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Title: Le prétendant américain
Author: Twain, Mark
Language: French
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  MARK TWAIN

  LE
  PRÉTENDANT AMÉRICAIN

  --ROMAN--

  TRADUIT PAR
  FRANÇOIS DE GAIL

  TROISIÈME ÉDITION


  PARIS
  SOCIÉTÉ DU MERCURE DE FRANCE
  XXVI, RUE DE CONDÉ, XXVI
  MCMVI



DU MÊME AUTEUR


  Contes choisis, traduits par Gabriel de Lautrec et précédés d’une
    étude sur l’Humour                                            1 vol.
  Exploits de Tom Sawyer détective et autres nouvelles, traduits par
    François de Gail                                              1 vol.
  Un Pari de Milliardaires et autres nouvelles, traduits par François
    de Gail                                                       1 vol.



JUSTIFICATION DU TIRAGE:


Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays y
compris la Suède et la Norvège.



CHAPITRE PREMIER


Ce matin-là, la campagne anglaise offrait un aspect radieux. Sur une
hauteur se dresse une masse imposante: c’est le château de Cholmondeley
qui, avec ses tours antiques et ses murs revêtus de lierre, évoque le
souvenir vivant de la féodalité du moyen âge. Ce château est une des
nombreuses propriétés du duc de Rossmore, chevalier de la Jarretière,
grand-croix de l’ordre du Bain, chevalier de Saint-Michel et
Saint-Georges, etc., etc., etc. Le duc possède vingt-deux mille acres de
terre en Angleterre, tout un quartier de Londres, soit environ deux
mille maisons; pour mener son honorable train de vie, il se contente
d’un revenu annuel de deux mille livres. Le père et, en même temps, le
fondateur de cette noble lignée, fut Guillaume le Conquérant en
personne; le nom de la mère est passé sous silence: cette dernière,
étant la fille d’un modeste tanneur de Falaise, ne figure dans cette
généalogie que comme personnage secondaire et sans importance.

Par cette belle matinée, deux hommes sont assis dans la salle à manger
du château, devant les restes d’un copieux repas. L’un est le vieux duc;
grand, d’une belle prestance, il a très grand air avec son front sévère
encadré de cheveux blancs; chaque geste, chaque détail de sa personne
dénote un homme de race et de caractère, qui porte allègrement ses
soixante-dix ans. L’autre est son fils unique, jeune homme d’aspect
rêveur auquel on donnerait vingt-cinq ans, mais qui, en réalité, frise
la trentaine. Les principaux traits de son caractère paraissent être la
bonté, la douceur, la simplicité et la droiture; l’énumération des
titres plus ou moins ronflants qu’il porte semble un poids trop lourd
pour ses épaules: il s’appelle l’Honorable Kircudbright Llanover
Marjoribanks Sellers, vicomte Berkeley de Cholmondeley Castle, de
Warwickshire. Le jeune vicomte est actuellement accoudé à la fenêtre
dans une attitude de profond respect pendant que son père lui parle; il
prête une oreille attentive aux arguments paternels. Le duc arpente la
salle en causant et cherche à convaincre son fils.

--Malgré votre douceur, mon enfant, lui dit-il, je sais parfaitement
que, lorsque vous êtes décidé à faire une chose voulue par ce que vous
appelez vos sentiments d’honneur et d’équité, il est inutile de chercher
à vous en dissuader; on perd son temps et sa peine. Pour moi...

--Mon père, si vous vouliez envisager la question sans parti pris, vous
reconnaîtriez que je ne fais pas un coup de tête. Ce n’est pas moi qui
ai inventé le compétiteur américain du duché de Rossmore; je n’ai pas
été le dénicher pour vous l’imposer. Il a surgi de lui-même; c’est lui
qui s’est placé sur notre chemin.

--Et qui, depuis dix ans, m’a fait damner avec ses lettres assommantes,
ses raisonnements oiseux, ses arguments insidieux...

--Lettres que vous n’avez jamais voulu lire d’ailleurs. Et cependant, il
était en droit de l’exiger. L’examen de ces lettres aurait prouvé deux
choses, ou bien qu’il était le véritable duc, (dans ce cas notre
situation devenait claire) ou bien qu’il ne l’était pas. De toutes
façons, nous aurions su à quoi nous en tenir. Je les ai lues, moi, ces
lettres, mon père, je les ai étudiées soigneusement. Les preuves
semblent évidentes, les faits s’enchaînent parfaitement: je le crois en
effet le véritable duc.

--Alors, moi, je suis un usurpateur, un misérable vagabond sans nom et
sans foyer? Pesez vos paroles, monsieur.

--Pourtant, mon père, s’il est le vrai duc, si le fait est réellement
établi, consentiriez-vous à conserver ses titres et ses biens un jour et
même une heure?

--Vous dites des absurdités, mon cher, des stupidités. Et maintenant,
écoutez la confession que je vais vous faire, s’il vous est agréable de
lui donner ce nom. Je n’ai jamais lu ces lettres, parce que l’occasion
ne s’en est jamais présentée. Je connaissais leur existence du vivant de
mon père et du père du compétiteur actuel; ceci remonte donc à quarante
ans. Les ancêtres de cet individu ont été en relations avec les miens il
y a environ cent cinquante ans. La vérité est que l’héritier du nom
partit pour l’Amérique en même temps que le fils des Fairfax; il
disparut dans les landes de Virginie, s’y maria et donna le jour à une
génération de sauvages. Il ne donna jamais de ses nouvelles. On le
considéra donc comme mort. Son frère cadet hérita de lui, puis mourut;
c’est alors que le fils de ce dernier commença ses réclamations dans une
lettre qui existe encore; mais il mourut avant d’avoir reçu une réponse.
L’enfant de cet individu grandit (vous voyez que bon nombre d’années
s’écoulèrent) et il continua à invoquer des arguments irrésistibles.
Chacun des héritiers se passa la consigne, y compris le dernier imbécile
actuel. Tous plus miséreux les uns que les autres, aucun d’eux ne fut
capable de se payer une traversée en Angleterre et d’intenter un procès.
Il en a été autrement des Fairfax qui ont conservé leurs titres et fait
valoir leurs droits tout en habitant le Maryland. Somme toute, la
situation se résume à ceci: moralement, cet Américain sans sou ni maille
est le vrai duc de Rossmore; légalement, il n’a plus aucun droit.
Êtes-vous content maintenant?

Après un moment de silence, le jeune vicomte, les yeux fixés sur
l’écusson de la haute cheminée, reprit d’une voix triste:

--Le blason héraldique de notre maison porte la devise _Suum cuique_, à
chacun son bien. Votre révélation franche, mon père, donne à cette
devise un éloquent démenti. Si ce Simon Lathers...

--Ne prononcez pas ce nom odieux, s’il vous plaît. Depuis dix ans, il
empoisonne ma vie; je n’entends partout que ce Simon Lathers, Simon
Lathers! Et maintenant pour le graver irrévocablement dans ma mémoire,
qu’avez-vous résolu?

--Je pars pour l’Amérique à la recherche de ce Simon Lathers. Je me
substituerai à lui, en lui cédant ma place.

--Comment? Lui abandonner vos droits à ma succession!

--C’est mon intention.

--Vous feriez cette chose insensée sans examiner les revendications de
cet individu?

--Oui, reprit le jeune homme avec un peu d’hésitation.

--Ma parole, vous devenez fou, mon fils. Dites-moi, avez-vous vu encore
ce socialiste idiot, ce Lord Tanzy de Tollmache?

Le jeune vicomte ne répondant rien, son père continua:

--Oui, vous en convenez, vous fréquentez ce renégat, la honte de sa
famille et de la société, qui considère les privilèges de la noblesse
comme des biens usurpés, les institutions aristocratiques comme des
vols, les inégalités de condition comme une infamie sociale. Il prétend
aussi que le seul pain honnête est celui qu’un homme a gagné à la sueur
de son front! Bah!!

Et ce disant, le vieux gentilhomme prit sa tête dans ses belles mains
blanches.

--Vous avez adopté ses idées, n’est-ce pas? demanda-t-il sur un ton
ironique.

La rougeur qui monta au front de son fils prouva que le coup avait
porté; le jeune homme répondit avec dignité:

--Parfaitement, et j’en conviens sans honte. Vous savez du moins
maintenant pourquoi je renonce à mon héritage. Je désire rompre avec une
existence et un passé que je considère comme iniques; je recommencerai
ma vie d’homme délivrée des colifichets qui nous paraissent
indispensables; je réussirai ou j’échouerai, selon ma valeur
personnelle. Je partirai pour l’Amérique où tous les hommes sont égaux
et ont les mêmes chances de succès; je mourrai ou je vivrai, l’un ou
l’autre.

--Mon Dieu! Mon Dieu!

Les deux hommes se regardèrent un moment silencieux, puis le père reprit
en secouant la tête:

--Il est fou! vraiment fou!

Un nouveau silence et le duc continua, comme s’il prenait son parti de
cette folie:

--Bien, soit! j’aurai du moins une consolation; ce Simon Lathers viendra
prendre possession de ses biens, et je pourrai alors me payer la
fantaisie de le noyer dans l’abreuvoir. Pauvre diable! lui toujours si
humble, si poli, si respectueux dans ses lettres! si plein de déférence
pour notre grande maison et notre famille! si fier de sentir couler dans
ses veines le sang de notre race, si désireux de nous voir reconnaître
sa parenté! et en même temps si pauvre, si misérable, si méprisé et si
ridiculisé aux yeux de son entourage américain par ses revendications
absurdes! Mon Dieu! quelles lettres que les siennes! sont-elles assez
plates, obséquieuses!... Eh bien? Qu’y a-t-il?

Cette question s’adressait à un valet de pied superbe dans sa livrée
rouge flamboyant, en culottes courtes et boutons d’or, qui se tenait
devant son maître dans une attitude impeccable, un plateau d’argent à la
main.

--Voici des lettres, Monseigneur.

Le duc les prit, et le laquais disparut.

--Tiens! une lettre d’Amérique! elle vient de cet individu,
naturellement. Mais diable! quel changement! Ce n’est plus l’enveloppe
jaune, crasseuse, achetée chez l’épicier du coin comme les précédentes!
Non, une enveloppe convenable, largement bordée de noir (il ne peut
porter que le deuil de son chat ou de son chien, puisqu’il n’a plus de
famille), un beau cachet rouge à nos armes; rien n’y manque, même la
devise! L’écriture de cet ignare a changé. Il se paye sans doute un
secrétaire maintenant, qui a, ma foi, une belle écriture! Sapristi, la
roue de la fortune a tourné en faveur du cousin d’Amérique. Quelle
métamorphose!!

--Lisez-la, je vous prie, mon père!

--Oui, cette fois, je la lirai, elle me paraît plus intéressante.

  14.042, 16e rue, Washington, 2 mai.

  Monsieur le duc,

  J’ai le pénible devoir de vous annoncer la mort de notre illustre chef
  de famille, l’Honorable et très puissant Simon Lathers, lord Rossmore,
  décédé dans sa propriété des environs de Duffet’s Corner dans l’État
  d’Arkansas. Je vous annonce aussi la mort de son frère jumeau; tous
  deux ont été écrasés par une roue d’usine. Cet horrible accident est
  dû à l’incurie de ceux qui conduisaient la machine. Cet irréparable
  malheur s’est produit il y a cinq jours, sans qu’un seul représentant
  de la famille ait pu fermer les yeux à notre chef vénéré et lui rendre
  les honneurs dus à son rang. Les corps des deux infortunés frères sont
  en ce moment conservés dans la glace; leurs dépouilles mortelles vous
  seront prochainement envoyées par le premier bateau pour qu’elles
  trouvent chez vous, dans le mausolée familial, la place et les
  honneurs qui leur sont dus; dès maintenant, je fais poser nos armes
  sur ma porte; je suppose que vous en ferez autant pour les portes de
  vos différentes résidences.

  Je dois aussi vous rappeler que ce malheur me rend seul héritier des
  titres, biens et propriétés appartenant à notre défunt cousin, et je
  me vois, à mon grand regret, dans l’obligation de vous réclamer tout
  ce que vous détenez illégalement.

  En vous assurant de ma parfaite considération et de mes sentiments de
  meilleure parenté, je suis

  Votre dévoué cousin,

  MULBERRY SELLERS, LORD ROSSMORE.

--C’est à se tordre! Enfin cette fois la lettre est drôle. Berkeley,
vrai, son outrecuidance dépasse les bornes, elle est sublime, ma parole!

--Non, cette lettre n’a rien de plat ni d’obséquieux.

--Mais il ne connaît pas la valeur des mots. Des armes! les armes de ce
pauvre hère et de son jumeau. Et il m’envoie leurs squelettes,
par-dessus le marché! Non, vrai! l’autre prétendant était un parfait
crétin; mais celui-ci est un fou. Quel nom d’abord! Mulberry Sellers!
Simon Lathers! Quels noms harmonieux! Vous partez?

--Avec votre permission, mon père.

Le vieux duc resta seul quelque temps à réfléchir et se dit à lui-même,
en pensant à son fils:

--C’est un garçon charmant, adorable; qu’il fasse ce qu’il voudra: mes
remontrances ne serviraient à rien. Au contraire, elles envenimeraient
la situation. Toutes mes observations et celles de sa tante ont échoué;
j’espère bien que l’Amérique se chargera de ramener à la raison ce jeune
freluquet, et que la vache enragée qu’il y mangera fera du bien à sa
mentalité détraquée. Un jeune lord anglais qui renonce aux privilèges de
sa naissance pour devenir un homme! C’est à crever de rire!!



CHAPITRE II


Quelques jours avant l’expédition de cette lettre, le colonel Mulberry
Sellers était assis dans sa bibliothèque; cette pièce lui servait en
même temps de salon, de galerie de tableaux et d’atelier selon les
circonstances. Il paraissait vivement absorbé par la confection d’un
petit objet qui ressemblait à un objet mécanique.

Le colonel était un homme d’âge mûr, aux cheveux blancs, mais il
paraissait jeune encore, alerte et pas du tout tassé par l’âge. Sa chère
épouse était assise à côté de lui et tricotait paisiblement avec son
chat sur les genoux. La pièce était spacieuse, claire et confortable,
bien que meublée simplement et garnie de quelques bibelots de médiocre
valeur. Mais les fleurs et ce je ne sais quoi de l’air ambiant
trahissaient dans la maison la présence d’une personne active et pleine
de goût.

Les chromos eux-mêmes accrochés aux murs ne choquaient pas la vue et
décoraient harmonieusement ce salon; il était difficile de détacher son
regard de ces images. Les unes représentaient la mer, d’autres des
paysages, certaines étaient des portraits. On y reconnaissait des
Américains de haute marque, décédés; même une main hardie avait gravé au
bord de plusieurs de ces portraits le nom des ducs de Rossmore. Au bas
de l’un d’eux, figurait le nom de Simon Lathers duc de Rossmore actuel.
Pendue à un mur, on apercevait une carte de chemin de fer délabrée du
Warwickshire, sur laquelle figurait le nom ronflant de «Domaine de
Rossmore». Au mur opposé, une autre carte constituait la décoration la
plus importante de la pièce; cette carte paraissait énorme. Elle
représentait jusqu’alors la Sibérie, mais on avait cru bon de faire
précéder ce nom du mot «Future». On apercevait sur cette carte des
annotations à l’encre rouge, des indications de villes et de leur
population, là où n’existaient encore ni villes ni habitants. Une de ces
villes imaginaires destinée à quinze cent mille âmes portait le nom
barbare de «Libertyorloffskoisanliski»; une autre plus importante encore
(la capitale sans doute) s’appelait «Freedomovnaivanovich».

La maison qu’occupait le colonel (son hôtel comme il l’appelait) était
assez grande; on y voyait encore un léger soupçon de couleur, juste
assez pour faire supposer qu’elle avait été jadis badigeonnée. Située
dans les faubourgs de Washington, elle avait dû être construite en
pleine campagne, au milieu d’une cour, assez mal entretenue; elle était
entourée d’une palissade en piteux état dont la porte restait presque
toujours fermée.

Des plaques variées ornaient l’entrée de cette demeure; celle qui tirait
le plus l’œil portait l’inscription suivante: «Colonel Mulberry Sellers,
avocat au barreau et avoué». Les autres indiquaient au passant que le
colonel était en même temps hypnotiseur, médecin des maladies mentales,
magnétiseur, etc., etc.; bref, un homme universel.

Un superbe nègre à cheveux blancs, en lunettes et gants de coton blanc,
se présenta, fit un profond salut et annonça:

--M. Washington Hawkins.

--Grand Dieu! fais-le entrer, Daniel, fais-le entrer.

En un instant, le colonel et sa femme furent debout, accueillant le
nouvel arrivant avec des transports de joie. C’était un homme d’une
cinquantaine d’années, auquel ses cheveux blancs et son air déprimé
donnaient l’apparence d’un vieillard.

--Eh! bien, Washington, mon ami, vous voilà donc! Nous sommes bien
contents de vous revoir, je vous assure; vous savez que vous êtes chez
vous ici, vous avez un peu vieilli, il me semble; mais à part cela,
toujours le même, n’est-ce pas, Polly?

--Mais certainement; comme vous ressemblez à votre regretté père! mais,
mon Dieu, d’où venez-vous? Il y a au moins...

--Quinze ans que je suis parti, madame Sellers.

--Comme le temps passe! hélas!

Sa voix trembla, un sanglot étrangla cette dernière parole, et les deux
amis, silencieusement émus, la virent essuyer furtivement une larme du
coin de son tablier.

--Vous lui avez, sans le vouloir, rappelé les enfants--tous morts sauf
le dernier! Mais ne pensons pas aux chagrins; la joie sans ombre, telle
est ma devise; il faut cela pour entretenir sa faute; croyez-en ma
vieille expérience, Washington. Allons, racontez-nous un peu ce que vous
êtes devenu pendant ces quinze ans, et où vous avez été.

--Jamais vous ne le devineriez, colonel. J’étais à Cherokee.

--A Cherokee? dans mon pays?

--Parfaitement.

--Ce n’est pas possible! Comment! vous habitiez là-bas?

--Oui, si l’on peut appeler vivre l’existence que nous menions dans ce
trou, où l’on n’a que déceptions, découragements et ennuis de toutes
espèces!

--Et Louise vivait avec vous?

--Oui, et les enfants aussi.

--Ils y sont en ce moment?

--Mais oui, mes moyens ne me permettaient pas de les ramener.

--Ah! je comprends, vous avez été obligé de venir pour adresser une
réclamation au Gouvernement. Ne vous inquiétez pas, mon ami, je prends
la chose en mains.

--Mais je ne veux rien réclamer au Gouvernement.

--Non? Alors vous voulez un bureau de poste? Je vous l’obtiendrai; soyez
tranquille.

--Pas du tout; vous êtes loin de la question.

--Voyons, Washington, pourquoi faire le mystérieux; pourquoi ne pas me
dire ce que vous voulez, et témoigner si peu de confiance à un vieil ami
comme moi. Me croyez-vous donc incapable de garder un...

--Il n’y a aucun secret, mais vous m’interrompez tout le temps.

--Mais non, mon vieux; je connais la nature humaine, et je sais que
lorsqu’un homme arrive à Washington, qu’il vienne de Cherokee ou
d’ailleurs, c’est qu’il a un but bien défini. Et, en règle générale, il
n’obtient pas ce qu’il veut; alors, il se retourne d’un autre côté et
fait une nouvelle demande; pas plus de succès que la première fois; la
guigne le poursuit; mais il s’obstine à rester et finit par tomber dans
une misère telle qu’il ne peut plus retourner chez lui. Bref, il meurt
sur place et Washington hérite de sa dépouille.

Laissez-moi donc parler; je sais ce que je dis. J’étais heureux, ma
situation était prospère dans le Far West, vous le savez. J’avais une
position unique à Hawkeye, je passais pour le premier citoyen,
l’autocrate de l’endroit; oui, l’autocrate, Washington. Eh bien! bon gré
mal gré, il me fallut céder aux instances générales et devenir ministre
au Parlement. Comme tout le monde m’y poussait, à commencer par le
gouverneur, je consentis à partir, bien malgré moi, je vous assure.
J’arrivai donc... un jour trop tard! Voyez, Washington, à quoi tiennent
les plus grands événements!!... ma place était prise. Et j’étais là, ne
sachant plus quelle tête faire; le Président avait beau regretter ce
contre-temps, le mal était fait! Alors je dus modérer mes prétentions
(ce n’est jamais une mauvaise chose pour nous) et je demandai
Constantinople; au bout d’un mois je posai ma candidature pour la Chine,
puis le Japon; un an après, je briguais, les larmes aux yeux, un emploi
infime de casseur de pierres au département de la Guerre... d’ailleurs
sans plus de succès.

--Casseur de pierres?

--Parfaitement, cet emploi avait été institué à l’époque de la
Révolution, lorsque les fusils à pierre étaient fournis par le
Gouvernement. Et ce poste existe toujours, bien que les fusils à pierre
aient été supprimés, car le décret l’instituant n’a pas été rapporté.
C’est un oubli, une négligence si vous le voulez, mais le titulaire de
ce poste est payé comme au temps jadis.

--Quelle histoire! s’écria Washington après un moment de silence. De
ministre aux appointements de 25.000 francs, dégringoler tous les
échelons de l’ordre social jusqu’au métier de casseur de pierres avec...

--Trois dollars par semaine, voilà la vie, mon bon ami. On veut s’offrir
un palais, bien heureux ensuite de se loger dans un bouge!!

Après un silence prolongé, Washington reprit d’une voix émue:

--Ainsi, vous êtes venu contre votre gré pour céder aux instances et
donner satisfaction à l’amour-propre de vos concitoyens, et vous n’avez
rien reçu en échange de votre dévouement?

--Comment, rien? Et le colonel arpenta la pièce à grands pas pour calmer
ses nerfs surexcités. Rien? Mais, vous n’y songez pas, Washington!
Comptez-vous pour rien l’honneur de faire partie du corps diplomatique
du premier pays du monde?

A son tour, Washington était mort d’étonnement; ses regards ébahis et
l’expression de stupeur de son visage en disaient plus que toutes les
paroles qu’il aurait pu prononcer. La blessure du colonel était
cicatrisée; il se rassit joyeux et content; et se penchant en avant:

--Que pouvait-on bien accorder, reprit-il, à un homme dont la carrière
illustre n’avait pas de précédent dans l’histoire du monde? à un homme
qui, porté par l’opinion publique, avait passé par tous les échelons de
la carrière diplomatique, depuis le poste unique d’envoyé extraordinaire
et ministre plénipotentiaire de la cour de Saint-James, jusqu’à celui de
consul dans un rocher de guano des îles de la Sonde, avec un traitement
payable en guano (cette île, d’ailleurs, disparut dans la convulsion
d’un tremblement de terre la veille du jour où ma nomination allait être
signée)? En souvenir de ce fait unique et mémorable, il me fallait une
récompense grandiose; elle me fut accordée. La voix du peuple, le
suffrage universel qui prime les lois et tient en tutelle les
Gouvernements, me nomma membre inamovible du Corps diplomatique, et
représentant de toutes les puissances de la terre auprès de la cour
républicaine des États-Unis d’Amérique. Puis on me ramena chez moi aux
lueurs d’une retraite aux flambeaux.

--C’est merveilleux, colonel, tout simplement merveilleux!

--C’est la plus belle position officielle du monde.

--Je le crois, c’est la plus imposante.

--Vous l’avez dit. Songez un peu à l’étendue de mon pouvoir: je fronce
les sourcils! la guerre est déchaînée; je souris, les nations en chœur
mettent bas les armes.

--C’est horrible, cette responsabilité écrasante!

--Oh! la responsabilité ne m’a jamais effrayé; j’y ai toujours été
habitué!

--Et quel casse-tête, mon Dieu! êtes-vous obligé d’assister à toutes les
séances?

--Moi! L’Empereur de Russie préside-t-il les conseils des Gouverneurs de
ses provinces? Assis chez lui, il dicte ses volontés.

Washington se tut, puis après un profond soupir:

--J’étais fier de moi il y a un instant, reprit-il, mais combien je me
trouve peu de chose maintenant! Colonel, la raison qui m’amène à
Washington, la voici: je suis le délégué congressiste de Cherokee.

Le colonel bondit et exprima bruyamment sa joie.

--Serrez-moi la main, mon ami; quelle nouvelle! Je vous félicite de tout
mon cœur. Je l’avais bien prédit; j’avais toujours dit que les plus
hautes destinées vous attendaient. Vous en êtes témoin, Polly?

Washington ne revenait pas d’une telle explosion d’admiration.

--Mais, colonel, ne me félicitez pas si chaleureusement. Ce petit oasis,
microscopique, perdu et inhabité, n’est qu’un point minuscule dans
l’univers. Il me fait l’effet d’une pauvre petite table de billard.

--Taisez-vous donc. Le fait de votre élection prouve votre influence.

--Mais, colonel, je n’ai même pas une voix!

--Qu’est-ce que cela fait? Vous pouvez pérorer tout à votre aise.

--Mais non, car il n’y a que deux cents habitants.

--C’est bon, c’est bon!

--Ils n’avaient même pas le droit de m’élire, car notre pays n’étant pas
reconnu comme territoire, aucun acte officiel du Gouvernement ne
relatait notre existence.

--Plaisanterie que tout cela! J’arrangerai tout en un rien de temps.

--Vraiment! Oh! colonel, que vous êtes bon! Je vous retrouverai donc
toujours le même ami fidèle! et, ce disant, des larmes de reconnaissance
perlèrent aux yeux de Washington.

--Je considère la chose comme faite, mon cher. Une bonne poignée de
mains, et je vous promets qu’à nous deux, nous ferons de la belle
besogne.



CHAPITRE III


Mrs Sellers reprit part à la conversation et se mit à questionner
Washington sur sa femme, le nombre de ses enfants, leur santé; ce
questionnaire aboutit à une revue de tous les faits qui s’étaient passés
à Cherokee depuis quinze ans.

Au même instant, on appela le colonel au téléphone, et Hawkins profita
de son absence pour demander à sa femme quel genre de vie avait mené le
colonel pendant tout ce temps.

--Toujours la même existence; avec sa nature, on ne pouvait espérer
aucun changement; il ne s’y serait pas prêté.

--Je le crois facilement!

--Oui; voyez-vous, il reste immuable et vous avez retrouvé le «Mulberry
Sellers» d’autrefois.

--C’est bien vrai.

--Toujours le même bon garçon, généreux, fantasque, plein de cœur et
d’illusions; les mécomptes ne le découragent pas, et on l’aime comme
s’il était l’enfant chéri de la Fortune.

--C’est tout naturel; il est si obligeant et si aimable! on le sait si
accueillant et toujours prêt à rendre service; il ne vous inspire jamais
cette gêne que l’on éprouve lorsqu’il s’agit de demander service à
quelqu’un; il a le don spécial de vous mettre à l’aise tout de suite.

--Son caractère n’a, en effet, pas varié d’un iota; c’est d’autant plus
étonnant qu’il a été horriblement maltraité par les gens qui s’étaient
servis de lui comme d’un tremplin. On l’a boycotté le jour où l’on n’a
plus eu besoin de ses services. Lorsqu’il s’est aperçu de ces mauvais
procédés, son amour-propre en a souffert; pendant un certain temps, j’ai
cru que cette triste expérience lui servirait et qu’il profiterait de la
leçon. Mais bast!... quinze jours après, il avait tout oublié et le
premier aventurier venu pouvait capter sa confiance en l’attendrissant
par ses prétendus malheurs; Mulberry était prêt à l’aider.

--Votre patience doit être à une rude épreuve quelquefois?

--Oh! non; j’y suis habituée, et je préfère encore le voir dans ces
dispositions. Une autre femme que moi trouverait peut-être qu’il est
pourri de défauts; mais je vous avoue que pour ma part je l’aime tel
qu’il est. Je suis bien obligée de le gronder, de le bouder, mais
j’aurais sans doute à en faire autant s’il avait un autre caractère.
Bref, j’aime presque mieux le voir manquer une affaire que réussir ce
qu’il entreprend.

--Il réussit donc quelquefois? demanda Hawkins avec un intérêt
croissant.

--Lui! mais comment donc? Seulement lorsque la veine lui sourit, je suis
deux fois plus inquiète, car l’argent file au premier qui lui en
demande. Il remplit la maison d’infirmes, d’idiots et de pauvres hères
de toutes sortes, qu’on ne veut nulle part, et lorsque l’argent vient à
manquer de nouveau, je suis obligée de les mettre dehors, sous peine de
mourir de faim. Naturellement, cette mesure cruelle nous désole autant
l’un que l’autre. Tenez, je vous cite le vieux Daniel et Jinny, que le
sheriff a dû expédier dans le Sud au moment de notre faillite avant la
guerre; la paix une fois conclue, ils sont revenus, usés par le travail
des plantations, éreintés, absolument inaptes au travail, pour le temps
qui leur reste à vivre; à ce moment-là nous étions nous-mêmes dans une
telle misère que nous mesurions notre pain pour ne pas en manger une
miette de trop; eh bien, il leur a ouvert la porte toute grande, comme
s’ils étaient des envoyés du ciel attendus anxieusement.

«Mulberry, lui dis-je tout bas, nous ne devons pas les recueillir, nous
ne pouvons les nourrir, puisque nous n’avons nous-mêmes pas de quoi
manger.»

«Les renvoyer? me répondit-il très froissé, lorsqu’ils viennent à moi
pleins d’espoir? Polly, vous n’y pensez pas. Autrefois j’ai pu à grand
peine gagner leur confiance et recueillir leurs suffrages; j’ai, ce
jour-là, contracté envers eux une dette de reconnaissance qui engage mon
honneur. Comment pourrais-je leur refuser ma gratitude, à ces pauvres
hères si déshérités ici-bas?» Que voulez-vous? j’étais désarmée par ses
paroles. Reprenant courage, je répondis tout bas: «Gardons-les, le
Seigneur y pourvoira.» Il était si radieux que j’eus toutes les peines
du monde à l’empêcher de commencer un discours «chauvin» comme il sait
en faire. Or, ceci se passait voilà bien longtemps, et vous voyez que
ces deux épaves de la société sont encore ici à nos crochets.

--Mais ils font le travail de la maison?

--En voilà une idée! Ils le feraient peut-être s’ils en étaient
capables, et, sans aucun doute, ils s’imaginent nous rendre de grands
services. Daniel reste à la porte ou fait quelques commissions; de temps
à autre, vous les verrez épousseter dans cette pièce; mais c’est
toujours lorsqu’ils veulent savoir ce qui se dit et se mêler à la
conversation. Pendant le repas, ils rôdent autour de la table, toujours
dans le même but. En réalité, nous sommes obligés de payer une négresse
pour faire le ménage; il nous en faut une autre pour soigner ces deux
vieux invalides.

--Il me semble qu’ils doivent être bien heureux.

--Vous vous le figurez? Ils se disputent tout le temps en parlant
religion; l’un croit à des divinités spéciales, l’autre se dit libre
penseur; après des flots d’injures, viennent les grandes
réconciliations, pendant lesquelles ils bavardent sans discontinuer et
chantent les louanges de Mulberry. Celui-ci écoute patiemment leurs
sornettes, et je me suis habituée comme lui à les avoir autour de moi;
je m’arrange de tout, je ne demande rien de plus.

--Eh bien! je lui souhaite un nouveau coup de la fortune.

--Dans ce cas, ce sera une nouvelle invasion d’infirmes et d’aveugles;
la maison deviendra une «cour des miracles». Je le connais assez pour
être sûre de ce que j’avance; j’ai déjà vu terriblement de facéties de
ce goût-là. Non! je ne lui souhaite qu’un succès très médiocre dans tout
ce qu’il entreprendra!

--Eh bien! qu’il ait de grands ou de petits succès, espérons qu’il ne
manquera jamais d’amis. D’ailleurs, c’est impossible, car tous ceux qui
le connaissent...

--Lui, manquer d’amis! et Mrs Sellers releva la tête avec orgueil. Mais,
Washington, je ne connais pas un homme qui ne l’adore. Et je vous dirai
même confidentiellement que j’ai eu toutes les peines du monde à
empêcher qu’on ne le nomme quelque part. On savait, comme moi, que la
vie de bureau ne lui convenait nullement, mais il ne sait jamais
refuser. Non, voyez-vous Mulberry Sellers dans un bureau!! on viendrait
des quatre coins du globe voir cette curiosité. Et après une pause
pendant laquelle elle sembla méditer, elle reprit: Des amis! Personne au
monde n’en a eu plus que lui! Grant, Sherman, Sheridan Longstreet,
Johnston Lee... Que de fois sont-ils venus ici! et se sont-ils assis sur
cette chaise où vous...

Hawkins se leva comme mû par un ressort; regardant le siège avec
respect:

--Ils sont venus ici? demanda-t-il.

--Oh! oui, et bien souvent!

Il continuait à fixer cette chaise, fasciné, hypnotisé; son imagination
fébrile lui faisait voir mille fantômes aux formes les plus nébuleuses,
et il ne pouvait s’arracher à ses rêveries extravagantes.

Mrs Sellers continua ses interminables bavardages.

--Oh! c’est qu’ils aiment tous entendre sa voix, ajouta-t-elle, surtout
lorsqu’ils sont dans la détresse; lui est toujours plein d’entrain et de
courage et sait leur remonter le moral; ils prétendent qu’une visite
faite ici vaut une cure de grand air. Que de fois a-t-il égayé le
général Grant (Dieu sait pourtant que ce n’est pas une petite affaire)!
Quant à Shéridan, ses yeux s’illuminent, et lancent des éclairs
lorsqu’il entend la voix de Mulberry. Ce qui fait le charme de mon mari,
c’est sa grande bonhomie et sa largeur d’idées, il sait se mettre à la
place de chacun; c’est d’ailleurs ce qui le rend aussi populaire et
influent. Si vous alliez à une réception de la Maison blanche, en même
temps que Mulberry, vous vous demanderiez si c’est lui ou le Président
qui reçoit.

--Oh! il est certainement très remarquable, et il l’a toujours été.
Est-il réellement religieux?

--D’une religion très éclairée; il n’abandonne la lecture des livres de
théologie que pour s’occuper de la Russie et de la Sibérie; les
questions les plus complexes l’absorbent. Il ne faut pas en conclure
cependant qu’il tombe dans la bigoterie.

--A quelle religion appartient-il?

--Lui?

Elle s’arrêta quelques instants, et après une courte pause, elle
continua très simplement:

--Je crois que la semaine dernière, il était mahométan ou quelque chose
de ce genre.

Washington se décida à aller en ville pour chercher sa malle, car les
aimables Sellers lui firent comprendre qu’il ne pouvait loger ailleurs
que chez eux. Lorsqu’il revint le colonel avait fini le petit jouet
mécanique auquel il travaillait.

--Qu’est-ce donc, colonel?

--Oh! une bêtise! c’est un petit jouet d’enfant.

--On dirait un casse-tête, dit Washington en l’examinant.

--C’en est un, en effet, et je l’ai baptisé les petits «cochons dans la
prairie». Essayez donc de découvrir le truc.

Au bout d’un moment, Washington y arriva à sa grande joie.

--C’est prodigieux, colonel, très ingénieusement inventé, bien
intéressant! Je m’amuserais à ce jeu pendant une journée entière;
qu’allez-vous faire de votre invention?

--Prendre un brevet et n’y plus penser.

--Voyons! ne faites pas cela! Il y a une fortune à gagner avec ce jouet!

Le colonel le regarda d’un air de compassion:

--De l’argent! Oh! une bagatelle! deux cent mille dollars peut-être, pas
davantage!

Washington écarquilla les yeux:

--Deux cent mille dollars! Vous appelez cela une bagatelle?

Le colonel se leva, se promena de long en large, ferma la porte restée
entr’ouverte et s’assit.

--Pouvez-vous garder un secret? demanda-t-il.

Washington ébahi promit toute sa discrétion.

--Vous avez entendu parler de l’extériorisation dos esprits défunts?

--Oui.

--Sans doute vous n’y croyez pas (au fond vous avez raison). Telle
qu’elle est pratiquée par des charlatans ignorants, l’extériorisation
est une chose idiote; faites une demi-obscurité dans une pièce,
réunissez quelques personnes impressionnables, prêtes à tout croire, à
tout voir; avec tant soit peu d’adresse et de charlatanisme, vous
extériorisez facilement la personne de votre choix; une grand’mère, un
petit-fils, un beau-frère, la sorcière d’Endor, Pierre le Grand,
n’importe qui; tout cela est stupide et grotesque; mais lorsqu’un savant
s’appuie sur de puissantes découvertes scientifiques, le fait devient
tout différent; le spectre qu’il évoque vient à son appel, non pour
disparaître, mais pour rester définitivement. Comprenez-vous
l’importance de ce détail, sa valeur commerciale, si je puis m’exprimer
ainsi?

--Mon Dieu? je... je ne saisis pas bien. Est-ce, selon vous, parce que
cette évocation durable et non fugitive peut donner plus d’intérêt aux
séances et attirer un plus grand nombre de spectateurs?

--Appeler cela des séances, quelle folie! Écoutez bien, et prêtez-moi
une attention soutenue; il le faut absolument. Dans trois jours, j’aurai
fini mon étude, et le monde incrédule sera muet d’étonnement devant mes
découvertes merveilleuses. Dans trois jours, dans dix jours au plus,
vous me verrez évoquer les morts de tous les siècles passés; à ma voix,
tous se lèveront et marcheront; bien plus, ils ne mourront plus, car ils
auront retrouvé une vigueur immortelle.

--Colonel! je suis médusé!

--Eh bien! maintenant, avez-vous compris comment je tiens la fortune?

--Mon Dieu!... je ne vois pas bien!

--Sapristi! vous êtes bouché! J’aurai, bien entendu, un monopole: je
centraliserai tout ce qui touche à ma découverte. Or, il existe deux
mille agents de police à New-York, coût: quatre dollars par tête et par
jour. Je les remplace par mes morts, à moitié prix.

--C’est prodigieux! je n’y aurais jamais pensé! Quatre mille dollars par
jour! Ah! je commence à comprendre! Mais les morts vous rendront-ils les
mêmes services que des agents de police vivants?

--Ne vous préoccupez pas de ce détail.

--Oh! si vous appelez cela un détail!...

--Arrangez, combinez la chose comme vous voudrez; mes personnages seront
bien supérieurs à ce que vous imaginerez. Ils ne boiront ni ne
mangeront, ceci est un avantage énorme. Ils ne seront ni joueurs, ni
coureurs. Vous ne les verrez donc jamais faire la cour aux petites
bonnes de quartier; de plus, les bandes d’Apaches qui les guettent la
nuit pour leur faire un mauvais parti en seront pour leur peine; leurs
balles et leurs couteaux se perdront dans des uniformes sans corps. Ils
seront bien attrapés.

--Mais, colonel, si vous pouvez fournir de tels agents de police,
alors...

--Certainement, je fournirai tout ce qu’on voudra. Prenez l’armée par
exemple; c’est-à-dire vingt-cinq mille hommes. Coût: vingt-deux millions
par an. Je ressusciterai les Grecs et les Romains, et pour dix millions
je fournirai au pays dix mille vétérans de l’antiquité, des soldats qui
chasseront les Indiens sans repos ni trêve, montés sur des chevaux
extériorisés eux-mêmes, et dont la nourriture ne coûtera rien.

Les armées européennes coûtent deux milliards annuellement, pour un
milliard je les renouvellerai toutes. Je sortirai de terre les vieux
hommes d’État de tous les âges et de tous les pays, je doterai le mien
d’un Congrès éclairé, chose inconnue depuis la proclamation de
l’Indépendance et qui ne pourrait se trouver parmi les vivants. Je
sortirai des tombeaux royaux les cerveaux les mieux équilibrés pour les
replacer sur les trônes d’Europe; puis je partagerai équitablement les
listes civiles et les appointements des fonctionnaires en m’en réservant
la moitié.

--Colonel, si la moitié de vos projets se réalise, il y a des millions à
gagner...

--Vous voulez dire des milliards; mon Dieu! la chose me paraît sûre et
si infaillible que si un homme tant soit peu gêné venait me dire: Mon
colonel, je suis un peu à court en ce moment ne pourriez-vous me prêter
un million?... Entrez!

On frappait à la porte. Un homme à l’aspect dur entra avec un gros
portefeuille sous le bras; il en sortit un papier qu’il présenta au
colonel en lui disant sèchement:

--Pour la dix-septième et dernière fois, voulez-vous me remettre les
trois dollars et quarante cents que vous devez, colonel Mulberry
Sellers?

Le colonel se mit à tâter ses poches, en grognant:

--Qu’ai-je fait de mon argent? Voyons! pas ici, ni là; oh! j’ai dû le
laisser à la cuisine, j’y cours...

--Non, vous n’irez pas, vous resterez ici jusqu’à ce que vous ayez
craché l’argent; cette fois, je ne vous quitte plus.

Washington s’offrit, sans la moindre arrière-pensée, à aller chercher
l’argent; en son absence, le colonel fit cet aveu:

--La vérité est que, encore une fois, il me faut recourir à votre
bienveillance, Suggs; vous voyez tous les chèques que je dois toucher.

--Au diable vos chèques! En voilà assez! ça ne prend plus! Finissons-en.

Le colonel regarda autour de lui avec désespoir, puis son visage
s’illumina; il se dirigea vers le mur, épousseta avec son mouchoir le
plus horrible de tous les chromos, et l’apporta au percepteur en lui
disant:

--Prenez-le, mais que je ne vous voie pas l’emporter. C’est le seul
Rembrandt qui...

--Au diable votre Rembrandt! Vous me donnez là un infect chromo.

--Oh! Quel sacrilège! C’est le seul original, le vestige unique d’une
grande école qui...

--Parlez-en! c’est une horreur!!

Le colonel lui apporta un second chromo du même genre en l’époussetant
amoureusement.

--Prenez celui-ci aussi; c’est le joyau le plus précieux de ma
collection, le seul véritable Fra Angelico qui...

--Espèce de fou, vieux carottier! donnez toujours votre infect chromo!
on croira que j’ai dévalisé une boutique de nègre!

Et pendant qu’il tapait la porte en s’en allant, le colonel lui cria
avec angoisse:

--Oh! enveloppez-les bien! ne les exposez pas à l’humidité!

Mais l’homme avait disparu.

Washington revint et déclara que Mrs Sellers, les domestiques et
lui-même avaient vainement cherché l’argent; il ajouta que s’il avait pu
mettre la main sur un certain individu, il n’aurait pas besoin en ce
moment de retourner ses poches pour trouver de l’argent. Le colonel
dressa l’oreille:

--De quel individu parlez-vous? demanda-t-il.

--De ce type que là-bas, à Cherokee, on appelle Pete le manchot. Il a
volé la banque de Tahlequah...

--Ils ont donc des banques dans ce pays?

--Mais oui, pourquoi pas? On l’accuse d’avoir fait le coup. L’auteur de
ce vol a pris au moins vingt mille dollars; on a offert une prime de
cinq mille dollars à quiconque le signalerait et je crois l’avoir
rencontré en personne dans mon voyage.

--Non vraiment?

--Comme je vous le dis; j’ai vu cet homme dans le train, le jour de mon
départ; son costume répondait au signalement, et il lui manquait un
bras.

--Pourquoi ne l’avez-vous pas fait arrêter et n’avez-vous pas réclamé la
prime promise?

--Je ne le pouvais pas; il me fallait un mandat d’arrestation; mais je
comptais le faire pincer à la première occasion.

--Eh bien?

--Mon Dieu! il a quitté le train pendant la nuit.

--Ah! diable! c’est embêtant ça.

--Pas si embêtant, je vous assure.

--Pourquoi?

--Parce qu’il est arrivé à Baltimore par le même train que moi, sans que
je m’en sois aperçu. En sortant de la gare, je l’ai vu se diriger vers
la grille avec un petit sac à la main.

--Parfait, nous le tenons; organisons nos batteries pour le prendre.

--Il faut envoyer son signalement à la police de Baltimore?

--En voilà une idée! Jamais de la vie! Voulez-vous que la police touche
la prime à votre place?

--Que faire alors?

Le colonel réfléchit.

--J’ai une idée. Faites tout bonnement insérer un entrefilet dans le
_Sun_ de Baltimore, un simple avis ainsi conçu, par exemple:

A. J’attends un mot de vous, Pete (Voyons! quel bras a-t-il perdu?)

--Le droit.

--Très bien. Alors: «A. Un mot de vous, Pete, même s’il vous faut
l’écrire de la main gauche. Adressez-le X. Y. Z. poste restante
Washington--de Vous savez qui.» Le message l’intriguera beaucoup.

--J’admets; mais il ne saura pas qui lui écrit?

--Soit, mais il voudra le savoir.

--C’est vrai; je n’y avais pas pensé; comment avez-vous pu avoir cette
idée?

--Elle me vient de la connaissance approfondie de la curiosité humaine.

--Entendu! j’écris dans ce sens au _Sun_, et je joins à ma lettre un
dollar pour qu’on imprime mon entrefilet en gros caractère.



CHAPITRE IV


Le jour baissait. Les deux amis discutaient après le dîner sur l’emploi
de la prime de cinq mille dollars qu’ils toucheraient lorsqu’ils
auraient fait pincer Pete le manchot; il fallait cependant auparavant
prouver qu’il était bien le voleur, obtenir son extradition et
l’expédier par bateau à Tahlequah en territoire Indien.

Ils se sentaient si sûrs de leurs succès qu’ils ne s’arrêtaient à la
possibilité d’aucun obstacle; Mrs Sellers, agacée par cette
conversation, finit par leur dire sur un ton acerbe:

--A quoi bon vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué?

Cette réflexion mit fin à la discussion; comme l’heure s’avançait, on
alla se coucher.

Le lendemain, cédant aux instances de Hawkins, le colonel fit un «topo»
de son jouet, et se décida à demander un brevet pour son invention; en
même temps, Hawkins emporta le jouet, bien résolu à en tirer le meilleur
parti possible. Il n’eut pas à aller loin, et trouva dans une vieille et
misérable boutique, jadis occupés par une famille nègre, un Yankee aux
yeux malins qui raccommodait des chaises et autres meubles d’occasion.

Cet individu examina le jouet d’un air indifférent; il chercha à
découvrir le truc; ne le trouvant pas aussi aisément qu’il l’avait
supposé, il s’y acharna et finit par trouver le joint.

--Avez-vous pris un brevet pour cela? demanda-t-il.

--Non, mais j’y songe sérieusement.

--C’est bien. Combien en voulez-vous?

--Qu’en offrez-vous?

--Voyons: vingt-cinq cents, cela vous va-t-il?

--Que donneriez-vous pour posséder le droit exclusif de reproduction de
ce jouet?

--Actuellement, je ne pourrais pas vous verser comptant vingt dollars,
mais je vous offre une autre combinaison. Voici ce que je vous propose:
je vendrai votre jouet et je vous donnerai cinq cents par objet vendu.

Washington soupira. Encore un rêve évanoui! Rien à tirer de ce jouet!

--Soit, dit-il. Prenez-le dans ces conditions et signez-moi un reçu.

Il emporta le papier et n’y pensa plus; son esprit était absorbé par la
promesse de la prime et la crainte d’avoir à la partager, si un autre,
aussi malin que lui, venait à signaler le voleur à la police.

Il rentrait à peine lorsque arriva Sellers en proie à une excitation
anormale et à une tristesse que rien n’avait fait prévoir.

Il se précipita au cou de Hawkins en sanglotant:

--Oh! pleurez avec moi, mon ami et venez partager la douleur de ma
famille. La mort a terrassé mon cousin, le chef de la famille: je suis
maintenant le duc de Rossmore, félicitez-moi!

Il se tourna vers sa femme qui entrait à ce moment, l’embrassa
tendrement et lui dit:

--Supportez ce chagrin par amour pour moi, madame; ce malheur devait
arriver, c’était écrit!

Elle supporta parfaitement le choc.

--La perte n’est pas grande, reprit-elle; le pauvre Simon Lathers était
une inutilité parfaite, et son frère ne valait pas cher.

Le nouveau duc continua:

--Je suis personnellement trop brisé par l’émotion pour pouvoir
m’occuper d’affaires sérieuses: aussi demanderai-je à notre excellent
ami ici présent de télégraphier à Lady Gwendolen...

--Quelle lady Gwendolen?

--Notre pauvre fille, hélas!...

--Sally Sellers? Mulberry Sellers, est-ce que vous perdez la tête?

--Madame, veuillez ne pas oublier qui vous êtes et qui je suis; ne vous
départissez pas de votre dignité et respectez la mienne, il serait
convenable de m’honorer du titre auquel j’ai droit.

--Ma parole! Non jamais!! Comment dois-je vous appeler maintenant?

--Dans l’intimité, vous pourrez à la rigueur conserver les anciennes
appellations (dans la plus stricte intimité, j’entends), mais en public,
vous devrez me parler comme à votre seigneur et maître; je serai pour
tous le duc de Rossmore.

--Oh! ciel, mon ami, je ne pourrai jamais!

--Il le faut, ma chérie. Nous nous devons à notre nouvelle position, et
il faut nous soumettre de bonne grâce aux exigences de notre situation.

--Eh bien! que votre volonté soit faite! je n’ai jamais résisté à vos
désirs, et il serait trop tard pour commencer maintenant; pourtant,
cette étiquette me paraît d’une stupidité peu ordinaire.

--Je vous reconnais bien là, ma chère femme bien-aimée! Embrassez-moi et
faisons la paix encore une fois!

--Mais Gwendolen! Ce nom! jamais je ne m’y habituerai? Personne ne
reconnaîtra en lui, celui de Sally Sellers; c’est un nom trop pompeux,
trop cérémonieux pour elle, qui sent l’exotique à plein nez. Bref, il me
déplaît souverainement.

--Elle ne s’en plaindra pas, croyez-moi, madame.

--C’est possible; elle aime tout ce qui est romanesque, comme si elle
avait vécu dans cette atmosphère. Elle ne tient certes pas de moi, cette
disposition d’esprit. Aussi, pourquoi l’avoir fait élever dans cette
stupide pension qui n’a fait que développer en elle ces déplorables
tendances?

--Ne croyez pas un mot de ce que vous entendez, Hawkins! Le collège de
Rowena-Ivanhoe est le plus élégant, le mieux composé du pays; une jeune
fille ne peut y entrer que si elle est riche ou si elle est en mesure de
justifier quatre quartiers de noblesse. Cette pension a plutôt l’aspect
d’un château que d’un collège avec ses grands murs et ses tours
épaisses; son nom lui-même, emprunté aux romans de Walter Scott, lui
donne un style et un cachet royal; les jeunes filles peuvent y avoir
leurs voitures, leurs chevaux de selle, leurs domestiques en livrée...

--Et elles n’y apprennent rien, absolument rien que des mièvreries
prétentieuses, indignes de notre éducation pratique américaine. Soit!
envoyez donc prévenir lady Gwendolen; l’étiquette exige, je suppose,
qu’elle revienne pleurer les parents d’Arkansas qu’elle a la douleur de
perdre?

--Un peu plus de dignité, ma chère. N’oubliez pas que noblesse oblige.

--Très bien, mon ami; parlez-moi simplement, Rossm... Vous prétendez
employer les grandes périphrases dont vous ne sortez plus! Ne vous
fâchez vas contre moi; je ne puis perdre en un instant les habitudes de
toute ma vie, Rossmore. Voyons, calmez-vous, mon cher ami. En ce qui
concerne Gwendolen, qu’allez-vous faire, Washington, écrire ou
télégraphier?

--Il va télégraphier, chérie.

--J’en étais sûre, murmura sa femme en s’en allant; il veut étaler ce
nom au guichet du télégraphe et rendre cette enfant ridicule. Quand elle
recevra cette dépêche, comme il n’y a pas d’autres Sellers au collège,
elle l’ouvrira et tout le monde la verra. Mon Dieu! elle sera bien
excusable si elle le fait. Elle est si pauvre au milieu de ces
héritières qu’elle a dû recevoir bien des camouflets; il est bien
naturel qu’elle veuille se rehausser à leurs yeux.

On envoya donc au télégraphe. Il y avait bien un téléphone dans un coin
de la pièce, mais Washington avait fait de vains efforts pour obtenir la
communication. Le colonel constata en grognant que cet appareil était
toujours détraqué quand on en avait besoin, mais il oublia d’ajouter
qu’il était là pour l’œil, et sans le moindre fil.

Pourtant il s’en servait souvent, lorsqu’il avait des visites et faisait
semblant de recevoir des communications importantes.

On commanda du papier de deuil et un cachet aux armes de la famille,
puis les amis allèrent se coucher.

Lorsque le lendemain, sur la demande de Sellers, Hawkins eut cravaté de
crêpe le portrait d’André Jackson, le nouveau duc écrivit à l’usurpateur
anglais la lettre que nous connaissons.

De plus, il écrivit aux autorités de Duffy’s Corners, en Arkansas, de
veiller à ce que les dépouilles mortelles des deux jumeaux soient
embaumées par un artiste de Saint-Louis et envoyées immédiatement à
l’usurpateur... contre remboursement.

Cela fait, il dessina les armes et la devise des Rossmore sur un grand
carton, qu’il apporta au rempailleur de chaises yankee, l’ami de
Hawkins; au bout d’une heure il rapportait deux écussons extraordinaires
qu’on cloua au-dessus de la porte d’entrée pour attirer l’attention des
passants; le quartier était surtout habité par des nègres, des enfants
loqueteux et des chiens errants, et ces écussons devaient exciter
l’admiration de toute cette population.

Le soir venu, le nouveau duc lut--sans aucune surprise,--l’article
suivant dans son journal:

Nous apprenons que notre honoré concitoyen, le colonel Mulberry Sellers,
membre inamovible du Corps diplomatique, vient d’hériter du magnifique
duché de Rossmore, troisième pairie du royaume de Grande-Bretagne. Il
prendra toutes les mesures nécessaires à la Chambre des Lords pour
retirer à l’usurpateur de ses droits, ses titres et ses terres. Les
réceptions hebdomadaires de Rossmore Towers seront interrompues jusqu’à
l’expiration du deuil.

Il découpa l’article et le colla dans son album de famille.

--O réceptions hebdomadaires! pensa Lady Rossmore. Les gens qui ne
savent pas à quoi s’en tenir n’y trouveront rien d’extraordinaire; quant
à moi, qui connais mon mari, je le déclare un être extraordinaire. Son
imagination fantastique n’a certainement pas sa pareille; qui donc,
excepté lui, aurait osé donner le nom pompeux de «Rossmore Towers» à
cette misérable masure? Il faut croire qu’il possède le don du «bluff»
au plus haut degré et qu’il trouve un charme exquis à ce genre de
plaisanterie! Avec cela, il est toujours content de tout!

Pendant ce temps, le nouveau duc pensait:

--C’est un beau nom, oui, tout de même, un très beau nom! Quel dommage
de n’y avoir pas pensé en écrivant à l’usurpateur. Maintenant j’attends
de pied ferme sa réponse.



CHAPITRE V


Le télégramme ne reçut de réponse ni par lettre ni par dépêche; la jeune
fille ne donna pas signe de vie; et cependant, en dehors de Washington,
personne n’en parut étonné. Trois jours après, Hawkins demanda
timidement, à Lady Rossmore, ce qu’elle augurait de ce silence.

--Oh! dit-elle simplement, je n’en sais rien et ne m’en préoccupe pas.
Avec elle, on peut s’attendre à tout; elle est une vraie Sellers;
voyez-vous, une Sellers pur sang! Soyez tranquille, il n’est rien arrivé
à ma fille; quand elle sera prête, elle écrira ou elle viendra, ni plus
ni moins.

Une lettre arriva en effet au même moment: on la remit à Mrs Sellers qui
la reçut avec calme, sans l’apparence de la moindre émotion. Elle essuya
ses lunettes lentement, tout en causant, et décacheta tranquillement la
lettre qu’elle lut à haute voix:

  Kenilworth Keep, Redgauntlet Hall, Rowena-Ivanhoe College, Jeudi.

  Ma bien chère maman Rossmore,

  Quelle joie! Elles me regardaient toutes du haut de leur grandeur et
  je le leur rendais de mon mieux, vous savez. Elles disaient toujours
  ironiquement qu’on peut à la rigueur se contenter d’être l’ombre d’un
  duché, mais l’ombre d’une ombre!... pouah! fi donc! Et moi je
  ripostais qu’il était bien piteux de ne pouvoir justifier que d’une
  ancienneté de quatre générations, et encore de quelles générations! de
  va-nu-pieds hollandais ou de pêcheurs de morue! belle origine ma foi!

  Eh bien! votre dépêche a déchaîné une vraie tempête! Le porteur m’a
  délivré votre message justement dans la grande salle d’audience où
  nous étions toutes réunies, en criant: Un télégramme pour Lady
  Gwendolen Sellers! Si vous aviez vu, maman chère, toutes ces pimbêches
  de haute naissance métamorphosées en statues de sel! Comme d’habitude,
  j’étais, nouvelle Cendrillon, seule dans mon coin. Je pris la dépêche,
  l’ouvris, et fus sur le point de m’évanouir (oh! si je n’avais pas été
  prise, ainsi, à l’improviste, j’y serais arrivée). N’y parvenant pas,
  j’eus une autre idée sublime; je tirai mon mouchoir de ma poche, je me
  mis à sangloter et m’enfuis dans ma chambre, ayant soin de laisser
  tomber la dépêche derrière moi. J’ouvris un œil (ce qui me permit de
  les voir se précipiter toutes sur le précieux papier) et je continuai
  ma fuite éperdue, ravie au fond de l’âme.

  Les visites de condoléances plurent chez moi, je dus les subir et me
  défendre des parentés invraisemblables qu’elles voulaient toutes
  découvrir entre elles et moi, à commencer par cette petite peste de
  Mac Allister qui m’avait toujours humiliée, et qui réclamait toujours
  la préséance sur ses camarades, à cause de je ne sais quel ancêtre
  noble qu’elle citait à tout propos.

  Mais mon plus grand succès fut... vous ne devinerez jamais où et
  comment. Cette petite oie et deux autres du même calibre nous ont
  toujours disputé la préséance; c’était une idée fixe chez elles; elles
  voulaient être servies les premières à table, sortir les premières de
  la salle à manger, que sais-je encore? Eh bien! après mon premier jour
  de deuil et de réclusion (je m’arrangeai une robe de deuil), je
  reparus à table. Que vois-je en entrant? Mes trois pimbêches assises
  patiemment, à moitié mortes de faim, attendant que Lady Gwendolen
  veuille bien se mettre à table? Oh! je viens de me payer du bon temps,
  je vous assure! Et figurez-vous que pas une de mes camarades n’a osé
  demander comment j’avais hérité de mon nouveau nom!

  Les unes se sont abstenues par un sentiment de délicatesse; les autres
  par intimidation. Je les ai bien dressées, vous voyez!

  Dès que j’aurai tout réglé ici, et aspiré encore quelques bouffées
  d’encens, je ferai mes malles et partirai. Dites à papa que je suis
  aussi fière que lui de mon nouveau nom. Quelle bonne inspiration il a
  eue! Il est vrai qu’il a toujours des idées géniales.

  Votre fille affectionnée,

  GWENDOLEN.

Hawkins prit la lettre, y jeta un coup d’œil:

--Jolie écriture, dit-il, caractère égal et plein d’entrain, va droit
son chemin; charmante nature, c’est visible.

--Oh! tous les Sellers sont comme cela, ou, du moins, ils
ressembleraient tous à ce portrait, s’ils étaient plus nombreux; jusqu’à
ces pauvres Latherses qui auraient eu le même caractère s’ils avaient
été des Sellers, des Sellers pur sang, veux-je dire! Évidemment, ils
avaient beaucoup de sang Sellers dans les veines, mais l’alliage les a
forcément un peu gâtés!

Huit jours plus tard, tandis que Washington descendait déjeuner
mélancoliquement, une vision charmante s’offrit à ses yeux. Il se trouva
en présence de la plus jolie fille qu’il eût jamais rencontrée. C’était
Sally Sellers, la nouvelle Lady Gwendolen, qui venait d’arriver la nuit
précédente. Elle lui parut remarquablement bien habillée; sa robe, d’une
coupe irréprochable et de ton harmonieux, était garnie avec un goût
parfait. Quoique vêtue d’une robe de matin très simple, il trouva la
jeune fille délicieuse et comprit en la voyant pourquoi l’intérieur
pauvre et modeste des Sellers avait un petit cachet d’élégance qui
faisait plaisir à l’œil. Sally Sellers était la magicienne, la fée
bienfaisante qui laisse un peu d’elle-même partout où elle passe, et qui
transforme tout ce qu’elle approche d’un coup de baguette.

--Major Hawkins, je vous présente ma fille, qui revient auprès de ses
vieux parents mêler sa douleur à la leur, et les aider à supporter cette
lourde épreuve. Elle adorait le duc défunt; je puis même dire qu’elle
l’idolâtrait.

--Mais, mon père, je ne l’ai jamais vu!

--Ah! c’est vrai! je me trompe; je vous confondais avec votre mère...

--Moi, j’idolâtrais cet individu, ce pauvre idiot?

--Non, c’est moi au fait! Pauvre cher ami, nous étions d’inséparables
cama...

--Mon Dieu! Mulberry Sellers... (je veux dire Rossmore)! au diable ce
nom qui m’écorche la langue! Je vous ai entendu non pas une fois, mais
cent fois, mille fois, dire que si ce pauvre père!...

--Je pensais en effet à... (ma foi, je ne sais plus à quoi je pensais;
au fond cela n’a pas d’importance) je me rappelle seulement que
quelqu’un l’adorait et cela, j’en suis sûr...

--Mon père, je vais donner une bonne poignée de main au major Hawkins
pour sceller ainsi notre amitié qui ne date pas d’aujourd’hui. Je me
rappelle très bien vous avoir vu autrefois, major Hawkins, alors que
j’étais petite fille, et je suis enchantée de vous retrouver à la maison
comme ami de la famille.

Tout en lui parlant, elle le regardait bien en face, de ses jolis yeux
clairs qui illuminaient son visage.

Enthousiasmé de sa franchise et de son amabilité, il lui déclara que
loin de l’avoir oubliée, il se souvenait d’elle aussi bien que de ses
propres enfants, et pour le lui prouver, il essaya de lui rappeler
quelques détails de ce temps passé; pour agrémenter son compliment un
peu emphatique et embarrassé, il ajouta que sa prodigieuse beauté
l’avait stupéfié, qu’il n’en revenait pas et se demandait même si elle
était bien l’enfant qu’il avait connue autrefois. Cette déclaration
gagna le cœur de la jeune fille qui voua au major une sincère amitié.

A vrai dire, la beauté de cette délicieuse créature était d’un type peu
ordinaire, et elle mérite que nous consacrions quelques lignes à sa
description. La vraie beauté ne consiste pas uniquement à avoir des
yeux, une bouche, un nez réguliers; elle réside dans un ensemble de
traits, d’expression, de coloris qu’on rencontre rarement. Telle était
bien Lady Gwendolen Sellers; quiconque la regardait un instant ne
pouvait plus se lasser de l’admirer.

La famille étant au complet depuis l’arrivée de Gwendolen, on décréta
que le deuil officiel allait commencer; il commencerait chaque jour vers
six heures (heure du dîner) et se terminerait à la fin du repas.

--C’est une belle lignée, une honorable famille, major, qui mérite
d’être royalement pleurée... Gwendolen... Ah! elle est partie! tant pis,
je voulais mon Gotha, je le chercherai moi-même, pour vous montrer
quelques détails qui vous intéresseront sur notre maison. Je viens de
faire des études héraldiques; et j’ai découvert que parmi les
soixante-quatre enfants naturels de Guillaume le Conquérant..., (ma
chère, voulez-vous me passer le livre?... sur le bureau de mon
boudoir... c’est cela...); je disais donc que les Saint-Alban, Buccleugh
et Grafton passent avant nous; tous les autres représentants de la
noblesse anglo-saxonne viennent bien loin derrière nous. Ah! merci,
chère amie. Tiens! une lettre adressée X. Y. Z... admirable! Quand
est-elle donc arrivée?

--Hier soir; mais je dormais quand vous êtes rentré, puis je me suis
occupée du déjeuner de Gwendolen, et sa présence m’a fait tout oublier.

--Quelle adorable fille! son origine se retrouve partout dans son
maintien, sa démarche, ses traits... Mais au fait, que dit-il? C’est
palpitant.

--Je ne l’ai pas lue... Rossm... M. Rossm...

--Milord! donnez-moi ce diminutif; c’est très anglais et très chic.
Voyons, lisons la lettre.

«A vous savez qui: Je crois vous connaître. Attendez dix jours. Vais
venir à Washington.»

Les deux hommes parurent très déconfits en lisant ce message. Un long
silence suivit, puis le plus jeune reprit en soupirant.

--Mais nous ne pouvons attendre notre argent dix jours.

--Non: cet homme est vraiment incroyable! Nous sommes pannés à fond, il
n’y a pas d’erreur.

--Si nous pouvions seulement lui expliquer d’une manière quelconque que
nous sommes pressés, que notre temps est précieux?...

--Oui, oui! Nous lui dirons que nous aimerions mieux le voir arriver de
suite et que...

--Que quoi?

--Eh bien, que... que nous saurons apprécier le service qu’il nous
rend...

--C’est cela... et que nous lui témoignerons notre reconnaissance d’une
manière...

--Parfait!... cela le fera venir. En recevant une lettre aussi bien
tournée, s’il est vraiment un homme, s’il a les sentiments, la
délicatesse d’un homme de cœur, il arrivera ici dans les vingt-quatre
heures. Vite, du papier, une plume; nous avons trouvé le joint.

Malgré leur belle assurance, ils rédigèrent vingt-deux messages, mais
aucun d’eux ne leur plut; ils trouvaient à chacun un vice capital,
capable d’éveiller des soupçons dans l’esprit de Pete, cependant il
fallait conserver à cette missive une certaine note de fierté sous peine
de tomber dans des termes trop rampants. Enfin le colonel émit son avis:

--J’ai remarqué fréquemment, dit-il, dans ma carrière littéraire, que
lorsqu’on a une chose à cacher, le mieux est de la dissimuler
entièrement et sans détours; c’est le meilleur moyen d’exposer ses idées
et d’imposer ses théories sans que le lecteur s’en doute.

Hawkins approuva et reposa sa plume; tous deux décidèrent qu’ils
attendraient coûte que coûte les dix jours. Ils se tinrent le
raisonnement suivant: puisqu’ils pouvaient compter sur les cinq mille
dollars, ils trouveraient assurément à emprunter au moins de quoi
patienter pendant dix jours; à ce moment-là, les expériences
d’extériorisation auraient porté leurs fruits; alors... adieu ennuis,
soucis... et le reste.

Le lendemain, à noter quelques incidents. Les restes mortels des nobles
jumeaux de l’Arkansas furent embarqués pour l’Angleterre et adressés à
Lord Rossmore contre remboursement, comme c’était convenu. Le fils de
Lord Rossmore, Kircudbright Llanover Marjoribanks Sellers, vicomte
Berkeley, s’embarqua à Liverpool pour l’Amérique afin de remettre les
titres et biens usurpés par sa famille au véritable duc, Mulberry
Sellers, de Rossmore Towers (district de Columbia E.-U. d’Amérique).

Les deux bâtiments devaient se croiser cinq jours plus tard, au milieu
de l’Atlantique, sans se douter de cette étrange coïncidence de
circonstances.



CHAPITRE VI


Les corps des frères jumeaux arrivèrent à bon port et furent remis à
leur destinataire. Il faut renoncer à dépeindre la colère du vieux duc,
lorsqu’il reçut ses encombrants parents; sa rage dépassa tout ce qu’on
peut imaginer. Cependant, lorsqu’il eut retrouvé un peu de calme, et
repris ses esprits, il réfléchit qu’après tout, les jumeaux avaient
bien, de par leur sang, quelques droits moraux, sinon légaux, à la
considération publique; il estima donc qu’il ne devait pas les traiter
comme des morts ordinaires, et les déposa dans le caveau de famille de
Cholmondeley avec les honneurs dus à leur rang; il présida lui-même la
cérémonie; mais là s’arrêta sa générosité: il ne put se résoudre à orner
le catafalque des armoiries de sa maison.

Quant à nos amis de Washington, ils attendaient avec une impatience
fébrile que les dix jours fussent écoulés, et ils maugréaient contre le
pauvre Pete pour le délai inopportun qu’il leur avait imposé. Cependant,
Sally Sellers, aussi pratique et américaine que Lady Gwendolen Sellers
était romanesque et grande dame, menait une vie des plus actives et
tirait le meilleur parti possible de sa double personnalité. Pendant la
journée, Sally Sellers, enfermée dans sa chambre, travaillait pour faire
vivre sa famille; mais le soir, Lady Gwendolen, en vraie femme du monde,
représentait dignement la famille des Rossmore.

Américaine le jour, elle était fière de son travail manuel et de ses
heureuses opérations commerciales; le soir, elle se reposait de son
labeur et prenait plaisir à régner sur tout un monde imaginaire, en
faisant étalage de ses titres de noblesse. Dans la journée, la maison
n’était pour elle qu’un modeste atelier où elle peinait pour subvenir
aux besoins des siens; le soir, elle habitait le somptueux domaine de
Rossmore Towers.

En pension, elle avait appris un métier sans s’en douter; ses compagnes
avaient découvert qu’elle taillait et confectionnait ses robes; cette
occupation, en effet, lui laissait peu de loisirs, mais elle ne s’en
plaignait nullement, car, comme toutes les personnes extraordinairement
douées, le travail n’était pas une fatigue pour elle et le temps passé
dans sa chambre ne lui paraissait jamais long. Aussi, trois jours après
son arrivée chez ses parents, avait-elle trouvé de quoi s’occuper; avant
le débarquement des jumeaux sur le sol anglo-saxon et avant la venue de
Pete à Washington, Sally Sellers avait du travail par-dessus la tête;
elle put donc éteindre de suite certaines dettes criardes et renvoyer
les créanciers plus disposés à accepter son argent que les mauvais
chromos de famille.

--Ma fille est quelqu’un, disait Rossmore au major en parlant d’elle.
Elle est le portrait de son père: d’une grande activité d’esprit,
prompte à agir, sans le moindre respect humain; elle ne se laisse
arrêter par rien. Tout lui réussit d’ailleurs: essentiellement pratique
et américaine d’instinct, elle sait rester grande dame et l’atavisme lui
donne un cachet aristocratique européen incontestable. Je me retrouve en
ma fille: c’est Mulberry Sellers en tant que financier et inventeur, aux
heures de travail; le soir, une fois les affaires finies, Mulberry
Sellers porte les mêmes habits, mais il devient un autre homme: le
Rossmore du Gotha, le vrai grand seigneur.

Les deux amis ne manquaient pas d’aller chaque jour chercher leur
correspondance à la poste restante.

Le 20 mai, ils y trouvèrent une lettre adressée à X. Y. Z. L’enveloppe
portait le timbre de Washington, mais la lettre n’était pas datée. Voici
quel était son contenu:

«Baril de cendres, derrière le réverbère, allée du Cheval-Noir. Si vous
jouez cartes sur table, allez vous y asseoir demain matin à 10 h. 22, ni
plus tôt ni plus tard. Attendez-moi.»

Les amis lurent et relurent ce mot laconique, puis le duc exprima son
avis:

--Ne vous semble-t-il pas qu’il nous prend pour des policiers munis d’un
mandat d’arrêt?

--Pourquoi?

--Parce qu’il nous fixe là un singulier lieu de rendez-vous, qui n’a
rien d’attrayant ni d’agréable; il a choisi cet endroit bizarre pour
pouvoir nous observer à son aise; il lui sera, en effet, facile, caché
au coin d’une rue, d’étudier les individus perchés, de par sa volonté,
sur le fameux baril, comprenez-vous?

--Parfaitement, je saisis: d’après cela, cet individu ne doit pas avoir
la conscience très tranquille. Il agit comme si... Sapristi j’aurais
préféré qu’il nous dise carrément et sans détours à quel hôtel il est
descendu.

--Moi aussi, mon cher; mais il nous l’a indiqué son hôtel!

--Vraiment?

--Mais oui, et sans le vouloir, encore! Cette allée du Cheval-Noir est
un boyau étroit et solitaire qui longe le mur de l’hôtel de New Gadsby.
C’est certainement là qu’il habite.

--Comment déduisez-vous cette conclusion?

--Oh! c’est bien simple. Pour moi, il occupe une chambre en face de ce
réverbère; il s’assoira tranquillement, chez lui, demain matin à 10 h.
22, et lorsqu’il nous aura contemplés, sur notre baril, il se dira: J’ai
vu l’un de ces individus dans le train; il filera alors jusqu’au bout du
monde avec sa sacoche sous le bras.

Hawkins, désolé, faillit tomber en pamoison.

--Oh! mon Dieu! Tout est perdu! Pourvu que son plan ne réussisse pas!

--Ne vous inquiétez pas! je m’en charge.

--Et comment, s’il vous plaît?

--C’est moi qui m’installerai sur le baril et non pas vous. Vous
arriverez près de lui, lorsque vous le verrez s’approcher de moi et
commencer à causer: vous aurez avec vous un agent de police en civil,
et...

--Quelle imagination vous avez, colonel! jamais je n’aurais eu une idée
pareille!

--Lord Rossmore non plus ne serait pas aussi malin; mais voilà l’heure à
laquelle Mulberry Sellers doit aller à son bureau. Ma personnalité
ducale va s’éclipser à partir de maintenant. Venez, que je vous montre
sa chambre.

Il était environ 9 heures du soir lorsqu’ils passèrent près du réverbère
en question et aperçurent l’hôtel de New Gadsby.

--Voilà, dit le colonel radieux en désignant l’établissement; voilà,
vous ai-je trompé?

--Non... mais, colonel, cet hôtel a six étages, et je ne vois pas bien
quelle peut être sa fenêtre?

--Ceci m’est parfaitement égal; c’est un détail; il peut s’embusquer à
la fenêtre qui lui plaira, maintenant que j’ai découvert son truc.
Tenez, faites-moi donc le plaisir d’aller au coin là-bas, et de m’y
attendre.

Le duc s’approcha de l’entrée de l’hôtel, se mêla à la foule grouillante
des voyageurs, puis s’installa près de l’ascenseur. Pendant une heure,
les gens défilèrent en masse devant lui; tous avaient deux bras et deux
jambes; mais, à la fin, notre observateur aperçut une silhouette qui fit
battre son cœur bien qu’il ne l’eût vue qu’imparfaitement et de face.
Cette rapide vision lui avait permis de constater que cet individu était
coiffé d’un chapeau de cowboy, qu’il portait une sacoche de cuir assez
lourde et qu’une manche inerte pendait le long de son corps. A ce
moment, l’ascenseur monta et notre ami, fou de joie, courut en hâte
rejoindre son complice pour lui faire part de sa découverte.

--Nous le tenons, major! nous le tenons! je l’ai vu, j’en réponds. Peu
m’importe maintenant que le bonhomme se montre par devant ou par
derrière, je le reconnaîtrais entre mille! nous pouvons dormir sur nos
deux oreilles. En avant, l’agent de police et le mandat d’arrêt.

Ils firent immédiatement toutes les formalités nécessaires. A 11 h. 1/2,
ils rentraient chez eux très contents de leur journée, et se couchèrent
en pensant avec joie aux émotions qui les attendaient le lendemain.

Dans l’ascenseur, Mulberry Sellers n’avait pas aperçu son cousin; il ne
le connaissait pas et ne pouvait pas se douter qu’il avait devant lui le
vicomte Berkeley!



CHAPITRE VII


En entrant dans sa chambre Lord Berkeley fit ce que fait tout bon
Anglais à la fin de la journée: il nota ses «impressions» dans son
agenda. Il commença par mettre sa malle sens dessus dessous pour
chercher une plume, quoiqu’il s’en trouvât en nombre suffisant sur la
table de sa chambre (il faut, en passant, remarquer que si les Anglais
fabriquent les dix-neuf vingtièmes des plumes de fer consommées dans le
monde entier, ils ne se servent jamais de leurs produits. Ils restent
fidèles à l’antique plume d’oie). Lord Berkeley referma son agenda sur
ces mots: «J’ai commis une faute énorme; j’aurais dû renoncer à mon
titre et changer de nom avant mon départ. Tous mes efforts pour me mêler
aux gens vulgaires et m’identifier à eux vont échouer, à moins que je ne
me débarrasse de mon nom, et que je ne me mette à l’abri derrière un nom
nouveau et plébéien. Je suis étonné et écœuré de voir combien tous ces
Américains sont gobeurs et snobs. Ils s’aplatissent devant moi parce que
je suis un lord anglais, et me fatiguent de leurs prévenances
obséquieuses. Je les croyais moins plats; je retrouve en eux, hélas! la
servilité britannique. Ma personnalité perce malgré moi; mon nom et ma
naissance semblent écrits sur ma figure en lettres mystérieuses; j’ai
beau inscrire simplement mon nom sans ajouter de titre sur le registre
de l’hôtel, et m’imaginer que je vais passer pour un voyageur obscur;
vite le secrétaire crie à haute voix: «Indiquez à Lord Berkeley le nº
82», et dès que j’ai gagné l’ascenseur, un reporter se hâte de
m’interviewer. Il faut que cette situation cesse immédiatement. Je vais
me mettre dès demain matin à la recherche du prétendant américain, je
lui livrerai ses titres; je changerai de logement; lord Berkeley
disparaîtra de la scène du monde pour vivre sous un nouveau nom.»

Il laissa son journal ouvert sur sa table, pour y noter les pensées
nouvelles qui pourraient surgir à son esprit pendant la nuit, se coucha
et s’endormit rapidement. Au bout de deux heures il lui sembla entendre
dans un demi-sommeil des rumeurs confuses, des sons étranges; en un
instant, il fut réveillé brusquement par un bruit singulier, un
va-et-vient inusité.

Les portes et les fenêtres s’ouvraient violemment; des vitres se
brisaient avec fracas, des gens couraient dans les corridors; d’autres
geignaient, suppliaient ou hurlaient; des cris arrivèrent jusqu’à lui:
«Au feu! au feu! la maison brûle!»

Lord Berkeley sauta de son lit dans l’obscurité, saisit la seule chose
qui fût à sa portée, son journal d’impressions sur l’Amérique, et gagna
la porte précipitamment et dans un costume léger; il se trouva devant
une foule compacte d’hommes, de femmes et d’enfants qui se ruaient vers
la sortie; il fut entraîné par le flot humain. Peu fier de son costume
de nuit, il entra dans une pièce dont la porte était restée ouverte, et
y trouva des vêtements qu’il endossa; ils lui allaient à peu près
quoique trop larges; il prit même le chapeau qui complétait le costume,
un chapeau d’une forme bizarre qui l’étonna, car Buffalo Bill n’avait
pas fait son apparition en Angleterre. Un seul côté de la jaquette
allait bien, une des manches étant repliée et cousue à l’épaule; mais il
ne s’embarrassa pas pour si peu, endossa le vêtement tant bien que mal
et gagna promptement la sortie de l’hôtel. Il tomba sur un cordon
d’agents de police qui entouraient l’hôtel. Son chapeau de cowboy et son
veston à demi passé attirèrent l’attention des badauds; pourtant il
n’entendit pas une remarque désobligeante ni irrespectueuse dans cette
foule groupée près de lui. Toujours obsédé par la même pensée, il se
dit: «Rien n’y fait décidément; ils reconnaissent un lord sous tous les
déguisements, et ne perdent pas une occasion de lui témoigner leur
déférence.

Un des jeunes gens présents risqua bientôt une timide remarque. Lord
Berkeley y répondit et de toutes ces jeunes lèvres s’échappa le même cri
d’étonnement.

--Un cowboy anglais! Quelle bizarrerie!

Autre observation pour l’agenda de Lord Berkeley. Un cowboy? Qu’est-ce
qu’un cowboy? Peut-être?... Mais le vicomte comprit qu’on allait lui
poser d’autres questions, aussi chercha-t-il à s’esquiver de la foule;
il décousit la seconde manche, endossa le veston complètement et se mit
en marche, en quête d’un logement modeste. Il en trouva un, se coucha et
s’endormit rapidement.

Le lendemain matin, il examina ses habits. Ils lui parurent étranges,
mais ils étaient neufs et propres. Les poches étaient larges et
profondes: il les retourna et y trouva un billet de cinq cents dollars;
quelques autres billets et des pièces d’argent faisaient un total de
cinquante dollars; des provisions de tabac, un gros livre de cantiques
qu’il ne put ouvrir et dont il fit sauter la serrure: ce livre contenait
du whisky; un agenda sans nom, dans lequel il trouva des indications
variées et étranges, écrites d’une main ignorante; des paris, une
comptabilité de courses, le tout agrémenté de noms charmants: «Jack aux
six doigts, Loustic qui craint son ombre», etc... Pas une lettre ni un
document pouvant établir l’identité du possesseur de ces trésors.

Le jeune homme réfléchit et prit son parti. Sa lettre de crédit étant
brûlée, il emploierait les petits billets et la monnaie à rechercher par
des annonces le propriétaire de ces vêtements; il dépenserait le reste
en attendant de trouver de l’ouvrage. Il envoya chercher un journal et
lut l’article sur l’incendie de son hôtel.

En manchettes, il vit l’annonce de sa propre mort, et, plus loin, les
détails les plus circonstanciés sur sa personne et sur sa belle
conduite. Avec la générosité et l’abnégation qui sont le propre de sa
race, il avait sauvé des femmes et des enfants jusqu’au moment où,
l’asphyxie le gagnant, il n’avait pu se sauver lui-même; alors sous le
regard haletant de la multitude impuissante, il avait été terrassé par
les éléments; au milieu des flammes qui montaient toujours, au milieu
d’un tourbillon de fumée, le jeune héritier de la grande maison des
Rossmore avait disparu glorieusement dans un brasier ardent.

C’était si beau, si bien raconté, si impressionnant que les larmes lui
vinrent aux yeux; puis il se dit: De tout ceci, il ressort que Lord
Berkeley est mort et mort glorieusement. Dieu ait son âme! Cela adoucira
le chagrin de mon père; maintenant je n’ai plus à rechercher le
prétendant américain. Rien ne pouvait mieux servir mes intérêts. Je n’ai
qu’à prendre un autre nom et à me créer une nouvelle vie. Je respire
maintenant; je suis un homme libre, un homme comme les autres; par mes
propres moyens, par eux seuls, je me créerai une situation, ou je
sombrerai, si je suis incapable de m’élever au-dessus de mes semblables.
Je célèbre aujourd’hui le plus beau jour de ma vie; je marche la tête
haute, le front droit; je suis un homme!



CHAPITRE VIII


--Dieu me bénisse, Hawkins!

Le colonel laissa tomber le journal qu’il tenait convulsivement entre
ses doigts.

--Qu’est-ce qu’il y a?

--Disparu!! Le jeune et charmant héritier d’un nom illustre, disparu
dans les flammes qui lui assurent une gloire immortelle!

--Mais qui?

--Mon précieux, très précieux parent Kircudbright Llanover Marjoribanks
Sellers, vicomte Berkeley, héritier des usurpateurs des Rossmore.

--Non!

--C’est vrai, parfaitement vrai!

--Et quand?

--Hier soir.

--Où donc?

--Ici, à Washington, où il venait de débarquer, venant d’Angleterre,
disent les journaux.

--Pas possible!

--L’hôtel est détruit.

--Quel hôtel?

--Le New Gadsby.

--Mon Dieu! Alors nous les avons perdus tous les deux!

--Qui, tous les deux?

--Mais Pete!

--Ah! diable! Je l’avais oublié, mais j’espère bien que nous ne l’avons
pas perdu!

--Espérons-le. Celui-là nous est indispensable; nous pouvons perdre des
centaines de vicomtes, mais pas Pete le manchot!

Ils relurent le journal attentivement et virent avec émotion qu’on avait
aperçu un homme amputé d’un bras qui descendait précipitamment les
escaliers dans un costume léger; il paraissait avoir perdu la tête,
disait le journal, ne voulait écouter personne et s’était précipité tête
baissée dans une fausse direction, courant sans aucun doute à une mort
certaine.

--Pauvre diable! soupira Hawkins; dire qu’il avait des amis si près de
là! Pour un peu, nous aurions pu le sauver!

Le duc releva la tête avec dignité.

--Peu importe qu’il soit mort, dit-il avec calme. De son vivant il nous
échappait; maintenant nous le tenons.

--Nous le tenons... comment?

--Je l’extérioriserai!

--Rossmore! ne plaisantez pas. Seriez-vous capable de faire ce que vous
dites?

--Aussi sûr que je vous vois, je le ferai.

--Laissez-moi vous serrer la main. Mon cœur défaillait, vous m’avez
rendu la vie.

--Il ne me faudra pas longtemps, Hawkins; mais rien ne presse, nous
prendrons notre temps. Naturellement, certains devoirs de famille vont
m’être imposés; je ne pourrai m’y soustraire. Ce pauvre jeune homme...

--C’est vrai, vous ne m’en voulez pas, n’est-ce pas, de m’être montré si
égoïste au moment où ce deuil cruel vous frappait. Bien entendu, il faut
tout d’abord songer à extérioriser votre cousin? c’est tout naturel.

--Oh! mon Dieu! je dois dire que je n’y avais pas songé. Évidemment il
faudra que je l’extériorise; mais, Hawkins, voyez comme l’égoïsme
constitue le fond du cœur humain! Je m’étais tout d’abord réjoui de me
sentir débarrassé de ce cousin usurpateur... Vous me pardonnerez cette
faiblesse, n’est-ce pas? et vous l’oublierez; vous oublierez que
Mulberry Sellers a été assez lâche pour s’arrêter à une pensée qu’il
n’aurait pas dû avoir. Oui, sur l’honneur, je l’extérioriserai, dût-il
m’en coûter tous les ennuis possibles, dût-il surgir des milliers de
prétendants rangés en ligne pour barrer la route au véritable duc de
Rossmore!

--Je reconnais le vrai Sellers à ces nobles paroles... les autres
sonnaient faux, mon cher ami.

--Hawkins, mon garçon, je pense à une chose, une chose importante qu’il
ne faut pas oublier.

--Quoi donc?

--Il faut garder le silence le plus absolu sur ces extériorisations. Pas
un mot ne doit nous échapper à ce sujet. Sans parler de ma femme et de
ma fille dont la sensibilité maladive pourrait s’émouvoir, mes nègres en
perdraient la tête et décamperaient immédiatement de chez moi.

--Comme vous avez raison! Vous avez bien fait de me le dire, car je ne
sais pas tenir ma langue quand on ne me le recommande pas.

Sellers mit le doigt sur un bouton électrique, pressa et attendit en
fixant la porte; il fit encore le simulacre de sonner, tandis que
Hawkins félicitait le colonel d’adopter pour sa commodité les inventions
les plus récentes. Sellers abandonna la sonnette (à laquelle d’ailleurs
aucun fil n’était relié) et se mit à agiter une grosse cloche placée sur
sa table, en grognant contre les inventions modernes, toutes plus
détestables les unes que les autres, et parfaitement écœurantes.

--Graham m’a supplié, dit-il, d’adopter son système en faisant valoir
que la pose de ses piles dans ma maison serait pour lui une excellente
réclame et lui vaudrait un succès assuré. Je lui ai démontré qu’en
théorie son invention était parfaite, mais qu’en pratique elle serait
détestable. Jugez-en vous-même! Quel beau résultat! Vous m’avez vu
sonner deux fois, n’est-ce pas? Eh bien, n’avais-je pas raison?

--Mon Dieu! colonel, vous connaissez ce que je pense de vous. Pour moi,
vous avez la science infuse sur tous les sujets; si cet homme vous avait
connu comme je vous connais, il s’en serait rapporté à votre jugement et
aurait renoncé à ses piles électriques, à toutes ses autres inventions
grotesques.

--Vous avez sonné, Monsieur Sellers?

--Non, M. Sellers n’a pas sonné.

--Alors, c’est M. Washington? Je n’ai pas rêvé.

--Non plus.

--Bon Dieu! Alors qui est-ce?

--C’est Lord Rossmore.

Le vieux nègre leva les bras au ciel.

--Miséricorde! j’ai encore oublié ce nom! Arrive, Jinny, arrive vite!

Jinny arriva.

--Écoute les ordres du maître et essaye de te rappeler ce nom que
j’oublie toujours!

--Moi prendre les ordres du maître, me prends-tu pour ton nègre à toi!
Le maître a sonné pour toi et pas pour moi.

--Ça ne fait rien du tout, qu’il sonne pour l’un ou pour l’autre.

--C’est bon! Va-t’en, nous allons régler cela à la cuisine.

Le bruit de la dispute parvint aux oreilles du lord:

--Voilà l’inconvénient, dit-il, des vieux domestiques qui ont été
autrefois vos esclaves et sont devenus vos amis.

--Oui, ils font partie de la famille.

--C’est vrai; ils deviennent même quelquefois les maîtres du logis. Ces
deux nègres sont parfaitement honnêtes et bons, affectueux et fidèles,
mais ils font ce qui leur plaît et se mêlent à la conversation. Bref,
ils mériteraient d’être pendus.

Cette sortie contre les vieux serviteurs n’avait pas, au fond, grande
importance, car il savait parfaitement qu’il n’y pouvait rien changer.

--Mon but, Hawkins, était de réunir la famille pour annoncer à tous la
nouvelle.

--Oh! pas la peine de carillonner après les domestiques; je vais les
chercher moi-même.

Pendant qu’il montait, le duc poursuivit son idée:

--Oui, se dit-il, lorsque je serai maître de l’extériorisation, je
suggérerai à Hawkins de les tuer; après cela, nous verrons s’ils me
résistent. Il est certain qu’un nègre extériorisé doit, par hypnotisme,
garder facilement le silence; ce silence, qui peut au besoin devenir
permanent, se règle à volonté pour produire le mutisme absolu ou le
demi-silence, avec permission de prononcer quelques rares paroles. On
peut aussi obtenir le silence relatif avec faculté d’exprimer ses
sentiments, ses émotions d’une manière plus ou moins discrète. Mon idée
fondamentale est bonne, j’en réponds; reste à la mettre en pratique.

Les deux dames entrèrent suivies de Hawkins et des nègres, qui n’avaient
pas été convoqués; ces derniers se mirent immédiatement à brosser et à
épousseter, comprenant que la conversation serait intéressante; ils en
voulaient leur part, eux aussi.

Sellers annonça la nouvelle avec une majestueuse lenteur. Tout d’abord
il prévint sa femme et sa fille que leurs cœurs allaient subir une
nouvelle épreuve, aussi cruelle que la précédente; puis il prit le
journal et lut d’une voix tremblante, secouée de sanglots, la mort
héroïque du vicomte Berkeley.

Les auditeurs furent saisis d’une douloureuse émotion. La vieille dame
pleura d’attendrissement en pensant à la juste fierté de la mère du
héros, si elle vivait encore, et à son chagrin inconsolable; les nègres
unirent leurs larmes aux siennes et manifestèrent leur chagrin avec la
simplicité naturelle à leur race. Gwendolen, avec son caractère
romanesque, profondément émue, déclara qu’un haut fait de ce genre
dénotait une nature d’élite, un idéal de perfection. Elle regrettait de
ne l’avoir pas connu, car la seule vue de cet homme généreux et héroïque
aurait réconforté son âme en chassant à tout jamais de son esprit les
pensées basses et mesquines.

--A-t-on trouvé son corps, Rossmore? demanda la mère de Gwendolen.

--Oui; on en a trouvé plusieurs; le sien est certainement parmi ces
cadavres, mais ils sont méconnaissables.

--Qu’allez-vous faire, alors?

--Je vais aller en reconnaître un, et l’enverrai à son malheureux père.

--Mais, papa, avez-vous jamais vu le jeune homme?

--Non, Gwendolen, pourquoi?

--Alors, comment le reconnaîtrez-vous?

--Mon Dieu! les journaux disent qu’aucun n’est reconnaissable;
j’enverrai donc l’un des cadavres au père, n’importe lequel.

Gwendolen ne chercha pas à contredire son père; elle savait que rien ne
modifierait sa décision; elle devinait aussi qu’il serait trop heureux
de jouer un rôle officiel dans une circonstance semblable. Elle se tut
donc jusqu’au moment où son père demanda un panier.

--Un panier, papa? Pourquoi faire?

--Il pourrait bien y avoir des cendres à ramasser!



CHAPITRE IX


Le duc et Washington partirent pour leur mission douloureuse.

--Cela ne pouvait pas manquer...

--Quoi donc, colonel?

--Elles étaient sept à l’hôtel, sept actrices, et toutes ont
naturellement été échaudées.

--Toutes brûlées?

--Oh! non, elles ont été sauvées, mais, chose étonnante, pas une d’elles
n’a trouvé le moyen de préserver ses bijoux.

--C’est bien bizarre.

--Oui, c’est étrange assurément; l’expérience du passé ne leur profite
jamais; il semble vraiment qu’il y ait un sort jeté sur elles. Prenez
une telle, par exemple, qui joue ces rôles à sensation; elle jouit d’une
réputation énorme, eh bien! elle doit sa vogue au seul fait qu’elle a
failli griller cinquante fois dans des hôtels.

--En quoi cela pouvait-il accroître sa réputation?

--On a naturellement parlé d’elle. On va l’entendre maintenant, parce
qu’on connaît son nom. Comment le connaît-on? on n’en sait plus rien,
mais le fait est là. Elle a débuté bien bas, à treize dollars par
semaine; il fallait qu’elle se débrouillât avec cela.

--Ah!

--Oui; et avec les frais qu’elle avait, il ne lui restait pas lourd pour
faire la grande dame. Eh bien! elle a été victime d’un incendie d’hôtel
et y a perdu pour 39.000 livres de diamants...

--Elle? et d’où les tenait-elle?

--Dieu le sait! ils lui ont été donnés sans doute par des jeunes fêtards
et des vieux marcheurs. Tous les journaux n’ont parlé que de cela
pendant je ne sais combien de temps. Elle a profité de l’aubaine pour se
faire payer plus cher. Elle rebrûla et perdit de nouveau ses bijoux; du
coup elle a grimpé de cinquante rangs dans l’estime du public.

--Ma foi! si les incendies d’hôtel sont le plus clair de son capital, il
repose vraiment sur peu de chose.

--Ce serait vrai pour une autre personne qu’elle; elle a de la veine,
elle est née sous une bonne étoile. Chaque fois qu’un hôtel brûle, elle
est sûre de s’y trouver, ou, si on ne l’aperçoit pas au milieu des
flammes, ses bijoux y sont toujours. C’est ce qu’on peut appeler de la
veine, ou je ne m’y connais pas.

--C’est vraiment incroyable. Elle a dû perdre des kilos de diamants.

--Des kilos! Dites plutôt des tonnes, mon cher! C’est à tel point que
les hôteliers conçoivent de la superstition à son endroit; ils ne
veulent plus la recevoir, sûrs qu’elle leur vaudra un incendie; dès
qu’elle descend dans un hôtel, les assureurs résilient leur police. Elle
a chômé un peu ces derniers temps, mais l’incendie de New Gadsby va la
remettre à flot. Elle y a perdu pour 60.000 dollars hier soir.

--Mais elle est folle! si j’avais pour 60.000 dollars de bijoux, je ne
les confierais guère à un hôtel!

--Moi non plus; mais allez donc enseigner la prudence à une actrice!
Celle-ci a bien brûlé trente-cinq fois. Et s’il y a un incendie cette
nuit à San-Francisco, rappelez-vous ce que je vous dis: elle sera pincée
encore! On prétend qu’elle a des bijoux dans tous les hôtels du pays.

Lorsqu’ils arrivèrent sur le lieu du sinistre, le pauvre duc jeta un
regard mélancolique sur cette morgue improvisée, et détourna son visage
avec émotion.

--C’est vrai, Hawkins, dit-il, impossible de connaître aucune des cinq
victimes. Essayez, moi je m’en déclare incapable.

--Voyons! Sur qui porter mon choix?

--Oh! peu importe, prenez le moins endommagé.

Cependant les agents affirmèrent au duc (tout le monde le connaissait à
Washington) qu’étant donné l’endroit où avaient été trouvés ces cinq
cadavres, il paraissait impossible que l’un d’eux fût celui de son jeune
et noble parent. On lui montra l’endroit où il avait dû trouver la mort,
si le récit des journaux était exact; on lui prouva aussi qu’il aurait
pu échapper à l’asphyxie en passant par une porte de côté. Le vieux
colonel essuya une larme et dit à Hawkins:

--Mes craintes n’étaient que trop fondées; nous ne retrouverons plus que
des cendres. Voulez-vous entrer chez l’épicier et lui demander quelques
paniers?

Très respectueusement, ils recueillirent dans chaque panier une certaine
quantité de cendres prises sur les différents points du sinistre et se
demandèrent comment ils allaient les faire parvenir en Angleterre. Il
fallait absolument que les restes précieux d’un si noble héros fussent
traités avec les honneurs dus à leur mérite.

Ils déposèrent les paniers sur la table de la pièce qui avait servi
successivement de bibliothèque, de salon et d’atelier, et montèrent au
grenier chercher un drapeau pour y envelopper ce sacré dépôt. Un instant
après, Lady Rossmore entra; elle aperçut en même temps les corbeilles et
le vieux Jinny qui rôdait tout autour.

--Mon Dieu! qu’avez-vous imaginé encore? Quelle singulière idée
d’encombrer la table de ces paniers de cendres? fit-elle impatientée.

--Des cendres?

Elle s’approcha pour mieux voir, et levant les bras au ciel:

--Ma parole, vous êtes fou!

--Moi! mais, madame Folly, je viens seulement de m’en apercevoir. Ce
n’est pas moi qui ai posé là ces cendres; c’est Dan’l, pour sûr. Ce
pauvre Dan’l perd la tête!

Mais Dan’l n’était pas le coupable, et il nia énergiquement.

--Alors personne ne les a posées là? Vous avouerez que c’est un
phénomène bizarre, à moins que ce ne soit le chat...

--Oh! soupira Lady Rossmore avec un tremblement nerveux qui secoua tout
son corps. Je comprends maintenant; allez-vous-en tous de là; ce sont
les restes de...

--Quoi, madame?

--Oui; les restes du jeune Sellers d’Angleterre qui a péri dans
l’incendie.

Les nègres sortirent et elle resta face à face avec les cendres,
profondément émue. Elle appela Mulberry Sellers, décidée à empêcher
l’excentricité nouvelle qu’elle prévoyait. Elle le vit descendre un
drapeau à la main; lorsqu’elle apprit son intention d’envelopper la
dépouille mortelle de son cousin et d’inviter le gouvernement à venir
honorer ces restes vénérables, elle s’y opposa de toutes ses forces.

--Vous avez toujours de bonnes intentions, dit-elle; vous voulez rendre
hommage à un parent, personne certes ne pourra vous en blâmer, car le
même sang coule dans vos veines; mais si vous réfléchissez, vous
trouverez comme moi que vous vous y prenez mal. Vous n’allez pas vous
planter devant un panier de cendres, la mine déconfite et faire défiler
tout le monde devant vous. Une cérémonie pareille serait grotesque.
Voyez-vous d’ici cinq mille personnes se pressant en foule devant trois
paniers de cendres? Que de gorges chaudes on ferait! Non, mon ami, vous
ne pouvez pas exposer ces cendres, ce serait une gaffe. Renoncez-y et
cherchez autre chose.

Comprenant que la raison parlait par la bouche de sa femme, il abandonna
son idée de bonne grâce, et se décida à veiller les précieux restes en
compagnie de Hawkins. Ceci parut déjà très exagéré à sa femme, mais elle
ne souleva pas d’autre objection, ne voyant dans la conduite de Mulberry
Sellers que son désir de remplir loyalement son devoir à l’égard d’un
parent décédé loin de ses proches sur une terre étrangère.

Il déposa donc le drapeau sur les paniers, couvrit d’un crêpe le bouton
de la porte d’entrée et dit d’un air satisfait:

--Voilà; je lui ai procuré autant de confort que les circonstances le
permettent; il faut toujours faire pour les autres ce qu’on voudrait qui
vous fût fait; cependant il manque une chose...

--Laquelle, mon ami?

--Les armes.

Lady Rossmore trouvait la porte de sa maison suffisamment armoriée, et
tremblait de voir pénétrer chez elle un nouvel écusson; aussi
hasarda-t-elle timidement cette réflexion:

--Je croyais que cette distinction ne se devait qu’à des parents très,
très proches.

--C’est vrai, vous avez raison, ma chère; mais ces usurpateurs sont nos
parents les plus proches, et il faut bien adopter les usages de notre
milieu aristocratique.

On laissa les écussons à l’entrée; avec leur taille démesurée et leurs
couleurs criardes, ils faisaient un effet magnifique et ne laissaient
aucun espace vide au-dessus de la porte. Le duc paru ravi de l’effet.

Lady Rossmore et sa fille veillèrent jusqu’à minuit et donnèrent leur
avis sur ce qu’il faudrait faire dans la suite. Rossmore voulait
expédier ces restes sans délai; sa femme ne l’approuva pas.

--Vous voulez envoyer tous ces paniers?

--Certainement.

--Tous à la fois?

--Oui.

--A son père? Oh! non; pensez donc au coup que nous lui porterions.
Non... un seul à la fois; il faut le ménager, ce pauvre homme, et faire
trois envois.

--Croyez-vous que ce soit un bon système, papa?

--Mais oui, ma fille; rappelle-toi que tu es jeune et forte, que lui est
âgé. Lui envoyer le tout ensemble lui ferait trop de peine; il vaut
mieux agir progressivement. Il y sera habitué lorsqu’il recevra le
troisième panier; de plus, il vaut mieux faire ces envois par des
paquebots différents parce que, si l’un d’eux venait à sombrer...

--Papa, votre idée ne me plaît pas du tout; si j’étais son père, je
trouverais horrible de recevoir mon fils ainsi par...

--Par petits morceaux, ajouta Hawkins, enchanté de pouvoir placer un
mot.

--Oui, je trouverais abominable de le recevoir par envois successifs.
Après le premier envoi, je serais dans des transes en attendant les
autres, et la perspective d’un enterrement reculé jusqu’à l’arrivée du
dernier paquebot me mettrait dans des états...

--Oh! non, mon enfant! interrompit le colonel, un homme de son âge ne
pourrait supporter ces choses; cela nécessiterait trois services
religieux.

Lady Rossmore leva les yeux, très étonnée:

--Cette combinaison est inadmissible, dit-elle; à mon avis, il faut
l’enterrer en une fois.

--Moi, je trouve aussi, ajouta Hawkins.

--Et moi aussi, reprit la jeune fille.

--Eh bien! vous vous trompez tous, dit le duc, et vous en conviendrez
vous-mêmes. Ses cendres ne sont que dans un des trois paniers.

--Alors la chose se simplifie, dit Lady Rossmore; ensevelissez un
panier.

--Ce n’est pas aussi simple que vous le croyez, répondit Lord Rossmore,
parce qu’on ne sait pas lequel des trois paniers contient les restes
mortels de mon pauvre cousin. Nous savons qu’ils sont là, mais c’est
tout; vous voyez que j’avais raison, qu’il faut trois enterrements.

--Alors, trois tombes, trois monuments et trois inscriptions? demanda
Gwendolen.

--Mon Dieu! oui; c’est ainsi qu’il faudrait procéder.

--C’est impossible, mon père; dans le doute, les trois inscriptions
devraient être identiques. Vous manqueriez votre but.

--C’est vrai, Gwendolen; votre argument est très juste, et je ne sais
vraiment que faire.

Un silence général suivit; Hawkins l’interrompit:

--Il me semble, dit-il timidement, que si l’on mélangeait les cendres
des trois paniers...

Le duc lui prit les mains avec effusion:

--Merci, mon ami; vous avez résolu le problème: un seul bateau, un seul
enterrement, un seul monument funéraire, vous m’avez tiré d’embarras,
Hawkins, et vous épargnez ainsi bien des chagrins à ce malheureux père.
Oui, on emballera ce pauvre garçon dans un seul panier.

--Et quand cela? demanda Lady Rossmore.

--Demain... le plus tôt possible, bien entendu.

--Mulberry, à votre place j’attendrais.

--Et pourquoi?

--Voulez-vous briser le cœur de ce vieillard?

--Oh! non, certes!

--Eh bien! attendez qu’il réclame les restes de son fils. En agissant
ainsi, vous épargnerez à ce malheureux le plus affreux chagrin, la
douleur de la certitude de la mort de son fils; pour moi, il ne
réclamera pas ses cendres.

--Pourquoi pas?

--Parce qu’il s’efforcera de conserver le plus grand adoucissement à sa
douleur, sous la forme d’un semblant de doute, d’un dernier espoir de
voir revenir son fils un jour ou l’autre.

--Mais Polly, il apprendra sa mort par les journaux.

--Il ne les croira pas; il conservera des illusions, se refusera à
l’évidence; cette illusion le soutiendra et lui rendra l’existence
tolérable, tandis que si les restes de son infortuné fils lui sont
remis, son pauvre cœur ne pourra supporter ce choc...

--Oh! mon Dieu! C’est vrai, ma chère Polly, vous m’avez empêché de
commettre un crime, un meurtre, et je vous bénis pour cette bonne
action! Maintenant, je vois clairement mon devoir: nous garderons ces
reliques, et le malheureux usurpateur ignorera ce qui s’est passé.



CHAPITRE X


Le jeune Lord Berkeley, humant l’air de la liberté à pleins poumons, se
sentait prêt à embrasser sa nouvelle carrière; et, cependant si la lutte
était trop forte pour lui, si le découragement survenait, qui sait s’il
aurait l’énergie de mener à bonne fin son entreprise. Il ne pouvait pas
répondre de l’avenir; le plus sûr lui paraissait de se mettre à l’abri
de toute surprise en coupant les ponts derrière lui.

Il prit donc la résolution de rechercher immédiatement le propriétaire
de l’argent trouvé, et de déposer, en attendant, cet argent à une
banque.

--A quel nom? lui demanda-t-on.

Il hésita et rougit; il n’avait pas pensé à ce détail.

--Howard Tracy, répondit-il, donnant le premier nom qui lui vint à
l’esprit.

--Le cowboy a rougi, remarquèrent les gens de la banque dès qu’il fut
sorti.

Le premier pas était fait. L’argent était bien en sûreté, mais restait à
sa disposition. Il se rendit ensuite à une seconde banque où il tira un
chèque de 500 dollars sur la première; cette somme fut encaissée et
portée à son crédit à la deuxième banque; on lui demanda sa signature,
il la donna, puis s’en alla ravi de sa détermination énergique.

--Voilà une affaire faite, pensa-t-il, il me serait impossible de
retirer cette somme sans justifier de mon identité, chose que je ne
saurais faire actuellement. Il ne me reste donc plus que la ressource de
travailler pour vivre, ou de mourir de faim. Je suis prêt et plein
d’ardeur.

Il télégraphia ensuite à son père:

«Échappé miraculeusement à incendie hôtel. Ai pris nom de fantaisie.
Adieu.»

Comme il se promenait mélancoliquement le soir dans les faubourgs, il
aperçut une affiche sur une petite église: Conférence publique aux
mécaniciens. Tout le monde est admis sans invitation.

Il vit des gens communs d’aspect s’y presser, des ouvriers surtout; il
les suivit et s’assit. L’église était petite et d’apparence pauvre. Il
n’y avait pas de coussins sur les bancs, pas de chaire à proprement
parler; une simple estrade sur laquelle se tenait un conférencier; à
côté de lui était un homme qui compulsait des notes et paraissait prêt à
prendre la parole. L’église se remplit vite de gens simples, modestement
vêtus. Le conférencier commença:

«L’orateur que vous allez écouter aujourd’hui est un membre de notre
cercle; vous le connaissez tous, M. Parker, collaborateur distingué du
_Daily Democrat_. Le sujet de sa conférence sera la Presse américaine,
et il prendra pour texte quelques phrases du nouveau livre de M. Mathieu
Arnold. Il me prie de vous lire les extraits qu’il va commenter:

«Gœthe dit quelque part que la crainte, c’est-à-dire le respect, est le
plus grand bienfait de l’humanité, et M. Arnold émet, d’autre part, la
théorie suivante: Si quelqu’un est à la recherche d’un moyen efficace
pour détruire la discipline et le respect chez un peuple, il n’a qu’à
s’adresser en toute sécurité aux journaux américains.»

M. Parker se leva, salua, et fut accueilli avec enthousiasme. Il
commença à parler d’une voix claire, avec une diction impeccable, en
scandant ses phrases; on l’interrompait souvent par des
applaudissements.

L’orateur s’étendit sur le rôle des journaux en général, qui doivent
entretenir chez une nation la fierté patriotique, inculquer au peuple
l’amour de son pays, de ses institutions, en le préservant des
influences souvent néfastes de l’étranger. Il cita comme exemple les
journalistes turcs et russes qui poursuivent ce noble but avec
persévérance en s’aidant du knout et en faisant appel au besoin à la
Sibérie pour entretenir chez le peuple le pieux respect de la
discipline.

Le but du journal anglais est le même; il doit hypnotiser ses lecteurs
sur quelques sujets et glisser habilement sur d’autres. Ainsi, il doit
fixer tous les yeux sur les gloires de l’Angleterre, gloire que les
milliers d’années écoulées entourent d’une auréole intense; mais en même
temps il faut cacher aux lecteurs que les gloires ont servi à
l’élévation et à l’enrichissement des classes privilégiées, tandis
qu’elles ont coûté la vie à des milliers d’individus des classes
inférieures qui n’en ont retiré aucun avantage personnel. Le journal
doit entretenir le public dans le respect le plus profond d’une royauté
sacrée, et ne jamais lui laisser entrevoir que la majorité de la nation
n’a pas appelé le roi au trône, que, par conséquent, la royauté n’a pas
légalement le droit d’exister. Il doit inspirer à la nation un grand
respect pour cette curieuse invention qu’est l’organisation du
Gouvernement, et lui faire aimer les institutions bancroches de la
justice et de la noblesse héréditaires; en même temps il doit lui cacher
que le Gouvernement l’opprime et saigne à blanc le peuple par des impôts
injustes, que la noblesse se réserve tous les honneurs pour laisser au
peuple les labeurs et les corvées.

L’orateur, en commentant cette pensée, s’étonna qu’avec sa haute
intelligence et son esprit d’observation, M. Arnold n’ait pas compris
que les qualités tant vantées chez la presse anglaise, à savoir son
respect exagéré et son esprit conservateur, deviendraient des défauts en
Amérique; là, la force précieuse du journalisme consiste dans son
indépendance et dans son humour, car son but, méconnu par M. Arnold, est
de sauvegarder les libertés d’un peuple et non pas de protéger les
errements puérils de ce peuple. Il ajouta que si les institutions du
vieux monde étaient mises à nu pendant cinquante ans et critiquées par
une presse aussi franche que la presse américaine, la monarchie et ses
abus disparaîtraient de l’humanité. Et si les monarchistes en doutent,
pourquoi ne pas proposer au czar d’en faire l’essai en Russie?

--Somme toute, dit-il en terminant, si notre presse ne possède pas la
qualité dominante du vieux continent, le respect, estimons-nous-en bien
heureux. Son respect très limité lui fait vénérer ce que vénère le
peuple américain; c’est suffisant. Nous nous soucions fort peu de ce que
les autres nations vénèrent. Notre presse ne respecte ni les souverains,
ni la noblesse, ni les tyrannies religieuses; elle n’admet pas la loi
qui déshérite un cadet au profit de son aîné; elle n’admire pas
l’injustice flagrante qui permet à un citoyen de fouler aux pieds son
voisin parce que le hasard de sa naissance l’a favorisé; elle ne
reconnaît pas la loi, quelque ancienne et sacrée qu’elle puisse être,
qui exclut un individu d’une situation à laquelle il aurait autant de
droits qu’un autre, et qui donne des propriétés sur la simple production
de titres héréditaires. Nous pouvons dire avec Gœthe, le fervent
adorateur de la monarchie et de la noblesse, que notre presse a perdu
tout sentiment de discipline et de respect; félicitons-nous-en et
espérons que c’est là un fait accompli, car à mon avis, la licence et la
critique de la presse engendrent et protègent la liberté humaine; tandis
que le respect aveugle nourrit et entretient l’esclavage physique et
moral sous toutes ses formes.

Tracy pensait en lui-même: je suis content d’être venu en Amérique; j’ai
bien fait de chercher un pays imbu de principes si vrais et de théories
si fortes. Quels innombrables esclavages sont dus à un respect exagéré!
et comme cet homme l’a bien prouvé! Le respect est en effet un levier
puissant; dès que vous amenez une personne à respecter vos idées, elle
devient votre esclave. Oh! oui, à aucune époque de l’histoire, les
nations européennes n’ont eu la permission d’ouvrir les yeux sur les
crimes et les infamies de la monarchie et de la noblesse; on les en a
toujours empêchées; on les a aveuglées en leur inculquant pour les
vieilles institutions un respect qui est devenu une seconde nature; il
suffit pour les scandaliser d’émettre une opinion tant soit peu
contraire aux errements de leurs esprits étroits; un mot irrévérencieux
à l’endroit de leurs institutions absurdes devient un crime de
lèse-majesté. Le ridicule de cet état de choses saute aux yeux, pour peu
qu’on y réfléchisse, et je m’en veux de n’y avoir pas pensé plus tôt. De
quel droit Gœthe, Arnold et les encyclopédistes définissent-ils le mot
«Respect»? Leur point de vue n’est pas le mien; tant que je conserve en
moi un Idéal, peu m’importe le leur; je peux en rire à mon aise, c’est
mon droit et personne n’a rien à y voir.

Tracy s’attendait à une réplique. Mais personne ne contredit l’orateur.
Celui-ci continua:

Je dois prévenir l’assistance que, conformément à nos habitudes, les
débats sur ce sujet seront ouverts à la prochaine réunion, ceci pour
permettre aux auditeurs de préparer leurs réponses, car nous ne sommes
pas des orateurs de profession; nous sommes de simples ouvriers
incapables d’improviser.

On lut ensuite quelques répliques ayant trait aux questions qui avaient
fait l’objet de la conférence précédente. On fit notamment l’éloge de la
culture intellectuelle due à la généralisation des collèges; un des
assistants, un homme d’âge moyen, raconta qu’il n’avait jamais été au
collège; il avait fait son éducation chez un imprimeur, puis était entré
dans un bureau, où il était employé depuis de longues années.

Notre conférencier, ajouta-t-il, a fait un parallèle entre l’Amérique
moderne et la vieille Amérique; certainement on peut constater
d’immenses progrès, mais je crois qu’il a un peu exagéré le rôle des
collèges dans cette marche ascendante. Il est indiscutable que les
collèges ont contribué dans une large part au développement de l’esprit,
mais vous ne nierez pas que les progrès matériels soient encore bien
plus étendus. Si l’on examine la liste des inventeurs, des créateurs de
ce progrès matériel stupéfiant, on n’y trouve aucun universitaire. Il y
a des exceptions bien entendu, comme le professeur Crineston,
l’inventeur du système de télégraphie Morse, mais elles sont rares.
C’est une gloire du siècle où nous vivons, siècle par excellence depuis
que le monde est monde, que le triomphe de ces hommes élevés par la
seule force de leur intelligence; c’est à eux que nous devons tout. Nous
croyons voir leur œuvre entière; non: nous n’en voyons que la façade, la
sortie extérieure; mais il reste un côté caché qui échappe à nos yeux,
et qui constitue pourtant la façade principale. Ils ont rénové le pays
et, pour employer une métaphore, ils ont décuplé ses forces. Au fond,
qu’est-ce qui constitue une nation? Est-ce le nombre plus ou moins
considérable d’individus en chair et en os qu’on appelle poliment des
hommes et des femmes? Prenons, par exemple, comme type de comparaison,
la quantité de travail que pouvait fournir un homme à une époque donnée;
évaluons la population actuelle de notre pays et voyons combien, de nos
jours, un homme peut produire plus que ses ancêtres. En partant de ce
point de vue, nous reconnaîtrons que les hommes des deux ou trois
générations précédentes étaient tous des infirmes, des paralytiques, des
propre-à-rien, si on les compare aux individus de nos jours.

En 1870, notre population était de 17 millions. Sur ces 17 millions,
faisons abstraction de 4 millions représentés par les vieillards, les
enfants et les impotents. Reste 13 millions qui se répartissent comme
suit:

2 millions de tisseurs de coton.

6 millions de tricoteurs (en majorité des femmes).

2 millions de fileurs (aussi des femmes).

500.000 cloutiers.

400.000 brocheurs ou relieurs.

1 million d’écosseurs de graines.

40.000 tisserands.

4.000 savetiers.

Aujourd’hui (d’après les documents officiels publiés à la deuxième
session du 40e Congrès) il est établi que le travail de ces deux
millions de tisseurs est fait par 2.000 hommes; celui des six millions
de tricoteurs par 3.000 gamins; celui des deux millions de fileuses par
mille jeunes filles. Cinq cents enfants remplacent les cinq cent mille
cloutiers, quatre mille gamins font le travail des 400.000 brocheurs et
relieurs. Enfin 1.200 hommes se sont substitués aux 40.000 tisserands et
six individus font actuellement le travail de mille savetiers.

En un mot, dix-sept mille personnes exécutent de nos jours le travail
qui eût nécessité, cinquante ans auparavant, treize millions
d’individus.

Avec leur ignorance et leurs procédés surannés, nos pères et
grands-pères se seraient attelés 40 mille millions pour exécuter le
travail abattu par nos contemporains. Vous voyez d’ici cet essaim de
travailleurs! représentant cent fois la population de la Chine et vingt
fois la population actuelle du globe!!

En regardant autour de vous, vous voyez dans notre République une
population de 60 million; en réalité, cette population représente 40
mille millions de bras et de cerveaux actifs. Voilà pourtant ce qu’ont
fait ces inventeurs modestes, illettrés, répandus dans le monde sans
passer par la porte des collèges! Honneur à leur glorieux nom!

--Comme c’est beau, pensa Tracy en rentrant chez lui: Quelle
civilisation et quels magnifiques résultats on doit à ces gens
d’extraction vulgaire! Quelle supériorité ils ont sur nos jeunes
blancs-becs d’Oxford, ces hommes qui travaillent côte à côte et gagnent
leur pain péniblement! Oui; certes, je suis content d’être venu, d’avoir
débarqué dans un pays où chacun peut s’élever à la seule force de ses
poignets et se créer soi-même sa propre situation. Ici, au moins, on est
le fils de ses œuvres!



CHAPITRE XI


Pendant quelques jours, Tracy se répéta sans cesse qu’il habitait un
pays où il y a du travail et de l’argent pour tous. Pour ne pas détacher
son esprit de cette noble et grande pensée, il l’exprima en vers qu’il
fredonnait constamment. Mais peu à peu il oublia ses vers et se mit à
chercher une place de clerc dans une administration, persuadé qu’avec
ses études faites à Oxford, il serait reçu partout; mais il n’eut aucun
succès. Ses brevets ne lui furent d’aucune utilité; des recommandations
politiques eussent, certes, mieux valu. Sa nationalité anglaise lui
était funeste dans un pays où tous les partis faisaient des vœux pour le
triomphe de l’Irlande; son costume de cowboy parlait en sa faveur (quand
il n’avait pas le dos tourné), mais il ne l’aidait pas à trouver une
place de bureaucrate.

Cependant comme il s’était promis de porter ces vêtements jusqu’à ce que
leur propriétaire les reconnût et les réclamât avec l’argent qu’ils
contenaient, il n’osait manquer à sa parole et les laisser de côté.

Au bout de huit jours, il n’avait encore rien trouvé et sa situation
devenait critique. Il avait demandé de l’ouvrage partout, descendant,
chaque jour, l’échelle sociale d’un degré; il était prêt maintenant à
accepter le travail le plus modeste, mais on le repoussait partout.

Il relisait un jour les feuillets de son journal, lorsque son regard
s’arrêta sur les lignes qu’il avait écrites après l’incendie:

--Je ne doutais certes pas de ma force de caractère; aujourd’hui on est
fixé sur mon énergie en me voyant installé sans l’ombre de dégoût dans
un logement juste digne d’un chien. Je paye ce «taudis» cinq dollars par
semaine. J’avais bien dit que je partirais de l’échelon le plus bas et
je tiens parole.

Un frisson le gagna de la tête aux pieds:

--A quoi ai-je pensé? se dit-il. Je ne suis pas au bas de l’échelle,
loin de là. Voilà une semaine perdue et mes dépenses s’accumulent d’une
manière effrayante. Il faut que je coupe court à ces folies!

Il prit une décision rapide et chercha immédiatement un logement moins
cher; avec beaucoup de peine il trouva enfin; on lui fit payer une
semaine d’avance: quatre dollars et demi, qui lui assuraient le logement
et la nourriture. La patronne de l’établissement, une brave et forte
femme, le conduisit à sa chambre: il fallait monter trois étages d’un
escalier étroit et sans tapis; puis elle lui indiqua deux pièces dont
une chambre à deux lits; il y serait seul jusqu’à l’arrivée d’un nouveau
pensionnaire.

Ainsi, on allait lui donner un camarade de chambre! Cette idée seule le
remplit de dégoût. Quant à la patronne de céans, Mrs Marsh, c’était
vraiment une très aimable femme: elle lui garantit qu’il se plairait
chez elle, comme tous ses pensionnaires, d’ailleurs.

--Voyez-vous, ce sont tous de gentils garçons, pleins d’entrain et qui
vivent en parfaite intelligence; quand les nuits deviennent trop
chaudes, ils émigrent sur les toits. La saison est si avancée cette
année qu’ils ont déjà pris leurs quartiers d’été. Ils se tracent un
domaine à la craie sur la toiture, et si vous voulez en faire autant,
vous êtes absolument libre. D’ailleurs vous devez connaître la façon de
procéder de ces Messieurs.

--Oh! non, pas du tout.

--C’est vrai, je suis bête! on n’a pas besoin de limiter la propriété
dans la Plaine! Eh bien! vous marquez à la craie un rectangle de la
dimension d’un lit, et votre camarade de chambre s’arrange avec vous
pour y transporter les couvertures qui vous sont nécessaires. Je suis
sûre que vous vous plairez avec ces jeunes gens, tous agréables à vivre,
excepté l’imprimeur. Oh! celui-là est très étrange; il recherche la
solitude, et pour rien au monde vous ne le feriez partager sa chambre
avec un ami. On a essayé, on lui a fait des farces de toutes espèces; on
a enlevé son lit de sa chambre un jour qu’il ne rentrait qu’à 3 heures
du matin; eh bien! vous me croirez à peine si je vous dis qu’il a passé
sa nuit assis sur une chaise, plutôt que de demander l’hospitalité à un
camarade. On le dit toqué; à vrai dire c’est un Anglais et ils sont tous
très méticuleux dans son pays. Vous ne m’en voulez pas de vous dire cela
à vous... Anglais, n’est-ce pas?

--Oui.

--Je m’en doutais; je l’avais deviné à votre manière de parler mais vous
vous en corrigerez. Au fond, cet imprimeur est un bon garçon, et il
s’entend bien avec le photographe, le chaudronnier et le forgeron; en
dehors d’eux, il ne fraternise guère avec les autres. Cela tient à
ce que (je suis seule à le savoir) il se croit d’origine
quasi-aristocratique. Il est fils de médecin et vous savez qu’en
Angleterre les médecins ont une très haute opinion d’eux-mêmes; ici, ils
ne forment pas une classe supérieure. Ce garçon a eu maille à partir
avec son père; alors il est venu dans notre pays et il a bien fallu
qu’il se mette à travailler pour ne pas mourir de faim; comme il avait
fait ses études dans un collège, il se croyait un phénix. Qu’avez-vous
donc?

--Rien: je soupire.

--C’était une grosse erreur de sa part; un peu plus, il allait mourir de
faim, si un imprimeur n’avait pas eu pitié de lui, en le prenant comme
apprenti; il se mit au métier et put se tirer d’affaire, mais peu s’en
est fallu qu’il n’ait été obligé de refouler son amour-propre et de
recourir à son père. Mais... qu’avez-vous? mon bavardage peut-être...?

--Mais non, au contraire, continuez, cela m’intéresse.

--Eh bien! il est ici depuis dix ans, il en a vingt-huit maintenant, et
il n’a pas encore pris son parti de frayer avec des ouvriers, lui qui se
dit un gentleman; d’ailleurs, il a le bon goût de ne faire cette
confidence qu’à moi, et je me garderais bien de la laisser transpirer
devant les autres.

--Pourquoi?

--Pourquoi? Parce qu’ils le lyncheraient; et vous en feriez tout autant
à leur place. Il ne faut jamais s’aviser ici de refuser à quelqu’un la
qualité de gentleman. Diable! même à un cowboy.

Une jolie jeune fille d’environ dix-huit ans, propre, accorte et
élégante, entra sans l’ombre de timidité ou d’embarras. Sa mère chercha
à lire sur le visage de l’étranger la surprise et l’admiration que lui
causerait, comme à tous ses camarades, cette charmante apparition.

--Ma file Hattie, que nous appelons Puss, dit-elle en restant assise.
Puss, voici le nouveau pensionnaire.

Le jeune Anglais s’inclina avec raideur selon l’usage de son pays et se
sentit fort embarrassé de cette présentation à une jeune camériste d’un
hôtel pour ouvriers. Il devait ce trouble à son éducation aristocratique
et à ses habitudes d’Anglais raffiné, bien qu’au fond, en ce moment, il
admît le principe de l’égalité de tous les hommes. La jeune fille, sans
faire attention à son salut froid et gêné, tendit la main à l’étranger.

Puis elle alla vers la toilette, et devant un miroir ébréché, elle
arrangea quelques mèches follettes, et se mit à faire son service.

--Je m’en vais, dit la patronne, il est bientôt l’heure de souper.
Préparez-vous, monsieur Tracy; vous entendrez bientôt la cloche.

Et Mrs Marsh sortit avec dignité, se préoccupant fort peu de laisser les
jeunes gens en tête-à-tête. Tracy s’étonna de cette indifférence de la
part d’une femme d’apparence si honnête et si respectable, et prit son
chapeau, décidé à céder la place à la jeune personne; mais elle
l’interpella:

--Où allez-vous?

--Mais, je ne sais pas; je craignais de vous gêner ici...

--Et pourquoi? Restez là; je vous préviendrai lorsqu’il le faudra.

Elle faisait les lits, avec une agilité qu’admirait Tracy.

--Quelle idée vous avez! lui dit-elle. Croyez-vous donc qu’il me faille
tant de place pour faire deux lits?

--Mon Dieu! non pas précisément; mais nous sommes seuls au troisième
étage, et votre mère est partie...

La jeune fille se mit à rire de bon cœur.

--Ah! personne pour me défendre, n’est-ce pas? Sapristi je n’en ai guère
besoin; je n’ai pas peur, je vous assure. Si j’étais seule, peut-être ne
serais-je pas si brave, parce que sans y croire j’ai peur des fantômes.

--Mais, alors, comment en avez-vous peur?

--Oh! je ne peux pas l’expliquer; tout ce que je sais, c’est que Maggie
Lee est comme moi.

--Qui est Maggie Lee?

--Une de nos pensionnaires, une jeune dame qui travaille dans une
manufacture.

--Quelle manufacture?

--Une fabrique de chaussures.

--Une ouvrière de fabrique? et vous l’appelez une jeune dame!

--Mais comment voulez-vous que je l’appelle? Elle n’a que vingt-deux
ans.

--L’âge n’y fait rien; je fais seulement allusion au nom que vous lui
donnez. Au fond, j’ai quitté l’Angleterre pour me soustraire à cette
étiquette et aux formules de politesse absurdes, et je retrouve les
mêmes abus ici. J’espérais ne trouver en Amérique que des hommes et des
femmes sans distinction de castes.

La jeune fille s’arrêta étonnée, en regardant fixement le lit qu’elle
préparait.

--Mais, en effet, dit-elle, tout le monde est égal; où voyez-vous donc
une différence?

--Si vous appelez une ouvrière de fabrique une dame, quel titre
donnez-vous à la femme du Président?

--Je l’appelle une vieille dame.

--Ah! j’ai saisi, l’âge seul marque la différence.

--Je ne sais vraiment pas quelle autre distinction pourrait exister.

--Alors toutes les femmes ici sont des dames?

--Certainement ou du moins toutes les personnes respectables.

--Ah! j’aime mieux cela! Évidemment si le titre est donné à tout le
monde, cela change la face des choses.

Hattie ne put s’empêcher de rire.

--Miss Hattie soyez franche; avouez que la femme du Président n’appelle
pas sa cuisinière une dame?

--Mais si; pourquoi pas, je vous prie!

Il se sentit agacé d’avoir produit si peu d’effet.

--Enfin, dit-il, les Américains ne sont pas plus égalitaires que les
autres peuples.

--En voilà une idée! Un titre ne vaut que par le sens que vous lui
attribuez. Admettons que vous substituiez le mot «respectable» au mot
dame, vous comprenez?

--Parfaitement. Au lieu de dire une dame, on dirait une personne
respectable.

--C’est cela. Alors, en Angleterre, les «gens de la haute» n’accordent
pas aux ouvriers l’appellation de messieurs ni de dames?

--Oh! non.

--Et les ouvriers ne se considèrent pas eux-mêmes comme des messieurs ni
des dames?

--Certainement pas.

--Eh bien! si vous employiez un autre mot, il n’y aurait rien de changé.
Les gens chics s’arrogeraient le droit exclusif de s’appeler des gens
respectables, et les ouvriers, par une sorte de modestie, ne prendraient
pas ce titre. Ici, nous n’admettons pas cela. Chacun se considère comme
un monsieur ou une dame et se moque de l’opinion du voisin, pourvu que
ce voisin ne la crie pas trop fort. Il me semble que vous cherchez à
rabaisser vos semblables; c’est précisément ce que nous ne faisons
jamais.

--Voilà, en effet, une distinction à laquelle je n’avais pas pensé.
Pourtant, s’appeler soi-même une dame ne fait pas que...

--Si j’étais vous, je ne continuerais pas.

Howard Tracy se retourna pour voir qui était le nouvel interlocuteur. Il
aperçut un homme trapu, d’une quarantaine d’années, imberbe, aux cheveux
grisonnants; il avait une physionomie intelligente et éveillée, et
portait des habits de travail propres quoique usés. Il venait d’une
pièce contiguë où il avait déposé son chapeau, et tenait à la main une
cuvette fêlée. Hattie la lui prit des mains.

--Je vais vous la remplir. Je vous présente le nouveau pensionnaire, M.
Barrow, M. Tracy. Nous en étions arrivés à un tournant de la discussion
où je commençais à me tordre.

--Merci, Hattie; je venais voir les camarades. Et il s’assit sans façon
sur une vieille malle. J’ai écouté votre conversation avec beaucoup
d’intérêt, dit-il, et je n’aurais pas prolongé la discussion. Vous en
arriviez à conclure que le fait de s’appeler une dame n’implique pas
qu’on en soit une; c’est ce que vous alliez dire. Eh bien! vous vous
heurtiez à une autre objection à laquelle vous n’aviez pas pensé. Qui a
le droit de vous accorder un titre? En Europe, vingt ville personnes sur
des millions d’individus s’attribuent l’épithète ronflante de «messieurs
et de dames»; la grande masse accepte cette appellation, sans s’insurger
contre l’affront qu’elle comporte.

Ici, au contraire, quelques milliers de personnes s’attribuent des
titres, mais la chose n’en reste pas là; les autres, les non-titrés,
protestent et se pavoisent immédiatement des mêmes titres. De cette
façon, tout le monde est content, une égalité réelle se trouve établie,
tandis que de l’autre côté de l’Atlantique l’inégalité règne absolue de
par la volonté de la minorité et le consentement de la majorité.

Dès le début de cette tirade, Tracy, très offusqué, s’était replié sur
lui-même, bien que, depuis des semaines, il se fût entraîné à vivre dans
un milieu essentiellement vulgaire. Il se ressaisit bientôt, et fit
bonne contenance sans se froisser de l’habitude qu’ont les gens du
peuple de se mêler à une conversation sans en être priés. Il n’eut pas
grand mérite cette fois, car cet homme portait en lui quelque chose
d’attrayant; son sourire était très sympathique. Tracy l’aurait même
trouvé charmant si chez lui--bien qu’il s’en défendît--l’égalité des
classes eût existé autrement qu’à l’état de principe; son esprit
l’admettait, mais sa personnalité se révoltait encore à cette idée. En
théorie Barrow était son égal, mais il lui déplaisait de le voir étaler
cette égalité.

--J’espère, dit-il, que tout ce que vous avez dit des Américains est
exact, car j’en ai douté quelquefois. Il semble que l’égalité soit
incompatible avec certains noms distinctifs encore usités dans votre
pays, bien que ces noms aient déjà perdu une partie de leur prestige et
de leur portée, puisqu’ils deviennent la propriété libre de chaque
individu. Je crois d’ailleurs que la différence des classes ne peut
exister qu’avec le consentement général de la masse; jusqu’ici je
m’étais imaginé que les classes élevées s’étaient créées et perpétuées
d’elles-mêmes; elles ne peuvent être perpétuées que par le peuple, ce
même peuple qu’elles méprisent et qui peut, d’un instant à l’autre, les
détruire et se substituer à elles.

--C’est mon avis, il n’y a pas de puissance au monde capable d’empêcher
les trente millions d’Anglais de se créer ducs s’ils le veulent; mais au
bout de six mois ces millions de ducs abandonneront leurs titres. Ils
devraient essayer la chose et je suis bien sûr que la monarchie
elle-même ne survivrait pas à ce coup. Ce serait la lutte du pot de
terre contre le pot de fer, Herculanum contre le Vésuve, et il faudrait
plus de dix-huit cents ans pour déblayer les épaves de ce cataclysme.
Quelle valeur a un colonel dans notre Sud? Aucune, car ils se disent
tous colonels là-bas. Non, Tracy (Tracy ne put retenir un léger
frisson), personne en Angleterre ne vous considérerait comme un
monsieur, vous non plus d’ailleurs; et cette distinction de castes vous
met forcément dans une fausse position; elle finit par passer dans les
mœurs, devient une habitude, une seconde nature. Vous ne vous
représentez pas, n’est-ce pas, le Matterhorn s’enorgueillissant de ce
que vos petites collines d’Angleterre lui font l’honneur de le
connaître!

--Non, pourquoi?

--Eh bien! concevez-vous que Darwin puisse être flatté de ce qu’une
princesse n’ignore pas son nom? C’est si ridicule, qu’on n’ose s’arrêter
à cette pensée. Et cependant ce dieu, ce Memnon fut très flatté du choix
de la statue, il en convient lui-même. Qu’un dieu prostitue ainsi sa
divinité, et la profane, voilà un crime qui ne devrait pas être
possible.

Le nom de Darwin donna à la discussion une tournure littéraire; Barrow
en fut si enthousiasmé qu’il se mit à l’aise pour causer plus
facilement; il se débarrassa de sa veste et s’aperçut à peine de
l’arrivée pourtant tapageuse de ses camarades, qui chantaient et riaient
bruyamment en faisant leur toilette. Puis il fit à Tracy les honneurs de
sa chambre, de sa bibliothèque qui consistait en une simple étagère, et
lui posa quelques questions:

--Quel est votre métier?

--Ma foi! on m’appelle un cowboy, mais c’est de la pure fantaisie, car
je ne professe aucun métier.

--Mais alors de quoi vivez-vous?

--Mon Dieu! je ferais tout ce qu’on voudrait si je trouvais à m’occuper,
mais jusqu’à présent je n’ai rien fait.

--Je pourrais peut-être vous aider, et cela de très bon cœur.

--Je vous en serais bien reconnaissant, car je me sens las de chercher
en vain.

--Il est certain qu’un homme sans métier trouve difficilement du
travail. Il me semble qu’on vous a donné trop d’instruction et qu’on ne
vous a pas appris suffisamment à vous tirer d’affaire. Je me demande
quelle mauvaise inspiration a eue votre père! il vous aurait fallu un
métier. Quoi qu’il en soit, nous nous débrouillerons; nous vous
chercherons quelque chose à faire. Surtout, n’allez pas prendre le mal
du pays, cela gâterait tout. En causant, nous trouverons bien ce qu’il
vous faut, et pour commencer, attendez-moi; nous allons descendre dîner
ensemble.

Tracy se sentait plein de sympathie et de reconnaissance pour cet homme;
il l’aurait volontiers considéré comme un ami, s’il avait pu, à
l’instant même, mettre ses théories en pratique. Cependant sa société
lui plaisait et il se sentait moins découragé; il désirait savoir en
particulier où et comment Barrow avait appris tout ce qu’il savait.



CHAPITRE XII


La cloche du souper sonna pour appeler les pensionnaires; ceux-ci se
ruèrent avec fracas dans l’escalier sans tapis. Les gens du Gotha ne se
rendent pas ainsi à table, et Tracy n’aimait pas autrement le tapage,
digne plutôt d’une réunion d’animaux que d’une assemblée humaine. Il dut
convenir que cette hilarité vulgaire lui causait une certaine répulsion
que seuls le temps et l’habitude pouvaient maîtriser; et il regretta que
la transition eût été aussi brusque; il l’eût souhaitée plus
progressive. Barrow et Tracy suivirent la horde barbare au milieu
d’odeurs variées et nauséabondes où dominait celle du chou: ces odeurs
inoubliables qu’on ne trouve que dans des gargotes d’ordre inférieur et
qui vous prennent à la gorge. Tracy était profondément dégoûté, mais il
ne souffla mot; et il entra dans la salle à manger où une longue table
réunissait les trente-cinq ou quarante pensionnaires. Il s’assit près de
son camarade. Les conversations s’entrecroisaient gaiement d’un bout de
la table à l’autre.

La nappe, des plus grossières, était parsemée de taches de graisse et de
café; les fourchettes et les couteaux à manches en os étaient en fer
battu comme les cuillers; les tasses à thé et à café en faïence épaisse
et incassable. Toute la table donnait une impression de bon marché et
d’une propreté douteuse. Chaque pensionnaire avait à côté de lui un bon
morceau de pain, qu’il paraissait économiser de crainte de n’en recevoir
pas un second. Des raviers étaient disséminés de loin en loin, à la
portée des bras les plus longs, mais aucun des convives n’avait son
beurrier spécial. Le beurre était passable, quoique un peu rance, mais
personne ne semblait y faire attention. Le plat principal se composait
d’un ragoût irlandais, sorte de rata aux pommes de terre, auquel on
avait ajouté les restes de viande des repas précédents: chacun en reçut
une large portion. Il y avait aussi du jambon coupé en tranches minces,
et des hors-d’œuvre de moindre importance: des conserves de la
Nouvelle-Orléans et autres. Le thé et le café, d’une qualité très
inférieure, étaient abondamment distribués, mais le sucre noir et le
lait condensé étaient strictement mesurés: un morceau de sucre et une
cuillerée de lait par personne. Deux négresses faisaient le service
bruyamment et apportaient ce qui ne figurait pas sur la table; la jeune
Puss les aidait; elle distribuait le café, mais elle le faisait plutôt
par amusement que par service. Elle plaisantait avec les uns et les
autres, taquinait les jeunes gens avec esprit, à son avis du moins, et à
celui de son auditoire, qui riait à gorge déployée à chacune de ces
boutades. Elle était évidemment très appréciée du tous et devait
inspirer la gaieté aux uns, la tristesse aux autres suivant les
préférences qu’elle affichait hardiment.

Elle les appelait tous par leur nom, «Billy», «John», «Tom», sans
recourir au mot de monsieur; pour tous elle était «Hattie» ou «Puss».

M. Marsh siégeait à un bout de la table, sa femme à l’autre. C’était un
Américain de soixante ans, qui avait d’ailleurs le type espagnol très
prononcé, avec sa figure basanée, ses cheveux noirs, ses yeux foncés,
indices d’un tempérament ardent et passionné à l’occasion. Son dos voûté
et son visage maigre lui donnaient un aspect maussade; il n’était
évidemment pas l’idéal du joyeux compagnon, et formait un contraste avec
sa femme d’apparence si bonne, si maternelle et si avenante pour tous
ses pensionnaires. On l’appelait tante Rachel et cette familiarité
témoignait en sa faveur. Le regard de Tracy s’arrêta un moment sur un
pensionnaire qui n’avait pas été servi. Il était pâle, d’une pâleur
maladive, qui faisait désirer pour lui un bon repos dans un lit chaud,
et il semblait profondément mélancolique. Les rires et les propos joyeux
glissaient sur lui comme l’eau des vagues sur les rochers. Il levait à
peine la tête et paraissait honteux. Quelques femmes lui lançaient
parfois un regard furtif et craintif, tandis que les plus jeunes lui
témoignaient des yeux leurs sympathies, sans pourtant risquer davantage.
Mais la majorité des hommes n’avait qu’une grande indifférence pour lui
et se souciait fort peu de ses peines et de ses chagrins. Marsh baissait
la tête, mais on voyait briller dans ses yeux un éclair de malice, il
regardait le jeune homme avec une satisfaction évidente. C’était bien
exprès qu’il avait omis de le servir, toute la table le comprenait
d’ailleurs et Mrs Marsh en paraissait très vexée; elle comptait sur un
incident quelconque pour lui permettre de remettre les choses au point,
mais comme son mari ne s’apercevait de rien, elle se décida à lui faire
remarquer que Nat Brady n’avait pas eu de ragoût.

Marsh leva la tête, et avec une politesse affectée:

--Oh! vraiment, dit-il, je le regrette; je ne sais comment j’ai commis
cette étourderie. Toutes mes excuses, monsieur Baxter... Barker, j’étais
distrait, occupé de toute autre chose, je ne sais vraiment pas de quoi.
Mais ce qui me peine, c’est que cet oubli se renouvelle à chaque repas
maintenant, et je compte sur votre indulgence, monsieur Bunker, pour ne
pas m’en vouloir de ces négligences. Elles peuvent porter sur tout le
monde, mais surtout lorsqu’il s’agit d’une personne... comment
dirai-je?... d’une personne qui oublie de payer sa pension depuis trois
semaines. Vous me comprenez, n’est-ce pas? Voici votre portion de
ragoût, je vous l’offre avec plaisir, et j’espère que vous serez
sensible à l’aumône que je vous fais.

Brady rougit jusqu’à la racine des cheveux, mais ne dit rien et se mit à
manger au milieu d’un silence général très embarrassant, car il
comprenait qu’il était le point de mire de tous.

Barrow murmura à l’oreille de Tracy:

--Le vieux n’attendait que cette occasion; il était décidé à ne pas la
rater.

--Le procédé est un peu brutal, répondit-il; puis il se dit, se
proposant de transcrire cette pensée dans son journal.

--Eh bien! dans cette maison où règne l’égalité la plus parfaite de la
plus idéale des républiques, où tous les hommes sont libres, où je ne
suis pas plus que mon voisin, j’ai le premier jour les yeux crevés par
une inégalité flagrante. Quelques-uns parmi les pensionnaires sont
considérés pour une raison ou pour une autre, tandis que ce pauvre
diable est regardé de travers, traité avec indifférence, avec mépris,
abreuvé d’humiliations; la seule chose qu’on lui reproche est d’être
pauvre. L’égalité devrait élever les sentiments; du moins je me le
figurais.

Après le dîner, Barrow lui proposa une promenade. Il avait une raison;
il voulait faire abandonner à Tracy son chapeau de cowboy, car il
prévoyait que ce complément de toilette ne l’aiderait pas à trouver de
l’ouvrage.

--Si j’ai bien compris, commença Barrow, vous n’êtes pas un cowboy?

--Non.

--Mon Dieu! si vous ne me trouvez pas trop indiscret, comment êtes-vous
arrivé à vous procurer ce chapeau?

Tracy, après un moment d’embarras, répondit simplement:

--Eh bien! sans entrer dans tous les détails, je vous dirai simplement
que par suite de circonstances spéciales, j’ai changé de vêtements avec
un étranger, et que je voudrais le retrouver pour lui rendre son bien.

--Alors, comment ne le cherchez-vous pas? Où est-il donc?

--C’est précisément ce que j’ignore; j’ai pensé que le meilleur moyen
serait de continuer à porter ses vêtements, assez extraordinaires pour
attirer l’attention de tous les passants.

--Ah! je comprends. Le costume en lui-même est assez bien et ne tire pas
trop l’œil, bien qu’un peu original. Mais, croyez-moi, supprimez le
chapeau; le propriétaire du costume n’en reconnaîtra pas moins son bien,
et ce chapeau paraît vraiment trop étrange dans un pays civilisé. Jamais
personne ne voudra vous prendre à Washington avec un accoutrement
pareil.

Tracy promit de se procurer un chapeau moins extravagant, et ils
montèrent sur la plate-forme d’un omnibus. A peine la voiture avait-elle
fait quelques mètres que deux hommes, en les apercevant, se mirent à
crier: Le voilà! le voilà!!

C’étaient Sellers et Hawkins, tous deux si contents qu’ils en restaient
pétrifiés et qu’ils n’eurent même pas la force de gagner l’omnibus. Ils
résolurent d’attendre la voiture suivante; mais comme elle tardait à
venir, Washington proposa de héler un fiacre. Le colonel l’arrêta:

--Au fond, dit-il, c’est bien inutile; maintenant que je l’ai
extériorisé, je suis maître de sa volonté et je le ferai venir chez moi
au moment où nous rentrerons.

Ils retournèrent ensuite chez le colonel, transportés de joie et de
bonheur.

Lorsque Tracy eut acheté son chapeau, les deux nouveaux amis rentrèrent
tranquillement à leur pension. La curiosité de Barrow à l’égard de Tracy
était vivement excitée:

--Vous n’avez jamais été dans les montagnes Rocheuses? demanda-t-il.

--Non.

--Ni dans la Plaine?

--Non.

--Êtes-vous ici depuis longtemps?

--Depuis quelques jours seulement.

--Vous n’étiez jamais venu en Amérique avant?

--Non.

Alors Barrow pensa en lui-même: Quelles formes étranges peut prendre le
sentiment romanesque de certaines gens! Voilà un jeune homme qui a lu en
Angleterre des histoires de cowboys et des récits d’aventures! Il
arrive, achète vite un costume et s’imagine pouvoir se faire passer pour
un cowboy malgré son inexpérience. Puis, dès qu’il voit que sa
combinaison ne réussit pas, il est tout penaud et y renonce. Son
histoire d’échange de vêtements est une pure invention pour s’excuser;
il n’y a pas à s’y méprendre. De plus il est jeune, n’a jamais rien vu,
ne connaît rien de la vie. Ce doit être un rêveur. Peut-être a-t-il eu
raison d’employer un subterfuge, mais en tout cas, son choix était
bizarre.

Tous deux restaient absorbés dans leurs pensées; Tracy soupira et dit:

--Monsieur Barrow, le cas de ce jeune homme me préoccupe.

--Vous pensez à Nat Brady?

--Oui, Brady ou Baxter, je ne sais pas bien; le vieux patron l’a appelé
de différents noms.

--Oh! oui, il lui donne tous les noms possibles depuis qu’il se fait
tirer l’oreille pour payer sa pension. Il aime ce genre de plaisanterie
et se croit plein d’esprit.

--Eh bien! d’où viennent les difficultés de Brady? qui est-il? que
fait-il?

--Brady travaillait dans une mine d’étain; il n’a jamais chômé jusqu’au
jour où il est tombé malade et a dû cesser. Avant cela, on l’aimait
beaucoup dans la maison et le vieux avait pour lui une grande sympathie,
mais vous savez comme moi que lorsqu’on homme perd son métier et, par
suite, ses moyens de subsistance, on le considère d’un œil tout
différent.

--Vraiment?

Barrow regarda Tracy avec étonnement.

--Mais certainement. Vous ne l’ignorez pas, je pense? Ne savez-vous pas
que le cerf blessé est toujours achevé par ses camarades?

Tracy pensa en lui-même, en frissonnant de dégoût: oui, dans une
république où tous sont égaux et où l’insuccès est un crime, les gens
prospères oppriment les faibles jusqu’à les faire mourir. Puis il dit
tout haut:

--Dans cette pension, si l’on vivait en bonne intelligence et en vraie
camaraderie, au lieu de se jalouser on devrait s’entr’aider.

--Que voulez-vous, répondit Barrow, c’est la nature humaine. On n’aime
plus Brady depuis qu’il est dans la peine, on lui tourne le dos; lui
personnellement n’a pas varié; il reste ce qu’il était, il a toujours sa
bonne nature, mais sa présence devient une gêne pour les autres. Ils
sentent qu’ils devraient lui venir en aide, et comme ils sont trop
avares pour cela, ils ont honte d’eux-mêmes (et avec raison); c’est pour
ce seul motif qu’ils en veulent à Brady; sa présence est pour eux un
perpétuel remords. C’est très humain: cela arrive constamment et
partout; ce qui se passe dans cette maison qui n’est, somme toute,
qu’une infime partie du monde extérieur, se passe ailleurs, croyez-le
bien. On est toujours choyé dans la prospérité; survienne l’adversité et
vos amis ont vite fait de vous tourner le dos.

Les purs et nobles principes de Tracy étaient singulièrement ébranlés;
et il se demandait avec un commencement d’angoisse s’il n’avait pas
commis une grosse erreur, en jetant au vent les biens qu’il possédait
pour prendre le chemin tortueux et difficile des miséreux. Mais il ne
voulut pas s’abandonner à ces pensées; il les chassa énergiquement de
son esprit et prit la forme résolution de suivre la voie qu’il s’était
tracée.

Extraits de son journal:

«Me voici depuis plusieurs jours dans cette ruche bizarre; je ne sais
pas trop que penser de tous ces gens. Ils ont certainement du mérite,
mais leurs habitudes et leurs caractères sont difficiles à comprendre et
à apprécier. Dès que j’ai arboré mon nouveau chapeau, j’ai pu remarquer
en eux un changement d’attitude: le respect qu’ils me témoignaient a
disparu pour faire place à une camaraderie qui frise la familiarité; je
ne puis m’y habituer, quoi que je fasse. Leur familiarité dépasse
vraiment les bornes permises et va jusqu’à l’impertinence. Je pense que
je m’y accoutumerai; j’ai accompli mon vœu le plus cher, celui d’être un
homme parmi les hommes, l’égal de Tom, Dyck et Harry: pourtant ce n’est
pas absolument ce que j’avais rêvé et... j’ai le mal du pays, je suis
obligé de le reconnaître. Une autre chose qui me manque terriblement (je
dois le confesser aussi) c’est le respect avec lequel j’ai toujours été
traité en Angleterre et dont, il me semble, je ne puis me passer. Le
luxe, la fortune et les serviteurs qui m’entouraient ne me manquent
nullement seul ce manque de déférence me choque terriblement. Et
pourtant il y a ici deux hommes à qui l’on témoigne du respect; l’un est
un plombier retiré, homme d’âge moyen, d’aspect imposant et dont on
recherche les bonnes grâces. Il est très solennel, s’écoute parler un
anglais détestable; on le considère comme un oracle dès qu’il ouvre la
bouche à table; pas un de tous ces chiens au chenil n’oserait
l’interrompre. L’autre personnage est un agent de police; il représente
le Gouvernement. Ces deux individus sont aussi respectés et considérés
qu’un duc en Angleterre. Les marques extérieures de ce respect diffèrent
peut-être par la forme, mais on leur témoigne une déférence qui frise
l’obséquiosité.

«Il semble que dans une république où tous se disent libres et égaux la
prospérité et le succès soient les seuls dispensateurs de la
considération publique.»



CHAPITRE XIII


Les jours se succédaient tristes et monotones, car Barrow, malgré tous
ses efforts, ne trouvait pas de travail pour Tracy. Chaque fois qu’il se
présentait, on lui demandait à quel corps de métier il appartenait et
Tracy était obligé de répondre qu’il n’appartenait à aucun.

--Eh bien! il m’est impossible de vous prendre; mes ouvriers me
quitteraient si j’en employais un qui ne fasse pas partie de leur
corporation.

Tracy eut enfin une bonne inspiration, celle de s’affilier à une
association d’ouvriers.

--Parfait, dit Barrow, votre succès sera assuré... si vous pouvez y
arriver.

--Si je peux? Est-ce donc si difficile?

--Mon Dieu! oui, quelquefois c’est difficile, très difficile; mais vous
pouvez toujours essayer.

Alors il se mit à l’œuvre, mais là encore il échoua. Partout il était
éconduit; on lui conseillait de retourner dans son pays et de ne pas
venir voler le pain des honnêtes gens chez eux. Tracy commençait à voir
la pénurie de sa position, son découragement grandissait et la
préoccupation de son avenir le glaçait d’horreur. Décidément,
pensait-il, il existe ici une aristocratie de situation, une
aristocratie basée sur le succès, une aristocratie qui comporte des
castes. Malheureusement je n’appartiens à aucune d’elles. Je suis un
«outsider». Il était si malheureux et se sentait tellement déprimé par
les événements qu’il avait à peine le courage d’assister le soir aux
ébats de ses camarades. Au début, il s’était amusé de leurs jeux pendant
qu’ils se détendaient les nerfs après une journée de travail fatigant,
mais son esprit préoccupé ne pouvait plus les supporter et il lui
semblait que sa dignité en souffrait. Ils criaient, chantaient,
couraient comme des animaux échappés de leurs cages, et ils l’invitaient
toujours à partager leurs jeux, l’appelant familièrement «Johnny Bull».
Il avait d’abord supporté gaiement la plaisanterie, mais peu à peu il
leur montra par son attitude que leurs manières lui déplaisaient; à leur
tour ils changèrent leur attitude à son endroit. On ne l’avait jamais
aimé, il n’avait jamais été populaire; on le supportait tant bien que
mal; à présent l’aigreur se manifestait à son égard: il leur devenait
antipathique. Et sa situation prenait d’autant plus mauvaise tournure
qu’il ne trouvait pas d’ouvrage et ne pouvait se faire recevoir dans
aucune corporation. Les coups d’épingle directs ne lui furent pas
épargnés; il devenait clair qu’une seule chose le protégeait, contre les
insultes personnelles: c’était sa force musculaire. Tous ces jeunes gens
le voyaient chaque matin, après sa douche froide, faire des exercices
d’assouplissement, et ils en avaient conclu qu’il devait être très
adroit et d’une force athlétique. Il n’en était pas moins agacé de
constater qu’on ne respectait en lui que la vigueur musculaire. Un soir
qu’il rentrait chez lui, il entendit une douzaine de ses camarades rire
et plaisanter bruyamment; puis, à sa vue, un silence de mort des plus
désobligeants se produisit.

--Bonsoir, Messieurs, dit-il en s’asseyant.

Pas de réponse. Le sang affluait à ses tempes, mais il fit un violent
effort pour se contenir. Il resta là un moment, se leva et s’en alla.

A peine était-il parti qu’il entendit un éclat de rire général. Il
grimpa sur le toit, espérant que l’air frais du dehors lui rendrait du
sang-froid; il rencontra là-haut le jeune mineur plongé dans ses
réflexions; il lia conversation avec lui. Ils avaient bien des points
communs: impopularité, misère, et leur infortune pouvait leur servir de
trait d’union.

Mais les mouvements de Tracy avaient été épiés; et, quelques minutes
plus tard, ses persécuteurs arrivèrent lentement sur le toit et se
promenèrent de long en large d’un air benêt. Puis ils firent des
remarques désobligeantes, qui visaient tantôt Tracy, tantôt le mineur.
Cette bande était menée par un garçon trapu, à cheveux rasés, appelé
Allen, toujours prêt, à table comme ailleurs, à lancer des quolibets et
qui se montrait particulièrement hostile à Tracy. Il y eut d’abord des
chuchotements, puis des sifflements, des plaisanteries, et des allusions
trop directes pour ne pas les reconnaître.

--Combien faut-il pour faire une paire?

--Généralement il en faut deux; mais quelquefois il n’y a pas assez
d’étoffe avec deux pour une paire complète.

Rire général.

--Que disiez-vous des Anglais tout à l’heure?

--Oh! rien, les Anglais sont très bien, seulement je...

--Que disiez-vous d’eux?

--Je disais seulement qu’ils ont un bon estomac.

--Meilleur que d’autres?

--Oh! oui, bien meilleur!

--Que digèrent-ils donc mieux?

--Les injures!

Nouveau rire général.

--On a de la peine à les amener à se battre, n’est-ce pas?

--Non; ce n’est pas difficile.

--Vraiment?

--Non, ce n’est pas difficile; _c’est impossible_.

Nouvelle hilarité générale.

--Celui-ci n’a pas de sang dans les veines, pour sûr!

--Ce n’est pas étonnant.

--Pourquoi?

--Vous ne savez donc pas le secret de sa naissance?

--Non; y a-t-il un secret?

--Mais certainement.

--Quel est donc ce secret?

--Son père était colporteur de cire.

Allen se rapprocha de Tracy et du jeune mineur et demanda à ce dernier:

--Le temps ne vous dure pas trop sans amis?

--Non; pas autrement.

--Vous vous trouvez bien ainsi?

--Cela suffit à mon bonheur.

--Un bon ami est précieux quelquefois comme défenseur, vous savez.
Qu’arriverait-il, dites-moi, si j’arrachais votre cape et vous donnais
un soufflet?

--Je vous prie de me laisser tranquille, monsieur Allen; je ne vous fais
rien.

--Répondez-moi. Qu’arriverait-il?

--Ma foi! je n’en sais rien.

--Laissez ce garçon, répondit Tracy d’un ton calme et résolu; je le
sais, moi, ce qui arriverait.

--Oh! vraiment? Amis, voilà Johnny Bull qui offre de nous répondre.
Voyons un peu!

Il fit voler la cape du jeune homme et lui appliqua un soufflet; mais
avant d’avoir pu demander son reste, il reçut la réponse et se trouva
étendu de tout son long sur le toit. On cria, on se bouscula.

--Faites un cercle! faites un cercle! et commençons la lutte; nous
allons voir ce que ce galopin sait faire.

On dessina un cercle à la craie sur le toit et Tracy se sentit aussi
fier de se battre contre cet ouvrier que s’il avait eu un prince pour
adversaire. Au fond, il en était un peu surpris lui-même, car malgré
toutes les théories qu’il professait depuis un certain temps, il ne se
serait jamais cru le courage de se mesurer avec un individu aussi commun
que cet ouvrier. En quelques instants les fenêtres et les toits du
voisinage furent remplis de curieux; les hommes se rangèrent et la lutte
commença. Mais Allen n’arrivait pas à la cheville du jeune Anglais, qui
lui était bien supérieur en force et en adresse. Il mesurait à peu près
ses distances, mais à peine debout il retombait à terre, aux
applaudissements frénétiques des spectateurs. Enfin on dut l’aider à se
relever et Tracy refusa de l’humilier plus longtemps. Le combat était
terminé. Des camarades emportèrent Allen très endommagé, le visage tout
contusionné et sanglant, tandis que Tracy se vit entouré, acclamé et
félicité par les autres qui le remercièrent d’avoir rendu service à la
pension en clouant le bec à cet Allen toujours prêt à railler et à
injurier tous ses camarades.

Tracy était devenu maintenant un héros très populaire. On l’avait
acclamé avec enthousiasme. Mais autant il avait souffert du mépris de
ses camarades, autant maintenant leurs acclamations et leurs basses
platitudes lui répugnaient. Il se sentait blessé dans son amour-propre
sans pouvoir toutefois analyser à fond ce sentiment, et il éprouvait un
profond déshonneur en pensant qu’il s’était donné en spectacle sur un
toit à des gens aussi vulgaires. Mais cette considération ne lui suffit
pas et il éprouva le besoin d’écrire dans son journal qu’il était tombé
plus bas que l’enfant prodigue; celui-ci gardait les cochons, mais il
n’était pas leur camarade.

Cependant un remords le prit et il ajouta: «Tous les hommes sont égaux;
je ne renierai pas mes principes, tous les hommes se valent.»

Tracy était devenu, décidément, très populaire. Tout le monde lui savait
gré d’avoir réduit Allen à un silence relatif, car depuis cet incident
il se contentait de faire des menaces sans les exécuter. Les jeunes
filles, elles aussi, environ une douzaine, lui témoignèrent leurs bons
sentiments; Hattie, en particulier, se montra pleine d’attentions à son
égard et lui fit même des déclarations.

--Vous êtes tout à fait charmant, lui dit-elle avec minauderie.

--Très flatté de votre opinion, miss Hattie, répondit Tracy.

--Ne m’appelez donc pas miss Hattie, appelez-moi Puss.

Pour le coup il avait la grande cote dans la maison! Tracy ne pouvait
rêver mieux, car cette déclaration consacrait définitivement sa
popularité.

Il faisait bonne contenance, mais dans son for intérieur il était dévoré
de chagrin et de désespoir.

Il savait bien qu’il était à bout de ressources. Son sommeil était
troublé des rêves les plus effrayants. Qu’allait-il devenir? Il
regrettait de n’avoir pas gardé un peu plus d’argent de l’inconnu. Une
pensée unique le poursuivait, le hantait: Qu’allait-il devenir?

Il se prenait alors à regretter de ne pas s’être contenté de sa
situation de duc, d’avoir voulu mieux et de n’avoir pas su se rendre
utile en conservant son rang. Mais il refoulait ces pensées tant qu’il
le pouvait; elles l’assaillaient de nouveau et chaque fois il s’irritait
de n’être pas plus maître de lui. Cette constatation le peinait plus
encore que le sentiment de sa misère; elle l’empêchait de dormir autant
que les ronflements grossiers de ces rudes travailleurs; alors écœuré,
dégoûté, il se levait vers deux ou trois heures du matin et montait sur
le toit y chercher quelquefois un sommeil réparateur. En même temps que
le sommeil, l’appétit s’en allait, et la vie semblait perdre tout
intérêt pour lui. Enfin un jour, pris d’un accès de désespoir plus
violent que les autres, il se dit--tout en rougissant à cette idée--: Si
mon père savait mon nom américain, il... Mon Dieu! mon devoir serait de
le lui dire. Je n’ai pas le droit d’attrister ses jours et ses nuits; il
me suffit d’empoisonner ma propre vie. Oui, il faut qu’il connaisse mon
nom américain. Et il rédigea dans sa tête le télégramme suivant.

«Je m’appelle en Amérique Howard Tracy.»

Cette révélation ne l’engageait à rien. Son père le comprendrait comme
il le voudrait: sans aucun doute, il y verrait une attention délicate et
affectueuse de la part de son fils; puis, continuant ses rêvasseries:

--Ah! se disait-il, si mon père me demandait de revenir, je... je... ne
pourrais pas lui obéir. Ne me suis-je pas imposé une mission à laquelle
je ne peux renoncer sans lâcheté? Non, non, je ne pourrais pas
rentrer...

Après quelques instants de pause, il reprit:

--Mon Dieu! peut-être devrais-je faire la part des circonstances? Mon
père est âgé; qui sait s’il n’a pas besoin de moi pour le soutenir à la
fin de sa vie? Il faut que je réfléchisse; au fond, ce ne serait pas
bien de rester ici; je devrais... oui, je devrais lui écrire quelques
mots, lui donner ce petit plaisir. Et puis, peut-être me dira-t-il de
revenir!--Encore une pause:--Et cependant, s’il me l’écrivait, je ne
sais vraiment pas... Pourtant le souvenir du «home» est si doux!
N’est-on pas excusable de désirer quelquefois le retrouver?

Il entra dans un bureau du télégraphe et alla au premier guichet,
réservé, prétendait Barrow, aux gens que l’on croit être des inférieurs;
on vous y traite, disait-il, avec un profond mépris jusqu’à ce qu’on
découvre que vous êtes des gens de marque; alors on devient pour vous
d’une politesse outrée. Il y avait à ce guichet un jeune homme de
dix-sept ans, occupé à lacer ses chaussures, le pied sur une chaise et
le dos tourné au public. Sans bouger, il regarda par-dessus son épaule,
toisa Tracy et continua son opération.

Tracy acheva d’écrire son télégramme et attendit, mais en vain; le jeune
homme ne se décidait pas à regagner sa place.

Impatienté, Tracy lui demanda:

--Voulez-vous prendre mon télégramme?

L’autre regarda de nouveau de côté en ayant l’air de dire:

--Ne pouvez-vous donc pas attendre?

Enfin son soulier lacé, il arriva, lut la dépêche et regarda Tracy très
étonné, avec une expression de respect que Tracy ne rencontrait plus
depuis longtemps; aussi se demanda-t-il, si ce jeune bureaucrate lui
témoignait une réelle déférence.

Le télégraphiste lut l’adresse à haute voix, avec une expression de
satisfaction sur son visage.

--Duc de Rossmore! Mâtin! Vous le connaissez?

--Oui.

--Vraiment? Et il vous connaît?

--Mais oui.

--Diable! Et il vous répondra?

--Je le crois.

--Êtes-vous sûr? Où vous enverrai-je sa réponse?

--Oh! nulle part; je passerai la prendre. Quand pensez-vous que je doive
revenir?

--Oh! je n’en sais rien; je vous l’enverrai, mais où? laissez-moi votre
adresse pour que je vous l’envoie dès que je l’aurai.

Mais Tracy ne voulut pas de cet arrangement: il venait de gagner le
respect et l’admiration de ce jeune homme, et il ne voulait pas, en lui
donnant l’adresse de sa pension, perdre en un instant sa considération;
il répéta donc qu’il reviendrait prendre sa dépêche et partit.

Il flâna tout en réfléchissant.

--Après tout, pensait-il, la considération vous fait toujours plaisir;
j’ai conquis le respect d’Allen et de quelques autres en infligeant une
brossée au premier. Quoique ce sentiment caresse l’amour-propre, le
respect dû à une ombre, à un vestige, paraît plus agréable encore. Il
n’y a certes aucun mérite à correspondre avec un duc, et cependant
l’attitude de ce jeune homme m’inspire de ce chef une certaine fierté.

Le télégramme était parti! Cette idée seule le combla de joie; il
marchait allègrement, le cœur content. Il mit de côté tout respect
humain et s’avoua à lui-même qu’il éprouvait une grande satisfaction à
renoncer à son expérience et à retourner chez lui. L’attente de la
réponse de son père le rendait très nerveux. Il se promena une heure, en
faisant les cent pas pour tuer le temps, sans s’intéresser à ce qu’il
voyait autour de lui, puis il retourna au télégraphe, demander si la
réponse était arrivée.

--Oh! non, lui répondit l’employé en regardant la pendule, «et je ne
crois pas que vous la receviez aujourd’hui».

--Pourquoi pas?

--Mais... parce qu’il est déjà tard. On ne sait pas toujours où trouver
les gens à l’autre bout du câble, et vous voyez d’après l’heure d’ici
l’heure qu’il est là-bas.

--Oui, c’est vrai, dit Tracy, je n’y avais pas pensé.

--Six heures ici; il doit être dix heures et demie ou onze heures
là-bas. Oh! sûrement vous n’aurez pas la réponse ce soir.



CHAPITRE XIV


Tracy rentra dîner. Les odeurs de la salle à manger lui parurent plus
désagréables et nauséabondes que jamais, et l’idée qu’il n’en
souffrirait plus longtemps le remplit de joie. A la fin du repas, il ne
savait plus s’il avait mangé ou non; dans tous les cas, il n’avait rien
entendu des conversations, tant il était absorbé dans ses pensées. Son
cœur battait vite, et son esprit le transportait bien loin, dans la
somptueuse habitation de son père qui ne lui inspirait plus aucun
mouvement de révolte; le laquais habillé de velours, cet indice vivant
de l’inégalité des castes, n’excitait plus son indignation.

--Venez avec moi, lui dit Barrow après le dîner. Je vous invite à une
soirée charmante.

--Parfait; et où allez-vous?

--A mon cercle.

--Quel cercle?

--Le club des ouvriers mécaniciens.

Tracy tressaillit, mais il n’avoua pas qu’il y avait déjà été, et le
souvenir de sa soirée à ce cercle ne l’enchantait nullement. Les
théories qui l’avaient enthousiasmé lors de sa première visite au club
n’avaient déjà plus d’attrait pour lui, et il envisageait une seconde
visite sans le moindre plaisir. En somme, il était un peu honteux d’y
retourner; il lui était désagréable de revoir sous un jour défavorable
tous ces gens qu’il avait portés au pinacle la première fois, aussi
préférait-il s’abstenir d’y retourner. Il lui sembla que tout ce qu’il y
entendrait viendrait contre-carrer ses idées actuelles, et il aurait
bien voulu s’excuser, mais il n’osait, de peur de laisser soupçonner à
Barrow son état d’âme; alors il se décida à l’accompagner, se promettant
de partir à la première occasion.

Lorsqu’on eut indiqué le programme de la séance, l’orateur annonça que
la discussion porterait sur la dernière conférence: «La Presse
américaine»; mais cette annonce assombrit le disciple malgré lui, en lui
rappelant trop de souvenirs. Il aurait souhaité un autre thème; mais les
débats commencèrent aussitôt, et il n’eut qu’à écouter en silence.

L’un des assistants à qui fut donnée la parole--un forgeron du nom de
Tompkins--reprocha à tous les souverains et grands seigneurs leur
égoïsme et leur cynisme, eux qui détiennent des dignités qu’ils n’ont
jamais acquises; il ajouta que les héritiers de ces aristocrates ne
devraient pas oser regarder leurs semblables en face. N’ont-ils pas
honte, en effet, de bénéficier de titres, de propriétés, de privilèges
aux dépens des autres, de détenir malhonnêtement des biens qui sont
autant de vols ensevelis dans le passé. Il y a là un préjudice énorme
causé au peuple. S’il y avait ici un lord ou un fils de lord, dit-il, je
voudrais discuter la question avec lui et tâcher de le convaincre de
l’infamie de sa situation; je chercherais à lui ouvrir les yeux en le
persuadant de prendre dans le monde une place égale à celle du commun
des mortels, de gagner le pain qu’il mange, et de n’attacher aucune
importance au respect qu’on accorde à sa valeur artificielle. Je lui
prouverais qu’un homme est le fils de ses œuvres, de son propre mérite.

Tracy paraissait suivre avec un intérêt croissant le discours qui
s’adressait, on ne peut mieux, à lui-même et à ses amis d’Angleterre.
Chacune de ces paroles pesait lourdement sur la conscience de Tracy; il
écoutait haletant. La compassion de cet homme pour ces millions
d’Européens enchaînés et esclaves, molestés par une infime catégorie de
privilégiés qui leur barraient la route, cette compassion, combien ne
l’avait-il pas éprouvée lui-même? Cette pitié manifestée par cet homme
n’était-elle pas l’écho de celle qui sommeillait au fond de son cœur et
qui montait à ses lèvres lorsqu’il songeait à ces malheureux opprimés?

Le retour se fit dans un silence de mort, silence parfaitement en
rapport avec les réflexions de Tracy; il n’aurait d’ailleurs voulu le
rompre sous aucun prétexte, malgré le frisson que lui causaient ses
pensées.

--Quels arguments irréfutables! se disait-il; quel égoïsme vil et
dégradant de détenir des honneurs auxquels on a si peu de droits! et
comme...

--Quel discours absurde nous a fait ce Tompkins! s’écria Barrow.

Ces quelques mots tombèrent, comme un baume adoucissant sur l’âme
meurtrie de Tracy; ils atténuaient un peu la honte qu’il éprouvait, tout
en calmant ses remords de conscience.

--Montez chez moi fumer une pipe, continua Barrow.

Tracy, qui prévoyait cette invitation, avait préparé un refus; mais il
était trop content maintenant de l’accepter. Était-il vraiment possible
de réfuter point par point cette dissertation navrante? Il avait hâte
d’entendre Barrow, et comme il savait le moyen de le mettre sur ce
sujet, il entama la discussion en ayant l’air d’approuver le discours.

--Que reprochez-vous à Tompkins? lui demanda-t-il.

--Oh! simplement ceci, de n’avoir pas tenu compte du facteur principal,
je veux dire la nature humaine; et de demander à un homme de faire ce
qu’un autre ne ferait pas.

--Vous voulez dire que...

--Voici; c’est bien simple. Tompkins est un forgeron; il a une famille à
soutenir; il gagne beaucoup et travaille encore plus, car les alouettes
ne vous tombent généralement pas toutes rôties dans la bouche. Eh bien!
supposons que par la mort d’un riche Anglais, il devienne duc avec cinq
cent mille dollars de revenus, que ferait-il?

--Mon Dieu! je suppose qu’il refuserait...

--Ah! vraiment! Il les prendrait au plus vite.

--Vous le croiriez capable de cela?

--Si je le crois? Mais j’en suis sûr!

--Pourquoi?

--Pourquoi? Parce qu’il n’est pas un imbécile.

--Alors vous croyez que s’il était un imbécile...?

--Imbécile ou non, il prendrait l’héritage; et tout le monde en ferait
autant. Moi, qui vous parle, tout le premier.

Ces paroles produisirent l’effet d’un baume réconfortant sur la
conscience meurtrie de Tracy.

--Mais je vous croyais l’ennemi de la noblesse?

--De la noblesse héréditaire, oui; mais ça ne fait rien. Je suis
l’ennemi des riches, mais si on m’offrait leurs biens...

--Vous les prendriez?

--Oui, et j’endosserais toutes leurs charges et leurs responsabilités.

Tracy réfléchit et reprit:

--Je ne comprends pas bien votre raisonnement. Vous vous déclarez
hostile à la noblesse héréditaire, et cependant si vous en aviez
l’occasion, vous...

--Je m’accorderais un titre avec toutes ses charges, oui; et il n’y a
pas un membre de ce club qui n’en ferait autant; pas un avocat, ni un
médecin, ni un éditeur, ni un auteur, ni un chaudronnier, ni un
fainéant, ni un président de comité; non, pas un homme dans tous les
États-Unis ne laisserait échapper une occasion pareille.

--Excepté moi, objecta Tracy doucement.

--Excepté vous??...

Barrow put à peine répéter ces mots, tant son indignation paraissait
grande. Il ne trouvait plus rien à dire; pas une syllabe ne sortait de
sa gorge. Il se leva, dévisagea Tracy d’un air outré, et répéta:
«Excepté vous??» Puis il le regarda de nouveau de la tête aux pieds, ne
trouvant pas d’autre moyen d’exprimer sa colère: «Excepté vous!!» Enfin,
il s’affala sur une chaise avec un air profondément dégoûté et écœuré.

--Il s’échine, dit-il, à trouver un travail dont un chien ne voudrait
pas, et il veut nous faire croire que si on lui offrait un héritage, il
le refuserait! Tracy ne recommencez pas ces plaisanteries; ma santé,
très ébranlée récemment, ne supporterait plus un choc pareil.

--Mon Dieu! je ne voulais pas plaisanter comme vous le croyez, Barrow.
Je voulais dire seulement que si un héritage s’offrait à moi un jour...

--Ma foi... je ne me préoccuperais pas de cela, à votre place; je vous
assure que je pourrais résoudre la question pour vous; êtes-vous d’une
autre essence que moi?

--Mon Dieu!... non.

--Êtes-vous meilleur?

--Oh!... certainement pas.

--Êtes-vous aussi bon? Allons?

--Mon Dieu!... Je... la vérité est que vous me prenez tellement à
l’improviste...

--A l’improviste? Ma question est bien simple. Voyons! comparons-nous
simplement au point de vue valeur; vous conviendrez, je pense, qu’un bon
ouvrier en chaises qui gagne ses vingt dollars par semaine, qui a une
certaine expérience de la vie, de ses ennuis, de ses vicissitudes, est
tant soit peu supérieur à un jeune homme comme vous, qui ne sait rien
faire, ne peut gagner sa vie d’une manière assurée, n’a aucune
expérience et ne sait que ce qu’il a lu dans les livres; allons, si moi
je ne faisais pas fi d’un héritage, de quel droit le dédaigneriez-vous,
s’il vous plaît?

Tracy dissimula sa joie tout en remerciant intérieurement Barrow de sa
dernière remarque. Mais une pensée surgit à son esprit, et il répondit
avec chaleur:

--Écoutez: je ne parviens pas à saisir vos théories, vos principes, si
ce sont réellement des principes. Vous êtes tout à fait inconséquent
avec vous-même. Vous êtes hostile, dites-vous, à l’aristocratie, et
cependant vous accepteriez un duché si vous le pouviez. Dois-je donc
croire que vous ne blâmez pas un duc qui conserve sa position?

--Certainement non.

--Et vous ne blâmeriez ni Tompkins, ni moi d’accepter un héritage?

--Certainement non.

--Alors qui blâmeriez-vous?

--La nation entière, la masse d’un peuple qui tolère l’infamie,
l’outrage d’une noblesse héréditaire à laquelle elle n’aura jamais
accès.

--Allons, vous vous perdez dans des subtilités qui ne constituent pas
des distinctions.

--Non, certes; j’y vois très clair. Si je pouvais abolir un régime
aristocratique en refusant les privilèges qu’il comporte, je serais un
gredin de les accepter sans chercher à renverser ce régime.

--Je crois que je commence à vous comprendre et à saisir votre idée.
Vous ne blâmez pas les quelques privilégiés qui se cramponnent au
bien-être des manoirs dans lesquels ils ont été élevés; vous en voulez à
la masse inepte et toute puissante d’une nation qui tolère l’existence
de ces demeures?

--C’est cela! c’est cela! A force de réfléchir, vous arrivez à voir
clair.

--Merci!

--Ne me remerciez pas. Si vous m’en croyez, suivez mon conseil: lorsque
vous retournerez dans votre pays, si vous trouvez la nation prête à
abolir ces distinctions infâmes, donnez-lui un coup de main; mais si
elle n’en est pas là, et qu’il vous tombe un héritage sur la tête, ne
faites pas l’imbécile... prenez-le.

Tracy lui répondit très sérieusement et avec conviction:

--Aussi vrai que je suis là, je le ferai.

Barrow se mit à rire.

--Je n’ai jamais vu un garçon comme vous. Je commence à vous croire
vraiment doué d’une riche imagination. Avec vous, le rêve le plus
abracadabrant devient une réalité, on finirait par croire que vous
trouveriez tout naturel d’hériter d’un duc.

Tracy rougit, Barrow continua:

--Un duché! oh, oui, prenez-le si on vous l’offre; mais, en attendant,
cherchons une situation plus modeste. Si vous trouvez une place de
surveillant chez un charcutier à sept ou huit dollars par semaine,
renvoyez votre héritage aux calendes grecques, et ne lâchez pas votre
place.



CHAPITRE XV


Tracy dormit plus tranquille. Il avait entrepris une mission très belle
(il en était fier d’ailleurs) et avait dû lutter contre des obstacles
imprévus; s’il n’en sortait pas victorieux, ce n’était certainement pas
à sa honte. Vaincu par les événements, il avait le droit de se retirer
avec les honneurs de la guerre, et de retourner chez lui la tête haute
pour reprendre son rang dans la société. Pourquoi pas, après tout,
puisque le fabricant de chaises, enragé socialiste, le ferait lui-même?
La conscience de Tracy se sentit considérablement allégée.

Il se réveilla plus satisfait qu’il ne l’avait été depuis longtemps et
impatient de recevoir son télégramme. Né aristocrate, devenu
accidentellement démocrate, il retournait à son premier état. Il fut
tout émerveillé en constatant que ce changement n’était pas un rêve, une
utopie aussi creuse que celles dont il se nourrissait l’esprit depuis
longtemps; s’il avait pu observer lui-même, il aurait remarqué que son
maintien avait pris un je ne sais quoi de fier.

Il descendit, et en entrant dans la salle à manger, il aperçut Marsh,
dans la demi-clarté du hall, qui du doigt lui faisait signe d’approcher.
Tracy se sentit rougir et il lui demanda avec un air de majesté
offensée:

--C’est moi que vous appelez?

--Oui.

--Pourquoi?

--Je veux vous parler en particulier.

--Vous pouvez me parler ici.

Marsh parut étonné et pas autrement satisfait; il s’approcha:

--Oh! dit-il, vous préférez que ce soit en public? Ce n’est pas dans mes
habitudes.

Les pensionnaires se groupèrent, très intrigués par le dialogue.

--Eh bien! parlez, dit Tracy, que voulez-vous?

--N’avez-vous pas oublié quelque chose?

--Moi, mais non... pas que je sache.

--Vraiment?... Réfléchissez un instant.

--Je ne saisis pas ce que vous voulez dire; au lieu de me faire perdre
mon temps, veuillez aller droit au fait.

--Eh bien! répondit Marsh en élevant la voix, puisque vous voulez que je
vous le dise en public, vous avez oublié de payer votre pension hier.

En effet, cet héritier d’une fortune d’un million de rentes avait si
bien rêvassé qu’il en avait oublié cette misérable somme de deux ou
trois dollars; comme châtiment, on le lui jetait à la face devant tous
ces gens qui paraissaient déjà se réjouir de sa situation embarrassée.

--C’est tout? Tenez, voici votre argent et soyez rassuré.

Tracy porta la main à sa poche avec un mouvement de colère... mais il
n’y trouva rien. Le rouge lui monta au visage. Les autres le regardaient
en souriant d’un air narquois. Après une courte pause, il reprit:

--J’ai... j’ai été volé.

Les yeux du vieux Marsh jetèrent des éclairs.

--Volé? dites-vous. Volé? c’est votre excuse? cela ne prend plus: c’est
trop vieux. Vous me servez la rengaine de tous ceux qui ne trouvent pas
d’ouvrage quand ils en cherchent et qui ne le veulent pas quand ils en
trouvent. Au tour de M. Allen, maintenant; qu’on me l’appelle au plus
vite; il a oublié, lui aussi, de payer sa pension hier soir; je
l’attends.

Une des négresses descendit en grande hâte, la figure bouleversée:

--M. Allen a disparu.

--Quoi? disparu?

--Oui, monsieur, disparu et il a emporté tout ce qu’il pouvait,
jusqu’aux serviettes et au savon.

--Tu mens, négresse.

--C’est comme je vous le dis, monsieur; il a pris aussi les chaussettes
de M. Sumner et la chemise de M. Taylor.

Marsh, furieux, se tourna vers Tracy.

--Et maintenant, dites-moi quand vous me payerez?

--Mais... aujourd’hui, puisque vous êtes si pressé!

--Aujourd’hui? Vraiment! C’est dimanche et vous n’avez pas d’ouvrage.
J’aime assez cette réponse. Allons, dites-moi un peu où vous trouverez
l’argent?

Tracy sentait de nouveau la colère le gagner; il résolut de frapper un
grand coup et d’ébahir tous ces gens.

--J’attends un câblogramme de chez moi.

Le vieux Marsh resta bouche bée, muet d’étonnement. Cette idée était si
belle, si extravagante qu’il n’en revenait pas. Lorsqu’il se ressaisit,
il reprit sur un ton ironique:

--Un câ-blo-gramme. Voyez-moi cela, Messieurs et Mesdames! un
té-lé-gramme. Il attend un câblogramme, lui, cet imbécile, ce
propre-à-rien, ce fainéant! De son père, il faut croire? A un ou deux
dollars le mot; ces gens-là n’y regardent pas de si près! Son père
est... est...

--Mon père est un duc anglais.

Tous tombèrent assis, foudroyés par la sublimité de cette idée; puis ils
partirent d’un éclat de rire homérique, à faire trembler les vitres;
mais Tracy était trop en colère pour se rendre compte de la gaffe qu’il
venait de commettre.

--Laissez-moi sortir, dit-il. Je...

--Une minute, monseigneur, reprit Marsh en saluant très bas. Où donc
votre Grâce veut-elle aller?

--Chercher ma dépêche: laissez-moi passer.

--Pardon, vous resterez ici.

--Que voulez-vous dire?

--Je veux dire que je dirige une pension depuis longtemps; je ne suis
pas né d’hier et je ne suis pas de ceux qui se laissent prendre aux
racontars des fainéants incapables de trouver de l’ouvrage chez eux. Je
veux dire que vous ne me brûlerez pas la politesse ainsi.

Tracy s’avança vers le vieux, mais Mrs Marsh les sépara.

--Calmez-vous, monsieur Tracy, dit-elle. Et vous, Marsh, ajouta-t-elle,
en se tournant vers son mari, ménagez vos expressions. Qu’a-t-il fait
pour être ainsi traité? Ne voyez-vous pas que les soucis et la misère
lui font perdre l’esprit? Il n’est plus responsable.

--Merci de votre commisération, madame; je n’ai nullement perdu
l’esprit; je ne demande qu’une chose: qu’on me laisse courir jusqu’au
télégraphe...

--Vous n’irez pas! cria Marsh.

--... ou qu’on y envoie...

--Y envoyer!... C’est le comble! Qui donc serait assez fou pour se
charger d’un message pareil...

--Voici M. Barrow, il ira pour moi... Barrow...

Explosion de rire.

--Écoutez donc, Barrow, il attend un câblogramme!...

--Un câblogramme de son père!

--Oui; et vous ne savez pas, Barrow! Ce garçon est un duc, s’il vous
plaît. Chapeau bas! tous!

--Parfaitement; il a oublié chez lui la couronne qu’il porte le dimanche
et il a demandé à son papa de la lui envoyer...

--Allez donc chercher ce télégramme, Barrow! Sa Majesté est un peu
impotente aujourd’hui!

--Assez! cria Barrow, laissez-le s’expliquer.

Puis, se tournant vers Tracy:

--Que signifie tout cela? lui demanda-t-il sévèrement. Quelles folies
venez-vous de débiter? Vous pourriez avoir plus de sens commun.

--Je n’ai rien fait d’extravagant, et si vous voulez aller jusqu’au
télégraphe...

--Oh! je vous en prie, cessez de bafouiller! Je suis votre ami dans la
peine comme dans la joie, mais en ce moment vous perdez l’esprit et
vraiment cette histoire de télégramme est grotesque.

--J’irai, moi, vous le chercher.

--Merci du fond du cœur, Brady. Je vais vous donner un mot. Allez vite
et on verra bien!

Dès que Brady fut sorti, un certain calme succéda au tohu-bohu de tout à
l’heure. Les autres, en réfléchissant, finirent par se dire: Peut-être
attend-il, au fond, un télégramme, peut-être a-t-il réellement un père
quelque part, peut-être avons-nous été un peu trop précipités dans notre
jugement.

Les conversations se calmèrent peu à peu et finirent même par cesser.
Les pensionnaires se séparèrent. Barrow voulut emmener Tracy, mais il
refusa:

--Pas tout de suite, dit-il.

Et comme Mrs Marsh et Hattie insistaient:

--Tout à l’heure, ajouta-t-il, je préfère attendre mon câblogramme.

Le vieux Marsh lui-même commençait à regretter ses procédés violents;
aussi voulut-il faire des excuses à Tracy en se rapprochant de lui avec
des yeux plus doux; mais Tracy l’éloigna d’un geste digne. Un silence de
mort planait sur cette maison. C’était à se demander si on assistait à
un enterrement. Lorsque les pas de Brady retentirent, tous les
assistants sa levèrent et regardèrent du côté de Tracy, près de la
porte; ils se rapprochèrent involontairement, mais un sentiment de
discrétion les retint. Pendant ce temps, Brady remettait ostensiblement
une enveloppe à Tracy qui la montra à tous pour bien les faire rougir de
honte. Il ouvrit son télégramme et le parcourut; mais il laissa tomber
le papier jaune et devint blême. Il n’y lut qu’un seul mot: «Merci.»

Le loustic de la maison, un grand gaillard dégingandé et maigre, ouvrier
calfat de son état, rompit le silence général de l’assistance émue: il
se mit à pousser des cris comme un enfant qui perce ses dents, enfouit
sa tête dans ses mains en hurlant: Oh! papa, comment avez-vous pu être
si cruel?

Ces cris enfantins, ces gestes, et l’attitude de ce grand pitre étaient
si comiques qu’ils provoquèrent un éclat de rire formidable; toute cette
bande se vengeait ainsi du fugitif regret qu’elle avait éprouvé en se
reconnaissant des torts envers Tracy; tous s’acharnèrent de plus belle
après la pauvre victime comme des chiens lancés à la poursuite d’un chat
blessé.

Tracy répondit par des provocations générales qui donnèrent lieu à de
nouveaux incidents bruyants; mais lorsque, changeant ses batteries, il
invita chacun en particulier à se mesurer avec lui, ils se montrèrent
moins braves, trouvèrent la plaisanterie moins drôle et le calme se
rétablit.

Marsh allait intervenir, lorsque Barrow l’arrêta:

--Assez maintenant, dit-il, laissez-le tranquille. Vous n’avez à lui
reprocher qu’un léger retard de paiement; je me charge de tout.

La patronne lui lança un regard de gratitude et d’admiration pour la
preuve de courage qu’il donnait en prenant la défense de l’étranger
persécuté; sa fille, très aguichante dans sa robe des dimanches, simple
et fraîche, lui envoya un baiser du bout de ses doigts roses, lui disant
avec un sourire charmeur et un ravissant mouvement de tête:

--Vous êtes le seul homme ici, le seul brave de la bande: je suis votre
amie, mon cher.

--Quelle honte, Puss! de parler ainsi; je n’ai jamais vu une enfant
terrible comme vous.

Il fallut employer toute la persuasion possible pour obtenir de Tracy
qu’il déjeunât; il s’y refusait, disant que jamais plus il ne mangerait
dans cette maison où il avalait des injures avec le pain qu’on lui
offrait; qu’il aurait le courage de se laisser mourir de faim plutôt que
de céder.

Il céda pourtant, et lorsqu’il eut achevé son repas, Barrow l’emmena
chez lui; il lui bourra une pipe et dit gaiement: «Maintenant, mon
vieux, vous vous trouvez en pays ami; rentrez votre fanion. Vous êtes un
peu bouleversé par vos ennuis, cela se comprend, mais ne vous laissez
pas trop aller à votre découragement; n’y pensez plus, c’est le plus sûr
moyen de vous remonter; on se tue à ruminer ses ennuis, et il faut que
vous conserviez tout votre moral.

--Oh! pauvre moi!

--Allons, assez! Pas de désespoir, s’il vous plaît, il faut que vous
descendiez au bas de l’échelle, et que vous restiez gai malgré tout,
comme si vous aviez trouvé le Pérou.

--C’est facile à dire, Barrow, mais comment voulez-vous que je chasse le
noir de mon esprit, que je sois gai, que je m’intéresse à quoi que ce
soit, quand je me sens assailli par mille calamités? Non, non, l’idée
seule de distractions me révolte. Parlons plutôt de mort et
d’enterrement.

--Ah! non, pas encore. Il y a mieux à faire pour le moment. D’ailleurs,
je sais bien comment vous distraire; j’ai envoyé chercher ce qu’il faut
pendant que vous déjeuniez.

--Vraiment? Et qu’est-ce que c’est?

--Tiens! la curiosité revient! Allons c’est bon signe; il y a encore de
l’espoir.



CHAPITRE XVI


Brady entra, apportant une boîte qu’il déposa; puis il sortit en disant:

--Ils en terminent une autre qu’ils apporteront aussitôt finie.

Barrow tira de la boîte un tableau à l’huile d’un pied carré environ,
non encadré; il l’exposa à la lumière; il en prit un second, tout en
examinant la physionomie de Tracy. Ce dernier restait impassible et ne
manifestait pas le moindre intérêt.

Barrow plaça le second tableau à côté du premier, et regarda Tracy du
coin de l’œil pendant qu’il en exhibait un troisième. L’apparition du nº
3 fit esquisser un sourire à Tracy; il regarda le nº 4 avec intérêt, et
au nº 5 il se mit à rire, d’un rire soutenu et franc qui ne s’arrêta
qu’au nº 14.

--Oh! ça va mieux maintenant, lui dit Barrow; les distractions agissent
sur vous; vous êtes sauvé.

Les tableaux étaient hideux comme coloris, monstrueux comme dessin et
exécution; ils représentaient tous le même sujet sous une forme aussi
grotesque qu’imparfaite.

Figurez-vous un mécanicien habillé de vêtements criards, qui tient
majestueusement une main appuyée sur un canon; au second plan, un bateau
à l’ancre qui se balance au large; c’est déjà bizarre, mais lorsque
quatorze tableaux représentent quatorze fois le même sujet, avec le même
mécanicien dans une pose différente, vous voyez d’ici l’effet risible!

--Que signifient ces excentricités? demanda Tracy.

--Eh bien! elles ne sont pas l’œuvre d’un seul artiste, car ils se sont
réunis à deux pour produire ces merveilles. L’un des collaborateurs fait
les personnages, l’autre les accessoires. L’artiste en personnages est
un Allemand, cordonnier de son état, très fanatique d’art; l’autre est
un marin yankee, assez simple d’esprit et qui ne sait représenter que
des bateaux, un canon et ce qu’il appelle la mer. Ces croûtes leur
reviennent à vingt-cinq cents chaque; ils les vendent six dollars pièce,
et ils vivent avec cela un jour ou deux en attendant une nouvelle
inspiration de la muse.

--Comment? On achète donc ces horreurs?

--Parfaitement, et en assez grande quantité. Et ces propres-à-rien
pourraient doubler, tripler leurs revenus, si le capitaine Saltmarsh
était capable de peindre sur ses toiles un cheval, un piano, voire même
une guitare à la place du canon. En somme, le public a une indigestion
de son éternel canon. Les quatorze tableaux que vous voyez là ne sont
pas les seuls dans leur genre et leurs propriétaires ne se déclarent pas
tous satisfaits. L’un, un vieux chauffeur retraité, voudrait une
locomotive à la place du canon; un autre, patron d’un remorqueur,
voudrait un remorqueur au lieu du bateau, etc... Mais le capitaine s’en
tient là; son talent ne lui permet pas de dessiner un remorqueur, encore
moins une locomotive.

--Voilà, ma foi, une forme de vol peu banale, que j’ignorais absolument;
c’est vraiment curieux.

--Les artistes sont aussi captivants que leurs œuvres; ce sont des gens
parfaitement honnêtes et sincères. Le vieux marin, très religieux, lit
chaque jour son chapitre de la Bible, qu’il cite à tout propos; je ne
connais personne de plus brave que lui, quoiqu’il jure comme un païen.

--Je voudrais le connaître, Barrow, ce brave homme.

--Vous ferez bientôt sa connaissance; il me semble entendre son pas avec
celui de son camarade. Nous les mettrons sur le terrain artistique, si
vous voulez.

Les deux amis arrivèrent en effet, et donnèrent de vigoureuses poignées
de main. L’Allemand avait environ quarante ans, de l’embonpoint, la tête
chauve et luisante, avec une bonne figure réjouie et des manières
affables. Le capitaine Saltmarsh avait soixante ans; c’était un homme
fort, grand, très droit, aux cheveux et aux favoris d’un noir de jais, à
la peau basanée; sa personne entière respirait la bonté, l’énergie et
inspirait la déférence. Ses mains rugueuses et ses poignets noueux
étaient couverts de tatouages; il avait des dents d’une blancheur
éblouissante. Sa grosse voix était capable de faire trembler la lumière
du gaz à cinquante mètres de là.

--Nous venons d’examiner vos tableaux; ils sont superbes, dit Barrow.

--C’est pien aimaple à fous, fit l’Allemand Handel très satisfait. Et
fous Môsieur Tracy, fous afez été gontent, fous aussi?

--Je puis dire en toute vérité que je n’ai jamais rien vu de semblable.

--Schœn! s’écria l’Allemand ravi. Fous entendez, gapitaine, foilà un
Môsieur qui abrécie nos œuvres.

Le capitaine, charmé, répondit:

--Ma foi, monsieur, nous vous sommes très reconnaissants de vos
compliments; nous commençons à nous y habituer maintenant que notre
réputation est bien établie.

--Asseoir sa réputation est très difficile, capitaine.

--En effet, il ne suffit pas de savoir son métier; il faut encore
intéresser le public. Un bon mot placé au bon moment, voilà qui vous
assure la popularité. Après cela, «honni soit qui mal y pense», comme
dit la devise.

--C’est parfaitement vrai, reprit Tracy.

--Où avez-vous travaillé la peinture, capitaine?

--Je n’ai jamais travaillé; c’est un don naturel.

--Il est né afec ses ganons; il n’a pas eu besoin de travailler, son
chénie se charge de tout. S’il tormait, un binceau à la main, il
beindrait un ganon. Oh! s’il bouvait seulement vaire un biano, ou une
cuitare, ce zerait le vortune, oui le vortune, par Saint-Jean!

--Il est vraiment bien regrettable que le commerce ne soit pas plus
actif.

Le capitaine commençait à perdre son flegme.

--Vous l’avez dit, monsieur Tracy; oui, cet arrêt du commerce est
déplorable. Tenez, regardez ce nº 11: c’est un cocher, un superbe
cocher. Eh bien! il voudrait avoir sa voiture là, sur la toile, à la
place du canon. J’ai tourné la difficulté en lui exposant que le canon
constituait en quelque sorte notre marque de fabrique et que si je le
supprimais, le public hésiterait peut-être à reconnaître un «Saltmarsh»
dans ce tableau; vous-même, vous en douteriez...

--Vous croyez, capitaine! vous vous calomniez vraiment. Quiconque a vu
une fois un tableau «Saltmarsh» est à l’abri de toute erreur.
Réduisez-le, supprimez-en les détails que vous voudrez, le coloris et
l’expression restent, on le reconnaîtra entre tous et on se dira...

--Oh! comme ça me fait plaisir de vous entendre!

--Que l’art de Saltmarsh est un art tout spécial, que rien au monde ne
lui ressemble...

--Mon Tieu! égoutez seulement! je n’ai chamais ententu des mots zi
brécieux de doute ma fie!

--Alors, monsieur Tracy, je l’ai dissuadé de la voiture et il n’en a
plus reparlé, mais il voulait à tout prix que je représente un
corbillard dont il est le cocher au mois. Or, comme je ne sais pas
davantage peindre un corbillard, je me trouve très empêtré. Impossible
de nous entendre, vous voyez. La même complication m’arrive avec les
femmes, qui veulent toutes un tableau de genre...

--Sont-ce donc les accessoires qui font d’un tableau une œuvre de genre?

--Oui; un canon, un chat et une spécialité de genre, cela vous donne du
caractère. Nous serions très appréciés du public féminin si nous
pouvions représenter tous ces accessoires. Mais ces dames n’aiment pas
l’artillerie. Je n’ai malheureusement pas le don de leur plaire,
continua le capitaine en soupirant, ce que fait Handel est toujours
réussi à leurs yeux.

--Égoutez donc le fieux! Il barle toujours gomme ça de moi! interrompit
l’Allemand.

--Mais regardez vous-même! Ces quatorze tableaux! pas deux pareils!

--Maintenant que vous me le dites, je le vois; c’est donc une rareté à
vos yeux?

--Précisément; et c’est en cela que consiste le talent d’Handel. Il sait
merveilleusement présenter le même sujet sous des formes différentes.

--J’admets qu’il a de grandes qualités; je les admire, mais, sans
vouloir le critiquer, il me semble que chez lui l’exécution...

La figure du capitaine se contracta pendant qu’il murmurait à voix
basse: Technique, polytechnique, pyrotechnique, autrement dit: Feu
d’artifice. Il y a en effet trop de couleur.

Puis il ajouta avec calme:

--Au fond, vous avez raison; il abuse un peu trop des couleurs; mais on
aime ça en général, et vous savez, les affaires sont les affaires.
Prenez le nº 9, par exemple, le boucher; il arrive à l’abattoir aussi
pâle et sobrement vêtu que possible, et maintenant, voyez-le; il est
rouge comme un scarlatineux, c’est là précisément ce qui lui plaît. Je
fais en ce moment une étude de saucisses, et si je peux en mettre un
chapelet sur le canon, je le ferai; mais je crains de ne pas y arriver.

--Il est certain que votre confrère, votre camarade en art, est un
coloriste émérite...

--Oh! danke schœn!

--... un coloriste extraordinaire, un coloriste que nul ne pourrait
imiter en deçà ni au delà de l’Atlantique; son coup de pinceau est
unique et son procédé est si bizarre, si fantasque, si riche en effets,
que je le suppose... un impressionniste?

--Non, se contenta de répondre le capitaine; il est presbytérien.

--Ah! bon, cela explique tout; il y a quelque chose de divin dans son
art; on y sent de l’âme, un je ne sais quoi d’éthéré, de vague qui
semble scruter l’horizon et demander aux espaces indéfinis la raison
d’être de certains cataclysmes. A-t-il jamais essayé le procédé de la
détrempe?

--Pas lui-même, mais son chien, répondit le capitaine sur un ton résolu.

--Oh! ce n’édait bas mon gien.

--Comment, vous aviez dit que c’était le vôtre?

--Oh! mon gapitaine, che...

--C’était pourtant un chien blanc à la queue coupée, avec une oreille de
moins et...

--C’est za! c’est za! c’est pien ce gien! Il pattrait tous les audres
bour l’abbédit...

--Bien, ça suffit. Je n’ai jamais vu un homme de son espèce; mettez-le
sur le sujet de son chien, et il discutera toute une année.

--Oh! capitaine, dit Barrow, c’est une manière de parler.

--Non, non, monsieur, il l’a fait avec moi.

--Je ne comprends pas comment vous l’avez supporté?

--Oh! que voulez-vous, c’est son seul défaut.

--N’avez-vous pas peur de devenir aussi ergoteur que lui?

--Oh! non, je ne le crains pas, répondit le capitaine simplement.

Les artistes partirent. Barrow mit une main sur l’épaule de Tracy:

--Regardez-moi bien en face, mon cher. Allons, allons, c’est bien ce que
je pensais et ce que j’espérais; vous allez mieux, Dieu merci! Votre
moral est remonté. Mais ne recommencez plus un coup pareil, même pour
nous monter un bateau; ce ne serait pas prudent; on ne vous aurait pas
cru, même si vous aviez été, en réalité, fils de duc. Quelle diable
d’idée avez-vous eue là? Mais ne pensons plus à cela; oublions cette
gaffe dont vous déplorez certainement les effets.

--Oui, j’ai eu tort, j’en conviens.

--Eh bien! n’y pensez plus; il n’y a pas de mal; nous la réparerons.
Rassemblez toute votre énergie, ne vous découragez pas et ne jetez pas
le manche après la cognée. Je suis derrière vous pour vous aider, et
nous vaincrons les difficultés, vous verrez.

Lorsque Tracy le quitta, Barrow arpenta sa chambre à grands pas, absorbé
dans ses réflexions:

--Je suis vraiment inquiet, se dit-il: il n’aurait jamais fait une gaffe
pareille s’il avait eu tout son bon sens, mais je sais de quoi est
capable un homme sans travail et découragé; d’abord il perd tous ses
moyens et le souci achève de lui tourner la tête. Il faut que je parle à
ces gens. S’ils ont tant soit peu de cœur--ce dont je ne doute pas, ils
seront moins durs pour lui, en apprenant que son cerveau est détraqué.
Mais il faut que je lui trouve du travail. C’est le seul remède à son
mal. Pauvre diable! Si loin de chez lui, et sans un ami.



CHAPITRE XVII


Lorsque Tracy se trouva seul, il perdit sa gaieté factice et toute
l’horreur de sa situation se dressa devant lui. Être dans la misère et
se voir secourir par un faiseur de chaises, c’était déjà humiliant.
Comment avait-il pu commettre la gaffe de se proclamer fils de duc
devant cette bande grossière et incrédule? Il n’en avait retiré qu’une
humiliation de plus. Ces souvenirs lui causaient une douleur plus atroce
encore. Et il se promit de ne jamais plus jouer au grand seigneur devant
un auditoire aussi mal disposé.

La réponse de son père était un camouflet qu’il ne pouvait digérer. A
n’en pas douter Lord Rossmore, persuadé que son fils avait trouvé du
travail en Amérique, voulait le laisser manger de la vache enragée et
mettre en pratique ses beaux principes socialistes. C’était
l’explication la plus plausible de cette dépêche sèche, qu’il ne pouvait
digérer. Certainement le télégramme serait suivi d’un autre plus
affectueux, le priant de rentrer au foyer paternel; brûlerait-il ses
vaisseaux et écrirait-il à son père pour lui demander son billet de
retour? Oh! non, il ne le ferait jamais, ou du moins pas encore. Le
télégramme désiré viendrait sûrement. Chaque jour il entrait dans un
bureau de poste différent demander s’il n’y avait pas de dépêche pour
Howard Tracy. On lui répondait invariablement, non. A la fin, en le
voyant entrer, les employés secouaient la tête sans attendre sa
question, tant ils étaient fatigués de ses visites réitérées. A la fin
il n’osa plus se présenter dans les bureaux.

Il était arrivé au paroxysme du découragement, car malgré toutes les
recherches de Barrow il n’avait aucune chance de trouver du travail. Un
jour, pourtant, il se décida à dire à Barrow:

--J’ai une confidence à vous faire, je suis tellement écœuré de moi-même
que je me considère comme un être abject, orgueilleux et ridicule. Je
vous ai laissé vous éreinter à me chercher de l’ouvrage et je n’ai pas
su saisir l’occasion qui s’est présentée. Pardonnez-moi ce stupide
amour-propre, dont je jure de me corriger et si ces étranges artistes
veulent un autre associé, je suis leur homme.

--Comment, vous savez peindre?

--Pas aussi mal qu’eux, certes; sans être un génie, je ne me compare pas
à eux; en somme je me déclare un amateur de force moyenne; je sais
manier le pinceau, mais, en tout cas, mon talent si modeste qu’il soit
plane à cent piques au-dessus de celui de ces barbares.

--Holà! quelle veine. Si vous saviez comme je suis content de ce que
vous me dites! Travailler, c’est le bonheur de la vie; peu importe ce
qu’on fasse, pourvu qu’on travaille; le travail est la planche de salut
dans les moments critiques de l’existence. Allons, venez avec moi, nous
allons chercher ces artistes; votre idée me réconforte.

Les deux flibustiers étaient sortis, mais leurs armes s’étalaient avec
emphase, dans leur petit atelier. Canons à droite, canons à gauche,
canons derrière; on se serait cru à Balaclava.

--Voici le cocher mécontent, Tracy. Allez-y, changez la mer en pelouse,
le bateau en corbillard; donnez à ces artistes une idée de votre talent.

Aussitôt dit, aussitôt fait. Rentrés sur ces entrefaites, les artistes
prodiguèrent leur admiration à Tracy.

--Mon Dieu, quelle merveille et comme le cocher va être content,
n’est-ce pas, André?

--Oh! c’est sblendide, sblendide, M. Tracy! Pourquoi vous n’avez bas
dit, vous êtes un artiste sublime! Lieb Gott! si vous aviez été à Paris,
vous seriez un brix de Rome, ni blus ni moins.

Les conditions furent vite réglées. Tracy était admis comme
collaborateur à part égale; sans perdre un instant, il prit son pinceau
et donna à ces embryons d’art un cachet tout particulier. Avec lui,
l’artillerie disparut pour céder la place à des emblèmes de paix et de
prospérité commerciale, chats, chevaux, voitures, saucisses,
remorqueurs, locomotives, pianos, guitares, rochers, jardins, fleurs,
paysages. Il représenta tout ce qu’on lui demandait, et plus les
commandes étaient grotesques, plus il avait de plaisir à les exécuter.
Tout le monde se déclara content, les associés, les clients; le beau
sexe commença à affluer dans la boutique et les affaires devinrent très
prospères. Tracy reconnaissait qu’on éprouve une satisfaction intime à
travailler, quelque modeste que paraisse la besogne, et il conçut alors
un sentiment de sa dignité personnelle qu’il ignorait jusqu’alors.

Le membre honoraire de Cherokee se sentait très découragé. Depuis
longtemps il menait une existence tuante, partagée entre des
alternatives de brillants espoirs et de cruelles déceptions. Les
brillantes espérances étaient fondées sur Sellers, le magicien qui
croyait toujours tenir le moyen infaillible d’attirer chez lui le
cowboy, le jour même avant le coucher du soleil. Les sombres déceptions
venaient de cette attente crispante de prophéties qui tardaient à se
réaliser.

Au moment où nous en sommes de notre récit, Sellers était bien obligé de
convenir de la défectuosité de sa combinaison et de l’état de
découragement de Hawkins. Il fallait agir et empêcher ce pauvre ami de
perdre le nord, car Hawkins se sentait à bout de courage. Miné par ses
préoccupations, le pauvre diable avait une physionomie sombre où se
lisait le désespoir. Il fallait le distraire à tout prix. Sellers
réfléchit un instant et prit un parti.

--Euh, dit-il, d’un air important et suggestif, nous sommes tous deux
déçus de cette extériorisation qui ne réussit pas comme nous le
voudrions, vous en convenez, n’est-ce pas?

--En convenir? Je crois bien que j’en conviens!

--Parfait! Eh bien! scrutons le fond de notre état d’âme; ni votre cœur,
ni vos affections ne sont en cause, en d’autres termes vous ne désirez
pas voir l’extériorisé pour lui-même, vous en convenez, n’est-ce pas?

--Oh! oui, certainement.

--Parfait, nous faisons des progrès; somme toute, ce sentiment n’est pas
dû à l’échec de l’extériorisation, il ne vient pas non plus du chagrin
que nous cause la personne de l’extériorisé. Eh bien! ajouta le duc sur
un ton de triomphe, la logique pure et simple nous amène à cette
conclusion: notre déception vient uniquement de la perte d’argent qui en
résulte, avouez que je suis dans le vrai.

--Bien certainement, je vous l’accorde et de grand cœur.

--Très bien, quand on connaît la source du mal, on connaît aussi le
remède, c’est bien notre cas; ce qu’il nous faut avant tout, c’est de
l’argent.

Ces mots furent lancés avec une telle assurance et une telle persuasion
que Hawkins sentit immédiatement sa confiance renaître.

--Uniquement de l’argent, dites-vous, répondit-il. Vous ne me raconterez
pas que vous avez le moyen de...

--Washington, me croyez-vous donc réduit aux ressources que je divulgue
au public et à mes intimes?

--Mais... je...

--Admettez-vous qu’un homme bien doué et pétri d’expérience ne garde pas
dans son sac quelques trésors cachés pour les mauvais jours, lorsqu’il
a, comme moi, autant de cordes à son arc?

--Oh! vous me faites déjà du bien, colonel.

--Avez-vous jamais pénétré dans mon laboratoire?

--Mais non.

--Ah! vous voyez bien que vous ne soupçonniez même par l’existence de
mon laboratoire! Allons, venez avec moi, je vous y montrerai une petite
invention dont je n’ai guère parlé qu’à une cinquantaine de personnes.
Je procède d’ailleurs toujours de la même façon; j’attends que l’idée
soit mûre; quand tout est bien prêt, je crie: lâchez tout.

--Colonel, je vous assure que vous m’inspirez maintenant une confiance
aveugle. Il me semble, lorsque vous parlez, qu’il n’y a plus rien à
ajouter, encore moins à critiquer.

Le vieux duc était profondément touché et satisfait.

--Je suis heureux que vous ayez confiance en moi, Washington, il y a
tant de gens qui en manquent.

--J’ai toujours cru en vous, et j’y croirai toujours.

--Merci, mon garçon, vous ne vous en repentirez pas, je vous assure.

En entrant dans le laboratoire, le duc continua:

--Vous vous croyez en présence d’une boutique de cordages, ou même d’un
hôpital; en réalité il y a là des mines de Golconde qui échappent aux
regards. Regardez là. Que vous représente cet objet?

--Je n’en sais vraiment rien.

--Naturellement, et c’est la grande découverte que j’ai faite, c’est le
phonographe mis à l’usage de la marine. Vous y enregistrez tous les
jurons, les gros mots nécessaires en mer. Vous savez comme tout le monde
qu’en service les marins ne procèdent qu’à coups de jurons; aussi le
capitaine qui sacre le plus fort, est-il le plus apprécié; en cas de
danger, le sort d’un bateau peut donc dépendre de l’intensité des jurons
du capitaine. Mais un bateau est grand, le capitaine ne peut se trouver
partout à la fois et bien souvent on a vu un navire se perdre, parce que
les ordres du capitaine n’avaient pas été entendus partout (dans les
tempêtes par exemple). Eh bien! j’admets qu’un bateau ne puisse avoir
plusieurs capitaines, mais il peut toujours avoir plusieurs phonographes
à jurons qu’on place sur tous les points du navire. Vous le voyez, cet
instrument devient une bouée de sauvetage. Figurez-vous une violente
tempête et une centaine de mes instruments jurant et sacrant à
l’unisson, quel spectacle splendide. Le bateau traverse les lames
majestueux et ferme comme par une mer d’huile.

--Voilà une idée géniale, mais comment préparez-vous cet instrument?

--Je le charge tout simplement.

--Comment?

--Vous n’avez qu’à vous placer devant et à jurer dedans.

--Cela suffit?

--Oui, parce que chaque mot enregistré est conservé pour toujours. Dès
que vous tournez la manivelle, l’instrument redit vos paroles et même si
dans une violente tempête le phonographe est renversé, il continue à
jurer. Cela produit un fameux effet sur les marins, je vous assure.

--Ah, je vois, mais qui les charge? Le capitaine?

--Oui, s’il veut, ou bien je les fournis tout chargés. Je puis prendre
un artiste à 75 livres par mois qui gravera facilement cent cinquante
phonographes en cent cinquante heures. Et un spécialiste le fera mieux
qu’un capitaine inexpérimenté. Tous les bateaux du monde seront munis de
phonographes par mes soins. Car je les chargerai dans toutes les
langues, Hawkins; je vous le déclare, ce que je fais là sera la plus
grande œuvre moralisatrice du siècle. Dans cinq ans les phonographes se
chargeront à la machine, et vous n’entendrez plus un mot choquant sortir
d’une bouche humaine sur un navire. Toutes les églises du monde ont
dépensé des millions en cherchant à abolir ces vocabulaires grossiers de
la marine, eh bien! songez donc à l’immortalité qui s’attachera à mon
nom lorsque j’aurai accompli cette réforme noble et élevée par mes
propres moyens et sans l’aide de personne.

--C’est vrai, c’est admirable. Mais comment donc avez-vous pu avoir
cette idée? Votre imagination est géniale. Comment donc, m’avez-vous
dit, chargez-vous l’instrument?

--Oh! c’est bien facile. Si vous voulez qu’il soit fortement chargé,
vous parlez dedans, bien en face; si vous le laissez ouvert tout
bonnement, il se chargera de lui-même, c’est-à-dire qu’il réalisera tous
les sons émis autour de lui, dans un rayon de six pieds. Je vais vous le
faire marcher, j’ai eu précisément hier une séance de chargement.
Allons, bon, on l’a laissé ouvert, c’est trop fort; je pense d’ailleurs
qu’il n’a guère eu l’occasion d’enregistrer de vilains propos. Pressez
le bouton et attendez.

Le phonographe commença à chanter:

            Il y a une maison, bien loin, bien loin,
    Où l’on a du jambon et des œufs trois fois par jour.

--Diable, ce n’est pas ça, quelqu’un a dû chanter ici.

La voix nasillarde reprit plaintivement avec des alternatives de douceur
et de miaulements de chats en colère:

    Oh! comme gémissent les pensionnaires
    A l’appel de la cloche du dîner.
    Ils donnent à leur patron...

(Bruits d’une bataille de chats au milieu de laquelle les derniers mots
se perdent).

    Trois fois par jour

Nouvelle et terrible bataille, la voix plaintive hurle de nouveau:
Arrière que diable! (bruit de projectiles lancés).

--Ma foi tant pis, laissez-le aller.

J’ai quelque part ici des bordées d’injures à l’usage des marins; je ne
sais où les trouver, mais vous comprenez le mécanisme de l’instrument.

--Oh! oui, admirablement, répondit Hawkins avec conviction. Mais il y a
une fortune là-dedans!

--Rappelez-vous, Washington, que la famille Hawkins en aura sa part.

--Oh, merci, merci, vous êtes toujours aussi généreux! Ah, c’est bien la
plus grande invention du siècle!

--Ah! c’est que nous vivons dans des temps merveilleux. Les éléments
sont gros de forces inconnues et cela depuis l’origine; mais nous sommes
les premiers à savoir les capter, les utiliser. Voyez-vous, Hawkins,
tout a son utilité, rien ne devrait se perdre en ce monde. Prenez le gaz
des égouts, par exemple; jusqu’à présent il n’a pas été employé,
personne n’a essayé de s’en servir, personne, vous le savez comme moi,
n’est-ce pas?

--Oui, mais je ne vois pas bien... je me demande pourquoi on...

--Pourquoi on le recueillerait? Je vais vous le dire. Voyez-vous cette
petite invention-là, je l’appelle un décomposeur. Si vous me trouvez une
maison produisant par jour une certaine quantité de gaz, je tiens le
pari qu’au moyen de mon décomposeur, je lui en ferai donner cent fois
plus en moins d’une heure.

--Grand Dieu, pourquoi donc?

--Pourquoi? écoutez et vous me comprendrez de suite. Rien ne peut
rivaliser avec ce gaz comme éclairage et comme économie; au fond, il ne
coûte pas un centime. Vous avez un gros tuyau de plomb auquel vous
adaptez mon décomposeur et le tour est joué. Les tuyaux à gaz ordinaires
suffisent; ils constituent la seule dépense. D’ici à cinq ans, major
Hawkins, pas une maison ne sera éclairée différemment. Tous les médecins
à qui j’en parle recommandent mon système; les plombiers en font autant.

--Mais n’est-ce pas très dangereux?

--Oui, évidemment, mais tout est dangereux, le gaz de houille, les
bougies, l’électricité; ce n’est donc pas là un obstacle.

--Et ce gaz éclaire bien?

--Oh! supérieurement.

--Avez-vous fait un essai probant?

--Mon Dieu, non, pas tout à fait. Et puis, Polly a peur, elle ne veut
pas me laisser l’installer ici, mais j’essaye de le faire adopter chez
le Président; chez lui ce sera facile. Je n’ai pas besoin de cet
appareil; vous pouvez le proposer à un hôtel et en faire l’essai, si
vous voulez, Washington.



CHAPITRE XVIII


Cette idée fit trembler Washington, qui prit une attitude rêveuse et se
mit à réfléchir. Sellers, impatient, lui demanda à quoi il pensait.

--Eh bien! voici. Avez-vous en tête un plan qui nécessite l’intervention
d’une banque anglaise pour vous avancer les fonds nécessaires à assurer
le succès de votre invention?

Le colonel, surpris, riposta.

--Comment Hawkins, vous pouvez donc scruter la pensée d’autrui?

--Moi, je n’y ai jamais songé.

--Comment, alors, avez-vous pu le deviner? C’est, si vous ne le savez
pas, ce qu’on appelle lire dans la pensée; j’ai en effet un projet pour
lequel il me faut le patronage d’une banque anglaise. Comment
pouviez-vous le deviner? Ce serait intéressant à étudier.

--Je ne sais pas, cette idée m’est simplement venue à l’esprit; combien
faudrait-il pour nous mettre à l’aise, vous ou moi? Cent mille dollars.
Et cependant, vous comptez sur deux ou trois de vos inventions pour vous
enrichir à milliards. Si vous aviez besoin de dix millions, je le
comprendrais, c’est encore possible; mais des milliards cela devient du
rêve. Vous devez avoir des intentions que j’ignore.

Le duo, de plus en plus étonné, répondit à Hawkins.

--Vous raisonnez parfaitement, mon ami, et votre appréciation prouve que
mon plan est extraordinairement conçu. Car vous l’avez touché du doigt,
vous avez mis dans le mille, vous avez pénétré au plus profond de mes
desseins. Eh bien! je vais vous exposer la chose, vous la comprendrez
tout de suite; je n’ai pas besoin, je pense, de vous demander une
discrétion absolue. Vous saurez vous-même que mon projet réussira
d’autant mieux qu’il aura été tenu secret jusqu’au moment propice.
Avez-vous remarqué tous les livres et les brochures sur la Russie qui
traînent dans mon appartement?

--Oui, la première personne venue peut le remarquer.

--C’est que j’ai beaucoup étudié la question. La Russie est un grand et
noble pays qui mérite son affranchissement.

Il s’arrêta et reprit sur un ton des plus naturels.

--Lorsque j’aurai cet argent, je l’affranchirai.

--Sapristi!

--Qu’est-ce qui vous fait sauter ainsi?

--Mon Dieu, avant d’émettre une idée aussi fantastique que celle-là,
vous pourriez au moins préparer votre auditeur par quelques explications
préliminaires. Il ne faudrait pas agir ainsi à brûle-pourpoint, il y a
de quoi vous donner une attaque. Allons, continuez, maintenant que je
suis remis de mon émotion; j’écoute plein d’intérêt et de curiosité.

--Eh bien! après une étude approfondie de la question, j’en conclus que
les moyens d’action des patriotes russes, quoique relativement bons
(étant donné leur civilisation arriérée), ne sont ni efficaces ni sûrs.
Ils essayent de susciter une révolution intérieure, c’est toujours très
long, comme vous le savez et sujet à des à-coups; de plus c’est très
dangereux. Savez-vous comment s’y est pris Pierre le Grand? Il n’a pas
commencé au grand jour, vous le savez, sous le nez des Strelitz, non; il
a débuté en cachette et s’est assuré la complicité d’un seul régiment.
Quand les Strelitz ont été prévenus, le régiment était devenu une armée,
les situations étaient changées, il ne leur restait plus qu’à plier
bagages et à céder la place aux autres. Cette simple idée est l’origine
de la plus grande autocratie du monde, mais il ne faut pas s’y fier,
cette même idée peut tout perdre et je vais vous le prouver en adaptant
le système de Pierre le Grand à mon but.

--C’est joliment intéressant ce que vous me dites là, Rossmore. Mais
qu’allez-vous faire?

--Acheter La Sibérie et la transformer en République.

--Encore un autre projet renversant! Vous allez l’acheter?

--Oui, dès que j’aurai l’argent. Peu importe le prix, je l’aurai puisque
je pourrai l’avoir. Eh bien! considérez ceci maintenant. Quel est le
pays qui nourrit la population la plus nombreuse, fait preuve de plus de
courage et d’héroïsme, montre les aspirations les plus nobles, les plus
élevées, l’amour le plus vif de la liberté et les idées les plus
libérales? C’est bien la Sibérie.

--En effet, je n’y avais jamais pensé.

--Personne n’y pense, mais cela n’a aucune importance. Ces prisons et
ces mines renferment les êtres les plus parfaits, les plus capables que
Dieu ait créés. S’il vous prenait la fantaisie de mettre en vente la
population, offririez-vous celle-là à un régime autocratique? Vous
perdriez votre argent. Une monarchie n’a besoin que de brutes humaines.
Mais supposez que vous vouliez fonder une république.

--A mon avis cette population ferait on ne peut mieux l’affaire.

--Je crois bien. La Sibérie porte en elle-même les matériaux rêvés pour
ériger une république. Tout est prêt depuis longtemps. Cette évolution
s’est accomplie mois par mois, année par année. Le gouvernement ruiné a
essayé de passer au crible ses milliers de sujets. L’empereur notamment
entretient des espions spécialement affectés à ce travail; dès qu’ils
mettent la main sur un homme, une femme ou un enfant qui montre un
caractère, une culture d’esprit ou une intelligence supérieure, vite ils
l’envoient en Sibérie. C’est tout simplement admirable. C’est si bien
organisé que la mentalité générale de la Russie se trouve, de ce fait,
rabaissée et reste au niveau de celle du Czar.

--Ceci me semble un peu exagéré.

--C’est pourtant ce qu’on dit. Je le crois en effet exagéré et on n’a
pas le droit de calomnier ainsi toute une nation. Seulement vous voyez
tous les matériaux qu’on a sous la main pour organiser une république en
Sibérie.

Ses paupières battaient nerveusement, sa poitrine se soulevait sous
l’empire d’une forte émotion, il parlait avec volubilité, en proie à une
agitation toujours croissante et finit par se lever pour donner plus
d’essor à sa pensée.

--Dès que j’aurai jeté les bases de cette République, un rayon de
liberté, d’intelligence, de probité et de justice éclairera le monde et
éblouira l’humanité; la masse des esclaves russes se lèvera et marchera
vers l’Est, transfigurée à l’approche de ce soleil levant. Derrière
cette multitude envahissante, que verrez-vous? Un trône vacant au milieu
d’un pays vide. C’est faisable, Dieu et moi nous réalisons ce rêve.

Il était soulevé de terre par son enthousiasme, son exaltation; mais
revenant à la réalité, il reprit avec sérieux:

--Je vous demande pardon, major Hawkins, je ne vous ai jamais fait
entendre de telles histoires, j’espère que vous ne m’en voudrez pas.
Voyez-vous, je ne suis pas responsable; comme toutes les natures
nerveuses et impulsives, j’obéis à une force aveugle. Dans le cas
présent étant démocrate de naissance et par convictions, je deviens
aristocrate par héritage...

Le duc s’arrêta subitement, toute sa personne se raidit et il se mit à
regarder fixement par la fenêtre. Il étendit le doigt et ne put
prononcer que cette exclamation:

--Regardez!

--Quoi donc, colonel?

--Lui.

--Non.

--Aussi vrai que j’existe, ne bougez pas. Je vais concentrer tout mon
fluide et faire appel à toutes mes forces. Puisque je l’ai amené
jusqu’ici, je le ferai bien entrer dans la maison. Vous verrez.

Il se mit à gesticuler et à faire des passes avec ses mains.

--Tenez, voyez, je l’ai fait sourire.

C’était vrai. Tracy, au cours d’une promenade, avait aperçu les armes de
sa famille sur cette misérable maison. En voyant l’écusson, il ne put
s’empêcher de rire, tant on eût dit un gribouillage de chats.

--Regardez donc, Hawkins, regardez, je l’attire par ici.

--C’est parfaitement exact, et si j’avais jamais douté de
l’extériorisation, je n’en douterais plus maintenant. Oh! quelle sublime
révélation!

Tracy s’approcha de la porte pour la mieux examiner; il ne douta plus un
instant qu’il se trouvât dans le quartier du prétendant américain.

--Il vient, il vient... Je vais descendre pour l’attirer à l’intérieur,
suivez-moi.

Sellers, pâle, agité, ouvrit la porte et se trouva en face de Tracy. Il
était si ému qu’il put à peine articuler quelques mots saccadés.

--Entrez. Entrez, M. euh...

--Tracy, Howard Tracy.

--Monsieur Tracy, merci, entrez, on vous attend.

Tracy entra, très intrigué.

--On m’attend? demanda-t-il. Je crois qu’il y a erreur.

--Non pas, répondit Sellers qui, apercevant Hawkins, lui lança un regard
de côté pour attirer son attention sur le coup de théâtre qu’il
préparait. Puis, lentement, solennellement, il dit en scandant des mots:
Je suis... Vous savez qui.

Mais au grand étonnement des conspirateurs, cette phrase ne produisit
aucun effet sur le nouvel arrivant, qui répondit très naturellement et
sans le moindre embarras:

--Non, pardon, je ne sais pas qui vous êtes. Je suppose seulement, et
sans me tromper je pense, que vous êtes le propriétaire des armes qui
sont au-dessus de la porte d’en bas.

--C’est juste, c’est juste, asseyez-vous, je vous en prie.

Le duc était aux cent coups, les oreilles lui sifflaient, il ne se
possédait plus. Hawkins, debout dans un coin, fixait d’un air stupide la
personne qu’il considérait comme l’ombre d’un défunt, et ne savait plus
que penser.

--Mille pardons, cher monsieur, continua brusquement le duc, je
m’acquitte bien mal des devoirs d’hospitalité. Permettez-moi de vous
présenter le général Hawkins, mon ami, le général Hawkins, notre nouveau
sénateur, sénateur d’un des États les plus importants de notre pays,
Cherokee Strip.

Ce nom va lui donner la chair de poule, pensa-t-il, en lui-même. Il se
trompait. Il acheva la présentation, fortement désappointé et surpris.

--Sénateur Hawkins, M. Howard Tracy de...

--D’Angleterre.

--D’Angleterre, non...

--D’Angleterre, parfaitement, sujet anglais né en Angleterre.

--Arrivé récemment?

--Oui, tout récemment.

Ce fonctionnaire ment comme un arracheur de dents en chair et en os, se
disait le colonel. Il veut nous faire prendre des vessies pour des
lanternes. Je vais le sonder un peu mieux et le faire jaser. Avec une
ironie emphatique, il continua:

--Vous visitez notre grand pays pour votre plaisir, je pense. Vous
trouvez sans doute le voyage dans nos provinces de l’Ouest...

--Je n’ai pas été dans l’Ouest et ne voyage pas pour mon agrément, je
vous assure. Je voyage pour vivre; un artiste a besoin de travailler et
non de se distraire.

--Un artiste, songea Hawkins en se rappelant le vol de la banque, voilà
une appellation qui n’est pas banale.

--Vous êtes artiste? lui demanda Sellers, pensant en lui-même: je vais
le pincer.

--Un artiste médiocre, oui.

--Dans quel genre? insinua le colonel.

--Peinture à l’huile.

Je le tiens, pensa Sellers, puis reprenant tout haut:

--C’est très heureux pour moi. Pourrais-je vous prier de me restaurer
quelques tableaux qui sont en mauvais état?

--Avec plaisir, puis-je les voir?

Il ne trahissait aucune crainte, aucun embarras devant cet
interrogatoire.

Le colonel était médusé. Il conduisit Tracy devant un chromo qui avait
servi de dessous-de-lampe et qui était tout maculé de taches, et dit en
le montrant du doigt:

--Ce Del Sarto...

--Est-ce vraiment un Del Sarto?

Le colonel lança un regard de reproche à Tracy sans ajouter un seul mot;
il continua comme si de rien n’était:

--Ce Del Sarto est peut-être l’œuvre unique du maître dans ce pays. Vous
pouvez juger vous-même de la finesse du travail... Pourriez-vous, avant
d’en entreprendre la restauration, me montrer un échantillon de votre
talent?

--Très volontiers. Je vous montrerai un de mes chefs-d’œuvre.

On apporta une boîte d’aquarelle qui appartenait à miss Sally pendant
qu’elle était en pension. Tracy déclara qu’il maniait mieux l’huile,
mais qu’il ferait malgré cela un essai. On le laissa seul et il commença
à travailler. Mais très intrigué par ce qu’il voyait autour de lui, il
céda à la curiosité et examina toute la pièce. Il n’en croyait pas ses
yeux.



CHAPITRE XIX


Pendant ce temps, le duc et Hawkins tenaient conseil et discutaient avec
emballement.

--Ce qui m’étonne et me dépasse, dit le duc, c’est qu’il a son bras.
D’où vient-il?

--Oui, cela me surprend aussi. Un autre point inexplicable, il se dit
Anglais. Comment l’interprétez-vous, colonel?

--Sincèrement, je ne sais pas, Hawkins, tout cela me dépasse et me
remplit d’angoisse.

--Ne croyez-vous pas que nous nous sommes trompés en extériorisant cet
individu?

--Je ne le pense pas; comment expliqueriez-vous l’identité des
vêtements?

--Pas de doute sur les habits, c’est incontestable.

--Qu’allons-nous faire? Nous ne toucherons pas la prime, puisqu’elle est
promise contre la prise d’un Américain manchot. Notre homme est un
Anglais à deux bras.

--Là n’est pas la question; au fond nous leur donnerions plus qu’ils ne
demandent.

Mais il comprit la faiblesse de son argument et se tut.

Les deux amis méditaient silencieux, lorsque le duc, le visage illuminé
par une inspiration subite, déclara avec emphase:

--Hawkins, cette extériorisation est une science plus grande et plus
noble que nous ne l’avions imaginé et nous avons accompli une merveille
sans nous en douter; je m’en rends compte clairement maintenant. Tout
individu est soumis à la loi de l’hérédité et se compose d’atomes et de
molécules ancestrales; notre extériorisation doit être incomplète, car
nous n’avons remonté qu’au commencement du XIXe siècle.

--Je ne comprends pas, colonel, s’écria Hawkins terrorisé par l’attitude
et les paroles mystérieuses du duc.

--Eh bien! oui, pour moi nous avons extériorisé l’aïeul du bandit que
nous recherchons.

--Oh! non, ne dites pas cela, c’est horrible.

--Pourtant, Hawkins, j’en suis sûr. Voyez les faits. Ce fantôme est
Anglais, il parle très correctement, il est artiste, a des manières de
gentleman. Je ne vois pas votre cowboy dans tout cela, qu’en dites-vous?

--Rossmore, c’est atroce, je ne peux pas y penser.

--Nous n’avons pas rappelé à la vie un seul atome de cet homme, nous
n’avons ressuscité que ses habits.

--Colonel, vous voulez dire que...

Le colonel frappa la table de son poing, d’un geste emphatique, et
continua:

--Je veux dire que l’extériorisation était prématurée, que le bandit
nous a échappé et que nous ne tenons que son diable d’aïeul.

Il se leva et arpenta la pièce avec fureur.

--Quelle amère déception, gémissait Hawkins.

--Je le sais, je le sais, mon cher sénateur, et personne n’en est plus
affecté que moi. Il faut bien nous soumettre à l’évidence. Dieu sait que
j’ai besoin d’argent, cependant je ne suis pas assez miséreux et assez
déchu, pour prétendre infliger un châtiment à un homme pour un crime que
ses descendants ont commis.

--Pourtant, colonel, supplia Hawkins, réfléchissez, pesez bien notre
situation; vous savez que c’est notre seule chance d’avoir de l’argent;
d’ailleurs, la Bible ne nous dit-elle pas que les crimes des aïeux et
bisaïeux sont expiés par leurs descendants jusqu’à la quatrième
génération?--nous devons tirer un enseignement de ce sage précepte et
nous pouvons au besoin l’adapter à notre cause.

Le colonel était frappé de la justesse de cette logique. Il réfléchit,
l’air pensif, tout en marchant de long en large.

--Il y a du vrai dans ce que vous dites et, quoiqu’il semble cruel du
faire expier à un pauvre vieux diable le crime d’un de ses descendants,
la justice exige que nous lui livrions cet homme.

--C’est mon avis, dit Hawkins tout guilleret, je le livrerais à la
justice si les molécules de mille de ses ancêtres se trouvaient
concentrées en son seul individu.

--C’est bien le cas présent, répondit Sellers avec un grognement, notre
individu est précisément un composé de molécules de plusieurs ancêtres.
En lui, on retrouve des atomes de prêtres, de soldats, de croisés, de
poètes, de douces et tendres femmes, des atomes de toutes les
professions qui ont existé depuis des siècles et disparu de notre
planète; aujourd’hui, par un effort de notre volonté, nous tirons ces
atomes de leur sainte retraite et nous rendons responsable du pillage
d’une banque un descendant de ces divers personnages: c’est une
injustice flagrante.

--Oh! colonel, ne parlez pas ainsi, je me sens épouvanté et honteux du
rôle que je me suis proposé de...

--Attendez, j’ai trouvé un moyen.

--Quoi, tout espoir n’est pas perdu? Parlez vite, je meurs d’impatience.

--C’est bien simple, un enfant l’aurait trouvé. Tout a bien marché
jusqu’à présent, je n’ai pas à me plaindre. Puisque j’ai pu amener mon
individu jusqu’au commencement du siècle, pourquoi ne continuerais-je
pas et ne l’extérioriserais-je pas jusqu’à nos jours?

--Dieu! je n’y avais pas pensé, s’écria Hawkins, de nouveau transporté.
C’est la seule chose à faire. Quel génie vous êtes...! Perdra-t-il alors
le bras qu’il a de trop?

--Certainement.

--Et son accent anglais?

--Complètement, il prendra l’accent de Cherokee.

--Colonel, peut-être avouera-t-il le vol de la banque.

--Ce vol de la banque... Que cela. Vous oubliez qu’il sera entièrement
soumis à ma volonté: je lui ferai confesser tous les crimes qu’il a
commis et soyez convaincu qu’il en a plus de mille sur la conscience.
Saisissez-vous?

--Non, pas tout à fait.

--Toutes les récompenses seront pour nous.

--Admirable conception! Je n’ai jamais rencontré un esprit comme le
vôtre, capable d’embrasser d’un seul coup d’œil toutes les
particularités qui se rattachent à une idée générale.

--C’est pourtant bien facile, je vous assure... Lorsque j’ai épuisé un
sujet, le suivant en découle tout naturellement et ainsi de suite. Nous
n’aurons donc qu’à recueillir toutes les récompenses. Voilà un fameux
revenu viager, Hawkins! Et plus sûr que d’autres, car il est
indestructible.

--C’est vrai, tout cela paraît très vraisemblable.

--Paraît? Vous êtes bien bon! On ne niera pas que je ne sois un
financier de premier ordre et je ne me vante pas en affirmant que cette
opération surpasse toutes les autres. Elle mérite un brevet.

--Le croyez-vous réellement?

--Parfaitement.

--Oh! colonel, que la pauvreté est donc pénible, elle paralyse les plus
grandes aspirations! Nous devrions réaliser tout de suite une partie de
notre individu, le détailler. Je ne serais pas d’avis de le vendre en
gros, seulement quelques morceaux... Assez pour...

--Que vous êtes nerveux et agité, mon ami. C’est un manque d’expérience
de votre part, mon garçon; lorsque vous serez rompu, comme moi, aux
affaires, vous changerez, allez. Regardez-moi, mes yeux sont-ils
dilatés? Tâtez mon pouls, il ne bat pas plus vite que pendant mon
sommeil. Et cependant, je vois défiler, devant mon esprit calme et
impassible, une procession de personnages qui rendraient fous tous les
financiers. C’est en restant maître de soi, en envisageant une situation
sous toutes ses faces qu’un homme voit nettement le parti qu’il peut en
tirer. Tout à l’heure, voyez-vous, vous avez agi comme un novice, trop
pressé d’obtenir un succès. Écoutez-moi, votre désir à vous est de
vendre notre homme, argent comptant. Eh bien! j’ai une tout autre idée,
devinez?

--Je ne sais pas, quelle est-elle?

--Le conserver, au contraire.

--Vraiment, je n’aurais jamais pensé à cela.

--Parce que vous n’êtes pas né financier. Admettons qu’il ait commis un
millier de crimes, certainement c’est une estimation des plus modestes,
car, à le voir, on peut lui en attribuer un million. Pour ne pas
exagérer, prenons le chiffre de cinq mille dollars de récompense par
crime, cela nous donne au bas mot combien? Cinq millions de livres.

--Attendez que je reprenne haleine.

--C’est une rente perpétuelle, car un homme de sa trempe continuera à
commettre ses crimes et à nous rapporter des primes.

--Je suis positivement ahuri.

--Ça ne fait rien. Maintenant que les choses sont mises au point, restez
tranquille. Je préviendrai la Compagnie et livrerai la marchandise en
temps opportun; confiez-moi l’affaire, vous ne doutez pas du mon talent
pour la mener à bien?

--Certainement pas, j’ai une confiance absolue.

--Très bien, chaque chose à son temps. Nous autres, vieux
collaborateurs, nous agissons méthodiquement, pas d’à-coups avec nous.
Alors, maintenant, qu’avons-nous à faire? Simplement à continuer
l’extériorisation pour l’amener à notre époque. Je vais commencer de
suite. Je crois que...

--Lord Rossmore! Je parie cent contre un que vous ne l’avez pas enfermé
et qu’il s’est sauvé!

--Calmez-vous, ne vous mettez pas martel en tête pour cela.

--Eh bien! et pourquoi ne pourrait-il pas s’échapper?

--Qu’il s’échappe s’il veut, qu’est-ce que cela fait?

--Ma foi, je considérerais sa fuite comme un malheur irréparable.

--Mais, mon cher ami, souvenez-vous donc de ceci: une fois que je le
tiens, c’est fini. Il peut aller et venir librement, je puis l’amener et
par le seul effort de la volonté.

--Ah! je vous assure que je suis heureux de l’apprendre.

--Oui, je lui donnerai à faire tous les tableaux qu’il voudra et nous le
mettrons à l’aise le plus possible. Il est parfaitement inutile de le
gêner le moins du monde. J’espère l’amener facilement à rester
tranquille, et pourtant à le voir ainsi mou et sans consistance... je me
demande d’où il vient.

--Comment, que voulez-vous dire?

Pour toute réponse le duc regarda le ciel comme pour l’interroger.
Hawkins tressaillit, réfléchit un moment et, secouant la tête
tristement, il regarda le bout de ses pieds.

--Que voulez-vous dire?

--Mon Dieu, je ne sais pas, mais vous pouvez constater vous-même qu’il
n’a pas l’air de regretter son état primitif.

--C’est vrai, vous avez raison.

--Au fond, nous lui avons fait beaucoup de bien, mais je crois que nous
apprendrons beaucoup de choses en allant progressivement sans trop
brusquer le mouvement.

--Je me demande le temps qu’il faudra pour compléter son extériorisation
et l’amener à notre époque.

--Je voudrais bien le savoir moi aussi, mais je ne m’en doute pas.
J’ignore totalement ce détail, car je n’ai jamais extériorisé un
individu en passant par toutes les conditions qu’il a traversées depuis
son état d’ancêtre jusqu’à celui de descendant. Mais vous verrez, je
m’en tirerai bien.

--Rossmore! appela une voix.

--Oui, ma chérie, nous sommes dans le laboratoire; Hawkins est ici,
venez. Quant à vous, Hawkins, n’oubliez pas qu’il est pour toute la
famille un individu vivant en chair et en os... Voilà ma femme qui
entre...

--Ne vous dérangez pas, je n’entre pas. Je voulais seulement savoir qui
peint à côté.

--Oh! c’est un jeune artiste, un jeune Anglais, Tracy, très bien doué;
il est élève de Hans Christian Andersen, et va restaurer nos
chefs-d’œuvre italiens. Vous avez causé avec lui?

--Je ne lui ai dit qu’un mot. Je suis entrée sans savoir qu’il y avait
quelqu’un. J’ai voulu être polie, je lui ai offert un biscuit
(clignement d’yeux de Sellers à Hawkins), mais il a refusé (seconde
œillade de Sellers); alors je lui ai apporté des pommes; il en a mangé
deux.

--Quoi!...

Le colonel sauta jusqu’au plafond et retomba ahuri sur ses pieds.

Lady Rossmore, frappée de stupeur, contemplait alternativement le
sénateur de Cherokee et son mari.

--Qu’avez-vous donc, Mulberry? demanda-t-elle.

Il ne répondit pas d’abord et fit semblant, très affairé, de chercher
quelque chose sous sa chaise.

--Ah! le voilà, dit-il, c’est un clou.

--Tout cela pour un clou? répondit sa femme d’un ton aigre de mauvaise
humeur mal déguisée, voilà bien des embarras pour un pauvre petit clou!
Vraiment vous auriez pu vous dispenser de me causer une pareille
émotion. Et tournant les talons, elle prit la porte et s’en alla.

Lorsqu’elle fut assez éloignée pour ne rien entendre, le colonel dit
d’une voix brisée:

--Allons nous rendre compte par nos propres yeux.

--C’est une erreur, c’est impossible autrement.

Ils descendirent rapidement et regardèrent par le trou de la serrure.

--Il mange, murmura Sellers d’un air désolé. Quel horrible spectacle,
Hawkins. C’est affreux. Emmenez-moi. Je ne puis supporter cette horrible
vision.

Ils regardèrent le laboratoire aussi émus l’un que l’autre.



CHAPITRE XX


Tracy travaillait lentement, car son esprit était ailleurs; beaucoup de
pensées diverses l’assaillaient. Soudain, un éclair sembla jaillir de
ses yeux. Il crut qu’il avait trouvé la clef de l’énigme. J’y suis,
pensa-t-il enfin, je crois comprendre maintenant. Cet homme n’a pas son
bon sens; il divague sur deux ou trois points: sans cela comment
expliquer cette série de bizarreries? Des affreux chromos qu’il prend
pour des œuvres de grands maîtres, ces horribles portraits qui,
soi-disant, représentent des Rossmore, les armoiries grotesques, le nom
pompeux de Rossmore Towers qu’il donne à sa misérable bicoque! Il
affirme qu’il attendait ma visite. Comment pouvait-il m’attendre, moi,
Lord Berkeley? Il sait bien par les journaux que ce personnage est mort
dans l’incendie du New Gadsby.

La vérité est qu’il ne sait pas du tout qui il attendait; ses paroles me
prouvent qu’il n’attendait ni un Anglais ni un artiste et malgré cela ma
venue le satisfait. Il paraît content de moi; au fond, sa tête déménage
un peu, pour ne pas dire tout à fait. Le pauvre vieux, il est
intéressant à observer, tout de même, comme le sont tous les
déséquilibrés. J’espère que mon travail lui plaira; j’aimerais le voir
tous les jours et l’étudier de près. Et quand j’écrirai à mon père...
Ah! n’y pensons pas, cela me fait mal.

Quelqu’un vient... Remettons-nous au travail. C’est encore mon vieux
bonhomme; il a l’air agité. Peut-être mes habits lui semblent-ils
suspects. (Au fond ils le sont, pour un peintre). Si ma conscience me
permettait de les changer, mais c’est impossible. Pourquoi diable
gesticule-t-il avec ses bras? Il a l’air de faire des passes avec ses
mains pour me suggestionner. Il n’y aurait rien d’impossible...

Le colonel pensait en lui-même: Mes passes lui produisent de l’effet, je
le vois bien. Là, c’est assez pour une fois; il n’est pas encore très
solide et je pourrais le désagréger. Posons-lui deux ou trois questions
insidieuses, nous verrons bien qui il est et d’où il vient.

Il s’approcha et lui dit doucement:

--Je ne veux pas vous déranger, monsieur Tracy, mais seulement regarder
votre travail. Ah! c’est beau, très beau, vous êtes un véritable artiste
et votre œuvre va ravir ma fille. Puis-je m’asseoir près de vous?

--Mais comment donc, avec plaisir.

--Cela ne vous dérange pas? votre inspiration n’en souffrira pas?

Tracy se mit à rire et répondit qu’il n’était pas éthéré à ce point. Le
colonel lui posa une grande quantité de questions, particulièrement
choisies, qui parurent étranges à Tracy; il y répondit néanmoins d’une
manière satisfaisante, car le colonel se dit avec orgueil:

--Jusqu’à présent, cela va bien. Il est solide, très solide, on le
dirait vivant. C’est curieux, il me semble que je le pétrifierai
facilement.

Après une petite pause, il lui demanda avec mystère:

--Préférez-vous être ici ou là-bas?

--Où, là-bas?

--Là-bas, d’où vous venez.

Tracy pensa immédiatement à sa pension et répondit sans hésitation:

--Oh! sans aucun doute, j’aime mieux être ici.

Le colonel ému se dit: Il n’y a pas d’erreur, me voilà fixé sur la
provenance de ce pauvre diable. Eh bien! je suis content de l’avoir tiré
de là.

Il suivait le pinceau de l’œil et pensa en même temps: Eh bien! cela me
dédommage de mon échec avec ce pauvre Lord Berkeley; il a dû prendre une
autre direction, celui-là... et ma foi, tant mieux pour lui.

Sally Sellers rentrait plus jolie que jamais. Son père lui présenta
Tracy. Tous deux éprouvèrent le coup de foudre, sans s’en rendre compte,
peut-être. Le jeune Anglais pensa en lui-même irrévérencieusement:
Peut-être n’est-il pas aussi fou, après tout!

Sally s’assit près de Tracy et s’intéressa à son travail, ce qui lui fit
plaisir et lui montra que la jeune fille était intelligente et avait des
goûts artistiques. Sellers, très désireux de faire part de ses
impressions à Hawkins, s’en alla, disant que si les jeunes artistes
pouvaient se passer de lui, il serait bien aise de vaquer à ses
occupations.

Il est un peu excentrique, mais rien de plus, pensa Tracy, et il se
reprocha d’avoir commis un jugement téméraire à son endroit sans lui
avoir donné le temps de se montrer sous son jour véritable.

L’étranger se sentit bien vite à l’aise et la conversation prit un tour
charmant. La jeune fille américaine possède des qualités de grande
valeur. La simplicité, la droiture et l’honnêteté; elle est au-dessus
des conventions et des banalités mondaines; aussi son attitude et ses
manières reçoivent-elles une aisance absolue et l’on se sent à l’aise
immédiatement sans savoir pourquoi. Cette nouvelle connaissance, cette
amitié fit des progrès rapides; la preuve en est qu’au bout d’une
demi-heure ni l’un ni l’autre ne pensait plus aux habits étranges de
Tracy.

Gwendolen semblait ne plus se choquer de cet accoutrement, mais Tracy
resta persuadé qu’elle cachait son jeu par amabilité. Il se sentit très
gêné lorsque la jeune fille l’invita à dîner. Il ne pouvait accepter
dans cet accoutrement et cependant depuis qu’il avait trouvé un intérêt
dans l’existence, il en voulait à ses habits de l’obliger à refuser
cette invitation. Il partit pourtant le cœur joyeux en lisant un regret
dans les yeux de Gwendolen.

Où se dirigea-t-il? Tout droit vers un magasin d’habillement où il
choisit un complet aussi élégant que possible pour un Anglais; tout en
le choisissant il pensait:

Je sais que j’ai tort, pourtant je serais blâmable de ne pas l’acheter
et deux fautes qui s’ajoutent n’engendrent pas une bonne action.

Cette réflexion lui rendit le cœur plus léger. Le lecteur appréciera la
valeur de cette réflexion et la jugera à son propre point de vue.

Le vieux ménage se montra inquiet de l’attitude distraite et du silence
de Gwendolen pendant le dîner. S’ils avaient tant soit peu observé, ils
auraient remarqué que son visage s’éclairait lorsque la conversation
roulait sur l’artiste, sur son travail. Mais ils n’y prêtèrent aucune
attention et virent seulement que sa physionomie s’assombrissait par
moments; ils se demandèrent si elle était souffrante ou si elle avait
éprouvé une déception à propos de ses toilettes. Sa mère lui offrit
divers médicaments fortifiants, son père lui proposa du vin vieux,
quoiqu’il fût dans son district à la tête de la ligue antialcoolique,
mais elle repoussa aimablement toutes les attentions délicates.

Lorsqu’au moment de monter se coucher, la famille se sépara, la jeune
fille choisit un pinceau entre tous en se disant: C’est celui qu’il a le
plus employé.

Le lendemain, Tracy sortit tout pimpant dans son nouveau complet, un
œillet à la boutonnière, don quotidien de Puss. Rêvant à l’image de
Gwendolen, il travailla à ses tableaux sans relâche, mais presque
inconsciemment; il produisit merveilles sur merveilles, il ajouta
plusieurs accessoires variés aux portraits de ses associés qui
poussèrent des acclamations de joie et d’admiration.

De son côté, Gwendolen perdit toute sa matinée; elle s’était dit que
Tracy viendrait et, à chaque instant, elle descendait au salon mettre
les pinceaux en ordre, en réalité voir s’il était arrivé. En remontant
chez elle, elle constata avec chagrin que sa confection de toilette
allait en dépit du bon sens. Elle avait mis tous ses soins et son
imagination à composer une toilette suggestive, qu’elle confectionnait
précisément en ce moment; mais distraite comme elle l’était, elle ne fit
que des bêtises et gâcha son ouvrage.

Lorsqu’elle s’en aperçut, elle en comprit la cause et cessa de
travailler. N’était-ce pas pour elle un présage charmant? Elle descendit
au salon, s’y installa et attendit...

Après le déjeuner elle attendit encore; une grande heure passa, mais son
cœur battit violemment: elle l’avait aperçu.

Elle remonta chez elle précipitamment, comptant qu’on lui demanderait de
chercher le pinceau égaré... elle savait bien où...

En effet, au bout d’un moment, lorsque tout le monde eut vainement
cherché le pinceau, on la pria de descendre; elle fureta partout et ne
le retrouva que lorsque les autres furent allés voir s’ils le
découvriraient ailleurs, à la cuisine, voire même au bûcher.

Elle tendit le pinceau à Tracy, et s’excusa de n’avoir pas tout préparé
pour lui; elle ne comptait pas absolument sur sa visite, dit-elle. Bref,
elle s’embrouilla dans sa phrase et dissimula mal son mensonge. De son
côté, Tracy, honteux et confus, pensait:

Je savais bien que mon impatience m’amènerait ici plus tôt que je
n’aurais dû et trahirait mon sentiment. C’est précisément ce qui est
arrivé; elle l’a compris et se moque de moi, bien entendu. Le cœur de
Gwendolen était partagé entre la satisfaction et le mécontentement,
satisfaction de lui voir un nouveau complet, mais mécontentement de
l’œillet à la boutonnière. L’œillet d’hier lui avait été indifférent,
mais celui d’aujourd’hui la froissait; elle aurait bien voulu en
connaître l’histoire et savoir que cette fleur ne cachait pas un amour
fâcheux? mais comment se renseigner: Elle esquissa pourtant une
tentative.

--Quel que soit l’âge d’un homme, dit-elle, il peut toujours se rajeunir
de quelques années en mettant une fleur vive à sa boutonnière; c’est une
remarque que j’ai faite souvent. Est-ce pour cela que le sexe fort aime
les fleurs à la boutonnière?

--Je ne le crois pas; la raison me paraît cependant plausible. J’avoue
que je n’y avais jamais songé.

--Vous m’avez l’air de préférer les œillets: est-ce pour leur forme ou
pour leur teinte?

--Oh! non, ni pour l’un, ni pour l’autre, répondit-il simplement, on me
les donne.

On les lui donne, se dit-elle en regardant l’œillet de travers. Qui
est-ce et comment est-elle? La fleur lui fit l’effet d’un ennemi
dangereux, irritant pour son regard et néfaste pour sa tranquillité. Je
me demande s’il tient à elle, pensa-t-elle avec chagrin.



CHAPITRE XXI


Elle avait tout mis en ordre et n’avait plus de prétexte pour rester.

Elle annonça alors qu’elle partait et le pria de sonner un domestique,
s’il lui manquait quoique chose; elle s’en alla à contre-cœur, laissant
derrière elle un autre regret, car avec elle disparaissait le rayon de
soleil de la maison.

Le temps passait lentement pour tous les deux. Il ne pouvait plus
peindre, obsédé comme il l’était par sa vision; elle ne pouvait
travailler, car son esprit était auprès de lui. Jamais la peinture
n’avait paru aussi fastidieuse à Tracy; jamais la confection d’une rose
n’avait été aussi insipide pour Gwendolen, qui avait quitté l’artiste
sans réitérer son invitation à dîner, ce qui était pour lui une vraie
déception.

Cette abstention avait coûté également à la jeune fille, mais elle ne
trouvait plus possible de l’inviter aujourd’hui. La veille, elle s’était
cru toutes les libertés possibles; une grande réserve lui paraissait de
mise aujourd’hui; elle n’osait plus dire ou penser quoi que ce soit,
fascinée par l’idée qu’il pourrait le prendre en mauvaise part.
L’inviter à dîner aujourd’hui? Cette pensée seule la faisait frémir et
sa journée se passa au milieu d’alternatives de craintes et
d’espérances.

Trois fois elle descendit pour donner des ordres soi-disant nécessaires,
et pendant ses allées et venues, elle l’aperçut six fois sans avoir
l’air de regarder de son côté.

Elle fut assez maîtresse d’elle pour dissimuler sa joie, mais elle se
sentait remuée au fond de l’âme. Cette situation lui enlevait toute
espèce de naturel et le calme qu’elle affectait était trop complet pour
n’être pas lu. Le peintre partageait ces émois; six fois il put
l’entrevoir et se sentit rempli d’un bonheur ineffable; son cœur battit
violemment et il éprouva une félicité qui le rendit presque inconscient.

Conséquence immédiate, il dut faire six retouches à sa toile.

Enfin Gwendolen trouva un peu de calme en écrivant à ses amis Thompson
qu’elle irait dîner chez eux. Là au moins elle oublierait l’absent. Mais
pendant ce temps, le duc entra causer avec l’artiste et le pria de
rester à dîner. Tracy dissimula le plaisir qu’il en avait dans un
redoublement d’activité et savoura intérieurement la joie de voir
Gwendolen de près, de la contempler, d’entendre sa voix; il lui semblait
avoir reconquis le paradis.

Le duc pensait: Ce fantôme peut évidemment manger des pommes; nous
verrons si c’est une spécialité chez lui, comme je le crois. Les pommes
seraient alors des fruits appréciés des spectres comme de nos premiers
parents; reste à savoir si ma comparaison est tout à fait juste.

Le nouveau complet lui causa une autre satisfaction: je l’ai amené à
notre époque, plus aucun doute à ce sujet, se dit-il.

Sellers se déclara content du travail de Tracy et le pria de restaurer
ses vieux maîtres, puis de faire son portrait, celui de sa femme et
probablement celui de sa fille. L’artiste ne se possédait plus de joie;
il causait et babillait tout en peignant, tandis que Sellers déballait
un tableau qu’il avait apporté. C’était un chromo qui venait de paraître
et présentait le portrait d’un individu qui inondait l’_Union_ de ses
réclames et invitait le public à acheter chez lui des chapeaux et habits
bon marché. Le vieux lord contemplait le chromo avec recueillement, dans
un silence profond, puis quelques larmes tombèrent furtivement sur la
gravure.

Tracy fut ému de ce travail qui lui montra Sellers sous un jour
sympathique; pourtant il se sentit de trop dans l’intimité de ce
vieillard, qui, assurément, ne devait pas tenir à mettre un étranger au
courant de ses chagrins intimes.

Mais la pitié l’emporta sur les autres considérations et il chercha à
réconforter le duc par quelques paroles affables et des marques
d’intérêt.

--Je suis désolé, dit-il... Est-ce un ami?

--Oh! plus qu’un ami, un parent, le plus cher que j’aie possédé sur
terre, bien qu’il ne m’ait jamais été permis de le rencontrer. Oui,
c’est le jeune Lord Berkeley qui a péri si héroïquement dans... Mais
qu’avez-vous donc?

--Oh! rien, rien du tout. Je suis un peu ému de voir le portrait d’un
homme dont on a tant entendu parler. Est-il ressemblant?

--Oui, sans doute, je ne l’ai jamais vu, mais vous pouvez juger de sa
ressemblance avec son père, dit Sellers en élevant le chromo, et en le
maintenant en face du soi-disant portrait de l’usurpateur.

--Mon Dieu, non, je ne vois pas bien la ressemblance.

--Il est certain que l’usurpateur ici représenté a une tête énergique,
une longue figure de cheval, tandis que son héritier a une physionomie
morne, sans caractère, presque une face de lune. Dans notre enfance,
nous sommes tous comme cela dans la famille, répondit Sellers avec
assurance. Au premier âge nous avons l’air de têtards mal formés, puis
la chrysalide se métamorphose, une transformation se produit et nous
devenons des intelligences et des natures transcendantes. C’est en
faisant ces réserves que je découvre ici une ressemblance frappante et
que je trouve ce portrait parfait. Oui, dans notre famille, on commence
toujours par être un crétin. Évidemment, on retrouve chez ce jeune homme
les caractères distinctifs héréditaires que vous me signalez. Oh! oui,
il devait être un parfait crétin, remarquez sa figure, la forme de sa
tête, son expression, c’est bien l’imbécile dans toute l’acception du
terme.

--Merci, dit Tracy involontairement.

--Merci, pourquoi?

--Merci de me fournir cette explication. Continuez, je vous prie.

--Comme je vous le disais, la bêtise est peinte sur son visage; personne
ne peut s’y méprendre. Que lisiez-vous sur son visage?

--Somme toute qu’il est un original.

--Un original. Un individu à principes arrêtés sur tous les sujets, une
espèce de roc qui se croit immuable, infaillible et reste opiniâtrément
fidèle à ses principes, jusqu’au jour où le roc cède et fond
entièrement. Tel est le portrait exact de Lord Berkeley. Mais... vous
rougissez...

--Oh! non pas, loin de là.

Mais cela fait toujours rougir d’entendre un homme mal parler de sa
famille, pensa-t-il. Quelle chose étonnante que son imagination
vagabonde soit tombée si juste! N’a-t-il pas dépeint parfaitement mon
caractère, sous les traits de cet être méprisable? En quittant
l’Angleterre, je croyais me connaître. Je croyais posséder la volonté et
l’énergie d’un Frédéric le Grand, tandis que je suis un faible d’esprit
et rien de plus. Enfin, pour me consoler, je puis me vanter d’être un
idéaliste et de porter en moi de belles et généreuses conceptions.
Croyez-vous que cette tête de benêt soit capable de mûrir une idée
chevaleresque dans sa cervelle et de l’exécuter?

--Le croiriez-vous capable, par exemple, de renoncer à son titre et à sa
fortune, pour mener la vie du commun des mortels et se créer une
situation personnelle, au risque de végéter toute sa vie dans la
pauvreté?

--Lui, mais regardez-moi donc le sourire niais et satisfait de ce
visage! Il pourrait peut-être concevoir cette idée et commencer à
l’exécuter.

--Et ensuite?

--Il échouerait, chaque fois, dans toutes ses entreprises. Oh!
certainement. Il est Rossmore jusqu’au bout des ongles.

--Alors, il ne faut pas déplorer sa mort. Tenez, supposons un instant,
pour le plaisir de la discussion, que je sois Rossmore et que...

--C’est impossible.

--Pourquoi?

--Parce que c’est inadmissible. Pour représenter un Rossmore à votre
âge, il faudrait que vous fussiez un imbécile; or, vous ne l’êtes pas.
Il faudrait que vous fussiez un indécis; or, il saute aux yeux du
physionomiste le moins exercé, que votre volonté est des plus arrêtées,
elle résisterait à tout.

Et il ajouta en lui-même: C’est suffisant; inutile de lui en dire plus
long sur sa volonté, que je sais être de fer. Plus je le vois, plus je
le trouve remarquable. Il a une fermeté de traits extraordinaire, une
décision presque surhumaine; c’est un être absolument supérieur.

--Un de ces jours, reprit-il tout haut, je vous demanderai votre avis
pour une chose un peu délicate, monsieur Tracy. J’ai chez moi les restes
de ce pauvre jeune homme... Mon Dieu, comme vous sursautez...

--Continuez, ce n’est rien. Vous avez ses restes?

--Oui.

--Êtes-vous bien sûr de posséder ses restes et non ceux d’un autre?

--Oh! absolument sûr. Du moins, j’en possède des échantillons; je ne
prétends pas avoir tous ses restes.

--Des échantillons!

--Oui, dans des paniers. Un jour que vous irez en Angleterre, s’il vous
était égal de les emporter...

--Qui... moi?

--Oui, vous. Je ne dis pas tout de suite, mais plus tard. En attendant,
voudriez-vous les voir?

--Oh! non, je n’en ai aucune envie.

--Oh! très bien, je croyais que... Tiens, où allez-vous, ma chérie?

--Dîner dehors, papa.

Tracy était ennuyé et le colonel lui dit, désappointé:

--Je le regrette, je ne savais pas qu’elle sortait, monsieur Tracy.

La physionomie de Gwendolen exprimait à ce moment une déception. Elle se
demandait si elle n’avait pas pris une résolution trop hâtive. Trois
vieilles têtes en face d’un jeune, c’est trop. Gwendolen, agitée d’un
vague espoir, dit d’un air qu’elle s’efforçait de rendre naturel:

--Si vous le préférez, j’écrirai aux Thompson que...

--Oh! c’est chez les Thompson que vous allez? Cela simplifie tout. Nous
nous arrangerons bien sans gâter votre soirée, mon enfant. Je ne
voudrais pas gâter votre soirée, mon enfant, ni vous causer de
déception, mon enfant, puisque c’était convenu.

--Mais, papa, j’irai aussi bien un autre jour...

--Non, je ne veux pas... Vous êtes une brave enfant courageuse et
active, et votre père ne veut pas contrarier vos projets quand...

--Mais papa, je...

--Non... pas un mot, nous nous passerons bien de vous, ma fille.

Gwendolen, navrée, était sur le point de pleurer; il ne lui restait plus
qu’à partir. Soudain son père eut une idée géniale, qui lui permit
d’aplanir la difficulté.

--Il me vient une idée, mon enfant, dit-il; j’ai trouvé le moyen de ne
pas vous priver de votre invitation et de nous consoler en même temps de
votre absence: envoyez-nous votre amie, Bella Thompson; Tracy, vous
verrez quelle délicieuse créature. Oh! oui, sans exagération, elle est
superbe, je veux que vous la voyiez et je suis sûr que vous en serez sur
l’heure éperdument amoureux. Oui, oui, envoyez-nous-la, Gwendolen, et
dites-lui... Tiens, elle est partie!

En se retournant, il la vit au tournant de la grille.

--Je ne sais ce qu’elle a, remarqua-t-il, on dirait qu’elle est
furieuse. Eh bien! continua Sellers, je vous avoue, Tracy, que ma fille
me manquera: les enfants manquent toujours à leurs parents. Mais miss
Bella vous intéressera beaucoup, vous serez vite épris d’elle et la
soirée ne vous paraîtra pas trop longue. Quant à nous, les vieux, nous
nous tirerons d’affaire; d’ailleurs ce sera aussi l’occasion pour vous
de faire plus ample connaissance avec l’Amiral Hawkins. Voilà un beau
caractère, mon cher, un des plus beaux caractères que l’on puisse
rencontrer. Vous aurez grand plaisir à l’étudier. Je le connais, pour ma
part, depuis son enfance, et j’ai assisté à l’évolution de son esprit.
Je puis dire qu’il a beaucoup contribué à développer mon goût très
prononcé pour la psychologie, car ses idées et ses observations portent
sur les sujets les plus curieux.

Tracy, distrait, n’entendait pas un mot de ce monologue, son esprit
errait ailleurs.

--Oui, ce caractère étonnant a pour base la dissimulation et la première
chose à découvrir chez un homme c’est le fond de son caractère; lorsque
vous possédez cette clé, aucune particularité, aucune contradiction
apparente ne peut alors vous induire en erreur. Mais que lisez-vous sur
la physionomie du sénateur? La simplicité la plus parfaite. Eh bien! en
réalité, c’est un homme des plus compliqués, un esprit des plus
profonds, un caractère honnête et droit par excellence, mais passé
maître dans l’art de la dissimulation.

--Ah! mais tout cela est diabolique!

Cette exclamation avait échappé à Tracy qui pensait avec angoisse au
plaisir qu’il aurait eu à rester sans toutes les absurdes complications
du dîner.

--Non, retirez votre expression de «diabolique», continua Sellers en
arpentant la pièce et en s’écoutant parler les mains derrière le dos. On
pourrait traiter de diabolique tout autre que le sénateur. Votre
expression serait juste, parfaitement juste, dans d’autres cas, mais ici
elle est impropre. Cet homme a un caractère superbe. Je ne crois pas
qu’on puisse rencontrer chez un autre homme d’État un esprit aussi
puissant joint à une telle faculté de dissimulation. Je ne pourrais lui
comparer que Georges Washington, Cromwell et peut-être Robespierre, mais
là... je tire l’échelle. Une personne qui ne serait pas un psychologue
émérite pourrait passer sa vie à côté de Hawkins sans arriver à percer
son esprit transcendant.

L’artiste distrait et rêveur poussa de profonds soupirs et laissa
échapper une nouvelle exclamation:

--Oh! le misérable, oh! le misérable!

--Mon ami, votre terme me choque. Je trouve au contraire admirable cette
faculté de dissimulation. J’ajouterai que le général Hawkins est un
penseur, le penseur le plus fin, le plus profond, le plus complet
peut-être des temps modernes. Mais il faut savoir le mettre sur des
sujets appropriés à sa vaste intelligence, comme, par exemple, l’âge de
glace, la corrélation des forces physiques, l’évolution du Christianisme
à travers les siècles, que sais-je encore, lancez-le sur un de ces
thèmes et écoutez-le pérorer sans l’arrêter. Vous verrez que cet homme
est un génie. Ah! oui, il faut que vous le connaissiez, il faut que vous
pénétriez l’esprit de cet homme le plus sublime peut-être depuis
Aristote.

On attendit longtemps miss Thompson pour se mettre à table, mais comme
l’invitation ne lui avait pas été transmise, on l’attendit en vain. Au
bout d’un certain temps, on commença à dîner. Le pauvre vieux Sellers se
mettait en quatre pour rendre la soirée agréable à son invité; celui-ci
à son tour faisait tous les frais possibles pour ses hôtes. Mais malgré
tout, cette soirée fut un fiasco complet. Tracy avait un poids sur le
cœur et regardait d’un air navré la place de Gwendolen; son esprit
obsédé par cette unique pensée suivait difficilement la conversation; il
ne répondit qu’à demi-mot aux questions qu’on lui posait. Il en résulta
un malaise général, dont personne, sauf Tracy, ne connaissait la cause.

Pendant ce temps le même malaise régnait chez les Thompson; Gwendolen,
vexée de se sentir aussi attristée par une déception, cherchait à
réagir; mais ses efforts ne donnaient aucun bon résultat et semblaient
aggraver le mal. Elle allégua qu’elle était un peu souffrante et chacun
put constater sa mauvaise mine, de sorte qu’on la plaignit en lui
témoignant de la sympathie. Mais il y a des cas où la sympathie est
impuissante; mieux vaut alors chercher la solitude et laisser passer
l’orage. Dès la fin du dîner, la jeune fille s’excusa et partit, ravie
de quitter cette maison et de soulager sa peine. Tracy serait-il encore
chez ses parents? Cette pensée lui donnait des ailes. Elle vola jusqu’à
la maison paternelle, ôta prestement son chapeau et gagna la porte de la
salle à manger. Là elle écouta un instant. La voix de son père morne et
triste se fit entendre, puis celle de sa mère au même diapason. Une
pause, et enfin une observation banale de sir Washington Hawkins. Le
cœur haletant, elle espérait entendre un autre timbre de voix. Rien.

--Parti! se dit Gwendolen avec désespoir, en ouvrant la porte
nonchalamment.

Elle eut un éblouissement: il était là!

--Mais, mon enfant, s’écria la mère, vous êtes blême! Qu’avez-vous vu?

--Blême? s’écria son père à son tour. Ce n’est pas sérieux, la voilà
rose comme une tranche de melon d’eau. Asseyez-vous, Gwendolen,
asseyez-vous. Vous êtes-vous amusée? Ici notre réunion a été charmante,
fort gaie. Pourquoi miss Bella n’est-elle pas venue? Elle aurait
distrait M. Tracy, qui était un peu mal en train.

Elle jubilait maintenant et de ses yeux jaillit un éclair qui rencontra
dans d’autres yeux une clarté lumineuse. Dans le laps de temps
infiniment petit qu’est une seconde, deux aveux précieux furent
échangés, reçus et compris. Anxiété, doute, appréhension, tout avait
disparu comme par enchantement pour faire place à une quiétude céleste.

Sellers avait compté sur l’arrivée de Gwendolen pour animer la
conversation, mais son espoir fut déçu. La conversation se traîna
péniblement au milieu de phrases hachées; généralement fier de sa fille,
Sellers aimait à la produire et ne craignait pas que la beauté de miss
Thompson lui portât ombrage; Gwendolen cependant, ce soir-là, n’était
pas à son avantage. Son père en parut fort contrarié.

Que penserait cet Anglais, qui, à l’exemple de tous ses compatriotes,
devait baser son appréciation sur des impressions particulières? Il en
conclurait que toutes les Américaines sont muettes comme il l’était
lui-même et les jugerait défavorablement d’après l’exemple qu’il avait
sous les yeux; la pauvre petite, en effet, n’avait pas su l’émoustiller
et il avait eu toutes les peines du monde à contenir son envie de
bâiller.

La prochaine réunion produirait certainement sur Tracy une meilleure
impression, il le fallait à tout prix, car Sellers prêtait à ce jeune
Anglais les réflexions les plus malveillantes à l’égard de ses
compatriotes. Il consignera dans son journal, pensa-t-il, que ma fille a
été parfaitement terne et nulle, la pauvre chère petite; et elle l’a été
en effet au-dessus de toute expression; et pourtant, belle comme la
tentation, elle n’est capable que d’effeuiller les roses et de faire des
boulettes de pain. J’en ai assez, j’ai trop lutté, j’abandonne la partie
à d’autres s’ils veulent.

Le colonel donna à tous de chaleureuses poignées de mains et s’en alla,
prétextant une occupation pressée; les amoureux séparés par toute la
largeur de la pièce se sentirent moins éloignés l’un de l’autre, et
lorsque M. Sellers les quitta, la distance leur parut diminuer encore.
Tracy semblait en extase devant un vulgaire «chromo», qui devait
personnifier un Rossmore du temps des croisés, tandis que Gwendolen,
assise sur le canapé, était absorbée dans la contemplation d’un album
vide.

Le «Sénateur» était encore là, très contrarié de se sentir une gêne pour
ces jeunes gens. Du fond du cœur, il aurait voulu les distraire et faire
oublier l’ennui de cette soirée; mais sa gaieté, son bavardage ne
changèrent rien à la situation et la soirée se continua comme elle avait
commencé, lugubre, triste et morne. C’était une réunion ratée sur toute
la ligne et le Sénateur se décida à partir.

Gwendolen se leva et lui sourit aimablement, en lui demandant avec
grâce:

--Êtes-vous donc obligé de vous en aller?

Il crut la peiner par son départ et... se rassit.

Il voulut répondre, ne trouva rien à dire et ne comprit pas sur l’heure
la gaffe qu’il commettait en restant. Il s’en aperçut peu après et
partit cette fois sans hésitation. A peine la porte était-elle refermée
sur lui, que les jeunes gens se trouvèrent dans les bras l’un de
l’autre, leurs lèvres unies dans un baiser passionné.

Mon Dieu! elle l’embrasse! pensa Hawkins. Il ne prit même pas le temps
de formuler cette réflexion, car à peine sorti, il avait voulu rentrer
et avait entr’ouvert la porte, sans qu’ils s’en aperçoivent: ce qu’il
vit le terrifia.



CHAPITRE XXII


Lorsque, cinq minutes après, il s’assit chez lui, il prit sa tête entre
ses mains dans une attitude de profond désespoir. Il pleura à chaudes
larmes; ses profonds soupirs vinrent rompre le silence recueilli de sa
chambre.

Dire que je la connais depuis son enfance, pensa-t-il, que je l’aime
comme ma fille! Oh! non, je ne puis supporter de la voir folle de cet
infect fantôme. Comment n’avons-nous pas prévu la chose? Mais personne
ne le pouvait; qui donc eût été plus malin que moi? Qui se serait
attendu à voir une jeune fille devenir éperdument amoureuse d’un
mannequin? (Ce mot mannequin est même trop flatteur pour lui).

Le malheur est là irrémédiable; il n’y a rien à faire, continua-t-il en
gémissant. Si j’en avais le courage, je le tuerais; mais cela ne
servirait à rien, puisqu’elle l’aime et le croit vivant.

Si elle venait à le perdre, elle le pleurerait comme un être humain, la
pauvre enfant. Qui se chargera d’annoncer cette nouvelle à ses parents?
Pas moi, j’en mourrais. Sellers est le meilleur des hommes et je
n’aurais pas la force de... Oh! mon Dieu, voilà où on en arrive quand on
s’occupe de ces questions diaboliques! Sans cela, cet individu
continuerait à jouir en enfer! Comment se fait-il que cet individu ne
sente pas le soufre?

Enfin, après un instant de réflexion, il reprit:

--Eh bien! de toute façon il faut que l’extériorisation s’arrête là. Si
elle doit épouser un spectre, qu’elle en épouse au moins un qui ne soit
ni un voleur, ni un cowboy. Qui sait ce que deviendra ce fantôme, si
Sellers continue à le suggestionner? C’est une perte nette de cinq mille
livres pour notre association; mais le bonheur de Sally vaut plus que
cela.

En entendant venir Sellers, il reprit son calme. Le colonel s’assit et
dit:

--Je dois avouer que je suis quelque peu embarrassé. Il a certainement
mangé, ce n’est pas douteux, ou du moins, s’il n’a pas mangé, il a
grignoté, avec peu d’appétit c’est vrai. Mais il a grignoté. Maintenant
j’en arrive à me poser cette question: Que fait-il de ce qu’il mange?
Mon impression est que nous savons encore fort peu de choses sur cette
découverte sublime. Le temps et la science nous éclaireront. Soyons
patients et persévérants.

Mais il ne put tirer Hawkins de sa rêverie, de son abattement et il
fallut une nouvelle théorie du colonel pour appeler son attention.

--J’arrive presque à l’aimer, Hawkins; c’est l’esprit le plus audacieux
que je connaisse. J’ai pour lui une profonde admiration qui dégénérera
bientôt, je le prévois, en une sympathie solide. Savez-vous que je n’ai
pas le courage de qualifier son caractère et de faire de lui un vulgaire
voleur? Je viens même vous demander si vous consentiriez à abandonner la
prime et à laisser ce pauvre diable là où il est?... Oui, sans
l’extérioriser jusqu’à notre époque.

--Oh! oui, de grand cœur.

--Merci, Hawkins. Je n’oublierai jamais ce que vous venez de faire là,
lui dit le vieillard en s’efforçant de dissimuler le tremblement de sa
voix. Vous me faites un immense sacrifice, un sacrifice qui vous coûte
beaucoup, je le sais. Mais je n’oublierai jamais votre acte de
générosité et si je vis un certain temps, je vous en dédommagerai, je
vous le promets.

Sally Sellers comprit vite que sa personnalité venait de se modifier,
qu’elle était devenue un être supérieur, très différent de ce qu’elle
était quelques heures auparavant; la créature sérieuse avait succédé à
la rêveuse, fière maintenant de sa raison d’être en ce monde; elle
sentait disparaître le malaise, l’oppression que lui causait, par
moments, son existence creuse; sa métamorphose lui apparaissait si
certaine et si complète qu’elle sentait en elle une décision qu’elle
n’avait jamais éprouvée, un but qu’elle avait ignoré jusqu’alors; son
cœur changé en tabernacle d’amour renfermait des trésors de tendresse et
de dévouement, que les yeux des passants et du vulgaire pouvaient
découvrir.

Lady Gwendolen! Ce nom n’avait plus rien de doux pour elle; il
constituait presque une offense pour son oreille.

--Laissons cette erreur s’engloutir dans le passé. Je ne veux plus de ce
titre à l’avenir.

--Je puis vous appeler simplement Gwendolen. Vous me permettez de
supprimer les formules d’étiquette et de n’employer que votre prénom, si
cher à mon cœur.

Elle ôta l’œillet au même instant et le remplaça par un bouton de roses.

--Là, c’est mieux, dit-elle. Je déteste les œillets, du moins certains
œillets. Mais vous pouvez...

Elle ne put achever; il y eut une pause pendant laquelle Tracy chercha à
comprendre sa pensée. Mais un trait de lumière traversa son esprit.

--Chère Gwendolen, dit-il galamment, me permettez-vous cela?

--Oui... mais... ne m’embrassez pas pendant que je parle, cela m’affole
et me fait perdre le fil de ma phrase. Ne m’appelez pas Gwendolen, je
vous en prie, ce n’est pas mon nom.

--Pas votre nom? s’écria Tracy étonné.

La jeune fille se sentit envahie d’une crainte vague, d’une méfiance
indéfinissable; elle se dégagea de son étreinte et le regardant bien
dans les yeux:

--Répondez-moi sincèrement, lui dit-elle, donnez-moi votre parole. Vous
ne cherchez pas à m’épouser pour ma situation?

Ce coup imprévu faillit renverser Tracy. Cette question était en
elle-même si ingénue et si grotesque qu’il en admira la candeur et put à
peine réprimer son envie de rire. Sans perdre de temps, il se mit en
mesure de la convaincre que le seul charme de sa personne l’avait
attiré, qu’il était épris d’elle et non de son titre ou de sa situation;
il lui déclara qu’il l’adorait ni plus ni moins, fût-elle fille d’un duc
ou le rejeton d’une modeste famille. Elle observait sa physionomie avec
avidité et anxiété, cherchant à lire la vérité sur son visage, à mesure
qu’il parlait; son cœur s’inondait d’un bonheur intense qu’elle cachait
sous une apparence calme, froide et même austère. C’est qu’elle lui
préparait une surprise destinée à produire une impression profonde sur
lui; elle voulait voir si son désintéressement était aussi sincère qu’il
le disait.

--Écoutez-moi, commença-t-elle, prête à lancer sa fusée en le
surveillant encore plus attentivement, ne doutez pas de mes paroles, je
ne vous dirai que la vérité, Howard Tracy; je ne suis pas plus une fille
de duc que vous.

A sa grande joie, il ne broncha pas. Il s’y attendait et comprit le
parti qu’il pouvait tirer de la situation.

--Dieu soit loué! s’écria-t-il avec enthousiasme, en la prenant dans ses
bras.

Dépeindre le ravissement de Gwendolen serait impossible.

--Je me sens d’une fierté à nulle autre pareille, lui dit-elle, la tête
tendrement appuyée sur son épaule. Je trouvais naturel qu’en votre
qualité d’Anglais vous fussiez ébloui par mon titre, et je craignais que
m’aimant pour mon titre (sans même vous en rendre compte), votre amour
pour moi fondît en apprenant la vérité. Aussi suis-je transportée de
bonheur maintenant, en constatant que cette révélation n’a pas changé
vos sentiments. Vous m’aimez donc autant?

--Oui, c’est vous, vous seule, ma bien-aimée, qui possédez mon cœur. Le
duché de votre père n’a jamais pesé pour moi dans la balance, c’est
vrai, je vous le jure, ma Gwendolen chérie.

--Alors ne continuez pas à m’appeler Gwendolen, ce nom n’est pas le mien
et sonne faux à mon oreille. Je m’appelle Sally Sellers, ou Sarah si
vous le préférez. Dès maintenant je renonce à jamais aux rêves et
visions fantasques pour redevenir moi-même, simple et honnête fille,
dénuée de prétentions et de préjugés. Je vais tâcher de me rendre digne
de vous. Il n’y a aucune inégalité sociale entre nous. Comme vous, je
suis sans fortune, sans position dans le monde; vous êtes artiste, je
travaille plus modestement pour vivre. Notre pain est honnête. Nous ne
le devons à personne, puisque nous le gagnons honorablement. La main
dans la main, nous marcherons côte à côte dans la vie, nous aidant avec
dévouement et affection; nous n’aurons qu’un cœur, un esprit, nos désirs
et nos aspirations resteront inséparables jusqu’à la mort. Si notre
situation sociale paraît infime aux yeux du monde, nous saurons l’élever
par notre simplicité, notre honnêteté et notre grandeur d’âme.
D’ailleurs, Dieu merci, nous vivons dans un pays où le mérite seul
compte et où un homme doit tout à ses qualités personnelles.

Tracy aurait voulu placer un mot, mais elle l’interrompit et continua:

--Je n’ai pas fini, je vais me débarrasser de mes derniers vestiges de
préjugés. Je veux partir du même pied que vous, devenir la digne
compagne d’un homme méritant. Mon père est persuadé qu’il est duc;
passez-lui cette lubie qui le rend heureux et ne fait de mal à personne.
Depuis des générations les Sellers se rendent ridicules par ce travers,
et je les aurais suivis dans cette voie si le mal avait été enraciné en
moi. J’ai pu heureusement m’en affranchir. Il y a à peine quarante-huit
heures, je me glorifiais d’être fille d’un simili-duc et m’imaginais ne
pouvoir épouser qu’un homme de haute noblesse. Mais aujourd’hui, comme
je vous remercie de votre amour, qui m’a délivrée de ce stupide préjugé
et m’a guérie de ma folie. Je pourrais même jurer que jamais l’héritier
d’un duché...

--Inutile, ne jurez rien...

--Quoi! vous avez l’air tout bouleversé! Qu’est-ce qu’il y a,
qu’avez-vous?

--Ce que j’ai, rien, rien du tout. J’allais seulement vous dire...

Mais dans son trouble, il ne trouva pas un mot. Poussé par une bonne
inspiration une idée lui vint à l’esprit, très heureuse dans la
circonstance actuelle.

--Oh! que vous êtes belle! dit-il avec éloquence. Je deviens fou quand
je vous vois si belle.

C’était bien trouvé, bien imaginé, bien amené. Il reçut immédiatement la
récompense qu’il méritait.

--Voyons, où en étais-je? Ah! oui, le duché de mon père est pure
invention. Regardez plutôt les horribles chromos pendus aux murs. Vous
les avez sans doute pris pour des portraits authentiques d’ancêtres des
Rossmore? Eh bien! ce n’est pas ça du tout. Ces chromos vous
représentent des portraits d’Américains célèbres, tous modernes: il les
a vieillis de quelque mille ans au moyen des inscriptions qu’il y a
ajoutées. L’André Jackson que vous voyez là est sensé représenter le
dernier duc, le plus beau joyau de la collection. Cet idiot qui porte un
crêpe au bras représente, soi-disant, le jeune héritier lord Berkeley:
en réalité, c’est tout bonnement un cordonnier.

--Vous en êtes sûre?

--Certainement. Il n’aurait pas cette physionomie stupide.

--Pourquoi?

--Parce que sa conduite au milieu des flammes qui devaient l’asphyxier a
été celle d’un héros; elle dénote chez lui une générosité et une
élévation de sentiments incontestables.

Tracy, agréablement flatté par les compliments prodigués par une bouche
qu’il trouvait de plus en plus exquise, ne se possédait plus de joie.

--C’est bien fâcheux, dit-il avec douceur, que ce héros n’ait pu
connaître l’heureuse impression qu’il produirait sur la plus délicieuse
jeune fille du...

--Oh! je peux presque dire que je l’aimais, car je pense à lui tous les
jours. Son esprit rôde sûrement autour de moi.

Tracy trouva cette dernière remarque excentrique et en conçut presque de
la jalousie.

--C’est fort bien de penser à lui, de l’admirer, mais il me semble
que...

--Howard Tracy êtes-vous jaloux d’un mort?

Il eut honte. Au fond il se sentait jaloux, et pourtant, il était bien
le héros défunt; les compliments, cette admiration tendre, ne
s’adressaient pas à d’autre qu’à lui. Mais à tout bien considérer le
défunt était un autre aux yeux de Sally, et, dans ce cas, ces sentiments
ne lui étant pas destinés, il avait le droit de se sentir jaloux. Une
querelle devait nécessairement résulter de cette divergence d’opinions,
mais elle ne fit que les rapprocher davantage. Comme gage de leur
réconciliation Sally déclara qu’elle bannissait à tout jamais lord
Berkeley de sa mémoire, ajoutant:

--Pour qu’il ne soit plus un sujet de discussion entre nous, je vais me
contraindre à détester ce nom, comme tous ceux qui l’ont porté ou le
porteront.

Ceci parut un peu radical à Tracy, mais il renonça à la prier d’être
plus modérée dans ses sentiments et plus charitable, ne voulant pas
donner lieu à une nouvelle discussion. Il préféra prendre un sujet de
conversation moins brûlant.

--Je pense que vous n’êtes pas partisan de la noblesse, de
l’aristocratie en général, maintenant que vous avez abandonné votre
titre.

--Distinguons. Je ne désapprouve que la noblesse factice comme la nôtre
et la trouve parfaitement ridicule.

Cette réponse tomba juste à point pour fixer les idées du malheureux
jeune homme. Elle arrêta sur ses lèvres une réflexion déplacée et une
sortie violente contre la noblesse; il rentra donc chez lui plus
satisfait, avec la certitude que la jeune fille accepterait une vie
modeste comme aussi une situation brillante. Ce qu’elle ne voulait pas,
c’était du bluff, du «toc» en aristocratie.

Il se dit qu’il pouvait avoir la jeune fille et l’héritage.

Sally se coucha heureuse et savoura son bonheur pendant plusieurs
heures; mais au moment où elle s’endormait d’un sommeil enchanteur le
démon qui veille en nous et nous ronge, prêt à empoisonner les plus
douces joies, murmura traîtreusement à son oreille:

«Cette question, d’apparence insignifiante, ne cachait-elle pas un
dessous secret? Pourquoi l’avait-il posée?»

Le démon perfide l’avait mordue et pouvait se retirer à présent: le
poison allait produire son effet.

Pourquoi, en effet, Tracy lui aurait-il posé cette question, s’il
n’avait pas cherché à l’épouser pour sa situation? Ne s’était-il pas
montré satisfait lorsqu’elle avait expliqué quelles espèces
d’aristocraties elle détestait? Hélas! il court après un nom. Ce n’est
pas moi, pauvre moi, qu’il veut. Elle s’acharna à cette idée, désolée et
en larmes. Elle chercha bien à retourner son thème, à se raisonner, mais
les arguments se présentaient tous sans valeur à son esprit et les
heures passèrent pleines d’angoisse pour elle. Enfin elle s’assoupit à
l’aube et tomba dans un de ces sommeils de plomb qui vous laissent au
réveil la tête brisée et l’esprit oppressé.



CHAPITRE XXIII


Tracy écrivit à son père dès ce même soir; il pensa que sa lettre
recevrait un meilleur accueil que son télégramme, car les nouvelles
qu’il annonçait étaient de nature à satisfaire le duc de Rossmore.

Il lui disait qu’il avait essayé de gagner sa vie en travaillant, que la
lutte qu’il avait subie n’avait rien d’humiliant pour lui, bien au
contraire, puisqu’il avait su se tirer d’affaire; malheureusement il se
trouvait dans l’impossibilité de réformer le monde, livré à ses seules
forces, et il était disposé à abandonner la partie, fier du peu qu’il
avait gagné, et à retourner chez lui pour mener un tout autre genre de
vie. Il avoua qu’il laisserait volontiers à de plus jeunes, en quête
d’expériences et de leçons de choses, le soin de continuer sa mission;
en luttant ainsi pour la vie, ils obtiendraient à coup sûr la guérison
de leur imagination maladive.

Puis il aborda avec tact et délicatesse la question de son mariage avec
la fille du Prétendant Américain et fit l’éloge de la jeune personne,
sans trop appuyer sur ce sujet. Il insista surtout sur l’heureuse
occasion de réconcilier les York et les Lancastre, en greffant la rose
rouge et la rose blanche sur la même tige et de faire cesser ainsi une
injustice criante qui durait depuis trop longtemps.

Il était facile de deviner que tous ses arguments étaient étudiés et
bien présentés et que son père, en les lisant, trouverait ce
raisonnement plus naturel que les motifs pour lesquels son fils avait
quitté l’Angleterre.

D’ailleurs, plus le jeune homme y réfléchissait, plus il trouvait ses
arguments probants.

Lorsque le vieux duc reçut cette lettre, un sourire ironique plissa ses
lèvres. Mais la seconde partie lui causa une surprise désagréable. Il ne
perdit pas de temps à écrire ou à envoyer des dépêches; il prit le
premier paquebot pour l’Amérique, afin de voir par lui-même où en
étaient les choses. Il avait gardé le silence tous ces temps derniers,
se promettant de ne pas laisser voir à son fils le chagrin que lui
causait son absence; il espérait voir se guérir sa mentalité détraquée,
persuadé que la lutte s’achèverait plus rapidement, s’il ne l’inondait
pas de lettres et de dépêches larmoyantes. Cette fois il triomphait.
Mais son triomphe était assombri par ce projet de mariage idiot. Il
voulait donc voir par lui-même et prendre la chose en main.

Pendant les premiers jours de ses fiançailles, qui suivirent l’envoi de
sa lettre, Tracy fut soumis à une dure épreuve. Nageant à certains
moments dans une félicité sans pareille il se sentait à d’autres
profondément malheureux en face de l’humeur fantasque de miss Sally.
Parfois elle se montrait d’une tendresse incendiaire et le dictionnaire
ne lui fournissait pas de termes assez ardents pour exprimer son amour;
parfois, sans raison apparente, sans qu’il pût deviner la cause de ce
revirement subit, elle devenait glaciale, plus froide qu’un iceberg.
Aussi, par moments, Tracy commençait à trouver l’épreuve par trop dure
et il se croyait le plus malheureux des hommes.

La chose était pourtant très simple à comprendre. Sally voulait se
convaincre du désintéressement de l’amour de Tracy; aussi cherchait-elle
toutes les occasions d’obtenir cette certitude; comme le pauvre fiancé
ne s’en doutait pas, il tombait dans les pièges tendus par miss Sellers.
Ces pièges consistaient en général dans des discussions sur la noblesse,
sur la situation sociale et sur les différentes distinctions
honorifiques. Bien souvent Tracy y répondait d’une manière évasive ou
distraite, uniquement pour prolonger la conversation; il ne pouvait
soupçonner la jeune fille d’étudier son attitude et ses paroles, comme
un accusé qui cherche à surprendre sur la physionomie du juge l’arrêt
qui va le rendre à sa famille, à ses amis ou le condamner à une
réclusion éternelle; il ne pouvait supposer que chacune de ses paroles
était pesée, distillée et sans le vouloir il prononçait sa condamnation
quand il aurait pu s’acquitter lui-même. Le jour, elle avait le cœur
brisé; la nuit se passait pour elle dans une insomnie douloureuse. Et
Tracy ne comprenait rien à tout cela. Une personne perspicace aurait
fait des remarques et se serait rendu compte de la cause de ces orages
répétés; elle aurait découvert que ces discussions étaient toujours
provoquées par le même sujet et par la même personne. En admettant même
que cette personne n’ait pas trouvé le pourquoi de cette situation, elle
aurait dû demander des explications.

Mais Tracy n’était pas assez méfiant et observateur pour remarquer ces
détails. Il ne voyait qu’une chose, que Sally avait toujours un front
serein à son arrivée et qu’il ne se rembrunissait que plus tard. La
vérité est que lorsqu’elle l’avait perdu de vue depuis quelques heures,
son amour l’emportait sur ses doutes et ses craintes, l’attente la
rendait plus confiante et il la retrouvait radieuse.

Dans des circonstances pareilles, un portrait à faire court de gros
risques. Celui de Sellers s’achevait lentement, péniblement et se
ressentait des épisodes orageux de la vie de Tracy. Il y avait dans ce
tableau des traits sublimes à côté de fautes grossières. Mais Sellers
l’admirait, se trouvant très ressemblant. Il prétendait même retrouver
sur cette toile l’expression fidèle de son âme impressionnable. Si l’art
manquait totalement dans ce tableau, la dimension au moins en faisait
une œuvre importante; il représentait le duc américain grandeur
naturelle, en robe pourpre aux trois barres d’hermine, avec une couronne
ducale légèrement posée de côté sur la tête grise du Lord Rossmore.

Lorsque Sally était de bonne humeur, Tracy raffolait de son tableau;
mais dès que le vent tournait à l’orage, il perdait l’esprit et tout son
système nerveux s’en ressentait.

Un soir que leur entrevue avait été sans nuage, le démon de la méfiance
se ressaisit de Sally et la conversation tourna de nouveau à l’aigre.
Tandis que Tracy continuait à parler avec calme, il sentit un choc
violent contre sa poitrine. C’était Sally qui, en proie à une plus âpre
douleur, se précipitait dans ses bras.

--Mais, ma chérie, qu’ai-je donc fait, qu’ai-je dit pour vous mettre
dans un pareil état? Qu’ai-je pu faire pour provoquer ce désespoir
affreux?

Elle se dégagea de son étreinte et le regardant avec un air de reproche:

--Ce que vous avez fait? Je vais vous le dire. Vous m’avez révélé pour
la vingtième fois peut-être ce que je ne pouvais et ne voulais pas
croire: ce n’est pas moi que vous aimez, mais ce titre éphémère emprunté
par mon père, et voilà ce qui me brise le cœur.

--Oh, mon enfant, que dites-vous? Je n’ai jamais pensé à une chose
semblable.

--Oh, Howard, Howard, vous l’avez pourtant laissé échapper un jour où
vous ne surveilliez pas vos paroles.

--Je vous assure que je n’y comprends rien. Vos reproches sont durs et
injustes, Sally. Quand ai-je surveillé mes paroles? je vous le demande.
Je n’ai jamais dit que la vérité et dans ce cas on n’a pas à surveiller
ses paroles.

--Howard, j’ai réfléchi, j’ai pesé vos paroles alors que vous ne vouliez
rien me dissimuler; j’ai lu entre les mots plus que vous ne l’auriez
voulu.

--Serait-il possible que vous ayez répondu à la confiance que je vous
témoignais en me tendant des pièges auxquels mon caractère sans méfiance
s’est laissé prendre? Non, certainement, vous êtes incapable d’un tel
silence; de tels procédés sont à peine dignes d’un ennemi.

La jeune fille n’avait pas envisagé à ce point de vue sa manière d’agir.
Avait-elle donc abusé de la confiance de Tracy? l’avait-elle trahi?
Cette pensée la fit rougir de honte et de remords.

--Oh! pardonnez-moi, s’écria-t-elle, je ne savais pas ce que je faisais.
J’étais si malheureuse, pardonnez-moi, je vous en prie. J’ai tant
souffert et je suis si désolée! Ne me repoussez pas, je vous le demande;
c’est mon amour seul qui en est cause; vous savez bien que je vous aime,
que mon cœur est à vous. Je ne pourrais supporter d’être... Oh, non ne
m’abandonnez pas... Mon Dieu, que je suis coupable et pourtant je
n’avais certes pas l’intention de mal faire! Je n’ai pas compris la
portée de mon outrage. Vous savez bien que je vous aime par-dessus tout.
Oh! prenez-moi dans vos bras qui sont mon seul refuge, mon seul espoir.

Il y eut une nouvelle réconciliation spontanée, complète et parfaite,
une recrudescence de bonheur. Les deux amoureux auraient dû en rester
là. Mais maintenant que l’obstacle était découvert, maintenant qu’elle
lui avait avoué ses craintes d’être épousée pour sa situation et sa
fortune, Tracy voulait à tout prix détruire ses appréhensions, chasser
de ses yeux ce fantôme odieux en lui expliquant pourquoi sa position
sociale ne l’éblouissait pas.

--Laissez-moi, lui dit-il, murmurer à votre oreille un secret que j’ai
enfoui depuis longtemps. Votre situation ne pouvait avoir le moindre
attrait pour moi, vu que je suis fils et héritier d’un duc.

La jeune fille le regarda, ahurie, quelques instants.

--Vous! s’écria-t-elle, continuant à le fixer d’un air hagard.

--Mais certainement, qu’ai-je donc fait encore? Pourquoi me
regardez-vous ainsi?

--Ce que vous avez fait? Mais vous me faites part d’une nouvelle assez
étrange, il me semble!

--Eh bien! dit-il en riant gauchement. C’est assez bizarre, en effet,
mais quel mal y trouvez-vous, si c’est vrai?

--Si c’est vrai! Vous cherchez encore à me duper.

--Oh, non, pas du tout. Ne dites pas cela. Je vous ai dit la vérité,
pourquoi en doutez-vous?

La réponse ne se fit pas attendre.

--Tout bonnement, parce que vous ne l’avez pas dit plus tôt.

--Oh! s’écria-t-il en saisissant la logique du raisonnement.

--Vous avez l’air de m’ouvrir votre cœur et vous m’avez dissimulé une
chose que vous auriez dû m’avouer dès l’instant, où... où vous étiez
décidé à me faire la cour.

--C’est vrai, vous avez raison. Mais il y a des cas où... des
circonstances où... Et puis, voyez-vous, dit-il humblement, vous
paraissez si décidée à suivre dans la vie la voie droite et honorable
d’une pauvreté probe, que j’ai... que j’ai eu peur... enfin, vous savez
bien tout ce que vous disiez.

--Oui, je sais ce que je disais. Et je sais aussi que, dès notre
première conversation, je vous avais parlé de façon à faire disparaître
toutes vos craintes.

Il se tut, puis reprit d’un ton découragé:

--Je ne vois aucune issue. J’ai commis une erreur, rien qu’une erreur,
car je n’avais certes aucune mauvaise intention. Je ne savais pas
comment cela finirait, je n’ai jamais su d’ailleurs prévoir la tournure
des événements.

La jeune fille, un instant désarmée, continua de nouveau sur un ton de
colère:

--Un fils de duc! Est-ce que les fils de ducs s’en vont ainsi par le
monde travailler pour vivre?

--Je vous l’accorde, mais je voulais faire une innovation.

--Les fils de ducs s’amusent-ils à déroger en venant dans un pays comme
celui-ci? Viennent-ils sobres et rangés y demander la main d’une jeune
fille pauvre, quand ils peuvent, en bons fêtards et joueurs criblés de
dettes, demander fièrement les plus grosses héritières américaines? Si
vous êtes un fils de duc, donnez-m’en des preuves!

--Dieu merci, j’en suis incapable, s’il faut ressembler à ce que vous
venez de dépeindre. Cependant, je suis fils et héritier d’un duc, je ne
puis vous en dire plus. Je vois bien que vous ne voulez pas vous laisser
convaincre.

Elle fut sur le point de s’amadouer, mais la dernière phrase de Tracy
fit renaître sa mauvaise humeur et elle s’écria:

--Oh! tenez, vous m’impatientez. Prétendez-vous, sans preuves à l’appui,
me faire croire que vous êtes ce que vous dites? Vous ne retournez pas
vos poches, parce qu’elles ne contiennent rien de probant. Vos
protestations sont plus invraisemblables les unes que les autres, ne le
comprenez-vous donc pas?

Il chercha à se défendre, hésita un instant, puis commença lentement:

--Je vous dirai donc toute la vérité, quelque stupide qu’elle puisse
paraître à vous et à tout le monde. Je m’étais tracé un idéal,
appelez-le rêve, folie, si vous voulez. J’avais projeté de renoncer aux
privilèges et aux avantages injustes de la noblesse et de me laver de
tous ses crimes d’accaparement en vivant avec des gens pauvres, sur un
pied d’égalité complète, gagnant moi-même le pain que je mange; je
voulais ne devoir à personne ma situation sociale, en admettant que je
puisse jamais en acquérir une...

La jeune fille, qui le dévisageait pendant qu’il parlait sur un ton si
naturel, se sentit gagnée par l’émotion; mais elle sut la maîtriser: il
serait dangereux, pensa-t-elle, de me déclarer battue et de ne pas poser
à Tracy quelques questions catégoriques. Ce dernier cherchait à lire
dans ses yeux; l’impression qu’il recueillit lui rendit un peu de
confiance.

--Un fils de duc aurait fait cela? Mais si c’était vrai, je le
déclarerais un être adorable, délicieux, presque un Dieu.

--Mais je...

--Hélas, pareille chose ne s’est jamais vue et ne se verra jamais. En
admettant même que ce soit un rêve fou, une utopie, l’abnégation qui les
aurait engendrés serait admirable. J’y verrais une grandeur d’idées
infinie à une époque où les grands sentiments disparaissent. Attendez,
laissez-moi finir. J’ai encore une question à vous poser: votre père est
duc de...

--Rossmore... et moi je suis le vicomte Berkeley.

L’incendie était rallumé, l’outrage devenait trop fort pour la jeune
fille.

--Comment osez-vous affirmer une chose aussi risquée. Vous savez que ce
vicomte est mort, vous le savez aussi bien que moi. Oh, voler le nom et
le titre d’un individu vivant constitue déjà un crime, mais dépouiller
un mort est encore plus abject, plus répugnant.

--Oh, écoutez-moi, un mot seulement, ne me condamnez pas. Attendez sur
mon honneur.

--Oh! votre honneur!

--Oui, mon honneur. Je vous ai dit la vérité et je vous le prouverai.
Vous me croirez, j’en suis sûr. Je vous apporterai un télégramme.

--Quand?

--Demain ou après-demain.

--Signé Rossmore?

--Oui, signé Rossmore.

--Et qu’est-ce que cela prouvera, je vous le demande?

--Il prouvera ce qu’il doit prouver.

--Vous voulez me forcer à vous répondre? Eh bien! il prouvera
l’existence d’un compère.

Le coup était dur, il porta. Il répondit complètement désemparé:

--C’est vrai, je n’y avais pas songé. Oh, mon Dieu, comment faire! Je
n’en sortirai plus. Vous partez, et sans un mot d’adieu? Ah, nous ne
nous sommes jamais quittés ainsi!

--Oh, je veux m’en aller bien vite! Partez!

Puis elle ajouta en se retournant:

--Vous pourrez apporter le télégramme quand il viendra.

--Oh! merci, Dieu vous bénisse!

Il s’en allait à temps, ses lèvres tremblaient. De son côté, elle était
abîmée de douleur et à travers ses sanglots elle laissa échapper des
syllabes entrecoupées:

--Oh! il est parti! C’est fini, je ne le reverrai plus! Il m’a quittée
sans me dire adieu, sans même m’embrasser! C’est un misérable, un
imposteur, mais pourtant, je l’aime tel qu’il est. Et il me manquera
terriblement. Oh! il inventera une dépêche. Mais non, il n’en aura même
pas l’idée, il est trop honnête et trop droit pour cela. Comment a-t-il
cru pouvoir se servir d’un subterfuge, lui qui sait si mal mentir? Et
s’il ne revient plus, quel chagrin pour moi! Je vais me coucher et
sangloter dans ma solitude. Dieu, que je suis malheureuse!



CHAPITRE XXIV


Bien entendu il n’arriva aucun télégramme le lendemain; bien que ce
télégramme ne dût avoir aucune valeur aux yeux de Sally, Tracy ne
pouvait se présenter devant elle sans ce semblant de preuves. Ne pas
exhiber de télégramme après vingt-quatre heures était, certes, un
immense désastre; aussi jugez de sa confusion lorsque l’attente se
prolongea pendant dix jours. Plus le temps passait, plus Tracy se
sentait honteux, et plus Sally restait persuadée qu’il n’avait dans le
monde ni père ni compère, qu’il était un vulgaire intrigant.

Pendant tout ce temps, Barrow et l’association artistique eurent fort à
faire: consoler, réconforter Tracy n’était pas chose facile. La tâche de
Barrow fut particulièrement délicate, car, pris pour confident, il ne
savait qu’inventer pour ôter à Tracy son illusion sur l’existence de son
père, sur sa situation sociale et sur l’envoi du télégramme tant désiré.

Barrow renonça bientôt à convaincre Tracy, car il comprit que son ami
n’abandonnerait pas son idée sans risquer une maladie grave; il adopta
donc une tactique inverse et lui laissa croire que son père était duc.
Ceci fit merveille; Barrow osa même lui persuader qu’il avait deux pères
au lieu d’un: mais Tracy, révolté, n’accepta pas la chose et Barrow fit
semblant d’attendre, comme son ami, l’arrivée d’un télégramme. Toutes
ces concessions avaient pour but de calmer la mentalité maladive de
Tracy.

La pauvre Sally passa des jours horribles et versa des larmes amères.
Elle prit froid; l’humidité de ses pleurs, jointe à celle de la saison
et à son chagrin profond, lui ôta l’appétit et la rendit absolument
méconnaissable... Son état, déjà digne de pitié, s’aggrava à la suite
d’un concours de circonstances désolant. Ainsi le jour où elle avait
donné congé à Tracy, Sellers et Hawkins lurent dans les annonces privées
des journaux que, depuis quelques semaines, un nouveau jeu, un
casse-tête très original faisait rage à tel point que toutes les
populations des États-Unis, de l’Atlantique au Pacifique, avaient
interrompu leur travail pour chercher la solution de ce casse-tête, et
que les affaires du pays se ressentaient péniblement de cette découverte
intéressante; les juges, avocats, pasteurs, voleurs, commerçants,
mécaniciens, assassins, femmes et enfants, tous s’adonnaient du matin au
soir à cette même et unique occupation, tous voulaient trouver le fameux
casse-tête; gaieté, entrain, tout avait disparu pour faire place aux
soucis et aux préoccupations; les visages rembrunis par l’âge donnaient
l’impression manifeste d’un détraquement cérébral, d’une folie bien
accusée; des fabriques établies dans huit villes travaillaient jour et
nuit sans pouvoir satisfaire aux innombrables commandes de casse-têtes.
Hawkins était fou de joie, mais Sellers gardait son calme; des vétilles
de cette sorte ne suffisaient pas à troubler sa sérénité.

--C’est bien toujours ainsi que cela se passe, dit-il. Lorsqu’un homme
fait une découverte qui devrait révolutionner le monde et les arts, et
produire des monceaux d’or, personne ne daigne y faire attention ni
l’examiner. L’inventeur reste alors aussi pauvre et misérable qu’avant.
Mais que quelqu’un invente un objet sans valeur, dont le seul mérite est
d’occuper votre solitude, une sornette que vous jetterez lorsqu’elle
aura cessé de vous plaire, immédiatement le public s’en empare et on
voit surgir une fortune inattendue. Mettez-vous à la recherche de ce
Yankee, Hawkins, et la moitié de cette fortune vous appartient. Pour le
moment laissez-moi préparer ma conférence.

Sellers en effet, président d’une société de tempérance, y faisait de
temps en temps des conférences, mais, mécontent des résultats obtenus
jusqu’à présent, il en préparait une nouvelle. Après une réflexion il
attribua son peu de succès au fait qu’il professait trop en amateur.
L’auditoire à son avis devait certainement s’apercevoir que le
conférencier s’évertuait à montrer les effets horribles d’un poison
qu’il ne connaissait lui-même que par ouï dire.

Ayant rarement goûté d’alcool dans son existence, son plan actuel était
de traiter ce sujet après une expérience prise sur le vif. Hawkins
devait se tenir près de la bouteille, mesurer les doses, en surveiller
les effets, prendre des notes sur les résultats, en un mot assister à la
préparation, à la démonstration. Le temps pressait, car les dames
patronnesses allaient bientôt partir pour la salle de conférence et il
fallait que Sellers fût à la tête de la procession.

Les minutes s’écoulaient. Hawkins ne revenait pas; Sellers, ne pouvant
attendre davantage, attaqua la bouteille seul et en nota les effets.
Mais à son retour, Hawkins comprit d’un coup d’œil ce qui venait de se
passer et descendit se mettre à la tête de la procession.

Les dames patronnesses furent désolées d’apprendre l’indisposition
subite de leur président, mais elles se rassurèrent sur la promesse
qu’il serait complètement remis dans quelques jours.

Le vieillard ne donna aucun signe de vie pendant vingt-quatre heures;
après, il demanda des nouvelles de la procession et fut navré
d’apprendre qu’elle avait eu lieu sans lui. Sa femme et sa fille se
relayèrent auprès de son lit pendant les quelques jours qu’il resta
couché, lui prodiguant soins et médicaments. Il caressait tendrement la
tête de Sally, cherchant à la consoler.

--Ne pleurez pas ainsi, mon enfant. Vous savez bien que si votre père a
commis cette faute, c’est par erreur et non par mauvaise intention. Vous
savez pourtant qu’il ne ferait jamais rien volontairement qui puisse
vous rendre honteuse. Vous savez qu’il ne cherche que le bien de
l’humanité, qu’il voulait tenter une expérience, et que ce regrettable
incident est dû à son ignorance et à l’absence de Hawkins. Ne pleurez
pas ainsi, ma fille, votre chagrin me brise le cœur. Je suis plus
malheureux encore de l’humiliation que je vous ai infligée si
involontairement à vous, si bonne et si tendre. Je ne le ferai plus,
non, bien certainement, soyez tranquille, ma fille.

Lorsque le devoir de Sally ne l’enchaînait pas au chevet de son père,
ses larmes coulaient abondamment et sa mère cherchait à son tour à la
consoler.

--Ne pleurez pas, ma chérie, disait-elle, il n’a pas voulu se griser,
c’est seulement un accident comme il en arrive à tous ceux qui font des
expériences. Vous voyez bien que je ne pleure pas, moi, parce que je
sais à quoi m’en tenir. Jamais plus je ne pourrais le regarder en face,
s’il s’était mis volontairement dans un état pareil; mais Dieu merci,
son intention était si belle, si pure qu’elle excuse son erreur. Nous ne
pouvons pas en concevoir de la honte; il a commis cette faute dans un
but noble et élevé. Calmez-vous donc, ma chère petite.

Ainsi, pendant plusieurs jours et sans s’en douter, le vieillard rendit
grand service à sa fille en fournissant une explication plausible à ses
larmes; elle lui en était extrêmement reconnaissante tout en se disant
avec remords: J’ai tort de lui laisser croire que mes larmes sont un
reproche, car mon cher père n’aurait jamais pu me faire rougir de lui.
Mais je ne puis lui avouer la cause de mes pleurs, et il faut que je
continue à employer ce stratagème. C’est ma seule excuse et je dois
exploiter cette situation.

Aussitôt que Sellers fut remis et qu’il apprit que des monceaux d’or
avaient été placés à la banque par le Yankee pour lui et Hawkins, il
déclara:

--Nous allons bien voir qui est le véritable duc; je pars et vais un peu
secouer toute cette Chambre de Lords. Et pendant les jours suivants il
fut si occupé de ses préparatifs de voyage que Sally eut toute liberté,
toute latitude pour pleurer.

Le vieux duc partit donc pour New-York et... l’Angleterre.

Sally, après mûre réflexion, trouva deux partis à prendre. Ou bien il
lui fallait reconnaître que l’existence ne vaut pas la peine d’être
vécue et renoncer à son vil intrigant en attendant la mort; ou bien elle
devait accepter la situation qu’elle s’était faite. Dans tous les cas il
lui semblait qu’avant d’arrêter sa décision, elle pourrait prendre
conseil d’une personne désintéressée. A qui donc s’adresser?

Hawkins étant venu la voir après le départ de ses parents, elle se
décida à soumettre le cas à l’éminent homme d’État et à lui demander
conseil. Il écouta avec une attention douloureuse les aveux de son cœur
meurtri.

--Ne me dites pas, termina-t-elle, que ce jeune homme est un imposteur;
j’en ai l’appréhension, mais son apparence n’est-elle pas celle d’un
honnête homme? Je suis trop intéressée pour être bon juge, tandis que
vous qui avez toute votre liberté d’esprit, tout votre sang-froid, vous
voyez peut-être des symptômes qui m’échappent. Ne croyez-vous pas, ne
pouvez-vous pas croire pour mon bonheur qu’il est un honnête homme?

Le pauvre arbitre se sentait troublé, mais il ne voulait pas trop
s’écarter de la vérité. Après une lutte intérieure de quelques instants,
il renonça à parler contre sa pensée et déclara ne pouvoir en conscience
excuser la conduite de Tracy.

--Non, dit-il, en vérité, c’est un imposteur.

--C’est-à-dire... monsieur Hawkins, c’est-à-dire que vous le croyez,
mais n’en êtes pas absolument sûr.

--Je suis désolé de vous le dire aussi crûment, j’en suis navré, mais...
je sais qu’il est un imposteur.

--Oh! monsieur Hawkins, comment pouvez-vous l’affirmer? Personne ne peut
en être sûr, il n’y a aucune preuve certaine contre lui.

Allait-il tout dire et raconter à cette malheureuse enfant toute
l’horrible vérité? Il le fallait, ou du moins il fallait lui ouvrir les
yeux, mais il respecterait la douleur de la pauvre Sally et ne lui
avouerait pas que Tracy était un criminel.

--Eh bien! commença-t-il lentement, je vais vous dire tout ce qui en
est; ce récit me coûtera autant qu’à vous son audition. Je le dois
cependant. Je connais toute l’histoire de cet homme et je sais qu’il
n’est pas fils d’un duc.

Les yeux de la jeune fille lancèrent des éclairs.

--Cela m’est égal, dit-elle sèchement, continuez.

Cette réponse si inattendue coupa la parole à Hawkins, qui ne pouvait en
croire ses oreilles.

--Je ne comprends pas très bien, dit-il. Est-il vrai que si cet homme
était bien sous tous les rapports, son titre de duc ne compterait pas
pour vous?

--Absolument.

--Comment, vous l’accepteriez tel qu’il est sans regretter qu’il ne soit
pas fils de duc? Un titre comme celui-là ne lui donnerait pas plus de
valeur à vos yeux?

--Aucune valeur. Je vous avouerai, monsieur Hawkins, que j’ai renoncé à
tous ces beaux rêves de noblesse, d’aristocratie et à mille autres
futilités pour redevenir une simple petite bourgeoise satisfaite de sa
situation sociale; je me suis guérie de ce travers et c’est à Tracy que
je le dois; aussi rien de ce genre ne pourra modifier mes idées.
D’ailleurs il est tout pour moi, je l’aime tel qu’il est. Que
répondez-vous à cela?

Elle est joliment emballée, pensa-t-il, il me faut changer de tactique.
A quoi bon blâmer chez cet individu des défauts qui lui semblent des
qualités? Donc, sans faire de lui un criminel, je vais imaginer une
histoire qui enlèvera à Sally toute illusion sur son compte; si j’échoue
je saurai que le mieux est de se soumettre à la fatalité et je cesserai
de contrecarrer la pauvre fille.

Puis il reprit:

--Eh bien! Gwendolen...

--Je veux que vous m’appeliez Sally.

--Tant mieux, je préfère ce nom. Eh bien! je veux vous parler de ce
Snodgrass.

--Snodgrass? Ce n’est pas son nom.

--Mais si, parfaitement, Snodgrass. L’autre est son nom de plume.

--C’est hideux!

--Je le sais, mais nous ne pouvons malheureusement changer nos noms.

--C’est vraiment le sien? Il ne s’appelle pas Howard Tracy?

--Hélas, non, répondit Hawkins en esquissant un soupir de regret.

--Snodgrass, Snodgrass, répétait la jeune fille en scandant ses mots.
Non, je ne pourrais supporter le nom. Je ne m’y habituerais pas. Mais
quel est son prénom?

--Heu! heu! ses initiales sont S. M.

--Ses initiales. Je m’en moque bien, on n’appelle pas les gens par leurs
initiales. Elles n’ont aucune importance.

--Mon Dieu, c’est que son père était un médecin, très épris de sa
profession, un maniaque, un original...

--Qu’est-ce que vous me racontez là? A quoi bon toutes ces sornettes!

--C’est que ces deux lettres sont les initiales du nom Spinal
Meningitis. Son père étant médecin...

--Je n’ai jamais entendu un nom pareil. Il est impossible d’appeler
ainsi quelqu’un... surtout quelqu’un qu’on aime. Votre surnom a l’air
parfaitement ridicule.

Puis, avec consternation, au bout d’un moment de réflexion:

--Mon Dieu, quelle horreur! Ce serait mon nom. Mes lettres seraient
adressées à Mme Spinal Meningitis Snodgrass...

--Parfaitement, Mme Spinal Meningitis Snodgrass.

--Ne le répétez pas, ne le répétez pas. Je ne peux pas l’entendre. Son
père était-il donc fou?

--Oh! pas absolument. Dire qu’il était fou serait exagéré.

--J’en suis bien aise, car la folie passe pour héréditaire; que
pouvait-il bien avoir alors? Le savez-vous?

--Mon Dieu, je ne sais pas bien. Plusieurs membres de la famille sont
devenus idiots, alors il se pourrait...

--Il ne faut pas d’à peu près dans vos réponses. Cet homme était
idiot?...

--Mon Dieu, oui, ou du moins on le croyait.

--On le croyait... interrompit Sally agacée. Pouvait-on seulement le
soupçonner d’imbécillité en constatant sa divagation? Mais, assez parlé
de cet idiot, qui ne m’intéresse nullement; parlez-moi plutôt de son
fils.

--Très bien. Eh bien! celui-ci était l’aîné, mais non le préféré. Son
frère Zylobalsamum...

--Arrêtez que je m’entre ce nom bizarre dans la tête. Zylo... comment
dites-vous?

--Zylobalsamum.

--Je n’ai jamais entendu un nom semblable. On dirait un nom de maladie.
N’en est-ce pas un?

--Nullement. C’est un nom biblique ou...

--Non, il n’a rien de biblique.

--Alors, c’est un mot d’anatomie. J’hésitais entre l’un ou l’autre. Oui,
en effet, c’est un nom anatomique, c’est celui d’un ganglion ou d’un
centre nerveux.

--Eh bien! continuez, et si vous trouvez encore d’autres noms du même
genre, passez-les, ils sont trop désagréables à entendre.

--Très bien, je disais donc que ce fils, n’étant pas aimé dans la
famille, fut très délaissé, sous tous les rapports; on ne l’envoyait
jamais en classe, il vagabondait constamment avec des camarades,
grossiers, malhonnêtes, ce qui forcément déteignit sur lui, et il est
devenu un individu ignorant, vulgaire, un parfait voyou, un...

--Lui, mais il n’est rien de tout cela! Vous pourriez être moins
généreux et ne pas calomnier ainsi un malheureux étranger qui est tout
juste l’opposé de ce que vous me dites. Il est au contraire poli, bien
élevé, complaisant, simple, doux, raffiné, cultivé. Quelle honte!
Comment pouvez-vous salir ainsi sa réputation!

--Je ne vous blâme pas, ma chère Sally, non vraiment, je ne vous en veux
d’aucune manière, car vous êtes aveuglée par votre amour, et vous ne
voyez pas toutes ces peccadilles qui sautent aux yeux de tout le monde.

--Des peccadilles! Vous appelez peccadilles toutes les horribles choses
dont vous l’accusez! Que faut-il donc à vos yeux pour être un assassin
et un incendiaire?

--Il est difficile de répondre à votre question d’une manière précise,
car il existe quelquefois des circonstances atténuantes. Chez nous, par
exemple, dans nos pays perdus, un assassin, un incendiaire passeraient
plus inaperçus que chez vous où ils sont souvent blâmés.

--Blâmés?

--Oh! souvent.

--Blâmés! Qui sont donc les puritains dont vous me parlez? Mais d’où
tenez-vous tous ces renseignements sur sa famille? D’où viennent tous
ces on-dit?

--Sally, ce ne sont pas des on-dit, malheureusement. Je connais la
famille personnellement.

Cette révélation était inattendue.

--Vous? Vraiment vous la connaissez?

--C’est-à-dire que j’ai connu celui que nous appelions Zylo et son père,
le Dr Snodgrass. Je ne connaissais pas Snodgrass. Mais je l’ai aperçu
quelquefois et j’ai entendu parler de lui bien souvent. Vous comprenez
qu’il défrayait les conversations, parce que...

--Parce qu’il n’était ni incendiaire ni assassin, je suppose. S’il avait
été l’un ou l’autre, il aurait passé inaperçu chez vous, je pense. Où
avez-vous connu ces gens, s’il vous plaît?

--A Cherokee.

--Oh! quelle absurdité. Comme s’il y avait à Cherokee assez de monde
pour établir la réputation d’une personne dans un sens ou dans l’autre.
Toute la population consiste en quelques poignées d’habitants, tous des
repris de justice.

Hawkins répondit avec calme:

--Notre ami faisait partie de cette bande.

Sally était haletante, ses yeux brillaient d’un éclat inaccoutumé, mais
elle maîtrisa sa colère, et sut tenir sa langue. L’homme d’État était
assis tranquillement, attendant les réflexions de la jeune fille. Il
était content de lui. Il venait de remporter une vraie victoire
diplomatique. Il ne lui restait qu’à écouter parler Sally, persuadé
qu’elle renoncerait bientôt à son fantôme, il n’en pouvait douter. Mais
si cependant elle persistait dans ses idées matrimoniales... Eh bien!
tant pis, cette fois il laisserait faire.

Pendant ce temps, Sally s’était ressaisie et avait pris une décision qui
tournait hélas à la confusion du major.

--Il n’a que moi pour amie, dit-elle, et je ne l’abandonnerai
certainement pas à présent. Je ne l’épouserai sûrement pas, s’il est
bien tel que vous me le dépeignez. Mais s’il peut prouver son innocence
et sa bonne conduite, je deviendrai sa femme. Je veux au moins lui
donner le moyen de se justifier. Il me semble parfaitement bon et
charmant, rien en lui ne m’a choquée, en dehors de sa manie de vouloir
se faire passer pour fils de duc; mais ce n’est là qu’une petite forme
de vanité bien inoffensive. Et je ne crois pas du tout qu’il soit ce que
vous m’avez dit. Trouvez-le et envoyez-le-moi, je le supplierai d’être
franc et de me dire toute la vérité sans crainte de m’effrayer.

--Très bien. Je ferai ce que vous voulez. Mais vous savez qu’il est
pauvre, Sally, et que...

--Oh! cela m’est bien égal, je m’en moque. Voulez-vous aller me le
chercher?

--Très bien. Quand voulez-vous le voir?

--Mon Dieu, il est trop tard ce soir. Mais voulez-vous me l’amener
demain matin, promettez-le-moi?

--Il sera ici comme vous le voulez, demain matin.

--Ah! enfin, je vous retrouve le bon ami des jours passés, meilleur que
jamais.

--Je ne pouvais espérer un compliment plus flatteur. Adieu, chère amie.

Sally réfléchit un instant, puis elle ajouta pensivement: Je l’aime
malgré son nom ridicule. Elle retourna ensuite à ses occupations, le
cœur léger.



CHAPITRE XXV


Hawkins se précipita au télégraphe pour soulager sa conscience. Elle ne
veut pas renoncer à ce cadavre extériorisé, c’est clair, pensa-t-il, pas
une puissance au monde ne la fera céder. J’ai accompli mon devoir, à
Sellers de s’y opposer s’il le peut. Et il envoya à New-York un
télégramme ainsi conçu:

--Revenez, faites chauffer train au besoin. Elle veut épouser
l’extériorisé.

En même temps, arrivait à Rossmore Towers un mot annonçant la visite du
duc de Rossmore, récemment débarqué d’Angleterre. C’est fâcheux qu’il ne
se soit pas arrêté à New-York, pensa la jeune fille, mais le mal n’est
pas irrémédiable; il pourra toujours y aller demain. Il vient sans doute
embêter mon père ou lui proposer d’acheter ses droits. Tout cela
m’aurait vivement intéressée autrefois, mais à présent une seule chose
me passionne. Je serai obligée de dire demain à Spiral-Spinz-Spinal...
non, décidément je ne peux pas prononcer ce nom diabolique... Je lui
dirai donc: Ne cherchez pas à bluffer plus longtemps, ou je vous
confondrai en vous nommant la personne avec laquelle j’ai parlé de vous
hier soir. Je crois que cela vous ennuierait beaucoup.

Si Tracy avait pu se douter qu’il serait invité le lendemain chez Sally,
il aurait pris patience, mais comme il ne le savait pas, il était dans
une agitation fébrile, car son dernier espoir lui manquait sous les
pieds. La lettre tant désirée n’était pas arrivée. Son père l’avait-il
réellement abandonné? Cela ne lui ressemblait pas et pourtant la
réalité, la froide réalité se dressait là. Certes le duc s’était
quelquefois montré sévère pour son fils, mais le fond de son caractère
était la bonté et ce silence implacable le terrifiait. De toutes
manières Tracy irait à Rossmore Towers; mais alors qu’adviendrait-il? Il
n’en savait rien, son esprit obsédé ne pouvait plus rien prévoir, il ne
discernait plus ce qu’il devrait dire ou taire. Il ne désirait que la
présence de Sally; une fois à ses côtés, peu lui importait le reste, il
ne craignait plus rien.

Quand et comment arriva-t-il à Rossmore Towers? Il n’aurait pu le dire,
il ne savait qu’une chose, il était avec Sally, bonne, tendre, les cils
humides de larmes, pouvant à peine dissimuler son émotion; mais elle
resta maîtresse d’elle-même et demeurait réservée; causant de choses
banales et tout en surveillant Tracy du coin de l’œil.

--Je me sens bien seule sans mon père et ma mère, dit-elle au bout d’un
moment. J’essaye de lire, mais rien ne m’intéresse, les journaux sont
pleins d’idioties. J’ai commencé un article qui paraissait intéressant,
il n’en finit pas, je n’ai pu aller plus loin: je veux parler de celui
qui a trait à ce docteur Snodgrass...

Tracy ne broncha pas, pas un muscle de son visage ne se contracta.
Sally, stupéfaite, admirait sa force de caractère, désappointée du peu
de succès de sa tentative d’investigation: elle s’arrêta si court que
Tracy lui demanda en la regardant:

--Eh bien?

--Oh! je vous croyais distrait. Oui, cet article s’étend indéfiniment
sur ce docteur Snodgrass et sur son fils de prédilection, ce
Zylobalsamum Snodgrass...

Tracy restait toujours impassible.

Est-il assez maître de lui-même! pensa Sally en continuant à le regarder
dans les yeux. Elle voulait à tout prix le voir se départir de ce calme
exaspérant et cherchait le moyen de toucher la corde sensible de ce cœur
si désespérément muré.

--Cet article parle aussi, reprit-elle, de l’aîné, ce pauvre être que sa
famille a tellement délaissé dans sa jeunesse et qui n’a reçu ni
instruction, ni éducation. Élevé dans une ignorance totale, il a grandi
au milieu de camarades vulgaires et dissipés, si bien qu’il est devenu
lui-même ce parfait voyou et ce vaurien...

Tracy ne sourcillait pas. Alors Sally, doucement, s’approcha de Tracy
qui leva les yeux sur elle: leurs regards se rencontrèrent et elle
acheva sa phrase avec un calme impressionnant.

--... Appelé Spinal Meningitis Snodgrass.

Tracy parut ne prendre aucun intérêt à ce discours. La jeune fille,
indignée de son indifférence et de sa froideur, s’écria furieuse:

--De quelle pâte êtes-vous donc pétri?

--Moi, pourquoi?

--N’avez-vous donc aucune fibre de sensibilité? Toutes ces histoires ne
remuent donc en vous aucun souvenir?

--Mais... non... dit-il étonné. Je ne vois pas ce qu’elles pourraient me
rappeler.

--Mon Dieu, comment pouvez-vous paraître si insouciant et si calme en
entendant tout cela? Eh bien! regardez-moi en face et répondez sans
détour: N’êtes-vous pas le fils du docteur Snodgrass, le frère de ce
Zylobalsamum? (Hawkins allait entrer dans le salon, mais en entendant
prononcer ces noms, il préféra se retirer à pas de loup et se promener
dans la ville). Ne vous appelez-vous pas Spinal Meningitis? Votre père
n’est-il pas le docteur Snodgrass, un toqué comme toute sa famille
depuis des générations, qui donne à ses enfants des noms de poisons et
d’anatomie? Répondez-moi une bonne fois et un peu vite, s’il vous plaît.
Pourquoi restez-vous là comme un ahuri, tandis que vous me voyez devant
vous, attendant une explication?

--Oh! je voudrais, je voudrais bien pouvoir vous dire... le mot qui vous
rendrait le calme et le bonheur. Mais cela m’est impossible, car je n’ai
jamais entendu parler de ces gens-là.

--Quoi! c’est donc vrai? Répétez-le.

--Je n’ai jamais entendu prononcer leurs noms.

--Mon Dieu, que vous avez donc l’air sincère en parlant! Assurément vous
ne paraîtriez pas si innocent si vous mentiez.

--Je ne peux ni ne veux mentir. Ce que je vous dis est vrai. Oh! cessons
donc de nous faire souffrir ainsi. Rendez-moi votre amour et votre
confiance.

--Attendez... Encore une petite question. Dites-moi que vous avez voulu
me tromper par simple vanité, que vous le regrettez et que vous ne
comptez pas sur une couronne de duc...

--Assurément, je suis guéri et bien guéri; à partir d’aujourd’hui je
n’ambitionne plus quoi que ce soit.

--Oh! Dieu merci, vous êtes bien à moi cette fois! Je vous possède dans
la beauté et la gloire de votre pauvreté et de votre honorable
médiocrité! Personne au monde ne vous ravira à moi. La mort seule nous
séparera. Et si...

--Le Duc de Rossmore d’Angleterre.

--Mon père!... Le jeune homme s’éloigna de la jeune fille en baissant la
tête.

Le vieillard considérait le jeune couple; à droite il regardait Sally
avec admiration, à gauche son fils avec compassion (malgré la difficulté
qu’il y a à voir en même temps de deux côtés opposés sans loucher).

Devant ce tableau gracieux, ses traits s’adoucirent et il demanda à son
fils avec une bonté mélangée de malice:

--Ne pourriez-vous pas m’embrasser... moi aussi?

Le jeune homme se jeta dans les bras de son père.

--Alors, vous êtes tout de même le fils d’un duc? lui dit Sally avec un
reproche dans la voix.

--Oui, je...

--Eh bien! je ne veux plus de vous.

--Oh! mais vous savez...

--Non, je ne veux rien savoir, vous m’avez conté une autre blague!

--Elle a raison, allez-vous-en, Berkeley, je veux lui parler.

Berkeley s’éloigna ou plutôt il fit semblant de disparaître. A minuit la
conférence durait encore entre le vieillard et la jeune fille. Mais le
vieillard leva bientôt la séance.

--Je suis venu d’Angleterre, dit-il, pour vous étudier de près, mon
enfant, bien décidé à rompre cette union si je me trouvais en présence
de deux imbéciles; comme il n’y en a qu’un, si vous le voulez je vous
l’abandonne, vous pouvez le prendre.

--Certainement, je le prendrai si vous me le permettez. Puis-je vous
embrasser?

--Très volontiers, et vous aurez ce droit chaque fois que vous aurez été
sage.

Pendant ce temps, Hawkins était revenu et avait gagné silencieusement le
laboratoire, très penaud de constater la présence de son personnage
imaginaire, le docteur Snodgrass.

Il apprit la nouvelle de l’arrivée de Lord Rossmore d’Angleterre... «et
je suis son fils, le vicomte Berkeley et non Howard Tracy, ajouta ce
dernier.»

--Mon Dieu! mais alors vous êtes mort, s’écria Hawkins de plus en plus
perplexe.

--Mort?

--Mais, oui, nous avons vos cendres.

--Au diable, ces cendres! J’en ai assez et les donnerai à mon père.

Ce fut avec chagrin et résistance que le grand homme d’État se persuada
de la présence réelle du vicomte Berkeley, vivant, en chair et en os
devant lui. Il finit par admettre qu’il ne pouvait plus s’agir de
l’extériorisé que Sellers avait cru tirer de la tombe.

--Je suis si heureux, vraiment, si heureux pour Sally, pauvre chère
petite! Nous vous croyions le voleur de la banque de Tahlequah, décédé
puis ressuscité par Sellers. Mais quel désappointement va avoir le
malheureux colonel!

Et il dut raconter toute l’affaire à Berkeley, qui lui répondit
tranquillement:

--Eh bien! le prétendant sera bien obligé de surmonter cette déception,
ce sera d’ailleurs chose facile.

--Pour le colonel... Il s’en consolera le jour où il aura inventé un
autre miracle pour remplacer celui-ci. D’ailleurs il s’en occupe dès
maintenant. Mais dites-moi donc, qu’est devenu selon vous l’homme que
vous représentiez?

--Je n’en sais rien, j’ai sauvé ses habits. C’est tout ce que j’ai pu
faire. Quant à lui je le crois mort.

--Alors vous avez dû trouver vingt ou trente mille dollars dans ses
habits, tant en argent qu’en billets ou chèques?

--Non, je n’en ai trouvé que cinq cents et quelques. J’ai emprunté ces
«quelques dollars» et déposé les cinq cents à la banque.

--Qu’allons-nous en faire?

--Les rendre à leur propriétaire.

--C’est plus facile à dire qu’à faire. Mais dans tous les cas, attendons
l’avis de Sellers. Et, à propos, cela me rappelle qu’il me faut courir
après lui pour lui expliquer qui vous n’êtes pas et qui vous êtes,
autrement il arrivera en coup de vent pour empêcher sa fille d’épouser
un fantôme. Pourtant, supposons que votre père soit venu rompre votre
mariage.

Là-dessus, Hawkins partit préparer Sellers à la nouvelle extraordinaire.

Pendant la semaine qui suivit, Rossmore Towers fut le théâtre de fêtes
et de réjouissances nombreuses. Les deux ducs étaient de nature si
différentes qu’ils sympathisèrent sur l’heure. Sellers déclarait le duc
de Rossmore l’être le plus extraordinaire qu’il eût jamais rencontré,
l’essence même de la bonté, la douceur, l’amabilité, la patience, la
charité personnifiées cachées sous les dehors d’une extrême froideur et
d’une profonde indifférence; en somme, un caractère absolument double,
fermé aux intelligences peu observatrices et compréhensible seulement
pour un psychologue expérimenté.

Le mariage fut célébré tranquillement à Rossmore Towers; on s’abstint du
grand tralala qui eût été de mise en Angleterre, s’il avait fallu
convier suivant l’usage la milice et les sociétés de tempérance et
autres dont l’un des ducs était le président.

La corporation d’artistes peintres et Barrow assistèrent à la cérémonie;
on avait également invité le ferblantier et Puss; mais le ferblantier
était malade et Puss, sa fiancée, le soignait. Il était convenu que les
Sellers iraient passer quelque temps en Angleterre chez leurs nouveaux
parents; mais au moment de prendre le train qui quittait Washington, le
colonel avait disparu...

Hawkins, qui accompagnait la bande jusqu’à New-York, promit de donner en
route la clef de cette énigme. Or, cette énigme s’expliquait par une
lettre que Sellers avait laissée à Hawkins, dans laquelle il promettait
de rejoindre sa femme plus tard en Angleterre.

--La vérité est, mon cher Hawkins, ajouta-t-il, qu’il vient de surgir à
mon esprit une idée si merveilleuse qu’elle ne me laisse même pas le
temps de dire adieu aux miens. Le devoir d’un homme consiste à montrer
de l’énergie et de la décision, au mépris de ses affections les plus
chères et de ses convenances personnelles; avant tout, il doit
sauvegarder son honneur. Le mien est menacé. Lorsque je croyais mon
succès assuré, j’ai offert à l’empereur de Russie, peut-être un peu
prématurément, une somme importante, pour l’achat de la Sibérie. Depuis,
un incident m’a montré que mon système pour acquérir de l’argent,
l’extériorisation des esprits sur une grande échelle, pèche encore par
certains côtés. Or, sa majesté impériale peut accepter ma proposition
d’un moment à l’autre; si cette éventualité se présente, je me trouverai
dans une situation bien douloureuse, étant dans l’impossibilité de
payer. Je ne pourrai pas acheter la Sibérie, et ce fait une fois connu,
mon crédit en souffrirait terriblement.

Depuis quelque temps mes réflexions étaient bien sombres et amères,
mais, Dieu merci, le soleil de l’espérance luit de nouveau pour moi. J’y
vois clair maintenant et pourrai faire face à mes engagements sans
demander une prolongation au Czar, c’est du moins ma conviction. L’idée
qui me hante, la plus grande, la plus sublime que j’aie jamais conçue,
me sauvera complètement.

Je pars pour San-Francisco faire une expérience concluante, basée sur un
télescope merveilleux, comme toutes mes découvertes et inventions.
Celle-ci s’appuie sur des lois scientifiques et pratiques; toutes les
autres bases sont d’ailleurs fausses et incomplètes.

En résumé, j’ai conçu l’idée stupéfiante de réorganiser les climats de
la Terre entière, selon les désirs des intéressés, c’est-à-dire que je
fournirai des climats sur commande au comptant ou à longue échéance; je
reprendrai pour un prix convenu les mauvais climats que je considérerai
comme susceptibles d’amélioration et cela sans frais trop considérables;
je les louerai aux pays éloignés et pauvres qui n’auront pas les moyens
de se payer un climat de premier ordre. Mes études m’ont appris que la
réglementation et la reconstitution des vieux climats seraient choses
faisables, et au fond je suis sûr que cela a déjà eu lieu dans les temps
anciens et que mon procédé est simplement renouvelé de nos ancêtres.
Partout dans l’histoire du passé je trouve le témoignage de la
manipulation des climats. Prenez la période des glaces, par exemple,
sont-elles causées par un simple accident? Assurément non, elles ont été
créées à coup d’argent.

J’ai une foule d’exemples que je citerai un jour.

Je vous confierai les grandes lignes de mon entreprise. Elle consiste à
utiliser les taches du soleil. Une fois qu’on en est maître, rien de
plus facile que d’appliquer sa puissance immense à diverses œuvres
bienfaisantes pour la réorganisation de nos climats. Jusqu’à présent ces
taches solaires ne causent que des malheurs et des désastres en
produisant des cyclones et des tempêtes. Mais le jour où la main de
l’homme s’en sera rendu maître, non seulement elles cesseront de causer
des catastrophes, mais elles deviendront un bienfait pour la terre.

Tout mon plan est tracé dans ma tête. Avec lui j’acquerrai la possession
totale des taches solaires. J’ai aussi en mon pouvoir la méthode qui me
permettra de les employer au point de vue commercial; mais je ne veux
pas dévoiler mon secret avant d’avoir pris tous les brevets. J’espère
pouvoir vendre mes droits à relativement bon compte aux pays de médiocre
importance: je réserverai pour les États de premier ordre les climats
les mieux organisés et facilement adaptables aux grandes circonstances
de la vie, telles que les couronnements, batailles, et autres événements
importants.

Il y a des milliards à gagner dans cette entreprise, aucune mise de
fonds n’étant nécessaire. Je commencerai à réaliser mes bénéfices au
bout de quelques jours ou quelques semaines au plus. Et ainsi je serai
en mesure de payer comptant l’achat de la Sibérie et de relever mon
honneur et mon crédit. Je suis parfaitement sûr du succès de mon œuvre.
Aussi désirerais-je vous voir bien et chaudement équipé pour une
expédition vers le Nord, prêt à partir au reçu de la dépêche que je vous
adresserai à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit. Vous prendrez
alors possession de tout le pays environnant le Pôle Nord et vous
achèterez, tandis qu’ils sont encore à bon marché, le Groenland et
l’Islande. Mon intention est d’y transporter les Tropiques et de
convertir la zone équatoriale en forme de glaces. Il faut que toute la
région arctique soit à vendre sur le marché l’été prochain, et que nous
utilisions les anciens climats pour tempérer les nouveaux. Mais je vous
en ai dit assez pour vous donner un aperçu de mon plan grandiose et de
son caractère pratique. Je vous rejoindrai en Angleterre, vous autres
heureuses gens, dès que j’aurai vendu quelques-uns de mes climats et que
j’aurai conclu avec le Czar l’achat de la Sibérie.

En attendant, soyez sur le qui-vive.

Dans huit jours nous serons séparés par de grands espaces. Moi sur la
côte du Pacifique, tandis que vous devinerez à l’horizon les côtes
d’Angleterre. Ce jour-là, si je suis encore en vie et si ma découverte
sublime a porté ses fruits, je vous en ferai part en pleine mer au moyen
d’une tache solaire qui vous couvrira de son ombre; lorsque vous verrez
ce léger nuage, vous reconnaîtrez en lui un messager de mon affection et
vous direz en chœur: «Voilà Mulberry Sellers qui nous envoie un baiser à
travers les espaces.»


FIN



    ACHEVÉ D’IMPRIMER
    le vingt mars mil neuf cent six
    PAR
    CH. COLIN
    A MAYENNE
    pour le
    MERCVRE
    DE
    FRANCE




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