peur, qu’ils s’empressèrent de prendre
la fuite.

Le roi d’Afrique n’oublia pas que Roger était blessé et qu’il gisait
encore gravement malade sur son lit. Il s’enquit d’un destrier à
l’allure la plus douce qu’il put trouver, fit placer le blessé dessus,
et après l’avoir mis en sûreté, il le fit porter sur son navire et
conduire doucement jusqu’à Arles, où il avait donné rendez-vous à tous
ses gens.

Ceux qui s’enfuirent devant Renaud et Charles--et ils furent, je crois,
cent mille ou à peu près--cherchèrent, à travers champs, bois, montagnes
et vallons, à échapper aux mains des populations franques. Mais la
plupart trouvèrent tout chemin fermé, et rougirent de leur sang l’herbe
verte et les routes blanches. Il n’en arriva point ainsi du roi de
Séricane, qui avait sa tente loin des autres.

En apprenant que c’est le sire de Montauban qui a assailli ainsi le
camp, il ressent en son cœur une telle allégresse, qu’il en saute çà et
là de joie. Il remercie le souverain Auteur de lui avoir fourni
l’occasion si rare de s’emparer cette nuit de Bayard, ce coursier qui
n’a pas son pareil.

Il y avait longtemps--je crois que vous l’avez déjà lu ailleurs--que ce
roi désirait avoir la bonne Durandal à son côté, et chevaucher ce
coursier accompli. Il était jadis venu en France pour cela à la tête de
cent mille hommes d’armes. Il avait alors défié Renaud au combat, pour
la possession de ce cheval.

Et il s’était rendu sur le rivage de la mer où la bataille devait avoir
lieu; mais Maugis en faisant partir malgré lui son cousin qu’il avait
embarqué sur un navire, était venu tout déranger. Il serait trop long de
dire toute l’histoire. Depuis ce jour, Gradasse avait tenu le gentil
paladin pour lâche et couard.

Maintenant que Gradasse apprend que c’est Renaud qui a assailli le camp,
il s’en réjouit. Il revêt ses armes, il monte sur son cheval et s’en va
cherchant son ennemi à travers l’obscurité. Autant de guerriers il
rencontre, autant il en couche à terre, frappant indifféremment de sa
bonne lance les gens de France ou de Libye.

Il va de çà de là, cherchant Renaud, l’appelant de sa voix la plus
forte, et se portant toujours vers les endroits où il voit le plus de
morts amoncelés. Enfin ils se trouvent en face l’un de l’autre l’épée à
la main, car leurs lances avaient été brisées en mille morceaux, et les
éclats en avaient volé jusqu’au char constellé de la Nuit.

Quand Gradasse reconnaît le vaillant paladin, non à son enseigne, mais
aux coups terribles qu’il porte, ainsi qu’à Bayard qui semble à lui seul
être maître de tout le camp, il se met sans retard à lui
reprocher--conduite indigne de lui--de ne s’être pas présenté sur le
champ du combat, au jour fixé, pour vider leur différend.

Il ajoute: «--Tu espérais sans doute, en te cachant ce jour-là, que nous
ne nous rencontrerions plus jamais en ce monde; or, tu vois que je t’ai
rejoint. Quand même tu descendrais sur les rives les plus extrêmes du
Styx, quand même tu monterais au Ciel, sois certain que je t’y suivrais,
si tu emmenais avec toi ton destrier au séjour de la lumière, ou là-bas
dans le monde aveugle.

«Si tu n’as pas le cœur de te mesurer avec moi, et si tu comprends que
tu n’es pas de force égale; si tu estimes la vie plus que l’honneur, tu
peux sans péril te tirer d’affaire, en me laissant de bonne grâce ton
coursier. Tu pourras vivre ensuite, si vivre t’est cher; mais tu vivras
à pied, car tu ne mérites pas de posséder un cheval, toi qui déshonores
à ce point la chevalerie.--»

Ces paroles avaient été dites en présence de Richardet et de Guidon le
sauvage. Tous deux tirent en même temps leur épée pour châtier le
Sérican. Mais Renaud s’oppose à leur intervention, et ne souffre point
qu’ils lui fassent cet affront. Il dit: «--Ne suis-je donc pas bon pour
répondre à qui m’outrage, sans avoir besoin de vous?--»

Puis, se retournant vers le païen, il dit: «--Écoute, Gradasse; je veux,
si tu consens à m’entendre, te prouver clairement que je suis allé sur
le bord de la mer pour te rejoindre. Puis, je te soutiendrai les armes à
la main, que je t’ai dit vrai de tout point, et que tu en auras menti
chaque fois que tu diras que j’ai manqué aux lois de la chevalerie.

«Mais je te prie instamment, avant que nous nous livrions au combat,
d’écouter jusqu’au bout mes justes et vraies excuses, afin que tu ne
m’adresses plus des reproches non mérités. Ensuite, j’entends que nous
nous disputions Bayard à pied, seul à seul, en un lieu solitaire, comme
tu l’as toi-même désiré.--»

Le roi de Séricane était courtois, comme tout cœur magnanime l’est
d’ordinaire. Il fut satisfait d’entendre la pleine justification du
paladin. Il vint avec lui sur la rive du fleuve, et là, Renaud,
simplement, lui raconta sa véridique histoire et prit tout le ciel à
témoin.

Puis il fit appeler le fils de Bauves, lequel était parfaitement au
courant de l’affaire. Celui-ci raconta de nouveau, en présence des deux
champions, comment il avait usé d’un enchantement, sans en dire ni plus
ni moins. Renaud reprit alors: «--Ce que je t’ai prouvé par témoin, je
veux t’en donner maintenant par les armes, et quand il te plaira, une
preuve encore plus évidente.--»

Le roi Gradasse qui ne voulait pas, pour une nouvelle querelle,
abandonner la première, accepta sans contester les excuses de Renaud,
bien que doutant encore si elles étaient vraies ou fausses. Les deux
adversaires ne fixèrent plus le lieu du combat sur le doux rivage de
Barcelone, comme ils l’avaient fait la première fois, mais ils
convinrent de se rencontrer le lendemain matin, près d’une fontaine
voisine,

Où Renaud ferait amener le cheval, lequel serait placé à égale distance
des combattants. Si le roi tuait Renaud, ou s’il le faisait prisonnier,
il devait prendre le destrier sans autre empêchement. Mais si Gradasse
trouvait la mort dans le combat, ou si, ne pouvant plus se défendre, il
se rendait prisonnier, Renaud lui reprendrait Durandal.

Avec plus d’étonnement et de douleur que je n’ai dit, Renaud avait
appris de la belle Fleur-de-Lys que son cousin était hors de sa raison.
Il avait appris également ce qu’il était advenu au sujet de ses armes,
et le conflit qui s’en était suivi. Il savait enfin que c’était Gradasse
qui possédait cette épée que Roland avait illustrée par mille et mille
exploits.

Après que les deux chevaliers se furent mis d’accord, le roi Gradasse
rejoignit ses serviteurs, bien qu’il eût été engagé par le paladin à
venir loger chez lui. Dès qu’il fut jour, le païen s’arma, et Renaud en
fit autant. Tous deux arrivèrent à la fontaine près de laquelle ils
devaient combattre pour Bayard et Durandal.

Tous les amis de Renaud paraissaient redouter beaucoup l’issue de la
bataille qu’il devait soutenir seul à seul contre Gradasse, et ils s’en
lamentaient d’avance. Gradasse possédait une grande hardiesse, une force
prodigieuse et une expérience consommée. Maintenant qu’il avait au côté
l’épée du fils du grand Milon, chacun tremblait de crainte pour Renaud.

Plus que tous les autres, le frère de Vivien redoutait ce combat. Il se
serait encore volontiers entremis pour le faire manquer, mais il
craignait d’encourir l’inimitié du sire de Montauban, qui lui en voulait
encore d’avoir empêché la première rencontre en l’enlevant sur un
navire.

Mais, tandis que tous les siens sont plongés dans le doute, la crainte
ou la douleur, Renaud s’en va calme et joyeux de se disculper d’un
soupçon injuste qui lui avait semblé si dur, et de pouvoir imposer
silence à ceux de Poitiers et de Hautefeuille. Il s’en va plein de
confiance et sûr en son cœur de remporter l’honneur du triomphe.

Quand les deux champions furent arrivés quasi en même temps à la claire
fontaine, ils se saluèrent et s’accueillirent l’un et l’autre avec un
visage aussi serein, aussi bienveillant, que si Gradasse eût été le
parent ou l’ami du chevalier de la maison de Clermont. Mais je veux
remettre à une autre fois de raconter comment ils en vinrent aux mains.



CHANT XXXII.

ARGUMENT.--Mesures prises par Agramant pour renforcer son
armée.--Bradamante, jalouse de Roger à cause de Marphise, quitte son
château et arrive à la Roche-Tristan. Là, elle est obligée de combattre
contre trois princes, et leur fait vider les arçons.


Je me souviens que je devais vous entretenir--je vous l’avais promis,
puis cela m’est sorti de la mémoire--d’un soupçon qui avait rendu la
belle dame de Roger si dolente, soupçon bien plus déplaisant et plus
cruel, et mordant d’une dent bien plus aiguë et bien plus vénéneuse que
ce qu’elle avait entendu de Richardet, et qui lui était entré dans la
poitrine, pour lui dévorer le cœur.

Je devais en parler, et j’ai entrepris un autre sujet, Renaud étant
survenu au beau milieu de mon récit. Puis j’ai eu fort à faire avec
Guidon qui s’est aussi trouvé sur mon chemin. J’ai passé d’une chose à
l’autre, de sorte que je ne me suis plus souvenu de Bradamante. Il m’en
souvient maintenant, et je veux vous en parler, avant que je vous
entretienne de Renaud et de Gradasse.

Mais avant que j’entame ce récit, il faut encore que je vous parle un
peu d’Agramant qui avait rallié dans Arles ce qui lui restait de son
armée après le grand désastre nocturne. Cette cité était tout à fait
convenable pour rassembler ses forces éparses; elle a l’Afrique en face
d’elle, et l’Espagne pour voisine. De plus elle est assise sur le
fleuve, non loin de la mer.

Marsile envoie des ordres dans tout son royaume pour lever des gens à
pied et à cheval, bons ou mauvais. De force ou de bonne volonté, tout
navire apte au combat doit s’armer à Barcelone. Chaque jour, Agramant
rassemble son conseil, et n’épargne ni ses soins ni sa peine. Toutes les
cités d’Afrique sont pressurées d’exactions de toutes sortes.

Il a fait offrir à Rodomont pour qu’il revienne--mais sans pouvoir
l’obtenir--une de ses cousines, fille d’Almont, avec le beau royaume
d’Oran pour dot. L’altier chevalier ne veut pas quitter le pont où il a
accumulé les armes et les selles vides de tant de guerriers vaincus par
lui, que le rocher en est tout couvert.

Marphise ne voulut pas imiter Rodomont. Dès qu’elle apprit qu’Agramant
avait été défait par Charles, que ses gens étaient morts, taillés en
pièces, ou prisonniers, et que bien peu d’entre eux avaient pu se
réfugier dans Arles, elle s’était mise en chemin sans attendre d’être
appelée. Elle était venue au secours de son roi, et lui avait apporté sa
personne et tout ce qu’elle possédait.

Elle avait amené aussi Brunel, auquel elle n’avait fait aucun mal, et
elle le remit d’elle-même à Agramant. Pendant dix jours et dix nuits,
elle l’avait tenu dans la crainte d’être pendu. Puis quand elle avait vu
que personne n’essayait de le lui reprendre par la force ou par la
prière, elle n’avait pas voulu souiller ses mains altières d’un sang si
méprisable, et elle l’avait délivré de ses liens.

Elle lui pardonna toutes ses anciennes injures et le traîna avec elle
jusqu’à Arles où elle le remit à Agramant. Vous devez bien penser quelle
joie le roi éprouva en voyant un tel secours lui arriver. Il voulut que
Brunel vît bien quel grand cas il faisait de Marphise. Il l’avait jadis
menacé de le faire pendre; il le fit cette fois pendre bel et bien.

Le misérable fut laissé, dans un lieu solitaire et sauvage, en proie aux
corbeaux et aux vautours. La justice de Dieu fit que Roger, qui l’avait
une autre fois sauvé en lui ôtant le lacet du cou, fût malade en ce
moment, et ne pût lui venir en aide. Quand il sut l’aventure, la chose
était déjà faite, de sorte que Brunel resta sans secours.

Cependant Bradamante trouvait bien long le délai de vingt jours à
l’expiration desquels Roger devait revenir vers elle et se convertir à
la Foi. A qui attend la fin de la captivité ou de l’exil, il semble que
le temps, qui doit lui donner la liberté ou lui rendre la joie de revoir
la patrie aimée, marche plus lentement que d’habitude.

Dans cette cruelle attente, elle pensait souvent que Ethon et Piroïs
étaient devenus boiteux[10], ou que la roue du char d’Apollon était
brisée, tellement il lui semblait qu’il ralentissait sa course
habituelle. Le jour lui paraissait plus long que celui où le juste
Hébreu, grâce à son ardente foi, arrêta le soleil au milieu du ciel; la
nuit lui semblait plus longue que celle qui produisit Hercule.

Oh! que de fois elle porta envie aux ours, aux loirs, aux blaireaux
somnolents! Elle aurait voulu passer tout ce temps à dormir, sans se
réveiller jamais, sans entendre quoi que ce fût, jusqu’à ce que Roger
vînt lui-même la tirer de son lourd sommeil. Non seulement elle ne peut
pas le faire, mais elle ne peut pas même dormir une heure dans toute la
nuit.

De côté et d’autre elle se retourne, foulant la plume inhospitalière,
sans jamais goûter de repos. Souvent elle court ouvrir sa fenêtre, pour
voir si l’épouse de Titon s’apprête à répandre, devant la lumière du
matin, les lis blancs et les roses vermeilles. Et quand le jour a paru,
elle ne désire pas moins ardemment voir les étoiles briller au ciel.

Lorsqu’il n’y eut plus que quatre ou cinq jours pour que le délai fût
expiré, pleine d’espoir, elle s’attendait d’heure en heure à l’arrivée
d’un messager qui lui dirait: voici Roger qui vient. Elle montait
parfois sur une haute tour d’où l’on découvrait les bois épais et les
fertiles campagnes des environs, ainsi qu’une partie de la route qui
conduit de France à Montauban.

Si elle aperçoit alors au loin une armure reluire au soleil, ou
quelqu’un qui ressemble à un chevalier, elle croit que c’est son Roger
tant attendu, et les cils de ses beaux yeux se rassérènent soudain. Dans
chaque voyageur à pied ou sans armes elle croit voir un messager envoyé
vers elle. Et bien que toujours son attente ait été déçue, elle ne cesse
chaque fois d’espérer encore.

Parfois, croyant aller à sa rencontre, elle s’armait, descendait la
montagne et s’avançait dans la plaine. Ne voyant rien, elle espérait
alors qu’il était arrivé à Montauban par une autre route, et elle
rentrait au château, poussée par le même désir qui l’en avait fait
sortir, mais elle n’y trouvait pas davantage Roger. Cependant le terme
tant attendu par elle arriva.

Puis le terme fut dépassé d’un jour, de deux, de trois, de six, de huit,
de vingt, sans qu’elle vît venir son époux, sans qu’elle en apprît la
moindre nouvelle. Alors elle commença à se lamenter de telle façon,
qu’elle aurait ému de pitié, dans les sombres royaumes, les Furies à la
crinière de serpents. Elle meurtrissait ses beaux yeux divins, sa
blanche poitrine, et arrachait ses beaux cheveux dorés.

«--Il est donc vrai--disait-elle--il me faut chercher qui me fuit et qui
se cache de moi? Donc, j’en suis réduite à désirer qui me dédaigne! Il
faut que j’implore qui ne veut pas me répondre! Je dois laisser mon cœur
à qui me hait, à quelqu’un qui est si convaincu de ses propres mérites,
que l’immortelle Déesse devra descendre elle-même du ciel pour enflammer
d’amour son cœur insensible!

«Le hautain sait que je l’aime et que je l’adore, et il ne me veut ni
pour amante, ni pour esclave! Le cruel sait que je souffre et que je
meurs pour lui, et il attend que je sois morte pour me venir en aide; et
afin que je ne lui parle point de mes tourments, afin de ne point
laisser fléchir sa farouche résolution, il se cache de moi, semblable à
l’aspic qui refuse d’écouter le chant de l’homme, de peur de se laisser
apprivoiser.

«Hélas, Amour, arrête celui qui, après avoir ainsi brisé ses liens,
s’enfuit devant mes pas trop lents à le suivre dans sa course; ou bien
rends-moi telle que j’étais quand tu t’es emparé de moi, alors que je
n’étais la sujette ni de toi ni de personne. Hélas! combien vaine est
mon espérance de t’inspirer de la pitié par mes prières, toi qui te
plais à tirer des yeux des ruisseaux de larmes, ou qui plutôt en fais ta
nourriture, ta vie!

«Mais dois-je me plaindre d’autre chose, hélas! que de mon désir
insensé? Il m’emporte si haut dans les airs, qu’il arrive à des régions
où il se brûle les ailes; alors, ne pouvant plus me soutenir, il me
laisse tomber du ciel. Et ce n’est point là la fin de mes maux; car
toujours il recommence, et va se brûler de nouveau; de sorte que je suis
sans fin précipitée dans l’abîme.

«Je dois me plaindre de moi, bien plus encore que de mon désir; n’est-ce
pas moi qui lui ai ouvert mon esprit, dont il a chassé la raison, et où
mon pouvoir est au-dessus du sien? Il m’entraîne de mal en pis, et je ne
puis le contenir, car il n’existe pas de frein capable de l’arrêter. Je
comprends qu’il me mène à la mort, car plus j’attends, plus mon mal me
fait souffrir.

«Et pourquoi même me plaindre de moi? Quelle autre erreur ai-je commise
si ce n’est de t’aimer? Faut-il s’étonner que mes sens de femme, faibles
et malades, aient été soudain subjugués? Devais-je me défendre du
plaisir que me faisaient éprouver la beauté suprême, les grandes
manières et les sages paroles? Celui-là est bien malheureux qui cherche
à ne pas voir le soleil.

«Outre que c’était ma destinée, le fus entraînée par les paroles
d’autres personnes dignes de foi. Une félicité suprême me fut montrée
comme devant être le prix de cet amour. Si ce fut une fausse prédiction,
si les conseils que me donna Merlin furent trompeurs, je puis bien me
plaindre de lui, mais je ne puis cesser d’aimer Roger.

«Je puis me plaindre de Merlin et de Mélisse, et je me plaindrai
éternellement de tous les deux. A l’aide des esprits infernaux, ils
m’ont fait voir les fruits qui devaient éclore de ma semence, afin de
m’enchaîner par cette fausse espérance. Je ne vois pas quel était leur
motif, sinon qu’ils étaient sans doute jaloux de ma douce sécurité, de
mon cher repos.--»

La douleur l’envahit si fort, qu’il n’y a plus en elle de place pour
aucun soulagement. Cependant, le souvenir de ce que lui a dit Roger en
partant lui revient à la mémoire et ranime l’espérance en son cœur. En
dépit de toutes les apparences contraires, elle veut espérer d’heure en
heure le voir revenir.

Cet espoir la soutint, les vingt jours étant expirés, un mois encore,
pendant lequel sa douleur fut moins poignante qu’elle ne l’eût été sans
cela. Un jour qu’elle suivait la route par laquelle elle allait souvent
au-devant de Roger, la malheureuse apprit une nouvelle qui fit s’enfuir
l’espérance bien loin d’elle.

Elle fit la rencontre d’un chevalier gascon qui revenait directement du
camp africain, où il avait été fait prisonnier le jour de la grande
bataille livrée devant Paris. Elle l’interrogea longtemps, jusqu’à ce
qu’elle fût arrivée à ses fins. Elle lui demanda des nouvelles de Roger,
et s’en tenant à lui, elle ne sortit plus de ce sujet de conversation.

Le chevalier lui en donna des nouvelles exactes, car il connaissait très
bien toute cette cour. Il lui raconta le combat que Roger avait soutenu
seul à seul contre le redoutable Mandricard, comment il l’avait tué,
après en avoir reçu une blessure qui le tint pendant plus d’un mois en
danger de mort. Si son histoire s’était bornée là, il aurait donné la
véritable excuse de Roger.

Mais il ajouta qu’il y avait au camp une damoiselle, nommée Marphise,
qui n’était pas moins belle que vaillante et experte à toutes les armes;
qu’elle aimait Roger et que Roger l’aimait; qu’on les voyait rarement
lui sans elle et elle sans lui, et que chacun croyait qu’ils s’étaient
donné leur foi;

Que le mariage devait se célébrer dès que Roger serait guéri, et que
chacun des deux rois, ainsi que tous les chefs païens en éprouvaient un
grand plaisir, car ils connaissaient la valeur surhumaine de l’un et de
l’autre, et ils espéraient qu’il en sortirait une race d’hommes de
guerre la plus vaillante qui fût jamais sur terre.

Le Gascon croyait dire vrai; car dans l’armée des Maures c’était
l’universelle croyance, et l’on en parlait également partout hors du
camp. Les nombreux témoignages de sympathie que Roger et Marphise
échangeaient, avaient donné lieu à ces rumeurs; et il suffit d’une seule
bouche pour accréditer une nouvelle bonne ou mauvaise, et la propager à
l’infini.

L’arrivée de Marphise parmi les Maures, en compagnie de Roger, et sa
présence continuelle à ses côtés, avaient tout d’abord donné naissance à
ce bruit. Mais ce qui l’avait encore accru, c’était qu’après avoir
quitté le camp en enlevant Brunel, comme je l’ai conté, elle y était
ensuite revenue sans avoir été rappelée par personne et seulement pour
voir Roger.

Elle était venue au camp non pas une fois, mais souvent, dans le seul
but de visiter Roger qui languissait gravement blessé. Elle y restait
tout le jour, et ne partait que le soir, ce qui donnait encore plus à
parler aux gens, car on la connaissait pour tellement fière, qu’elle
tenait tout le monde pour vil à côté d’elle, tandis qu’elle était humble
et douce pour Roger seul.

Comme le Gascon assurait Bradamante que tout cela était vrai, celle-ci
fut saisie d’une peine si violente, qu’elle faillit tomber à la
renverse. Sans rien répondre, elle fit faire volte-face à son destrier,
le cœur plein de jalousie, de colère et de rage. Ayant perdu toute
espérance, elle rentra furieuse dans son appartement.

Et sans quitter ses armes, elle se jeta tout de son long sur son lit, le
visage enfoui dans les draps qu’elle prit dans sa bouche pour s’empêcher
de crier. Se rappelant ce que le chevalier lui avait dit, elle tomba
dans une telle douleur, que ne pouvant la contenir plus longtemps, force
lui fut de l’exhaler en ces termes:

«--Malheureuse! à qui dois-je croire désormais? Tous sont perfides et
cruels, puisque tu es cruel et perfide, ô mon Roger, toi que je tenais
pour si dévoué et si fidèle. Quelle cruauté, quelle trahison coupable
trouveras-tu dans les tragédies, qui ne soit moindre que la tienne, si
tu veux songer à ce que je méritais et à ce que tu me devais?

«Pourquoi, Roger, alors qu’il n’existe pas au monde de chevalier plus
hardi, plus beau que toi, ni qui t’égale en vaillance, en belles
manières et en courtoisie; pourquoi ne fais-tu pas en sorte qu’entre
toutes tes autres vertus si éclatantes, on dise que tu possèdes aussi la
constance, et que tu gardes inviolable la fidélité, cette vertu devant
laquelle toutes les autres cèdent et s’inclinent?

«Ne sais-tu pas que, sans elle, la vaillance et les nobles manières ne
sont rien? C’est ainsi que les plus belles choses ne peuvent se voir là
où la lumière ne les éclaire point. Il te fut facile de tromper une
damoiselle dont tu étais le seigneur, l’idole et la divinité, et à qui
tu aurais pu, avec une parole, faire croire que le soleil est obscur et
froid.

«Cruel, de quelle faute auras-tu du remords, si tu ne te repens point de
tuer qui t’aime? Si tu acceptes si légèrement de manquer à ta foi, quel
est donc le poids qui pourrait peser sur ton cœur? Comment traites-tu
tes ennemis, si, à moi qui t’aime, tu causes de pareils tourments? Je
pourrai bien dire qu’il n’y a pas de justice au ciel, si ma vengeance
tarde à t’atteindre.

«L’ingratitude égoïste est, de tous les crimes, celui qui pèse le plus
sur l’homme; c’est pour cela que le plus beau des anges du ciel fut
précipité dans le plus obscur et le plus profond de l’enfer. Et si une
grande faute exige un grand châtiment lorsqu’elle n’a pas été lavée par
une pénitence nécessaire, prends garde qu’un dur châtiment ne t’atteigne
pour ton ingratitude envers moi, ingratitude dont tu ne veux pas te
repentir.

«Je dois encore, ô cruel, en outre de tous tes méfaits, t’accuser de vol
à mon égard; ce n’est point parce que tu tiens mon cœur, que je parle
ainsi; de cela, je consens à t’absoudre; je veux dire que tu t’étais
donné à moi, et que tu m’as repris ton cœur sans motif. Rends-le-moi,
parjure! tu sais bien que celui qui détient le bien d’autrui ne peut
être sauvé.

«O Roger, tu m’as délaissée; moi je ne veux point te délaisser; et je le
voudrais que je ne le pourrais pas. Mais pour échapper à mes chagrins, à
mon angoisse, je puis et je veux mettre fin à mes jours. Cela seul m’est
douloureux de mourir sans être aimée de toi, car si Dieu m’avait concédé
de mourir alors que je t’étais chère, je n’aurais jamais connu de mort
plus heureuse.--»

Ainsi disant, elle saute de son lit, disposée à mourir, et, tout
enflammée de rage, elle dirige la pointe de son épée sur son sein
gauche. Elle s’aperçoit alors qu’elle est toute couverte de ses armes.
Une pensée meilleure naît dans son esprit et lui parle ainsi tout bas:
«--O dame de si haut lignage, tu veux donc en mettant fin à tes jours
encourir un si grand blâme?

«Ne vaut-il pas mieux que tu ailles au camp, où une mort glorieuse peut
se rencontrer à toute heure? Là, s’il advient que tu tombes devant
Roger, il pleurera peut-être encore sur ta mort. Mais si tu meurs
frappée par son épée, ne mourras-tu pas plus contente? Il est bien juste
que ce soit lui qui t’arrache la vie, puisqu’il te fait vivre en tant de
peine.

«Peut-être encore, avant que tu meures, pourras-tu tirer vengeance de
cette Marphise qui cause ta mort en détournant de toi Roger par ses
amours frauduleuses et déshonnêtes.--» Ces pensées semblent meilleures à
la damoiselle. Aussitôt, elle se fait faire, pour mettre sur ses armes,
une devise qui doit indiquer sa désespérance et son désir de mourir.

Sa soubreveste était de la couleur de la feuille qui se fane quand elle
tombe de la branche, et que la sève, qui la faisait vivre sur l’arbre,
vient à lui manquer. Elle l’avait fait broder au dehors de troncs de
cyprès flétris, comme lorsque la hache les a frappés. Ce vêtement
convenait très bien à sa douleur.

Elle prit le destrier qu’Astolphe avait coutume de monter, et cette
lance d’or qui faisait vider la selle à tous les cavaliers qu’elle
touchait. Astolphe la lui avait donnée. Je n’ai pas besoin de vous
répéter à quelle occasion, ni où, ni quand, pas plus que de vous redire
de qui il l’avait eue auparavant. Elle la prit, sans toutefois connaître
sa puissance stupéfiante.

Sans écuyer, sans compagnon, elle descendit de la montagne et prit le
plus court chemin vers Paris, devant lequel elle croyait qu’était le
camp sarrasin, car la nouvelle ne s’était pas encore répandue que le
paladin Renaud, avec l’aide de Charles et de Maugis, avait fait lever le
siège de Paris.

Elle avait laissé derrière elle le pays et la cité de Cahors, les monts
où naît la Dordogne, et elle découvrait les environs de Montferrand et
de Clermont, quand elle vit venir sur la même route qu’elle une dame au
doux visage, ayant un écu attaché à l’arçon de sa selle. Trois
chevaliers marchaient à ses côtés.

D’autres dames et des écuyers suivaient à la file et formaient une
troupe nombreuse. En passant à côté de l’un d’eux, la fille d’Aymon lui
demanda qui était cette dame, et celui-ci lui dit: «--Cette dame,
envoyée comme messagère au roi du peuple français, est venue par mer de
l’Ile Perdue, située près du pôle arctique.

«Les uns nomment ce pays l’Ile Perdue, d’autres l’appellent Islande. La
reine de cette île, qui est d’une beauté telle que le ciel n’en a
accordé de pareille qu’à elle, envoie à Charles l’écu que vous voyez, à
la condition expresse de le donner au meilleur chevalier qui à sa
connaissance existe au monde.

«Comme elle s’estime, ce qu’elle est en réalité, la plus belle dame qui
se soit jamais vue, elle voudrait trouver un chevalier qui surpasse tous
les autres en hardiesse et en puissance, car elle a mis et résolu dans
sa pensée de n’avoir pour amant et pour seigneur que celui qui sera le
premier dans le métier des armes.

«Elle espère qu’en France, à la cour fameuse de Charlemagne, se trouve
le chevalier qui, par mille prouesses, a prouvé qu’il est plus hardi et
plus fort que tous les autres. Les trois chevaliers qui font escorte à
la dame sont rois tous les trois, et je vous dirai aussi de quels pays;
l’un est roi de Suède, l’autre est roi de Gothie; le troisième est roi
de Norvège. Ils ont peu d’égaux sous les armes, si tant est qu’ils en
aient.

«Leurs royaumes ne sont pas voisins, mais sont les moins éloignés de
l’Ile Perdue, ainsi nommée parce que la mer qui la baigne est peu connue
des navigateurs. Tous les trois étaient amoureux de la reine, et ils se
disputaient à qui l’aurait pour femme. Pour lui plaire, ils ont accompli
des exploits dont on parlera tant que tournera le ciel.

«Mais elle n’a voulu ni d’eux, ni d’aucun autre qui ne serait pas tenu
pour le premier chevalier du monde dans les armes. «--Je fais peu de
cas--avait-elle coutume de leur dire--des prouesses que vous avez
accomplies en ces lieux. Si l’un de vous l’emportait sur les deux
autres, comme le soleil l’emporte sur les étoiles, je pourrais le
trouver sublime; mais je ne pense pas cependant qu’il pût se vanter
d’être le meilleur chevalier qui porte aujourd’hui les armes.

«Je vais envoyer à Charlemagne, que j’estime et que j’honore comme le
plus sage prince qui soit au monde, un riche écu d’or, à la condition
qu’il le donnera au chevalier de sa cour qui aura la plus grande
réputation de vaillance. Que ce chevalier soit son vassal ou celui d’un
autre, je veux m’en rapporter à l’avis de ce roi.

«Quand Charles aura reçu l’écu et l’aura donné à celui qu’il croira plus
hardi et plus fort que tous les autres, qu’il se trouve à sa cour où
ailleurs, si l’un de vous, grâce à sa valeur, peut me rapporter l’écu,
je donnerai à celui-là tout mon amour, je placerai en lui tout mon
désir, et celui-là sera mon mari et mon seigneur.--»

«Ce sont ces paroles qui ont poussé ces trois rois à venir d’une mer si
éloignée jusqu’ici. Ils sont résolus à rapporter l’écu, ou à mourir de
la main de celui qui l’aura.--» Bradamante prêta une grande attention au
récit de l’écuyer, lequel, prenant ensuite les devants et pressant son
cheval, rejoignit ses compagnons.

Bradamante ne galope ni ne court après lui; elle poursuit paisiblement
son chemin, tout en songeant aux nombreux événements qui peuvent
résulter de ce qu’elle vient d’apprendre. Elle se dit, en somme, que cet
écu va apporter en France la discorde, et sera le sujet de querelles
infinies et d’une immense inimitié entre les paladins et les autres
chevaliers, si Charles veut désigner quel est le meilleur d’entre eux et
lui donner l’écu.

Cette pensée lui oppresse le cœur; mais ce qui lui pèse le plus, ce qui
la ronge, c’est que Roger lui ait enlevé son amour et l’ait donné à
Marphise. Tout son esprit est tellement concentré sur cette idée,
qu’elle ne fait point attention à son chemin, qu’elle ne se préoccupe
point de savoir où elle va, ni si elle trouvera une hôtellerie commode
pour passer la nuit.

De même qu’un bateau, qu’un coup de vent ou toute autre cause a détaché
de la rive, s’en va sans nocher et sans guide où l’entraîne le courant
du fleuve, ainsi chemine la jeune amante, ayant toute sa pensée tournée
vers son Roger. Elle va au gré de Rabican, car l’esprit qui doit guider
la bride est bien loin d’elle.

Elle lève enfin les yeux, et voit que le soleil a tourné le dos aux
cités de Bocco, et qu’il s’est plongé dans le sein de sa nourrice, delà
le Maroc. Alors elle s’aperçoit qu’il serait imprudent de loger au
milieu des champs, car il souffle un vent froid, et l’air brumeux fait
présager, pour la nuit, de la pluie ou de la neige.

Elle fait presser le pas à son cheval, et elle ne tarde pas à rencontrer
un berger qui se disposait à quitter les champs, après avoir réuni
devant lui tout son troupeau. La dame lui demande avec beaucoup
d’instances de lui enseigner où elle pourra se loger bien ou mal; car
quelque mal que l’on soit logé, on ne risque jamais d’être plus mal
qu’en plein air, exposé à la pluie.

Le berger lui dit: «--Je ne connais aucun endroit que je puisse vous
indiquer, sinon à quatre ou six lieues plus loin, un château qui
s’appelle la Roche-Tristan. Mais il n’est pas donné à tout le monde d’y
loger, car le chevalier qui désire y prendre logement doit le conquérir
la lance à la main, et le défendre contre tout nouveau venu.

«Si, quand il arrive un chevalier, la place se trouve vide, le châtelain
le reçoit; mais il lui fait promettre que, s’il survient un nouvel
arrivant, il sortira pour jouter avec lui; si personne ne vient, il n’a
point à se déranger, mais si quelqu’un se présente, force lui est de
reprendre ses armes et de combattre. Celui des deux qui est vaincu cède
sa place à l’autre, et va coucher sous le ciel serein.

«Si deux, trois, quatre guerriers, ou un plus grand nombre, arrivent
ensemble les premiers, ils reçoivent paisiblement l’hospitalité. Mais
quiconque vient seul ensuite, trouve un tout autre accueil, car ceux qui
sont déjà installés lui donnent une plus rude besogne. De même, si un
seul chevalier a reçu d’abord l’hospitalité, les deux, les trois, les
quatre et tous les autres qui viennent après, le forcent à combattre
contre chacun d’eux; de sorte que s’il a du courage, cela lui est d’un
grand secours.

«Ce n’est pas tout; si une dame ou une damoiselle, seule ou en
compagnie, arrive à cette roche, et puis qu’il en vienne une autre,
c’est à la plus belle qu’est réservée l’hospitalité; la moins belle doit
rester dehors.--» Bradamante demande où est cette roche, et le brave
berger, sans plus rien dire, lui indique avec la main un endroit situé à
cinq ou six milles loin de là.

Bien que Rabican fût bon trotteur, la dame ne peut le faire avancer
assez vite à travers ces chemins fangeux et défoncés,--la saison avait
été très pluvieuse--pour arriver avant que la nuit noire n’ait obscurci
toute la contrée. Elle trouva la porte close, et elle dit à celui qui en
avait la garde qu’elle voulait loger.

Le gardien répondit que la place était occupée par des dames et des
guerriers qui étaient arrivés avant elle, et qui attendaient autour du
feu que leur souper leur fût servi. «--S’ils ne l’ont pas encore
mangé--dit la dame--je ne crois pas que le cuisinier l’aura fait cuire
pour eux. Va leur dire que je les attends ici, car je connais la coutume
et j’entends l’observer.--»

Le gardien partit et alla porter l’ambassade aux chevaliers qui se
reposaient tout à leur aise, et auxquels cette nouvelle fut fort peu
agréable, attendu qu’elle les forçait de sortir à l’air froid et
malsain. Ajoutez à cela qu’une grande pluie commençait à tomber. Ils se
levèrent pourtant, prirent leurs armes, et, laissant leurs compagnons
dans le château, ils arrivèrent tous ensemble, sans trop se presser, à
l’endroit où la dame les attendait.

C’étaient trois chevaliers d’une telle valeur que peu d’autres valaient
plus qu’eux au monde. C’étaient eux que Bradamante avait vus le jour
même à côté de l’ambassadrice d’Islande, et qui s’étaient vantés de
rapporter de France dans leur pays l’écu d’or. Ayant pressé plus
vigoureusement leurs chevaux, ils étaient arrivés avant Bradamante.

Peu de chevaliers étaient meilleurs qu’eux sous les armes. Mais
Bradamante espère bien qu’elle sera du nombre de ceux-là, car elle
entend ne point passer la nuit dehors, ni rester à jeun. Les habitants
du château, placés aux fenêtres et dans les galeries, regardaient la
joute à la lumière que projetait la lune malgré de nombreux nuages, et
bien que la pluie fût abondante.

De même que l’amant bien épris, sur le point d’entrer dans la chambre où
il espère commettre de doux larcins, sent son cœur battre de plaisir
quand il entend, après une longue attente, glisser doucement le verrou,
ainsi Bradamante, désireuse de se mesurer avec les chevaliers, se
réjouit en entendant les portes s’ouvrir, et en voyant les trois
guerriers franchir le pont et sortir du château.

Aussitôt qu’elle les a vus franchir le pont et sortir tous les trois à
peu d’intervalle les uns des autres, elle tourne bride pour prendre du
champ, et revient chassant à toute bride son bon cheval, et tenant en
arrêt la lance que lui donna son cousin et avec laquelle on ne joute
jamais en vain, car tout guerrier touché par elle, fût-il Mars lui-même,
doit être forcément jeté hors de selle.

Le roi de Suède, qui s’avança le premier, fut aussi le premier jeté à
terre, tellement fort fut le coup porté sur son casque par la lance qui
ne fut jamais baissée en vain. Le roi de Gothie fournit la seconde
course, et se retrouva en un clin d’œil, les jambes en l’air, loin de
son destrier. Le troisième resta culbuté sens dessus dessous dans l’eau
bourbeuse du fossé.

Après les avoir, en trois coups, fait voltiger les pieds en l’air et la
tête en bas, Bradamante se dirige vers le château où elle doit recevoir
l’hospitalité pendant la nuit; mais, avant de lui livrer passage, elle
trouve quelqu’un qui lui fait jurer qu’elle sortirait à chaque fois
qu’elle serait appelée à jouter par de nouveaux arrivants. Le châtelain,
qui a été témoin de sa vaillance, la reçoit avec grand honneur.

Il en est de même de la dame qui était venue le soir même en compagnie
des trois chevaliers, envoyée, ainsi que je l’ai dit, de l’Ile Perdue en
ambassade au roi de France. Elle se lève et, en femme gracieuse et
affable qu’elle était, elle vient au-devant de Bradamante qui la salue
courtoisement, la prend par la main, et la conduit près du feu.

Bradamante, commençant de se désarmer, avait déjà déposé son écu et
retiré son casque, lorsqu’en ôtant ce dernier, elle fit tomber une
coiffe d’or dans laquelle elle retenait à plat ses longs cheveux.
Ceux-ci tombèrent épars le long de ses épaules qu’ils couvrirent
entièrement, et la firent connaître pour une damoiselle aussi belle de
visage que fière sous les armes.

De même qu’au lever du rideau, la scène apparaît étincelante de mille
lumières qui se reflètent sur les arceaux, les palais superbement dorés
et remplis de statues et de peintures; ou de même que le soleil,
s’échappant d’une nuée, découvre sa face limpide et sereine, ainsi la
dame, en ôtant son casque, semble entr’ouvrir le paradis.

Déjà ses beaux cheveux que son frère avait coupés autrefois, ont
repoussé, et bien qu’ils ne fussent pas encore revenus à leur état
primitif, ils étaient assez longs pour qu’elle pût les nouer par
derrière la tête. Le châtelain de la Roche la reconnaît aussitôt pour
Bradamante, car il l’avait vue bien d’autres fois, et plus que jamais il
la comble de prévenances, et lui témoigne son estime.

Ils s’assoient près du feu, et ils repaissent leurs oreilles d’une
conversation agréable et honnête, pendant que l’on prépare une
nourriture plus substantielle pour le reste du corps. La dame demande à
son hôte si cette façon d’exercer l’hospitalité est ancienne ou
nouvelle, quand elle a commencé et qui l’a établie. Le chevalier lui
répond ainsi:

«--Au temps où régnait Pharamond, son fils Clodion eut pour amie une
dame gracieuse et belle, et surpassant par ses manières distinguées
toutes les autres femmes de cette époque antique. Il l’aimait tellement,
qu’il ne la perdait pas plus de vue que Jupiter la vache Io dont il
s’était fait le pasteur, car chez lui la jalousie était égale à l’amour.

«C’est ici qu’il la cachait. Son père lui avait fait don de ce castel,
et il en sortait rarement. Il avait avec lui dix des meilleurs
chevaliers de France. Il s’y trouvait, lorsqu’un jour le brave Tristan y
arriva, en compagnie d’une dame qu’il avait délivrée peu d’heures
auparavant des mains d’un géant féroce qui l’entraînait de force.

«Lorsque Tristan arriva devant le castel, le soleil avait déjà tourné
les épaules vers les rivages de Séville. Le chevalier demanda
l’hospitalité, car il n’y avait aucune autre habitation à dix milles à
la ronde. Mais Clodion, aussi jaloux qu’amoureux, avait décidé qu’aucun
étranger, quel qu’il fût, n’entrerait dans le château, tant que sa belle
dame y serait.

«Les prières réitérées du chevalier n’ayant pu lui faire ouvrir la
porte, il s’écria: «--Ce que tu n’as pas voulu accorder à mes prières,
j’espère l’obtenir malgré toi.--» Et il défia Clodion et les dix
guerriers qui étaient avec lui, s’offrant, d’un air altier, à lui
prouver, la lance et l’épée en main, qu’il n’était qu’un discourtois et
qu’un vilain.

«Il lui posa comme conditions du combat que s’il le jetait à terre en
restant lui-même en selle, il logerait seul dans la Roche, et que tous
les autres en sortiraient. Plutôt que de souffrir une pareille insulte,
le fils du roi de France n’hésite pas à risquer la mort. Mais sous un
rude choc il tombe à terre, de même que tous les autres, et Tristan les
met ainsi dehors.

«Entré dans la Roche, il y trouve la dame si chère à Clodion, comme je
vous l’ai dit, et que la nature, d’ordinaire avare de telles faveurs,
avait faite plus belle que toutes les autres femmes. Il s’entretient
avec elle, pendant qu’au dehors une angoisse poignante, amère, étreint
et dévore le malheureux amant, qui envoie prière sur prière au chevalier
pour qu’il ne refuse pas de la lui rendre.

«Tristan, bien qu’il ne fasse pas grand cas de la dame,--hors Yseult, il
ne pourrait faire cas d’une autre, la potion enchantée qu’il avait bue
jadis ne lui permettant d’aimer et de ne caresser qu’elle[11],--Tristan
veut cependant se venger de la dureté de Clodion à son égard: «--Je
croirais commettre une grande faute--lui fait-il dire--en mettant hors
de chez elle une telle beauté.

«Mais si Clodion s’ennuie de dormir seul à la fraîche, et s’il demande
compagnie, j’ai avec moi une jouvencelle belle et appétissante, sans
être pourtant d’une beauté aussi grande. Je veux bien consentir à ce
qu’elle sorte, et à ce qu’elle se prête à tous ses désirs. Mais il me
paraît droit et juste que la plus belle reste avec celui de nous deux
qui est le plus fort.--»

«Clodion, repoussé et fort mécontent, passa toute la nuit à souffler de
colère et à tourner autour de la Roche, comme s’il eût fait sentinelle
pour ceux qui y dormaient tout à leur aise. Il se plaignait beaucoup
plus de ce que sa dame lui eût été enlevée, que du froid et du vent. Au
matin, Tristan, qui en eut pitié, la lui rendit et mit fin à sa douleur.

«Car il lui dit et il lui prouva clairement que telle il l’avait
trouvée, telle il la lui rendait. Il ajouta que, bien qu’il se fût
couvert de honte par la discourtoisie dont il avait usé, il se
contentait de l’avoir fait passer toute la nuit à découvert. Il ne
voulut pas accepter pour excuse que ce fût l’amour qui l’avait poussé à
une faute si condamnable.

«Car Amour doit ennoblir un cœur vil, et ne peut faire le contraire d’un
noble cœur. Dès que Tristan fut parti, Clodion s’empressa de changer
d’habitation. Mais auparavant, il donna la garde de la Roche à un
chevalier qu’il aimait beaucoup, avec injonction, pour lui et pour ses
successeurs, de faire observer à tout jamais la manière suivante
d’exercer l’hospitalité:

«Le chevalier qui aurait le plus de force, et la dame qui posséderait le
plus de beauté, devraient toujours être reçus; mais quiconque serait
vaincu, viderait les lieux, et s’en irait dormir sur le pré, ou
chercherait asile ailleurs. Finalement, il établit l’usage que vous
voyez durer encore aujourd’hui.--» Or pendant que le chevalier racontait
tout cela, il avait ordonné au maître d’hôtel de dresser la table.

Il l’avait fait placer dans la grande salle qui était plus belle
qu’aucune autre au monde. Puis, à la lueur des torches, il vint prendre
les belles dames et les y conduisit. En y entrant, Bradamante la
parcourut des yeux, ainsi que l’autre damoiselle. Les murs superbes se
voyaient entièrement recouverts des peintures les plus nobles.

La salle était décorée de figures si belles que, pour les regarder, les
convives oubliaient quasi le souper, bien que leur corps eût grand
besoin de se restaurer après les fatigues de la journée. Le maître
d’hôtel, ainsi que le cuisinier, se lamentait de ce qu’on laissât ainsi
les mets refroidir dans les plats. L’un d’eux finit par dire: «--Vous
feriez mieux de repaître d’abord votre ventre et vos yeux ensuite.--»

Ils s’assirent enfin, et ils allaient porter la main aux victuailles,
quand le châtelain s’avisa que donner l’hospitalité à deux dames était
une grande infraction à l’usage: l’une devait rester, et l’autre se
retirer; la plus belle devait rester, et la moins belle s’en aller au
dehors où la pluie battait et où le vent sifflait. N’étant point
arrivées toutes les deux ensemble, l’une devait partir, l’autre rester.

Le châtelain appela deux vieillards et quelques dames de la maison,
bonnes pour un semblable office. Ils examinèrent les damoiselles afin de
décider laquelle des deux était la plus belle. Enfin, l’avis de tous fut
que la plus belle était la fille d’Aymon. Elle ne surpassait pas moins
sa compagne en beauté, qu’elle ne surpassait en valeur les guerriers
qu’elle avait vaincus.

Le châtelain dit à la dame d’Islande qui ne laissait pas d’être fort
troublée de tout cela: «--Il ne saurait, madame, vous paraître
malhonnête que nous observions l’usage. Il vous faut changer de gîte,
puisqu’à nous tous il est clair et manifeste que cette damoiselle, bien
qu’elle soit sans apprêts, vous surpasse en beautés et en belles
manières.--»

De même qu’en un instant on voit une nuée obscure s’élever de la vallée
humide vers le ciel, et couvrir d’un voile de ténèbres la face jusque-là
si pure du soleil, ainsi l’on vit la dame changer de visage à cette dure
sentence qui la condamnait à affronter au dehors la pluie et le froid.
Elle, tout à l’heure si joyeuse et si belle, elle ne ressemble plus à
elle-même.

Elle pâlit et change entièrement de visage, tellement il lui plaît peu
d’entendre une telle sentence. Mais Bradamante, qui en a pitié, ne veut
pas qu’elle s’en aille, et elle émet ce sage avis: «--Il me semble que
la décision n’est pas bonne, et que tout jugement est injuste quand il
est prononcé sans qu’on ait entendu la partie qui nie aussi bien que
celle qui affirme, et les raisons qu’elle allègue.

«Pour moi, qui me fais le défenseur de cette cause, je dis: il ne s’agit
pas de savoir si je suis plus ou moins belle. Je ne suis pas venue ici
comme dame, et je ne veux pas que mes actes soient ceux d’une dame. Mais
qui pourra dire, à moins que je ne me dépouille entièrement, si je suis
ou si je ne suis pas une dame? Or, on ne doit pas dire ce qu’on ne sait
pas, surtout quand quelqu’un doit en souffrir.

«Il y en a beaucoup d’autres qui, comme moi, ont les cheveux longs, et
qui ne sont point femmes pour cela. Il est évident que c’est comme
chevalier et non comme dame, que j’ai conquis le droit de loger ici.
Pourquoi donc voulez-vous me qualifier de dame, quand tous mes actes
sont ceux d’un homme? Votre loi veut que les dames soient expulsées par
les dames, et non vaincues par un guerrier.

«Admettons encore que, comme il vous le semble, je sois une femme--ce
que je ne vous concède pas--et que ma beauté n’égale pas celle de cette
dame; je ne crois pas que vous voudriez m’enlever le prix de mon
courage, parce que mon visage aurait été déclaré moins beau. Il ne me
paraîtrait pas juste de perdre, à cause d’une moindre beauté, ce que
j’ai gagné avec les armes par mon courage.

«Quand même d’ailleurs l’usage exigerait que celle qui est inférieure en
beauté doive se retirer, je voudrais encore rester, au risque de ce qui
pourrait résulter de mon obstination. De la contestation inégale élevée
entre cette dame et moi, je conclus que, sur cette question de la
beauté, elle peut perdre beaucoup et gagner bien peu avec moi.

«Or, si la perte et le gain n’offrent pas des chances égales, toute
décision est injuste. De sorte que, et par raison et par cas spécial,
l’hospitalité ne saurait être refusée à cette dame. Et si quelqu’un est
assez hardi pour prétendre que mon raisonnement n’est point bon, je suis
prête à lui soutenir, de la façon qui lui fera plaisir, que mon dire est
vrai et que le sien est faux.--»

La fille d’Aymon, émue de pitié à l’idée qu’une si gente dame allait
être injustement chassée et exposée à la pluie battante, sans un toit,
sans un abri pour se mettre à couvert, finit, grâce à ses raisons
nombreuses et courtoises, mais surtout grâce à sa conclusion, par
persuader au châtelain de rester tranquille et d’accepter ses
explications.

De même que, sous les plus cuisantes chaleurs de l’été, la plante, près
de s’étioler faute d’un peu d’eau, renaît dès qu’elle sent la pluie
vivifiante, ainsi, en se voyant si superbement défendue, la messagère
redevint joyeuse et belle comme auparavant.

Les convives purent alors enfin savourer le repas qui leur avait été
servi depuis un grand moment et auquel ils n’avaient pas encore touché,
sans qu’aucun nouveau chevalier errant ne vînt les déranger. Bradamante
seule, au milieu de l’allégresse générale, restait triste et plongée
dans sa douleur. La crainte, l’injuste soupçon qu’elle avait dans le
cœur, lui enlevaient tout appétit.

Aussitôt que le souper fut achevé,--et il aurait été probablement plus
long, sans le désir qu’avaient les convives de rassasier aussi leurs
yeux--Bradamante se leva et la messagère avec elle. Le châtelain fit en
même temps un signe à l’un des serviteurs qui alluma promptement un
grand nombre de torches, grâce auxquelles la salle fut splendidement
éclairée jusqu’en ses moindres recoins. Je dirai dans l’autre chant ce
qui suivit.



CHANT XXXIII.

ARGUMENT.--Dans une salle de la Roche-Tristan, Bradamante voit peintes
sur la muraille les guerres futures des Français en Italie. Défiée de
nouveau par les trois princes qu’elle avait déjà abattus, elle les
enlève une seconde fois de selle.--Renaud et Gradasse en viennent aux
mains pour la possession de Bayard. Celui-ci, épouvanté par un
monstrueux oiseau, s’enfuit dans un bois, et le combat se trouve ainsi
suspendu.--Astolphe va en Éthiopie sur l’Hippogriffe. Là, par le son de
son cor, il chasse dans l’enfer les Harpies qui infectaient les tables
du roi Sénapes.


Timagoras, Parrhasius, Polignotes, Protogènes, Timante, Apollodore,
Apelles, plus connu que tous ceux-là, et Zeuxis, et les autres qui
vécurent à la même époque, et dont la renommée--malgré Clotho, qui,
après avoir détruit leurs corps, a détruit leurs œuvres--subsistera
toujours aussi éclatante, grâce aux écrivains, tant qu’on lira ou qu’on
écrira en ce monde;

Et ceux qui vécurent de nos jours, ou qui vivent encore: Léonard, Andrea
Mantegna, Jean Belin, les deux Dossi, et celui qui sculpte aussi bien
qu’il peint, Michel-Ange le divin, plus qu’un mortel; Sébastien,
Raphaël, Titien, qui n’honore pas moins Cadore que les deux premiers
n’honorent Venise et Urbino; et les autres dont les œuvres dépassent
tout ce qu’on lit et tout ce qu’on croit des peintres de l’antiquité;

Tous les peintres que nous voyons aujourd’hui, et ceux qui il y a déjà
mille et mille ans furent en honneur, ont peint avec leur pinceau, soit
sur toile, soit sur les murs, les choses passées. Mais vous n’avez
jamais entendu dire que les anciens, non plus que les modernes, aient
jamais peint les choses futures. Et cependant il s’est trouvé que des
événements ont été mis en peinture avant d’être arrivés.

Mais aucun peintre, ni antique ni moderne, ne pourrait se vanter d’être
l’auteur de semblables peintures. Elles sont uniquement l’œuvre des
enchantements devant lesquels tremblent les esprits de l’enfer. La salle
dont j’ai parlé dans l’autre chant avait été faite par Merlin. A l’aide
du livre consacré soit au lac Arverne, soit aux grottes de Nursa, il
l’avait fait construire en une seule nuit par des démons.

Cet art des enchantements, à l’aide duquel nos ancêtres accomplirent de
si merveilleuses choses, est perdu de nos jours. Mais retournons là où
doivent m’attendre ceux qui veulent voir la salle où sont les peintures.
J’ai dit que, sur un signe fait à un écuyer, les torches avaient été
allumées; soudain l’obscurité, vaincue par l’éclat des lumières,
s’enfuit de toutes parts. On n’aurait pas vu plus clair s’il eût fait
jour.

Le châtelain dit à ses hôtes: «--Je veux que vous sachiez que, parmi les
guerres qui sont peintes sur ces murs, très peu sont jusqu’ici arrivées.
Elles ont été peintes avant qu’elles se soient produites. Ceux qui les
ont peintes, les ont aussi devinées. Vous pourrez voir ici toutes les
victoires, toutes les défaites que nos compatriotes remporteront ou
subiront en Italie.

«Toutes les guerres heureuses ou malheureuses que les Français doivent
faire au delà des Alpes, à partir de son époque jusqu’en l’an mille,
Merlin, le prophète, les a réunies dans cette salle. Il avait été envoyé
par le roi de Bretagne au roi de France, qui succéda à Marcomir. Je vous
dirai en peu de mots pourquoi il lui avait été envoyé, et pourquoi ce
travail fut accompli par Merlin.

«Le roi Pharamond, qui franchit le premier le Rhin avec l’armée franque
pour entrer en Gaule, après avoir occupé ce pays, songea à subjuguer
l’orgueilleuse Italie, car il voyait de jour en jour l’empire romain
s’affaiblir. Dans cette intention, il voulait s’allier avec Artus de
Bretagne, car ils vivaient à la même époque.

«Artus, qui n’avait jamais rien entrepris sans prendre l’avis du
prophète Merlin--je parle de Merlin, le fils du démon, qui prévoyait
l’avenir--sut par lui, et fit savoir à Pharamond, à quels périls
s’exposeraient ses gens s’ils pénétraient dans le pays que l’Apennin, la
mer et les Alpes enserrent.

«Merlin lui fit voir que presque tous ceux qui, après lui, porteraient
la couronne de France, verraient leurs armées détruites par le fer, par
la faim, ou par la peste, et qu’ils trouveraient en Italie peu de sujets
d’allégresse, mais de longues luttes, peu de gain et des dommages
infinis, car il n’était pas permis au lys de prendre racine sur ce
terrain.

«Le roi Pharamond ajouta une telle foi à cet avis, qu’il dirigea son
armée ailleurs. Quant à Merlin, qui avait vu les guerres à venir comme
si elles avaient déjà existé, il consentit, sur les prières du roi, à
construire cette salle où, par ses enchantements, il fit peindre, comme
s’ils s’étaient déjà accomplis, tous les gestes futurs des Français,

«Afin que les successeurs de Pharamond comprissent que la victoire et
l’honneur leur appartiendraient toutes les fois qu’ils prendraient la
défense de l’Italie contre les autres peuples barbares, mais qu’au
contraire, s’il advenait qu’ils descendissent des Alpes pour la ravager,
lui imposer leur joug, ou s’en faire les maîtres, ils trouveraient au
delà des monts un sépulcre béant.--»

Ainsi parla le châtelain; puis il conduisit les dames à l’endroit de la
salle où commençaient les histoires; il leur fait voir Sigisbert qui se
met en campagne, attiré par les trésors que lui offre l’empereur
Maurice. «--Le voici qui descend du mont Jura dans les plaines ouvertes
du Lambro et du Tessin. Voyez Eutaris, qui non seulement le repousse,
mais le met en fuite après l’avoir taillé en pièces et vaincu.

«Voyez Clovis qui fait passer les monts à plus de cent mille hommes;
voyez le duc de Bénévent qui, avec des forces inférieures, vient à sa
rencontre, et qui lui tend un piège en feignant d’abandonner ses
logements. Voici l’armée française qui se précipite sur le vin lombard,
et, prise comme le poisson à l’amorce, y trouve la mort et la honte.

«Voici Childebert qui conduit en Italie quantité de capitaines et de
gens de France. Pas plus que Clovis il ne peut se vanter ni se glorifier
d’avoir dépouillé ou vaincu la Lombardie, car l’épée du ciel fait des
siens un tel carnage, que toutes les routes en sont couvertes. La
chaleur et la dyssenterie les achèvent, de sorte qu’à peine un sur dix
s’en retourne sain et sauf.--»

Puis il montre Pépin, et puis Charles qui descendent l’un après l’autre
en Italie. Tous les deux sont heureux dans leur entreprise, car ils ne
sont pas venus pour lui nuire. Le premier est accouru au secours du pape
Étienne; le second défend Adrien, puis Léon. L’un dompte Astolphe;
l’autre met en déroute et fait prisonnier le successeur d’Astolphe, et
rend au pape tous ses honneurs.

Il leur montre ensuite un jeune Pépin dont les gens semblent couvrir
tout le pays depuis les bouches du Pô jusqu’aux lagunes de l’Adriatique.
Il construit à grands frais et avec de grandes fatigues un pont qui
rejoint Malamocco à Rialto, et sur lequel il engage la bataille. Puis le
voilà qui s’enfuit, laissant les siens engloutis par les eaux, le vent
et la mer ayant brisé le pont.

«--Voici Louis, le Bourguignon, que l’on voit vaincu et pris à l’endroit
même où il descend; et celui qui l’a fait prisonnier lui fait jurer
qu’il ne sera plus jamais attaqué par lui. Voici qu’il manque à son
serment; voici que de nouveau il tombe dans le filet tendu; voici qu’il
y perd la vue, et que les siens le ramènent de l’autre côté des Alpes,
aveugle comme taupe.

«Voyez un Hugues d’Arles accomplir de grands exploits et chasser
d’Italie les deux Bérenger. Il les bat et les taille en pièces en deux
ou trois rencontres, mais ils sont remis sur pied tantôt par les Huns,
tantôt par les Bavarois. Puis, accablé par des forces plus considérables
que les siennes, il est forcé de conclure alliance avec l’ennemi. Il ne
survit pas longtemps à cette alliance, non plus que son héritier, qui
laisse le royaume tout entier à Bérenger.

«Voyez un autre Charles, qui, pour venir au secours du bon Pasteur, a
porté le feu en Italie. En deux fières batailles, il a mis à mort deux
rois: Manfred, puis Conradin. Voyez, par la suite, son armée éparpillée
çà et là dans les cités, et tenant le nouveau royaume dans l’opprobre et
l’oppression. Voyez-la massacrée toute entière au son de la cloche des
vêpres.--»

Puis il leur montre--mais à un intervalle non pas seulement de
nombreuses années, mais de lustres nombreux--un capitaine de la Gaule,
qui descend des monts pour faire la guerre aux illustres Visconti. On le
voit assiéger Alexandrie avec une armée française composée de gens à
pied et à cheval. Le duc a mis dans la place une forte garnison, et a
tendu au dehors un piège à l’ennemi.

L’armée française, induite en erreur, est prise dans les rets qui lui
ont été habilement tendus, ainsi que le comte d’Armagnac qui l’avait
conduite à cette malheureuse entreprise, et couvre toute la campagne de
ses morts. Les eaux du Tanaro et du Pô sont rouges de sang.

Il montre, l’un après l’autre, un chevalier de la Marche et trois
Angevins, et dit: «--Voyez comme ceux-ci sont plusieurs fois défaits à
Bruci, à Dauni, à Marsi, à Salantini. L’appui des Français ni des Latins
ne permet à aucun d’eux de s’implanter en Italie. Alphonse, puis
Ferrante, les chassent du royaume, toutes les fois qu’ils y entrent.

«Voyez Charles VIII, qui descend des Alpes, ayant avec lui la fleur de
la France entière. Il passe le Liris, et s’empare de tout le royaume,
sans tirer une seule fois l’épée ou abaisser la lance. Il parvient ainsi
jusqu’au rocher qui s’étend sur les bras, sur la poitrine et sur le
ventre de Typhée. Là, il trouve, pour lui barrer le passage, la bravoure
d’Inico du Guast, de l’illustre sang d’Avalos.--»

Le châtelain de la Roche, qui montrait du doigt cette histoire à
Bradamante, lui dit, après avoir désigné l’île d’Ischia: «--Avant que je
vous fasse voir plus avant, je vous dirai ce que mon bisaïeul avait
coutume de me dire quand j’étais enfant, et ce qu’il prétendait avoir
lui-même entendu dire à son père;

«Son père le tenait d’un autre, et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’on
remontât à celui qui l’avait entendu raconter par l’artiste qui avait
peint, sans pinceaux, toutes ces peintures, blanches, bleues ou rouges
que vous voyez là; le peintre, en montrant au roi Pharamond le château,
arrivé à ce rocher d’Ischia que je viens de vous faire voir, lui dit ce
que je vais vous répéter.

«Il lui dit que, du brave chevalier qui le défendait avec tant d’ardeur,
et qui semblait mépriser le feu qui de tous côtés l’entourait jusqu’au
phare, devait naître en ces temps ou à peu près--et il lui dit l’année
et le mois--un chevalier, qui surpasserait tous ceux qui jusqu’alors
avaient existé au monde.

«Nirée avait été moins beau, Achille moins brave, Ulysse moins hardi,
Lada moins léger à la course, Nestor moins prudent, lui qui sut tant de
choses et qui vécut si longtemps, César moins libéral et moins clément,
que ne devait être celui qui naîtrait dans l’île d’Ischia, et qui devait
dépasser toute la renommée de ces grands hommes.

«Et si l’antique Crète se glorifia d’avoir donné naissance au petit-fils
de Célus; si Thèbes fut fière de Bacchus et d’Hercule; si Délos
s’enorgueillit des deux jumeaux, cette île pourra aussi se réjouir et se
dresser fièrement sous le ciel, quand naîtra dans son sein le grand
marquis envers lequel le ciel se montrera si prodigue de faveurs de
toute sorte.

«Ainsi lui dit Merlin, et il lui répéta à plusieurs reprises que ce
héros devait naître à l’époque où l’empire romain serait le plus
opprimé, pour qu’il lui rendît la liberté. Mais comme je vous montrerai
par la suite plusieurs de ses hauts faits, je n’ai pas à vous en parler
d’avance.--» Ainsi il dit, et il revint à l’histoire où se voyaient les
merveilleuses prouesses de Charles.

«--Ici--disait-il--Ludovic se repent d’avoir fait venir Charles en
Italie, car il l’avait appelé pour combattre son ancien rival et non
pour le chasser lui-même. Il s’allie aux Vénitiens, et, devenu son
ennemi, il veut le faire prisonnier au retour. Mais le vaillant roi
abaisse sa lance et s’ouvre un chemin à travers ses nouveaux ennemis.

«Mais ceux des siens qu’il a laissés à la garde du nouveau royaume
éprouvent un sort bien différent. Ferrante, grâce à l’aide que lui prête
le seigneur de Mantoue, revient si vivement à la charge, qu’en peu de
mois, sur terre et sur mer, il n’en laisse pas un vivant. Mais la perte
d’un de ses plus vaillants compagnons, traîtreusement frappé, l’empêche
de ressentir toute la joie de sa victoire.--»

Ainsi disant, il montre le marquis Alphonse de Pescaire, puis il ajoute:
«--Celui-ci, après avoir brillé comme un rubis en mille entreprises,
succombe sous la trahison ourdie contre lui par un double traître
d’Éthiopien; le meilleur chevalier de cette époque tombe le cœur percé
d’une flèche.--»

Puis il montre l’endroit où l’on voit Louis XII, après avoir passé les
Alpes, chasser le Môre, et planter la fleur de lys sur la terre des
Visconti. Marchant sur les traces de Charles, il veut jeter un pont sur
le Carigliano, mais il voit ses gens rompus, dispersés, périr engloutis
dans le fleuve.

«Voyez dans la Pouille un non moindre carnage de l’armée française, mise
en déroute. C’est l’Espagnol Ferdinand de Gonzague, qui deux fois l’a
prise comme dans une souricière. Mais autant la Fortune s’était en cette
circonstance montrée rebelle à Louis, autant elle lui est favorable dans
les riches plaines que baigne l’Adriatique, et que le Pô divise en deux
parties égales du côté de l’Apennin et du côté des Alpes.--»

Ainsi disant, il s’accuse lui-même d’avoir oublié ce qu’il aurait dû
dire tout d’abord. Il retourne sur ses pas, et montre un chevalier qui
vend le château dont son maître lui avait confié la garde. Il montre le
Suisse perfide faisant prisonnier celui-là même dont il touche la solde.
Ces deux trahisons donnent la victoire au roi de France, sans qu’il ait
besoin d’abaisser sa lance.

Puis il montre César Borgia s’élevant en Italie par la faveur de ce roi.
Tout baron de Rome, tout seigneur qui s’oppose à lui, est envoyé en
exil. Puis il montre le roi qui, après avoir expulsé la Scie de Bologne,
y fait entrer les Glands. Il montre les Génois révoltés, mis en fuite et
leur cité soumise.

«--Voyez--dit-il ensuite--la campagne de Giaradadda couverte de morts.
Toutes les villes ouvrent leurs portes au roi; Venise seule résiste à
peine. Voyez comme, après avoir franchi les frontières de la Romagne, il
chasse le pape de Modène, qu’il enlève au duc de Ferrare. Il ne s’arrête
point là; il veut lui enlever ce qui lui reste de ses États.

«Il lui enlève Bologne, et y fait rentrer la famille des Bentivoglio.
Voyez l’armée des Français mettre Brescia à sac, après qu’il l’a
reprise. D’un même coup, il secourt Felsina et met le désordre dans le
camp du pape. Les deux armées se concentrent ensuite à forces égales sur
les basses plages de Chiassi:

«D’un côté l’armée française, de l’autre les troupes espagnoles
considérablement accrues, et grande est la bataille. De part et d’autre
les gens d’armes jonchent la terre et la rougissent. Chaque fossé semble
plein de sang humain. Mars balance pour savoir à qui il donnera la
victoire. Enfin, grâce à la valeur d’un Alphonse, on voit l’armée
française rester maîtresse du terrain, et l’Espagnol céder.

«Ravennes est saccagée. Le pape se mord les lèvres de douleur; il fait
descendre des Alpes, comme une tempête, une tourbe d’Allemands qui
chassent au delà des monts les Français incapables de leur tenir tête,
et qui vengent le Môre en déracinant les Lys d’or implantés dans son
jardin.

«Voici que les Français reviennent de nouveau; les voici mis en déroute
par les Suisses infidèles que le jeune duc a appelés imprudemment à son
aide, bien qu’ils aient fait prisonnier et vendu son père. Voyez plus
loin l’armée que la Fortune avait mise sous sa roue, conduite par le
nouveau roi, lequel se prépare à venger la honte de Novare.

«La voici qui revient encore sous de meilleurs auspices. Voyez le roi
François, qui s’avance à sa tête et qui met les Suisses en une telle
déroute, qu’il s’en manque de peu qu’il ne les ait détruits. Ces
soudards brutaux perdent à jamais le titre usurpé par eux de dompteurs
de princes et de défenseurs de l’Église chrétienne.

«Là, malgré la Ligue, François prend Milan et la donne au jeune Sforce.
Là, Bourbon défend la ville pour le roi de France contre la fureur
tudesque. Plus loin, pendant que le roi François s’apprête à tenter de
nouvelles entreprises et qu’il ignore l’orgueil et la cruauté déployés
par ses soldats, voici que la ville lui est enlevée.

«Voici un autre François qui ressemble non seulement de nom, mais par le
courage à son aïeul. Il chasse les Français, et avec l’aide des États de
l’Église, reconquiert son domaine paternel. Les Français reviennent
encore; mais ils n’avancent que prudemment, sans parcourir l’Italie à
vol d’oiseau comme ils avaient jusque-là coutume. Le brave duc de
Mantoue leur ferme le passage, et les arrête sur le Tessin.

«Frédéric, dont les joues sont encore embellies des premières fleurs de
la jeunesse, acquiert une éternelle gloire en défendant avec la lance,
mais plus encore par son activité et son génie, Pavie menacée par la
fureur française, et en déjouant les projets du Lion de la mer. Voyez
ces deux marquis, la terreur de nos soldats et l’honneur de l’Italie.

«Tous deux sont du même sang, tous deux sont nés au même nid. Le premier
est fils de ce marquis Alphonse dont vous avez vu le sang rougir la
terre, par suite de la trahison du Nègre. Voyez comme à diverses
reprises les Français sont chassés d’Italie d’après ses conseils.
L’autre, d’un aspect si doux et si joyeux, est seigneur de Guast et
s’appelle Alphonse.

«C’est le brave chevalier dont je vous ai parlé quand je vous ai montré
l’île d’Ischia, et sur lequel Merlin avait prophétisé de si grandes
choses à Pharamond, en lui annonçant qu’il devait naître à l’époque où
l’Italie affligée, l’Église et l’Empire auraient le plus besoin d’aide
contre les insultes des Barbares.

«Avec son cousin de Pescaire, et l’aide de Prosper Colonna, voyez-le
faire payer cher la Bicoque aux Français et aux Suisses. Mais voici que
de nouveau les Français se préparent à réparer leurs échecs successifs.
Leur roi descend en Lombardie avec une armée, tandis qu’il en envoie une
autre pour s’emparer de Naples.

«Mais celle qui fait de nous ce que le vent fait de la poussière aride
lorsqu’après l’avoir soulevée dans les airs jusqu’au ciel, il la laisse
retomber en un instant sur la terre où il l’a prise, la Fortune fait que
le roi croit avoir rassemblé autour de Pavie plus de cent mille hommes.
Après les grandes sommes qu’il a dépensées, il ne sait pas si son armée
a diminué ou s’est accrue.

«Aussi, par la faute de ministres avares, et grâce à la bonté du roi qui
s’est fié à eux, les gens d’armes se rangent-ils peu nombreux sous les
bannières, quand, la nuit, le camp assailli crie: Aux armes! Car il se
voit assaillir jusque dans ses retranchements par les rusés Espagnols,
qui, sous la conduite des deux d’Avalos, se frayent un chemin audacieux
vers le ciel et vers l’enfer.

«Voyez la fleur de la noblesse de France étendue par la campagne; voyez
de combien de lances, de combien d’épées le vaillant roi est entouré;
voyez-le tomber sous son destrier, sans que, pour cela, il se rende ou
se déclare vaincu. Cependant, c’est sur lui seul que l’armée ennemie
dirige ses efforts, c’est sur lui seul qu’elle se rue, et personne ne
vient à son secours.

«Le roi vaillant se défend à pied et se baigne dans le sang ennemi. Mais
enfin le courage cède a la force. Voici le roi pris; le voici en
Espagne. Il s’est rendu au chevalier de Pescaire, qui ne le quitte plus.
C’est à ce du Guast que sont dues la déroute de l’armée française et la
prise du grand roi.

«Pendant qu’une des deux armées est mise en déroute à Pavie, voyez
l’autre, qui était en route pour attaquer Naples, s’arrêter soudain,
comme s’arrête la lampe à laquelle l’huile vient à manquer. Mais le roi
laisse ses fils en otage dans la prison espagnole et retourne dans ses
États. Le voici qui porte la guerre en Italie, en même temps que les
autres envahissent son propre domaine.

«Voyez le meurtre et le pillage remplir Rome de deuil; voyez les choses
divines et profanes devenir également la proie de l’incendie et du viol.
L’armée de la Ligue peut voir de son camp voisin les ruines amoncelées,
et entendre les gémissements et les cris. Alors qu’elle devrait marcher
en avant, elle revient sur ses pas, et laisse prendre le successeur de
saint Pierre.

«Le roi envoie Lautrec avec de nouvelles troupes, non plus pour tenter
la conquête de la Lombardie, mais pour arracher à des mains impies et
dévastatrices la tête et les membres de l’Église. Il est retardé dans sa
marche, de sorte qu’il ne trouve plus le saint-père privé de sa liberté.
Il va alors assiéger la ville où est ensevelie la Sirène, et soulève
tout le royaume.

«Voici l’armée impériale qui s’avance pour secourir la ville assiégée;
voici Doria qui lui barre le chemin et la jette dans la mer, après
l’avoir taillée en pièces. Voici également la Fortune, jusque-là si
propice aux Français, qui change de fantaisie, et qui les détruit non
par la lance, mais par les fièvres; de sorte que, sur dix mille, pas un
ne retourne en France.--»

Toutes ces histoires, et beaucoup d’autres qu’il serait trop long de
raconter, étaient peintes dans cette salle avec des couleurs belles et
variées, et avec une clarté telle qu’on les comprenait sur-le-champ. Les
convives repassent devant elles à deux ou trois reprises et semblent ne
pouvoir en détacher leurs yeux. A plusieurs reprises, ils lisent ce qui
est écrit sous ces belles œuvres.

Les belles dames et les autres assistants, après avoir longtemps regardé
et raisonné entre eux, furent conduits dans les appartements où ils
devaient prendre du repos, par le châtelain lui-même, désireux de faire
honneur à ses hôtes. Voyant tous ses compagnons déjà endormis,
Bradamante va se coucher la dernière. Mais elle a beau se retourner sur
l’un et l’autre flanc, elle ne peut dormir.

Cependant, à l’approche de l’aube, elle ferme un instant les yeux, et il
lui semble voir son Roger, qui lui dit: «--Pourquoi te consumes-tu de
chagrin, et donnes-tu créance à ce qui n’est pas la vérité? Tu verras
plutôt les fleuves remonter à leur source, que de me voir porter ma
pensée à d’autres qu’à toi. Si je ne t’aimais pas, je ne pourrais aimer
mon propre cœur ni les pupilles de mes yeux.--»

Et il lui semble qu’il ajoute: «--Je suis venu ici pour me faire
baptiser et faire tout ce que je t’ai promis. Et si je suis en retard,
c’est une autre blessure que celle de l’amour qui m’a retenu.--» En ce
moment le sommeil la fuit, et elle ne voit plus que Roger qui disparaît
avec son rêve. La damoiselle recommence alors à pleurer et se parle
ainsi à elle-même:

«--C’est un vain songe qui est venu me procurer ce plaisir, et c’est,
hélas! la réalité qui me torture pendant que je veille. Le songe a été
prompt à s’enfuir, mais ce n’est point un songe que mon âpre et cruel
martyre. Pourquoi, éveillée, n’entends-je plus, ne vois-je plus ce
qu’endormie, ma pensée semblait entendre et voir? pourquoi mes yeux,
quand ils sont clos, voient-ils le bien, et voient-ils le mal quand ils
sont ouverts?

«Le doux sommeil m’a fait espérer la paix; mais la veille amère me
replonge dans la guerre. Le doux sommeil a été menteur, mais, hélas! la
veille amère ne me trompe point. Si le vrai me pèse et si le faux me
plaît, que jamais plus je n’entende ou ne voie la vérité sur la terre.
Si le sommeil me donne la joie, si la veille m’apporte la souffrance,
puissé-je dormir sans me réveiller jamais!

«Heureux les animaux à qui un lourd sommeil tient, pendant six mois, les
yeux fermés! Je ne veux pas dire qu’un semblable sommeil ressemble à la
mort, et qu’une semblable veille ressemble à la vie, car, contrairement
aux autres êtres, je me sens mourir quand je veille, et je me sens vivre
quand je dors. Mais si un sommeil de cette nature ressemble à la mort,
viens sur l’heure, ô Mort, me clore les yeux!--»

Le soleil rougissait les bords extrêmes de l’horizon; les nuages
s’étaient dissipés, et le jour qui commençait paraissait devoir être le
contraire du jour précédent. Bradamante, s’étant éveillée, revêtit ses
armes et se remit en chemin, après avoir remercié le châtelain de la
bonne hospitalité et de l’honneur qu’elle en avait reçus.

Elle retrouva la messagère qui était sortie de la Roche, avec ses deux
damoiselles et ses écuyers, et qui avait rejoint l’endroit où
l’attendaient les trois chevaliers. C’étaient ceux que la lance d’or
avait, la veille, jetés bas de leurs destriers, et qui avaient, à leur
grand déplaisir, supporté toute la nuit la pluie, le vent et l’orage.

Ajoutez à cela qu’eux et leurs chevaux étaient restés à jeun, battant
des dents et des pieds dans la boue. Leur mauvaise humeur s’augmentait
encore de la crainte de voir la messagère raconter dans leur pays qu’ils
avaient été abattus par la première lance qui s’était trouvée sur leur
chemin en France.

Résolus à mourir ou à tirer sur-le-champ vengeance de l’outrage qu’ils
ont reçu, afin que la messagère, appelée Ullania--j’avais oublié de vous
la nommer--revienne sur la mauvaise opinion qu’elle pourrait peut-être
avoir conçue de leur courage, ils défient au combat la fille d’Aymon,
dès que celle-ci se montre hors du pont-levis.

Ils ne se doutent en aucune façon qu’elle est une damoiselle, car rien
dans ses allures ne le dénote. Bradamante, en personne pressée de
continuer sa route et qui ne veut point s’arrêter, refuse le combat.
Mais ils la pressent tellement qu’elle ne peut refuser plus longtemps
sans encourir le blâme. Elle abaisse sa lance, et, en trois coups, elle
les envoie tous les trois à terre. C’est ainsi que finit le combat.

Puis, sans se retourner, elle leur montre de loin les épaules. Les
chevaliers, qui étaient venus de pays si lointains pour conquérir l’écu
d’or, se relèvent sans prononcer un mot, car ils ont perdu la parole en
même temps que toute hardiesse. Ils semblent stupéfaits d’étonnement, et
n’osent plus lever les yeux vers Ullania.

Pendant toute la route, ils s’étaient beaucoup trop vantés auprès d’elle
de ce qu’aucun chevalier ni paladin ne pourrait résister au moindre
d’entre eux. La dame, pour leur faire encore davantage baisser la tête,
et pour les rendre à l’avenir moins arrogants, leur fait savoir que ce
n’est point un paladin, mais bien une femme qui les a enlevés de selle.

«--Puisqu’une femme vous a si facilement abattus--dit-elle--vous devez
penser ce qu’il vous adviendrait de lutter avec Renaud ou Roland, tenus,
et pour cause, en si grand honneur. Si l’un d’eux possède jamais l’écu,
je vous demande si vous serez contre celui-là de meilleurs champions que
vous ne l’avez été contre une dame. Je ne le crois pas, et vous ne le
croyez pas non plus vous-mêmes.

«Que cela vous suffise; il n’est pas besoin d’une preuve plus éclatante
de votre valeur, et celui de vous qui, dans sa témérité, voudrait tenter
en France une nouvelle expérience, s’exposerait à ajouter un grand dam à
la honte dans laquelle il est tombé hier et aujourd’hui; à moins qu’il
n’estime utile et honorable de mourir de la main de si illustres
guerriers.--»

Quand Ullania eut bien assuré les chevaliers que c’était une damoiselle
qui avait rendu leur renommée, jusque-là si belle, plus noire que de la
poix; quand ils eurent entendu confirmer son dire par plus de dix
personnes, ils furent sur le point de tourner leur armes contre
eux-mêmes, tellement ils furent saisis de douleur et de rage.

Saisis de honte, furieux, ils se dépouillent de toutes les armes qu’ils
ont sur le dos; ils détachent l’épée qu’ils portent au côté et la
jettent dans le fossé. Ils font serment, puisqu’une dame les a vaincus
et leur a fait mesurer la terre, qu’ils resteront une année entière sans
endosser aucune arme, afin d’expier une si grande faiblesse.

Pendant tout ce temps, ils iront à pied, que la route soit en plaine,
qu’elle descende ou qu’elle monte. De plus, l’année expirée, ils ne
monteront à cheval, ils ne revêtiront de cotte de mailles ou toute autre
armure, que s’ils ont enlevé par force, en un combat, le cheval et les
armes d’un chevalier. C’est ainsi que, pour punir leur propre faiblesse,
ils s’en vont à pied et sans armes, pendant que leurs compagnons
poursuivent leur route à cheval.

Le soir de ce même jour, Bradamante arrive près d’un castel situé sur la
route de Paris. Là, elle apprend que Charles et son frère Renaud ont mis
Agramant en déroute. Là elle trouve bonne table et bon gîte. Mais cela,
comme tout le reste, lui importe peu, car elle mange à peine, elle dort
peu, et, loin de songer à se reposer, elle ne pense qu’a changer de
lieu.

Mais tout ce que j’ai à vous dire sur elle ne doit pas m’empêcher de
revenir à ces deux chevaliers qui, d’un commun accord, avaient attaché
leurs destriers près de la fontaine solitaire. Le combat qu’ils vont se
livrer, et que je vais vous raconter, n’a point pour but d’acquérir des
domaines ou le suprême pouvoir. Ils se battent afin que le plus vaillant
puisse posséder Durandal et chevaucher Bayard.

Sans que la trompette ou qu’un autre signal leur annonce qu’il est temps
d’agir; sans qu’un maistre de camp vienne leur rappeler de frapper ou de
parer, et leur remplisse l’âme d’une belliqueuse fureur, ils tirent l’un
et l’autre le fer d’un même mouvement, et en viennent aux mains, agiles
et vigoureux. Les coups commencent à se faire entendre rudes et
nombreux, et à leur échauffer l’ire.

Je ne connais pas deux autres épées, éprouvées pour leur solidité et
leur dureté, qui ne se fussent rompues au bout de trois des coups hors
de toute mesure que se portaient les deux champions. Mais celles-ci
étaient d’une trempe si parfaite, elles avaient passé par tant
d’épreuves, qu’elles auraient pu se rencontrer mille coups et plus sans
se briser.

Renaud, bondissant de côté et d’autre avec une grande habileté, évite
très adroitement Durandal, qui retombe avec grand fracas; il sait bien
comment elle brise et tranche le fer. Le roi Gradasse frappe de plus
grands coups, mais presque tous s’éparpillent au vent. Lorsque parfois
il touche son adversaire, il l’atteint à un endroit où le coup ne
saurait être dangereux.

L’autre manœuvre son épée avec plus de succès, et à plusieurs reprises
il engourdit le bras du païen. Il le frappe tantôt aux flancs, tantôt à
l’endroit où la cuirasse se relie au casque; mais partout il rencontre
une armure dure comme le diamant, de sorte qu’il ne peut en rompre une
seule maille. Cette armure avait été faite par enchantement; c’est ce
qui la rend si forte et si dure.

Sans prendre de repos, tous deux étaient restés un grand moment absorbés
par leur combat, et, les yeux fixés l’un sur l’autre, ils n’avaient pas
songé à regarder à leurs côtés; soudain ils furent détournés de leur
lutte furieuse par une querelle d’un autre genre. Un grand strépitement
d’ailes leur fit retourner à tous deux la tête, et ils virent Bayard en
grand péril.

Ils virent Bayard aux prises avec un monstre plus grand que lui, et qui
ressemblait à un oiseau. Son bec était long de plus de trois brasses; le
reste de son corps était celui d’une chauve-souris. Ses plumes étaient
noires comme de l’encre; ses serres étaient grandes, aiguës et rapaces.
De ses yeux pleins de feu s’échappait un regard féroce. Il avait de
grandes ailes qui semblaient deux voiles.

C’était peut-être un oiseau; mais je ne sais où ni quand il a pu en
exister un pareil. Je n’ai jamais vu, ailleurs que chez Turpin, la
description d’un animal ainsi fait. Je serais porté à croire que cet
oiseau était quelque diable de l’enfer évoqué sous cette forme par
Maugis, afin d’arrêter le combat.

Renaud le crut aussi, et il eut plus tard à ce sujet une grande
contestation avec Maugis. Ce dernier ne voulut jamais se reconnaître
coupable, et pour écarter le soupçon d’un tel acte il jura par la
lumière du soleil que le fait ne devait pas lui être imputé. Qu’il fût
oiseau ou démon, le monstre fondit sur Bayard et le saisit dans ses
serres.

Le destrier, qui était très vigoureux, rompt immédiatement ses rênes;
plein de colère et d’indignation, il lutte contre l’oiseau avec les
pieds et avec les dents. Mais celui-ci, plus agile, remonte dans les
airs, et revient à la charge, les serres prêtes à saisir, et battant des
ailes tout autour de Bayard, lequel, ne pouvant éviter ses attaques, se
décide enfin à prendre la fuite.

Bayard fuit vers la forêt prochaine, où il cherche les fourrés les plus
épais. La bête ailée le suit de près tant que le chemin lui est propice.
Mais le brave destrier s’enfonce de plus en plus dans la forêt, et finit
par se cacher sous une grotte. L’oiseau, ayant perdu sa trace, retourne
dans les airs, et cherche une nouvelle proie.

Renaud et le roi Gradasse, qui voient s’enfuir l’objet de leur combat,
restent d’accord pour différer la querelle, jusqu’à ce qu’ils aient
délivré Bayard des griffes de l’oiseau qui l’a forcé de se réfugier dans
la forêt. Ils conviennent que celui des deux qui le rejoindra, le
ramènera à cette même fontaine, où ils termineront ensuite leur
querelle.

Ils s’éloignèrent de la fontaine, suivant les herbes nouvellement
foulées. Mais Bayard est déjà loin d’eux, car ils ne peuvent le suivre
que lentement. Gradasse, qui avait l’Alfane tout près de là, saute sur
lui, et laisse au milieu de ces bois le paladin triste et plus mécontent
que jamais.

Au bout de quelques pas, Renaud perdit les traces de son destrier.
Celui-ci avait fait un étrange chemin, cherchant dans les ravins, à
travers les arbres et les rochers, les endroits les plus hérissés
d’épines, les plus sauvages, afin de se mettre à l’abri des griffes de
cet oiseau qui, tombant du ciel, était venu l’assaillir. Renaud, après
s’être vainement fatigué à chercher, retourna l’attendre à la fontaine,

Espérant que Gradasse l’y conduirait, comme cela était convenu entre
eux. Mais voyant qu’il attendait en vain, il s’en alla à pied à travers
champs et fort dolent. Revenons à Gradasse, auquel il arriva tout le
contraire de ce qui était arrivé à Renaud. Son heureuse destinée, plutôt
que ses recherches, lui fait entendre tout près de lui le hennissement
du brave destrier;

Il le retrouve dans une caverne profonde, encore si tremblant de la peur
qu’il avait eue, qu’il n’osait plus sortir. Le païen, l’ayant en son
pouvoir, se rappelle très bien la promesse qu’il a faite de retourner
avec lui à la fontaine. Mais il n’est plus disposé à observer cette
promesse, et il se tient en soi-même ce langage:

«--Que celui qui voudra disputer et batailler pour l’avoir, dispute et
bataille; pour moi, je suis plus désireux de le posséder pacifiquement.
D’un bout à l’autre de la terre, je suis venu jadis dans l’unique but de
me rendre maître de Bayard; maintenant que je le tiens en mes mains,
bien fou celui qui croirait que je consentirais à m’en défaire. Si
Renaud veut le ravoir, qu’il vienne lui aussi dans l’Inde, comme je suis
venu moi-même jadis en France.

«La Séricane ne sera pas un séjour moins sûr pour lui que la France ne
l’a déjà été deux fois pour moi.--» Ainsi disant, il s’en vint à Arles
par la voie la plus facile et y rejoignit l’armée. Puis, ayant en sa
possession Bayard et Durandal, il partit sur une galère espalmée. Mais
je vous parlerai de lui une autre fois, car je dois quitter Gradasse,
Renaud et la France.

Je veux suivre Astolphe qui, avec la selle et le mors, dirigeait
l’hippogriffe par les airs, comme il eût fait d’un palefroi. Il le
faisait aller d’une course plus rapide que le vol de l’aigle et du
faucon. Après qu’il eut parcouru d’une mer à l’autre, des Pyrénées au
Rhin, tout le pays des Gaules, il se dirigea vers le Ponant, du côté de
la chaîne de montagne qui sépare la France de l’Espagne.

Il passa en Navarre et de là en Aragon, laissant tous ceux qui le
voyaient en grande stupeur. Il laissa bien loin à sa gauche Tarragone,
Biscaglia à sa droite, et arriva en Castille. Il vit la Gallicie et le
royaume de Lisbonne; puis il dirigea sa course vers Cordoue et Séville,
parcourant les rivages de la mer, l’intérieur des terres, jusqu’à ce
qu’il eût visité toute l’Espagne.

Il vit le détroit de Gadès et les bornes qu’Hercule posa pour les
premiers navigateurs. Il se disposa ensuite à courir çà et là en
Afrique, de la mer d’Atlante aux confins de l’Égypte. Il vit les
fameuses Baléares, et Iviça qui se trouva droit sur son chemin. Puis,
tournant bride, il se dirigea vers Arzilla assise sur la mer qui la
sépare de l’Espagne.

Il vit Maroc, Fez, Oran, Hippone, Alger, Bougie, toutes ces superbes
cités qui ont autour d’elles comme une couronne d’autres cités, couronne
d’or et non de feuillage ou de verdure. Puis, il piqua vers Biserte et
Tunis. Il vit Cabès et l’île de Gerbi, Tripoli, Bérénice, Ptolémaïs, et
parvint jusqu’aux lieux où le Nil se jette en Asie.

Il vit toute la contrée située entre la mer et les croupes boisées du
fier Atlas. Puis, tournant le dos aux monts de Carène, il prit sa route
au-dessus des Cirénéens. Traversant les immenses déserts de sable, il
arriva sur les confins de la Nubie, à Albaiada, et laissa derrière lui
les ruines de Battus et le grand temple d’Ammon, aujourd’hui détruit.

De là, il atteignit une autre Trémisène qui suit la loi de Mahomet. Puis
il tourna les ailes de son coursier vers les autres Éthiopiens qui sont
situés au delà du Nil. Il suivit le chemin de la cité de Nubie, filant
dans les airs entre Dobada et Coallé. Quelques-uns de ces peuples sont
chrétiens, les autres musulmans, et ont constamment les armes à la main
sur leurs frontières respectives.

Sénapes, empereur d’Éthiopie, qui a une croix pour sceptre, règne sur de
nombreux vassaux. Il possède des cités et de l’or en grande quantité, et
son pouvoir s’étend jusqu’à l’embouchure de la mer Rouge. La foi qu’il
professe est presque semblable à la nôtre, et peut suffire pour sauver
de l’exil éternel. C’est là, si je ne fais erreur, qu’on fait usage du
feu pour baptiser.

Le duc Astolphe descendit dans la capitale de la Nubie, et visita
Sénapes. Le château qu’habite le chef de l’Éthiopie est beaucoup plus
riche que fort. Les chaînes des ponts et des portes, les gonds et les
serrures, et finalement tous les ouvrages qui chez nous sont en fer,
sont là-bas en or.

Bien que ce précieux métal y soit en si grande abondance, il n’y est pas
moins fort estimé. Les appartements de cette royale demeure sont
soutenus par des colonnes de cristal limpide. Sous les balcons, divisés
en espaces proportionnés, les rubis, les émeraudes, les saphirs et les
topazes projettent leur froide lumière, aux rayons rouges, blancs,
verts, azurés et jaunes.

Sur les murs, sur les toits, sur les pavés, les perles et les pierres
gemmes sont parsemées. Là naît le baume, et, en comparaison, Jérusalem
n’en produit qu’une très petite quantité. C’est de là que le musc nous
arrive, ainsi que l’ambre et les autres produits exotiques. En somme,
les choses qui ont tant de valeur dans nos pays viennent de là.

On dit que le soudan, roi d’Égypte, paye tribut au roi d’Éthiopie et
s’en reconnaît vassal, de crainte qu’il ne détourne le cours du Nil, et
n’affame ainsi d’un seul coup le Caire et toute la contrée. Ses sujets
l’appellent Sénapes, et nous le nommons, nous, _Presto_ ou
_Presteianni_[12].

De tous les rois qui existèrent jamais en Éthiopie, il fut le plus riche
et le plus puissant. Mais, malgré toute sa puissance et tous ses
trésors, il avait misérablement perdu la vue. Et c’était encore là le
moindre de ses tourments. Ce qui l’accablait et le faisait le plus
souffrir, c’était d’être torturé par une faim perpétuelle, lui qu’on
nommait le plus riche des hommes.

Lorsque le malheureux, poussé par le besoin, s’apprêtait à manger ou à
boire, l’infernale troupe des Harpies vengeresses surgissait soudain.
Les monstrueuses Harpies, brutales et malfaisantes, de leurs griffes et
de leurs ongles crochus, renversaient les vases et saisissaient les
mets; ce que leur ventre affamé n’engloutissait pas, restait souillé et
contaminé par leur attouchement.

Et cela, parce que dans sa jeunesse, enivré par les honneurs, les
richesses qui le mettaient au-dessus de tous les autres mortels, fier de
sa force et de son courage, il devint, comme Lucifer, orgueilleux au
point de songer à faire la guerre à son Créateur. A la tête de son
armée, il marcha droit au mont d’où sort le grand fleuve d’Égypte.

Il avait entendu dire que sur ce mont sauvage, qui s’élève au delà des
nues et monte jusqu’au ciel, était situé le paradis que l’on appelle
terrestre, où habitèrent jadis Adam et Ève. Suivi de chameaux,
d’éléphants et d’une armée de fantassins, l’orgueilleux s’avançait avec
l’intention de soumettre à sa loi les habitants de cet heureux séjour,
si toutefois il y en avait.

Dieu réprima sa téméraire audace. Il envoya au milieu de ces bandes un
de ses anges qui en fit périr plus de cent mille, et le condamna
lui-même à une nuit éternelle. Puis, il ordonna aux horribles monstres
des grottes infernales de venir à sa table enlever et souiller tous les
aliments sans les lui laisser goûter ni toucher.

Et pour qu’il ne lui restât aucun espoir, il lui avait été prophétisé
que ses tables ne seraient débarrassées de la bande voleuse et de leur
odeur nauséabonde, que lorsqu’on verrait venir par les airs un chevalier
sur un cheval ailé. Ce miracle lui paraissant chose impossible, il
vivait dans la tristesse, privé de toute espérance.

Lorsque, à la grande stupeur des gens, on vit arriver le chevalier,
planant sur les murs et les tours élevées, on courut aussitôt en
prévenir le roi de Nubie qui se rappela la prophétie. Oubliant dans sa
joie de prendre son fidèle bâton, il vint les mains étendues et en
tâtonnant au-devant du chevalier volant.

Astolphe, après avoir décrit de grands cercles, était descendu à terre
sur la place du château. Le roi ayant été conduit devant lui,
s’agenouilla et, joignant les mains, lui dit: «--Ange de Dieu, nouveau
Messie, je ne mérite point de pardon pour une si grande offense;
considérez pourtant que, s’il est de notre nature de pécher souvent, il
est de la vôtre de pardonner toujours à qui se repent.

«Conscient de mon erreur, je ne te demande pas, je n’oserais pas te
demander de me rendre la lumière, bien que tu aies le pouvoir de le
faire, car tu es au nombre des bienheureux que Dieu chérit. Contente-toi
de mettre fin au grand martyre que je ne puis voir, et qui consiste à me
faire consumer de faim. Chasse au moins les Harpies, afin qu’elles ne
viennent plus me ravir la nourriture.

«Et je promets de te faire construire, dans la partie la plus élevée de
mon palais, un temple de marbre dont les portes et le toit seront tout
en or, et dont l’intérieur sera orné de pierreries. Ce temple portera
ton saint nom, et l’on y gravera le miracle accompli par toi.--» Ainsi
parla le roi privé de la vue, cherchant en vain à baiser les pieds du
duc.

Astolphe répondit: «--Je ne suis pas l’ange de Dieu, je ne suis pas un
nouveau Messie, et je n’arrive pas du ciel. Je suis, moi aussi, mortel
et pécheur, et indigne d’une telle grâce. Je ferai tout ce que je
pourrai pour débarrasser, par leur mort ou par leur fuite, ton royaume
de ces monstres malfaisants. Si j’y parviens, ce n’est pas moi, mais
Dieu seul qu’il te faudra louer, car c’est lui qui a dirigé mon vol ici
pour venir à ton aide.

«Adresse tes vœux à Dieu; c’est à lui qu’ils sont dus; c’est à lui qu’il
te faut bâtir les églises et élever les autels.--» Ainsi parlant, ils
allaient tous les deux vers le château, entourés d’illustres barons. Le
roi ordonna à ses serviteurs de préparer sur-le-champ le banquet,
espérant que, cette fois, les mets ne lui seraient pas enlevés des
mains.

Aussitôt, un banquet solennel est préparé dans une riche salle. Le duc
Astolphe s’y asseoit seul avec Sénapes, et l’on apporte les mets.
Soudain, voici que dans les airs on entend un bruit strident, produit
tout alentour par d’horribles ailes; voici venir les Harpies
monstrueuses et malfaisantes, attirées des profondeurs du ciel par
l’odeur des viandes.

Elles étaient sept en une seule bande. Elles avaient toutes un visage de
femme, pâle, décoloré, amaigri, exténué par un long jeûne, et plus
horrible à voir que la mort. Elles avaient de grandes ailes informes et
rugueuses; les mains rapaces armées d’ongles aigus et recourbés; le
ventre énorme et fétide; la queue longue, noueuse et tordue comme celle
du serpent.

On les entend venir dans l’air et presque en même temps on les voit
s’abattre toutes sur la table, s’emparer des mets et renverser les
vases. Leur ventre laisse échapper une liqueur tellement infecte, qu’on
est obligé de se boucher le nez, car il serait impossible de supporter
la puanteur qu’elles répandent. Astolphe, saisi de colère, tire son épée
contre les oiseaux gloutons.

Il les frappe, l’un au cou, l’autre sur le dos, celui-ci à la poitrine,
celui-là sur l’aile; mais il semble que le fer atteigne un sac
d’étoupes; le coup est amorti et ne produit aucun résultat. Les Harpies
ne laissèrent ni un plat ni une coupe intacts; elles ne quittèrent pas
la salle avant d’avoir tout dévoré ou gâté.

Le roi avait conçu la ferme espérance que le duc chasserait les Harpies.
Maintenant qu’il n’a plus d’espoir, il soupire, gémit et reste accablé.
Le duc se souvient alors du cor qu’il porte, et qui vient à son aide
dans les cas périlleux. Il pense que ce moyen est le meilleur pour
chasser les monstres.

Avant de s’en servir, il fait boucher avec de la cire les oreilles du
roi et de ses barons, afin que, lorsque le cor retentira, ils ne
prennent point la fuite hors de la ville. Il saisit la bride de
l’hippogriffe, saute sur les arçons et prend le cor enchanté. Puis il
fait signe au maître d’hôtel de faire remettre la table et les mets.

On apprête une autre table et d’autres mets, et soudain apparaissent les
Harpies, qui se livrent à leur besogne accoutumée. Astolphe souffle
aussitôt dans le cor, et les oiseaux, qui n’ont point l’oreille bouchée,
ne peuvent résister au son; saisis de peur, ils fuient, et n’ont plus
souci de nourriture ni d’autre chose.

Le paladin pique des éperons derrière eux; il sort du palais sur son
destrier volant, et, laissant la grande cité, il chasse les monstres
devant lui dans les airs. Astolphe continue à sonner du cor, et les
Harpies s’enfuient vers la zone torride, jusqu’à ce qu’elles soient
arrivées sur le mont élevé où le Nil a sa source, si tant est qu’il ait
sa source quelque part.

Presque à la base de la montagne, une grotte profonde se creuse sous
terre. On donne comme certain que c’est la porte par laquelle doit
passer quiconque veut descendre aux enfers. C’est là que la troupe
dévastatrice s’est réfugiée, comme en une retraite sûre; elle descend
jusque sur la rive du Cocyte et même plus profond, afin de ne plus
entendre le son du cor.

Arrivé devant l’infernale et ténébreuse ouverture où commence le chemin
vers les lieux privés de lumière, l’illustre duc arrête l’horrible
sonnerie, et fait replier les ailes à son destrier. Mais avant que je le
conduise plus loin, et pour ne me point départir de mes habitudes, je
veux, ma page étant remplie de tous les côtés, finir ici ce chant, et me
reposer.



CHANT XXXIV.

ARGUMENT.--Astolphe, étant entré dans la grotte par où l’on descend dans
l’enfer, apprend d’une âme quelle peine est infligée à ceux qui
méconnaissent l’amour d’autrui. De là, il va dans le Paradis terrestre;
puis il passe dans la Lune, où on lui donne le moyen de rendre la raison
à Roland. Description du palais des Parques.


O faméliques Harpies, iniques et féroces, c’est sans doute en punition
de crimes anciens, qu’un jugement d’en haut vous déchaîne sur toutes les
tables, dans l’Italie aveugle et pleine d’erreurs. C’est pour cela que
les enfants innocents, les mères éplorées tombent de faim et voient, en
un seul repas de ces monstres hideux, dévorer ce qui devait soutenir
leur existence entière.

Trop coupable fut celui qui ouvrit les cavernes où vous étiez enfermées
depuis de longues années déjà! C’est lui qui fut cause que l’infection
et la gloutonnerie se répandirent sur l’Italie comme une épidémie
morbide. Depuis lors, la vie heureuse y est inconnue, et la tranquillité
en est tellement disparue, qu’elle a toujours été en proie à la guerre,
à la pauvreté, aux angoisses, et qu’elle sera ainsi pendant de longues
années encore;

Jusqu’au jour où, secouant par la chevelure ses enfants endormis et les
faisant se souvenir, elle leur criera: N’en est-il point parmi vous qui
ressemblent par le courage à Calaïs et à Zéthès[13], qui délivreront nos
tables de l’infection et des griffes crochues, et leur rendront leur
pureté première, ainsi que ceux-ci l’ont fait pour les tables de
Phinées, et que le paladin le fit pour celle du roi d’Éthiopie?

Le paladin, chassant devant lui les brutales Harpies qui fuyaient en
déroute, les poursuivit des sons horribles du cor, jusqu’à ce qu’il fût
arrêté par une montagne, sous laquelle elles disparurent dans une
grotte. Il tendit l’oreille à l’ouverture, et il entendit comme un bruit
entrecoupé de pleurs, de hurlements, de lamentations éternelles, signe
évident que c’était là l’enfer.

Astolphe résolut d’y entrer, et de voir ceux qui ont perdu le jour. Il
voulait pénétrer jusqu’au centre de la terre, et faire le tour des
cercles infernaux. «--Qu’ai-je à craindre, en y entrant?--dit-il--ne
puis-je pas toujours appeler le cor à mon aide? Je mettrai en fuite
Pluton et Satan, et je me ferai faire passage par le chien à triple
gueule.--»

Il descend prestement de son destrier ailé et le lie à un arbuste. Puis
il s’enfonce dans la caverne, après avoir pris le cor dans lequel était
tout son espoir. Il ne va pas loin sans qu’une fumée épaisse et âcre lui
offusque le nez et les yeux. Cette fumée était plus épaisse que si elle
avait été produite par la poix et le soufre. Astolphe n’en continue pas
moins d’avancer.

Mais plus il avance, plus la fumée et les ténèbres s’épaississent. Il
craint de ne pouvoir aller plus avant, et d’être obligé de retourner sur
ses pas. Soudain il voit quelque chose qu’il ne peut distinguer,
s’agiter à la voûte comme remue au vent le cadavre d’un pendu qui est
resté exposé pendant plusieurs jours à la pluie et au soleil.

A la lumière faible, presque nulle, qui règne dans ce chemin noir et
enfumé, il ne peut discerner quel est l’objet qui s’agite dans l’air.
Pour s’en rendre compte, il s’avise de lui porter un ou deux coups de
son épée; puis il s’arrête, pensant que c’est peut-être un Esprit qu’il
vient de frapper à travers la fumée.

Alors il entend ces paroles prononcées d’une voix triste: «--Hélas!
descends sans faire du mal aux autres. C’est assez que je sois tourmenté
par la fumée épaisse que vomit le feu infernal.--» Le duc stupéfait
s’arrête, et dit à l’ombre: «--Que Dieu arrête la fumée de façon qu’elle
ne puisse monter jusqu’à toi. Mais qu’il te plaise de m’apprendre ton
sort.

«Et si tu veux que je porte de tes nouvelles dans le monde là-haut, je
suis prêt à te satisfaire.--» L’ombre répondit: «--Il me paraît encore
si bon de retourner, ne fût-ce que par le souvenir, à la lumière
éclatante et belle, que le grand désir que j’ai d’une telle faveur
m’engage à parler, et te dire mon nom et ma condition, bien que chaque
parole me soit un ennui et une fatigue.--»

Et elle commença: «--Seigneur, je me nomme Lydie. Ma naissance est
illustre, je suis fille du roi de Lydie. Le jugement suprême de Dieu m’a
condamnée à la fumée éternelle, pour m’être montrée, pendant ma vie,
cruelle et ingrate envers mon amant fidèle. Cette grotte est pleine
d’une infinité d’autres condamnées à la même peine pour la même faute.

«La cruelle Anaxarète est plus bas, là où la fumée est plus épaisse, et
où l’on souffre davantage. Son corps est resté sur terre, converti en
rocher, et son âme est venue souffrir ici-bas, pour la punir d’avoir
supporté que son malheureux amant se pendît à cause d’elle. Ici près est
Daphné qui s’aperçoit maintenant combien elle fut coupable en faisant
courir si longtemps Apollon.

«J’aurais trop à faire si je voulais te nommer un à un les malheureux
esprits des femmes ingrates qui sont ici. Il y en a en effet à l’infini.
Il serait encore plus long de te dire le nombre des hommes qui, pour
leur ingratitude, sont damnés, et sont punis dans un lieu encore plus
effroyable, où la fumée les aveugle, et où le feu les consume.

«Les femmes étant plus faciles et plus portées à la confiance, ceux qui
les trompent sont dignes d’un plus grand supplice. Thésée et Jason le
savent, ainsi que celui qui porta le trouble dans l’antique royaume
latin. Il le sait, celui qui, à cause de Thamar, s’attira la colère
vengeresse de son frère Absalon, comme le savent aussi les autres, des
deux sexes, dont le nombre est infini, et qui ont abandonné qui leurs
femmes, qui leurs maris.

«Mais, pour parler de moi plus que des autres, et te raconter l’erreur
qui m’a précipitée ici, je te dirai que je fus, pendant ma vie, si
belle, mais si altière, que je ne sais si jamais aucune autre m’égala en
fierté. Je ne saurais bien te dire laquelle des deux choses l’emportait
en moi, l’orgueil ou la beauté, quoique la superbe et l’arrogance
naissent de la beauté qui plaît à tous les yeux.

«Il y avait à cette époque dans la Thrace un chevalier qui passait pour
le plus accompli dans le métier des armes. Il entendit faire par
plusieurs personnes l’éloge de ma singulière beauté. Spontanément, il
résolut de me consacrer tout son amour, espérant mériter par sa
vaillance que mon cœur s’éprît de lui.

«Il vint en Lydie, et dès qu’il m’eut vue, il fut enlacé dans des liens
encore plus forts. Il ne tarda point à croître en renommée parmi les
autres chevaliers qui composaient la cour de mon père. Il serait trop
long de te raconter les preuves de tout genre qu’il donna de sa grande
vaillance, et les services innombrables qu’il rendit à mon père en
fidèle serviteur.

«Grâce à son aide, mon père soumit la Pamphilie, la Carie, et le royaume
de Cilicie; mon père ne conduisait son armée à l’ennemi que d’après les
conseils du chevalier, et quand celui-ci le jugeait opportun. Lorsque le
chevalier crut ses services suffisants pour mériter une telle
récompense, il se hasarda à demander un jour au roi, pour prix des
nombreuses dépouilles qu’il lui avait conquises, la faveur de m’avoir
pour femme.

«Sa demande fut repoussée par le roi, qui avait résolu de marier sa
fille à un grand prince, et non à un simple chevalier comme celui-ci,
qui ne possédait rien autre chose que son courage. Mon père, trop porté
à l’amour du gain et à l’avarice, école de tous les vices, faisait aussi
peu de cas des belles manières et du courage, qu’un âne des accords de
la lyre.

«Alceste, c’est ainsi qu’avait nom le chevalier dont je te parle, se
voyant repoussé par celui qui lui devait tant, demanda son congé, et, en
partant, menaça mon père de le faire repentir de lui avoir refusé sa
fille. Il s’en alla près du roi d’Arménie, ancien rival du roi de Lydie
et son principal ennemi;

«Et il l’excita tellement par ses conseils, qu’il le poussa à prendre
les armes et à faire la guerre à mon père. Sa grande renommée le fit
choisir pour capitaine de cette armée. Il partit en déclarant que toutes
les conquêtes qu’il ferait seraient pour le roi d’Arménie, et qu’il ne
voulait par lui-même, de toutes ses victoires, que la possession de ma
belle personne.

«Je ne pourrais te dire tout le mal qu’Alceste causa à mon père pendant
cette guerre. Il tailla en pièces quatre de ses armées, et, en moins
d’un an, le réduisit à n’avoir d’autre refuge qu’un château rendu très
fort par les précipices au-dessus desquels il était construit. C’est là
que le roi se réfugia avec les personnes de sa famille qui lui étaient
le plus chères, et avec tout ce qu’il put emporter précipitamment de ses
trésors.

«Alceste vint l’y assiéger. Il nous eut bientôt mis dans une situation
si désespérée, que mon père aurait alors bien volontiers consenti à
conclure avec lui un traité par lequel il m’aurait livrée à lui comme
femme, et même comme esclave, avec la moitié de son royaume, si Alceste
avait voulu lui garantir la possession de toutes ses autres richesses.
Il était bien certain en effet de se voir faire avant peu prisonnier, et
de mourir en captivité.

«Avant de tomber entre les mains de son ennemi, il résolut de tenter
tous les moyens possibles pour se tirer de péril. Me considérant comme
la cause de tous ses malheurs, il me fit sortir du château et m’envoya
vers Alceste. J’y allai, bien résolue à lui livrer ma personne, à le
prier de prendre ce qu’il voudrait de notre royaume, et, oubliant sa
colère, à nous accorder la paix.

«Dès qu’il eut appris que j’allais le trouver, Alceste vint au-devant de
moi, pâle et tremblant. Il avait bien plus l’air d’un vaincu et d’un
prisonnier que d’un triomphateur. Moi, qui reconnus tout de suite de
quelle ardeur il brûlait, je me gardai bien de lui parler comme j’en
avais d’abord l’intention. Saisissant l’occasion, je conçus un nouveau
projet, inspiré par l’état où je le voyais.

«Je commençai par maudire son amour, et par me plaindre vivement de sa
cruauté. Je l’accusai d’avoir injustement nui à mon père, et d’avoir
cherché à m’obtenir par la force. Je lui dis qu’il aurait été bien plus
assuré du succès s’il avait su persévérer dans ses premières façons
d’agir, qui avaient été si agréables au roi et à nous tous.

«Si mon père avait tout d’abord repoussé son honorable demande, c’était
parce qu’il avait le caractère un peu rude, et qu’il ne se rendait
jamais à une première requête; mais ce n’était point une raison pour ne
pas continuer de le servir et pour avoir la colère si prompte; on était
au contraire assuré d’obtenir de mon père ce que l’on désirait en
redoublant de dévouement;

«Et si mon père avait continué à se montrer rigoureux, je l’aurais tant
prié, que je l’aurais fait consentir à me donner mon amant pour époux.
Enfin, si je l’avais trouvé inflexible à mes prières, j’aurais agi en
cachette, de telle sorte qu’Alceste n’aurait eu qu’à se louer de moi.
Mais puisqu’il avait jugé convenable de tenter un autre moyen, j’étais
bien résolue à ne l’aimer jamais.

«Si j’étais venue vers lui, c’était par pitié pour mon père. Quant à
lui, il pouvait être certain qu’il ne jouirait pas longtemps du plaisir
que je lui aurais donné à mon corps défendant, car j’étais résolue à
arroser la terre de mon sang, aussitôt après qu’il aurait assouvi sur
moi, par la force, sa passion dépravée.

«C’est ainsi que je lui parlai, après avoir vu le pouvoir que j’avais
sur lui. Je le rendis plus repentant que ne le fut jamais anachorète en
son ermitage. Il tomba à mes pieds, me suppliant de venger avec le
glaive qu’il portait à ses côtés, et qu’il voulait à toute force me
faire prendre, la grande faute dont il s’était rendu coupable.

«Le voyant ainsi, je résolus de poursuivre ma grande victoire jusqu’à la
fin. Je lui donnai l’espoir de me posséder encore, s’il rachetait sa
faute, en rendant à mon père le royaume de ses ancêtres, et en
s’efforçant de m’obtenir par ses services, par son amour, et non par les
armes.

«Il me promit de faire tout cela, et je rentrai au château telle que
j’en étais sortie, sans qu’il eût osé me baiser seulement sur la bouche.
Vois s’il était bien sous le joug; vois si son ardeur pour moi le tenait
enchaîné, et s’il était besoin qu’Amour lui lançât d’autres traits
empennés! Il alla trouver le roi d’Arménie, auquel il avait promis de
donner tout ce qu’il conquerrait;

«Et avec les meilleures raisons qu’il put trouver, il le pria de laisser
à mon père le royaume dont il avait ravagé et dépouillé toutes les
provinces, et de retourner jouir en Arménie des fruits de la victoire.
Le roi d’Arménie, les joues enflammées de colère, répondit à Alceste
qu’il ne devait point espérer cela; qu’il ne voulait point renoncer à
cette guerre tant que mon père aurait un pouce de terre à lui.

«Si Alceste avait été changé de fond en comble par les paroles d’une
vile et méprisable femme, il en aurait toute la honte; pour lui, il ne
saurait consentir à perdre, sur sa prière, tout ce qu’il avait conquis
en une année de fatigues. Alceste le pria de nouveau, se plaignant que
ses prières n’eussent pas plus d’effet. Enfin, saisi de colère, il le
menaça, disant qu’il le lui ferait faire de force ou de bonne volonté.

«Sa colère alla s’augmentant à un tel point, que des menaces il en vint
aux actes. Alceste tira son épée contre le roi, et, malgré les efforts
de mille courtisans qui s’étaient précipités à son secours, il le tua.
Le même jour, à la tête des Ciliciens et des Thraces, qui étaient à sa
solde, et de ses autres mercenaires, il défit complètement les
Arméniens.

«Poursuivant sa victoire, et faisant la guerre à ses frais, en moins
d’un mois, et sans qu’il en coûtât la moindre dépense à mon père, il lui
rendit tout son royaume. Puis, pour compenser les pertes qu’il avait
subies, outre les nombreuses dépouilles qu’il lui abandonna, il lui
soumit une partie de l’Arménie, de la Cappadoce et de l’Ircanie qui
s’étend jusqu’à la mer, et frappa l’autre partie d’un lourd tribut.

«A son retour, au lieu du triomphe auquel il s’attendait, nous résolûmes
de lui donner la mort. Mais nous dûmes remettre l’exécution de ce projet
afin de ne pas nous attirer de mésaventure, car il s’appuyait sur de
nombreux amis. Je feignis de l’aimer, et je lui donnai de jour en jour
une plus grande espérance de devenir sa femme. Mais auparavant, je lui
dis que je désirais qu’il déployât sa vaillance contre nos autres
ennemis.

«Et tantôt seul, tantôt avec peu de gens, je l’envoyai à d’étranges et
périlleuses entreprises, où il devait trouver mille fois la mort. Mais
tout lui réussit; il revint toutes les fois victorieux, soit qu’il eût
eu à combattre des géants horribles et monstrueux, soit qu’il eût eu
affaire aux Lestrigons qui infestaient nos contrées.

«Alcide ne fut jamais poussé par Euristhée et par sa marâtre à plus
d’entreprises périlleuses, sur le Lerne, en Némée, en Thrace, dans la
forêt d’Érymanthe, dans les vallons d’Étolie et de la Numidie, sur le
Tibre, sur l’Ibère et ailleurs, que mon amant ne fut poussé par mes
prières et par mes incitations homicides, car je cherchais toujours à
m’en délivrer.

«Ne pouvant y réussir par ce moyen, j’en employai un non moins criminel.
Je lui fis maltraiter tous ceux que je sentais lui être attachés, et je
le rendis odieux à tous. Lui, qui n’avait pas de plus grande
satisfaction que de m’obéir, était toujours prêt à prêter les mains à
tous mes désirs, sans s’inquiéter de déplaire à l’un plus qu’à l’autre.

«Lorsque j’eus acquis la certitude que, grâce à cette ruse, tous les
ennemis de mon père étaient morts, et que, pour nous être agréable,
Alceste n’avait pas conservé un seul des amis que ses hauts faits lui
avaient valus, je lui dévoilai clairement ce que je lui avais
jusqu’alors soigneusement dissimulé, c’est-à-dire la haine profonde,
souveraine, que je lui portais. Je cherchai en même temps à lui donner
la mort.

«Mais réfléchissant que, si j’en agissais ainsi, je me couvrirais
publiquement d’ignominie,--on savait trop en effet combien je lui
devais, pour ne pas m’accuser à jamais d’une lâche cruauté--je me
contentai de lui défendre de paraître désormais devant mes yeux. Je ne
voulus plus jamais lui parler, ni le voir, et je refusai d’entendre tout
messager, de recevoir toute lettre de lui.

«Mon ingratitude le fit tellement souffrir, qu’enfin vaincu par la
douleur, et après avoir longtemps demandé merci, il tomba malade et
mourut. En punition de mon crime, j’ai maintenant les yeux pleins de
larmes et le visage noirci par la fumée; et je serai ainsi
éternellement, car il n’y a point de rédemption dans l’enfer.--»

Quand l’infortunée Lydie a fini de parler, le duc continue sa route pour
savoir si d’autres ombres sont plongées dans la fumée; mais la vapeur
noire, vengeresse des crimes commis par ingratitude, devient si épaisse,
qu’il ne lui est plus possible d’avancer d’un pouce. Il est forcé de
retourner en arrière, et, de peur que le chemin ne lui soit intercepté
par la fumée, il hâte le pas.

A la façon dont il accélère sa marche, il a plutôt l’air de courir, que
de quelqu’un qui se promène. Il remonte la pente de la caverne jusqu’à
ce qu’il retrouve l’ouverture, et qu’il voie la fumée dissipée en partie
par la lumière. Enfin, après beaucoup de peine et de fatigue, il sort de
l’antre, et laisse la fumée dernière lui.

Pour empêcher le retour de ces bêtes à la panse gloutonne, il entasse
des rochers, il coupe une grande quantité d’arbres, et il en construit
comme il peut une barrière à l’entrée de la caverne; ce moyen réussit
tellement bien, que jamais plus les Harpies ne purent sortir.

Pendant qu’il avait été dans la caverne obscure, la fumée noire,
produite par la poix épaisse, n’avait pas seulement taché et infecté le
dessus de ses vêtements, elle avait encore pénétré sous ses habits; de
sorte qu’il est obligé de chercher pendant assez longtemps pour trouver
de l’eau. Enfin, au milieu de la forêt, il voit, par-dessous une pierre,
sourdre une fontaine dans laquelle il se lave des pieds à la tête.

Puis il monte sur son coursier volant, et s’élève dans les airs pour
atteindre la cime de cette montagne que l’on croit peu éloignée du
cercle de la lune. Le désir de voir, qui le pousse, est si grand, qu’il
ne songe qu’à monter, et dédaigne la terre. Il gagne de plus en plus
dans les airs, jusqu’à ce qu’enfin il arrive au sommet de la montagne.

On pourrait comparer au saphir, au rubis, à l’or, à la topaze, à la
perle, au diamant, au cristal, à la jacinthe, les fleurs dont l’aurore a
parsemé ces heureuses régions. Les plantes sont d’un vert si éclatant,
que, si nous pouvions les posséder ici-bas, elles vaincraient l’éclat de
l’émeraude. Sur les arbres, toujours chargés de fruits et de fleurs,
s’étale un feuillage non moins beau.

Entre les rameaux, chantent de petits oiseaux aux couleurs azurées et
blanches et vertes et rouges et jaunes; les ruisseaux font entendre leur
murmure, et les lacs tranquilles surpassent le cristal par leur
limpidité. Une douce brise, toujours égale, se joue à leur surface, et
agite l’air de façon à amortir la chaleur du jour.

Cette brise s’en va prélevant sur les fleurs, les fruits, le feuillage,
des parfums de toute nature, dont elle forme un mélange suave qui
nourrit l’âme. Au milieu de la plaine, surgit un palais qui semble
brûler d’une flamme vive, tellement il projette, tout autour de lui, de
splendeur et de lumière inconnue aux mortels.

Astolphe dirige lentement son destrier vers le palais dont l’enceinte
mesure plus de trente milles; il admire de tout côté ce beau pays, et
trouve le monde que nous habitons mauvais et misérable, en butte à la
colère du ciel et de la nature, auprès de celui-ci qui est si suave, si
resplendissant, si riant.

En approchant du palais lumineux, il reste frappé d’étonnement; les
murailles sont tout entières d’une seule pierre précieuse, plus
vermeille et plus resplendissante que l’escarboucle. Ouvrage surprenant
d’un ingénieux architecte! quel est celui de nos chefs-d’œuvre qui
pourrait lui être comparé? Qu’il se taise, celui qui voudrait mettre en
parallèle les sept merveilles du monde.

Sur le seuil éclatant de cette heureuse demeure, un vieillard s’avance
vers le duc. Il est revêtu d’un manteau rouge et d’une robe blanche,
dont l’une peut être comparée au lait, l’autre à la pourpre. Ses cheveux
sont blancs; ses joues sont couvertes d’une épaisse barbe blanche qui
descend sur la poitrine. Et son aspect est si vénérable, qu’on le
prendrait pour un des élus du paradis.

Il aborde d’un air joyeux le paladin, qui est descendu respectueusement
de cheval, et lui dit: «--Baron, qui par la volonté divine es monté
jusqu’au paradis terrestre, bien que tu ne saches pas pourquoi tu as
fait le chemin, ni dans quel but tu es venu, tu peux croire que ce n’est
pas sans un éclatant miracle que tu es arrivé de l’hémisphère arctique.

«Pour apprendre comment tu dois secourir Charles, et délivrer de tout
péril la sainte Foi, tu es venu, par un si long chemin et sans guide, me
demander conseil. Je ne voudrais pas, ô mon fils, que tu crusses que
c’est grâce à ton savoir et à ton courage que tu es parvenu jusqu’ici.
Ni ton cor, ni ton cheval ailé ne t’auraient servi de rien, si Dieu ne
t’avait point donné d’y venir.

«Nous nous entretiendrons plus tard plus à notre aise, et je te dirai
comment tu devras agir. Mais auparavant, viens te récréer avec nous, car
un plus long jeûne doit te peser.--» Le vieillard, continuant à lui
parler, étonna beaucoup le duc quand il lui apprit son nom; et il lui
dit qu’il était celui qui écrivit l’Évangile;

Ce Jean, qui fut si cher au Rédempteur, et à qui ce dernier annonça que,
seul entre ses frères, il ne devait pas finir sa vie par la mort, ce qui
fut cause que le Fils de Dieu dit à Pierre: «--Pourquoi t’étonnes-tu si
je veux qu’il attende ainsi ma venue?--» Bien qu’il n’eût pas dit: Il ne
doit pas mourir, on vit bien cependant que c’était ce qu’il voulait
dire.

Jean fut ravi dans ce lieu, et il y trouva compagnie, car déjà le
patriarche Énoch y était, ainsi que le grand prophète Élie, qui n’ont
vu, ni l’un ni l’autre, leur dernier soir. Hors de l’air pestilentiel et
mauvais, ils jouiront d’un éternel printemps, jusqu’à ce que les
angéliques trompettes annoncent le retour du Christ sur les blanches
nuées.

Les Saints firent un gracieux accueil au chevalier, et le logèrent dans
un appartement. Son destrier fut remisé dans une écurie où de bonne
avoine lui fut donnée avec abondance. On servit à Astolphe des fruits du
paradis, d’une telle saveur, qu’à son avis nos deux premiers parents ne
sont pas sans excuse si, pour goûter à ces fruits, ils furent si peu
obéissants.

Lorsque l’aventureux duc eut satisfait aux besoins de la nature; qu’il
eut pris nourriture et repos, en ces lieux où tous les soins lui furent
prodigués, il sortit du lit. C’était l’heure où l’Aurore quittait le
vieil époux dont, malgré son grand âge, elle n’est point encore lasse.
Le duc vit venir à lui le disciple tant aimé de Dieu,

Qui le prit par la main, et s’entretint avec lui de beaucoup de choses
sur lesquelles il faut garder le silence. Puis le vieillard lui dit:
«--Fils, tu ne sais peut-être pas ce qui se passe en France, bien que tu
en viennes. Sache que votre Roland, pour s’être écarté du droit chemin,
est puni par Dieu, lequel s’irrite d’autant plus contre ceux qui
l’offensent, qu’il les aime mieux.

«Votre Roland, à qui Dieu a donné dès sa naissance une force
extraordinaire en même temps qu’une grande vaillance; auquel il a
concédé le don surhumain d’être invulnérable, afin qu’il servît de
défenseur de sa sainte Foi, de même qu’il constitua jadis Samson pour
défenseur des Hébreux contre les Philistins;

«Votre Roland a mal récompensé son Seigneur de tant de bienfaits, en
abandonnant le peuple fidèle, au moment même où il aurait dû lui venir
le plus en aide. L’incestueux amour d’une païenne l’a tellement aveuglé,
qu’à deux reprises déjà il a poussé la cruauté et la colère jusqu’à
vouloir donner la mort à son loyal cousin.

«Pour le punir, Dieu a voulu qu’il soit frappé de folie, et qu’il aille
montrant dans toute leur nudité son ventre, sa poitrine et ses flancs.
Son intelligence est à ce point troublée, qu’il ne peut reconnaître
personne, et encore moins se reconnaître lui-même. C’est ainsi que
l’Écriture nous apprend que Dieu voulut punir aussi Nabuchodonosor, en
l’envoyant, pendant sept ans, dans le corps d’un bœuf furieux, paître
l’herbe et le foin.

«Mais la faute du paladin ayant été moindre que celle de Nabuchodonosor,
trois mois seulement lui ont été assignés pour s’en laver. Si le
Rédempteur t’a permis de monter jusqu’ici, en passant par un si
périlleux chemin, c’est uniquement pour que tu apprennes comment il faut
rendre à Roland sa raison.

«Il est vrai qu’il te faut faire avec moi un nouveau voyage, et
abandonner la terre. J’ai à te conduire dans le cercle de la Lune, qui
est la planète la plus proche de nous. C’est là, en effet, que se trouve
le remède qui peut rendre la sagesse à Roland. Dès que la lune brillera
cette nuit sur notre tête, nous nous mettrons en chemin.--»

L’entretien roula ce jour-là sur ce sujet et sur beaucoup d’autres. Mais
quand le soleil se fut couché dans la mer, et que la lune eut montré
au-dessus d’eux sa corne, on apprêta pour Astolphe et son compagnon un
char qui servait à parcourir les cieux tout à l’entour. C’était celui
qui avait enlevé Élie aux regards des mortels, dans les montagnes de la
Judée.

Le saint Évangéliste y attela quatre destriers plus rouges que la
flamme; puis, s’étant assis avec Astolphe, il prit les rênes, et lança
les coursiers vers le ciel. Le char, décrivant des cercles, s’éleva dans
l’air, et ils parvinrent bientôt au milieu du feu éternel. Grâce à la
présence du vieillard, ils le passèrent miraculeusement sans ressentir
son ardeur.

Ils traversèrent toute la sphère du feu, et arrivèrent au royaume de la
Lune. Toute cette région brillait comme l’acier qui n’aurait eu aucune
souillure. Les voyageurs trouvèrent la lune égale, ou peu s’en fallait,
au globe de la terre, y compris la mer qui l’entoure et la serre.

Là, Astolphe éprouva un double étonnement, ce fut de voir si grande
cette région qui, vue de nos campagnes terrestres, semble une petite
assiette; puis, en regardant en bas, de n’apercevoir que difficilement
la terre et les mers qui l’entourent. Le manque de lumière faisait qu’en
effet on la distinguait à peine.

Les fleuves, les lacs, les campagnes sont là-haut tout autres que ceux
qu’on voit chez nous. Les plaines, les vallées, les montagnes sont
toutes différentes. Il en est de même des cités et des châteaux. Le
paladin n’avait jamais rien vu jusqu’alors, et depuis ne vit jamais rien
de si beau. Il y a de vastes et sauvages forêts, où les nymphes chassent
éternellement les bêtes fauves.

Le duc ne s’arrêta pas à examiner tout ce qu’il voyait, car il n’était
point venu pour cela. Le saint Apôtre le conduisit dans un vallon
resserré entre deux montagnes. Là, ô merveille! était rassemblé tout ce
qui se perd par notre faute, ou par la faute du temps ou de la Fortune.
Tout ce qui se perd ici-bas se retrouve là-haut.

Je ne parle point des royaumes, ou des richesses que la roue mobile de
la Fortune bouleverse, ni de ce que celle-ci n’a pas le pouvoir
d’enlever ou de donner. Là-haut sont accumulées les réputations que le
temps dévore à la longue comme un ver rongeur; les prières et les vœux
que nous, pécheurs, nous adressons à Dieu.

Les larmes et les soupirs des amants, le temps inutilement perdu au jeu,
la longue oisiveté des hommes ignorants, les vains projets qui ne se
réalisent jamais, les désirs inassouvis, sont en si grand nombre qu’ils
encombrent la plus grande partie de ces lieux. En somme, ceux qui
montent là-haut peuvent y retrouver tout ce qu’ils ont perdu.

Le paladin, passant au milieu de tous ces monceaux de choses diverses,
interrogeait son guide sur les unes et sur les autres. Ayant aperçu une
montagne formée de vessies gonflées, d’où semblaient sortir des cris
tumultueux, il apprit qu’elles renfermaient l’antique gloire des
Assyriens, des Lydiens, des Perses et des Grecs, qui jadis furent si
célèbres, et dont le nom est maintenant presque effacé.

Il vit ensuite un amas d’hameçons d’or et d’argent. C’étaient les dons
que l’on prodigue, dans l’espoir d’une récompense, aux rois, aux princes
avares et aux maîtres. Il vit des lacs cachés sous des guirlandes, et
ayant demandé ce que c’était, on lui dit qu’il s’agissait des adulations
de toute espèce. Les vers qui se font à la louange des princes,
ressemblent là à des cigales crevées.

Il vit les amours malheureux sous la forme de chaînes d’or et de pierres
précieuses. Il vit des griffes d’aigles, et il apprit qu’elles avaient
été le pouvoir que les princes confèrent à leurs sujets. Les soufflets
et les pots cassés qu’il apercevait autour de lui, avaient été les
faveurs vaines que les princes accordent, pendant un temps, à leurs
Ganymèdes, et que ceux-ci voient disparaître avec la fleur de leurs
années.

Des ruines de cités et de châteaux gisaient pêle-mêle avec de grands
trésors. Il demanda ce que cela signifiait, et il apprit que c’étaient
là ces ligues, ces conjurations si mal cachées qu’on les découvre
toujours. Il vit des serpents à figure de femme; ils représentaient les
œuvres des faux monnayeurs et des larrons. Il vit un grand nombre de
bouteilles brisées de toutes formes; c’étaient les courbettes des
malheureux courtisans.

Il vit une grande masse de soupe renversée; il demanda à son guide ce
que c’était. Ce sont, lui dit celui-ci, les aumônes qu’on laisse après
la mort. Il passa près d’une montagne composée de fleurs variées, qui
répandaient autrefois une bonne odeur, et qui maintenant exhalent une
puanteur très forte. C’était le don--, si on peut l’appeler ainsi--que
fit Constantin au bon pape Sylvestre.

Il vit une grande quantité de gluaux; c’étaient, mesdames, vos beautés
séduisantes. Il serait trop long de parler dans mes vers de toutes les
choses qui lui furent montrées; car après en avoir noté mille et mille,
je n’aurais pas fini. On trouve là tout ce qui peut nous arriver. Seule,
la folie ne s’y trouve point; elle reste ici-bas, et ne nous quitte
jamais.

Astolphe retrouva là de nombreux jours perdus par lui, de nombreuses
actions qu’il avait oubliées. Il ne les aurait pas reconnus sous leurs
formes diverses, si on ne lui en avait pas donné l’explication. Il
arriva ensuite à ce que nous nous imaginons posséder en si grande
quantité, que nous ne prions jamais Dieu de nous l’accorder; je veux
dire le bon sens. Il y en avait là une montagne aussi grande à elle
seule que toutes les autres choses réunies.

C’était comme une liqueur subtile, prompte à s’évaporer si on ne la
tient pas bien close. On la voyait recueillie dans des fioles de formes
variées, plus ou moins grandes, faites pour cet usage. La plus grande de
toutes contenait le bon sens du seigneur d’Anglante, devenu fou.
Astolphe la distingua des autres en voyant écrit dessus: Bon sens de
Roland.

Sur toutes les autres était pareillement écrit le nom de ceux dont elles
renfermaient le bon sens. Le duc français vit ainsi une grande partie du
sien. Mais ce qui l’étonna le plus, ce fut de voir qu’un grand nombre de
gens qu’il croyait posséder beaucoup de bon sens, avaient là une grande
partie du leur.

Les uns l’avaient perdu par l’amour, les autres par l’ambition; d’autres
en courant sur mer après les richesses; d’autres en mettant leur
espérance sur des princes; d’autres en ajoutant foi aux sottises de la
magie; ceux-ci en se ruinant pour des bijoux ou des ouvrages de
peinture; ceux-là en poursuivant d’autres fantaisies. Un grand nombre de
sophistes, d’astrologues, avaient là leur bon sens; et il y avait aussi
celui de beaucoup de poètes.

Astolphe reprit le sien, ainsi que le lui permit l’auteur de l’obscure
Apocalypse. Il mit sous son nez la fiole qui le contenait, et la respira
tout entière. Turpin convient qu’à partir de ce moment, Astolphe vécut
longtemps avec sagesse, mais qu’une faute qu’il commit par la suite lui
enleva de nouveau la cervelle.

Astolphe prit la fiole vaste et pleine où était le bon sens qui devait
rendre la sagesse au comte. Elle lui parut moins légère qu’il l’aurait
cru, étant plus grande que les autres. Avant que le paladin quittât
cette sphère pleine de lumière, pour descendre dans une sphère plus
basse, il fut conduit par le saint Apôtre dans un palais situé sur le
bord d’un fleuve.

Chaque pièce de ce palais était remplie de pelotons de lin, de soie, de
coton, de laine, teints de couleurs variées, éclatantes ou sombres. Dans
la première pièce, une vieille femme dévidait tous ces fils, ainsi que
l’on voit pendant l’été la paysanne tirer de sa quenouille la soie
nouvelle humectée d’eau.

Le peloton dévidé, une seconde vieille le portait ailleurs et en
remettait un autre. Une troisième choisissait les fils et séparait les
beaux d’avec les autres. «--A quel travail se livrent-elles là?--dit
Astolphe à Jean; je ne le comprends pas.--» Jean lui répondit: «--Les
vieilles sont les trois Parques, qui sur de telles trames filent la vie
des mortels.--»

Tant que dure un peloton, la vie humaine dure, et pas un moment de plus.
La Mort et la Nature ont les yeux fixés sur lui, pour savoir l’heure où
chacun doit mourir. Les fils qui ont été choisis pour leur beauté par la
troisième de ces vieilles, servent à faire les tissus dont est orné le
paradis; avec les plus communs on fait les rudes liens qui enchaînent
les damnés.

Sur tous les pelotons qui étaient déjà placés en ordre, et choisis pour
le second labeur auquel ils étaient destinés, étaient les noms, gravés
sur de petites plaques les unes en fer, les autres en argent ou en or.
On en avait fait de nombreux tas qu’un vieillard emportait sans jamais
en rendre aucun, ni sans paraître jamais las, et auquel il revenait
toujours puiser de nouveau.

Ce vieillard était si expéditif et si agile, qu’il paraissait être né
pour courir. A chacun de ses voyages, il emportait plein le pan de son
manteau des noms ainsi gravés. Où il allait, et pourquoi il faisait
ainsi, cela vous sera dit dans l’autre chant, pour peu que vous montriez
à m’écouter votre complaisance habituelle.



CHANT XXXV.

ARGUMENT.--Éloge du cardinal d’Este. Le poète montre comment le temps
efface les noms des hommes obscurs, et voue à une immortelle renommée
ceux des hommes illustres.--Bradamante défie Rodomont, le jette dans le
fleuve et suspend son armure à la tombe d’Isabelle. Elle combat contre
Serpentin, Grandonio et Ferragus qu’elle jette tour à tour hors de
selle. Elle appelle Roger au combat.


Qui donc, madame, montera au ciel pour m’en rapporter l’esprit que j’ai
perdu le jour où le trait qui est parti de vos beaux yeux m’a transpercé
le cœur? Je ne me plains pas d’un pareil destin, pourvu qu’il ne
s’aggrave pas, mais qu’il reste en l’état où il est. Car je craindrais,
si mon mal allait en augmentant, d’en venir au même point que Roland,
dont je vous ai décrit la folie.

Pour ravoir mon esprit, m’est avis qu’il n’est pas besoin que je m’élève
dans les airs jusqu’au cercle de la lune, ou jusqu’au paradis; je ne
crois pas que mon esprit soit placé si haut. Il erre dans vos beaux
yeux, sur votre figure si sereine, sur votre sein d’ivoire où s’étalent
deux globes d’albâtre. C’est là qu’avec mes lèvres j’irai le poursuivre,
si vous voulez que je le reprenne.

Le paladin parcourait ces vastes bâtiments, prenant connaissance des
existences futures, après avoir vu dévider sur le rouet les existences
déjà ourdies, lorsqu’il aperçut un écheveau qui semblait briller plus
que l’or fin. Les pierreries, si l’art pouvait les étirer comme des
fils, n’atteindraient pas la millième partie de cet éclat.

Le bel écheveau lui parut merveilleux, car il n’avait pas son semblable
parmi une infinité d’autres. Un vif désir lui vint de savoir ce que
serait cette vie, et à qui elle était destinée. L’Évangéliste ne lui en
fit pas un mystère; il lui dit qu’elle apparaîtrait au monde pendant
l’année quinze cent vingt du Verbe incarné.

De même que cet écheveau n’avait pas son semblable pour l’éclat et la
beauté, ainsi devait être la vie de celui qui en sortirait pour
s’illustrer dans le monde. Toutes les grâces brillantes et rares que la
mère Nature, l’étude, ou la fortune favorable peuvent accorder à un
homme, il en serait perpétuellement et infailliblement doté.

«--Entre les cornes formées par les bouches du roi des fleuves--lui dit
le vieillard--s’élève maintenant une humble et petite bourgade. Assise
sur le Pô, elle est adossée à un gouffre affreux, formé par de profonds
marais. Dans la suite des temps, elle deviendra la plus remarquable de
toutes les cités d’Italie, non point par ses murailles et ses palais
royaux, mais par les belles études et les belles mœurs.

«Une élévation si grande et si subite ne sera point le fait du hasard,
ou d’une aventure fortuite. Le ciel l’a ordonné afin que cette cité soit
digne que l’homme dont je te parle naisse chez elle: c’est ainsi qu’en
vue du fruit à venir, on greffe la branche et qu’on l’entoure de soins;
c’est ainsi que le joaillier affine l’or dans lequel il veut enchâsser
une pierrerie.

«Jamais, sur ce monde terrestre, âme n’eut une plus belle et plus
gracieuse enveloppe; rarement est descendu et descendra de ces sphères
supérieures, un esprit plus digne que celui qu’a choisi l’éternel
Créateur pour en faire Hippolyte d’Este. Hippolyte d’Este sera considéré
comme l’homme à qui Dieu aura voulu faire un don si magnifique.

«Celui dont tu as voulu que je te parlasse, aura réunies en lui toutes
les qualités qui, réparties sur plusieurs, suffiraient à les illustrer
tous. Il protégera surtout les études. Si je voulais t’énumérer tous ses
mérites éclatants, j’en aurais si long à te dire, que Roland attendrait
trop longtemps après son bon sens.--»

C’est ainsi que l’imitateur du Christ s’en allait raisonnant avec le
duc. Après qu’ils eurent visité tous les appartements de cet immense
palais où les vies humaines prennent leur origine, ils sortirent, et
gagnèrent le fleuve dont les eaux, mêlées de sable, roulaient sales et
troublées. Ils virent arriver sur la rive le vieillard chargé de noms
gravés sur des plaques.

Je ne sais si vous vous le rappelez; c’était ce vieillard dont je vous
ai parlé à la fin de l’autre chant, et qui était plus agile et plus
rapide à la course que le cerf. Il avait son manteau rempli de noms
qu’il allait prendre sans cesse à l’endroit où ils étaient empilés en
tas. Il les jetait dans ce fleuve nommé Léthé, et se débarrassait ainsi
de son précieux fardeau.

Je veux dire qu’en arrivant sur la rive du fleuve, ce prodigue vieillard
secouait son manteau tout rempli, et laissait tomber dans les eaux
bourbeuses toutes les plaques sur lesquelles les noms étaient inscrits.
Un nombre infini de ces plaques allaient au fond, car très peu d’entre
elles peuvent servir. Sur plus de cent mille qui s’enfonçaient dans la
vase, une surnageait à peine.

Au loin, et tout autour de ce fleuve, volent en rond des corbeaux,
d’avides vautours, des corneilles et des oiseaux de différente nature.
Leurs cris discordants produisent d’assourdissantes rumeurs. Quand ils
voient jeter les nombreuses plaques dans le fleuve, ils y courent tous
comme sur une proie. Ils les saisissent les uns dans leur bec, les
autres dans leurs serres crochues. Mais ils ne peuvent les porter bien
loin.

Dès qu’ils veulent élever leur vol dans les airs, ils n’ont plus la
force de soutenir le poids des plaques; de sorte que le Léthé engloutit
forcément la mémoire de tous ces noms si richement inscrits. Parmi tous
ces oiseaux, se voient seulement deux cygnes, aussi blancs, seigneur,
que votre bannière. Joyeux, ils rapportent dans leur bec, et mettent en
sûreté, le nom qui leur est échu.

C’est ainsi qu’en dépit des intentions cruelles de l’impitoyable
vieillard qui voudrait jeter tous les noms dans le fleuve, les deux
oiseaux parviennent à en sauver quelques-uns. Tout le reste retombe dans
l’oubli. Les cygnes sacrés, tantôt nageant, tantôt battant l’air de
leurs ailes, s’en vont avec leur précieux larcin jusqu’à un endroit,
près de la rive du fleuve fatal, où se trouve une colline, au sommet de
laquelle se dresse un temple.

Ce lieu est dédié à l’Immortalité. Une belle nymphe descend de la
colline, vient jusqu’à la rive du lavoir sacré, et prend les noms au bec
des cygnes. Puis elle les applique tout autour d’une colonne placée au
milieu du temple, et surmontée d’une statue. Là elle les consacre, et en
prend un tel soin, qu’on peut les voir tous éternellement.

Quel était ce vieillard, et pourquoi jetait-il à l’eau, sans aucun
profit, tous ces beaux noms; quels étaient ces oiseaux; quel était ce
lieu vénéré d’où la belle nymphe sortait pour descendre vers le fleuve?
Astolphe brûlait du désir de connaître ces grands mystères et leur sens
caché. Il interrogea sur tout cela l’homme de Dieu qui lui répondit
ainsi:

«--Tu sauras que pas une feuille ne remue sur terre, sans qu’un
mouvement analogue ne se produise ici. Il existe une corrélation intime
entre toutes les choses de la terre et du ciel, corrélation qui se
manifeste d’une façon différente. Ce vieillard, dont la barbe inonde la
poitrine, et qui est si agile que rien ne peut l’arrêter, produit ici
les mêmes effets, et se livre au même travail que le Temps sur la terre.

«Aussitôt que les fils ont été dévidés sur le rouet, la vie humaine
prend fin sur la terre. De la renommée qu’elle a acquise là-bas, il
reste ici un écho. Cette renommée et son écho seraient tous deux
immortels et divins, s’ils n’étaient emportés, ici par le gouffre sombre
et là-bas par le Temps. Le vieillard les jette ici dans le fleuve, comme
tu vois, et le Temps les submerge là-bas dans l’éternel oubli.

«Et de même qu’ici les corbeaux, les vautours, les corneilles et les
oiseaux de toute espèce s’efforcent tous d’arracher aux eaux du fleuve
les noms qu’ils voient briller le plus, ainsi là-bas les ruffians, les
flatteurs, les bouffons, les débauchés, les délateurs, et ceux qui
vivent au sein des cours et qui y sont beaucoup plus estimés que les
hommes vertueux et bons;

«Ceux qu’on appelle courtisans gentils parce qu’ils savent imiter l’âne
et le pourceau, aussitôt que la Parque inflexible, ou bien Vénus et
Bacchus, ont coupé le fil de la vie de leur maître; ceux-là que je viens
de t’indiquer comme des gens lâches et vils, nés seulement pour s’emplir
le ventre de nourriture, portent pendant quelques jours le nom de ce
maître dans leur bouche, puis le laissent tomber dans l’oubli, comme
trop lourd.

«Mais, de même que les cygnes, qui vont chantant joyeusement, arrachent
les médailles au fleuve, et les portent au temple, ainsi les hommes
remarquables sont sauvés, par les poètes, de l’oubli plus impitoyable
que la mort. Bien avisés, bien inspirés furent les princes qui, suivant
l’exemple de César, se firent l’ami des écrivains; ils n’ont point à
craindre les eaux du Léthé.

«Ils sont, comme les cygnes, rares aussi les poètes non indignes de ce
nom, et cela non seulement parce que le ciel ne veut pas qu’il y ait
jamais une trop grande abondance d’hommes remarquables, mais encore
parce que l’avarice des princes laisse dans la pauvreté les écrivains de
génie. En opprimant la vertu et en honorant le vice, ils bannissent les
beaux-arts.

«Sois persuadé que Dieu a privé ces ignorants de toute intelligence, et
leur refuse toute lumière; en les rendant rebelles à la poésie, il a
voulu que la mort les consumât tout entiers. Ils seraient sortis vivants
du tombeau, quand bien même ils auraient eu tous les vices, s’ils
avaient su s’attirer l’amitié des poètes; leur mémoire aurait répandu
une odeur plus suave que le nard ou la myrrhe.

«La renommée a certainement exagéré la piété d’Énée, la force d’Achille
et la vaillance d’Hector. Il a existé mille et mille guerriers qu’on
aurait pu, en toute vérité, mettre au-dessus d’eux. Mais les palais et
les riches villes si libéralement donnés par eux et leurs descendants,
les ont fait élever pour toujours à ces sublimes honneurs par les mains
honorées des écrivains.

«Auguste ne fut ni si bon, ni si respecté que la trompette de Virgile
nous le sonne. On lui pardonne ses proscriptions iniques, en faveur de
son goût pour la poésie. Personne ne se serait inquiété de savoir si
Néron avait été injuste; sa renommée serait peut-être excellente, eût-il
eu pour ennemis la terre et le ciel, s’il avait su avoir les écrivains
pour amis.

«C’est Homère qui nous a fait croire qu’Agamemnon fut victorieux, et que
les Troyens étaient vils et lâches. C’est lui qui nous a donné Pénélope
comme fidèle à son époux, au milieu des mille outrages qu’elle eut à
supporter. Mais si tu veux connaître la vérité, prends le contre-pied de
son histoire: les Grecs furent vaincus et Troie fut victorieuse. Quant à
Pénélope, ce fut une courtisane.

«D’un autre côté, tu as entendu quelle réputation a laissée Didon, dont
le cœur fut si pudique. Si elle passe pour une prostituée, c’est
uniquement parce que Maro ne fut point son ami. Ne t’étonne point que je
m’échauffe sur ce sujet, et que je te parle d’une manière confuse de
tout cela; j’aime les écrivains et c’est mon devoir, car, dans votre
monde, je fus écrivain moi aussi.

«Entre tous, j’ai acquis un bien que ne peuvent m’enlever ni le temps ni
la mort. Il appartenait au Christ, tant loué par moi, de me donner une
telle récompense. Je plains les écrivains qui vivent en ce triste temps
où la courtoisie a portes closes, et qui, le visage pâle, amaigri,
décharné, frappent nuit et jour en vain au seuil des grands.

«Aussi, pour revenir à ce que j’ai dit tout d’abord, les poètes et les
gens d’étude sont rares. Là où elles ne trouvent ni pâture, ni abri, les
bêtes elles-mêmes abandonnent la place.--» Ainsi disant, le bienheureux
vieillard avait les yeux enflammés comme deux tisons. Mais s’étant
retourné vers le duc avec un doux sourire, il rasséréna sur-le-champ son
visage courroucé.

Qu’Astolphe reste désormais avec l’écrivain de l’Évangile, car je veux
franchir d’un saut toute la distance qu’il y a du fin fond du ciel à la
terre; mes ailes ne peuvent me porter plus longtemps dans ces hautes
régions. Je reviens vers la dame à laquelle la jalousie avait, avec son
doute cruel, livré un si rude assaut. Je l’ai laissée comme elle venait,
après un combat fort court, de jeter à terre trois rois l’un après
l’autre.

Arrivée le soir même en un château situé sur la route de Paris, elle y
avait appris qu’Agramant, mis en déroute par son frère Renaud, s’était
réfugié dans Arles. Certaine que son Roger était avec lui, elle prit,
dès que la nouvelle aurore apparut au ciel, le chemin de la Provence où
elle avait entendu dire aussi que Charles poursuivait son ennemi.

Comme elle gagnait la Provence par la route la plus droite, elle
rencontra une damoiselle, belle de figure et accorte de manières, bien
qu’elle fût fort affligée et toute en larmes. C’était cette gente
damoiselle, férue d’amour pour le fils de Monodant, et qui avait laissé
son amant prisonnier de Rodomont.

Elle s’en venait, cherchant un chevalier qui fût habitué à combattre,
comme une loutre, aussi bien dans l’eau que sur terre, et assez hardi
pour affronter le païen. L’inconsolable amie de Roger, abordant cette
autre amante inconsolée, la salue courtoisement, et lui demande la cause
de sa douleur.

Fleur-de-Lys la regarde, et il lui semble voir le chevalier dont elle a
besoin. Elle commence à lui parler du pont dont le roi d’Alger
intercepte le passage. Elle lui dit que son amant avait essayé en vain
de l’en chasser; non point que le Sarrasin fût plus fort, mais parce que
son astuce avait été favorisée par l’étroitesse du pont et par le
fleuve.

«--Si tu es--disait-elle--aussi hardi et aussi courtois que ton visage
le montre, venge-moi, de par Dieu, de celui qui m’a pris mon seigneur et
me fait cheminer si tristement. Sinon, dis-moi en quel pays je puis
trouver un chevalier capable de lui résister, et assez rompu aux armes
et aux combats, pour faire que le fleuve et le pont soient inutiles au
païen.

«Outre que tu feras chose qui convient à un homme courtois et à un
chevalier errant, tu déploieras ta valeur en faveur du plus fidèle des
amants. Il ne m’appartient pas de te parler de ses autres vertus. Elles
sont si nombreuses, que quiconque ne les connaît pas, peut se dire privé
de la vue et de l’ouïe.--»

La magnanime dame, toujours disposée à avoir pour agréable toute
entreprise qui peut lui mériter gloire et renommée, se décide à aller
sur-le-champ vers le pont. Elle y va d’autant plus volontiers, qu’elle
est désespérée, et qu’elle espère ainsi courir à la mort. La
malheureuse, croyant être à jamais séparée de Roger, a la vie en
horreur.

«--Quelque peu que je vaille, ô jouvencelle amoureuse--répondit
Bradamante--je m’offre à tenter l’entreprise rude et périlleuse, pour un
autre motif encore que je passe sous silence. Je le fais surtout parce
que tu me racontes de ton amant une chose qu’on entend dire de peu
d’hommes, à savoir qu’il est fidèle. Je te jure qu’à cet égard je
croyais tous les hommes parjures.--»

Elle acheva ces mots dans un soupir sorti du cœur; puis elle dit:
«--Allons!--» Le jour suivant, elles arrivèrent au fleuve et au passage
plein de danger. A peine le veilleur les a-t-il aperçues, qu’il prévient
son maître par le son du cor. Le païen s’arme, et, selon son habitude,
il se place à l’entrée du pont, sur la rive du fleuve.

Et dès que la guerrière se montre, il la menace de la mettre
sur-le-champ à mort, si elle ne fait point don au grand mausolée de ses
armes et du destrier sur lequel elle est montée. Bradamante qui connaît
son histoire dans toute sa vérité, et qui sait comment Isabelle a été
tuée par lui--Fleur-de-Lys lui avait tout dit--répond à l’orgueilleux
Sarrasin:

«--Pourquoi veux-tu, bestial, que les innocents fassent pénitence de ton
crime? Cette victime ne peut être apaisée que par ton sang. C’est toi
qui l’as tuée, et le monde entier le sait. Toutes les armes et tous les
harnachements des nombreux chevaliers que tu as désarçonnés, lui sont
une offrande moins agréable que ne le sera ton trépas, s’il arrive que
je te tue pour la venger.

«Cette vengeance lui sera d’autant plus agréable, venant de ma main, que
je suis comme elle une femme moi aussi. Je ne suis pas venue ici pour
autre chose que pour la venger; et c’est là mon seul désir. Mais il
convient de faire une convention entre nous, avant de voir si ta
vaillance peut se comparer à la mienne. Si je suis vaincue, tu feras de
moi ce que tu as fait de tes autres prisonniers.

«Mais si je t’abats, comme je le crois et comme je l’espère, je veux
prendre ton cheval et tes armes, et les suspendre toutes au mausolée,
après en avoir détaché toutes les autres. Je veux de plus que tu
délivres tous les chevaliers que tu as pris.--» Rodomont répondit: «--Il
me paraît juste qu’il soit fait comme tu dis. Mais je ne pourrais te
rendre les prisonniers, car je ne les ai plus ici.

«Je les ai envoyés dans mon royaume, en Afrique; toutefois, je te
promets, je te donne ma foi que si, par cas inopiné, il advient que tu
restes en selle et que je sois désarçonné, je les ferai mettre tous en
liberté, en aussi peu de temps qu’il en faudra à un messager envoyé en
toute hâte pour porter l’ordre de faire ce que tu me demandes, dans le
cas où je perdrais la partie.

«Mais si tu viens à avoir le dessous, comme c’est plus probable, comme
c’est certain, je ne veux pas que tu laisses tes armes ni ton nom
inscrit sur ce monument. Je veux que ton beau visage, tes beaux yeux, ta
chevelure qui respirent l’amour et la grâce, soient le prix de ma
victoire. Il me suffira que tu m’aimes, alors que tu me haïssais.

«Je suis d’une valeur telle, d’une telle force, que tu ne devras pas
éprouver de dépit d’être abattue par moi.--» La dame sourit légèrement,
mais d’un rire acerbe où la colère dominait. Sans répondre à ce superbe,
elle tourne le dos au pont de bois pour prendre du champ, puis elle
éperonne son cheval, et, la lance d’or en arrêt, elle vient à la
rencontre du Maure orgueilleux.

Rodomont s’apprête à soutenir le choc. Il accourt au galop. Le son que
rend le pont sous les pas de son cheval est si grand, qu’il étourdit les
oreilles à ceux qui l’entendent même de loin. La lance d’or fait son
effet accoutumé. Le païen, jusque-là si solide dans ces sortes de
joutes, est enlevé de selle et jeté en l’air, d’où il retombe sur le
pont la tête la première.

La guerrière trouve à peine la place pour faire passer son destrier.
Elle court les plus grands dangers, et il s’en faut de peu qu’elle ne
tombe dans la rivière. Mais Rabican, ce fils du vent et du feu, est si
adroit et si agile, qu’il franchit le pont en passant sur le bord
extrême; il aurait marché sur le tranchant d’une épée.

Bradamante se retourne, et revient vers le païen abattu. Puis elle lui
dit d’un air moqueur: «--Tu peux voir maintenant qui a perdu, et à qui
de nous deux il convient d’avoir le dessous.--» Le païen reste muet
d’étonnement. Il ne peut croire qu’une femme l’ait désarçonné. Il ne
peut ni ne veut répondre; il est comme un homme plein de stupeur et de
folie.

Il se releva silencieux et triste; quand il eut fait quatre ou cinq pas,
il ôta son écu et son casque, ainsi que le reste de ses armes, et les
jeta contre les rochers. Puis il se hâta de s’éloigner seul et à pied,
après avoir donné ordre à un de ses écuyers d’aller faire mettre les
prisonniers en liberté, ainsi qu’il avait été convenu.

Il partit, et l’on n’entendit plus parler de lui, si ce n’est pour
apprendre qu’il s’était retiré dans une grotte obscure. Cependant
Bradamante avait suspendu ses armes au superbe mausolée, après en avoir
fait enlever toutes celles qu’elle reconnut, à leur devise, appartenir à
des chevaliers de l’armée de Charles. Elle laissa les autres, et ne
permit pas qu’on y touchât.

Outre les armes du fils de Monodant, elle y trouva celles de Sansonnet
et d’Olivier, partis à la recherche du prince d’Anglante, et que leur
chemin avait conduits droit au pont. Ils y avaient été faits prisonniers
et envoyés en Afrique, le jour précédent, par l’altier Sarrasin. La dame
fit enlever ces armes de dessus le mausolée, et les fit renfermer dans
la tour.

Elle laissa suspendues toutes les autres qui avaient été prises sur des
chevaliers païens. Il y avait entre autres les armes d’un roi qui
s’était en vain mis en route pour retrouver Frontalait, je veux parler
des armes du roi de Circassie, lequel, après avoir longtemps erré par
monts et par vaux, était venu perdre là son autre destrier, et s’en
était allé allégé de ses armes.

Ce roi païen avait quitté le pont dangereux, à pied et sans armes,
Rodomont laissant en liberté tous ceux qui étaient de sa croyance. Mais
il n’eut plus le courage de retourner au camp; il n’aurait pas osé s’y
montrer dans un tel équipage, après les forfanteries auxquelles il
s’était livré à son départ.

Un nouveau désir le prit de chercher celle dont il avait l’image dans le
cœur. Par aventure, il apprit dès le début de ses recherches--je ne
saurais dire par qui--qu’elle était retournée dans son pays. Aussitôt,
aiguillonné, éperonné par l’amour, il se mit à suivre ses traces. Mais
je veux revenir à la fille d’Aymon.

Dès qu’elle eut fait poser une seconde inscription portant comment le
passage avait été rendu libre par elle, elle demanda affectueusement à
Fleur-de-Lys, dont le cœur était toujours affligé, et qui se tenait la
figure basse et toute en larmes, de quel côté elle voulait diriger ses
pas. Fleur-de-Lys répondit: «--Je désire prendre le chemin d’Arles, et
aller au camp sarrasin.

«J’espère y trouver un navire et une bonne escorte pour traverser la
mer. Mon intention est de ne point m’arrêter, tant que je n’aurai pas
rejoint mon seigneur et mon mari. Je veux tenter tous les moyens
possibles pour le tirer de prison. Si Rodomont vient à ne pas remplir la
promesse qu’il t’a faite, j’essaierai encore autre chose.--»

«--Je m’offre--dit Bradamante--à t’accompagner quelque temps sur la
route, jusqu’à ce que tu voies Arles devant toi. Là, pour l’amour de
moi, tu iras trouver Roger qui appartient au roi Agramant, et qui
remplit de son nom toute la terre. Tu lui rendras le bon destrier sur
lequel était monté l’altier Sarrasin quand je l’ai abattu.

«Tu lui diras exactement ceci: un chevalier qui se croit en mesure de
prouver et d’établir clairement aux yeux de tous que tu as manqué à la
foi que tu lui avais promise, m’a confié ce destrier pour te le donner,
afin que tu sois tout prêt à soutenir le combat contre lui. Il te fait
dire d’endosser ta cotte de mailles et ta cuirasse, et que tu l’attendes
pour lui livrer bataille.

«Dis-lui cela, et rien autre. Et s’il veut savoir de toi qui je suis,
dis que tu ne le sais pas.--» Fleur-de-Lys, obligeante comme toujours,
lui répondit: «--Je serai toujours prête à répandre pour toi non
seulement mes paroles, mais ma vie, en échange de ce que tu as fait pour
moi.--» Bradamante lui rendit grâces et, prenant Frontin, elle lui en
remit la bride en mains.

Les jeunes et belles voyageuses s’en vont toutes deux, le long du
fleuve, à grandes journées, jusqu’à ce qu’elles aperçoivent Arles, et
qu’elles entendent le bruit de la mer frémissante sur les plages
voisines. Bradamante s’arrête à l’extrémité des faubourgs, aux barrières
extrêmes, pour donner à Fleur-de-Lys le temps de conduire le cheval à
Roger.

Fleur-de-Lys poursuit son chemin; elle franchit la herse, le pont et la
porte, et prenant quelqu’un qui la guide jusqu’à l’hôtellerie où habite
Roger, elle y descend. Selon ce qui lui a été ordonné, elle remplit son
ambassade auprès du damoiseau, et lui remet le brave Frontin. Puis, sans
attendre de réponse, elle s’en va pour faire en toute hâte ses propres
affaires.

Roger, confus, reste plongé dans une grande rêverie; il ne sait
qu’imaginer; il ne peut comprendre qui est-ce qui le défie ainsi et,
tout en lui envoyant une insulte, use à son égard d’une telle
courtoisie. Quel est l’homme au monde qui est en droit de l’accuser
d’avoir manqué à sa foi? il ne peut se le représenter. Il pense à tout
autre, avant de songer à Bradamante.

Il est plus porté à croire que c’est Rodomont, sans toutefois comprendre
quelle raison peut le pousser. Il ne connaît personne au monde, excepté
ce dernier, avec lequel il ait eu querelle ou contestation. Cependant la
damoiselle de Dordogne réclame la bataille et sonne fortement du cor.

La nouvelle parvient à Marsile et à Agramant qu’un chevalier au dehors
réclame la bataille. Par hasard Serpentin se trouvait auprès d’eux. Il
leur demande la permission de revêtir cuirasse et cotte de mailles, et
promet de punir cet arrogant. La population court aux remparts; c’est à
qui, des enfants et des vieillards, aura la meilleure place pour voir.

Revêtu d’une riche soubreveste et recouvert d’une belle armure,
Serpentin-de-l’Étoile s’avance pour jouter. A la première rencontre, il
roule à terre, et son destrier s’enfuit comme s’il avait des ailes. La
dame, pleine de courtoisie, court après lui, le saisit par la bride et
le ramène au Sarrasin en lui disant: «--Remonte à cheval, et fais en
sorte que ton maître m’envoie un chevalier meilleur que toi.--»

Le roi d’Afrique, qui était sur les remparts, entouré de nombreux
serviteurs, admire beaucoup la courtoisie dont la damoiselle a usé à
l’égard de Serpentin. «--Elle aurait pu le faire prisonnier, et elle ne
l’a pas fait!--» disait de son côté la populace sarrasine. Serpentin
arrive et, ainsi que son adversaire l’avait demandé, il dit au roi
d’envoyer un meilleur jouteur que lui.

Grandonio de Volterne, tout furieux--c’était le plus superbe chevalier
d’Espagne--prie qu’on lui accorde la faveur d’être le second champion,
et il sort dans la campagne en proférant toutes sortes de menaces: «--Ta
courtoisie ne te servira à rien; quand je t’aurai vaincu, je t’amènerai
prisonnier à mon maître. Mais tu mourras ici, si mon pouvoir répond à
mon désir.--»

La dame lui dit: «--Ton impertinence ne me rendra pas moins courtoise.
C’est pourquoi je te dis de t’en retourner, avant que tu n’ailles te
meurtrir les os sur la terre durcie. Retourne, et dis de ma part à ton
roi que ce n’est pas pour lutter contre des gens comme toi que je me
suis mise en route; mais que c’est pour me rencontrer avec un guerrier
qui en vaille la peine, que je suis venue ici réclamer bataille.--»

Ces paroles, dites d’un ton mordant et acerbe, allument un grand feu
dans le cœur du Sarrasin. Sans pouvoir répliquer un mot, il fait faire
volte-face à son destrier, plein de colère et de dépit. La dame en fait
autant, et dirige la lance d’or et Rabican contre l’orgueilleux. A peine
la lance enchantée a-t-elle touché l’écu, que le Sarrasin est lancé les
pieds vers le ciel.

La magnanime guerrière saisit son destrier et dit: «--Je te l’avais bien
prédit; il eût mieux valu remplir la commission dont je te priais, que
de montrer tant d’empressement à jouter. Dis au roi, je te prie, qu’il
choisisse parmi les siens un chevalier de ma force. Je ne veux pas me
fatiguer avec vous autres qui avez si peu d’expérience dans les
armes.--»

Les spectateurs debout sur les remparts, qui ignorent quel est ce
guerrier si solide sur ses arçons, nomment tour à tour les plus fameux
d’entre ceux qui leur font si souvent trembler le cœur, même au plus
fort de la chaleur. La plupart s’accordent à dire que c’est Renaud.
Plusieurs pencheraient pour Roland, s’ils ne savaient pas l’état digne
de pitié où il se trouve.

Le fils de Lanfuse, demandant à tenter la troisième joute, dit: «--Je
n’espère pas vaincre, mais si je tombe moi aussi, ces guerriers seront
plus excusables d’avoir été désarçonnés.--» Puis, s’étant prémuni de
tout ce dont on a l’habitude de prendre en pareil cas, il choisit, parmi
les cent destriers que l’on tenait tout harnachés, celui qui avait le
jarret le plus solide et le pas le plus rapide.

Il s’avance pour jouter contre la dame, mais auparavant il lui adresse
un salut qu’elle lui rend. Alors elle dit: «--S’il m’est permis de le
savoir, dites-moi par grâce qui vous êtes.--» Ferragus se hâte de la
satisfaire, car il faisait rarement difficulté de se faire connaître.
Elle lui répond: «--Je ne refuse pas de combattre contre vous, mais
j’aurais volontiers voulu un autre adversaire.--»

«--Et lequel? dit Ferragus.--» Elle répond: «--Roger.--» Et elle peut à
peine prononcer ce nom. Sur sa belle figure, se répand soudain la
couleur de la rose. Puis elle répond: «--Sa fameuse renommée m’a fait
venir ici. Je ne désire pas autre chose, sinon d’éprouver ce qu’il vaut
dans une joute.--»

Elle dit simplement ces paroles où quelques-uns de mes lecteurs ont déjà
peut-être trouvé matière à malice. Ferragus lui répond: «--Si tu veux,
nous verrons d’abord qui de nous deux l’emporte en vigueur. S’il
m’advient le même sort qu’aux autres, je t’enverrai ensuite, pour me
consoler de ma déconvenue, le gentil chevalier avec lequel tu parais
avoir un tel désir de jouter.--»

Tout en parlant, la donzelle avait la visière levée. En voyant ce beau
visage, Ferragus se sent à moitié vaincu. Taciturne, il se dit en
lui-même: «--Il me semble que je vois un ange du Paradis. Avant que sa
lance m’ait touché, je suis déjà terrassé par ses beaux yeux.--»

Les adversaires prennent du champ. Comme il était arrivé pour les
autres, Ferragus est enlevé de selle tout net. Bradamante rattrape son
destrier et dit: «--Retourne et fais ce que tu as dit.--» Ferragus, tout
honteux, s’en revient et va trouver Roger qui était auprès d’Agramant.
Il lui fait savoir que le chevalier l’appelle au combat.

Roger, sans connaître encore quel est celui qui l’envoie défier au
combat, se réjouit, sûr qu’il est de vaincre. Il fait apprêter sa
cuirasse et sa cotte de mailles. Son cœur n’est aucunement troublé par
l’exemple des rudes coups sous lesquels ont été abattus ses compagnons
d’armes. Je réserve de vous dire dans l’autre chant comment il s’arma,
comment il sortit de la ville, et ce qui s’ensuivit.



CHANT XXXVI.

ARGUMENT.--Bradamante persistant à défier Roger, Marphise qui a prévenu
ce dernier est renversée plusieurs fois par la lance enchantée; alors
s’élève une mêlée générale entre les chevaliers de l’un et l’autre camp,
qui étaient restés jusque-là spectateurs de la lutte. Bradamante qui
parmi eux a reconnu Roger, s’acharne contre lui; mais ne pouvant se
résoudre à lui faire outrage, elle se jette sur les Maures et les
disperse. S’étant ensuite retirée avec Roger en un endroit écarté, où
s’élève un mausolée, survient Marphise, à laquelle Bradamante s’attaque
de nouveau. Roger s’efforce en vain de séparer les deux adversaires;
pendant qu’il est lui-même aux prises avec l’obstinée Marphise, une voix
sortant du mausolée leur apprend qu’ils sont frère et sœur.


En toute circonstance, un cœur noble doit toujours se montrer courtois.
Il ne peut en être autrement. Ce que nous devons à la nature et à
l’habitude, il nous est impossible de le changer plus tard. En toute
circonstance également, un cœur vil se dévoile bien vite. Quand la
nature est mauvaise, et qu’elle est aidée par l’habitude, il est bien
difficile de la changer.

On vit de nombreux exemples de courtoisie et de grandeur d’âme parmi les
antiques guerriers, et fort peu parmi les modernes. En revanche nous
trouvons parmi ces derniers beaucoup d’exemples de faits honteux. O
Hippolyte, dans cette guerre où vous ornâtes nos églises des drapeaux
enlevés aux ennemis[14], et où vous ramenâtes captives vers les rivages
de votre patrie, leurs galères chargées de butin,

Tous les actes cruels et inhumains dont aient jamais usé les Tartares,
les Turcs et les Maures, furent surpassés par les soldats que Venise
avait à sa solde, et dont les mains scélérates se couvrirent d’opprobre,
contre la volonté des Vénitiens qui donnèrent toujours l’exemple de la
justice. Ces mercenaires étaient allumés d’une telle fureur, qu’ils
brûlèrent jusqu’à nos propres villes et nos belles maisons de plaisance.

Cette vengeance brutale fut surtout exercée contre vos ordres. Vous
étiez alors auprès de l’empereur, pendant qu’il tenait Padoue
étroitement assiégée. Non seulement vous aviez interdit d’allumer aucun
incendie, mais encore vous fîtes éteindre souvent les flammes sous
lesquelles se consumaient les villages et les temples. Ainsi l’exigeait
la courtoisie que vous apprîtes dès votre naissance.

Je ne veux point rappeler ici tout cela, ni tant d’autres méfaits dus à
une brutalité et à une cruauté inouïes. Je rapporterai seulement le fait
suivant qui devrait, chaque fois qu’on en parle, tirer des larmes des
rochers eux-mêmes. Le jour, seigneur, où vous envoyâtes vos troupes
contre les ennemis qui, après avoir abandonné leurs vaisseaux, s’étaient
réfugiés dans une forteresse,

Je vis, semblables à Hector et à Énée, allant jusqu’au sein des flots
brûler les navires des Grecs, un Hercule et un Alexandre, emportés par
leur trop grande hardiesse, s’élancer d’un même pas. Éperonnant leurs
destriers, ils dépassèrent tous les autres combattants, et refoulèrent
les ennemis troublés jusque dans leur repaire. Ils allèrent si avant,
que c’est à peine si le second put s’en revenir, et que le premier ne le
put pas.

Ferruffin se sauva, mais Cantelmo resta prisonnier. O duc de Sora,
quelle douleur dut te percer le cœur, quand tu vis ton généreux fils
entouré de mille épées, mené prisonnier sur un navire, et décapité en
plein tillac? Je m’étonne que la vue du fer qui frappait ton fils, ne
t’ait pas donné du même coup la mort.

Cruel Esclavon, où as-tu appris l’art de faire la guerre? Dans quelle
partie de la Scythie as-tu entendu dire qu’un chevalier fait prisonnier,
qui a rendu ses armes et qui ne se défend plus, doive être mis à mort?
N’as-tu donc tué ce malheureux que parce qu’il avait défendu sa patrie?
C’est à tort que le soleil répand ses rayons sur toi, siècle cruel, car
tu es plein de Thyestes, de Tantales et d’Atrées.

Barbare cruel, tu as décapité le jouvenceau le plus brave qu’il y eût de
son temps, d’un pôle à l’autre, des rivages de l’Inde à ceux où le
soleil se couche. Sa beauté et sa jeunesse auraient trouvé pitié devant
les anthropophages, ou devant Polyphème. Toi, plus cruel et plus félon
que les Cyclopes et que les Lestrigons, tu n’en n’as pas eu pitié.

Je ne crois pas qu’un semblable exemple de cruauté existe parmi les
guerriers antiques. Élevés d’une façon noble et courtoise, ils n’étaient
pas cruels après la victoire. C’est ainsi que non seulement Bradamante
ne s’était point montrée impitoyable envers ceux que sa lance, en
touchant leur écu, avait fait tomber de selle, mais qu’elle leur avait
tenu leurs chevaux jusqu’à ce qu’ils fussent remontés dessus.

Je vous ai dit plus haut que, valeureuse autant que belle, la dame avait
abattu Serpentin de l’Étoile, Grandonio de Volterne et Ferragus, et
qu’elle les avait ensuite fait tous remonter en selle. J’ai dit aussi
que le dernier était venu défier Roger de la part de celle qu’il prenait
pour un chevalier.

Roger accepta fort allègrement l’invitation, et se fit apporter son
armure. Pendant qu’il s’armait, les seigneurs qui entouraient Agramant
se remirent à chercher quel pouvait bien être ce chevalier si excellent
qui savait si bien manier la lance. Ils demandèrent à Ferragus, qui lui
avait parlé, s’il le connaissait.

Ferragus répondit: «--Soyez certains que ce n’est aucun de ceux que vous
avez dits. Pour moi, quand j’ai vu son visage à découvert, il m’a semblé
que c’était le jeune frère de Renaud. Mais après avoir éprouvé sa haute
valeur, je puis affirmer que Richardet n’a pas autant de puissance. Je
pense que ce doit être sa sœur qui, à ce que j’ai entendu dire, lui
ressemble beaucoup.

«Elle a la réputation d’égaler en force son frère Renaud et tout
paladin. Mais, par ce que j’en ai vu aujourd’hui, il me paraît qu’elle
vaut plus que son frère, plus que son cousin.--» Dès que Roger entend
parler d’elle, son visage se colore des mêmes feux que l’aurore répand
dans l’air. Son cœur tremble, et il ne sait plus ce qu’il fait.

A cette nouvelle, sa blessure amoureuse se rouvre; il se sent embrasé
d’une flamme subite, et cependant la crainte lui fait courir comme un
frisson glacé jusqu’au fond des os. Il redoute de voir changé en dédain
le grand amour dont Bradamante brûlait autrefois pour lui. Dans sa
confusion, il ne sait s’il doit sortir à sa rencontre, ou s’il doit
rester.

Or Marphise se trouvait parmi les chevaliers sarrasins, et avait grande
envie de sortir pour jouter elle aussi. Elle était tout armée, car il
était rare que, de jour ou de nuit, on la vît autrement. Apprenant que
Roger s’arme, elle songe que si elle le laisse sortir le premier, il lui
ravira la victoire. Elle se décide à le devancer, et à remporter le prix
du combat.

Elle saute à cheval et, jouant des éperons, elle arrive en toute hâte
sur le champ clos où la fille d’Aymon, toute palpitante, attend Roger
qu’elle brûle de faire son prisonnier. Bradamante songe à quel endroit
elle frappera de sa lance, afin que le coup lui fasse le moins de mal
possible. Marphise paraît en dehors de la porte; sur son casque s’étale
l’oiseau Phénix;

Soit qu’elle ait voulu par cet emblème montrer que sa force est unique
au monde, soit qu’elle ait attesté ainsi sa chaste intention de vivre
toujours sans époux. La fille d’Aymon la regarde. Ne reconnaissant pas
les allures de celui qu’elle aime tant, elle demande à Marphise comment
elle se nomme, et elle apprend alors qu’elle a devant elle celle qui
jouit de l’amour qui lui est dû,

Ou, pour mieux dire, celle qu’elle croit jouir de l’amour qui lui
appartient; celle qu’elle a en une telle haine, qu’elle mourra si elle
ne peut venger sur elle ses larmes et sa douleur. Ayant fait faire
volte-face à son cheval, elle revient sur elle, avec le désir non de la
jeter a terre, mais de lui passer sa lance à travers la poitrine, et de
se débarrasser ainsi de tout soupçon.

Force est à Marphise d’aller, de ce coup, éprouver si le terrain est dur
ou mol. Ce qui lui arrive est si inaccoutumé, qu’elle est sur le point
d’en devenir folle de dépit. A peine est-elle par terre, qu’elle tire
son épée et veut venger sa chute. La fille d’Aymon, non moins furieuse,
lui crie: «--Que fais-tu? tu es ma prisonnière.

«Si j’ai usé de courtoisie envers les autres, je n’en veux point faire
de même avec toi, Marphise, car je te tiens pour aussi lâche
qu’orgueilleuse.--» A ces paroles, on aurait entendu Marphise frémir
comme un vent marin sur un écueil. Elle crie, mais sa rage est telle,
qu’elle ne peut exprimer ce qu’elle veut répondre.

Elle fait tournoyer son épée, sans s’inquiéter si la pointe va frapper
Bradamante, ou le ventre, ou le poitrail du destrier. Mais Bradamante
détourne son cheval avec la bride, et en même temps, saisie
d’indignation et de colère, la fille d’Aymon abaisse sa lance. A peine
Marphise est-elle touchée, qu’elle tombe à la renverse sur l’arène.

A peine est-elle à terre, qu’elle se redresse, cherchant à faire male
œuvre de son épée. De nouveau Bradamante abaisse sa lance, et de nouveau
Marphise est terrassée. Quelque forte que fût Bradamante, elle n’était
pas cependant si supérieure à Marphise qu’elle l’eût renversée ainsi à
chaque coup, n’eût été la vertu de la lance enchantée.

Pendant ce temps, quelques chevaliers du camp chrétien étaient venus à
l’endroit où se livrait la joute, et qui était situé à égale distance
des deux camps, lesquels se trouvaient à peine à un mille et demi l’un
de l’autre. Ils admiraient la vaillance déployée par un des leurs, car
ils ne le connaissaient pas autrement que pour être un chevalier de leur
nation.

Le généreux fils de Trojan, les voyant s’approcher des remparts, ne
voulut pas se trouver surpris. Afin de se trouver prêt à tout événement,
et pour parer à tout danger, il ordonna à un grand nombre de ses gens de
prendre les armes et de sortir hors de l’enceinte. Parmi ces derniers,
se trouvait Roger, que Marphise avait devancé dans son impatience de
combattre.

L’enamouré jouvenceau regardait le combat dont il attendait l’issue,
tremblant pour sa chère femme, car il connaissait la valeur de Marphise.
Dès le début, dis-je, quand il les vit l’une et l’autre s’aborder avec
fureur, il eut un instant de doute. Mais le résultat le laissa
émerveillé et stupéfait.

Le combat n’ayant point pris fin, comme les autres, après la première
rencontre, il se prit à souhaiter ardemment de voir cesser cette lutte,
car il les aimait toutes les deux, mais non d’affections semblables:
l’une était toute flamme et fureur, l’autre amitié bienveillante bien
plus que de l’amour.

Il aurait volontiers séparé les combattantes s’il avait pu le faire sans
se déshonorer. Mais ses compagnons ne voulant pas laisser la victoire au
parti de Charles, qui leur paraît avoir déjà le dessus, sautent dans le
champ clos, et vont troubler le combat. De l’autre côté, les chevaliers
chrétiens s’élancent, et on en vient aux mains.

Ici, là, partout on entend crier: Aux armes! ainsi que cela arrivait à
peu près tous les jours. Ceux qui sont à pied s’empressent de monter à
cheval; ceux qui sont désarmés revêtent leurs armes; les trompettes
sonnent de toutes parts, et leur voix claire et belliqueuse semble dire:
Que chacun coure à sa bannière! De leur côté, les tympans et les
timballes réveillent cavaliers et fantassins.

L’escarmouche dégénère en une mêlée aussi féroce et aussi sanglante
qu’on puisse se l’imaginer. La vaillante dame de Dordogne, furieuse de
voir échapper l’occasion, si désirée par elle, de donner la mort à
Marphise, porte ses pas de côté et d’autre, cherchant à apercevoir Roger
pour lequel elle soupire.

Elle le reconnaît à l’aigle d’argent que le jouvenceau porte sur son écu
azuré. Elle s’arrête pour regarder, des yeux et de la pensée, ses
épaules, sa poitrine, son élégante tournure et ses mouvements pleins de
grâce. Puis, s’imaginant dans son grand dépit qu’une autre jouit de tout
cela, elle se sent prise de fureur et dit:

«--Donc, une autre baise ces belles et si douces lèvres, alors que moi
je ne le puis? Non, il ne sera point vrai qu’une autre te possédera
désormais; tu ne dois appartenir à personne, puisque tu n’es pas à moi.
Plutôt que de mourir seule de rage, je veux que tu meures avec moi, de
ma main. Si je te perds en ce monde, au moins l’enfer te rendra à moi,
et tu seras avec moi pour l’éternité.

«Puisque c’est toi qui me tues, il est bien juste que tu me donnes le
courage de me venger. Toutes les lois portent que quiconque a donné la
mort à autrui, doit mourir à son tour. Ton sort, du reste, ne saurait
être comparé au mien: tu mourras coupable, et moi je meurs innocente.
J’aurai tué celui qui désire, hélas! me voir mourir; mais toi, cruel, tu
auras causé le trépas de qui t’aime et de qui t’adore.

«O ma main, pourquoi hésites-tu à ouvrir avec ce fer le cœur de mon
ennemi? Ne m’a-t-il pas si souvent blessée à mort, alors que je goûtais
en sûreté la paix de l’amour; et maintenant, ne me laisse-t-il pas
mourir sans avoir pitié de ma douleur? O mon âme, sois forte contre cet
impitoyable; venge par la mort les mille morts qu’il m’a fait
souffrir.--»

Ce disant, elle éperonne son cheval; mais, avant de frapper, elle crie:
«--Garde-toi, perfide Roger; s’il est en mon pouvoir, tu ne te pareras
point des dépouilles opimes d’une damoiselle au cœur fier.--» Roger
entend ces paroles. Il lui semble, ce qui est vrai, que c’est sa femme
qui les a dites. Le son de sa voix est si bien gravé dans sa mémoire,
qu’il la reconnaîtrait entre mille.

Il comprend que ces paroles signifient beaucoup plus qu’elle n’en dit;
il comprend qu’elle l’accuse de n’avoir pas observé la convention
conclue entre eux. Désireux de s’excuser, il lui fait signe qu’il veut
lui parler. Mais déjà Bradamante, la visière baissée, et poussée par la
douleur et par la rage, accourait pour le désarçonner, sans regarder si
elle le jetterait sur la terre ou sur le sable.

Roger, la voyant si enflammée de colère, s’affermit sur sa selle et met
sa lance en arrêt; mais il la tient de façon qu’elle ne puisse nuire à
Bradamante. La dame, qui venait avec la ferme intention de le frapper
sans pitié, ne peut se décider, quand elle est près de lui, à le jeter à
terre et à lui faire un tel outrage.

C’est ainsi que leurs lances à tous deux frappent dans le vide. C’est
bien assez qu’Amour joute contre l’un et l’autre, et leur perce le cœur
d’une lance amoureuse. La dame, ne pouvant se décider à déshonorer
Roger, tourne ailleurs la fureur qui lui brûle la poitrine. Elle
accomplit des exploits qui resteront fameux tant que le ciel tournera.

En quelques instants, avec cette lance d’or, elle jette par terre plus
de trois cents ennemis. Elle seule décide de la bataille; elle seule met
en fuite l’armée des Maures. Roger tourne d’un côté et d’autre, jusqu’à
ce qu’il ait pu l’aborder. Alors il lui dit: «--Je meurs si je ne te
parle. Hélas! que t’ai-je fait pour que tu doives me fuir? Écoute, de
par Dieu!--»

Comme aux tièdes haleines du vent du sud qui s’élève de la mer en chauds
effluves, on voit se fondre les neiges, les torrents et les glaces les
plus compactes, ainsi, à ces prières, à ces brèves plaintes, le cœur de
la sœur de Renaud, rendu par la colère plus dur que le marbre, redevient
soudain pitoyable et tendre.

Elle ne veut ou ne peut lui répondre; mais elle éperonne Rabican et le
fait sortir de la mêlée, après avoir fait de la main signe à Roger de la
suivre. Elle gagne, loin de la foule des combattants, un vallon où
s’étend une petite plaine, au milieu de laquelle est un bosquet de
cyprès qui semblent poussés d’une seule venue.

Dans ce bosquet s’élevait un grand mausolée en marbre blanc,
nouvellement construit; une courte inscription en vers indiquait, à qui
voulait en prendre connaissance, le nom de celui dont le mausolée
renfermait les restes. Mais, arrivée là, Bradamante ne me paraît pas
avoir l’esprit disposé à lire l’inscription. Roger avait poussé son
cheval derrière elle, de façon à arriver au bosquet presque en même
temps que la damoiselle.

Mais revenons à Marphise. Elle s’était remise en selle, et courait de
tous côtés pour retrouver la guerrière qui l’avait jetée à terre à la
première rencontre. Elle la voit sortir de la mêlée; elle voit Roger
partir avec elle, et elle les suit tous deux. Elle est loin de penser
que l’amour les réunit; elle croit, au contraire, qu’ils vont terminer
leur querelle par les armes.

Elle presse son cheval, suivant leurs traces, et arrive presque en même
temps qu’eux. Combien sa présence est importune à l’un et à l’autre,
ceux qui aiment peuvent se l’imaginer, sans que j’aie besoin de
l’écrire. Mais Bradamante en est plus particulièrement blessée. En
voyant celle qui est cause de tout son malheur, elle ne peut plus douter
que c’est l’amour qui la pousse à suivre Roger.

Elle traite de nouveau Roger de perfide: «--Traître,--dit-elle,--il ne
te suffisait pas que la renommée m’apprît ta trahison; il fallait que tu
m’en rendisses encore témoin! Je vois que ton unique désir est de
m’éloigner de toi. Afin de satisfaire ton vœu inique et parjure, je veux
bien mourir; mais je ferai en sorte que celle qui est cause de ma mort
meure avec moi.--»

Ce disant, et plus irritée qu’une vipère, elle s’élance contre Marphise.
Elle applique un tel coup de lance sur son bouclier, qu’elle la jette en
arrière à la renverse, de façon que son casque s’enfonce presque à
moitié dans la terre. On ne peut dire que Marphise ait été prise à
l’improviste; elle rassemble, au contraire, toutes ses forces pour
résister au choc; cependant elle est obligée de frapper la terre avec sa
tête.

La fille d’Aymon qui veut mourir, ou donner la mort à Marphise, est dans
une rage telle, qu’elle ne songe pas à la frapper de nouveau avec la
lance et à la jeter une fois de plus à terre. Elle veut trancher le col
de Marphise, pendant que celle-ci a la tête engagée jusqu’à moitié dans
le sable. Elle jette loin d’elle la lance d’or, tire son épée, et saute
à bas de son cheval.

Mais elle arrive trop tard. Marphise accourt déjà à sa rencontre,
remplie d’une telle rage de s’être vue, à la seconde épreuve, jeter sur
l’arène, qu’elle n’écoute pas les prières de Roger désespéré de tout
cela; la haine et la colère aveuglent tellement les deux guerrières,
qu’elles se livrent une bataille désespérée.

Elles en viennent bientôt à engager tellement leurs épées, grâce à la
grande fureur qui les enflamme, qu’elles ne peuvent plus avancer, et
qu’elles sont obligées de se prendre corps à corps. Elles laissent
tomber leurs épées, dont elles ne peuvent plus se servir, et cherchent à
se faire de nouvelles blessures. Roger les prie, les supplie toutes
deux; mais ses paroles obtiennent peu de succès.

Enfin, quand il voit que ses prières n’ont aucun résultat, il se décide
à les séparer de force. Il leur arrache le glaive des mains, et le jette
au pied d’un cyprès. Ne leur voyant plus d’armes avec lesquelles elles
puissent se blesser, il s’interpose de nouveau entre elles par ses
prières et ses menaces. Mais tout est vain; elles continuent la bataille
à coups de poings et à coups de pieds, à défaut d’autres armes.

Roger ne cesse de les supplier. Il les saisit tour à tour par les mains,
par les bras, et cherche à les séparer. A la fin Marphise tourne sa
colère contre lui. Marphise, qui tient tout le reste du monde en mépris,
ne se souvient plus de l’amitié que Roger lui porte; elle quitte
Bradamante, court prendre son épée, et s’attaque à Roger.

«--Tu agis comme un discourtois et comme un vilain, Roger, en venant
troubler le combat des autres; mais cette main t’en fera repentir; elle
peut suffire à vous vaincre tous les deux.--» Roger cherche, par de
douces paroles, à apaiser Marphise; mais elle est tellement animée
contre lui, que c’est temps perdu que de lui parler.

Roger tire à la fin son épée, car la colère commence aussi à lui faire
monter le sang à la tête. Je ne crois pas que jamais, à Athènes, à Rome,
ou en aucun autre lieu du monde, spectacle ait été plus agréable aux
assistants, que ne le fut celui-ci aux yeux de la jalouse Bradamante.
Elle contemplait d’un air joyeux cette nouvelle querelle qui lui
enlevait tous ses soupçons.

Elle avait ramassé son épée qui gisait à terre, et elle s’était rangée
de côté pour regarder la bataille. Il lui semblait voir en Roger le dieu
même de la guerre, tellement il déployait de force et d’adresse. Quant à
Marphise, si son adversaire ressemblait au dieu Mars, elle paraissait
une furie de l’enfer. La vérité est que le vaillant jouvenceau prenait
bien garde de ménager ses coups.

Il connaissait la trempe de son épée pour en avoir fait de nombreuses
expériences. Il savait que là où elle frappe, tout enchantement est
vain. Aussi faisait-il en sorte de ne pas frapper de la pointe ou de la
taille, mais toujours du plat de l’épée. Pendant un certain temps, Roger
observa cette précaution, mais il perdit enfin patience.

Marphise lui ayant porté un coup terrible, capable de lui fendre la
tête, Roger garantit son casque en levant son écu, et le coup tomba sur
l’aigle. Grâce à ce qu’il était enchanté, l’écu ne fut ni brisé, ni
fendu, mais Roger en eut le bras tout engourdi. S’il avait eu d’autres
armes que celles d’Hector, son bras eût été coupé net par ce coup
épouvantable,

Qui eut atteint ensuite la tête, ainsi que le voulait tout d’abord la
terrible donzelle. Roger, qui pouvait à peine remuer son bras gauche et
soutenir le poids de son bouclier, sentit tout sentiment de pitié
l’abandonner. Une flamme sembla briller dans ses yeux. Il porta de toute
sa force un coup de pointe. Si tu en avais été touchée, Marphise, mal
t’en serait advenu.

Je ne saurais bien vous dire comment cela se fit, mais l’épée alla
frapper un des cyprès qui s’élevaient en groupe serré près de là, et
s’enfonça de plus d’une palme dans le tronc de l’arbre. Au même moment,
la montagne et la plaine éprouvèrent une grande secousse, et du mausolée
qui s’élevait au milieu du bosquet, sortit une grande voix, plus forte
que celle d’aucun mortel.

La voix terrible cria: «--Il ne doit pas y avoir de querelle entre vous.
Il est injuste, il est inhumain que le frère donne la mort à sa sœur, ou
que la sœur tue son frère. O mon Roger, et toi, ma chère Marphise,
croyez à mes paroles qui ne sont point vaines! Vous fûtes conçus dans un
même sein, d’une même semence, et vous vîntes au monde le même jour.

«Vous fûtes conçus de Roger II. Votre mère fut Galacielle. Ses frères,
après avoir tué votre infortuné père, la firent abandonner en pleine mer
sur une mauvaise barque, afin de la noyer, sans pitié pour elle qui
était grosse de vous, et sans songer que vous étiez de leur race.

«Mais la Fortune qui vous avait désignés, bien que non encore nés, pour
de glorieuses entreprises, fit aborder la barque sur des rivages
inhabités. C’est là, qu’après vous avoir mis au monde, l’âme généreuse
de Galacielle retourna au paradis, selon la volonté de Dieu. Votre
destin voulut que je me trouvasse près de là.

«Je donnai à votre mère une sépulture honnête, telle qu’on pouvait en
donner sur une plage aussi déserte. Quant à vous, tendres orphelins, je
vous pris dans ma robe, et je vous emmenai avec moi sur le mont Carène.
Je fis sortir de la forêt, où elle abandonna ses petits, une lionne que
j’apprivoisai avec beaucoup de peine, et que je forçai à vous allaiter
tous les deux pendant dix et dix mois.

«Un jour que je m’étais éloigné de notre demeure pour visiter la contrée
d’alentour, survint une bande d’Arabes--il doit peut-être vous en
souvenir--qui vous surprirent sur la route, et t’enlevèrent, ô Marphise.
Ils ne purent en faire autant de Roger dont la fuite fut plus rapide. Ta
perte m’affligea profondément, et je veillai sur Roger avec plus de
soins encore.

«Tu sais, Roger, si, pendant qu’il vécut, ton maître Atlante sut te
garder. J’interrogeai pour toi les étoiles. J’appris d’elles que tu
devais mourir par trahison chez les chrétiens. Afin de conjurer cette
fatale destinée, je m’efforçai de te tenir éloigné de tous. Par la
suite, ne pouvant plus m’opposer à ta volonté, je tombai malade et je
mourus de douleur.

«Mais, avant de mourir, et connaissant, grâce à mes prévisions, que tu
devais combattre en ce lieu contre Marphise, je fis construire cette
tombe avec de lourds rochers par les esprits infernaux à mes ordres. Je
dis à Caron, que j’intimidai par mes cris: «--Je ne veux pas, une fois
que je serai mort, que tu m’arraches de ce tombeau, avant que Roger ne
soit venu y combattre avec sa sœur.--»

«Mon esprit vous a longtemps attendus sous ces beaux ombrages. Donc, ô
Bradamante, toi qui aimes notre Roger, ne sois plus jamais jalouse de
lui. Mais il est temps désormais que je quitte la lumière pour regagner
le ténébreux séjour.--» La voix se tut, et laissa Marphise, la fille
d’Aymon et Roger en un grand étonnement.

C’est avec une grande joie que Roger reconnaît Marphise pour sa sœur, et
que celle-ci le reconnaît à son tour. Ils se précipitent dans les bras
l’un de l’autre, sans que celle qui brûle d’amour pour Roger s’en
offense. Se rappelant divers épisodes de leur première jeunesse, ils
répètent à chaque instant: Je fis, je dis, je fus. Ces détails leur
prouvent d’une manière certaine que tout ce que leur a dit l’Esprit est
vrai.

Roger ne cache pas à sa sœur combien l’image de Bradamante est
profondément gravée en son cœur. Il raconte, avec des paroles émues, les
nombreuses obligations qu’il a envers elle; il ne s’arrête qu’après
avoir changé en grande amitié la haine qui les a jusque-là divisées.
Comme gage de paix, il les fait s’embrasser tendrement toutes deux.

Puis Marphise redemande quelle était la condition de son père; à quelle
famille il appartenait; quels étaient ceux qui l’avaient mis à mort, de
quelle manière, et si c’était en champs clos ou dans une bataille, au
milieu des escadrons en armes. Elle demanda le nom de celui qui avait
donné l’ordre de noyer sa malheureuse mère; car, si elle l’avait déjà
entendu dans son enfance, elle en avait à peu près perdu le souvenir.

Roger commence par lui apprendre qu’ils descendaient des Troyens par
Hector; il lui raconte qu’après qu’Astyanax eut échappé aux mains
d’Ulysse et aux embûches qui lui avaient été tendues, en laissant à sa
place un enfant du même âge que lui, il s’éloigna du pays où on le
retenait prisonnier, et qu’après avoir longtemps erré sur mer, il vint
en Sicile où il fit la conquête de Messine.

Ses descendants partirent du phare qui s’élève auprès de cette ville,
pour se rendre maîtres de la Calabre, et, plus tard, ils allèrent
s’établir dans la cité de Mars. Plus d’un empereur, plus d’un roi
illustre, issu de leur sang, régna à Rome et ailleurs, depuis Constance
et Constantin jusqu’au roi Charles, fils de Pépin.

«--Roger Ier, Jeanbaron, Beuves, Raimbaud, Roger II qui fut, comme tu as
pu l’entendre dire par Atlante, l’époux de notre mère, appartinrent à
notre illustre race, dont tu verras les exploits célébrés par l’histoire
dans le monde entier.--» Roger poursuit en racontant comment le roi
Agolant vint en France avec Almont et le père d’Agramant.

Et comment il mena avec lui une damoiselle, qui était sa fille, d’une
vaillance telle, qu’elle jeta hors de selle un grand nombre de paladins.
Étant devenue amoureuse de Roger, elle désobéit à son père pour suivre
l’objet de son amour. Elle se fit baptiser et devint l’épouse de Roger.
Il dit comment le traître Beltram brûla d’un amour incestueux pour sa
belle-sœur.

Et qu’il trahit sa patrie, son père et ses deux frères, dans l’espérance
d’obtenir Galacielle; comment il ouvrit les portes de Risa aux ennemis,
et quelles cruautés y commirent ceux-ci; comment Agolant et ses fils
cruels et félons s’emparèrent de Galacielle qui était enceinte de six
mois, et comment ils l’abandonnèrent dans une barque sans gouvernail, en
plein hiver et par une horrible tempête.

Marphise, le front calme et les yeux fixés sur son frère, écoutait
attentivement le récit qu’il lui faisait. Elle se réjouissait de
descendre d’une si belle source d’où découlaient de si clairs ruisseaux.
Elle savait que les deux maisons de Mongrane et de Clermont en
descendaient aussi, et que ces deux maisons brillaient au monde, depuis
la plus haute antiquité, d’un éclat sans pareil, et avaient fourni un
grand nombre d’hommes illustres.

Quand son frère en vint à lui dire que le père, l’aïeul et l’oncle
d’Agramant avaient fait périr Roger par trahison, et qu’ils avaient
exposé sa femme sur mer, elle ne put s’empêcher de l’interrompre et de
lui dire: «--Mon frère, avec ta permission, tu as eu bien tort de ne
point venger la mort de ton père.

«Si tu ne pouvais te baigner dans le sang d’Almonte et de Trojan, morts
déjà depuis longtemps, tu devais te venger sur leurs fils. Pourquoi, toi
vivant, Agramant vit-il encore? C’est là une tache que tu devrais avoir
sans cesse devant les yeux, à savoir qu’après tant d’offenses, non
seulement tu n’as pas mis ce roi à mort, mais que tu vis à sa solde, au
milieu de sa cour.

«Je fais serment à Dieu--car je veux adorer le vrai Christ qu’adora mon
père--de ne plus quitter cette armure, avant d’avoir vengé Roger et ma
mère. Ce sera une douleur pour moi si je te vois plus longtemps parmi
les escadrons du roi Agramant, ou d’un autre seigneur maure, si ce n’est
les armes à la main pour leur grand dam.--»

Oh! comme à ces paroles la belle Bradamante relève la tête; comme elle
s’en réjouit! Elle engage Roger à faire ce que Marphise vient de lui
dire. Qu’il vienne trouver Charles, qu’il se fasse connaître à
l’empereur qui honore, estime et révère la mémoire illustre de son père
Roger, et qui l’appelle encore le guerrier sans pareil!

Roger lui répond doucement qu’il aurait dû agir tout d’abord ainsi; mais
qu’alors il ne connaissait point ce qu’il avait appris par la suite mais
trop tard; que c’est Agramant qui lui a ceint l’épée au côté, et qu’en
lui donnant la mort, il se rendrait coupable de trahison, puisqu’il l’a
accepté pour son seigneur.

Comme il l’a déjà promis à Bradamante, il promet à sa sœur de saisir, de
faire naître toutes les occasions de s’en séparer avec honneur. S’il ne
l’a point déjà fait, la faute n’en est pas à lui, mais au roi de
Tartarie qui, dans le combat qu’ils ont eu ensemble, l’a mis dans l’état
qu’elle doit savoir.

Marphise qui chaque jour était venue le voir quand il gardait le lit,
pouvait en témoigner mieux que tout autre. Les deux illustres guerrières
s’intretinrent longtemps sur ce sujet; elles finirent par décider que
Roger devait rejoindre la bannière de son seigneur, jusqu’à ce qu’il
trouvât l’occasion de passer honorablement dans le camp de Charles.

«--Laisse-le donc aller--disait Marphise à Bradamante--et ne crains
rien. D’ici à peu de jours, je m’arrangerai bien de façon qu’il n’ait
plus Agramant pour maître.--» Ainsi elle dit, mais elle ne leur révéla
point ce qu’elle méditait au fond du cœur. Enfin Roger, après avoir pris
congé d’elles, tournait bride afin d’aller rejoindre son roi,

Lorsqu’une plainte, s’élevant des vallées voisines, vint attirer toute
leur attention. Inclinant l’oreille, ils crurent reconnaître une voix de
femme qui poussait des gémissements. Mais j’entends terminer ici ce
chant, et il faut bien que vous vous contentiez de ce que je veux; je
promets du reste de vous dire des choses plus intéressantes encore, si
vous venez m’écouter dans l’autre chant.


FIN DU TOME TROISIÈME.



NOTES DU TOME TROISIÈME


CHANT XXVI.

[1] Page 13, ligne 30.--_On lisait le nom d’un Bernard_... Le cardinal
Bernard Divizio, da Bilriena, qui écrivit une comédie intitulée _la
Calandra_.

[2] Page 22, ligne 7.--_Telle devait être Pentésilée_... Pentésilée
était reine des Amazones. Elle était accourue au secours des Troyens
assiégés par les Grecs, et combattit souvent contre Achille.

[3] Page 26, ligne 25.--_Le jour où il fut victorieux dans le château où
il courut de si grands périls._ Voir Boïardo, _Orlando innamorato_,
livre III, chant II.


CHANT XXVII.

[4] Page 49, lignes 12 et 13.--_C’est ainsi que le Thermodon dut voir
autrefois Hippolyte et ses compagnes_... Fleuve de Cappadoce qui se
jetait dans le Pont-Euxin, et sur les bords duquel habitaient les
Amazones. C’est probablement celui que les cartes modernes désignent
sous le nom de _Thermeh_.

[5] Page 54, ligne 8.--_Brunel le lui avait volé devant Albraca._ Voir
Boïardo, _Orlando innamorato_, livre II, chant V.


CHANT XXIX.

[6] Page 103, ligne 2.--_Invulnérable comme furent autrefois Cignus et
Achille_. Cignus, personnage mythologique. Il était fils de Neptune, et
invulnérable comme Achille.

[7] Page 105, ligne 27.--_Nouveau Bréhus sans pitié._ Personnage des
romans de la Table-Ronde, surnommé _sans pitié_.


CHANT XXX.

[8] Page 129, ligne 10.--_L’oiseau blanc qui soutient Jupiter dans les
airs_, l’aigle. Arioste qualifie l’aigle d’oiseau blanc, parce que
l’aigle qui figure sur les armoiries de la maison d’Este est blanc.


CHANT XXXI.

[9] Page 147, lignes 25 et 26.--_Jusqu’à ce que le paresseux Arthur eût
accompli son évolution._ Une des étoiles voisines du pôle arctique. Le
poète la traite de paresseuse, parce qu’elle se meut autour de
l’horizon, avec plus de lenteur que les autres étoiles plus éloignées du
pôle.


CHANT XXXII.

[10] Page 171, lignes 25 et 26.--_Elle pensait souvent que Ethon et
Piroïs étaient devenus boiteux._ Noms de deux des quatre chevaux attelés
au char du soleil.

[11] Page 191, lignes 10 et 11.--_La potion enchantée qu’il avait bue
jadis ne lui permettait d’aimer qu’elle._ La mère d’Yseult avait préparé
une boisson enchantée, afin que sa fille fût aimée de Mark, roi de
Cornouailles, à qui elle l’avait destinée pour femme. Pendant que
Tristan conduisait Yseult à son futur mari, il but par inadvertance,
ainsi que la jeune fille, le philtre amoureux, et tous deux tombèrent
éperdument amoureux l’un de l’autre. (_Tristan_, roman de la
Table-Ronde.)

[12] Page 224, lignes 7 et 8.--_Nous le nommons, nous, PRESTO ou
PRESTEANNI._ Voici d’où provenait cette appellation: Marco Polo, et
quelques autres anciens voyageurs, avaient écrit qu’il existait en Asie
un empire dont le souverain s’appelait _Preteianni_ et professait le
christianisme. Jean II, roi de Portugal, ayant envoyé plusieurs
personnes à la recherche du susdit empire, un de ses ambassadeurs
s’arrêta sur la côte occidentale de la mer Rouge, et entendit parler de
l’empereur d’Abyssinie. Comme on lui affirma qu’il était chrétien, qu’il
portait la croix en main, et que tous les empereurs de cet État devaient
prendre les ordres sacrés avant de monter sur le trône, l’envoyé du roi
de Portugal crut avoir trouvé le _Preteianni_ qu’il avait ordre de
chercher en Asie. Sa relation passa pour vraie, et c’est depuis lors
qu’on tenait l’empereur d’Abyssinie pour le véritable _Preteianni_, et
qu’on regardait celui d’Asie comme n’existant pas.


CHANT XXXIV.

[13] Page 231, ligne 1.--_Qui ressemblent par le courage à Calaïs et à
Zéthès._ Calaïs et Zéthès étaient fils de Borée et d’Oritie. Ils
chassèrent jusqu’aux Strophades les Harpies qui souillaient les tables
de Phinée, roi de Thrace.


CHANT XXXVI.

[14] Page 275, lignes 7 et 8.--_Dans cette guerre où vous ornâtes nos
églises de drapeaux enlevés aux ennemis._ Arioste parle de la guerre
entre Venise et les seigneurs d’Este, en 1509, dans laquelle le cardinal
Hippolyte remporta la victoire du 22 décembre, dont il a déjà été
question au Chant III. Après la bataille, Hippolyte fit suspendre dans
l’église de Ferrare les drapeaux enlevés aux ennemis.


FIN DES NOTES DU TOME TROISIÈME



TABLES DES MATIÈRES DU TOME TROISIÈME


  ROLAND FURIEUX                                                   Pages

  Chant XXVI.--Le chevalier rencontré sur le lieu où Maugis et
    Vivian doivent être livrés est Marphise. Les Mayençais,
    auxquels s’était adjointe une nombreuse troupe de Maures, sont
    défaits, et les deux prisonniers sont délivrés. Maugis donne
    la signification des figures sculptées sur la fontaine de
    Merlin. Survient Hippalque sans Frontin. Roger va avec elle
    pour le ravoir. Combat entre Mandricard et Marphise, interrompu
    par Rodomont qui décide Marphise à se rendre au camp
    d’Agramant. Roger vient à la fontaine, où, par suite de divers
    incidents, s’élève une querelle entre les guerriers païens.
    Maugis y met fin en éloignant Doralice par ses enchantements.
    Les quatre guerriers se dirigent vers Paris.                       1

  Chant XXVII.--Mandricard, Roger, Rodomont et Marphise, suivant
    les traces de Doralice, arrivent sous les murs de Paris. Ils
    assaillent l’armée chrétienne et repoussent Charles au dedans
    des murailles. Cela fait, ils reviennent à leur première
    querelle. Le roi d’Afrique laisse à Doralice le choix entre
    Mandricard et Rodomont. Ce dernier est repoussé, et part plein
    de dépit, dans l’intention de s’en retourner en Afrique. Il
    loge un soir dans une hôtellerie sur les bords de la Saône.       36

  Chant XXVIII.--L’hôtelier conte à Rodomont l’histoire de Joconde.
    Rodomont, ayant changé son premier dessein d’aller en Afrique,
    s’arrête dans une petite chapelle abandonnée où arrive Isabelle
    avec l’ermite, conduisant les restes mortels de Zerbin. Le
    païen veut détourner Isabelle de la résolution qu’elle a prise
    de se retirer du monde, et s’impatiente des remontrances de
    l’ermite.                                                         71

  Chant XXIX.--Triste fin de l’ermite. Isabelle, pour conserver sa
    chasteté, amène par une pieuse ruse Rodomont à lui trancher la
    tête. Le païen construit un pont étroit sur le fleuve voisin,
    et fait prisonniers les chevaliers qui y arrivent, ou les tue;
    il place leurs armes comme un trophée sur la tombe d’Isabelle.
    Arrive en cet endroit Roland qui se prend de querelle avec
    Rodomont, le jette dans le fleuve, et donne de nombreuses
    preuves de sa folie.                                              98

  Chant XXX.--Étranges preuves de folie de Roland.--Mandricard et
    Roger combattent l’un contre l’autre pour l’écu d’Hector et
    l’épée de Roland. Roger est blessé et Mandricard est
    tué.--Bradamante reçoit des mains d’Hippalque la lettre de
    Roger et se plaint de lui.--Renaud vient à Montauban, et emmène
    avec lui ses frères et ses cousins au secours de Charles.        117

  Chant XXXI.--Funestes effets de la jalousie.--Combat de Renaud et
    de Guidon le Sauvage. Ce dernier est reconnu, et se joint à la
    troupe des guerriers de Montauban qui, réunis aux forces dont
    dispose Charles, fait un grand carnage des Maures.--Brandimart
    va avec Fleur-de-Lys sur les traces de Roland, et arrive au
    petit pont construit par Rodomont dont il devient
    prisonnier.--L’armée des Sarrasins se retire à Arles.            141

  Chant XXXII.--Mesures prises par Agramant pour renforcer son
    armée.--Bradamante, jalouse de Roger à cause de Marphise,
    quitte son château et arrive à la Roche-Tristan. Là, elle est
    obligée de combattre contre trois princes, et leur fait vider
    les arçons.                                                      169

  Chant XXXIII.--Dans une salle de la Roche-Tristan, Bradamante
    voit peintes sur les murailles les guerres futures des Français
    en Italie. Défiée de nouveau par les trois princes qu’elle
    avait déjà battus, elle les enlève une seconde fois de
    selle.--Renaud et Gradasse en viennent aux mains pour la
    possession de Bayard. Celui-ci, épouvanté par un monstrueux
    oiseau, s’enfuit dans un bois, et le combat se trouve
    suspendu.--Astolphe va en Éthiopie sur l’Hippogriffe. Là, par
    le son de son cor, il chasse dans l’enfer les Harpies qui
    infectaient les tables du roi Sénapes.                           197

  Chant XXXIV.--Astolphe, étant entré dans la grotte par où l’on
    descend dans l’enfer, apprend d’une âme quelle peine est
    infligée à ceux qui méconnaissent l’amour d’autrui. De là il
    va dans le Paradis terrestre; puis il passe dans la Lune, où
    on lui donne le moyen de rendre la raison à Roland.
    Description du palais des Parques.                               230

  Chant XXXV.--Éloge du cardinal d’Este. Le poète montre comment
    le temps efface les noms des hommes obscurs et voue à une
    immortelle renommée ceux des hommes illustres.--Bradamante
    défie Rodomont, le jette dans le fleuve, et suspend son armure
    à la tombe d’Isabelle. Elle combat contre Serpentin, Grandonio
    et Ferragus, qu’elle jette tour à tour hors de selle. Elle
    appelle Roger au combat.                                         253

  Chant XXXVI.--Bradamante persistant à défier Roger, Marphise qui
    a prévenu ce dernier, est renversée plusieurs fois par la
    lance enchantée; alors s’élève une mêlée générale entre les
    chevaliers de l’un et l’autre camp, qui étaient restés
    jusque-là spectateurs de la lutte. Bradamante, qui parmi eux a
    reconnu Roger, s’acharne contre lui; mais, ne pouvant se
    résoudre à lui faire outrage, elle se jette sur les Maures et
    les disperse. S’étant ensuite retirée avec Roger en un endroit
    écarté, où s’élève un mausolée, survient Marphise, à laquelle
    Bradamante s’attaque de nouveau. Roger s’efforce en vain de
    séparer les deux adversaires; pendant qu’il est lui-même aux
    prises avec l’obstinée Marphise, une voix sortant du mausolée
    leur apprend qu’ils sont frère et sœur.                          274

  Notes                                                              297


FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES DU TOME TROISIÈME.




*** End of this LibraryBlog Digital Book "Roland Furieux, tome 3" ***

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