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Title: Les rubis du calice
Author: Retté, Adolphe
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Les rubis du calice" ***


  ADOLPHE RETTÉ

  LES
  RUBIS DU CALICE


  PARIS
  ALBERT MESSEIN, ÉDITEUR
  19, QUAI SAINT-MICHEL, 19

  1924



Librairie A. MESSEIN, 19, Quai Saint-Michel, PARIS


DU MÊME AUTEUR

  POÉSIES (1897-1904): Campagne première, Lumières tranquilles,
    Poèmes de la forêt (Messein).                               5 fr. 75
  Une belle dame passa (Messein). 1 volume in-12.               5 fr. 25
  Le Symbolisme (anecdotes et souvenirs) 1903 (Messein).
    1 volume in-12.                                             6 fr. 75

ŒUVRES CATHOLIQUES

  Du diable à Dieu, récit d’une conversion (Messein).
  Le règne de la Bête, roman (Messein).
  Un séjour à Lourdes, journal d’un pèlerinage à pied, impressions d’un
    brancardier (Messein).
  Sous l’étoile du Matin, la première étape après la conversion
    (Messein).
  Dans la lumière d’Ars, récit d’un pèlerinage (Tolra).
  Au pays des lys noirs, souvenirs de jeunesse et d’âge mûr (Téqui).
  Quand l’esprit souffle, récits de conversions, Huysmans, Verlaine,
    Claudel, etc. (Messein).
  Ceux qui saignent, notes de guerre (Bloud et Gay).
  Sainte Marguerite Marie, vie de la Révélatrice du Sacré-Cœur, d’après
    les documents originaux (Bloud et Gay).
  Lettres à un indifférent, apologétique réaliste (Bloud et Gay).
  Le Soleil intérieur, saint Joseph de Cupertino. Catherine de Cardonne,
    une Carmélite sous la Terreur, la Charité du malade (Bloud et Gay).
  Louise Ripas, une privilégiée de la Sainte Vierge, préface de Mgr
    Landrieux, évêque de Dijon (Bloud et Gay).
  Léon Bloy, essai de critique équitable (Bloud et Gay).
  La Maison en ordre, autobiographie (Nouvelle librairie nationale).



    IL A ÉTÉ TIRÉ DE CE LIVRE:
    10 exemplaires sur vergé d’Arches
    numérotés 1 à 10

    Nº



TABLE DES MATIÈRES


  AU LECTEUR                                         15
  CHAPITRES     I. Au bas de la montagne             25
     --        II. Images du Confiteor               35
     --       III. Sur une épître de saint Paul      43
     --        IV. Un souvenir                       55
     --         V. En marge de l’Évangile            61
     --        VI. Le Credo est une étoile           73
     --       VII. Solidarité sainte                 95
     --      VIII. A la veille de souffrir          127
     --        IX. Abel, le Patriarche et l’Ange    135
     --         X. Avec les morts                   147
     --        XI. _Pater noster_                   163
     --       XII. Le royaume de la Paix            177
     --      XIII. _Miserere nobis_                 185



AU LECTEUR

        _Argentum et aurum non est mihi. Quod autem habeo hoc tibi do._

        Actes des Apôtres III.

            _Vous, Dieu de paix, de joie et de bonheur,
            Vous connaissez tout cela--tout cela,
            Et que je suis plus pauvre que personne,
            Mais ce que j’ai, mon Dieu, je vous le donne._

        Verlaine: Sagesse.


Lecteur, si tu ne vas à la messe que pour réciter, d’un esprit distrait
et d’une lèvre machinale, les prières liturgiques ou pour obéir à la
coutume, ferme ce livre: il n’a pas été entrepris à ton intention. Mais
si la messe constitue pour toi l’action capitale de la journée, celle
qui, autant que le permet la faiblesse de la nature humaine, rayonnera
sur tes pensées jusqu’à l’heure du sommeil, feuillette ces pages.
Peut-être y trouveras-tu quelques sarments qui alimenteront dans ton âme
le foyer où s’entretient ton amour de Dieu. La plupart me furent donnés
pendant les retraites fréquentes que je fais en une Trappe où il a plu à
Celui que les hommes de ce siècle remettent sans cesse en croix de me
laisser entendre les battements de son Cœur dans la solitude, dans le
silence et dans l’oraison contemplative.

Permets que je te parle un peu de ce monastère.

Il s’appelle l’abbaye de Notre-Dame-d’Acey. La flèche svelte de son
clocher le désigne au fond d’une grande plaine que limitent les
premières pentes du Jura. Une rivière aux courbes multiples la traverse.
Des prairies plantureuses alternent avec des vignobles et d’épais bois
de chênes dont les frondaisons sévères s’emplissent d’ombre dorée au
crépuscule. Ici règne une paix sanctifiée où s’efface le souvenir de
villes vainement tumultueuses.

Fondée en 1138, sous Bernard III, comte de Bourgogne, qui lui donna des
terres, l’abbaye connut, tour à tour, la prospérité et la décadence
jusqu’à la Révolution qui chassa les moines, déroba leurs biens, ruina,
en grande partie, l’église et les bâtiments conventuels. La communauté
se reconstitua en 1872. L’église, relevant d’un style de transition
romano-gothique, avait été achevée vers 1250. Elle fut restaurée, avec
goût, discrétion et science, dans les premières années du XXe siècle.
Les religieux qui occupent cette abbaye sont des Cisterciens de la
Stricte Observance. Cela veut dire qu’ils pratiquent la réparation pour
les folies du monde, le culte intense de la Vierge, la conformité à
Jésus portant le fardeau de nos fautes--la règle pénitente que conçut le
grand réformateur qui eut nom Saint Bernard.

Durant mes retraites, j’aime à suivre au moins une partie de l’office de
nuit dans la stalle qu’on m’a permis d’occuper à gauche du transept,
près de la porte qui donne sur l’entrée de la sacristie. J’arrive vers
trois heures et demie du matin. En été, le jour point déjà. Mais en
d’autres saisons, d’aube plus lente à naître, une vaste obscurité,
propice au recueillement, descend de la voûte, noie les ogives et ne
laisse soupçonner qu’à peine la blanche élancée vers le ciel des
piliers. Clarté unique, la petite lampe, jamais éteinte, qui veille
devant le tabernacle où Jésus repose, scintille faiblement à travers
toute cette ombre et permet, par instants, de deviner un peu les ors
éteints du Maître-Autel.

Dans le chœur invisible, les moines psalmodient _Laudes_. Voici qu’ils
invitent la création entière à louer le Seigneur: les Anges et les
Saints, le soleil et la lune, les étoiles, les abîmes des cieux, les
nuages errants «parce que le Seigneur a établi des lois qui ne seront
point violées». Qu’ils louent de même le feu, l’eau, les souffles
impétueux qui exécutent ses volontés. Qu’ils proclament son empire sur
les puissants de la terre et les pauvres, les enfants et les vieillards,
les jeunes gens et les jeunes filles «parce qu’il n’y a que Lui dont le
nom soit au-dessus de toutes choses».

Quel sublime prélude aux travaux, aux peines et aux prières du jour qui
commence cet appel à la fois impérieux et suppliant à l’univers pour
qu’il épanouisse, le cantique de sa gratitude jusqu’au pied du trône de
Dieu!...

Bien souvent, j’ai entendu ce psaume, bien souvent, j’ai uni ma voix à
celle des religieux qui le profèrent avec une telle ampleur
d’allégresse. Toujours, il me semble être emporté par un fleuve de
flammes adorantes vers les hauteurs ineffables où resplendit la Lumière
incréée.

_Laudes_ terminées, les messes particulières commencent tout de suite
aux autels latéraux. Mêlé aux convers et aux frères de chœur qui n’ont
pas encore reçu la prêtrise, je suis l’une d’elles. Et c’est alors,
avant et après la communion quotidienne, dans le ruissellement du Sang
divin sur l’autel, que me furent octroyées les oraisons et les
méditations dont j’essaierai de te transmettre le souvenir. Fortifié par
le Pain de Vie, je vais ensuite les développer au-dehors.

Au chevet de l’église, un sentier longe le cimetière où, sous d’humbles
croix de bois noir, les ossements des moines défunts attendent la
Résurrection. Une clôture d’ifs serrés l’enferme. Un haut Crucifix étend
ses bras miséricordieux sur les tombes. Le chemin, bordé de groseilliers
et de cassis, traverse une prairie que jalonnent des pommiers et aboutit
à un bosquet d’ormeaux où s’élève une statue de Notre-Dame des
Sept-Douleurs.

Le ciel, à l’orient, s’éclaire d’une bande de feu vermeil; une brume
diaphane s’évapore des gramens qu’imprègne la rosée. Parfois des pinsons
se mettent à gazouiller puis se taisent tout-à-coup, comme intimidés
d’avoir rompu le grand silence. Le bruit lointain d’un barrage sur la
rivière se mêle au murmure presque imperceptible des arbres encore
assoupis. Tout est calme; tout est pur; on dirait que les choses se sont
revêtues de candeur et d’innocence baptismale.

Je vais et je reviens de la Vierge au Crucifix; la certitude et la paix
de ceux qui dorment sous la terre, là tout près, m’accompagnent; il me
semble que leurs âmes auxiliatrices flottent autour de moi.

Les pensées que la messe et l’action de grâces déposèrent en moi germent
maintenant, montent, se multiplient en une floraison d’une incomparable
splendeur... Ah! si je pouvais te les rendre _aussi belles que je les ai
vues à leur naissance_!...

Lecteur, j’essaierai, du moins, d’imiter l’éclat de ces roses rouges
dans les pages suivantes. Mais, lapidaire des plus gauches, à cause de
la multitude de mes fautes, j’ai peur de ne réussir à tailler que des
rubis d’une qualité fort inférieure. Ces pierres imparfaites seront
cependant les symboles de l’amour que mon Jésus daigne, parfois,
m’inspirer pour ses souffrances et pour sa gloire. J’en incrusterai donc
le calice que je ne cesse de lui offrir afin qu’il prenne en pitié la
grande misère de mon âme.

Si, malgré mon insuffisance, je réussis à te suggérer l’envie de suivre
Jésus, en portant ta croix, dans la voie douloureuse, ce petit livre ne
sera pas tout-à-fait mal-venu. Car _suivre Jésus_, cela seul donne un
sens surnaturel à notre vie transitoire.



I

Au bas de la montagne


Trop souvent j’ai oublié qu’_une seule chose est nécessaire_. Jésus
était là qui m’invitait à le contempler, à me tenir à ses pieds, simple
comme un enfant, uniquement occupé de sa Sainte Face, attentif au regard
dont Il m’illuminait l’âme. Mais moi, croyant le mieux servir si je
m’agitais autour de lui, j’ai substitué ma volonté à la sienne. Je me
suis affairé, çà et là, dans l’assemblée des fidèles; j’ai prétendu me
distinguer parmi _les autres_; j’ai multiplié mes empressements comme
pour Lui faire valoir mon zèle.

Alors, sous l’apparence d’une activité sanctifiée, mon âme se ternit
comme un miroir où s’étale la bave du Vieux Serpent. Ce n’était plus le
Maître que je regardais, c’était moi-même avec mon sale orgueil.

Quand mon âme, infatuée, dénombrant, avec complaisance, ses sollicitudes
présentes et à venir, toute trépidante de pensées vaniteuses, est
revenue s’agenouiller devant Jésus--voici qu’Il s’était en allé...

Effaré, plein de désarroi, je l’ai cherché aux profondeurs de mon être.
Écartant les formes et les images du monde, j’ai voulu retrouver cette
flamme secrète qu’il m’avait donnée comme un reflet de l’étoile
rédemptrice qui brille dans ses yeux. Elle s’était éclipsée.

Quoi m’écriai-je, n’a-t-il pas dit:--_Si quelqu’un m’aime, je viendrai
en lui et je ferai en lui ma demeure_? Je n’ai donc pas su l’aimer de la
façon dont il le demande?

Sa voix me répondit, très lointaine:--_Le feu était ardent mais il ne
s’élevait pas sans fumée._

Puis j’entendis l’écho de ses pas s’affaiblir et se perdre dans la
distance. Et je connus cette angoisse: la nuit de l’esprit par l’absence
de Jésus.

Parmi les ombres froides de cette nuit désolée, je fus dans un désert où
il n’y avait plus de chemins ni de poteaux indicateurs. Mon seul Guide
étant parti, j’errais, horriblement solitaire, comme au hasard.
J’essayais de prier, mais toutes mes prières, en vain dardées vers le
ciel, retombaient autour de moi, comme une poignée de sable sur une
terre à jamais aride: elles se dispersaient au souffle des vents âpres
qui balaient cette noire étendue. Si je faisais effort pour les
renouveler, je ne parvenais à les articuler qu’avec ennui et dégoût. Je
tentais de me réfugier dans l’Évangile, verger miraculeux où, naguère,
Jésus m’avait permis de récolter les fruits suprasubstantiels de son
enseignement. Mais il me sembla que c’était un enclos où ne végétaient
que des arbres stériles. Bientôt il me devint impossible de prier ou de
concevoir une fin à cet abandon. Le désert intérieur reculait ses
limites à l’infini; les ténèbres devenaient de plus en plus épaisses.
Elles pesaient si fort que mon âme fléchit. Gisante sur le sol, ne
pouvant même pas pleurer, suant une sueur sanglante, elle demeurait
inerte dans le silence affreux que déchirait parfois le rire funèbre de
celui qui se nomme: le père de la désespérance éternelle.

Qu’il voyait juste l’éprouvé qui a dit: «Passer par cette nuit, c’est
ressentir l’avant-goût de la damnation!...»

Je croyais que Jésus était parti pour toujours. Et pourtant, sans que
j’en eusse la moindre conscience, sa grâce latente persistait puisqu’il
me fit sentir, d’une façon tout instinctive, qu’il ne fallait abandonner
ni la messe, ni les Sacrements, ni l’oraison--malgré la répugnance que
mon imagination m’inspirait à l’égard de ces pratiques salutaires.

Un jour enfin, après des mois vécus dans cette ombre rigide, le
sentiment me vint que cette peine m’était infligée à cause de mon trop
d’attache au monde. Oui, trop de préoccupations humaines s’étaient
mêlées à ma bonne volonté d’aimer Jésus. Par amour-propre, je m’étais
miré dans mes œuvres à son service. D’où, mille ferments mauvais
m’avaient empoisonné l’âme. Pour la purifier, pour y allumer _une flamme
sans fumée_, il m’avait plongé dans cette nuit dont on ne peut sortir
que l’orgueil brisé par l’agonie d’une nouvelle conversion.

Cette intuition bénie me fut donnée un matin où, avant la messe, je
regardais le tabernacle:--Humble pour nous instruire, me dis-je, Il se
cache là sous le voile des Saintes-Espèces. Et moi, je n’ai pas encore
appris à recevoir cette leçon avec humilité!...

Ce fut un trait de lumière qui me fit comprendre ma pénurie d’amour
véritable et mon indignité. La messe commença. Je me vis alors au pied
d’une montagne dont il me fallait gravir la pente ardue pour gagner le
sommet où _je sentais_ que la Face de Jésus allait bientôt rayonner
comme un soleil aux splendeurs immuables.

Alors, pour la première fois depuis si longtemps, je pus prier d’un cœur
inondé d’une énergie renouvelée. Mon oraison ne se formulait point
verbalement. Elle chantait en moi selon le sens profond et le rythme du
texte liturgique tandis que de belles images se succédaient devant les
yeux de mon âme.

Voici, approximativement traduite--car les mots dont nous sommes obligés
de nous servir sont si peu aptes à rendre les merveilles de Jésus
intérieur!--voici quelle fut cette oraison:

Seigneur Jésus, fontaine de vie, vous jaillissez à la cime de la sainte
montagne, du Carmel qu’il me faut maintenant gravir pour m’abreuver de
l’eau qui doit rendre à mon âme, vieillie dans le péché, la jeunesse
éternelle. Faites que je me réjouisse de souffrir pour mériter
d’éteindre en vous la soif de vous dont je brûle.

J’étais dans la vallée à jamais obscure où la Malice règne sur un peuple
d’illusions décevantes. Vous m’en avez tiré tout-à-l’heure. Mais le Père
du mensonge marche sur mes traces et voudrait me ressaisir. Chassez
cette troupe de démons qu’il mit à ma poursuite; séparez ma cause de la
sienne.

Parce que vous êtes ma force et mon Tout, parce que, si faible d’avoir
été si seul, je veux ne croire qu’en vous, n’espérer qu’en vous, n’aimer
que vous, ne permettez pas que l’Ennemi me séduise. Écartez ses
prestiges. Dispersez cette horde d’esprits malveillants qui me traque.

Vous me désignez si nettement le chemin qui monte à vous! Envoyez votre
vérité qui est lumière pour qu’elle me conduise et que j’avance malgré
ces ronces tenaces: mes vices, dont les griffes tâchent de me retenir
chaque fois que je perds de vue le sommet radieux d’où elle émane...

Voici que, par la charité du bon Maître, j’ai franchi les roches aiguës
qui encombraient le bas de la montagne. Mes pieds sont déchirés: je
souffre--mais je chante... Et c’est toi, mon Jésus, qui m’infuses cette
allégresse!

Puisque tu m’accueilles en ta voie douloureuse, pourquoi serais-je
triste? Pourquoi mon âme me troublerait-elle?

Mon secours, c’est la croix que porte, pour l’amour de moi, Celui qui
créa le ciel et la terre. Il me demande de l’aider à la soulever.
Courons-y!...



II

Images du Confiteor


Le soir vient sur le Golgotha où Jésus saigne--abandonné de tous. Ce
crépuscule livide que raient des nuages couleur de blessures fraîches,
n’est-ce point son Sang qui en empourpre la pâleur?

La ville n’en sait rien. La ville n’en veut rien savoir. Plutôt que de
lever les yeux vers ce Crucifié importun, les hommes vont par les rues,
la tête basse, grommelant des phrases où il est question des gains
réalisés aujourd’hui, des trafics à entreprendre demain. Des femmes font
miroiter leurs bracelets aux carrefours. Des tramways, où s’entassent
des chrétiens qui se hâtent vers les plaisirs nocturnes, grincent
longuement sur leurs rails. Des autos, au braiment nasillard, emportent
des riches qui, fiers d’avoir tué leur conscience, se raidissent--comme
des cadavres. Devant des comptoirs bordés de métal blême, des pauvres
noient leur envie et leurs rancœurs en des poisons multicolores tandis
que le gramophone, où se blottit un démon sardonique, emprunte la voix
de Polichinelle pour leur vanter les voluptés de l’oubli dans l’ivresse.

Quelque part, au loin, dans un faubourg de misère, il y a une petite
église où tinte faiblement un Angelus dont les notes frêles essaient en
vain de dominer la rumeur porcine que forment tous ces bruits confondus.
Il dit:--Le Verbe rédempteur _voudrait_ habiter en vous. Pourquoi ne
l’accueillez-vous pas?

Ils ne l’écoutent point. Ils écoutent les portes des coffres-forts se
fermer avec fracas. Ils écoutent les vaisselles cliqueter pour la
mangeaille prochaine. Ils écoutent la luxure chuchoter à l’angle des
rues. La Bête règne sur la ville, dans une buée rousse, dans la morne
clarté des lampes électriques qui commencent à s’allumer çà et là. Et la
plainte de l’Angelus s’engloutit dans le tumulte énorme comme une fleur
de lys dans un égout.

Jésus saigne...

Une voix s’élève alors en moi. Je la connais: elle est plus tranchante
que le couteau de chirurgien qui perce un abcès.

--Te sied-il, me dit-elle, de blâmer tous ces inquiets qui souffrent à
cause de leur âme infidèle à Dieu? Toi, qu’as-tu fait pour mériter
qu’une goutte de ce Sang qui va se perdre dans l’ombre rafraîchisse ton
front?

Elle a raison la voix!... Je ne me suis pas mêlé aux hommes de la ville.
J’ai bâti ma demeure dans la solitude de l’un des ravins qui sillonnent
les flancs du Calvaire. Mais là, j’ai gaspillé des jours à la suite, à
caresser les rêveries infécondes qu’engendrait ma paresse. Je fus le
serviteur inutile dont la négligence laissa des poussières sordides
s’accumuler dans mon âme où Jésus vint hier, où je voudrais tant qu’il
revienne encore. Si la maison n’est pas nette pour le recevoir de
nouveau, c’est ma faute, c’est ma très grande faute. J’ai péché par
omission. Que pourrais-je reprocher aux autres puisque, par moi autant
que par eux, Jésus saigne, puisque je les aide à rendre plus creuse la
plaie de son Cœur?

Pour qu’Il me pardonne une fois de plus, pour qu’Il me reçoive à merci,
j’oserai me joindre à la procession bienheureuse qui monte, tous les
matins, au Calvaire afin de souffrir avec Lui.

Sainte Vierge, toi dont les sept glaives de mes pires péchés percèrent
le sein, toi qui jadis m’as conduit à mon Sauveur, fais que, cessant
d’appuyer sur la poignée de ces armes iniques, ma main saisisse un pan
de ta robe et qu’elle s’y cramponne comme la main d’un enfant à peine
sevré au tablier de sa mère. Ainsi soutenu, j’apprendrai à parcourir, à
ta suite, la voie douloureuse.

Saint Michel archange, qu’un revers de ton épée flamboyante écarte les
démons qui s’efforcent d’arracher mes doigts de cette robe tutélaire.

Saint Jean-Baptiste, redresse, dirige en ligne droite vers Jésus, les
sentiers aux mille replis nonchalants où je me suis trop longtemps
attardé.

Saint Pierre, si je rentrais, d’un vouloir pervers, dans la geôle de mon
péché, prie l’ange qui te délivra de la tienne de briser mes chaînes et
de m’ouvrir la porte vers la Lumière.

Saint Paul, rappelle-moi, sans trêve, qu’il me faut être fou au regard
du monde pour être sage au regard de Jésus.

Viens aussi, Sainte Madeleine. Donne-moi le vase d’où ton repentir
s’épancha, en flots odorants avec tes larmes, sur les pieds de Jésus...
Mais non, je suis indigne d’une telle faveur. Eh bien, laisse-moi
t’accompagner au jardin de la Résurrection. Que je m’y écrie avec
toi:--Voici le Maître!...

Et toi, Bon Larron que je prie tous les jours, apprends-moi
charitablement à répéter:--Seigneur, souvenez-vous de moi dans votre
royaume, souvenez-vous de ma détresse lorsque je brigandais au désert
parmi ceux qui vous haïssent...

Consolé, entouré par les Saints, guidé par cette limpide étoile: le
sourire compatissant de Marie, j’espère en ta miséricorde, Seigneur. Tu
daigneras oublier mes fautes; tu effaceras les rides dont le péché me
laboura le visage.

Et pour que ma purification soit complète, tu me feras boire une goutte
de ton Sang vivifiant.

J’en ai soif, Seigneur, j’en ai si soif!...



III

Sur une épître de Saint Paul


Quand on arrive à cette partie de la Messe: _l’Instruction_, j’ai non
seulement à méditer les enseignements qu’elle nous apporte mais encore à
me représenter celui qui les donne.

Le fragment d’épître qu’on lit aujourd’hui est extrait de la _Première
aux Corinthiens_. J’essaierai de le commenter tout-à-l’heure. Mais
d’abord, je veux dire sous quel aspect, selon quel prolongement de
l’oraison, celui qui en fut l’auteur se précise pour moi.

Saint Paul est un homme de petite taille, au dos voûté, à la poitrine
étroite, aux membres à la fois maigres et noueux. Une calvitie précoce
dénuda son crâne. Mais autour de ses joues creuses grisonne une barbe
abondante dont il laisse pousser au hasard les touffes inégales. Il a le
teint couperosé. Ses sourcils broussailleux tracent une barre d’ombre
continue d’où saillit un nez aquilin, d’une courbe tout hébraïque. Ses
lèvres violâtres s’entr’ouvrent sur une denture mal rangée où la carie
découpe des créneaux. Dans ses yeux bleus, très enfoncés, brille la pure
flamme de l’amour divin. Mais une ophtalmie, que rien ne peut guérir,
corrode ses paupières dépourvues de cils et où suinte continuellement
une humeur sanguinolente.

La disgrâce de son physique le rend timide et gauche. Lorsqu’il s’est
présenté dans une assemblée, par exemple chez ces Grecs épris de belles
formes: les Corinthiens, l’infirmité répugnante dont il souffre, sa
laideur, la difficulté qu’il éprouve à s’exprimer dans une langue qui
n’est pas la sienne l’ont tout d’abord desservi. Les artisans très
frustes qu’il espérait conquérir à Jésus l’ont plaisanté. D’ailleurs,
ils étaient prévenus contre lui par les Judaïsants qui le suivaient
partout pour le dénoncer comme un imposteur n’ayant point mission
d’annoncer la Bonne Nouvelle.

Malgré tant d’obstacles, il ne lui a pas fallu beaucoup de temps pour
les persuader. Telle était la vigueur de son zèle, telle, l’ardeur de sa
conviction qu’il réussit assez rapidement à faire des chrétiens de ces
ignorants voués jusqu’alors au culte grossier de l’Aphrodite populaire.

Plus tard, leur rappelant, sans amertume, les railleries qu’ils lui
avaient prodiguées, il leur écrivait d’Éphèse: «Vous avez dit que
j’étais chétif de corps, désagréable à regarder, incorrect dans mon
langage.»

Maintenant, voici qu’ils l’aiment, voici qu’ils sentent que nul ne
saurait, au même degré que ce vilain petit Juif, les maintenir hors des
ténèbres du paganisme, les ouvrir au soleil de la Grâce.

L’apôtre n’eut pas toujours à lutter, comme à Corinthe, contre la malice
humaine. Les bons Galates, l’aimèrent tout de suite et le plaignirent à
cause de ce mal qui, parfois le rendait presque aveugle. Aussi, avec une
gratitude émouvante, il leur écrit: «Je témoigne que, s’il eût été
possible, vous vous seriez arraché les yeux pour me les donner.»

Mais pour que Paul ne s’attribue point le mérite de ses victoires sur le
démon, son Maître lui inflige une épreuve si humiliante qu’il frémit
rien qu’à en évoquer les tourments. «L’aiguillon de la chair»
c’est-à-dire son tempérament sensuel ne cesse de le solliciter,
d’obséder son imagination de prestiges voluptueux, tandis que son âme,
imprégnée des chastes lumières que Jésus prodigue à ses biens-aimés,
plane bien au-dessus des marécages de la basse luxure. Quoi, il obéit
passionnément à sa vocation d’assainir les mœurs immondes des païens
vers qui Jésus l’envoya, il lave, il revêt de blanches tuniques tous ces
impurs et voici que lui-même subit, avec une horreur indicible, les
tentations dont il vient de les libérer!

Avec quels accents pathétiques il s’en lamente! Il s’écrie: «Je me plais
dans la loi de Dieu selon l’homme intérieur, mais je sens dans mon corps
une autre loi qui lutte contre la loi de mon âme... Malheureux homme que
je suis, qui me délivrera de ce corps de mort?»

Jamais il ne put s’accoutumer à cette torture permanente et qui
redoublait d’acuité chaque fois qu’il venait de fonder une nouvelle
église. Vingt ans après le chemin de Damas, il écrit: «De crainte que la
grandeur de la révélation que j’ai reçue ne m’inspire de l’orgueil, il
m’a été envoyé un ange de Satan qui me soufflète. Trois fois, j’ai
supplié le Seigneur de m’en délivrer, Mais le Seigneur m’a répondu: _Ma
grâce te suffit car ma puissance éclate mieux dans ta faiblesse._»

Alors Paul se résigne; il accepte que la pointe de l’aiguillon qu’il
détourne de ses enfants en Jésus, ne s’émousse jamais pour lui-même et
il ajoute: «C’est pourquoi je me complais dans mes faiblesses, dans les
outrages, dans l’indigence, dans les angoisses de l’âme pour le Christ
puisque quand je suis faible, c’est alors que je suis fort.»

Incomparable leçon d’humilité! Les Saints sont forts parce qu’ils
sentent leur faiblesse, parce qu’ils abritent leur volonté dans la
volonté de Jésus. Nous, au contraire, nous nous éprenons de notre propre
volonté; en cent occasions, nous la suivons avec une confiance
dérisoire. Nous appelons force notre faiblesse. C’est pour cela que nous
piétinons si souvent sur place aux étapes du chemin qui mène en Paradis.

                   *       *       *       *       *

Maintenant, voici le passage de la lettre aux Corinthiens où Paul,
informé des dissensions qui menacent d’abolir en eux les dons du
Saint-Esprit, leur définit la vertu sans laquelle nulle pensée, nulle
parole, aucune œuvre ne comptent devant Jésus. C’est la charité, l’amour
de Dieu avec sa conséquence nécessaire: l’amour des âmes.

Les phrases où l’apôtre nous en avertit sont pareilles à des flèches de
feu qu’il décoche à nos cœurs pour y allumer l’incendie dont lui-même il
se consume.

Écoutons:

«_Quand je parlerais toutes les langues des hommes et des anges, si je
n’ai pas l’amour je suis comme un airain sonnant ou une cymbale
retentissante. Quand je serais doué pour la prophétie, quand je
connaîtrais tous les mystères et toute la science, quand j’aurais la foi
intégrale au point de transporter les montagnes, si je n’ai pas l’amour,
je ne suis rien. Et quand j’emploierais tous mes biens à nourrir les
pauvres et que je livrerais mon corps pour être brûlé, si je n’ai pas
l’amour, cela ne me sert de rien._

_L’amour est patient; il est doux; l’amour n’est point envieux; il ne se
manifeste pas avec ostentation; il ne s’enfle pas d’orgueil; il n’est
pas ambitieux; il ne cherche pas son propre intérêt; il ne s’irrite pas;
il ne pense pas le mal; il ne se réjouit pas de l’injustice mais, au
contraire, il se réjouit de la vérité. Il supporte tout, il croit tout,
il endure tout... Par l’amour, je connaîtrai Dieu comme je suis connu de
lui car il y a trois grandes vertus: la foi, l’espérance, l’amour. Mais
la plus grande, c’est l’amour._»

A relire ces paroles fulgurantes, qui ne ferait un retour sur soi, qui,
sondant son propre cœur, ne se dirait avec effroi:--Comme je suis loin
de posséder cette clé qui ouvre la porte de la Béatitude, l’amour de
Dieu et, en répercussion, l’amour de mes semblables dans l’amour de
Dieu!...

Je m’adonne aux œuvres. Mais si elles ne me procurent point tout de
suite des satisfactions de vanité, je m’impatiente, je me courrouce, je
me démène pour les mettre en évidence. Dans l’assemblée des fidèles, je
voudrais qu’on me distinguât. Si, autour de moi, l’on semble faire peu
de cas de mes empressements, ce n’est point à mon insuffisance d’amour
que j’attribue la blessure de mon orgueil, c’est à la sottise ou à la
jalousie d’autrui. Bien plus, si autrui souffre d’un déboire du même
genre, je penche à me réjouir secrètement de le voir humilié. Bien plus
encore, toute action dont je ne saisis pas immédiatement le sens, je
m’empresse d’en penser du mal. Je suis injuste à l’égard de mes frères
parce que je suis partial pour moi-même. Je cultive peut-être en mon
cœur un atome de foi, un commencement d’espérance; mais, parce que je me
pavane en mon mérite prétendu, je n’ai pas l’amour. Car si l’on me
crucifiait à la droite de Jésus-Christ, je me plaindrais moins de mes
souffrances que de voir l’attention des témoins du supplice se porter
sur Lui et non sur moi.

Notre nature, défigurée par la Chute, s’étonne que sa laideur ne soit
point beauté au regard de Dieu. Tant que nous ne nous voyons pas tels
que nous sommes, c’est à dire dénués d’amour véritable, nous aurons beau
venir à la Sainte-Table en répétant des: _Non sum dignus_ d’une
sincérité très relative, user notre larynx à chevroter d’innombrables
litanies, briguer la présidence de cinquante œuvres plus ou moins
charitables d’intention, la grâce d’amour ne descendra pas en nous...

Or j’entendis, un jour, un moderniste fourvoyé dans le sacerdoce qui
connaissait peut-être «toute la science», mais qui certes manquait
d’amour de Dieu, tromper son auditoire en lui affirmant que la parole
redoutable de l’apôtre n’avait qu’une signification historique et donc
ne s’appliquait qu’aux seuls Corinthiens. Pour ceux qui l’écoutaient, il
paraissait les considérer comme une réunion de Saints en qui l’amour
flambait avec une ardeur incomparable.

Comme je ne pouvais absolument pas prendre pour moi cette interprétation
captieuse du texte sacré, je le regardais avec effarement. Alors il me
sembla qu’un vent glacé venait d’éteindre tous les cierges de l’autel.
Il fit noir dans l’église. Et les paroles qui tombaient de la chaire je
les entendis résonner sous la voûte comme le rire aigre des cymbales que
le démon entrechoque avec allégresse chaque fois que nous travaillons
pour lui.

Je me hâtai de sortir. Et il était temps, car j’allais m’écrier:--Je
suis de Corinthe!...



IV

Un souvenir


Chaque fois que j’entends chanter le Graduel, ma pensée se reporte à un
cinquième dimanche après Pâques où j’assistais à la grand’messe dans la
cathédrale de Strasbourg.

Le chœur était composé des élèves du Séminaire et des enfants de la
maîtrise. A l’écouter, je dus convenir que jamais chant d’église ne
m’avait fait éprouver une émotion religieuse d’une intensité aussi
salutaire.

Ailleurs, j’avais subi des messes en musique où, parmi les ronflements
gras d’orgues sans discrétion, des violoncelles, des bassons, et je ne
sais quelles prétentieuses clarinettes luttaient d’acrobatie avec les
coups de gosier pointus ou caverneux des chantres pour recouvrir
d’intempérantes vocalises, d’arpèges gambadeurs et de fioritures
criardes l’austère nudité de la liturgie.

Ici, rien de pareil; nul instrument profane n’intervenait. Sans
gargouillades efféminées, sans vociférations tonitruantes et saugrenues,
les voix viriles alternaient avec les voix enfantines pour un
plain-chant respectueux qui conservait toute sa valeur de pensive
oraison.

Ce fut surtout au Graduel que je me sentis pénétré, soulevé au-dessus de
moi-même par la force d’adoration de cette grave harmonie.

Le chœur disait: _Alleluia! Alleluia! Surrexit Christus et illuxit nobis
quos redemit sanguine suo. Alleluia!_

Par ce texte, l’Église rappelle que le Christ ressuscité nous prodigue
sa lumière au prix du sang qu’il a versé pour notre rachat. Je le sentis
en toute sa profonde beauté, pour la première fois. C’est que, chanté
lentement presque à mi-voix, avec une ferveur concentrée, mille fois
plus persuasive que les cris emphatiques de virtuoses distraits, il
donnait même aux _Alleluia_ joyeux un accent de gratitude prosternée et
scellait ainsi dans l’âme des fidèles le souvenir du sacrifice permanent
de notre Sauveur.

Compris, rendu de la sorte, le Graduel renforce et prolonge
l’enseignement de l’Épître. Il nous mène, tout recueillis, à celui que
l’Évangile va nous offrir. Par lui, Notre-Seigneur se penche vers notre
misère; il nous affirme sa volonté de nous en tirer pourvu que nous ne
nous montrions pas indignes de sa miséricorde. Nous cependant, nous nous
élançons vers lui. Nous le remercions, nous le louons, nous lui
présentons l’_Alleluia_ comme une corbeille de violettes.

Le Graduel, chanté par la maîtrise de la cathédrale de Strasbourg, c’est
un trait d’union entre l’âme et Dieu...



V

En marge de l’Évangile


Il y a quelques années, j’ai rencontré une dame «bien-pensante» qui ne
voulait pas qu’on méditât sur Notre-Seigneur en prenant pour point de
départ les circonstances les plus humbles de son passage sur la terre.

--Ainsi, lui dis-je, vous ne sauriez admettre que je me plaise à le
contempler lorsque, au temps de sa vie cachée, il façonne des charpentes
dans l’atelier de Saint Joseph?

--Fi donc, s’écria-t-elle avec scandale, c’est trop vulgaire!

Au risque de passer pour vulgaire auprès des personnes qui se guindent
si haut dans le sublime qu’elles ne sont peut-être pas loin de soutenir,
avec certains hérétiques du IIe siècle, que le corps de Jésus ne fut
qu’une apparence dont il enveloppa sa divinité, je me permets, sur ce
point, comme sur une quantité d’autres, de me mettre à l’école chez
Sainte Térèse.

Or la Sainte recommande, au contraire, et à diverses reprises, comme un
exercice d’entraînement à l’oraison fort efficace, de s’attacher à
l’humanité de Notre-Seigneur. Elle avertit les âmes, qui dédaignent
cette pratique, comme indigne de leur transcendance, qu’elles s’égarent.

Elle écrit avec l’incomparable bons sens qui la caractérise:

«Vivre séparé de tout ce qui est corporel et sans cesse embrasé d’amour,
c’est bon pour les esprits angéliques; mais ce n’est pas notre affaire à
nous qui habitons un corps mortel. Comment donc nous éloignerions-nous
de ce qui fait notre trésor et tout notre remède: la très sainte
humanité de Notre-Seigneur Jésus-Christ?

«Sans doute ces personnes n’en sont point là ou elles ne s’entendent pas
elles-mêmes. Manquant du vrai guide qui est le bon Jésus, elles ne
trouveront pas le chemin; ce sera beaucoup si elles restent en assurance
dans les autres. Lui-même a dit qu’_il est le chemin_. Il a dit aussi
qu’_il est la lumière_, que _nul ne peut aller au Père que par lui_ et
encore que _celui qui le voit, voit son Père_. Quelques-uns allèguent
que ces paroles doivent s’entendre dans un autre sens. Pour moi, je ne
conçois pas cet autre sens; le premier est celui que mon âme a toujours
senti être le vrai et je m’en suis très bien trouvée.» (_Le Château
intérieur_, _sixième demeure_, chapitre VII.)

Comme c’est bien dit. Comme, pour ma modeste part, je préfère aux visées
orgueilleuses de ceux qui, dès ce monde, se croient doués de la vision
béatifique, la simplicité d’une vieille femme dont un excellent prêtre
m’a raconté l’histoire.

C’était une très pauvre lavandière qui, ayant perdu prématurément son
mari et ses enfants, était obligée de travailler de l’aube au soir pour
gagner son pain avec pas grand’chose dessus. Une autre se fût peut-être
découragée ou elle aurait murmuré contre un sort aussi dur. Elle, point.
Malgré l’âge et les infirmités, elle accomplissait sa tâche avec une
joie paisible dont s’étonnaient les gens de la paroisse. Rivés
étroitement à la terre par un féroce esprit de lucre, ils ne pouvaient
concevoir qu’elle ne se souciât point de l’argent. Et même, la voyant
toujours prête à compatir aux afflictions de ses voisins et à leur
rendre des services désintéressés, ils la jugeaient un peu folle.

Le secret de sa sérénité résidait en ceci qu’elle vivait complètement
unie à Notre-Seigneur et à sa Mère. Par l’effet d’une de ces grâces de
choix que Dieu réserve aux âmes vraiment, essentiellement humbles, elle
était, si l’on peut dire, intime avec tous deux.

«Elle se montrait toute naturelle dans le Surnaturel, me rapporta le
curé. Un jour où j’étais allé la voir et où je la trouvai très fatiguée,
je ne pus m’empêcher de la plaindre. Mais elle me répondit en
souriant:--Oui je suis passablement lasse. Je viens de finir une forte
lessive pour le château. Cela pressait et il y avait tant de choses pas
trop faciles à mettre propres que, d’abord, je ne savais trop par quel
bout commencer. Mais j’ai demandé à la Sainte Vierge comment elle s’y
prenait pour laver les langes de Notre-Seigneur. Et elle m’a donné de
bons conseils, de sorte que je me suis tirée d’affaire sans presque m’en
apercevoir.

«Une autre fois, elle dit:--Je ne dors pas beaucoup. Alors pour passer
le temps, je vais avec Notre-Seigneur partout où il va. La nuit
dernière, je l’avais suivi au désert. Je me pensais qu’après son jeûne
de quarante jours, il devait avoir terriblement faim. Je réfléchissais à
la bonne soupe que je voudrais lui offrir. Et j’ai vu qu’il était
content que cette idée me soit venue.»

Le prêtre avait les larmes aux yeux en me citant ce magnifique exemple
de vie unitive. Étant lui-même très humble, il ajouta:--Cette bonne
vieille m’en apprend plus long sur l’amour de Dieu que tous les traités
de théologie.

Ce récit stimula mon penchant à méditer, dans la vie de Notre-Seigneur,
les passages où il apparaît le plus près de nous--pourvu que nous soyons
pauvres par dilection. D’ailleurs, est-ce qu’il ne nous y encourage
point par la tendresse qu’il témoigne aux gens obscurs que ne gâtent ni
la fortune ni les honneurs, par les comparaisons familières qu’il
emploie dans ses paraboles et par la façon dont il manifeste aux
disciples que s’il est Dieu, il est aussi un homme?

J’ouvre l’Évangile au hasard et je tombe sur le chapitre XXIV de Saint
Luc où il est dit que les deux disciples qui revenaient d’Emmaüs se
hâtèrent de se rendre dans la maison où les apôtres étaient réunis avec
d’autres fidèles pour leur apprendre qu’ils avaient vu le Bon Maître.

«_Ils furent accueillis par cette parole:--Le Seigneur est vraiment
ressuscité et il est apparu à Simon!_

_A leur tour, ils racontèrent ce qui leur était arrivé en route et
comment ils avaient reconnu Jésus à la fraction du pain. Mais
quelques-uns se refusaient toujours à croire._

_Pendant qu’ils discutaient ainsi, Jésus parut soudain au milieu d’eux
et leur dit:--La paix soit avec vous. C’est moi. Ne craignez point._

_Eux, pleins de trouble et de frayeur, ils croyaient voir un spectre._

--_Pourquoi cette épouvante? reprit Jésus. Pourquoi les pensées de doute
qui se lèvent dans vos cœurs? Voici mes mains et mes pieds. Touchez,
rendez-vous compte: un fantôme n’a ni chair ni os comme vous voyez que
j’en ai._

_Ayant dit cela, il leur montra ses mains et ses pieds_ [percés par les
clous du supplice].

_Ils reconnurent leur Maître, mais dans le saisissement de leur joie,
ils ne pouvaient encore en croire leurs yeux._

_Alors Jésus leur demanda:--Avez-vous ici quelque chose à manger?_

_Ils lui présentèrent un morceau de poisson grillé et un rayon de miel.
Et, après qu’il eut mangé devant eux, prenant ce qui restait, il le leur
distribua._»

Cette relation, si émouvante en sa simplicité, constitue, à mon avis,
l’une des preuves les plus décisives de la véracité des Évangiles.

Je suis convaincu que des imposteurs, se concertant pour fonder une
religion et voulant imposer la croyance à la résurrection du personnage
légendaire qu’ils prétendent faire passer pour un Dieu, s’y seraient
pris d’une autre manière. Ils auraient _composé_ l’apparition comme une
scène de féerie. Ils en auraient fait une sorte d’apothéose à grand
orchestre. Ils auraient prêté à leur soi-disant Messie un langage
emphatique. Probablement ils lui auraient fait prononcer, selon les
préceptes d’une pompeuse rhétorique, un discours aussi prolixe
qu’ampoulé.

Ici, au contraire, nul artifice, nulle avance à la superstition. Mais
quel sobre et puissant réalisme dans l’exposé des circonstances. Ce
n’est pas de l’art--c’est bien plus que de l’art.

On reconstitue facilement, par la pensée, l’entretien de ces âmes en
désarroi depuis la mort de Jésus _et qui n’ont pas encore reçu le
Saint-Esprit_.

Les disciples d’Emmaüs arrivent tout bouleversés de ce qu’ils viennent
de voir et pressés d’en informer les fidèles. Dès qu’ils sont entrés,
les plus confiants dans la toute-puissance de Jésus leur crient:--Le
Maître est ressuscité: Simon l’a vu.

--Oui, oui, répondent-ils, nous aussi nous l’avons rencontré sur la
route. A l’auberge, nous l’avons reconnu à la fraction du pain. Et
tandis qu’il nous parlait, notre cœur brûlait d’amour dans notre
poitrine comme quand il nous menait par les chemins en nous expliquant
l’Écriture. C’est lui! C’est lui!...

Et ils rapportent, avec une éloquence spontanée, tous les détails de la
rencontre.

Mais, dans l’assemblée, il y a des esprits méfiants qui, si naguère ils
subissaient l’ascendant de Jésus, étaient toujours enclins à rapetisser
ses enseignements à la mesure de la pauvre sagesse humaine. Ceux-là
tiennent, on le devine, des propos de ce genre:--Madeleine qui, la
première, a cru voir le Seigneur, est bien exaltée. Elle ne mérite pas
beaucoup de créance. Quant à Simon, depuis son reniement, il vit dans
une fièvre de chagrin. Il aura eu quelque hallucination.

--Mais, insistent les disciples d’Emmaüs, nous que vous connaissez, nous
ne sommes pas des exaltés et nous n’avons pas la fièvre. Nous avons vu
le Seigneur et nous lui avons parlé comme nous vous voyons et comme nous
vous parlons.

--Bah! vous aurez pris pour lui quelqu’un qui lui ressemblait et qui
s’est amusé de vous...

Tel est l’aveuglement de notre raison, si la Grâce ne l’éclaire, que les
arguments des sceptiques et le ton d’assurance avec lequel ils les
formulent, commencent d’ébranler les plus disposés à croire. Ils ne
savent que répondre. Et il est à remarquer que Saint Pierre, qui est là
et qui devrait semble-t-il corroborer de son témoignage l’affirmation de
disciples d’Emmaüs, Saint Pierre garde le silence.

Un doute angoissant pèse sur tous.

A ce moment, Jésus se dresse au milieu de ces hommes perplexes, sans que
la porte soigneusement verrouillée, «par crainte des Juifs» se soit même
entr’ouverte. Ils ont peur; croyant à un fantôme, ils s’écartent de lui
en tremblant; peut-être vont-ils fuir.

Mais lui prononce les mots par lesquels il a coutume de les saluer. Et
comme cette phrase bien connue ne suffit pas à les rassurer, il les
invite à le toucher. Puis, comme il l’a fait tant de fois, il leur
demande de la nourriture, mange devant eux et les convie à partager avec
lui ce repas improvisé, suivant le rite qu’il institua pour bien leur
démontrer qu’après comme avant la croix et le tombeau, il est
l’Homme-Dieu qu’ils vénèrent autant qu’ils le chérissent. Alors
seulement ils le reconnaissent tout-à-fait et leur joie éclate...

J’imagine que si, d’aventure, elle lit l’Évangile, la dame raffinée,
dont j’ai parlé au commencement du chapitre, juge passablement
_vulgaires_ ce rayon de miel et ce poisson grillé. Quoi, pas même une
périphrase élégante pour désigner des aliments qu’elle se ferait
scrupule d’offrir à son directeur de conscience lorsqu’elle l’invite à
dîner!...

Mais il est à supposer qu’elle ne lit guère l’Évangile parce que le
Saint Livre choque sans cesse le sentiment «distingué» qu’elle se forge
de Notre-Seigneur.

Or _qui veut faire l’ange fait la bête_ disait Pascal...

Pour moi, la religion affadie, enrubannée de fanfreluches, où se
complaisent les mondains m’écœure. J’adore, jusque dans les plus humbles
détails, tout ce qui se rapporte au Bon Maître. Je ne fais pas de choix.
J’aime Jésus lorsqu’il se transfigure au Thabor. Je l’aime également
lorsqu’il prend son repos dans la maison de Zachée, homme décrié parmi
les Pharisiens. Aux heures où Il daigne s’offrir à ma contemplation dans
la lumière de l’oraison, je n’ignore pas que cette faveur insigne m’est
octroyée parce que _d’abord_, docile à la Grâce, j’ai ramassé les
miettes qui tombent de sa table et que je m’en suis nourri. Et combien
d’autres font mieux que moi pour lui plaire!...



VI

Le Credo est une étoile...


Quel réconfort pour la foi, pour l’espérance, pour la charité que ce
chant du _Credo_ lorsqu’il n’y a pas une bouche qui ne le profère le
dimanche, à la messe! Il est le symbole des mystères où notre vie
intérieure s’abreuve pour refleurir toujours plus vivace. Il résume
l’histoire des luttes de l’Église contre les hérésies insidieuses qui
tentent de diviser ceux que l’Esprit-Saint a réunis. Il est
l’affirmation immuable de la doctrine transmise par les apôtres, hommes
sanctifiés par le Seigneur lui-même, pour nous ouvrir la voie du salut à
travers les âges.

L’époque ténébreuse où nous sommes condamnés à vivre voudrait faire
dévier les enfants de l’Église vers les marécages où tremblotent les
feux-follets de son orgueil. Des sophistes argumentent, subtilisent,
jonglent, avec les vocables, comme des turlupins de foire, avec des
boules brillantes et creuses. Des savants attestant l’évidence de la
matière éternelle, présentant comme des axiomes décisifs leurs
conjectures versatiles, construisent des cheminées aux fourneaux du
démon pour que la noire fumée qui s’en échappe dissimule le monde à
Celui qui créa _toutes les choses visibles et toutes les choses
invisibles_ et qui les embrasse d’un seul regard. Des réprouvés, qui se
donnèrent une peine infinie pour arracher en eux les racines de la
foi, errent çà et là en ricanant--de quel rire lugubre--et
déclarent:--L’humanité, maîtresse d’elle-même comme de l’univers conquis
par sa science, n’a plus besoin de votre Dieu...

Cadavres ambulants, troupeau sinistre que rassemble, pour son domaine,
celui-qui-nie, celui qui n’a pas voulu servir--l’odeur de la mort flotte
autour d’eux.

D’autre part, voici nos frères séparés du protestantisme. Ils se
plaignent de voir s’éparpiller en milles sectes les adhérents à l’erreur
qu’ils s’efforcent de maintenir. Mais comment n’en irait-il pas ainsi?
Quand on pose en principe que chacun a le droit d’élire, parmi les
dogmes, ceux qu’il juge de nature à flatter son imagination et d’écarter
ceux qui lui déplaisent, on ne peut s’attendre à fonder une religion
stable. La confiance qu’ils accordent au sens propre, aggrave
l’aberration de la fausse doctrine. Niant l’autorité révélée dont
l’Église garde le dépôt, le dissident lui reproche de ne pas évoluer
selon les caprices multiples de l’inconstance humaine. Il ne comprend
pas que la force en Dieu de l’Église procède du fait qu’elle a
promulgué, pour les siècles, la formule de la certitude par la foi.
Cette formule c’est le _Credo_. On ne peut rester catholique si, par
fantaisie personnelle, on la mutile ou si l’on en modifie les articles.
Il est arrivé que l’Église opérât des changements dans sa discipline ou
dans sa liturgie. Jamais elle n’a touché, jamais elle ne touchera au
dogme. Et c’est pourquoi, tandis qu’autour d’elle, les schismes et les
hérésies tombent en décrépitude ou se pulvérisent dans le doute, elle
garde la claire vision du Dieu qui réjouit sa jeunesse impérissable...

Aussi, de quel cœur plein d’une sérénité joyeuse je chante _Credo_, je
crois, à l’unisson avec tous mes frères répandus sur le globe entier,
reclus pour un temps, au Purgatoire, bienheureux au Ciel! _Credo_, c’est
la rémission des péchés, c’est la communion des Saints. C’est la
conviction qu’il n’y a qu’une seule Vérité, qu’une _seule Église_. Comme
je respire à l’aise me sentant une parcelle de ce corps mystique dont
Jésus est la tête!

Le _Credo_, c’est une réponse à la parole de Dieu: _Que la lumière
soit!_ c’est un écho de la voix qui nous enseigne le sens surnaturel de
la vie par les prophètes, par le Verbe incarné, par les apôtres, par les
Pères de l’Église.

Le _Credo_ donne des ailes à ma prière; il me secourt dans la tentation;
il m’arme pour le combat de tous les jours; il me fera espérer dans la
miséricorde divine à l’heure de l’extrême-onction et du linceul.

Sans le _Credo_, je ne serais qu’une feuille sèche, emportée par la
bise.

Le _Credo_ est une étoile fixe dont aucun nuage, suscité par l’enfer, ne
réussirait à voiler le rayonnement. Si des vagues ennemies assaillent la
barque de Pierre, si des écueils se hérissent alentour, je n’ai qu’à
lever les yeux; je vois l’astre auxiliateur briller au-dessus de
l’assemblée des fidèles.

Par lui, je suis orienté, consolé, rassuré, par lui, je sais que Jésus
protège ma faiblesse.

Reste-moi donc toujours présente, ô belle étoile du _Credo_!

                   *       *       *       *       *

Je voudrais maintenant rappeler l’admirable développement du _Credo_
attribué à saint Athanase qui fut l’une des plus hautes figures de
l’antiquité chrétienne. Évoquons d’abord, s’il se peut, cette gloire de
l’Église.

Athanase naquit dans la ville d’Alexandrie en l’an 295. Il reçut une
forte instruction et marqua, dès son adolescence, par son goût des
lettres sacrées et des lettres profanes. Petit de taille et d’apparence
chétive, tant qu’il se taisait, beaucoup étaient enclins à le considérer
comme un personnage des plus insignifiants. Mais dès qu’il prenait la
parole, l’ardeur de sa foi le transfigurait et l’on ne tardait pas à
s’apercevoir qu’en ce corps frêle habitait une âme indomptable. De même,
ses écrits donnent l’impression d’une telle vigueur que ses adversaires,
mis en déroute par sa science des choses saintes et sa foudroyante
dialectique, ne savaient où se reprendre pour lui tenir tête. Et ce qui
prouve sa maîtrise c’est qu’alors, suivant la coutume des polémistes
impulsifs, ils répondaient à ses raisons par des injures. Le plus
passionné d’entre eux, Julien l’Apostat s’écriait: «Croirait-on que ce
n’est pas un homme mais un homuncule qui ose me contredire!»

Très jeune encore, Athanase mena, quelque temps, la vie d’ascète au
désert de la Thébaïde et l’on suppose qu’il s’y mit sans l’obédience de
ce Maître de la Pénitence: saint Antoine. Il écrivit dans cette solitude
son _Discours contre les Gentils_ où il pose ce principe que la source
de toutes les erreurs qui troublaient le monde à son époque c’est le
paganisme c’est-à-dire l’adoration des forces naturelles ou des facultés
humaines divinisées. Il prend pour objet principal de sa critique non
pas la vieille mythologie qui tombe en pourriture au fond des temples
abandonnés, mais surtout le néo-platonisme en faveur parmi un grand
nombre d’Alexandrins. Avec une sagacité merveilleuse, il analyse le
désordre intellectuel et moral qui en résulte malgré les formes subtiles
«éthérées» que les néo-platoniciens donnaient à leur idolâtrie. A leurs
rêveries il oppose la doctrine catholique du Verbe. Et il le fait avec
une solidité d’argumentation et une élévation de pensée bien définies
par Bossuet lorsqu’il écrit: «Le caractère d’Athanase fut d’être grand
partout.»

De retour à Alexandrie, il entra dans le clergé et y exerça pendant six
ans l’office de lecteur. L’évêque le distingua, l’appela au diaconat et
le choisit comme secrétaire.

C’était le temps où Arius, curé d’une des paroisses les plus importantes
de la ville, commençait à répandre son hérésie.

«L’évêque Alexandre apprit avec tristesse, dit M. Mourret, dans son
excellente _Histoire de l’Église_, que des doctrines étranges
circulaient parmi son peuple et son clergé au sujet de la Personne du
Fils de Dieu. Des hommes soutenaient que la seconde Personne de la
Trinité n’avait pas existé de toute éternité et qu’elle n’était que le
premier-né des créatures. Pour ceux qui proféraient ces assertions,
l’Incarnation et la Rédemption, mystères d’un Dieu fait homme et se
sacrifiant pour notre salut, n’étaient plus que de vains songes.» On
voit la conséquence: «L’insondable abîme creusé par les philosophes
païens entre la pauvre humanité et la Divinité inaccessible se rouvrait;
le monde n’était pas plus avancé après la prédication de l’Évangile
qu’avant la venue du Sauveur.»

Telle fut l’origine d’une hérésie qui séduisit beaucoup d’intelligences,
suscita de terribles luttes, et, sous la protection de maints empereurs,
égarés dans la controverse, aurait peut-être conquis le monde si Dieu
n’avait fait naître pour la défense de la Vérité unique d’incomparables
athlètes. Au premier rang, Athanase.

Or l’évêque qui, d’après les historiens de l’époque, semble avoir été un
indécis, peu porté à prendre des initiatives et fort ami de son repos,
hésitait à sévir contre Arius et les adeptes que celui-ci, très habile,
très éloquent, consommé dans l’esprit d’intrigue, s’était acquis.

Inquiet de voir le prélat temporiser, tandis que le péril pour la foi ne
cessait de s’accroître, Athanase, qui était la volonté même, lui
représenta d’une façon vive, l’urgence qu’il y avait à condamner
l’hérésie nouvelle. Stimulé par le jeune diacre, l’évêque se décida
enfin à prendre des mesures énergiques contre Arius. Il le cita à
comparaître devant lui, en présence de tout le clergé d’Alexandrie, pour
expliquer sa doctrine. Il y eut deux audiences à la suite desquelles
l’hérétique fut condamné et frappé d’anathème. Comme on le devine,
Athanase avait eu grande part à cette excommunication.

Mais Arius ne se soumit pas. Au contraire, secondé par ses partisans de
plus en plus nombreux, il accentua sa propagande. Non seulement la ville
et le diocèse en furent gravement contaminés mais encore les provinces
voisines et bientôt tout l’empire d’Orient. Maints évêques inclinent à
l’hérésie, suivis par leur clergé et par force laïques trop amoureux
d’innovations. Les membres de l’Église s’entre-déchirent. Et Satan qui
souffle allègrement la discorde, se frotte les mains.

Toujours à l’instigation de l’infatigable Athanase, l’évêque
d’Alexandrie adresse à tous les diocèses deux lettres où l’erreur
d’Arius et ses menées sont dénoncées sans aucun ménagement. Elles
déterminent partout un mouvement de réaction salutaire chez les
orthodoxes. Et c’est alors que l’empereur Constantin, soucieux de
rétablir la paix dans l’Église, convoque le célèbre concile œcuménique
de Nicée.

Athanase y accompagna son évêque et s’y fit tout de suite remarquer.
«Athanase, dit l’annaliste Socrate, apparut à tous comme l’adversaire le
plus vigoureux des Ariens.»

Nous avons aussi, sur ce point, le témoignage de saint Grégoire de
Nazianze: «Lorsque, rapporte-t-il, les Ariens voyaient le redoutable
champion, petit de taille et si frêle mais le port assuré et le front
haut, se lever pour prendre la parole, on voyait passer dans leurs rangs
un frisson de haine. Pour la majorité de l’assemblée, elle regardait
alors d’un regard confiant celui qui allait se faire l’interprète
irréductible de sa pensée.»

De fait, nul ne savait comme Athanase «saisir le nœud d’une difficulté
et, mieux encore, exposer le fait central d’où tout dépend et en faire
jaillir ces flots de lumière qui éclairent la foi en même temps qu’ils
démasquent l’hérésie».

On sait que le concile de Nicée prononça la condamnation d’Arius et
formula l’essentiel de ce symbole, le _Credo_ que nous récitons tous les
jours avec les additions qu’y joignit pour écarter d’autres hérésies le
concile de Constantinople.

Trois ans après l’assemblée où la divinité du Verbe incarné fut ainsi
promulguée, l’évêque d’Alexandrie mourut. En ses derniers jours il avait
exprimé le désir qu’on lui donnât pour successeur le diacre Athanase.
Les fidèles acclamèrent ce choix. Les évêques de la province d’Égypte le
ratifièrent. Le nouvel évêque fut sacré le 7 juin 328 au milieu des
ovations de tout un peuple qui répétait: «Athanase! Athanase! C’est un
vrai chrétien! C’est un ascète! C’est un véritable évêque!»

Athanase avait à peine 33 ans. «Outre les qualités du pasteur accompli,
écrit Monseigneur Duchesne, Dieu lui avait donné un esprit clair, un œil
bien ouvert sur la tradition chrétienne, sur les évènements, sur les
hommes. Avec cela, un caractère hautement indomptable tempéré par une
parfaite bonne grâce, mais incapable de faillir devant qui que ce soit.
L’orthodoxie de Nicée avait trouvé son défenseur! Déjà menacée à cette
heure, elle allait traverser des crises redoutables. On put croire à
certains moments qu’elle n’avait plus d’autre soutien qu’Athanase.
C’était assez. Athanase eut contre lui l’empire et sa police, des
conciles hétérodoxes, un épiscopat de dissidents: la partie était encore
égale tant qu’un tel homme restait debout.»

En effet, voici venu le temps où l’arianisme, niant l’autorité du
concile de Nicée, plus arrogant que jamais, prétend imposer son erreur à
l’Église. Il séduit, il excite contre la vérité les empereurs qui
succèdent à Constantin. Il absorbe la majorité des diocèses. Il
persécute, il chasse comme des bêtes fauves, ceux qui persistent à
défendre la doctrine des Apôtres. Surtout, il s’acharne à réduire
Athanase au silence.

Dès l’an 332, les hérétiques ont acquis tant d’influence que, par leurs
calomnies sur le compte du saint, ils réussissent à lui aliéner
Constantin.

On l’accuse à la fois de simonie, d’abus de pouvoir, d’empiètements sur
l’autorité civile, de lèse-majesté. On insinue qu’il a prêté la main à
des sacrilèges et enfin qu’il a machiné l’assassinat d’un de ses
contradicteurs.

Athanase se disculpe sans trop de peine. Cependant l’empereur garde une
certaine prévention contre lui.

Les hérétiques en profitent pour renforcer leurs intrigues et
circonvenir Constantin. Ils déployèrent tant de ruses qu’en 334, ils
obtinrent la réhabilitation d’Arius. Celui-ci rédigea une profession de
foi en termes vagues où l’empereur, qui n’était pas théologien, crut
voir qu’il acceptait le symbole de Nicée. Il décida aussitôt qu’Arius
serait réintégré dans ses fonctions et pria l’évêque d’Alexandrie de le
recevoir en sa communion. Athanase refusa net. L’empereur, de plus en
plus aveuglé par les Ariens, prit fort mal la chose. On lui persuada
qu’Athanase était un esprit brouillon et ambitieux qui cherchait à se
créer une primauté sur ses collègues. L’empereur irrité le fit juger par
une sorte de concile provincial, présidé par un fonctionnaire laïque et
où ne furent convoqués que les ennemis les plus avérés du Saint.

Athanase se présenta devant ce singulier tribunal. Mais il s’aperçut
tout de suite qu’il se trouvait en butte à l’animosité d’une faction
résolue à le condamner sans l’entendre. Il quitta l’assemblée qui
s’empressa de prononcer contre lui une sentence de déposition. Dans le
même temps une nouvelle calomnie fut lancée contre lui. Durant une
famine, il avait distribué de larges aumônes dans sa ville épiscopale.
On l’accusa d’avoir accaparé les grains et tenté, par là, d’affamer
Constantinople. L’empereur, hors de lui, ne voulut même pas consentir à
une enquête. Il fit arrêter Athanase et donna l’ordre de le conduire au
fond des Gaules, dans la ville de Trêves où il fut interné.

Ce sont là les premières luttes d’Athanase contre l’hérésie. Raconter
dans le détail toutes celles qui suivirent demanderait un volume. Il
suffira d’indiquer que du jour où commença son exil jusqu’à sa mort--en
373--il n’y eut guère d’armistice. Quarante années durant, il ne cessa
de combattre pour le triomphe de la saine doctrine--il fut le champion
invincible du Verbe incarné. Rétabli sur le siège d’Alexandrie, sous le
successeur de Constantin, il dut plusieurs fois prendre la fuite pour se
dérober à la haine de ses adversaires, maîtres du pouvoir. L’empereur
Constant souffrit, sans intervenir, qu’on le persécutât. L’empereur
Constance, arien zélé, eût voulu le faire saisir et mettre à mort comme
le dernier des malfaiteurs. Afin de lui échapper Athanase quitta pour la
troisième fois, Alexandrie. Après s’être caché, quelques jours, aux
environs de la ville, il se dirigea vers la Haute-Égypte. Mais les
policiers de Constance le traquaient farouchement. Ici se place un
épisode qui montre la présence d’esprit que le Saint conservait à
travers tant de périls. M. Mourret, dans son _Histoire de l’Église_, le
rapporte de la façon suivante:

«Les moines de la Thébaïde accueillirent comme un père celui dont Saint
Pacôme avait été l’ami et à qui Saint Antoine avait légué sa tunique.
Toujours fugitif, toujours poursuivi, mais toujours protégé par
l’indéfectible fidélité de ses hôtes, dont plusieurs se laissèrent
torturer plutôt que de le trahir, Athanase erra pendant tout le reste du
règne de Constance, c’est-à-dire pendant un an, de désert en désert.
Plus d’une fois ses ennemis furent près de l’atteindre. Le dévouement
des religieux, son admirable sang-froid, une protection particulière de
la Providence le tirèrent de tous les dangers. Un soir, il remontait le
Nil en barque lorsqu’il entendit derrière lui un bruit de rames. C’était
la galiote de la police impériale. Elle l’eut bientôt rejoint. On
l’interpella: «N’avez-vous pas vu Athanase? Mais si, répond-il aussitôt,
il est devant vous.» Comprenant que le proscrit fuyait en amont sur le
fleuve, les autres reprirent leur course tandis qu’Athanase virait de
bord et regagnait sa retraite.»

Après la mort de Constance, il revint à Alexandrie. C’était maintenant
le règne de Julien l’Apostat qui, follement, prétendait restaurer le
paganisme. Il eut immédiatement à compter avec Athanase. L’empereur
avait interdit de baptiser les idolâtres. Athanase n’eut cure de cette
défense. Julien, outré de colère, écrivit au préfet d’Égypte: «Je
n’apprendrai de toi aucun acte plus agréable que l’expulsion hors de
toutes les villes de ta province de ce misérable Athanase qui, moi
régnant, a osé, contre mes ordres, faire des baptêmes. Qu’il soit
proscrit!»

Athanase s’enfuit, une quatrième fois, au désert (363). Mais, par
inspiration divine, il savait que ce nouvel exil ne durerait guère.
«Soyez sans crainte, dit-il à ses amis, c’est un petit nuage qui passera
vite.»

De fait, Julien mourut quelques mois après. Athanase rentra dans
Alexandrie. Un peu plus tard l’empereur Valens voulut encore l’en
chasser. Mais la population de la ville qui chérissait son grand évêque
se souleva en une émeute si violente qu’il fallut rapporter le décret
d’expulsion. Les huit années qui suivirent furent à peu près tranquilles
pour Athanase. «De sorte, dit le martyrologe romain, que cet homme
contre lequel tant de puissances s’étaient conjurées, cet évêque qui
avait subi tant d’exils, au milieu des pires dangers, mourut dans son
lit le 2 mai 373.»

                   *       *       *       *       *

A présent que nous connaissons l’homme, nous saisirons mieux la
signification et la portée du symbole auquel on a donné son nom. La
plupart des critiques actuels doutent qu’il l’ait établi tout-à-fait
dans la forme où il nous est parvenu. Ils ont peut-être raison. Mais en
tout cas, on a le droit de penser que son inspiration s’y révèle. Pour
moi, j’y sens la flamme de sa conviction. Je ne puis le réciter sans
qu’il me paraisse entendre la voix du Saint combattant pour le Verbe que
nous adorons. Je veux donner cette sublime profession de foi pour que
ceux qui l’auraient oubliée y puisent un renouvellement de foi dans la
doctrine de l’Église.


SYMBOLE DE SAINT ATHANASE

  Quiconque veut être sauvé, doit, avant tout tenir la foi catholique.

  Et celui qui ne l’aura pas gardée entière et inviolable, se perdra,
  sans aucun doute, pour l’éternité.

  Or la foi catholique consiste en ceci que nous révérons un seul Dieu
  dans la Trinité et la Trinité dans l’Unité.

  Sans confondre les personnes ni diviser la substance.

  Car autre est la personne du Père, autre celle du Fils, autre celle du
  Saint-Esprit.

  Mais la divinité du Père et du Fils et du Saint-Esprit est une, la
  gloire égale, la majesté coéternelle.

  Tel le Père, tel le Fils, tel le Saint-Esprit.

  Le Père est incréé, le Fils, incréé, le Saint-Esprit, incréé.

  Immense le Père, immense le Fils, immense le Saint-Esprit.

  Éternel le Père, éternel le Fils, éternel le Saint-Esprit.

  Et cependant il n’y a pas trois éternels mais un seul éternel.

  Comme aussi ce ne sont pas trois incréés mais un seul incréé, ni trois
  immenses mais un seul immense.

  De même, tout-puissant est le Père, tout-puissant le Fils,
  tout-puissant le Saint-Esprit;

  Et pourtant, il n’y a pas trois tout-puissants mais un seul
  tout-puissant.

  Ainsi le Père est Dieu, le Fils est Dieu, le Saint-Esprit est Dieu.

  Et, néanmoins, il n’y a pas trois Dieu, mais un seul Dieu.

  Ainsi le Père est Seigneur, le Fils est Seigneur, le Saint-Esprit est
  Seigneur.

  Et il n’y a pas trois Seigneurs mais un seul Seigneur.

  Car, de même que la vérité chrétienne nous oblige de confesser que
  chacune des trois personnes prises à part est Dieu et Seigneur: de
  même la religion catholique nous défend de dire trois Dieux ou trois
  Seigneurs.

  Le Père n’est ni fait ni créé ni engendré d’aucun autre.

  Le Fils est du Père seul: non pas fait ni créé mais engendré.

  Le Saint-Esprit est du Père et du Fils: ni fait, ni créé, ni engendré
  mais procédant.

  Il n’y a donc qu’un seul Père et non trois Pères; un seul Fils et non
  trois Fils; un seul Saint-Esprit et non trois Saints-Esprits.

  Et dans cette Trinité, il n’y a ni antérieur, ni postérieur, ni plus
  grand ni moindre; mais les Trois Personnes sont toutes coéternelles et
  égales entre elles;

  De sorte qu’en tout et partout on doit vénérer l’Unité dans la Trinité
  et la Trinité dans l’Unité.

  Celui qui veut être sauvé qu’il pense donc ainsi de la Sainte-Trinité.

  Mais il est nécessaire encore, pour le salut éternel, que l’on croie
  fidèlement à l’Incarnation de Notre-Seigneur Jésus-Christ.

  Or il est d’une foi droite que nous croyions et confessions que N.-S.
  Jésus-Christ, fils de Dieu, est Dieu et homme.

  Il est Dieu étant engendré de la substance de son Père avant les
  siècles, et il est homme étant né de la substance d’une mère dans le
  temps;

  Dieu parfait et homme parfait, subsistant dans une âme raisonnable et
  un corps d’homme.

  Égal au Père selon la divinité, moindre que le Père selon l’humanité.

  Bien qu’il soit Dieu et homme, il n’est cependant qu’un seul Christ et
  non deux.

  Il est un, non que la divinité ait été changée en humanité mais parce
  que Dieu a pris l’humanité et se l’est unie.

  Il est un enfin, non par confusion de substance mais par unité de
  personne.

  Car, de même que l’âme raisonnable et la chair est un seul homme,
  ainsi Dieu et l’homme est un seul Christ,

  Qui a souffert pour notre salut, est descendu aux enfers, le troisième
  jour est ressuscité des morts;

  Est monté au ciel, est assis à la droite de Dieu le Père tout-puissant
  et de là viendra juger les vivants et les morts.

  A l’avènement duquel tous les hommes ressusciteront avec leurs corps
  et rendront compte de leurs actions personnelles;

  Et ceux qui auront fait le bien iront dans la vie éternelle; et ceux
  qui auront fait le mal iront dans le feu éternel.

  Telle est la foi catholique, et quiconque ne la gardera pas fidèlement
  et fermement ne pourra être sauvé.

Si le Démon du doute t’attaque répète à haute voix ces affirmations
pressantes, répète-les d’un cœur docile au Saint-Esprit, et tu sentiras
le feu divin embraser ton âme. Les ténèbres se dissiperont; tu verras
l’étoile du _Credo_ luire au ciel clair de la certitude reconquise.



VII

Solidarité sainte


Jusqu’à la récitation du _Credo_, c’est pour moi seul, pour m’ancrer
dans l’esprit de pénitence, pour illuminer de la Parole sainte mon âme
obscure que j’ai prié. Mais à partir de _l’Offertoire_, je me sens
solidaire du prêtre qui célèbre le Sacrifice, des fidèles qui prient
autour de moi, de ceux du dehors qui, par oubli coupable, inexactitude
ou négligence, désertent la Messe, de ceux aussi qu’une éducation athée
ou une habitude consciente dans le péché détourne de l’autel où le
Rédempteur s’immole, chaque matin, pour notre salut. Je me sens
solidaire de toute l’humanité. Je me sens solidaire de Jésus-Christ.

Les textes mêmes de _l’Offertoire_ et celui du _Canon_ me
détermineraient à ce sentiment si je ne l’éprouvais déjà par intuition
spontanée. Je me rappelle alors qu’il n’est pas de paroisse ignorée,
dans les régions les plus lointaines, où il n’y ait, à toutes les
heures, un prêtre et des fidèles pour offrir, avec le Fils unique, le
monde entier à la miséricorde du Père tout-puissant. Ils sont tellement
_universels_ ces textes que me confiner en une oraison particulière
serait de la présomption. Je n’ai qu’à les suivre, y déverser mon âme
comme un ruisseau dans le courant d’un grand fleuve. Ils l’emporteront,
mêlée à toutes les âmes, jusqu’à leur estuaire dans l’Océan d’où l’on
entrevoit les plages de la Béatitude.

                   *       *       *       *       *

Donc, en union avec le prêtre, en union avec mes frères, j’offre
l’hostie qui, bientôt, _sera le corps de mon Sauveur_ car je sais que
mon oblation ne vaudra que par Lui aux yeux du Père. Et je dis la
sublime prière:

_Reçois, Père saint, Dieu tout puissant et éternel, cette victime sans
tache; moi, ton serviteur indigne, je te la présente, ô Dieu de vie et
de vérité, pour mes péchés, pour mes offenses, pour mes négligences qui
sont innombrables, pour tous ceux qui sont ici, et encore pour tous les
fidèles vivants ou défunts afin qu’elle obtienne leur salut et le mien
dans la vie éternelle._

Et j’ose ensuite ajouter de mon chef:--Ce Pain nourrira mon âme car il
n’est aucun autre aliment qui puisse la nourrir...

Voici maintenant que le prêtre verse dans le calice le vin qui, bientôt,
_sera le sang de mon Sauveur_. Puis il y ajoute un peu d’eau. Ce mélange
évoque, au sens mystique, le sang et l’eau qui jaillirent du cœur de
Jésus lorsque Longin le transperça d’un coup de lance. Mais, d’après
saint Cyprien, il nous apprend aussi notre union à la Sainte Victime. De
même que l’eau et le vin mélangés dans le calice ne peuvent plus être
séparés, de même le fidèle qui s’attache au Christ pour souffrir avec
lui, demeurera dans son amour et rien ne pourra l’en séparer.

Nous disons alors:

_O Dieu qui, par un miracle, avez créé la dignité de la nature humaine
et qui, par un miracle plus grand encore, l’avez réformée, faites que,
par le mystère de cette eau et de ce vin, nous ayons part à la divinité
de celui qui a daigné participer à notre humanité: Jésus-Christ votre
Fils, Notre-Seigneur._

C’est ici que se manifeste, en toute sa splendeur, notre solidarité avec
le bon Maître. L’acceptation de la nature humaine par le Fils de Dieu,
sa mort pour nous ont fait de nous les enfants de Dieu, les frères et
les cohéritiers de Jésus-Christ, pourvu que nous acceptions la
souffrance rédemptrice.

La dignité de l’homme, tel que Dieu l’avait formé par la création, était
admirable. Il était le roi du monde visible, il égalait presque les
anges, car dans l’Éden, la nature humaine n’était ni basse, ni
indigente, mais toute haute et toute parée de dons surnaturels. Par sa
faute, l’homme déchu de cette élévation, s’est précipité dans l’abîme du
péché et de la misère morale. Mais, par son Fils, Dieu le relève et
rétablit sa dignité d’une façon plus admirable encore. Vraiment, l’on
peut dire que la sagesse, et la puissance de Dieu se montrent encore
plus grandes dans la rédemption que dans la création. L’Église le
proclame quand elle chante: _Il nous aurait été inutile de naître si
nous n’avions été rachetés!_

Comment, dès lors, ne pas supplier Dieu qu’il nous maintienne dans cette
innocence reconquise et qu’il nous dirige par les chemins où fleurit la
Grâce, loin des hommes aux œuvres iniques dont la droite désobéissante
nous offre des fruits de malédiction?

Et quand le prêtre s’adresse aux fidèles pour les confirmer dans cette
pensée que «son sacrifice est le leur», comment ne se sentiraient-il pas
une seule âme pour lui répondre:

_Que le Seigneur reçoive, par tes mains, ce sacrifice, à la louange et à
la gloire de son nom, et aussi à notre profit et à celui de la Sainte
Église tout entière!_

Fortifié par cette adhésion, sûr désormais d’englober dans sa prière la
prière de tous, le prêtre lance le cri admirable: _En haut les cœurs!_

Est-il rien de plus émouvant que cet appel au détachement des choses de
la terre? Tandis qu’il le profère, le prêtre élève les mains pour
témoigner, par ce geste, de son désir de se donner et de nous donner
totalement à Dieu.

Prenons-y garde: lorsque nous répondons, avec toute bonne volonté: _Nos
cœurs sont à Dieu!_ nous prenons un engagement redoutable, celui de
fermer nos âmes aux pensées d’en-bas et de diriger toutes nos puissances
vers les pensées éternelles. C’est seulement si nous brisons de la sorte
les chaînes qui nous rivaient à la terre que la lumière d’en haut
éclairera notre intelligence et que notre âme, réprouvant ses paresses
et ses tiédeurs anciennes, se jettera, d’un élan irrésistible, vers le
ciel.

_Penser et tendre à ce qui est élevé_, telle se définit la sagesse
chrétienne. Le _Sursum corda_ de la Messe m’y convie. Faites donc, mon
Jésus, que je ne sois pas une présence inerte qui affirme seulement de
bouche:--«J’ai le cœur aux réalités d’En Haut» et qui cependant, n’a pas
rompu avec les chimères d’en-bas. Faites que je sois sincèrement à vous,
sans réserve à vous. Faites que je m’écrie avec le bienheureux Henri
Suzo: «En haut, cœur captif, dégage-toi des passions périssables! En
haut, cœur endormi, réveille-toi de la mort du péché! En haut, cœur
indolent, arrache-toi de la mollesse où tu t’enlises.» Seigneur, si trop
souvent, parmi les sollicitudes de l’existence quotidienne, j’oublie de
tout rapporter à vous, faites du moins qu’au pied de votre autel, je me
consume en votre amour comme dans un brasier que rien d’humain ne
saurait éteindre.

                   *       *       *       *       *

Si je me hausse véritablement le cœur, je comprendrai à quel point _il
est digne et juste, équitable et salutaire_ que je rende _grâces à Dieu
partout et toujours_.

Partout et toujours, même dans les épreuves qu’Il m’envoie pour que mon
âme, qui se voudrait sainte, se persuade que la sainteté implique
l’acceptation de la souffrance avec Jésus.

Si je récriminais lorsque les gens du monde me lèsent ou me méprisent,
si surtout je me laissais entraîner à leur rendre la pareille je
piétinerais, très loin de la sainteté, dans les vallées inférieures où
règnent l’amour-propre et l’esprit de vengeance.

Si, au contraire, je fais abnégation de moi-même afin de suivre Jésus,
en portant ma croix dans la voie douloureuse qui va du prétoire au
Calvaire, je vois l’aurore de la sainteté rougir de ses feux la cime
radieuse que je souhaite atteindre. Alors mon cœur se dilate aux
souffles salubres de la Grâce. Je respire à l’aise et le cri de
victoire: _Hosanna dans les hauteurs_ exprime, en sa plénitude, la joie
de mon âme tout heureuse d’escorter son Sauveur.

Mais attention! Il ne faut pas que cette entrée dans la lumière me
vaille une jouissance égoïste. Si, par l’oraison de détachement, j’ai
réussi à faire un pas de plus hors des ténèbres, je n’en reste pas moins
solidaire de tous les fidèles vivants, soit qu’ils me devancent, soit
qu’ils errent encore dans les brumes qui précèdent l’aube. Je me
souviens que Jésus priait pour eux comme pour moi, quand il a dit:
«_Père Saint, conservez en votre nom ceux que vous m’avez donnés afin
qu’ils soient un comme nous... Je ne demande point que vous les ôtiez du
monde mais que vous les sauviez du mal... Je ne prie pas seulement pour
eux mais encore pour ceux qui, par leur parole, croient en moi, afin que
tous ils soient un comme vous, mon Père, êtes en moi et moi en vous,
afin qu’eux aussi soient un en nous... Moi en eux et vous en moi, pour
qu’ils soient consommés en un et que le monde connaisse que vous m’avez
envoyé et que vous les avez aimés comme vous m’avez aimé._»

A m’assimiler cette divine prière, comment ne serais-je pas remué
jusqu’au plus profond de mon être? Comment ne sentirais-je pas la flamme
de la fraternité chrétienne s’allumer dans mon âme? Jésus veut que je
sois _un_ avec lui et il veut, pour cela, que je sois _un_ avec tous les
fidèles. Quelle faveur il me fait et, en même temps, quelle tâche il
m’impose!

Je prierai donc pour les âmes qui me sont particulièrement chères mais
aussi, et avec la plus grande insistance, pour celles qu’une charge
excessive des liens de ce monde tient immobiles à l’orée de la voie
étroite quoique, _par leur parole, ils croient en Jésus_.

Comment deviendraient-ils _un_ avec le Rédempteur ces pauvres entre les
pauvres qui s’appellent les riches, si ceux qui ne possèdent rien, qui
ne désirent rien posséder, qui vivent au jour le jour de leur travail
avec la confiance justifiée que Dieu pourvoiera, ne priaient pour
eux--ne s’offraient à leur intention?

Les riches, dans l’Église, portent au front le stigmate de l’or. Telle
est leur infortune que, trop souvent, ils ont beaucoup de peine à ne pas
préférer cette marque de Celui d’en-bas à la Couronne d’épines. De la
sorte, ils retardent l’union parfaite de l’Église et de Jésus.

C’est pourquoi nous à qui Dieu fit la grâce insigne d’épouser «la Veuve
qui a nom Sainte Pauvreté» nous prierons Notre-Seigneur afin que s’il
sollicite le riche de tout laisser pour le suivre, le riche ne s’éloigne
pas de Lui par attache morose aux munificences du Mauvais.

                   *       *       *       *       *

Cette loi de solidarité, cette loi de charité dont Jésus est le
principe, cette loi fondamentale qui nous fait _un_ avec lui, j’y manque
trop souvent. L’intention bonne persiste assurément au fond de mon âme
mais que de fois la nature déchue me porte à interpréter avec une
promptitude malveillante les actions des fidèles qui comme moi
s’efforcent de marcher dans le chemin du Salut! Quelle amertume ou
quelle légèreté en mes propos sur eux! Quelle hâte à «penser le mal» en
ce qui les concerne! Lorsque réellement je crois m’apercevoir qu’ils
pèchent contre la loi divine, ne suis-je pas d’abord enclin à les
condamner au lieu de m’avouer que, dans une circonstance analogue,
j’aurais probablement agi d’une façon pire qu’ils ne le font?
L’indulgence, je la réserve pour mes propres fautes. Et que mon esprit
devient alors subtil pour me découvrir des excuses! Ah! misère de mon
âme quand elle oublie que je dois _aimer le prochain comme moi-même_!...

L’Église connaît cette tendance. C’est pourquoi, en cette partie de la
Messe, aussitôt après qu’elle m’a exhorté à offrir le Sacrifice en union
sincère avec les vivants d’ici-bas, elle m’invite à «resserrer mes liens
avec ceux qui sont déjà établis dans la gloire.» Elle sait, en effet,
combien l’assistance des Saints m’est nécessaire pour que je maintienne
ma solidarité, par une _communication_ permanente, avec les vivants de
Là-Haut.

Avant tout, elle me prescrit l’appel à la Sainte Vierge parce que Marie
est la Mère de la divine Grâce, parce qu’elle est la Reine de tous les
Saints, parce qu’elle a souffert pour notre rachat plus qu’aucun de nous
ne souffrira jamais.

Dès que j’ai prononcé le nom de la Vierge, je la vois debout au pied de
la croix où Jésus agonise. Elle pleure à cause de nous comme il saigne à
cause de nous. Et le fleuve de ses larmes se mêle au fleuve de sang
rédempteur qui ruisselle sur le monde. Par ce regard de mon âme, je
_réalise_ la pensée que Jésus m’a été donné, sans retour, par la Vierge.
Je sens qu’elle est inséparable du sacrifice de Jésus et que sa mémoire
restera unie à celle de mon Sauveur jusqu’à la consommation des siècles.
Et maintenant que j’ai _vu_, avec une netteté que nuls mots de la terre
ne pourraient exprimer, le don entier qu’elle m’a fait de son Fils,
c’est d’un cœur enfin charitable que j’apprends à m’offrir avec mes
frères, même s’ils m’ont offensé, et avec l’Agneau de Dieu sur l’autel.

L’Église m’encourage ensuite au sacrifice par l’exemple de ses apôtres
et de ses martyrs aux premiers temps de la Rédemption: Pierre et Paul,
André, Jacques le Majeur, Jean, Thomas, Jacques le Mineur, Philippe,
Barthélemy, Mathieu, Simon et Thaddée; Lin, Clet, Clément, Xyste,
Corneille, Cyprien, Laurent, Chrysogone, Jean et Paul, Côme et Damien.

Ce cortège radieux des amis de Jésus, je le vois s’agenouiller de chaque
côté du tabernacle. Chacun d’eux rend témoignage par ses souffrances
pour la fondation de l’Église; et c’est comme une fresque aux teintes de
pourpre qui se déroule devant les yeux de mon âme.

Pierre qui, le premier, s’écria devant Jésus: «Vous êtes le Christ, le
Fils du Dieu vivant», Pierre voulut être crucifié la tête en bas, parce
qu’ayant fléchi dans sa foi, en une minute de faiblesse, au début de la
Passion, il s’estimait indigne de mourir d’un supplice identique à celui
du Sauveur.

Paul fut décapité par le glaive d’une légalité féroce, après avoir
allumé le flambeau de la Bonne Nouvelle pour les Gentils perdus dans les
ténèbres du paganisme.

André, avait conquis à Jésus les barbares de Scythie. C’était un
amoureux de la Croix. Lorsqu’on lui présenta l’X lugubre sur lequel ses
membres allaient être écartelés, il s’écria: «Salut à toi, croix chérie
que le corps de Jésus a sacrée. Il y a longtemps que je soupire après
toi! Enlève-moi du milieu des hommes et donne-moi à Celui qui m’as
racheté par toi.» Deux jours et une nuit il agonisa sur ce bois
d’infamie et de gloire. Et il souriait en attestant Jésus crucifié.

Jacques le Majeur qu’à cause de la violence et de l’éclat de son
dévouement le Maître avait surnommé le Fils du Tonnerre, fut le premier
des Apôtres à mourir pour la foi. Il eut la tête tranchée par les Juifs
dont, pendant dix ans, passé l’Ascension, il avait bravé les menaces.

Jean l’Évangéliste fut plongé dans une cuve d’huile bouillante. Il en
sortit, dit la liturgie, «plus valide qu’il n’y était entré». Mais
sainte Angèle de Foligno eut révélation que sa douleur, au Calvaire, à
la vue des souffrances de Jésus et de Marie, avait égalé tous les
supplices. Le souvenir lui en demeura au cœur, comme un coup de
poignard, jusqu’au dernier jour de sa longue existence.

Thomas, qui avait touché les plaies de Jésus, mourut sous les coups de
bâton et sous les pierres dans l’Inde où, pour racheter une hésitation
de sa foi, il porta l’Évangile.

Jacques le Mineur, premier évêque de Jérusalem, surnommé le Juste, fut
précipité du sommet du Temple. Comme il respirait encore et murmurait le
nom de Jésus, les Juifs lui broyèrent le crâne avec un marteau à foulon.

Philippe, qui avait demandé «à voir le Père» et à qui Jésus avait
répondu: _Celui qui me contemple voit aussi le Père_, fut mis en croix
par les Phrygiens idolâtres. Comme il tardait à mourir, comme il ne
cessait de proclamer la Voie, la Vérité, la Vie, la foule le lapida
furieusement pour lui imposer silence.

Barthélemy, qui est ce Nathanaël amené à Jésus par Philippe, fut écorché
vif par les Arméniens auxquels il apportait la Parole sainte.

Mathieu, le publicain qui abandonna sans hésiter sa caisse, ses
registres et ses sacs d’écus pour suivre le bon Maître, fut percé d’un
coup de lance, tandis qu’il évangélisait l’Arabie.

Simon le zélé, plus zélé encore d’avoir compris la parole du Sauveur:
«S’ils me persécutent, ils vous persécuteront aussi», conquit des âmes
en Mésopotamie. Thaddée l’accompagnait, non moins fervent que lui. Ils
furent sciés par le milieu du corps.

Ici se termine la liste des Apôtres. Il est dit, dans l’Apocalypse, que
la Jérusalem céleste est entourée de quatre murailles. Dans chacune
d’elles il y a trois portes afin que soient admis, par le baptême, au
nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, les peuples du levant, du
couchant, du nord et du midi. Ces douze portes sont fondées sur douze
pierres précieuses où sont gravés les noms des douze apôtres et qui
reposent elles-mêmes sur la pierre angulaire qui est Jésus-Christ. C’est
une image de l’Église parvenue à sa perfection dans l’éternité. Et cela
signifie encore: sur terre, on n’entre dans l’Église que par la doctrine
des Apôtres dont elle a le dépôt.

Le martyre sanglant étant le trait caractéristique des saints qui
vécurent aux trois premiers siècles, l’Église a voulu citer ces témoins
de Jésus en nombre égal à celui des Apôtres dont ils poursuivirent les
travaux. Il y a cinq papes, un évêque, un diacre et cinq laïques.

Lin, converti par saint Pierre et son premier successeur sur le siège
apostolique, fut l’ami de saint Paul qui le nomme dans son épître à
Timothée. Formé à pareille école, il propagea la foi d’une façon si
intrépide que les prêtres des faux dieux le dénoncèrent à la police
comme perturbateur. Il fut saisi et décapité aussitôt sans même avoir
été mis en jugement.

Clet, son successeur, avait été esclave. Affranchi, saint Pierre le
convertit comme Lin. On conjecture qu’il porta d’abord le nom d’Anaclet
qui veut dire «l’irréprochable». Par humilité, il l’abrégea en celui de
Clet qui signifie «l’Appelé» du Seigneur. Son pontificat dura douze ans
et se termina par la décapitation. En ce temps-là, être pape c’était se
vouer à la mort rapide par le fer ou à la mort ralentie par la torture.

«Clément, écrit saint Irénée, fut le troisième évêque de Rome après les
apôtres; il les avait vus, s’était entretenu avec eux et maintenait la
tradition apostolique.» Ce pourquoi, sous Trajan, il fut déporté en
Crimée, condamné à travailler aux mines comme forçat. Il y fit tant de
prosélytes que, sur l’ordre de l’empereur, on le jeta à la mer avec une
ancre attachée au cou.

Xyste exerça le pontificat à l’époque où sévissait le plus furieusement
la persécution ordonnée par l’empereur Valérien. Enfreignant la défense
qui avait été faite de célébrer les Saints-Mystères, il avait coutume de
dire la messe dans les Catacombes. Il fut dénoncé à la police par un
renégat, saisi, condamné sans procès et décapité à l’endroit même où il
avait commis sa sainte désobéissance.

Corneille, qui lui succéda, fut banni à Centumcellæ sous Gallus et
décapité au bout de peu de temps parce qu’il refusait de sacrifier aux
idoles.

Cyprien, né à Carthage d’une famille très riche appartenant à
l’aristocratie, se convertit au christianisme en un âge déjà mûr.
Aussitôt, il distribua tous ses biens aux pauvres et fit le vœu de
chasteté. Élevé à l’épiscopat, il se voua tout entier au salut de son
troupeau et à la défense de l’Église entière. Ses luttes contre le
schisme et l’hérésie donatiste sont célèbres. Nul n’a mieux décrit que
lui les joies de la paix en Dieu après la conversion: «Alors seulement,
disait-il, on trouve un repos assuré de l’âme, une sécurité constante;
l’esprit se rapproche de Dieu; tout ce qui apparaît aux hommes grand et
sublime devient tout petit.» La vigueur avec laquelle il condamnait les
mœurs dissolues des païens lui valut leur haine. Il périt par le glaive
en remerciant ses bourreaux de lui procurer «la félicité du martyre».

Chrysogone marqua par son zèle à développer la foi dans l’âme des
nouveaux convertis et à les armer de patience pour subir la persécution.
Après des années de prison, il fut décapité sous le règne de Dioclétien.

Les deux frères Jean et Paul avaient occupé des emplois élevés à la cour
de la fille de Constantin. Julien leur offrit les plus hautes dignités
s’ils consentaient à entrer à son service et à sacrifier, comme lui, au
Dieu-Soleil. Ils refusèrent avec horreur. L’Apostat leur fit alors
trancher la tête, en secret, dans leur propre maison.

Côme et Damien, chrétiens de naissance, exerçaient gratuitement la
médecine en Cilicie. Comme ils ne guérissaient pas seulement les corps
mais aussi les âmes et qu’ils en amenaient un grand nombre à l’Église,
ils furent incarcérés pendant la persécution de Dioclétien. «Après avoir
été tourmentés par la prison, par les chaînes, par l’eau, le feu, les
pierres et les flèches ils furent décapités.» (_Martyrologe romain_, 27
septembre).

Dans cette liste funèbre et glorieuse de héros sanctifiés, vous croyez
peut-être que j’oublie Saint Laurent? Que non pas! Si je l’ai réservé
pour clore l’énumération, c’est parce que, lui devant une gratitude
spéciale, je voulais en parler d’une façon un peu plus étendue.

Trois ans après que je fus entré dans l’Église, j’eus à traverser une
période de tribulation où il semblait que les événements et les hommes
se fussent concertés pour m’éloigner de Jésus. Tout ce que
j’entreprenais échouait; autour de moi, on interprétait de travers mes
efforts pour affirmer ma foi en servant l’Église. De plus, la maladie
m’éprouvait pendant que de grandes peines d’esprit rendaient aussi
obscure qu’aride ma vie intérieure.

En août de cette année-là, les contradictions, les souffrances physiques
et morales se firent plus accablantes. Mon âme pliait sous le fardeau;
je ne distinguais plus le regard de mon Sauveur que comme une toute
petite étoile horriblement lointaine et voilée, à chaque instant, par
les nuages qui montent de l’abîme où règne le Prince de la Désolation.

Le dix de ce mois, l’Église célèbre la fête de saint Laurent. J’allai à
la messe comme d’habitude. Mais j’étais si déprimé que je ne parvenais
pas à la suivre avec le recueillement nécessaire. Impossible de fixer
mon attention; des pensées tristes me bourdonnaient dans l’esprit,
pareilles à des mouches importunes. Si j’essayais de _vouloir_ prier
quand même, ma volonté fuyait, comme de l’eau jetée dans un crible. Et
mon âme gisait tout endolorie.

Soudain, mes yeux distraits se fixèrent, comme fortuitement, sur mon
paroissien et y lurent le texte de la _Secrète_ du jour. Il y est
demandé que «les mérites de saint Laurent nous soient auxiliateurs pour
notre salut.»

Alors je me sentis poussé d’une façon doucement impérieuse, à supplier
le Bienheureux de me secourir. Je le fis volontiers, mais, l’invoquant,
je m’aperçus que je n’avais qu’une notion très sommaire de sa légende.
Et je m’étonnai qu’il me fût ainsi montré comme un guide et un
consolateur. Je dis _montré_ car il me semblait le voir rire parmi des
flammes. Or, tandis que je le contemplais avec une admiration
stupéfaite, une allégresse mystérieuse, débordante d’amour pour Jésus,
m’envahit l’âme et en chassa les démons du découragement. Cela dura
jusqu’à la fin de la messe sans que je pusse d’ailleurs articuler aucune
prière vocale...

De retour chez moi, je m’empressai de lire le chapitre qui le concerne
dans la belle _Histoire des Persécutions_ de Paul Allard. Par cette
lecture je repris courage: Saint Laurent devint mon compagnon pendant
toute l’octave de sa fête. L’infusion de foi militante et d’énergie que
je reçus de lui me donna la force de réagir contre mon affaissement. Je
dissipai les préventions qui m’avaient presque détourné de mes travaux
pour l’Église. _J’oubliai_ mes misères corporelles et mon âme effondrée
se rebâtit en Dieu...

Laurent, né en Espagne de parents chrétiens, vint de bonne heure à Rome
où le pape Sixte--celui que le martyrologe appelle de son nom grec
Xyste--le distingua pour sa grande piété, ses qualités d’administrateur
et son zèle infatigable. Il l’éleva au diaconat et le mit à la tête des
sept diacres de l’Église romaine; aussi l’appelait-on l’archidiacre du
Pape. En cette qualité, il avait la charge d’assembler et de distribuer
les aumônes que les moins pauvres parmi les fidèles apportaient pour les
indigents. Ce n’étaient, en général, que de bien petites sommes.
Néanmoins les païens se figuraient que Laurent détenait un trésor
considérable.

C’était le temps de la grande persécution (258). L’empereur Valérien
avait rendu un édit qui portait que les évêques, les prêtres et les
diacres seraient mis à mort; elle leur serait infligée sans
interrogatoires, sans jugement régulier ni sentence motivée--sur la
seule vérification du fait qu’ils professaient le christianisme. Quant
aux laïques, ils devaient être dépouillés de leurs biens et décapités,
après jugement. Les chrétiens faisant partie de la Cour, verraient
également leur fortune confisquée et perdraient leurs dignités. Ensuite
ils seraient assimilés aux esclaves. En outre, toute réunion des fidèles
était rigoureusement interdite.

Comme on l’a vu plus haut, le pape Sixte ne tint aucun compte de la
défense. Quand les policiers, renseignés par un traître, vinrent
l’arrêter, il célébrait la messe dans une chapelle souterraine des
Catacombes de Prétextat, près de la voie Appienne. Il fut emmené, ainsi
que les ministres du culte qui l’entouraient, devant l’un des préfets de
la ville. Les assistants demandaient à mourir avec lui. Mais les
soldats, ne voulant sans doute pas s’embarrasser, ce jour-là, d’un trop
grand nombre de prisonniers les laissèrent libres. Le préfet, se
conformant à l’édit, ordonna que Sixte fût décapité tout de suite à
l’endroit même où il avait commis le crime d’offrir le Saint Sacrifice.

Pendant qu’on le ramenait aux Catacombes, Laurent, absent lors de
l’arrestation, accourut pour lui dire un dernier adieu; entre eux, un
dialogue émouvant s’engagea.

Laurent que dévorait la soif du martyre s’écria tout en larmes:

--Où vas-tu, père, sans ton fils? Où vas-tu, prêtre sans ton diacre?

--Mon fils, répondit le Pape, je ne t’abandonne pas: de plus grands
combats t’attendent. Cesse de pleurer: tu me suivras dans trois jours.

Puis il tendit le col au bourreau qui le lui trancha d’un seul coup.

La prédiction de Sixte ne tarda pas à s’accomplir.

Légalement Laurent aurait dû être arrêté sur l’heure. Mais les
persécuteurs nourrissaient une arrière-pensée à son égard. Ils
espéraient en lui accordant une liberté provisoire, obtenir qu’il leur
livrât les prétendus trésors de l’Église. L’événement prouva que tel
était leur dessein. En effet, le préfet de Rome fit comparaître Laurent
et lui ordonna de livrer immédiatement les sommes qu’il était soupçonné
de détenir.

Mais le diacre, prévoyant cette rapine, avait déjà distribué en aumônes
la mince réserve dont il avait la gestion. Il demanda un délai de
vingt-quatre heures pour répondre. Le préfet, se croyant assuré de
toucher bientôt un monceau d’or et persuadé que Laurent craignait pour
sa vie, l’accorda.

Le lendemain, le diacre revint au tribunal, suivi des pauvres qu’il
avait coutume de secourir.

--Qu’est-ce que ceux-là? demanda le préfet tout ébahi.

--Ce sont les trésors de l’Église, répondit Laurent. Et il éclata d’un
grand rire héroïque.

Déçu dans sa cupidité, mis hors de lui par cette sublime raillerie, le
préfet commanda que Laurent fût étendu sur un gril et brûlé à petit feu.
Lui-même présida au supplice. Tandis que les flammes entamaient avec une
cruelle lenteur les chairs du martyr, il lui disait à tout
instant:--Livre ton or; tu auras la vie sauve.

Mais Laurent riait toujours.

Le préfet insistait avec rage. Alors Laurent, désignant la partie droite
de son corps déjà carbonisée:--Ce côté-là, dit-il, est assez cuit;
faites-moi tourner.

Le préfet hurla:--Je te ferai brûler pendant toute la nuit!

--Cette nuit, repartit le diacre, n’a point d’obscurité pour moi; elle
est pleine de lumière.

Puis, quelles que fussent les objurgations et les menaces de son
tourmenteur, il cessa de répondre. Les yeux au ciel, il priait. Et voici
sa prière:

«Sur le gril, Seigneur, je ne vous ai pas renié; dans le feu, ô mon
Jésus, je vous ai confessé. Vous avez éprouvé mon cœur, vous m’avez
examiné et vous m’avez trouvé de bon aloi. Mon âme s’attache à vous
parce que mon corps brûle à cause de vous.»

Puis il pria pour le triomphe du christianisme et enfin--rapportent les
fidèles qui assistaient à son supplice--il prononça, d’une voix
entrecoupée, ces mots: «Je vous remercie, Seigneur, de m’ouvrir les
portes du ciel!...»

Et son âme s’envola dans la gloire de Dieu.

_Hilarem datorem_, celui qui se donne en riant, c’est ainsi que l’Église
qualifie saint Laurent dans l’office qu’elle lui a consacré.

Ah! me disais-je, durant la bienheureuse octave où à toutes les heures
de la journée, je gardais présente l’image du martyr sur son gril, avec
quel rire reconnaissant, mon Dieu, je devrais recevoir les épreuves
qu’il vous plaît de m’envoyer pour mon plus grand bien. Saint Laurent
obtenez-moi cette grâce!...

Or, il me l’obtint. Et c’est pourquoi je pus reprendre ma croix et la
trouver plus légère.

Je vous le demande: comment au souvenir de cette radieuse semaine, ne
vouerais-je pas mon affection et mon entière gratitude au Saint qui
m’assista de la sorte?

                   *       *       *       *       *

Saint Pierre crucifié la tête en bas, saint Paul décapité, saint André
crucifié et écartelé, saint Jacques le Majeur décapité, saint Jean
l’Évangéliste plongé dans l’huile bouillante, saint Thomas lapidé, saint
Jacques le Mineur assommé, saint Philippe crucifié et lapidé, saint
Barthélemy écorché vif, saint Mathieu percé de la lance, saint Simon et
saint Thaddée sciés par le milieu du corps, saint Lin décapité, saint
Clet décapité, saint Clément décapité, saint Xyste décapité, saint
Corneille décapité, saint Cyprien décapité, saint Laurent brûlé vif,
saint Chrysogone décapité, saints Jean et Paul, les jumeaux, décapités,
saints Côme et Damien décapités... Je vois cette troupe glorieuse et
funèbre se ranger à la gauche du célébrant qui se recueille pour la
Consécration; je vois leurs mains sanglantes offrir à l’Hostie les
instruments de leur supplice...

Un peu plus tard, quand le _Pater_ va être récité, d’autres martyrs les
rejoindront, qui se placeront à la droite du prêtre: saint Jean-Baptiste
le Précurseur décapité, saint Étienne lapidé, saint Mathias décapité,
saint Barnabé décapité, saint Ignace déchiré par les bêtes du cirque,
saint Alexandre décapité, saint Marcellin décapité, saint Pierre
l’exorciste décapité, sainte Félicité et sainte Perpétue massacrées,
sainte Agathe brûlée vive, sainte Lucie égorgée, sainte Agnès égorgée,
sainte Cécile saignée à mort, sainte Anastasie brûlée vive...

Ces témoins de la Vérité unique ont vaincu, ont triomphé des lâchetés de
la chair et des embûches du Démon pour que nous, catholiques
d’aujourd’hui, nous soyons mis à même de participer au sacrifice de
Jésus-Christ par leurs mérites. Si nous assistons paisiblement à la
Messe, c’est aux tortures qu’ils subirent sans défaillance que nous en
sommes redevables. C’est de leur sang que l’Église est cimentée. C’est
leur haleine qui en vivifie l’atmosphère chaque fois que la nonchalance
de nos âmes médiocres la rend toute stagnante. Dans l’union solidaire
que nous formons avec eux, leur part est énorme; la nôtre bien minime.

Mais sans ce privilège que nous confère la communion des Saints
saurions-nous, s’il le fallait, remplir les devoirs formidables qu’il
peut impliquer un jour?

Question angoissante et que je me suis souvent posée. Je me
disais:--Imagine que, demain, les ennemis de l’Église deviennent nos
maîtres, qu’ils édictent des lois et des décrets qui t’ordonneront de
renier Jésus sous peine de mort. J’admets que, d’un premier mouvement,
tu refusas l’apostasie. Mais on t’emprisonne; et tu ne tardes pas à
comparaître devant un tribunal d’athées en fureur qui te condamneront,
sans délai ni appel, parce que son fanatisme matérialiste lui présente
ta fidélité à Jésus comme un crime irrémissible. La sentence prononcée,
tu es reconduit dans ton cachot et tu y restes seul avec cette pensée:
dans quelques heures le bourreau me coupera la tête.

Es-tu bien sûr qu’alors tu n’appelleras pas le geôlier pour lui demander
s’il n’existe pas des moyens d’échapper au supplice?

--Il n’y en a qu’un, répondra-t-il, renonce à ton Dieu.

Auras-tu le courage de repousser la tentation? Ne mendieras-tu pas une
audience de tes juges pour sauver ton cher corps en perdant ton âme? Et
si l’on te présente un Crucifix, ne le repousseras-tu pas en t’écriant:
«Je ne connais plus cet homme?»

Je dis que le chrétien qui n’a pas évoqué cette possibilité en
tremblant, au moins une fois dans sa vie, fait preuve d’une confiance
excessive en lui-même. Je dis que si la persécution sanglante revenait,
il risquerait d’apostasier sur une simple menace d’arrestation.

Certains objectent:--Mais la persécution sanglante ne reviendra jamais.
La dureté, la cruauté du paganisme antique n’existent plus. L’état de
civilisation où nous sommes parvenus nous garantit du retour
d’abominations pareilles.

Fragile assurance! Il est vrai que la société actuelle, si régie qu’elle
soit par une fringale de basses jouissances et par la négation des
droits de Dieu sur l’humanité, garde encore quelques traces de
l’adoucissement des mœurs qu’elle doit à des siècles de christianisme.
Encore ne faut-il pas exagérer sa mansuétude car il n’y a pas si
longtemps que sa mère la Révolution satanique tenta de détruire l’Église
par la guillotine. Mais que, demain, un bouleversement social se
produise. Je vous certifie que ceux qui le provoqueront brûleront d’une
haine farouche contre Dieu et son Église et qu’ils mettront en pièces
les fidèles avec autant de férocité--sinon plus--que ne le firent jadis
les païens.

Et qui sait si ce temps n’est pas tout proche? Qui sait si l’astre noir
de l’Antechrist ne se lèvera pas bientôt à l’horizon trouble de
l’avenir?

Jésus a dit: «_De ce jour et de cette heure, nul ne sait rien, pas même
les anges mais Dieu seul._»

Et alors, ajoute saint Paul, «_l’amour de Dieu se refroidira chez un
grand nombre_».

                   *       *       *       *       *

Bien des signes donnent à présumer que ce soir du monde approche.

Ce n’est donc pas sans raison que je demande aux Saints martyrs qui se
pressent devant l’autel de me venir en aide le jour, peut-être prochain,
où il me faudrait rendre témoignage à Jésus sous le glaive. Leur exemple
me fortifie. Les sachant près de moi, je me sens étroitement solidaire
de leurs souffrances et de leur héroïsme. Contemplant leurs plaies je me
sens aussi un peu moins indigne de m’offrir avec l’Hostie. Et, d’un cœur
sans réticences, j’articule l’admirable prière qui précède immédiatement
la Consécration:

_Daigne, ô mon Dieu faire qu’en toutes choses, cette oblation soit
bénie, légitime, valable, fondée en raison et acceptable par ta
miséricorde, en sorte qu’elle devienne, pour notre salut, le Corps et le
Sang de ton Fils très aimé, Notre Seigneur Jésus-Christ._

_Bénie_, elle le sera, si je n’ai pas abusé des grâces qui me furent
départies avec surabondance malgré l’insuffisance de mon zèle.

_Légitime_, elle le sera, si j’ai la conviction absolue que le fait de
sa perpétuité dans l’Église correspond à l’ordre établi par Jésus
lorsqu’il institua la Cène.

_Valable et raisonnable_, elle le sera parce que c’est l’Agneau vivant
de Dieu, Dieu lui-même, c’est-à-dire la Raison et la Sagesse incréées
qui vont être immolées tout à l’heure.

Si je comprends la responsabilité que j’assume en prononçant, avec le
célébrant, ces paroles, si, par elles, je m’associe aux Martyrs qui
moururent pour la gloire du Mystère d’amour qu’elles commémorent,
«_j’aurai part à la divinité de Celui qui a daigné se revêtir de notre
humanité_».



VIII

A la veille de souffrir...


Je rapporte, ci-dessous, le récit d’un mystique ignoré de qui j’ai déjà
esquissé le profil dans plusieurs de mes livres et notamment dans les
_Lettres à un indifférent_. Je crois que les personnes douées pour la
contemplation recevront quelque enseignement de cette narration si
conforme à ce qu’écrit sainte Thérèse au chapitre VIII du _Château
intérieur_.

                   *       *       *       *       *

Lapillus parle:

«L’autre jour, à la Messe, le prêtre allait consacrer l’Hostie. Je
suivais ses gestes avec attention, cela va sans dire; mais je dois
mentionner que, me préparant, comme c’était mon devoir, à l’adoration de
Notre-Seigneur descendu sur l’autel, je le faisais par habitude et sans
que mon âme fût avertie, par un surcroît de ferveur, de ce qui
l’attendait à cette minute même. J’étais recueilli, et rien de plus.

«Je prononçais les mots _Pridie quam pateretur_: _A la veille de
souffrir_... quand, tout à coup, je sentis que Jésus était là, tout près
de moi. Ce fut si brusque que j’en ressentis d’abord un peu de crainte.
Mais aussitôt une grande paix s’établit en mon être. Je ne voyais Jésus
ni des yeux du corps, ni des yeux de l’imagination, ni extérieurement,
ni intérieurement. Et pourtant, sa présence m’était si évidente qu’il
m’était impossible d’en douter, d’autant qu’elle se manifestait par un
courant d’amour qui me submergea.

«C’était d’ailleurs tout intellectuel. Je veux dire que ce n’était pas,
comme en d’autres occasions, ma sensibilité qui était atteinte mais mon
entendement.

«Un peu après que mon intelligence eut été conquise de la sorte, je
_dus_ répéter: _A la veille de souffrir_... Alors, non en images, mais
par une opération de l’esprit dont je ne saurais rendre compte, par un
regard _essentiel_ qui plongeait plus loin que les apparences, je reçus,
dans l’espace d’une seconde, une clarté _synthétique_ sur ce que Jésus
me signifiait par cette petite phrase interrompue soudain.

«Ce que je viens de t’exposer paraîtra très obscur à beaucoup. C’est
pourquoi comme cela comporte un avertissement des plus salutaires, je
vais essayer de te transposer dans un langage moins abstrait et de te
développer dans l’ordre des sentiments ce qu’une _idée_, aussi rapide et
lumineuse qu’un éclair m’apporta d’une façon si insolite. Mais retiens
que je n’arriverai pas à exprimer tout ce que la présence de Jésus lui
conférait d’autorité souveraine.

«J’assistais à la Cène. Le Maître, «prit du pain dans ses mains saintes
et vénérables». Au moment de le rompre non seulement pour les Apôtres
mais pour tous les fidèles de tous les temps, il me parut qu’il était
infiniment triste parce qu’il voyait combien notre union à son sacrifice
serait imparfaite.

«Sa pensée me fut transmise sans qu’il articulât une parole, mais
c’était comme s’il m’avait dit à moi et à toute l’Église:

«Ma Passion durera jusqu’à la fin du monde. Par vous, avec vous, en
vous, mes bien-aimés, toujours je serai à la veille de souffrir,
toujours je souffrirai. Ma souffrance ira s’accroissant du fait que vous
demandez à vous nourrir de moi et qu’en retour, vous ne me donnez pas
vos âmes avec l’abnégation que je vous ai prescrite. Vous donnez à
l’orgueil, vous donnez à l’envie, vous donnez à l’avarice, vous donnez à
la paresse, à la colère, à la gourmandise, à la luxure. Le peu qui vous
reste, vous me l’apportez comme une aumône dérisoire à un pauvre dont la
plainte vous importune.

«Je suis ce pauvre. Je suis le Pauvre absolu qui mendie pour avoir
prodigué sa chair et son sang aux ingrats qui avaient faim de lui. Je me
suis partagé tout entier entre vous. Maintenant je vous demande votre
amour sans restriction. Comment me répondez-vous?

«Mes Saints qui ne conçoivent pas d’autre volonté que la mienne, se sont
donnés généreusement. Mais vous, qui préférez la plupart du temps votre
volonté à la mienne, vous réduisez votre don à la mesure de vos cœurs
étroits. Je vous apportais tous les trésors du Ciel. Vous m’offrez un
petit sou démonétisé, rongé de vert-de-gris par votre égoïsme.

«Je vous ai prévenu que pour mériter la béatitude éternelle il vous
fallait acquérir l’esprit de pauvreté; je vous ai averti que votre
récompense serait incommensurable si, à cause de moi, vous supportiez
avec bonheur la haine, les malédictions, les persécutions, les calomnies
et les mépris de ceux qui me haïssent, me maudissent, persécutent,
calomnient et chargent d’opprobre mon Église.

«Mais vous n’avez pas eu confiance dans ma parole. Vous alléguez que,
par la faute de votre nature mauvaise, vous n’arrivez pas à comprimer
vos penchants délétères et que, par suite, vous ne pouvez aspirer à la
Sainteté. Est-ce que je ne le sais pas mieux que vous? Est-ce que pour
raffermir votre volonté, infirme pour le bien, je ne vous offre pas sans
cesse ma Grâce? Est-ce que je ne vous applique pas les mérites de ma
Croix? Mais ma Grâce, mais les vertus de mon supplice les
sollicitez-vous chaque fois que vous êtes sur le point de pactiser avec
le monde et ses tentations? Et quand vous les sollicitez, est-ce avec le
ferme désir d’abattre toutes les murailles qui la séparent de votre
cœur?

«Eh bien, parce que vous êtes les frères du Fils de l’Homme, je vous
pardonne votre inconstance. Aujourd’hui, comme tous les jours, je veux
souffrir pour votre rédemption: à l’appel du prêtre, je descendrai sur
l’autel. _Voici mon corps; Voici mon sang._ Il dépend de vous que mon
sacrifice ne soit pas offert en vain. Efforcez-vous d’y correspondre,
tâchez, une minute, de vous oublier, de ne penser qu’à moi seul.--Alors
vous ne lirez plus cette tristesse dans mon regard.»

                   *       *       *       *       *

Lapillus ajouta: «Je ne saurais te rendre combien je me sentis de peine
à considérer le peu que je faisais pour Notre Seigneur. Je me rappelai
les mille circonstances où j’étais venu à Lui les mains vides tandis
qu’il me prodiguait les richesses innombrables de son amour. Je compris
mon néant.

«Alors pour réduire définitivement ma nature arrogante, parmi les
merveilles de la Grâce, je lui demandai la souffrance quotidienne avec
Lui.

«Oh! je sais, cette imploration, c’était comme si un jonc du ruisseau
demandait à Dieu d’être changé en un cèdre de la montagne sainte. J’osai
pourtant la réitérer, une deuxième fois, puis une troisième fois, au nom
de la Trinité, car je ne pouvais plus supporter la tristesse de Jésus
lorsqu’il fixe les yeux sur mon âme...

«Je crois que j’ai été exaucé... Maintenant, il y a un sourire dans ce
divin regard. Je souffre tous les jours avec Jésus, je souffre
particulièrement lorsque le pain et le vin de l’autel se changent en son
Corps et en son Sang--et j’aime ma souffrance pour l’amour de Lui.»



IX

Abel, le patriarche et l’ange


Dans la prière qui suit immédiatement la Consécration, l’Église se
qualifie «le peuple saint se souvenant de la Passion et offrant à Dieu
le Pain sacré de la vie éternelle et le Calice du salut perpétuel.»

_Peuple saint_, parce qu’il a été régénéré par le sacrement de baptême;
_peuple saint_, parce qu’il est la propriété de Dieu qui se l’est acquis
au prix du sacrifice de Jésus; _peuple saint_, parce que la grâce se
répand sur les fidèles pour que s’y conformant, ils marchent dans sa
Lumière, loin des ténèbres du monde. Ainsi, comme le dit saint Paul, ils
«renoncent aux désirs du siècle et vivent dans l’attente de l’avènement
du Sauveur qui s’est livré lui-même pour nous afin de se faire un peuple
pur et zélé pour son service».

Lorsque je médite cette prière, je sens une fois de plus, d’une façon
intense, mon privilège de Racheté par Jésus et je comprends les
responsabilités qui en découlent. Me dire l’enfant du peuple saint et me
conduire comme ceux qui ne veulent pas être sanctifiés, ce serait comme
si j’habillais de soie blanche le corps purulent d’un lépreux.

Ensuite, l’Église fait mémoire du sacrifice d’Abel, du sacrifice
d’Abraham et «des offrandes du prêtre suprême Melchisédec», elle établit
un rapport entre ces préfigures de la Messe et l’oblation de l’Hostie
consacrée. Elle relie l’Ancien Testament à l’Évangile et elle confirme
par là notre titre d’héritiers de la Nation élue.

Mentionnant Abel, nous nous souvenons que son sacrifice d’une brebis fut
agréable au Seigneur parce qu’il l’offrit d’un cœur droit. Notre
Seigneur, dans l’Évangile selon saint Mathieu, le nomme «le juste Abel».
En outre, il a été tué par Caïn comme Jésus le sera par les Juifs. «En
Abel, dit saint Ambroise, la Rédemption de l’humanité a été annoncée,
comme sa déchéance avait été soulignée par Caïn. En celui-là, il y a le
sacrifice du Christ, en celui-ci, la rage fratricide du démon.»

Abraham, il est _notre_ Patriarche, père de tous les croyants, qu’ils
appartiennent à l’Ancienne Loi ou qu’ils relèvent de la Bonne Nouvelle.
«Il est appelé le Patriarche, c’est-à-dire le premier entre les Pères,
explique saint Thomas d’Aquin, non parce qu’il n’a pas eu de père mais
parce que la promesse lui a été faite qu’il serait le père des nations.»

Ancêtre de Jésus selon la chair, il eut la gloire d’offrir son fils
comme le symbole de l’Hostie que nous offrons. L’holocauste, par
soumission héroïque, d’Isaac est donc un emblème de l’Eucharistie. C’est
pourquoi il est si souvent reproduit dans les peintures des Catacombes.
Et c’est pourquoi saint Paul a dit: «C’est par la foi qu’Abraham offrit
Isaac, lorsqu’il fut éprouvé de Dieu, lui qui avait reçu la promesse:
_C’est en Isaac que sera ta postérité._ Il crut que Dieu est puissant
jusqu’à ressusciter les morts. Aussi ce fils lui fut-il rendu pour que
fussent préfigurées la mort et la résurrection du Sauveur.»

Non seulement l’Église sanctionne à la Messe cette signification
mystique du sacrifice d’Abraham, mais encore elle le place à côté de la
manne et de l’agneau pascal lorsqu’elle récite la belle prose _Lauda
Sion_:

    _In figuris præsignatur,
    Cum Isaac immolatur:
    Agnus Paschæ deputatur:
    Datur manna patribus._

Melchisédec est une des figures les plus mystérieuses de la Bible. Il
apparaît, au lointain des âges, dans une pénombre solennelle où résonne,
en un chant prophétique, l’annonce du Messie. Son nom signifie Roi de
Justice et il règne sur Salem, c’est-à-dire sur la Paix. Dans la Genèse,
il offre le _pain et le vin_ pour célébrer la victoire d’Abraham sur les
infidèles. Étant «roi-prêtre du Dieu très haut», il bénit le patriarche
et il en reçoit la dîme.

David, au psaume 109, ayant vision du Sauveur dans la Lumière incréée,
le salue par ce cri: «Tu es prêtre à jamais selon l’ordre de
Melchisédec!» Cela veut dire que Jésus inaugure le sacerdoce éternel non
d’après la Loi périmée mais par une institution directe semblable à
celle que reçut Melchisédec. De même, pour établir la filiation divine
de Jésus par l’exemple de Melchisédec, saint Paul rappelle, dans
l’Épître aux Hébreux, que ce dernier «est sans père ni mère, sans
généalogie, sans commencement de jours ni fin de vie et qu’il préfigure
ainsi le Fils de Dieu.»

Melchisédec fut donc plus qu’un homme. La tradition de l’Église le
considère comme un ange envoyé par Dieu pour confirmer la vocation
d’Abraham et préparer, en quelque sorte, par l’oblation du pain et du
vin, le sacrifice de la Messe.

Dans l’une de ses incomparables visions, Catherine Emmerich rapporte que
le calice dont Jésus se servit, pour la Cène, provenait de Melchisédec.
Je ne puis mieux faire que de la citer:

«Le grand calice de Jésus était déjà chez Abraham. Melchisédec l’apporta
du pays de Sémiramis, dans la terre de Chanaan, lorsqu’il commença
quelques établissements au lieu où fut plus tard Jérusalem. Il s’en
servit lors du sacrifice où il offrit le pain et le vin en présence
d’Abraham et il le laissa à ce patriarche.»

En une autre vision, ce qui suit lui fut représenté:

«Le sacrifice de Melchisédec eut lieu dans la vallée de Josaphat, sur
une hauteur. Abraham devait savoir d’avance qu’il viendrait sacrifier
car il avait élevé un autel et, au-dessus, un berceau de feuillage. Il y
avait aussi une espèce de tabernacle où Melchisédec plaça le calice...

«Lorsque le patriarche avait reçu le mystère de la Promesse, il lui
avait été révélé que le prêtre du Très-Haut célébrerait devant lui le
sacrifice qui devait être institué par le Messie et durer éternellement.
C’est pourquoi lorsque Melchisédec fit annoncer son arrivée par deux
coureurs dont il se servait souvent, Abraham l’attendit avec une crainte
respectueuse...

«Il alla à la rencontre de Melchisédec. Je vis celui-ci entrer dans le
berceau de feuillage; il offrit le pain et le vin, en les élevant dans
ses mains; il les bénit et les distribua. Il y avait dans cette
cérémonie quelque chose de la sainte Messe. Abraham reçut un pain plus
blanc que les autres et but au calice qui servit, par la suite, à la
Cène de Jésus et qui n’avait pas encore de pied. Les plus distingués
d’entre les assistants distribuèrent après du pain et du vin au peuple
qui entourait l’autel...

«Il n’y eut pas de consécration: les anges ne peuvent pas consacrer.
Mais les oblations furent bénies et je les vis rayonner. Tous ceux qui
les reçurent furent fortifiés dans leur âme et dans leur corps et élevés
vers Dieu. Pour la bénédiction d’Abraham par Melchisédec, je vis que
c’était une préfigure de l’ordination des prêtres...

«Melchisédec ne paraissait pas vieux. Il était svelte, haut de taille;
ses gestes avaient une douce majesté. Il portait un long vêtement plus
blanc qu’aucun vêtement que j’aie jamais vu; la tunique blanche
d’Abraham semblait grise à côté. Lors du sacrifice il mit une ceinture
où étaient brodés quelques caractères et une coiffure blanche assez
semblable à une mitre. Sa longue chevelure était d’un blond clair et
luisant; on aurait dit de la soie. Il avait une barbe blanche, courte et
pointue. Son visage resplendissait.

«Tout le monde le traitait avec respect. Sa présence répandait partout
la vénération et un calme majestueux. Il me fut dit que c’était un ange
sacerdotal et un messager de Dieu. Il était envoyé pour établir diverses
institutions religieuses.

«Il conduisait des peuples, déplaçait et mêlait les races et fondait
aussi des villes. Je l’ai vu en plusieurs pays avant le temps d’Abraham.
Ensuite, je ne l’ai plus revu.»

                   *       *       *       *       *

La troisième prière après la consécration s’exprime ainsi:

«_Nous vous supplions, Dieu tout-puissant: ordonnez que ces dons soient
portés par votre Ange saint sur votre autel sublime, en présence de
votre divine majesté, afin que nous tous qui, participant à cet autel,
aurons reçu le corps et le sang très saints de votre Fils, nous soyons
remplis de toutes les bénédictions célestes et de toutes les grâces._»

C’est ici que se manifeste l’humilité dont nous devons être pénétré
lorsque, unis au prêtre, nous offrons à Dieu le corps et le sang de son
Fils. Notre vie n’est pas assez innocente, notre cœur n’est pas assez
mortifié, notre ferveur n’est pas assez ardente pour que nous osions
présenter nous-mêmes les dons consacrés à Celui qui est toute
perfection. La vue de l’Hostie immaculée et du calice salutaire, la
pensée de l’inexprimable sainteté de l’offrande raniment en nous le
sentiment de notre indignité. C’est pour cette raison que la liturgie
nous invite à confier à un Ange l’oblation de Jésus et aussi la nôtre.
Par là, nous nous conformons à la tradition la plus antique, souvent
formulée dans l’Église, que les Anges ont assisté à l’œuvre de notre
rédemption du commencement à la fin et qu’ils sont également présents et
participants au sacrifice de la Messe.

Saint Jean Chrysostome dit: «En ce moment solennel, les Anges entourent
le prêtre, le chœur entier des puissances célestes s’unit à lui; il
environne l’autel pour adorer la Victime qui y repose.» Puis le Saint
raconte une vision au cours de laquelle, il vit et où les assistants
virent aussi une multitude d’esprits célestes, revêtus de robes
blanches, et qui se tenaient, la tête inclinée devant l’Hostie, «comme
des guerriers autour de leur roi.»

Mais, parmi cette foule bienheureuse, quel est «l’Ange saint» dont
l’Église demande qu’il soit son délégué auprès du Père tout-puissant?

Certains pensent que ce pourrait être celui qui, au Jardin des Olives,
descendit du ciel pour assister Jésus en son agonie et pour étancher la
sueur de sang qui ruisselait de son corps jusqu’à terre.

D’autres y voient Saint Michel parce que l’Église, dans l’office de
l’Archange, lui applique le texte de l’Apocalypse où il est dit: «Un
Ange se tint devant l’autel, il avait un encensoir d’or et beaucoup
d’encens lui fut donné afin qu’il plaçât les prières des fidèles sur
l’autel d’or qui est devant le trône de Dieu. Et la fumée de l’encens
que forment les prières des fidèles monta devant Dieu par la main de
l’Ange.»

Quelques-uns croient qu’il s’agit de l’ange protecteur de l’église où
l’on célèbre la Messe ou de l’Ange gardien du prêtre et qu’il le
soutient, l’éclaire et le dirige, d’une façon toute spéciale, pendant
qu’il officie.

Enfin, Nicolas Ghir renforce le mystère lorsqu’il rapporte que
«plusieurs voyants eurent une dévotion particulière à cet esprit céleste
mentionné au canon de la Messe mais qu’ils ont gardé le secret sur son
nom ou sur sa personne.»

D’autre part, voici ce que le mystique ignoré Lapillus m’a confié:--J’ai
eu souvent l’intuition vive que cet Ange, c’est Melchisédec. De même que
par préfigure, il offrit le pain et le vin au temps d’Abraham, de même
il les porte à Dieu, transsubstantiés tous les jours à l’autel...

Quoi qu’il en soit, retenons, une fois de plus, que, par notre présence
au Saint-Sacrifice, avec les Apôtres, les Martyrs et les Anges, se
manifeste l’étroite solidarité de l’Église militante avec l’Église
triomphante. Et l’Église souffrante vient prendre aussi sa place dans
l’assemblée des fidèles, afin que la prière des Bienheureux, des
combattants pour Dieu sur la terre et des âmes qui expient en Purgatoire
soit UNE dans le Père et l’Esprit, comme elle est UNE dans le Fils.



X

Avec les morts


Ce matin, l’on chante une messe de _Requiem_. Et il me semble que, foule
vivante par-delà le tombeau, les âmes du Purgatoire emplissent toute
l’église. Il me semble aussi qu’elles se pressent à nos côtés et
qu’elles nous supplient de leur obtenir «le rafraîchissement, la lumière
et la paix».

Elles murmurent:

«Frères qui luttez pour votre salut dans le monde, souvenez-vous que
nous sommes dans l’impuissance totale de prier Dieu afin qu’il abrège
notre exil. Le désir nous consume de monter dans la Béatitude éternelle.
Nous voyons Dieu; nous ne voyons que Lui; nous ressentons la plénitude
de son amour au point qu’il nous est impossible de faire le moindre
retour sur nous-mêmes et simultanément notre peine indicible consiste en
ceci que l’ayant tant de fois offensé au cours de notre passage sur la
terre, maintenant que nous nous sommes repentis de nos fautes,
maintenant que nous sommes assoiffés de nous fondre en Lui, nous sommes
séparés de Lui par une distance effrayante. Tout effort pour la réduire
nous est impossible et nous ne savons rien sur la durée de notre
supplice. De là, le feu perpétuel qui nous dévore.

«Notre tourment égalerait celui des damnés si la miséricorde de Dieu,
tempérant sa justice, ne nous octroyait une certitude et un espoir: la
certitude que Dieu nous attirera en Lui quand les taches qui nous
restaient de nos fautes seront entièrement effacés par la flamme
purificatrice; l’espoir que vos prières pour nous rapprocheront le temps
de notre délivrance.

«Frères ne nous oubliez pas dans la geôle obscure et brûlante où une
sentence équitable nous tient captifs. Mais rappelez-vous que, pour nous
soulager en nous appliquant les mérites de Jésus-Christ, pour concourir
à notre libération, il vous faut la Grâce et que vous ne demeurerez
dignes de la recevoir que si vous l’implorez d’une âme pénitente. Car
Dieu la refuse à l’âme qui s’enlise, sans repentir, dans l’habitude du
péché.»

Cet appel poignant me remue d’une façon si intense que je frissonne, à
l’entendre se prolonger sous la voûte. D’autres jours, lorsque j’étais
incité à prier pour les vivants, il m’avait semblé ouïr l’énorme plainte
que la souffrance humaine exhale vers le Ciel. Mais la plainte des
fidèles défunts, qu’elle est plus déchirante encore! Elle s’élève d’un
puits profond comme un abîme et où il n’y a point d’eau pour rafraîchir
leur fièvre; une atmosphère de lourdes ténèbres sans rosée y règne. Et
je crois voir, à présent, tout au fond de ce gouffre où rongeaient
soudain des lueurs de laves en fusion, un nombre infini de visages
suppliants tournant vers moi leurs yeux qui voudraient mais qui ne
peuvent pas pleurer. Je vois des poitrines haleter d’angoisse. Et le
poids qui les oppresse m’écrase le cœur...

Ah! je vous jure qu’au moins ce jour-là, j’ai prié pour les morts comme
jamais je n’avais su le faire!...

                   *       *       *       *       *

Nul n’a parlé du Purgatoire et de l’état des âmes qui l’habitent comme
Sainte Catherine de Gênes. Je l’ai déjà dit ailleurs mais je ne saurais
trop le répéter: son incomparable petit Traité condense, en une
soixantaine de pages, toute la théologie du sujet. Ce qui explique sa
clairvoyance à cet égard c’est qu’elle connaissait le Purgatoire non par
étude ou méditation mais par expérience personnelle.

«Dieu voulut, rapporte son confesseur, qu’elle servît de miroir et
d’exemple pour révéler aux hommes les peines du lieu de la purification.
Elle était comme placée sur un mur élevé entre deux existences afin de
nous instruire et de nous avertir. Il y avait en elle un feu suffisant
pour causer mille fois la mort et cependant elle ne mourait pas... On
sentait et on voyait les signes extérieurs de son embrasement intérieur:
son cœur brûlait ainsi qu’une fournaise. Ces flammes étaient si
violentes que Catherine, essayant de se mettre sur le bras un charbon
allumé, le voyait ronger sa chair mais sans en éprouver aucune
sensation, l’ardeur extrême du feu intérieur l’empêchant de ressentir la
souffrance causée par le feu matériel car celui-ci consume et détruit
l’objet où il s’attache tandis que le feu de l’amour divin l’entretient
et le conserve autant qu’il lui plaît.»

Mais ce feu surnaturel ne lui embrasait pas seulement l’âme, il
s’attaquait également à son corps sans produire d’autre effet que d’unir
la Sainte plus complètement à Dieu. Cette double opération n’allait pas
sans d’horribles souffrances qu’elle acceptait avec allégresse. «Dieu,
disait-elle, fait à mon âme un purgatoire de son corps dès cette vie.
Plus il attire mon âme à Lui, plus j’aspire à me fondre dans le bien
suprême et à quitter ma dépouille mortelle qui m’empêche de parvenir à
ce but. Mais d’autre part, mon corps est aussi dans un véritable
purgatoire parce que l’âme à laquelle il est lié voudrait vivre sans
lui, contrarie ses penchants naturels et ne correspond plus du tout à
ses sensations.»

Cependant l’incendie dont elle était pénétrée prenait parfois une telle
acuité qu’elle demandait un peu de soulagement, non pas aux remèdes de
la terre mais à ceux du Ciel:

Un jour elle eut une vision de la Samaritaine s’entretenant avec le
Sauveur.

«O mon Jésus, dit-elle, donnez-moi une gouttelette de l’eau que vous
donnez à la Samaritaine car je ne saurais endurer davantage ce grand feu
qui me brûle tout entière.»

Au même instant, elle reçut une goutte de l’eau divine et elle en fut
merveilleusement rafraîchie.

Mais le répit fut bref. Bientôt Catherine rentra dans les flammes du
Purgatoire. Elle y resta jusqu’à la fin de son existence transitoire.
C’est alors que paisible, joyeuse, prodigieusement lucide, elle composa
son admirable traité dont le dernier chapitre expose, avec la plus
grande précision, comment elle a pu nous rendre l’espèce et la qualité
des souffrances subies par les âmes dont elle partageait les épreuves.

«Je vois si clairement, dit-elle, toutes les choses que j’ai rapportées
dans cet écrit qu’il me semble que je les touche du doigt. Ce que je
puis assurer c’est qu’il n’y a rien de tout ce que je viens de dire qui
ne se passe dans le secret de mon cœur. Il n’y avait que cette
conviction qui pût me faire entreprendre d’en parler. Le monde est ma
prison et mes chaînes sont les liens de mon corps. Dieu répand, par sa
grâce, une lumière dans mon âme qui lui fait comprendre combien il lui
est important d’être dégagée des moindres obstacles qui peuvent
l’empêcher de jouir entièrement de Lui, sa fin dernière. Comme elle est
douloureusement sensible au retardement d’un si grand bien, tout ce qui
le diffère lui cause une peine plus qu’aiguë. Il est vrai qu’outre cette
grâce, elle reçoit de Dieu une certaine dignité qui ne la rend pas tant
semblable à Dieu qu’elle la fait être une même chose avec lui par une
conformité total à son amour.»

Ensuite, elle généralise, c’est-à-dire que retrouvant ce qui se produit
en elle dans les âmes du Purgatoire, elle spécifie la nature de leur
expiation: «Ce retardement qui est causé à l’âme par les traces du péché
lui devient une peine insupportable parce qu’elle lui montre combien
elle est encore éloignée des vertus qu’elle avait reçues de Dieu à la
création. Et ces vertus [d’union permanente à l’Amour absolu] lui étant
ainsi montrées sans qu’elle puisse y atteindre, elle demeure et languit
dans un tourment qui est d’autant plus pénible que cette grande idée
qu’elle reçoit de Dieu la possède davantage... La conclusion, c’est que
quand Dieu, par sa miséricorde inépuisable, a entrepris d’attirer une
âme à lui, il anéantit en elle tout ce qu’il y a d’humain et la purifie
par les flammes du Purgatoire.»

                   *       *       *       *       *

Voici maintenant un autre passage du Traité où sainte Catherine de Gênes
explique, avec une netteté instructive, comment les âmes du Purgatoire,
étant dans l’impossibilité de mériter par elles-mêmes, bénéficient des
prières que nous adressons pour elles à Dieu.

«Si ces âmes, écrit-elle, avaient le pouvoir de laver, par des
mouvements de contrition, les taches qui les séparent de Dieu, elles
paieraient en un instant leur dette entière tant leur contrition serait
ardente et impétueuse.

«Mais Dieu, par les lois immuables de sa justice, a édicté qu’il ne leur
serait pas remis à elles-mêmes une seule obole de ce qu’elles lui
doivent. De leur côté, elles ont une parfaite soumission à la volonté de
Dieu. Elles sont établies dans une telle conformité à sa justice que,
n’ayant ni choix, ni prévision, ni volonté propres, elles ne
choisissent, ne voient et ne veulent rien que ce qui plaît à Dieu.

«Si la charité de ceux qui les aiment dans le monde offre à Dieu pour
elles des prières et des aumônes qui puissent diminuer le temps de leur
souffrance, elles ne peuvent se détourner de leur contemplation pour s’y
rendre attentives si ce n’est selon l’ordre éternel de Dieu. Elles
laissent faire Dieu en toute chose et il se paie ainsi de son dû selon
qu’il plaît à son infinie bonté.»

C’est donc l’effet en Dieu des bonnes œuvres que nous leur dédions et
non ces œuvres elles-mêmes que ces âmes distinguent. Un récit que me fit
naguère Lapillus vient à l’appui de la doctrine émise par la Sainte. Je
le donne comme une image pour illustrer son texte.

«Une après-midi de fin d’automne, j’allais à travers la forêt que tu
connais si bien et dont, comme moi, tu aimes, plus que toutes choses
terrestres, les graves beautés. La température, cette année-là, était
particulièrement tiède. L’air dormait sous les branchages immobiles.
Dans le ciel d’un bleu très pâle, le soleil commençait à décliner vers
l’occident. Les feuillages des hêtres et des chênes se paraient de
toutes les nuances de l’or et de la pourpre, comme pour la fête suprême
de l’arrière-saison, tandis que les massifs des pins semblaient
présager, par leurs teintes funèbres, l’hiver imminent.

Je suivais un sentier qui s’enfonçait, avec cent replis capricieux, au
cœur des plus profondes futaies. Autour de moi, pas un chant d’oiseau,
pas un craquement d’écorces, pas même le bruit de mes pas sur le sable
doux qui traçait une ligne grise parmi les touffes embrunies des
fougères. On eût dit que les bises avaient émigré au loin et que jamais
plus elles n’oseraient troubler, de leurs rumeurs âpres, la majesté du
silence qui régnait sur cette solitude recueillie.

«Or mon âme, si comprimée lorsqu’il me faut subir les hommes, se
dilatait à l’aise au contact des arbres fraternels. L’arome salubre des
grands bois se mêlait au parfum de l’oraison que les effluves du
Paraclet faisaient naître en elle. Je me sentais tout près du cœur de
Jésus-Christ.

«Bientôt cette effusion muette--dont la féconde richesse ne saurait
s’exprimer par les vocables beaucoup trop indigents de la terre--se
tourna vers les morts. Fut-ce le souvenir de leur commémoration,
célébrée peu de jours auparavant, qui m’influença? Je ne sais; mais il
arriva que, tout à coup, la forêt me devint le symbole du peuple des
fidèles. Plus encore: elle _était_ les fidèles. Ce n’était point par
comparaison que cette idée s’imposait à mon esprit. Non, je percevais
_réellement_ l’ensemble des arbres comme une humanité sanctifiée.
Ensuite, à chaque seconde, sans que nul souffle eût agité les
frondaisons, une feuille s’en détachait, petite lueur d’or pâle dans
l’air bleuâtre, papillonnait lentement, puis descendait s’abattre, avec
un murmure triste, sur le sol. Et l’intuition m’était donnée que c’était
une âme qui, sortant de l’Église militante, prenait sa place dans
l’Église souffrante...

«Un grand nombre de personnes habituées à réduire la part du surnaturel
au plus strict minimum, me jugeraient halluciné. Mais ceux qui voient,
parfois, le monde _autrement que comme dans un miroir_, me comprendront
parce qu’ils n’ignorent pas que, pour les contemplatifs, les choses
visibles ne sont que l’_enveloppe_ mouvante et transparente des choses
invisibles. Ils savent aussi que ce don de Dieu est compensé par de
terribles épreuves dans la vie intérieure. Tu pratiques sainte Térèse et
saint Jean de la Croix; tu saisis donc pourquoi ils ont tellement raison
de dire qu’il ne faut pas porter envie aux privilégiés de la Grâce
illuminative.

«Longtemps je demeurai pensif à considérer ce paysage transfiguré.
Cependant le soleil touchait l’horizon qu’il embrasait de clartés
sanglantes. Or voici que, sur ce fond tragique, je vis se découper une
forme aux contours indécis et comme brumeux, qui avait la ressemblance
d’un homme agenouillé. Peu à peu, elle se précisa; je distinguai un
visage qu’à mon indicible étonnement, je crus reconnaître. C’était celui
d’un catholique, mort depuis une vingtaine d’années, avec qui je m’étais
trouvé en relations jadis. Même, il m’avait été auxiliateur à une époque
de ma jeunesse où je vivais loin de Dieu, dans la folie du monde. A ma
confusion, je dois t’avouer que je l’avais totalement oublié--au point
qu’ayant appris son décès, il ne m’était _jamais_ venu à la pensée de
prier pour le repos de son âme. Rien donc ne m’avait préparé à cette
apparition.

«Le voyant surgir du crépuscule soudain assombri, comme d’une tenture de
funérailles et comme pour me reprocher mon oubli, je fus bouleversé de
remords. Pourtant, il ne me regardait pas: ses yeux demeuraient
immuablement fixés au ciel avec une expression de tristesse infinie et
d’attente anxieuse. Il gardait le silence. Mais de lui à moi, se créa
comme un courant de sympathie tacite qui me fit _sentir_ qu’il n’avait
pas reçu la «gouttelette rafraîchissante» dont parle sainte Catherine de
Gênes, que personne ne priait pour lui et que son délaissement aggravait
ses souffrances en Purgatoire.

«Tout frémissant de repentir, je me tournai vers Dieu et, d’un cœur
percé de contrition, je dis un _de profundis_ à l’intention de la pauvre
âme si complètement abandonnée.

«Comme je finissais d’articuler la supplication: _Donnez-lui, Seigneur,
le repos éternel_, je vis un rayon descendre des hauteurs célestes sur
sa face qui exprima aussitôt une reconnaissance ineffable. L’ombre
désolée où gisait l’âme se dissipa; elle devint toute lumineuse. Son
action de grâces monta vers Dieu car ce n’était qu’en Lui seul et non en
moi qu’elle pouvait s’épanouir.

«Pour moi, je sus, d’une façon intuitive, qu’elle m’était désormais
confiée et que si je m’efforçais d’assumer une part de son expiation, je
raccourcirais d’autant son séjour en Purgatoire.

«Je n’ai pas besoin de te dire que j’en pris l’engagement...

«A présent, la nuit envahissait rapidement la forêt. Le vent du soir
agitait les hauts feuillages. Une musique profonde courait par les
taillis. Et il me semblait que, se mêlant à cette innombrable harmonie,
la voix du mort m’accompagnait sur le chemin du retour et qu’elle
chantait: _In te, Domine, speravi: non confundar in æternum!..._

«Et m’unissant à l’hymne je répétais:--Moi aussi, mon Dieu, j’ai mis en
vous mon espérance. Puisqu’il vous a plu de vous servir du rien du tout
que je suis pour rafraîchir cette âme altérée de votre amour, faites
que, quand vous l’aurez admise dans votre Paradis, elle m’assiste durant
les jours qui me restent à passer sur la terre comme pendant les années
équitablement prolongées où j’attesterai votre Justice en Purgatoire.»



XI

Pater noster


Saint Augustin, écrivant à sa fille spirituelle, la veuve Proba, lui
dit:

«Parcourez toutes les prières qui sont dans les saintes Écritures, je ne
crois pas que vous puissiez y trouver quelque chose qui ne soit pas
compris dans l’oraison dominicale. On peut, en priant, demander les
mêmes choses en d’autres termes, on n’est pas libre de demander autre
chose.»

Et après avoir analysé les articles du _Pater_, au point de vue de la
vie contemplative, dans son _Chemin de la Perfection_, sainte Térèse
s’écrie:

«Quelle sublimité dans cette prière évangélique! Qu’elle porte bien la
marque du Maître excellent qui l’a composée! Chacun de nous peut s’en
servir à son gré. J’admire qu’en si peu de paroles toute la
contemplation et toute la perfection se trouvent renfermées. Il semble
que nous n’ayons pas besoin d’étudier d’autres livres... Notre-Seigneur
a fait, en notre nom, une sorte de pacte avec son Père. C’est comme s’il
avait dit: Faites ceci, Seigneur, et mes frères feront cela. Et nous
sommes bien assurés que ce divin Père ne manquera pas aux engagements
pris. Il pourra même nous arriver un jour de dire cette prière de telle
sorte que, voyant notre sincérité et notre ferme résolution de tenir ce
que nous promettons, il nous comblera de richesses [pour la vie
intérieure]. Il aime extrêmement la loyauté. Lorsqu’on agit avec Lui
simplement et franchement, _qu’on ne songe pas à dire une chose tandis
qu’on en pense une autre_, il donne toujours plus qu’on ne lui demande.»

Ne pas dire une chose tandis qu’on en pense une autre: cette phrase, si
je m’y arrête d’un esprit sans complaisance pour moi-même, m’inspire de
la crainte. Je me rappelle tant d’occasions où, récitant le _Pater_
d’une façon pour ainsi dire automatique, j’ai négligé de graver dans mon
âme les obligations qu’il comporte!

Je rougis et je frissonne à ce souvenir. J’ai presque l’impression
d’avoir mis trop souvent une fausse signature sur le contrat que Dieu me
présentait après y avoir empreint son nom de lumière...

Qu’aujourd’hui du moins, en cette messe où je vais communier, il me soit
donné, à moi pécheur qui demande audacieusement «part et société avec
les Saints», qu’il me soit donné de répéter l’oraison dominicale avec la
pleine conscience de mon peu de mérite, avec le désir de racheter mes
manquements et mes fautes par un recours éperdu à la bonté divine.

Cette bonté a déterminé Dieu à m’envoyer son Fils pour me sauver; elle a
sanctionné ses promesses; elle m’a retiré de la boue du péché; elle m’a
préservé de mille chutes; elle m’a pardonné plus de sept fois
soixante-dix-sept fois; elle frappe sans cesse à la porte de mon cœur;
et elle est prête à m’accorder les grâces dont j’ai un pressant besoin
pour demeurer fidèle jusqu’à la mort. Mais ces grâces, il me faut les
implorer par le _Pater_ en connaissance de cause.

Un excellent moyen de le faire, c’est de suivre la méthode indiquée par
l’Abbesse de sainte Cécile dans son traité si substantiel: _La vie
spirituelle et l’oraison_. Au chapitre VIII de ce livre, après avoir
spécifié que «toute oraison qui ne se rattache pas à quelqu’une des
demandes du _Pater_ ne peut avoir accès auprès de Dieu», cette grande
moniale nous enseigne que «quant à sa réalisation pratique dans nos
âmes, le _Pater_ débute par sa dernière demande.»

Méditant cette donnée, m’appuyant aussi des méditations de sainte
Térèse, dans le _Chemin de la Perfection_, je tâcherai d’exposer comment
l’oraison dominicale mène des premières assises de la vie contemplative
à la cime radieuse où règne le Père éternel.

                   *       *       *       *       *

Pris au sens mystique et médité dans l’ordre inverse de celui où on le
récite, le _Pater_ résume les désirs de l’âme qui tend à vivre en Dieu
dès ce monde et autant qu’il est possible à la faiblesse humaine.

_Libera nos a malo, ne nos inducas in tentationem, dimitte nobis debita
nostra sicut et nos dimittimus debitoribus nostris_: vie purgative.
_Panem nostrum quotidianum da nobis hodie, fiat voluntas tua sicut in
cœlo et in terra, adveniat regnum tuum_: vie illuminative.
_Sanctificetur nomen tuum, Pater noster qui est in cœlis_: vie unitive.

_Libera nos a malo._--Le mal, c’est l’amour-propre. Tant qu’il ne sera
pas réduit par l’esprit de pénitence et de mortification, l’âme ne
réussira point à parfaire son union avec Dieu parce que Dieu ne
distingue, pour les attirer en son adorable essence, que les âmes
absolument convaincues de leur indignité et fortement décidées à
employer leur meilleure volonté au détachement d’elle-même.

C’est ce dont Notre-Seigneur nous avertit dans la parabole rapportée au
chapitre XIV de saint Luc.

Incitant l’âme aux noces spirituelles, c’est-à-dire à la vie unitive, il
lui dit: _Lorsque tu seras conviée à ces noces, va t’asseoir à la
dernière place afin que quand viendra Celui qui t’a conviée, il te
dise:--Mon amie, monte plus haut. Car quiconque s’humilie sera exalté._

Donc, pour mériter la faveur de Jésus, l’âme qui a reçu l’incomparable
grâce d’aspirer à sa fusion en Dieu désirera d’abord réprimer en elle
les trois concupiscences: goût des jouissances charnelles, complaisance
au spectacle du monde, orgueil de l’esprit, surtout ce dernier qui est
le générateur des deux autres.

Laissée à ses seules forces, l’âme comprend qu’elle n’y parviendrait
pas. Elle avoue son impuissance et cependant elle expérimente qu’elle ne
peut progresser dans la voie étroite que par l’ascétisme et par
l’humilité. Alors, elle demande à Dieu de la _délivrer du mal_,
c’est-à-dire de lui octroyer l’énergie de vaincre sa nature mauvaise
afin qu’elle puisse _monter plus haut_ en devenant la vraie _amie de
Jésus_.

_Ne nos inducas in tentationem._--Les racines de l’amour-propre sont
tellement vivaces en nous que même lorsque nous nous figurons les avoir
extirpées, il en reste toujours quelqu’une qui chemine sournoisement aux
profondeurs secrètes de notre être pour qu’en naissent de nouveaux
rejets.

Voici que l’âme a fait quelques progrès vers la possession du
Souverain-Bien. La satisfaction qu’elle en éprouve lui persuade que
désormais elle ne retournera pas en arrière. Présomption des plus
néfastes et qui guette tous les débutants dans la vie contemplative. Nul
n’y échappe car le Démon veille. Dès qu’il a flairé que l’âme est prête
à s’établir dans cette fausse sécurité, il l’attaque--presque toujours à
l’improviste--et fort souvent il la culbute.

Sainte Térèse a signalé le péril. Aux chapitres XXXVIII et XXXIX du
_Chemin de la Perfection_, elle analyse, avec une lucidité merveilleuse,
l’état de l’âme trop confiante dans son acquis. Elle donne de nombreux
exemples de cette infatuation où elle dénonce une des manœuvres les plus
subtiles de Satan pour entraver la marche vers Dieu des âmes d’oraison.
Je citerai l’un des passages où elle nous met le plus vivement en garde
contre le piège diabolique:

«Une tentation bien dangereuse, écrit-elle, c’est une certaine confiance
que, pour rien au monde, nous ne voudrions retourner à nos fautes
passées et aux plaisirs du siècle. On se dit:--Je suis désabusé; je sais
que tout passe et je ne trouve plus de consolation qu’aux choses de
Dieu. Chez les commençants cette tentation est funeste parce que, sous
l’empire de cette sécurité, on ne craint pas de s’engager dans les
occasions de péché, on s’y jette, tête baissée... et Dieu veuille que la
rechute ne soit pas bien pire que la chute! Le démon voit-il une âme
capable de lui nuire et de faire du bien à d’autres, il fera tous ses
efforts pour l’empêcher de se relever. Aussi, quelques consolations,
quelques gages d’amour que le Seigneur vous accorde, ne vous tenez
jamais en telle assurance que vous ne craigniez les rechutes et fuyez-en
les occasions. Si élevée que soit votre contemplation, ayez soin de
commencer et de finir toujours par la connaissance de vous-mêmes. Vous
le ferez si cette contemplation est de Dieu car, dans ce cas, elle
apporte avec elle l’humilité et nous laisse toujours plus éclairés sur
le peu que nous sommes.»

Donc, pour ne pas abuser de la Grâce, l’âme contemplative demande à Dieu
de ne pas l’_induire en tentation_ c’est-à-dire d’écarter d’elle les
occasions où l’amour-propre la ferait dévier vers le chemin de la
perdition tandis qu’aveuglée par le Mauvais, elle se figurait n’avoir
pas quitté le chemin qui mène en Paradis.

_Dimitte nobis debita nostra sicut et nos dimittimus debitoribus
nostris._--Délivrée de l’attache au péché, gardée, par une grâce
d’humilité, contre la tentation de s’attribuer le Bien que Dieu fait en
elle, l’âme conçoit maintenant qu’il lui faut se détacher d’autrui. Pour
ce faire, elle ne demande pas de l’ignorer ou de le mépriser car elle
sait qu’il est de son devoir de l’aimer en Dieu c’est-à-dire en
s’abstenant de rendre à la créature un culte qui n’est dû qu’au
Créateur. Elle demande d’être exempte d’animosité à l’égard d’autrui
lorsque celui-ci lui aura fait tort. Si elle n’agissait de la sorte,
elle se conformerait à l’esprit du monde qui consiste à nourrir en soi
des sentiments de rancune, des souhaits de malheur, des désirs de
vengeance contre quiconque froissa notre amour-propre.

Mais elle a rompu, autant qu’il lui fut possible, avec l’amour-propre.
Par suite, elle s’efforce de répondre aux mauvais procédés d’autrui tout
au moins par de l’indulgence; elle ne se contente pas de pardonner de
bouche les injures, elle les oublie. Et c’est seulement lorsqu’elle a
obtenu de sa volonté cette abnégation pour l’amour de Jésus-Christ
qu’elle offre, sans frayeur, à Dieu cette pétition: _Pardonnez-moi mes
offenses comme je promets de pardonner les leurs à ceux qui me
méconnaissent ou me nuisent._

Engagement redoutable! Et pourtant il est essentiel que l’âme le prenne
_pour monter plus haut_ en se dégageant du point d’honneur tel que le
pratiquent les mondains. C’est là le suprême détachement; par son effort
généreux pour l’opérer en elle-même, l’âme méritera de pénétrer et
d’être maintenue dans la voie illuminative.

_Panem nostrum quotidianum da nobis hodie._--Ce pain suprasubstantiel,
c’est d’abord l’Eucharistie. L’âme, le sollicitant pour sa nourriture
indispensable de chaque jour, «pour sa défense et son remède», s’engage
à ne jamais le recevoir en état de péché grave car elle n’ignore pas que
si elle commettait ce sacrilège, elle encourrait la condamnation
terrible formulée par saint Paul en ces termes: _Celui qui mange et boit
indignement le Corps et le Sang du Seigneur mange et boit son jugement._

Mais ce pain, c’est aussi celui de la doctrine éternelle. Dieu, à ce
stade de la vie contemplative, en gratifie l’âme par des images
lumineuses, comme un père présente aux regards émerveillés de son enfant
les illustrations d’un beau livre où il lui apprend à lire.

_Fiat voluntas tua sicut in cœlo et in terra._--Parvenue à ce point,
l’âme ne peut plus désirer qu’une chose, c’est que la volonté divine
s’accomplisse en elle sur la terre comme elle s’accomplira dans le ciel.
Par ce vœu elle se prépare à entrer dans la vie unitive.

_Adveniat regnum tuum._--Que ton règne arrive, cela signifie: Seigneur
Jésus, que ta présence me soit désormais habituelle, que je ne fasse
qu’un avec toi!

_Sanctificetur nomen tuum._--Si l’âme, proférant, d’un cœur sans
réticences vers le monde, cette aspiration, a mérité d’être exaucée,
elle entre dans la vie unitive.

Alors le nom du _Père qui est aux cieux_ est réellement _sanctifié_ par
la créature restaurée dans sa dignité première, remise en possession de
l’héritage incomparable qu’implique cette invocation: Notre Père!...

Contemplant le mystère d’amour infini renfermé dans le _Pater_, sainte
Térèse s’écrie:

«Bon Jésus qui nous avez accordé la grâce inestimable de devenir vos
frères, combien ce que vous donnez, de notre part est peu de chose en
comparaison de ce que vous demandez pour nous. Oui certes, ce n’est
qu’une bagatelle lorsqu’il s’agit de reconnaître les obligations que
nous avons contractées envers Dieu. Mais pourtant, ô bon Maître,
n’est-il pas vrai de dire qu’en nous faisant faire cette offrande, vous
ne nous laissez plus rien parce que nous donnons tout ce qu’il nous est
possible de donner!»

C’est cela même: l’âme qui dit le _Pater_, avec tout le détachement
qu’elle peut y mettre, se donne à Dieu comme Dieu se donne à elle.



XII

Le royaume de la Paix

        _Pacem meam do vobis dicit Dominus. Esurientes implevit bonis:
        Il a comblé de Lui-même ceux qui avaient faim de Lui._


Lapillus rapporte:

L’autre jour, peu avant de communier, je demandais ainsi qu’il est
prescrit, sa Paix à l’Agneau de Dieu. Puis, insistant, je demandais
derechef à Notre-Seigneur la Paix qu’il a promise à ceux qui l’aiment.

Tandis que je prononçais les paroles liturgiques, un rappel de la Cène
selon Saint Jean s’empara de moi d’une façon impétueuse et m’occupa au
point que j’ai dû interrompre ma prière vocale. A la lettre cette
intuition me pénétra: c’était comme des coups de lances, aussi suaves
que douloureux, qui me transperçaient le cœur.

Chaque blessure en se réitérant me faisait frémir, tout entier, d’une
allégresse mystérieuse car, en même temps, il me semblait que Jésus se
tenait près de moi et me redisait--à moi, pauvre balayure du
monde--quelques-uns des mots qu’il prononça au Cénacle, la veille de son
supplice.

Il dit d’abord:--_Je ne te laisserai pas orphelin._

L’accent de charité infinie qu’il mit en cette seule phrase me remua si
fort qu’aussitôt je ruisselai de larmes heureuses: en effet jamais
encore je ne m’étais senti aussi étroitement adopté par Celui qui est
tout amour.

Il reprit:--_Je te laisse ma paix, je te donne ma paix... Que ton cœur
ne se trouble ni ne s’effraie; je vais venir en lui pour qu’il soit
toute paix._

A ouïr cette promesse, j’entrai dans un tel recueillement que je perdis
conscience des choses extérieures. Mon être, corps et âme, était lié à
Jésus. Même si je l’avais voulu--mais émettre une volonté dans ce sens
m’était impossible--je n’aurais pu articuler une syllabe. Je n’entendis
pas les coups de sonnette qui accompagnent le _Non sum dignus_ du
prêtre. Je ne vis pas celui-ci communier. Et lorsque le moment fut venu
pour moi de recevoir l’Eucharistie, ce fut d’une façon toute machinale,
comme si j’étais un aveugle et un sourd mené par un guide bénévole, que
je quittai ma place et que je vins m’agenouiller à la barre.

Je reçus l’hostie. Je revins, toujours comme un somnambule, à mon
prie-Dieu. Alors, avant que j’eusse eu l’intention de formuler mon
action de grâces, je sentis mon âme devenir le royaume de la Paix...

                   *       *       *       *       *

Toutes les puissances de mon âme étaient en suspens--sauf la volonté qui
conservait le pouvoir d’écarter toute pensée susceptible d’interrompre
mon absorption en Jésus. Encore ne lui fallait-il que produire un très
minime effort pour cela. Suppose une faible bouffée d’air qui ride, une
seconde, la surface ensoleillée et tranquille d’une mer sans rivages. Et
c’est bien, en effet, à un océan de quiétude radieuse que je puis
comparer l’état de mon âme durant que la présence de Jésus l’imprégnait
d’une clarté fluide--d’une clarté toute blanche, sans une seule ombre,
jusqu’à l’horizon le plus lointain. Elle se tenait immobile; elle
n’exprimait ni foi, ni espérance, ni charité: elle _était_ la foi,
l’espérance et la charité, calmes, sereines, dans la possession de la
Paix absolue...

Hélas! comme les formes humaines du langage tombent en poussière
lorsqu’on tâche de les employer à décrire cette merveille de l’amour
divin! Je n’essaierai donc pas davantage de te faire saisir ce que je ne
puis entièrement expliquer. Pour concevoir cette Paix adorable, il faut
l’avoir éprouvée... J’ajoute seulement ceci: quoiqu’elle n’ait peut-être
pas duré plus de cinq minutes, il me sembla qu’elle s’était prolongée
pendant des siècles car j’avais perdu la notion du temps. Mais quand
j’eus repris conscience de ce monde obscur où nous sommes en exil, le
souvenir de cette communion persista en moi. Il persiste encore et il
suffit à rendre toutes lumineuses beaucoup de mes communions
quotidiennes.


Note

Au cours d’une conversation subséquente, Lapillus spécifia que cette
paix d’oraison ne diffère de la paix intérieure connue de tout chrétien
qui remplit ses devoirs que par l’intensité. Il dit encore qu’elle
constitue une voie pour aller à Dieu mais que d’autres voies, d’où les
grâces sensibles sont absentes, peuvent être pareillement bonnes à
suivre: l’acceptation de l’aridité dans la souffrance en union avec
Jésus crucifié, par exemple.

Il avertit aussi qu’il fallait se garder de demander ces grâces. Et, en
référence il cita sainte Térèse qui dit dans _le Château intérieur_:

«Dieu n’est pas obligé de nous donner ces joies spirituelles comme il
s’est obligé de nous donner la béatitude si nous gardons ses
commandements. Nous pouvons nous sauver sans cela. Il sait mieux que
nous ce qui nous convient...» Demander les grâces sensibles si Dieu ne
juge pas à propos de nous les accorder gratuitement «ce serait nous
tourmenter en pure perte. Si la source refuse de nous verser cette eau,
nous nous fatiguerons en vain. Nous aurons beau multiplier nos
méditations, nous pressurer le cœur et offrir nos larmes, tout sera
inutile. Dieu fait ce don à qui il lui convient et il le fait souvent au
moment où l’âme y pense le moins.»



XIII

Miserere nobis


En instituant les prières qu’on récite après le dernier évangile, le
pape Léon XIII nous a rappelé la nécessité de nous mettre d’une façon
continuelle sous la protection de la Sainte Vierge et d’aller par elle
au cœur de Jésus tandis que l’archange saint Michel pointe son épée à la
face de Satan toujours aux aguets pour nous barrer le chemin.

Pour moi, j’invoque alors Marie en tant que Reine de la France à qui
elle apporte la Sagesse et la Miséricorde, pour qui elle ne cesse d’être
l’Étoile du Matin. C’est dans ce sentiment que j’aime à dire les trois
_Ave_ du début.

La sagesse, avec quelle mystérieuse grandeur elle s’en affirme la
dépositaire immuable lorsque, dans les épîtres des Messes qui lui sont
consacrées, elle prononce ces paroles:

«_J’ai été créée dès le commencement et avant les siècles; je ne
cesserai point d’être dans la suite des âges et j’exerce mon ministère
devant Dieu dans la maison sainte... Et j’ai pris racine dans le peuple
que le Seigneur a honoré de mon patronage._

«_Mes délices sont de me tenir parmi les enfants des hommes. Maintenant
donc, ô mes fils, écoutez-moi: Bienheureux seront ceux qui gardent mes
voies. Observez la règle que je vous donne car celui qui m’écoute, celui
qui veille tous les jours au seuil de ma maison et qui se tient tout
prêt à ma porte, celui qui m’ayant trouvée trouve la vie de son âme,
celui-là puisera le salut dans le Seigneur._»

Mère de la Miséricorde elle nous apprend à l’invoquer, pour l’amour
d’elle et de Jésus, quand elle nous dit:

«_Placez-moi, comme un sceau sur votre cœur car mon amour est fort comme
la mort et mon zèle plus inflexible que l’enfer. Les fleuves débordés ne
pourraient éteindre ma charité. Qu’un homme me confie les trésors de son
espérance, je lui enseignerai à les multiplier par l’amour de Dieu. Et
ce qu’il aura donné ne sera rien en regard de ce qu’il donnera._»

Étoile du Matin, Marie rayonne au ciel de notre patrie: c’est elle qui,
hier encore, dissipa les noires nuées qu’assemblait sur nos têtes
l’invasion des Barbares. C’est elle qui nous annonça la victoire et
l’aube printanière de la paix lorsqu’elle nous dit: «_Levez-vous mes
amis et venez: la tempête d’hiver est passée; les fleurs paraissent sur
la terre; le temps de tailler la vigne est venu; les tourterelles
roucoulent; le figuier pousse ses bourgeons et la floraison des
vignobles répand son parfum._»

Comment correspondre à cette vigilance infatigable de Marie? En lui
adressant de nouvelles suppliques. Comme elle est la Mère de la divine
Grâce, jamais elle ne les repousse; plus nous la sollicitons, plus elle
se plaît à obtenir que nous nous abreuvions à cette fontaine de vie: le
Cœur de son Fils.

Qu’ils l’ont bien compris, ceux qui, sous l’inspiration de Marie,
composèrent le _Salve Regina_. Comme ce cantique condense en quelques
strophes, d’une ferveur admirable, l’appel plaintif et si confiant de
toute la chrétienté à la dispensatrice des faveurs d’En-Haut!

Huysmans, qui aima tant la Sainte Vierge, a commenté le _Salve Regina_
dans une des plus belles pages d’_En Route_. J’ai plaisir à le citer. Il
écrit:

«A l’écouter, à la lire avec recueillement, cette magnifique imploration
paraît représenter trois états différents de l’âme, signifier trois
phases de l’humanité; pendant sa jeunesse, sa maturité et son déclin.
Elle est, en un mot, un résumé de la prière à tous les âges.

«C’est d’abord le chant d’exultation, le salut de l’être encore petit,
balbutiant des mots de caresse et de douceur, avec des cajoleries
d’enfant qui cherche le sourire de sa mère: _Salve Regina, Mater
misericordiæ, vita, dulcedo et spes nostra, salve._

«Ensuite, cette âme si candide, si simplement heureuse, a grandi et
connaissant déjà les défaillances volontaires de la pensée et les hontes
répétées de la chair, elle joint les mains et demande en sanglotant une
aide. Elle n’implore plus en souriant mais en pleurant. Et elle s’écrie:
_Ad te clamamus exsules filii Hevæ, ad te suspiramus gementes et flentes
in hac lacrymarum valle._ Enfin, la vieillesse est venue; l’âme gît,
tourmentée par le souvenir des avertissements négligés, par le regret
des grâces gaspillées. Devenue plus craintive et plus faible, elle
s’épouvante devant la dissolution de sa prison charnelle qu’elle sent
proche. Alors elle songe à l’éternelle inanition de ceux que le Juge
damne et elle implore l’Avocate de la terre auprès du Ciel irrité: _Eia
ergo Advocata nostra, illos tuos misericordes oculos ad nos converte et
Jesum benedictum fructum ventris tui nobis post hoc exsilium ostende._

«A cette essence de prière, saint Bernard, dans un élan d’hyperdulie,
ajouta les trois invocations de la fin: _O clemens, o pia, o dulcis
Virgo Maria_, scellant l’inimitable prose par ces trois cris d’amour qui
ramènent l’hymne à l’effusion câline de son début...»

Et c’est comme un écho du _Salve Regina_ qui se prolonge dans la prière
suivante: _Deus, refugium nostrum et virtus_... puisque nous y réclamons
l’intercession de la Vierge glorieuse et toujours immaculée, pour la
conversion des pécheurs, la libération et l’exaltation de la Sainte
Église.

                   *       *       *       *       *

Au mois d’avril 1914, une voyante, qu’il ne m’est pas permis de nommer,
eut une vision qui mérite, je crois, d’être rapportée. Le saint prêtre
qui la dirige m’a garanti sa parfaite orthodoxie. Il ajouta qu’elle
vivait dans l’obscurité, la pénitence et l’oraison continuelle, que
l’autorité diocésaine l’ayant fait examiner avec soin la tenait pour
irréprochable et qu’elle-même ne cessait de se conduire en enfant très
humble et très docile de l’Église.

Peut-être, après sa mort, saura-t-on ses vertus et les grâces
extraordinaires dont elle fut favorisée. Actuellement je ne puis que
reproduire le récit de son confesseur. Il donne, me semble-t-il,
particulièrement à réfléchir.

Donc, à l’époque ci-dessus indiquée, la voyante ayant, comme chaque
matin, assisté à la messe, disait la prière à saint Michel qui précède
les trois invocations au Sacré-Cœur: _Sancte Michael archangele, defende
nos in prælio..._

A ce moment même, le chef des milices célestes lui apparut, à la droite
de l’autel. Il éleva, comme pour l’offrir à Dieu, l’épée qu’il tenait à
la main. Ensuite, tandis qu’une expression de tristesse indicible
passait dans son regard, il la mit au fourreau. Et sa face lumineuse
devint toute sombre.

Selon sa coutume invariable, dès le premier entretien qu’elle eut avec
son directeur, elle lui confia ce qu’elle venait de voir. Le prêtre lui
demanda si elle avait reçu, en outre, quelque révélation sur le sens de
ce geste.

«L’archange n’a rien dit, répondit-elle, mais j’ai cru comprendre qu’il
avait reçu l’ordre de laisser, pour un temps, l’enfer se répandre en
fléaux sur le monde.»

Trois mois plus tard, la guerre monstrueuse dont nous sortons à peine
éclatait...

J’ai raconté la vision à l’un de ces étranges optimistes qui, se
persuadant que toutes choses vont pour le mieux dans l’Église,
prétendent que nous autres, catholiques d’aujourd’hui, nous servons Dieu
de manière à mériter les bienfaits de sa mansuétude.

Il me répliqua:--Peut-être que cette épée replacée dans sa gaine
signifiait, au contraire, que Satan est devenu moins dangereux pour
nous.

Tout ébahi de cette interprétation saugrenue, je le regardai fixement
afin de vérifier s’il plaisantait ou non et si vraiment il s’imaginait
que nous n’avions mérité aucun châtiment.

--Je n’ai sans doute pas bien entendu, m’exclamai-je, veuillez, je vous
prie, répéter.

Il me redit sa phrase avec une si paisible assurance que je dus
reconnaître sa bonne foi.

Poursuivre le dialogue eût été oiseux: un homme ancré à ce point dans la
conviction que nous ne prêtons plus guère le flanc aux attaques du
Mauvais, m’en aurait voulu si j’avais essayé de troubler sa quiétude. Je
le quittai donc en formulant le vœu qu’il apprît à voir clair...

Combien de fois depuis, j’ai eu à constater chez d’autres des illusions
de cet acabit! On observe la règle tant bien que mal; on fait, par
exemple scrupuleusement maigre le vendredi; on va le dimanche à la
messe, parce que c’est convenable et d’ailleurs prescrit. Pour le
surplus, c’est-à-dire pour l’essentiel, on déclare qu’_il ne faut rien
exagérer, que Dieu n’en demande pas tant_ et qu’accorder une place trop
grande au surnaturel dans l’ordinaire de l’existence, ce serait faire
preuve d’un manque d’esprit pratique inconciliable avec cette
préoccupation majeure: amasser beaucoup d’argent.

Étant moi-même un chrétien d’une grande imperfection, je n’ai pas
qualité pour réprimander mes frères dans la foi. Du moins, je ne ferme
pas les yeux à l’évidence. Et c’est avec chagrin que je suis obligé de
reconnaître que, pour un grand nombre de catholiques, comme pour la
plupart des incroyants, la leçon formidable que Dieu nous donna par
cette guerre a été perdue.

Les faits à l’appui de cette affligeante constatation surabondent. Il
n’entre pas dans le cadre de ce livre de les énumérer tous en détail. Je
poserai seulement trois questions.

I. Dieu après nous avoir châtiés par les calamités d’une guerre atroce a
permis que l’intercession de la Vierge suspendît les effets de sa juste
colère. Lui en témoignent-ils leur gratitude les catholiques qui, pour
satisfaire de vaines ambitions, font alliance avec certains ennemis de
l’Église et, pour leur plaire, acceptent de ne point combattre les lois
tueuses d’âmes dont ces sectaires exigent le maintien?

II. Alors que la France saignée à blanc aurait besoin que le précepte
_Crescite et multiplicamini_ fût plus que jamais observé, espèrent-ils
attirer sur leur famille la bénédiction de Dieu les catholiques qui
souillent le sacrement de mariage plutôt que d’avoir des enfants?[1]

  [1] En corollaire à cette question, l’on pourrait poser celle-ci: ceux
    qui ont charge de faire observer le précepte remplissent-ils, tous,
    leur devoir?--On trouvera la réponse dans le beau livre de M. Paul
    BUREAU: _l’Indiscipline des mœurs_, pages 164-167.

III. Enfin, sous la vague de matérialisme qui nous submerge, jamais la
présence de Saints parmi nous n’a été plus nécessaire. Le pape très
admirable que fut Pie X invita le clergé paroissial à la sainteté en lui
donnant pour patron le Bienheureux Vianney... Avez-vous rencontré
beaucoup d’imitateurs du curé d’Ars?

Je crains fort que la réponse à ces trois questions ne tourne à notre
confusion. Aussi l’épée de saint Michel demeure au fourreau. Aussi les
puissances d’En-Bas redoublent d’activité pour la ruine de la patrie.
Aussi ne peut-on guère considérer le cataclysme qui nous éprouva que
comme le prologue d’un drame encore plus sinistre et où le premier rôle
sera tenu par celui que Benson appela le Maître de la Terre--par
l’Antechrist.

                   *       *       *       *       *

Il est bien que les derniers mots prononcés rituellement par nous après
la messe soient ceux-ci: _Cœur Sacré de Jésus, ayez pitié de
nous!_--Nous sommes si chancelants et si versatiles qu’il nous faut
perpétuellement invoquer la miséricorde du Bon Maître pour ne pas rester
en détresse loin de lui.

Il est également bien que nous suivions les exercices où se pratique la
dévotion au Sacré-Cœur. Mais gardons-nous de ceux où se manifeste un
sentimentalisme odieusement douceâtre!

Or, dans maintes chapelles fréquentées par un public surtout féminin, on
est obligé d’endurer des homélies sucrées jusqu’à l’écœurement et, sous
prétexte de cantiques édifiants, des romances minaudières dont la
ferveur affectée sombre dans une irrémédiable platitude. Le vin âpre et
salubre de l’Évangile s’y coupe de sirop d’orgeat. Notre-Seigneur y est
présenté comme une sorte de troubadour anémique, aux regards langoureux,
aux gestes coquets, à l’élocution mignarde; mais les âmes robustes se
détournent de cette parodie indécente comme elles évitent les images,
peinturlurées de rose et de bleu fadasses, qui infestent les devantures
des boutiques dites d’objets de piété.

Il est nécessaire d’en instruire les chrétiens et particulièrement les
dévotes qui s’acoquinent à ces niaiseries malfaisantes: la véritable
dévotion réprouve cette religionnette de pacotille. La Mystique du
Sacré-Cœur procède d’un ascétisme dont la sévère beauté fut exprimée par
le symbole que nous décrit sainte Marguerite-Marie:

«Jésus, dit-elle, écartant ses vêtements, me montra son Cœur; il me
parut être un trône tout de feu, transparent comme le cristal. La plaie
qu’il avait reçue y paraissait visiblement et, autour de ce Cœur sacré
il y avait une couronne d’épines et une croix le surmontait.»

Une plaie, une croix, une couronne d’épines. Croyez-vous que quand il
nous montre sa blessure et les instruments de son supplice,
Notre-Seigneur a l’intention de nous provoquer à des pamoisons de
modiste effervescente réclamant le chéri de ses rêves?

Ce ne sont point par des roucoulades efféminées, où il entre beaucoup de
sensualité trouble et fort peu d’amour divin, que nous devons répondre
au don inestimable qu’il nous fait de son Cœur. Souffrir pour lui,
souffrir avec lui, souffrir en lui, voilà ce qu’il nous propose.

Quelle doctrine rébarbative! s’écrient les caillettes énervées qui
considèrent la religion comme une ouate mollasse où prélasser leur
sentimentalisme.

Il faut leur répondre:--C’est votre lâcheté que vous adorez lorsque vous
vous imaginez que vous adorez le Sacré-Cœur. Au surplus c’est à de
telles âmes que Jésus adresse les paroles terribles transmises par la
Visitandine inspirée; et combien de catholiques inertes doivent
également s’y voir désignés:

«_Mon peuple choisi attaque et blesse mon Cœur qui n’a pas cessé de
l’aimer. Mais mon amour cédera enfin à ma colère pour châtier ces
orgueilleux attachés à la terre qui me méprisent et ne s’affectionnent
qu’à ce qui m’est contraire. Ils me délaissent pour les créatures et ils
fuient l’humilité pour s’estimer eux-mêmes. Leur cœur étant vide de
charité, il ne leur reste plus que le nom de chrétiens. Mais je les
séparerai de mes bien-aimés..._»

Et pourtant la pitié que nous inspirons à Jésus est plus forte que notre
ingratitude. Pour compenser nos désertions, il a suscité les monastères
où des âmes généreuses expient, à son exemple, les péchés du «peuple
choisi».

Les reclus de ces tabernacles appliquent avec héroïsme la loi de
substitution qui régit l’univers. Elle promulgue que si nous refusons de
payer la dette que nous avons contractée envers Dieu, d’autres la
paieront pour nous. Ces moines et ces moniales, qui se donnent à la
contemplation dans une rigoureuse pénitence, nous disent:--Il vous
répugne de porter la croix avec Jésus dans la voie douloureuse? Eh bien,
nous la porterons à votre place afin que Dieu vous octroie la grâce du
repentir...

C’est parmi ces victimes volontaires qu’on apprend à vivre cœur à cœur
avec Jésus. Il plut au Bon Maître de me le faire sentir: en cette Trappe
où je me réfugie le plus souvent que je peux, je me vivifie de solitude
sanctifiée et d’oraison silencieuse. Là, plus je me tais, plus j’entends
la Parole divine. Là, plus je suis seul, moins je suis seul. Là mon âme
se rend pleinement compte de sa misère. Là, elle donne flamme pour
flamme à Celui qui a dit: _Je suis venu apporter le Feu dans le monde et
que veux-je sinon qu’il s’allume._ Là, soutenu par la prière perpétuelle
des âmes élues qui m’entourent, j’acquiers un peu le droit d’implorer
pour les pécheurs, mes frères, et de lancer vers la Miséricorde
éternelle le cri où l’Église a rassemblé toute sa foi, toute son
espérance, toute sa charité: _Cœur sacré de Jésus, ayez pitié de
nous!..._


Imprimerie BUSSIÈRES.--Saint-Amand (Cher).




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