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Title: Zadig, ou la Destinée, histoire orientale
Author: Voltaire
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Zadig, ou la Destinée, histoire orientale" ***
HISTOIRE ORIENTALE ***
                             OEUVRES

                               DE

                            VOLTAIRE.

                           TOME XXXIII

              DE L' IMPRIMERIE DE A. FIRMIN DIDOT,

                        RUE JACOB, N° 24.



                             OEUVRES

                               DE

                            VOLTAIRE

              PRÉFACES, AVERTISSEMENTS, NOTES, ETC.

                        PAR  M. BEUCHOT.

                          TOME XXXIII.

                        ROMANS. TOME   I.

                            A PARIS,

                     CHEZ LEFÈVRE, LIBRAIRE,

         RUE DE L'ÉPERON, K° 6.  WERDET ET LEQUIEN FILS,

                     RUE DU BATTOIR, N° 2O.

                           MDCCCXXIX.



                             ZADIG.

                               ou

                          LA DESTINÉE,

                       HISTOIRE ORIENTALE.

                              1747


Préface de l'Éditeur

Je possède un volume petit in-8°, intitulé: _Memnon, histoire
orientale_, Londres (Paris), 1747.  Ce volume, réimprimé sous le
même titre, en 1748, contient quinze chapitres, qui font partie
de _Zadig, ou la Destinée, histoire orientale_, 1748, in-12.
Zadig a de plus que Memnon trois chapitres, qui sont aujourd'hui
les XII, XIII, et XVII.  L'édition encadrée de I775 est la
première qui contienne le chapitre VII.  Deux autres chapitres,
les XIV et XV, et des additions au chapitre vi, parurent pour la
première fois dans les éditions de Kehl.  Colini, secrétaire de
Voltaire en 1753, raconte[1] que les additions faites alors à
Zadig, «les calomnies et les méchancetés des courtisans, la
fausse interprétation donnée par ceux-ci à des demi-vers trouvés
dans un buisson, la disgrâce du héros, sont autant d'allégories
dont l'explication se présente naturellement.»  Cependant, dès
l'édition de 1747, le chapitre iv contient les demi-vers; les
chapitres XIV et XV n'ont été, comme je l'ai dit, ajoutés qu'en
1785; les chapitres XII, XIII et XVII sont, comme on l'a vu, de
1748.  Ce serait donc au chapitre VII que se borneraient les
additions faites en 1753; et ce chapitre n'a été publié qu'en
1775.

  [1] _Mon séjour auprès de Voltaire_, page 61.

A l'occasion de Zadig, Longchamp raconte que Voltaire désirant
faire imprimer ce roman pour son compte, mais craignant que les
imprimeurs n'en tirassent des exemplaires au-delà du nombre
convenu, et que le livre ne fût répandu dans le public avant que
l'auteur l'eût offert à ses amis, eut recours au moyen suivant,
pour parer aux inconvénients qu'il redoutait.  Il fit venir
l'imprimeur Prault, et lui demanda quel serait le prix d'une
édition tirée à mille exemplaires.  Le prix parut trop élevé à
Voltaire; mais, dès le lendemain, Prault vint de lui-même
proposer une diminution d'un tiers dans le prix, et _Voltaire lui
donna la première moitié du roman de Zadig, qui était écrit sur
des cahiers détachés, dont le dernier se terminait avec la fin
d'un chapitre_, annonçant que pendant que cette partie serait
sous presse, il reverrait l'autre.  Voltaire fit avertir Machuel,
libraire de Rouen , momentanément à Paris, et après les
conventions sur le prix, lui remit la fin de l'ouvrage, en
indiquant à quelle page' il devait commencer.  Lorsque tout fut
terminé, Voltaire fit brocher les exemplaires qu'il destinait à
ses amis, en fit faire la distribution , et répondit aux plaintes
des imprimeurs par l'exposé des craintes qu'il avait eues:

J'ai abrégé le récit de Longchamp, sans le rendre plus vrai.  Je
ne connais aucune édition de Zadig qui le confirme, aucune dont
une feuille se termine avec la fin d'un chapitre.

                                ------

Les notes sans signature, et qui sont indiquées par des lettres,
sont de Voltaire.

Les notes signées d'un K sont des éditeurs de Kehl, MM. Condorcet
et Decroix.  Il est impossible de faire rigoureusement la part de
chacun.

Les additions que j'ai faites aux notes de Voltaire ou aux notes
des éditeurs de Kehl, en sont séparées par un--, et sont, comme
mes notes, signées de l'initiale de mon nom.

                                           BEUCHOT.
         4 octobre 1829.



                             ZADIG.

                               ou

                          LA DESTINÉE,

                         HISTOIRE ORIENTALE.

                              1747



                         APPROBATION[1].


Je soussigné, qui me suis fait passer pour savant, et même pour
homme d'esprit, ai lu ce manuscrit, que j'ai trouvé, malgré moi,
curieux, amusant, moral, philosophique, digne de plaire à ceux
mêmes qui haïssent les romans.  Ainsi je l'ai décrié, et j'ai
assuré monsieur le cadi-lesquier que c'est un ouvrage détestable.


  [1] Cette plaisanterie était dans l'édition de Zadig de 1748.
  Elle existait encore dans l'édition in-4° (tome XVII, publié en
  1771).  Mais ayant été omise dans l'édition encadrée de 1795,
  elle ne fut pas reproduite dans les éditions de Kehl.  La
  première des éditions modernes où on la trouve est celle de
  M. Lequien, 1823.  B.



                       ÉPITRE DÉDICATOIRE

                            DE ZADIG

                      A LA SULTANE SHERAA,

                            PAR SADI.

         Le 10 du mois de schewal, l'an 837 de l'hégire.

                             ------



Charme des prunelles, tourment des coeurs, lumière de l'esprit,
je ne baise point la poussière de vos pieds, parceque vous ne
marchez guère, ou que vous marchez sur des tapis d'Iran ou sur
des roses.  Je vous offre la traduction d'un livre d'un ancien
sage qui, ayant le bonheur de n'avoir rien à faire, eut celui de
s'amuser à écrire l'histoire de Zadig, ouvrage qui dit plus qu'il
ne semble dire.  Je vous prie de le lire et d'en juger; car,
quoique vous soyez dans le printemps de votre vie, quoique tous
les plaisirs vous cherchent, quoique vous soyez belle, et que vos
talents ajoutent à votre beauté; quoiqu'on vous loue du soir au
matin, et que par toutes ces raisons vous soyez en droit de
n'avoir pas le sens commun, cependant vous avez l'esprit très
sage et le goût très fin, et je vous ai entendue raisonner mieux
que de vieux derviches à longue barbe et à bonnet pointu.  Vous
êtes discrète et vous n'êtes point défiante; vous êtes douce sans
être faible; vous êtes bienfesante avec discernement; vous aimez
vos amis, et vous ne vous faites point d'ennemis.  Votre esprit
n'emprunte jamais ses agréments des traits de la médisance; vous
ne dites de mal ni n'en faites, malgré la prodigieuse facilité
que vous y auriez.  Enfin votre âme m'a toujours paru pure comme
votre beauté.  Vous avez même un petit fonds de philosophie qui
m'a fait croire que vous prendriez plus de goût qu'une autre à
cet ouvrage d'un sage.

Il fut écrit d'abord en ancien chaldéen, que ni vous ni moi
n'entendons.  On le traduisit en arabe, pour amuser le célèbre
sultan Ouloug-beb.  C'était du temps où les Arabes et les Persans
commençaient à écrire des _Mille et une nuits_, des _Mille et un
jours_, etc.  Ouloug aimait mieux la lecture de Zadig; mais les
sultanes aimaient mieux les _Mille et un_.  Comment pouvez-vous
préférer, leur disait le sage Ouloug, des contes qui sont sans
raison, et qui ne signifient rien?  C'est précisément pour cela
que nous les aimons, répondaient les sultanes.

Je me flatte que vous ne leur ressemblerez pas, et que vous serez
un vrai Ouloug.  J'espère même que, quand vous serez lasse des
conversations générales, qui ressemblent assez aux _Mille et un_,
à cela près qu'elles sont moins amusantes, je pourrai trouver une
minute pour avoir l'honneur de vous parler raison.  Si vous aviez
été Thalestris du temps de Scander, fils de Philippe; si vous
aviez été la reine de Sabée du temps de Soleiman, c'eussent été
ces rois qui auraient fait le voyage.

Je prie les vertus célestes que vos plaisirs soient sans mélange,
votre beauté durable, et votre bonheur sans fin.

                                                        SADI.



                             ZAD1G,

                               ou

                          LA DESTINÉE.

                                ------


CHAPITRE 1.

Le borgne


Du temps du roi Moabdar il y avait à Babylone un jeune homme
nommé Zadig, né avec un beau naturel fortifié par l'éducation.
Quoique riche et jeune, il savait modérer ses passions; il
n'affectait rien; il ne voulait point toujours avoir raison, et
savait respecter la faiblesse des hommes.  On était étonné de
voir qu'avec beaucoup d'esprit il n'insultât jamais par des
railleries à ces propos si vagues, si rompus, si tumultueux, à
ces médisances téméraires, à ces décisions ignorantes, à ces
turlupinades grossières, à ce vain bruit de paroles, qu'on
appelait _conversation_ dans Babylone.  Il avait appris, dans le
premier livre de Zoroastre, que l'amour-propre est un ballon
gonflé de vent, dont il sort des tempêtes quand on lui a fait une
piqûre.  Zadig surtout ne se vantait pas de mépriser les femmes
et de les subjuguer.  Il était généreux; il ne craignait point
d'obliger des ingrats, suivant ce grand précepte de Zoroastre,
_Quand tu manges, donne à manger aux chiens, dussent-ils te
mordre_.  Il était aussi sage qu'on peut l'être; car il cherchait
à vivre avec des sages.  Instruit dans les sciences des anciens
Chaldéens, il n'ignorait pas les principes physiques de la
nature, tels qu'on les connaissait alors, et savait de la
métaphysique ce qu'on en a su dans tous les âges, c'est-à-dire
fort peu de chose.  Il était fermement persuadé que l'année était
de trois cent soixante et cinq jours et un quart, malgré la
nouvelle philosophie de son temps, et que le soleil était au
centre du monde; et quand les principaux mages lui disaient, avec
une hauteur insultante, qu'il avait de mauvais sentiments, et que
c'était être ennemi de l'état que de croire que le soleil
tournait sur lui-même, et que l'année avait douze mois, il se
taisait sans colère et sans dédain.

Zadig, avec de grandes richesses, et par conséquent avec des
amis, ayant de la santé, une figure aimable, un esprit juste et
modéré, un coeur sincère et noble, crut qu'il pouvait être
heureux.  Il devait se marier à Sémire, que sa beauté, sa
naissance et sa fortune rendaient le premier parti de Babylone.
Il avait pour elle un attachement solide et vertueux, et Sémire
l'aimait avec passion.  Ils touchaient au moment fortuné qui
allait les unir, lorsque, se promenant ensemble vers une porte de
Babylone, sous les palmiers qui ornaient le rivage de l'Euphrate,
ils virent venir à eux des hommes armés de sabres et de flèches.
C'étaient les satellites du jeune Orcan, neveu d'un ministre, à
qui les courtisans de son oncle avaient fait accroire que tout
lui était permis.  Il n'avait aucune des grâces ni des vertus de
Zadig; mais, croyant valoir beaucoup mieux, il était désespéré de
n'être pas préféré.  Cette jalousie, qui ne venait que de sa
vanité, lui fit penser qu'il aimait éperdument Sémire.  Il
voulait l'enlever.  Les ravisseurs la saisirent, et dans les
emportements de leur violence ils la blessèrent, et firent couler
le sang d'une personne dont la vue aurait attendri les tigres du
mont Imaüs.  Elle perçait le ciel de ses plaintes.  Elle
s'écriait, Mon cher époux!  on m'arrache à ce que j'adore.  Elle
n'était point occupée de son danger; elle ne pensait qu'à son
cher Zadig.  Celui-ci, dans le même temps, la défendait avec
toute la force que donnent la valeur et l'amour.  Aidé seulement
de deux esclaves, il mit les ravisseurs en fuite, et ramena chez
elle Sémire évanouie et sanglante, qui en ouvrant les yeux vit
son libérateur.  Elle lui dit: O Zadig! je vous aimais comme mon
époux, je vous aime comme celui à qui je dois l'honneur et la
vie.  Jamais il n'y eut un coeur plus pénétré que celui de
Sémire; jamais bouche plus ravissante n'exprima des sentiments
plus touchants par ces paroles de feu qu'inspirent le sentiment
du plus grand des bienfaits et le transport le plus tendre de
l'amour le plus légitime.  Sa blessure était légère; elle guérit
bientôt.  Zadig était blessé plus dangereusement; un coup de
flèche reçu près de l'oeil lui avait fait une plaie profonde.
Sémire ne demandait aux dieux que la guérison de son amant.  Ses
yeux étaient nuit et jour baignés de larmes: elle attendait le
moment où ceux de Zadig pourraient jouir de ses regards; mais un
abcès survenu à l'oeil blessé fit tout craindre.  On envoya
jusqu'à Memphis chercher le grand médecin Hermès, qui vint avec
un nombreux cortège.  Il visita le malade, et déclara qu'il
perdrait l'oeil; il prédit même le jour et l'heure où ce funeste
accident devait arriver.  Si c'eût été l'oeil droit, dit-il, je
l'aurais guéri; mais les plaies de l'oeil gauche sont incurables.
Tout Babylone, en plaignant la destinée de Zadig, admira la
profondeur de la science d'Hermès.  Deux jours après l'abcès
perça de lui-même; Zadig fut guéri parfaitement.  Hermès écrivit
un livre où il lui prouva qu'il n'avait pas dû guérir.  Zadig ne
le lut point; mais, dès qu'il put sortir, il se prépara à rendre
visite à celle qui fesait l'espérance du bonheur de sa vie, et
pour qui seule il voulait avoir des yeux.  Sémire était à la
campagne depuis trois jours.  Il apprit en chemin que cette belle
dame, ayant déclaré hautement qu'elle avait une aversion
insurmontable pour les borgnes, venait de se marier à Orcan la
nuit même.  A cette nouvelle il tomba sans connaissance; sa
douleur le mit au bord du tombeau; il fut long-temps malade, mais
enfin la raison l'emporta sur son affliction; et l'atrocité de ce
qu'il éprouvait servit même à le consoler.

Puisque j'ai essuyé, dit-il, un si cruel caprice d'une fille
élevée à la cour, il faut que j'épouse une citoyenne.  Il choisit
Azora, la plus sage et la mieux née de la ville; il l'épousa, et
vécut un mois avec elle dans les douceurs de l'union la plus
tendre.  Seulement il remarquait en elle un peu de légèreté, et
beaucoup de penchant à trouver toujours que les jeunes gens les
mieux faits étaient ceux qui avaient le plus d'esprit et de
vertu.



CHAPITRE II[1].

Le nez.

  [1] Le chapitre est imité d'un conte chinois, que Durand a
  réimprimé, en 1803, sons le titre de, _La Matrone chinoise_, à
  la suite de sa traduction de la _Satire de Pétrone_, et que Du
  Halde avait déjà imprimé dans le tome III de sa _Description de
  la Chine_.  B.


Un jour Azora revint d'une promenade, tout en colère, et fesant
de grandes exclamations.  Qu'avez-vous, lui dit-il, ma chère
épouse? qui vous peut mettre ainsi hors de vous-même? Hélas!
dit-elle, vous seriez indigné comme moi, si vous aviez vu le
spectacle dont je viens d'être témoin.  J'ai été consoler la
jeune veuve Cosrou, qui vient d'élever, depuis deux jours, un
tombeau à son jeune époux auprès du ruisseau qui borde cette
prairie.  Elle a promis aux dieux, dans sa douleur, de demeurer
auprès de ce tombeau tant que l'eau de ce ruisseau coulerait
auprès.  Eh bien!  dit Zadig, voilà une femme estimable qui
aimait véritablement son mari! Ah! reprit Azora, si vous saviez à
quoi elle s'occupait quand je lui ai rendu visite! A quoi donc,
belle Azora? Elle fesait détourner le ruisseau.  Azora se
répandit en des invectives si longues, éclata en reproches si
violents contre la jeune veuve, que ce faste de vertu ne plut pas
à Zadig.

Il avait un ami, nommé Cador, qui était un de ces jeunes gens à
qui sa femme trouvait plus de probité et de mérite qu'aux autres:
il le mit dans sa confidence, et s'assura, autant qu'il le
pouvait, de sa fidélité par un présent considérable.  Azora ayant
passé deux jours chez une de ses amies à la campagne, revint le
troisième jour à la maison.  Des domestiques en pleurs lui
annoncèrent que son mari était mort subitement, la nuit même,
qu'on n'avait pas osé lui porter cette funeste nouvelle, et qu'on
venait d'ensevelir Zadig dans le tombeau de ses pères, au bout du
jardin.  Elle pleura, s'arracha les cheveux, et jura de mourir.
Le soir, Cador lui demanda la permission de lui parler, et ils
pleurèrent tous deux.  Le lendemain ils pleurèrent moins, et
dînèrent ensemble.  Cador lui confia que son ami lui avait laissé
la plus grande partie de son bien, et lui fit entendre qu'il
mettrait son bonheur à partager sa fortune avec elle.  La dame
pleura, se fâcha, s'adoucit; le souper fut plus long que le
dîner; on se parla avec plus de confiance.  Azora fit l'éloge du
défunt; mais elle avoua qu'il avait des défauts dont Cador était
exempt.

Au milieu du souper, Cador se plaignit d'un mal de rate violent;
la dame, inquiète et empressée, fit apporter toutes les essences
dont elle se parfumait, pour essayer s'il n'y en avait pas
quelqu'une qui fût bonne pour le mal de rate; elle regretta
beaucoup que le grand Hermès ne fût pas encore à Babylone; elle
daigna même toucher le côté où Cador sentait de si vives
douleurs.  Etes-vous sujet à cette cruelle maladie? lui dit-elle
avec compassion.  Elle me met quelquefois au bord du tombeau, lui
répondit Cador, et il n'y a qu'un seul remède qui puisse me
soulager: c'est de m'appliquer sur le côté le nez d'un homme qui
soit mort la veille.  Voilà un étrange remède, dit Azora.  Pas
plus étrange, répondit-il, que les sachets du sieur Arnoult[a]
contre l'apoplexie.  Cette raison, jointe à l'extrême mérite du
jeune homme, détermina enfin la dame.  Après tout, dit-elle,
quand mon mari passera du monde d'hier dans le monde du lendemain
sur le pont Tchinavar, l'ange Asrael lui accordera-t-il moins le
passage parceque son nez sera un peu moins long dans la seconde
vie que dans la première? Elle prit donc un rasoir; elle alla au
tombeau de son époux, l'arrosa de ses larmes, et s'approcha pour
couper le nez à Zadig, qu'elle trouva tout étendu dans la tombe.
Zadig se relève en tenant son nez d'une main, et arrêtant le
rasoir de l'autre.  Madame, lui dit-il, ne criez plus tant contre
la jeune Cosrou; le projet de me couper le nez vaut bien celui de
détourner un ruisseau.

  [a] Il y avait dans ce temps un Babylonien, nommé Arnoult, qui
  guérissait el prévenait toutes les apoplexies, dans les
  gazettes, avec un sachet pendu au cou.--Cette note est de 1748;
  on y lit, ainsi que dans le texte, _Arnou_.  Mais l'édition de
  1747, sous le titre de _Memnon_, dont j'ai parlé dans ma
  préface de ce volume, porte _Arnoult_, qui est le véritable
  nom: voyez tome XXVI, page 186.  B.



CHAPITRE III.

Le chien et le cheval.

Zadig éprouva que le premier mois du mariage, comme il est écrit
dans le livre du Zend, est la lune du miel, et que le second est
la lune de l'absinthe.  Il fut quelque temps après obligé de
répudier Azora, qui était devenue trop difficile à vivre, et il
chercha son bonheur dans l'étude de la nature.  Rien n'est plus
heureux, disait-il, qu'un philosophe qui lit dans ce grand livre
que Dieu a mis sous nos yeux.  Les vérités qu'il découvre sont à
lui: il nourrit et il élève son âme, il vit tranquille; il ne
craint rien des hommes, et sa tendre épouse ne vient point lui
couper le nez.

Plein de ces idées, il se retira dans une maison de campagne sur
les bords de l'Euphrate.  Là il ne s'occupait pas à calculer
combien de pouces d'eau coulaient en une seconde sous les arches
d'un pont, ou s'il tombait une ligne cube de pluie dans le mois
de la souris plus que dans le mois du mouton.  Il n'imaginait
point de faire de la soie avec des toiles d'araignée, ni de la
porcelaine avec des bouteilles cassées; mais il étudia surtout
les propriétés des animaux et des plantes, et il acquit bientôt
une sagacité qui lui découvrait mille différences où les autres
hommes ne voient rien que d'uniforme.

[1]Un jour, se promenant auprès d'un petit bois, il vit accourir
à lui un eunuque de la reine, suivi de plusieurs officiers qui
paraissaient dans la plus grande inquiétude, et qui couraient çà
et là comme des hommes égarés qui cherchent ce qu'ils ont perdu
de plus précieux.  Jeune homme, lui dit le premier eunuque,
n'avez-vous point vu le chien de la reine? Zadig répondit
modestement, C'est une chienne, et non pas un chien.  Vous avez
raison, reprit le premier eunuque.  C'est une épagneule très
petite, ajouta Zadig; elle a fait depuis peu des chiens; elle
boite du pied gauche de devant, et elle a les oreilles très
longues.  Vous l'avez donc vue? dit le premier eunuque tout
essoufflé.  Non, répondit Zadig, je ne l'ai jamais vue, et je
n'ai jamais su si la reine avait une chienne.

  [1] L'_Année littéraire_, 1767, I, 145 et suiv., reproche à
  Voltaire d'avoir pris l'idée de ce chapitre au chevalier de
  Mailly, auteur anonyme de _Le Voyâge et les Aventures des trois
  princes de Sarendip, traduits du persan_, 1719 (et non 1716),
  iii-12.  B.


Précisément dans le même temps, par une bizarrerie ordinaire de
la fortune, le plus beau cheval de l'écurie du roi s'était
échappé des mains d'un palefrenier dans les plaines de Babylone.
Le grand-veneur et tous les autres officiers couraient après lui
avec autant d'inquiétude que le premier eunuque après la chienne.
Le grand-veneur s'adressa à Zadig, et lui demanda s'il n'avait
point vu passer le cheval du roi.  C'est, répondit Zadig, le
cheval qui galope le mieux; il a cinq pieds de haut, le sabot
fort petit; il porte une queue de trois pieds et demi de long;
les bossettes de son mors sont d'or à vingt-trois carats; ses
fers sont d'argent à onze deniers.  Quel chemin a-t-il pris?  où
est-il? demanda le grand-veneur.  Je ne l'ai point vu, répondit
Zadig, et je n'en ai jamais entendu parler.

Le grand-veneur et le premier eunuque ne doutèrent pas que Zadig
n'eût volé le cheval du roi et la chienne de la reine; ils le
firent conduire devant l'assemblée du grand Desterham, qui le
condamna au knout, et à passer le reste de ses jours en Sibérie.
A peine le jugement fut-il rendu qu'on retrouva le cheval et la
chienne.  Les juges furent dans la douloureuse nécessité de
réformer leur arrêt; mais ils condamnèrent Zadig à payer quatre
cents onces d'or, pour avoir dit qu'il n'avait point vu ce qu'il
avait vu.  Il fallut d'abord payer cette amende; après quoi il
fut permis à Zadig de plaider sa cause au conseil du grand
Desterham; il parla en ces termes:

«Étoiles de justice, abîmes de science, miroirs de vérité, qui
avez la pesanteur du plomb, la dureté du fer, l'éclat du diamant,
et beaucoup d'affinité avec l'or, puisqu'il m'est permis de
parler devant cette auguste assemblée, je vous jure par Orosmade,
que je n'ai jamais vu la chienne respectable de la reine, ni le
cheval sacré du roi des rois.  Voici ce qui m'est arrivé: Je me
promenais vers le petit bois où j'ai rencontré depuis le
vénérable eunuque et le très illustre grand-veneur.  J'ai vu sur
le sable les traces d'un animal, et j'ai jugé aisément que
c'étaient celles d'un petit chien.  Des sillons légers et longs,
imprimés sur de petites éminences de sable entre les traces des
pattes, m'ont fait connaître que c'était une chienne dont les
mamelles étaient pendantes, et qu'ainsi elle avait fait des
petits il y a peu de jours.  D'autres traces en un sens
différent, qui paraissaient toujours avoir rasé la surface du
sable à côté des pattes de devant, m'ont appris qu'elle avait les
oreilles très longues; et comme j'ai remarqué que le sable était
toujours moins creusé par une patte que par les trois autres,
j'ai compris que la chienne de notre auguste reine était un peu
boiteuse, si je l'ose dire.

«A l'égard du cheval du roi des rois, vous saurez que, me
promenant dans les routes de ce bois, j'ai aperçu les marques des
fers d'un cheval; elles étaient toutes à égales distances.
Voilà, ai-je dit, un cheval qui a un galop parfait.  La poussière
des arbres, dans une route étroite qui n'a que sept pieds de
large, était un peu enlevée à droite et à gauche, à trois pieds
et demi du milieu de la route.  Ce cheval, ai-je dit, a une queue
de trois pieds et demi, qui, par ses mouvements de droite et de
gauche, a balayé cette poussière.  J'ai vu sous les arbres qui
formaient un berceau de cinq pieds de haut, les feuilles des
branches nouvellement tombées; et j'ai connu que ce cheval y
avait touché, et qu'ainsi il avait cinq pieds de haut.  Quant à
son mors, il doit être d'or à vingt-trois carats; car il en a
frotté les bossettes contre une pierre que j'ai reconnue être une
pierre de touche, et dont j'ai fait l'essai.  J'ai jugé enfin par
les marques que ses fers ont laissées sur des cailloux, d'une
autre espèce, qu'il était ferré d'argent à onze deniers de fin.»

Tous les juges admirèrent le profond et subtil discernement de
Zadig; la nouvelle en vint jusqu'au roi et à la reine.  On ne
parlait que de Zadig dans les antichambres, dans la chambre, et
dans le cabinet; et quoique plusieurs mages opinassent qu'on
devait le brûler comme sorcier, le roi ordonna qu'on lui rendît
l'amende des quatre cents onces d'or à laquelle il avait été
condamné.  Le greffier, les huissiers, les procureurs, vinrent
chez lui en grand appareil lui rapporter ses quatre cents onces;
ils en retinrent seulement trois cent quatre-vingt-dix-huit pour
les frais de justice, et leurs valets demandèrent des honoraires.

Zadig vit combien il était dangereux quelquefois d'être trop
savant, et se promit bien, à la première occasion, de ne point
dire ce qu'il avait vu.

Cette occasion se trouva bientôt.  Un prisonnier d'état
s'échappa; il passa sous les fenêtres de sa maison.  On
interrogea Zadig, il ne répondit rien; mais on lui prouva qu'il
avait regardé par la fenêtre.  Il fut condamné pour ce crime à
cinq cents onces d'or, et il remercia ses juges de leur
indulgence, selon la coutume de Babylone.

Grand Dieu! dit-il en lui-même, qu'on est à plaindre quand on se
promène dans un bois où la chienne de la reine et le cheval du
roi ont passé! qu'il est dangereux de se mettre à la fenêtre!  et
qu'il est difficile d'être heureux dans cette vie!



CHAPITRE IV.

L'envieux.


Zadig voulut se consoler, par la philosophie et par l'amitié, des
maux que lui avait faits la fortune.  Il avait, dans un faubourg
de Babylone, une maison ornée avec goût, où il rassemblait tous
les arts et tous les plaisirs dignes d'un honnête homme.  Le
matin sa bibliothèque était ouverte à tous les savants; le soir,
sa table l'était à la bonne compagnie; mais il connut bientôt
combien les savants sont dangereux; il s'éleva une grande dispute
sur une loi de Zoroastre, qui défendait de manger du griffon.
Comment défendre le griffon, disaient les uns, si cet animal
n'existe pas? Il faut bien qu'il existe, disaient les autres,
puisque Zoroastre ne veut pas qu'on en mange.  Zadig voulut les
accorder, en leur disant, S'il y a des griffons, n'en mangeons
point; s'il n'y en a point, nous en mangerons encore moins; et
par là nous obéirons tous à Zoroastre.

Un savant qui avait composé treize volumes sur les propriétés du
griffon, et qui de plus était grand théurgite, se hâta d'aller
accuser Zadig devant un archimage nommé Yébor[1], le plus sot des
Chaldéens, et partant le plus fanatique.  Cet homme aurait fait
empaler Zadig pour la plus grande gloire du soleil, et en aurait
récité le bréviaire de Zoroastre d'un ton plus satisfait.  L'ami
Cador (un ami vaut mieux que cent prêtres) alla trouver le vieux
Yébor, et lui dit:

Vivent le soleil et les griffons! gardez-vous bien de punir
Zadig: c'est un saint; il a des griffons dans sa basse-cour, et
il n'en mange point; et son accusateur est un hérétique qui ose
soutenir que les lapins ont le pied fendu, et ne sont point
immondes.  Eh bien!  dit Yébor en branlant sa tête chauve, il
faut empaler Zadig pour avoir mal pensé des griffons, et l'autre
pour avoir mal parlé des lapins.  Cador apaisa l'affaire par le
moyen d'une fille d'honneur à laquelle il avait fait un enfant,
et qui avait beaucoup de crédit dans le collège des mages.
Personne ne fut empalé; de quoi plusieurs docteurs murmurèrent,
et en présagèrent la décadence de Babylone.  Zadig s'écria: A
quoi tient le bonheur! tout me persécute dans ce monde, jusqu'aux
êtres qui n'existent pas.  Il maudit les savants, et ne voulut
plus vivre qu'en bonne compagnie.

  [1] Anagramme de Boyer, théatin, confesseur de dévotes titrées,
  évêque par leurs intrigues, qui n'avaient pu réussir à le faire
  supérieur de son couvent; puis précepteur du dauphin, et enfin
  ministre de la feuille, par le conseil du cardinal de Fleury,
  qui, comme tous les hommes médiocres, aimait à faire donner les
  places à des hommes incapables de les remplir, mais aussi
  incapables de se rendre dangereux.  Ce Boyer était un fanatique
  imbécile qui persécuta M. de Voltaire dans plus d'une occasion.
  K.


Il rassemblait chez lui les plus honnêtes gens de Babylone, et
les dames les plus aimables; il donnait des soupers délicats,
souvent précédés de concerts, et animés par des conversations
charmantes dont il avait su bannir l'empressement de montrer de
l'esprit, qui est la plus sûre manière de n'en point avoir, et de
gâter la société la plus brillante.  Ni le choix de ses amis, ni
celui des mets, n'étaient faits par la vanité; car en tout il
préférait l'être au paraître, et par là il s'attirait la
considération véritable, à laquelle il ne prétendait pas.

Vis-à-vis sa maison demeurait Arimaze, personnage dont la
méchante âme était peinte sur sa grossière physionomie.  Il était
rongé de fiel et bouffi d'orgueil, et pour comble, c'était un bel
esprit ennuyeux.  N'ayant jamais pu réussir dans le monde, il se
vengeait par en médire[2].  Tout riche qu'il était, il avait de
la peine à rassembler chez lui des flatteurs.  Le bruit des chars
qui entraient le soir chez Zadig l'importunait, le bruit de ses
louanges l'irritait davantage.  Il allait quelquefois chez Zadig,
et se mettait à table sans être prié: il y corrompait toute la
joie de la société, comme on dit que les harpies infectent les
viandes qu'elles touchent.  Il lui arriva un jour de vouloir
donner une fête à une dame qui, au lieu de la recevoir, alla
souper chez Zadig.  Un autre jour, causant avec lui dans le
palais, ils abordèrent un ministre qui pria Zadig à souper, et ne
pria point Arimaze.  Les plus implacables haines n'ont pas
souvent des fondements plus importants.  Cet homme, qu'on
appelait l'_Envieux_ dans Babylone, voulut perdre Zadig,
parcequ'on l'appelait l'_Heureux_.  L'occasion de faire du mal se
trouve cent fois par jour, et celle de faire du bien, une fois
dans l'année, comme dit Zoroastre.

  [2] Imitation d'une phrase de Montaigne, citée p. 119 du tome
  XXVII.  B.



L'Envieux alla chez Zadig, qui se promenait dans ses jardins avec
deux amis et une dame à laquelle il disait souvent des choses
galantes, sans autre intention que celle de les dire.  La
conversation roulait sur une guerre que le roi venait de terminer
heureusement contre le prince d'Hyrcanie, son vassal.  Zadig, qui
avait signalé son courage dans cette courte guerre, louait
beaucoup le roi, et encore plus la dame.  Il prit ses tablettes,
et écrivit quatre vers qu'il fit sur-le-champ, et qu'il donna à
lire à cette belle personne.  Ses amis le prièrent de leur en
faire part: la modestie, ou plutôt un amour-propre bien entendu,
l'en empêcha.  Il savait que des vers impromptus ne sont jamais
bons que pour celle en l'honneur de qui ils sont faits: il brisa
en deux la feuille des tablettes sur laquelle il venait d'écrire,
et jeta les deux moitiés dans un buisson de roses, où on les
chercha inutilement.  Une petite pluie survint; on regagna la
maison.  L'Envieux, qui resta dans le jardin, chercha tant, qu'il
trouva un morceau de la feuille.  Elle avait été tellement
rompue, que chaque moitié de vers qui remplissait la ligne fesait
un sens, et même un vers d'une plus petite mesure; mais, par un
hasard encore plus étrange, ces petits vers se trouvaient former
un sens qui contenait les injures les plus horribles contre le
roi; on y lisait:

            Par les plus grands forfaits
            Sur le trône affermi,
            Dans la publique paix
            C'est le seul ennemi.

L'Envieux fut heureux pour la première fois de sa vie.  Il avait
entre les mains de quoi perdre un homme vertueux et aimable.
Plein de cette cruelle joie, il fit parvenir jusqu'au roi cette
satire écrite de la main de Zadig: on le fit mettre en prison,
lui, ses deux amis, et la dame.  Son procès lui fut bientôt fait,
sans qu'on daignât l'entendre.  Lorsqu'il vint recevoir sa
sentence, l'Envieux se trouva sur son passage, et lui dit tout
haut que ses vers ne valaient rien.  Zadig ne se piquait pas
d'être bon poëte; mais il était au désespoir d'être condamné
comme criminel de lèse-majesté, et de voir qu'on retînt en prison
une belle dame et deux amis pour un crime qu'il n'avait pas fait.
On ne lui permit pas de parler, parceque ses tablettes parlaient.
Telle était la loi de Babylone.  On le fit donc aller au supplice
à travers une foule de curieux dont aucun n'osait le plaindre, et
qui se précipitaient pour examiner son visage, et pour voir s'il
mourrait avec bonne grâce.  Ses parents seulement étaient
affligés, car ils n'héritaient pas.  Les trois quarts de son bien
étaient confisqués au profit du roi, et l'autre quart au profit
de l'Envieux.

Dans le temps qu'il se préparait à la mort, le perroquet du roi
s'envola de son balcon, et s'abattit dans le jardin de Zadig sur
un buisson de roses.  Une pêche y avait été portée d'un arbre
voisin par le vent; elle était tombée sur un morceau de tablettes
à écrire auquel elle s'était collée.  L'oiseau enleva la pêche et
la tablette, et les porta sur les genoux du monarque.  Le prince
curieux y lut des mots qui ne formaient aucun sens, et qui
paraissaient des fins de vers.  Il aimait la poésie, et il y a
toujours de la ressource avec les princes qui aiment les vers:
l'aventure de son perroquet le fit rêver.  La reine, qui se
souvenait de ce qui avait été écrit sur une pièce de la tablette
de Zadig, se la fit apporter.

On confronta les deux morceaux, qui s'ajustaient ensemble
parfaitement; on lut alors les vers tels que Zadig les avait
faits:

     Par les plus grands forfaits j'ai vu troubler la terre.
     Sur le trône affermi le roi sait tout dompter.
     Dans la publique paix l'amour seul fait la guerre:
     C'est le seul ennemi qui soit à redouter.

Le roi ordonna aussitôt qu'on fît venir Zadig devant lui, et
qu'on fît sortir de prison ses deux amis et la belle dame.  Zadig
se jeta le visage contre terre aux pieds du roi et de la reine:
il leur demanda très humblement pardon d'avoir fait de mauvais
vers: il parla avec tant de grâce, d'esprit, et de raison, que le
roi et la reine voulurent le revoir.  Il revint, et plut encore
davantage.  On lui donna tous les biens de l'Envieux, qui l'avait
injustement accusé: mais Zadig les rendit tous; et l'Envieux ne
fut touché que du plaisir de ne pas perdre son bien.  L'estime du
roi s'accrut de jour en jour pour Zadig.  Il le mettait de tous
ses plaisirs, et le consultait dans toutes ses affaires.  La
reine le regarda dès-lors avec une complaisance qui pouvait
devenir dangereuse pour elle, pour le roi son auguste époux, pour
Zadig, et pour le royaume.  Zadig commençait à croire qu'il n'est
pas si difficile d'être heureux.



CHAPITRE V.

Les généreux.


Le temps arriva où l'on célébrait une grande fête qui revenait tous
les cinq ans.  C'était la coutume à Babylone de déclarer solennellement,
au bout de cinq années, celui des citoyens qui avait fait l'action la
plus généreuse.  Les grands et les mages étaient les juges.  Le
premier satrape, chargé du soin de la ville, exposait les plus belles
actions qui s'étaient passées sous son gouvernement.  On allait aux
voix: le roi prononçait le jugement.  On venait à cette solennité des
extrémités de la terre.  Le vainqueur recevait des mains du monarque
une coupe d'or garnie de pierreries, et le roi lui disait ces paroles:
«Recevez ce prix de la générosité, et puissent les dieux me donner
beaucoup de sujets qui vous ressemblent!»

Ce jour mémorable venu, le roi parut sur son trône, environné des
grands, des mages, et des députés de toutes les nations, qui
venaient à ces jeux où la gloire s'acquérait, non par la légèreté
des chevaux, non par la force du corps, mais par la vertu.  Le
premier satrape rapporta à haute voix les actions qui pouvaient
mériter à leurs auteurs ce prix inestimable.  Il ne parla point
de la grandeur d'âme avec laquelle Zadig avait rendu à l'Envieux
toute sa fortune: ce n'était pas une action qui méritât de
disputer le prix.

Il présenta d'abord un juge qui, ayant fait perdre un procès
considérable à un citoyen, par une méprise dont il n'était pas
même responsable, lui avait donné tout son bien, qui était la
valeur de ce que l'autre avait perdu[1].

  [1] C'est à peu près le trait de Des Barreaux.  Voyez, tome
  XIX, le _Catalogue des écrivains_, en tête du _Siècle de Louis
  XIV_; et dans les _Mélanges_, année 1767, la septième des
  _Lettres à S.  A.  monseigneur le prince de***_.  B.

Il produisit ensuite un jeune homme qui, étant éperdument épris
d'une fille qu'il allait épouser, l'avait cédée à un ami près
d'expirer d'amour pour elle, et qui avait encore payé la dot en
cédant la fille.

Ensuite il fit paraître un soldat qui, dans la guerre d'Hyrcanie,
avait donné encore un plus grand exemple de générosité.  Des
soldats ennemis lui enlevaient sa maîtresse, et il la défendait
contre eux: on vint lui dire que d'autres Hyrcaniens enlevaient
sa mère à quelques pas de là: il quitta en pleurant sa maîtresse,
et courut délivrer sa mère: il retourna ensuite vers celle qu'il
aimait, et la trouva expirante.  Il voulut se tuer; sa mère lui
remontra qu'elle n'avait que lui pour tout secours, et il eut le
courage de souffrir la vie.

Les juges penchaient pour ce soldat.  Le roi prit la parole, et
dit: Son action et celles des autres sont belles, mais elles ne
m'étonnent point; hier Zadig en a fait une qui m'a étonné.
J'avais disgracié depuis quelques jours mon ministre et mon
favori Coreb.  Je plaignais de lui avec violence, et tous mes
courtisans m'assuraient que j'étais trop doux; c'était à qui me
dirait le plus de mal de Coreb.  Je demandai à Zadig ce qu'il en
pensait, et il osa en dire du bien.  J'avoue que j'ai vu, dans
nos histoires, des exemples qu'on a payé de son bien une erreur,
qu'on a cédé sa maîtresse qu'on a préféré une mère à l'objet de
son amour; mais je n'ai jamais lu qu'un courtisan ait parlé
avantageusement d'un ministre disgracié contre qui son souverain
était en colère.  Je donne vingt mille pièces d'or à chacun de
ceux dont on vient de réciter les actions généreuses; mais je
donne la coupe à Zadig.

Sire, lui dit-il, c'est votre majesté seule qui mérite la coupe,
c'est elle qui a fait l'action la plus inouïe, puisque étant roi
vous ne vous êtes point fâché contre votre esclave, lorsqu'il
contredisait votre passion.  On admira le roi et Zadig.  Le juge
qui avait donné son bien, l'amant qui avait marié sa maîtresse à
son ami, le soldat qui avait préféré le salut de sa mère à celui
de sa maîtresse, reçurent les présents du monarque: ils virent
leurs noms écrits dans le livre des généreux.  Zadig eut la
coupe.  Le roi acquit la réputation d'un bon prince, qu'il ne
garda pas long-temps.  Ce jour fut consacré par des fêtes plus
longues que la loi ne le portait.  La mémoire s'en conserve
encore dans l'Asie.  Zadig disait: Je suis donc enfin heureux!
Mais il se trompait.



CHAPITRE VI.

Le ministre.


Le roi avait perdu son premier ministre.  Il choisit Zadig pour
remplir cette place.  Toutes les belles dames de Babylone
applaudirent à ce choix, car depuis la fondation de l'empire il
n'y avait jamais eu de ministre si jeune.  Tous les courtisans
furent fâchés; l'Envieux en eut un crachement de sang, et le nez
lui enfla prodigieusement.  Zadig ayant remercié le roi et la
reine, alla remercier aussi le perroquet: Bel oiseau, lui dit-il,
c'est vous qui m'avez sauvé la vie, et qui m'avez fait premier
ministre: la chienne et le cheval de leurs majestés m'avaient
fait beaucoup de mal, mais vous m'avez fait du bien.  Voilà donc
de quoi dépendent les destins des hommes! Mais, ajouta-t-il, un
bonheur si étrange sera peut-être bientôt évanoui.  Le perroquet
répondit, Oui.  Ce mot frappe Zadig.  Cependant, comme il était
bon physicien, et qu'il ne croyait pas que les perroquets fussent
prophètes, il se rassura bientôt; il se mit à exercer son
ministère de son mieux.

Il fit sentir à tout le monde le pouvoir sacré des lois, et ne
fit sentir à personne le poids de sa dignité.  Il ne gêna point
les voix du divan, et chaque vizir pouvait avoir un avis sans lui
déplaire.  Quand il jugeait une affaire, ce n'était pas lui qui
jugeait, c'était la loi; mais quand elle était trop sévère, il la
tempérait; et quand on manquait de lois, son équité en fesait
qu'on aurait prises pour celles de Zoroastre.

C'est de lui que les nations tiennent ce grand principe, Qu'il
vaut mieux hasarder de sauver un coupable que de condamner un
innocent.  Il croyait que les lois étaient faites pour secourir
les citoyens autant que pour les intimider.  Son principal talent
était de démêler la vérité, que tous les hommes cherchent à
obscurcir.  Dès les premiers jours de son administration il mit
ce grand talent en usage.  Un fameux négociant de Babylone était
mort aux Indes; il avait fait ses héritiers ses deux fils par
portions égales, après avoir marié leur soeur, et il laissait un
présent de trente mille pièces d'or à celui de ses deux fils qui
serait jugé l'aimer davantage.  L'aîné lui bâtit un tombeau, le
second augmenta d'une partie de son héritage la dot de sa soeur;
chacun disait: C'est l'aîné qui aime le mieux son père, le cadet
aime mieux sa soeur; c'est à l'aîné qu'appartiennent les trente
mille pièces.

Zadig les fit venir tous deux l'un après l'autre.  Il dit à
l'aîné: Votre père n'est point mort, il est guéri de sa dernière
maladie, il revient à Babylone.  Dieu soit loué, répondit le
jeune homme; mais voilà un tombeau qui m'a coûté bien cher! Zadig
dit ensuite la même chose au cadet.  Dieu soit loué! répondit-il,
je vais rendre à mon père tout ce que j'ai; mais je voudrais
qu'il laissât à ma soeur ce que je lui ai donné.  Vous ne rendrez
rien, dit Zadig, et vous aurez les trente mille pièces; c'est
vous qui aimez le mieux votre père.

Une fille fort riche avait fait une promesse de mariage à deux
mages, et, après avoir reçu quelques mois des instructions de
l'un et de l'autre, elle se trouva grosse.  Ils voulaient tous
deux l'épouser.  Je prendrai pour mon mari, dit-elle, celui des
deux qui m'a mise en état de donner un citoyen à l'empire.  C'est
moi qui ai fait cette bonne oeuvre, dit l'un.  C'est moi qui ai
eu cet avantage, dit l'autre.  Eh bien! répondit-elle, je
reconnais pour père de l'enfant celui des deux qui lui pourra
donner la meilleure éducation.  Elle accoucha d'un fils.  Chacun
des mages veut l'élever.  La cause est portée devant Zadig.  Il
fait venir les deux mages.  Qu'enseigneras-tu à ton pupille?
dit-il au premier.  Je lui apprendrai, dit le docteur, les huit
parties d'oraison, la dialectique, l'astrologie, la démonomanie;
ce que c'est que la substance et l'accident, l'abstrait et le
concret, les monades et l'harmonie préétablie.  Moi, dit le
second, je tâcherai de le rendre juste et digne d'avoir des amis.
Zadig prononça: Que tu sois son père ou non, tu épouseras sa
mère.

[1]Il venait tous les jours des plaintes à la cour contre
l'itimadoulet de Médie, nommé _Irax_.  C'était un grand seigneur
dont le fonds n'était pas mauvais, mais qui était corrompu par la
vanité et par la volupté.  Il souffrait rarement qu'on lui
parlât, et jamais qu'on l'osât contredire.  Les paons ne sont pas
plus vains, les colombes ne sont pas plus voluptueuses, les
tortues ont moins de paresse; il ne respirait que la fausse
gloire et les faux plaisirs: Zadig entreprit de le corriger.

  [1]Toute la fin de ce chapitre a paru, pour la première fois
  dans les éditions de Kehl.  B.


Il lui envoya de la part du roi un maître de musique avec douze
voix et vingt-quatre violons, un maître-d'hôtel avec six
cuisiniers et quatre chambellans, qui ne devaient pas le quitter.
L'ordre du roi portait que l'étiquette suivante serait
inviolablement observée; et voici comme les choses se passèrent.

Le premier jour, dès que le voluptueux Irax fut éveillé, le
maître de musique entra, suivi des voix et des violons: on chanta
une cantate qui dura deux heures, et, de trois minutes en trois
minutes, le refrain était:

      Que son mérite est extrême!
      Que de grâces! que de grandeur!
      Ah! combien monseigneur
      Doit être content de lui-même!

Après l'exécution de la cantate un chambellan lui fit une
harangue de trois quarts d'heure, dans laquelle on le louait
expressément de toutes les bonnes qualités qui lui manquaient.
La harangue finie, on le conduisit à table au son des instruments.
Le dîner dura trois heures; dès qu'il ouvrit la bouche pour
parler, le premier chambellan dit: II aura raison.  A peine
eut-il prononcé quatre paroles que le second chambellan s'écria:
II a raison! Les deux autres chambellans firent de grands éclats
de rire des bons mots qu'Irax avait dits ou qu'il avait dû dire.
Après dîner on lui répéta la cantate.

Cette première journée lui parut délicieuse, il crut que le roi
des rois l'honorait selon ses mérites; la seconde lui parut moins
agréable; la troisième fut gênante; la quatrième-fût
insupportable; la cinquième fut un supplice: enfin, outré
d'entendre toujours cbanter,

      Ah! combien monseigneur
      Doit être content de lui-même!

d'entendre toujours dire qu'il avait raison, et d'être harangué
chaque jour à la même heure, il écrivit en cour pour supplier le
roi qu'il daignât rappeler ses chambellans, ses musiciens, son
maître-d'hôtel; il promit d'être désormais moins vain et plus
appliqué; il se fit moins encenser, eut moins de fêtes, et fut
plus heureux; car, comme dit le Sadder[1], toujours du plaisir
n'est pas du plaisir.

  [1] Sur le Sadder, voyez tome XV, pages 309-314; et dans les
  _Mélanges_, année 1777, la _troisième niaiserie_, fesant partie
  de: _Un chrétien contre six Juifs_.  B.



CHAPITRE VII

Les disputes et les audiences.


C'est ainsi que Zadig montrait tous les jours la subtilité de son
génie et la bonté de son âme; on l'admirait, et cependant on
l'aimait.  Il passait pour le plus fortuné de tous les hommes,
tout l'empire était rempli de son nom; toutes les femmes le
lorgnaient; tous les citoyens célébraient sa justice; les savants
le regardaient comme leur oracle; les prêtres même avouaient
qu'il en savait plus que le vieux archimage Yébor.  On était bien
loin alors de lui faire des procès sur les griffons; on ne
croyait que ce qui lui semblait croyable.

Il y avait une grande querelle dans Babylone qui durait depuis
quinze cents années, et qui partageait l'empire en deux sectes
opiniâtres: l'une prétendait qu'il ne fallait jamais entrer dans
le temple de Mithra que du pied gauche; l'autre avait cette
coutume en abomination, et n'entrait jamais que du pied droit.
On attendait le jour de la fête solennelle du feu sacré pour
savoir quelle secte serait favorisée par Zadig.  L'univers avait
les yeux sur ses deux pieds, et toute la ville était en agitation
et en suspens.  Zadig entra dans le temple en sautant à pieds
joints, et il prouva ensuite, par un discours éloquent, que le
Dieu du ciel et de la terre, qui n'a acception de personne, ne
fait pas plus de cas de la jambe gauche que de la jambe droite.
L'Envieux et sa femme prétendirent que dans son discours il n'y
avait pas assez de figures, qu'il n'avait pas fait assez danser
les montagnes et les collines[1].  Il est sec et sans génie,
disaient-ils; on ne voit chez lui ni la mer s'enfuir[2], ni les
étoiles tomber[3], ni le soleil se fondre comme de la cire[4]; il
n'a point le bon style oriental.  Zadig se contentait d'avoir le
style de la raison.  Tout le monde fut pour lui, non pas
parcequ'il était dans le bon chemin, non pas parcequ'il était
raisonnable, non pas parcequ'il était aimable, mais parcequ'il
était premier vizir.


  [1] Allusion aux versets 4 et 6 du psaume CXIII.  B.

  [2] Versets 3 et 5 du même psaume.  B.

  [3] Verset 12 du chapitre XIV d'Isaïe.  B.

  [4] On lit dans l'_Exode_, XVI, 21: _Cumque incaluisset sol,
  liquefiebat_; el dans Judith, XVI, 18: _Petrae, sicut cera,
  liquescent_.  B.


Il termina aussi heureusement le grand procès entre les mages
blancs et les mages noirs.  Les blancs soutenaient que c'était
une impiété de se tourner, en priant Dieu, vers l'orient d'hiver;
les noirs assuraient que Dieu avait en horreur les prières des
hommes qui se tournaient vers le couchant d'été.  Zadig ordonna
qu'on se tournât comme on voudrait.

Il trouva ainsi le secret d'expédier le matin les affaires
particulières et les générales: le reste du jour il s'occupait
des embellissements de Babylone: il fesait représenter des
tragédies où l'on pleurait, et des comédies où l'on riait; ce qui
était passé de mode depuis long-temps, et ce qu'il fit renaître
parcequ'il avait du goût.  Il ne prétendait pas en savoir plus
que les artistes; il les récompensait par des bienfaits et des
distinctions, et n'était point jaloux en secret de leurs talents.
Le soir il amusait beaucoup le roi, et surtout la reine.  Le roi
disait: Le grand ministre! la reine disait: L'aimable ministre!
et tous deux ajoutaient: C'eût été grand dommage qu'il eût été
pendu.

Jamais homme en place ne fut obligé de donner tant d'audiences
aux dames.  La plupart venaient lui parler des affaires qu'elles
n'avaient point, pour en avoir une avec lui.  La femme de
l'Envieux s'y présenta des premières; elle lui jura par Mithra,
par le Zenda-Vesta, et par le feu sacré, qu'elle avait détesté la
conduite de son mari; elle lui confia ensuite que ce mari était
un jaloux, un brutal; elle lui fit entendre que les dieux le
punissaient, en lui refusant les précieux effets de ce feu sacré
par lequel seul l'homme est semblable aux immortels: elle finit
par laisser tomber sa jarretière; Zadig la ramassa avec sa
politesse ordinaire; mais il ne la rattacha point au genou de la
dame; et cette petite faute, si c'en est une, fut la cause des
plus horribles infortunes.  Zadig n'y pensa pas, et la femme de
l'Envieux y pensa beaucoup.

D'autres dames se présentaient tous les jours.  Les annales
secrètes de Babylone prétendent qu'il succomba une fois, mais
qu'il fut tout étonné de jouir sans volupté, et d'embrasser son
amante avec distraction.  Celle à qui il donna, sans presque s'en
apercevoir, des marques de sa protection, était une femme de
chambre de la reine Astarté.  Cette tendre Babylonienne se disait
à elle-même pour se consoler: Il faut que cet homme-là ait
prodigieusement d'affaires dans la tête, puisqu'il y songe encore
même en fesant l'amour.  Il échappa à Zadig, dans les instants où
plusieurs personnes ne disent mot, et où d'autres ne prononcent
que des paroles sacrées, de s'écrier tout d'un coup.  La reine!
La Babylonienne crut qu'enfin il était revenu à lui dans un bon
moment, et qu'il lui disait: Ma reine.  Mais Zadig, toujours très
distrait, prononça le nom d'Astarté.  La dame, qui dans ces
heureuses circonstances interprétait tout à son avantage,
s'imagina que cela voulait dire: Vous êtes plus belle que la
reine Astarté.  Elle sortit du sérail de Zadig avec de très beaux
présents.  Elle alla conter son aventure à l'Envieuse, qui était
son amie intime; celle-ci fut cruellement piquée de la
préférence.  Il n'a pas daigné seulement, dit-elle, me rattacher
cette jarretière que voici, et dont je ne veux plus me servir.
Oh! oh! dit la fortunée à l'Envieuse, vous portez les mêmes
jarretières que la reine! Vous les prenez donc chez la même
feseuse?  L'Envieuse rêva profondément, ne répondit rien, et alla
consulter son mari l'Envieux.

Cependant Zadig s'apercevait qu'il avait toujours des
distractions quand il donnait des audiences, et quand il jugeait:
il ne savait à quoi les attribuer; c'était là sa seule peine.

Il eut un songe: il lui semblait qu'il était couché d'abord sur
des herbes sèches, parmi lesquelles il y en avait quelques unes
de piquantes qui l'incommodaient; et qu'ensuite il reposait
mollement sur un lit de roses, dont il sortait un serpent qui le
blessait au coeur de sa langue acérée et envenimée.  Hélas!
disait-il, j'ai été long-temps couché sur ces herbes sèches et
piquantes, je suis maintenant sur le lit de roses; mais quel sera
le serpent?



CHAPITRE VIII.

La jalousie.


Le malheur de Zadig vint de son bonheur même, et surtout de son
mérite.  Il avait tous les jours des entretiens avec le roi et
avec Astarté son auguste épouse.  Les charmes de sa conversation
redoublaient encore par cette envie de plaire qui est à l'esprit
ce que la parure est à la beauté; sa jeunesse et ses grâces
firent insensiblement sur Astarté une impression dont elle ne
s'aperçut pas d'abord.  Sa passion croissait dans le sein de
l'innocence.  Astarté se livrait sans scrupule et sans crainte au
plaisir de voir et d'entendre un homme cher à son époux et à
l'état; elle ne cessait de le vanter au roi; elle en parlait à
ses femmes, qui enchérissaient encore sur ses louanges; tout
servait à enfoncer dans son coeur le trait qu'elle ne sentait
pas.  Elle fesait des présents à Zadig, dans lesquels il entrait
plus de galanterie qu'elle ne pensait; elle croyait ne lui parler
qu'en reine contente de ses services, et quelquefois ses
expressions étaient d'une femme sensible.

Astarté était beaucoup plus belle que cette Sémire qui haïssait
tant les borgnes, et que cette autre femme qui avait voulu couper
le nez à son époux.  La familiarité d'Astarté, ses discours
tendres, dont elle commençait à rougir, ses regards, qu'elle
voulait détourner, et qui se fixaient sur les siens, allumèrent
dans le coeur de Zadig un feu dont il s'étonna.  Il combattit; il
appela à son secours la philosophie, qui l'avait toujours
secouru; il n'en tira que des lumières, et n'en reçut aucun
soulagement.  Le devoir, la reconnaissance, la majesté souveraine
violée, se présentaient à ses yeux comme des dieux vengeurs; il
combattait, il triomphait; mais cette victoire, qu'il fallait
remporter à tout moment, lui coûtait des gémissements et des
larmes.  Il n'osait plus parler à la reine avec cette douce
liberté qui avait eu tant de charmes pour tous deux: ses yeux se
couvraient d'un nuage; ses discours étaient contraints et sans
suite: il baissait la vue; et quand, malgré lui, ses regards se
tournaient vers Astarté, ils rencontraient ceux de la reine
mouillés de pleurs, dont il partait des traits de flamme; ils
semblaient se dire l'un à l'autre: Nous nous adorons, et nous
craignons de nous aimer; nous brûlons tous deux d'un feu que nous
condamnons.

Zadig sortait d'auprès d'elle égaré, éperdu, le coeur surchargé
d'un fardeau qu'il ne pouvait plus porter: dans la violence de
ses agitations, il laissa pénétrer son secret à son ami Cador,
comme un homme qui, ayant soutenu long-temps les atteintes d'une
vive douleur, fait enfin connaître son mal par un cri qu'un
redoublement aigu lui arrache, et par la sueur froide qui coule
sur son front.

Cador lui dit: J'ai déjà démêlé les sentiments que vous vouliez
vous cacher à vous-même; les passions ont des signes auxquels on
ne peut se méprendre.  Jugez, mon cher Zadig, puisque j'ai lu
dans votre coeur, si le roi n'y découvrira pas un sentiment qui
l'offense.  Il n'a d'autre défaut que celui d'être le plus jaloux
des hommes.  Vous résistez à votre passion avec plus de force que
la reine ne combat la sienne, parccque vous êtes philosophe, et
parceque vous êtes Zadig.  Astarté est femme; elle laisse parler
ses regards avec d'autant plus d'imprudence qu'elle ne se croit
pas encore coupable.  Malheureusement rassurée sur son innocence,
elle néglige des dehors nécessaires.  Je tremblerai pour elle,
tant qu'elle n'aura rien à se reprocher.  Si vous étiez d'accord
l'un et l'autre, vous sauriez tromper tous les yeux: une passion
naissante et combattue éclate; un amour satisfait sait se cacher.
Zadig frémit à la proposition de trahir le roi, son bienfaiteur;
et jamais il ne fut plus fidèle à son prince que quand il fut
coupable envers lui d'un crime involontaire.  Cependant la reine
prononçait si souvent le nom de Zadig, son front se couvrait de
tant de rougeur en le prononçant, elle était tantôt si animée;
tantôt si interdite, quand elle lui parlait en présence du roi;
une rêverie si profonde s'emparait d'elle quand il était sorti,
que le roi fut troublé.  Il crut tout ce qu'il voyait, et imagina
tout ce qu'il ne voyait point.  Il remarqua surtout que les
babouches de sa femme étaient bleues, et que les babouches de
Zadig étaient bleues, que les rubans de sa femme étaient jaunes,
et que le bonnet de Zadig était jaune; c'étaient là de terribles
indices pour un prince délicat.  Les soupçons se tournèrent en
certitude dans son esprit aigri.

Tous les esclaves des rois et des reines sont autant d'espions de
leurs coeurs.  On pénétra bientôt qu'Astarté était tendre, et que
Moabdar était jaloux.  L'Envieux engagea l'Envieuse à envoyer au
roi sa jarretière, qui ressemblait à celle de la reine.  Pour
surcroît de malheur, cette jarretière était bleue.  Le monarque
ne songea plus qu'à la manière de se venger.  Il résolut une nuit
d'empoisonner la reine, et de faire mourir Zadig par le cordeau
au point du jour.  L'ordre en fut donné à un impitoyable eunuque,
exécuteur de ses vengeances.  Il y avait alors dans la chambre du
roi un petit nain qui était muet, mais qui n'était pas sourd.  On
le souffrait toujours: il était témoin de ce qui se passait de
plus secret, comme un animal domestique.  Ce petit muet était
très attaché à la reine et à Zadig.  Il entendit, avec autant de
surprise que d'horreur, donner l'ordre de leur mort.  Mais
comment faire pour prévenir cet ordre effroyable, qui allait
s'exécuter dans peu d'heures? Il ne savait pas écrire; mais il
avait appris à peindre, et savait surtout faire ressembler.  Il
passa une partie de la nuit à crayonner ce qu'il voulait faire
entendre à la reine.  Son dessin représentait le roi agité de
fureur, dans un coin du tableau, donnant des ordres à son
eunuque; un cordeau bleu et un vase sur une table, avec des
jarretières bleues et des rubans jaunes; la reine, dans le milieu
du tableau, expirante entre les bras de ses femmes; et Zadig
étranglé à ses pieds.  L'horizon représentait un soleil levant
pour marquer que cette horrible exécution devait se faire aux
premiers rayons de l'aurore.  Dès qu'il eut fini cet ouvrage, il
courut chez une femme d'Astarté, la réveilla, et lui fit entendre
qu'il fallait dans l'instant même porter ce tableau à la reine.

Cependant, au milieu de la nuit, on vient frapper à la porte de
Zadig; on le réveille; on lui donne un billet de la reine; il
doute si c'est un songe; il ouvre la lettre d'une main
tremblante.  Quelle fut sa surprise, et qui pourrait exprimer la
consternation et le désespoir dont il fut accablé quand il lut
ces paroles: «Fuyez dans l'instant même, ou l'on va vous
arracher la vie! Fuyez, Zadig; je vous l'ordonne au nom de notre
amour et de mes rubans jaunes.  Je n'étais point coupable; mais
je sens que je vais mourir criminelle.»

Zadig eut à peine la force de parler.  Il ordonna qu'on fît venir
Cador; et, sans lui rien dire, il lui donna ce billet.  Cador le
força d'obéir, et de prendre sur-le-champ la route de Memphis.
Si vous osez aller trouver la reine, lui dit-il, vous hâtez sa
mort; si vous parlez au roi, vous la perdez encore.  Je me charge
de sa destinée; suivez la vôtre.  Je répandrai le bruit que vous
avez pris la route des Indes.  Je viendrai bientôt vous trouver,
et je vous apprendrai ce qui se sera passé à Babylone.

Cador, dans le moment même, fit placer deux dromadaires des plus
légers à la course vers une porte secrète du palais: il y fit
monter Zadig, qu'il fallut porter, et qui était près de rendre
l'âme.  Un seul domestique l'accompagna; et bientôt Cador, plongé
dans l'étonnement et dans la douleur, perdit son ami de vue.

Cet illustre fugitif, arrivé sur le bord d'une colline dont on
voyait Babylone, tourna la vue sur le palais de la reine, et
s'évanouit; il ne reprit ses sens que pour verser des larmes, et
pour souhaiter la mort.  Enfin, après s'être occupé de la
destinée déplorable de la plus aimable des femmes et de la
première reine du monde, il fit un moment[1] de retour sur
lui-même, et s'écria: Qu'est-ce donc que la vie humaine? O vertu!
à quoi m'avez-vous servi? Deux femmes m'ont indignement trompé;
la troisième, qui n'est point coupable, et qui est plus belle que
les autres, va mourir!  Tout ce que j'ai fait de bien a toujours
été pour moi une source de malédictions, et je n'ai été élevé au
comble de la grandeur que pour tomber dans le plus horrible
précipice de l'infortune.  Si j'eusse été méchant comme tant
d'autres, je serais heureux comme eux.  Accablé de ces réflexions
funestes, les yeux chargés du voile de la douleur, la pâleur de
la mort sur le visage, et l'âme abîmée dans l'excès d'un sombre
désespoir, il continuait son voyage vers l'Egypte.

  [1] L'erratum de l'édition de Kehl dit de mettre, _un mouvement
  de retour_.  J'ai suivi le texte de 1747,1748, etc.  B.



CHAPITRE IX.

La femme battue.


Zadig dirigeait sa route sur les étoiles.  La constellation
d'Orion et le brillant astre de Sirius le guidaient vers le
port[1] de Canope.  Il admirait ces vastes globes de lumière qui
ne paraissent que de faibles étincelles à nos yeux, tandis que la
terre, qui n'est en effet qu'un point imperceptible dans la
nature, paraît à notre cupidité quelque chose de si grand et de
si noble.  Il se figurait alors les hommes tels qu'ils sont en
effet, des insectes se dévorant les uns les autres sur un petit
atome de boue.  Cette image vraie semblait anéantir ses malheurs,
en lui retraçant le néant de son être et celui de Babylone.  Son
âme s'élançait jusque dans l'infini, et contemplait, détachée de
ses sens, l'ordre immuable de l'univers.  Mais lorsque ensuite,
rendu à lui-même et rentrant dans son coeur, il pensait
qu'Astarté était peut-être morte pour lui, l'univers
disparaissait à ses yeux, et il ne voyait dans la nature entière
qu'Astarté mourante et Zadig infortuné.  Comme il se livrait à ce
flux et à ce reflux de philosophie sublime et de douleur
accablante, il avançait vers les frontières de l'Egypte; et
déjà son domestique fidèle était dans la première bourgade, où il
lui cherchait un logement.  Zadig cependant se promenait vers les
jardins qui bordaient ce village.  Il vit, non loin du grand
chemin, une femme éplorée qui appelait le ciel et la terre à son
secours, et un homme furieux qui la suivait.  Elle était déjà
atteinte par lui, elle embrassait ses genoux.  Cet homme
l'accablait de coups et de reproches.  Il jugea, à la violence de
l'Egyptien et aux pardons réitérés que lui demandait la dame, que
l'un était un jaloux, et l'autre une infidèle; mais quand il eut
considéré cette femme, qui était d'une beauté touchante, et qui
même ressemblait un peu à la malheureuse Astarté, il se sentit
pénétré de compassion pour elle, et d'horreur pour l'Égyptien.
Secourez-moi, s'écria-t-elle à Zadig avec des sanglots; tirez-moi
des mains du plus barbare des hommes, sauvez-moi la vie!  A ces
cris, Zadig courut se jeter entre elle et ce barbare.  Il avait
quelque connaissance de la langue égyptienne.  Il lui dit en
cette langue: Si vous avez quelque humanité, je vous conjure de
respecter la beauté et la faiblesse.  Pouvez-vous outrager ainsi
un chef-d'oeuvre de la nature, qui est à vos pieds, et qui n'a
pour sa défense que des larmes? Ah! ah! lui dit cet emporté, tu
l'aimes donc aussi! et c'est de toi qu'il faut que je me venge.
En disant ces paroles, il laisse la dame, qu'il tenait d'une main
par les cheveux, et, prenant sa lance, il veut en percer
l'étranger.  Celui-ci, qui était de sang-froid, évita aisément le
coup d'un furieux.  Il se saisit de la lance près du fer dont
elle est armée.  L'un veut la retirer, l'autre l'arracher.  Elle
se brise entre leurs mains.  L'Égyptien tire son épée; Zadig
s'arme de la sienne.  Ils s'attaquent l'un l'autre.  Celui-là
porte cent coups précipités; celui-ci les pare avec adresse.  La
dame, assise sur un gazon, rajuste sa coiffure, et les regarde.
L'Egyptien était plus robuste que son adversaire, Zadig était
plus adroit.  Celui-ci se battait en homme dont la tête
conduisait le bras, et celui-là comme un emporté dont une colère
aveugle guidait les mouvements au hasard.  Zadig passe à lui, et
le désarme; et tandis que l'Egyptien, devenu plus furieux, veut
se jeter sur lui, il le saisit, le presse, le fait tomber en lui
tenant l'épée sur la poitrine; il lui offre de lui donner la vie.
L'Egyptien hors de lui tire son poignard; il en blesse Zadig dans
le temps même que le vainqueur lui pardonnait.  Zadig indigné lui
plonge son épée dans le sein.  L'Egyptien jette un cri horrible,
et meurt en se débattant.  Zadig alors s'avança vers la dame, et
lui dit d'une voix soumise: Il m'a forcé de le tuer: je vous ai
vengée; vous êtes délivrée de l'homme le plus violent que j'aie
jamais vu.  Que voulez-vous maintenant de moi, madame? Que tu
meures, scélérat, lui répondit-elle; que tu meures! tu as tué mon
amant; je voudrais pouvoir déchirer ton coeur.  En vérité,
madame, vous aviez là un étrange homme pour amant, lui répondit
Zadig; il vous battait de toutes ses forces, et il voulait
m'arracher la vie parceque vous m'avez conjuré de vous secourir.
Je voudrais qu'il me battît encore, reprit la dame en poussant
des cris.  Je le méritais bien, je lui avais donné de la
jalousie.  Plût au ciel qu'il me battît, et que tu fusses à sa
place! Zadig, plus surpris et plus en colère qu'il ne l'avait été
de sa vie, lui dit: Madame, toute belle que vous êtes, vous
mériteriez que je vous battisse à mon tour, tant vous êtes
extravagante; mais je n'en prendrai pas la peine.  Là-dessus il
remonta sur son chameau, et avança vers le bourg.  A peine
avait-il fait quelques pas qu'il se retourne au bruit que
fesaient quatre courriers de Babylone.  Ils venaient à toute
bride.  L'un d'eux, en voyant cette femme, s'écria: C'est
elle-même! elle ressemble au portrait qu'on nous en a fait.  Ils
ne s'embarrassèrent pas du mort, et se saisirent incontinent de
la dame.  Elle ne cessait de crier à Zadig: Secourez-moi encore
une fois, étranger généreux! je vous demande pardon de m'être
plainte de vous: secourez-moi, et je suis à vous jusqu'au
tombeau!  L'envie avait passé à Zadig de se battre désormais pour
elle.  A d'autres, répond-il; vous ne m'y attraperez plus.
D'ailleurs il était blessé, son sang coulait, il avait besoin de
secours; et la vue des quatre Babyloniens, probablement envoyés
par le roi Moabdar, le remplissait d'inquiétude.  Il s'avance en
hâte vers le village, n'imaginant pas pourquoi quatre courriers
de Babylone venaient prendre cette Egyptienne, mais encore plus
étonné du caractère de cette dame.

  [1] C'est d'après un erratum manuscrit de feu Decroix que j'ai
  mis _port_.  Les éditions que j'ai vues portent toutes, sans
  exception, le _pôle de Canope_.  Voltaire a dit, dans le
  chapitre V du Taureau blanc (tome XXXIV): _Je m'en vais auprès
  du lac de Sirbon, par Canope_.  B.



CHAPITRE X.

L'esclavage.


Comme il entrait dans la bourgade égyptienne, il se vit entouré
par le peuple.  Chacun criait: Voilà celui qui a enlevé la belle
Missouf, et qui vient d'assassiner Clétofis! Messieurs, dit-il,
Dieu me préserve d'enlever jamais votre belle Missouf! elle est
trop capricieuse; et, à l'égard de Clétofis, je ne l'ai point
assassiné; je me suis défendu seulement contre lui.  Il voulait
me tuer, parceque je lui avais demandé très humblement grâce pour
la belle Missouf, qu'il battait impitoyablement.  Je suis un
étranger qui vient chercher un asile dans l'Egypte; et il n'y a
pas d'apparence qu'en venant demander votre protection, j'aie
commencé par enlever une femme, et par assassiner un homme.

Les Egyptiens étaient alors justes et humains.  Le peuple
conduisit Zadig à la maison de ville.  On commença par le faire
panser de sa blessure, et ensuite on l'interrogea, lui et son
domestique séparément, pour savoir la vérité.  On reconnut que
Zadig n'était point un assassin; mais il était coupable du sang
d'un homme: la loi le condamnait à être esclave.  On vendit au
profit de la bourgade ses deux chameaux; on distribua aux
habitants tout l'or qu'il avait apporté; sa personne fut exposée
en vente dans la place publique, ainsi que celle de son compagnon
de voyage.  Un marchand arabe, nommé Sétoc, y mit l'enchère; mais
le valet, plus propre à la fatigue, fut vendu bien plus chèrement
que le maître.  On ne fesait pas de comparaison entre ces deux
hommes.  Zadig fut donc esclave subordonné à son valet: on les
attacha ensemble avec une chaîne qu'on leur passa aux pieds, et
en cet état ils suivirent le marchand arabe dans sa maison.
Zadig, en chemin, consolait son domestique, et l'exhortait à la
patience; mais, selon sa coutume, il fesait des réflexions sur la
vie humaine.  Je vois, lui disait-il, que les malheurs de ma
destinée se répandent sur la tienne.  Tout m'a tourné jusqu'ici
d'une façon bien étrange.  J'ai été condamné à l'amende pour
avoir vu passer une chienne; j'ai pensé être empalé pour un
griffon; j'ai été envoyé au supplice parceque j'avais fait des
vers à la louange du roi; j'ai été sur le point d'être étranglé
parceque la reine avait des rubans jaunes, et me voici esclave
avec toi parcequ'un brutal a battu sa maîtresse.  Allons, ne
perdons point courage; tout ceci finira peut-être; il faut bien
que les marchands arabes aient des esclaves; et pourquoi ne le
serais-je pas comme un autre, puisque je suis homme comme un
autre? Ce marchand ne sera pas impitoyable; il faut qu'il traite
bien ses esclaves, s'il en veut tirer des services.  Il parlait
ainsi, et dans le fond de son coeur il était occupé du sort de la
reine de Babylone.

Sétoc, le marchand, partit deux jours après pour l'Arabie déserte
avec ses esclaves et ses chameaux.  Sa tribu habitait vers le
désert d'Horeb.  Le chemin fut long et pénible.  Sétoc, dans la
route, fesait bien plus de cas du valet que du maître, parceque
le premier chargeait bien mieux les chameaux; et toutes les
petites distinctions furent pour lui.  Un chameau mourut à deux
journées d'Horeb: on répartit sa charge sur le dos de chacun des
serviteurs; Zadig en eut sa part.  Sétoc se mit à rire en voyant
tous ses esclaves marcher courbés.  Zadig prit la liberté de lui
en expliquer la raison, et lui apprit les lois de l'équilibre.
Le marchand étonné commença à le regarder d'un autre oeil.
Zadig, voyant qu'il avait excité sa curiosité, la redoubla en lui
apprenant beaucoup de choses qui n'étaient point étrangères à son
commerce; les pesanteurs spécifiques des métaux et des denrées
sous un volume égal; les propriétés de plusieurs animaux utiles;
le moyen de rendre tels ceux qui ne l'étaient pas; enfin il lui
parut un sage.  Sétoc lui donna la préférence sur son camarade,
qu'il avait tant estimé.  Il le traita bien, et n'eut pas sujet
de s'en repentir.

Arrivé dans sa tribu, Sétoc commença par redemander cinq cents
onces d'argent à un Hébreu auquel il les avait prêtées en
présence de deux témoins; mais ces deux témoins étaient morts, et
l'Hébreu, ne pouvant être convaincu, s'appropriait l'argent du
marchand, en remerciant Dieu de ce qu'il lui avait donné le moyen
de tromper un Arabe.  Sétoc confia sa peine à Zadig, qui était
devenu son conseil.  En quel endroit, demanda Zadig,
prêtâtes-vous vos cinq cents onces à cet infidèle? Sur une large
pierre, répondit le marchand, qui est auprès du mont Horeb.  Quel
est le caractère de votre débiteur? dit Zadig.  Celui d'un
fripon, reprit Sétoc.  Mais je vous demande si c'est un homme vif
ou flegmatique, avisé ou imprudent.  C'est de tous les mauvais
payeurs, dit Sétoc, le plus vif que je connaisse.  Eh bien!
insista Zadig, permettez que je plaide votre cause devant le
juge.  En effet il cita l'Hébreu au tribunal, et il parla ainsi
au juge: Oreiller du trône d'équité, je viens redemander à cet
homme, au nom de mon maître, cinq cents onces d'argent qu'il ne
veut pas rendre.  Avez-vous des témoins?  dit le juge.  Non, ils
sont morts; mais il reste une large pierre sur laquelle l'argent
fut compté; et s'il plaît à votre grandeur d'ordonner qu'on aille
chercher la pierre, j'espère qu'elle portera témoignage; nous
resterons ici l'Hébreu et moi, en attendant que la pierre vienne;
je l'enverrai chercher aux dépens de Sétoc, mon maître.  Très
volontiers, répondit le juge; et il se mit à expédier d'autres
affaires.

A la fin de l'audience: Eh bien! dit-il à Zadig, votre pierre
n'est pas encore venue? L'Hébreu, en riant, répondit: Votre
grandeur resterait ici jusqu'à demain que la pierre ne serait pas
encore arrivée; elle est à plus de six milles d'ici, et il
faudrait quinze hommes pour la remuer.  Eh bien! s'écria Zadig,
je vous avais bien dit que la pierre porterait témoignage;
puisque cet homme sait où elle est, il avoue donc que c'est sur
elle que l'argent fut compté.  L'Hébreu déconcerté fut bientôt
contraint de tout avouer.  Le juge ordonna qu'il serait lié à la
pierre, sans boire ni manger, jusqu'à ce qu'il eût rendu les cinq
cents onces, qui furent bientôt payées.

L'esclave Zadig et la pierre furent en grande recommandation dans
l'Arabie.



CHAPITRE XI.

Le bûcher.


Sétoc enchanté fit de son esclave son ami intime.  Il ne pouvait
pas plus se passer de lui qu'avait fait le roi de Babylone; et
Zadig fut heureux que Sétoc n'eût point de femme.  Il découvrait
dans son maître un naturel porté au bien, beaucoup de droiture et
de bon sens.  Il fut fâché de voir qu'il adorait l'armée céleste,
c'est-à-dire le soleil, la lune, et les étoiles, selon l'ancien
usage d'Arabie.  Il lui en parlait quelquefois avec beaucoup de
discrétion.  Enfin il lui dit que c'étaient des corps comme les
autres, qui ne méritaient pas plus son hommage qu'un arbre ou un
rocher.  Mais, disait Sétoc, ce sont des êtres éternels dont nous
tirons tous nos avantages; ils animent la nature; ils règlent les
saisons; ils sont d'ailleurs si loin de nous qu'on ne peut pas
s'empêcher de les révérer.  Vous recevez plus d'avantages,
répondit Zadig, des eaux de la mer Rouge, qui porte vos
marchandises aux Indes.  Pourquoi ne serait-elle pas aussi
ancienne que les étoiles? Et si vous adorez ce qui est éloigné de
vous, vous devez adorer la terre des Gangarides, qui est aux
extrémités du monde.  Non, disait Sétoc, les étoiles sont trop
brillantes pour que je ne les adore pas.  Le soir venu, Zadig
alluma un grand nombre de flambeaux dans la tente où il devait
souper avec Sétoc; et dès que son patron parut, il se jeta à
genoux devant ces cires allumées, et leur dit: Éternelles et
brillantes clartés, soyez-moi toujours propices!  Ayant proféré
ces paroles, il se mit à table sans regarder Sétoc.  Que
faites-vous donc? lui dit Sétoc étonné.  Je fais comme vous,
répondit Zadig; j'adore ces chandelles, et je néglige leur maître
et le mien.  Sétoc comprit le sens profond de cet apologue.  La
sagesse de son esclave entra dans son âme; il ne prodigua plus
son encens aux créatures, et adora l'Etre éternel qui les a
faites.

Il y avait alors dans l'Arabie une coutume affreuse, venue
originairement de Scythie, et qui, s'étant établie dans les Indes
par le crédit des brachmanes, menaçait d'envahir tout l'orient.
Lorsqu'un homme marié était mort, et que sa femme bien-aimée
voulait être sainte, elle se brûlait en public sur le corps de
son mari.  C'était une fête solennelle qui s'appelait le _bûcher
du veuvage_.  La tribu dans laquelle il y avait eu le plus de
femmes brûlées était la plus considérée.  Un Arabe de la tribu de
Sétoc étant mort, sa veuve, nommée _Almona_, qui était fort
dévote, fit savoir le jour et l'heure où elle se jetterait dans
le feu au son des tambours et des trompettes.  Zadig remontra à
Sétoc combien cette horrible coutume était contraire au bien du
genre humain; qu'on laissait brûler tous les jours de jeunes
veuves qui pouvaient donner des enfants à l'état, ou du moins
élever les leurs; et il le fit convenir qu'il fallait, si on
pouvait, abolir un usage si barbare.  Sétoc répondit: Il y a plus
de mille ans que les femmes sont en possession de se brûler.  Qui
de nous osera changer une loi que le temps a consacrée? Y a-t-il
rien de plus respectable qu'un ancien abus? La raison est plus
ancienne, reprit Zadig.  Parlez aux chefs des tribus, et je vais
trouver la jeune veuve.

Il se fit présenter à elle; et après s'être insinué dans son
esprit par des louanges sur sa beauté, après lui avoir dit
combien c'était dommage de mettre au feu tant de charmes, il la
loua encore sur sa constance et sur son courage.  Vous aimiez
donc prodigieusement votre mari? lui dit-il.  Moi? point du tout,
répondit la dame arabe.  C'était un brutal, un jaloux, un homme
insupportable; mais je suis fermement résolue de me jeter sur son
bûcher.  Il faut, dit Zadig, qu'il y ait apparemment un plaisir
bien délicieux à être brûlée vive.  Ah! cela fait frémir la
nature, dit la dame; mais il faut en passer par là.  Je suis
dévote; je serais perdue de réputation, et tout le monde se
moquerait de moi si je ne me brûlais pas.  Zadig, l'ayant fait
convenir qu'elle se brûlait pour les autres et par vanité, lui
parla long-temps d'une manière à lui faire aimer un peu la vie,
et parvint même à lui inspirer quelque bienveillance pour celui
qui lui parlait.  Que feriez-vous enfin, lui dit-il, si la vanité
de vous brûler ne vous tenait pas? Hélas! dit la dame, je crois
que je vous prierais de m'épouser.

Zadig était trop rempli de l'idée d'Astarté pour ne pas éluder
cette déclaration; mais il alla dans l'instant trouver les chefs
des tribus, leur dit ce qui s'était passé, et leur conseilla de
faire une loi par laquelle il ne serait permis à une veuve de se
brûler qu'après avoir entretenu un jeune homme tête à tête
pendant une heure entière.  Depuis ce temps, aucune dame ne se
brûla en Arabie.  On eut au seul Zadig l'obligation d'avoir
détruit en un jour une coutume si cruelle, qui durait depuis tant
de siècles.  Il était donc le bienfaiteur de l'Arabie.



CHAPITRE XII.

Le souper.


Sétoc, qui ne pouvait se séparer de cet homme en qui habitait la
sagesse, le mena à la grande foire de Bassora, où devaient se
rendre les plus grands négociants de la terre habitable.  Ce fut
pour Zadig une consolation sensible de voir tant d'hommes de
diverses contrées réunis dans la même place.  Il lui paraissait
que l'univers était une grande famille qui se rassemblait à
Bassora.  Il se trouva à table dès le second jour avec un
Egyptien, un Indien gangaride, un habitant du Cathay, un Grec, un
Celte, et plusieurs autres étrangers qui, dans leurs fréquents
voyages vers le golfe Arabique, avaient appris assez d'arabe pour
se faire entendre.  L'Egyptien paraissait fort en colère.  Quel
abominable pays que Bassora! disait-il; on m'y refuse mille onces
d'or sur le meilleur effet du monde.  Comment donc, dit Sétoc,
sur quel effet vous a-t-on refusé cette somme? Sur le corps de ma
tante, répondit l'Égyptien; c'était la plus brave femme d'Egypte.
Elle m'accompagnait toujours; elle est morte en chemin; j'en ai
fait une des plus belles momies que nous ayons; et je trouverais
dans mon pays tout ce que je voudrais en la mettant en gage.  Il
est bien étrange qu'on ne veuille pas seulement me donner ici
mille onces d'or sur un effet si solide.  Tout en se courrouçant,
il était prêt de manger d'une excellente poule bouillie, quand
l'Indien, le prenant par la main, s'écria avec douleur: Ah!
qu'allez-vous faire?  Manger de cette poule, dit l'homme à la
momie.  Gardez-vous-en bien, dit le Gangaride; il se pourrait
faire que l'âme de la défunte fût passée dans le corps de cette
poule, et vous ne voudriez pas vous exposer à manger votre tante.
Faire cuire des poules, c'est outrager manifestement la nature.
Que voulez-vous dire avec votre nature et vos poules?  reprit le
colérique Egyptien; nous adorons un boeuf, et nous en mangeons
bien.  Vous adorez un boeuf! est-il possible?  dit l'homme du
Gange.  Il n'y a rien de si possible, repartit l'autre; il y a
cent trente-cinq mille ans que nous en usons ainsi, et personne
parmi nous n'y trouve à redire.  Ah! cent trente-cinq mille ans!
dit l'Indien, ce compte est un peu exagéré; il n'y en a que
quatre-vingt mille que l'Inde est peuplée, et assurément nous
sommes vos anciens; et Brama nous avait défendu de manger des
boeufs avant que vous vous fussiez avisés de les mettre sur les
autels et à la broche.  Voilà un plaisant animal que votre Brama,
pour le comparer à Apis! dit l'Egyptien; qu'a donc fait votre
Brama de si beau?  Le bramin répondit: C'est lui qui a appris aux
hommes à lire et à écrire, et à qui toute la terre doit le jeu
des échecs.  Vous vous trompez, dit un Chaldéen qui était auprès
de lui; c'est le poisson Oannès à qui on doit de si grands
bienfaits, et il est juste de ne rendre qu'à lui ses hommages.
Tout le monde vous dira que c'était un être divin, qu'il avait la
queue dorée, avec une belle tête d'homme, et qu'il sortait de
l'eau pour venir prêcher à terre trois heures par jour.  Il eut
plusieurs enfants qui furent tous rois, comme chacun sait.  J'ai
son portrait chez moi, que je révère comme je le dois.  On peut
manger du boeuf tant qu'on veut; mais c'est assurément une très
grande impiété de faire cuire du poisson; d'ailleurs vous êtes
tous deux d'une origine trop peu noble et trop récente pour me
rien disputer.  La nation égyptienne ne compte que cent
trente-cinq mille ans, et les Indiens ne se vantent que de
quatre-vingt mille, tandis que nous avons des almanachs de quatre
mille siècles.  Croyez-moi, renoncez à vos folies, et je vous
donnerai à chacun un beau portrait d'Oannès.

L'homme de Cambalu, prenant la parole, dit: Je respecte fort les
Egyptiens, les Chaldéens, les Grecs, les Celtes, Brama, le boeuf
Apis, le beau poisson Oannès; mais peut-être que le Li ou le
Tien[a], comme on voudra l'appeler, vaut bien les boeufs et les
poissons.  Je ne dirai rien de mon pays; il est aussi grand que
la terre d'Egypte, la Chaldée, et les Indes ensemble.  Je ne
dispute pas d'antiquité, parcequ'il suffit d'être heureux, et que
c'est fort peu de chose d'être ancien; mais, s'il fallait parler
d'almanachs, je dirais que toute l'Asie prend les nôtres, et que
nous en avions de fort bons avant qu'on sût l'arithmétique en
Chaldée.

  [a] Mots chinois qui signifient proprement: _li_, la lumière
  naturelle, la raison; et _tien_, le ciel; et qui signifient aussi
  Dieu.

Vous êtes de grands ignorants tous tant que vous êtes! s'écria le
Grec: est-ce que vous ne savez pas que le chaos est le père de
tout, et que la forme et la matière ont mis le monde dans l'état
où il est?  Ce Grec parla long-temps; mais il fut enfin
interrompu par le Celte, qui, ayant beaucoup bu pendant qu'on
disputait, se crut alors plus savant que tous les autres, et dit
en jurant qu'il n'y avait que Teutath et le gui de chêne qui
valussent la peine qu'on en parlât; que, pour lui, il avait
toujours du gui dans sa poche; que les Scythes, ses ancêtres,
étaient les seules gens de bien qui eussent jamais été au monde;
qu'ils avaient, à la vérité, quelquefois mangé des hommes, mais
que cela n'empêchait pas qu'on ne dût avoir beaucoup de respect
pour sa nation; et qu'enfin, si quelqu'un parlait mal de Teutath,
il lui apprendrait à vivre.  La querelle s'échauffa pour lors, et
Sétoc vit le moment où la table allait être ensanglantée.  Zadig,
qui avait gardé le silence pendant toute la dispute, se leva
enfin: il s'adressa d'abord au Celte, comme au plus furieux; il
lui dit qu'il avait raison, et lui demanda du gui; il loua le
Grec sur son éloquence, et adoucit tous les esprits échauffés.
Il ne dit que très peu de chose à l'homme du Cathay, parcequ'il
avait été le plus raisonnable de tous.  Ensuite il leur dit: Mes
amis, vous alliez vous quereller pour rien, car vous êtes tous du
même avis.  A ce mot, ils se récrièrent tous.  N'est-il pas vrai,
dit-il au Celte, que vous n'adorez pas ce gui, mais celui qui a
fait le gui et le chêne? Assurément, répondit le Celte.  Et vous,
monsieur l'Egyptien, vous révérez apparemment dans un certain
boeuf celui qui vous a donné les boeufs?  Oui, dit l'Egyptien.
Le poisson Oannès, continua-t-il, doit céder à celui qui a fait
la mer et les poissons.  D'accord, dit le Chaldéen.  L'Indien,
ajouta-t-il, et le Cathayen, reconnaissent comme vous un premier
principe; je n'ai pas trop bien compris les choses admirables que
le Grec a dites, mais je suis sûr qu'il admet aussi un Etre
supérieur, de qui la forme et la matière dépendent.  Le Grec
qu'on admirait, dit que Zadig avait très bien pris sa pensée.
Vous êtes donc tous de même avis, répliqua Zadig, et il n'y a pas
là de quoi se quereller.  Tout le monde l'embrassa.  Sétoc, après
avoir vendu fort cher ses denrées, reconduisit son ami Zadig dans
sa tribu.  Zadig apprit en arrivant qu'on lui avait fait son
procès en son absence, et qu'il allait être brûlé à petit feu.



CHAPITRE XIII.

Le rendez-vous.


Pendant son voyage à Bassora, les prêtres des étoiles avaient
résolu de le punir.  Les pierreries et les ornements des jeunes
veuves qu'ils envoyaient au bûcher leur appartenaient de droit;
c'était bien le moins qu'ils fissent brûler Zadig pour le mauvais
tour qu'il leur avait joué.  Ils accusèrent donc Zadig d'avoir
des sentiments erronés sur l'armée céleste; ils déposèrent contre
lui, et jurèrent qu'ils lui avaient entendu dire que les étoiles
ne se couchaient pas dans la mer.  Ce blasphème effroyable
fit frémir les juges; ils furent prêts de déchirer leurs
vêtements, quand ils ouïrent ces paroles impies, et ils
l'auraient fait, sans doute, si Zadig avait eu de quoi les payer;
mais, dans l'excès de leur douleur, ils se contentèrent de le
condamner à être brûlé à petit feu.  Sétoc, désespéré, employa en
vain son crédit pour sauver son ami; il fut bientôt obligé de se
taire.  La jeune veuve Almona, qui avait pris beaucoup de goût à
la vie, et qui en avait obligation à Zadig, résolut de le tirer
du bûcher, dont il lui avait fait connaître l'abus.  Elle roula
son dessein dans sa tête, sans en parler à personne.  Zadig
devait être exécuté le lendemain; elle n'avait que la nuit pour
le sauver: voici comme elle s'y prit en femme charitable et
prudente.

Elle se parfuma; elle releva sa beauté par l'ajustement le plus
riche et le plus galant, et alla demander une audience secrète au
chef des prêtres des étoiles.  Quand elle fut devant ce vieillard
vénérable, elle lui parla en ces termes: Fils aîné de la grande
Ourse, frère du Taureau, cousin du grand Chien (c'étaient les
titres de ce pontife), je viens vous confier mes scrupules.  J'ai
bien peur d'avoir commis un péché énorme, en ne me brûlant pas
dans le bûcher de mon cher mari.  En effet qu'avais-je à
conserver? une chair périssable, et qui est déjà toute flétrie.
En disant ces paroles elle tira de ses longues manches de soie,
ses bras nus d'une forme admirable et d'une blancheur
éblouissante.  Vous voyez, dit-elle, le peu que cela vaut.  Le
pontife trouva dans son coeur que cela valait beaucoup.  Ses yeux
le dirent, et sa bouche le confirma; il jura qu'il n'avait vu de
sa vie de si beaux bras.  Hélas! lui dit la veuve, les bras
peuvent être un peu moins mal que le reste; mais vous m'avouerez
que la gorge n'était pas digne de mes attentions.  Alors elle
laissa voir le sein le plus charmant que la nature eût jamais
formé.  Un bouton de rose sur une pomme d'ivoire n'eût paru
auprès que de la garance sur du buis, et les agneaux sortant du
lavoir auraient semblé d'un jaune brun.  Cette gorge, ses grands
yeux noirs qui languissaient en brillant doucement d'un feu
tendre, ses joues animées de la plus belle pourpre mêlée au blanc
de lait le plus pur; son nez, qui n'était pas comme la tour du
mont Liban; ses lèvres, qui étaient comme deux bordures de corail
renfermant les plus belles perles de la mer d'Arabie, tout cela
ensemble fit croire au vieillard qu'il avait vingt ans.  Il fit
en bégayant une déclaration tendre.  Almona le voyant enflammé
lui demanda la grâce de Zadig.  Hélas! dit-il, ma belle dame,
quand je vous accorderais sa grâce, mon indulgence ne servirait
de rien; il faut qu'elle soit signée de trois autres de mes
confrères.  Signez toujours, dit Almona.  Volontiers, dit le
prêtre, à condition que vos faveurs seront le prix de ma
facilité.  Vous me faites trop d'honneur, dit Almona; ayez
seulement pour agréable de venir dans ma chambre après que le
soleil sera couché, et dès que la brillante étoile _Sheat_ sera
sur l'horizon, vous me trouverez sur un sofa couleur de rose, et
vous en userez comme vous pourrez avec votre servante.  Elle
sortit alors, emportant avec elle la signature, et laissa le
vieillard plein d'amour et de défiance de ses forces.  Il employa
le reste du jour à se baigner; il but une liqueur composée de la
cannelle de Ceylan, et des précieuses épices de Tidor et de
Ternate, et attendit avec impatience que l'étoile _Sheat_ vînt à
paraître.

Cependant la belle Almona alla trouver le second pontife.
Celui-ci l'assura que le soleil, la lune, et tous les feux du
firmament, n'étaient que des feux follets en comparaison de ses
charmes.  Elle lui demanda la même grâce, et on lui proposa d'en
donner le prix.  Elle se laissa vaincre, et donna rendez-vous au
second pontife au lever de l'étoile _Algénib_.  De là elle passa
chez le troisième et chez le quatrième prêtre, prenant toujours
une signature, et donnant un rendez-vous d'étoile en étoile.
Alors elle fit avertir les juges de venir chez elle pour une
affaire importante.  Ils s'y rendirent: elle leur montra les
quatre noms, et leur dit à quel prix les prêtres avaient vendu la
grâce de Zadig.  Chacun d'eux arriva à l'heure prescrite; chacun
fut bien étonné d'y trouver ses confrères, et plus encore d'y
trouver les juges devant qui leur honte fut manifestée.  Zadig
fut sauvé.  Sétoc fut si charmé de l'habileté d'Almona, qu'il en
fit sa femme [1].

  [1] Dans l'édition de 1748 et dans toutes celles qui l'ont
  suivie, jusques à l'édition de Kehl exclusivement, ce chapitre
  se terminait ainsi: «Zadig partit après s'être jeté aux pieds
  de sa belle libératrice.  Sétoc et lui se quittèrent en
  pleurant, en se jurant une amitié éternelle, et en se
  promettant que le premier des deux qui ferait une grande
  fortune en ferait part à l'autre.

  «Zadig marcha du côté de la Syrie, toujours pensant à la
  malheureuse Astarté,et toujours réfléchissant sur le sort qui
  s'obstinait à se jouer de lui et à le persécuter.  Quoi!
  disait-il, quatre cents onces d'or pour avoir vu passer une
  chienne! condamné à être décapité pour quatre mauvais vers à la
  louange du roi! prêt à être étranglé parceque la reine avait
  des babouches de la couleur de mon bonnet!  réduit en esclavage
  pour avoir secouru une femme qu'on battait; et sur le point
  d'être brûlé pour avoir sauvé la vie à toutes les jeunes veuves
  arabes!»

  Venait ensuite ce qui forme aujourd'hui le chapitre XVI.  B.



CHAPITRE XIV.

La danse.


Sétoc devait aller, pour les affaires de son commerce, dans l'île
de Serendib; mais le premier mois de son mariage, qui est, comme
on sait, la lune du Miel, ne lui permettait ni de quitter sa
femme, ni de croire qu'il pût jamais la quitter: il pria son ami
Zadig de faire pour lui le voyage.  Hélas! disait Zadig, faut-il
que je mette encore un plus vaste espace entre la belle Astarté
et moi? mais il faut servir mes bienfaiteurs: il dit, il pleura;
et il partit.

Il ne fut pas long-temps dans l'île de Serendib, sans y être
regardé comme un homme extraordinaire.  Il devint l'arbitre de
tous les différents entre les négociants, l'ami des sages, le
conseil du petit nombre de gens qui prennent conseil.  Le roi
voulut le voir et l'entendre.  Il connut bientôt tout ce que
valait Zadig; il eut confiance en sa sagesse, et en fit son ami.
La familiarité et l'estime du roi fit trembler Zadig.  Il était
nuit et jour pénétré du malheur que lui avaient attiré les bontés
de Moabdar.  Je plais au roi, disait-il, ne serai-je pas perdu?
Cependant il ne pouvait se dérober aux caresses de sa majesté;
car il faut avouer que Nabussan, roi de Serendib, fils de
Nussanab, fils de Nabassun, fils de Sanbusna, était un des
meilleurs princes de l'Asie; et quand on lui parlait il était
difficile de ne le pas aimer.


Ce bon prince était toujours loué, trompé, et volé: c'était à qui
pillerait ses trésors.  Le receveur-général de l'île de Serendib
donnait toujours cet exemple fidèlement suivi par les autres.  Le
roi le savait; il avait changé de trésorier plusieurs fois; mais
il n'avait pu changer la mode établie de partager les revenus du
roi en deux moitiés inégales, dont la plus petite revenait
toujours à sa majesté, et la plus grosse aux administrateurs.

Le roi Nabussan confia sa peine au sage Zadig.  Vous qui savez
tant de belles choses, lui dit-il, ne sauriez-vous pas le moyen
de me faire trouver un trésorier qui ne me vole point?
Assurément, répondit Zadig, je sais une façon infaillible de vous
donner un homme qui ait les mains nettes.  Le roi charmé lui
demanda, en l'embrassant, comment il fallait s'y prendre.  Il n'y
a, dit Zadig, qu'à faire danser tous ceux qui se présenteront
pour la dignité de trésorier, et celui qui dansera avec le plus
de légèreté sera infailliblement le plus honnête homme.  Vous
vous moquez, dit le roi; voilà une plaisante façon de choisir un
receveur de mes finances! Quoi! vous prétendez que celui qui fera
le mieux un entrechat sera le financier le plus intègre et le
plus habile! Je ne vous réponds pas qu'il sera le plus habile,
repartit Zadig; mais je vous assure que ce sera indubitablement
le plus honnête homme.  Zadig parlait avec tant de confiance, que
le roi crut qu'il avait quelque secret surnaturel pour connaître
les financiers.  Je n'aime pas le surnaturel, dit Zadig; les gens
et les livres à prodiges m'ont toujours déplu: si votre majesté
veut me laisser faire l'épreuve que je lui propose, elle sera
bien convaincue que mon secret est la chose la plus simple et la
plus aisée.  Nabussan, roi de Serendib, fut bien plus étonné
d'entendre que ce secret était simple, que si on le lui avait
donné pour un miracle: Or bien, dit-il, faites comme vous
l'entendrez.  Laissez-moi faire, dit Zadig, vous gagnerez à cette
épreuve plus que vous ne pensez.  Le jour même il fit publier, au
nom du roi, que tous ceux qui prétendaient à l'emploi de haut
receveur des deniers de sa gracieuse majesté Nabussan, fils de
Nussanab, eussent à se rendre, en habits de soie légère, le
premier de la lune du Crocodile, dans l'antichambre du roi.  Ils
s'y rendirent au nombre de soixante et quatre.  On avait fait
venir des violons dans un salon voisin; tout était préparé pour
le bal; mais la porte de ce salon était fermée, et il fallait,
pour y entrer, passer par une petite galerie assez obscure.  Un
huissier vint chercher et introduire chaque candidat, l'un après
l'autre, par ce passage dans lequel on le laissait seul quelques
minutes.  Le roi, qui avait le mot, avait étalé tous ses trésors
dans cette galerie.  Lorsque tous les prétendants furent arrivés
dans le salon, sa majesté ordonna qu'on les fît danser.  Jamais
on ne dansa plus pesamment et avec moins de grâce; ils avaient
tous la tête baissée, les reins courbés, les mains collées à
leurs côtés? Quels fripons! disait tout bas Zadig.  Un seul
d'entre eux formait des pas avec agilité, la tête haute, le
regard assuré, les bras étendus, le corps droit, le jarret ferme.
Ah! l'honnête homme! le brave homme!  disait Zadig.  Le roi
embrassa ce bon danseur, le déclara trésorier, et tous les autres
furent punis et taxés avec la plus grande justice du monde; car
chacun, dans le temps qu'il avait été dans la galerie, avait
rempli ses poches, et pouvait à peine marcher.  Le roi fut fâché
pour la nature humaine que de ces soixante et quatre danseurs il
y eût soixante et trois filous.  La galerie obscure fut appelée
_le corridor de la Tentation_.  On aurait en Perse empalé ces
soixante et trois seigneurs; en d'autres pays on eût fait une
chambre de justice qui eût consommé en frais le triple de
l'argent volé, et qui n'eût rien remis dans les coffres du
souverain; dans un autre royaume, ils se seraient pleinement
justifiés, et auraient fait disgracier ce danseur si léger: à
Serendib, ils ne furent condamnés qu'à augmenter le trésor
public, car Nabussan était fort indulgent.

Il était aussi fort reconnaissant; il donna à Zadig une somme
d'argent plus considérable qu'aucun trésorier n'en avait jamais
volé au roi son maître.  Zadig s'en servit pour envoyer des
exprès à Babylone, qui devaient l'informer de la destinée
d'Astarté.  Sa voix trembla en donnant cet ordre, son sang reflua
vers son coeur, ses yeux se couvrirent de ténèbres, son âme fut
prête à l'abandonner.  Le courrier partit, Zadig le vit
embarquer; il rentra chez le roi, ne voyant personne, croyant
être dans sa chambre, et prononçant le nom d'amour.  Ah! l'amour,
dit le roi; c'est précisément ce dont il s'agit; vous avez deviné
ce qui fait ma peine.  Que vous êtes un grand homme!  j'espère
que vous m'apprendrez à connaître une femme à toute épreuve,
comme vous m'avez fait trouver un trésorier désintéressé.  Zadig,
ayant repris ses sens, lui promit de le servir en amour comme en
finance, quoique la chose parût plus difficile encore.



CHAPITRE XV.

Les yeux bleus.


Le corps et le coeur, dit le roi à Zadig....  A ces mots le
Babylonien ne put s'empêcher d'interrompre sa majesté.  Que je
vous sais bon gré, dit-il, de n'avoir point dit l'esprit et le
coeur! car on n'entend que ces mots dans les conversations de
Babylone: on ne voit que des livres où il est question du coeur
et de l'esprit[1], composés par des gens qui n'ont ni de l'un ni
de l'autre; mais, de grâce, sire, poursuivez.  Nabussan continua
ainsi: Le corps et le coeur sont chez moi destinés à aimer; la
première de ces deux puissances a tout lieu d'être satisfaite.
J'ai ici cent femmes à mon service, toutes belles, complaisantes,
prévenantes, voluptueuses même, ou feignant de l'être avec moi.
Mon coeur n'est pas à beaucoup près si heureux.  Je n'ai que trop
éprouvé qu'on caresse beaucoup le roi de Serendib, et qu'on se
soucie fort peu de Nabussan.  Ce n'est pas que je croie mes
femmes infidèles; mais je voudrais trouver une âme qui fût à moi;
je donnerais pour un pareil trésor les cent beautés dont je
possède les charmes: voyez si, sur ces cent sultanes, vous pouvez
m'en trouver une dont je sois sûr d'être aimé.

  [1] Ce trait porte surtout contre Rollin, qui emploie souvent
  ces expressions dans son _Traité des études_.  Voltaire y
  revient souvent: voyez, dans le présent volume, le chapitre I
  de _Micromégas_, et dans le tome XXXIV, le chapitre XI de
  l'_Homme aux quarante écus_, le chapitre IX du _Taureau blanc_;
  et tome XI, le second vers du chant VIII de _la Pucelle_.  B.

Zadig lui répondit comme il avait fait sur l'article des
financiers: Sire, laissez-moi faire; mais permettez d'abord que
je dispose de ce que vous aviez étalé dans la galerie de la
Tentation; je vous en rendrai bon compte, et vous n'y perdrez
rien.  Le roi le laissa le maître absolu.  Il choisit dans
Serendib trente-trois petits bossus des plus vilains qu'il put
trouver, trente-trois pages des plus beaux, et trente-trois
bonzes des plus éloquents et des plus robustes.  Il leur laissa à
tous la liberté d'entrer dans les cellules des sultanes; chaque
petit bossu eut quatre mille pièces d'or à donner; et dès le
premier jour tous les bossus furent heureux.  Les pages, qui
n'avaient rien à donner qu'eux-mêmes, ne triomphèrent qu'au bout
de deux ou trois jours.  Les bonzes eurent un peu plus de peine;
mais enfin trente-trois dévotes se rendirent à eux.  Le roi, par
des jalousies qui avaient vue sur toutes les cellules, vit toutes
ces épreuves, et fut émerveillé.  De ses cent femmes,
quatre-vingt-dix-neuf succombèrent à ses yeux.  Il en restait une
toute jeune, toute neuve, de qui sa majesté n'avait jamais
approché.  On lui détacha un, deux, trois bossus, qui lui
offrirent jusqu'à vingt mille pièces; elle fut incorruptible, et
ne put s'empêcher de rire de l'idée qu'avaient ces bossus de
croire que de l'argent les rendrait mieux faits.  On lui présenta
les deux plus beaux pages; elle dit qu'elle trouvait le roi
encore plus beau.  On lui lâcha le plus éloquent des bonzes, et
ensuite le plus intrépide; elle trouva le premier un bavard, et
ne daigna pas même soupçonner le mérite du second.  Le coeur fait
tout, disait-elle; je ne céderai jamais ni à l'or d'un bossu, ni
aux grâces d'un jeune homme, ni aux séductions d'un bonze:
j'aimerai uniquement Nabussan, fils de Nussanab, et j'attendrai
qu'il daigne m'aimer.  Le roi fut transporté de joie,
d'étonnement, et de tendresse.  Il reprit tout l'argent qui avait
fait réussir les bossus, et en fit présent à la belle Falide;
c'était le nom de cette jeune personne.  Il lui donna son coeur:
elle le méritait bien.  Jamais la fleur de la jeunesse ne fut si
brillante; jamais les charmes de la beauté ne furent si
enchanteurs.  La vérité de l'histoire ne permet pas de taire
qu'elle fesait mal la révérence, mais elle dansait comme les
fées, chantait comme les sirènes, et parlait comme les Grâces:
elle était pleine de talents et de vertus.

Nabussan aimé l'adora: mais elle avait les yeux bleus, et ce fut
la source des plus grands malheurs.  Il y avait une ancienne loi
qui défendait aux rois d'aimer une de ces femmes que les Grecs
ont appelées depuis .  Le chef des bonzes avait établi
cette loi il y avait plus de cinq mille ans; c'était pour
s'approprier la maîtresse du premier roi de l'île de Serendib que
ce premier bonze avait fait passer l'anathème des yeux bleus en
constitution fondamentale d'état.  Tous les ordres de l'empire
vinrent faire à Nabussan des remontrances.  On disait
publiquement que les derniers jours du royaume étaient arrivés,
que l'abomination était à son comble, que toute la nature était
menacée d'un événement sinistre; qu'en un mot Nabussan, fils de
Nussanab, aimait deux grands yeux bleus.  Les bossus, les
financiers, les bonzes, et les brunes, remplirent le royaume de
leurs plaintes.

Les peuples sauvages qui habitent le nord de Serendib profitèrent
de ce mécontentement général.  Ils firent une irruption dans les
états du bon Nabussan.  Il demanda des subsides à ses sujets; les
bonzes, qui possédaient la moitié des revenus de l'état, se
contentèrent de lever les mains au ciel, et refusèrent de les
mettre dans leurs coffres pour aider le roi.  Ils firent de
belles prières en musique, et laissèrent l'état en proie aux
barbares.

O mon cher Zadig, me tireras-tu encore de cet horrible embarras?
s'écria douloureusement Nabussan.  Très volontiers, répondit
Zadig; vous aurez de l'argent des bonzes tant que vous en
voudrez.  Laissez à l'abandon les terres où sont situés leurs
châteaux, et défendez seulement les vôtres.  Nabussan n'y manqua
pas: les bonzes vinrent se jeter aux pieds du roi, et implorer
son assistance.  Le roi leur répondit par une belle musique dont
les paroles étaient des prières au ciel pour la conservation de
leurs terres.  Les bonzes enfin donnèrent de l'argent, et le roi
finit heureusement la guerre.  Ainsi Zadig, par ses conseils
sages et heureux, et par les plus grands services, s'était attiré
l'irréconciliable inimitié des hommes les plus puissants de
l'état; les bonzes et les brunes jurèrent sa perte; les
financiers et les bossus ne l'épargnèrent pas; on le rendit
suspect au bon Nabussan.  Les services rendus restent souvent
dans l'antichambre, et les soupçons entrent dans le cabinet,
selon la sentence de Zoroastre: c'était tous les jours de
nouvelles accusations; la première est repoussée, la seconde
effleure, la troisième blesse, la quatrième tue.

Zadig intimidé, qui avait bien fait les affaires de son ami
Sétoc, et qui lui avait fait tenir son argent, ne songea plus
qu'à partir de l'île, et résolut d'aller lui-même chercher des
nouvelles d'Astarté; car, disait-il, si je reste dans Serendib,
les bonzes me feront empaler; mais où aller? je serai esclave en
Egypte, brûlé selon toutes les apparences en Arabie, étranglé à
Babylone.  Cependant il faut savoir ce qu'Astarté est devenue:
partons, et voyons à quoi me réserve ma triste destinée.



CHAPITRE XVI.

Le brigand.


En arrivant aux frontières qui séparent l'Arabie pétrée de la
Syrie, comme il passait près d'un château assez fort, des Arabes
armés en sortirent.  Il se vit entouré; on lui criait: Tout ce
que vous avez nous appartient, et votre personne appartient à
notre maître.  Zadig, pour réponse, tira son épée; son valet, qui
avait du courage, en fit autant.  Ils renversèrent morts les
premiers Arabes qui mirent la main sur eux; le nombre redoubla;
ils ne s'étonnèrent point, et résolurent de périr en combattant.
On voyait deux hommes se défendre contre une multitude; un tel
combat ne pouvait durer long-temps.  Le maître du château, nommé
Arbogad, ayant vu d'une fenêtre les prodiges de valeur que fesait
Zadig, conçut de l'estime pour lui.  Il descendit en hâte, et
vint lui-même écarter ses gens, et délivrer les deux voyageurs.
Tout ce qui passe sur mes terres est à moi, dit-il, aussi bien
que ce que je trouve sur les terres des autres; mais vous me
paraissez un si brave homme, que je vous exempte de la loi
commune.  Il le fit entrer dans son château, ordonnant à ses gens
de le bien traiter; et le soir Arbogad voulut souper avec Zadig.

Le seigneur du château était un de ces Arabes qu'on appelle
_voleurs_; mais il fesait quelquefois de bonnes actions parmi une
foule de mauvaises; il volait avec une rapacité furieuse, et
donnait libéralement: intrépide dans l'action, assez doux dans le
commerce, débauché à table, gai dans la débauche, et surtout
plein de franchise.  Zadig lui plut beaucoup; sa conversation,
qui s'anima, fit durer le repas: enfin Arbogad lui dit: Je vous
conseille de vous enrôler sous moi, vous ne sauriez mieux faire;
ce métier-ci n'est pas mauvais; vous pourrez un jour devenir ce
que je suis.  Puis-je vous demander, dit Zadig, depuis quel temps
vous exercez cette noble profession? Dès ma plus tendre jeunesse,
reprit le seigneur.  J'étais valet d'un Arabe assez habile; ma
situation m'était insupportable.  J'étais au désespoir de voir
que, dans toute la terre qui appartient également aux hommes, la
destinée ne m'eût pas réservé ma portion.  Je confiai mes peines
à un vieil Arabe qui me dit: Mon fils, ne désespérez pas; il y
avait autrefois un grain de sable qui se lamentait d'être un
atome ignoré dans les déserts; au bout de quelques années il
devint diamant, et il est à présent le plus bel ornement de la
couronne du roi des Indes.  Ce discours me fit impression;
j'étais le grain de sable, je résolus de devenir diamant.  Je
commençai par voler deux chevaux; je m'associai des camarades; je
me mis en état de voler de petites caravanes: ainsi je fis cesser
peu-à-peu la disproportion qui était d'abord entre les hommes et
moi.  J'eus ma part aux biens de ce monde, et je fus même
dédommagé avec usure: on me considéra beaucoup; je devins
seigneur brigand; j'acquis ce château par voie de fait.  Le
satrape de Syrie voulut m'en déposséder; mais j'étais déjà trop
riche pour avoir rien à craindre; je donnai de l'argent au
satrape, moyennant quoi je conservai ce château, et j'agrandis
mes domaines; il me nomma même trésorier des tributs que l'Arabie
pétrée payait au roi des rois.  Je fis ma charge de receveur, et
point du tout celle de payeur.

Le grand desterham de Babylone envoya ici, au nom du roi Moabdar,
un petit satrape, pour me faire étrangler.  Cet homme arriva avec
son ordre: j'étais instruit de tout; je fis étrangler en sa
présence les quatre personnes qu'il avait amenées avec lui pour
serrer le lacet; après quoi je lui demandai ce que pouvait lui
valoir la commission de m'étrangler.  Il me répondit que ses
honoraires pouvaient aller à trois cents pièces d'or.  Je lui fis
voir clair qu'il y aurait plus à gagner avec moi.  Je le fis
sous-brigand; il est aujourd'hui un de mes meilleurs officiers,
et des plus riches.  Si vous m'en croyez, vous réussirez comme
lui.  Jamais la saison de voler n'a été meilleure, depuis que
Moabdar est tué, et que tout est en confusion dans Babylone.

Moabdar est tué! dit Zadig; et qu'est devenue la reine Astarté?
Je n'en sais rien, reprit Arbogad; tout ce que je sais, c'est que
Moabdar est devenu fou, qu'il a été tué, que Babylone est un
grand coupe-gorge, que tout l'empire est désolé, qu'il y a de
beaux coups à faire encore, et que pour ma part j'en ai fait
d'admirables.  Mais la reine, dit Zadig; de grâce, ne savez-vous
rien de la destinée de la reine?  On m'a parlé d'un prince
d'Hyrcanie, reprit-il; elle est probablement parmi ses
concubines, si elle n'a pas été tuée dans le tumulte; mais je
suis plus curieux de butin que de nouvelles.  J'ai pris plusieurs
femmes dans mes courses, je n'en garde aucune; je les vends cher
quand elles sont belles, sans m'informer de ce qu'elles sont.  On
n'achète point le rang; une reine qui serait laide ne trouverait
pas marchand; peut-être ai-je vendu la reine Astarté, peut-être
est-elle morte; mais peu m'importe, et je pense que vous ne devez
pas vous en soucier plus que moi.  En parlant ainsi il buvait
avec tant de courage, il confondait tellement toutes les idées,
que Zadig n'en put tirer aucun éclaircissement.

Il restait interdit, accablé, immobile.  Arbogad buvait toujours,
fesait des contes, répétait sans cesse qu'il était le plus
heureux de tous les hommes, exhortant Zadig à se rendre aussi
heureux que lui.  Enfin doucement assoupi par les fumées du vin,
il alla dormir d'un sommeil tranquille.  Zadig passa la nuit dans
l'agitation la plus violente.  Quoi, disait-il, le roi est devenu
fou! il est tué!  Je ne puis m'empêcher de le plaindre.  L'empire
est déchiré, et ce brigand est heureux: ô fortune! ô destinée!
un voleur est heureux, et ce que la nature a fait de plus aimable
a péri peut-être d'une manière affreuse, ou vit dans un état pire
que la mort.  O Astarté!  qu'êtes-vous devenue?

Dès le point du jour il interrogea tous ceux qu'il rencontrait
dans le château; mais tout le monde était occupé, personne ne lui
répondit: on avait fait pendant la nuit de nouvelles conquêtes,
on partageait les dépouilles.  Tout ce qu'il put obtenir dans
cette confusion tumultueuse, ce fut la permission de partir.  Il
en profita sans tarder, plus abîmé que jamais dans ses réflexions
douloureuses.

Zadig marchait inquiet, agité, l'esprit tout occupé de la
malheureuse Astarté, du roi de Babylone, de son fidèle Cador, de
l'heureux brigand Arbogad, de cette femme si capricieuse que des
Babyloniens avaient enlevée sur les confins de l'Egypte, enfin de
tous les contre-temps et de toutes les infortunes qu'il avait
éprouvées.



CHAPITRE XVII.

Le pêcheur.


A quelques lieues du château d'Arbogad, il se trouva sur le bord
d'une petite rivière, toujours déplorant sa destinée, et se
regardant comme le modèle du malheur.  Il vit un pêcheur couché
sur la rive, tenant à peine d'une main languissante son filet,
qu'il semblait abandonner, et levant les yeux vers le ciel.

Je suis certainement le plus malheureux de tous les hommes,
disait le pêcheur.  J'ai été, de l'aveu de tout le monde, le plus
célèbre marchand de fromages à la crème dans Babylone, et j'ai
été ruiné.  J'avais la plus jolie femme qu'homme pût posséder, et
j'en ai été trahi.  Il me restait une chétive maison, je l'ai vue
pillée et détruite.  Réfugié dans une cabane, je n'ai de
ressource que ma pêche, et je ne prends pas un poisson.  O mon
filet! je ne te jetterai plus dans l'eau, c'est à moi de m'y
jeter.  En disant ces mots il se lève, et s'avance dans
l'attitude d'un homme qui allait se précipiter et finir sa vie.

Eh quoi! se dit Zadig à lui-même, il y a donc des hommes aussi
malheureux que moi! L'ardeur de sauver la vie au pêcheur fut
aussi prompte que cette réflexion.  Il court à lui, il l'arrête,
il l'interroge d'un air attendri et consolant.  On prétend qu'on
en est moins malheureux quand on ne l'est pas seul: mais, selon
Zoroastre, ce n'est pas par malignité, c'est par besoin.  On se
sent alors entraîné vers un infortuné comme vers son semblable.
La joie d'un homme heureux serait une insulte; mais deux
malheureux sont comme deux arbrisseaux faibles qui, s'appuyant
l'un sur l'autre, se fortifient contre l'orage.

Pourquoi succombez-vous à vos malheurs? dit Zadig au pêcheur.
C'est, répondit-il, parceque je n'y vois pas de ressource.  J'ai
été le plus considéré du village de Derlback auprès de Babylone,
et je fesais, avec l'aide de ma femme, les meilleurs fromages à
la crème de l'empire.  La reine Astarté et le fameux ministre
Zadig les aimaient passionnément.  J'avais fourni à leurs maisons
six cents fromages.  J'allai un jour à la ville pour être payé;
j'appris en arrivant dans Babylone que la reine et Zadig avaient
disparu.  Je courus chez le seigneur Zadig, que je n'avais jamais
vu; je trouvai les archers du grand desterham, qui, munis d'un
papier royal, pillaient sa maison loyalement et avec ordre.  Je
volai aux cuisines de la reine; quelques uns des seigneurs de la
bouche me dirent qu'elle était morte; d'autres dirent qu'elle
était en prison; d'autres prétendirent qu'elle avait pris la
fuite; mais tous m'assurèrent qu'on ne me paierait point mes
fromages.  J'allai avec ma femme chez le seigneur Orcan, qui
était une de mes pratiques: nous lui demandâmes sa protection
dans notre disgrâce.  Il l'accorda à ma femme, et me la refusa.
Elle était plus blanche que ces fromages à la crème qui
commencèrent mon malheur; et l'éclat de la pourpre de Tyr n'était
pas plus brillant que l'incarnat qui animait cette blancheur.
C'est ce qui fit qu'Orcan la retint, et me chassa de sa maison.
J'écrivis à ma chère femme la lettre d'un désespéré.  Elle dit au
porteur: Ah, ah!  oui! je sais quel est l'homme qui m'écrit, j'en
ai entendu parler: on dit qu'il fait des fromages à la crème
excellents; qu'on m'en apporte, et qu'on les lui paie.

Dans mon malheur, je voulus m'adresser à la justice.  Il me
restait six onces d'or: il fallut en donner deux onces à l'homme
de loi que je consultai, deux au procureur qui entreprit mon
affaire, deux au secrétaire du premier juge.  Quand tout cela fut
fait, mon procès n'était pas encore commencé, et j'avais déjà
dépensé plus d'argent que mes fromages et ma femme ne valaient.
Je retournai à mon village dans l'intention de vendre ma maison
pour avoir ma femme.

Ma maison valait bien soixante onces d'or; mais on me voyait
pauvre et pressé de vendre.  Le premier à qui je m'adressai m'en
offrit trente onces; le second, vingt; et le troisième, dix.
J'étais prêt enfin de conclure, tant j'étais aveuglé, lorsqu'un
prince d'Hyrcanie vint à Babylone, et ravagea tout sur son
passage.  Ma maison fut d'abord saccagée, et ensuite brûlée.

Ayant ainsi perdu mon argent, ma femme, et ma maison, je me suis
retiré dans ce pays où vous me voyez; j'ai tâché de subsister du
métier de pêcheur.  Les poissons se moquent de moi comme les
hommes; je ne prends rien, je meurs de faim; et sans vous,
auguste consolateur, j'allais mourir dans la rivière.

Le pêcheur ne fit point ce récit tout de suite; car à tout moment
Zadig ému et transporté lui disait: Quoi! vous ne savez rien de
la destinée de la reine?  Non, seigneur, répondait le pêcheur;
mais je sais que la reine et Zadig ne m'ont point payé mes
fromages à la crème, qu'on a pris ma femme, et que je suis au
désespoir.  Je me flatte, dit Zadig, que vous ne perdrez pas tout
votre argent.  J'ai entendu parler de ce Zadig; il est honnête
homme; et s'il retourne à Babylone, comme il l'espère, il vous
donnera plus qu'il ne vous doit; mais pour votre femme, qui n'est
pas si honnête, je vous conseille de ne pas chercher à la
reprendre.  Croyez-moi, allez à Babylone; j'y serai avant vous,
parceque je suis à cheval, et que vous êtes à pied.
Adressez-vous à l'illustre Cador; dites-lui que vous avez
rencontré son ami; attendez-moi chez lui; allez; peut-être ne
serez-vous pas toujours malheureux.

O puissant Orosmade! continua-t-il, vous vous servez de moi pour
consoler cet homme; de qui vous servirez-vous pour me consoler?
En parlant ainsi il donnait au pêcheur la moitié de tout l'argent
qu'il avait apporté d'Arabie, et le pêcheur, confondu et ravi,
baisait les pieds de l'ami de Cador, et disait: Vous êtes un ange
sauveur.

Cependant Zadig demandait toujours des nouvelles, et versait des
larmes.  Quoi! seigneur, s'écria le pêcheur, vous seriez donc
aussi malheureux, vous qui faites du bien? Plus malheureux que
toi cent fois, répondait Zadig.  Mais comment se peut-il faire,
disait le bonhomme, que celui qui donne soit plus à plaindre que
celui qui reçoit? C'est que ton plus grand malheur, reprit Zadig,
était le besoin, et que je suis infortuné par le coeur.  Orcan
vous aurait-il pris votre femme? dit le pêcheur.  Ce mot rappela
dans l'esprit de Zadig toutes ses aventures; il répétait la liste
de ses infortunes, à commencer depuis la chienne de la reine
jusqu'à son arrivée chez le brigand Arbogad.  Ah! dit-il au
pêcheur, Orcan mérite d'être puni.  Mais d'ordinaire ce sont ces
gens-là qui sont les favoris de la destinée.  Quoi qu'il en soit,
va chez le seigneur Cador, et attends-moi.  Ils se séparèrent: le
pêcheur marcha en remerciant son destin, et Zadig courut en
accusant toujours le sien.



CHAPITRE XVIII.

Le basilic.


Arrivé dans une belle prairie, il y vit plusieurs femmes qui
cherchaient quelque chose avec beaucoup d'application.  Il prit
la liberté de s'approcher de l'une d'elles, et de lui demander
s'il pouvait avoir l'honneur de les aider dans leurs recherches.
Gardez-vous-en bien, répondit la Syrienne; ce que nous cherchons
ne peut être touché que par des femmes.  Voilà qui est bien
étrange, dit Zadig; oserai-je vous prier de m'apprendre ce que
c'est qu'il n'est permis qu'aux femmes de toucher? C'est un
basilic, dit-elle.  Un basilic, madame! et pour quelle raison,
s'il vous plaît, cherchez-vous un basilic? C'est pour notre
seigneur et maître Ogul, dont vous voyez le château sur le bord
de cette rivière, au bout de la prairie.  Nous sommes ses très
humbles esclaves; le seigneur Ogul est malade; son médecin lui a
ordonné de manger un basilic cuit dans l'eau rose; et comme c'est
un animal fort rare, et qui ne se laisse jamais prendre que par
des femmes, le seigneur Ogul a promis de choisir pour sa femme
bien-aimée celle de nous qui lui apporterait un basilic:
laissez-moi chercher, s'il vous plaît: car vous voyez ce qu'il
m'en coûterait si j'étais prévenue par mes compagnes.

Zadig laissa cette Syrienne et les autres chercher leur basilic,
et continua de marcher dans la prairie.  Quand il fut au bord
d'un petit ruisseau, il y trouva une autre dame couchée sur le
gazon, et qui ne cherchait rien.  Sa taille paraissait
majestueuse, mais son visage était couvert d'un voile.  Elle
était penchée vers le ruisseau; de profonds soupirs sortaient de
sa bouche.  Elle tenait en main une petite baguette, avec
laquelle elle traçait des caractères sur un sable fin qui se
trouvait entre le gazon et le ruisseau.  Zadig eut la curiosité
de voir ce que cette femme écrivait; il s'approcha, il vit la
lettre Z, puis un A; il fut étonné; puis parut un D; il
tressaillit.  Jamais surprise ne fut égale à la sienne, quand il
vit les deux dernières lettres de son nom.  Il demeura quelque
temps immobile: enfin rompant le silence d'une voix entrecoupée:
O généreuse dame! pardonnez à un étranger, à un infortuné, d'oser
vous demander par quelle aventure étonnante je trouve ici le nom
de ZADIG tracé de votre main divine? A cette voix, à ces paroles,
la dame releva son voile d'une main tremblante, regarda Zadig,
jeta un cri d'attendrissement, de surprise, et de joie, et
succombant sous tous les mouvements divers qui assaillaient
à-la-fois son âme, elle tomba évanouie entre ses bras.  C'était
Astarté elle-même, c'était la reine de Babylone, c'était celle
que Zadig adorait, et qu'il se reprochait d'adorer; c'était celle
dont il avait tant pleuré et tant craint la destinée.  Il fut un
moment privé de l'usage de ses sens; et quand il eut attaché ses
regards sur les yeux d'Astarté, qui se rouvraient avec une
langueur mêlée de confusion et de tendresse: O puissances
immortelles! s'écria-t-il, qui présidez aux destins des faibles
humains, me rendez-vous Astarté? En quel temps, en quels lieux,
en quel état la revois-je? Il se jeta à genoux devant Astarté, et
il attacha son front à la poussière de ses pieds.  La reine de
Babylone le relève, et le fait asseoir auprès d'elle sur le bord
de ce ruisseau; elle essuyait à plusieurs reprises ses yeux dont
les larmes recommençaient toujours à couler.  Elle reprenait
vingt fois des discours que ses gémissements interrompaient; elle
l'interrogeait sur le hasard qui les rassemblait, et prévenait
soudain ses réponses par d'autres questions.  Elle entamait le
récit de ses malheurs, et voulait savoir ceux de Zadig.  Enfin
tous deux ayant un peu apaisé le tumulte de leurs âmes, Zadig lui
conta en peu de mots par quelle aventure il se trouvait dans
cette prairie.  Mais, ô malheureuse et respectable reine!
comment vous retrouvé-je en ce lieu écarté, vêtue en esclave, et
accompagnée d'autres femmes esclaves qui cherchent un basilic
pour le faire cuire dans de l'eau rose par ordonnance du médecin?

Pendant qu'elles cherchent leur basilic, dit la belle Astarté, je
vais vous apprendre tout ce que j'ai souffert, et tout ce que je
pardonne au ciel depuis que je vous revois.  Vous savez que le
roi mon mari trouva mauvais que vous fussiez le plus aimable de
tous les hommes; et ce fut pour cette raison qu'il prit une nuit
la résolution de vous faire étrangler et de m'empoisonner.  Vous
savez comme le ciel permit que mon petit muet m'avertît de
l'ordre de sa sublime majesté.  A peine le fidèle Cador vous
eut-il forcé de m'obéir et de partir, qu'il osa entrer chez moi
au milieu de la nuit par une issue secrète.  Il m'enleva, et me
conduisit dans le temple d'Orosmade, où le mage, son frère,
m'enferma dans une statue colossale dont la base touche aux
fondements du temple, et dont la tête atteint la voûte.  Je fus
là comme ensevelie, mais servie par le mage, et ne manquant
d'aucune chose nécessaire.  Cependant au point du jour
l'apothicaire de sa majesté entra dans ma chambre avec une potion
mêlée de jusquiame, d'opium, de ciguë, d'ellébore noir, et
d'aconit; et un autre officier alla chez vous avec un lacet de
soie bleue.  On ne trouva personne.  Cador, pour mieux tromper le
roi, feignit de venir nous accuser tous deux.  Il dit que vous
aviez pris la route des Indes, et moi celle de Memphis: on envoya
des satellites après vous et après moi.

Les courriers qui me cherchaient ne me connaissaient pas.  Je
n'avais presque jamais montré mon visage qu'à vous seul, en
présence et par ordre de mon époux.  Ils coururent à ma
poursuite, sur le portrait qu'on leur fesait de ma personne: une
femme de la même taille que moi, et qui peut-être avait plus de
charmes, s'offrit à leurs regards sur les frontières de l'Egypte.
Elle était éplorée, errante; ils ne doutèrent pas que cette femme
ne fût la reine de Babylone; ils la menèrent à Moabdar.  Leur
méprise fit entrer d'abord le roi dans une violente colère; mais
bientôt ayant considéré de plus près cette femme, il la trouva
très belle, et fut consolé.  On l'appelait Missouf.  On m'a dit
depuis que ce nom signifie en langue égyptienne _la belle
capricieuse_.  Elle l'était en effet; mais elle avait autant
d'art que de caprice.  Elle plut à Moabdar.  Elle le subjugua au
point de se faire déclarer sa femme.  Alors son caractère se
développa tout entier: elle se livra sans crainte à toutes les
folies de son imagination.  Elle voulut obliger le chef des
mages, qui était vieux et goutteux, de danser devant elle; et sur
le refus du mage, elle le persécuta violemment.  Elle ordonna à
son grand-écuyer de lui faire une tourte de confitures.  Le
grand-écuyer eut beau lui représenter qu'il n'était point
pâtissier, il fallut qu'il fît la tourte; et on le chassa,
parcequ'elle était trop brûlée.  Elle donna la charge de
grand-écuyer à son nain, et la place de chancelier à un page.
C'est ainsi qu'elle gouverna Babylone.  Tout le monde me
regrettait.  Le roi, qui avait été assez honnête homme jusqu'au
moment où il avait voulu m'empoisonner et vous faire étrangler,
semblait avoir noyé ses vertus dans l'amour prodigieux qu'il
avait pour la belle capricieuse.  Il vint au temple le grand jour
du feu sacré.  Je le vis implorer les dieux pour Missouf aux
pieds de la statue où j'étais renfermée.  J'élevai la voix; je
lui criai: «Les dieux refusent les voeux d'un roi devenu tyran,
qui a voulu faire mourir une femme raisonnable pour épouser une
extravagante.»  Moabdar fut confondu de ces paroles au point que
sa tête se troubla.  L'oracle que j'avais rendu, et la tyrannie
de Missouf, suffisaient pour lui faire perdre le jugement.  Il
devint fou en peu de jours.

Sa folie, qui parut un châtiment du ciel, fut le signal de la
révolte.  On se souleva, on courut aux armes.  Babylone, si
long-temps plongée dans une mollesse oisive, devint le théâtre
d'une guerre civile affreuse.  On me tira du creux de ma statue,
et on me mit à la tête d'un parti.  Cador courut à Memphis, pour
vous ramener à Babylone.  Le prince d'Hyrcanie, apprenant ces
funestes nouvelles, revint avec son armée faire un troisième
parti dans la Chaldée.  Il attaqua le roi, qui courut au-devant
de lui avec son extravagante Egyptienne.  Moabdar mourut percé de
coups.  Missouf tomba aux mains du vainqueur.  Mon malheur voulut
que je fusse prise moi-même par un parti hyrcanien, et qu'on me
menât devant le prince précisément dans le temps qu'on lui
amenait Missouf.  Vous serez flatté, sans doute, en apprenant que
le prince me trouva plus belle que l'Égyptienne; mais vous serez
fâché d'apprendre qu'il me destina à son sérail.  Il me dit fort
résolument que, dès qu'il aurait fini une expédition militaire
qu'il allait exécuter, il viendrait à moi.  Jugez de ma douleur.
Mes liens avec Moabdar étaient rompus, je pouvais être à Zadig;
et je tombais dans les chaînes de ce barbare! Je lui répondis
avec toute la fierté que me donnaient mon rang et mes sentiments.
J'avais toujours entendu dire que le ciel attachait aux personnes
de ma sorte un caractère de grandeur qui d'un mot et d'un coup
d'oeil fesait rentrer dans l'abaissement du plus profond respect
les téméraires qui osaient s'en écarter.  Je parlai en reine,
mais je fus traitée en demoiselle suivante.  L'Hyrcanien, sans
daigner seulement m'adresser la parole, dit à son eunuque noir
que j'étais une impertinente, mais qu'il me trouvait jolie.  Il
lui ordonna d'avoir soin de moi et de me mettre au régime des
favorites, afin de me rafraîchir le teint, et de me rendre plus
digne de ses faveurs, pour le jour où il aurait la commodité de
m'en honorer.  Je lui dis que je me tuerais: il répliqua, en
riant, qu'on ne se tuait point, qu'il était fait à ces façons-là,
et me quitta comme un homme qui vient de mettre un perroquet dans
sa ménagerie.  Quel état pour la première reine de l'univers, et,
je dirai plus, pour un coeur qui était à Zadig!

A ces paroles il se jeta à ses genoux, et les baigna de larmes.
Astarté le releva tendrement, et elle continua ainsi: Je me
voyais au pouvoir d'un barbare, et rivale d'une folle avec qui
j'étais renfermée.  Elle me raconta son aventure d'Egypte.  Je
jugeai par les traits dont elle vous peignait, par le temps, par
le dromadaire sur lequel vous étiez monté, par toutes les
circonstances, que c'était Zadig qui avait combattu pour elle.
Je ne doutai pas que vous ne fussiez à Memphis; je pris la
résolution de m'y retirer.  Belle Missouf, lui dis-je, vous êtes
beaucoup plus plaisante que moi, vous divertirez bien mieux que
moi le prince d'Hyrcanie.  Facilitez-moi les moyens de me sauver;
vous régnerez seule; vous me rendrez heureuse, en vous
débarrassant d'une rivale.  Missouf concerta avec moi les moyens
de ma fuite.  Je partis donc secrètement avec une esclave
égyptienne.

J'étais déjà près de l'Arabie, lorsqu'un fameux voleur, nommé
Arbogad, m'enleva, et me vendit à des marchands qui m'ont amenée
dans ce château, où demeure le seigneur Ogul.  Il m'a achetée
sans savoir qui j'étais.  C'est un homme voluptueux qui ne
cherche qu'à faire grande chère, et qui croit que Dieu l'a mis au
monde pour tenir table.  Il est d'un embonpoint excessif, qui est
toujours prêt à le suffoquer.  Son médecin, qui n'a que peu de
crédit auprès de lui quand il digère bien, le gouverne
despotiquement quand il a trop mangé.  Il lui a persuadé qu'il le
guérirait avec un basilic cuit dans de l'eau rose.  Le seigneur
Ogul a promis sa main à celle de ses esclaves qui lui apporterait
un basilic.  Vous voyez que je les laisse s'empresser à mériter
cet honneur, et je n'ai jamais eu moins d'envie de trouver ce
basilic que depuis que le ciel a permis que je vous revisse.

Alors Astarté et Zadig se dirent tout ce que des sentiments
long-temps retenus, tout ce que leurs malheurs et leurs amours
pouvaient inspirer aux coeurs les plus nobles et les plus
passionnés; et les génies qui président à l'amour portèrent leurs
paroles jusqu'à la sphère de Vénus.

Les femmes rentrèrent chez Ogul sans avoir rien trouvé.  Zadig se
fit présenter à lui, et lui parla en ces termes: Que la santé
immortelle descende du ciel pour avoir soin de tous vos jours!
Je suis médecin, j'ai accouru vers vous sur le bruit de votre
maladie, et je vous ai apporté un basilic cuit dans de l'eau
rose.  Ce n'est pas que je prétende vous épouser: je ne vous
demande que la liberté d'une jeune esclave de Babylone que vous
avez depuis quelques jours; et je consens de rester en esclavage
à sa place, si je n'ai pas le bonheur de guérir le magnifique
seigneur Ogul.

La proposition fut acceptée.  Astarté partit pour Babylone avec
le domestique de Zadig, en lui promettant de lui envoyer
incessamment un courrier, pour l'instruire de tout ce qui se
serait passé.  Leurs adieux furent aussi tendres que l'avait été
leur reconnaissance.  Le moment où l'on se retrouve, et celui où
l'on se sépare, sont les deux plus grandes époques de la vie,
comme dit le grand livre du Zend.  Zadig aimait la reine autant
qu'il le jurait, et la reine aimait Zadig plus qu'elle ne le lui
disait.

Cependant Zadig parla ainsi à Ogul: Seigneur, on ne mange point
mon basilic, toute sa vertu doit entrer chez vous par les pores.
Je l'ai mis dans une petite outre bien enflée et couverte d'une
peau fine: il faut que vous poussiez cette outre de toute votre
force, et que je vous la renvoie à plusieurs reprises; et en peu
de jours de régime vous verrez ce que peut mon art.  Ogul dès le
premier jour fut tout essoufflé, et crut qu'il mourrait de
fatigue.  Le second il fut moins fatigué, et dormit mieux.  En
huit jours il recouvra toute la force, la santé, la légèreté, et
la gaieté de ses plus brillantes années.  Vous avez joué au
ballon, et vous avez été sobre, lui dit Zadig: apprenez qu'il n'y
a point de basilic dans la nature, qu'on se porte toujours bien
avec de la sobriété et de l'exercice, et que l'art de faire
subsister ensemble l'intempérance et la santé est un art aussi
chimérique que la pierre philosophale, l'astrologie judiciaire,
et la théologie des mages.

Le premier médecin d'Ogul, sentant combien cet homme était
dangereux pour la médecine, s'unit avec l'apothicaire du corps
pour envoyer Zadig chercher des basilics dans l'autre monde.
Ainsi, après avoir été toujours puni pour avoir bien fait, il
était près de périr pour avoir guéri un seigneur gourmand.  On
l'invita à un excellent dîner.  Il devait être empoisonné au
second service; mais il reçut un courrier de la belle Astarté au
premier.  Il quitta la table, et partit.  Quand on est aimé d'une
belle femme, dit le grand Zoroastre, on se tire toujours
d'affaire dans ce monde.



CHAPITRE XIX.

Les combats.


La reine avait été reçue à Babylone avec les transports qu'on a
toujours pour une belle princesse qui a été malheureuse.
Babylone alors paraissait être plus tranquille.  Le prince
d'Hyrcanie avait été tué dans un combat.  Les Babyloniens
vainqueurs déclarèrent qu'Astarté épouserait celui qu'on
choisirait pour souverain.  On ne voulut point que la première
place du monde, qui serait celle de mari d'Astarté et de roi de
Babylone, dépendît des intrigues et des cabales.  On jura de
reconnaître pour roi le plus vaillant et le plus sage.  Une
grande lice, bordée d'amphithéâtres magnifiquement ornés, fut
formée à quelques lieues de la ville.  Les combattants devaient
s'y rendre armés de toutes pièces.  Chacun d'eux avait derrière
les amphithéâtres un appartement séparé, où il ne devait être vu
ni connu de personne.  Il fallait courir quatre lances.  Ceux qui
seraient assez heureux pour vaincre quatre chevaliers devaient
combattre ensuite les uns contre les autres; de façon que celui
qui resterait le dernier maître du camp serait proclamé le
vainqueur des jeux.  Il devait revenir quatre jours après avec
les mêmes armes, et expliquer les énigmes proposées par les
mages.  S'il n'expliquait point les énigmes, il n'était point
roi, et il fallait recommencer à courir des lances, jusqu'à ce
qu'on trouvât un homme qui fût vainqueur dans ces deux combats;
car on voulait absolument pour roi le plus vaillant et le plus
sage.  La reine, pendant tout ce temps, devait être étroitement
gardée: on lui permettait seulement d'assister aux jeux, couverte
d'un voile; mais on ne souffrait pas qu'elle parlât à aucun des
prétendants, afin qu'il n'y eût ni faveur ni injustice.

Voilà ce qu'Astarté fesait savoir à son amant, espérant qu'il
montrerait pour elle plus de valeur et d'esprit que personne.  Il
partit, et pria Vénus de fortifier son courage et d'éclairer son
esprit.  Il arriva sur le rivage de l'Euphrate, la veille de ce
grand jour.  Il fit inscrire sa devise parmi celles des
combattants, en cachant son visage et son nom, comme la loi
l'ordonnait, et alla se reposer dans l'appartement qui lui échut
par le sort.  Son ami Cador, qui était revenu à Babylone, après
l'avoir inutilement cherché en Egypte, fit porter dans sa loge
une armure complète que la reine lui envoyait.  Il lui fit amener
aussi de sa part le plus beau cheval de Perse.  Zadig reconnut
Astarté à ces présents: son courage et son amour en prirent de
nouvelles forces et de nouvelles espérances.

Le lendemain la reine étant venue se placer sous un dais de
pierreries, et les amphithéâtres étant remplis de toutes les
dames et de tous les ordres de Babylone, les combattants parurent
dans le cirque.  Chacun d'eux vint mettre sa devise aux pieds du
grand-mage.  On tira au sort les devises; celle de Zadig fut la
dernière.  Le premier qui s'avança était un seigneur très riche,
nommé Itobad, fort vain, peu courageux, très maladroit, et sans
esprit.  Ses domestiques l'avaient persuadé qu'un homme comme lui
devait être roi; il leur avait répondu: Un homme comme moi doit
régner; ainsi on l'avait armé de pied en cap.  Il portait une
armure d'or émaillée de vert, un panache vert, une lance ornée de
rubans verts.  On s'aperçut d'abord, à la manière dont Itobad
gouvernait son cheval, que ce n'était pas un homme comme lui à
qui le ciel réservait le sceptre de Babylone.  Le premier
chevalier qui courut contre lui le désarçonna; le second le
renversa sur la croupe de son cheval, les deux jambes en l'air et
les bras étendus.  Itobad se remit, mais de si mauvaise grâce que
tout l'amphithéâtre se mit à rire.  Un troisième ne daigna pas se
servir de sa lance; mais en lui fesant une passe, il le prit par
la jambe droite, et lui fesant faire un demitour, il le fit
tomber sur le sable: les écuyers des jeux accoururent à lui en
riant, et le remirent en selle.  Le quatrième combattant le prend
par la jambe gauche, et le fait tomber de l'autre côté.  On le
conduisit avec des huées à sa loge, où il devait passer la nuit
selon la loi; et il disait en marchant à peine: Quelle aventure
pour un homme comme moi!

Les autres chevaliers s'acquittèrent mieux de leur devoir.  Il y
en eut qui vainquirent deux combattants de suite; quelques uns
allèrent jusqu'à trois.  Il n'y eut que le prince Otame qui en
vainquit quatre.  Enfin Zadig combattit à son tour: il désarçonna
quatre cavaliers de suite avec toute la grâce possible.  Il
fallut donc voir qui serait vainqueur d'Otame ou de Zadig.  Le
premier portait des armes bleues et or, avec un panache de même;
celles de Zadig étaient blanches.  Tous les voeux se partageaient
entre le chevalier bleu et le chevalier blanc.  La reine, à qui
le coeur palpitait, fesait des prières au ciel pour la couleur
blanche.  Les deux champions firent des passes et des voltes avec
tant d'agilité, ils se donnèrent de si beaux coups de lance, ils
étaient si fermes sur leurs arçons, que tout le monde, hors la
reine, souhaitait qu'il y eût deux rois dans Babylone.  Enfin,
leurs chevaux étant lassés et leurs lances rompues, Zadig usa de
cette adresse: il passe derrière le prince bleu, s'élance sur la
croupe de son cheval, le prend par le milieu du corps, le jette à
terre, se met en selle à sa place, et caracole autour d'Otame
étendu sur la place.  Tout l'amphithéâtre crie: Victoire au
chevalier blanc!  Otame indigné se relève, tire son épée; Zadig
saute de cheval, le sabre à la main.  Les voilà tous deux sur
l'arène, livrant un nouveau combat, où la force et l'agilité
triomphent tour-à-tour.  Les plumes de leur casque, les clous de
leurs brassards, les mailles de leur armure sautent au loin sous
mille coups précipités.  Ils frappent de pointe et de taille, à
droite, à gauche, sur la tête, sur la poitrine; ils reculent, ils
avancent, ils se mesurent, ils se rejoignent, ils se saisissent,
ils se replient comme des serpents, ils s'attaquent comme des
lions; le feu jaillit à tout moment des coups qu'ils se portent.
Enfin Zadig ayant un moment repris ses esprits s'arrête, fait une
feinte, passe sur Otame, le fait tomber, le désarme, et Otame
s'écrie: O chevalier blanc! c'est vous qui devez régner sur
Babylone.  La reine était au comble de la joie.  On reconduisit
le chevalier bleu et le chevalier blanc chacun à leur loge, ainsi
que tous les autres, selon ce qui était porté par la loi.  Des
muets vinrent les servir et leur apporter à manger.  On peut
juger si le petit muet de la reine ne fut pas celui qui servit
Zadig.  Ensuite on les laissa dormir seuls jusqu'au lendemain
matin, temps où le vainqueur devait apporter sa devise au
grand-mage, pour la confronter et se faire reconnaître.

Zadig dormit, quoique amoureux, tant il était fatigué.  Itobad,
qui était couché auprès de lui, ne dormit point.  Il se leva
pendant la nuit, entra dans sa loge, prit les armes blanches de
Zadig avec sa devise, et mit son armure verte à la place.  Le
point du jour étant venu, il alla fièrement au grand-mage,
déclarer qu'un homme comme lui était vainqueur.  On ne s'y
attendait pas; mais il fut proclamé pendant que Zadig dormait
encore.  Astarté surprise, et le désespoir dans le coeur, s'en
retourna dans Babylone.  Tout l'amphithéâtre était déjà presque
vide, lorsque Zadig s'éveilla; il chercha ses armes, et ne trouva
que cette armure verte.  Il était obligé de s'en couvrir, n'ayant
rien autre chose auprès de lui.  Etonné et indigné, il les
endosse avec fureur, il avance dans cet équipage.

Tout ce qui était encore sur l'amphithéâtre et dans le cirque le
reçut avec des huées.  On l'entourait; on lui insultait en face.
Jamais homme n'essuya des mortifications si humiliantes.  La
patience lui échappa; il écarta à coups de sabre la populace qui
osait l'outrager; mais il ne savait quel parti prendre.  Il ne
pouvait voir la reine; il ne pouvait réclamer l'armure blanche
qu'elle lui avait envoyée; c'eût été la compromettre: ainsi,
tandis qu'elle était plongée dans la douleur, il était pénétré de
fureur et d'inquiétude.  Il se promenait sur les bords de
l'Euphrate, persuadé que son étoile le destinait à être
malheureux sans ressource, repassant dans son esprit toutes ses
disgrâces depuis l'aventure de la femme qui haïssait les borgnes,
jusqu'à celle de son armure.  Voilà ce que c'est, disait-il, de
m'être éveillé trop tard; si j'avais moins dormi, je serais roi
de Babylone, je posséderais Astarté.  Les sciences, les moeurs,
le courage, n'ont donc jamais servi qu'à mon infortune.  Il lui
échappa enfin de murmurer contre la Providence, et il fut tenté
de croire que tout était gouverné par une destinée cruelle qui
opprimait les bons et qui fesait prospérer les chevaliers verts.
Un de ses chagrins était de porter cette armure verte qui lui
avait attiré tant de huées.  Un marchand passa, il la lui vendit
à vil prix, et prit du marchand une robe et un bonnet long.  Dans
cet équipage, il côtoyait l'Euphrate, rempli de désespoir, et
accusant en secret la Providence qui le persécutait toujours.



CHAPITRE XX.

L'ermite[1].

  [1] Fréron (_Année littéraire_, 1767,I, 30 et suiv.), reproche
  à Voltaire d'avoir tiré presque mot pour mot ce chapitre d'une
  pièce de cent cinquante vers, intitulée _The hermite_
  (l'ermite), par Th. Parnell.  Avant Parnell, plusieurs auteurs
  avaient traité le même sujet, et entre autres l'auteur
  français, Bluel d'Arbères, comte de Permission, dans le livre
  CV de ses Oeuvres; c'est en 1604 qu'avaient paru les livres CIV
  et CXIII, dont on ne connaît encore qu'un seul exemplaire,
  découvert en 1824.  B.


Il rencontra en marchant un ermite, dont la barbe blanche et
vénérable lui descendait jusqu'à la ceinture.  Il tenait en main
un livre qu'il lisait attentivement.  Zadig s'arrêta, et lui fit
une profonde inclination.  L'ermite le salua d'un air si noble et
si doux, que Zadig eut la curiosité de l'entretenir.  Il lui
demanda quel livre il lisait.  C'est le livre des destinées, dit
l'ermite; voulez-vous en lire quelque chose? Il mit le livre dans
les mains de Zadig, qui, tout instruit qu'il était dans plusieurs
langues, ne put déchiffrer un seul caractère du livre.  Cela
redoubla encore sa curiosité.  Vous me paraissez bien chagrin,
lui dit ce bon père.  Hélas! que j'en ai sujet! dit Zadig.  Si
vous permettez que je vous accompagne, repartit le vieillard,
peut-être vous serai-je utile: j'ai quelquefois répandu des
sentiments de consolation dans l'âme des malheureux.  Zadig se
sentit du respect pour l'air, pour la barbe, et pour le livre de
l'ermite.  Il lui trouva dans la conversation des lumières
supérieures.  L'ermite parlait de la destinée, de la justice, de
la morale, du souverain bien, de la faiblesse humaine, des
vertus, et des vices, avec une éloquence si vive et si touchante,
que Zadig se sentit entraîné vers lui par un charme invincible.Il
le pria avec instance de ne le point quitter, jusqu'à ce qu'ils
fussent de retour à Babylone.  Je vous demande moi-même cette
grâce, lui dit le vieillard; jurez-moi par Orosmade que vous ne
vous séparerez point de moi d'ici à quelques jours, quelque chose
que je fasse.  Zadig jura, et ils partirent ensemble.

Les deux voyageurs arrivèrent le soir à un château superbe.
L'ermite demanda l'hospitalité pour lui et pour le jeune homme
qui l'accompagnait.  Le portier, qu'on aurait pris pour un grand
seigneur, les introduisit avec une espèce de bonté dédaigneuse.
On les présenta à un principal domestique, qui leur fit voir les
appartements magnifiques du maître.  Ils furent admis à sa table
au bas bout, sans que le seigneur du château les honorât d'un
regard; mais ils furent servis comme les autres avec délicatesse
et profusion.  On leur donna ensuite à laver dans un bassin d'or
garni d'émeraudes et de rubis.  On les mena coucher dans un bel
appartement, et le lendemain matin un domestique leur apporta à
chacun une pièce d'or, après quoi on les congédia.

Le maître de la maison, dit Zadig en chemin, me paraît être un
homme généreux, quoique un peu fier; il exerce noblement
l'hospitalité.  En disant ces paroles, il aperçut qu'une espèce
de poche très large que portait l'ermite paraissait tendue et
enflée: il y vit le bassin d'or garni de pierreries, que celui-ci
avait volé.  Il n'osa d'abord en rien témoigner; mais il était
dans une étrange surprise.

Vers le midi, l'ermite se présenta à la porte d'une maison très
petite, où logeait un riche avare; il y demanda l'hospitalité
pour quelques heures.  Un vieux valet mal habillé le reçut d'un
ton rude, et fit entrer l'ermite et Zadig dans l'écurie, où on
leur donna quelques olives pourries, de mauvais pain, et de la
bière gâtée.  L'ermite but et mangea d'un air aussi content que
la veille; puis s'adressant à ce vieux valet qui les observait
tous deux pour voir s'ils ne volaient rien, et qui les pressait
de partir, il lui donna les deux pièces d'or qu'il avait reçues
le matin, et le remercia de toutes ses attentions.  Je vous prie,
ajouta-t-il, faites-moi parler à votre maître.  Le valet étonné
introduisit les deux voyageurs: Magnifique seigneur, dit
l'ermite, je ne puis que vous rendre de très humbles grâces de la
manière noble dont vous nous avez reçus: daignez accepter ce
bassin d'or comme un faible gage de ma reconnaissance.  L'avare
fut près de tomber à la renverse.  L'ermite ne lui donna pas le
temps de revenir de son saisissement, il partit au plus vite avec
son jeune voyageur.  Mon père, lui dit Zadig, qu'est-ce que tout
ce que je vois?  Vous ne me paraissez ressembler en rien aux
autres hommes: vous volez un bassin d'or garni de pierreries à un
seigneur qui vous reçoit magnifiquement, et vous le donnez à un
avare, qui vous traite avec indignité.  Mon fils, répondit le
vieillard, cet homme magnifique, qui ne reçoit les étrangers que
par vanité, et pour faire admirer ses richesses, deviendra plus
sage; l'avare apprendra à exercer l'hospitalité: ne vous étonnez
de rien, et suivez-moi.  Zadig ne savait encore s'il avait
affaire au plus fou ou au plus sage de tous les hommes; mais
l'ermite parlait avec tant d'ascendant, que Zadig, lié d'ailleurs
par son serment, ne put s'empêcher de le suivre.

Ils arrivèrent le soir à une maison agréablement bâtie, mais
simple, où rien ne sentait ni la prodigalité ni l'avarice.  Le
maître était un philosophe retiré du monde, qui cultivait en paix
la sagesse et la vertu, et qui cependant ne s'ennuyait pas.  Il
s'était plu à bâtir cette retraite dans laquelle il recevait les
étrangers avec une noblesse qui n'avait rien de l'ostentation.
Il alla lui-même au-devant des deux voyageurs, qu'il fit reposer
d'abord dans un appartement commode.  Quelque temps après, il les
vint prendre lui-même pour les inviter à un repas propre et bien
entendu, pendant lequel il parla avec discrétion des dernières
révolutions de Babylone.  Il parut sincèrement attaché à la
reine, et souhaita que Zadig eût paru dans la lice pour disputer
la couronne; mais les hommes, ajouta-t-il, ne méritent pas
d'avoir un roi comme Zadig.  Celui-ci rougissait, et sentait
redoubler ses douleurs.  On convint dans la conversation que les
choses de ce monde n'allaient pas toujours au gré des plus sages.
L'ermite soutint toujours qu'on ne connaissait pas les voies de
la Providence, et que les hommes avaient tort de juger d'un tout
dont ils n'apercevaient que la plus petite partie.

On parla des passions.  Ah! qu'elles sont funestes!  disait
Zadig.  Ce sont les vents qui enflent les voiles du vaisseau,
repartit l'ermite: elles le submergent quelquefois; mais sans
elles il ne pourrait voguer.  La bile rend colère et malade; mais
sans la bile l'homme ne saurait vivre.  Tout est dangereux
ici-bas, et tout est nécessaire.

On parla de plaisir, et l'ermite prouva que c'est un présent de
la Divinité; car, dit-il, l'homme ne peut se donner ni sensation
ni idées, il reçoit tout; la peine et le plaisir lui viennent
d'ailleurs comme son être.

Zadig admirait comment un homme qui avait fait des choses si
extravagantes pouvait raisonner si bien.  Enfin, après un
entretien aussi instructif qu'agréable, l'hôte reconduisit ses
deux voyageurs dans leur appartement, en bénissant le ciel qui
lui avait envoyé deux hommes si sages et si vertueux.  Il leur
offrit de l'argent d'une manière aisée et noble qui ne pouvait
déplaire.  L'ermite le refusa, et lui dit qu'il prenait congé de
lui, comptant partir pour Babylone avant le jour.  Leur
séparation fut tendre, Zadig surtout se sentait plein d'estime et
d'inclination pour un homme si aimable.

Quand l'ermite et lui furent dans leur appartement, ils firent
long-temps l'éloge de leur hôte.  Le vieillard au point du jour
éveilla son camarade.  Il faut partir, dit-il; mais tandis que
tout le monde dort encore, je veux laisser à cet homme un
témoignage de mon estime et de mon affection.  En disant ces
mots, il prit un flambeau, et mit le feu à la maison.  Zadig
épouvanté jeta des cris, et voulut l'empêcher de commettre une
action si affreuse.  L'ermite l'entraînait par une force
supérieure; la maison était enflammée.  L'ermite, qui était déjà
assez loin avec son compagnon, la regardait brûler
tranquillement.  Dieu merci!  dit-il, voilà la maison de mon cher
hôte détruite de fond en comble! L'heureux homme! A ces mots
Zadig fut tenté à-la-fois d'éclater de rire, de dire des injures
au révérend père, de le battre, et de s'enfuir; mais il ne fit
rien de tout cela, et toujours subjugué par l'ascendant de
l'ermite, il le suivit malgré lui à la dernière couchée.

Ce fut chez une veuve charitable et vertueuse qui avait un neveu
de quatorze ans, plein d'agréments et son unique espérance.  Elle
fit du mieux qu'elle put les honneurs de sa maison.  Le
lendemain, elle ordonna à son neveu d'accompagner les voyageurs
jusqu'à un pont qui, étant rompu depuis peu, était devenu un
passage dangereux.  Le jeune homme empressé marche au-devant
d'eux.  Quand ils furent sur le pont: Venez, dit l'ermite au
jeune homme, il faut que je marque ma reconnaissance à votre
tante.  Il le prend alors par les cheveux, et le jette dans la
rivière.  L'enfant tombe, reparaît un moment sur l'eau, et est
engouffré dans le torrent.  O monstre! ô le plus scélérat de tous
les hommes!  s'écria Zadig.  Vous m'aviez promis plus de
patience, lui dit l'ermite en l'interrompant: apprenez que sous
les ruines de cette maison où la Providence a mis le feu, le
maître a trouvé un trésor immense: apprenez que ce jeune homme
dont la Providence a tordu le cou aurait assassiné sa tante dans
un an, et vous dans deux.  Qui te l'a dit, barbare? cria Zadig;
et quand tu aurais lu cet événement dans ton livre des destinées,
t'est-il permis de noyer un enfant qui ne t'a point fait de mal?

Tandis que le Babylonien parlait, il aperçut que le vieillard
n'avait plus de barbe, que son visage prenait les traits de la
jeunesse.  Son habit d'ermite disparut; quatre belles ailes
couvraient un corps majestueux et resplendissant de lumière.  O
envoyé du ciel! ô ange divin! s'écria Zadig en se prosternant, tu
es donc descendu de l'empyrée pour apprendre à un faible mortel à
se soumettre aux ordres éternels? Les hommes, dit l'ange Jesrad,
jugent de tout sans rien connaître: tu étais celui de tous les
hommes qui méritait le plus d'être éclairé.  Zadig lui demanda la
permission de parler.  Je me défie de moi-même, dit-il; mais
oserai-je te prier de m'éclaircir un doute: ne vaudrait-il pas
mieux avoir corrigé cet enfant, et l'avoir rendu vertueux, que de
le noyer?  Jesrad reprit: S'il avait été vertueux, et s'il eût
vécu, son destin était d'être assassiné lui-même avec la femme
qu'il devait épouser, et le fils qui en devait naître.  Mais
quoi! dit Zadig, il est donc nécessaire qu'il y ait des crimes et
des malheurs? et les malheurs tombent sur les gens de bien! Les
méchants, répondit Jesrad, sont toujours malheureux: ils servent
à éprouver un petit nombre de justes répandus sur la terre, et il
n'y a point de mal dont il ne naisse un bien.  Mais, dit Zadig,
s'il n'y avait que du bien, et point de mal? Alors, reprit
Jesrad, cette terre serait une autre terre, l'enchaînement des
événements serait un autre ordre de sagesse; et cet ordre, qui
serait parfait, ne peut être que dans la demeure éternelle de
l'Être suprême, de qui le mal ne peut approcher.  Il a créé des
millions de mondes, dont aucun ne peut ressembler à l'autre.
Cette immense variété est un attribut de sa puissance immense.
Il n'y a ni deux feuilles d'arbre sur la terre, ni deux globes
dans les champs infinis du ciel, qui soient semblables, et tout
ce que tu vois sur le petit atome où tu es né devait être dans sa
place et dans son temps fixe, selon les ordres immuables de celui
qui embrasse tout.  Les hommes pensent que cet enfant qui vient
de périr est tombé dans l'eau par hasard, que c'est par un même
hasard que cette maison est brûlée: mais il n'y a point de
hasard; tout est épreuve, ou punition, ou récompense, ou
prévoyance.  Souviens-toi de ce pêcheur qui se croyait le plus
malheureux de tous les hommes.  Orosmade t'a envoyé pour changer
sa destinée.  Faible mortel! cesse de disputer contre ce qu'il
faut adorer.  Mais, dit Zadig....  Comme il disait _mais_, l'ange
prenait déjà son vol vers la dixième sphère.  Zadig à genoux
adora la Providence, et se soumit.  L'ange lui cria du haut des
airs: Prends ton chemin vers Babylone.



CHAPITRE XXI.

Les énigmes.


Zadig hors de lui-même, et comme un homme auprès de qui est tombé
le tonnerre, marchait au hasard.  Il entra dans Babylone le jour
où ceux qui avaient combattu dans la lice étaient déjà assemblés
dans le grand vestibule du palais pour expliquer les énigmes, et
pour répondre aux questions du grand-mage.  Tous les chevaliers
étaient arrivés, excepté l'armure verte.  Dès que Zadig parut
dans la ville, le peuple s'assembla autour de lui; les yeux ne se
rassasiaient point de le voir, les bouches de le bénir, les
coeurs de lui souhaiter l'empire.  L'Envieux le vit passer,
frémit, et se détourna; le peuple le porta jusqu'au lieu de
l'assemblée.  La reine, à qui on apprit son arrivée, fut en proie
à l'agitation de la crainte et de l'espérance; l'inquiétude la
dévorait: elle ne pouvait comprendre, ni pourquoi Zadig était
sans armes, ni comment Itobad portait l'armure blanche.  Un
murmure confus s'éleva à la vue de Zadig.  On était surpris et
charmé de le revoir; mais il n'était permis qu'aux chevaliers qui
avaient combattu de paraître dans l'assemblée.

J'ai combattu comme un autre, dit-il; mais un autre porte ici mes
armes; et en attendant que j'aie l'honneur de le prouver, je
demande la permission de me présenter pour expliquer les énigmes.
On alla aux voix: sa réputation de probité était encore si
fortement imprimée dans les esprits, qu'on ne balança pas à
l'admettre.

Le grand-mage proposa d'abord cette question: Quelle est de
toutes les choses du monde la plus longue et la plus courte, la
plus prompte et la plus lente, la plus divisible et la plus
étendue, la plus négligée et la plus regrettée, sans qui rien ne
se peut faire, qui dévore tout ce qui est petit, et qui vivifie
tout ce qui est grand?

C'était à Itobad à parler.  Il répondit qu'un homme comme lui
n'entendait rien aux énigmes, et qu'il lui suffisait d'avoir
vaincu à grands coups de lance.  Les uns dirent que le mot de
l'énigme était la fortune, d'autres la terre, d'autres la
lumière.  Zadig dit que c'était le temps: Rien n'est plus long,
ajouta-t-il, puisqu'il est la mesure de l'éternité; rien n'est
plus court, puisqu'il manque à tous nos projets; rien n'est plus
lent pour qui attend; rien de plus rapide pour qui jouit; il
s'étend jusqu'à l'infini en grand; il se divise jusque dans
l'infini en petit; tous les hommes le négligent, tous en
regrettent la perte; rien ne se fait sans lui; il fait oublier
tout ce qui est indigne de la postérité, et il immortalise les
grandes choses.  L'assemblée convint que Zadig avait raison.

On demanda ensuite: Quelle est la chose qu'on reçoit sans
remercier, dont on jouit sans savoir comment, qu'on donne aux
autres quand on ne sait où l'on en est, et qu'on perd sans s'en
apercevoir?

Chacun dit son mot: Zadig devina seul que c'était la vie.  Il
expliqua toutes les autres énigmes avec la même facilité.  Itobad
disait toujours que rien n'était plus aisé, et qu'il en serait
venu à bout tout aussi facilement, s'il avait voulu s'en donner
la peine.  On proposa des questions sur la justice, sur le
souverain bien, sur l'art de régner.  Les réponses de Zadig
furent jugées les plus solides.  C'est bien dommage, disait-on,
qu'un si bon esprit soit un si mauvais cavalier.

Illustres seigneurs, dit Zadig, j'ai eu l'honneur de vaincre dans
la lice.  C'est à moi qu'appartient l'armure blanche.  Le
seigneur Itobad s'en empara pendant mon sommeil: il jugea
apparemment qu'elle lui siérait mieux que la verte.  Je suis
prêt à lui prouver d'abord devant vous, avec ma robe et mon épée,
contre toute cette belle armure blanche qu'il m'a prise, que
c'est moi qui ai eu l'honneur de vaincre le brave Otame.

Itobad accepta le défi avec la plus grande confiance.  Il ne
doutait pas qu'étant casqué, cuirassé, brassardé, il ne vînt
aisément à bout d'un champion en bonnet de nuit et en robe de
chambre.  Zadig tira son épée, en saluant la reine qui le
regardait, pénétrée de joie et de crainte.  Itobad tira la
sienne, en ne saluant personne.  Il s'avança sur Zadig comme un
homme qui n'avait rien à craindre.  Il était prêt à lui fendre la
tête: Zadig sut parer le coup, en opposant ce qu'on appelle le
fort de l'épée au faible de son adversaire, de façon que l'épée
d'Itobad se rompit.  Alors Zadig saisissant son ennemi au corps
le renversa par terre; et lui portant la pointe de son épée au
défaut de la cuirasse: Laissez-vous désarmer, dit-il, ou je vous
tue.  Itobad, toujours surpris des disgrâces qui arrivaient à un
homme comme lui, laissa faire Zadig, qui lui ôta paisiblement son
magnifique casque, sa superbe cuirasse, ses beaux brassards, ses
brillants cuissards; s'en revêtit, et courut dans cet équipage se
jeter aux genoux d'Astarté.  Cador prouva aisément que l'armure
appartenait à Zadig.  Il fut reconnu roi d'un consentement
unanime, et surtout de celui d'Astarté, qui goûtait, après tant
d'adversités, la douceur de voir son amant digne aux yeux de
l'univers d'être son époux.  Itobad alla se faire appeler
monseigneur dans sa maison.  Zadig fut roi, et fut heureux.  Il
avait présent à l'esprit ce que lui avait dit l'ange Jesrad.  Il
se souvenait même du grain de sable devenu diamant.  La reine et
lui adorèrent la Providence.  Zadig laissa la belle capricieuse
Missouf courir le monde.  Il envoya chercher le brigand Arbogad,
auquel il donna un grade honorable dans son armée, avec promesse
de l'avancer aux premières dignités s'il se comportait en vrai
guerrier, et de le faire pendre s'il fesait le métier de brigand.

Sétoc fut appelé du fond de l'Arabie, avec la belle Almona, pour
être à la tête du commerce de Babylone.  Cador fut placé et chéri
selon ses services; il fut l'ami du roi, et le roi fut alors le
seul monarque de la terre qui eût un ami.  Le petit muet ne fut
pas oublié.  On donna une belle maison au pêcheur.  Orcan fut
condamné à lui payer une grosse somme, et à lui rendre sa femme;
mais le pêcheur, devenu sage, ne prit que l'argent.

Ni la belle Sémire ne se consolait d'avoir cru que Zadig serait
borgne, ni Azora ne cessait de pleurer d'avoir voulu lui couper
le nez.  Il adoucit leurs douleurs par des présents.  L'Envieux
mourut de rage et de honte.  L'empire jouit de la paix, de la
gloire, et de l'abondance: ce fut le plus beau siècle de la
terre; elle était gouvernée par la justice et par l'amour.  On
bénissait Zadig, et Zadig bénissait le ciel[a].

  [a] C'est-ici que finit le manuscrit qu'on a retrouvé de
  l'histoire de Zadig.  On sait qu'il a essuyé bien d'autres
  aventures qui ont été fidèlement écrites.  On prie messieurs
  les interprètes des langues orientales de les communiquer, si
  elles parviennent jusqu'à eux.--Cette note de Voltaire parut
  pour la première fois dans les éditions de Kehl.  B.

                     FIN DE L'HISTOIRE DE ZADIG.


*** End of this LibraryBlog Digital Book "Zadig, ou la Destinée, histoire orientale" ***

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