Home
  By Author [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Title [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Language
all Classics books content using ISYS

Download this book: [ ASCII ]

Look for this book on Amazon


We have new books nearly every day.
If you would like a news letter once a week or once a month
fill out this form and we will give you a summary of the books for that week or month by email.

Title: Un nid dans les ruines
Author: Tinseau, Léon de
Language: French
As this book started as an ASCII text book there are no pictures available.

*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Un nid dans les ruines" ***


  Un Nid
  dans les Ruines

  Par
  Léon de Tinseau


  Nelson                    Calmann-Lévy
  Éditeurs                  Éditeurs
  189, rue Saint-Jacques    3, rue Auber
  Paris                     Paris



LÉON DE TINSEAU

né en 1844

Première édition d’«Un Nid dans les Ruines»: 1898


IMPRIMERIE NELSON, ÉDIMBOURG, ÉCOSSE

PRINTED IN GREAT BRITAIN



TABLE


                          Pages
  UN NID DANS LES RUINES      7
  LA LAMPE DE PSYCHÉ        189



UN NID DANS LES RUINES



I


Mon père était diplomate.

Je me souviens de ma joie quand il fut envoyé à Paris, entre la guerre
de Crimée et celle d’Italie, comme chargé d’affaires d’un petit royaume
d’Allemagne dont on ne parle plus guère aujourd’hui. Ma joie, cependant,
n’était pas sans un mélange de frayeur; car, étant orpheline et déjà
dans ma vingtième année, je devais tenir une légation qui aurait paru
plus que modeste à bien d’autres, mais qui prenait, aux yeux de mon
inexpérience, les proportions d’une ambassade de premier rang.

Je fis part de ces craintes à mon cher père.

--Tu feras comme moi, répondit-il: tu te débrouilleras. Tu n’es pas
sotte et tu n’es pas laide. Tu parles bien le français. Tu es habituée
déjà aux révérences de Cour devant des Majestés royales ou impériales.
Tu sais la danse, la pâtisserie et la musique. Avec cela on se tire
d’affaire partout.

Véritablement, je me tirai d’affaire assez vite: il me faut ajouter que
nul n’en fut plus surpris que moi.

J’aurais pu même, du moins on me l’assura, «faire mon trou» à la Cour
des Tuileries. L’impératrice me témoigna très vite une bienveillance
quasi maternelle, qui cachait probablement une certaine dose de
compassion pour ma simplicité de goûts et d’allures, dans un milieu où
les femmes ne péchaient guère par un excès de simplicité. L’empereur et
les hommes de son entourage ne laissaient pas que d’en sourire,
cependant il aurait fallu être encore plus simple que je n’étais pour ne
pas voir qu’on me trouvait jolie. De bonne foi (je peux bien en convenir
après tant d’années) j’imagine que je l’étais--pour ceux qui aiment les
blondes.

Car j’étais blonde, non pas comme les blés, mais comme l’or sortant du
polissoir d’un orfèvre; je ne savais littéralement que faire de mes
cheveux, à cause de leur longueur et de leur abondance. Avec cela des
yeux bleus, francs et honnêtes, passablement éveillés, une peau très
blanche, un air de santé, des dents que j’aurais pu montrer par
coquetterie, mais que je montrais par la seule raison de ma bonne humeur
continuelle: voilà pour la tête de mademoiselle Hedwige de Tiesendorf.
Cette jeune beauté n’eût rien perdu à grandir de deux pouces; du moins
elle avait une main de race, des pieds montrables, des mouvements
souples et, sans l’horreur qu’elle avait d’être sanglée, on eût
peut-être parlé de sa taille.

Mais, plus au moral encore qu’au physique, j’avais horreur du contraint,
de l’arrangé, de l’apprêté. Une chose que je n’ai jamais pu comprendre,
c’est qu’on m’ait trouvé de l’esprit. D’ailleurs ceux qui m’en
trouvaient--on décidera si c’est bon ou mauvais signe--étaient
invariablement des hommes ayant passé la cinquantaine. Il est vrai
qu’avec les jeunes je ne songeais qu’à une chose: à danser, car
j’adorais la danse. On me déclara bientôt la meilleure valseuse de la
Cour; et Napoléon III, grand valseur lui-même, voulut bien m’inviter
quelquefois dans les sauteries intimes de Compiègne. Pauvre empereur!
Pauvre Hedwige! Tous deux vous portiez des couronnes à cette époque. La
sienne a roulé dans la poussière. L’or de la mienne s’est changé en
argent. Dieu me garde de me plaindre!

Je ne fus pas longue à me sentir à l’aise avec les Majestés. Mais,
pendant des mois, je fus timide et balbutiante en présence d’un
personnage qui, aux yeux de mon père, était un personnage très
important: je veux parler du chef de nos cuisines. Il y avait la même
distance entre M. Bruneau--c’était son nom--et mes cordons-bleus
allemands des temps passés, qu’entre Richard Wagner et un organiste de
village. Mon père se vantait d’avoir le meilleur cuisinier de Paris. Ce
qui est certain, c’est qu’il avait le plus inventif. A la veille de
chacun de nos grands dîners, M. Bruneau me soumettait des menus chargés
de plats, dont la nomenclature fantaisiste me rendait folle.
Naturellement j’acceptais les yeux fermés, n’osant solliciter une
explication. Je dois dire que les convives, presque toujours,
s’extasiaient, sans pouvoir d’ailleurs imaginer quelles substances
animales ou végétales entraient dans la composition de l’aliment
dégusté. Le lendemain, je louais le chef-d’œuvre à son auteur;
quelquefois, s’il souriait, j’avais le courage de lui demander:

--Mais enfin, monsieur Bruneau, comment pouvez-vous avoir de telles
idées?

Alors le grand homme, qui était petit avec une physionomie ravagée
d’artiste, rejetait sa toque en arrière et me contait l’histoire de son
inspiration. Tantôt ça lui était venu pendant une promenade (non
solitaire sans doute) dans les allées du Bois, sous un clair de lune
poétique, entre deux rossignols qui se répondaient d’un buisson à
l’autre. Ou bien l’Esprit avait parlé pendant que Bruneau écoutait
l’opéra, car il était mélomane. Ou bien l’éclair avait lui pendant ces
insomnies qui tourmentent les poètes. Bruneau quittait alors sa chambre,
allumait son fourneau et composait... Je dus à ces compositions
nocturnes, outre des plats restés au répertoire, un incident que je
raconterai à son heure, et dont le souvenir est une des nombreuses
blessures inguérissables de ma vie.

Revenons à l’époque de mes débuts dans le grand monde parisien; ce fut
la saison fleurie, la matinée alcyonienne de mon histoire. Ah! j’ai été
bien heureuse--pendant un an!

Que mon père ait laissé un souvenir comme diplomate aux bords de la
Seine, j’ai lieu d’en douter, par la raison que les affaires de notre
petit royaume allaient toutes seules. Peut-être, d’ailleurs, n’était-il
pas un Rouher ni un Palmerston--grâce à Dieu il ne fut pas un
Bismarck!--mais il avait à mes yeux une qualité plus précieuse, qui
était d’adorer sa fille. S’il n’était pas illustre dans sa carrière, il
était connu et apprécié comme maître de maison. Nos invitations
devinrent bientôt fort recherchées, précisément parce qu’elles ne
pouvaient être étendues, vu les dimensions de notre hôtel.

--Tous ces gens viennent pour te voir et pour t’entendre, disait mon
excellent père. (Je jouais les valses de Strauss, qui devenait à la
mode, comme on les joue à Vienne.)

--Pas du tout, lui répondais-je. Ils viennent à cause de Bruneau et de
ses plats inédits.

Je suis portée à croire que nous avions raison tous les deux.

Ce qui est certain, c’est que Bruneau et ses plats n’eurent aucune part
dans une soirée de tableaux vivants qui fit parler de moi, ou plutôt de
mes cheveux, pendant une semaine. Ce n’était pas la première fois qu’on
m’engageait à nous mettre en évidence, eux et moi; jusque-là, toute
permission de ce genre m’avait été refusée. Mon éducation était sévère.
Les bals costumés et autres exhibitions qui, à cette période, exhibèrent
tant de choses, n’étaient pas du goût de mon père, tout au moins quand
il s’agissait d’y voir figurer sa fille. Et pourquoi ne pas avouer qu’en
me tenant ainsi à l’écart, mon père avait un motif d’ordre particulier?
Ce motif, c’était mon cousin Otto de Flatmark, jeune officier des gardes
de notre souverain.

Otto, favori de mon père qui n’avait pas de fils, était aussi le mien;
entendez par là que je l’aimais comme un frère. Pauvre garçon! C’était
trop peu pour lui, car il m’adorait... autrement qu’on n’adore une sœur.
A l’âge de seize ans, m’étant laissée convaincre que je partageais cet
amour, j’avais permis qu’on nous fiançât; et mon père me gardait pour ce
fiancé, contre les rivaux possibles, avec un soin jaloux. Mais nous
devions attendre, pour nous marier, que mon cousin eût un grade
supérieur. En ce qui me concerne, j’attendais fort patiemment. Nous
échangions une lettre chaque semaine; je lui contais mes faits et gestes
pour l’amuser; lui me contait son adoration, qui ne m’amusait pas
toujours. Mon cher Otto! Pour la première fois de ma vie je ne t’ai pas
écrit _toutes_ mes impressions, à la suite de mon triomphe dans le
personnage d’Ophélie, car ce fut un triomphe--hélas!

Naturellement j’avais un Hamlet pour partner, et quel Hamlet! Le marquis
de Noircombe, ni plus ni moins. Il faut avoir vécu dans le grand monde
parisien, à cette époque, pour comprendre le prestige qui environnait ce
nom, porté par un homme beau, riche, élégant, à l’air fatal, connu pour
être aimé de toutes les femmes et pour n’en distinguer aucune, sinon, de
temps à autre, par une attention fugitive qui laissait dans les larmes
une malheureuse de plus. Il était brun, pâle; triste, disaient les unes,
dédaigneux, affirmaient les autres--les dédaignées sans doute. C’était
un de mes danseurs. Quelquefois nous nous retrouvions au bal quatre ou
cinq jours de suite, à plusieurs bals quelquefois dans la même soirée;
et ces rencontres n’étaient pas fortuites, il prenait soin de m’en
informer. Puis, tout à coup, au moment où je commençais à le croire
occupé de moi, il disparaissait pendant des semaines, comme pour
m’empêcher de trop m’occuper de lui. On devine si c’était le moyen
d’être oublié d’une jeune fille romanesque, rêveuse, au cœur très neuf,
qui essayait, sans y parvenir, d’aimer un fiancé qu’elle n’avait pas
choisi.

Quand on sut que le marquis de Noircombe acceptait de figurer dans un
tableau vivant, ce fut une rumeur. Il avait toujours témoigné son mépris
pour ce qu’il appelait: les figures de cire, de même que pour les
comédies de salon en général. Moi-même je l’avais entendu répéter:

«Je me demande pourquoi les femmes du monde se donnent tant de mal pour
nous faire regretter les comédiennes.»

On comprendra que j’avais de quoi me sentir troublée à la nouvelle qu’il
avait non seulement accepté, mais, assurait-on, demandé, de faire Hamlet
avec moi. Nous fûmes laissés libres de choisir l’épisode; je déclarai
que je ne voulais pas jouer la folie.

--Car enfin cette pauvre fille n’a pas toujours eu le cerveau dérangé.
Ne pourrait-on trouver quelque chose de moins rebattu?

--Bien, répondit M. de Noircombe avec un étrange sourire. Mais vous
savez à quoi cela vous oblige. Avant d’avoir perdu la raison, Ophélie
était amoureuse.

A ces mots je me sentis rougir comme une blonde peut rougir quand elle
s’en mêle. Toutefois, il n’y avait pas à reculer, d’autant moins que mon
père était là, ainsi que les maîtres de maison, nos amis intimes, qui
organisaient la fête. On décida que le tableau aurait pour thème les
propres paroles d’Ophélie, au second acte du drame de Shakespeare:

«Il me saisit par le poignet, me tenant éloignée de toute la longueur de
son bras, tandis que, son autre main sur le front, il scrutait mon
visage comme s’il eût voulu le peindre. Il resta longtemps ainsi. Enfin,
remuant la tête, imprimant une légère secousse à mon bras, il poussa un
soupir douloureux, profond, au point qu’on aurait dit que sa poitrine
allait se fondre. Alors il s’éloigna, la tête tournée en arrière,
semblant se diriger sans le secours de ses yeux, car, jusqu’au moment où
il disparut, leur regard ne m’avait pas quittée...»

Aux répétitions, M. de Noircombe joua son rôle comme tout le monde
aurait pu le jouer. Enfin le rideau s’écarta pour le spectacle attendu.

Après tant d’années révolues, je n’ai pas besoin d’être modeste. J’étais
une Ophélie fort présentable malgré mes yeux bleus (il est admis que la
fille de Polonius avait des prunelles couleur d’algue marine). Mais je
doute qu’elle eût pu l’emporter sur moi par la chevelure. Quel royal
manteau d’or! C’est, de toutes mes «beautés», celle que je regrette le
plus. Pour me consoler, je me figure--et j’en ai le droit--qu’il a passé
sur les épaules de ma fille.

Mon Hamlet, fort élégant dans son pourpoint de velours noir, _se dégela_
en présence du public. C’est du moins ce que j’entendis le lendemain.
J’entendis cela, et je lus autre chose: cette phrase tombée de la plume
d’un chroniqueur fameux qui assistait à la soirée:

«Je n’ai jamais rien vu de plus séduisant, de plus tendre, de plus ému,
j’allais dire de plus effrayé, que mademoiselle de T... Quant au marquis
de N... il était beau d’une beauté fatale, implacable, ironique,
tyrannique, diabolique. S’il s’agissait d’acteurs professionnels, je
leur ferais le reproche d’avoir changé le spectacle. Ce n’est pas du
Shakespeare qu’ils nous ont donné, c’est du Gœthe. Ce n’est pas Ophélie,
ce n’est pas Hamlet que nous avons admirés; c’est Marguerite et
Méphistophélès.»

Non! jamais je n’oublierai l’effet que produisit sur moi ce passage
quand mon père me l’apporta, moitié fier, moitié mécontent; car, à cette
époque, on n’avait pas encore l’habitude de voir les gens du monde
cités--mieux que par des initiales--pour la moindre tasse d’eau chaude
versée ou bue par eux. Marguerite et Méphistophélès! Ah! oui, c’était
bien cela! Tandis que la main de cet homme meurtrissait mon poignet,
tandis que ses yeux fascinaient les miens--pendant une heure ou pendant
une minute, je n’aurais pu le dire--ma volonté s’était retirée de moi,
s’était fanée en quelque sorte, à la façon d’une pauvre fleur brûlée par
un souffle satanesque. J’avais eu peur, peur à pousser un cri
d’angoisse, peur comme l’enfant égaré qui voit s’approcher le ravisseur
farouche. Et cet homme m’avait prise, volée, emportée, pour ne me rendre
jamais. S’il avait laissé là ma personne--il l’avait dédaignée, sans
doute--du moins il venait de ravir toute la partie invisible de mon
être. J’étais à sa discrétion, incapable de lutter contre lui avec le
moindre espoir. Il était plus grand, plus savant, plus puissant que moi.
Pas meilleur, mon instinct m’en avertissait. Qu’importe? Marguerite et
Méphistophélès!...

Je ne connais plus, sinon par ouï-dire, les jeunes Parisiennes
d’aujourd’hui. Pourtant ce que je sais d’elles me fait prévoir le
jugement que porteront sur moi les filles de celles qui furent alors mes
amies. Les unes m’accorderont leur pitié: «Pauvre petite Allemande!...
Croquemitaine lui faisait encore peur!» D’autres diront: «C’est un cas
d’hypnotisme. Hedwige de Tiesendorf était _un sujet_.» Toutes seront
d’accord pour cette conclusion: «Vingt marquis de Noircombe, même en
costume d’Hamlet, auraient beau rouler leurs yeux et froncer leurs
sourcils, nous ne perdrions pas la tête si vite!»

Je pense que ces demoiselles ont raison. Deux heures de bicyclette le
matin, autant de lawn-tennis l’après-midi, autant de flirt le soir,
c’est un régime qui empêche de croire à Croquemitaine... et d’être la
victime du cœur ou de l’imagination. Quant à moi, dont le régime
physique et moral était tout autre, j’avais perdu la tête purement et
simplement. Le jour qui suivit «le tableau», je fis semblant d’être
malade pour ne pas sortir, parce que j’avais peur de rencontrer le
marquis. Puis, bientôt, je fus obligée de m’avouer que je mourais
d’envie de le revoir.

Alors j’eus encore plus peur, et je m’enfermai encore mieux. Cependant
je n’avais pas d’illusions. Je _savais_ que toutes les grilles, tous les
verrous du monde ne pourraient me défendre contre ma destinée. Je savais
que Noircombe allait sortir d’une trappe quelque jour, me saisir de
nouveau le poignet dans sa griffe--et m’emporter en enfer, à moins que
ce ne fût dans le paradis! Ma surprise fut donc des moins grandes
lorsque mon père, un matin, me déclara qu’il voulait me parler d’une
chose sérieuse.

--A vrai dire, continua-t-il, peu s’en est fallu que je refuse de t’en
parler. Tu es fiancée. Je ne vois donc pas quel intérêt peut avoir pour
toi une demande en mariage.

Il se tut, croyant sans doute que j’allais abonder dans son sens. Mais
je restai de marbre, et je pus voir que cette réserve l’étonnait. Il
reprit aussitôt, les yeux fixés sur les miens:

--J’ai réfléchi que la liberté de l’âme humaine est un droit sacré. La
preuve, c’est que Dieu lui-même nous laisse le libre arbitre. Or, pour
que l’âme soit libre, il ne faut pas qu’elle ignore. Je suis convaincu,
d’ailleurs, qu’Otto lui-même ne désire pas que tu l’épouses, comme tu
l’épouserais s’il était le seul homme vivant. L’amour est imparfait,
s’il n’est accompagné du choix. Pour choisir, il faut avoir comparé. Tu
vas être à même de le faire, d’autant mieux qu’il ne s’agit pas du
premier venu. Peut-être que tu devines le nom de celui qui se propose:
le marquis de Noircombe.

J’essayai de dire une parole et ma langue remua dans ma bouche, mais
sans produire un son. En même temps mes bras glissèrent le long de mon
corps; mon dos s’appuya, inerte, à mon fauteuil. Je sentis que je
m’évanouissais. «Quel bonheur! pensai-je. Me voilà dispensée de
répondre!»...

Une sueur froide baignait mon front et mes tempes; j’ouvris les yeux.
Mon père, à genoux près de moi, me soignait comme aurait pu le faire
celle qui m’a quittée trop tôt. Je me souvins alors! «... le nom de
celui qui se propose: le marquis de Noircombe»!

Il était venu; il ne pouvait manquer de venir, je le savais bien. Un
seul obstacle aurait pu l’empêcher d’accomplir son dessein: ma mort!...
Mais je n’étais pas morte; la vie recommençait; ou plutôt c’était une
nouvelle vie qui commençait dans une nouvelle personne. Plus que jamais
la terreur s’empara de moi; je refermai les yeux pour tâcher de dormir
encore une minute, avant les grandes fatigues des combats prochains. Les
mains de mon père ne s’agitaient plus; je devinais son regard navré. Il
murmura ces mots à demi-voix:

--Pauvre Otto!

Ce fut le signal d’une explosion de larmes. Sur la poitrine de celui qui
fut mon meilleur ami, mon seul ami avec notre vieux Roi, je pleurais
dans la volupté d’un soulagement. On va penser que ces larmes étaient la
preuve de mon bon cœur. Hélas! elles étaient plutôt la preuve de je ne
sais quelle bizarre, cruelle honnêteté. Il me semblait que chacune de
ces gouttes chaudes, roulant sur mes joues, soldait ma rançon, payait
mon affranchissement, acquittait l’indemnité que je devais au malheureux
dont j’allais briser la vie. Ainsi pleuré par moi, qu’aurait-il à me
réclamer encore? Il est probable que mon père devina cet étrange marché,
car il me demanda:

--Est-ce donc déjà un amour mort que tu pleures?

Je répondis en m’essuyant les yeux:

--Non. Ce qui n’a jamais existé ne saurait mourir. Dieu m’est témoin que
j’ai fait tous mes efforts, pendant quatre années, pour aimer Otto. Je
n’ai pas pu!...

--Tu as été plus heureuse quand il s’est agi d’un autre! me reprocha mon
père malgré sa bonté. Il ne t’a pas fallu quatre ans pour...

--Si par là, interrompis-je avec force, vous voulez dire que j’ai été
coquette avec monsieur de Noircombe, vous êtes injuste à mon égard. Plus
d’un homme, depuis notre arrivée en France, m’a déclaré des sentiments
tendres; lui, jamais. S’il l’eût fait, je l’aurais traité comme j’ai
traité les autres.

--Faut-il donc supposer qu’il a fait sa demande sans la moindre raison
de croire qu’il a chance d’être accueilli? Faut-il croire, en même
temps, que c’est par pur hasard que tu t’es évanouie, quand j’ai
prononcé son nom?

Que pouvais-je répondre? Je pouvais du moins ouvrir mon cœur, exposer,
sinon expliquer, la mystérieuse influence qui l’avait envahi. Mon père
m’écouta sans rien dire. D’autres se fussent moqués de leur fille; lui
n’en fit rien. Il était--la chose semblait évidente--presque aussi
effrayé que moi.

--Veux-tu, demanda-t-il après un moment de réflexion, que je fasse venir
Otto?

--Si je l’aimais, pensez-vous que je ne l’aurais pas fait venir
moi-même, dès le lendemain de cette fatale soirée? Hélas! si je
l’aimais, si j’aimais quelqu’un, tous les Noircombe de la terre seraient
impuissants à me troubler, même pour une minute.

--Eh bien, puisque tu n’aimes personne, épouse ton cousin! Tu l’aimeras
bientôt. De nouveaux devoirs absorberont ta vie. Dans quelques mois tu
riras de tes terreurs présentes.

--Non, mon père, je n’épouserai pas Otto. Mon cœur est trop loyal et je
me sens trop à la merci de... de mon maître.

--Ah! s’écria mon père avec impatience, il est ton maître parce que tu
l’aimes follement!

--Peut-on aimer un homme et trembler à sa seule pensée? répondis-je.

--Laisse-moi lui faire savoir que tu le refuses.

--Comme il vous plaira. Mais il serait plus juste de dire que vous le
refusez. Ma volonté a disparu.

--Nous verrons bien.

Mon père, à ces paroles, me laissa toute brisée et s’éloigna, sans doute
pour aller dire son fait au marquis, par l’intermédiaire de son envoyé.
Quant à moi j’allai me mettre au lit où je restai, sans être bien
malade. J’y étais encore deux jours après. C’était le soir. Mon père
m’avait embrassée avant d’aller dormir, et j’avais congédié mademoiselle
Ordan, mon institutrice devenue ma dame de compagnie. Pour hâter le
sommeil, j’ouvris un volume que j’étais en train de lire. Un billet s’en
échappa, d’une écriture inconnue...

«_Pourquoi lutter contre moi, contre vous-même?_ disait l’écrit
mystérieux. _Vous m’aimez. Vous serez à moi. La vie est courte. Pourquoi
la dépenser vainement à combattre la destinée?_»

Folle de terreur je me lève et cours verrouiller toutes mes portes...
Qui sait? Peut-être que ce démon est embusqué quelque part. J’ai soufflé
ma bougie et, claquant des dents, je m’habille au milieu des ténèbres.
Jusqu’au matin, je reste dans mon fauteuil, le gland de ma sonnette dans
ma main, l’oreille ouverte à chaque bruit...

Cet incident acheva de me donner des allures tout à fait bizarres. Si
malade que fût ma pauvre tête, je repris un peu ma raison le lendemain.
Je réussis à me persuader que M. de Noircombe n’avait pu pénétrer chez
nous sans être vu. Mais enfin les billets n’entrent pas tout seuls chez
les gens. Donc, j’étais environnée de traîtres. Je n’osai confier mon
trouble à qui de droit; cependant je fis coucher dans ma chambre
mademoiselle Ordan, que je considérais comme une personne très sûre,
opinion qui s’est beaucoup modifiée depuis.

Je ne sais pourquoi mes soupçons tombaient sur Bruneau. Il venait chaque
matin prendre les ordres dans le cabinet de travail avoisinant ma
chambre. Il était parfois debout la moitié de la nuit, quand l’Esprit le
visitait. Je le surveillai, l’étudiai, lui tendis des pièges sans rien
découvrir.

Moi-même j’étais étudiée, à mon insu, d’une façon encore plus sérieuse.
Vers cette époque, nous vîmes débarquer à la Légation un vieux petit
Allemand à lunettes, que mon père me présenta comme un collègue chargé
d’une mission. Je me demandai alors quelle était cette mission; car le
chevalier--c’était son titre--passa en tiers avec nous deux la presque
totalité de son séjour à Paris, qui ne fut pas long d’ailleurs. Autant
divulguer tout de suite une découverte que je fis deux ans plus tard,
quand l’Allemagne perdit un de ses aliénistes fameux. Une de nos Revues
donna son portrait; je le reconnus au premier coup d’œil: c’était le
curieux et bavard _diplomate_, qui avait passé tant d’heures à causer
avec moi de tous les sujets imaginables, même de l’amour, ce que son âge
et son physique lui permettaient de faire sans qu’on le soupçonnât
d’arrière-pensée.

Il n’est pas douteux que cet habile homme déclara que j’allais être
folle à lier, si je n’épousais M. de Noircombe; et je n’oserais vraiment
prétendre qu’il n’eut pas raison.

Peu de jours après le départ du personnage «chargé d’une mission», mon
pauvre père entra chez moi un matin, faisant de son mieux pour avoir
l’air dégagé et souriant.

--Ton amoureux, dit-il, ne se laisse pas décourager. Il revient à la
charge, si bien que je suis allé aux renseignements. Je ne peux pas dire
qu’ils soient de nature à me convaincre que M. de Noircombe est un ange;
mais il paraît assez bon diable. Sa famille est des plus anciennes; il
en est le dernier rejeton. Le château et la terre de Noircombe forment
un domaine superbe. Bref, ce jeune homme ne saurait être soupçonné de
faire la chasse à l’héritière qui se nomme Hedwige de Tiesendorf.
D’ailleurs, il ne chasse à rien, n’aime pas les chevaux, ni les voyages,
ni le luxe, ni... Enfin l’on ne raconte pas d’histoires sur son compte.

Pleurez avec moi, vous toutes qui avez reconnu--plus tard--ce que valent
ces renseignements recueillis sur nos futurs!

Sans une parole, sans un mouvement, je laissais parler mon père, ou
plutôt je me demandais si c’était bien lui qui parlait. Pour la première
fois, je le voyais revenir sur une décision. Ne pouvant soupçonner qu’il
agissait alors sous l’empire d’une angoisse terrible, j’attribuais ce
revirement au même pouvoir inexplicable dont j’étais devenue soudain la
proie. Quatre mots, écrits en caractères longs et puissants comme des
coups de griffe, me brûlaient la poitrine: _Vous serez à moi!_ Et, dans
la déroute de ma volonté, dans le chaos de mon imagination, une phrase
entendue me faisait espérer qu’_il_ était meilleur que beaucoup
d’autres: «on ne racontait pas d’histoires sur... mon fiancé.»

Mon fiancé!... Il ne l’était pas encore, cependant. On me demandait de
réfléchir; en même temps--pauvre père!--on me proposait de recevoir M.
de Noircombe, afin que je pusse le mieux connaître avant de me
prononcer. Un reste d’orgueil m’empêcha de répondre que toute réflexion
était inutile. Je promis de considérer la question avec maturité; mais,
chose qui étonna fort, je déclarai que, connaissant bien M. de
Noircombe, je préférais me décider sans le revoir. La vérité, c’est que
j’avais peur de son courroux: j’osais le faire attendre!

Je n’avais pas d’ailleurs la moindre idée de ce que pouvait durer cette
attente. Si «mon maître» avait dit: je la veux demain, je n’aurais pas
fait d’objection. Mais j’avais résolu de ne point reparler de lui la
première. Je renonçais à combattre la destinée; mais c’était bien le
moins que la destinée prît la peine de m’emporter dans ses bras
tout-puissants.

Alors je me sentis plus calme et je revins presque à la santé. Chaque
matin, je me rendais en voiture au bois de Boulogne avec mademoiselle
Ordan; je marchais pendant une heure dans des allées désertes. Le
printemps était à son apogée; l’odeur des frondaisons était enivrante
quand le soleil pompait leur rosée. A cette époque, les jeunes femmes et
la plupart des jeunes hommes ne sortaient pas avant midi; on s’imagine
difficilement le charme de ces solitudes où, pendant des heures
entières, on avait la chance de n’apercevoir aucun être humain. Aussi
j’avais soin que la voiture de mon père et son valet de pied fussent
toujours à portée, dissimulés derrière un taillis. Généralement, j’avais
un livre avec moi et, quand la marche m’avait lassée, je m’asseyais sur
un banc pour me livrer à la lecture. Poétique à sa manière, ma compagne
s’enfonçait dans le fourré pour cueillir des primevères ou chercher des
nids. Un jour, tandis qu’elle se livrait à cette occupation, le bruit
des branches qui s’ouvraient derrière moi me fit supposer qu’elle
revenait de son expédition. Je dis, sans quitter ma page des yeux:

--Il me semble qu’il est tard. Il faut rentrer.

--Pas encore, de grâce! dit une voix d’homme derrière moi.

Je n’eus pas un mouvement, pas un cri. M. de Noircombe était là; et je
m’en étonnais à peine quoique, si j’avais été en mesure de réfléchir, la
chose eût pu me paraître assez étonnante, vu l’heure et le lieu.

--Je vous adore! murmura la même voix presque à mon oreille.

Une terreur folle, mais délicieuse, hélas! s’était emparée de moi; je
fermai les yeux sans répondre. Le marquis, restant à la même place,
continua:

--Ne voulez-vous donc pas m’aimer un peu?

--Vous me ferez mourir! soupirai-je enfin.

--Je le voudrais, fit le tentateur invisible. Je voudrais mourir avec
vous de cette mort très douce, qui fait trouver l’existence insipide
quand on revient aux réalités de la vie. Je vous attends; je vous
espère; je vous veux! Pourquoi me faites-vous languir dans la faim et la
soif de vous? Dites: quand pourrai-je venir vous prendre, vous emporter,
ô ma douce proie?

Je baissai la tête, vaincue, et cette réponse, faible comme un soupir
d’enfant malade, s’échappa de mes lèvres:

--Quand vous voudrez!

J’entendis une sorte de grondement étouffé, puis, sur mon cou, je sentis
comme une brûlure. Cette fois je poussai un cri dont les échos
d’alentour furent troublés. Un instant après, mademoiselle Ordan se
tenait devant moi, l’air étrangement calme.

--Vous avez appelé? demanda-t-elle. Avez-vous eu peur? Avez-vous aperçu
quelqu’un?

Je la regardai. Elle me dévisageait curieusement, ainsi qu’on examine un
malade. On aurait dit--et je crus--qu’elle ne se doutait pas de mon
aventure. Le courage me manqua pour la lui divulguer et, sans autre
explication, je me dirigeai vers la voiture stationnée au tournant
voisin.

Pendant le retour je n’ouvris pas la bouche. Quand mon père vint
déjeuner, on l’informa que j’étais dans mon lit. Fort troublé, il
accourut, me questionna. Je répondis probablement avec incohérence, car
je vis dans son regard un effroi mal déguisé.

--Pourquoi, me demanda-t-il, tiens-tu la main sur ton cou? Est-ce que tu
souffres?

--Oui, répondis-je. Quelque chose m’a brûlée.

Il voulut examiner la plaie; mais, naturellement, il ne vit rien. Comme
je restai muette sur ma rencontre du Bois, Dieu sait ce qu’il pensa de
mon équilibre mental. Probablement, ce dernier incident mit fin à toute
hésitation de sa part. Une semaine après, le marquis m’envoyait son
premier bouquet, bientôt suivi de sa visite. Je ne l’avais pas vu depuis
cette matinée... où je l’avais entendu sans le voir. Il me parut très
beau, et je n’ai trouvé dans les yeux d’aucun homme cette étrange lueur
qui brillait dans les siens. Pauvre Hedwige de Tiesendorf! Tu croyais
alors que c’était le feu de l’amour! Tu devais savoir bientôt si ce fut
ta personne ou ta dot qui excita l’amour de Ludovic de Noircombe!

Lorsqu’il fut parti, je me demandai à moi-même si je l’aimais. Ce calme
étrange, cette sensation de repos qui régnait en moi, très douce après
les orages passés, cette fatigue de mes membres alanguis, tout cela
était-il l’amour? Dans un dernier mouvement de révolte, j’essayai de me
répondre à moi-même négativement. Hélas!... Pourquoi donc, alors, me
sentais-je presque heureuse?...

Peut-être que ce bonheur douteux ressemblait à l’engourdissement du
vaincu sommeillant dans ses fers, quand la lutte est finie, quand il
sait que l’aube du lendemain ne chargera plus ses épaules d’armes trop
lourdes pour son corps épuisé... Que dis-je, malheureuse! Un effort
suprême, ineffablement douloureux, me restait à accomplir. Le marquis
m’ayant laissée après une courte visite--mon père avait attiré son
attention sur ma pâleur--je dus m’asseoir à ma table de travail, afin
d’écrire à Otto!

Pour être véridique, je passai moins de temps à écrire qu’à pleurer, à
_le_ pleurer. Lui, si bon, si loyal, si confiant, si dévoué!... Chacune
de mes lignes--j’en avais conscience--était un glaive dont je perçais le
cœur de cet homme, un cœur qui ne battait que pour moi. Cependant _il
fallait_ lui apprendre que son rêve ne devait pas s’accomplir, que je ne
l’avais jamais aimé, que je ne pouvais être à lui. Mon père, malgré mes
supplications, s’était refusé à remplir cet office de bourreau. Enfin,
l’horrible missive reposa dans son enveloppe, prête à partir, comme la
balle meurtrière d’un pistolet chargé. Elle partit... Je n’ai jamais
reçu la réponse. Elle partit! Cependant je l’ai dans mon tiroir, cette
lettre homicide presque effacée, toute jaunie, dans un papier qui porte
mon adresse avec grande tache rouge. Le moment venu, je dirai quel
chemin elle a fait pour me revenir, et ce qu’a coûté son
affranchissement!



II


Une sœur de mon père, vieille fille et chanoinesse, nous arriva pour me
servir de mère à l’occasion du mariage. Elle était, presque depuis sa
sortie du couvent, dame d’honneur de notre reine. Aussi la
considérait-on comme un des piliers de notre petite Cour moins luxueuse
que la résidence d’un pair anglais, mais plus à cheval sur l’étiquette
que le Versailles de Louis XIV. La comtesse Bertha, comme nous
l’appelions, m’apportait un cadeau vraiment royal de la part du Roi, mon
parrain. C’était une rivière de diamants que M. de Noircombe admira
fort, d’autant plus qu’il n’avait, disait-il, aucuns bijoux de famille à
m’offrir, ce que la comtesse Bertha, entre autres choses, ne put jamais
lui pardonner. Une lettre autographe, beaucoup moins appréciée de mon
futur, accompagnait la cassette. Un peu voilé d’une tristesse
bienveillante, le compliment de Sa Majesté contenait cette phrase:

«Il m’en coûte, chère petite, de faire voyager mes diamants à
l’étranger. De tout temps j’avais cru que ma perle précieuse reviendrait
à nous. Dieu veuille qu’elle ait trouvé une monture digne d’elle!»

Mais pouvais-je m’étonner que mon auguste parrain plaignît le pauvre
Otto? Je répondis en demandant la permission de présenter, aussitôt
après mon mariage, le marquis de Noircombe à mon bienfaiteur. Puis, je
m’occupai des préparatifs de toute sorte, même des dîners que devait
offrir mon père, sinon à la famille de mon futur qui n’avait plus ni
père ni mère, du moins à la société diplomatique et à nos plus intimes
amis.

Peu s’en fallut, paraît-il, qu’une question de contrat ne vînt tout
briser. Ce détail, comme beaucoup d’autres, n’a été connu de moi que
plus tard. Je remarquai seulement dans les yeux de «mon maître», pendant
trois jours, cette lueur singulière qui avait disparu depuis qu’il
m’avait conquise. Inutile de dire qu’il eut raison du notaire, quoique,
probablement, avec moins de facilité.

L’excellent Bruneau se couvrit de gloire une dernière fois sous mes
ordres. Du moins, je croyais que nous allions nous quitter; mais il me
toucha fort en demandant à me suivre.

--De toute façon, affirma-t-il, je ne resterai pas chez monsieur le
baron après le départ de mademoiselle. Une maison sans femme n’est
jamais bien tenue, et je ne suis pas de ceux qui aiment l’eau trouble
pour pouvoir y pêcher.

M. de Noircombe ne fit pas d’objection à l’enrôlement de Bruneau, tout
en déclarant qu’il se souciait peu de bonne ou de médiocre chère. J’en
étais encore à savoir de quoi--en dehors de mon humble personne--il se
souciait. Par contre, je perdis mademoiselle Ordan, qui réclama
d’elle-même sa liberté, comprenant, dit-elle avec raison, qu’une dame de
compagnie devenait pour moi un luxe superflu. Je la regrettai peu, et,
quand mes yeux se furent ouverts sur plus d’un événement bizarre, j’eus
la conviction, sinon la preuve, qu’elle aurait pu expliquer ces deux
mystères: le billet placé dans un de mes livres, l’amoureux trouvé _par
hasard_ dans le coin le plus désert du Bois, en l’an de grâce 1858. Je
ne demande pas à Dieu de la punir en la faisant passer par les
souffrances que j’ai connues.

Maintenant, il faut être franche. La plupart des femmes qui m’ont fait
part de leurs désastres conjugaux (je regrette de dire qu’elles m’ont
donné en assez grand nombre cette preuve d’estime), la plupart de ces
désillusionnées, dis-je, prétendent qu’elles le furent dès les premiers
jours, plus souvent encore dès les premières heures. Ma dignité
gagnerait sans doute, aux yeux de beaucoup de gens, par une affirmation
de ce genre; mais j’ai vu le mensonge de trop près pour ne pas le haïr.
Non, je ne fus pas de ces clairvoyantes qui sondent l’abîme dès les
premiers rayons de l’aurore. Je fus heureuse, infiniment heureuse,
plusieurs jours, plusieurs semaines, plusieurs mois. Méphistophélès, en
m’emportant, ne me fit pas sentir ses griffes; et ce ne fut pas en
enfer, tant s’en faut, qu’il m’emporta. Je lui sus fort bon gré de ne
s’être pas contenté de mon âme et, quand un beau soleil d’été me
réveilla fort tard, je l’avoue, dans mon grand lit, au château de
Noircombe, j’avais sur les yeux cet épais bandeau qui n’accompagne
point, d’ordinaire, la désillusion.

Si épais qu’il fût, pourtant, je ne pus m’empêcher de voir que ma
chambre, assez mal aperçue la veille, était dans un état frappant de
vétusté; plus encore: de nudité. A vrai dire, le reste du château
n’était pas mieux fourni. Le mobilier, les tableaux, brillaient par leur
absence. Mon mari, d’ailleurs, s’en excusa.

--Quand je suis devenu le maître de Noircombe, expliqua-t-il, c’était un
réceptacle de vieilleries. J’ai fait place nette. Pour de nouvelles
acquisitions, pour les réparations nécessaires, j’ai voulu attendre le
goût de la jeune châtelaine. Me blâmerez-vous d’avoir été long à choisir
celle qui devait régner ici?

Ma réponse fut telle que mon seigneur pouvait la désirer. Ses trente-six
ans ne m’avaient jamais moins effrayée qu’à cette heure; et la seule
pensée que la marquise de Noircombe aurait pu ne pas être Hedwige de
Tiesendorf me causait une impression désagréable. Quant au mobilier
neuf, patience! Je savais déjà qu’on pouvait être fort heureux avec ce
qui restait de l’ancien.

Une chose qui étonna «la jeune châtelaine» plus peut-être que l’absence
de son mobilier, fut l’absence de ses vassaux. Nourrie dans les
traditions quasi féodales de mon pays, je m’attendais à voir ces arcs de
triomphe, ces cortèges de paysans, ces bals champêtres, ces repas
homériques, dont j’avais eu plusieurs fois le spectacle avant de venir
en France. A Noircombe tout se réduisit à la visite de mon curé, des
Sœurs de l’École et du régisseur du domaine, qui était en même temps le
notaire du bourg voisin. Madame Pinguet, une brune fort causante,
accompagnait son mari. Chose curieuse! tous ces gens n’avaient qu’un mot
à la bouche: réparation. Ce mot, à vrai dire, semblait de l’hébreu pour
le marquis, à voir le peu d’attention qu’il y prêtait. Ma première
visite à l’église, au presbytère, à l’école, sans parler d’un coup d’œil
sur les fermes vues au passage, me fit reconnaître, cependant, que le
sujet des réparations ne manquait pas d’actualité.

La maison Pinguet, tout au contraire, me fit plaisir à voir. Il n’y
manquait pas un clou; le mobilier abondant comprenait même des
curiosités. J’avais vu trop d’Albert Dürer dans les galeries de la
Pinacothèque, pour ne pas en reconnaître un dans la chambre à coucher de
la petite madame Pinguet, dont elle voulut me faire les honneurs. Comme
je la félicitais sur son bon goût:

--Oh! répondit-elle, ce tableau ne vient pas de loin. Mon mari l’a
acheté _à la vente_.

--Une vente faite dans le pays?

--Mais oui, madame la marquise; la vente faite au château. Je venais de
me marier, et maître Pinguet m’a gâtée. Il m’a acheté, outre cette
vierge, un bureau que voici.

Le bureau, pur Louis XVI, était un bijou.

--Est-ce que le château contenait beaucoup d’objets de cette valeur?
demandai-je avec une parfaite innocence.

--Oh! madame, il en était plein. Avec les tapisseries seulement, on a
fait vingt mille écus. Ce sont des marchands de Paris qui ont presque
tout emporté.

Je ne fis aucune remarque, du moins tout haut, et nous rejoignîmes ces
messieurs qui causaient près d’une table où se voyait une liasse de
dimensions respectables. Sur la couverture de beau papier vert, je lus
le mot _hypothèques_ en ronde superbe. Vente, hypothèques, réparations!
Si seulement il en avait été, des réparations, comme de la vente, qui
n’était plus à faire! Je pensai, tout en acceptant le malaga et les
biscuits de Pinguet: «Mon mari devait être fort insouciant à l’époque de
sa jeunesse.» Quant à moi, je n’entendais rien aux questions d’argent,
ni aux affaires en général. J’ignorais, avec un père comme le mien, ce
qu’est une irrégularité d’administration ou un embarras de fortune.

Interroger M. de Noircombe, et surtout lui faire des observations sur
l’état de son patrimoine, était une hardiesse qui ne me venait même pas
à l’esprit, car je ne le craignais pas moins tout en m’étant mise à
l’adorer. C’étaient deux grands avantages dans la main d’un homme
au-dessus du commun par l’intelligence. Il en avait un troisième: son
habileté prodigieuse à détourner les conversations qui n’étaient pas de
son goût. Ces détails consignés une fois pour toutes, je n’y reviendrai
plus, même quand j’aurai besoin d’excuser un manque de clairvoyance ou
de fermeté de ma part. A celles qui riront de moi et protesteront
qu’elles auraient été moins sottes, je répondrai par cette seule phrase:
J’aurais voulu vous y voir!

Cependant, bien que ma pensée fût endormie dans un rêve très doux,
j’attendais chaque jour que mon mari parlât de réparer Noircombe et
surtout de le meubler. Nous y campions littéralement. Nous ne pouvions
ni recevoir faute d’installation, ni faire des visites faute d’équipage.
Nul n’avait le droit de s’étonner de notre sauvagerie tant que nous
étions en lune de miel et, certes, nous y étions. Mais j’avais entendu
affirmer, tout en espérant le contraire, que les lunes de miel ne durent
pas toujours. La nôtre cessa brusquement, avant son quatrième quartier.
Mon seigneur et maître déclara un beau matin, sans préparation et sans
longues phrases, qu’_il fallait_ rendre visite à mon royal parrain. Mon
père, d’ailleurs, nous attendait à la Cour.

Cette dernière considération m’eût empêchée de discuter, même si j’en
avais eu le courage. Revoir mon cher père, la tante Bertha, mes amies
d’enfance, la maison où j’étais née! Tout cela ne valait pas le bonheur
que je laissais à Noircombe, mais enfin c’était un grand bonheur. De
plus, j’étais fière de montrer le marquis au Roi. Peut-être l’étais-je
aussi de me montrer moi-même dans mes jolies toilettes de Parisienne.
Bref, encore une fois, je me laissai emporter sans résistance. Nous
devions occuper le reste de la belle saison à courir l’Allemagne,
rentrer à Paris de bonne heure et y passer l’hiver.

Les réparations du château attendraient jusqu’au printemps. Ne
fallait-il pas se mettre en quête d’un architecte et d’un tapissier?
Tout cela me parut la sagesse même.

Je me jetai dans les bras de mon père avec une joie d’enfant. Il
m’examinait avec attention, j’allais dire avec angoisse; mais il fut
bientôt rassuré.

--Les voilà donc revenues, ces belles couleurs de mon Hedwige!

Tels furent ses premiers mots. J’aurais souhaité plus d’expansion entre
lui et M. de Noircombe. Mais un gendre n’est-il pas toujours un rival
heureux, qu’il est difficile à un père de voir sans jalousie? Nous nous
hâtâmes de défaire nos malles. Le soir même nous devions aller faire
notre cour à Leurs Majestés. Longtemps avant de monter en voiture,
j’avais demandé à mon père avec qui je me trouvais seule:

--Otto sera-t-il là?

--Non: il est parti en congé, fut la réponse brève.

J’avoue que mon cœur fut soulagé d’un grand poids, en même temps que
j’avais honte de me sentir heureuse de cette absence.

Nous fûmes reçus à merveille au Palais. Parmi tous ces Allemands gras et
roses, le teint mat, les traits accentués, les yeux noirs de mon mari
produisaient un effet surprenant. Je crois, sans modestie, que le grand
succès fut pour lui; et cependant mon entrée fut un triomphe. Le roi me
baisa la main, car nous étions en grande étiquette; je me souvins qu’il
n’embrassait jamais sa filleule passé midi. La reine causa longtemps
avec le marquis, au grand déplaisir de la comtesse Bertha qui, je le
devinai, aurait voulu voir son neveu au bout du monde, satisfaction
qu’elle eut seulement un peu plus tard. Elle dut, malgré sa mauvaise
humeur, le présenter au cercle des dames, relativement assez nombreuses,
que la curiosité, sans doute, attirait ce soir-là: dans cette petite
cour monotone et vieillotte, on n’avait pas souvent une distraction
aussi grande.

Mon mari fut arraché à ses courbettes par un chambellan qui venait
l’inviter, de la part du Roi, au jeu de Sa Majesté. Comme tous les
soirs, une table attendait. A l’heure présente, je ne peux m’empêcher de
rire de moi-même en songeant à la frayeur que j’eus alors. Mon mari, à
ma connaissance, n’avait jamais tenu une carte; du moins je n’avais pas
entendu dire qu’il sût distinguer le trèfle du carreau. Je fus bientôt
rassurée, plus encore: étonnée, de la transformation qui s’opéra dans la
physionomie de M. de Noircombe, dès qu’il sentit couler sous ses doigts
le vélin glacé. Un éclair sombre jaillit de ses yeux; des plis se
dessinèrent au coin de sa bouche; l’expression de son visage devint très
dure. La partie s’engagea en silence et, bientôt, ma frayeur changea
d’objet. Le Roi, joueur habile, disait-on, mettait son amour-propre à
gagner tout le monde, ce qui était--à cette époque--le seul impôt lourd
du royaume, car Sa Majesté jouait gros jeu. Or je n’avais pas songé à
instruire mon mari de ses devoirs de bon courtisan, me doutant peu qu’il
serait soumis à cette épreuve. Mais que faire à cette heure, sinon
d’espérer qu’il allait jouer comme une mazette, chose probable
d’ailleurs?

Hélas! il n’en fut rien. Tout en feignant d’être à la conversation de la
Reine, j’avais l’œil et l’oreille à la partie du Roi. En quelques
minutes, le coup fut terminé. Ce n’était pas une défaite pour la
couronne, c’était un écrasement; l’attitude consternée de la galerie
faisait voir que le désastre était sans exemple. Mon mari, l’œil plus
brillant que jamais, ne soupçonnant pas l’énormité de sa conduite,
empocha l’or royal. Sa Majesté, malgré tout, fit bonne contenance et
félicita le gagnant:

--Marquis, voilà des années que je n’ai pas rencontré un adversaire de
votre force! Il était temps que vous vinssiez; je me rouille. Vite ma
revanche, et, cette fois, tenez-vous bien!

M. de Noircombe ne se tint que trop bien. Il gagna encore, il gagna
toujours. La figure de mon pauvre parrain faisait peine à voir. Les
vieux courtisans regardaient le tapis comme pour y chercher une trappe.
Mon père était pâle de consternation. A ce bout du salon un silence de
mort régnait, troublé seulement par la voix de mon mari qui s’élevait
par intervalles, pour annoncer une nouvelle victoire. Chaque levée,
qu’il rangeait devant lui avec une symétrie parfaite, me chargeait la
poitrine d’un poids nouveau. Jamais, non jamais, je n’oublierai cette
partie.

Enfin le Ciel eut pitié de nous. Après une série contraire, qui nous
parut avoir duré des heures, Sa Majesté gagna un coup et jeta les
cartes, sans plus songer à faire des compliments au vainqueur. Presque
aussitôt le couple royal se retira; je fus heureuse quand la voiture
nous emporta nous-mêmes. Tandis que nous roulions, mon père dit à son
gendre:

--Si je vous avais connu ce talent, marquis, je vous aurais conseillé de
laisser à votre adversaire au moins la bonne moitié des coups. De grâce,
la prochaine fois, commettez quelques fautes!

Quand nous fûmes rentrés chez nous, mon mari vida ses poches gonflées
d’or. Il paraissait radieux; je crois que je ne l’avais pas encore vu de
si belle humeur. Je l’aimais trop pour ne pas me laisser gagner moi-même
par sa gaieté, qui n’était pas une chose ordinaire chez lui. Pourtant je
ne pus m’empêcher de dire:

--Moi aussi, je trouve que vous avez trop bien joué, mon ami. Toute la
Cour est consternée. Pendant huit jours on ne parlera pas d’autre chose.

--Entre nous, me répondit-il, j’avais complètement oublié la qualité de
mon adversaire. J’étais tout à mon jeu et ne voyais que les cartes. Du
reste j’ai promis à votre père de me laisser plumer à la première
occasion.

--Je doute que cette occasion vous soit donnée, prophétisai-je. Mais où
donc avez-vous pris cette habileté incomparable?

--Oh! répondit-il avec négligence, il m’arriva de temps à autre de faire
ma partie dans quelque cercle... Deux mille francs, ma petite! J’ai
gagné deux mille francs! Les fonds publics du royaume vont baisser
demain!

J’ignore si les fonds publics baissèrent; mais notre faveur baissa
certainement; durant notre séjour dans la petite capitale, mon mari ne
fut plus invité au jeu du Roi. Et d’un autre côté, depuis cette soirée
mémorable, je ne cherchai plus ce qui pouvait bien être le goût dominant
de M. de Noircombe.

Quelques jours après, nous étions à Baden-Baden, alors dans toute sa
gloire. Là, je devins une femme souffrante, bonne à rien. L’ange des
douleurs et des joies était sur mon seuil, me disant: «Je te salue, toi
qui seras mère!»

Cette fois la lune de miel était bien finie. Mon mari, à la façon de
tant d’autres, s’épargna les ennuis d’une intimité peu agréable; sauf ce
détail il fut excellent. Il me procura un bon médecin, une confortable
chaise longue, des livres, après quoi je ne l’aperçus plus guère. Il
comptait probablement--et en cela il avait raison--que la fille du baron
de Tiesendorf était sûre de ne pas manquer de visites, en cet endroit si
rapproché de sa ville natale. Depuis mon mariage, il ne m’était pas
arrivé de voir tant de monde, ni surtout de voir si peu mon mari.
D’abord, quand il rentrait tard dans la nuit, je souffrais d’une
mortelle jalousie; Baden-Baden était le rendez-vous des femmes les plus
séduisantes de l’Europe, en allant d’un bout à l’autre de l’échelle
sociale et morale. Mais la première fois que j’eus la faiblesse de
laisser voir cette souffrance à mon époux, il me répondit fort
sérieusement:

--Chère petite, je ne vous ai pas trompée et ne vous tromperai jamais.
Si je vous faisais de grandes protestations sur ma vertu, ou sur ma
loyauté, ou même sur mon amour, vous pourriez dire que je vous chante le
refrain ordinaire des mauvais sujets. La vérité est que les femmes ne me
disent rien--sauf une, corrigea-t-il poliment avec un baiser sur mes
doigts. Nous sommes dans la ville la plus cancanière du monde. Quelqu’un
vous a-t-il rapporté qu’on m’a vu m’entretenir plus de cinq minutes avec
une crinoline quelconque, princesse ou danseuse? Ne vous tourmentez pas.
Je m’amuse comme un bon petit garçon à remuer des cartes. Ici, au moins,
ce n’est pas comme avec votre insupportable parrain. Je peux gagner cent
louis sans mettre les finances d’un royaume en désordre; et, pardieu! je
gagne. Vous en verrez la preuve demain.

La preuve arriva, sous forme d’un bracelet qui me rendit très heureuse,
non pour le bijou lui-même, qui était pourtant fort beau, mais parce que
je n’étais plus jalouse. Une ombre, toutefois, passa sur mon bonheur
quelques jours après. La chance avait tourné, sans doute; car le bon
petit garçon qui s’amusait à remuer des cartes vint me demander «un
service». C’était le premier. Le spectacle d’un mari venant prier sa
femme de lui donner de l’argent était nouveau pour moi. Il m’étonna
comme un honteux renversement des rôles. Je n’aurais pas été beaucoup
plus stupéfaite si l’on m’avait requise d’aller choisir une paire de
chevaux chez un maquignon. Ce furent, je m’en souviens, les paroles qui
sortirent de mes lèvres.

--Je ne me ruinerai pas plus pour les chevaux que pour les femmes,
répondit M. de Noircombe, ce qui était s’éloigner de la question.

Comme j’en faisais la remarque, ajoutant que, ruine pour ruine, je ne
voyais pas d’avantage considérable à s’appauvrir par le jeu plutôt que
par les chevaux, mon mari, pour la première fois, devint désagréable.

--Je suis pressé, dit-il; ne m’obligez pas à insister.

Je retrouvai alors sur ce visage, redevenu le visage de «mon maître»,
l’expression qui me faisait peur jadis, quand il m’était beaucoup plus
facile de ne pas avoir peur. Sans une résistance plus longue, je vidai
mon tiroir, et le calme revint aussitôt. Je promis au surplus de ne
point parler de ce détail à mon père. Et je ne lui en parlai pas. J’eus
assez de tendresse filiale pour lui cacher que, ce jour-là, j’avais eu
cette première _révélation de malheur_ qui, tôt ou tard, pour tant de
femmes, coupe d’un abîme le chemin de la vie.

Pour moi, on en conviendra, la révélation venait plus tôt que je ne
pouvais l’attendre, même sans faire preuve d’un optimisme exagéré. Il y
avait trois mois que j’étais la marquise de Noircombe!... N’importe: je
voyais le gouffre; mais Dieu me faisait la grâce de m’en cacher la
profondeur. Je compris dès lors que j’allais être, que je serais
toujours une femme malheureuse. La ruine m’apparut comme une chose
fatale, assurée, puisque je ne me sentais pas de force à lutter avec mon
maître; non, pas même--qu’on m’accuse de lâcheté--pour défendre le pain
de mon enfant. Mais j’ignorai quelque temps encore, pas bien longtemps,
que la ruine est une épreuve légère comparée à d’autres. Comme un oiseau
malade, je mis ma tête sous l’aile et j’attendis. On ne tarda guère à
parler de la passion de mon mari pour le jeu. On m’apprit qu’il s’était
remis à gagner beaucoup. Je l’aurais deviné, rien qu’à sa démarche
légère et à sa figure épanouie, sans parler des bijoux qui m’arrivaient
de temps à autre. Un seul bijou--dont je commençais à sentir la
vie--pouvait m’intéresser. Quant aux autres, je les enfermais en y
touchant à peine, comme une réserve pour la prochaine occasion où je
serais priée de «rendre un service». Autant dire tout de suite que cette
occasion se présenta quand il fallut régler nos comptes à Baden-Baden,
où la saison touchait à sa fin. J’aurais voulu passer quelque temps à
Noircombe; mais je ne fus pas consultée sur la direction à prendre. Nous
fîmes route vers Paris.

On y rentrait alors beaucoup plus tôt qu’à l’époque actuelle, de même
qu’on en partait beaucoup moins tard. J’y retrouvai mon père, ce qui fut
une grande joie; mais je ne retrouvai pas la vie de famille d’autrefois:
nous venions, ou plutôt mon mari venait de louer un de ces petits hôtels
avec sous-sol, construits sur les modèles de Londres, qu’on commençait
alors à voir paraître. Tout en me portant mieux, j’étais incapable de
grandes fatigues; aussi l’installation fut remise aux soins d’un
tapissier et terminée en quelques semaines. D’ailleurs on pouvait aller
vite avec la mode, florissante alors, du capitonnage et des draperies de
peluche. Maintenant je sais que vos jeunes mariées mettent quatre ans à
s’installer, sous prétexte de «découvrir» des meubles ayant appartenu à
Marie-Antoinette, ou des tapisseries ayant décoré la demeure d’un
Fermier Général. Sans doute, la Reine changeait de canapé tous les jours
et le financier renouvelait ses tentures aussi souvent que les dentelles
de son jabot. Autrement, il faudrait douter de la bonne foi des
antiquaires, ce qu’à Dieu ne plaise!

De nouveau, donc, je fus maîtresse de maison, avec mon fidèle Bruneau
comme attaché culinaire, ainsi que le qualifiaient jadis nos amis de la
Légation. Pour le moment sa besogne était simple, car nous avions
rarement des convives.

--Je me préoccupe surtout, disait-il, d’étudier l’estomac de madame la
marquise. Dans le livre de menus que je compose, il y aura un appendice
à l’usage des personnes dans l’état de santé où se trouve madame.

Sans pousser le zèle pour mon bien-être aussi loin que son cuisinier, M.
de Noircombe s’étudiait visiblement à m’épargner les choses
désagréables. Depuis Baden-Baden il n’avait plus été question de
«services». Nous déjeunions toujours ensemble et il était rare que je
fusse réduite à dîner seule. Je refusais toutes les invitations; mais si
mon loyal époux en acceptait quelqu’une pour lui-même, il trouvait moyen
de me faire savoir le lendemain par une amie, par un journal, d’une
façon quelconque, qu’il avait bien réellement dîné là où il prétendait
l’avoir fait. La plus jalouse des femmes eût dormi tranquille. Mon mari
sortait peu ou pas dans la journée: il avait coutume de dormir plusieurs
heures durant l’après-midi. Le soir, un peu tard, il allait à son
cercle, un cercle très élégant et très fermé, où l’on jouait
furieusement; je savais qu’il n’y manquait pas plus qu’un acteur à son
théâtre. Ah! non, certes, je n’étais pas jalouse: plût au Ciel que je
l’eusse été davantage! La jalousie conserve l’amour, de même que
certaines maladies généreuses conservent la santé!

Chaque jour, quand le thermomètre permettait de sortir (nous étions
alors en décembre), j’allais au Bois par ordonnance du médecin. Comme au
temps qui avait précédé mes fiançailles, j’évitais les endroits à la
mode, mais pour d’autres raisons. D’abord mon état de santé, pour parler
comme Bruneau, me rendait un épouvantail à en juger par le
refroidissement de l’enthousiasme conjugal. Ensuite, n’ayant pas
commencé mes visites de noces, ma situation à l’égard du monde était un
peu fausse. Donc j’avais retrouvé ma petite allée, et même mon banc,
resté ineffaçable dans ma mémoire, à cause de certaine apparition quasi
diabolique dont j’avais de bonnes raisons pour me souvenir. Il se trouva
qu’un de mes anciens danseurs cherchait, lui aussi, les allées désertes.

Ce beau ténébreux était Auditeur quelque part, bien vu aux Tuileries où
il avait disputé un moment la palme des cotillons au marquis de Caux;
mais il s’était consolé de sa défaite par d’autres triomphes. Il se
nommait Jacques Malterre et n’était pas joueur: les femmes ne lui en
laissaient pas le temps. Il faut dire, à sa louange, qu’il ne s’occupait
que des femmes du monde, par économie, prétendaient les envieux. Quoi
qu’il en soit, quand on n’avait pas d’autre sujet de conversation
pendant un dîner, on n’avait qu’à prononcer le nom de Jacques Malterre.
Aussitôt les histoires arrivaient d’elles-mêmes, comme buis au dimanche
des Rameaux.

Les amies, qui venaient frapper à ma porte seulement entr’ouverte,
m’avaient conté la dernière: je me souviens vaguement qu’elle était
d’une grande noirceur et qu’il y jouait le rôle de victime. Il en était
encore à la période des petites allées désertes, mais tout à la fin, il
faut croire, puisque, m’ayant rencontrée, il daigna tourner son cheval
et causer à ma portière pendant cinq bonnes minutes.

Pour peu qu’elle ait un joli chapeau sur des cheveux pas communs, et que
le reste de sa personne disparaisse dans un tas de fourrures, une femme
en coupé peut toujours faire illusion. Le beau Jacques me témoigna comme
toujours une politesse délicieuse, avec une froideur de marbre, nuancée
habilement toutefois, de façon à me faire comprendre que ce n’était pas
la froideur de l’indifférence, mais la froideur du chagrin. Sa voix, son
regard, avaient en même temps un je ne sais quoi d’ému qui signifiait:

--Vous non plus, vous n’êtes pas heureuse!

Il me le dit beaucoup plus clairement, le lendemain, à la même place,
avec cette différence que j’étais sur mon banc, respirant le grand air,
tandis que ma voiture attendait à cent mètres. Le promeneur arrêta son
cheval et, sans descendre, s’informa de ma santé, d’un air de paternité
triste qui lui allait fort bien.

--Je ne vous demande pas de nouvelles de Noircombe, ajouta-t-il. Je
néglige un peu le Cercle depuis quelque temps; mais j’entends parler de
lui par les camarades.

--Si j’étais portée à l’inquisition, répliquai-je, ce serait le cas de
vous demander ce que disent «les camarades». Mais, tout au contraire, je
vous prie de ne pas me le dire. J’ai l’horreur de ce genre d’opérations.

--Non, fit-il; non, je ne vous dirai rien! Vous êtes une bonne petite
âme qui mériterait bien d’être heureuse. Et vous vous promenez toujours
toute seule?

--Oh! j’aime la solitude.

--C’est comme moi, soupira-t-il. Et, quand on aime la solitude à notre
âge, il n’est pas difficile de deviner le reste.

Là-dessus mon interlocuteur soupira, salua et reprit sa promenade. Je
n’ai pas vu dans toute ma vie un homme qui ait plus fière tournure à
cheval.

Nous nous rencontrâmes souvent depuis lors dans notre île, comme nous
appelions ce coin désert du Bois. Pas une seule fois M. Malterre ne
quitta sa selle, même quand il me trouvait sur mon banc. Son tact peu
commun, joint à une science consommée du monde et à l’expérience des
femmes, lui permettait d’aller plus loin qu’un autre, sans qu’on eût le
droit de le blâmer ou l’occasion de l’arrêter. A la troisième rencontre
avec un praticien ordinaire, j’aurais laissé voir une contrariété ou,
tout simplement, j’aurais découvert une autre île. Mais faire la prude
avec ce personnage attristé, ennuyé, renfrogné, qui maudissait jour et
nuit, à pied ou à cheval, l’inconstance d’une oublieuse, vraiment c’eût
été ridicule et rien de plus.

Il faut d’ailleurs faire attention que le mauvais temps me privait
parfois, durant une semaine entière, de mes promenades. Pour Jacques
Malterre, l’intervalle plus ou moins long entre nos rencontres semblait
ne faire aucune différence. La phrase qu’il m’adressait, car souvent il
ne m’en adressait qu’une, était juste la continuation de celle qu’il
m’avait dite la veille ou la semaine d’avant. C’était comme un
feuilleton qui continue petit à petit; et c’était bien un feuilleton,
lisible par les plus timorés, que ce roman très peu romanesque ayant
pour résultat, malgré tout, l’intimité croissante chez les personnages.
Encore mon nouvel ami semblait-il peu disposé à s’en prévaloir; jamais
il ne demanda la permission de forcer ma porte, condamnée pour les
visiteurs ordinaires.

Le petit ange invoqué par mes désirs, comme le consolateur suprême et
tout-puissant, n’allait pas tarder à paraître. M. de Noircombe lui-même
semblait prendre intérêt à sa prochaine venue. Je le voyais davantage;
il était bon pour moi, tellement qu’un jour j’eus le courage de lui
dire:

--Est-ce que vous aimerez cet enfant, Ludovic?

--Mais sans doute. Quelle question!

--Vous l’aimerez... plus que tout?

--Certainement.

--Alors, dès qu’il pourra parler, je lui apprendrai une phrase, pour
qu’il vous la répète chaque matin et chaque soir.

--Et quelle sera cette phrase?

--Papa, ayez pitié de maman et de moi!

J’avais peur d’être allée trop loin. Mais, sur le visage de mon mari, je
fus étonnée de lire, au lieu de la colère, une infinie tristesse. Il
resta muet pendant plusieurs secondes, les yeux perdus dans le vide;
puis il les ferma, baissa la tête, et je l’entendis soupirer:

--Ah! si c’était un fils!...

Peut-être qu’en effet, si c’eût été un fils, toute ma vie eût été
changée, pour ne rien dire de la vie d’un grand coupable. M. de
Noircombe, à ses heures, m’avait laissé voir qu’il était fier de son nom
très ancien, qui mourait avec lui à défaut d’enfant mâle. Aurait-il eu
pitié d’un futur Noircombe? Était-il encore temps d’avoir pitié?

Je me suis fait souvent ces questions, fort oiseuses du reste, car... ce
ne fut pas un fils que la Providence nous envoya.

O mon Dieu! vous n’avez pas exaucé ma prière; mais, vous en êtes le
témoin, malgré tout, malgré la ruine, malgré la honte, je vous ai
remercié chaque jour, à genoux, de ne m’avoir pas exaucée! Avec ma
petite Lisa, devenue ma grande, ma chère, ma belle Élisabeth, je n’ai
jamais senti la privation dans la pauvreté, la fatigue dans le travail,
la rougeur dans l’humiliation. Elle a été, depuis son premier
vagissement, la richesse, le repos, l’orgueil de sa mère. O mon Dieu! Je
vous remercie de m’avoir donné une fille comme celle-là, même au prix de
tout le reste.

Elle a été, elle est d’autant plus _ma fille_ que son père, dès la
première minute, la prit en haine et s’en désintéressa. La déception,
chez lui, fut terrible.

--Décidément, je n’ai pas de chance! fit-il à haute voix, peu soucieux
que je pusse ou non l’entendre.

Je l’entendis; mais comme les bienheureux enivrés de la joie céleste
doivent entendre, sans en être distraits, les blasphèmes des malheureux
humains. Je voulus être la nourrice de mon enfant. Nul ne m’en dissuada.
J’eus quelques semaines d’un bonheur qui devait approcher de près la
limite du bonheur terrestre.

Un coup de tonnerre mit fin à mon rêve. C’était le soir du jour où, pour
la première fois, j’étais sortie avec mon baby. Comme j’avais été fière!
Comme, dans les yeux de chaque jeune femme rencontrée, j’avais tâché de
lire l’envie! Et comme il m’avait été doux de voir dans une glace que
j’étais une jolie mère, moi qui ne me suis jamais souciée d’être une
jolie femme! Le soir, après dîner, je racontai _nos_ succès à mon mari.

--Je vois, dit-il, que vous allez bien. J’en suis heureux, car, depuis
longtemps, je désirais avoir avec vous une conversation d’affaires. Vous
voudrez bien me rendre cette justice que j’ai attendu le moment
convenable. Et pourtant j’ai bien besoin de vous!

Croyant qu’il s’agissait encore d’un «service», j’allais à mon tiroir,
n’ayant envie, à cette heure, ni d’engager une discussion, ni même de
faire entendre une plainte. M. de Noircombe m’arrêta d’un geste:

--Non, dit-il; ce n’est pas un prêt que je vous demande; c’est un marché
que je vous propose. Vous conviendrait-il d’acheter Noircombe?

Je répondis, moitié plaisante, moitié sérieuse, car je ne comprenais pas
encore bien:

--Mais, je ne suis pas assez riche.

--Oh! si; vous l’êtes. Un château ne se paye pas grand’chose et, quant à
la terre, elle n’est plus tout à fait ce qu’elle a été.

On m’en voudrait de sténographier toute la conversation qui fut plutôt
désagréable. J’appris, contrairement à mon attente, que _je pouvais_
placer ma dot en immeubles. Sans doute, c’était pour me réserver cette
liberté peu enviable que M. de Noircombe avait combattu le bon combat
chez le notaire. Je tiens seulement à constater que je ne fus pas
vaincue à la première rencontre. Peu de femmes, je crois, auraient fait
une plus honorable défense. Mon adversaire fut même obligé de démasquer
toutes ses batteries, c’est-à-dire de se démasquer lui-même, en faisant
usage d’un moyen de persuasion qu’il n’aurait pas pu mettre en ligne
avec beaucoup d’autres.

--Ne voyez-vous donc pas que vous me faites mourir? lui avais-je crié, à
bout de forces.

--Vous êtes pâle, en effet, me répondit-il; mais aussi vous prolongez à
plaisir des discussions fatigantes. Finissons-en vite, ou bien il me
faudra consulter Campbell. J’ai peur que vos devoirs de nourrice ne
soient une épreuve dangereuse pour vos forces.

J’avais compris. Il fallait signer, ou voir ma petite Lisa prendre le
sein d’une autre femme. Je gardai ma fille et je donnai ma dot. Pinguet,
je le sus alors, attendait à Paris depuis une semaine, avec l’acte tout
prêt. Que Dieu lui pardonne!

--Vous voilà propriétaire de Noircombe, me dit mon mari en levant la
séance. La terre est le placement le plus sûr qui existe.

Je me doutais bien qu’on me faisait payer deux fois son prix une terre
déjà démantelée. Mais je venais de constater une chose plus grave
encore: c’est que je n’estimais plus mon mari.

Hélas! ma conscience m’a reproché quelquefois de m’en être consolée trop
vite. N’ai-je pas été _trop mère_, pas assez _femme_? Dieu me jugera.
Oui, je l’avoue, quand je sentais les lèvres de ma mignonne aspirer de
nouveau, heure par heure, la vie déjà donnée, le reste du monde
n’existait plus pour moi.

Ces deux années de ma vie n’eurent donc pas d’histoire. Je me souviens
vaguement d’une tournée de visites qui fut interminable. Quand j’avais
passé deux heures loin de mon trésor, une force irrésistible me ramenait
à la maison, ce qui mettait hors d’elle-même la vieille tante de mon
mari qui nous présentait. M. de Noircombe, on le devine, ne faisait
jamais d’objections lorsque je demandais grâce pour jusqu’au lendemain.

L’Impératrice me fit de grands compliments sur mon zèle maternel.
L’Empereur s’étonna que toutes les femmes ne fissent pas comme moi,
«puisque le métier de nourrice embellissait à ce point».

«Embellie ou non, pensai-je, on ne me verra plus guère à la Cour. J’ai
mieux à faire maintenant.»

Pour contenter mon père, toutefois, je ne me retirai pas du monde, ou
plutôt j’ouvris ma porte au monde, ce qui me convenait mieux que de
l’aller chercher au dehors. Naturellement je ne donnais ni bals ni
soirées, ne voulant pas veiller; mon mari ne le voulait pas non plus. Du
moins il ne voulait veiller qu’au cercle. Nous nous bornâmes donc aux
dîners plus ou moins intimes, qui permirent à Bruneau de montrer sa
valeur. Je ne saurais dire avec quel argent nous vivions: celui de ma
dot ou celui du jeu. Ma fille prospérait, c’était l’essentiel.

Toutefois il était écrit que les catastrophes ne pouvaient m’épargner
longtemps. La guerre d’Italie venait d’être déclarée. Mon père m’apprit
un jour que mon cousin Otto venait de prendre du service dans l’armée
autrichienne.

--Mon Dieu! m’écriai-je, le voilà devenu l’ennemi de la France! Veut-il
donc se venger sur le peuple qui est devenu mon peuple?

--Je crains qu’il ne cherche autre chose que la vengeance, me répondit
mon père avec une tristesse profonde.

Bientôt Paris connut l’enthousiasme de la première victoire, et je
connus, moi, des tortures sans nom. D’autres auraient gardé plus de
calme. L’Autriche n’était pas mon pays. La France ne m’avait guère donné
de bonheur jusque-là; mais une raison, que comprendront toutes les
mères, suffisait à me la faire aimer comme la plus chère des patries:
mon enfant n’était-elle pas Française?

Mais comment aurais-je pu oublier qu’Otto, mon cher Otto, combattait
contre la France? Quand j’apprenais la mort d’un des nôtres, je
songeais: «Peut-être que c’est _lui_ qui l’a tué!» Et, les lendemains de
victoire, je ne sortais pas d’une pièce reculée de mon appartement, où
mes oreilles entendaient un peu moins les salves du canon, les joyeuses
volées des cloches. O mon trop fidèle ami! N’était-ce pas de ta mort
qu’on se réjouissait?

Quelle ne fut pas mon émotion, un matin, à la vue de l’écriture d’Otto
sur une enveloppe à mon adresse! Il ne m’avait pas écrit depuis deux
ans, pas même pour me maudire après ma dernière lettre: celle qui lui
notifiait ma trahison. Le malheureux! Il avait fait plus que de me
maudire! Il avait fui, pour ne pas me voir à la Cour de son souverain.
Il avait brisé sa carrière. Il avait pris les armes contre la nation qui
m’avait enlevée à lui... Et voilà que, de nouveau, sa plume traçait mon
nom. Pour me dire quoi, grand Dieu?

Il suffisait de voir sa lettre pour deviner qu’elle arrivait d’un champ
de bataille. Encore aujourd’hui, malgré tant de larmes qui l’ont
baignée, elle conserve toutes ces taches lugubres. Je l’ouvris par un
effort surhumain...

Et je retombai, anéantie. Hélas! ce n’était pas une lettre _de lui_;
c’était _ma_ lettre, les lignes homicides tracées par ma main! Dans
cette enveloppe, rien de plus; pas un mot ajouté, pas une plainte. Il
avait fait mieux que de se plaindre: il était mort!... Sur son cadavre
on avait trouvé la missive toute préparée. Que m’apportait ce message
posthume? Le pardon ou la haine éternelle d’un mort?

Je m’évanouis, au grand effroi de mes femmes qui coururent chercher M.
de Noircombe. En reprenant mes sens, je vis qu’il lisait ma lettre. Je
la lui aurais fait lire, d’ailleurs; je ne prononçai qu’une phrase:

--Et c’est pour vous, _pour vous_ que j’ai fait cela!...

Il eut, je dois le reconnaître, le bon goût de ne pas me répondre et de
me laisser seule. Mais, après cette secousse terrible, ma petite Lisa
eut beaucoup à souffrir. Grâce à Dieu, je pus me maîtriser à cause
d’elle; pas une goutte de lait étranger n’a jamais touché ses lèvres!
C’est plus de bonheur que je n’en méritais.

Voyant mon chagrin, et devinant peut-être qu’il y avait dans mon
abattement le poids d’un remords affreux, mon excellent père demanda et
obtint la permission de m’emmener en Suisse, dès que la guerre fut
finie. Je passai avec lui six semaines tranquilles, dans notre chère
intimité d’autrefois. On devine bien que cette tranquillité n’était que
relative. Combien de fois mon sommeil fut troublé par l’apparition du
pauvre Otto, silencieux et menaçant! Que serais-je devenue sans ma
fille, lorsque mes yeux s’ouvraient au milieu du cauchemar terrible?
Mais, à la lueur de la veilleuse, elle m’apparaissait rose et souriante
dans son berceau. Alors il me semblait que je pouvais défier tous les
malheurs, toutes les menaces. «Mon Dieu, priais-je, envoyez-moi les
épreuves qu’il vous plaira; mais protégez ma fille!»

Les épreuves sont venues; mais ma fille est heureuse. Que le nom de Dieu
soit béni!



III


L’hiver de 1860 fut brillant, ce qui ne m’eût guère occupée si mon mari,
pour des raisons mystérieuses, ne m’eût poussée à recevoir. Hélas! je
n’avais plus pour m’en dispenser mes devoirs de jeune mère: la petite
Lisa n’avait plus besoin de nourrice. D’ailleurs, en voyant M. de
Noircombe s’intéresser à la vie mondaine, j’espérais qu’il trouvait
moins de plaisir dans ses maudites cartes. L’illusion, comme
l’espérance, a la vie tenace!

Je gardai, cela va sans dire, mes réflexions pour moi. Entre nous deux,
rien de ce qui ressemble à une intimité ne subsistait; nous ne causions
guère qu’en présence d’étrangers, d’un côté d’une table à l’autre. Je
doute que le monde s’amusât beaucoup dans notre petit hôtel; mais on y
venait avec empressement. Il ne tenait qu’à moi, au surplus, de me
laisser convaincre qu’on y venait pour mon humble personne. Je savais
faire des frais, paraît-il. J’avoue du moins que je succombais, comme
tant d’autres, au besoin de n’être pas seule avec moi-même.

Jacques Malterre le devinait sans doute. Il était devenu l’un de mes
habitués, par bonté d’âme, j’imagine, puisqu’il prétendait n’avoir que
du dégoût pour le monde. Je l’avais vu entrer à mon «jour», un certain
après-midi, comme s’il n’eût fait que cela toute sa vie. Sauf que nous
n’étions plus au Bois et qu’il n’était pas à cheval, notre conversation
n’avait pas différé beaucoup des précédentes rencontres. Surtout on
aurait dit que nous nous étions quittés la veille.

Cependant il paraissait reprendre quelque goût à la vie. Même, un jour
que nous étions seuls, il voulut bien m’informer de quelques symptômes
faisant prévoir sa guérison.

--Alors, lui dis-je en riant, vous êtes sorti de la période des petites
allées. Êtes-vous déjà de force à affronter le tour du lac?

Le tour du lac était à cette époque (qui le croirait parmi ceux qui sont
jeunes?) le lieu de promenade le plus élégant du monde civilisé. Jacques
Malterre, déjà debout pour prendre congé de moi, fit cette réponse:

--Je n’en suis plus aux petites allées; mais je n’en suis pas encore au
tour du lac. Peut-être en devinez-vous la raison?

--Moi! fis-je étourdiment. Comme je ne m’y montre jamais, il ne faut pas
me proposer de charades sur ce qui s’y passe. Vous avez peur, j’imagine,
d’y rencontrer... celle qui vous a fait souffrir.

--C’est tout le contraire, dit-il en me baisant le bout des doigts. J’ai
la certitude de _ne pas_ y rencontrer... celle qui m’a guéri!

J’étais furieuse contre moi-même. Une coquette de profession n’aurait
pas mieux manœuvré pour obtenir cette riposte. Or l’idée que Jacques
Malterre pouvait songer à me faire la cour ne m’était jamais venue. En
réalité, me la faisait-il? A tout événement, lorsqu’il revint me voir,
je lui jetai au visage, comme je lui aurais jeté un seau d’eau froide,
l’éloge pompeux de mon mari.

--Là! là! me dit-il en souriant. Pourquoi cette prise d’armes? Je
donnerais tout au monde pour que vous fussiez très heureuse, et pour que
le portrait dont vous venez de faire les frais fût ressemblant.

--Auriez-vous l’intention d’insinuer qu’il ne l’est pas? répliquai-je en
me dressant de toute ma hauteur.

--J’ai l’intention d’insinuer une seule chose, répondit-il: c’est que je
suis votre meilleur ami.

Selon sa tactique invariable, il avait disparu avant que je pusse
relever ses paroles.

Que cette amitié fût parfaitement désintéressée, à vrai dire, j’en
doutais bien un peu. Je m’amusai à lui tendre des pièges, dans lesquels
il eut l’adresse de tomber juste à point. Il sentait fort bien que je
n’attendais qu’un mot douteux pour lui fermer ma porte; mais le mot
restait sur ses lèvres et la porte restait ouverte. C’était un grand
joueur, lui aussi, et, chose redoutable, c’était un joueur qui ne
semblait jamais pressé. D’après ce que j’entends dire, les hommes
perdent patience très vite aujourd’hui. J’imagine que cela doit
augmenter beaucoup le nombre des résistances victorieuses. Si je me
trompais, ce serait vraiment tant pis pour les femmes.

Quoi qu’il en soit, la plus honnête des femmes, surtout quand elle n’est
pas heureuse, ne peut échapper à quelques chatouillements d’émotion en
voyant qu’un jeune homme, connu par ses aventures, s’occupe d’elle
pendant des mois, sous prétexte d’amitié. Chose plus grave, il ne
s’occupait pas des autres; je le savais par mes amies, et cette
conversion m’offensait presque comme une impertinence. Un jour, comme il
me contait, pour me distraire, une scène bouffonne qui s’était passée
dans un restaurant connu pour ses soupers, je lui fis des questions qui
l’obligèrent à me répondre:

--Je vous avoue, madame, que je n’ai pas mis les pieds dans cet endroit
depuis deux ans.

--Par vertu?

--Hélas! je ne sais pas très bien ce que c’est que la vertu. Si l’on me
questionnait, je serais réduit à cette définition: la vertu, c’est
madame de Noircombe.

Je n’aimais pas du tout cette définition et je dis à mon interlocuteur,
un peu à l’étourdie--j’étais si jeune alors:

--Vous m’obligerez beaucoup de n’avoir pas l’air si renseigné.

--Je comprends, fit le beau Jacques en mordant sa moustache. Vous
trouvez qu’un pécheur de mon espèce ne doit pas même savoir votre nom?
Cependant, nul ne voudra croire que je me suis converti tout seul.

Je ripostai:

--Surtout nul ne voudra croire que vous êtes converti.

Mais il avait déjà passé la porte.

Dieu merci! le beau Jacques Malterre--s’il n’est pas mort de
vieillesse--pourrait dire encore aujourd’hui: «La vertu, c’est madame de
Noircombe!» Je ne dis rien, quant à moi. Je ne remercie pas mon
Créateur, à l’exemple des Pharisiens, de m’avoir faite différente de
celle-ci ou de celle-là. J’ai pu soupçonner (pour ne pas dire plus) que
je suis faite comme toutes les autres. La preuve, c’est que cette
escarmouche m’intéressait, moi qui, depuis deux ans, ne m’intéressais
plus à rien, hors de ma fille. Malgré la noble colère qu’il avait
soulevée en moi dans une première occasion, le beau Jacques en arriva
tout doucement à s’arroger la permission de «m’ouvrir les yeux». S’il
fallait en croire cet ami trop dévoué, M. de Noircombe m’avait épousée
pour ma fortune, dont il avait grand besoin pour se refaire, bien qu’il
passât encore pour riche. Il avait trompé mon père, acheté ma
gouvernante, ensorcelé ma pauvre personne. J’étais, parmi toutes les
créatures, la plus maltraitée, la plus digne d’être consolée... J’avais
beau nier, mentir par orgueil, prétendre qu’un trésor comme ma fille
suffisait à me consoler, en admettant qu’une consolation me fût
nécessaire; je ne sentais pas moins, dans le secret de mon âme, que
Jacques avait raison, que je m’attachais à lui, que ses visites, si
courtes qu’elles fussent, devenaient pour moi une habitude, qu’il
m’aimait sans me l’avoir dit encore, mais qu’il allait me le dire
bientôt.

C’était même là--on va s’écrier que j’étais une étrange personne--le
moyen qui s’offrait à moi de sortir d’une situation où mon inexpérience
commençait à perdre pied. La chose était bien décidée: «Au premier mot
d’amour, monsieur mon amoureux serait chassé franc et net.» Lui, de son
côté, lisait probablement sur ma figure cette décision très ferme; car
le mot, de jour en jour plus près de ses lèvres, n’en sortait pas.

Un soir--la date est marquée en moi comme avec un fer rouge--nous étions
dans la même loge à l’Opéra. On donnait _Guillaume Tell_. Arnold, en
attendant le fameux _ut_ de poitrine, lançait à Mathilde sa
présomptueuse déclaration:

                ... Il faut parler;
    Il faut en cet instant si terrible et si doux,
              Si dangereux peut-être,
    Que la fille des rois apprenne à me connaître.

Mes yeux, à cet instant un peu plus doux pour moi, peut-être, qu’il
n’aurait fallu, rencontrèrent les yeux de Jacques. «Allons! pensai-je
avec un soupir de regret, je devine qu’il va parler dans sa prochaine
visite. Ce sera la dernière. Soyons prête pour l’exécution.» J’étais
prête... Je l’espère, du moins.

--A demain! fit-il après le cinquième acte, en me baisant la main avec
une ardeur significative.

Je rentrai chez moi, fort troublée, je l’avoue, ce qui ne m’empêcha pas
de voir que mon mari l’était presque autant. Après m’avoir déposée à
l’hôtel, M. de Noircombe repartit dans la voiture. Je savais où il
allait.

Je dormis très mal en sortant de l’Opéra. Je restai tard au lit, et ma
toilette, ou plutôt _nos_ toilettes--car je présidais toujours à celle
de ma fille--m’occupa jusqu’à l’heure du déjeuner. Contre son habitude,
mon mari m’attendait à table, bien qu’il fût à peine l’heure. Je lui
tendis la main, ayant conservé cette habitude de courtoisie en présence
de nos domestiques, et je fus étonnée de voir que ce geste, si ordinaire
qu’il fût, mettait sur son visage une bizarre émotion. Ce visage,
d’ailleurs, offrait une sorte d’hébétude vague dont je fus frappée.
C’était comme un relâchement général dans les lignes, souvent dures;
mais surtout l’œil était changé; la volonté, cette volonté non moins
omnipotente qu’indomptable, n’y était plus, ce qui laissait comme un
vide sinistre dans le regard. Quant à moi, ma première pensée fut que M.
de Noircombe couvait une de ses longues maladies qui _préviennent_ avant
d’éclater. Sans lui faire part de mes appréhensions, je lui demandai
seulement:

--Vous vous êtes levé plus tard qu’à l’ordinaire, ce matin?

--Au contraire; je me suis levé tôt. Qui vous fait croire?...

--Vous n’êtes pas rasé, chose inconnue dans vos habitudes.

--C’est vrai; j’ai oublié. Rien ne vous échappe, ma chère!

--A Dieu ne plaise! Les femmes à qui rien n’échappe sont insupportables.
Cependant, il m’est impossible de ne pas remarquer votre mauvaise mine.

--Je vais très bien, je vous assure. Déjeunons!

Il mangea peu; j’avais presque pitié de lui en voyant ses efforts pour
causer. Oh! les conversations en tête à tête du déjeuner, avec un
_cadavre_ en travers de la table! Que doit-ce donc être, quand madame
aussi a son _cadavre_, ce qui n’était pas le cas, Dieu merci! Et encore,
j’avais bien un peu sur la conscience Jacques Malterre, qui m’avait
promis sa visite... «Sortez, monsieur; ne revenez jamais!...» Tout le
temps je me préparais pour l’exécution, dont l’heure était proche.

Le matin, on amenait, au dessert, la petite Lisa; nous sauvions, par
cette diversion utile, un quart d’heure du duo conjugal. M. de Noircombe
ne s’était jamais consolé d’avoir une fille; je crois qu’il n’aimait pas
l’enfant; mais la vérité m’oblige à dire qu’il se montrait plutôt
indifférent qu’hostile. Ce jour-là, j’observai qu’il la regardait d’un
air étrange, presque timide. J’étais d’ailleurs frappée de cette
timidité qu’il semblait ressentir envers tout le monde, même envers les
domestiques. Dur avec eux d’ordinaire, même plus qu’il ne convient à un
homme de son rang, pourquoi montrait-il à cette heure une bonté voulue,
maladroite, légèrement obséquieuse, qui sonnait faux? Pourquoi, enfin,
restait-il à mes côtés sans dire une parole, suivant d’un œil fiévreux
les points de mon aiguille à tapisserie, tressaillant tout à coup, ne
songeant pas à s’en aller?

Ma pendule marquait deux heures. A chaque moment l’on pouvait m’annoncer
Jacques Malterre. En présence de mon mari, la visite resterait banale.
Et, tout au contraire, je désirais que l’incident inévitable se
produisît--pour en finir, bien entendu.

M. de Noircombe me quitta enfin; mais Jacques resta invisible, ce qui
était presque une énormité après cet «A demain!» que j’avais encore dans
l’oreille. Je sortis en voiture pour des commissions; au retour je ne
trouvai pas sa carte. Je pensai: «Il faut qu’il soit malade ou qu’il ait
eu un accident.»

Je trouvai, par contre, un message que je n’attendais pas. Un ménage
d’amis intimes, qui devait dîner chez nous le soir, s’excusait par une
histoire suspecte de vieille cousine malade, qu’il fallait aller
soigner. Avec une étrange finesse de perception, je devinai la fausse
note et ne donnai pas dans l’invention de la vieille cousine.
Probablement nos invités avaient en perspective une soirée plus
amusante. Ce n’était pas moins un second tête-à-tête qui se préparait
pour le moment du repas.

Sa tasse de café prise, mon mari, au lieu de courir au cercle, alluma un
cigare et s’établit, comme un homme qui ne compte pas sortir. Une telle
dérogation à ses habitudes me bouleversa, au point que je lui demandai:

--Est-ce que vous êtes malade?

--Encore! fit-il avec mauvaise humeur. On dirait que vous y tenez!
Pourquoi serais-je malade?

--C’est que... vous ne sortez pas ce soir, pour la première fois depuis
que nous sommes rentrés à Paris.

--Eh bien! je sors, dit-il, en se levant tout à fait malgré lui.

De nouveau je me trouvai seule. De nouveau je me tins prête à repousser
l’assaut de Jacques Malterre qui allait peut-être avoir l’idée de sonner
à ma porte, malgré l’heure tardive. Quand il fut certain que
l’assaillant ne se présenterait pas, je gagnai mon lit. Cette journée,
je n’aurais pu dire pourquoi, m’avait brisée et fatiguée.

J’entendis presque aussitôt mon mari rentrer. Il ne jouait donc pas?
Quelque grosse perte, sans doute, l’avait mis à la côte. «Il faut
croire, pensai-je, qu’il ne me reste plus un sou, puisqu’il ne me
demande rien. Comment ne songe-t-il pas aux diamants que m’a donnés le
Roi?»... Là-dessus je m’endormis, d’un lourd sommeil chargé de rêves.

Le lendemain était «mon jour». A l’heure accoutumée j’étais prête. Mon
salon était fleuri comme il convient, la table des gâteaux préparée;
j’occupais ma place ordinaire dans une jolie toilette rose que je vois
encore, attendant mes habitués, attendant parmi ceux-là un visiteur qui
venait toujours le premier: Jacques Malterre.

Jacques Malterre ne vint pas. Chose plus étonnante, au bout d’une heure
il n’était venu personne. L’après-midi s’acheva dans cette solitude
inexplicable, écrasante comme une catastrophe mortelle mais inconnue.
Comprend-on ce que j’éprouvais pendant ces heures où je sentais le monde
se retirer de moi, de même que la marée tombante s’éloigne de minute en
minute, inexorablement, de la carène échouée sur le sable? Comprend-on
l’humiliation que j’éprouvais en face de mes valets, dont je devinais
les chuchotements étonnés dans l’antichambre? Que faire? Où m’informer
du désastre survenu? Mon père était en congé dans notre ville natale. Je
cherchai les journaux sans en trouver un seul. Je n’osai donner l’ordre
à un domestique d’en acheter; j’osai encore moins sortir moi-même...
Enfin M. de Noircombe rentra pour le dîner. Je m’enfermai avec lui dans
mon boudoir. Là, pouvant parler après cet horrible silence de plusieurs
heures, je demandai:

--Y a-t-il un crime, un scandale, un malheur qui pèsent sur cette
maison? Le genre humain tout entier semble la fuir. Je n’ai pas vu, de
toute la journée, une créature vivante... Allons! Parlez! Je vous
forcerai bien à tout me dire.

--Les journaux d’hier et d’aujourd’hui... ont été infâmes, balbutia le
malheureux dont je portais le nom. Je vous félicite de ne pas les avoir
lus.

--Qu’importe? A quoi bon les avoir cachés? Ne valait-il pas mieux tout
savoir?... Mais il est nécessaire que je sache maintenant. Qu’est-il
arrivé?

--Une querelle de jeu... l’autre soir... en quittant l’Opéra.

Ces paroles me remirent à l’esprit l’attitude embarrassée, timide,
hésitante, qui m’avait frappée la veille, chez M. de Noircombe. Mon
mari, le père de mon enfant avait-il eu peur? Avait-il refusé de régler
sa «querelle de jeu» l’épée à la main? Je l’interrogeai sans précautions
oratoires.

--Mais non, répondit-il avec un calme étrange. Me battre? Je ne
demandais que cela! Mon homme s’est... dérobé.

Je réfléchis quelques secondes, cherchant à réunir le peu de science que
je possède en matière de duel. Puis, continuant mon interrogatoire, car,
de fait, M. de Noircombe avait l’accablement pitoyable d’un accusé
devant son juge:

--Vous aviez perdu, sans doute? On vous a dit: «Payez d’abord!» Et, je
le devine maintenant, vous ne pouvez plus rentrer au Cercle? Voyons!
Soyez franc! Quelle somme faut-il?

--Je n’ai pas perdu..., répondit le malheureux d’une voix haletante.

Comme au jour aveuglant d’un éclair, l’épouvantable vérité se dressa
devant moi. Il suffisait de jeter les yeux sur le gentilhomme à jamais
déclassé, dont le front mouillé de sueur se courbait peu à peu sous le
poids de la honte... Je me souviens d’avoir eu le courage de lui lancer
au visage le mot affreux qu’il avait déjà entendu--combien de fois?

--Je comprends: vous avez... triché! Et les journaux sont pleins du
récit de votre... de votre mort. Car vous êtes mort, en ce qui concerne
l’honneur!

Ludovic de Noircombe essaya de relever la tête. Nul n’aurait songé, en
ce moment, à le comparer à Méphistophélès. Moi, moi-même, j’avais pitié
de lui.

--Mon adversaire... a contesté le coup, balbutia-t-il, pâle comme un
linge.

Un dernier cri put s’échapper de mes lèvres:

--Oh!... Lisa! Lisa! pauvre chérie!...

Alors je sentis que j’allais tomber. Craignant le contact de ces mains
indignes, je me traînai jusqu’à ma chambre. Là, protégée par le verrou,
je pus m’évanouir tout à mon aise...

Le lendemain matin, après un sommeil de bête fourbue, le choc de la
pensée me réveilla: mon malheur reprenait possession de moi. Faut-il
avouer que la première image qui me vint à l’esprit fut celle de Jacques
Malterre? Je pensai: «Il était là, sans doute, quand mon mari a triché.
Pour un personnage aussi correct, la femme d’un tricheur serait une
maîtresse disqualifiée. Voilà pourquoi il n’est pas revenu! Et je
croyais à son amour!...»

Je compris alors que j’avais été plus bas que je ne croyais sur une
pente dangereuse. Mais il fallut faire trêve à ces réflexions. L’heure
était venue d’assister à la toilette de ma fille.

De quelle force j’eus besoin pour ne pas faiblir, à la vue de cette
enfant d’un père chassé de sa caste! Pauvre innocente! Quel avenir était
le sien? Un galant homme oserait-il jamais en faire sa femme? Les
Jacques Malterre de sa génération--ceci, du moins, était un bonheur pour
elle--ne se détourneraient-ils pas de cette fille de condamné, comme il
convient à des chevaliers sans peur et sans reproche?...

Les heures fuyaient, cependant. La maison, en apparence, continuait à
marcher comme à l’ordinaire. Déjà, en voyant approcher l’heure du
déjeuner, c’est-à-dire une nouvelle rencontre avec le coupable, je me
sentais refroidie jusqu’aux os. Dieu m’épargna cette épreuve. Il était
écrit là-haut que je reverrais mon mari une seule fois en ce monde--et
encore peut-on prétendre que je l’ai revu?...

Au moment où j’allais essayer de me mettre à table, un billet de M. de
Noircombe me fut apporté. Lui aussi reculait devant le tête-à-tête. Il
ne m’écrivait qu’une ligne: «Je vais à Noircombe. De là, je vous ferai
part de mes résolutions.»

Ce fut un soulagement inespéré. Derrière ma porte close à tous, j’allais
pouvoir attendre mon père à qui j’avais télégraphié de revenir, toute
affaire cessante. Oh! ce retour! Je l’appelais de toute mon impatience
et, en même temps, je frissonnais à la pensée de ce que serait
l’entrevue.

En deux jours--jours de réclusion absolue, on le devine--je reçus trois
visites d’amis _vrais_: les noms de ceux-là resteront dans ma mémoire
jusqu’à l’heure dernière. Par eux je connus les détails de mon malheur.
L’aventure était d’une simplicité navrante. Au joueur trop heureux
depuis quelque temps, on avait tendu un piège; il y était tombé. Pris en
flagrant délit d’imposture, il avait voulu payer d’audace au lieu de
fuir par la porte laissée ouverte afin d’éviter le scandale. Rien
n’avait manqué à ce scandale, grâce au bruit soulevé; rien, pas même
l’intervention de la police.

Quelques heures plus tard, un journal du matin racontait l’histoire. A
midi, on ne parlait plus d’autre chose. Et moi, ignorant tout,
j’attendais mes visiteurs ordinaires le jour suivant!...

Mon père m’avait informé, par le télégraphe, de son retour, en ajoutant,
ce qui m’étonna: «Vingt-quatre heures nécessaires pour tout arranger
ici.» Que pouvait-il _arranger_, tandis que je l’appelais à mon secours?
Il me suffit de voir son visage quand il débarqua chez moi, pour
comprendre qu’il savait tout. Une question sortit d’abord de ses lèvres:

--Est-_il_ encore ici?

Ma réponse négative dérida un peu mon pauvre père.

--C’est bien, fit-il. En ce cas, donne des ordres pour qu’on prenne mes
bagages dans la voiture. Je m’installe chez toi, de préférence à un
hôtel.

--Pourquoi un hôtel? demandai-je, craignant de deviner.

--Parce que je ne peux plus rentrer à la Légation après... ce qui a eu
lieu. D’ailleurs je ne suis plus ministre. J’ai tout dit au Roi, qui
m’approuve, et qui a le cœur brisé du malheur de sa filleule. Te
souviens-tu de cette soirée de jeu à la Cour? C’était une révélation,
comme le disait, hier encore, Sa Majesté!

Sans répondre je suppliai mon père de m’emmener sur l’heure. Il me
promit que nous partirions le plus tôt possible; mais il ajouta:

--Partir n’est pas tout. Je veux que nous partions la tête haute. J’ai
deux honneurs à sauver: le tien et celui du pays que je représente. Un
gendre tient de trop près pour qu’on se lave les mains de sa conduite.
Laisse-moi quelques jours afin d’étudier la situation.

--Ah! m’écriai-je, comme je voudrais être morte!

--Silence! ordonna mon père avec sévérité. Nous sommes deux en ce monde
qui avons besoin que tu vives. Tu ne peux pas te faire tuer, ainsi que
l’a fait Otto!

Cette phrase fut la seule allusion que j’entendis jamais à la folie de
mon choix. Mon admirable père fut assez généreux pour ne pas me répéter,
à chaque nouvelle phase de la déroute, comme tant d’autres n’y eussent
pas manqué: «Si tu avais suivi mon conseil!... Si tu avais épousé
Flatmark!...»

Au bout d’une semaine, nous étions fixés. Les hypothèques, nul n’en
doute, couvraient le petit hôtel que j’habitais. Quant à la terre de
Noircombe, devenue ma propriété comme je l’ai dit plus haut, elle
représentait en valeur le quart du prix payé par moi. Enfin les dettes
de jeu étaient énormes. C’était là évidemment ce qui avait fait perdre
la tête au malheureux. Mon père décida qu’il payerait tout.

Sur ces entrefaites, je reçus un message de mon mari.

«Je pars dans quelques jours, m’écrivait-il, pour m’établir au Canada.
Mais, sans un capital, je ne puis rien tenter. N’ayez pas peur: je ne
vous demande pas une grosse somme. Cinquante mille francs me
suffiraient. Ne me refusez pas ce dernier service, en échange duquel je
vous laisse ma fille. Songez que je pourrais l’emmener avec moi!...»

Cette ligne, qui contenait la plus terrible des menaces, me rendit à
moitié folle. Je courus trouver mon père, le suppliant de donner la
somme qu’on demandait. Il refusa et, pour la première fois, laissa
éclater une véritable colère.

--Mais il fera enlever ma fille! criai-je avec désespoir.

--Non, car vous serez séparés judiciairement. Il perdra son droit de
garde paternelle.

--Qu’importe le droit? Il me la fera voler!...

Un fait de ce genre venait d’avoir lieu et tout Paris s’en occupait. Mon
père eut-il peur, ou voulut-il simplement me rassurer? Je l’ignore; ce
qui est certain, c’est que j’entendis cette proposition:

--Rien n’empêche qu’on fasse partir la petite avant nous. Je l’enverrai
à ma sœur Bertha, qui loge au Palais. Vous savez qu’on y fait bonne
garde.

Le soir même Lisa était en route pour la frontière, avec une personne en
qui j’avais pleine confiance. Nous devions la suivre quand tout serait
liquidé, et l’on devine que mon père avait hâte d’en finir.

La lettre de M. de Noircombe demeura sans réponse.

Déjà l’hôtel était à peu près fermé. Il n’y restait que deux
domestiques, plus Bruneau, qui vivait là en invité, ayant obtenu de
garder sa chambre jusqu’au jour où il aurait une place. Le brave homme,
d’ailleurs, bien qu’il ne fût plus appointé, passait son temps à la
cuisine pour son plaisir, ou du moins pour sa consolation; car il
pleurait comme un enfant à l’idée de se séparer de moi.

--Et puis, ajoutait-il, je ne retrouverai jamais un four comme celui de
la cuisine de madame la marquise. Là, je suis maître de la nuance de mes
rissolés, comme si je les peignais à l’aquarelle. Ah! Seigneur! Il y a
des hommes bien coupables!

J’étais fort de cet avis, moi qui regrettais autre chose que le four de
ma cuisine; mais je n’avais pas de temps à perdre en jérémiades. Mon
père courait les hommes d’affaires; pendant ce temps-là, sa fille en
costume très simple, un voile épais sur la figure, courait les
emballeurs et surtout les commissaires de l’Hôtel des Ventes. Le soir
nous nous retrouvions, si fatigués que nous n’avions plus la force
d’être tristes. Nous échangions le peu de nouvelles qui pouvaient nous
intéresser mutuellement. La petite Lisa prospérait sous la garde de sa
tante--et d’une compagnie de fantassins de la Garde. Son père avait
quitté Noircombe, nous écrivait un de nos amis de là-bas. Tout faisait
croire qu’il avait gagné un port quelconque, afin de s’embarquer pour
l’Amérique.

J’aurais eu besoin, à vrai dire, pour me garder moi-même, de quelques
soldats de mon royal parrain. L’hôtel était presque désert: personne au
rez-de-chaussée; moi, toute seule, au premier; mon père, à l’étage
au-dessus; Bruneau, plus un ménage de serviteurs mariés dans les
mansardes. Nous étions, il est vrai, à quelques pas d’un grand ministère
où des sentinelles veillaient jour et nuit. Et, surtout, les malfaiteurs
auraient fait buisson creux chez moi. Tout ce qui avait une valeur était
déjà vendu, y compris mes bijoux (ceux du moins qui n’avaient pas été
employés à rendre des «services» à M. de Noircombe). Il ne me restait
que les diamants du roi, souvenirs de famille, disait mon père, qui ne
devaient sortir de mes mains qu’à la dernière extrémité. Ils étaient en
sûreté, d’ailleurs; ou plutôt je les croyais en sûreté dans la cachette
d’un petit bureau Louis XVI, qui avait l’air le plus innocent du monde.
Si ma fille eût été là, je sais que je n’aurais pu fermer l’œil. Mais
elle était en sûreté, la chérie! Et je comptais les jours, peu nombreux,
qui me restaient à passer loin d’elle.

Donc, je dormais profondément, une certaine nuit, dans ma chambre toute
plongée dans les ténèbres, quand le bruit léger d’une clef qu’on tourne
avec précaution m’éveilla. J’ai toujours eu du sang-froid et ne bougeai
pas, d’abord, voulant me rendre compte, s’il était possible, de la
nature de l’incident. Mon père, peut-être, était malade et réclamait mes
soins. J’écoutai, retenant ma respiration; _je sentis_ qu’il n’y avait
personne dans la pièce. Comme j’allais frotter une allumette, j’entendis
un léger craquement dans la pièce voisine, qui était mon boudoir. Cette
fois, je quittai mon lit et m’avançai vers la porte, dissimulée par une
portière que j’entr’ouvris. Un point lumineux brillait dans la serrure
fermée à clef par le dehors. Passant un peignoir, je me dirigeai vers
l’autre issue qui donnait dans la nursery, d’où un petit escalier de
service montait au second étage. Mon intention était de voir, tout
d’abord, si mon père était chez lui. Mais, de ce côté comme du premier,
j’étais enfermée.

Certes, je ne puis nier que j’avais très peur; cependant, j’avais
conservé ma présence d’esprit: ce n’était pas à moi, de toute évidence,
qu’on en voulait, puisque le visiteur nocturne, quel qu’il fût, avait
pris soin de couper toute communication entre lui et moi. Quel était ce
personnage, et que cherchait-il?...

Tremblante comme une feuille dans l’obscurité, j’eus pourtant la force
de revenir à l’autre bout de ma chambre et d’épier par la serrure. Juste
en face de moi était le petit bureau, sur lequel un homme était penché.
Le voleur, car c’en était un, portait une longue blouse de toile,
pareille à celle des garçons épiciers. Je ne pouvais voir que la
silhouette de sa figure, nettement projetée sur la muraille par la
lumière d’une bougie placée à sa gauche. Il portait une casquette; sa
barbe était longue et fournie: je pus me convaincre que c’était un
inconnu. Comment était-il là? D’où connaissait-il la cachette? Mystère!
Ce qui n’était nullement mystérieux, par exemple, c’était son intention
de supprimer tout témoin à charge, au cas où il aurait été surpris. Un
pistolet placé sur une chaise, à portée de sa main, ne laissait aucun
doute à cet égard. Je me le tins pour dit; mais je continuai ma
surveillance, toute prête à regagner mon lit et à faire semblant de
dormir, au moindre mouvement que l’homme ferait du côté de ma porte.

Mon angoisse, Dieu merci! ne fut pas longue. Il faut croire que mon
pauvre petit bureau n’avait pas de secrets pour ce bandit. Sans
violence, en moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire, mon collier
disparut dans sa poche. Il repoussa le panneau mobile, reprit son
pistolet, éteignit la bougie et gagna la porte qui conduisait à
l’escalier. Moi, j’étais à genoux devant ma sainte Vierge, la priant
pour que le voleur pût sortir de chez moi sans rencontrer personne,
c’est-à-dire sans tuer personne...

Au même instant, je crus entendre quelque bruit à l’étage inférieur. Mon
cœur cessa de battre; je m’attendais à une détonation... Mais le calme
se rétablit; je m’étais trompée sans doute. Je me blottis dans un
fauteuil et attendis le jour, on devine en quel état, supposant bien que
l’homme au pistolet ne prolongerait pas sa visite après le lever du
soleil.

Je sonnai vers cinq heures du matin. A demi habillée, les yeux gros de
sommeil, ma femme de chambre accourut; mais elle pensa mourir de frayeur
en découvrant que quelqu’un m’avait enfermée. Au lieu de m’ouvrir, elle
courut chercher mon père, qui ne fut pas beaucoup moins troublé. Je lui
contai mon aventure: on devine son émotion. Toutefois, il n’était pas de
ceux qui perdent la tête quand il faut agir. Après avoir constaté le vol
et posé quelques questions, il descendit lui-même à la porte de sortie
sur la rue. Elle était verrouillée en dedans, ce qui semblait une preuve
que le voleur était de la maison. Or, j’en pouvais donner le signalement
exact: il était grand, mince et barbu. Ceci nous déroutait, puisque de
nos deux serviteurs mâles, l’un était rasé et le second, Bruneau, court
de taille et d’un embonpoint de barrique.

Nous tînmes conseil, mon père et moi. Nul des domestiques n’avait
connaissance de la disparition des diamants. Il fallait, tout d’abord,
aviser la police; mais nous ne voulions laisser sortir aucun de nos
gens; rester seule avec eux ne me souriait guère. Je résolus d’aller
moi-même chercher du secours. En dix minutes je fus habillée; mon père,
qui avait la clef de la maison dans sa poche, descendit pour m’ouvrir. A
ce moment, Bruneau qui semblait monter la garde de son côté, manifesta
le désir de nous parler en confidence. Naturellement sa requête fut
accueillie: nous restâmes tous trois en comité secret.

--Madame sort sans doute à cause de... l’affaire de cette nuit? commença
le cuisinier.

Mon père l’interrompit brusquement:

--Dites-nous d’abord comment vous savez qu’il y a «une affaire»! Ni
madame la marquise ni moi n’en avons soufflé mot, jusqu’ici, à aucun
être vivant. Convenez qu’il est au moins étrange que vous soyez si bien
informé. Que savez-vous?

Bruneau rougit jusqu’aux yeux en se voyant soupçonné; mais il resta
calme. D’ailleurs il pouvait lire dans mon regard qu’il n’était pas
soupçonné _par moi_.

Il répondit:

--Je sais tout, puisque j’ai arrêté le... la personne qui est venue ici
cette nuit.

--Comment! s’écria mon père; vous l’avez arrêté et vous ne le disiez
pas! Où est-il? Qu’en avez-vous fait?

--J’en ai fait ce que monsieur le baron en aurait fait lui-même: je l’ai
laissé partir.

--Mais alors, menaça mon père, c’est moi qui vais vous faire arrêter. Ce
coquin emporte les diamants de ma fille!

--Oh! mon Dieu! gémit Bruneau. Il a pris les diamants de madame la
marquise!... Pouvais-je m’en douter?

--Ne jouez pas l’imbécile ou j’envoie chercher la police, dit mon père,
la main sur le cordon de la sonnette.

--Je supplie monsieur le baron de laisser la police où elle est. Je vais
parler, puisqu’il le faut. Donc, le chagrin me tenant éveillé cette
nuit, je me levai et descendis à ma cuisine, pour tâcher de me distraire
en pensant à autre chose. Déjà une idée me venait--je l’essayerai plus
tard--quand un bruit léger m’arriva par le monte-plats resté ouvert: on
marchait dans la salle à manger. Craignant que madame la marquise ou
monsieur le baron n’eussent besoin de quelque service, je quittai mon
sous-sol. Mais, comme j’arrivais dans le vestibule, un homme en blouse
regardait au dehors par la porte ouverte, sans doute pour s’assurer
qu’il pouvait fuir sans danger. La lueur du bec de gaz de la rue me fit
voir que l’inconnu avait un pistolet dans la main. Je bondis sur lui et
le désarmai, en profitant de sa surprise. Voici l’arme.

Bruneau tira de sa poche un pistolet que je reconnus tout de suite, pour
l’avoir vu quelques heures plus tôt. Il n’était pas chargé, ainsi que le
constata mon père avec étonnement; sans doute le malfaiteur voulait
pouvoir effrayer au besoin, mais non pas tuer. Cela n’empêche que
Bruneau, qui n’en savait rien, avait fait preuve d’un réel courage. Il
continua sa déposition avec le même calme modeste:

--J’avais saisi mon adversaire et nous luttions en silence. Faire du
bruit n’était pas de son intérêt. Moi, j’avais peur d’effrayer madame la
marquise. Tout en nous débattant, j’avais trouvé une longue barbe dans
laquelle j’avais _croché_; mais, à ma grande stupéfaction, la barbe vint
tout entière: elle était fausse; la voici.

--Après? demanda mon père quand j’eus reconnu la seconde pièce de
conviction.

--Après? monsieur le baron... Ah! nous sommes arrivés au point délicat
de mon histoire. La barbe enlevée, il m’était possible de distinguer les
traits de l’homme que je tenais renversé sous moi. Je le reconnus; je
crois que tout le monde à ma place l’eût laissé partir... Si mes maîtres
l’ordonnent, je leur dirai son nom. Mais, s’il dépend de ma volonté, ce
nom ne sortira jamais de mes lèvres.

Nous nous regardions, mon père et moi. J’avais déjà compris. Lui devait
commencer à comprendre, car il était livide. Je me levai, et m’avançant
vers Bruneau, la main tendue:

--Vous vous êtes conduit en ami; je vous remercie et je compte sur votre
amitié, même quand nous serons loin l’un de l’autre. Ne dites _jamais_
le nom que vous savez!

Le pauvre cher homme pleurait. Où est-il aujourd’hui? Mort peut-être,
mort avec son secret fidèlement gardé. Sauf lui et mon père, nul n’a
jamais su l’histoire de ma dernière rencontre ici-bas avec le marquis de
Noircombe, ni du dernier «service»--un peu involontaire, je
l’avoue--qu’il m’a été donné de rendre à mon mari. Hélas! il suffit des
histoires que l’on a sues.

Mon espérance est qu’elles sont sorties de la mémoire des hommes, après
un tiers de siècle passé sur les vivants et sur les morts. Combien
reste-t-il de ceux qui étaient à la salle de jeu du Cercle, pendant
cette soirée qui m’a coûté si cher? Encore autant d’années disparues
dans le néant, et l’on ne se souviendra plus guère qu’il exista une
famille du nom de Noircombe. J’ai fait, comme on le verra, ce qui a
dépendu de moi pour hâter l’oubli.

Quoi qu’il en soit, à partir de la scène que je viens de raconter,
l’auteur de tous mes maux disparut de ma vie. Nous sûmes qu’il s’était
embarqué au Havre, douze heures après avoir trouvé, avec l’adresse que
j’ai dite, le capital dont il avait besoin. Nous supposions, d’ailleurs,
qu’il ne s’attarderait pas en France.

Le dernier des Noircombe est mort à Sacramento, subitement, m’a-t-on
dit. J’ai toujours craint, sans avoir osé m’en assurer, que cette mort
subite ait été une mort violente. A cette époque, les _enfers_ de la
Californie affectaient moins de réserve, dans les «querelles de jeu»,
que les Cercles parisiens de haut style. Au moindre incident suspect,
les revolvers voyaient le jour, et ceux-là n’étaient pas vides comme le
pistolet dont Bruneau s’était emparé une certaine nuit.

Maintenant il faut dire adieu à ce grand coupable, qui m’a flairée, qui
m’a poursuivie, qui m’a prise, ainsi qu’on fait de ces animaux précieux
seulement par leur dépouille. Grâce à ma fortune, il s’est donné trois
ans de répit sur le bord du gouffre, où il serait tombé plus tôt sans
moi, peut-être. A ce malheureux, je tâche de pardonner pour deux
raisons: d’abord parce qu’il est le père de ma bien-aimée fille
Élisabeth, ensuite parce qu’il faut toujours pardonner à ceux qui sont
morts, dans l’espoir que nous serons pardonnés à notre tour.

Que Dieu absolve le pauvre disparu! Qu’il me donne du courage pour de
longues luttes! Car je vais _lutter_, maintenant.



IV


Mon retour dans mon pays ne ressembla guère au débarquement triomphal de
la jeune marquise de Noircombe, venant faire visite à son auguste
parrain. Cette fois il n’y avait pas d’aide de camp à la portière de mon
wagon, pour me donner la main et me complimenter de la part du Roi.
Mais, ce qui valait mieux, la comtesse Bertha m’attendait, portant dans
ses bras ma petite Lisette. Chère tante! Elle avait dû se lever de bonne
heure, car nous avions pris à dessein, mon père et moi, un train matinal
que les voyageurs de distinction connaissent peu.

--Ma pauvre Hedwige! me dit la chanoinesse; comme vous êtes changée!
Cela vous délivre du sermon que j’avais préparé pour vous.

Je compris, moi qui connaissais ma tante, que je devais avoir l’air bien
malade.

--Elle a plus besoin d’un lit que d’un sermon, soupira mon père.

Mon lit m’attendait dans ce que nous appelions notre maison de ville,
bien que ce fût plutôt une villa d’importance médiocre; j’aurai occasion
de la décrire plus tard. Notre véritable résidence de famille était le
château d’Obersee, dominant une gorge pittoresque, et un beau lac, à une
vingtaine de lieues de la capitale. Mon père ne fut pas long à vendre le
domaine environnant. Pour le château lui-même, il fut racheté par la
tante Bertha, bien qu’elle fût loin d’être riche. Mais, plutôt que de
voir Obersee en des mains étrangères, elle eût mangé des croûtes.

Pendant ce temps-là j’étais malade et, s’il n’avait tenu qu’à moi, cet
anéantissement causé par la fatigue aurait duré des années. J’y trouvais
un prétexte à ne voir personne, sauf mon père, ma fille qui ne me
quittait pas, et la chanoinesse qui avait toujours son sermon sur la
langue. Il y est resté jusqu’à son dernier jour, bien qu’elle m’ait dit
cent fois:

--Ma nièce, il faudra que nous trouvions une heure pour causer de choses
sérieuses. N’ayant plus de mère, c’est de moi que vous devez entendre
certaines vérités qui vous rendront plus sage à l’avenir.

On peut croire, cependant, que j’étais devenue sage. A cette heure,
vingt Noircombe eussent essayé sur moi leur puissance magnétique sans me
faire seulement cligner des yeux. Mais, pour des raisons péremptoires,
je n’avais plus rien à craindre des joueurs décavés à la recherche d’une
dot.

Nous étions pauvres, et nous confessions ouvertement notre ruine. Dès le
premier jour, mon père avait pris cette attitude sans raconter à
personne, sauf à Sa Majesté, l’histoire exacte de mes malheurs, devenus
nos malheurs, grâce à sa scrupuleuse délicatesse. Non seulement le Roi
l’avait approuvé, mais bien plus, en véritable ami et en homme de bon
conseil, il avait indiqué une ligne de conduite qui fut suivie et me
créa une autre existence.

--Mon cher baron, avait-il dit, pensons tout d’abord à votre
petite-fille. Nous aurions peut-être quelque peine à marier, le moment
venu, mademoiselle de Noircombe. Nous trouverons plus facilement un
époux digne d’elle pour mademoiselle de Tiesendorf. Les exploits de
votre gendre sont encore peu connus chez nous. Tâchons que cela dure.
Faisons de ce joueur par trop habile--j’en sais quelque chose--un mari
débauché qui a quitté sa femme. Nous allons prendre des mesures légales
pour débarrasser ma filleule de tout lien avec son triste époux.
Désormais le monde ne connaîtra plus que la baronne de Tiesendorf. Le
secret de son infortune reste entre nous deux.

Mon père se garda bien de faire des objections et témoigna sa
reconnaissance au Roi. Il ne manqua pas d’ajouter, en bon courtisan,
qu’il s’était défié des atouts de son gendre dès cette soirée mémorable,
où il avait vu le meilleur joueur d’Allemagne perdre partie sur partie
contre lui. Qui sait d’ailleurs si le propos d’un courtisan n’était pas,
une fois par hasard, l’expression de la vérité?

Quoi qu’il en soit, le baron de Tiesendorf était plus en faveur que
jamais. On lui offrit un nouveau poste, qu’il refusa pour ne pas
s’éloigner de moi. Il n’avait plus d’ailleurs une fortune suffisante
pour lui permettre de tenir son rang à l’étranger. Enfin il trouvait
plus sage de faire le mort, afin d’aider l’oubli à couvrir un passé
funeste.

Grâce à Dieu l’oubli vint, plus vite que nous pouvions l’espérer. Un
très petit nombre de mes compatriotes avait entendu le nom de Noircombe;
ils ne s’en souvenaient guère, et me rendirent volontiers mon nom de
Tiesendorf, qui sera seul gravé sur ma tombe.

J’aidai, il est vrai, l’action du temps par une retraite absolue.
J’évitai le monde et la Cour, ainsi qu’il convient à une femme trahie
pour une rivale (c’était la version répandue dans le public), et surtout
à une femme ruinée. Notre petite maison ne s’ouvrait qu’à de vieux amis
de mon père, qui ne faisaient pas grande attention à moi, plongés qu’ils
étaient dans la politique, ou dans l’art, ou dans la philosophie. En
somme, j’avais trouvé le genre d’existence qui pouvait le moins me faire
souffrir.

Cependant, on devine qu’une femme abandonnée, jeune et point laide, peut
rencontrer des consolateurs, même dans une vertueuse petite ville
d’Allemagne. Il s’en présenta quelques-uns, tout au début. Mais ils me
trouvaient toujours avec ma fille, à qui j’apprenais ses premières
lettres, ou avec mon père et ses _sérieux_ amis, ou, chose plus terrible
encore! avec la comtesse Bertha, dont les bandeaux rigides, coupés d’un
velours noir en forme de diadème, auraient tenu Don Juan à distance et
mis en fuite Leporello. Si parfois, un jour que ma tristesse était plus
lourde ou le ciel plus azuré, je songeais qu’un ami dévoué peut rendre
la vie moins insupportable, un souvenir m’arrêtait sur la pente. Je
revoyais Jacques Malterre, son sourire plein de bonté, ses yeux où
brillait la sympathie pour le malheur; j’entendais ses paroles qui
savaient me réchauffer l’âme; je me souvenais que ce consolateur, au
moment où je commençais à l’écouter, m’avait tourné le dos sans un
signe, fuyant le ridicule de faire la cour à la femme d’un membre
expulsé du cercle... Peut-être m’a-t-il rendu service, après tout, le
beau Jacques Malterre!

Un seul homme pour moi, en dehors de mon père, a été véritablement un
soutien, un conseiller, un sauveur; je veux parler de notre sage et
bien-aimé Roi, si malheureux depuis, maintenant réuni à ses ancêtres
sous les nervures gothiques du caveau funèbre. J’ai dit que l’on ne me
voyait pas à la Cour; mais il ne faut pas en conclure que j’étais
oubliée de mon parrain, ou que je manquais à mes devoirs de
reconnaissance envers lui. Cet auguste vieillard me recevait de temps à
autre dans son cabinet, aux heures matinales où l’étiquette sommeille
encore. Il me réconfortait, me montrait l’espoir dans l’avenir, me
parlait de ma fille, le seul sujet qui m’intéressât vraiment, me donnait
des avis que je recevais comme des oracles. Je n’ai désobéi qu’une fois,
lorsqu’au bout de la première année de mon veuvage, le Roi me conseilla
de me remarier. Comme je protestais énergiquement, n’ayant jamais été de
celles à qui un premier mariage malheureux donne l’envie de tenter une
autre chance, mon parrain me dit:

--Chère petite, j’ai en réserve un argument qui ne saurait manquer
d’agir sur une femme comme vous. Le mariage que je vais vous proposer,
outre qu’il vous sortirait de peine, serait en quelque sorte une
réparation.

--Grand Dieu! m’écriai-je, voici assez longtemps que nous réparons, mon
père et moi. Nous nous sommes appauvris à cette œuvre de justice.

--Ne parlez pas si vite, baronne. Cette fois il ne s’agit plus de
réparer les torts des autres.

--Je n’ai jamais fait tort d’un centime à personne, répondis-je
fièrement, trop fièrement, hélas!

--En effet, dit le Roi, avec une sévérité que j’avais rarement connue.
Ce n’est pas de l’argent que le pauvre Otto pourrait vous réclamer, s’il
était encore de ce monde.

Je baissai la tête sans prononcer une parole. Que pouvais-je alléguer de
satisfaisant pour ma défense?

Mon parrain continua:

--Eh bien, vous pouvez faire le bonheur du frère aîné de votre victime.
Le comte de Flatmark vous aime depuis l’époque où vous étiez une toute
jeune fille...

--Mais il s’est marié! interrompis-je, oubliant à qui je parlais.

--Il vous savait engagée à son frère cadet. Il s’est marié; sa femme est
morte en lui donnant un fils; c’est par mon ordre--car il m’a tout
confié--qu’il vous évita lorsque vous revîntes chez nous, délaissée,
mais non pas libre. C’est par mon ordre aussi qu’il a respecté la
première phase de votre deuil. Il sait tout, mais il est discret comme
la tombe. Jamais vous n’entendrez un mot d’allusion au passé. A vrai
dire, il n’est pas bien riche; en tout cas je le ferai bientôt colonel.
Je l’aime sincèrement; la preuve c’est que me voilà son ambassadeur
auprès de vous. Pas besoin d’ajouter que vous avez tout le temps voulu
pour réfléchir. Je ne suis pas un tyran, surtout pour ma filleule.

Je me retirai, bien résolue à réfléchir le plus longtemps possible, car
j’éprouvais un véritable chagrin à désappointer le Roi. D’un autre côté,
j’aurais fui au bout du monde plutôt que d’accepter cette union qui me
semblait monstrueuse, car mes remords s’étaient réveillés avec le
souvenir. Épouser le frère d’Otto! C’était joindre le crime à une
nouvelle trahison; du moins je l’imaginais ainsi, d’autant qu’il y avait
une ressemblance physique entre les deux frères. Hélas! leurs destinées
aussi devaient se ressembler.

A cette époque, un orage se formait sur les frontières des deux
Allemagnes. Bientôt notre vénéré souverain eut des soucis plus graves
que le mariage de sa filleule. Quant au comte de Flatmark, devenu
colonel d’un régiment, il n’était plus question pour lui d’autre amour
que de celui de la patrie.

Cependant, il trouva quelques minutes, la veille de son départ, pour
venir me faire ses adieux. Il avait avec lui un grand garçon de onze ans
qu’il nommait Rupert, et qui resta dans le jardin à jouer avec ma fille;
celle-ci allait atteindre sa septième année. Des cris de joie, qui
parvenaient à nous par la fenêtre ouverte, semblaient indiquer une
timidité moins grande chez nos enfants que chez nous autres, personnes
d’âge mûr. Le comte de Flatmark trouva pourtant moyen de dominer son
trouble.

--Ainsi que vous avez pu le voir, commença-t-il, j’ai respecté jusqu’ici
votre désir de solitude. Mais je pars demain. Je ne laisse derrière moi
que trois êtres dont il me coûte de m’éloigner: le Roi, mon fils et
vous.

--Si j’étais homme, répondis-je évasivement, je donnerais ma vie avec
joie pour notre cher souverain.

--C’est bien ce que je ferai à l’occasion, dit le galant soldat. Reste à
savoir la valeur du cadeau; c’est pour cela que je suis près de vous. Ma
vie deviendrait pour moi une chose d’un prix inestimable, si j’emportais
l’espoir qu’elle vous appartiendra un jour... Pardonnez-moi de vous
importuner pour connaître mes chances. Dans toute autre conjoncture
j’aurais attendu. Ce n’est pas moi qui refuse d’attendre, c’est le
devoir.

Il parlait avec une grandeur simple qui me causait une profonde émotion;
toutefois rien ne pouvait ébranler mon horreur du mariage. Estimant que,
dans la situation solennelle où nous étions, un marivaudage banal eût
été indigne de nous deux, je répondis au comte:

--Le Roi vous a confié mon secret, ce dont je l’approuve sans réserve.
Donc vous n’ignorez pas, comme on l’ignore généralement ici, quelle a
été ma vie conjugale pendant trois ans. Les femmes, qui ont été
malheureuses la première fois, peuvent tenter une seconde expérience.
Mais ce qui reste du passé pour moi, c’est plus que le malheur; c’est le
dégoût et la honte. J’en suis empoisonnée à tout jamais, comme d’un
cancer inguérissable. Aucun être humain n’obtiendra que je recommence la
vie.

M. de Flatmark essaya de se défendre.

--Avec moi, c’est à peine si l’on pourrait dire que vous recommencez la
vie. Ce serait un retour au passé, une restitution d’un monument
détruit. N’avez-vous pas cru, pendant bien des années, que mon nom
deviendrait le vôtre?

--Ah! m’écriai-je, vous venez de prononcer l’arrêt. J’ai causé la mort
d’un homme, et cet homme est votre frère! Pourriez-vous donc ne pas vous
en souvenir chaque matin en m’apercevant?

--Je ne me serais souvenu que d’une chose, dit M. de Flatmark en se
levant. Je vous aimais déjà quand Otto, mon cadet, s’en alla trouver
votre père. Je me suis effacé comme il convenait. D’ailleurs j’adorais
mon frère--et il m’adorait... ce qui n’empêche pas que je le trouve sur
mon chemin pour la seconde fois, quand je veux aller à vous. Que la
destinée s’accomplisse! Peut-être que je vous remercierai bientôt...
Être aimé, c’est délicieux pour vivre; mais cela doit rendre la mort
bien dure!

--Je prierai Dieu chaque jour, afin qu’il vous conserve à votre fils,
mon cher comte.

--Faites mieux encore: promettez-moi que cet enfant, fils et neveu de
deux hommes dont la vie fut marquée à votre empreinte, ne sera jamais un
étranger pour vous.

--Soyez sans inquiétude, répondis-je en lui tendant la main. Celui-là,
du moins, n’aura pas à se plaindre que je l’ai fait souffrir. Je prierai
matin et soir pour qu’il n’ait jamais besoin de mon affection.

Nous sortîmes dans le jardin, où ma fille faisait admirer à son jeune
compagnon les grâces d’une tourterelle apprivoisée.

--Allons! viens, Rupert; nous sommes pressés, ordonna le colonel. Baise
la main de madame la baronne et dis-lui au revoir.

Il ajouta plus bas, quand nous fûmes à la grille:

--Moi aussi, je vous quitte avec un «au revoir»... Mais ce pauvre petit
vous reverra peut-être longtemps avant son père.

Il disait vrai. Douze longues années devaient s’écouler, pourtant,
jusqu’à ma prochaine rencontre avec Rupert de Flatmark. Mais Dieu seul
connaît la date redoutable du jour où je reverrai, au pied de son trône,
l’un des plus glorieux héros de Sadowa, qui croyait mourir pour
l’indépendance de sa patrie. Hélas! il est mort pour l’ambition d’un
homme. Qu’est devenu notre petit royaume aujourd’hui?... Si j’ai quitté
le nom que j’espérais porter noblement, si j’ai dû fuir le pays où je
comptais laisser ma cendre, du moins je suis toujours Française par ma
haine envers l’un des fléaux de l’humanité.

Mais il est temps que j’en finisse avec les morts. Un dernier nom sur la
liste, le plus cher de tous: celui de mon père!

Quand il me quitta, j’avais trente-cinq ans; ma fille en avait treize;
l’empire allemand était né de notre sang et des ruines de la pauvre
France. Nous n’étions plus, sauf en théorie, les sujets d’un heureux
petit royaume, supérieur à la Prusse elle-même par les arts et la
civilisation. Perdus dans la masse, ou plutôt dans l’armée que faisait
manœuvrer une volonté de fer, nous sentions chaque jour notre existence
propre nous échapper. Qui pourrait comprendre, aujourd’hui, l’amère
tristesse dont furent frappés alors ceux d’entre nous qui aimaient
sincèrement leur patrie? Ce fut pour mon père, je n’en doute pas, le
coup de grâce, après tant de malheurs moins publics. Bien qu’il n’ait
pas péri sous le feu d’une bataille, il n’en est pas moins une victime
de plus, ajoutée à tant d’autres qui crient vengeance. Il fut pleuré par
son Roi.

Cependant vous auriez cherché vainement le baron de Tiesendorf sur la
liste des hauts fonctionnaires de notre petit État. Je l’ai entendu
répondre à ceux qui lui apportaient les instances, presque les ordres du
Souverain:

--L’homme qui n’a pas su gouverner sa famille n’est pas digne de prendre
part au gouvernement de son pays.

Malgré tout, il ne put se défendre, en mainte circonstance, de se rendre
au Palais pour donner son avis sur les questions diplomatiques. La
délibération terminée, il se hâtait de rentrer chez lui.

--Ma fille et mes études me prennent tout mon temps, affirmait-il,
oubliant les pauvres qui lui en prenaient une bonne partie.

Nous vivions en tête à tête dans la petite villa du faubourg; ma fille
était placée dans le meilleur couvent du royaume, à quelques heures de
nous. Elle était studieuse et promettait d’être jolie. Déjà elle avait
les cheveux d’or qui, sur la tête de sa mère, commençaient à s’argenter
prématurément.

Certes, je n’étais pas heureuse et ne pouvais pas l’être; mais j’avais
ce bonheur des affligés, pâle soleil d’hiver, qui se nomme la paix et le
repos. J’en sortis quand mon père me quitta pour toujours. La médiocrité
dorée où nous vivions menaçait fort de devenir la gêne: la pension de
l’ex-diplomate disparaissant avec lui.

Je n’avais qu’un mot à dire pour que mon parrain vînt à mon aide. On me
connaît assez pour comprendre que la nécessité la plus cruelle aurait pu
seule me résoudre à solliciter de nouveaux bienfaits.

Au moment où ma vie était menacée d’une crise--qui n’était pas la
première, hélas!--un personnage vint s’y mêler, qui devait y jouer un
rôle considérable. Je suis obligée de dire en quelques mots ce qu’était
le millionnaire Mathieu Kardaun, l’un des hommes les plus riches de
notre capitale, et non pas le moins honnête parmi les riches,
assurément.

Il était fils d’un boulanger, dont chacun peut encore voir la boutique
dans une rue de la vieille ville. Parti pour l’Amérique avec les deux
bras robustes et la tête, non moins solide, d’un ouvrier allemand, le
brave Mathieu avait compris, tout en débarquant au dock des émigrants,
qu’il fallait poursuivre sa route vers l’Ouest. Dans ces pays nouveaux
où les mitrons ne couraient pas les rues, il était plus facile, parfois,
de trouver une pièce d’or qu’une miche de pain. A mi-distance entre les
deux Océans, il planta sa tente, c’est-à-dire son pétrin, au cœur d’une
cité vieille de quelques semaines, qui est aujourd’hui la florissante
Omaha.

Le difficile n’était pas d’avoir des clients: c’était de les satisfaire,
faute de farine. Il y avait du blé à ne savoir qu’en faire; mais les
moulins manquaient.

--J’aurai un moulin, se dit Kardaun.

Et il eut un moulin, comme il le disait, pourvu que l’on veuille appeler
de ce nom une paire de meules qui tournaient tant bien que mal dans une
cabane en planches de dix mètres superficiels, au courant du Missouri,
l’un des plus grands fleuves du monde. Cet homme extraordinaire faisait,
pendant le jour, la farine qu’il pétrissait pendant la nuit. Comme il
était maître de la mercuriale, ses prix variaient suivant la richesse et
l’appétit des acheteurs. Les cours se discutaient trop souvent le
revolver à la main, ce qui ennuyait fort Mathieu.

«Car, disait-il, si l’on me tue, je perds ma clientèle en bloc; si c’est
moi qui tue, j’ai un acheteur en moins. Tous les risques sont donc de
mon côté.»

Comme on peut voir, ce brave garçon n’avait pas le temps de s’ennuyer,
ce qui n’empêche qu’il trouva un beau jour une demi-heure pour épouser
une jolie fille, Irlandaise, qui avait la double sinécure de l’école et
du bureau de poste. Étant la seule demoiselle à marier dans un rayon
d’une journée de marche, elle pouvait choisir parmi plusieurs centaines
d’amoureux. La séduisante Brigitte avait du flair. Elle accepta Kardaun,
parce qu’elle croyait deviner en lui un homme d’affaires de premier
ordre. On dut bientôt reconnaître qu’elle avait raison.

Dans ce pays sans espèces monnayées, le boulanger livrait parfois ses
miches contre un porc, ou contre un boisseau de blé, ou contre une
mesure d’orge. De là trois genres de spéculation, qui font aujourd’hui
la fortune d’Omaha, mais qui firent d’abord la sienne: les jambons, la
bière, et le commerce des grains. Tandis que vingt paires de meules
tournaient dans la minoterie qui succédait au moulin en planches, le blé
de Kardaun descendait le Missouri, puis le Mississipi jusqu’à la
Nouvelle-Orléans, où les navires d’Europe venaient le prendre, en même
temps que ses caisses de lard fumé. Quant à sa bière, on la buvait
jusqu’à Saint-Louis. De ces trois mines d’or, les millions sortaient
avec une rapidité vertigineuse. Kardaun serait aujourd’hui l’un des rois
de la finance américaine, si sa laborieuse compagne--elle avait
travaillé plus que lui quand ils étaient pauvres--ne fût tombée en
paralysie.

A cette époque, Mathieu avait quinze millions de fortune, quarante ans
d’âge, et une fillette de douze ans qui savait tout juste lire et
écrire: c’est tout ce qu’avait pu lui enseigner l’ancienne maîtresse
d’école dont les brevets n’étaient pas fort en règle; mais alors on n’y
regardait pas de si près qu’aujourd’hui. En voyant sa femme, qu’il
adorait, condamnée pour toujours à l’impuissance, le pauvre Kardaun se
dégoûta subitement des affaires et n’eut plus qu’une idée: revenir dans
son pays, ce qui lui permettrait de faire élever la jeune Mina et de
jouir de sa fortune. Ils venaient tous trois d’arriver quand je perdis
mon père; la ville ne parlait que d’eux, surtout pour s’en moquer, je
dois le dire. On était foncièrement aristocrate chez nous, même dans le
peuple; ce mitron enrichi, qui allait écraser tout le monde de son luxe,
était vu presque d’aussi mauvais œil que s’il n’eût pas gagné ses
millions fort honnêtement.

Je trouvais, quant à moi, cette moquerie fort injuste envers un homme
qui revenait mourir dans sa ville natale, où chacun connaissait l’ancien
mitron, alors qu’il aurait pu jouer au grand seigneur à Paris ou à
Londres. Quoi qu’il en soit, à peine les Kardaun débarqués, nous vîmes
commencer la danse des écus. Mathieu acheta une maison; il acheta un
mobilier; il acheta des chevaux; il acheta par piété filiale--et Dieu
sait ce qu’on la lui fit payer!--une affreuse bicoque où se trouvait
l’ancienne boutique de son père; il acheta un terrain, contigu à ma
villa, pour y bâtir une résidence digne de lui. Pauvre homme! Il ne put
acheter la santé pour sa femme, bien qu’il ait couvert d’or les médecins
de France et d’Allemagne. La malheureuse Brigitte n’a pas quitté son lit
depuis vingt ans!

Il y a une autre chose que mon opulent voisin n’a pu acheter: c’est la
maison où s’est éteint mon père, où je m’éteindrai moi-même, s’il plaît
à Dieu. Ce n’est pas qu’il n’ait essayé, le brave homme. Un
jour--j’étais encore en grand deuil,--on m’annonça qu’il désirait me
voir, pour affaires. Je le fis introduire, devinant un peu ce qui
l’amenait.

Il n’avait pas mauvaise mine dans ses beaux habits neufs, qu’il portait
avec plus d’aisance qu’on pourrait le croire. Quinze années d’Amérique
assouplissent un homme et lui enlèvent sa gaucherie. Toutefois je
reconnus, au premier coup d’œil, qu’il avait conservé le respect de la
noblesse inconnu là-bas, et même beaucoup plus près de nous. Il me salua
comme il aurait salué la Reine, et je crus que je ne viendrais jamais à
bout de le faire asseoir. Puis ce fut un chapitre d’excuses très
humbles, balbutiées avec effort, sur l’audace qu’il avait de me
déranger. Il aborda enfin le sujet de sa visite; subitement il devint un
autre homme, net, précis, ne disant pas une parole de trop. Le _business
man_ américain se réveillait en lui.

--Madame la baronne, commença-t-il, je vais avoir près de vous une villa
et un parc. Je voudrais posséder tout le bloc. Ne vous conviendrait-il
pas de me céder le terrain qui est à vous? Je ne discuterai pas vos
conditions.

Je répondis que certains souvenirs m’empêchaient de quitter ma demeure.
Évidemment il connaissait mes embarras, car il me répondit:

--Le passé est quelque chose; mais l’avenir est beaucoup. Mademoiselle
la baronne (c’est de ma fille qu’il voulait parler) sera un jour
reconnaissante à sa mère de lui avoir sacrifié de chers souvenirs.

Lui aussi, pour en arriver à son but, se servait du nom de ma fille. Ce
trait de ressemblance avec l’homme qui m’avait coûté si cher me mit de
mauvaise humeur; je répondis, un peu aigrement, je l’avoue:

--Monsieur Kardaun, je vous remercie de me rappeler mes devoirs.
Cependant, avec la grâce de Dieu, je mourrai dans cette maison.

Sur le visage du brave Mathieu, rasé comme celui d’un prêtre, on put
lire un véritable désespoir. Il dit, les mains jointes:

--Ah! madame la baronne, je vous ai déplu! Dieu me préserve de dire que
vous n’aimez pas votre fille. Moi, j’adore la mienne comme une idole. Si
elle n’était pas riche déjà, et s’il me fallait, pour l’enrichir, vendre
la tombe de mon père, je n’ose pas me demander à moi-même ce que je
ferais.

--Prenez garde, monsieur! Vous vous repentirez quelque jour de cette
faiblesse!

--Madame la baronne aurait cent fois raison s’il s’agissait d’une autre.
Mais Mina est un ange! Et puis elle est tout pour moi: je suis presque
veuf. Plus jamais ma pauvre chère femme ne quittera son lit. Et c’est ma
faute! Je n’aurais pas dû permettre qu’elle se tuât au travail comme
elle l’a fait. Si vous l’aviez vue! Quand j’étais en voyage, elle
passait des nuits au moulin, à tout surveiller. Et, si je le lui avais
demandé, elle se serait jetée sous les meules. Tout le monde me disait:
«Vous avez mis la main sur la meilleure femme des États-Unis.»--«Non,
répondais-je, pas des États-Unis, mais du monde entier...» Elle est pour
une grande part dans l’œuvre de ma fortune: qu’y a-t-elle gagné? Des
rideaux de soie à son lit, des dentelles à ses draps; voilà tout! Ah!
madame la baronne, je suis bien à plaindre!

Il s’essuyait les yeux de ses gros doigts gantés de gris clair. Émue de
compassion, je lui demandai:

--Souffre-t-elle beaucoup?

--Beaucoup, et _toujours_! De plus, elle n’a pas de distractions; jamais
une visite. Personne ici ne parle anglais, la seule langue qu’elle
comprenne. Je commence à croire qu’il aurait mieux valu rester là-bas!
Mais nous avions mis notre espoir dans le changement d’air et dans les
médecins de l’Europe. Hélas! il ne me reste plus d’espoir, bien que je
lui dise le contraire quand nous causons.

Il tira son mouchoir, et toutes les vitres de mon salon tremblèrent.
Quand il fut plus calme, je lui tendis la main: peu s’en fallut que le
pauvre homme ne se mît à genoux pour la prendre.

--Monsieur Kardaun, lui demandai-je, pensez-vous que votre chère malade
aurait du plaisir à me voir? Je parle anglais; je pourrais aller
demain...

--Oh! madame la baronne, s’écria-t-il éperdu de joie, pas demain, tout
de suite! Mon Dieu! Quel honneur! Quelle bonté! Comme vous allez lui
faire du bien!

Il était debout, agité, se démenant, riant et pleurant tout à la fois.
Je pris un chapeau et le suivis: faire attendre une visite qui doit
causer tant de bonheur eût été cruel. Heureusement il n’avait pas sa
voiture, qui faisait--et même un peu trop--l’admiration de ses
concitoyens. Nous allâmes à pied. Je remarquais l’étonnement sur bien
des figures, à la vue de la haute et puissante baronne de Tiesendorf
cheminant côte à côte avec Kardaun, le fils du boulanger. Mais mon
orgueil de race avait reçu des coups plus rudes. Nous arrivâmes, après
une course de quelques minutes, au chevet de la malade. Mon compagnon
m’annonça, avec tous mes titres et qualités; puis il se tut, épiant
l’effet que j’allais produire.

Je voyais seulement, dans un fouillis de dentelles merveilleuses, deux
grands yeux noirs, admirables, qui me considéraient avec une sorte
d’avidité curieuse. Il me fallut prendre la parole; je dis en anglais:

--Chère madame Kardaun, je viens rendre visite à ma voisine, ou du moins
à ma future voisine, car votre maison n’est pas encore bâtie. Je prie
Dieu que vous y trouviez un allègement à vos souffrances.

Une voix très douce, presqu’une voix d’enfant, me répondit, sans qu’il y
eût le moindre mouvement sous la couverture de satin rose; on aurait dit
qu’une tête sans corps parlait:

--Je vous prie de poser votre main sur mes lèvres, car je ne puis la
prendre. Soyez bénie pour votre bonté envers une pauvre malade.

--Et dire que nous avons chez nous la filleule du Roi! ajouta Mathieu.

Tout en baisant ma main, la pauvre Irlandaise me jeta un regard dont je
compris l’éloquence, et qui voulait dire: «Que sont les rois et les
empereurs, quand on est déjà presque hors de ce monde!» Je n’étais plus
guère du monde, moi non plus: c’est pourquoi je ne pus m’empêcher de
répondre à Kardaun:

--Vous n’êtes pas devenu démocrate au pays de la démocratie, autant que
je peux voir.

--Tout au contraire, madame la baronne; je le fus terriblement au début,
quand je n’avais rien dans ma poche. Depuis que j’ai fait fortune, et
surtout depuis que je foule de nouveau le sol natal, j’ai retrouvé
toutes mes idées d’enfant. J’attends des heures, perdu dans la foule,
pour voir Sa Majesté, quand Elle doit sortir en carrosse au milieu de
Son escorte. Je me répète à moi-même: «Tu pourrais acheter, payer
comptant, le carrosse, les chevaux des soldats, leurs beaux uniformes,
leurs cuirasses. Mais tu n’es rien devant le Roi, pas grand’chose devant
le dernier des seigneurs de sa Cour...» Et cela me fait plaisir--qu’on
me dise pourquoi!--de songer qu’il y a des choses qu’on ne peut avoir
pour de l’argent.

--Il y a la santé! soupira la malheureuse Brigitte.

Et moi je pensai tout bas:

«Il y a l’honneur!»

Naturellement on me présenta «miss Kardaun», comme l’appelait déjà son
père bien qu’elle eût à peine quatorze ans. Il est juste de dire qu’elle
en paraissait davantage. Elle était grande, absolument belle, brune de
cheveux, comme sa mère, avec un teint éblouissant. Je compris
l’adoration de son père, et je devinai que mademoiselle Mina était
l’enfant la plus gâtée de l’ancien monde, et même du nouveau. Elle avait
une gouvernante française qui s’appelait mademoiselle Pélissard, et qui
me rappela mademoiselle Ordan d’une façon pénible. Cette Pélissard était
un puits de science, et me parut seconder Mathieu, avec tout le zèle
possible, dans son intention manifeste de créer un type parfait
d’héritière américaine. Mina, fort intelligente, comprenait bien son
rôle et semblait à la hauteur de sa tâche. Elle s’habillait déjà
divinement--à Paris, bien entendu,--parlait le français comme une
Parisienne, professait une haine profonde contre les Anglais, gardait
sur les Allemands un silence significatif, et ne songeait pas plus à
être timide qu’une tortue à voler. Elle était sérieuse et avait du tact,
faisant de son mieux pour ne pas me laisser voir qu’elle préférait son
sort au mien, en quoi je suis loin de dire qu’elle avait tort.

Malgré tout, Mina me fit un peu peur; je ne désirai pas que ma fille pût
la rencontrer lorsqu’elle venait en vacances chez moi. J’insinuai donc
que je ne recevais pas de visites, ajoutant la promesse de revenir voir
madame Kardaun _quelquefois_. Puis je rentrai dans ma petite maison, qui
me paraissait une demeure encore plus enviable, depuis que j’avais
refusé de m’en défaire à prix d’or. Seulement il s’agissait d’y rester
et, même avec des prodiges d’économie, l’équilibre de mes finances
périclitait.

Je saute à pieds joints sur les deux années qui suivirent, pour entrer
dans une nouvelle phase de ma carrière, celle où je travaillai pour
gagner ma vie. Dieu sait que ce ne fut pas la plus malheureuse, car on
trouve l’oubli dans le travail.



V


Les Kardaun avaient achevé de bâtir le _Cottage_ et l’habitaient; nous
étions voisins, très bons voisins: Mathieu ne me gardait nullement
rancune de mon obstination à ne pas lui vendre mon lopin de terre.
J’avais été voir sa femme dans sa nouvelle résidence, de style
américain, mais de bon goût, je dois le dire. Il restait bien entendu
que je vivais en recluse et qu’il n’y aurait pas d’intimité entre nous.
Mon voisin était fin comme l’ambre et entendait les choses à demi-mot.

--J’aurais beau faire, m’avait-il dit un jour, le vieux Kardaun sera
jusqu’à sa tombe un boulanger enrichi. Mais, par Dieu! ma fille sera
duchesse!

Quant à moi j’en étais convaincue, tout en me demandant si la mienne ne
serait pas institutrice. Dans tous les cas elle s’y préparait de son
mieux, en étant la première de sa classe dans son couvent. Mais,
Seigneur, que la pension me coûtait cher!

Ce fut le bon Mathieu qui me tira de peine. Il vint me voir un jour et,
après un demi-quart d’heure d’excuses, nous arrivâmes au but de sa
visite, qui ne semblait pas l’épouvanter médiocrement. J’eus l’idée
qu’il s’offrait à nouveau comme acquéreur et, s’il faut l’avouer, je ne
me sentais plus aussi ferme dans mon refus que la première fois. Je me
trompais: mon homme avait pris son parti de ne pas posséder tout son
bloc; il m’apportait même généreusement le moyen de rester propriétaire
de mon petit bien.

--J’ai reçu, commença-t-il, un câblogramme dont je viens parler à madame
la baronne, après mûre réflexion. Une dame bostonienne, veuve, très bien
élevée, est en route pour venir passer quelques mois ici avec sa fille.
Désirant vivre très retirée, elle ne veut pas d’hôtel, mais une maison
particulière où elle vivrait comme chez elle, sans préoccupation de
ménage et de domestiques. Si je ne m’abuse, une bonne partie de votre
demeure vous est inutile. Je vous offre donc de vous charger de mes
commettantes. Nous n’aurons pas de difficultés quant aux conditions.

J’hésitais; il articula un chiffre qui me sembla, vu mon inexpérience,
encore plus avantageux qu’il n’était réellement. Pauvre de moi! Qui
m’eût dit, alors que je combinais avec Bruneau des menus
extraordinaires, qu’une centaine de louis ou deux seraient une grosse
affaire dans mon budget! Toutefois je demandai vingt-quatre heures avant
de donner mon dernier mot. Qu’allait dire mon royal parrain de voir sa
filleule prendre des pensionnaires?

Simple et bienveillante Majesté! J’entends encore sa réponse:

--Vous blâmer, ma chère enfant! Je vous admire au contraire. Vous êtes
bien heureuse de pouvoir vous enrichir en faisant le lit des autres.
Moi, je me suis appauvri en faisant celui de l’empereur d’Allemagne!

Ainsi je débutai dans la carrière du _Family House_, et devins une
bourgeoise qui se faisait appeler Frau Tiesendorf. L’excellent Kardaun,
je m’empresse de le dire, ne m’avait pas trompée. Mes pensionnaires
étaient des personnes recommandables et même distinguées, dignes de la
réputation de culture intellectuelle qui s’attache à leur ville natale.
Je m’arrangeais d’ailleurs à les rencontrer le moins possible; de leur
côté, elles y mettaient de la discrétion. Elles mangeaient dans leur
appartement, moi dans le mien. Je leur abandonnais un de mes deux
salons, pour y recevoir leurs amis et faire de la musique ou du dessin.
Elles me dirent, en partant, qu’elles n’avaient jamais été aussi bien
servies. Elles firent mieux: elles m’envoyèrent de la clientèle.

Bien entendu, je ne recevais que des femmes, ou des ménages plus que
mûrs: encore fallait-il montrer patte blanche. On ne me croirait pas,
cependant, si je disais que je n’eus jamais d’ennuis; mais j’étais
encouragée par la vue des résultats: ma fille aurait une dot ou quelque
chose d’approchant.

Ma pauvre Élisabeth! Elle ne s’amusait guère à la maison quand elle
venait en vacances. Rarement je pouvais lui consacrer une heure dans la
journée, car il fallait être sur la brèche. Mais nous passions nos
soirées ensemble; je bénissais Dieu de m’avoir donné une fille si jolie
et si raisonnable. Je ne la gardais pas longtemps, toutefois, trouvant
que le séjour d’un _Family House_, même aussi sévère que le mien,
n’était pas tout à fait convenable pour une jeune fille de quatorze ou
quinze ans destinée, je l’espérais du moins, à reprendre son rang dans
le monde. Elle passait une partie des vacances à Obersee, où la tante
Bertha, qui s’était retirée de la Cour, s’occupait à conspirer, autant
que le comportait son grand âge, contre celui qu’elle appelait toujours
le Roi de Prusse. Dénouer le faisceau nouvellement formé de l’Empire,
émanciper notre petit royaume, tel était son but, ni plus ni moins.

Élisabeth conspirait aussi, naturellement; c’était même son seul plaisir
au château d’Obersee, qui n’était pas précisément le séjour des Jeux et
des Ris. Malgré tout, elle se résignait sans trop de peine à cette
prison, où je me doute qu’elle faisait ses quatre volontés, car sa tante
l’adorait. J’avoue même que je comptais beaucoup sur la bonne
chanoinesse pour marier la petite, quand elle serait sortie de sa maison
d’éducation, le plus tard possible.

Mais il fallut bien l’en sortir, bon gré mal gré, quand elle eut ses
dix-huit ans. Pourquoi les filles grandissent-elles? Je me trouvais de
nouveau, après quelques années de calme, en proie aux difficultés.
Devais-je renoncer à mes pensionnaires--qui composaient le plus clair de
ma fortune--et reprendre ma fille avec moi? Devais-je la confier à sa
tante? Je m’arrêtai à cette résolution, provisoirement. Aussi bien, je
ne pouvais _liquider_ en quelques semaines. Élisabeth s’installa donc à
Obersee pour y vivre, et moi je continuai à veiller sur le bien-être de
mes clientes, qui avaient fini par envahir toutes les pièces disponibles
de ma maison. L’hiver venu, j’allais pouvoir plus facilement, si je m’y
décidais, fermer mon _Family House_.

Nous en étions là, quand je vis entrer un jour dans mon _parloir_ le
plus bel officier de hussards que j’eusse rencontré de ma vie, du moins
je le crois. Supposant qu’il désirait voir une des misses plus ou moins
fringantes que j’hébergeais:

--Qui demandez-vous, monsieur? dis-je au séduisant cavalier.

--Mais, madame, c’est vous que je demande, fit-il avec un sourire
épanoui. J’ai peur que, depuis ma dernière visite, les tourterelles ne
soient mortes de vieillesse. Quant à ma petite amie, en jugeant d’après
sa mère, j’ose espérer qu’elle n’est pas encore décrépite.

--Mon Dieu! m’écriai-je, vous êtes Rupert de Flatmark!

--En personne; revu, augmenté et nouvellement promu au grade de
lieutenant. Depuis hier, je suis dans cette ville, ma garnison.

Il me baisa la main, et devenu tout à coup plus grave:

--J’entends encore mon pauvre père vous dire: «Cet enfant vous reverra
peut-être avant moi.»

Après un silence de quelques secondes, je répondis à Rupert dont les
yeux étaient humides:

--Vous n’entendîtes pas ce que je lui disais un moment plus tôt: «Cet
enfant ne sera jamais un étranger pour moi.»

--Merci, madame! Voilà des paroles dont je me prévaudrai pour franchir
souvent cette porte. Et maintenant, puis-je renouveler connaissance avec
ma petite amie?

--Non. Elle habite chez sa tante. Le séjour d’un lieu comme celui-ci
n’est pas à désirer pour une jeune fille de vieille race. Élisabeth
reviendra chez moi quand j’aurai pu fermer mon auberge, où, par
parenthèse, vous rougirez peut-être de venir me voir.

--Je ferai mieux, dit-il gaiement. Louez-moi une chambre; quelque chose
dans les prix doux, car je ne suis pas bien riche.

--Loger un jeune homme chez moi! Belle idée, vraiment! Toute ma
clientèle déguerpirait dans les vingt-quatre heures. Vous avez si bonne
réputation, vous autres hussards!

--Comme vous entendez peu les affaires, baronne! Ayez deux ou trois
lieutenants comme pensionnaires, et toutes les Anglaises qui viennent
voir nos vieilles croûtes ne voudront pas descendre ailleurs que chez
vous.

Il partit, après une assez longue visite pendant laquelle nous parlâmes
de mille sujets divers. Il me rappelait son pauvre oncle Otto, avec plus
de brillant et d’entrain, mais avec non moins de qualités sérieuses. Le
monde s’empara de lui, selon ce que je prévoyais; je le revis seulement
après plusieurs semaines. Il me raconta qu’il n’aimait que la bonne
compagnie, ce dont je le félicitai. Les salons qu’il fréquentait de
préférence étaient les plus fermés de la ville. De fait, son nom et sa
tournure lui permettaient de choisir ses relations. Je sus qu’il
plaisait au Roi et qu’on le voyait régulièrement à la Cour où,
cependant, un garçon de son âge devait s’ennuyer ferme. Bien qu’il eût à
peine vingt-quatre ans, plusieurs femmes de très haute noblesse le
soignaient déjà pour leurs filles, et celles-ci en rêvaient tout
éveillées. Mais toutes ses amoureuses n’avaient pas trente-deux
quartiers de noblesse. Je l’appris de la façon la plus positive, comme
on va voir.

Mathieu Kardaun m’avait beaucoup négligée, ou du moins je tâchais de me
persuader à moi-même que c’était lui qui me négligeait. La vérité est,
d’abord, que j’avais peu de temps à donner à la causerie; ensuite que ce
brave homme n’était guère mon fait comme causeur; enfin que sa fille
m’effrayait terriblement, pas pour moi, bien entendu, mais pour
Élisabeth si, quelque jour, elles devaient vivre côte à côte. Quoi qu’il
en soit, on aurait eu peine à trouver deux voisins meilleurs, et deux
voisins qui se fréquentassent moins.

Je fus donc un peu surprise de voir entrer Kardaun chez moi, vers le
milieu de l’automne, à l’heure où l’on avait quelque chance de me
trouver libre. Du premier coup d’œil je devinai qu’il avait un gros
souci:

--Votre chère malade va-t-elle moins bien? lui demandai-je.

--Pas moins bien, mais pas mieux, répondit-il. Sa vie ressemble à la
végétation à peine sensible de certaines plantes. Ce n’est pas d’elle
que je viens vous parler: c’est de Mina. Vous savez que j’adore ma
fille.

--Vous êtes aussi bon père que vous êtes bon mari. Votre affection
paternelle, Dieu merci! n’est pas éprouvée comme l’autre.

--Non; et pourtant!... Le bonheur de ceux qu’on aime nous tient à cœur
autant que leur santé.

--Est-ce que votre fille n’est pas heureuse?

--Vous allez voir que non, madame la baronne, si vous voulez bien
m’écouter pendant cinq minutes. Il s’agit de marier cette enfant.

--Ce doit être facile, monsieur Kardaun, avec tous vos millions.

--N’avez-vous pas remarqué, madame la baronne, combien les demoiselles
sont extraordinaires dans leurs goûts? Petites, vous êtes sûre qu’elles
s’amouracheront d’un géant; si elles ont deux mètres, leur cœur sera
pris par un diminutif d’homme. On dirait que le disparate les attire.
C’est ce qui arrive à la mienne, dans un ordre d’idées moins matériel.
Vous savez que j’ai encore de la farine sur mes habits. Que croyez-vous
que fait Mina? Elle perd la tête pour un grand seigneur, qui regarde
toute femme non titrée comme une simple maritorne, et qui croirait
déroger en adressant la parole à une roturière telle que ma fille.

--Sans doute il a dérogé, alors--mademoiselle Kardaun est certes assez
jolie pour cela--puisque l’amour est venu.

--Mais non, madame la baronne. On s’est croisé à cheval deux ou trois
fois; rien de plus. Mina est franche. Elle ne s’est pas vantée à moi
d’un succès qu’elle n’a pas eu. Le jeune comte n’a pas même regardé le
cheval de mon héritière, qui m’a bel et bien coûté trois cents louis.
Évidemment il savait le nom par trop plébéien de l’amazone. J’ai
raisonné ma fille; je lui ai dit: «Qu’est-ce que tu espères? Autant
vaudrait songer à l’archange Gabriel. Et encore, celui-là, tu peux le
voir à l’église, tandis que ton officier entend la messe dans la
chapelle du Roi, où tu ne peux pas entrer.»

--C’est un officier? demandai-je.

--Oui; et voyez la chose! Vous croyez peut-être que cette folle a
remarqué un mauvais sujet, perdu de dettes, qui serait trop heureux
d’épouser une femme riche, eût-elle été servante d’auberge? Pas du tout.
Elle s’éprend d’une perfection, d’un être vertueux et sans défauts, qui
ne touche pas une carte et ne met pas le pied dans les coulisses.

--Vous êtes vraiment bien malheureux, monsieur Kardaun, fis-je en riant.

--Ce n’est pas moi qui suis malheureux. J’ai offert à Mina--qui ne mange
plus--de la conduire à Paris. Là, ce n’est pas comme chez nous. On ne
demande pas à une jolie fille de produire ses parchemins. «Tu danseras
avec des ducs, lui ai-je promis; et tu seras duchesse avant la fin de
l’année, ou le diable s’en mêlera!» Mais elle se soucie peu d’être
duchesse. Il n’y a qu’un homme pour elle au monde: Rupert de Flatmark!

Je poussai un cri d’étonnement à ce nom.

--Là! fit Kardaun. J’étais bien sûr que vous le connaissiez. Reste à
savoir si vous voudrez venir à mon aide, vous qui êtes la filleule du
Roi.

Je fus saisie de terreur à la pensée que Kardaun voulait un
anoblissement et comptait sur moi pour l’obtenir. J’allais élever des
objections; mais déjà il continuait:

--Madame la baronne, si vous vouliez présenter ma fille à la Cour, je
suis sûr que tout irait bien.

--Quelle idée! Vous devriez savoir que je ne vais plus à la Cour
depuis... depuis un grand nombre d’années. Je suis à présent une simple
bourgeoise: Frau Tiesendorf!

--Je le sais. Vous n’allez plus à la Cour parce qu’il faut, pour cela,
des chevaux, des toilettes, et surtout du loisir. Mais je peux vous...
prêter tout cela.

Je me redressai de ma hauteur, ce qui servit de peu; car un citoyen
d’Omaha, même par adoption, se moquerait du courroux de toutes les
déesses de l’Olympe, quand il a une affaire dans le cerveau.

--Voyons les choses sous leur vrai jour, insista-t-il. Vous êtes une
femme intelligente puisque vous gagnez de l’argent, ce qui est la marque
distinctive de l’intelligence. Or donc, si je vous demandais de loger et
de nourrir ma fille, comme vous faites pour d’autres, vous accepteriez
mon argent. Le refuserez-vous en échange d’un service beaucoup moins
vulgaire?

--Oui, je le refuserai, certes! répondis-je, encore plus abasourdie
qu’offensée par ce langage.

Il serait trop long de sténographier la plaidoirie de ce singulier
bonhomme. Jeter l’or sans compter, bouleverser toute une hiérarchie
sociale n’étaient rien pour lui, du moment qu’il s’agissait d’empêcher
que sa fille eût un chagrin. Cependant il ne parvenait pas à me
convaincre. L’idée de reparaître à la Cour dans le seul but de rendre un
mariage possible entre «miss Kardaun» et Rupert de Flatmark ne pouvait
m’entrer dans l’esprit. Mon interlocuteur le voyait bien. Il me dit tout
à coup:

--L’affaire est très simple, pourtant. Elle serait déjà faite si vous
n’étiez pas baronne, c’est-à-dire si vous n’aviez pas de préjugés. Mais,
si vous n’étiez pas baronne, vous ne pourriez m’être utile. Changeons
les mots: quand on parle aux femmes, les mots sont tout. Je vais, comme
disent les Anglais, tuer deux oiseaux avec la même pierre. J’ai toujours
envie de votre maison, quoique je n’en parle plus.

Bien que n’étant pas, au fond de moi-même, aussi obstinée que jadis dans
mon refus, je protestai par un geste.

--Madame la baronne, fit Kardaun en fixant sur moi ses petits yeux
perçants, convenez que votre maison n’a plus à vos yeux le même
caractère sacré de souvenir. Tant de créatures inconnues, étrangères, y
ont passé avec leurs peines et leurs joies, emportant chacune--invisible
larcin--comme un lambeau du passé! Votre sacrifice, permettez-moi de le
croire, ne sera plus ce qu’il eût été dix ans plus tôt.

--Où voulez-vous en venir? demandai-je sans avouer qu’il avait raison.

--A vous dire que, devenue moins attachée à votre bien, vous n’en êtes
pas moins libre de m’en demander un prix de convenance. Il vaut
cinquante mille francs; dites que vous en voulez trois cent mille et
c’est marché conclu. En retour, je vous demanderai un service.

--La présentation de votre fille à la Cour?

--Cela même. Votre parrain vous permettra de conduire au Palais une
jeune amie de bonne apparence, bien élevée, dont la mère est infirme et
le père trop vieux pour la suivre dans le monde. Vous voyez que je
n’exige pas l’impossible. Je sais que l’ancien boulanger Kardaun doit
rester chez lui. Cependant, voir ma fille causer avec Sa Majesté eût été
la plus grande joie de ma vie!

L’offre était éblouissante. Néanmoins je fis cette première objection:

--Tout cela est fort bien. Mais, pour commencer, je ne puis répondre des
sentiments du comte de Flatmark, ni même vous laisser croire que je
l’influencerai.

--Je n’attends rien de semblable, fit Kardaun. En tout cas, vous ne
l’influencerez pas contre ma fille. Je m’en rapporte à vous.

L’affaire--puisqu’il s’agissait d’une affaire--me paraissait bien
définie. Elle n’était pas autrement glorieuse; mais je n’y voyais rien
d’immoral. Je trouvai cependant qu’une première question se posait
devant ma responsabilité. Du moment qu’il s’agissait de Rupert de
Flatmark, il fallait avant tout savoir quelle femme était au juste Mina
Kardaun. A vrai dire je ne la connaissais guère. Elle venait parfois
rendre visite à quelqu’une de mes pensionnaires; mais elle évitait
manifestement de me rencontrer; ce qui était peut-être de la discrétion
plus que de l’indifférence. Son père, à ma demande, me l’envoya.

Nous parlâmes sans le moindre détour, chose facile avec cette jeune
personne dont la franchise était la qualité maîtresse. Elle me dit,
résumant la situation mieux que je n’aurais pu le faire moi-même:

--On vous a prévenu sans doute, madame, que je suis une enfant gâtée, et
c’est parfaitement vrai. Toutefois, dans l’occasion, il ne s’agit pas
d’un caprice. Pourquoi Rupert de Flatmark est le premier homme qui m’ait
troublée, je ne puis vous l’apprendre: l’amour ne s’explique pas. Mais
je peux vous dire pourquoi _je veux_ l’épouser: précisément parce qu’il
ne fait pas attention à moi. Le plus affreux malheur qui puisse arriver
à une femme est d’être épousée pour son argent.

--C’est vrai! fis-je avec la conviction de l’expérience.

--Quant à moi, poursuivit-elle, je n’épouserai jamais un homme pour son
titre. Vous jugez bien que je pourrais viser plus haut qu’une couronne
de comtesse. Néanmoins je désire que mon mari soit noble, parce que la
noblesse est une clef qui ouvre certaines portes, devant lesquelles le
mérite se brise ou s’attarde. Voyez mon père! Il ne peut même pas être
de certains clubs et, si j’étais un garçon, je ne pourrais pas être
officier dans notre armée. Pauvre père! Je crois qu’il n’a jamais fait
qu’une bêtise dans sa vie: c’est le jour où il est revenu dans ce
royaume en retard d’un siècle sur le monde entier.

Je ne pus m’empêcher de dire à Mina qu’elle parlait avec beaucoup de bon
sens.

--Et maintenant, continuai-je, une dernière question. Est-ce bien pour
lui-même que vous vous êtes éprise de Flatmark? Si l’on vous apprenait
que ce jeune homme est le fils d’un artisan quelconque,
persisteriez-vous à vous faire aimer de lui?

--Certainement, fit-elle. Mais alors je n’aurais pas besoin de vous.

Elle prononça ces paroles avec un mélange de déférence envers moi et de
confiance en elle-même qui me charma. En bonne conscience il me semblait
que Rupert n’était pas tant à plaindre. Toutefois il y avait d’autres
obstacles à considérer. Je demandai un peu de patience à ma solliciteuse
et, dès que la chose fut possible, j’allai voir le Roi, me demandant si
je n’allais pas être tancée d’importance, pour avoir seulement arrêté
mon esprit à l’idée que je venais lui soumettre. Il n’en fut rien. Une
fois de plus j’arrivai à la conclusion que mon royal parrain était d’une
largeur de vues que bon nombre de ses sujets auraient pu lui envier.

--Avant tout, me répondit-il, je pense à notre chère Élisabeth à qui une
dot va tomber du ciel. Quant à Flatmark, je ne lui conseillerai jamais
une mésalliance; mais enfin l’intérêt d’un royaume est que les grands
noms soient attachés à de grandes fortunes. Il est encore bien jeune,
mais très sérieux. C’est affaire à lui de décider le sort de la belle
Mina. Bien entendu, nous respecterons le secret de cette jeune fille. Si
elle est ce que vous dites, amenez-la-moi; je la recevrai bien. Et, du
même coup, je retrouverai ma chère filleule, rentrée dans sa sphère et
victorieuse de la destinée.

Sous ce rapport, mon vénérable parrain était assez mauvais prophète;
mais ce ne fut ni sa faute ni la mienne. Il me conseilla vis-à-vis de
Kardaun certaines précautions que je déclinai respectueusement. J’avais
confiance dans la parole du brave Mathieu. De fait, il ne tint qu’à moi
de conclure le marché d’or pour ma maison, dès la rencontre que je
ménageai avec cet heureux père, afin de l’informer que le pacte était
conclu, mieux encore: ratifié.

Je refusai d’aller si vite pour plusieurs raisons, dont la première
était la crainte que le public ne devinât, trop aisément, la cause
véritable de la faveur soudaine que Mina Kardaun allait trouver auprès
de moi. Cette jeune fille eût été la première à en souffrir et son père
le comprit. Tout se borna au versement acompte d’une petite somme dont
j’avais besoin pour m’équiper en grande dame. Au surplus, il me fallait
trouver une gérante pour soigner mes pensionnaires, peu nombreux en
cette saison. Kardaun devait entrer en possession de ma demeure au
printemps. Jusque-là sa fille aurait le temps de réussir ou d’échouer
définitivement auprès de Rupert de Flatmark. Ceci n’était pas mon
affaire. On juge bien que j’aurais demandé l’aumône, plutôt que de
tomber dans l’industrie du mariage à forfait. Peut-être les gens
méticuleux trouveront-ils que j’allais déjà trop loin à faire ce que je
faisais. Qu’ils attendent un peu avant de me jeter la pierre!

Le premier acte de cette nouvelle comédie du _Bourgeois gentilhomme_, où
la «belle marquise» était seule en scène, fut ma rentrée à la Cour. Je
n’y avais pas reparu officiellement, depuis certaine soirée où j’avais
eu l’avantage de voir M. de Noircombe «plumer» mon pauvre parrain. Cette
fois j’étais la baronne de Tiesendorf, de par la grâce du Roi et de ses
tribunaux. En dix-huit ans, le personnel s’était renouvelé, comme bien
on pense, et j’arrivais là ainsi qu’un objet antédiluvien, assez curieux
d’ailleurs. Cette filleule de Sa Majesté, victime de malheurs dont
l’histoire était peu connue, et qui tenait, pour vivre, un _Family
House_, ne laissait pas que d’être un type étrange. S’il faut tout dire,
mon entrée fut glaciale. Je ne connaissais plus personne, à l’exception
du Roi; son auguste compagne l’avait précédé au caveau funèbre.
Cependant j’eus, dès la première minute, un chevalier servant: Rupert de
Flatmark. Pauvre garçon! Il ne se doutait guère que j’étais là pour lui
mettre la corde au cou!

Bientôt la faveur signalée dont j’étais l’objet de la part du Roi fit
son effet. La glace fondit; mon fauteuil fut entouré. Les cinq ou six
femmes qui se trouvaient là me demandèrent la permission d’aller me voir
chez moi, ou réclamèrent ma visite, suivant leur âge et leur rang.
J’acceptai les politesses, cela va sans dire, puisque Mina devait voir
le monde. Avant de se retirer, le Roi me dit tout haut:

--J’espère, baronne, que vous viendrez souvent chez un pauvre vieillard
dont la société n’est guère amusante. Il faudra cependant tâcher de vous
distraire. Mon neveu me tourmente pour que je fasse danser après Noël.
Je compte sur vous.

--Pas comme danseuse, Sire, protestai-je avec une révérence. Mais, si
Votre Majesté voulait excuser ma hardiesse, Elle me permettrait de Lui
présenter une amie dont la jeunesse ne déparera point les salons du
Palais.

Ce dialogue était réglé d’avance avec le Roi. Il me demanda, jouant bien
son rôle:

--Qui est cette amie, et comment se fait-il que je ne la connaisse pas?

--C’est mademoiselle Kardaun, Sire. La santé de ses parents les empêche
de voir le monde et d’y conduire leur fille.

Je vis l’étonnement et la moquerie se peindre sur les figures. Mathieu,
au su de chacun, n’allait pas dans le monde parce que le monde n’aurait
pas voulu de lui. Il va sans dire, toutefois, que nul n’ouvrit la
bouche. Mon parrain, sans sourciller, m’accorda ce que je lui demandais.
Le tour était joué. L’aristocratie pointilleuse de notre petite capitale
avait quinze jours pour s’habituer au sacrilège qui allait se commettre.
Tout en me reconduisant à ma voiture, mon chevalier, le beau Rupert de
Flatmark, me confia ses craintes à cet égard:

--A Dieu ne plaise que je critique les actes du Roi ou les vôtres, chère
baronne. Mais nous venons de faire, ce soir, un grand pas vers les idées
nouvelles. La fille du boulanger Kardaun invitée à la Cour!... Entre
nous, j’ai peur que vous n’ayez l’ennui de la voir rester sur sa chaise.

--Allons! vous lui ferez bien faire un tour de valse, pour m’être
agréable, mon cher Flatmark?

--Oui, mais il faudra qu’un autre me donne l’exemple. J’irai le premier
à l’assaut quand on voudra. Mais inviter le premier Mina Kardaun, toute
jolie et toute riche qu’elle est... j’avoue que je me sens lâche devant
un exploit de ce genre.

Pauvre Mina! Les choses commençaient bien pour elle! Quant à «l’exemple»
qu’exigeait Rupert, on verra que j’avais pris mes précautions; je
n’étais pas pour rien fille de diplomate.

Mathieu faillit mourir de joie quand il apprit que sa fille entrerait
dans la terre promise, qu’il devait contempler de loin, le pauvre homme!
Il jura qu’on parlerait de la toilette de «miss Kardaun». Hélas! c’était
justement ma crainte qu’on en parlât trop, de même que de ses bijoux.
Mais je me réservais de poser la question de cabinet au dernier moment,
s’il y avait lieu. Il était convenu que la protégée et son introductrice
auraient à leurs ordres un équipage, dont je demandai que la livrée fût
moins éclatante que celle de mon millionnaire voisin. En somme, je
voyais arriver la bataille avec assez peu de crainte mais beaucoup de
curiosité.

Quant à Mina, elle était sérieuse et ne criait pas ville prise! Elle me
dit, la veille de sa présentation:

--C’est quelque chose d’avoir l’entrée du tournoi; mais il reste à
vaincre. Je lutte pour plus que la vie: je lutte pour l’amour!

Elle était vraiment touchante, et je ne me la serais jamais figurée
ainsi. Quand j’allai la prendre pour ce fameux bal, car je tenais à
passer la revue du départ, je la trouvai, à ma grande satisfaction,
vêtue d’une robe blanche très simple et sans un bijou. Une seule rose
rouge ornait sa chevelure d’ébène. Je déclarai de bonne foi qu’elle
était adorablement jolie, et qu’elle aurait les honneurs de la soirée.

--Mais, ajoutai-je, pourquoi êtes-vous si pâle? Est-ce que vous avez
peur?

--Une peur affreuse, répondit-elle; mais--je fus seule à entendre ces
paroles--j’ai peur d’un autre que du Roi.

Nul doute que le pauvre Kardaun m’eût doublé la somme promise, pour
entendre l’huissier de l’antichambre royale annoncer sa fille, et pour
la voir faire sa révérence devant Sa Majesté. La révérence fut un
chef-d’œuvre de souplesse et de grâce. Mon auguste parrain le remarqua.

--J’avais entendu affirmer, dit-il en souriant à ma jeune compagne,
qu’on ne sait pas faire la révérence, aux États-Unis.

Elle répondit avec une simplicité de bon aloi, en me regardant:

--Sire, je ne savais pas; mais j’ai tâché de copier madame la baronne de
Tiesendorf.

--Oh! bien, fit le Roi, si vous la copiez en tout, je vous promets la
grâce en ce monde, et le Paradis en l’autre.

Le prince héritier, à qui l’on reprochait de prendre pour modèle son
contemporain et futur maître, s’entendait mieux à conduire des manœuvres
qu’à dire un mot aimable à une femme. Il se contenta de dévisager
mademoiselle Kardaun avec une attention admirative quand elle lui fut
présentée; puis, froid et raide comme s’il eût récité une leçon de
théorie militaire:

--Je vous demanderai une valse, quand j’aurai fini le tour des salons,
dit-il.

Mon bon parrain m’avait promis que son neveu ferait cette grâce à Mina,
ainsi qu’il devait la faire à trois ou quatre débutantes plus
aristocratiques. En attendant, la pauvre fille restait à côté de moi,
quelque peu isolée. Je sentais bien qu’il se formait contre elle une
cabale de protestation. Je ne perdis pas courage, et la présentai
intrépidement à plusieurs femmes connues pour diriger le ton dans notre
capitale. En vérité, j’en donnais à Kardaun pour son argent!

Après que Mina eut valsé avec le prince, elle ne resta plus sur sa
chaise: on n’aurait pas osé l’y laisser. Rupert, lui-même, s’exécuta, ce
qui fut pour la pauvre créature, je pense, une des minutes les plus
désirées de sa vie. Tous deux valsaient à ravir; je ne crois pas qu’on
ait vu souvent un plus beau couple dans les salons du Palais. Ma
protégée, comme je l’avais prédit, l’emportait en beauté sur toutes les
femmes présentes. Flatmark l’invita une seconde fois et, dans le velours
sombre de ses yeux, il y eut un éclair de joie. Elle n’était plus pâle
en ce moment; je le lui dis, quand elle revint au bras de son danseur.

--Oh! me répondit-elle, je suis si heureuse!... Voilà une soirée que je
n’oublierai jamais.

--On dirait, fit observer Rupert, que c’est votre premier bal, tant vous
avez l’air de vous amuser.

--C’est le premier qui compte pour moi, dans tous les cas.

--Oui; un bal de Cour impressionne quand on n’en a pas vu. Cependant, à
cause de l’étiquette, c’est plus ou moins une corvée.

Pauvre Mina! Elle avait encore du chemin à faire!

--Pour vous, peut-être, répondit-elle tristement, ce bal fut une corvée.
Pas pour moi!

D’autres épines se mêlèrent aux roses de son triomphe. Un journal
satirique imprima le lendemain:

«Allons-nous voir revivre, en dehors de nos musées, la grande époque de
l’art? Au bal de cette nuit la Fornarina s’est montrée, en robe de gaze
blanche avec une rose rouge. Puissions-nous trouver un Raphaël sur la
liste du prochain Salon!»

Je n’avais pas encore lu ce madrigal à rebrousse-poil quand on m’annonça
Kardaun. Il débuta par me remercier de mon chaperonnage de la veille;
puis il me demanda, perfidement:

--Vous savez l’italien, sans doute, madame la baronne?

--Oui, répondis-je avec une parfaite innocence.

--Voulez-vous me dire, alors, ce que c’est que la Fornarina?

--C’était une boulangère--_Fornarina_ en italien--d’une beauté
merveilleuse, que Raphaël a peinte bien souvent.

--Ah! j’ai compris, soupira le pauvre Mathieu. Mille grâces, madame la
baronne!

Ce fut après son départ que j’eus connaissance de l’article, et ce fut
précisément Rupert qui me l’apporta. On devine combien je fus ennuyée.

--Ce n’est pas bien méchant, dis-je après avoir lu, parce que Mina
Kardaun a pris le sage parti d’être fort belle. Si bien qu’après tout la
comparaison n’est qu’une moitié de satire. Cette jeune fille n’en a pas
moins triomphé sur toute la ligne au bal; on n’a pu critiquer une seule
de ses paroles ou de ses attitudes.

--Peut-être bien, dit-il. Mais la voilà pourvue d’un surnom qui lui
restera. C’est fâcheux.

--Soyez tranquille. Nom et surnom, elle perdra bientôt l’un et l’autre
en se mariant; car je serais étonnée si elle épouse un boulanger.

--Non, certes! Elle épousera quelque débris de famille illustre, en
quête de millions.

--C’est juste ce qu’elle prétend ne pas vouloir faire. Elle veut être
aimée, et je ne doute pas qu’elle le sera. C’est une bonne, franche,
loyale créature. Sans cela, du reste, je ne me chargerais pas de la
mener dans le monde.

--Voilà précisément ce que j’ai répondu, baronne, à ceux qui vous
trouvent... peu entichée de noblesse.

--J’en serais entichée plus que personne, mon cher Flatmark, si noblesse
était toujours synonyme d’honneur.

Il me regarda un peu surpris, ne sachant rien ou presque rien de mon
histoire. De mon côté, je changeai de conversation. J’en avais assez dit
en faveur de Mina, et je ne comptais pas en dire jamais davantage.
C’était à elle, pour citer ses propres paroles, à vaincre sur le champ
de bataille que je venais de lui ouvrir.

Je continuai les présentations. Presque chaque soir nous allions dans le
monde, invariablement dans le meilleur. C’était là que nous étions sûres
de rencontrer Rupert. La belle Mina, il faut lui rendre justice,
manœuvrait avec une tactique supérieure, en même temps qu’avec une
délicatesse irréprochable. Mais, comme il arrive à la guerre, ses coups
portaient à côté. Les hommes l’admiraient; j’en voyais devenir
sérieusement amoureux d’elle; plusieurs, sans s’embarrasser d’amour en
voulaient manifestement à ses millions. Quant à Rupert, il avait, la
chose ne faisait pas de doute, un plaisir réel à la rencontrer. Ils
valsaient beaucoup ensemble; ce beau cavalier, réputé le meilleur
valseur du royaume, déclarait que ma protégée en était la première
valseuse. Mais, comme elle disait quand nous étions remontées en
voiture, le bonheur de la vie ne consiste pas à valser.

Un soir, elle me raconta, les larmes aux yeux:

--Vous ne savez pas le compliment qu’il m’a fait tout à l’heure:
«Mademoiselle, vous pouvez compter sur moi comme sur le plus sincère de
vos amis.» Pourquoi ne veut-il pas me donner mieux? Aime-t-il ailleurs?
Ah! mes yeux ne le quittent pas lorsqu’il parle à d’autres femmes. Je
n’ai rien vu, pourtant!

Rupert venait souvent chez moi, car, à cette heure, j’avais un salon;
mes pensionnaires (les frimas de janvier les réduisaient à un fort petit
nombre) ne m’apercevaient plus. Je le questionnai sur l’état de son
cœur: il éclata de rire.

--En vérité, me répondit-il, je ne comprends pas ceux qui mettent dans
la vie, à côté du boire, du manger et du dormir, une quatrième
nécessité, qui est l’amour. Nous avons déjà bien assez de peine à faire
face aux trois autres, faibles mortels que nous sommes! Vive le vin,
l’appétit et le sommeil! Au diable l’amour!

--Patience! Vous y passerez comme les autres, prophétisai-je. Vous
n’avez que vingt-quatre ans.

--Et vous, madame, combien? fit-il en me regardant avec un air tout à la
fois respectueux et «mauvais sujet», qui lui donnait une séduction rare.
Ne craignez-vous pas de me convertir trop vite à la religion de l’amour,
et que j’en commence le culte par vous?

--Comme on vous a bien élevé! répondis-je en riant. Vous avez tout à
fait l’air d’oublier que je pourrais être votre mère. Vous irez loin si,
comme je l’ai entendu dire, un homme arrive à tout en faisant sa cour
aux vieilles femmes.

--Ceci est une façon de m’apprendre que je n’arriverais à rien... avec
vous, soupira-t-il en me baisant la main. Ne rions plus. Peut-être que
si je trouvais une jeune fille qui vous ressemble, j’en deviendrais
amoureux. Et encore, qui sait? Probablement je n’aimerai jamais. C’est
de famille. Mon général, qui fut le camarade et l’ami du pauvre oncle
Otto, m’a dit cent fois qu’il ne l’a jamais vu s’occuper d’une femme.
Quant à mon père, je l’ai assez connu pour savoir qu’il vivait comme un
Chartreux, malgré la liberté de son veuvage.

On devine mes réflexions, pendant que Rupert me citait des exemples si
bien choisis pour montrer que «c’était de famille». Le cher garçon ne se
doutait pas que l’oncle Otto m’avait aimé jusqu’à en mourir, et qu’il
avait tenu à moi d’être sa seconde mère. Il me dit, voyant que je
gardais le silence:

--Pardonnez-moi: je vous ai déplu. Aussi bien vous allez être, pour
quelques jours, débarrassée de ma présence. Le général auquel je suis
attaché m’emmène en inspection.

--Je connais une belle personne qui va pleurer son valseur.

--Il ferait beau voir qu’elle ne me pleurât point! Mais elle aura sur
moi un avantage: elle pourra me remplacer. Tandis que, dans les déserts
où le sort m’exile, je lui serai fidèle. Vous avez congé de le lui dire.

--Elle appréciera le mérite de cette fidélité forcée. Pauvre Mina!

--Je ne la croyais pas si pauvre.

--Et moi je ne vous croyais pas si riche.

--Pourquoi? Parce que je ne me précipite pas sur les millions du père
Kardaun? S’enfarine qui voudra! Si j’ai un fils quelque jour, il sera
assez riche à tout le moins pour acheter une épée.

--Oui; mais si vous avez une fille, elle sera peut-être obligée de tenir
une pension pour gagner sa vie. Et je vous assure que ce n’est pas
amusant.

--Vous n’avez pas voulu me prendre comme pensionnaire!

--Allez! Je n’ai jamais vu de jeune homme moins sérieux que vous.

--Je voudrais que mon général pût vous entendre, lui qui prétend que je
suis un élève de théologie, affublé par erreur d’un uniforme de hussard.

Cet entretien me laissa peu d’espoir que le rêve de Mina pût jamais
s’accomplir. Loyalement j’en prévins Mathieu, que je m’attendais à voir
désespéré. Il n’en fut rien. Depuis que sa fille avait dansé avec notre
futur monarque, ce brave homme entrevoyait pour elle les plus brillantes
destinées.

--Entre nous, me répondit-il, un échec de ce côté est ce qui peut
arriver de plus heureux pour Mina. Certes, je consentirais à la voir
comtesse de Flatmark. C’est une famille des plus anciennes; le jeune
homme a la meilleure réputation. Mais il lève le nez et me salue à peine
quand il me rencontre. Jamais il n’a daigné mettre une carte chez nous.
D’autres ne sont pas si difficiles. Pas plus tard qu’hier, le fils du
Ministre des Finances faisait avec moi sa partie, sur mon billard. Et
savez-vous ce qu’il me disait?

--Mon Dieu! Je le devine: «Monsieur Kardaun, je serais l’homme le plus
heureux de la terre si vous vouliez m’accepter pour gendre.»

--Oh! cela, il me l’a dit dès le lendemain du fameux bal. Mais, hier,
c’est de moi que nous parlions. «Monsieur Kardaun, me demandait-il,
aimeriez-vous être banquier de la Cour? Le titulaire se retire. Comme
vous savez, le Roi l’a fait baron depuis plusieurs années.»

--Bravo! m’écriai-je en évitant de rire. Baron Kardaun: cela vous irait
comme un gant. Hélas! j’aurai le regret de n’être plus votre voisine à
cette époque.

--Le regret sera pour moi, baronne.--Il ne disait déjà plus: Madame la
baronne!--C’est au premier mai que je prends possession de votre
demeure. Si je ne vous ai pas déjà versé le prix, vous daignerez vous
souvenir que c’est sur votre volonté. Je n’oublierai jamais ce que vous
avez fait pour ma fille.

--Et, si elle n’épouse pas le comte de Flatmark, vous ne m’en voudrez
pas? Je vous assure que ce n’est pas de ma faute.

--Caprice d’enfant gâtée, fit Mathieu avec une moue, en se levant. Et
surtout, caprice d’une enfant qui ne connaissait pas le monde. Mais
maintenant, grâce à vous, elle le connaît.

Après cette conversation, je me sentis soulagée d’un assez grand poids.
Je ne sais trop lequel méritait mieux, du père ou de la fille, qu’on
l’appelât enfant gâté; je craignais les gémissements de Kardaun encore
plus que les soupirs de Mina. Dieu merci! j’allais en être quitte à
meilleur compte. Ce qui était plus doux encore, dans deux mois j’allais
pouvoir m’occuper de ma fille, au lieu de m’occuper de la fille d’un
autre. Quelle joie d’être libre! Avec quel plaisir je signais, chaque
jour, des lettres écrites par ma gérante à des personnes qui demandaient
à loger chez moi pendant l’été, pour leur notifier mon refus.

Elle avait vécu, la pension de famille de Frau Tiesendorf. Ou, du moins,
je croyais qu’elle avait vécu.



VI


On pourrait croire, en lisant ces notes, que je m’étais complètement
déchargée de mes devoirs maternels sur la comtesse Bertha, et que ma
chère Élisabeth s’accommodait assez bien de notre séparation. Je me
borne à répondre que nous nous écrivions chaque soir, sans compter que
je profitais de la présence d’une suppléante pour aller, de temps à
autre, passer deux jours à Obersee.

La crainte de parler trop de ma fille est ce qui m’empêcha d’en parler
jusqu’ici. Rien n’est plus ennuyeux pour les autres que l’enthousiasme
d’une mère. Si j’avais laissé courir ma plume, elle aurait entassé pages
sur pages, dans le seul but de convaincre la postérité qu’Élisabeth de
Tiesendorf était un ange descendu sur la terre, un ange sans ailes, mais
avec un nimbe d’or flottant, de grands yeux bleus, une taille
délicieusement terrestre, et le cœur le plus pur, le plus tendre, le
plus fidèle que j’aie jamais connu... Là! Me voilà partie! Qu’on
m’arrête si l’on peut!

On ne m’arrêtera pas, toutefois, sans que j’aie tâché de peindre cette
âme où se trouvaient tant de vertus diverses, presque incompatibles,
croirait-on; de même que, dans certaines vallées de montagnes, la nature
fait pousser, presque côte à côte, le pâle edelweiss du sommet neigeux
avec l’œillet chaudement coloré des plaines du Midi. Le couvent l’avait
rendue très pieuse, légèrement mystique. Les histoires de la tante
Bertha, l’ex-beauté de la Cour, lui avaient communiqué une imagination
romanesque, la fierté de la race, l’amour de tout ce qui brille
au-dessus du niveau commun, surtout une largeur d’idées, une aisance de
manières qu’on se serait peu attendu à trouver dans cette jeune recluse.
Quant à moi, dans mes lettres comme dans mes visites, je m’attachais à
la convaincre que toute vie appartient au devoir, et que la sienne, en
particulier, avait toutes les chances de ne pas ressembler à un conte
des _Mille et une Nuits_.

De toutes ces influences variées, sinon contraires, il résultait une
assez drôle de petite personne, dont la correspondance eût charmé, je
crois pouvoir le dire, même une autre que sa mère. Dans ce vieux château
situé au fond d’une province, elle trouvait de quoi remplir des pages
nombreuses. Rien n’était omis des moindres incidents domestiques.

Au point où je suis arrivée, c’est-à-dire à l’époque où je commençais à
prévoir l’échec de Mina Kardaun, ma fille était informée du changement
qui se préparait dans notre existence. Elle savait que nous allions
vivre ensemble; nos projets d’avenir faisaient, bien entendu, le
principal sujet de notre correspondance. Où habiterions-nous? La tante
Bertha nous offrait de nous établir chez elle. J’hésitais à accepter
pour deux raisons: la première c’est que le séjour d’Obersee, qui m’eût
convenu à moi-même, fournissait peu d’occasions de faire connaître une
jeune fille dont l’établissement serait bientôt mon principal souci. La
seconde, c’est que la bonne tante allait avoir, ce qui la désolait, un
voisin peu agréable pour des femmes destinées à vivre seules. On
construisait une forteresse à une demi-lieue du château! Cette
complication m’avait à peu près décidée à vivre dans la capitale, au
moins jusqu’au mariage d’Élisabeth. Ma maison payée, c’est-à-dire dans
peu de semaines, j’en aurais les moyens. Déjà, sans avoir pris de
résolution définitive, je visitais des appartements.

  «Petite mère, écrivait ma fille, peu m’importe où je vivrai, pourvu
  que ce soit près de vous. Si je dois habiter la ville, ne vous
  inquiétez pas de me trouver une belle chambre. Tout ce que je désire,
  c’est que nous ayons une belle vue sur la campagne, que nous soyons
  près du Palais afin de voir la parade et d’entendre la musique, enfin
  que nous ayons une église tout à côté de nous.»

Le programme n’était déjà pas si facile à remplir. Mais la lettre
suivante fut absorbée tout entière par le récit d’un gros événement.

  «Nous sommes sens dessus dessous depuis hier soir.

  «Un peu après la tombée de la nuit, voilà qu’on frappe à la porte du
  château. Qui pouvait venir à cette heure tardive? Il y avait deux
  pieds de neige sur les routes, dans nos montagnes, à cause d’un
  tourbillon qui avait régné tout l’après-midi. Le vieux Hans pénètre
  comme un fou dans la chambre de ma tante, qui dormait d’un œil, tandis
  que je lui faisais la lecture:

  «--Madame la comtesse, il y a un général au salon.

  «--Un général! Je ne reçois pas: j’ai mes papillottes. Qu’il laisse sa
  carte et qu’il s’en aille.

  «--Mais, madame la comtesse, il demande à dîner et à coucher.

  «--Dites-lui qu’il y a un hôtel dans la petite ville près d’ici. Tout
  au plus deux lieues. J’imagine que ce général n’est pas à pied.

  «--Non, madame la comtesse, il est à cheval. Mais ni lui ni son cheval
  n’arriveraient vivants là-bas, au milieu de cette tourmente.

  «--Qu’avait-il besoin de se mettre en route, s’il a peur de la neige?

  «--Madame la comtesse, il vient d’inspecter les travaux du fort.

  «--Tant pis pour lui! C’est bien fait! Qu’avait-on besoin de bâtir un
  fort qui rendra Obersee inhabitable?

  «Ah! ma chère maman, il faut voir la tante quand il est question du
  fort! J’ai bien cru que le pauvre général était condamné à mourir dans
  la neige. Par bonheur Hans a ajouté:

  «--Le général s’est informé du nom du propriétaire du château. Il dit
  qu’il a bien souvent eu l’honneur de danser avec madame la
  comtesse--autrefois...

  «Bref le général n’est pas mort. Il vient d’aller se coucher; je vous
  écris avant d’en faire autant. Il est minuit. On s’est mis à table à
  neuf heures du soir. Il a fallu tuer, plumer les poulets. Seigneur
  qu’ils étaient durs! Mais il ne fallait pas songer à sortir du château
  pour aucune provision. Et puis ma tante a fait une toilette!... Nous
  avons dû ouvrir des malles fermées depuis dix ans. Cela nous a pris
  trois heures. Je n’avais jamais vu ma tante en robe décolletée. Je ne
  trouve pas que cette forme lui aille bien. Moi, naturellement, j’étais
  en robe montante: je n’avais pas le choix. D’ailleurs le général
  n’avait d’yeux que pour sa chère comtesse, comme il l’appelait. Au
  dessert ils se donnaient leurs petits noms:

  «--Vous souvenez-vous, Bertha?

  «--Oui, mon pauvre Christian, je me souviens.

  «--Et vous n’avez pas voulu de moi!

  «--Je n’ai voulu de personne. Je l’avais promis à vous et à quelques
  autres. Vous, du moins, me retrouvez fidèle à ma promesse. Tandis que
  l’oublieux Christian s’est marié deux fois!...

  «--Cela ne compte pas, chère amie. Le veuvage efface tout!

  «Après le café et les liqueurs--le général aime fort les liqueurs--la
  dame de compagnie de ma tante s’est mise au piano et j’ai valsé. Au
  couvent nous valsions entre jeunes filles. Mais comme c’est plus
  amusant de valser avec un homme! Ce n’est pas avec le général que je
  tournais dans le grand salon, naturellement. C’est avec un officier
  qui l’accompagne. La tante Bertha et son ancien admirateur ne nous
  quittaient pas des yeux. Ils semblaient fort intéressés, et toujours
  j’entendais les mêmes phrases:

  «--Vous souvenez-vous, Bertha?

  «--Oui, mon pauvre Christian; je me souviens!

  «Allons! ma chère maman, il faut que je vous dise bonsoir. Je ne me
  suis jamais couchée si tard; mais je n’ai pas sommeil. Je suis
  contente: il paraît que je valse à ravir.»

Ainsi, Rupert de Flatmark avait rencontré ma fille. L’aventure était
drôle et, ce qui la rendait plus piquante, c’est qu’ils semblaient ne
s’être pas reconnus. Peut-être qu’ils en étaient restés sur cette simple
valse; peut-être que, durant la nuit, la neige avait fondu, laissant le
général et son officier se remettre en route au point du jour. Peut-être
que Rupert et Élisabeth, moins heureux que «Bertha» et «Christian»,
n’avaient pas su renouer la chaîne du passé. Dans tous les cas, je
trouvais que ma fille faisait bien la dégoûtée envers les jeunes gens.
Pas un mot d’admiration, ou du moins d’appréciation, à l’adresse de
celui pour qui la belle et opulente Mina Kardaun se mourait d’amour...
Ah! comme nous oublions parfois, nous autres mères, ce que peut cacher
le silence d’une petite fille!

J’attendais la lettre suivante, comme une bonne lectrice de
roman-feuilleton guette l’arrivée de son journal. Je ne fus pas
désappointée: le feuilleton marchait bien:

  «Chère maman, attendez-vous à tomber de surprise: le général n’est pas
  parti et son aide de camp... Mais suivons l’ordre des faits, pour
  parler comme mon professeur d’histoire.

  «Ce matin, réveillée de bonne heure, je cours à ma fenêtre sitôt qu’il
  fait jour. Dégel complet; ils sont loin, sans doute. Hier nous nous
  étions fait nos adieux, pour le cas où le départ serait possible; or
  les chemins étaient si bons qu’une chanoinesse aurait pu se mettre en
  route. Je souhaite bonne chance à «Christian» et à son compagnon, et
  je veux me rendormir. Pas moyen! Alors je me lève pour tout de bon; je
  me mets à ma toilette. Je me coiffe, tout en marchant dans ma chambre,
  ce qui est mon habitude, regardant mes fleurs, disant bonjour à mon
  oiseau, examinant si les persiennes de ma tante sont ouvertes. Rien
  d’ouvert chez la comtesse Bertha, mais, à l’étage au-dessus, bien au
  large, une fenêtre, et, à cette fenêtre, un officier qui lorgne... les
  terrassements du fort, j’aime à le croire, avec sa jumelle. Ces
  messieurs n’étaient pas partis!...

  «On se retrouve une heure plus tard au café au lait du matin: vous
  savez que c’est un repas véritable à Obersee. Ma tante questionne,
  étonnamment coquette:

  «--Ainsi donc, mon ami, vous n’avez pu vous éloigner si vite? J’y
  comptais bien un peu. Vous souvient-il de ces huit jours d’arrêts qui
  vous furent donnés un certain jour, parce que, au moment de la parade,
  vous causiez avec moi quand on commanda le défilé?

  «--Hélas, ma chère Bertha, c’est moi qui punis les autres, maintenant.
  Être puni valait mieux--quand c’était à cause de vous. Mais, comme
  vous voyez, je suis toujours aussi faible. Ajoutez que j’avais un lit
  comme on n’en trouve plus qu’en province. Bref, j’ai dormi la grasse
  matinée. Ce jeune homme que vous voyez là aurait dû m’éveiller. A quoi
  sont bons les officiers d’ordonnance? Monsieur, je _nous_ inflige
  vingt-quatre heures d’arrêts sous le toit de madame la comtesse.
  D’ailleurs nous avons des rapports à rédiger sur le nouveau fort. Nous
  travaillerons ici.

  «Entre nous, ma chère maman, ils n’ont guère travaillé. Le général a
  joué aux cartes avec ma tante; je crois même qu’ils ont un peu dormi,
  chacun dans leur fauteuil. La jeunesse, y compris la dame de
  compagnie, a causé sous la véranda chauffée par un beau soleil et très
  fleurie. Nous arrivons à la surprise. Tout à coup l’officier du
  général me dit, je ne sais plus à propos de quoi... ah! si, à propos
  d’un rayon qui faisait un joli effet sur ma tête, paraît-il:

  «--Je ne connais qu’une femme dont la chevelure puisse être comparée à
  la vôtre: c’est la baronne de Tiesendorf.

  «--Vous la connaissez?

  «--Beaucoup. Elle voudrait me faire faire une bêtise... (Pardon!
  maman, je cite.)

  «Naturellement, l’indignation s’empare de moi; je sens que mes yeux
  lancent des éclairs et que je deviens rouge comme une tomate:

  «--Monsieur! La baronne de Tiesendorf est incapable de vous mal
  conseiller; je suis sa fille!

  «Jamais vous n’avez vu un coup de théâtre pareil, ni un jeune homme si
  effaré. Il me regardait, ne sachant que dire; et il me regardait
  encore. Il semblait ému, intimidé. On aurait cru que c’était moi
  l’officier et lui la demoiselle. Enfin il me demande:

  «--Est-ce que vous apprivoisez toujours les tourterelles?

  «Alors il se fait dans mon souvenir comme une lueur, et je m’écrie:

  «--Oh! vous êtes Rupert de Flatmark!

  «Oui, maman, c’est lui! Que dites-vous de mon histoire? C’est moi qui
  me suis remise le plus vite. J’ai dit:

  «--Comme c’est heureux que vous n’ayez pas réveillé le général ce
  matin! Vous seriez parti sans savoir mon nom. Vous n’êtes pas curieux!

  «Il m’a répondu tout de suite, sans chercher:

  «--Mais si, mademoiselle; c’est précisément parce que j’étais curieux
  que je n’ai pas réveillé le général.

  «Nous avons couru conter à ma tante notre histoire, dont elle a paru
  médusée. Pourtant c’est au fond très simple. Et, cette fois, nous nous
  sommes dit adieu pour tout de bon, les uns et les autres, après une
  journée qui a passé vite. Bonsoir, maman. Je vous entends dire: que
  cette enfant est bavarde!--N’ayez pas peur. Ma prochaine lettre aura
  moins de feuillets. Demain, le château sera rentré dans son calme. Une
  fois encore la vie aura séparé «Bertha» et «Christian».

Je ne voudrais pas abuser des emprunts à la correspondance d’Élisabeth.
Je citerai seulement les premières pages d’une des lettres qui
suivirent, pour m’éviter un travail de narration.

  «Ma chère maman, où allons-nous? Si la tante n’avait que cinquante ans
  au lieu de soixante-dix, je croirais que le deuxième veuvage de
  «Christian» ne sera pas éternel. Savez-vous ce qu’elle vient de lui
  écrire? Que le château d’Obersee se trouvant sur sa route quand il
  retournera chez lui, son inspection finie, elle réclame une visite un
  peu plus longue. La bonne tante, qui commence à ne plus me traiter
  tout à fait en petite fille, m’a consultée, car elle prétendait
  hésiter beaucoup. Naturellement j’ai approuvé l’idée, n’ayant pas et
  ne pouvant pas avoir d’objections. Reste à savoir si le vieux guerrier
  acceptera. Ma tante croit que oui. J’aurais voulu voir sa
  lettre--qu’elle ne m’a pas dictée, contrairement à son habitude. Mais
  je n’ai rien vu. Ce mystère, joint à l’agitation mal dissimulée de la
  chanoinesse, m’amuse beaucoup. Si le général refuse, me voilà
  condamnée au rôle de consolatrice. Comptez que je ferai mon devoir,
  chère maman.»

Suivait une liste de commissions qui me faisaient voir que ma fille
espérait n’en être pas réduite à cette extrémité fâcheuse. Elle voulait
des gants, des fleurs, des rubans, voire même des souliers de satin, ce
qui me prouva qu’il y avait des valses à l’horizon. Comme je faisais mes
emplettes, Mina Kardaun entra dans le magasin.

--Quoi! s’écria-t-elle. Du rose pour vous qui ne portez jamais que des
couleurs foncées! Comme vous avez raison de vous habiller d’une façon
plus jeune!

--Vous oubliez que j’ai une fille, répliquai-je, tout en surveillant le
commis qui emballait mes achats.

--Comment! ces merveilles vont à Obersee! Je ne croyais pas qu’on y
donnât des bals.

Elle me gênait fort avec ses questions. Mais c’eût été bien pis si elle
avait su que Rupert de Flatmark était allé au château, qu’on l’y
attendait encore. Aussi, bien que le cher garçon ne fît rien de criminel
en suivant son chef dans la maison la plus austère de l’Allemagne, je
fus aussi mystérieuse que la chanoinesse l’était avec ma fille, et je
changeai de conversation.

Je sus bientôt que mon envoi n’avait pas été inutile. «Christian» était
venu, et les souliers de satin étaient un peu trop larges. Tel fut le
résumé de la lettre suivante, où ma fille se montrait rien moins que
bavarde, elle qui écrivait des volumes précédemment! Je la devinai
fatiguée des honneurs qu’elle aidait sa tante à faire, et je sus bon gré
à celle-ci d’avoir laissé partir au bout de trois jours le vieux
guerrier, sans parler du jeune, que je me réjouissais de questionner sur
Élisabeth, car c’était un bon juge.

A ma grande surprise, Flatmark ne vint pas me voir au débotté. Comme
j’allais le rappeler à son devoir, ce fut moi-même qui fus mandée par la
tante Bertha. Son billet, de quelques lignes, me demandait de venir
toute affaire cessante. Heureusement qu’elle ajoutait: «Rien de
fâcheux.» Sans cela j’eusse été inquiète.

Ce départ précipité me gênait un peu. Sans parler d’autres dérangements,
il m’empêchait et, par la même occasion, il empêchait Mina Kardaun
d’assister le lendemain à l’un des derniers bals de la saison prête à
finir: nous touchions au carême. Néanmoins je n’hésitai pas. Je me
devais avant tout à la seule parente que Dieu m’eût laissée, que ses
bontés pour ma fille me rendaient plus chère encore. J’expédiai un
billet à la pauvre «Fornarina», me doutant bien qu’elle s’arracherait
les cheveux à l’idée que le beau Rupert était de retour, et qu’elle ne
le verrait pas le lendemain. Puis, sans attendre la réponse, dont je
devinais le désespoir, je me mis en route par le premier train. En
quelques heures j’étais à la station où je devais quitter la voie
ferrée.

Là, une première surprise m’attendait. Au lieu d’apercevoir, comme à
l’ordinaire, ma bien-aimée fille et la dame de compagnie venues à ma
rencontre, je découvris la tante elle-même qui me guettait à la descente
du wagon. Je fus saisie de terreur: elle me rassura d’un signe, avant
même que nous fussions à portée de la voix. D’ailleurs il n’y avait qu’à
la regarder. Elle rayonnait de satisfaction et semblait rajeunie de dix
ans.

--Élisabeth n’est pas malade? lui demandai-je aussitôt que nous nous
fûmes jointes.

--Malade? Ah! non, certes, elle n’est pas malade, répondit la
chanoinesse d’un air fin. Mais j’ai voulu vous parler sans être
dérangée. Nous avons une heure de voiture en tête à tête. C’est plus
qu’il n’en faut pour ce que j’ai à vous dire.

Connaissant l’originalité de ma tante, je pouvais m’attendre à tout.
Cependant je dois avouer que je la crus folle aux premiers mots qui
sortirent de sa bouche:

--Ma nièce, embrassez-moi et réjouissez-vous. J’ai marié votre fille!

Je regardai ma vieille parente sans savoir que lui répondre, assez
inquiète au fond. Elle se hâta de me rassurer sur l’état d’avancement
des choses:

--Vous sentez bien que c’est une façon de parler. On ne se marie pas
comme ça. Mais enfin, l’oiseau est pris. Je me flatte que j’ai fortement
aidé à le mettre en cage. Ah! c’est un bel oiseau, et vous allez être
fière. Oui, ma nièce: comtesse de Flatmark, voilà ce que sera votre
fille! Qu’en dites-vous? La comtesse Bertha fut jadis employée à des
négociations d’hymens princiers. Vertu de moi! je n’ai jamais rien fait
de plus fort. _Nunc dimittis._

--Mais, ma tante, Élisabeth n’est encore qu’une petite fille et...

--Une petite fille! Voilà bien les mères! Quel âge aura-t-elle en mai
prochain? Dix-huit années, pas une de moins. Il est vrai qu’elle n’a pas
pour deux sous de coquetterie. Si je n’avais eu l’œil ouvert, ce petit
imbécile de Flatmark retournait à la Cour avec toutes ses plumes. Et il
paraît qu’il est fort en passe d’être plumé par une horrible bourgeoise
horriblement riche: le général me l’a dit. Non, mademoiselle! Flatmark
n’est pas pour votre vilain nez... Maintenant, il faut que vous sachiez,
comment nous avons mené les choses. Ne voulez-vous pas m’entendre? Vertu
de moi! je m’attendais à vous voir plus d’enthousiasme.

--Je vous écoute, soupirai-je.

--Vous avez su, par votre fille, l’arrivée fortuite du général et de son
aide de camp à Obersee. Du premier coup le jeune homme fut pris: je m’en
aperçus tout de suite. Mais un hussard se prend vite et se déprend de
même. Cependant, quand les voyageurs partirent, le deuxième jour, ce
brave garçon me paraissait en avoir dans l’aile, sérieusement. Que
faire? L’achever, parbleu! Je réfléchis, je fais parler Élisabeth et
j’écris au général--un ami sûr--en lui exposant mon plan de campagne. Il
entre dans mon jeu et me promet un retour offensif sur Obersee, avec
toute sa cavalerie, c’est-à-dire avec notre cavalier. Alors, pendant
trois jours, je les ai tenus au régime, sous la surveillance de ma dame
de compagnie, qui avait mes instructions. C’est vous dire qu’elle
surveillait... sans hostilité. Bref, le troisième jour, Flatmark était à
point. Il me priait de vous fléchir, prétendant qu’il a peur de vous.
Lui écrirai-je qu’il est refusé?

--Ne lui écrivez rien, ma tante; nous avons beaucoup à dire. Il faudrait
savoir, d’abord, si ma fille partage votre enthousiasme. Permettez-moi
de vous apprendre qu’elle faisait à peine mention de Rupert dans ses
lettres. Elle ne parlait que du général.

--Conclusion: c’est du général qu’elle est amoureuse. Eh bien, ma
petite, vous le lui demanderez, Sainte Vierge! Elles sont perspicaces,
les mères d’aujourd’hui!

--Peut-être que non, ma tante. Mais du moins elles sont positives.
Rupert de Flatmark n’est pas bien riche. Et vous savez ce que possède ma
fille.

--Votre fille héritera de moi un jour.

Je savais que l’héritage de ma tante consiste en un château: Obersee,
dont le domaine est réduit à une vue splendide et à une cascade fameuse.
Mais je gardai ces considérations pour moi. D’ailleurs, la chanoinesse
ne m’écoutait déjà plus; elle fulminait contre mon avarice et mon
ingratitude:

--Je m’attendais à autre chose, ma nièce, en vous apprenant que, grâce à
moi, Élisabeth peut entrer dans la première famille du royaume sous le
rapport de l’ancienneté. Si jamais on m’avait dit que j’entendrais un
jour discuter l’alliance des Flatmark, sous prétexte qu’ils n’ont pas
gagné des millions dans la meunerie!... Croyez-vous que j’ignore votre
beau dévouement à Kardaun?

Tout en m’efforçant de calmer la bonne tante, j’admirais malgré moi le
côté comique de la situation. Pour faire aboutir le mariage de Rupert
avec Mina, j’avais fait agir le Roi lui-même; j’avais bouleversé ma vie,
engagé une auxiliaire, acheté des toilettes; j’avais repris le chemin de
la Cour, oublié depuis tant d’années; j’étais rentrée dans le monde que
je ne connaissais plus... Et, pendant ce temps-là, sans m’en prévenir,
la tante Bertha manœuvrait de son côté pour marier ce même Rupert... à
ma propre fille! Bien plus, elle prétendait y avoir réussi!

Quant à ce dernier point, toutefois, connaissant l’imagination de ma
vieille parente, je n’acceptais ses affirmations que sous bénéfice
d’inventaire. Il n’y avait plus d’ailleurs qu’à attendre quelques
minutes: nous arrivions. Je me doutais qu’Élisabeth, au premier mot dit
par moi, allait éclater de rire. L’idée que cette enfant pouvait songer
au mariage, pouvait songer à l’amour!...

Une enfant, cette jolie créature aux formes déjà pleines, au sourire
lumineux, qui vint à moi toute changée, toute nouvelle, toute inconnue,
avec un regard si pur, mais si profond, où je lus comme dans un livre la
réponse qu’elle allait me faire!... Ah! non! ce n’était plus une enfant!

Quand elle eut achevé sa confession:

--Pourquoi ne m’as-tu pas écrit, toi qui me confies tout, quand tu as
senti que tu allais aimer cet homme?

--Parce que, ma mère chérie, je n’ai jamais senti que j’_allais_ aimer
Rupert. En le revoyant, je me suis trouvée heureuse d’un bonheur qui
m’étonnait moi-même, que j’eusse tourné en ridicule chez une autre. Car
enfin _il_ n’était dans mon souvenir que pour une demi-heure passée
ensemble, quand nous étions des enfants. Pour tout dire, je l’avais
oublié jusqu’au jour où j’ai lu son nom dans vos lettres. Et pourtant,
il me sembla, quand je vis Rupert, que j’avais passé une longue vie à
l’attendre. Je voulus raisonner, alors: «Je suis si seule dans ce vieux
château! Il y a tant de mois que je n’ai causé avec quelqu’un de mon
âge! C’est la réaction.»

--Eh bien! qu’est-ce qui te dit que ce n’est pas la réaction?

--Oh! maman, c’est lui qui me l’a dit, qui me l’a fait comprendre. Un
jour, après avoir valsé, nous causions. «Ne serait-ce pas délicieux, me
demandait-il, de valser ensemble dans la grande galerie du Palais tout
illuminée, au milieu des uniformes brillants, des fraîches toilettes,
des pierreries qui étincellent, des parfums qui sentent bon?» Alors j’ai
eu comme la vision de Rupert de Flatmark dansant avec d’autres jeunes
filles, belles et parées. Je me suis regardée dans une glace, et il m’a
semblé que je m’enfonçais tout à coup dans un océan de désolation, que
j’étais la plus laide, la plus malheureuse, la plus abandonnée, la plus
déshéritée des créatures humaines, si bien que j’ai fondu en larmes...

--Qu’est-ce qu’il a fait, alors?

--Il m’a contemplée sans rien dire, sans faire un mouvement. Vous auriez
cru qu’il trouvait charmant de me voir pleurer comme une sotte. Je lui
ai demandé: «Avez-vous jamais vu rien de plus stupide qu’Élisabeth de
Tiesendorf en ce moment?» Il m’a répondu qu’il lui était arrivé de voir
des spectacles plus désagréables. «Car enfin, a-t-il ajouté, si vous ne
m’aimiez pas un peu, qu’est-ce que cela vous ferait de savoir que je
danse avec toutes les demoiselles de la terre? Convenez que j’ai
raison.»

Le monstre! Il m’assurait quinze jours plus tôt qu’il n’entendait rien à
l’amour, et que «c’était de famille»!

--J’espère, mademoiselle, que vous n’êtes convenue de rien du tout,
fis-je avec sévérité.

--Oh! non, maman; pas au premier abord du moins. Alors il a dit: «Nous
allons prendre la dame de compagnie pour juge.» Elle était au piano dans
la salle de musique; nous sommes allés la trouver; Rupert a exposé le
cas, sans nommer personne, bien entendu. Puis il a demandé: «Maintenant,
madame, que concluez-vous en ce qui concerne la jeune personne?» La
réponse fut que la jeune personne était amoureuse, autant du moins qu’on
pouvait en juger sans la connaître. «Et que pensez-vous que fit le jeune
homme en se voyant aimé?» continua Rupert. L’oracle décida que le jeune
homme, s’il était amoureux lui-même, était tombé aux genoux de la
charmante créature et qu’ils avaient échangé leur foi. Elle n’avait pas
achevé que... l’oracle s’accomplissait.

Je me promis de féliciter la tante Bertha sur le choix de ses dames de
compagnie. Quant à Rupert, je déclarai tout haut que c’était un franc
étourdi, un impertinent, un odieux personnage, et que tous les échanges
de serments avec une folle, hors de ma présence, comptaient à mes yeux
comme une chanson de nourrice.

--Mais cela va de soi, ma chère maman, répondit l’héroïne. C’est
pourquoi la tante Bertha l’a fait partir le jour même, avec injonction
d’aller vous voir tout en débarquant. «Je n’oserai jamais», a-t-il dit.
Alors ma tante vous a écrit. Maintenant tout est bien.

Il était évident que mademoiselle ma fille se voyait déjà au pied de
l’autel, sa couronne sur la tête, Flatmark à sa droite; mais, dans mon
jugement, nous n’en étions pas encore là. Un officier de hussards, même
aussi peu _hussard_ que Rupert, n’était pas pour moi le type rêvé comme
gendre. Ils étaient, au surplus, beaucoup trop jeunes l’un et l’autre.
Enfin, de toutes les objections que j’avais contre ce mariage, la moins
forte n’était pas le rôle de chaperon remorqueur, accepté et plus ou
moins bien joué auprès de Mina Kardaun. Bien des gens commençaient à
dire qu’elle mourait d’envie d’épouser Flatmark et, même sans
pénétration extraordinaire, ceux-là devaient bien voir que je ne
manœuvrais pas précisément pour l’en empêcher. Quels ragots le monde
n’allait-il pas faire, s’il apprenait un beau matin que Rupert épousait
ma fille? Le mieux que je pouvais attendre était qu’on parlât de moi
comme d’une intrigante fieffée et, certes, je ne pouvais compter sur le
vieux Kardaun et encore moins sur sa fille pour ma défense.

Voilà quelle était ma dernière objection; mais, celle-là, je ne me
souciais pas de la faire valoir aux yeux de ma tante. Je me bornai donc
à lui opposer les autres, quand je me rendis chez elle en quittant
Élisabeth, non sans avoir houspillé celle-ci comme il convenait. Je
m’aperçus bientôt que j’avais devant moi une adversaire ferrée à glace,
mise, par cette vieille pie de général sans doute, au courant de bien
des choses, pour ne point parler de ce qu’elle avait pu voir par
elle-même, en des temps plus reculés.

--Vertu de moi! s’écria-t-elle. Vous avez peur des hussards, maintenant?
Venez avec moi dans la galerie. Tous nos portraits de famille sont là.
Vous y verrez une assez jolie collection d’attributs militaires, depuis
le heaume de notre aïeul Conrad de Tiesendorf, qui accompagna en
Terre-Sainte l’empereur Frédéric, jusqu’aux aiguillettes d’un certain
colonel--de hussards, s’il vous plaît--dont vous êtes la petite-fille
que vous aimiez les hussards ou non.

--C’est fort bien, répondis-je. Mais il y a aussi des portraits de
femmes dans la galerie. Êtes-vous sûre que, si les mortes pouvaient
parler, toutes vous diraient qu’elles ont béni Dieu, d’un bout de la vie
à l’autre, d’avoir eu pour mari des hommes d’épée?

--Et vous, ma nièce, avez-vous béni Dieu de _n’avoir pas_ épousé Otto de
Flatmark?

J’abandonnai cette position qui devenait intenable, et je me repliai sur
ma seconde ligne. Je déclarai que, dans tous les cas, je n’examinerais
même pas la demande d’un jeune homme de vingt-quatre ans, et cela dans
son propre intérêt.

--Mais alors, fit la chanoinesse, comment se fait-il que vous ne le
trouviez pas trop jeune pour Mina Kardaun?

On voit qu’il n’était pas facile de mettre la bonne tante _à quia_.
Cependant, comme elle ne pouvait exiger une décision séance tenante, je
m’en tirai par une proposition d’armistice et je rentrai chez moi le
lendemain, emportant la parole d’honneur de la châtelaine d’Obersee que
mons Rupert serait consigné rigoureusement à la porte, s’il osait y
frapper, jusqu’à nouvel ordre.

Je n’étais pas rentrée depuis deux heures que je vis arriver chez moi un
vieillard pâle, échevelé, tremblant. Dieu me pardonne, je crois qu’il
était devenu maigre, comme d’aucuns blanchissent, en vingt-quatre
heures. Je lui demandai:

--Madame Kardaun serait-elle plus mal?

--Madame Kardaun est toujours de même, répondit-il. (Sa voix était
étranglée par la colère.) Mais ma fille est au lit, très malade,
pleurant toutes les larmes de son corps. Vous soupçonnez peut-être un
peu pourquoi?

Hélas! oui, je le soupçonnais, tellement que je baissai la tête sans
répondre, ne sachant que dire. Au fond de moi-même, j’envoyais le trop
séduisant Rupert... très loin. Mathieu continua:

--Mon jeune ami, le fils du Ministre, est venu me voir tantôt. J’en ai
appris de belles par lui! Cet affreux Flatmark épouse votre fille. C’est
un coup monté! Ils se sont vus à Obersee, d’où vous arrivez vous-même.
Ceci, madame, n’était pas tout à fait dans nos conventions.

Relevant la tête à ce langage dont le sans-gêne m’exaspérait, je
ripostai:

--Nous ne sommes pas convenus que vous vous mêleriez de savoir, avant
que je le sache moi-même, qui épouse ma fille ou qui ne l’épouse pas.
Faites attention, d’ailleurs, que vous me parliez l’autre jour, à cette
même place, d’une certaine demoiselle, qui a des caprices, et de son
père qui va être fait baron.

Peut-être avais-je un peu dépassé les bornes. Peut-être avais-je oublié
que le sentiment le plus fort chez Mathieu Kardaun était la tendresse
pour sa fille.

--Je vous ai parlé comme un triple sot, répondit-il, Et surtout, je
n’avais pas vu alors ce que je viens de voir: Mina, ma pauvre Mina, mon
enfant bien-aimée, sanglotant comme une malheureuse... Comprenez-vous
que cet imbécile m’a tout raconté devant elle?... Baron! moi!
Pensez-vous, par hasard, que je ne prendrais pas le bateau demain, que
je ne retournerais pas dans le plus misérable des hameaux de la
Grande-Prairie pour y pétrir la pâte, si c’était le moyen de donner à ma
fille l’homme que son cœur--Dieu le bénisse!--a choisi?

L’infortuné Kardaun pleurait. Moi-même, pourquoi m’en défendre? je me
sentais émue.

--Mon cher voisin, dis-je, tâchant de le calmer, je vous assure que le
comte de Flatmark, avec toutes ses qualités, n’est pas le mari que je
rêve pour ma fille. Mais puis-je le forcer d’épouser la vôtre?

--Non, sans doute, répondit Mathieu. Je ne vous demande pas
l’impossible. Dites seulement que vous ne consentez pas au mariage
annoncé.

--Annoncé? répliquai-je. Une seule personne a le droit d’annoncer le
mariage de ma fille; et, d’après ce que je vous confiais tout à l’heure,
nous n’en sommes pas précisément là.

--C’est quelque chose, convint mon adversaire (car il était facile de
voir que ce père, idolâtre de sa fille, devenait un adversaire). Mais,
pour que je fusse tout à fait rassuré, il me faudrait votre parole que
vous ne consentirez pas.

Cette insistance odieuse me fit éclater.

--Monsieur Kardaun, déclarai-je, vous perdez toute mesure. Si le Roi me
demandait un engagement semblable, ce qu’il n’oserait pas faire, je le
lui refuserais. Ma liberté de mère est une chose sacrée: je la garde,
complète.

--Bien! dit mon homme en se levant, pâle de fureur. Par la même
occasion, gardez votre pension de famille, jusqu’au jour où vous en
trouverez le prix que je vous donnais.

Il sortit, sans que j’eusse besoin de lui montrer la porte, et je restai
seule, moins fière au fond que je voulais bien le paraître. Non
seulement je perdais une petite fortune et la possibilité de reprendre
une vie normale; mais encore il fallait rembourser les avances de
Kardaun. C’était une mauvaise journée, tout compte fait. Déjà ma pauvre
tête commençait à travailler, car il y avait des mesures à prendre,
quand on m’annonça le jeune Rupert. Il choisissait bien son heure, comme
on voit!

Ce hussard tremblait comme une feuille, en dépit de son grand sabre.
Avalant coup sur coup sa salive, qui menaçait de l’étouffer, il balbutia
une phrase inintelligible où il était question de réponse, de hardiesse
et d’espoir, d’amour éternel, d’existence brisée, d’arrêt de vie ou de
mort; bref je compris qu’il venait savoir de quel œil je considérais ses
projets sur Élisabeth.

Je lui répondis que ces projets étaient absurdes, qu’ils étaient l’un et
l’autre des enfants dignes du fouet, que ma fille était une sotte de ne
lui avoir pas ri au nez, mais que je comptais bien qu’elle le ferait
maintenant.

--J’en doute, répondit-il avec une confiance qui m’exaspéra. J’ai sa
foi: elle a la mienne. Il va sans dire que vous pouvez nous rendre
malheureux longtemps par votre refus. Mais on peut supporter la vie
quand on aime, et qu’on est sûr d’être aimé.

--Vous êtes bien venu à parler d’amour! lui ripostai-je, vous qui
prétendez que le souci du boire, du manger et du dormir est déjà trop
pour un homme!

--L’amour que j’ai pour votre fille est comme l’air qui entre dans mes
poumons. Je respire sans m’en douter. Ce n’est pas un souci, mais ma vie
elle-même!

--Comment pourrais-je vous croire, puisque les Flatmark ne peuvent pas
aimer. «C’est de famille.» Je cite vos paroles.

Au lieu de discuter davantage, le monstre se mit à genoux devant moi.

--Je sais aujourd’hui un double secret, murmura-t-il. Chère comtesse
Bertha! Elle vous a trahie. Je sais quel nom reste gravé dans deux cœurs
qui ne battent plus. Je sais que mon père et mon oncle ont adoré la même
femme; je sais qui est cette femme. Et je vous répète encore une fois,
avec une autre signification: «C’est de famille!»... Avez-vous oublié ce
que j’ajoutais: «Si je trouve une femme qui vous ressemble!»... L’ayant
trouvée, je fus pris tout de suite. Ne savez-vous pas que ma bien-aimée
est votre portrait?

Lui aussi était le portrait du pauvre Otto et, pendant qu’il baisait mes
mains, je me souvenais du premier homme qui les avait baisées, à genoux
aussi, mais plus timide... Et Rupert de Flatmark était bien près de
gagner sa cause.

Subitement je revins à moi, comme foudroyée par la lumière douloureuse
d’un éclair. Ce jeune homme ignorait sans doute ce qu’avait été le père
de sa bien-aimée. N’étais-je pas obligée, moi, d’être honnête pour deux?

--Relevez-vous, ordonnai-je. Parlons sérieusement. Savez-vous, puisque
vous savez tant de choses, le nom que devrait porter ma fille?

--Oui, répondit-il d’un air grave. Je sais que vous êtes la marquise de
Noircombe.

--Et savez-vous ce que fut le marquis de Noircombe?

--Un mauvais mari.

--Ce fut encore autre chose, déclarai-je. Vous ne voulez pas épouser
Mina Kardaun, malgré ses millions, parce que son brave homme de père
était boulanger. Comment donc épouserez-vous Élisabeth, qui ne possède
rien au monde, et qui serait trop heureuse d’être la fille d’un ouvrier
sans reproche?

--Mon Dieu!... gémit Flatmark épouvanté.

Alors je lui racontai l’horrible histoire. Je le voyais frémir comme
sous l’attouchement d’un fer rouge, pendant mon récit. Je fus
impitoyable; je ne cachai rien: je devais cette franchise à tout homme
d’honneur, mais plus encore à un Flatmark. Je m’attendais, quand je lui
laissai la parole, à entendre un adieu sortir de sa bouche. Il restait
silencieux, la tête dans ses mains. Quand il me laissa voir ses traits,
je fus cruellement troublée par sa pâleur et par ses yeux humides.

--Ma pauvre mère! soupira-t-il. Comme je vous plains!...



VII


On dira peut-être que le jeune Rupert sautait à pieds joints par-dessus
les formalités. Ces choses-là réussissent quelquefois. Dans l’occasion,
je n’eus pas le courage de dire à celui qui donnait à ma fille une telle
preuve d’amour: «Je ne sais pas encore si je serai votre mère ou non; il
faut le temps de réfléchir.» Avait-il réfléchi? Lui, qui refusait de
«s’enfariner» en épousant Mina Kardaun, avait-il seulement hésité en
apprenant qu’il y avait plus que de la farine sur le passé du beau-père
qu’il allait avoir?...

Le lendemain j’étais avec Flatmark chez le Roi. L’étiquette, aussi bien
que mes sentiments personnels, nous obligeaient à demander sa
permission. Ce ne fut pas une permission qui sortit des lèvres du cher
souverain: ce fut une exclamation de joie. Quand je restai seule avec
l’auguste vieillard, il me dit:

--J’aime mieux votre fille pour ce brave garçon, que l’héritière de
Kardaun, toute jolie qu’elle est.

--Avec l’agrément de Votre Majesté, ma fille n’est pas laide,
répondis-je en faisant une révérence.

--Ma chère filleule, je vous crois sur parole, en attendant que j’en
puisse juger _de visu_. Mais le millionnaire ne va-t-il pas vous
arracher les yeux?

--Pas les yeux, Sire; mais autre chose. Il me laisse ma maison pour
compte, ce qui réduit le jeune ménage à la portion congrue. Ceci,
d’ailleurs, n’est un désappointement que pour moi seule; j’avais tenu
secrets mes espoirs de fortune au jeune Flatmark.

--Bon! fit le Roi. Je ne les laisserai pas tout à fait mourir de faim.

--Moi non plus, Sire, avec l’aide de Dieu. Je vais redevenir Frau
Tiesendorf et continuer mon petit commerce. Pour jamais, cette fois, je
dis adieu au monde et à la Cour. _Nunc dimittis_, comme chanterait la
comtesse Bertha.

--Ma chère enfant, je ferai bientôt comme vous. J’ai accompli mon temps
sur la terre. Tous deux nous avons vu crouler nos espoirs. Mais, dans
les ruines des vôtres, voilà que de chers oiseaux vont faire leur nid.
Je vous laisse heureuse du bonheur de vos enfants: ce sera, au moment du
départ, un souci de moins.

J’eus quelque peine à obtenir que Flatmark attendît jusqu’au lendemain
pour courir à Obersee. Nous fîmes la route ensemble et j’eus, dans cette
vieille demeure perdue au milieu des montagnes, l’heure la plus douce de
ma vie en contemplant la joie d’Élisabeth. La comtesse Bertha semblait,
elle aussi, marcher sur les nuées, avec la conviction que tout ce
bonheur était son œuvre. Elle était redevenue jeune. Laquelle des deux,
d’elle ou de sa petite-nièce, était la plus sentimentale, je n’oserais
prendre sur moi de le juger. Nul ne peut dire ce qui fût advenu si le
général avait été là, pour profiter de ce regain de jeunesse.

Il fallut bientôt fermer ce paradis, provisoirement. Je partis, emmenant
Rupert dont le congé ne devait venir qu’un peu plus tard. Quant à moi,
j’avais à m’occuper d’affaires sérieuses. Tout d’abord il fallait de
nouveau courir après la clientèle que j’avais congédiée un peu trop
vite; puis il fallait rembourser Kardaun: un créancier de cette espèce
était trop gênant pour le garder une heure de plus qu’il n’était
possible. Enfin il fallait tout préparer pour le mariage. La tante
Bertha voulait qu’on le célébrât à Obersee et, pour mille raisons,
l’arrangement était fort de mon goût.

Donc je me démenais de mon mieux parmi toutes ces affaires, quand la
moins prévue des catastrophes éclata comme un coup de foudre. Élisabeth
me signifia un beau matin son intention de prendre l’habit des
religieuses qui l’avaient élevée. Elle me priait de permettre qu’elle se
rendît sur l’heure au couvent. «Si vous m’aimez, pas un mot à Rupert!»
demandait sa dernière ligne.

Je partis au plus vite pour Obersee, laissant tout en plan, et, comme on
peut croire, me creusant la tête afin d’imaginer la cause de cette belle
vocation. Il va sans dire que je soupçonnais Kardaun. Entre parenthèses,
il avait disparu avec Mina, ce qui m’avait fort réjouie, et Rupert non
moins. Nul doute qu’il n’eût organisé, avant de partir, quelque
manigance en train de produire son résultat. Le plus irréprochable des
hussards est toujours sujet à caution. Flatmark avait-il sur la
conscience une peccadille pardonnable pour tout le monde, impardonnable
aux yeux d’une amoureuse de dix-sept ans, exaltée, mystique, dont l’âme
pure comme la neige ne pouvait comprendre les plus légères taches?
Kardaun avait-il pu commettre l’indignité d’une dénonciation? Il savait
tant de choses, ce diable d’homme!...

Tout à coup je me sentis frémir à l’idée qui me traversait l’esprit. Ce
misérable avait sans doute mon secret. L’histoire du marquis de
Noircombe, cette histoire que je m’efforçais de croire déjà si
vieille!--était connue de Kardaun. Il avait osé, dans sa rage
impitoyable, s’en servir pour briser le cœur d’une innocente. Élisabeth,
mise au courant, ne se trouvait plus digne de Rupert!...

J’étais si convaincue d’avoir deviné juste que je ne cherchai pas plus
longtemps la cause du sinistre. Dieu merci! j’allais pouvoir dire à ma
fille:

«Rupert sait tout. Il n’a pas hésité une seconde! Sois fière d’être
aimée ainsi!»

Tout cela était fort bien, ou plutôt c’était fort mal, car j’accusais le
pauvre Mathieu d’une infamie, sans en avoir aucune preuve. Je demande
ici pardon à ce brave homme d’un jugement aussi téméraire. Cependant,
comme on verra, il n’était pas sans reproches. Que l’amour paternel soit
son excuse! En vérité, il le poussa trop loin.

Je tombai à l’improviste au château d’Obersee. Non seulement la
chanoinesse ne m’attendait pas, mais encore elle ignorait la soudaine
vocation d’Élisabeth.

--C’est donc pour cela qu’elle passe son temps à l’église depuis
avant-hier, me dit-elle. Ah! ma nièce, voilà ce qu’on gagne à mettre les
filles au couvent! Tel un repas mal digéré, tout ce mysticisme dont
l’enfant a été nourrie lui remonte au cœur. Mais cela passera; c’est une
lubie. Et puis elle adore son Rupert!

Ma future nonne, que j’allai trouver en quittant la sage Bertha,
m’accueillit avec une sorte de tendresse exaltée mais latente, que je ne
lui avais jamais vue. On devinait en elle un détachement voulu des
choses d’ici-bas. Je me gardai bien de prendre au sérieux sa
détermination dont je me moquai, tout au contraire, sans ménagement.

--J’aime à croire, lui demandai-je, que tu t’es mise d’accord avec ton
fiancé.

--Il ne sait rien encore, me répondit-elle, avec un regard en haut, à la
Sainte-Thérèse. Je compte sur vous, ma chère maman, pour lui faire
entendre que je m’étais trompée, qu’il doit renoncer à moi.

--C’est-à-dire pour lui déclarer que tu ne l’aimes pas, que tu as menti
en prétendant l’aimer?

--Je n’ai pas menti: je l’aime! C’est à Dieu seul que je pouvais le
sacrifier.

--Tu n’en as pas le droit! Tu t’es promise!

A cette affirmation, Élisabeth répondit en citant je ne sais plus
combien de saintes qui, après s’être fiancées, voire même mariées,
avaient changé d’avis au moment le plus délicat, et s’étaient consacrées
au Seigneur.

De plus en plus j’inclinais à voir, dans cette affaire, la détresse
d’une malheureuse instruite de l’histoire honteuse de son père. Je lui
fis cette question, pour l’amener à se découvrir:

--Tu as probablement des raisons pour supposer que Rupert ne ferait pas
d’opposition?

--Hélas! fit-elle, je suis certaine du contraire. Il sera très
malheureux au premier abord. Mais Dieu prendra soin de le consoler.

Comme on voit ma fille avait réponse à tout. Il ne semblait pas,
d’ailleurs, qu’elle sût rien du secret dérobé jusqu’à ce jour à sa
connaissance. Pendant une heure je la retournai de tous les côtés; mais
je n’obtins aucun éclaircissement. Avec une douce obstination elle
répétait:

--Laissez-moi partir, maman. Laissez-moi partir, tout de suite!...

--Je ne t’ai parlé que de Rupert, lui dis-je enfin. Et moi?... Tu ne
sens donc aucune tendresse pour ta mère?

Elle fondit en larmes.

--Oh! maman!... maman!... je vous aime plus que tout au monde, plus que
Rupert!... Un jour, vous saurez que je vous aime _plus que Rupert_!...

Tout cela devenait assez mystérieux, il faut en convenir. Je commençais
à y perdre mon latin, et surtout je commençais à croire que j’allais
perdre ma fille. Obtenir un sage conseil de la tante, il ne fallait pas
y songer. Avertir Rupert, c’était me mettre un autre fou sur les bras.
Une inspiration me vint:

--Écoute-moi, dis-je à Élisabeth. Je vais me rendre seule au couvent ce
soir même; nous n’en sommes qu’à deux heures. Je verrai l’abbesse. Il
est convenable que je la prévienne. Demain, je serai de retour ici.

L’abbesse en question était une femme de haute naissance, de valeur
sérieuse, et qui avait connu le monde avant sa profession. Elle prêta
une oreille attentive à mon long récit, puis elle me demanda:

--Vous avez confiance en moi?

--La plus entière, lui répondis-je.

--Eh bien! amenez-moi votre chère Élisabeth. Je suis un peu sa mère;
elle a vécu près de moi pendant bien des années. Ce que votre fille ne
veut pas vous dire, il faudra bien qu’elle me le dise. Aucune postulante
n’entre ici sans que je sache pourquoi elle y entre, et sans que
j’approuve ce _pourquoi_. Il faudrait des causes bien graves pour que je
consentisse à recevoir une _fiancée_ dans mon ordre. Bon courage! Vous
serez tenue au courant de tout.

Le lendemain soir, Élisabeth couchait au couvent, et la probation
commençait pour elle.

--J’avais si peur d’une grande résistance de votre part! me dit-elle en
m’embrassant. Le plus dur est fait, à cette heure.

--Pour toi, peut-être; pas pour moi. Tu oublies que j’ai la mission de
parler à Rupert. Que lui dirai-je?

--Que nous nous retrouverons au Ciel!

--A moins qu’il ne s’égare en route, ne t’ayant pas pour le conduire.

--Il en aura une autre... peut-être!

--Lui dirai-je cela, de ta part?

--Oh! non! fit la postulante, avec une vivacité qui eût inspiré quelques
doutes sur sa vocation à la maîtresse des novices.

Nous nous quittâmes là-dessus. Malgré mon ferme espoir qu’Élisabeth de
Noircombe et Rupert de Flatmark se retrouveraient avant le jugement
dernier, j’avais le cœur étrangement lourd en laissant ce que j’aimais
le mieux au monde derrière ces grilles.

Peu s’en fallut qu’un certain hussard ne m’arrachât les yeux quand je
lui contai, le lendemain, ce que je venais de faire. Mais il comprit
qu’il avait besoin de moi, et qu’en somme nous étions deux alliés
combattant un mauvais génie inconnu, qu’il fallait démasquer. Rupert ne
douta pas un instant que ce mauvais génie ne fût Kardaun. Heureusement
le millionnaire avait pris le large, sans quoi nous en aurions vu de
belles. Pauvre Mathieu! S’il eût écouté le quart des menaces que
j’entendis proférer contre lui, ses cheveux grisonnants auraient pris la
couleur de la neige. Il ne fut pas trop malaisé d’obtenir un sursis pour
le massacre du vieillard; mais ce ne fut pas sans peine que j’empêchai
le bouillant Rupert de monter à l’assaut du couvent.

--Je ne suis pas comme vous, criait-il. Votre abbesse ne m’inspire
aucune confiance. Elle tient Élisabeth dans ses griffes: elle ne lâchera
jamais sa proie! Comment avez-vous pu lui livrer votre fille? Vous n’en
aviez pas le droit; ma fiancée m’appartient!...

Pendant une heure, ce furent des reproches, des imprécations, des
gémissements. Tantôt ce jeune désespéré voulait aller trouver le Roi, ce
que je me blâmais presque de n’avoir pas fait déjà. Tantôt c’était un
enlèvement qu’il méditait, avec l’aide de quelques camarades. Juste au
moment où je combattais ce procédé romanesque, vestige d’une époque
disparue, la péripétie plus moderne d’une dépêche télégraphique nous
interrompit. J’essayai un mensonge--comme il faut mentir souvent dans la
vie, si honnête qu’on soit!--et je prétendis qu’une famille anglaise
retenait des chambres dans ma pension.

--Est-ce bien sûr? me dit le jeune tyran. J’ai vu vos yeux briller.
D’ailleurs j’ai pu lire l’adresse: Baronne de Tiesendorf, et non pas
Frau Tiesendorf. Il y a quelque chose! Pourquoi me tromper?

--Il n’y a rien du tout, répondis-je. Mais laissez-moi une heure ou
deux. Vous reviendrez quand j’aurai fait poser des rideaux frais et
donné des serviettes. Ce n’est pas la besogne d’un cornette de hussards.

--A d’autres! Vous allez partir, et vous désirez vous débarrasser de
moi!...

Certes, je le désirais de tout mon cœur. L’abbesse me mandait près
d’elle. Si j’avais attendu vingt-quatre heures à l’hôtellerie du
couvent, j’aurais économisé un voyage. Mais je ne songeais pas à me
plaindre. Seulement j’aurais voulu ne pas avoir sur le dos cet amoureux
difficile à manier.

--Je vous préviens, me dit-il, que je vous garde à vue. Je reste en
sentinelle à votre porte. Si vous sortez, je vous suis.

«Dieu bon! pensai-je. Quel changement dans plusieurs destinées, si le
pauvre Otto eût été aussi tenace!»

Une heure après nous roulions ensemble vers les montagnes où était situé
le couvent. J’aurais voulu parler sans témoins à ma vénérable amie; je
dus y renoncer. Rupert me suivait comme un chien. L’abbesse, en le
voyant, comprit tout; je dois même dire qu’elle ne parut point fâchée de
sa présence.

--Votre fille, m’apprit-elle en souriant, s’est confessée à moi dès
notre première causerie. Je vais trahir sa confidence qui, d’ailleurs,
ne sera pas de celles dont une mère peut souffrir. Écoutez cette
histoire curieuse. Vous savez mieux que moi qu’il y a une cascade
pittoresque dans le parc d’Obersee, et que les touristes, parfois, sont
admis à la visiter?

--Ce n’est pas de règle, madame l’abbesse. Mais le jardinier ne résiste
pas toujours à un pourboire, et ma tante, qui est bonne, ferme les yeux.

--Elle aurait mieux fait de les ouvrir, la chère chanoinesse, au moins
quand elle avait sous sa garde une étourdie de dix-sept ans.

--C’est bien mon avis, approuvai-je en regardant Rupert qui ne s’aperçut
même pas de mon intention;--il devenait inquiet pour son propre compte.

--Tout récemment, continua l’abbesse, votre fille, faisant sa promenade,
vit une étrangère installée au pied de la chute, et absorbée dans son
croquis. La dame avait bon air; Élisabeth s’approcha, en vraie gamine,
pour considérer le dessin. L’étrangère le lui montra de fort bonne
grâce; elle était Française, prétendait vous connaître et, de fait, elle
était si bien renseignée qu’elle félicita votre fille sur son prochain
mariage. Naturellement, l’intimité s’établit aussitôt. Un peu bavarde,
la chère petite, pour une future religieuse!

--Bavarde comme une pie! appuyai-je. Il m’eût été impossible de la
garder avec moi, à cause de mes pensionnaires!

L’abbesse approuva d’un signe; puis elle reprit:

--La dame aussi était bavarde. Mais qui lui a livré vos secrets? Elle
sait tout, même que votre voisin, qui a une fille, voulait en faire la
comtesse de Flatmark; même qu’il était sur le point de vous donner un
prix énorme pour votre maison. Furieux de voir votre fille supplanter la
sienne, il rompt le marché, vous condamnant ainsi au travail pour le
temps qui vous reste à vivre, tandis que vous alliez avoir des rentes.
Mais une bonne mère accepte la pauvreté, le travail, l’humiliation,
lorsqu’il s’agit du bonheur de son enfant... Voilà, en résumé, ce que la
charmante étrangère dit à votre fille. Qui peut être cette intrigante?
En avez-vous l’idée?

--A n’en pas douter, répondis-je, nous avons affaire à mademoiselle
Pélissard, travaillant au bonheur de Mina Kardaun, son élève.

--Il faut un peu l’excuser, en ce cas. Mais il faut surtout vous
féliciter d’avoir une fille prête à se sacrifier pour sa mère. Et
maintenant je vais donner l’ordre qu’Élisabeth soit amenée ici. Le reste
vous regarde. La petite ignore que vous êtes venue. Moi je me retire,
mon rôle achevé.

La vénérable religieuse disparut alors, pour être bientôt remplacée par
ma chère Élisabeth qui poussa un cri et voulut s’enfuir en voyant
Rupert. Sans doute elle craignait de n’être pas ferme jusqu’au bout. Je
la retins par sa robe, et lui dis, sans élever la voix:

--Écoute, chérie. Tu resteras dans ce couvent si tu veux. Mais, quoi que
tu fasses, que tu prennes le voile, que tu épouses Rupert de Flatmark ou
un autre, que tu meures vieille fille, je te jure sur le crucifix de ce
parloir que je n’accepterai pas un sou de Mathieu Kardaun. Ainsi Dieu me
soit en aide! Je n’ai plus rien à te dire maintenant.

Rupert, qui n’avait pas fait un geste, intervint à son tour.

--Moi j’ai à dire que si j’étais le dernier homme et Mina Kardaun la
dernière femme, je ne l’épouserais pas. Quant à son père, c’est un homme
mort si ma bien-aimée petite femme reste ici une heure de plus, foi de
Flatmark!

Nous n’y restâmes, tous les trois, guère plus de vingt minutes: le temps
de remercier l’abbesse.

Voilà pourquoi Kardaun s’est éteint de sa mort naturelle, dix ou douze
ans plus tard, dans un des plus beaux cottages de Newport, en Amérique
où il est retourné après avoir enterré sa pauvre femme chez nous. Mina
est princesse italienne. J’ignore ce qu’est devenue sa gouvernante, qui
crayonnait si bien les cascades, tout en causant avec les jeunes filles
trop promptes à lier conversation.

Rupert a pendu son épée au mur, le lendemain de la mort de mon cher
vieux Roi. Il vit avec sa femme à Obersee, juste assez riche pour doter
tant bien que mal ses deux filles. L’héritage de la tante Bertha valait
peu de chose. Mais voilà bientôt vingt ans que ce couple est heureux.
Est-ce bien de mes entrailles qu’est sortie cette chose rare,
invraisemblable, inconnue de moi--hélas!--une femme heureuse?

Et Frau Tiesendorf loue toujours ses chambres, afin qu’après elle,
Obersee reprenne un peu sa splendeur d’autrefois. Mais que de peine, que
de dépenses pour lutter avec les nouveaux hôtels! Il a fallu en passer
par la lumière électrique et le téléphone. A présent c’est pour un
ascenseur qu’on me tourmente. Mais je tiens bon dans mon refus.

Pour monter là où elle espère se reposer bientôt, Frau Tiesendorf n’aura
pas besoin d’ascenseur.



LA LAMPE DE PSYCHÉ


        Psyché fut une jeune princesse dont la beauté excita la jalousie
        de Vénus et l’amour de Cupidon. Exposée, d’après un oracle, sur
        un rocher pour y subir les caresses d’un monstre, elle fut
        transportée par les Zéphirs dans un palais magnifique où l’Amour
        venait la visiter. Présent pendant la nuit, le jeune Dieu
        s’échappait aux premières lueurs du jour sans se laisser
        apercevoir.

        Inquiète et curieuse, Psyché veut connaître l’époux mystérieux.
        Profitant de l’heure où il sommeille, elle allume une lampe,
        s’approche du lit et, dans la surprise délicieuse qu’elle
        éprouve, laisse tomber une goutte d’huile brûlante qui réveille
        l’Amour.

        Celui-ci s’envole courroucé; le Palais enchanté disparaît; la
        malheureuse Psyché se trouve seule dans un désert...

        (_Mythologie grecque._)



I


«Quand le malheur entre chez toi, donne-lui une chaise», dit un proverbe
allemand.

Le visiteur funeste se trouvait sans doute assis fort à son aise au
foyer d’un honnête homme qui s’appelait Falconneau, car, après y avoir
pénétré sous forme de disgrâce politique au fâcheux lendemain du
Seize-Mai, il n’en sortit qu’épuisé, pour ainsi dire, à force d’avoir
multiplié les catastrophes.

Plus heureux que bien d’autres, le magistrat puni de ses opinions peu
républicaines possédait une petite fortune. Propriétaire d’une maison et
de quelques métairies le long des côtes de l’Océan, sur les confins de
la Gironde et des Landes, il n’eut pas besoin de chercher un abri pour
sa tête grisonnante lorsque sa carrière fut brisée. Toutefois son esprit
habitué aux affaires ne pouvait accepter l’épreuve du repos forcé. Quand
il eut repris pied chez lui, à la Peyrade, avec sa femme et sa fille
unique âgée de douze ans, le rêve caressé tant de fois au milieu des
dossiers et des conclusions hanta sa fantaisie avec une nouvelle force:
il prétendait faire du lieu peu connu, très pauvre, où devait s’achever
sa vie, une station rivale d’Arcachon.

--Car enfin, disait-il, nous voyons l’Océan, nous, plaisir que n’ont pas
nos voisins les Arcachonnais.

Il aurait même pu dire que, les jours de tempête, l’Océan s’égarait
quelque peu dans les rues de la Peyrade. Chose plus fâcheuse encore, il
fallait vingt kilomètres de voiture pour y arriver de la station la plus
voisine. Mais un embranchement, déjà tracé dans les rêves de l’excellent
homme, amènerait bientôt les baigneurs à la porte du GRAND HÔTEL DE
L’OCÉAN.

Celui-là ne tarda point à s’élever. Il était de bois, la pierre étant
plus que rare dans la région. Circonstance à peine croyable, on vit
arriver nombre de clients dès la première année. Pour tout dire, les
prix n’avaient rien qui pût effrayer, même la bourse du plus mince
propriétaire du Marensin ou de la Chalosse. On avait du poisson pour
rien, du mouton pour pas grand’chose. Les œufs frits à la graisse d’oie,
les pommes de terre de Dax, les «confits» et le lard du crû, formaient
le roulement de la table d’hôte. Ce qui manquait le plus, dans les
chaleurs de l’été, c’était l’eau potable; mais on ne peut tout avoir.

Bref, les actionnaires de la Société fondée par Falconneau--on pourrait
dire _son_ actionnaire, car le fondateur avait dû absorber presque à lui
seul toute l’émission--nourrissaient les plus belles espérances. Les
premiers jalons de la voie ferrée se montraient déjà... sur la
profession de foi d’un conseiller général. M. Falconneau voyait poindre
la fortune, remerciant Dieu, en bon chrétien qu’il était, de la
révocation qui l’avait d’abord accablé. Pauvre homme! Il n’apercevait
pas l’hôte du proverbe allemand, souriant sur sa chaise d’un air
macabre, en personnage qui ne compte point partir encore!

La saison finie et les comptes réglés, M. Falconneau, président du
conseil d’administration des _Établissements balnéaires de la Peyrade_,
se réunit lui-même en assemblée générale, conformément aux statuts. Le
rapport, qu’il recommandait à sa propre attention, se distinguait par
une sincérité qui manque presque toujours aux documents de ce genre: il
établissait nettement que la gestion de l’hôtel était en perte, d’où la
résolution proposée--et votée sans discussion--de ne distribuer aucun
dividende pour ce premier exercice. En même temps, le prix de la pension
était «élevé» pour l’avenir jusqu’à cinq francs par jour, tout compris,
ce qui le laissait abordable, disait le rapport, tout en le rendant plus
rémunérateur.

Mais le destin avait compté les jours du pauvre hôtel, qui flamba comme
une allumette l’hiver suivant. Comme il était vide, la catastrophe n’eut
que des suites matérielles, dont la Société, garantie par une assurance,
prétendait ne pas souffrir. Par malheur, un vice de forme dans la police
fut l’occasion d’un procès qui mit deux ans à faire son chemin, du
tribunal de première instance à la Cour de cassation où, pour la
troisième fois, la Société fut battue sur toute la ligne.

Les illusions de Falconneau avaient été courtes; mais cette période de
sa vie restera sans doute parmi les plus agréables. Modeste en ses goûts
au fond, il se trouvait heureux dans son habitation sans luxe, entre sa
femme et sa fille. En outre, dans cette petite agglomération de pêcheurs
et de térébenthiniers, l’ancien procureur s’était fait deux amis, ou
même trois, si l’on ne veut pas s’arrêter à la différence des âges.
C’étaient le médecin, le curé, et le neveu de celui-ci, jeune homme
timide et pauvre, d’une âme supérieure à sa condition, que son saint
homme d’oncle retenait près de lui avec une tendresse un peu égoïste.

Célestin Bidarray, qu’il faut prononcer _Bidarraille_, d’après l’idiome
sonore des Basques, était pharmacien, et même, probablement, le plus
jeune des pharmaciens de France. On peut douter si la Peyrade contentait
son ambition; mais, du moins, sa bonne humeur ne souffrait pas de cette
résidence peu enviable. Il disait en riant:

--Comment ne ferais-je pas fortune? Mon concurrent le plus proche du
côté de l’Est se trouve à cinq lieues. Dans la direction du couchant, il
faudrait aller jusqu’à New-York pour apercevoir d’autres bocaux que les
miens.

--Mon ami, lui répondait Falconneau (avant l’incendie), vous n’aurez que
trop de confrères quand la Peyrade sera un second Biarritz. Mais je vous
promets le monopole de la Société, avec droit d’en faire mention sur vos
cartes et prospectus.

La même faveur était garantie au vieux docteur Lespéron. Quant à l’abbé
Bidarray, l’oncle de Célestin, il ne demandait qu’un vicaire ou deux,
selon le développement futur de la paroisse.

Ces trois vieillards et ce jeune homme formaient, non pas «la meilleure
société», mais tout ce qui ressemblait à une «société» dans ce village
perdu au milieu des dunes. Il faut ajouter que l’on ne vit jamais
société plus unie, avantage que les esprits tournés à l’amertume
expliqueraient en disant qu’on y trouvait une seule femme et que, sur
les quatre échantillons du sexe fort, les trois en dehors de son mari ne
comptaient pas ou ne comptaient plus.

Chaque soir, par tous les temps, il y avait un whist chez les
Falconneau. Pendant la partie, la femme de l’ancien procureur faisait
lire sa fille à l’autre bout du salon, en lui recommandant de baisser la
voix. Souvent on venait chercher le docteur pour une jeune Peyradaise en
mal d’enfant. D’autres fois, c’était le curé qui devait laisser les
cartes pour aller, comme il disait, «graisser les bottes» d’un moribond
à trois kilomètres, sous la _pinada_ ou derrière les dunes. Dans les cas
secondaires, s’il s’agissait d’un pouce pris dans une poulie, ou d’une
côte froissée par le gui dans un virement de bord, ou d’une épine
vénéneuse entrée profond dans un pied nu, c’était Célestin qui marchait,
avec son onguent, son arnica et sa pince. Madame Falconneau prenait
alors la place de l’absent, et la partie, à peine interrompue,
continuait de plus belle, sauf que la maîtresse de maison, qui
regrettait son salon officiel de sous-préfecture et détestait les
cartes, rêvait parfois, et commettait des fautes sévèrement critiquées
par son partner, à moins que ce partner ne fût Célestin. Celui-là
gardait la distance qui sépare un pharmacien, même de première classe,
de la femme d’un ancien Procureur de la République.

La plus heureuse des habitants de ce petit monde était «mademoiselle
Clotilde», qui traversait alors dans cette solitude complète, avec
l’Océan pour seul compagnon et pour seul ami, la délicate évolution de
l’enfance à la jeunesse. Elle devait sans doute à cette amitié
solennelle et imposante l’immobilité, les longs silences, qui cachaient
une imagination excessive, un besoin infini d’aimer et d’être aimée, une
sensibilité à l’impression qui la rendait femme avant l’âge. Bien
qu’elle fût sincèrement bonne, elle recevait avec une nuance de froideur
les avances de Célestin, qui avait pour cette enfant l’aveugle
soumission d’un esclave. Elle n’en professait pas moins beaucoup
d’estime, de confiance et même d’attachement pour ce brave jeune homme
qui les méritait à coup sûr. Mais depuis qu’elle l’avait surpris un jour
dans son laboratoire intime, protégé par un tablier bleu et roulant des
pilules sur la tablette de marbre, elle n’avait jamais pu s’empêcher de
«marquer une nuance», d’une façon si discrète que l’intéressé n’y avait
presque rien vu.

Le procès contre les Assurances perdu définitivement, il ne restait plus
qu’à liquider la Société ou, pour mieux dire, à liquider Falconneau,
tenu au versement intégral des actions--trop nombreuses--qu’il
possédait. Ce fut l’affaire d’une longue année; puis le pauvre homme
quitta la Peyrade, ne possédant plus rien en ce bas monde, sauf l’espace
de deux mètres carrés où il venait d’enterrer sa femme, tuée par le
chagrin et les angoisses.

Il n’avait qu’une ressource, qu’il essaya sans retard, courageusement:
c’était de gagner Bordeaux et d’y ouvrir un cabinet d’avocat. Sa fille,
à cette heure une belle personne de seize ans et demi, blonde, grande et
trop mince, tenait la maison et consolait presque son père, tant elle en
était adorée, des épreuves subies et de la vieillesse venant à pas
précipités.

Perdue dans cette vaste cité, le deuil d’abord, la pauvreté ensuite,
empêchèrent mademoiselle Falconneau de faire des connaissances. Laissée
à elle-même, tandis que son père fouillait dans les dossiers ou plaidait
les causes, Clotilde n’avait pour compagnie qu’une petite bonne de son
âge, à qui elle enseignait la cuisine, sans la savoir elle-même, hélas!
Mais les clients restaient peu nombreux. Le passé, la couleur politique
de «maître» Falconneau, donnaient à réfléchir aux plaideurs, hommage
douteux à l’indépendance de messieurs les juges. Le sort voulut qu’un
jeune viveur de la garnison, en guerre avec sa famille, demandât l’appui
de l’ancien procureur. Il aperçut Clotilde chez son père, et lui fit le
triste honneur d’avoir pour elle un caprice violent, qu’il essaya de
cacher sous les apparences du parfait amour. Il n’y réussit que trop,
chose facile avec une personne dont l’inexpérience valait la pureté et
dont la pureté était celle d’un ange. Le cœur de la pauvrette se donna
tout entier; ce fut après plusieurs mois d’écœurante comédie qu’elle se
trouva édifiée sur la valeur--et les intentions--de son amoureux.

C’était l’époque des vacances; Bordeaux devenait une effroyable étuve.
La malheureuse orpheline, dont le cœur venait de se briser sous les yeux
de son père sans qu’il en sût rien, dépérissait à vue d’œil. Le docteur
Lespéron, venu par hasard au chef-lieu, fut terrifié du changement de
Clotilde et de l’apparition, chez elle, des mêmes symptômes qu’il avait
reconnus chez sa mère à l’époque de sa dernière maladie. Quand il
regagna la Peyrade le lendemain, il emmenait, moitié de gré, moitié de
force, monsieur et mademoiselle Falconneau.

Pendant deux mois, l’ancienne vie recommença pour les exilés, sauf
qu’ils étaient les hôtes d’autrui et qu’ils faisaient un détour, quand
ils allaient prier sur la tombe de la chère morte, pour ne point passer
sous les fenêtres de leur ancienne maison. Ils avaient du moins la
satisfaction relative de la voir inhabitée; prise en paiement par un
créancier qui cherchait à la vendre, elle attendait l’acquéreur. Ce
furent, en somme, de tristes vacances. L’abbé Bidarray vieillissait
beaucoup; Célestin, qui n’avait jamais été gai ni bavard, ne desserrait
plus les dents. Le whist était lugubre; on entendait soupirer Clotilde;
parfois on l’entendait tousser, et Lespéron s’agitait alors sur sa
chaise d’une façon étrange. La première fois que mademoiselle Falconneau
remplaça un des joueurs, comme faisait jadis sa mère, l’ancien procureur
se mit à pleurer. Les deux autres hommes avaient des larmes dans les
yeux, surtout Célestin. Peut-être ce dernier pleurait-il déjà son amour
sans espoir.

Ce fut pire encore l’année suivante, quand les vacances réunirent une
fois de plus ces fidèles amis. Le curé de la Peyrade avait un vicaire;
non point, hélas! que la paroisse se fût augmentée, mais le vieux prêtre
ne pouvait plus sortir de chez lui, sauf pour dire sa messe de temps en
temps. M. Falconneau était découragé; les plaideurs semblaient le fuir;
Clotilde, toujours inconsolée de sa désillusion, marchait à grands pas
vers la tombe.

Un soir qu’elle était allée voir l’abbé Bidarray--on pouvait se demander
lequel de ces deux voyageurs vers l’autre monde arriverait le premier au
but--M. Falconneau dit à ses amis au lieu de commencer la partie, qui se
jouait à cette heure avec un «mort»:

--Allons au jardin. Je voudrais vous dire quelque chose pendant que ma
fille ne peut m’entendre.

Ce qu’il avait à dire on ne le savait pas encore; mais il suffisait de
le regarder pour voir que la communication n’allait pas être gaie.
Lorsqu’ils furent assis sous la tonnelle de houblon qui dominait la mer,
du haut d’un monticule de vingt-cinq pieds, l’ancien magistrat prit la
parole:

--Vous êtes mes seuls amis: j’ai besoin de vous consulter. Mon cabinet
de Bordeaux réussit... comme a réussi tout le reste. Je recommence à
m’endetter. Or, ce matin même, quelqu’un m’écrit d’Algérie que je
trouverais une place vacante à Biskra. Il paraît qu’on gagne un peu
d’argent dans cette petite ville. Peut-être que les Arabes ne me
fuiraient pas comme une brebis galeuse, à l’exemple des conservateurs de
Bordeaux qui confient leurs causes, par prudence, à des avocats
républicains ou francs-maçons. Je partirais la semaine prochaine, si
j’étais seul; mais il y a ma fille...

--C’est vrai, dit le docteur Lespéron après un silence lugubre. Faites
attention, toutefois, que le climat de Bordeaux ne lui vaut rien.

Le pauvre père sembla réunir son courage; puis il demanda, les yeux
fixés sur son interlocuteur:

--Connaissez-vous, en France ou à l’étranger, une région dont le climat
pourrait sauver Clotilde?

--Elle est atteinte profondément, répondit le médecin qui ne voulut pas
mentir; mais on a vu des existences... menacées par le même mal, se
prolonger contre tout espoir dans un air très pur, comme est celui des
oasis. L’usure des poumons devient presque nulle, faute des agents qui
aident à la décomposition. Voyez plutôt les momies d’Égypte, conservées
six mille ans dans un air du même genre. Ce serait une épreuve à tenter;
certainement la petite ne pourrait rien y perdre.

--Parlez-moi comme à un homme, dit le malheureux père. En France elle en
aurait pour... combien de temps?

--Mon Dieu... la nature aussi fait des miracles. Mais, pour des malades
aussi avancés, mars, avril, sont une mauvaise période.

--Je comprends, soupira Falconneau: et, si nous allons en Algérie...

--Vous avez pour vous l’inconnu. Rien ne m’étonnerait moins que de voir
l’affection s’enrayer. Alors c’est trois ans, quatre ans peut-être, que
vous avez devant vous.

Incapable d’écouter davantage un entretien qui lui brisait le cœur,
Célestin quitta la tonnelle et, presque aussitôt, on aurait pu
l’entendre pousser une exclamation sourde dans l’obscurité. Falconneau
et son ami Lespéron, absorbés par leur entretien, n’y prirent pas garde.
Le médecin continua:

--Telle est mon opinion sincère. Pour me résumer, et pour éclairer le
point qui vous intéresse, aller à Biskra me paraît une bonne
chose,--quant à la santé de votre fille, s’entend.

--Voilà qui me décide à partir, conclut Falconneau. Si la petite reste
là-bas, j’y achèverai ma vie. Qu’importe si ma tombe se creuse en
Algérie ou ailleurs! Ah! je suis terriblement fatigué, mon pauvre
Lespéron!

--Je le vois bien; mais il faut tenir ferme. Les rôles sont renversés.
C’est vous qui ne devez pas quitter ce monde avant votre fille. Et
surtout ne lui laissez pas voir un visage désespéré. Courage!
Distrayons-nous! Qu’elle nous trouve, tout à l’heure, faisant notre
partie comme à l’ordinaire. Célestin nous attend, je suppose.

Les deux amis quittèrent la tonnelle et redescendirent à la maison.
Pendant ce temps-là, sur un banc de bois qui occupait l’autre versant de
la dune, Célestin et Clotilde causaient à demi-voix.

Le jeune homme avait surpris mademoiselle Falconneau, écoutant, derrière
la mince cloison de feuillages, la conversation qui roulait sur la fin
prochaine de la pauvre enfant. Déjà il élevait la voix pour mettre les
causeurs en éveil; mais Clotilde l’avait interrompu en lui posant la
main sur la bouche, et l’avait entraîné à l’écart.

--Ne vaut-il pas mieux que je sache?... avait-elle dit. Aussi bien, je
ne demande qu’à mourir. Les désillusions m’ont brisée. J’apprends que
mon père veut quitter la France... Ah! Dieu! c’est mon plus grand désir.
Mais laissons-lui la suprême joie de penser qu’il m’aura déçue. Je veux
feindre d’ignorer que je ne dois jamais revenir. Monsieur Célestin,
êtes-vous mon ami?

Des gémissements étouffés répondirent seuls à cette question.

Un autre, à la place du jeune homme, eût avoué qu’il n’était pas l’_ami_
de Clotilde: presque depuis qu’elle avait cessé d’être une enfant,
Célestin l’adorait de tout son cœur. Mais pouvait-il faire cet aveu,
lui, le modeste et le timide par excellence? Voyant qu’il se taisait, la
jeune fille insista.

--Votre ami! s’écria Bidarray. Non, mademoiselle; je sais trop quelle
distance nous sépare. Je ne suis que votre serviteur humblement
dévoué... Ah! certes, je le suis, je le serai toujours!

--Voilà un _toujours_ qui ne durera guère! Vous oubliez ce que vient de
nous apprendre le docteur Lespéron... Enfin, puisque vous m’êtes dévoué,
il faut m’obéir. Ne dites à personne que j’ai entendu la conversation de
tout à l’heure. C’est juré, n’est-ce pas? Nous aurons un secret à nous
deux, monsieur Célestin.

Lorsqu’il eut fait la promesse demandée, mademoiselle Falconneau le
renvoya.

--On vous attend pour la partie. Laissez-moi seule. Je reste ici
quelques instants encore.

Le brave garçon fut heureux d’accomplir cet ordre. Son cœur se brisait
de pitié, de douleur et de tendresse. Et quelle consolation pouvait-il
offrir à cette douce condamnée? Il se sentait incapable de dire un mot;
perdant contenance, il se retira ou, pour mieux dire, il s’enfuit,
laissant la jeune fille en tête à tête avec l’Océan, dont la grande
ligne sombre coupait au loin le ciel brillant d’étoiles.

Un peu plus tard, Clotilde traversa la pièce où les joueurs combinaient
leurs coups dans un silence profond. Elle dit, sans s’approcher de la
table:

--Ne vous dérangez pas. Bonsoir, tous! La journée a été un peu
fatigante, je vais dormir.

Elle se retourna, prête à fermer la porte, et regarda Célestin pour lui
rappeler sa promesse. Le loyal garçon n’en avait pas besoin. Jamais il
ne fit part à personne de leur rencontre derrière le cabinet de verdure,
où mademoiselle Falconneau venait d’entendre son arrêt de mort.

Ils eurent un nouveau tête-à-tête--prémédité, celui-là--quelques
semaines plus tard. L’établissement de Falconneau en Algérie était
décidé, d’autant plus vite que sa fille, dès le premier mot, s’était
montrée désireuse de partir, ce qui avait beaucoup surpris son père.
C’était toujours une difficulté de moins.

--Nous allons donc nous quitter, dit la jeune malade à Célestin. Je me
sépare des autres avec un _au revoir_; mais, avec vous, je n’ai pas
besoin de jouer la comédie, puisque nous avons _notre secret_. C’est le
grand _adieu_ que je vous laisse.

Bidarray était pâle comme un linge; on aurait pu croire que c’était lui
qui se préparait à partir pour l’Algérie--et pour beaucoup plus loin. Il
essaya de balbutier:

--Vous savez quels effets... miraculeux produit parfois le pays où vous
allez. Monsieur Lespéron le disait...

--Ah! fit Clotilde; je compte bien sur ces effets miraculeux. Trois ou
quatre ans de vie, c’est... une éternité, quand on voit sa tombe
ouverte. Et cependant, je devrais bénir la mort... Mais que voulez-vous?
J’ai dix-huit ans...

Elle essuya une larme.

Célestin, d’abord décidé à faire l’aveu de son amour avant le départ,
fut glacé par la tournure plus que sévère de l’entretien. Il sentait,
d’ailleurs, qu’il éclaterait en sanglots, s’il disjoignait ses dents
serrées.

Mademoiselle Falconneau--plus maîtresse d’elle-même, car elle _n’aimait_
pas--reprit au bout de quelques secondes:

--Vous m’aviez fait une promesse: vous l’avez tenue; je vais vous en
demander une autre. C’est pour moi un cuisant chagrin que d’abandonner
la tombe de ma mère. Si vous m’assuriez que vous en prendrez soin...

--Jusqu’à mon dernier jour, affirma Célestin, qui recouvra la parole
pour donner à Clotilde une dernière joie. Comme elle est aujourd’hui,
ainsi vous la retrouverez...

--Chut! interrompit mademoiselle Falconneau. La comédie n’est que pour
les autres. _Adieu_, monsieur Célestin! Vous avez été bon pour moi. Si,
de temps en temps, vous m’écriviez les nouvelles du pays, cela me ferait
plaisir. Je ne puis guère compter sur d’autres lettres...

--Comment! protesta Bidarray. Et votre tante, cette vieille demoiselle
qui a une maison à Saint-Sever?

--Depuis qu’elle a perdu cinq mille francs dans l’entreprise de mon
père, ils sont brouillés à mort. Cependant elle est riche et, pour elle
non plus, la vie ne peut pas être bien longue. Mais elle aime trop
l’argent. L’argent! A quoi cela sert-il, quand on n’a plus d’espoir en
ce monde?... Sur ce, adieu! Je vous souhaite le bonheur et une longue
vie.

Quelques jours après, tandis que Falconneau et sa fille s’éloignaient
des côtes de France, Lespéron disait à Célestin:

--Jusqu’en Algérie, je n’ai pas peur: elle arrivera. Mais ensuite, gare
aux idées noires! Je l’aurais voulue plus désolée de partir; elle ne
s’attache à rien. Il faudrait dans sa vie une occupation d’esprit, un
intérêt à quelqu’un ou à quelque chose, une crainte, un espoir, qui
feraient jouer les ressorts de l’être. Si ce déplorable affaissement
continue, elle s’endormira comme une pauvre marmotte glacée par l’hiver.
Seulement, elle ne se réveillera pas au printemps.

Bien des fois, pendant les jours qui suivirent, Célestin réfléchit à ces
paroles de Lespéron. Par chacun des bateaux allant à Philippeville,
c’est-à-dire tous les huit jours, il écrivait à mademoiselle Falconneau;
puis les circonstances le firent disparaître de la scène, ou à peu près.

On verra, par la publication d’une partie des lettres reçues ou écrites
par Clotilde, l’enchaînement des faits qui valurent à l’exilée, peu de
semaines après son éloignement, des pages plus intéressantes que celles
du pauvre petit pharmacien de la Peyrade.



II


_Célestin Bidarray à mademoiselle Falconneau.--Biskra._

«La Peyrade, 14 janvier 188...

«Je vous annonçais, dans ma dernière, la maladie de mon pauvre oncle le
curé. Il est mort, et j’aurai désormais deux tombes à soigner au lieu
d’une. Me voilà beaucoup plus seul au monde que vous. Mais c’est une
grande consolation d’apprendre qu’après un heureux voyage vous _sentez_
que le climat vous fait du bien. Pour l’amour du ciel, combattez les
idées noires dont vous me parlez. Sans doute, la vie de là-bas telle que
vous la décrivez n’est pas gaie, ni les sujets de conversation
intéressants. Mais pourquoi refuser de voir du monde? Pourquoi cette
horreur de l’uniforme dont je ne vous savais pas atteinte, et qui va
gâter, la chose est immanquable, votre séjour dans une ville militaire
comme Biskra? Une Française qui n’aime pas l’uniforme! c’est un
phénomène, vraiment.

«Excepté mon deuil rien de neuf, sauf une nouvelle qui n’est encore
qu’un bruit: votre ancienne maison de la Peyrade serait sur le point
d’être achetée. Par qui? Le nom est encore un mystère. Ce qui m’inquiète
par-dessus tout, c’est l’impression que vous causera ce changement. Je
me demande s’il ne vous était pas moins pénible de savoir votre demeure
fermée, inhabitée, que de penser qu’un inconnu l’habite, se sert des
meubles qu’elle contient, de _vos_ meubles...

«Dites-moi bien franchement votre opinion sur ce point. Si tel est votre
désir, je pourrai peut-être empêcher la vente. Les acquéreurs, parfois,
sont faciles à effrayer. C’est bientôt fait de dire que le lieu est
malsain, le sol humide, les murs salpêtrés, la charpente pourrie.
Donnez-moi vos ordres et je mettrai en fuite l’amateur--que vous devez
détester par avance. Ou bien faut-il incendier la maison pour que nul
n’y rentre jamais?

«Commandez, mademoiselle. Votre humble serviteur obéira.»


_Clotilde Falconneau à Célestin Bidarray.--La Peyrade._

«Biskra, janvier 188...

«La mort du pauvre abbé Bidarray me fait beaucoup de peine, ainsi qu’à
mon père qui me charge de vous le dire. Le cher vieillard a aidé ma
pauvre maman à quitter ce monde avec courage, ce qui ne doit pas être
bien facile, même quand on le quitte après avoir vu disparaître la
jeunesse.

«Votre saint homme d’oncle vous a-t-il laissé quelque bien? J’ai peur
que non, moi qui l’ai vu tant de fois manger de la _méture_ au lieu de
pain blanc, parce que ses aumônes ne lui laissaient pas de quoi payer un
sac de farine. Mais vous aimez votre état, et vous avez le bon esprit de
vivre loin des rêves. Je vous en félicite et vous en estime davantage.

«Quant à moi, il est clair que je passe à vos yeux pour une étrange
personne en matière de probité. Empêcher la vente de «notre» maison?
Mais, cher monsieur, cette maison n’est plus nôtre: elle est à ceux qui
nous ont prêté de l’argent; les meubles aussi. Tant mieux si nos
créanciers peuvent rentrer dans leurs avances; car, jusque-là, nous ne
pourrons pas tout à fait dire que nous avons payé nos dettes.

«J’avoue cependant qu’il est un peu dur de penser qu’un inconnu vivra
dans la chambre où est morte ma mère, et qui n’a jamais été habitée
depuis. Je ne parle pas de _mon_ pauvre petit coin, où j’ai fait des
plans d’avenir (!), où j’ai passé de si bonnes heures, pas beaucoup!...
Il faut se soumettre à cette amertume, et se préparer à d’autres
_changements_ plus redoutables encore.

«Mon seul désir est que nous soyons remplacés par de braves gens.
Dites-moi leur nom dès qu’on le connaîtra. J’espère qu’ils ne nous ont
jamais vus chez nous, au temps de nos splendeurs. Ce ne sera plus,
alors, qu’un chagrin sans humiliation. Vous allez dire que ceci est de
l’enfantillage et du faux orgueil; je le sais; mais il m’en coûterait
moins d’apprendre que les nouveaux propriétaires viennent de loin,
qu’ils n’ont jamais entendu parler de nous... Vrai, tout cela m’occupe,
moi qui ne devrais plus songer à ces niaiseries, bonnes pour les gens
qui ont deux poumons à leur service. Qui se souviendra, dans un an ou
deux, que Clotilde Falconneau a vécu dans telle maison, ou même qu’elle
a vécu? Se demandera-t-on encore _pourquoi elle n’aimait pas
l’uniforme_?... Eh bien, j’ai beau faire: ces _niaiseries_ m’occupent.
On ne perd pas très facilement l’habitude de vivre, surtout quand il
faut la perdre de si bonne heure.»


_Célestin Bidarray à mademoiselle Falconneau.--Biskra._

«La Peyrade, février 188...

«Vous serez contente, j’espère: tout s’arrange comme vous le désirez.
L’acquéreur de votre maison est un parfait inconnu. Il compte l’habiter
seul, ayant, je le devine, un chagrin qui l’éloigne du monde. Le hasard
d’une rencontre m’a donné l’occasion de causer avec lui. Je sais déjà
que votre maison lui paraît un peu grande pour le genre de vie qu’il
mène, si bien que plusieurs chambres resteront fermées, celles,
précisément, que vous habitiez, vous et madame votre mère. Naturellement
j’ai parlé de vous, de certains regrets que vous m’exprimiez; et, tout
en parlant, une idée m’est venue à l’esprit.

«--Qu’allez-vous faire du mobilier de ces chambres? ai-je demandé.

«--Que voulez-vous que j’en fasse? m’a-t-il répondu. Si cette demoiselle
en avait envie... ce serait autant de moins à frotter, à brosser, à
battre. D’ailleurs je comprends si bien certains souvenirs avec leurs
délicatesses!

«Voilà où nous en sommes. Je ne doute pas que vous auriez pour un
morceau de pain tous les meubles auxquels vous devez tenir. Je suis à
vos ordres pour continuer les négociations.»


_Clotilde Falconneau à Célestin Bidarray.--La Peyrade._

«Biskra, février 188...

«Je n’ai pas fermé l’œil de toute la nuit, ce qui n’a rien de très
nouveau; car l’insomnie et moi sommes des sœurs tendres, qui posent la
tête sur le même oreiller. Mais, cette fois, mes pensées n’avaient pas
leur couleur ordinaire. S’il faut vous le dire, j’étais fort en colère
contre vous.

«Quoi! vous me racontez, comme si c’était chose naturelle, des traits de
la délicatesse la plus rare! Et vous ne m’écrivez pas un mot de cet
homme adorable, de cet original, comme dit mon père. Voyons, monsieur
Célestin, réveillez-vous; tâchez d’oublier pour une demi-heure vos
pilons et vos filtres. Comment s’appelle mon héros? Comment est-il?
Vieux ou jeune? (Ah! j’espère bien qu’il n’est pas vieux!) Grand, petit,
blond, brun, spirituel ou... ordinaire? Dans tous les cas, je n’ai pas
besoin que vous m’appreniez s’il est bon, généreux, dépourvu d’égoïsme.
Le cher homme! Il pense que je vais lui mander, comme ça, de m’envoyer
_mes_ meubles! Et vous-même semblez croire que je le ferai? D’où
sortez-vous donc? Vous savez bien que je n’accepterai pas un _bon
marché_ qui ressemblerait à un cadeau. Quant à payer mes chères reliques
à leur prix... quelques raisons sérieuses m’en empêchent. D’ailleurs,
comme dépense, le transport dépasserait de beaucoup l’acquisition. Bref,
c’est une idée à mourir de rire, et j’en ai ri... jusqu’aux larmes, tant
la bonté est une chose émouvante pour les malheureux.

«Il est donc malheureux, lui aussi, d’après ce que vous me dites? Un
chagrin d’amour?... Pauvre garçon! Puisse-t-il souffrir d’un mal moins
incurable!

«Je vous en prie, monsieur Célestin, tâchez d’être un peu diplomate. Il
faut absolument que vous deveniez son ami, que vous lui arrachiez son
secret, pour me le dire, naturellement. Vous pouvez être sûr que le
secret mourra--bientôt--avec moi.

«Je vous en prie: vite une réponse, des détails; je meurs d’impatience!»


_Célestin Bidarray à mademoiselle Falconneau.--Biskra._

«La Peyrade, mars 188...

«Mademoiselle, je vous ai obéi; je me suis réveillé, réveillé diplomate,
et voici le résultat de ma diplomatie:

«Le jeune homme qui habite votre maison est grand, blond, très mince
avec des yeux bleus et une moustache fine. Il est noble et se nomme
Robert de Chalmont; je lui donne vingt-six ou vingt-sept ans.

«J’ai cru comprendre qu’il aime une femme qui ne peut être à lui. Comme
il serait incapable, dit-il, d’en aimer une autre, il veut s’enterrer
vivant dans notre solitude de la Peyrade. Voilà tout ce que je peux vous
dire de lui, et je doute que nous en apprenions jamais davantage. Robert
de Chalmont parle peu et me semble sauvage, pour ne pas dire bourru. Sa
présence n’apportera nul changement à la physionomie de la Peyrade, lieu
remarquablement gai, comme vous savez.

«Je n’ai pas cru manquer à la discrétion en communiquant à ce nouveau
venu certains passages de votre lettre, qui l’ont sincèrement touché.

«--Mes offres n’étaient pas des paroles en l’air, m’a-t-il répondu.
N’ayant pas la permission de faire mieux, j’espère ne pas blesser
mademoiselle Falconneau en expédiant à son adresse un souvenir de son
ancienne demeure.

«Il m’a chargé des soins à prendre pour l’envoi de la caisse.
Puisse-t-elle vous arriver à bon port! Nous avons soigné l’emballage de
notre mieux.

                   *       *       *       *       *

«_P.-S._--Je vous disais tout à l’heure qu’il n’y avait pas de
changement à la Peyrade. Hélas! il s’en prépare un, cruel pour moi. Le
docteur Lespéron nous quitte et vient de me l’apprendre. A son âge, une
clientèle de campagne--et quelle campagne--est trop fatigante. Il avait
espéré, lui aussi, que la Peyrade serait un jour _quelque chose_. Lui
aussi va s’en aller, voyant la partie perdue. Il s’est fait donner le
service médical d’un paquebot effectuant les voyages de Bordeaux à
l’Amérique du Sud. Et me voilà seul, sans un ami!... Toutefois n’ayez
pas d’inquiétude pour mon existence matérielle. Mon oncle, malgré toutes
ses aumônes, laisse de quoi me garantir du besoin.»


_Clotilde Falconneau à Robert de Chalmont.--La Peyrade._

«Biskra, mars 188...

«Monsieur, s’il est peu ordinaire de voir une jeune fille écrire à un
inconnu, combien n’est-il pas plus rare de trouver, même chez de vieux
amis, une recherche d’attentions comme celle dont vous venez de me
donner l’exemple. Mon petit bureau que j’aimais tant! Le voilà donc de
nouveau dans ma chambre d’exilée!... J’ai pensé--et mon père est de cet
avis--que je _devais_ inaugurer son retour en me servant de lui pour
vous dire, ou du moins pour tâcher de vous dire, jusqu’à quel point je
suis reconnaissante et touchée. Un homme de cœur, un gentilhomme,
pouvait seul avoir cette galanterie exquise envers une femme inconnue.

«D’ailleurs vous êtes quelque chose de plus: vous êtes un homme initié
au chagrin--je le devinerais, si je ne le savais pas. Ceux que la vie a
traités durement connaissent mieux que les autres le moyen de remonter
le courage vaincu. Me voilà, grâce à vous, avec un peu de joie dans
l’âme; le soleil d’Algérie, que j’avais trouvé si pâle jusqu’à cette
heure, me paraît plus brillant. Que Dieu vous rende le bien que vous
faites à une pauvre malade, si malade que vous ne la verrez jamais! Pour
tout dire, c’est un peu à cause de cela que j’ai tant de désinvolture.
Si je n’étais dans une catégorie _à part_, je vous aurais fait
remercier--correctement--par mon père ou par le brave Célestin Bidarray.

«Je serais heureuse de savoir que _notre_ maison abrite un être aussi
heureux qu’il mérite de l’être, ce qui est d’ailleurs une locution
dépourvue de sens; car, Dieu merci! l’on peut être malheureux sans avoir
fait du mal sur cette terre...

«Mon père et moi désirons fort d’apprendre que vous êtes satisfait de
votre séjour à la Peyrade. Croyez, en attendant, que nous serons
toujours pleins de reconnaissance pour notre ami inconnu.»


_Robert de Chalmont à mademoiselle Falconneau.--Biskra._

«La Peyrade, avril 188...

«Mademoiselle, que devez-vous penser de l’_ami inconnu_ qui tarde tant à
vous répondre, et qui vous répond en se servant d’une machine à écrire?
Le retard s’explique par un voyage qu’il m’a fallu faire à Bordeaux; la
machine m’est imposée par une ataxie des fonctions de la main droite,
survenue depuis quelque temps. Ce clavier me permet d’utiliser la main
gauche. Mais n’allez-vous pas prendre en haine ces lignes imprimées
comme celles d’un livre? Si ce moyen de correspondance vous déplaît, ou
si--chose non moins probable--vous êtes peu charmée du correspondant, le
remède est fort simple et vous le devinez: il consiste à ne pas me
répondre. Ce sera d’ailleurs la chose la plus naturelle du monde. J’ai
cherché à vous causer un plaisir; vous m’en avez remercié par une faveur
tout à fait hors de proportion avec ce que j’ai fait. Nous sommes
quittes, ou plutôt c’est moi qui vous devrais du retour, car vous ne
pouvez savoir quel plaisir j’ai eu moi-même à vous préparer cette petite
surprise. Vous ne me croiriez pas si je vous disais combien les moments
agréables ont été rares dans ma vie!

«Cependant, je suis loin de me plaindre. Comment le pourrais-je, quand
c’est à vous que je parle? J’ai la consolation d’habiter la France et le
prétendu bonheur d’être un oisif. Vos épreuves et celles de monsieur
votre père sont plus dures. Si je me plaignais, vous diriez l’un et
l’autre que je suis un ingrat envers la destinée.

«J’avoue d’ailleurs que les chagrins de l’existence me pèsent moins,
depuis que j’ai reçu vos lignes réconfortantes. Comme vous m’avez fait
du bien! Et comme je voudrais pouvoir vous en faire un peu! Ce serait la
seule tâche qui pourrait m’intéresser dans le vide morne où s’écoule ma
vie sans avenir.

«Je veux terminer cette lettre--qui sera la dernière si vous
l’ordonnez--par cette assurance de sympathie dont vous sentirez,
j’espère, la sincérité respectueuse.»


_Clotilde Falconneau à Robert de Chalmont.--La Peyrade._

«Biskra, avril 188...

«Je veux d’autres lettres, monsieur, malgré cette machine que «je ne
hais point», comme dit Chimène en parlant à Rodrigue. Certes, j’aimerais
mieux voir votre écriture; mais, d’une part, je suis fort peu
graphologue; de l’autre, je n’ai pas besoin de la graphologie pour voir
que vous n’êtes ni léger, ni fat, ni égoïste comme tant d’autres. Je
n’en veux qu’à l’infirmité--momentanée, j’aime à le croire--qui vous
empêche de tenir la plume. Croiriez-vous que Célestin Bidarray ne m’en
avait pas parlé? C’est un brave garçon, plein de cœur, mais si distrait,
si original et si... _pharmacien!_ Je lui pardonne cependant, car c’est
à lui que je dois _mon ami inconnu_.

«Vous sentez bien que ce jeune homme n’a pas eu toutes mes confidences.
Voilà pourquoi, ne me connaissant que d’après lui, vous m’imaginez tout
simplement comme une pauvre demoiselle qui meurt de la poitrine, et, en
attendant, se débat contre les ennuis de la pauvreté. Cela m’humilie un
peu, non d’être pauvre, mais de passer à vos yeux pour une personne qui
n’a point subi d’épreuves plus nobles que la toux ou le manque d’argent.
Ne pensez-vous pas que le combattant qui revient du feu, avec une belle
blessure près du cœur, peut bien réclamer, si on l’indique au rapport
comme atteint d’une égratignure au bras, trop insignifiante pour lui
valoir la médaille?

«Je devine que vous êtes fier d’avoir un cœur et de porter dans ce cœur
une blessure profonde. Je comprends cette fierté et vous estime
davantage de la ressentir. Mais, monsieur..., j’ai droit à la médaille,
moi aussi.

«Voilà qui ressemble fort, allez-vous me dire, aux confidences que je
n’ai pas faites au bon Célestin. Soyez sûr que je ne vous en raconterais
pas tant si, d’une part, nous ne causions ainsi, la Méditerranée entre
nous deux, et si, de l’autre, je ne devais rester éternellement pour
vous une ombre--pas trop plaintive, vous me rendrez cette justice. Quand
vous rentrerez en possession de ce petit bureau--on vous le rendra,
soyez tranquille--vous songerez à celle qui vous ressemble par la
souffrance. Ne lui ressemblez pas jusqu’au bout. Puissiez-vous être
heureux bientôt! Puissiez-vous savoir un jour ce qu’est cette chose
fabuleuse et fantastique nommée la vieillesse!...»


_Robert de Chalmont à Clotilde Falconneau.--Biskra._

«La Peyrade, avril 188...

«Quelle joie, ce matin, quand le facteur a sonné à ma porte! Je n’ai pas
d’amis et je n’ai plus de famille: je n’attendais qu’une lettre au
monde... Je vous assure que je l’attendais sans l’espérer. Depuis
quatorze jours je travaillais à chercher quelles raisons pourraient vous
engager à m’écrire encore. Hélas! je n’en pouvais trouver qu’une seule:
mon infini désir de recevoir ces pages. Vous direz que c’est une raison
bien suffisante, puisque le sort nous refuse constamment ce que notre
cœur désire.

«Mais vous avez eu pitié de ma solitude: je vous remercie à genoux. Un
peu plus je vous remercierais même d’avoir souffert, puisque le chagrin
vous a rendue bonne et compatissante. Je vous admire comme un miracle
d’indulgence, comme un prodige de résignation. Que dis-je? Vous êtes
trop résignée. Il faut _vouloir_ vivre. Ah! si je pouvais changer avec
vous! Nul ne me regretterait, moi; et je me trouve ridicule de bien me
porter tandis que vous êtes malade. Pouvez-vous me dire à quoi je sers
en ce monde?

«Cependant j’ai servi à quelque chose hier. J’ai fait dire une messe
pour le repos de l’âme de celle qui vous a quittée trop tôt. Sur sa
tombe--fidèlement entourée de fleurs par Célestin Bidarray--j’avais vu
la date de sa mort: nous avons célébré l’anniversaire.

«Les femmes de nos pêcheurs n’ont point oublié leur bienfaitrice, ni sa
fille. Elles se sont jointes à moi dans la petite église et, sous l’abri
du porche, en sortant, les mains des plus pauvres se sont tendues comme
autrefois. Comme autrefois, elles ne sont pas restées vides. Toutes ces
bonnes créatures, vieilles et jeunes, m’ont demandé:

«--Comment va la demoiselle?

«J’ai répondu:

«--Elle ira tout à fait bien si vous priez beaucoup.

«De là, je suis allé faire une longue visite à votre mère. Il m’a semblé
que son âme était contente; et nous avons parlé de vous, longuement,
sous le saule qui commence à grandir. Il faisait beau; pour la première
fois de l’année, l’Océan portait sa robe bleue, sur laquelle je voyais
se promener, leurs grandes ailes de toile ouvertes, cinq ou six
papillons blancs. J’ai lu tout haut votre dernière lettre; _nous_ avons
jugé que la «médaille» vous était bien due, en effet.

«J’ai chargé l’âme qui m’entendait de vous dire certaines choses que je
ne vous écris pas; mais comment pourrais-je espérer qu’elle s’est
acquittée de mon message? Vous confierai-je qu’elle vous a trouvée un
peu sévère pour le pauvre Célestin, à qui, par parenthèses, vous
n’écrivez plus? Il en est malheureux; que serait-ce donc s’il savait
comment vous parlez de lui!

«Quant à moi, chose étrange! pendant la matinée d’hier, j’ai été moins
éloigné du bonheur et plus accompagné dans la solitude que cela ne
m’était arrivé depuis... une certaine date néfaste. Je retournerai
bientôt sous le cher petit saule.»


_Clotilde Falconneau à Robert de Chalmont.--La Peyrade._

«Biskra, mai 188...

«Voulez-vous savoir, mon ami, pourquoi vous étiez moins seul pendant
cette matinée d’avril, qui vous vaudra, jusqu’à mon dernier jour, ma
fidèle affection? C’est que vous m’aviez pour compagne, sans le savoir.
Ah! comme vous êtes bon! J’ai promis à Dieu, après avoir lu vos lignes,
de ne plus _penser_ de mal des hommes. (Je n’en _dis_ point de mal,
n’ayant personne à qui en parler, sauf mon père, dont je ne veux pas
augmenter le chagrin par mon pessimisme précoce.)

«Quel être rare, unique, êtes-vous donc pour avoir songé à cet
anniversaire de ma plus grande douleur! Je ne vous en avais rien dit,
jugeant que nous étions encore trop étrangers l’un à l’autre. Un
étranger, vous!... Le meilleur des frères, le plus dévoué des fils,
n’eût pas montré plus d’affection pour la vivante et pour la morte.

«Ainsi donc, grâce à vous, le cher nom a été mis encore une fois dans la
bouche des pauvres et sur les lèvres sacerdotales. Comment vous
remercier de cette chose pieuse, délicate, exquise, que vous avez faite?
Mon père en avait des larmes dans les yeux. Moi, j’en ai de la
reconnaissance tout plein le cœur. Ne faut-il pas qu’il se dépêche de
vous payer, ce cœur à qui l’on a fait tant de mal et à qui vous faites
tant de bien!

«Pendant que vous étiez dans la petite chapelle toute noircie par les
rafales de l’Océan, je priais dans notre église encore presque neuve, où
le simoun, à certains jours, sème le sable du désert qui entoure Biskra.

«Dans le silence de la nef ombragée par les grands rideaux de laine
bleue, je causais, moi aussi, avec l’âme de celle qui m’attend sur
l’autre rive. Ma prière finie, je suis rentrée dans ma chambre d’où l’on
voit l’océan du désert. Il n’est pas bleu celui-là, mais tout jaune; les
barques légères et fuyantes y sont remplacées par les lourds chameaux
des caravanes. Si vous saviez comme la vue de ces vagues de sable finit
par mettre au cœur une angoisse étouffante!

«Mais c’est _notre_ Océan que je voyais ce matin-là, car j’étais--avec
vous, mon ami--sous le saule, autour duquel se pressent les croix
blanches. Quoi d’étonnant si vous ne vous sentiez pas seul?

«Quant aux commissions dont vous chargiez ma mère, je suppose qu’elles
ont été faites, car nous avons parlé de vous longuement: vous ne saurez
jamais avec quelle affection et quelle reconnaissance. Vous me plaignez,
vous vous intéressez à moi, vous voudriez me faire du bien, vous seriez
curieux de me voir. Ce sont bien là vos commissions, n’est-ce pas? Soyez
sûr qu’elles sont bien accueillies; mais pourquoi ne pas me les faire
vous-même? Je n’ai pas de meilleur ami que vous.

«Moi aussi, je voudrais vous faire du bien, vous consoler. Ce ne serait
que justice, car, depuis que vous êtes entré dans ma vie comme un rayon
sortant d’une étoile invisible, je m’aperçois que mon courage augmente.
Je vais parfois jusqu’à m’imaginer que je suis plus forte physiquement.
Je fais des promenades sous les longues voûtes des cassiers aux feuilles
découpées. Comme elles sont belles, ces avenues que borde à droite et à
gauche un ruisseau d’eau claire, coupé devant chaque maison d’une
passerelle rustique en troncs de palmiers! La chaleur est déjà grande;
mais elle me convient; je tousse moins... Allons! Pas d’idées folles!
Quand les agonisants de mon espèce croient aller mieux, gare au
lendemain! J’aurais pourtant bien aimé vous connaître quelque jour par
mes yeux, non pas uniquement par la description que le brave Célestin
m’a faite de votre personne. Ce qui ressort le mieux de ce portrait tant
soit peu vague tracé par lui, c’est qu’il n’y a pas de ressemblance
entre vous deux. Ne manquerai-je pas aux convenances du monde en vous
confessant que je vous approuve fort d’être blond? J’ai des raisons
spéciales--dans lesquelles Célestin n’a rien à voir--pour ne pas aimer
les moustaches brunes.

«A propos de Célestin, vous m’accusez avec les circonlocutions voulues
d’être odieusement ingrate à son égard. Peut-être le suis-je; mais à qui
la faute? Votre correspondance m’a rendue beaucoup plus difficile que je
n’étais. Au moins, dans vos lettres, il y a quelque chose. Vous
_pensez_; vous savez dire votre pensée, quand il ne vous convient pas de
la laisser dans le vague. N’empêche que j’ai des remords, d’autant que,
chaque jour, je vois, de ma chambre, le pharmacien d’en face piler ses
drogues avec un zèle que les flâneries ailées de l’imagination
n’interrompent jamais. Alors je pense à Célestin Bidarray...

«Je veux lui écrire. Le pauvre garçon doit être fâché contre moi, car il
ne m’écrit plus. Tâchez de me blanchir à ses yeux jusqu’au prochain
courrier. Dites-lui que je ne l’oublie pas, ce qui est d’ailleurs la
vérité pure. Enfin empêchez qu’il me juge pire que je ne suis.

«Quant à vous, nul inconvénient à ce que vous me preniez pour un ange
doué de toutes les perfections. Croyez-moi bonne, vous n’aurez jamais à
souffrir de mes défauts. Croyez-moi belle, vous ne me verrez jamais.

«Une chose du moins est sûre: ange ou diable, beauté ou laideron, je
suis pour toujours votre amie.»


_Robert de Chalmont à Clotilde Falconneau.--Biskra._

«La Peyrade, mai 188...

«Ange ou diable... beauté ou laideron! Cela vous amuserait, je le vois,
de me laisser dans l’incertitude; mais vous y travaillez vainement. Vous
êtes un ange et vous êtes une beauté. Sur le premier point, j’ai le
témoignage de mon cœur; sur le second, celui de mes yeux. Ils me disent
en ce moment--et ce n’est pas la première fois--que vous êtes
souverainement belle. Voulez-vous que je fasse votre portrait?... Non,
c’est trop difficile. D’ailleurs je ne veux pas jouer au fin avec vous.
Ce n’est pas dans le baquet de Mesmer que je vois vos traits. Je possède
votre photographie!

«Comment? Oh! mon Dieu, c’est bien simple! Ne l’aviez-vous pas donnée
jadis à l’abbé Bidarray? Son héritier me l’a cédée. Elle orne, seule de
son sexe, mon petit salon. Devant elle j’écris ou plutôt je _pianote_
ces lettres qui sont toute ma joie. Devant elle je lis, je travaille à
m’instruire, à devenir moins indigne de vous, puisque vous êtes
difficile. Ah! certes, vous en avez le droit!...

«Ceci m’amène à vous parler du «brave Célestin». Par grâce, ne vous
infligez pas le _pensum_ d’une page à ce «pharmacien»! Laissez-le à ses
filtres et à ses fioles. Je vous assure qu’il en prend fort bien son
parti. Chaque fois que vous avez la bonté de m’écrire, j’ai soin de lui
communiquer les nouvelles. Je lui dis, de votre part, que vous pensez à
lui; que faut-il de plus? Donc, vous pouvez calmer votre conscience: je
prends tout sur moi. Ne vous fatiguez pas à cette double correspondance,
fort inutile vraiment; si votre plume est en train de courir, qu’elle me
donne ce que n’aura pas Célestin... Vous allez crier à l’égoïsme.

«Hélas! mon égoïsme ne sera-t-il pas bientôt puni?

«J’ai peur en ce moment que Célestin ne soit à la veille de profiter de
ma disgrâce. Me pardonnerez-vous la hardiesse dont je vais faire preuve,
non sans avoir hésité longtemps, non sans être resté les yeux ouverts,
toute la nuit, me demandant si ma folie ne mettra pas fin à cette
correspondance qui est tout mon bonheur. Malgré tout, je me risque: vous
êtes si bonne... et vous êtes si loin!...

«Non, mademoiselle, _toutes_ mes commissions n’ont pas été faites. Vous
m’avez dit que l’âme de votre mère, conversant avec l’âme de sa fille, a
parlé de mon zèle ardent à vous servir, de la révolte amère qui torture
mon cœur à la vue de vos souffrances. Mais, dans ce cœur, il y a quelque
chose de plus: il y a l’amour, si incroyable que cet amour puisse vous
paraître. Jamais homme n’éprouva d’amour plus fidèle, plus respectueux,
plus passionné. Ah! Dieu! Je ne vous aurais pas fait souffrir, moi!

«Et maintenant, j’ai parlé. Que mon sort s’accomplisse! Vous ai-je
déplu? En ce cas vous pouvez me punir, oh! si aisément! Que votre
mémoire et votre plume oublient mon nom: vous serez vengée autant que
peut le vouloir la plus forte rancune.

«Mais n’allez-vous pas croire plutôt que j’ai perdu la raison? Oui,
croyez-le; attendez; laissez-moi vous écrire encore. Vous jugerez
peut-être que mes paroles sont les divagations d’un malheureux frappé
par la démence. Il sera toujours temps, si je vous semble moins fou que
criminel, de me proscrire, de m’ôter tout ce que ma vie contient
d’espérance. J’attends mon sort; si vous ne me répondez pas, vos yeux
pour la dernière fois auront lu au bas d’une page mon nom et ces mots
que j’ose vous écrire de nouveau: Je vous aime!»


_Clotilde Falconneau à Robert de Chalmont.--La Peyrade._

«Biskra, mai 188...

«On a vu des poètes aimer une morte et le crier partout, sans que
personne le trouvât mauvais. C’est un acte sans conséquence, comme celui
d’aimer un symbole ou un mythe. Voilà pourquoi celle qui vous écrit--à
moitié chemin, ou plus, entre la vie et la mort--voilà pourquoi le
_mythe_ de demain ne se fâche point, mon ami. Si je me mettais en colère
contre vous, et que cela vînt à se savoir, comme on rirait de moi! On
dirait que je me donne les airs d’une vraie femme. Je n’aurai donc pas
ce ridicule.

«Je n’aurai pas davantage la fausse modestie de vous croire fou.
J’estimerais plutôt que vous avez la pitié... comment dirai-je?... un
peu fiévreuse. De cela non plus, je ne dois pas me fâcher.

«Mon impression, si vous désirez la connaître, est un prodigieux
étonnement. Bien que Célestin Bidarray soit resté dans une grande
réserve sur votre compte, j’avais cru comprendre que vous aviez au cœur
une blessure. La voilà donc guérie? Cela peut donc se guérir?...

«Toutes ces réflexions troublent ma pauvre tête, ce qui vous expliquera
pourquoi je cause avec vous moins longuement qu’à l’ordinaire. Mais je
ne vous en veux pas: soyez en paix.»


_Robert de Chalmont à Clotilde Falconneau.--Biskra._

«La Peyrade, mai 188...

«Ah! comme votre pardon est cruel! Comme vous me brisez le cœur quand
vous me dites, quand vous me répétez avec cette insistance lugubre
_pourquoi_ vous n’êtes pas fâchée. Votre colère, votre dédain le plus
méprisant, me seraient moins insupportables. Vous aimer, sans jamais
entendre parler de vous, serait une joie ineffable, si je savais que
vous êtes forte et pleine de vie.

«Pourquoi donc tenez-vous tant à mourir? Car il semble que vous y teniez
vraiment.

«Ah! comme vous me faites bien voir, par ce dédain de la vie, que je ne
suis rien à vos yeux! Que vous importe d’être aimée par un être aussi
peu digne de vous! Que vous importe si j’existe ou non! Et moi,
malheureux! si vous mourez, que me reste-t-il? Une seule chose: la mort!

«Mais, jusqu’au jour où je vous suivrai dans un autre monde moins cruel,
vous aurez tout mon cœur. Nulle femme, je le jure, n’y est entrée avant
vous; nulle n’y entrera désormais. Quelle que soit la destinée, que vous
arriviez à la vieillesse, ou que vous quittiez cette terre à la fleur de
l’âge, mon dernier soupir emportera votre nom dans l’éternité.

«Maintenant, par grâce, daignez me répondre.

«Supposons que, demain, une guérison subite vous assure de longs jours,
seriez-vous indulgente pour celui qui ne demande qu’à vous servir à
genoux? Permettriez-vous qu’il tentât de cicatriser la blessure d’un
premier amour malheureux? Qui sait? Peut-être qu’elle n’est pas sans
remède. Quant à moi, hélas! mon mal est inguérissable, sauf par votre
main.

«Soyez miséricordieuse; répondez-moi, sans tarder. Je meurs
d’impatience, de douleur et de crainte.»


_Clotilde Falconneau à Robert de Chalmont.--La Peyrade._

«Batna, juin 188...

«Il m’est arrivé, en attendant mieux, une chose que je croyais
impossible, tant ma pauvre personne était toujours grelottante: j’ai eu
trop chaud. Que c’est bon la chaleur! Cela donne un peu l’illusion de la
vie.

«Toutefois, comme il ne faut pas abuser des meilleures
choses--d’ailleurs mon père ne pouvait plus supporter Biskra,--nous
sommes venus respirer l’air des montagnes. Rassurez-vous: nous avons
encore trente jolis degrés. Et puis quelle vue splendide! Quelle joie
d’être délivrée de l’obsession pesante du désert! Si cela ne portait pas
malheur de dire qu’on va mieux...

«Ah! mon ami, je vous assure que _je ne veux pas mourir_! J’en ai une
peur affreuse! Et les mois s’envolent, s’envolent!... Ils se traînaient
en France. Pauvre cher pays! Si j’y étais restée, à quoi ressemblerait
aujourd’hui cette main que je regarde et que je trouve si belle, parce
qu’elle est _vivante_!

«En Algérie, en mettant tout au mieux, on m’accorde trois ou quatre ans.
Ce sera juste assez pour devenir presque une vieille fille.

«Savez-vous que Bidarray n’a rien des paladins d’autrefois, qui auraient
pourfendu cent hommes pour leur disputer l’image d’une belle? Vous
n’avez pas eu besoin de l’appeler en champ clos pour conquérir ma
photographie. Ah! Célestin, félon chevalier, comme vous m’avez donné
l’exemple de cette froideur dont vous vous plaignez! Cependant je vous
pardonne et... je ne vous en veux pas trop d’avoir senti que mon
portrait sera mieux là où il se trouve, qu’au milieu des onguents et des
juleps.

«Contentez-vous, mon ami, de cette réponse à votre question... délicate.
Vraiment, vous ne pouvez pas dire que je suis bien sévère. Tout ce que
je vous demande, c’est de me brûler en effigie quand... quand je
deviendrai gênante pour un motif quelconque; par exemple, quand vous
rajeunirez la maison quelques jours avant votre mariage,--il faudra bien
vous marier une fois ou une autre. Je désire ne pas figurer parmi les
bibelots de madame de Chalmont. Vous voyez qu’on reste femme jusque...
jusqu’au bout.»


_Robert de Chalmont à Clotilde Falconneau.--Batna._

«La Peyrade, juin 188...

«Vous êtes adorable et je vous adore. Quelle bonté, quelle grâce!
Comment pourriez-vous me dire mieux--sans me le dire--que vous me
permettez de vous aimer? Ah! comme je vais abuser de la permission! Vous
ne m’aimez... Mon Dieu! je n’ose écrire les mots «pas encore» qui
venaient follement au cours de ma pensée!... Vous ne m’aimez pas; mais
je vous aime; je vous dis que je vous aime; cela suffit déjà pour me
donner plus de bonheur que je n’en ai connu dans toute ma vie. Que
serait-ce donc si j’obtenais un peu de tendresse!

«Au nom du ciel, faites un effort! Ne pensez plus à... _cet homme_! Ah!
le misérable, comme je le _hais_! Ne croyez pas toutefois que je le
déteste parce que vous l’aimez: je le bénirais s’il vous rendait
heureuse. Mais ce qu’il vous a fait souffrir vient s’ajouter à ce que je
souffre: c’est un gros compte que j’ai avec lui.

«Faites un effort. Voyez la vérité et la justice; arrachez de votre cœur
ce souvenir: vous serez bien plus heureuse. Peut-être que vous _croyez_
encore l’aimer, alors qu’il est seulement dans votre mémoire comme une
blessure maudite... et mal soignée. Maintenant j’ai un peu le droit d’en
essayer la guérison. Vous ne pouvez permettre que je vous aime, sans
permettre aussi que je fasse mes efforts pour vous empêcher d’aimer un
autre homme... qui ne vous aime pas. Quel charme en lui vous attache?
Quel bien vous a-t-il fait, a-t-il tenté de vous faire? De quoi sert
l’esprit, l’élégance, la distinction qu’il a sans doute, alors qu’il n’a
pas de cœur? Moi, j’ai du cœur. Hélas! de quoi cela me sert-il? Du matin
au soir, souvent du soir au matin, je pense à vous. Je retourne dans ma
tête les moyens de vous donner un peu de plaisir, de vous faire un peu
de bien. Si je pouvais, en devenant moi-même tout à fait pauvre et
malade, vous rendre le bonheur et la santé, croyez-vous que j’hésiterais
une minute? Ah! cette _impuissance_ de l’amour! Voilà, vraiment, de tous
les chagrins qu’il cause, le seul que je _maudisse_.

«Peut-on imaginer une dérision plus cruelle? Je vous donnerais ma vie
comme je cueillerais, afin de vous l’offrir, une des roses de mon
jardin. Et tout ce dévouement ne saurait vous procurer une heure de
sommeil, une journée d’oubli, sans souffrance!

«Cela vous est-il du moins quelque peu agréable de savoir que je suis,
de mon côté, très malheureux, plus malheureux que vous, sans doute? Ah!
comme vous pourriez, _vous_, me donner du bonheur avec une seule ligne!

«Cependant un passage de votre lettre m’a fait sourire. Ainsi donc vous
supposez qu’une _autre_ femme, portant mon nom, franchira jamais mon
seuil?... Combien je vous plains de ne plus croire qu’on peut être
fidèle, _toujours_! Et comme je hais davantage encore l’être maudit qui
vous a ôté cette croyance!»



III


Faut-il admettre que l’amour fidèle, obstiné, généreux, n’est pas
impuissant comme le déplorait l’étrange personnage dont on vient de lire
les lettres?

Quand vint l’automne, mademoiselle Falconneau, rentrée avec son père
dans la petite maison de Biskra, se sentit beaucoup mieux. Non seulement
elle avait retrouvé le sommeil avec un peu d’appétit; mais encore elle
pouvait écrire au bon sorcier de la Peyrade, comme elle s’amusait à
l’appeler:

  «Je vais vous dire une nouvelle qui vous fera plaisir: mes forces
  reviennent et ma mémoire s’en va. Pour ce qui est des forces, je n’ose
  pas trop m’y fier; c’est probablement une mauvaise plaisanterie du
  mal--souvent facétieux--qui me mène là où je ne voudrais pas aller,
  maintenant moins que jamais. Par contre, il est indubitable que je me
  souviens moins de certaines douleurs. Je commence à croire que ma vie
  n’a été qu’un rêve malsain jusqu’à votre apparition; et, dans mon
  existence actuelle, deux êtres seulement tiennent une place: l’un, mon
  pauvre père, que je vois tous les jours et qui sourit quelquefois,
  maintenant; l’autre, invisible, qui va sourire enfin, je l’espère,
  quand il saura que mon cœur va mieux, certainement mieux, presque
  bien. Ne maudissez donc plus... ce que vous maudissiez. Moi, je bénis
  la sorcellerie... et certain sorcier qui n’a rien à craindre des
  fagots: son bon cœur est sa seule magie.»

Dans toutes ses lettres, l’amoureux se répétait furieusement, ce qui
rendrait sa correspondance monotone aux yeux d’un lecteur n’ayant pas
les mêmes raisons que Clotilde pour la trouver intéressante. Celle-ci,
au contraire, après chaque courrier, s’intéressait davantage à «l’ami
inconnu». Peu à peu les choses en vinrent au point qu’elle ne chercha
plus à déguiser combien elle désirait le connaître. Au commencement de
décembre elle écrivait à Robert de Chalmont:

  «Savez-vous ce que j’ai fait ce matin? Je me suis regardée au miroir
  et j’ai constaté l’existence de mes joues. Pas encore bien rondes,
  hélas! Même vous, qui avez tant de poésie et... d’imagination,
  n’oseriez pas les comparer à deux pêches. Mais enfin ce ne sont plus
  des _creux_: nous avons décidé, mon miroir et moi, que je suis
  _montrable_.

  «Ce premier point éclairci, j’ai ouvert l’_Indicateur_ et j’y ai
  trouvé certain «Voyage circulaire» d’un bon marché attendrissant.
  Biskra est l’une des stations de la route. L’hiver, ici, est
  merveilleux. Si vous connaissiez quelque touriste que notre soleil
  attire, je me chargerais de lui faire garder une chambre à l’_Hôtel de
  l’Oasis_, qui est excellent. Et je suis sûre que le touriste en
  question, pour peu qu’il ait l’âme bonne, serait content d’être venu
  distraire des exilés qui n’oublient pas la France et leurs amis de
  France, même les _amis inconnus_.»

Chose étrange! L’invitation ne décida point cet original de Robert. On
croirait plutôt qu’elle l’effraya, si l’on en juge d’après sa réponse:

  «Qu’allez-vous penser de moi qui prends la plume, au lieu de prendre
  le chemin de fer et le bateau? Ah! Dieu! Croyez-vous que je ne serais
  pas allé vous voir depuis longtemps, si le voyage pouvait s’accomplir?
  Mais ce bonheur, plus grand qu’aucun de ceux de ma vie passée,
  présente et future, ce bonheur m’est refusé. Il y a une chose que vous
  ne savez pas: c’est que votre existence, aujourd’hui surtout qu’elle
  est moins fragile, ferait envie à la mienne sous le rapport de la
  solidité. Ce voyage, auquel j’ai rêvé cent fois, tuerait votre pauvre
  ami inconnu d’une façon pas beaucoup moins sûre que la balle d’un
  pistolet. Donc n’y pensons plus, ou du moins n’y pensez plus, car moi
  j’y penserai toujours. Nos yeux ne se rencontreront pas en ce monde;
  mais nous pourrons nous voir là-haut, j’espère. En attendant, prêtez
  l’oreille à cette parole qui résume tous les battements d’un pauvre
  cœur malheureux: je suis à vous; nulle autre n’obtiendra de moi un
  seul regard. Si vous partez la première, je porterai votre deuil comme
  celui d’une fiancée tendrement chérie. Si c’est moi qui m’en vais
  d’abord, le dernier souffle qui sortira de mes lèvres dira encore
  votre nom.»

La première impression de mademoiselle Falconneau en lisant ces lignes
fut une déconvenue poignante, ce dont elle ne fut pas surprise; elle
s’était fait une joie de la visite de Robert, et dans son existence à
Biskra, les joies n’étaient pas nombreuses. Mais ce qui l’étonna
davantage fut la terreur dont son âme fut serrée, en songeant que son
«ami inconnu» pouvait être, qu’il était sans doute gravement atteint de
quelque maladie jusque-là dissimulée. Aussi bien, jamais il ne parlait
de sa santé. Ne devait-on pas croire que cette paralysie d’un membre, en
pleine jeunesse, indiquait un état grave, menaçant, désespéré peut-être?

--Mon Dieu! songea Clotilde, s’il allait mourir, mourir avant moi!

Cette inquiétude nouvelle, torturante, elle ne l’avait ressentie, depuis
qu’elle était au monde, que pour deux êtres humains: son père et sa
mère. Elle se demanda: «Mais, alors, quelle place tient-il dans ma vie?»
Puis bientôt: «Est-ce que je l’aime donc?»

Elle essaya de plaisanter avec elle-même sur cette découverte. Quelle
idée bizarre, maladive, d’aimer un homme qu’elle n’avait jamais vu,
qu’elle ne verrait sans doute jamais! Son cœur trouva, sans chercher, la
réponse à l’objection: «Il m’aime bien, lui! M’a-t-il vue?»

Et déjà un glaive de douleur déchirait cette tendresse à peine éclose à
la vie. Robert, à n’en pas douter, cachait quelque chose. Dévoué comme
toujours, il craignait de troubler par la compassion une malade
succombant déjà sous le poids lourd de sa propre destinée. La
compassion! Il ne savait pas, ce simple et ce modeste, combien sa vie
était précieuse, nécessaire à la vie d’une autre!

Pour la première fois depuis longtemps, une journée s’écoula sans que
Clotilde se souvînt de faire le compte lugubre des jours qui lui
restaient à passer sur la terre. Le soir, elle prit sa plume et,
s’efforçant de donner à ses phrases l’allure dégagée et sans réticences
d’une sollicitude inspirée par la seule amitié, elle écrivit à Célestin
Bidarray pour avoir «des nouvelles de son voisin».

Elle affectait d’en parler tantôt comme d’un malade imaginaire,
craignant de déranger ses habitudes, tantôt comme d’un solitaire un peu
désœuvré, que le manque de distractions poussait à des idées sombres.

  «N’êtes-vous pas de mon avis? demandait-elle. Ne pensez-vous pas qu’un
  voyage intéressant, par exemple une excursion en Algérie, chose facile
  et relativement peu coûteuse, lui ferait du bien? Mais il affirme le
  contraire. Il dit qu’un déplacement serait dangereux pour sa vie.
  Faut-il croire qu’il dit vrai? Ni vous ni lui ne m’aviez jamais donné
  nul soupçon d’un état de santé si précaire et, en somme, passablement
  mystérieux. Je m’adresse à vous, en qui j’ai toute confiance, pour
  savoir la vérité et pour la savoir sans que notre ami se doute de ma
  démarche, qui augmenterait une inquiétude exagérée, je veux le croire,
  sur le mal dont il souffre.»

Célestin répondit courrier par courrier et sans grands détails, même
avec un soupçon de mauvaise humeur.

Mais rien d’étonnant qu’il en voulût plus ou moins à mademoiselle
Falconneau: elle ne prenait plus la peine de lui écrire, sauf qu’elle
n’eût besoin de lui. Au reste, il était résolument affirmatif dans son
opinion: Robert, en faisant le voyage d’Algérie, commettrait une
imprudence des plus graves. «Et, concluait-il, vous seriez naturellement
la première à regretter de la lui avoir conseillée.»

Clotilde resta plusieurs jours dans un état d’esprit nouveau, après
avoir lu cette réponse. Elle passait tout à coup d’un morne abattement à
l’exaltation la plus vive, au point que son père s’en inquiéta. Mais il
n’osa questionner, pensant être témoin d’une de ces crises morales trop
ordinaires chez les malades atteints aux sources de la vie. Un matin, sa
fille resta enfermée dans sa chambre, et, dans une sorte de rêve
mystique plutôt que passionné, laissa couler lentement de son âme ces
lignes qui la faisaient pleurer et sourire tout à la fois, comme un
adieu à la lumière à peine dévoilée, au bonheur suprême à peine entrevu:

  «Mon pauvre ami, ce que vous allez lire présente quelque ressemblance
  avec un testament. Ou plutôt c’en est un; si bien, même, que j’avais
  déjà préparé l’enveloppe réglementaire: _A Monsieur Robert de
  Chalmont.--N’ouvrir qu’après ma..._

  «Seulement il est arrivé deux choses. La première c’est que le courage
  m’a manqué pour écrire l’affreux mot: je vous assure qu’il fait tomber
  la plume des doigts quand on a dix-huit ans, même si _l’on tâche_,
  depuis quelque temps déjà, de faire son sacrifice.

  «Puis j’ai réfléchi qu’il y a une douceur plus complète à _donner_
  qu’à _léguer_. Le plaisir de celui qui donne consiste dans la vue du
  plaisir procuré à celui qui reçoit. Il est vrai que, si je mets
  quelque bonheur dans votre vie, je n’en serai témoin qu’à distance;
  mais la distance qui nous sépare maintenant, comparée à _l’autre_, à
  celle qui nous séparera bientôt, me paraît toute petite. Si vous étiez
  plus près, d’ailleurs, je ne vous écrirais pas ce que je vais vous
  écrire.

  «Mon testament! Vous riez peut-être à ce mot, pensant que je ne
  possède rien en ce bas monde. En êtes-vous bien sûr, ô mon ami?... Je
  possède un cœur, le cœur d’une pauvre petite mourante, qui n’a jamais
  fait de mal à une mouche et qui a souffert beaucoup, déjà, d’un _faux_
  amour. Ce cœur-là, cher compagnon de ma misère, je vous le donne
  _entre vifs_, comme dirait papa... Il dirait autre chose peut-être:
  par exemple que sa fille est d’une hardiesse révoltante. Mais songez,
  mon Robert, que nous sommes condamnés à ne nous connaître jamais!

  «A ne nous _voir_ jamais plutôt, car je vous connais: c’est pour cela
  que je vous aime. Vous avez été si bon pour moi, si noble, si délicat,
  si généreux! Que n’avez-vous pas fait?... Cependant voulez-vous savoir
  ce que vous avez fait de plus inoubliable, de plus divin, de plus
  miraculeux? Eh bien! vous avez fait que je ne mourrai pas sans être
  aimée _comme il faut_. Ce sera un peu moins dur de s’en aller ainsi,
  en songeant qu’un cher homme se souviendra de moi, qu’il restera ma
  chose, mon amant, mon fiancé devant Dieu. Car je crois à vos paroles,
  mon adoré, et je vous réponds: moi aussi, _toujours_! Aimons-nous
  vite, aimons-nous bien! Rendons-nous très heureux pendant quelques
  jours. Puis, _je crois_ que le bon Dieu nous mariera dans son ciel.
  Vous me reconnaîtrez dans la foule, n’est-ce pas? Du reste je vous
  verrai venir, j’irai à votre rencontre, je vous dirai: Enfin! vous
  voilà! Comme vous fûtes long!--Qui aurait pu attendre que je mourrais
  _fiancée_, comme une personne ordinaire, que j’écrirais, moi aussi,
  des lettres d’amour, en cachette!... Ah! Dieu! comment aurais-je gardé
  toute cette joie dans mon cœur sans vous en parler, sans vous en
  bénir? Non; pas de seconde enveloppe cachetée, à n’ouvrir que... plus
  tard. Ce serait mieux, je le sais; mais je n’en ai pas le courage.
  D’ailleurs qu’importe, puisque nous ne devons jamais nous voir en ce
  bas monde?»

Robert ne fit pas attendre sa réponse. Elle commençait par ces mots:

  «Vous comprenez bien, je pense, que si je n’arrive pas à vos pieds, au
  lieu de cette lettre, c’est que la chose est _impossible_. Dans
  quelques jours, dans quelques semaines peut-être, je m’imaginerai que
  je peux tenter la chance. Alors, ce ne sera pas long. Mais mon bonheur
  actuel est si grand, si «divin», si «miraculeux» comme vous dites, que
  j’ai peur de le briser trop tôt en me brisant moi-même.»

Clotilde, à coup sûr, ne doutait pas que le voyage d’Algérie ne fût une
_impossibilité_ pour Robert. Bien plus, la certitude de cette
impossibilité avait seule pu lui donner la hardiesse d’écrire la lettre
qu’elle avait écrite, ce _testament_ sitôt changé en une _donation_
d’elle-même. Cependant toute femme comprendra qu’elle fut un peu
désappointée de voir que son amoureux tenait si ferme à ses sages
résolutions de rester en France. Elle savait, pour l’avoir éprouvé, que
les plus fragiles ne meurent pas toujours d’un voyage de trois cents
milles marins. Et, quelque embarras que sa pudeur de jeune vierge eût dû
souffrir en voyant Robert tomber à ses genoux, il lui fallait bien
s’avouer qu’à cette épreuve, non moins qu’à celle de la traversée, elle
aurait pu survivre.

Mais si son cœur soupira quelque plainte secrète, il ne tarda guère à
s’ouvrir à d’autres sentiments. Quoi que Robert pût dire de son bonheur
divin et miraculeux, une souffrance vague, une amertume que l’on
devinait poignante se faisait jour à travers les lignes délirantes
qu’avait prodiguées sa machine. On aurait cru que c’était lui, non pas
Clotilde, dont les jours étaient comptés, pour qui ce bonheur était un
mythe jamais réalisable. Et le cœur de la jeune fille se serra
douloureusement quand elle lut un jour ces mots:

  «Je vous aime. Je couvre vos mains de baisers, de larmes aussi, car je
  souffre à en mourir.»

Toutefois, en quelques semaines, elle avait pris l’habitude d’être aimée
avec ces alternatives de passion et de mélancolie, sans qu’un mot
laissât jamais briller un espoir d’avenir humain. Puis elle en vint à
trouver un charme délicieux à ces fleurs pâles, mais d’une exquise
odeur, de sentiment supra-terrestre. Comme toutes les femmes qui ont un
amoureux et qui l’adorent, elle n’eût pas accepté que l’amoureux fût
autrement. On jugerait même, si leur volumineuse correspondance était
reproduite, que, de ces deux êtres, le plus heureux était Clotilde. Une
chose contribuera sans doute à l’expliquer: la jeune malade allait mieux
et reprenait des forces. Vers la fin du second hiver passé en Algérie,
elle écrivait à Robert de Chalmont:

  «Je suis plus forte, tellement que le médecin n’en revient pas: je
  vois sa stupéfaction, encore qu’il soit trop... médecin pour ne pas
  déclarer la chose toute naturelle.--«Voilà ce que c’est, mon enfant,
  que d’obéir à son docteur! Et puis l’air de Biskra!... Et puis _mes_
  pointes de feu!... Et puis _mes_ injections de gaïacol!... Et puis
  _mes_ pilules de créosote!...»

  «Moi, je dis tout bas: Et puis _mon_ Robert!... Ah! quel grand et beau
  remède que l’amour, même quand on le prend, comme moi, les yeux
  fermés! Je les garde ainsi, dans un délicieux rêve, en vous envoyant
  un sourire, à vous, mon vrai médecin. Laissons-nous vivre au jour le
  jour; je ne veux plus les compter, ces jours de trêve, pendant
  lesquels je _sens_ que le sort m’oublie!...

  «Aimons-nous bien, fidèlement, aveuglément, _toujours_!»



IV


Le rêve, cependant, allait finir; la marche des événements allait
succéder au court sommeil des destinées; la réalité entrait en scène.

Vers la fin d’avril, M. Falconneau, pour qui ces dix-huit mois n’avaient
pas été un rêve de bonheur, apprit qu’il allait du moins ne plus
souffrir de la pauvreté. Sa cousine, morte en quelques heures, laissait
un testament qui le déshéritait avec un soin minutieux. Un seul détail
manquait à l’acte: il n’était pas signé.

Cette négligence de la rancuneuse dame assurait une petite fortune aux
Falconneau. L’ancien magistrat, craignant une secousse pour sa fille,
apprit d’abord la nouvelle au médecin qui était, au surplus, son seul
ami à Biskra.

--Entre nous, mon cher, il était temps! soupira-t-il épuisé. Je me
sentais mourir à la peine. Et, dans les circonstances, il faut que je
reste le dernier.

Tous deux allèrent porter à Clotilde l’importante communication. Loin de
sentir le choc, même heureux, que l’on pouvait redouter, elle parut
trouver la chose toute naturelle. C’était un bonheur, sans doute; mais à
cette heure elle savait qu’il en existe de plus grands. La vue d’un
miracle ne l’eût point étonnée. Quel plus merveilleux prodige que celui
qui avait fait entrer l’amour dans sa vie, par cette même porte d’où
elle attendait la mort?

Falconneau fut consterné de cette sérénité qu’il prenait pour une
indifférence de mauvais augure. Le médecin tâta le pouls, sans deviner
quel nom répétait le battement de la jolie veine bleue sur le bras un
peu plus ferme. Il vit qu’aucun désordre n’était à craindre et se
retira, plaisantant. La plaisanterie, même au lit de mort... des autres,
était un de ses moyens de médication.

--Maintenant, mademoiselle, pas de bêtises! Vous voilà une héritière...
Et moi qui n’ai que des filles!

L’héritière ne répliqua rien: elle releva la tête, foudroyant le pauvre
docteur d’un regard dédaigneux. Elle eût aimé lui répondre:

--Eh bien!... Et si vous aviez pour fils le plus beau des enfants des
hommes, un millionnaire, un prince?... Pensez-vous qu’il obtiendrait un
regard de celle qui appartient, cœur et âme, à Robert de Chalmont?

M. Falconneau quitta la chambre avec son ami, sous prétexte de le
reconduire. Quand il fut de retour auprès de sa fille, une heure après,
il dit:

--Ce n’est pas tout que d’hériter: il faut aller recueillir la
succession. J’inclinerais à partir sans tarder pour revenir avant les
grandes chaleurs, et t’emmener à Batna. Que dirais-tu si je prenais, à
Philippeville, le bateau de la semaine prochaine? Quant à toi, j’ai
pourvu à ton sort pendant cette absence. Le bon docteur veut bien
t’accepter comme pensionnaire. Sa femme est excellente et ses filles...

--Vous allez dans les Landes, papa? demanda Clotilde sans répondre.

--Naturellement. Je toucherai d’abord à Saint-Sever; c’est là que se
trouvent les biens de... la défunte. Puis j’irai faire une visite à la
tombe de ta mère. Ceci, par exemple, sera dur. Voir ma pauvre maison aux
mains d’un étranger!... Ah! si je pouvais, d’un coup de baguette,
réaliser mon rêve!...

--Quel est-il, votre rêve, mon cher papa?

--Racheter la Peyrade et te rendre assez forte pour que nous y passions
les étés ensemble. Pour l’hiver, je me bâtirais un pavillon ici...
J’aime beaucoup Biskra pendant la saison froide.

--Vraiment? dit Clotilde avec un sourire triste. Eh bien! je ne vois
qu’une chose difficile dans votre rêve: c’est la partie qui me concerne;
et encore je vais tellement mieux! Le pavillon de Biskra n’est qu’une
parole à dire pour des gens riches comme nous. Quant à notre ancienne
demeure, j’ai dans l’idée que... monsieur de Chalmont vous la rendra
demain, si je la lui demande.

M. Falconneau considérait sa maison de la Peyrade comme une résidence
unique, surtout depuis qu’elle appartenait à un autre. L’idée que Robert
de Chalmont pourrait s’en dessaisir, autrement que contraint et forcé,
lui parut tout à fait plaisante. Il répondit:

--Voilà bien les femmes! Parce que cet inconnu t’a écrit quelques
phrases polies, tu t’imagines qu’il va, pour tes beaux yeux, quitter une
habitation comme il n’en trouvera nulle part, au même prix!

--_Je sais_ que je peux compter sur lui, mon père. Vous en jugerez
d’ailleurs. Le courrier de France part ce soir. Je vais écrire à
monsieur de Chalmont pour l’informer de ce qui nous arrive et lui dire
qu’il vous verra bientôt. Vous logerez chez lui, naturellement.

--Naturellement? Je ne vois pas ce qu’il y a de si naturel pour moi à
traiter en camarade ce manchot emmanché à une machine à écrire. Son seul
titre à mon amitié est qu’il chausse mes pantoufles, boit dans mon verre
et use mes draps. Si tu trouves que c’est agréable de rentrer dans sa
maison, à la manière d’un passant égaré, qui demande un gîte pour la
nuit... Non! je préfère l’hospitalité de Célestin Bidarray; au moins je
le connais, celui-là!... Bon! voilà que tu pleures, maintenant.

Clotilde essaya de refouler ses larmes. Vains efforts: les nerfs
affaiblis n’avaient pas de résistance. La pauvre petite balbutia, ou
plutôt sanglota ces paroles:

--Je vous en prie... Ne faites pas cette injure à Ro... à monsieur de
Chalmont. Dites-moi que vous irez chez lui, papa.

Plutôt que de voir pleurer l’enfant qu’il disputait à la mort,
Falconneau eût promis d’aller chez le diable. Quand il fut certain
d’avoir calmé l’orage, il sortit: pour être en état de partir la semaine
suivante, il n’avait plus une minute à perdre. Clotilde, restée seule,
commença de noircir des pages.

Pour cette amoureuse de dix-huit ans, la grosse nouvelle n’était pas
qu’une petite fortune était rendue à la famille. L’important, c’est
qu’elle allait, enfin! connaître son amoureux autrement que par des
lettres--et d’adorables preuves de bonté.

  «Quelle joie! écrivait-elle. Vous parlerez à mon père! il vous
  verra... Et, quand il sera de retour, quand il vous connaîtra bien, je
  lui dirai que je vous aime. C’est mal d’avoir tardé à le lui dire;
  mais il vaut mieux qu’il sache d’abord quel homme vous êtes. Il ne le
  sait pas, lui!...

  «Gardez-le bien longtemps, pour qu’il ait à me raconter, pendant des
  semaines, ce que vous aurez fait ensemble, ce que vous aurez dit,
  quelle vie vous menez, comment vous allez... Ah! Dieu! si vous saviez
  quelles idées folles me viennent!... Et je suis sûre qu’elles vous
  viennent aussi. Mais je vous réponds à mon tour, monsieur l’homme
  prudent: «Pas tout de suite: nous verrons plus tard.» J’ose presque
  dire _plus tard_, tant je vais bien!--Contentez-vous, pour l’instant,
  de faire en sorte que mon père vous aime... bien moins que ne fait sa
  fille, mais _beaucoup_.

  «N’essayez pas de lui écrire. Votre lettre ne pourrait être ici avant
  son départ. Il vous télégraphiera de Marseille pour que vous
  l’attendiez.»

La lettre partit, mais les «idées folles» restèrent. Le second jour
elles avaient grandi; le troisième elles étaient devenues des idées
fixes. Mademoiselle Falconneau mangeait à peine; en revanche, elle ne
dormait plus, elle changeait à vue d’œil; mais son père, trop affairé,
n’y prenait pas garde. La veille de la date fixée pour le départ il
faisait ses malles quand sa fille entra, le visage bouleversé,
méconnaissable.

--Mon cher papa, commença-t-elle, écoutez bien ce que je vais dire: si
vous me laissez à Biskra, vous ne me trouverez pas vivante, au retour.

--Qu’est-ce qui te prend? N’aimes-tu pas le docteur et sa femme? Ne
peux-tu, sans mourir, passer deux mois chez eux? Tu l’avais accepté de
bonne grâce, pourtant!

--Je l’_avais_ accepté. Mais, dès le lendemain, un désir est né en moi
de... revoir la France. Aujourd’hui ce désir est une maladie, plus
dangereuse que l’_autre_, je le sens fort bien. Si vous aimez votre
fille, donnez-lui une joie dans sa vie, la plus grande joie que cette
vie, très courte, aura jamais connue.

--Est-ce que tu vas avoir des caprices, maintenant? dit Falconneau.
Est-ce que...?

La suite de la mercuriale resta sur ses lèvres. Il venait de regarder sa
fille et sentait, revenue en lui, cette terreur de la voir mourir, qu’il
commençait à oublier depuis que l’échéance paraissait plus lointaine.

--Voyons, petite! ne te mets pas dans un état pareil, s’écria
Falconneau. Je ne refuse pas de t’emmener, tu m’entends? _Je ne refuse
pas._ Seulement il faut que je parle au docteur: je cours chez lui.

Le docteur vint presque aussitôt. Il examina de près sa jeune malade et
ne fit pas de plaisanterie.

--Venez, dit-il au père, il faut que nous parlions de ce voyage.

Quand ils furent seuls:

--Voici du nouveau, déclara l’homme de science. Le poumon va mieux et le
cœur se prend. L’an dernier le mot d’ordre était: Pas de courants d’air!
Aujourd’hui c’est: Pas d’émotion ni de contrariétés! Pour conclure:
emmenez votre fille en France. Vous arriverez avec le mois de mai à
Marseille; prenez le premier train pour Pau; vous y laisserez Clotilde
jusqu’aux chaleurs. Et Dieu vous garde d’un coup de mistral au
débarquement!

Informée de la décision prise, mademoiselle Falconneau sembla devenir
une autre personne. Elle mangea, fit ses malles avec une activité de bon
augure et, la chose va de soi, ne ferma pas l’œil jusqu’au matin. Mais,
comme elle dit à son père, ce n’est pas l’insomnie qui fait les
mauvaises nuits: ne pas dormir, avec des pensées joyeuses dans l’esprit,
c’est meilleur que le sommeil.

La traversée fut heureuse; le débarquement ne fut salué par aucun coup
de mistral. L’air était presque tiède; le changement de température
moins vif qu’on aurait pu le redouter. Non loin du port, les deux
voyageurs passèrent devant un bureau de télégraphe, et Clotilde fit
arrêter la voiture, s’apprêtant à descendre. «Ne bouge pas, dit son
père. Je vais envoyer la dépêche.»

Mais la jeune voyeuse était déjà debout devant le guichet, traçant une
simple ligne qu’elle méditait depuis quatre jours:


_Robert de Chalmont.--La Peyrade._

  _J’accompagne mon père et je meurs de joie._

  CLOTILDE.

Quand elle eut repris sa place au milieu des paquets et des couvertures,
son père lui demanda:

--Tu connais donc les hôtels de Pau?

Elle joignit les mains avec des yeux qui auraient désarmé un tyran plus
féroce.

--Mon cher papa, j’ai assez des villes où meurent les poitrinaires; j’en
ai même trop. Si vous m’aimez, nous irons d’abord à la Peyrade pour nous
occuper de votre rêve--et aussi du mien. Ai-je toussé une fois depuis
que nous sommes partis? Je suis forte; le voyage me fait du bien. Il me
guérira, si vous me laissez faire mes volontés, c’est-à-dire être
heureuse. Le bonheur! J’en ai eu si peu, jusqu’ici!

Ses yeux brillants, ses joues roses, la rendaient jolie et séduisante.
Son père l’admira, presque timidement, comme il eût touché une fleur
unique, très délicate, rapportée de loin.

--Sois donc heureuse, dit-il. Essayons de gagner la Peyrade. Mais, à la
première toux, en voiture pour Pau! En attendant, où logerons-nous?

--Dans notre ancienne maison, répondit-elle. Je viens de télégraphier.

Il fallut coucher en route. Le lendemain seulement, comme le soleil
s’inclinait déjà sur les dunes couronnées de pins tout brillants de
résine, les voyageurs quittèrent le train dans la petite gare qui
desservait la Peyrade, toujours dans l’attente de son embranchement.
Sauf quelques chars à bœufs chargés de bois, l’on n’apercevait dans
l’enceinte des barrières brunes que deux voitures. L’une, un char à
bancs couvert, était évidemment destinée à Falconneau et à sa fille.
L’autre, sorte de fourgon transformable en break, attendait les bagages.
Sur le quai, deux hommes seulement ne portaient pas le béret et la
blouse: l’un était le chef de gare; l’autre... Célestin Bidarray.

Il était si pâle, si défait, si tremblant, que Clotilde, craignant un
malheur, devint toute pâle elle-même. Avec un grand effort pour empêcher
sa voix de la trahir, elle dit:

--Bonjour, monsieur Célestin... J’espère qu’il n’est rien arrivé à...
notre ami.

--Rien, mademoiselle: rien. Seulement... c’est moi qui suis venu vous
chercher.

--Monsieur de Chalmont reste chez lui pour mettre les petits pots dans
les grands? dit Falconneau. Nous sommes d’une indiscrétion!... Mais vous
savez, mon cher Bidarray, nul visage ne pouvait m’être plus agréable à
voir que le vôtre, puisque mes vieux amis, votre digne oncle et mon
brave Lespéron, ne peuvent plus être là pour me souhaiter la bienvenue.

Un pâle sourire de reconnaissance flotta sur les lèvres de Célestin. Il
était demeuré toujours le même, doux, modeste, silencieux; mais il
portait des vêtements neufs, prodigalité inconnue au temps de sa
carrière pharmaceutique. Il répondit:

--Monsieur Falconneau, les vieux amis ne sont plus là, malheureusement.
Dans tous les cas il vous en reste un jeune, sur qui vous pouvez compter
jusqu’à la mort.

Le train venait de partir. Clotilde, pendant que son père vérifiait les
bagages, restait debout près de Célestin. Ni l’un ni l’autre ne
trouvaient une parole à dire. Tout à coup un colloque animé s’éleva
entre M. Falconneau et le chef de gare.

--C’est vrai; une de vos malles a été gardée dans le fourgon, reconnut
ce dernier. Mais vous l’aurez dans une demi-heure: les trains se
croisent à la station prochaine. Je cours au télégraphe.

M. Falconneau revint près de sa fille. Elle paraissait toute changée et,
soudainement, une extrême lassitude marquait ses yeux de grands cercles
sombres. Pour la première fois, depuis plusieurs jours, elle eut une
légère toux.

--Grand Dieu! voilà que tu prends froid! s’écria son père. Célestin,
avez-vous une voiture fermée?

--Oui, monsieur; et une autre pour les bagages.

--Nous sommes sauvés, alors. Vite, emmenez la petite et prenez soin
d’elle en débarquant. Vous êtes un peu médecin. Sa chambre est-elle
chauffée?

--Il y a du feu depuis ce matin, répondit Bidarray qui paraissait plus
mort que vif.

--Eh bien! donc, partez sur-le-champ. Moi je vous suivrai dès que cette
maudite malle sera trouvée. Enveloppe-toi bien, vilaine enfant! Si tu
tombes malade, ce sera de ma faute. Je n’aurais pas dû te laisser venir
ici.

--Ne craignez rien, papa. Dans une heure je serai à la Peyrade. Et
alors... tout danger aura disparu.

Deux minutes après, Clotilde et Célestin roulaient ensemble, sous les
rideaux fermés du char à bancs. La jeune fille rompit le silence la
première:

--N’est-il pas étrange que j’arrive seule chez... chez monsieur de
Chalmont que je ne connais pas?

On aurait pu croire que son compagnon n’avait pas entendu. Sans
desserrer les lèvres, il semblait compter les tas de gravier du chemin.
Tout à coup, faisant le geste suprême du condamné qui va offrir sa
poitrine aux balles, il prit la parole d’une voix sourde et tremblante:

--Mademoiselle, si l’on m’avait donné à choisir entre la mort et les
tortures de la minute présente, je vous jure que vos yeux ne me
verraient pas à cette heure. Je suis perdu si je ne peux éveiller en
vous la miséricorde. Vous allez avoir à juger ma conduite: daignez
m’entendre avec patience.

Les yeux hagards de celui qui parlait, ses traits bouleversés, pouvaient
faire craindre les révélations les plus tragiques. Toute à son unique
pensée, Clotilde se demanda: «Est-ce qu’il aurait tué Robert?» Du reste,
un pressentiment serrait le cœur de la jeune fille depuis qu’elle avait
aperçu Bidarray au lieu du cher «inconnu». Dans le trouble de son
angoisse elle était incapable de dire une parole. Son voisin continua:

--Vous me demandiez tout à l’heure s’il était survenu quelque accident
à... Robert de Chalmont. Il est devant vous à cette heure.

--Je ne vous comprends pas. Que voulez-vous dire? balbutia Clotilde dont
les paupières battaient sous l’effort de la pensée.

--Je veux dire que... que c’est moi qui suis Robert de Chalmont...

--C’est vous?... C’est vous, alors, qui me trompez depuis un an! C’est
vous qui osez!...

Elle cachait son visage dans ses mains, folle de surprise, de désespoir,
de honte. Elle gémit, d’une voix plus basse: «Maintenant je m’explique
pourquoi... _il_ n’a pas voulu venir me voir quand je l’appelais!»

--Mademoiselle... je vous en prie... écoutez-moi: vous vous expliquerez
tout. Je n’ai cherché autre chose que de faire pour le mieux. Quand vous
êtes partie, nul être au monde n’espérait que ce pays dût vous revoir.
Si certaine soirée vous est encore présente à l’esprit, vous conviendrez
que cette espérance était moins grande chez vous que chez personne. Le
vieux Lespéron me dit alors: «Gare aux idées noires! Il faudrait dans sa
vie un intérêt à quelqu’un, à quelque chose.» Que de fois j’ai médité
cette parole, moi qui aurais donné, alors déjà, ma vie pour conserver la
vôtre!... Mon oncle est mort, me laissant quelque argent contre toute
prévision. Dès lors ma seule pensée fut d’empêcher que votre maison, la
maison de la femme que j’aimais, fût profanée par des étrangers. Mais je
n’ai pas osé vous dire que je l’avais achetée. J’avais peur de passer, à
vos yeux, pour un de ces _naufrageurs_ qui tirent parti des épaves
laissées par la tempête. C’est alors que j’ai inventé Robert de
Chalmont. Je ne voulais d’abord qu’en faire l’homme de paille dont
j’avais besoin. Puis l’idée me vint de vous amuser de lui comme on amuse
d’une poupée l’enfant malade qui s’ennuie et qui va mourir. Veuillez
vous souvenir, mademoiselle, que c’est vous qui avez écrit la première
à... Robert de Chalmont. Je n’avais pas prévu cela!

--Pourquoi ne m’avez-vous pas détrompée alors?

--Parce que Lespéron m’a dit: «A quoi bon lui ôter son joujou? Elle sera
détrompée dans quelques semaines, dans quelques mois, si, comme
l’assurait votre oncle, nos âmes _voient_ ceux qui restent sur la terre.
Chalmont l’intéresse; laissez-lui Chalmont.» C’était fort bien; mais il
fallait que Chalmont pût vous répondre. Que faire? Je suis allé à
Bordeaux, j’ai acheté une machine et... mes lettres du moins ne vous ont
pas trompée. Nulle phrase n’est arrivée sous vos yeux qui ne fût sortie
de mon cœur. Qu’est-ce qu’un nom? Une plume à un chapeau, une frange à
un vêtement, une tache quelquefois!... Sous un nom ou sous un autre,
c’est _moi_ qui ai garni de fleurs la tombe qui vous est chère. C’est
_moi_ qui vous aime et qui vous l’ai dit, mais sans rien attendre, et de
si loin!... C’est _moi_, enfin, qui vais vous ouvrir votre porte comme
un serviteur vigilant, qui attendait ses maîtres. Dites, maintenant;
allez-vous condamner, rejeter, maudire, celui dont les actions, depuis
un an, sont dictées par un seul désir? J’ai le malheur d’avoir été pour
vous la cause d’une involontaire illusion, mais je n’ai pas cherché,
prémédité, une imposture odieuse: j’en fais le serment!

Sans ouvrir les yeux qu’elle tenait fermés depuis que Bidarray avait
commencé sa plaidoirie, mademoiselle Falconneau répondit:

--Je vous crois. Mais qu’est-ce que je vais faire maintenant?

--Qu’avez-vous à faire? Pensez-vous que je suis homme à garder dans ma
main l’or qui ne m’appartient pas, qui était destiné à un autre? Ce que
_vous_ avez à faire n’est pas difficile. Vous allez rentrer chez vous,
et grâce au ciel, vous y rentrez en voie de guérison. Vous allez oublier
les mauvais jours, oublier tout ce qu’il vous plaira d’oublier. Quant à
moi, sachez bien qu’à partir de cette minute je redeviens Bidarray, le
pauvre neveu du curé, le «pharmacien», comme vous disiez dans vos
lettres. N’est-ce pas bien simple? Robert de Chalmont est mort: n’y
pensons plus.

--Oui, répéta Clotilde sans faire attention à cet héroïsme. Robert de
Chalmont est mort!...

Et, de nouveau, le silence régna entre eux.

Quand la voiture atteignit les premières maisons de la Peyrade,
mademoiselle Falconneau sembla s’éveiller d’une léthargie. Elle dit ces
mots à Célestin d’une voix nette, sans colère, mais avec un ton
d’autorité qu’elle n’avait jamais eu en lui parlant:

--J’ai besoin de repos et vais me retirer dans ma chambre. Veuillez
faire en sorte de parler à mon père avant qu’il me voie. Je désire qu’il
reçoive de votre bouche les explications que je viens d’entendre. Les
lui donner serait, pour moi, chose fatigante et pénible. Demain, quand
j’aurai pu me recueillir, je causerai avec vous. Maintenant, je ne puis
causer qu’avec moi-même.

Falconneau, arrivé peu après, vit surtout dans la confession de Bidarray
le côté drôle. Au fond, il se sentait plus à l’aise avec un hôte dont il
avait tiré les oreilles jadis, quand le gamin venait en congé au
presbytère. Peut-être qu’il eût trouvé l’histoire moins plaisante s’il
avait connu les fiançailles mystiques de Clotilde avec le défunt
Chalmont. Vu l’état de santé de sa fille, il évita de la plaisanter sur
son aventure et même d’en parler. Il ne se doutait guère que ce
personnage impalpable et funeste qui, n’étant pas né, aurait eu de la
peine à mourir, était pleuré à ce même instant plus que ne sont des
époux moins imaginaires.

Clotilde avait voulu dîner dans sa chambre. Elle mangea fort peu, après
quoi elle se déclara fatiguée et désireuse de dormir, simple prétexte
pour veiller tout à son aise. A minuit, vous l’auriez trouvée dans son
fauteuil, fixant d’un regard perdu le feu qu’on avait allumé pour elle.

La phrase que le malheureux Célestin lui avait dite, croyant faire pour
le mieux, ne cessait de tinter dans ses oreilles comme un glas: «Robert
de Chalmont est mort!» Son amour était fauché dans sa fleur, et quelle
fleur! Nul souffle de désillusion ne l’avait fanée, celle-là. Son Robert
_était_ beau; il était bon, noble, fidèle, généreux, dévoué, sublime!...
Et tout cet assemblage de qualités jamais démenties venait de
disparaître. A quoi bon vivre désormais?...

Parfois la raison essayait de la tirer de son rêve en lui disant: «Que
pleures-tu? Robert n’était pas autre chose qu’une ombre. Ce qui n’a pas
existé ne saurait mériter nos larmes.» Alors, s’indignant contre cette
consolation cruelle, s’obstinant dans son désespoir, Clotilde se jetait
sur son lit, plongeant sa tête dans ses oreillers pour ne plus voir la
lumière. Elle disait tout bas, en redoublant de soupirs: «_Il a existé_,
puisque je l’aimais, et que mon cœur se brise de désespoir!»

Elle éprouvait cette amertume suprême de la veuve du marin, dont le
bien-aimé dort sous les vagues d’une mer inconnue, à plusieurs milliers
de lieues. Son chagrin s’exaspérait de n’avoir pas la main glacée d’un
mort à presser dans les siennes, de savoir qu’elle n’aurait jamais une
tombe à visiter... Du moins elle possédait _ses_ lettres.

Courant à son nécessaire, elle prit les feuilles qu’elle y avait serrées
quelques jours plus tôt pour avoir le plaisir de les relire avec _lui_.
Mais, à les relire seule, elle fut saisie d’une sorte de rage où se
mêlait un dégoût. Ces secrets de tendresse, un autre les avait reçus:
Bidarray! Un peu plus elle aurait accusé dans son cœur le «pharmacien»
de les avoir violés. Au feu, les pages remplies de douces paroles, mais
qu’_un autre_ avait écrites, qu’_un autre_ avait pensées, comme si _un
autre_ avait le droit d’aimer Clotilde, comme si l’homme qui l’aimait
avait le droit de ne pas être, de n’avoir jamais été, Robert de
Chalmont!

Sous les lettres elle trouva un tapis qu’elle avait brodé de ses mains,
pour _lui_, avec de brillantes soies algériennes. Que d’heures passées à
tirer l’aiguille en songeant à Robert, à ce Robert qu’elle s’était
presque résignée à ne pas voir en ce monde, mais qui était sien,
pourtant! En quelques minutes, elle vécut encore une fois ces longs
jours d’un rêve triste et charmant; puis elle décida qu’aucun être
humain ne toucherait ces fleurs brodées pour _lui_, dont _ses_ yeux ne
pouvaient admirer les couleurs délicates. Elle serra encore une fois sur
son cœur le tissu léger; elle y cacha un instant son visage, y laissant
un baiser, une larme, un nom soupiré pour la dernière fois. Alors, dans
la silencieuse pureté de sa chambre de vierge, elle referma les plis du
linceul mystique et le déposa doucement, comme elle eût fait d’un mort
bien-aimé, sur les tisons de pin odorant qui flambaient dans l’âtre.

Ainsi s’achevèrent sur le bûcher, à la mode antique, les funérailles de
Robert de Chalmont.

Le lendemain, Clotilde fut réveillée par le soleil qui dorait les
murailles, les tentures, les meubles. Déjà la jeune Landaise affectée à
son service avait ouvert les persiennes et rangé l’appartement. Tout y
était resté intact depuis le jour où sa propriétaire l’avait quitté.
Aussi mademoiselle Falconneau fut-elle ramenée tout d’abord aux
souvenirs de son enfance et de sa première jeunesse. Elle eut, pendant
une minute, l’oubli des étapes suivantes de sa vie, toutes marquées par
une douleur, une désillusion, une angoisse. Elle fut inondée d’une joie
intime en retrouvant ces lieux, ces objets qu’elle ne croyait pas aimer
autant. Elle eut presque l’illusion d’être revenue à la santé
d’autrefois, puisqu’on lui rendait le logis d’autrefois. Mais qui le lui
rendait?...

Dans son âme juste et sincère, la reconnaissance murmurait un nom, le
nom de Célestin Bidarray. Elle le revoyait assis près d’elle dans la
voiture, avec l’air sombre, le regard suppliant, d’un condamné que l’on
mène au supplice. N’avait-elle pas été cruelle envers cet homme si
délicat sous son apparence modeste, si patient, si résigné, si amoureux
en un mot?

Elle songeait ainsi, mal éveillée, quand son père entra.

--Eh bien! petite, on a mal dormi? Je viens de voir notre hôte: il s’est
couché tard, et la lumière n’était pas éteinte chez toi.

--La soirée n’a pas été bonne, mon père. Ce matin, je suis beaucoup
mieux. Quant à vous, il est facile de voir que vous êtes content.

--Surtout si tu n’es pas malade. Sais-tu ce que vient de me dire
Célestin? «Monsieur, je voyagerais volontiers, si je n’avais cette
maison sur les bras. Vous plaît-il que je vous la cède? Vous l’aurez
pour le prix qu’elle m’a coûté.» Mais je n’ai pas voulu le prendre au
mot... dès aujourd’hui.

--Vous avez bien fait, mon père, dit Clotilde tout émue à la pensée que
leur malencontreux voyage allait coûter à Célestin... même sa maison.

Une heure après, elle se dirigeait seule vers l’église où elle pria
longtemps, avec le remords de n’avoir pas prié durant la soirée
précédente. Elle songea, humiliée, presque dégoûtée d’elle-même:
«Serais-je donc ingrate envers Dieu _aussi_?...» Elle demanda qu’il lui
fût donné de n’être une cause de chagrin pour personne, surtout pour
ceux qui lui faisaient du bien. Puis, son oraison achevée, elle prit le
chemin bordé de platanes qui s’arrêtait court à la grille du cimetière,
suprême _Terminus_ de tous les chemins d’ici-bas. Comme elle se
disposait à entrer, elle vit que Célestin l’attendait, les bras chargés
d’une énorme botte de roses. Ayant salué la jeune fille avec la même
nuance d’_infériorité_ qu’il gardait quelques années plus tôt, il lui
dit en l’abordant:

--Je vous ai vue sortir et j’ai deviné où vous alliez. Alors, comme vous
soupiriez en regardant les fleurs du jardin, j’ai compris que vous aviez
scrupule de les cueillir. Les voici: je vous assure que ce n’est pas
pour moi que je les cultive.

Mademoiselle Falconneau fut touchée et répondit en prenant les roses:

--J’y ai gagné une moisson plus abondante, grâce à la générosité du
jardinier. Merci!

Le jeune homme eut un sourire de joie, tandis qu’il ouvrait la porte et
s’effaçait pour laisser entrer Clotilde; mais il ne la suivit pas dans
l’enclos funèbre. Là non plus rien n’était changé; elle trouva sans
peine la tombe qu’elle cherchait, une dalle de marbre que des mains
pieuses avaient entourée le matin même d’une guirlande fleurie. La
pierre elle-même était libre: on l’avait réservée à l’offrande qu’une
main filiale allait y déposer.

--Maman!... C’est moi... votre petite Clotilde, murmura la visiteuse.

Puis, les yeux mouillés de larmes, elle disposa ses fleurs et pria, tant
qu’elle put se tenir à genoux. Fatiguée, elle s’assit sur un banc qui
n’était pas là quand elle avait quitté la Peyrade. Il s’appuyait au
saule pleureur, planté par elle et déjà devenu vigoureux; l’on pouvait
voir que quelqu’un se reposait souvent à cette place, d’où l’œil
découvrait, à peu de distance, la grandiose perspective de l’Océan.
Bientôt, malgré la solennité du spectacle, mademoiselle Falconneau
détourna sa pensée des deux infinis qu’elle avait sous les yeux: celui
de la Mort et celui de l’Océan. Elle songea que la vie est courte et
qu’elle ne contient peut-être qu’un bonheur enviable: celui d’aimer et
d’être aimé. Elle reconnut qu’elle avait trouvé dans un homme l’amour
dévoué, fidèle, patient, toujours prêt au sacrifice. Elle se souvint que
cet homme l’attendait là-bas derrière une grille, pareil au chien qui
n’ose pénétrer derrière son maître dans certains lieux dont il se devine
exclu. Dans son cœur attendri, une voix s’éleva:

«Pourquoi pleurer sur une chimère envolée, sur un mensonge évanoui? La
vérité seule mérite nos larmes et notre joie. Qui donc t’a aimée depuis
les derniers jours de ton enfance? Quel autre homme t’aurait ainsi
consacré toute sa vie, n’osant se laisser voir parce qu’il se juge
indigne de toi? De quels êtres en ce monde, si Dieu t’appelle, seras-tu
pleurée, sauf de ton père et de lui?... Mais toi, qui aimes-tu donc? Le
visage que tu n’as pas vu, la voix que tu n’entendis jamais, les yeux
que les tiens cherchèrent vainement dans tes rêves? Qui t’a conquise, ô
mon enfant, sinon un cœur généreux et tendre, un esprit simple et pur,
des paroles nées d’un sentiment profond, l’amour, enfin, qui éveilla
chez toi l’amour _vrai_, que tu ne connaissais pas encore? N’est-ce pas
à ce cœur, à cet esprit, à cet amour, que tu as écrit: _Je vous aime?_
De quel droit renierais-tu, aujourd’hui, la promesse signée?»

Longtemps Clotilde médita, suivant des yeux sans le voir un navire qui
passait au large. Parfois elle était attendrie et persuadée; parfois une
orgueilleuse révolte bouillonnait en elle et rendait son visage presque
dur. Enfin, avec un grand soupir, elle se leva et, jetant un baiser vers
la dalle de marbre:

--Chère maman, dit-elle, je vais tâcher de vous obéir.

Voyant que des nuages montaient au ciel, Bidarray avait couru à la
maison pour y prendre un manteau. Il revenait, quand mademoiselle
Falconneau ferma la grille. Sans rien dire, il posa le vêtement sur ses
épaules.

--Merci encore! merci toujours! fit-elle. Je suis fatiguée: donnez-moi
votre bras.

Ils rentrèrent, un peu trop vite au gré de l’amoureux; mais ce trajet de
quelques minutes restera dans le cœur de Célestin comme un des meilleurs
moments de sa vie. Clotilde le regardait, lui souriait, s’intéressait à
lui. Même une ou deux fois, elle fit allusion à certains passages des
lettres qu’il avait écrites, non pas cependant à ceux dans lesquels il
parlait de son amour. Le pauvre garçon, tout grisé de joie, buvait dans
les yeux chéris la «miséricorde» qu’il avait implorée. En lui-même il
songeait: «C’est comme si une porte commençait à s’ouvrir entre nous
deux!»

Arrivée à la maison, Clotilde vit un groupe de femmes, d’enfants, de
vieillards, qui stationnait devant la porte. Comme elle s’informait, son
compagnon lui répondit:

--Ce sont mes clients, car je suis toujours pharmacien; seulement je ne
vends plus mes remèdes. J’ai travaillé; je sais un peu de médecine et
peux faire quelque bien à ces pauvres gens.

--Pour eux aussi vous êtes «le sorcier», dit la jeune fille en regagnant
sa chambre.

Au déjeuner, elle était en face de lui. D’abord confus de son nouveau
rôle, Célestin s’en acquitta bientôt fort convenablement. Falconneau les
regardait sans rien dire, mais pensait beaucoup. On pouvait voir qu’il
avait pour son hôte un goût marqué; en même temps on devinait sa
surprise, à la vue des changements qui s’étaient opérés en ce jeune
homme depuis deux ans. Lorsqu’on fut au dessert, l’ancien magistrat,
plus gai qu’il n’avait été depuis bien des années, se renversa dans son
fauteuil et dit d’un air épanoui:

--Mon cher Bidarray, si vous me vendez votre maison, il y aura une
clause dans le marché: c’est que vous vous en bâtirez une en face.
Habiter la Peyrade sans vous me serait impossible, maintenant.

Le pauvre Célestin cherchait une réponse; il ne put que balbutier:

--Oh! monsieur!... Comme vous êtes bon!... Comme vous êtes bon!...

Falconneau passa la journée dehors; sa fille resta au salon, étendue sur
une chaise longue. Célestin demeura près d’elle, non sans répéter vingt
fois par heure:

--Je vais vous laisser dormir; il faut vous reposer.

Mais il n’avait pas le courage de sortir. Il veillait sur la jeune fille
avec un soin d’esclave, rapprochant, éloignant les vases de fleurs,
ouvrant, fermant les fenêtres, disposant les coussins, ne parlant que
pour répondre, tout absorbé dans une adoration extatique. Ce grand
amour, devenu pour lui l’unique intérêt, l’unique raison d’être de sa
vie, commençait à toucher Clotilde. Elle fermait les yeux, se laissait
magnétiser par ces caresses _devinées_, flottantes autour d’elle, jamais
senties, toujours contenues par le respect.

--Pourquoi êtes-vous si bon? dit-elle enfin, après un long silence.

--Parce que je vous aime, répondit Célestin les mains jointes, sans
s’approcher de l’idole.

On aurait pu se demander si Clotilde n’était pas sourde, car elle n’eut
pas le mouvement de colère que redoutait l’audacieux. Hélas! elle venait
de s’endormir; les succès de Bidarray étaient finis pour ce jour-là.

Dans la nuit, mademoiselle Falconneau fut réveillée comme par un choc:
le terrible pouvoir, la désolante exagération des pensées nocturnes
reprenait possession d’elle. Une fois encore le souvenir de Robert de
Chalmont la hantait. Chose étrange: elle n’avait pas vu, elle ne pouvait
avoir vu ce personnage fantastique. Sa raison lui disait qu’il n’avait
pas existé, et cependant _elle se souvenait de lui_. Nouvelle Psyché,
elle pleurait ce nouvel Eros, envolé juste au moment où elle venait
d’allumer la lampe et de voir les traits de l’amant mystérieux. Mais,
cette fois, Psyché n’était qu’une infidèle, tout au moins par
l’intention. Ne s’était-elle pas efforcée d’aimer Célestin Bidarray? A
cette pensée, elle avait horreur d’elle-même. Sacrilège et trahison!
Voilà quels étaient ses crimes. Dans le silence de la nuit, elle
appelait tout haut: «Robert! Robert!» L’aube la surprit dans ce
cauchemar sans sommeil. Vaincue, enfin, épuisée par la fatigue, elle
s’endormit.

De nouveau, le grand jour la rendit à la raison, au bonheur de vivre,
d’être aimée. La vision s’était enfuie avec l’ombre. Célestin, par la
seule adoration qui brillait dans ses yeux, reprit ses avantages.
D’heure en heure elle devenait moins réservée et, pour ainsi dire, plus
coquette avec lui; on aurait cru qu’elle subissait la contagion de
l’amour... La vérité, c’est qu’elle _voulait_ aimer cet homme vivant
pour échapper aux obsessions de l’heure prochaine, à la poursuite de ce
fantôme qui la rendait folle de désespoir et de souffrance. Célestin
parla de son amour; il en parla beaucoup, avec la conviction ardente
d’un cœur sincèrement épris, sinon avec le charme d’un poète. Il osa
baiser une main qu’on laissa dans les siennes: bref, l’ombre la moins
intelligente aurait compris qu’elle ne devait plus revenir.

Mais Robert de Chalmont revint; il prit sa revanche durant les heures
enfiévrées de l’insomnie. La pauvre Clotilde pleura, se désola de sa
faiblesse, reconnut son indignité, protesta qu’elle ne pourrait jamais
aimer un autre homme que Robert; puis, aux premiers rayons du jour,
l’hallucination disparut, laissant une fatigue effroyable, si bien que
la malheureuse enfant, pour fuir une nouvelle épreuve du même genre, fût
partie sur l’heure pour l’Algérie.

Dans la journée, comme elle visitait avec Bidarray l’ancien jardin de
Lespéron qui commençait à devenir une friche, leur promenade les
conduisit à la tonnelle où, un certain soir, elle avait entendu sa
condamnation.

--Je n’aime pas cet endroit, fit-elle en passant plus vite. Allons
plutôt voir le banc où vous m’avez trouvée. Quel ami vous avez été ce
soir-là... et toujours!

Quand ils furent assis, le jeune homme lui prit la main.

--_Toujours!_ répéta-t-il. Que de fois nous nous sommes écrit ce mot! Je
vous ai promis de n’être à nulle autre et j’ai reçu de vous la même
promesse. Il est vrai que nous ne pensions alors qu’à des fiançailles
sans lendemain, où nos âmes seules étaient intéressées. Mais puisque
vous êtes guérie,--guérie par l’amour, vous l’avez dit,--pourquoi ne pas
laisser l’amour achever son œuvre, nous donner le bonheur à tous les
deux? Unis dans l’éternité, pourquoi ne serions-nous pas unis dans cette
vie? Clotilde!... si vous m’aimiez comme je vous aime, vous sentiriez
qu’il vous est impossible de vivre sans moi!

Elle resta muette un instant, le regard fixé sur les flots pailletés
d’or; puis elle répondit:

--Vous réclamez votre bien, ô mon fidèle! Puis-je vous le disputer? Je
suis à vous en France, comme j’étais à vous en Algérie, en ce monde
comme dans l’autre. Que Dieu ne se presse pas trop de m’appeler,
maintenant!

Célestin se pencha sur elle, fou de bonheur; mais il se souvint qu’il
avait dans les bras une créature frêle, dont une étreinte un peu trop
vive pouvait arrêter le souffle. Sur les cheveux de sa fiancée il posa
doucement les lèvres.

--Je vous soignerai tant! dit-il. Et je vous aimerai si bien!

Ils convinrent que Bidarray attendrait quelques semaines pour faire sa
demande. M. Falconneau allait partir pour Saint-Sever, emmenant sa
fille. Celle-ci voulait avoir le temps de le préparer; car, n’ayant pas
suivi la correspondance entre Biskra et la Peyrade, il n’aurait pas
compris comment les choses avaient pu marcher si vite. Pour ne rien
cacher, d’ailleurs, Clotilde craignait que son père ne rêvât un gendre
de situation moins modeste que Célestin, en admettant qu’il rêvât un
gendre. Célestin lui-même jugeait la situation, sans qu’il fût besoin de
lui rien dire.

Mademoiselle Falconneau se sentait presque heureuse. Un amateur
d’analyse pourrait chercher si son bonheur était l’exaltation ordinaire
d’une jeune fiancée, ou le calme résultant d’une décision qui met fin à
de poignantes perplexités. Sa conscience, non moins que son cœur, était
enfin tranquille; sa dette était reconnue, sinon payée. Toutefois,
connaissant par expérience le fâcheux pouvoir des heures nocturnes sur
son imagination, elle éprouvait une terreur véritable en voyant le jour
décliner. Mais, à cette heure, elle avait un soutien et, le soir venu,
tandis que son père fumait un cigare sur la plage, elle dit à Célestin:

--Mes nuits sont horribles depuis mon arrivée dans cette maison.
Croiriez-vous que la pensée de regagner ma chambre est une terreur pour
moi? Quelle torture que ces insomnies!

Elle attendait, pour tout lui dire, une question de l’homme qui devait
la protéger désormais contre tout. Était-il même besoin de question? Ne
devait-il pas deviner la hantise, les efforts, de ce rival qu’il s’était
donné malencontreusement à lui-même? N’allait-il pas braver l’ennemi,
calmer Clotilde, _sa_ Clotilde, avec une parole, avec un geste
protecteur?...

Hélas! le pauvre Célestin n’était pas romanesque; ou du moins il ne
l’était, comme tant d’autres, que la plume à la main. Dans la vie
ordinaire, il voyait sous un aspect très simple tous les incidents
physiques, ou même métaphysiques, de l’existence. Il comprenait
peut-être que l’on mourût d’un amour malheureux. Mais l’idée que
Clotilde, fiancée du matin, pût être malheureuse, troublée, inquiète, ne
lui venait pas à l’esprit. On ne l’eût pas moins surpris en lui disant
que la faim peut persister après la nourriture, ou la soif après le
breuvage, phénomène tout ordinaire dans l’âme et dans le cœur des
femmes, surtout des femmes d’aujourd’hui. Aux plaintes qu’il entendait,
le brave garçon eut un sourire confiant qui voulait dire: «Soyez
tranquille; nous allons arranger cela.» Puis il disparut et revint une
demi-heure après, nanti d’une petite boîte enveloppée suivant le
meilleur style de l’École.

La pauvre Clotilde ne fut pas peu désappointée de voir que Célestin
combattait son rival avec des pilules. Or, après tout, l’essentiel était
de vaincre--et de dormir. Sans une remarque elle prit la boîte, observa
religieusement l’ordonnance et, de fait, elle dormit. Robert de Chalmont
avait le dessous dans ce combat quelque peu déloyal. Toutefois, chassé
durant la nuit, le fantôme allait prendre sa revanche à la lumière du
jour.

Certes, l’excellent Bidarray promettait d’être le modèle des maris;
mais, vu d’aussi près, il n’était pas le modèle des héros de roman.
Depuis qu’il n’était plus malheureux, il semblait avoir perdu sa faible
auréole. A cette heure il mangeait trop--au gré d’une personne qui
dînait d’un blanc de volaille. Il chargeait l’assiette et remplissait le
verre de Falconneau, qui ne se défendait que mollement: tous deux
quittaient la table, rouges comme des pivoines. Enfin, il riait trop
haut; rendu expansif par le bonheur, il n’avait rien, dans le
terre-à-terre de sa conversation, qui rappelât, même de loin, ces
lettres poétiques, adorables, sorties de la mécanique de Robert. Et, du
coin sombre où il s’était retranché depuis que l’opium l’avait délogé de
l’alcôve de Clotilde, le fantôme riait de son terrible rire d’ombre, qui
glaçait le mieux intentionné des amours.

Telle était la situation, quand Falconneau et sa fille quittèrent la
Peyrade pour Saint-Sever. Cette petite ville presque morte, aimable et
jolie dans sa tristesse, fermée à toute vibration de l’existence,
impressionna Clotilde comme une image de sa propre vie. Quand elle entra
dans la maison de la défunte, qui cachait son mur gris et ses persiennes
verdâtres dans le détour d’une rue muette comme un cloître, la jeune
malade fut sur le point de reculer. Falconneau se frottait les mains,
tout entier à d’autres idées:

--C’est bon, tout de même, d’être _chez nous_! J’en avais perdu
l’habitude.

Pour la première fois, Clotilde regretta l’Algérie et son soleil. Elle
fut étonnée de voir combien elle regrettait peu la Peyrade... et
Célestin. Celui-ci écrivait tous les deux ou trois jours; mais le père
ne faisait qu’en plaisanter.

--Que diable peut-il te raconter dans ses lettres, ce brave garçon-là?
Si je ne connaissais mon Célestin, je pourrais croire qu’il te peint sa
flamme... Sais-tu, petite, que je t’ai bien mal élevée? Les Américaines
sont moins libres que toi. Un jeune homme t’écrit; tu flirtes avec lui
des après-midi entières... Sérieusement, tout cela est bon avec
Célestin, qui est inoffensif. Mais, avec d’autres, ne te mets pas sur ce
pied, surtout ici: on en causerait vite.

Le moyen de répondre à cette tirade:

--Mon père, j’ai dit, j’ai écrit à l’inoffensif Célestin que je l’aime.
Il y a bien eu quelques erreurs d’adresse; mais enfin il a mes lettres.
Si mal élevée que je sois, il me paraît juste que je l’épouse. Quand
voulez-vous qu’il vienne pour demander ma main?

Donc elle ne répondait que par de gros soupirs.

S’il ne s’agissait d’un être impalpable, on pourrait dire que Robert de
Chalmont riait à se tenir les côtes derrière les rideaux fanés du logis.
Sa grande colère était passée: même sans opium, il laissait Clotilde
sommeiller en paix, n’ayant plus à l’endroit de son rival «inoffensif»
qu’une sorte de mépris débonnaire. Mais, pour Clotilde, l’épreuve
n’était guère plus douce que la précédente. Elle vivait d’ailleurs dans
une solitude complète; son père passait le jour à collationner les
inventaires, à discuter les chiffres, à visiter les fermes. Elle-même,
ne comptant pas vivre à Saint-Sever, fuyait plus qu’elle ne cherchait
les nouvelles connaissances. Nul n’aurait pu lui reprocher qu’elle
poussait trop loin sa liberté d’allures.

La liquidation finie en toute hâte, car la jeune malade s’était remise à
tousser, on partit pour les Eaux-Bonnes. Célestin devait s’y transporter
pour faire sa demande, sitôt que le terrain serait préparé; mais rien
n’annonçait une préparation même éloignée, Clotilde se sentait lasse,
incapable de tout effort, surtout de l’effort de dire à son père:

--Voulez-vous permettre que je devienne madame Bidarray?

Cependant Falconneau ne quittait plus sa fille et s’était remis à la
gâter, comme au temps où il avait peur de la perdre; même il la gâtait
mieux, étant plus riche. Elle s’en aperçut et dit un jour au médecin:

--Je vois que mon père ne veut rien perdre des heures qui nous restent à
passer ensemble. Encore une poitrinaire que les Eaux-Bonnes, si bonnes
qu’elles soient, n’auront pas guérie!

--Mais, mademoiselle! répondit le docteur, la poitrine va beaucoup
mieux. Si vous étiez _de la partie_, vous verriez que je ne vous donne
pas des remèdes de poitrinaire.

Il ne mentait pas: Clotilde mourait d’une dégénérescence rapide du cœur,
suivant la prédiction faite à Biskra. Un soir, elle eut sa première
syncope; le lendemain, le curé vint la voir _par hasard_; mais elle ne
fut pas dupe du stratagème et demanda d’elle-même à se confesser. Comme
le prêtre cherchait à lui donner du courage:

--Oh! fit-elle avec un triste sourire, je n’ai plus peur _maintenant_.
Pauvre Robert!... Non: pauvre Célestin!

Sans s’offusquer de ce bizarre mélange de noms, le confesseur leva un
doigt vers le ciel:

--Mon enfant, l’on se retrouve aux pieds du trône de Dieu.

--Hélas! répondit-elle, j’ai aimé deux hommes. Le premier n’était pas
digne de moi, et je ne désire pas de le rencontrer là-haut. Pour le
second, comment le retrouverais-je, puisqu’il n’existait pas?

Le prêtre jugea que sa pénitente tombait dans le délire; mais la raison
de la mourante était entière; car, ayant demandé son père, elle dit:

--Je voudrais vous parler de Célestin Bidarray. C’est mon...

Elle s’interrompit, faisant des lèvres un mouvement qui signifiait: «A
quoi bon?»; puis elle continua, changeant la fin de sa phrase:

--C’est mon meilleur, mon seul ami. Prévenez-le... Il pourra vous être
utile pour... pour me ramener à la Peyrade.

Après un silence, Clotilde ajouta:

--Laissez-lui sa maison. Ne pourriez-vous l’habiter ensemble? Je... je
ne pense pas qu’il se marie jamais.

                   *       *       *       *       *

Célestin est arrivé trop tard; le secret des fiançailles est resté entre
lui et la jeune morte. _Aurait-elle pu_ l’aimer? Ceci est une question
qui pourrait empoisonner sa douleur. Mais il ne soupçonne pas quelles
luttes ont fait mourir sa fiancée un peu plus vite. Bienheureux ceux qui
ignorent!...

Ainsi que Clotilde le prédisait à son père, le pauvre «pharmacien» ne
s’est jamais marié. Dans la petite maison de la Peyrade, il vit seul,
grisonnant très vite, entre un vieillard et deux tombes.


FIN


IMPRIMERIE NELSON, ÉDIMBOURG, ÉCOSSE

PRINTED IN GREAT BRITAIN



    LES
    COLLECTIONS
    NELSON

    comprennent plus de
    300 volumes
    des meilleurs auteurs français
    et étrangers.

    TOUS LES GENRES LITTÉRAIRES
    Y SONT REPRÉSENTÉS

    Chaque volume contient de 280
    à 575 pages.

    Format commode.
    Impression en caractères très lisibles sur papier solide
    et durable.
    Élégante reliure toile.



  Nelson                    Calmann-Lévy
  Éditeurs                  Éditeurs
  189, rue Saint-Jacques    3, rue Auber
  Paris                     Paris




*** End of this LibraryBlog Digital Book "Un nid dans les ruines" ***

Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.



Home