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Title: Contes merveilleux, Tome II
Author: Andersen, Hans Christian, 1805-1875
Language: French
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Hans Christian Andersen

CONTES MERVEILLEUX

Tome II



Table des matières


L'ombre.
Le papillon.
Papotages d'enfants.
La pâquerette.
La petite fille aux allumettes.
La petite Poucette.
La petite sirène.
La plume et l'encrier.
La princesse au petit pois.
La princesse et le porcher.
Quelque chose.
La reine des neiges.
   Première Histoire Qui traite d'un miroir et de ses morceaux.
   Deuxième histoire Un petit garçon et une petite fille.
   Troisième histoire Le jardin de la magicienne.
   Quatrième histoire Prince et princesse.
   Cinquième histoire La petite fille des brigands.
   Sixième histoire La femme lapone et la finnoise.
   Septième histoire Ce qui s'était passe au château
     de la reine des neiges et ce qui eut lieu par la suite.
Une rose de la tombe d'Homère.
Le rossignol et l'Empereur.
Le sapin.
Le schilling d'argent
   I.
   II.
Le soleil raconte.
La Soupe à la brochette.
   I.
   II.  Ce que la première souricelle avait vu et appris dans ses voyages
   III. Ce que raconta la seconde souricelle.
   IV.  Ce que dit la quatrième souris lorsqu'elle prit la parole avant
          la troisième
   V.   La merveilleuse recette.
Le stoïque soldat de plomb.
La tirelire.
La vieille maison.
Le vieux réverbère.
Le vilain petit canard.
Les voisins.



L'ombre


Un jour, un savant homme des pays froids arriva dans une contrée du Sud;
il s'était réjoui d'avance de pouvoir admirer à son aise les beautés de
la nature que développe dans ces régions un climat fortuné; mais quelle
déception l'attendait! Il lui fallut rester toute la journée comme
prisonnier à la maison, fenêtres fermées; et encore était-on bien
accablé; personne ne bougeait; on aurait dit que tout le monde dormait
dans la maison, ou qu'elle était déserte. Tout le jour, le soleil
dardait ses flammes sur la terrasse qui formait le toit; l'air était
lourd, on se serait cru dans une fournaise: c'était insupportable.

Le savant homme des pays froids était jeune et robuste; mais sous ce
soleil torride, son corps se desséchait et maigrissait à vue d'oeil; son
ombre même se rétrécit et rapetissa, et elle ne reprenait de la vie et
de la force que lorsque le soleil avait disparu. C'était un plaisir
alors de voir, dès qu'on apportait la lumière dans la chambre, cette
pauvre ombre se détirer, et s'étendre le long de la muraille.

Le savant homme à ce moment se sentait aussi revivre; il se promenait
dans sa chambre pour ranimer ses jambes engourdies et allait sur son
balcon admirer le firmament étoilé. Sur tous ces balcons, il voyait
apparaître des gens qui venaient respirer l'air frais. La rue aussi
commençait à s'animer; les bourgeois s'installaient devant leurs portes;
des milliers de lumières scintillaient de toutes parts.

Il n'y avait qu'une maison où continuât à régner un complet silence;
c'était celle en face de la demeure du savant étranger. Elle n'était pas
inhabitée cependant; sur le balcon verdissaient et fleurissaient de
belles plantes; il fallait que quelqu'un les arrosât, le soleil sans
cela les aurait aussitôt desséchées.

La soirée s'avançait; voilà que la fenêtre du balcon s'entrouvrit un
peu; la chambre resta sombre; de l'intérieur arrivèrent de doux sons
d'une musique que le savant étranger trouva délicieuse, ravissante. Il
alla demander à son propriétaire quelles étaient les personnes qui
demeuraient en face; le brave homme lui répondit qu'il n'en savait rien.

Une nuit, le savant étranger s'éveilla; il avait, le soir, laissé la
fenêtre de son balcon ouverte; il regarda de ce côté et il crut
apercevoir une lueur extraordinaire rayonner du balcon de la maison d'en
face: les fleurs paraissaient briller comme de magnifiques flammes de
couleur, et au milieu d'elles se tenait une jeune fille d'une beauté
merveilleuse; elle semblait un être éthéré, tout de feu.

Un autre soir, le savant étranger reposait sur son balcon; derrière lui,
dans la chambre, brûlait une lumière, et, chose naturelle, il en
résultait que son Ombre apparaissait sur la muraille de la maison d'en
face; l'étranger remua, l'Ombre bougea également et la voilà qui se
trouve entre les fleurs du balcon d'en face.

--Je crois, dit le savant étranger, que mon Ombre est en ce moment le
seul être vivant de cette mystérieuse maison. Tiens, la fenêtre du
balcon est de nouveau entrouverte. Une idée! Si mon Ombre avait assez
d'esprit pour entrer voir ce qui se passe à l'intérieur et venir me le
redire.... Oui, continua-t-il, en s'adressant par plaisanterie à l'Ombre,
fais-moi donc le plaisir d'entrer là. Cela te va-t-il? Et en même temps,
il fit un mouvement de tête que l'Ombre répéta comme si elle disait:
«oui.»

--Eh bien, c'est cela, reprit-il; mais ne t'oublie pas et reviens me
trouver. À ces mots, il se leva, rentra dans la chambre et laissa
retomber le rideau.

Alors, si quelqu'un s'était trouvé là, il aurait vu distinctement
l'Ombre pénétrer lestement par la fenêtre d'en face et disparaître dans
l'intérieur.

Le lendemain, comme il ne faisait plus si chaud, le savant étranger
sortit. Le ciel était couvert de nuages; mais voilà qu'ils se dissipent,
le soleil reparaît.

--Qu'est cela? s'écrie l'étranger qui venait de se retourner pour
considérer un monument. Mais c'est affreux! Comment, je n'ai plus mon
Ombre! Elle m'a pris au mot; elle m'a quitté hier soir. Que vais-je
devenir?

Le soir, il se remit sur son balcon, la lumière derrière lui; il se
dressa de tout son haut, se baissa jusque par terre, fit mille
contorsions; puis il appela _hum hum_, et _pstt, pstt_; l'Ombre ne
reparut pas.

Décidément, ce n'était pas gai. Mais dans les pays chauds, la végétation
est bien puissante; tout y pousse et prospère à merveille, et au bout de
huit jours, l'étranger aperçut, à la lueur de sa lampe, un petit filet
d'ombre derrière lui.»Quelle chance! se dit-il. La racine était restée.»

La nouvelle ombre grandit assez vite; au bout de trois semaines,
l'étranger s'enhardit à se montrer de jour en public, et lorsqu'il
repartit pour le Nord, sa patrie, on ne remarquait plus chez lui rien
d'extraordinaire.

De retour dans son pays, le savant homme écrivit des livres sur les
vérités qu'il avait découvertes et sur ce qu'il avait vu dans ce monde
méridional.

Un soir qu'il était dans sa chambre à méditer, il entend frapper
doucement à sa porte.»Entrez!» dit-il. Personne ne vint. Alors, il alla
ouvrir lui-même la porte, et devant lui se trouva un homme d'une extrême
maigreur; mais il était habillé à la dernière mode: ce devait être un
personnage de distinction.

--À qui ai-je l'honneur de parler? dit le savant.

--Oui, je le pensais bien, que vous ne me reconnaîtriez pas, répondit
l'autre. Je ne suis pas bien gros, j'ai cependant maintenant un corps
véritable. Vous continuez à ne point me remettre? Mais, je suis votre
ancienne Ombre. Depuis que je vous ai quitté, acquis une belle fortune.
C'est ce qui me permettra de me racheter du servage où je me trouve
toujours vis-à-vis de vous.

--Non, permettez que je revienne de ma surprise, s'écria le savant.
Voyons, vous ne vous moquez pas de moi?

--Du tout, répondit l'Ombre. Mon histoire n'est pas de celles qui se
passent tous les jours. Lorsque vous m'avez autorisée à vous quitter,
j'en ai profité comme vous le savez. Cependant, au milieu de mon
bonheur, j'ai éprouvé le désir de vous revoir encore une fois avant
votre mort, ainsi que ce pays. Je sais que vous avez une nouvelle ombre.
Ai-je à lui payer quelque chose parce qu'elle remplit mon service, et à
vous combien devrai-je si je veux me racheter?

--Comment, c'est vraiment toi? dit le savant. Jamais je n'aurais eu
l'idée qu'on pouvait retrouver son Ombre sous la forme d'un être humain.

--Pardon si j'insiste, reprit l'Ombre. Quelle somme ai-je à vous verser
pour que vous renonciez à l'autorité que vous avez toujours sur moi?

--Laisse donc ces sornettes, dit le savant. Comment peut-il être
question d'argent entre nous. Je t'affranchis et je te fais libre comme
l'air. Je suis enchanté d'apprendre que tu as si bien fait ton chemin
dans ce monde. Seulement je te prie d'une chose; raconte-moi tes
aventures depuis le moment où tu t'es faufilée par la fenêtre du balcon
dans la maison en face de celle que nous habitions.

--Je veux bien vous en faire le récit, dit l'Ombre; mais promettez-moi
de n'en rien révéler, de ne pas apprendre aux gens que je n'ai été qu'un
être impalpable. Il me peut venir l'idée de me marier, et je ne tiens
pas à ce qu'on me suppose sans consistance.

--C'est entendu, dit le savant.

Avant de commencer, l'Ombre s'installa à son aise. Elle était toute
vêtue de noir, ses vêtements étaient du drap le plus fin, ses bottes en
vernis; elle portait un chapeau à claque, dont par un ressort on pouvait
faire une simple galette: on venait d'inventer ce genre de coiffure, qui
n'était encore d'usage que dans la plus haute société.

Elle s'assit et posa ses bottes vernies sur la tête de la nouvelle ombre
qui lui avait succédé et qui se tenait comme un fidèle caniche aux pieds
du savant; celle-ci ne parut pas ressentir l'humiliation et ne bougea
pas, voulant écouter attentivement comment la première s'y était prise
pour se dégager de son esclavage.

--Vous ignorez encore, commença l'Ombre parvenue, qui demeurait dans la
fameuse maison d'en face, qui vous intriguait là-bas dans les pays
chauds. C'était ce qu'il y a de plus sublime au monde: la Poésie en
personne. Je ne restai que trois semaines auprès d'elle, et j'appris
dans ces quelques jours sur les secrets de l'univers et le cours du
monde plus que si j'avais vécu autre part trois mille ans. Et
aujourd'hui je puis dire sans craindre d'être mis à l'épreuve: je sais
tout, j'ai tout vu.

--La Poésie! s'écria le savant. Comment n'y ai-je pas pensé? Mais oui,
dans les grandes villes, elle vit dans l'isolement, toute solitaire;
bien peu s'intéressent à elle. Je ne l'ai aperçue qu'un instant, et
encore n'étais-je qu'à moitié éveillé. Elle se tenait sur le balcon;
autour d'elle une auréole brillait comme une de nos aurores boréales;
elle était au milieu d'un parterre de fleurs qu'on aurait prises pour
des flammes. Mais continue, continue: donc tu entras par la fenêtre du
balcon, et alors....

--Je me trouvai dans une antichambre où régnait comme une sorte de
crépuscule; la porte qui était ouverte donnait sur une longue enfilade
de superbes appartements qui communiquaient tous ensemble; la lumière y
était éblouissante, et m'aurait infailliblement tuée si je m'y étais
aventurée. Mais provenant de vous, j'avais suffisamment de votre sagesse
pour rester à l'abri et tout observer de mon petit coin. Dans le fond je
vis la Poésie, assise sur son trône.

--Et ensuite? interrompit le savant. Ne me fais pas languir.

--Je vous l'ai déjà dit, reprit l'Ombre, j'ai vu défiler devant moi tout
ce qui existe: le passé et une partie de l'avenir. Mais, par parenthèse,
je vous demanderai s'il n'est pas convenable que vous cessiez de me
tutoyer. J'en fais l'observation, non par orgueil, mais en raison de ma
science maintenant si supérieure à la vôtre, et surtout à cause de ma
situation de fortune, chose qui ici-bas règle partout les relations de
société.

--Vous avez parfaitement raison, dit le savant. Excusez-moi de ne pas y
avoir songé de moi-même. Mais continuez, je vous prie.

--Je ne puis, reprit l'Ombre, que vous répéter: j'ai tout vu et je sais
tout.

--Mais enfin, dit le savant, ces magnifiques appartements, comment
étaient-ils? Était-ce comme un temple sacré? ou bien s'y serait-on cru
sous le ciel étoilé? ou bien encore dans une forêt mystérieuse? Ce sont
là les lieux où nous aimons à supposer que demeure la Poésie.

--Maintenant que j'ai tout vu et que je connais tout, dit l'Ombre, il
m'est pénible d'entrer dans les menus détails.

--Apprenez-moi au moins, dit le savant, si dans ces splendides salles
vous avez aperçu les dieux des temps antiques, les héros des âges
passés? Les sylphides, les gentilles elfes n'y dansaient-elles pas des
rondes?

--Vous ne voulez donc pas comprendre que je ne puis vous en dire plus.
Si vous aviez été à ma place, dans ce séjour enchanté, vous seriez passé
à l'état d'être supérieur à l'homme; moi qui n'étais qu'une ombre, j'ai
avancé jusqu'à la condition d'homme. Or le propre de l'humanité c'est de
faire l'important, c'est de se prévaloir à l'excès de ses avantages.
Donc il est tout naturel qu'ayant tout vu, je ne vous communique rien de
ma science.

J'ai d'autant plus de raison de montrer quelque hauteur, qu'étant dans
l'antichambre du palais, j'ai saisi la ressemblance de mon être intime
avec la Poésie: tous deux nous sommes des reflets.

«Lorsque, devenue homme, j'abandonnai la demeure de la Poésie, vous
aviez quitté la ville. Je me trouvai un matin, dans les rues, richement
habillée comme un prince. D'abord, l'étrangeté de ma nouvelle situation
me fit un singulier effet; et je me blottis tout le jour dans le coin
d'une ruelle écartée.

«Le soir je parcourus les rues au clair de lune: je grimpai tout en haut
des murailles, jusqu'au faite des toits et je regardai dans les maisons,
à travers les fenêtres des beaux salons et des humbles mansardes.
Personne ne se défilait de moi, et je découvris toutes les vilaines
choses que disent et que font les hommes quand ils se croient à l'abri
de tout regard observateur. »Si j'avais mis dans une gazette toutes les
noirceurs, les indignités, les intrigues, que je découvrais, on n'aurait
plus lu que ce journal dans tout l'univers. Mais quels ennemis cela
m'aurait procurés! Je préférai profiter de ma clairvoyance, et je fis
par lettre particulière connaître aux gens que je savais leurs méfaits.
Partout où je passais, on vivait dans des transes terribles; on me
détestait comme la mort, mais en face on me choyait, on me faisait fête,
on m'accablait de magnifiques cadeaux et d'honneurs. Les académiciens me
nommaient un des leurs, les tailleurs m'habillaient pour rien, les
fournisseurs me donnaient ce qu'ils avaient de mieux pour m'obliger à
taire leurs fraudes; les financiers me bourraient d'or; les femmes
disaient qu'on ne pouvait imaginer un plus bel homme que moi. Je me
laissais faire, c'est ainsi que je suis devenue le personnage que vous
voyez.

«Maintenant je vous quitte pour aller à mes affaires. Au revoir. Voici
ma carte. Je demeure du côté du soleil; quand il pleut, vous me
trouverez toujours chez moi. Mais je vous préviens que je pars demain
pour faire mon tour du globe.

L'Ombre s'en fut. Le savant resta absorbé dans ses réflexions sur cette
étrange aventure. Des années se passèrent. Un beau jour l'Ombre reparut.

--Comment allez-vous? dit-elle.

--Pas trop bien, dit le savant. J'écris de mon mieux sur le Vrai, le
Beau et le Bien; mais mes livres n'intéressent presque personne, et j'ai
la faiblesse de m'en affecter. Vous me voyez tout désespéré.

--Ce n'est guère mon cas, dit l'Ombre. Voyez comme j'engraisse et comme
j'ai bonne mine. C'est là le vrai but de la vie; vous ne savez pas
prendre le monde tel qu'il est, et exploiter ses défauts. Cela vous
ferait du bien de voyager un peu. Justement, je vais repartir pour un
autre continent: voulez-vous m'accompagner? je vous défraierai de tout;
nous aurons un train de grands seigneurs. Mais il y a une condition.
Vous savez, je n'ai pas d'ombre, moi: eh bien, vous remplirez cet emploi
auprès de moi.

--C'est trop fort ce que vous me proposez là, dit le savant; c'est
presque de l'impudence. Comment, je vous ai affranchie, sans rien vous
demander, et vous voulez faire de moi votre esclave?

--C'est le cours de ce monde, répondit l'Ombre. Il y a des hauts et des
bas: les maîtres deviennent des valets; et quand les valets commandent,
ils font les tyrans. Vous ne voulez pas accepter; à votre aise!

L'Ombre repartit de nouveau.

Le pauvre savant alla de mal en pis; les peines et les chagrins vinrent
le harceler. Moins que jamais on faisait attention à ce qu'il écrivait
sur le Vrai, le Beau et le Bien. Il finit par tomber malade.

--Mais comme vous maigrissez, lui dit-on, vous avez l'air d'une ombre!

Ces mots involontairement cruels firent tressaillir l'infortuné savant.

--Il vous faut aller aux eaux, lui dit l'Ombre qui revint lui faire une
visite. Il n'y a pas d'autre remède pour votre santé. Vous avez dans le
temps refusé l'offre que je vous faisais de vous prendre pour mon ombre.
Je vous la réitère en raison de nos anciennes relations. C'est moi qui
paye les frais de voyage; je suis aussi obligée d'aller aux eaux afin de
faire pousser ma barbe qui ne veut pas croître suffisamment pour que
j'aie l'air de dignité qui convient à ma position. Donc vous serez mon
compagnon. Vous écrirez la relation de nos pérégrinations. Soyez cette
fois raisonnable et ne repoussez pas ma proposition.

Le savant, pressé par la nécessité, fit taire sa fierté et ils
partirent. L'Ombre avait toujours la place d'honneur; selon le soleil,
le savant avait à virer et à tourner, de façon à bien figurer une ombre.
Cela ne le peinait ni ne l'affectait même pas; il avait très bon coeur,
il était très doux et aimable et il se disait que si cette fantaisie
faisait plaisir à l'Ombre, autant valait la satisfaire. Un jour il lui
dit:

--Maintenant que nous voilà redevenus intimes comme autrefois, ne
serait-il pas mieux de nous tutoyer de nouveau?

--Votre proposition est très flatteuse, répondit l'Ombre d'un air pincé
qui convenait à sa qualité de maître; mais comprenez bien ceci que je
vais vous dire en toute franchise. Je me sentirais tout bouleversé, si
vous veniez me tutoyer de nouveau; cela me rappellerait trop mon
ancienne position subalterne. Mais je veux bien, moi, vous tutoyer: de
la sorte votre désir sera accompli au moins à moitié.

Et ainsi fut fait. Le brave savant ne protesta pas.

«Il paraît que c'est le cours du monde», se dit-il, et il n'y pensa
plus.

Ils s'installèrent dans une ville d'eaux où il y avait beaucoup
d'étrangers de distinction, et entre autres la fille d'un roi,
merveilleusement belle; elle était venue pour se faire guérir d'une
grave maladie: sa vue était trop perçante; elle voyait les choses trop
distinctement et cela lui enlevait toute illusion.

Elle remarqua que le seigneur nouvellement arrivé n'était pas un
seigneur ordinaire.

«On prétend qu'il est ici, se dit-elle, pour que les eaux fassent
croître sa barbe; moi je sais à quoi m'en tenir sur son infirmité, c'est
qu'il ne projette pas d'ombre.»

Sa curiosité était vivement éveillée, et à la promenade elle se fit
aussitôt présenter le seigneur étranger. En sa qualité de fille d'un
puissant roi, elle n'était pas habituée à user de circonlocutions; aussi
dit-elle à brûle-pourpoint:--Je connais votre maladie; vous souffrez de
ne pas avoir d'ombre.

--Vos paroles me remplissent de joie, répondit l'Ombre, elles me
prouvent que Votre Altesse Royale est sur la voie de guérison et que
votre vue commence à se troubler et à vous abuser. Loin de ne pas avoir
d'ombre, j'en ai une tout extraordinaire; c'est dans ma nature de
rechercher tout ce qui est particulier, et je ne me suis pas contentée
d'une de ces ombres comme en ont les hommes en général. J'ai pour ombre
un homme en chair et en os; qui plus est, de même que souvent on donne à
ses domestiques pour leur livrée un drap plus fin que celui qu'on porte
soi-même, j'ai tant fait que cet être a lui-même une ombre. Cela m'est
revenu bien cher; mais encore une fois je raffole de ce qui est rare.

--Que me dites-vous là? s'écria la princesse. Oh! bonheur, mes yeux
commencent à me tromper! Ces eaux sont vraiment admirables.

Ils se séparèrent avec les plus grands saluts.

«Je pourrais cesser ma cure, se dit-elle; mais je veux encore rester
quelque temps. Ce prince m'intéresse beaucoup...»

Le soir, dans la grande salle de bal, la fille du roi et l'Ombre firent
un tour de danse. Elle était légère comme une plume; mais lui était
léger comme l'air; jamais elle n'avait rencontré un pareil danseur. Elle
lui dit quel était le royaume de son père; l'Ombre connaissait le pays,
l'ayant visité dans le temps. La princesse alors en était absente.
L'Ombre s'était amusée, selon son ordinaire, à grimper aux murs du
palais du roi et à regarder par les fenêtres, par les ouvertures des
rideaux et même par le trou des serrures; elle avait appris une foule de
petits secrets de la cour, auxquels, en causant avec la princesse, elle
fit de fines allusions.

«Que d'esprit et de tact il a, ce jeune et galant prince!» se dit la
princesse, et elle se sentit un grand penchant pour lui. L'Ombre s'en
aperçut redoubla d'amabilité. À la troisième danse, la princesse fut sur
le point de lui avouer que son coeur était touché; mais elle avait un
fond de raison et pensait à son royaume; elle se dit:

«Ce prince est fort spirituel, sa conversation est très intéressante,
c'est fort bien; il danse divinement, c'est encore mieux. Mais, pour
qu'il puisse m'aider à gouverner mes millions de sujets, il faudrait
aussi qu'il eût de solides connaissances: c'est très important; aussi
vais-je lui faire subir un petit examen.»

Et elle lui adressa une question si extraordinairement difficile,
qu'elle-même n'aurait pas été en état d'y répondre. L'Ombre fit une
légère moue.

--Vous ne connaissez pas la solution? dit-elle d'un air désappointé.

--Ce n'est pas cela, dit l'Ombre; seulement je suis un peu déconcertée
parce que vous n'avez pas cru devoir m'interroger sur une matière un peu
plus ardue. Quant à cette question, je connais la réponse depuis ma
première jeunesse, au point que mon ombre, qui se tient là-bas, pourrait
vous en dire la solution.

--Votre ombre! s'écria la princesse, mais ce serait un phénomène unique.

--Je ne l'assure pas entièrement, dit l'Ombre, mais je crois qu'il en
est ainsi. Toute ma vie je me suis occupée de science et il est naturel
que mon ombre tienne de moi. Seulement, en raison même des connaissances
qu'elle a pu acquérir, elle ne manque pas d'orgueil et elle a la
prétention d'être traitée comme un être humain véritable. Je me
permettrai de prier votre Altesse Royale de tolérer sa manie, afin
qu'elle reste de bonne humeur et réponde convenablement.

--Rien de plus juste, dit la princesse.

Elle alla trouver le savant, qui se tenait contre la porte, et elle
causa avec lui du soleil et de la lune, des profondeurs des cieux et des
entrailles de la terre; elle l'interrogea sur les nations des contrées
les plus éloignées. Il ne resta pas court une seule fois, et il apprit à
la princesse les choses les plus intéressantes.

«Celui qui a une ombre aussi savante, se dit-elle, doit être un
véritable phénix. Ce sera une bénédiction pour mon peuple, que je le
choisisse pour partager mon trône: ma résolution est prise.»

Elle fit connaître ses intentions à l'Ombre, qui les accueillit avec une
grâce et une dignité parfaites. Il fut convenu que la chose serait tenue
secrète, jusqu'au moment où l'on serait de retour dans le royaume de la
princesse.

--C'est cela, dit l'Ombre, nous ne laisserons rien deviner à personne,
pas même à mon ombre.

Elle avait ses raisons particulières pour prendre cette précaution.

--Écoute bien, mon ami, dit l'Ombre à son ancien maître le savant. Je
suis arrivée au comble de la puissance et de la richesse et je pense à
faire ta fortune. Tu habiteras avec moi le palais du roi et tu auras
cent mille écus par an. Mais, prends en bien note, tu passeras plus que
jamais pour mon ombre, et tu ne révéleras à personne que tu as toujours
été un homme.

--Non, je ne veux pas tremper dans cette fourberie. À moi il serait égal
d'être votre inférieur, mais je ne veux pas que vous trompiez tout un
peuple et la fille du roi par-dessus le marché. Je dirai tout; que je
suis un homme, que vous n'êtes qu'une ombre vêtue d'habits d'homme, un
reflet, une chimère.

--Personne ne te croira, dit l'Ombre. Calme-toi, ou j'appelle la garde.

--Je m'en vais trouver la princesse, dit le savant, et tout lui révéler.

--J'y serai avant toi, dit l'Ombre, car tu vas aller tout droit en
prison.

La garde arriva et obéit à celui qui était connu comme le fiancé de la
fille du roi. Le pauvre savant fut jeté dans un noir cachot.

--Tu trembles, dit la princesse lorsqu'elle vit entrer l'Ombre.
Qu'est-il arrivé?

--Je viens d'assister à un spectacle navrant, répondit l'Ombre. Pense
donc, mon ombre a été prise de folie. Voilà ce que c'est! À ma suite
elle s'est toujours occupée de hautes sciences, et la tête lui aura
tourné. Ne s'imagine-t-elle pas qu'elle a toujours été homme? Mais il y
a plus: elle prétend que je ne suis que son ombre!

--C'est épouvantable! s'écria la princesse. Elle est enfermée, n'est-ce
pas?

--Oui certes, dit l'Ombre. Je crains bien qu'elle ne se remette jamais.

--Pauvre ombre! dit la princesse. Elle doit être fort malheureuse: un
être aussi mobile qui se trouve claquemuré dans une étroite cellule! Ce
serait probablement lui rendre un grand service que de la délivrer de
son petit souffle de vie. Et puis dans ce temps de révolutions, où l'on
voit les peuples toujours s'intéresser à ceux que nous autres souverains
sommes censés persécuter, il est peut-être sage de se débarrasser d'elle
en secret.

--Cela me semble bien dur cependant, dit l'Ombre d'un air contrit et en
soupirant; elle m'a servie si fidèlement!

--J'apprécie tes scrupules, dit la princesse, et je reconnais une fois
de plus combien tu as un noble caractère. Mais ceux qui sont chargés
d'une couronne ne peuvent pas écouter leur coeur. Donc je m'en tiendrai
à ce que j'ai pensé.

Le soir, toute la ville fut illuminée splendidement; à chaque seconde
retentissait un coup de canon. Les cris de joie du peuple se mêlaient
aux _boum boum_. C'était magnifique. Un superbe feu d'artifice fut tiré
devant le palais, et la fille du roi et son époux vinrent sur le balcon
recevoir les acclamations.

Le bruit étourdissant de la fête ne troubla pas le pauvre savant; il
était déjà mis à mort et enterré.



Le papillon


Le papillon veut se marier et, comme vous le pensez bien, il prétend
choisir une fleur jolie entre toutes les fleurs. Elles sont en grand
nombre et le choix dans une telle quantité est embarrassant. Le papillon
vole tout droit vers les pâquerettes. C'est une petite fleur que les
Français nomment aussi marguerite. Lorsque les amoureux arrachent ses
feuilles, à chaque feuille arrachée ils demandent:

--M'aime-t-il ou m'aime-t-elle un peu, beaucoup, passionnément, pas du
tout? La réponse de la dernière feuille est la bonne. Le papillon
l'interroge:

--Chère dame Marguerite, dit-il, vous êtes la plus avisée de toutes les
fleurs. Dites-moi, je vous prie, si je dois épouser celle-ci ou
celle-là.

La marguerite ne daigna pas lui répondre. Elle était mécontente de ce
qu'il l'avait appelée dame, alors qu'elle était encore demoiselle, ce
qui n'est pas du tout la même chose. Il renouvela deux fois sa question,
et, lorsqu'il vit qu'elle gardait le silence, il partit pour aller faire
sa cour ailleurs. On était aux premiers jours du printemps. Les crocus
et les perce-neige fleurissaient à l'entour.

--Jolies, charmantes fleurettes! dit le papillon, mais elles ont encore
un peu trop la tournure de pensionnaires. Comme les très jeunes gens, il
regardait de préférence les personnes plus âgées que lui.

Il s'envola vers les anémones; il les trouva un peu trop amères à son
goût. Les violettes lui parurent trop sentimentales. La fleur de tilleul
était trop petite et, de plus, elle avait une trop nombreuse parenté. La
fleur de pommier rivalisait avec la rose, mais elle s'ouvrait
aujourd'hui pour périr demain, et tombait au premier souffle du vent; un
mariage avec un être si délicat durerait trop peu de temps. La fleur des
pois lui plut entre toutes; elle est blanche et rouge, fraîche et
gracieuse; elle a beaucoup de distinction et, en même temps, elle est
bonne ménagère et ne dédaigne pas les soins domestiques. Il allait lui
adresser sa demande, lorsqu'il aperçut près d'elle une cosse à
l'extrémité de laquelle pendait une fleur desséchée:

--Qu'est-ce cela? fit-il.

--C'est ma soeur, répondit Fleur des Pois.

--Vraiment, et vous serez un jour comme cela! s'écria le papillon qui
s'enfuit.

Le chèvrefeuille penchait ses branches en dehors d'une haie; il y avait
là une quantité de filles toutes pareilles, avec de longues figures au
teint jaune.

--À coup sûr, pensa le papillon, il était impossible d'aimer cela.

Le printemps passa, et l'été après le printemps. On était à l'automne,
et le papillon n'avait pu se décider encore. Les fleurs étalaient
maintenant leurs robes les plus éclatantes; en vain, car elles n'avaient
plus le parfum de la jeunesse. C'est surtout à ce frais parfum que sont
sensibles les coeurs qui ne sont plus jeunes; et il y en avait fort peu,
il faut l'avouer, dans les dahlias et dans les chrysanthèmes. Aussi le
papillon se tourna-t-il en dernier recours vers la menthe. Cette plante
ne fleurit pas, mais on peut dire qu'elle est fleur tout entière, tant
elle est parfumée de la tête au pied; chacune de ses feuilles vaut une
fleur, pour les senteurs qu'elle répand dans l'air.»C'est ce qu'il me
faut, se dit le papillon; je l'épouse.» Et il fit sa déclaration.

La menthe demeura silencieuse et guindée, en l'écoutant. À la fin elle
dit:

--Je vous offre mon amitié, s'il vous plaît, mais rien de plus. Je suis
vieille, et vous n'êtes plus jeune. Nous pouvons fort bien vivre l'un
pour l'autre; mais quant à nous marier... sachons à notre âge éviter le
ridicule.

C'est ainsi qu'il arriva que le papillon n'épousa personne. Il avait été
trop long à faire son choix, et c'est une mauvaise méthode. Il devint
donc ce que nous appelons un vieux garçon.

L'automne touchait à sa fin; le temps était sombre, et il pleuvait. Le
vent froid soufflait sur le dos des vieux saules au point de les faire
craquer. Il n'était pas bon vraiment de se trouver dehors par ce
temps-là; aussi le papillon ne vivait-il plus en plein air. Il avait par
fortune rencontré un asile, une chambre bien chauffée où régnait la
température de l'été. Il y eût pu vivre assez bien, mais il se dit: «Ce
n'est pas tout de vivre; encore faut-il la liberté, un rayon de soleil
et une petite fleur.» Il vola vers la fenêtre et se heurta à la vitre.
On l'aperçut, on l'admira, on le captura et on le ficha dans la boîte
aux curiosités.» Me voici sur une tige comme les fleurs, se dit le
papillon. Certainement, ce n'est pas très agréable; mais enfin on est
casé: cela ressemble au mariage.» Il se consolait jusqu'à un certain
point avec cette pensée.»C'est une pauvre consolation», murmurèrent
railleusement quelques plantes qui étaient là dans des pots pour égayer
la chambre.» Il n'y a rien à attendre de ces plantes bien installées
dans leurs pots, se dit le papillon; elles sont trop à leur aise pour
être humaines.»



Papotages d'enfants


Dans la maison d'un marchand, de nombreux enfants se réunirent un jour,
des enfants de familles riches, des enfants de familles nobles. Monsieur
le marchand avait réussi; c'était un homme érudit puisque jadis, il
était entré à l'Université. Son père qui avait commencé comme simple
commerçant, mais honnête et entreprenant, lui avait fait lire des
livres. Son commerce rapportait bien et le marchand faisait encore
multiplier cette richesse. Il avait aussi bon coeur et la tête bien en
place, mais de cela on parlait bien moins souvent que de sa grosse
fortune. Se réunissaient chez lui des gens nobles, comme on dit, par
leur titre, mais aussi par leur esprit, certains même par les deux à la
fois mais d'autres ni par l'un ni par l'autre. En ce moment, une petite
soirée d'enfants y avait lieu, on entendait des enfants papoter; et les
enfants n'y vont pas par quatre chemins. Il y avait par exemple une
petite fille très mignonne mais terriblement prétentieuse; c'étaient ses
domestiques qui le lui avaient appris, pas ses parents qui étaient bien
trop raisonnables pour cela. Son père était majordome, c'était une haute
fonction et elle le savait bien.

--Je suis une enfant de majordome, se vantait-elle.

Elle pouvait aussi bien être la fille des Tartempion, on ne choisit pas
ses parents. Elle raconta aux autres qu'elle était «noble» et affirma
que celui qui n'était pas bien né n'arriverait jamais à rien dans la
vie. On pouvait travailler avec assiduité, si l'on n'est pas bien né on
n'arrivera à rien.

--Et ceux dont les noms se terminent par sen, proclama-t-elle, ne
pourront jamais réussir dans la vie. Devant tous ces sen et sen, il n'y
a plus que poser ses mains sur les hanches et s'en tenir bien à l'écart!

Et aussitôt elle posa ses jolies petites mains à sa taille, les coudes
bien pointus pour montrer aux autres comment il fallait traiter ces
gens-là. Quels jolis bras avait-elle! Une petite fille très charmante!

Or, la fille de monsieur le Marchand se mit en colère. C'est que son
père s'appelait Madsen et c'est aussi, hélas! un nom en sen; elle se
gonfla et déclara avec fierté:

--Seulement mon père peut acheter pour cent écus d'or de friandises et
les jeter dans la rue! Et pas le tien!

--Ce n'est rien, mon père à moi, se vanta la fillette d'un rédacteur,
peut mettre ton père et ton père et tous les pères dans le journal! Tout
le monde a peur de lui, dit maman, car c'est mon père qui dirige le
journal.

Et elle leva son petit nez comme si elle était une vraie princesse qui
doit pointer son nez en l'air.

Par la porte entrouverte, un garçon pauvre regardait. Il était d'une
famille si pauvre qu'il n'avait même pas le droit d'entrer dans la
chambre. Il avait aidé la cuisinière à faire tourner la broche et, en
récompense, on l'autorisait à présent à se placer pour un petit moment
derrière la porte pour regarder ces enfants nobles, pour voir comme ils
s'amusaient bien; c'était un grand honneur pour lui.

--Oh, si je pouvais être l'un d'eux! soupira-t-il.

Puis il entendit ce qu'il s'y disait et cela suffit à lui faire baisser
la tête. Chez lui, on n'avait pas un écu au fond du bahut, et on ne
pouvait pas se permettre d'acheter les journaux et encore moins d'y
écrire. Et le pire de tout: le nom de son père, et donc le sien aussi,
se terminait par sen, il n'arriverait donc jamais à rien dans la vie.
Quelle triste affaire! On ne pouvait pourtant pas dire qu'il n'était pas
né, pas cela, il était bel et bien né, sinon il ne serait pas là.

Quelle soirée!

Quelques années plus tard, les enfants devinrent adultes. Une magnifique
maison fut construite dans la ville. Dans cette maison, il y avait plein
d'objets somptueux, tout le monde voulait les voir, même des gens qui
n'habitaient pas la ville, venaient pour les regarder. Devinez à quel
enfant de notre histoire appartenait cette maison? Et bien, la réponse
est facile... ou plutôt pas si facile que ça. Elle appartenait au pauvre
garçon, parce qu'il était quand même devenu quelqu'un bien que son nom
se terminât en sen, il s'appelait Thorvaldsen. Et les trois autres
enfants? Ces enfants remplis d'orgueil pour leur titre, l'argent ou
l'esprit? Ils n'avaient rien à s'envier les uns aux autres, ils étaient
égaux... et comme ils avaient un bon fond, ils devinrent de bons et
braves adultes. Et ce qu'ils avaient pensé et dit autrefois n'était
que... papotage d'enfants.



La pâquerette


Écoutez bien cette petite histoire.

À la campagne, près de la grande route, était située une gentille
maisonnette que vous avez sans doute remarquée vous-même. Sur le devant
se trouve un petit jardin avec des fleurs et une palissade verte; non
loin de là, sur le bord du fossé, au milieu de l'herbe épaisse,
fleurissait une petite pâquerette. Grâce au soleil qui la chauffait de
ses rayons aussi bien que les grandes et riches fleurs du jardin, elle
s'épanouissait d'heure en heure. Un beau matin, entièrement ouverte,
avec ses petites feuilles blanches et brillantes, elle ressemblait à un
soleil en miniature entouré de ses rayons. Qu'on l'aperçût dans l'herbe
et qu'on la regardât comme une pauvre fleur insignifiante, elle s'en
inquiétait peu. Elle était contente, aspirait avec délices la chaleur du
soleil, et écoutait le chant de l'alouette qui s'élevait dans les airs.

Ainsi, la petite pâquerette était heureuse comme par un jour de fête, et
cependant c'était un lundi. Pendant que les enfants, assis sur les bancs
de l'école, apprenaient leurs leçons, elle, assise sur sa tige verte,
apprenait par la beauté de la nature la bonté de Dieu, et il lui
semblait que tout ce qu'elle ressentait en silence, la petite alouette
l'exprimait parfaitement par ses chansons joyeuses. Aussi regarda-t-elle
avec une sorte de respect l'heureux oiseau qui chantait et volait, mais
elle n'éprouva aucun regret de ne pouvoir en faire autant.

«Je vois et j'entends, pensa-t-elle; le soleil me réchauffe et le vent
m'embrasse. Oh! j'aurais tort de me plaindre.»

En dedans de la palissade se trouvaient une quantité de fleurs roides et
distinguées; moins elles avaient de parfum, plus elles se redressaient.
Les pivoines se gonflaient pour paraître plus grosses que les roses:
mais ce n'est pas la grosseur qui fait la rose. Les tulipes brillaient
par la beauté de leurs couleurs et se pavanaient avec prétention; elles
ne daignaient pas jeter un regard sur la petite pâquerette, tandis que
la pauvrette les admirait en disant: «Comme elles sont riches et belles!
Sans doute le superbe oiseau va les visiter. Dieu merci, je pourrai
assister à ce beau spectacle.»

Et au même instant, l'alouette dirigea son vol, non pas vers les
pivoines et les tulipes, mais vers le gazon, auprès de la pauvre
pâquerette, qui, effrayée de joie, ne savait plus que penser.

Le petit oiseau se mit à sautiller autour d'elle en chantant: «Comme
l'herbe est moelleuse! Oh! la charmante petite fleur au coeur d'or et à
la robe d'argent!»

On ne peut se faire une idée du bonheur de la petite fleur. L'oiseau
l'embrassa de son bec, chanta encore devant elle, puis il remonta dans
l'azur du ciel. Pendant plus d'un quart d'heure, la pâquerette ne put se
remettre de son émotion. À moitié honteuse, mais ravie au fond du coeur,
elle regarda les autres fleurs dans le jardin. Témoins de l'honneur
qu'on lui avait rendu, elles devaient bien comprendre sa joie; mais les
tulipes se tenaient encore plus roides qu'auparavant; leur figure rouge
et pointue exprimait leur dépit. Les pivoines avaient la tête toute
gonflée. Quelle chance pour la pauvre pâquerette qu'elles ne pussent
parler! Elles lui auraient dit bien des choses désagréables. La petite
fleur s'en aperçut et s'attrista de leur mauvaise humeur.

Quelques moments après, une jeune fille armée d'un grand couteau affilé
et brillant entra dans le jardin, s'approcha des tulipes et les coupa
l'une après l'autre.

--Quel malheur! dit la petite pâquerette en soupirant; voilà qui est
affreux; c'en est fait d'elles.

Et pendant que la jeune fille emportait les tulipes, la pâquerette se
réjouissait de n'être qu'une pauvre petite fleur dans l'herbe.
Appréciant la bonté de Dieu, et pleine de reconnaissance, elle referma
ses feuilles au déclin du jour, s'endormit et rêva toute la nuit au
soleil et au petit oiseau.

Le lendemain matin, lorsque la pâquerette eut rouvert ses feuilles à
l'air et à la lumière, elle reconnut la voix de l'oiseau, mais son chant
était tout triste. La pauvre alouette avait de bonnes raisons pour
s'affliger: on l'avait prise et enfermée dans une cage suspendue à une
croisée ouverte. Elle chantait le bonheur de la liberté, la beauté des
champs verdoyants et ses anciens voyages à travers les airs.

La petite pâquerette aurait bien voulu lui venir en aide: mais comment
faire? C'était chose difficile. La compassion qu'elle éprouvait pour le
pauvre oiseau captif lui fit tout à fait oublier les beautés qui
l'entouraient, la douce chaleur du soleil et la blancheur éclatante de
ses propres feuilles.

Bientôt deux petits garçons entrèrent dans le jardin; le plus grand
portait à la main un couteau long et affilé comme celui de la jeune
fille qui avait coupé les tulipes. Ils se dirigèrent vers la pâquerette,
qui ne pouvait comprendre ce qu'ils voulaient.

--Ici nous pouvons enlever un beau morceau de gazon pour l'alouette, dit
l'un des garçons, et il commença à tailler un carré profond autour de la
petite fleur.

--Arrache la fleur! dit l'autre.

À ces mots, la pâquerette trembla d'effroi. Être arrachée, c'était
perdre la vie; et jamais elle n'avait tant béni l'existence qu'en ce
moment où elle espérait entrer avec le gazon dans la cage de l'alouette
prisonnière.

--Non, laissons-la, répondit le plus grand; elle est très bien placée.

Elle fut donc épargnée et entra dans la cage de l'alouette.

Le pauvre oiseau, se plaignant amèrement de sa captivité, frappait de
ses ailes le fil de fer de la cage. La petite pâquerette ne pouvait,
malgré tout son désir, lui faire entendre une parole de consolation.

Ainsi se passa la matinée.

--Il n'y a plus d'eau ici, s'écria le prisonnier; tout le monde est
sorti sans me laisser une goutte d'eau. Mon gosier est sec et brûlant,
j'ai une fièvre terrible, j'étouffe! Hélas! il faut donc que je meure,
loin du soleil brillant, loin de la fraîche verdure et de toutes les
magnificences de la création!

Puis il enfonça son bec dans le gazon humide pour se rafraîchir un peu.
Son regard tomba sur la petite pâquerette; il lui fit un signe de tête
amical, et dit en l'embrassant:

--Toi aussi, pauvre petite fleur, tu périras ici! En échange du monde
que j'avais à ma disposition, l'on m'a donné quelques brins d'herbe et
toi seule pour société. Chaque brin d'herbe doit être pour moi un arbre;
chacune de tes feuilles blanches, une fleur odoriférante. Ah! tu me
rappelles tout ce que j'ai perdu!

«Si je pouvais le consoler?», pensait la pâquerette, incapable de faire
un mouvement. Cependant le parfum qu'elle exhalait devint plus fort qu'à
l'ordinaire; l'oiseau s'en aperçut, et quoiqu'il languît d'une soif
dévorante qui lui faisait arracher tous les brins d'herbe l'un après
l'autre, il eut bien garde de toucher à la fleur.

Le soir arriva; personne n'était encore là pour apporter une goutte
d'eau à la malheureuse alouette. Alors elle étendit ses belles ailes en
les secouant convulsivement, et fit entendre une petite chanson
mélancolique. Sa petite tête s'inclina vers la fleur, et son coeur brisé
de désir et de douleur cessa de battre. À ce triste spectacle, la petite
pâquerette ne put, comme la veille, refermer ses feuilles pour dormir;
malade de tristesse, elle se pencha vers la terre.

Les petits garçons ne revinrent que le lendemain. À la vue de l'oiseau
mort, ils versèrent des larmes et lui creusèrent une fosse. Le corps,
enfermé dans une jolie boîte rouge, fut enterré royalement, et sur la
tombe recouverte ils semèrent des feuilles de roses.



Pauvre oiseau! pendant qu'il vivait et chantait, on l'avait oublié dans
sa cage et laissé mourir de misère; après sa mort, on le pleurait et on
lui prodiguait des honneurs.

Le gazon et la pâquerette furent jetés dans la poussière sur la grande
route; personne ne pensa à celle qui avait si tendrement aimé le petit
oiseau.



La petite fille aux allumettes


Il faisait effroyablement froid; il neigeait depuis le matin; il faisait
déjà sombre; le soir approchait, le soir du dernier jour de l'année. Au
milieu des rafales, par ce froid glacial, une pauvre petite fille
marchait dans la rue: elle n'avait rien sur la tête, elle était pieds
nus. Lorsqu'elle était sortie de chez elle le matin, elle avait eu de
vieilles pantoufles beaucoup trop grandes pour elle. Aussi les
perdit-elle lorsqu'elle eut à se sauver devant une file de voitures; les
voitures passées, elle chercha après ses chaussures; un méchant gamin
s'enfuyait emportant en riant l'une des pantoufles; l'autre avait été
entièrement écrasée.

Voilà la malheureuse enfant n'ayant plus rien pour abriter ses pauvres
petits petons. Dans son vieux tablier, elle portait des allumettes: elle
en tenait à la main un paquet. Mais, ce jour, la veille du nouvel an,
tout le monde était affairé; par cet affreux temps, personne ne
s'arrêtait pour considérer l'air suppliant de la petite qui faisait
pitié. La journée finissait, et elle n'avait pas encore vendu un seul
paquet d'allumettes. Tremblante de froid et de faim, elle se traînait de
rue en rue.

Des flocons de neige couvraient sa longue chevelure blonde. De toutes
les fenêtres brillaient des lumières: de presque toutes les maisons
sortait une délicieuse odeur, celle de l'oie, qu'on rôtissait pour le
festin du soir: c'était la Saint-Sylvestre. Cela, oui, cela lui faisait
arrêter ses pas errants.

Enfin, après avoir une dernière fois offert en vain son paquet
d'allumettes, l'enfant aperçoit une encoignure entre deux maisons, dont
l'une dépassait un peu l'autre. Harassée, elle s'y assied et s'y
blottit, tirant à elle ses petits pieds: mais elle grelotte et frissonne
encore plus qu'avant et cependant elle n'ose rentrer chez elle. Elle n'y
rapporterait pas la plus petite monnaie, et son père la battrait.

L'enfant avait ses petites menottes toutes transies.»Si je prenais une
allumette, se dit-elle, une seule pour réchauffer mes doigts?» C'est ce
qu'elle fit. Quelle flamme merveilleuse c'était! Il sembla tout à coup à
la petite fille qu'elle se trouvait devant un grand poêle en fonte,
décoré d'ornements en cuivre. La petite allait étendre ses pieds pour
les réchauffer, lorsque la petite flamme s'éteignit brusquement: le
poêle disparut, et l'enfant restait là, tenant en main un petit morceau
de bois à moitié brûlé.

Elle frotta une seconde allumette: la lueur se projetait sur la muraille
qui devint transparente. Derrière, la table était mise: elle était
couverte d'une belle nappe blanche, sur laquelle brillait une superbe
vaisselle de porcelaine. Au milieu, s'étalait une magnifique oie rôtie,
entourée de compote de pommes: et voilà que la bête se met en mouvement
et, avec un couteau et une fourchette fixés dans sa poitrine, vient se
présenter devant la pauvre petite. Et puis plus rien: la flamme
s'éteint.



L'enfant prend une troisième allumette, et elle se voit transportée près
d'un arbre de Noël, splendide. Sur ses branches vertes, brillaient mille
bougies de couleurs: de tous côtés, pendait une foule de merveilles. La
petite étendit la main pour saisir la moins belle: l'allumette s'éteint.
L'arbre semble monter vers le ciel et ses bougies deviennent des
étoiles: il y en a une qui se détache et qui redescend vers la terre,
laissant une traînée de feu.

«Voilà quelqu'un qui va mourir» se dit la petite. Sa vieille grand-mère,
le seul être qui l'avait aimée et chérie, et qui était morte il n'y
avait pas longtemps, lui avait dit que lorsqu'on voit une étoile qui
file, d'un autre côté une âme monte vers le paradis. Elle frotta encore
une allumette: une grande clarté se répandit et, devant l'enfant, se
tenait la vieille grand-mère.

--Grand-mère, s'écria la petite, grand-mère, emmène-moi. Oh! tu vas me
quitter quand l'allumette sera éteinte: tu t'évanouiras comme le poêle
si chaud, le superbe rôti d'oie, le splendide arbre de Noël. Reste, je
te prie, ou emporte-moi.

Et l'enfant alluma une nouvelle allumette, et puis une autre, et enfin
tout le paquet, pour voir la bonne grand-mère le plus longtemps
possible. La grand-mère prit la petite dans ses bras et elle la porta
bien haut, en un lieu où il n'y avait plus ni de froid, ni de faim, ni
de chagrin: c'était devant le trône de Dieu.



Le lendemain matin, cependant, les passants trouvèrent dans l'encoignure
le corps de la petite; ses joues étaient rouges, elle semblait sourire;
elle était morte de froid, pendant la nuit qui avait apporté à tant
d'autres des joies et des plaisirs. Elle tenait dans sa petite main,
toute raidie, les restes brûlés d'un paquet d'allumettes.

--Quelle sottise! dit un sans-coeur. Comment a-t-elle pu croire que cela
la réchaufferait? D'autres versèrent des larmes sur l'enfant; c'est
qu'ils ne savaient pas toutes les belles choses qu'elle avait vues
pendant la nuit du nouvel an, c'est qu'ils ignoraient que, si elle avait
bien souffert, elle goûtait maintenant dans les bras de sa grand-mère la
plus douce félicité.



La petite Poucette


Il y avait une fois, une femme qui aurait bien voulu avoir un tout petit
enfant, mais elle ne savait pas du tout comment elle pourrait se le
procurer; elle alla donc trouver une vieille sorcière, et lui dit:

--J'aurais grande envie d'avoir un petit enfant, ne veux-tu pas me dire
où je pourrais m'en procurer un?

--Si, nous allons bien en venir à bout! dit la sorcière. Tiens, voilà un
grain d'orge, il n'est pas du tout de l'espèce qui pousse dans le champ
du paysan, ou qu'on donne à manger aux poules, mets-le dans un pot, et
tu verras!

--Merci, dit la femme.

Et elle donna douze shillings à la sorcière, rentra chez elle, planta le
grain d'orge, et aussitôt poussa une grande fleur superbe qui
ressemblait tout à fait à une tulipe, mais les pétales se refermaient,
serrés comme si elle était encore en bouton.

--C'est une belle fleur, dit la femme.

Et elle l'embrassa sur les beaux pétales rouges et jaunes, mais au
moment même de ce baiser, la fleur s'ouvrit avec un grand bruit
d'explosion. C'était vraiment une tulipe, ainsi qu'il apparut alors,
mais au milieu d'elle, assise sur le siège vert, était une toute petite
fille, mignonne et gentille, qui n'était pas plus haute qu'un pouce, et
qui, pour cette raison, fut appelée Poucette.

Elle eut pour berceau une coque de noix laquée, des pétales bleus de
violettes furent ses matelas, et des pétales de roses son édredon; c'est
là qu'elle dormait la nuit, et le jour elle jouait sur la table, où la
femme avait posé une assiette entourée d'une couronne de fleurs dont les
tiges trempaient dans l'eau; un grand pétale de tulipe y flottait, où
Poucette pouvait se tenir et naviguer d'un bord à l'autre de l'assiette;
elle avait pour ramer deux crins de cheval blanc. C'était charmant. Et
elle savait aussi chanter, et son chant était doux et gentil, tel qu'on
n'avait jamais entendu le pareil ici.

Une nuit qu'elle était couchée dans son délicieux lit, arriva une
vilaine grenouille qui sauta par la fenêtre; il y avait un carreau
cassé. La grenouille était laide, grosse et mouillée, elle sauta sur la
table où Poucette était couchée et dormait sous l'édredon de feuilles de
roses rouges.

«Ce serait une femme parfaite pour mon fils!!» se dit la grenouille, et
elle s'empara de la coque de noix où Poucette dormait, et, à travers le
carreau, sauta dans le jardin avec elle.

Tout près de là coulait un grand et large ruisseau; mais le bord en
était bourbeux et marécageux; c'est là qu'habitait la grenouille avec
son fils. Hou! lui aussi était laid et vilain, il ressemblait tout à
fait à sa mère; _koax, koax, brékékékex!_ c'est tout ce qu'il sut dire
quand il vit la jolie fille dans la coque de noix.

--Ne parle pas si haut, tu vas la réveiller! dit la vieille grenouille,
elle pourrait encore nous échapper, car elle est légère comme duvet de
cygne; nous la mettrons sur une des larges feuilles de nénuphar, ce sera
pour elle, si petite et légère, comme une île; de là, elle ne pourra pas
s'enfuir, pendant que nous préparerons la belle chambre, sous la vase,
où vous habiterez.

Dans le ruisseau poussaient beaucoup de nénuphars dont les larges
feuilles vertes semblaient flotter à la surface de l'eau; la feuille la
plus éloignée était aussi la plus grande de toutes; c'est là que la
vieille grenouille nagea et plaça la coque de noix avec Poucette.

La pauvre petite mignonne se réveilla de très bonne heure le matin, et
lorsqu'elle vit où elle était, elle se mit à pleurer amèrement, car il y
avait de l'eau de tous les côtés autour de la grande feuille verte, elle
ne pouvait pas de tout aller à terre.

La vieille grenouille était au fonde de la vase et ornait la chambre
avec des roseaux et des boutons jaunes de nénuphar--il fallait que ce
fût tout à fait élégant pour sa nouvelle bru--et avec son vilain fils
elle nagea vers la feuille où était Poucette afin de prendre à eux deux
le beau lit, et l'installer dans la chambre de l'épousée, avant qu'elle
y vînt elle-même. La vieille grenouille s'inclina profondément dans
l'eau devant elle et dit:

--Voilà, mon fils, il sera ton mari, et vous aurez un délicieux logement
au fond de la vase.

--Koax, koax, brékékékex!

C'est tout ce que le fils put dire.

Et ils prirent le gentil petit lit et partirent avec à la nage, et
Poucette resta toute seule et pleura sur la feuille verte, car elle ne
voulait pas demeurer chez la vilaine grenouille, ni avoir son fils si
laid pour mari. Les petits poissons qui nageaient dans l'eau avait bien
vu la grenouille et entendu ce qu'elle avait dit, et ils sortirent la
tête de l'eau ils voulaient voir la petite fille. Aussitôt qu'ils
l'eurent vue, ils la trouvèrent charmante, et cela leur fit de la peine
qu'elle dût descendre chez la vilaine grenouille. Non, il ne le fallait
pas. Ils s'assemblèrent sous l'eau tout autour de la tige qui tenait la
feuille, et mordillèrent la tige, si bien que la feuille descendit le
cours du ruisseau, emportant Poucette loin, très loin, où la grenouille
ne pouvait pas aller.

Poucette navigua, passa devant beaucoup d'endroits, et les petits
oiseaux perchés sur les arbustes la voyaient et chantaient: quelle
gentille demoiselle! La feuille avec elle, s'éloigna de plus en plus;
c'est ainsi que Poucette partit pour l'étranger.

Un joli petit papillon blanc ne cessait de voler autour d'elle, et finit
par se poser sur la feuille, car Poucette lui plaisait, et elle était
bien contente, car la grenouille ne pouvait plus l'atteindre, et le lieu
où elle naviguait était très agréable; le soleil luisait sur l'eau,
c'était comme de l'or magnifique. Et elle défit sa ceinture, en attacha
un bout au papillon, et fixa l'autre bout dans la feuille, et ainsi la
feuille prit une course beaucoup plus rapide, et elle avec, puisqu'elle
était dessus. À ce moment arriva en volant un grand hanneton, il
l'aperçut, et aussitôt saisit dans ses pinces la taille grêle de la
petit, qu'il emporta dans un arbre, mais la feuille verte continua de
descendre le courant, et le papillon de voler avec, car il était attaché
à la feuille et ne pouvait pas s'en libérer.

Dieu! comme Poucette fut effrayée lorsque le hanneton s'envola dans
l'arbre avec elle, mais surtout elle fut chagrinée pour le beau papillon
blanc qu'elle avait attaché à la feuille; s'il ne parvenait pas à se
libérer, il allait mourir de faim. Mais c'était bien égal au hanneton.
Avec elle il se plaça sur la plus grande feuille verte de l'arbre, lui
donna le pollen des fleurs à manger, et lui dit qu'elle était très
gentille, bien qu'elle ne ressemblât pas du tout à un hanneton. Ensuite
tous les autres hannetons qui habitaient l'arbre vinrent lui rendre
visite, ils regardèrent Poucette, et les demoiselles hannetons
allongèrent leurs antennes et dirent:

--Elle n'a tout de même que deux pattes, c'est misérable, et elle n'a
pas d'antennes!

--Elle a la taille trop mince, fi! elle ressemble à l'espèce humaine!
Qu'elle est laide!

Et pourtant le hanneton qui l'avait prise la trouvait très gentille,
mais comme tous les autres disaient qu'elle était vilaine, il finit par
le croire aussi, et ne voulut plus l'avoir!

Elle pouvait s'en aller où elle voulait. On vola en bas de l'arbre avec
elle, et on la posa sur une grande marguerite; là, elle pleura parce
qu'elle était si laide que les hannetons ne voulaient pas d'elle, et
elle était pourtant l'être le plus délicieux que l'on put imaginer,
délicat et pur comme le plus beau pétale de rose.

La preuve, Poucette vécut toute seule tout l'été dans la grande forêt.
Elle se tressa un lit de brins d'herbe et l'accrocha sous une grande
feuille de patience, en sorte qu'il ne pouvait pleuvoir sur elle; elle
récoltait le pollen des fleurs et s'en nourrissait, et elle buvait la
rosée qui était tous les matins sur les feuilles; ainsi passèrent l'été
et l'automne, mais vint alors l'hiver, le froid et long hiver. Tous les
oiseaux qui lui avaient chanté de belles chansons s'en allèrent, les
arbres et les fleurs se fanèrent, la grande feuille de patience sous
laquelle elle avait habité se recroquevilla et devint un pédoncule jaune
fané, et elle eut terriblement froid, car ses vêtements étaient
déchirés, et elle-même était si petite et si frêle, la pauvre Poucette,
qu'elle devait mourir de froid. Il se mit à neiger, et chaque flocon de
neige qui tombait sur elle était comme un paquet de neige qu'on
jetterait sur nous, car nous sommes grands et elle n'avait qu'un pouce.
Alors elle s'enveloppa dans une feuille fanée, mais cela ne pouvait pas
la réchauffer, elle tremblait de froid.

À l'orée de la forêt, où elle était alors parvenue, s'étendait un grand
champ de blé, mais le blé n'y était plus depuis longtemps, seul le
chaume sec et nu se dressait sur la terre gelée. C'était pour elle comme
une forêt qu'elle parcourait. Oh! comme elle tremblait de froid. Elle
arriva ainsi à la porte de la souris des champs. C'était un petit trou
au pied des fétus de paille. La souris avait là sa bonne demeure tiède,
toute sa chambre pleine de grain, cuisine et salle à manger. La pauvre
Poucette se plaça contre la porte, comme toute pauvre mendiante, et
demanda un petit morceau de grain d'orge, car depuis deux jours elle
n'avait rien eu du tout à manger.

--Pauvre petite, dit la souris, car c'était vraiment une bonne vieille
souris des champs, entre dans ma chambre chaude manger avec moi!

Puis, comme Poucette lui plut, elle dit:

--Tu peux bien rester chez moi cet hiver, mais il faudra tenir ma
chambre tout à fait propre et me conter des histoires, car je les aime
beaucoup.

Et Poucette fit ce que demandait la bonne vieille souris, et vécut
parfaitement.

--Nous aurons bientôt une visite, dit la souris des champs, mon voisin a
l'habitude de venir me voir tous les jours de la semaine. Il se tient
enfermé encore plus que moi, il a de grandes salles et il porte une
délicieuse pelisse de velours noir; si tu pouvais l'avoir pour mari, tu
n'aurais besoin de rien; mais il ne voit pas clair. Il faudra lui conter
les plus belles histoires que tu saches.

Mais Poucette ne se souciait pas d'avoir le voisin, qui était une taupe.
Il vint rendre visite dans sa pelisse de velours noir. Il était riche et
instruit, dit la souris des champs, son appartement était aussi vingt
fois plus grand que celui de la souris, et il était plein de science,
mais il ne pouvait supporter le soleil et les belles fleurs, il en
disait du mal, car il ne les avait jamais vues. Poucette dut chanter, et
elle chanta «Hanneton, vole, vole «et «Le moine va aux champs», et la
taupe devint amoureuse d'elle à cause de sa belle voix, mais ne dit
rien, car c'était une personne circonspecte.

Elle s'était récemment construit un long corridor dans la terre, de sa
demeure à celle de la souris, et elle permit à la souris et à Poucette
de s'y promener tant qu'elles voudraient. Mais elle leur dit de ne pas
avoir peur de l'oiseau mort qui gisait dans le corridor. C'était un
oiseau entier avec bec et plumes, qui sûrement était mort depuis peu, au
commencement de l'hiver, et avait été enterré juste à l'endroit où elle
avait fait son corridor.

La taupe prit dans sa bouche un morceau de mèche, car cela brille comme
du feu dans l'obscurité, et elle marcha devant eux et les éclaira dans
le long couloir sombre; lorsqu'ils arrivèrent à l'endroit où gisait
l'oiseau mort, la taupe dresse en l'air son large nez et heurta le
plafond, et cela fit un grand trou par lequel la lumière put briller.
Sur le sol gisait une hirondelle morte, ses jolies ailes plaquées contre
son corps, les pattes et la tête cachées sous les plumes. Le pauvre
oiseau était évidemment mort de froid. Poucette en eut de la peine, elle
aimait tant tous les petits oiseaux, qui avaient si joliment chanté et
gazouillé pour elle tout l'été, mais la taupe donna un coup de ses
courtes pattes à l'hirondelle, et dit:

--Elle ne piaillera plus! ça doit être lamentable de naître petit
oiseau. Dieu merci, aucun de mes enfants ne sera ainsi, un oiseau pareil
n'a rien d'autre pour lui que son _qvivit_, et doit mourir de faim
l'hiver!

--Oui, vous pouvez le dire, vous qui êtes prévoyant, dit la souris. Qu'a
l'oiseau pour tout son _qvivit_, quand vient l'hiver? Il doit avoir faim
et geler; mais ce _qvivit_ est tout de même une grande chose!

Poucette ne dit rien, mais lorsque les deux autres eurent tourné le dos
à l'oiseau, elle se baissa, écarta les plumes qui recouvraient la tête
de l'hirondelle, et la baisa sur ses yeux clos.»C'est peut-être celle
qui a si joliment chanté pour moi cet été, se dit-elle, quelle joie il
m'a procurée, le bel oiseau!»

Puis la taupe boucha le trou par où le jour luisait, et les dames
l'accompagnèrent à sa demeure. Mais la nuit, Poucette ne put dormir,
elle se leva de son lit et tressa une belle couverture de paille dont
elle alla envelopper l'oiseau mort, et elle mit du coton moelleux,
qu'elle avait trouvé chez la taupe, autour du corps de l'oiseau, afin
qu'il put être au chaud dans la terre froide.

--Adieu, beau petit oiseau, dit-elle. Adieu, et merci pour tes délicieux
chants de cet été, lorsque tous les arbres étaient verts et que le
soleil brillait si chaud au-dessus de nous!

Et elle posa sa tête sur la poitrine de l'oiseau, mais fut aussitôt très
effrayée, car il y avait comme des battements à l'intérieur. C'était le
coeur de l'oiseau. L'oiseau n'était pas mort, il était engourdi, et la
chaleur l'avait réanimé.

À l'automne toutes les hirondelles s'envolent vers les pays chauds, mais
il en est qui s'attardent, et elles ont tellement froid qu'elles tombent
comme mortes, elles restent où elles sont tombées, et la froide neige
les recouvre.

Poucette était toute tremblante de frayeur, car l'oiseau était fort
grand, à côté d'elle qui n'avait qu'un pouce, mais elle rassembla son
courage, pressa davantage le coton autour de la pauvre hirondelle, et
alla chercher une feuille de menthe crépue, qu'elle avait eue elle-même
comme couverture, et la passa sur la tête de l'oiseau.

La nuit suivante elle se glissa de nouveau vers lui, et il était alors
tout à fait vivant, mais très faible; il ne put ouvrir qu'un instant ses
yeux et voir Poucette, qui était là, un morceau de mèche à la main, car
elle n'avait pas d'autre lumière.

--Sois remerciée, gentille enfant lui dit l'hirondelle malade, j'ai été
délicieusement réchauffé, bientôt j'aurais repris des forces et de
nouveau je pourrai voler aux chauds rayons du soleil!

--Oh! dit Poucette, il fait froid dehors, il neige et il gèle, reste
dans ton lit chaud, je te soignerai.

Elle apporta de l'eau dans un pétale de fleur à l'hirondelle, qui but et
raconta comment elle s'était blessée l'aile à une ronce, et n'avait pas
pu voler aussi vite que les autres hirondelles, qui étaient parties
loin, très loin, vers les pays chauds. Elle avait fini par tomber à
terre, ensuite elle ne se rappelait plus rien, et ne savait pas du tout
comment elle était venue là.

Tout l'hiver elle y restera, et Poucette fut bonne pour elle, et l'aima
beaucoup; ni la taupe ni la souris des champs ne s'en doutèrent, car
elles ne pouvaient sentir la pauvre malheureuse hirondelle.

Dès que vint le printemps et que le soleil réchauffa la terre,
l'hirondelle dit adieu à Poucette, qui ouvrit le trou fait par la taupe
au-dessus. Le soleil rayonnait superbe au-dessus d'elles, et
l'hirondelle demanda à Poucette si elle ne voulait pas venir avec elle,
car elle pourrait se mettre sur son dos, elles s'envoleraient ensemble
loin dans la forêt verte. Mais Poucette savait que cela ferait de la
peine à la vieille souris des champs, si elle la quittait ainsi.

--Non je ne peux pas, dit Poucette.

--Adieu, adieu, bonne et gentille fille, dit l'hirondelle en s'envolant
au soleil.

Poucette la suivit des yeux, et ses yeux se mouillèrent, car elle aimait
beaucoup la pauvre hirondelle.

--Qvivit! qvivit! chanta l'oiseau.

Et il s'éloigna dans la forêt verte.

Poucette était triste. Elle n'eut pas la permission de sortir au chaud
soleil: le blé, qui était semé sur le champ au-dessus de la maison de la
souris, poussa d'ailleurs haut en l'air, c'était une forêt drue pour la
pauvre petite fille qui n'avait qu'un pouce.

--Cet été tu vas coudre ton costume, lui dit la souris, car sa voisine,
l'ennuyeuse taupe à la pelisse de velours noir, l'avait demandé en
mariage. Tu n'auras de la laine et du linge. Tu auras de quoi t'asseoir
et te coucher, quand tu seras la femme de la taupe!

Poucette dut filer à la quenouille, et la souris embaucha quatre
araignées pour filer et tisser nuit et jour. Tous les soirs la taupe
venait en visite, et parlait toujours de la fin de l'été, quand le
soleil serait beaucoup moins chaud, car pour le moment il brûlait la
terre, qui était comme une pierre; quand l'été serait fini auraient lieu
les noces avec Poucette; mais la petite n'était pas contente, car elle
n'aimait pas du tout l'ennuyeuse taupe. Tous les matins, quand le soleil
se levait, et tous les soirs quand il se couchait, elle se glissait
dehors à la porte, et si le vent écartait les sommets des tiges, de
façon qu'elle pouvait voir le ciel bleu, elle se disait que c'était
clair et beau, là dehors, et elle désirait bien vivement revoir sa chère
hirondelle; mais elle ne reviendrait jamais, elle volait sûrement très
loin dans la forêt verte.

Lorsque l'automne arriva, Poucette eut sa corbeille toute prête.

--Dans quatre semaines ce sera la noce, lui dit la souris.

Et Poucette pleura et dit qu'elle ne voulait pas de l'ennuyeuse taupe.

--Tatata, dit la souris, ne regimbe pas, sans quoi je te mords avec ma
dent blanche! C'est un excellent mari que tu auras, la reine elle-même
n'a pas une pelisse de velours noir pareille. Il a cuisine et cave.
Remercie Dieu de l'avoir.

La noce devait donc avoir lieu. La taupe était venue déjà pour prendre
Poucette, qui devait habiter avec son mari au profond de la terre, ne
jamais sortir au chaud soleil qu'il ne pouvait pas supporter. La pauvre
enfant était tout affligée, elle voulait dire adieu au beau soleil, que
du moins, chez la souris, il lui avait été permis de regarder de la
porte.

--Adieu, lumineux soleil! dit-elle, les bras tendus en l'air, et elle
fit quelques pas hors de la demeure de la souris, car le blé avait été
coupé, il ne restait plus que le chaume sec. Adieu, adieu! dit-elle, et
elle entoura de ses bras une petite fleur rouge qui était là! Salue de
ma part la petite hirondelle, si tu la vois.

--Qvivit! qvivit! dit-on à ce moment au-dessus de sa tête.

Elle regarda en l'air, c'était la petite hirondelle, qui passait
justement. Aussitôt qu'elle vit Poucette, elle fut ravie; la fillette
lui raconta qu'elle ne voulait pas du tout avoir pour mari la vilaine
taupe, et qu'elle habiterait ainsi au fond de la terre, où le soleil ne
brillerait jamais. De cela, elle ne pouvait s'empêcher de pleurer.

--Voilà le froid hiver qui vient, dit la petite hirondelle, je m'envole
au loin vers les pays chauds, veux-tu venir avec moi? Tu peux te mettre
sur mon dos, tu n'as qu'à t'attacher fortement avec ta ceinture, et nous
nous envolerons loin de la vilaine taupe et de sa sombre demeure, bien
loin par-dessus les montagnes jusqu'aux pays chauds où le soleil luit,
plus beau qu'ici, où c'est toujours l'été avec des fleurs exquises.
Viens voler avec moi, chère petite Poucette qui m'a sauvé la vie lorsque
je gisais gelée dans le sombre caveau de terre!

--Oui j'irais avec toi, dit Poucette, qui se mit sur le dos de l'oiseau,
les pieds sur ses ailes étendues, et attacha fortement sa ceinture à une
des plus grosses plumes.

Et ainsi l'hirondelle s'éleva haut dans l'air, au-dessus de la forêt et
au-dessus de la mer, haut au-dessus des grandes montagnes toujours
couvertes de neige, et Poucette eut froid dans l'air glacé, mais elle se
recroquevilla sous les plumes chaudes de l'oiseau, et passa seulement sa
petite tête pour voir toute la splendeur étalée sous elle.

Et elles arrivèrent aux pays chauds. Le soleil y brillait, beaucoup plus
lumineux qu'ici. Le ciel était deux fois plus élevé, et dans des fossés
et sur des haies poussaient de délicieux raisins blancs et bleus. Dans
les forêt pendaient des citrons et des oranges, les myrtes et la menthe
crépue embaumaient, et sur la route couraient de délicieux enfants qui
jouaient avec de grands papillons diaprés. Mais l'hirondelle vola plus
loin encore, et ce fut de plus en plus beau. Sous de magnifiques arbres
verts au bord de la mer bleue se trouvait un château de marbre d'une
blancheur éclatante, fort ancien. Les ceps de vigne enlaçaient les
hautes colonnes; tout en haut étaient de nombreux nids d'hirondelle, et
dans l'un d'eux habitait celle qui portait Poucette.

--Voilà ma maison, dit l'hirondelle, mais si tu veux te chercher une des
superbes fleurs qui poussent en bas, je t'y poserai, et tu seras aussi
bien que tu peux le désirer.

--C'est parfait, dit Poucette, et ses petites mains battirent.

Il y avait par terre une grande colonne de marbre blanc qui était tombée
et s'était cassée en trois morceaux, entre lesquels poussaient les plus
belles fleurs blanches.

L'hirondelle y vola et déposa Poucette sur l'une des larges pétales;
mais quelle surprise fut celle de la petite fille! Un petit homme était
assis au milieu de la fleur, aussi blanc et transparent que s'il avait
été de verre; il avait sur la tête une belle couronne d'or et aux
épaules de jolies ailes claires, et il n'était pas plus grand que
Poucette. C'était l'ange de la fleur. Dans chaque fleur habitait un
pareil ange, homme ou femme, mais celui-là était le roi de tous.

--Oh! qu'il est beau, chuchota Poucette à l'hirondelle.

Le petit prince fut très effrayé par l'hirondelle, car elle était un
énorme oiseau à côté de lui, qui était si petit et menu, mais lorsqu'il
vit Poucette il fut enchanté, c'était la plus belle fille qu'il eût
encore jamais vue. Aussi prit-il sur sa tête sa couronne d'or qu'il
plaça sur la sienne, lui demanda comment elle s'appelait et si elle
voulait être sa femme, elle serait ainsi la reine de toutes les fleurs!
Oh! c'était là un mari bien différent du fils de la grenouille et de la
taupe à la pelisse de velours noir. Elle dit donc oui au charmant
prince, et de chaque fleur arriva une dame ou un jeune homme, si gentil
que c'était un plaisir des yeux; chacun apportait un cadeau à Poucette,
mais le meilleur de tous fut une couple de belles ailes d'une grande
mouche blanche; elles furent accrochées au dos de Poucette, qui put
ainsi voler d'une fleur à l'autre; c'était bien agréable, et la petite
hirondelle était là-haut dans son nid et chantait du mieux qu'elle
pouvait, mais en son coeur elle était affligée, car elle aimait beaucoup
Poucette, et aurait voulu ne jamais s'en séparer.

--Tu ne t'appelleras pas Poucette, lui dit l'ange de la fleur, c'est un
vilain nom, et tu es si belle. Nous t'appellerons Maia.

--Adieu, adieu! dit la petite hirondelle, qui s'envola de nouveau,
quittant les pays chaud pour aller très loin, jusqu'en Danemark.

C'est là qu'elle avait un nid au-dessus de la fenêtre où habite l'homme
qui sait conter des contes, elle lui a chanté son _qvivit, qvivit!_ et
c'est de là que nous tenons toute l'histoire.



La petite sirène


Au large dans la mer, l'eau est bleue comme les pétales du plus beau
bleuet et transparente comme le plus pur cristal, mais elle est si
profonde qu'on ne peut y jeter l'ancre et qu'il faudrait mettre l'une
sur l'autre bien des tours d'église pour que la dernière émerge à la
surface. Tout en bas, les habitants des ondes ont leur demeure.

Mais n'allez pas croire qu'il n'y a là que des fonds de sable nu blanc,
non il y pousse les arbres et les plantes les plus étranges dont les
tiges et les feuilles sont si souples qu'elles ondulent au moindre
mouvement de l'eau. On dirait qu'elles sont vivantes. Tous les poissons,
grands et petits, glissent dans les branches comme ici les oiseaux dans
l'air.

À l'endroit le plus profond s'élève le château du Roi de la Mer. Les
murs en sont de corail et les hautes fenêtres pointues sont faites de
l'ambre le plus transparent, mais le toit est en coquillages qui se
ferment ou s'ouvrent au passage des courants. L'effet en est féerique
car dans chaque coquillage il y a des perles brillantes dont une seule
serait un ornement splendide sur la couronne d'une reine.

Le Roi de la Mer était veuf depuis de longues années, sa vieille maman
tenait sa maison. C'était une femme d'esprit, mais fière de sa noblesse;
elle portait douze huîtres à sa queue, les autres dames de qualité
n'ayant droit qu'à six. Elle méritait du reste de grands éloges et cela
surtout parce qu'elle aimait infiniment les petites princesses de la
mer, filles de son fils. Elles étaient six enfants charmantes, mais la
plus jeune était la plus belle de toutes, la peau fine et transparente
tel un pétale de rose blanche, les yeux bleus comme l'océan profond...
mais comme toutes les autres, elle n'avait pas de pieds, son corps se
terminait en queue de poisson.



Le château était entouré d'un grand jardin aux arbres rouges et bleu
sombre, aux fruits rayonnants comme de l'or, les fleurs semblaient de
feu, car leurs tiges et leurs pétales pourpres ondulaient comme des
flammes. Le sol était fait du sable le plus fin, mais bleu comme le
soufre en flammes. Surtout cela planait une étrange lueur bleuâtre, on
se serait cru très haut dans l'azur avec le ciel au-dessus et en dessous
de soi, plutôt qu'au fond de la mer.

Par temps très calme, on apercevait le soleil comme une fleur de
pourpre, dont la corolle irradiait des faisceaux de lumière.

Chaque princesse avait son carré de jardin où elle pouvait bêcher et
planter à son gré, l'une donnait à sa corbeille de fleurs la forme d'une
baleine, l'autre préférait qu'elle figurât une sirène, mais la plus
jeune fit la sienne toute ronde comme le soleil et n'y planta que des
fleurs éclatantes comme lui.



C'était une singulière enfant, silencieuse et réfléchie. Tandis que ses
soeurs ornaient leurs jardinets des objets les plus disparates tombés de
navires naufragés, elle ne voulut, en dehors des fleurs rouges comme le
soleil de là-haut, qu'une statuette de marbre, un charmant jeune garçon
taillé dans une pierre d'une blancheur pure, et échouée, par suite d'un
naufrage, au fond de la mer. Elle planta près de la statue un saule
pleureur rouge qui grandit à merveille. Elle n'avait pas de plus grande
joie que d'entendre parler du monde des humains. La grand-mère devait
raconter tout ce qu'elle savait des bateaux et des villes, des hommes et
des bêtes et, ce qui l'étonnait le plus, c'est que là-haut, sur la
terre, les fleurs eussent un parfum, ce qu'elles n'avaient pas au fond
de la mer, et que la forêt y fût verte et que les poissons voltigeant
dans les branches chantassent si délicieusement que c'en était un
plaisir. C'étaient les oiseaux que la grand-mère appelait poissons,
autrement les petites filles ne l'auraient pas comprise, n'ayant jamais
vu d'oiseaux.

--Quand vous aurez vos quinze ans, dit la grand-mère, vous aurez la
permission de monter à la surface, de vous asseoir au clair de lune sur
les rochers et de voir passer les grands vaisseaux qui naviguent et vous
verrez les forêts et les villes, vous verrez!!!

Au cours de l'année, l'une des soeurs eut quinze ans et comme elles se
suivaient toutes à un an de distance, la plus jeune devait attendre cinq
grandes années avant de pouvoir monter du fond de la mer.

Mais chacune promettait aux plus jeunes de leur raconter ce qu'elle
avait vu de plus beau dès le premier jour, grand-mère n'en disait jamais
assez à leur gré, elles voulaient savoir tant de choses!

Aucune n'était plus impatiente que la plus jeune, justement celle qui
avait le plus longtemps à attendre, la silencieuse, la pensive....

Que de nuits elle passait debout à la fenêtre ouverte, scrutant la
sombre eau bleue que les poissons battaient de leurs nageoires et de
leur queue. Elle apercevait la lune et les étoiles plus pâles il est
vrai à travers l'eau, mais plus grandes aussi qu'à nos yeux. Si parfois
un nuage noir glissait au-dessous d'elles, la petite savait que c'était
une baleine qui nageait dans la mer, ou encore un navire portant de
nombreux hommes, lesquels ne pensaient sûrement pas qu'une adorable
petite sirène, là, tout en bas, tendait ses fines mains blanches vers la
quille du bateau.

Vint le temps où l'aînée des princesses eut quinze ans et put monter à
la surface de la mer.

À son retour, elle avait mille choses à raconter mais le plus grand
plaisir, disait-elle, était de s'étendre au clair de lune sur un banc de
sable par une mer calme et de voir, tout près de la côte, la grande
ville aux lumières scintillantes comme des centaines d'étoiles,
d'entendre la musique et tout ce vacarme des voitures et des gens,
d'apercevoir tant de tours d'églises et de clochers, d'entendre sonner
les cloches. Justement, parce qu'elle ne pouvait y aller, c'était de
cela qu'elle avait le plus grand désir. Oh! comme la plus jeune soeur
l'écoutait passionnément, et depuis lors, le soir, lorsqu'elle se tenait
près de la fenêtre ouverte et regardait en haut à travers l'eau sombre
et bleue, elle pensait à la grande ville et à ses rumeurs, et il lui
semblait entendre le son des cloches descendant jusqu'à elle.

L'année suivante, il fut permis à la deuxième soeur de monter à la
surface et de nager comme elle voudrait. Elle émergea juste au moment du
coucher du soleil et ce spectacle lui parut le plus merveilleux.
Tout le ciel semblait d'or et les nuages--comment décrire leur
splendeur?--pourpres et violets, ils voguaient au-dessus d'elle, mais,
plus rapide qu'eux, comme un long voile blanc, une troupe de cygnes
sauvages volaient très bas au-dessus de l'eau vers le soleil qui
baissait. Elle avait nagé de ce côté, mais il s'était enfoncé, il avait
disparu et la lueur rose s'était éteinte sur la mer et sur les nuages.

L'année suivante, ce fut le tour de la troisième soeur. Elle était la
plus hardie de toutes, aussi remonta-t-elle le cours d'un large fleuve
qui se jetait dans la mer. Elle vit de jolies collines vertes couvertes
de vignes, des châteaux et des fermes apparaissaient au milieu des
forêts, elle entendait les oiseaux chanter et le soleil ardent
l'obligeait souvent à plonger pour rafraîchir son visage brûlant.

Dans une petite anse, elle rencontra un groupe d'enfants qui couraient
tout nus et barbotaient dans l'eau. Elle aurait aimé jouer avec eux,
mais ils s'enfuirent effrayés, et un petit animal noir--c'était un
chien, mais elle n'en avait jamais vu--aboya si férocement après elle
qu'elle prit peur et nagea vers le large.

La quatrième n'était pas si téméraire, elle resta au large et raconta
que c'était là précisément le plus beau. On voyait à des lieues autour
de soi et le ciel, au-dessus, semblait une grande cloche de verre. Elle
avait bien vu des navires, mais de très loin, ils ressemblaient à de
grandes mouettes, les dauphins avaient fait des culbutes et les immenses
baleines avaient fait jaillir l'eau de leurs narines, des centaines de
jets d'eau.

Vint enfin le tour de la cinquième soeur. Son anniversaire se trouvait
en hiver, elle vit ce que les autres n'avaient pas vu. La mer était
toute verte, de-ci de-là flottaient de grands icebergs dont chacun avait
l'air d'une perle.

Elle était montée sur l'un d'eux et tous les voiliers s'écartaient
effrayés de l'endroit où elle était assise, ses longs cheveux flottant
au vent, mais vers le soir les nuages obscurcirent le ciel, il y eut des
éclairs et du tonnerre, la mer noire élevait très haut les blocs de
glace scintillant dans le zigzag de la foudre. Sur tous les bateaux, on
carguait les voiles dans l'angoisse et l'inquiétude, mais elle, assise
sur l'iceberg flottant, regardait la lame bleue de l'éclair tomber dans
la mer un instant illuminée.

La première fois que l'une des soeurs émergeait à la surface de la mer,
elle était toujours enchantée de la beauté, de la nouveauté du
spectacle, mais, devenues des filles adultes, lorsqu'elles étaient
libres d'y remonter comme elles le voulaient, cela leur devenait
indifférent, elles regrettaient leur foyer et, au bout d'un mois, elles
disaient que le fond de la mer c'était plus beau et qu'on était si bien
chez soi!

Lorsque le soir les soeurs, se tenant par le bras, montaient à travers
l'eau profonde, la petite dernière restait toute seule et les suivait
des yeux; elle aurait voulu pleurer, mais les sirènes n'ont pas de
larmes et n'en souffrent que davantage.

--Hélas! que n'ai-je quinze ans! soupirait-elle. Je sais que moi
j'aimerais le monde de là-haut et les hommes qui y construisent leurs
demeures.

--Eh bien, tu vas échapper à notre autorité, lui dit sa grand-mère, la
vieille reine douairière. Viens, que je te pare comme tes soeurs. Elle
mit sur ses cheveux une couronne de lys blancs dont chaque pétale était
une demi-perle et elle lui fit attacher huit huîtres à sa queue pour
marquer sa haute naissance.

--Cela fait mal, dit la petite.

--Il faut souffrir pour être belle, dit la vieille.

Oh! que la petite aurait aimé secouer d'elle toutes ces parures et
déposer cette lourde couronne! Les fleurs rouges de son jardin lui
seyaient mille fois mieux, mais elle n'osait pas à présent en changer.

--Au revoir, dit-elle, en s'élevant aussi légère et brillante qu'une
bulle à travers les eaux.

Le soleil venait de se coucher lorsqu'elle sortit sa tête à la surface,
mais les nuages portaient encore son reflet de rose et d'or et, dans
l'atmosphère tendre, scintillait l'étoile du soir, si douce et si belle!
L'air était pur et frais, et la mer sans un pli.

Un grand navire à trois mâts se trouvait là, une seule voile tendue, car
il n'y avait pas le moindre souffle de vent, et tous à la ronde sur les
cordages et les vergues, les matelots étaient assis. On faisait de la
musique, on chantait, et lorsque le soir s'assombrit, on alluma des
centaines de lumières de couleurs diverses. On eût dit que flottaient
dans l'air les drapeaux de toutes les nations.

La petite sirène nagea jusqu'à la fenêtre du salon du navire et, chaque
fois qu'une vague la soulevait, elle apercevait à travers les vitres
transparentes une réunion de personnes en grande toilette. Le plus beau
de tous était un jeune prince aux yeux noirs ne paraissant guère plus de
seize ans. C'était son anniversaire, c'est pourquoi il y avait grande
fête.

Les marins dansaient sur le pont et lorsque Le jeune prince y apparut,
des centaines de fusées montèrent vers le ciel et éclatèrent en
éclairant comme en plein jour. La petite sirène en fut tout effrayée et
replongea dans l'eau, mais elle releva bien vite de nouveau la tête et
il lui parut alors que toutes les étoiles du ciel tombaient sur elle.
Jamais elle n'avait vu pareille magie embrasée. De grands soleils
flamboyants tournoyaient, des poissons de feu s'élançaient dans l'air
bleu et la mer paisible réfléchissait toutes ces lumières. Sur le
navire, il faisait si clair qu'on pouvait voir le moindre cordage et
naturellement les personnes. Que le jeune prince était beau, il serrait
les mains à la ronde, tandis que la musique s'élevait dans la belle
nuit!

Il se faisait tard mais la petite sirène ne pouvait détacher ses regards
du bateau ni du beau prince. Les lumières colorées s'éteignirent, plus
de fusées dans l'air, plus de canons, seulement, dans le plus profond de
l'eau un sourd grondement. Elle flottait sur l'eau et les vagues la
balançaient, en sorte qu'elle voyait l'intérieur du salon. Le navire
prenait de la vitesse, l'une après l'autre on larguait les voiles, la
mer devenait houleuse, de gros nuages parurent, des éclairs sillonnèrent
au loin le ciel. Il allait faire un temps épouvantable! Alors, vite les
matelots replièrent les voiles. Le grand navire roulait dans une course
folle sur la mer démontée, les vagues, en hautes montagnes noires,
déferlaient sur le grand mât comme pour l'abattre, le bateau plongeait
comme un cygne entre les lames et s'élevait ensuite sur elles.

Les marins, eux, si la petite sirène s'amusait de cette course,
semblaient ne pas la goûter, le navire craquait de toutes parts, les
épais cordages ployaient sous les coups. La mer attaquait. Bientôt le
mât se brisa par le milieu comme un simple roseau, le bateau prit de la
bande, l'eau envahit la cale.

Alors seulement la petite sirène comprit qu'il y avait danger, elle
devait elle-même se garder des poutres et des épaves tourbillonnant dans
l'eau.

Un instant tout fut si noir qu'elle ne vit plus rien et, tout à coup, le
temps d'un éclair, elle les aperçut tous sur le pont. Chacun se sauvait
comme il pouvait. C'était le jeune prince qu'elle cherchait du regard
et, lorsque le bateau s'entrouvrit, elle le vit s'enfoncer dans la mer
profonde.

Elle en eut d'abord de la joie à la pensée qu'il descendait chez elle,
mais ensuite elle se souvint que les hommes ne peuvent vivre dans l'eau
et qu'il ne pourrait atteindre que mort le château de son père.

Non! il ne fallait pas qu'il mourût! Elle nagea au milieu des épaves qui
pouvaient l'écraser, plongea profondément puis remonta très haut au
milieu des vagues, et enfin elle approcha le prince. Il n'avait presque
plus la force de nager, ses bras et ses jambes déjà s'immobilisaient,
ses beaux yeux se fermaient, il serait mort sans la petite sirène.

Quand vint le matin, la tempête s'était apaisée, pas le moindre débris
du bateau n'était en vue; le soleil se leva, rouge et étincelant et
semblant ranimer les joues du prince, mais ses yeux restaient clos. La
petite sirène déposa un baiser sur son beau front élevé et repoussa ses
cheveux ruisselants.

Elle voyait maintenant devant elle la terre ferme aux hautes montagnes
bleues couvertes de neige, aux belles forêts vertes descendant jusqu'à
la côte. Une église ou un cloître s'élevait là--elle ne savait au juste,
mais un bâtiment.

Des citrons et des oranges poussaient dans le jardin et devant le
portail se dressaient des palmiers. La mer creusait là une petite crique
à l'eau parfaitement calme, mais très profonde, baignant un rivage
rocheux couvert d'un sable blanc très fin. Elle nagea jusque-là avec le
beau prince, le déposa sur le sable en ayant soin de relever sa tête
sous les chauds rayons du soleil.

Les cloches se mirent à sonner dans le grand édifice blanc et des jeunes
filles traversèrent le jardin. Alors la petite sirène s'éloigna à la
nage et se cacha derrière quelque haut récif émergeant de l'eau, elle
couvrit d'écume ses cheveux et sa gorge pour passer inaperçue et se mit
à observer qui allait venir vers le pauvre prince.

Une jeune fille ne tarda pas à s'approcher, elle eut d'abord grand-peur,
mais un instant seulement, puis elle courut chercher du monde. La petite
sirène vit le prince revenir à lui, il sourit à tous à la ronde, mais
pas à elle, il ne savait pas qu'elle l'avait sauvé. Elle en eut
grand-peine et lorsque le prince eut été porté dans le grand bâtiment,
elle plongea désespérée et retourna chez elle au palais de son père.

Elle avait toujours été silencieuse et pensive, elle le devint bien
davantage. Ses soeurs lui demandèrent ce qu'elle avait vu là-haut, mais
elle ne raconta rien.

Bien souvent le soir et le matin elle montait jusqu'à la place où elle
avait laissé le prince. Elle vit mûrir les fruits du jardin et elle les
vit cueillir, elle vit la neige fondre sur les hautes montagnes, mais le
prince, elle ne le vit pas, et elle retournait chez elle toujours plus
désespérée.

À la fin elle n'y tint plus et se confia à l'une de ses soeurs. Aussitôt
les autres furent au courant, mais elles seulement et deux ou trois
autres sirènes qui ne le répétèrent qu'à leurs amies les plus intimes.
L'une d'elles savait qui était le prince, elle avait vu aussi la fête à
bord, elle savait d'où il était, où se trouvait son royaume.

--Viens, petite soeur, dirent les autres princesses.

Et, s'enlaçant, elles montèrent en une longue chaîne vers la côte où
s'élevait le château du prince.

Par les vitres claires des hautes fenêtres on voyait les salons
magnifiques où pendaient de riches rideaux de soie et de précieuses
portières. Les murs s'ornaient, pour le plaisir des yeux, de grandes
peintures. Dans la plus grande salle chantait un jet d'eau jaillissant
très haut vers la verrière du plafond.

Elle savait maintenant où il habitait et elle revint souvent, le soir et
la nuit. Elle s'avançait dans l'eau bien plus près du rivage qu'aucune
de ses soeurs n'avait osé le faire, oui, elle entra même dans l'étroit
canal passant sous le balcon de marbre qui jetait une longue ombre sur
l'eau et là elle restait à regarder le jeune prince qui se croyait seul
au clair de lune.

Bien des nuits, lorsque les pêcheurs étaient en mer avec leurs torches,
elle les entendit dire du bien du jeune prince, elle se réjouissait de
lui avoir sauvé la vie lorsqu'il roulait à demi mort dans les vagues.

Lui ne savait rien de tout cela, il ne pouvait même pas rêver d'elle. De
plus en plus elle en venait à chérir les humains, de plus en plus elle
désirait pouvoir monter parmi eux, leur monde, pensait-elle, était bien
plus vaste que le sien. Ne pouvaient-ils pas sur leurs bateaux sillonner
les mers, escalader les montagnes bien au-dessus des nuages et les pays
qu'ils possédaient ne s'étendaient-ils pas en forêts et champs bien
au-delà de ce que ses yeux pouvaient saisir?

Elle voulait savoir tant de choses pour lesquelles ses soeurs n'avaient
pas toujours de réponses, c'est pourquoi elle interrogea sa vieille
grand-mère, bien informée sur le monde d'en haut, comme elle appelait
fort justement les pays au-dessus de la mer.

--Si les hommes ne se noient pas, demandait la petite sirène,
peuvent-ils vivre toujours et ne meurent-ils pas comme nous autres ici
au fond de la mer?

--Si, dit la vieille, il leur faut mourir aussi et la durée de leur vie
est même plus courte que la nôtre. Nous pouvons atteindre trois cents
ans, mais lorsque nous cessons d'exister ici nous devenons écume sur les
flots, sans même une tombe parmi ceux que nous aimons. Nous n'avons pas
d'âme immortelle, nous ne reprenons jamais vie, pareils au roseau vert
qui, une fois coupé, ne reverdit jamais.

Les hommes au contraire ont une âme qui vit éternellement, qui vit
lorsque leur corps est retourné en poussière. Elle s'élève dans l'air
limpide jusqu'aux étoiles scintillantes.

De même que nous émergeons de la mer pour voir les pays des hommes, ils
montent vers des pays inconnus et pleins de délices que nous ne pourrons
voir jamais.

--Pourquoi n'avons-nous pas une âme éternelle? dit la petite, attristée;
je donnerais les centaines d'années que j'ai à vivre pour devenir un
seul jour un être humain et avoir part ensuite au monde céleste!

--Ne pense pas à tout cela, dit la vieille, nous vivons beaucoup mieux
et sommes bien plus heureux que les hommes là-haut.

--Donc, il faudra que je meure et flotte comme écume sur la mer et
n'entende jamais plus la musique des vagues, ne voit plus les fleurs
ravissantes et le rouge soleil. Ne puis-je rien faire pour gagner une
vie éternelle?

--Non, dit la vieille, à moins que tu sois si chère à un homme que tu
sois pour lui plus que père et mère, qu'il s'attache à toi de toutes ses
pensées, de tout son amour, qu'il fasse par un prêtre mettre sa main
droite dans la tienne en te promettant fidélité ici-bas et dans
l'éternité. Alors son âme glisserait dans ton corps et tu aurais part au
bonheur humain. Il te donnerait une âme et conserverait la sienne. Mais
cela ne peut jamais arriver. Ce qui est ravissant ici dans la mer, ta
queue de poisson, il la trouve très laide là-haut sur la terre. Ils n'y
entendent rien, pour être beau, il leur faut avoir deux grossières
colonnes qu'ils appellent des jambes.

La petite sirène soupira et considéra sa queue de poisson avec
désespoir.

--Allons, un peu de gaieté, dit la vieille, nous avons trois cents ans
pour sauter et danser, c'est un bon laps de temps. Ce soir il y a bal à
la cour. Il sera toujours temps de sombrer dans le néant.

Ce bal fut, il est vrai, splendide, comme on n'en peut jamais voir sur
la terre. Les murs et le plafond, dans la grande salle, étaient d'un
verre épais, mais clair. Plusieurs centaines de coquilles roses et vert
pré étaient rangées de chaque côté et jetaient une intense clarté de feu
bleue qui illuminait toute la salle et brillait à travers les murs de
sorte que la mer, au-dehors, en était tout illuminée. Les poissons
innombrables, grands et petits, nageaient contre les murs de verre,
luisants d'écailles pourpre ou étincelants comme l'argent et l'or.

Au travers de la salle coulait un large fleuve sur lequel dansaient
tritons et sirènes au son de leur propre chant délicieux. La voix de la
petite sirène était la plus jolie de toutes, on l'applaudissait et son
coeur en fut un instant éclairé de joie car elle savait qu'elle avait la
plus belle voix sur terre et sous l'onde.

Mais très vite elle se reprit à penser au monde au-dessus d'elle, elle
ne pouvait oublier le beau prince ni son propre chagrin de ne pas avoir
comme lui une âme immortelle. C'est pourquoi elle se glissa hors du
château de son père et, tandis que là tout était chants et gaieté, elle
s'assit, désespérée, dans son petit jardin. Soudain elle entendit le son
d'un cor venant vers elle à travers l'eau.

--Il s'embarque sans doute là-haut maintenant, celui que j'aime plus que
père et mère, celui vers lequel vont toutes mes pensées et dans la main
de qui je mettrais tout le bonheur de ma vie. J'oserais tout pour les
gagner, lui et une âme immortelle. Pendant que mes soeurs dansent dans
le château de mon père, j'irai chez la sorcière marine, elle m'a
toujours fait si peur, mais peut-être pourra-t-elle me conseiller et
m'aider!

Alors la petite sirène sortit de son jardin et nagea vers les
tourbillons mugissants derrière lesquels habitait la sorcière. Elle
n'avait jamais été de ce côté où ne poussait aucune fleur, aucune herbe
marine, il n'y avait là rien qu'un fond de sable gris et nu s'étendant
jusqu'au gouffre. L'eau y bruissait comme une roue de moulin,
tourbillonnait et arrachait tout ce qu'elle pouvait atteindre et
l'entraînait vers l'abîme. Il fallait à la petite traverser tous ces
terribles tourbillons pour arriver au quartier où habitait la sorcière,
et sur un long trajet il fallait passer au-dessus de vases chaudes et
bouillonnantes que la sorcière appelait sa tourbière. Au-delà s'élevait
sa maison au milieu d'une étrange forêt. Les arbres et les buissons
étaient des polypes, mi-animaux mi-plantes, ils avaient l'air de
serpents aux centaines de têtes sorties de terre. Toutes les branches
étaient des bras, longs et visqueux, aux doigts souples comme des vers
et leurs anneaux remuaient de la racine à la pointe. Ils s'enroulaient
autour de tout ce qu'ils pouvaient saisir dans la mer et ne lâchaient
jamais prise.

Debout dans la forêt la petite sirène s'arrêta tout effrayée, son coeur
battait d'angoisse et elle fut sur le point de s'en retourner, mais elle
pensa au prince, à l'âme humaine et elle reprit courage. Elle enroula,
bien serrés autour de sa tête, ses longs cheveux flottants pour ne pas
donner prise aux polypes, croisa ses mains sur sa poitrine et s'élança
comme le poisson peut voler à travers l'eau, au milieu des hideux
polypes qui étendaient vers elle leurs bras et leurs doigts.

Elle arriva dans la forêt à un espace visqueux où s'ébattaient de
grandes couleuvres d'eau montrant des ventres jaunâtres, affreux et
gras. Au milieu de cette place s'élevait une maison construite en
ossements humains. La sorcière y était assise et donnait à manger à un
crapaud sur ses lèvres, comme on donne du sucre à un canari.

--Je sais bien ce que tu veux, dit la sorcière, et c'est bien bête de ta
part! Mais ta volonté sera faite car elle t'apportera le malheur, ma
charmante princesse. Tu voudrais te débarrasser de ta queue de poisson
et avoir à sa place deux moignons pour marcher comme le font les hommes
afin que le jeune prince s'éprenne de toi, que tu puisses l'avoir, en
même temps qu'une âme immortelle. À cet instant, la sorcière éclata d'un
rire si bruyant et si hideux que le crapaud et les couleuvres tombèrent
à terre et grouillèrent.

--Tu viens juste au bon moment, ajouta-t-elle, demain matin, au lever du
soleil, je n'aurais plus pu t'aider avant une année entière. Je vais te
préparer un breuvage avec lequel tu nageras, avant le lever du jour,
jusqu'à la côte et là, assise sur la grève, tu le boiras. Alors ta queue
se divisera et se rétrécira jusqu'à devenir ce que les hommes appellent
deux jolies jambes, mais cela fait mal, tu souffriras comme si la lame
d'une épée te traversait. Tous, en te voyant, diront que tu es la plus
ravissante enfant des hommes qu'ils aient jamais vue. Tu garderas ta
démarche ailée, nulle danseuse n'aura ta légèreté, mais chaque pas que
tu feras sera comme si tu marchais sur un couteau effilé qui ferait
couler ton sang. Si tu veux souffrir tout cela, je t'aiderai.

--Oui, dit la petite sirène d'une voix tremblante en pensant au prince
et à son âme immortelle.

--Mais n'oublie pas, dit la sorcière, que lorsque tu auras une apparence
humaine, tu ne pourras jamais redevenir sirène, jamais redescendre
auprès de tes soeurs dans le palais de ton père. Et si tu ne gagnes pas
l'amour du prince au point qu'il oublie pour toi son père et sa mère,
qu'il s'attache à toi de toutes ses pensées et demande au pasteur d'unir
vos mains afin que vous soyez mari et femme, alors tu n'auras jamais une
âme immortelle. Le lendemain matin du jour où il en épouserait une
autre, ton coeur se briserait et tu ne serais plus qu'écume sur la mer.

--Je le veux, dit la petite sirène, pâle comme une morte.

--Mais moi, il faut aussi me payer, dit la sorcière, et ce n'est pas peu
de chose que je te demande. Tu as la plus jolie voix de toutes ici-bas
et tu crois sans doute grâce à elle ensorceler ton prince, mais cette
voix, il faut me la donner. Le meilleur de ce que tu possèdes, il me le
faut pour mon précieux breuvage! Moi, j'y mets de mon sang afin qu'il
soit coupant comme une lame à deux tranchants.

--Mais si tu prends ma voix, dit la petite sirène, que me restera-t-il?

--Ta forme ravissante, ta démarche ailée et le langage de tes yeux,
c'est assez pour séduire un coeur d'homme. Allons, as-tu déjà perdu
courage? Tends ta jolie langue, afin que je la coupe pour me payer et je
te donnerai le philtre tout puissant.

--Qu'il en soit ainsi, dit la petite sirène, et la sorcière mit son
chaudron sur le feu pour faire cuire la drogue magique.

--La propreté est une bonne chose, dit-elle en récurant le chaudron avec
les couleuvres dont elle avait fait un noeud.

Elle s'égratigna le sein et laissa couler son sang épais et noir. La
vapeur s'élevait en silhouettes étranges, terrifiantes. À chaque instant
la sorcière jetait quelque chose dans le chaudron et la mixture se mit à
bouillir, on eût cru entendre pleurer un crocodile. Enfin le philtre fut
à point, il était clair comme l'eau la plus pure!

--Voilà, dit la sorcière et elle coupa la langue de la petite sirène.
Muette, elle ne pourrait jamais plus ni chanter, ni parler.

--Si les polypes essayent de t'agripper, lorsque tu retourneras à
travers la forêt, jette une seule goutte de ce breuvage sur eux et leurs
bras et leurs doigts se briseront en mille morceaux.

La petite sirène n'eut pas à le faire, les polypes reculaient effrayés
en voyant le philtre lumineux qui brillait dans sa main comme une
étoile. Elle traversa rapidement la forêt, le marais et le courant
mugissant.

Elle était devant le palais de son père. Les lumières étaient éteintes
dans la grande salle de bal, tout le monde dormait sûrement, et elle
n'osa pas aller auprès des siens maintenant qu'elle était muette et
allait les quitter pour toujours. Il lui sembla que son coeur se brisait
de chagrin. Elle se glissa dans le jardin, cueillit une fleur du
parterre de chacune de ses soeurs, envoya de ses doigts mille baisers au
palais et monta à travers l'eau sombre et bleue de la mer. Le soleil
n'était pas encore levé lorsqu'elle vit le palais du prince et gravit
les degrés du magnifique escalier de marbre. La lune brillait
merveilleusement claire. La petite sirène but l'âpre et brûlante
mixture, ce fut comme si une épée à deux tranchants fendait son tendre
corps, elle s'évanouit et resta étendue comme morte. Lorsque le soleil
resplendit au-dessus des flots, elle revint à elle et ressentit une
douleur aiguë. Mais devant elle, debout, se tenait le jeune prince, ses
yeux noirs fixés si intensément sur elle qu'elle en baissa les siens et
vit qu'à la place de sa queue de poisson disparue, elle avait les plus
jolies jambes blanches qu'une jeune fille pût avoir. Et comme elle était
tout à fait nue, elle s'enveloppa dans sa longue chevelure.

Le prince demanda qui elle était, comment elle était venue là, et elle
leva vers lui doucement, mais tristement, ses grands yeux bleus puis
qu'elle ne pouvait parler.

Alors il la prit par la main et la conduisit au palais. À chaque pas,
comme la sorcière l'en avait prévenue, il lui semblait marcher sur des
aiguilles pointues et des couteaux aiguisés, mais elle supportait son
mal. Sa main dans la main du prince, elle montait aussi légère qu'une
bulle et lui-même et tous les assistants s'émerveillèrent de sa démarche
gracieuse et ondulante.

On lui fit revêtir les plus précieux vêtements de soie et de mousseline,
elle était au château la plus belle, mais elle restait muette. Des
esclaves ravissantes, parées de soie et d'or, venaient chanter devant le
prince et ses royaux parents. L'une d'elles avait une voix plus belle
encore que les autres. Le prince l'applaudissait et lui souriait, alors
une tristesse envahit la petite sirène, elle savait qu'elle-même aurait
chanté encore plus merveilleusement et elle pensait: «Oh! si seulement
il savait que pour rester près de lui, j'ai renoncé à ma voix à tout
jamais!»

La petite sirène n'eut pas à le faire, les polypes reculaient effrayés
en voyant le philtre lumineux qui brillait dans sa main comme une
étoile. Elle traversa rapidement la forêt, le marais et le courant
mugissant.

Elle était devant le palais de son père. Les lumières étaient éteintes
dans la grande salle de bal, tout le monde dormait sûrement, et elle
n'osa pas aller auprès des siens maintenant qu'elle était muette et
allait les quitter pour toujours. Il lui sembla que son coeur se brisait
de chagrin. Elle se glissa dans le jardin, cueillit une fleur du
parterre de chacune de ses soeurs, envoya de ses doigts mille baisers au
palais et monta à travers l'eau sombre et bleue de la mer. Le soleil
n'était pas encore levé lorsqu'elle vit le palais du prince et gravit
les degrés du magnifique escalier de marbre. La lune brillait
merveilleusement claire. La petite sirène but l'âpre et brûlante
mixture, ce fut comme si une épée à deux tranchants fendait son tendre
corps, elle s'évanouit et resta étendue comme morte. Lorsque le soleil
resplendit au-dessus des flots, elle revint à elle et ressentit une
douleur aiguë. Mais devant elle, debout, se tenait le jeune prince, ses
yeux noirs fixés si intensément sur elle qu'elle en baissa les siens et
vit qu'à la place de sa queue de poisson disparue, elle avait les plus
jolies jambes blanches qu'une jeune fille pût avoir. Et comme elle était
tout à fait nue, elle s'enveloppa dans sa longue chevelure.

Le prince demanda qui elle était, comment elle était venue là, et elle
leva vers lui doucement, mais tristement, ses grands yeux bleus puis
qu'elle ne pouvait parler.



Alors il la prit par la main et la conduisit au palais. À chaque pas,
comme la sorcière l'en avait prévenue, il lui semblait marcher sur des
aiguilles pointues et des couteaux aiguisés, mais elle supportait son
mal. Sa main dans la main du prince, elle montait aussi légère qu'une
bulle et lui-même et tous les assistants s'émerveillèrent de sa démarche
gracieuse et ondulante.

On lui fit revêtir les plus précieux vêtements de soie et de mousseline,
elle était au château la plus belle, mais elle restait muette. Des
esclaves ravissantes, parées de soie et d'or, venaient chanter devant le
prince et ses royaux parents. L'une d'elles avait une voix plus belle
encore que les autres. Le prince l'applaudissait et lui souriait, alors
une tristesse envahit la petite sirène, elle savait qu'elle-même aurait
chanté encore plus merveilleusement et elle pensait: «Oh! si seulement
il savait que pour rester près de lui, j'ai renoncé à ma voix à tout
jamais!»

Puis les esclaves commencèrent à exécuter au son d'une musique
admirable, des danses légères et gracieuses. Alors la petite sirène,
élevant ses beaux bras blancs, se dressa sur la pointe des pieds et
dansa avec plus de grâce qu'aucune autre. Chaque mouvement révélait
davantage le charme de tout son être et ses yeux s'adressaient au coeur
plus profondément que le chant des esclaves.

Tous en étaient enchantés et surtout le prince qui l'appelait sa petite
enfant trouvée.

Elle continuait à danser et danser mais chaque fois que son pied
touchait le sol. C'était comme si elle avait marché sur des couteaux
aiguisés. Le prince voulut l'avoir toujours auprès de lui, il lui permit
de dormir devant sa porte sur un coussin de velours.

Il lui fit faire un habit d'homme pour qu'elle pût le suivre à cheval.
Ils chevauchaient à travers les bois embaumés où les branches vertes lui
battaient les épaules, et les petits oiseaux chantaient dans le frais
feuillage. Elle grimpa avec le prince sur les hautes montagnes et quand
ses pieds si délicats saignaient et que les autres s'en apercevaient,
elle riait et le suivait là-haut d'où ils admiraient les nuages défilant
au-dessous d'eux comme un vol d'oiseau migrateur partant vers des cieux
lointains.

La nuit, au château du prince, lorsque les autres dormaient, elle
sortait sur le large escalier de marbre et, debout dans l'eau froide,
elle rafraîchissait ses pieds brûlants. Et puis, elle pensait aux siens,
en bas, au fond de la mer.

Une nuit elle vit ses soeurs qui nageaient enlacées, elles chantaient
tristement et elle leur fit signe. Ses soeurs la reconnurent et lui
dirent combien elle avait fait de peine à tous. Depuis lors, elles lui
rendirent visite chaque soir, une fois même la petite sirène aperçut au
loin sa vieille grand-mère qui depuis bien des années n'était montée à
travers la mer et même le roi, son père, avec sa couronne sur la tête.
Tous deux lui tendaient le bras mais n'osaient s'approcher autant que
ses soeurs.

De jour en jour, elle devenait plus chère au prince; il l'aimait comme
on aime un gentil enfant tendrement chéri, mais en faire une reine! Il
n'en avait pas la moindre idée, et c'est sa femme qu'il fallait qu'elle
devînt, sinon elle n'aurait jamais une âme immortelle et, au matin qui
suivrait le jour de ses noces, elle ne serait plus qu'écume sur la mer.

--Ne m'aimes-tu pas mieux que toutes les autres? semblaient dire les
yeux de la petite sirène quand il la prenait dans ses bras et baisait
son beau front.

--Oui, tu m'es la plus chère, disait le prince, car ton coeur est le
meilleur, tu m'est la plus dévouée et tu ressembles à une jeune fille
une fois aperçue, mais que je ne retrouverai sans doute jamais. J'étais
sur un vaisseau qui fit naufrage, les vagues me jetèrent sur la côte
près d'un temple desservi par quelques jeunes filles; la plus jeune me
trouva sur le rivage et me sauva la vie. Je ne l'ai vue que deux fois et
elle est la seule que j'eusse pu aimer d'amour en ce monde, mais toi tu
lui ressembles, tu effaces presque son image dans mon âme puisqu'elle
appartient au temple. C'est ma bonne étoile qui t'a envoyée à moi. Nous
ne nous quitterons jamais.

«Hélas! il ne sait pas que c'est moi qui ai sauvé sa vie! pensait la
petite sirène. Je l'ai porté sur les flots jusqu'à la forêt près de
laquelle s'élève le temple, puis je me cachais derrière l'écume et
regardais si personne ne viendrait. J'ai vu la belle jeune fille qu'il
aime plus que moi.»

La petite sirène poussa un profond soupir. Pleurer, elle ne le pouvait
pas.

--La jeune fille appartient au lieu saint, elle n'en sortira jamais pour
retourner dans le monde, ils ne se rencontreront plus, moi, je suis chez
lui, je le vois tous les jours, je le soignerai, je l'adorerai, je lui
dévouerai ma vie.

Mais voilà qu'on commence à murmurer que le prince va se marier, qu'il
épouse la ravissante jeune fille du roi voisin, que c'est pour cela
qu'il arme un vaisseau magnifique.... On dit que le prince va voyager
pour voir les États du roi voisin, mais c'est plutôt pour voir la fille
du roi voisin et une grande suite l'accompagnera.... Mais la petite
sirène secoue la tête et rit, elle connaît les pensées du prince bien
mieux que tous les autres.

--Je dois partir en voyage, lui avait-il dit. Je dois voir la belle
princesse, mes parents l'exigent, mais m'obliger à la ramener ici, en
faire mon épouse, cela ils n'y réussiront pas, je ne peux pas l'aimer
d'amour, elle ne ressemble pas comme toi à la belle jeune fille du
temple. Si je devais un jour choisir une épouse ce serait plutôt toi,
mon enfant trouvée qui ne dis rien, mais dont les yeux parlent.

Et il baisait ses lèvres rouges, jouait avec ses longs cheveux et posait
sa tête sur son coeur qui se mettait à rêver de bonheur humain et d'une
âme immortelle.

--Toi, tu n'as sûrement pas peur de la mer, ma petite muette chérie! lui
dit-il lorsqu'ils montèrent à bord du vaisseau qui devait les conduire
dans le pays du roi voisin.

Il lui parlait de la mer tempétueuse et de la mer calme, des étranges
poissons des grandes profondeurs et de ce que les plongeurs y avaient
vu. Elle souriait de ce qu'il racontait, ne connaissait-elle pas mieux
que quiconque le fond de l'océan? Dans la nuit, au clair de lune, alors
que tous dormaient à bord, sauf le marin au gouvernail, debout près du
bastingage elle scrutait l'eau limpide, il lui semblait voir le château
de son père et, dans les combles, sa vieille grand-mère, couronne
d'argent sur la tête, cherchant des yeux à travers les courants la
quille du bateau. Puis ses soeurs arrivèrent à la surface, la regardant
tristement et tordant leurs mains blanches. Elle leur fit signe, leur
sourit, voulut leur dire que tout allait bien, qu'elle était heureuse,
mais un mousse s'approchant, les soeurs replongèrent et le garçon
demeura persuadé que cette blancheur aperçue n'était qu'écume sur l'eau.

Le lendemain matin le vaisseau fit son entrée dans le port splendide de
la capitale du roi voisin. Les cloches des églises sonnaient, du haut
des tours on soufflait dans les trompettes tandis que les soldats sous
les drapeaux flottants présentaient les armes.

Chaque jour il y eut fête; bals et réceptions se succédaient mais la
princesse ne paraissait pas encore. On disait qu'elle était élevée au
loin, dans un couvent où lui étaient enseignées toutes les vertus
royales.

Elle vint, enfin!

La petite sirène était fort impatiente de juger de sa beauté. Il lui
fallut reconnaître qu'elle n'avait jamais vu fille plus gracieuse. Sa
peau était douce et pâle et derrière les longs cils deux yeux fidèles,
d'un bleu sombre, souriaient. C'était la jeune fille du temple....

--C'est toi! dit le prince, je te retrouve--toi qui m'as sauvé lorsque
je gisais comme mort sur la grève! Et il serra dans ses bras sa fiancée
rougissante. Oh! je suis trop heureux, dit-il à la petite sirène. Voilà
que se réalise ce que je n'eusse jamais osé espérer. Toi qui m'aimes
mieux que tous les autres, tu te réjouiras de mon bonheur.

La petite sirène lui baisait les mains, mais elle sentait son coeur se
briser. Ne devait-elle pas mourir au matin qui suivrait les noces?
Mourir et n'être plus qu'écume sur la mer!

Des hérauts parcouraient les rues à cheval proclamant les fiançailles.
Bientôt toutes les cloches des églises sonnèrent, sur tous les autels
des huiles parfumées brûlaient dans de précieux vases d'argent, les
prêtres balancèrent les encensoirs et les époux se tendirent la main et
reçurent la bénédiction de l'évêque.

La petite sirène, vêtue de soie et d'or, tenait la traîne de la mariée
mais elle n'entendait pas la musique sacrée, ses yeux ne voyaient pas la
cérémonie sainte, elle pensait à la nuit de sa mort, à tout ce qu'elle
avait perdu en ce monde.

Le soir même les époux s'embarquèrent aux salves des canons, sous les
drapeaux flottants.

Au milieu du pont, une tente d'or et de pourpre avait été dressée,
garnie de coussins moelleux où les époux reposeraient dans le calme et
la fraîcheur de la nuit.

Les voiles se gonflèrent au vent et le bateau glissa sans effort et sans
presque se balancer sur la mer limpide. La nuit venue on alluma des
lumières de toutes les couleurs et les marins se mirent à danser.

La petite sirène pensait au soir où, pour la première fois, elle avait
émergé de la mer et avait aperçu le même faste et la même joie. Elle se
jeta dans le tourbillon de la danse, ondulant comme ondule un cygne
pourchassé et tout le monde l'acclamait et l'admirait: elle n'avait
jamais dansé si divinement. Si des lames aiguës transperçaient ses pieds
délicats, elle ne les sentait même pas, son coeur était meurtri d'une
bien plus grande douleur. Elle savait qu'elle le voyait pour la dernière
fois, lui, pour lequel elle avait abandonné les siens et son foyer,
perdu sa voix exquise et souffert chaque jour d'indicibles tourments,
sans qu'il en eût connaissance. C'était la dernière nuit où elle
respirait le même air que lui, la dernière fois qu'elle pouvait admirer
cette mer profonde, ce ciel plein d'étoiles.

La nuit éternelle, sans pensée et sans rêve, l'attendait, elle qui
n'avait pas d'âme et n'en pouvait espérer.

Sur le navire tout fut plaisir et réjouissance jusque bien avant dans la
nuit. Elle dansait et riait mais la pensée de la mort était dans son
coeur. Le prince embrassait son exquise épouse qui caressait les cheveux
noirs de son époux, puis la tenant à son bras il l'amena se reposer sous
la tente splendide.

Alors, tout fut silence et calme sur le navire. Seul veillait l'homme à
la barre. La petite sirène appuya ses bras sur le bastingage et chercha
à l'orient la première lueur rose de l'aurore, le premier rayon du
soleil qui allait la tuer.

Soudain elle vit ses soeurs apparaître au-dessus de la mer. Elles
étaient pâles comme elle-même, leurs longs cheveux ne flottaient plus au
vent, on les avait coupés.

--Nous les avons sacrifiés chez la sorcière pour qu'elle nous aide, pour
que tu ne meures pas cette nuit. Elle nous a donné un couteau. Le voici.
Regarde comme il est aiguisé.... Avant que le jour ne se lève, il faut
que tu le plonges dans le coeur du prince et lorsque son sang tout chaud
tombera sur tes pieds, ils se réuniront en une queue de poisson et tu
redeviendras sirène. Tu pourras descendre sous l'eau jusque chez nous et
vivre trois cents ans avant de devenir un peu d'écume salée. Hâte-toi!
L'un de vous deux doit mourir avant l'aurore. Notre vieille grand-mère a
tant de chagrin qu'elle a, comme nous, laissé couper ses cheveux blancs
par les ciseaux de la sorcière. Tue le prince, et reviens-nous.
Hâte-toi! Ne vois-tu pas déjà cette traînée rose à l'horizon? Dans
quelques minutes le soleil se lèvera et il te faudra mourir.

Un soupir étrange monta à leurs lèvres et elles s'enfoncèrent dans les
vagues. La petite sirène écarta le rideau de pourpre de la tente, elle
vit la douce épousée dormant la tête appuyée sur l'épaule du prince.
Alors elle se pencha et posa un baiser sur le beau front du jeune homme.
Son regard chercha le ciel de plus en plus envahi par l'aurore, puis le
poignard pointu, puis à nouveau le prince, lequel, dans son sommeil,
murmurait le nom de son épouse qui occupait seule ses pensées, et le
couteau trembla dans sa main. Alors, tout à coup, elle le lança au loin
dans les vagues qui rougirent à l'endroit où il toucha les flots comme
si des gouttes de sang jaillissaient à la surface. Une dernière fois,
les yeux voilés, elle contempla le prince et se jeta dans la mer où elle
sentit son corps se dissoudre en écume.

Maintenant le soleil surgissait majestueusement de la mer. Ses rayons
tombaient doux et chauds sur l'écume glacée et la petite sirène ne
sentait pas la mort. Elle voyait le clair soleil et, au-dessus d'elle,
planaient des centaines de charmants êtres transparents. À travers eux,
elle apercevait les voiles blanches du navire, les nuages roses du ciel,
leurs voix étaient mélodieuses, mais si immatérielles qu'aucune oreille
terrestre ne pouvait les capter, pas plus qu'aucun regard humain ne
pouvait les voir. Sans ailes, elles flottaient par leur seule légèreté à
travers l'espace. La petite sirène sentit qu'elle avait un corps comme
le leur, qui s'élevait de plus en plus haut au-dessus de l'écume.

--Où vais-je? demanda-t-elle. Et sa voix, comme celle des autres êtres,
était si immatérielle qu'aucune musique humaine ne peut l'exprimer.

--Chez les filles de l'air, répondirent-elles. Une sirène n'a pas d'âme
immortelle, ne peut jamais en avoir, à moins de gagner l'amour d'un
homme. C'est d'une volonté étrangère que dépend son existence éternelle.
Les filles de l'air n'ont pas non plus d'âme immortelle, mais elles
peuvent, par leurs bonnes actions, s'en créer une. Nous nous envolons
vers les pays chauds où les effluves de la peste tuent les hommes, nous
y soufflons la fraîcheur. Nous répandons le parfum des fleurs dans
l'atmosphère et leur arôme porte le réconfort et la guérison. Lorsque
durant trois cents ans nous nous sommes efforcées de faire le bien, tout
le bien que nous pouvons, nous obtenons une âme immortelle et prenons
part à l'éternelle félicité des hommes. Toi, pauvre petite sirène, tu as
de tout coeur cherché le bien comme nous, tu as souffert et supporté de
souffrir, tu t'es haussée jusqu'au monde des esprits de l'air,
maintenant tu peux toi-même, par tes bonnes actions, te créer une âme
immortelle dans trois cents ans.

Alors, la petite sirène leva ses bras transparents vers le soleil de
Dieu et, pour la première fois, des larmes montèrent à ses yeux.

Sur le bateau, la vie et le bruit avaient repris, elle vit le prince et
sa belle épouse la chercher de tous côtés, elle les vit fixer tristement
leurs regards sur l'écume dansante, comme s'ils avaient deviné qu'elle
s'était précipitée dans les vagues. Invisible elle baisa le front de
l'époux, lui sourit et avec les autres filles de l'air elle monta vers
les nuages roses qui voguaient dans l'air.

--Dans trois cents ans, nous entrerons ainsi au royaume de Dieu.

Nous pouvons même y entrer avant, murmura l'une d'elles. Invisibles nous
pénétrons dans les maisons des hommes où il y a des enfants et, chaque
fois que nous trouvons un enfant sage, qui donne de la joie à ses
parents et mérite leur amour, Dieu raccourcit notre temps d'épreuve.

Lorsque nous voltigeons à travers la chambre et que de bonheur nous
sourions, l'enfant ne sait pas qu'un an nous est soustrait sur les trois
cents, mais si nous trouvons un enfant cruel et méchant, il nous faut
pleurer de chagrin et chaque larme ajoute une journée à notre temps
d'épreuve.



La plume et l'encrier


Que de choses dans un encrier! disait quelqu'un qui se trouvait chez un
poète; que de belles choses! Quelle sera la première oeuvre qui en
sortira? Un admirable ouvrage sans doute.

--C'est tout simplement admirable, répondit aussitôt la voix de
l'encrier; tout ce qu'il y a de plus admirable! répéta-t-il, en prenant
à témoin la plume et les autres objets placés sur le bureau. Que de
choses en moi... on a quelque peine à le concevoir.... Il est vrai que je
l'ignore moi-même et que je serais fort embarrassé de dire ce qui en
sort quand une plume vient de s'y plonger. Une seule de mes gouttes
suffit pour une demi-page: que ne contient pas celle-ci! C'est de moi
que naissent toutes les oeuvres du maître de céans. C'est dans moi qu'il
puise ces considérations subtiles, ces héros aimables, ces paysages
séduisants qui emplissent tant de livres. Je n'y comprends rien, et la
nature me laisse absolument indifférent; mais qu'importe: tout cela n'en
a pas moins sa source en moi, et cela me suffit.

--Vous avez parfaitement raison de vous en contenter, répliqua la plume;
cela prouve que vous ne réfléchissez pas, car si vous aviez le don de la
réflexion, vous comprendriez que votre rôle est tout différent de ce que
vous le croyez. Vous fournissez la matière qui me sert à rendre visible
ce qui vit en moi; vous ne contenez que de l'encre, l'ami, pas autre
chose. C'est moi, la plume, qui écris; il n'est pas un homme qui le
conteste et, cependant, beaucoup parmi les hommes s'entendent à la
poésie autant qu'un vieil encrier.

--Vous avez le verbe bien haut pour une personne d'aussi peu
d'expérience; car, vous ne datez guère que d'une semaine, ma mie, et
vous voici déjà dans un lamentable état. Vous imagineriez-vous par
hasard que mes oeuvres sont les vôtres? Oh! la belle histoire! Plumes
d'oie ou plumes d'acier, vous êtes toutes les mêmes et ne valez pas
mieux les unes que les autres. À vous le soin machinal de reporter sur
le papier ce que je renferme quand l'homme vient me consulter. Que
m'empruntera-t-il la prochaine fois? Je serais curieux de le savoir.

--Pataud! conclut la plume.

Cependant, le poète était dans une vive surexcitation d'esprit lorsqu'il
rentra, le soir. Il avait assisté à un concert et subi le charme
irrésistible d'un incomparable violoniste. Sous le jeu inspiré de
l'artiste, l'instrument s'était animé et avait exhalé son âme en
débordantes harmonies.

Le poète avait cru entendre chanter son propre coeur, chanter avec une
voix divine comme en ont parfois des femmes. On eût dit que tout vibrait
dans ce violon, les cordes, la chanterelle, la caisse, pour arriver à
une plus grande intensité d'expression. Bien que le jeu du virtuose fût
d'une science extrême, l'exécution semblait n'être qu'un enfantillage: à
peine voyait-on parfois l'archet effleurer les cordes; c'était à donner
à chacun l'envie d'en faire autant avec un violon qui paraissait chanter
de lui-même, un archet qui semblait aller tout seul. L'artiste était
oublié, lui, qui pourtant les faisait ce qu'ils étaient, en faisant
passer en eux une parcelle de son génie. Mais le poète se souvenait et
s'asseyant à sa table, il prit sa plume pour écrire ce que lui dictaient
ses impressions.

«Combien ce serait folie à l'archet et au violon de s'enorgueillir de
leurs mérites! Et cependant nous l'avons cette folie, nous autres
poètes, artistes, inventeurs ou savants. Nous chantons nos louanges,
nous sommes fiers de nos oeuvres, et nous oublions que nous sommes des
instruments dont joue le Créateur. Honneur à lui seul! Nous n'avons rien
dont nous puissions nous enorgueillir.»

Sur ce thème, le poète développa une parabole, qu'il intitula l'Ouvrier
et les instruments.

--À bon entendeur, salut! mon cher, dit la plume à l'encrier, après le
départ du maître. Vous avez bien compris ce que j'ai écrit et ce qu'il
vient de relire tout haut?

--Naturellement, puisque c'est chez moi que vous êtes venue le chercher,
la belle. Je vous conseille de faire votre profit de la leçon, car vous
ne péchez pas, d'ordinaire, par excès de modestie. Mais vous n'avez pas
même senti qu'on s'amusait à vos dépens!

--Vieille cruche! répliqua la plume.

--Vieux balai! riposta l'encrier.

Et chacun d'eux resta convaincu d'avoir réduit son adversaire au silence
par des raisons écrasantes. Avec une conviction semblable, on a la
conscience tranquille et l'on dort bien; aussi s'endormirent-ils tous
deux du sommeil du juste.

Cependant, le poète ne dormait pas, lui; les idées se pressaient dans sa
tête comme les notes sous l'archet du violoniste, tantôt fraîches et
cristallines comme les perles égrenées par les cascades, tantôt
impétueuses comme les rafales de la tempête dans la forêt. Il vibrait
tout entier sous la main du Maître Suprême. Honneur à lui seul!



La princesse au petit pois


Il était une fois un prince qui voulait épouser une princesse, mais une
vraie princesse. Il fit le tour de la terre pour en trouver une mais il
y avait toujours quelque chose qui clochait; des princesses, il n'en
manquait pas, mais étaient-elles de vraies princesses? C'était difficile
à apprécier, toujours une chose ou l'autre ne lui semblait pas parfaite.

Il rentra chez lui tout triste, il aurait tant voulu avoir une véritable
princesse. Un soir par un temps affreux, éclairs et tonnerre, cascades
de pluie que c'en était effrayant, on frappa à la porte de la ville et
le vieux roi lui-même alla ouvrir. C'était une princesse qui était là,
dehors. Mais grands dieux! de quoi avait-elle l'air dans cette pluie,
par ce temps! L'eau coulait de ses cheveux et de ses vêtements, entrait
par la pointe de ses chaussures et ressortait par le talon... et elle
prétendait être une véritable princesse!--Nous allons bien voir çà,
pensait la vieille reine, mais elle ne dit rien.

Elle alla dans la chambre à coucher, retira toute la literie et mit un
petit pois au fond du lit; elle prit ensuite vingt matelas qu'elle
empila sur le petit pois et, par-dessus, elle mit encore vingt édredons
en plumes d'eider. C'est là-dessus que la princesse devait coucher cette
nuit-là.

Au matin, on lui demanda comment elle avait dormi.--Affreusement mal,
répondit-elle, je n'ai presque pas fermé l'oeil de la nuit. Dieu sait ce
qu'il y avait dans ce lit. J'étais couché sur quelque chose de si dur
que j'en ai des bleus et des noirs sur tout le corps! C'est terrible!



Alors ils reconnurent que c'était une vraie princesse puisque, à travers
les vingt matelas et les vingt édredons en plumes d'eider, elle avait
senti le petit pois. Une peau aussi sensible ne pouvait être que celle
d'une authentique princesse.

Le prince la prit donc pour femme, sûr maintenant d'avoir une vraie
princesse et le petit pois fut exposé dans le cabinet des trésors d'art,
où on peut encore le voir si personne ne l'a emporté. Et ceci est une
vraie histoire.



La princesse et le porcher


Il y avait une fois un prince pauvre. Son royaume était tout petit mais
tout de même assez grand pour s'y marier et justement il avait le plus
grand désir de se marier.

Il y avait peut-être un peu de hardiesse à demander à la fille de
l'empereur voisin: «Veux-tu de moi?» Il l'osa cependant car son nom
était honorablement connu, même au loin, et cent princesses auraient
accepté en remerciant, mais allez donc comprendre celle-ci... Écoutez,
plutôt:

Sur la tombe du père du prince poussait un rosier, un rosier miraculeux.
Il ne donnait qu'une unique fleur tous les cinq ans, mais c'était une
rose d'un parfum si doux qu'à la respirer on oubliait tous ses chagrins
et ses soucis. Le prince avait aussi un rossignol qui chantait comme si
toutes les plus belles mélodies du monde étaient enfermées dans son
petit gosier. Cette rose et ce rossignol, il les destinait à la
princesse, tous deux furent donc placés dans deux grands écrins d'argent
et envoyés chez elle.

L'empereur les fit apporter devant lui dans le grand salon où la
princesse jouait «à la visite» avec ses dames d'honneur--elles n'avaient
du reste pas d'autre occupation--et lorsqu'elle vit les grandes boîtes
contenant les cadeaux, elle applaudit de plaisir.

--Si seulement c'était un petit minet, dit-elle. Mais c'est la
merveilleuse rose qui parut.

--Comment elle est joliment faite! s'écrièrent toutes les dames
d'honneur.

--Elle est plus jolie, surenchérit l'empereur, elle est la beauté même.

Cependant la princesse la toucha du doigt et fut sur le point de
pleurer.

--Oh! papa, cria-t-elle, quelle horreur, elle n'est pas artificielle,
c'est une vraie!

--Fi donc! s'exclamèrent toutes ces dames, c'est une vraie!

--Avant de nous fâcher, regardons ce qu'il y a dans la deuxième boîte,
opina l'empereur.

Alors le rossignol apparut et il se mit à chanter si divinement que tout
d'abord on ne trouva pas de critique à lui faire.

--Superbe! charmant! s'écrièrent toutes les dames de la cour, car
elles parlaient toutes français, l'une plus mal que l'autre du reste.

--Comme cet oiseau me rappelle la boîte à musique de notre défunte
impératrice! dit un vieux gentilhomme. Mais oui, c'est tout à fait la
même manière, la même diction musicale!

--Eh oui! dit l'empereur. Et il se mit à pleurer comme un enfant.

--Mais au moins j'espère que ce n'est pas un vrai, dit la princesse.

--Mais si, c'est un véritable oiseau, affirmèrent ceux qui l'avaient
apporté.

--Ah! alors qu'il s'envole, commanda la princesse. Et elle ne voulut
pour rien au monde recevoir le prince.

Mais lui ne se laissa pas décourager, il se barbouilla le visage de brun
et de noir, enfonça sa casquette sur sa tête et alla frapper là-bas.

--Bonjour, empereur! dit-il, ne pourrais-je pas trouver du travail au
château?

--Euh! il y en a tant qui demandent, répondit l'empereur, mais,
écoutez... je cherche un valet pour garder les cochons car nous en avons
beaucoup.

Et voilà le prince engagé comme porcher impérial. On lui donna une
mauvaise petite chambre à côté de la porcherie et c'est là qu'il devait
se tenir. Cependant, il s'assit et travailla toute la journée, et le
soir il avait fabriqué une jolie petite marmite garnie de clochettes
tout autour. Quand la marmite se mettait à bouillir, les clochettes
tintaient et jouaient:

    _Ach, du lieber Augustin,_
    _Alles ist hin, hin, hin._

Mais le plus ingénieux était sans doute que si l'on mettait le doigt
dans la vapeur de la marmite, on sentait immédiatement quel plat on
faisait cuire dans chaque cheminée de la ville. Ça, c'était autre chose
qu'une rose. Au cours de sa promenade avec ses dames d'honneur la
princesse vint à passer devant la porcherie, et lorsqu'elle entendit la
mélodie, elle s'arrêta toute contente car elle aussi savait jouer _Ach,
du lieber Augustin_, c'était même le seul air qu'elle sût et elle le
jouait d'un doigt seulement.

--C'est l'air que je sais, dit-elle, ce doit être un porcher bien doué.
Entrez et demandez-lui ce que coûte son instrument.

Une des dames de la cour fut obligée d'y aller mais elle mit des sabots.

--Combien veux-tu pour cette marmite? demanda-t-elle.

--Je veux dix baisers de la princesse!

--Grands dieux! s'écria la dame.

--C'est comme ça et pas moins! insista le porcher.

--Eh bien! qu'est-ce qu'il dit? demanda la princesse.

--Je ne peux vraiment pas le dire, c'est trop affreux.

--Alors, dis-le tout bas.

La dame d'honneur le murmura à l'oreille de la princesse.

--Mais il est insolent, dit celle-ci, et elle s'en fut immédiatement.

Dès qu'elle eut fait un petit bout de chemin, les clochettes se mirent à
tinter.

--Écoute, dit la princesse, va lui demander s'il veut dix baisers de mes
dames d'honneur.

--Oh! que non, répondit le porcher. Dix baisers de la princesse ou je
garde la marmite.

--Que c'est ennuyeux! dit la princesse. Alors il faut que vous teniez
toutes autour de moi afin que personne ne puisse me voir.

Les dames d'honneur l'entourèrent en étalant leurs jupes, le garçon eut
dix baisers et elle emporta la marmite. Comme on s'amusa au château!
Toute la soirée et toute la journée la marmite cuisait, il n'y avait pas
une cheminée de la ville dont on ne sût ce qu'on y préparait tant chez
le chambellan que chez le cordonnier. Les dames d'honneur dansaient et
battaient des mains.

--Nous savons ceux qui auront du potage sucré ou bien des crêpes, ou
bien encore de la bouillie ou des côtelettes, comme c'est intéressant!

--Supérieurement intéressant! dit la Grande Maîtresse de la Cour.

--Oui, mais pas un mot à personne, car je suis la fille de l'empereur.

--Dieu nous en garde! firent-elles toutes ensemble.

Le porcher, c'est-à-dire le prince, mais personne ne se doutait qu'il
pût être autre chose qu'un véritable porcher, ne laissa pas passer la
journée suivante sans travailler, il confectionna une crécelle.
Lorsqu'on la faisait tourner, résonnaient en grinçant toutes les valses,
les galops et les polkas connus depuis la création du monde.

--Mais c'est superbe, dit la princesse lorsqu'elle passa devant la
porcherie. Je n'ai jamais entendu plus merveilleuse improvisation!
Écoutez, allez lui demander ce que coûte cet instrument--mais je
n'embrasse plus!

--Il veut cent baisers de la princesse, affirma la dame d'honneur qui
était allée s'enquérir.

--Je pense qu'il est fou, dit la princesse.

Et elle s'en fut. Mais après avoir fait un petit bout de chemin, elle
s'arrêta.

--Il faut encourager les arts, dit-elle. Je suis la de l'empereur.
Dites-lui que je lui donnerai dix baisers, comme hier, le reste mes
dames d'honneur s'en chargeront.

--Oh! ça ne nous plaît pas du tout, dirent ces dernières.

--Quelle bêtise! répliqua la princesse. Si moi je peux l'embrasser, vous
le pouvez aussi. Souvenez-vous que je vous entretiens et vous honore.

Et, encore une fois, la dame d'honneur dut aller s'informer.

--Cent baisers de la princesse, a-t-il dit, sinon il garde son bien.

--Alors, mettez-vous devant moi. Toutes les dames l'entourèrent et
l'embrassade commença.

--Qu'est-ce que c'est que cet attroupement, là-bas, près de la
porcherie! s'écria l'empereur.

Il était sur sa terrasse où il se frottait les yeux et mettait ses
lunettes.

--Mais ce sont les dames de la cour qui font des leurs, il faut que j'y
aille voir.

Il releva l'arrière de ses pantoufles qui n'étaient que des souliers
dont le contrefort avait lâché....

Saperlipopette! comme il se dépêchait....

Lorsqu'il arriva dans la cour, il se mit à marcher tout doucement. Les
dames d'honneur occupées à compter les baisers afin que tout se déroule
honnêtement, qu'il n'en reçoive pas trop, mais pas non plus trop peu, ne
remarquèrent pas du tout l'empereur. Il se hissa sur les pointes:

--Qu'est-ce que c'est! cria-t-il quand il vit ce qui se passait. Et il
leur donna de sa pantoufle un grand coup sur la tête, juste au moment où
le porcher recevait le quatre-vingtième baiser.

--Hors d'ici! cria-t-il furieux.

La princesse et le porcher furent jetés hors de l'empire.

Elle pleurait, le porcher grognait et la pluie tombait à torrents.

--Ah! je suis la plus malheureuse des créatures, gémissait la princesse.
Que n'ai-je accepté ce prince si charmant! Oh! que je suis malheureuse!

Le porcher se retira derrière un arbre, essuya le noir et le brun de son
visage, jeta ses vieux vêtements et s'avança dans ses habits princiers,
si charmant que la princesse fit la révérence devant lui.

--Je suis venu pour te faire affront, à toi! dit le garçon. Tu ne
voulais pas d'un prince plein de loyauté.

Tu n'appréciais ni la rose, ni le rossignol, mais le porcher tu voulais
bien l'embrasser pour un jouet mécanique! Honte à toi!

Il retourna dans son royaume, ferma la porte, tira le verrou.

Quant à elle, elle pouvait bien rester dehors et chanter si elle en
avait envie:

    _Ach, du lieber Augustin,_
    _Alles ist hin, hin, hin._



Quelque chose


Il faut que je devienne quelque chose, disait l'aîné de cinq frères; je
veux être utile en ce monde. Si humble que soit mon métier, si ce que je
fais sert à mes semblables, je serai quelque chose. Je veux me faire
briquetier. On ne saurait se passer de briques. Je pourrai dire que je
suis bon à quelque chose.

--Oui, dit le puîné, mais l'ambition est trop basse. Qu'est-ce que faire
des briques? Moi, je préfère être maçon. Voilà, du moins, une véritable
profession. On devient maître et bourgeois de la ville; on a sa bannière
et l'entrée à l'auberge de la corporation; et, je finirai par avoir des
compagnons sous mes ordres, et ma femme sera appelée madame la
maîtresse.

--C'est n'être rien du tout, dit le troisième, que d'être maçon. Tu
auras beau devenir maître, tu ne sortiras pas du peuple et du commun.
Moi, je connais quelque chose de mieux: je deviendrai architecte. Je
vivrai par l'intelligence, par la pensée: l'art sera mon domaine. Je
serai au premier rang dans le royaume de l'esprit. Il est vrai qu'il me
faudra commencer péniblement. Je serai d'abord apprenti menuisier; je
porterai la casquette, et non le chapeau de soie noire; j'irai quérir de
la bière et de l'eau-de-vie pour les compagnons; ces marauds se
permettront de me tutoyer; ce sera blessant. Mais je m'imaginerai que ce
n'est qu'une farce de carnaval, le monde à l'envers; et le lendemain,
c'est-à-dire quand je serai devenu compagnon, je suivrai mon chemin,
j'entrerai à l'Académie des beaux-arts, j'apprendrai à dessiner, et me
voilà architecte! Quand on m'écrira, on mettra sur l'adresse: Monsieur
un tel bien né, ou peut-être même très bien né. Il n'est pas impossible
que l'on ajoute quelque chose à mon nom. Et je construirai, je
construirai, aussi bien que les autres ont construit avant moi! Et je
bâtirai ainsi ma fortune. C'est ce que j'appelle être quelque chose.

--Ce que tu prends pour quelque chose, répartit le quatrième frère, me
paraît bien peu et presque rien. Moi, je ne veux pas suivre le chemin
battu par les autres; je ne veux pas être un copiste. Je serai un génie
original et créateur. J'inventerai un nouveau style d'architecture. Je
dresserai le plan des édifices selon le climat du pays, les matériaux
qu'on y trouve, l'esprit national, le degré de civilisation. À tous les
étages qu'on a coutume d'élever, j'ajouterai un dernier étage auquel je
donnerai mon nom et qui éternisera ma renommée.

--Si ton climat et tes matériaux ne valent rien, tu ne feras rien qui
vaille, reprit le cinquième. Je vois bien, d'après tout ce que je viens
d'entendre, qu'aucun de vous ne sera vraiment quelque chose, quoi que
vous vous imaginiez. Pour être quelque chose, il faut se mettre
au-dessus de toutes choses; faites à votre guise, travaillez selon vos
aptitudes et vos goûts, moi je raisonnerai sur ce que vous ferez, je le
jugerai et le critiquerai. Il n'est rien en ce monde qui n'offre un côté
imparfait ou défectueux, je le découvrirai, je le signalerai, et j'en
parlerai comme il faut.

C'est, en effet, ce qu'il fit et non sans succès. On disait de lui: «Ce
garçon est une forte tête, un homme entendu et capable, et cependant il
ne produit rien.» C'était justement parce qu'il ne produisait rien qu'on
le croyait quelque chose.

L'aîné, qui confectionnait des briques, remarqua bientôt que pour chaque
brique il recevait une pièce de monnaie de cuivre; et, quand il y en
avait une certaine quantité, cela faisait un écu blanc. Or, quand on
arrive avec un écu n'importe où, chez le boulanger, le boucher, etc., la
porte s'ouvre toute seule, et vous n'avez qu'à demander ce que vous
désirez. Voilà ce que produisent les briques. Il en est qui se fendent,
qui se cassent, mais de celles-là même on peut tirer parti.

Marguerite la pauvresse voulait se bâtir une maisonnette sur la digue
qui arrête les flots de la mer. Elle reçut du briquetier les briques
manquées et mal venues, auxquelles quelques-unes belles et entières
étaient mêlées; car l'aîné des cinq frères, quoiqu'il ne s'élevât jamais
plus haut que la fabrication des briques, avait bon coeur, et il avait
recommandé de n'y regarder pas de trop près. La pauvresse construisit
elle-même sa maisonnette, qui fut basse et étroite. Cette hutte était du
moins un abri, et quelle vue on y avait! On voyait la mer immense, dont
les vagues venaient se briser avec fracas contre la digue et lancer leur
écume salée par-dessus la maisonnette. Depuis longtemps le brave homme
qui en avait confectionné les briques reposait dans le sein de la terre.

Le frère puîné savait certes mieux maçonner que la pauvre Marguerite,
car il avait appris comment il faut s'y prendre. Lorsqu'il eut passé son
examen pour devenir compagnon, il boucla sa valise et entonna le chant
de l'artisan:

«Pendant que je suis jeune, je veux voyager. Je vais construire des
maisons à l'étranger. Je suis jeune, plein de force et de courage;
j'irai de ville en ville et verrai du pays. Et quand je reviendrai, j'ai
confiance en ma fiancée, je la retrouverai fidèle. Hourrah! le brave
état que celui d'artisan! Maître, je le deviendrai bientôt.»

Il lui arriva, en effet, ce que dit la chanson. À son retour, il fut
reçu maître. Il construisit plusieurs maisons l'une suivant l'autre, et
elles formèrent une rue, qui n'était pas une des moins belles de la
ville. Ces maisons finirent par lui en bâtir une à lui-même. Les bonnes
gens du quartier te diront: «Oui, vraiment, c'est la rue qui lui a
construit sa maison.»

Ce n'était pas une grande maison, sans doute. Elle était dallée
d'argile; mais lorsqu'on y eut bien dansé à sa noce, l'argile fut aussi
polie et luisante qu'un parquet. Les murs étaient revêtus de carreaux de
faïence, dont chacun portait une fleur; et cela ornait mieux la chambre
que la plus riche draperie. C'était, en somme, une jolie maison et un
couple heureux. Au fronton flottait la bannière de la corporation;
compagnons et apprentis, en passant devant, criaient: «Hourrah pour
notre bon maître!» Oui, il était devenu quelque chose.

Le troisième frère, après avoir été apprenti menuisier, après avoir
porté la casquette et fait les commissions des compagnons, était entré,
comme il l'avait dit, à l'Académie des beaux-arts, et avait obtenu le
brevet d'architecte. Dès ce moment, quand on lui écrivait, on mettait
sur l'adresse: «À Monsieur le très-bien et très-hautement né, etc.» Si
la rue que le maçon avait bâtie lui avait rapporté une maison, cette rue
reçut le nom du troisième frère et la plus belle maison de cette rue lui
appartint. C'était être quelque chose, à coup sûr, que d'avoir de beaux
titres à placer devant et après son nom. Sa femme était une dame de
qualité, et ses enfants étaient considérés comme des enfants de la haute
classe. Quand il mourut, son nom continua d'être inscrit au coin de la
rue, et d'être prononcé par tous. Oui, celui-ci avait été quelque chose.

Le quatrième frère, l'homme de génie qui prétendait créer un style
nouveau et original et orner les édifices d'un dernier étage qui devait
l'immortaliser, n'atteignit pas tout à fait son but. En faisant
construire cet étage de nouvelle forme, il tomba et se rompit le cou.
Mais on lui fit un magnifique enterrement avec musique et bannières; les
rues où passa son cercueil furent jonchées de fleurs et de joncs. On
prononça sur sa tombe trois oraisons funèbres l'une plus longue que
l'autre, et la gazette s'encadra de noir ce jour-là. Il eût apprécié
hautement ces avantages, s'il avait pu en être témoin, car il aimait
par-dessus tout qu'on parlât de lui. Il eut son monument funéraire, et
c'était toujours quelque chose.

Il était donc mort, et ses trois frères aînés étaient aussi trépassés.
Il ne survivait que le cinquième, le grand raisonneur. En ceci, il était
dans son rôle, car son affaire à lui était d'avoir toujours le dernier
mot. Il s'était acquis, comme nous l'avons dit, la réputation d'un homme
entendu et capable, quoiqu'il n'eût fait que gloser sur les ouvrages des
autres.» C'est une bonne tête», disait-on communément. Celui-ci était-il
devenu quelque chose?

Son heure sonna aussi, il mourut et arriva à la porte du ciel. Là, on
entre toujours deux à deux. Il avait à côté de lui une autre âme qui
demandait aussi à passer la porte. C'était justement Marguerite, la
pauvresse de la maison de la digue.

--C'est assurément un contraste frappant, dit le raisonneur, que moi et
cette âme misérable nous nous présentions ensemble.

--Qui êtes-vous, brave femme, qui voulez entrer au paradis?

La bonne vieille pensait que c'était saint Pierre qui lui parlait.

--Je ne suis qu'une pauvresse, dit-elle, seule et sans famille. C'est
moi qu'on nommait la vieille Marguerite de la maison de la digue.

--Qu'avez-vous donc fait de bon et d'utile pendant votre vie sur la
terre?

--Je n'ai rien fait pour mériter qu'on m'ouvre cette porte. Ce sera une
bien grande grâce, si l'on me permet de me glisser inaperçue dans le
paradis.

--Comment avez-vous donc quitté l'autre monde? reprit-il pour causer et
se distraire un peu, car il s'ennuyait beaucoup qu'on le fit ainsi
attendre.

--Comment je suis sortie de l'autre monde, je n'en sais trop rien.
Pendant mes dernières années, j'ai été malade et bien misérable, allez.
Tout à coup, je me suis traînée hors de mon lit, et j'ai été saisie par
un froid glacial. C'est ce qui m'aura fait mourir. Votre Grandeur se
rappelle sans doute combien l'hiver a été rigoureux; heureusement que je
n'ai plus à en souffrir! Pendant quelques jours il n'y eut pas de vent,
mais le froid continuait de plus belle. Aussi loin qu'on pouvait voir,
la mer était couverte d'une couche de glace.

«Tous les gens de la ville allèrent se promener sur ce miroir uni. Les
uns couraient en traîneau; les autres dansaient sous la tente; d'autres
se régalaient dans les buvettes qui s'y étaient installées. De ma pauvre
chambrette où j'étais clouée, j'entendais les sons de la musique et les
cris de joie.

«Cela dura ainsi jusqu'au soir. La lune s'était levée, elle était belle;
pourtant elle n'avait point tout son éclat. De mon lit je regardais
par-dessus la mer immense. Tout à coup, là où elle touchait le ciel,
surgit un nuage blanc, d'un aspect singulier. Je le considérais avec
attention, et j'y aperçus un point noir qui grandit de plus en plus. Je
sus alors ce que cela annonçait. Je suis vieille et j'ai de
l'expérience. Bien qu'on voie rarement ce signe de malheur, je le
connaissais et le frisson me prit. Deux fois déjà dans ma vie je l'avais
vu; je savais que ce nuage amènerait une tempête épouvantable et une
haute marée qui engloutirait tous ces pauvres gens ne pensant qu'à se
divertir, chantant et buvant, et pleins d'allégresse. Jeunes et vieux,
toute la ville était là sur la glace. Qui les avertirait? Quelqu'un
remarquerait-il comme moi l'affreux nuage, et comprendrait-il ce qu'il
présageait? Je me demandai cela avec angoisse, et je me sentis plus de
vie et de force que je n'en avais eu depuis bien longtemps. Je parvins à
sortir de mon lit et à gagner la fenêtre. Je ne pus me traîner plus
loin.

«Je réussis cependant à ouvrir la fenêtre. Je vis tout ce monde courir
et sauter sur la glace. Que de beaux drapeaux il y avait là, qui
voltigeaient au souffle du vent! Les jeunes garçons criaient hourrah!
Servantes et domestiques dansaient en rond et chantaient. Ils
s'amusaient de tout coeur. Mais le nuage blanc avec le point noir.... Je
criai tant que je pus; personne ne m'entendit, j'étais trop loin d'eux.
Bientôt la tourmente allait éclater; la glace, soulevée par la mer, se
briserait, et tous, tous seraient perdus. Personne ne pourrait les
secourir!

«Je criai encore de toutes mes forces. Ma voix ne fut pas plus entendue
que la première fois. Impossible d'aller à eux. Comment donc les ramener
à terre?

«Le bon Dieu m'inspira alors l'idée de mettre le feu à mon lit, et
d'incendier ma maison plutôt que de laisser périr misérablement tous ces
pauvres gens. J'exécutais aussitôt ce dessein. Les flammes rouges
commencèrent à s'élever. C'était comme un phare que je leur allumai. Je
franchis la porte, mais je restai là par terre. Mes forces étaient
épuisées. Le feu sortait par le toit, par les fenêtres, par la porte:
des langues de flammes venaient jusqu'à moi comme pour me lécher.

«La population qui était sur la glace aperçut la clarté; tous
accoururent pour sauver une pauvre créature qui, pensaient-ils, allait
être brûlée vivante. Il n'y en eut pas un qui ne se précipitât vers la
digue. Puis la marée monta, souleva la glace et la brisa en mille
morceaux. Mais il n'y avait plus personne, tout le monde était accouru
vers la digue. Je les avais tous sauvés.

«La frayeur, l'effort que je dus faire, le froid glacial qui me saisit,
achevèrent ma triste existence, et c'est ainsi que me voilà arrivée à la
porte du ciel.»

La porte du paradis s'ouvrit, et un ange y introduisit la pauvre
vieille. Elle laissa tomber un brin de paille, un de ceux qui étaient
dans son lit lorsqu'elle y mit le feu. Cette paille se changea en or
pur, grandit en un moment, poussa des branches, des feuilles et des
fleurs, et fut comme un arbre d'or splendide.

--Tu vois, dit l'ange au raisonneur, ce que la pauvresse a apporté. Et
toi, qu'apportes-tu? Rien, je le sais, tu n'as rien produit en toute ta
vie. Tu n'as pas même façonné une brique. Si encore tu pouvais retourner
sur terre pour en confectionner une seule, elle serait sûrement mal
faite; mais ce serait du moins une preuve de bonne volonté, et la bonne
volonté, c'est quelque chose.

Alors la vieille petite mère de la maison de la digue:

--Je le reconnais, dit-elle, c'est son frère qui m'a donné les briques
et les débris de briques avec lesquels j'ai bâti ma maisonnette. Quel
bienfait ce fut pour moi, la pauvresse! Est-ce que tous ces morceaux de
briques ne pourraient pas tenir lieu de la brique qu'il aurait à
fournir? Ce serait un acte de grâce.

--Tu le vois, reprit l'ange, le plus humble de tes frères, celui que tu
estimais moins encore que les autres, et dont l'honnête métier te
paraissait si méprisable, c'est lui qui pourra te faire entrer au
paradis. Toutefois tu n'entreras pas avant que tu aies quelque chose à
faire valoir pour suppléer à ta réelle indigence.

«Tout ce qu'il dit là, pensa en lui-même le raisonneur, aurait pu être
exprimé avec plus d'éloquence.» Mais il garda sa remarque pour lui seul.



La reine des neiges



Première Histoire

Qui traite d'un miroir et de ses morceaux


Voilà! Nous commençons. Lorsque nous serons à la fin de l'histoire, nous
en saurons plus que maintenant, car c'était un bien méchant sorcier, un
des plus mauvais, le «diable» en personne.

Un jour il était de fort bonne humeur: il avait fabriqué un miroir dont
la particularité était que le Bien et le Beau en se réfléchissant en lui
se réduisaient à presque rien, mais que tout ce qui ne valait rien, tout
ce qui était mauvais, apparaissait nettement et empirait encore. Les
plus beaux paysages y devenaient des épinards cuits et les plus jolies
personnes y semblaient laides à faire peur, ou bien elles se tenaient
sur la tête et n'avaient pas de ventre, les visages étaient si déformés
qu'ils n'étaient pas reconnaissables, et si l'on avait une tache de
rousseur, c'est toute la figure (le nez, la bouche) qui était criblée de
son. Le diable trouvait ça très amusant.

Lorsqu'une pensée bonne et pieuse passait dans le cerveau d'un homme, la
glace ricanait et le sorcier riait de sa prodigieuse invention.

Tous ceux qui allaient à l'école des sorciers--car il avait créé une
école de sorciers--racontaient à la ronde que c'est un miracle qu'il
avait accompli là. Pour la première fois, disaient-ils, on voyait
comment la terre et les êtres humains sont réellement. Ils couraient de
tous côtés avec leur miroir et bientôt il n'y eut pas un pays, pas une
personne qui n'eussent été déformés là-dedans.

Alors, ces apprentis sorciers voulurent voler vers le ciel lui-même,
pour se moquer aussi des anges et de Notre-Seigneur. Plus ils volaient
haut avec le miroir, plus ils ricanaient. C'est à peine s'ils pouvaient
le tenir et ils volaient de plus en plus haut, de plus en plus près de
Dieu et des anges, alors le miroir se mit à trembler si fort dans leurs
mains qu'il leur échappa et tomba dans une chute vertigineuse sur la
terre où il se brisa en mille morceaux, que dis-je, en des millions, des
milliards de morceaux, et alors, ce miroir devint encore plus dangereux
qu'auparavant. Certains morceaux n'étant pas plus grands qu'un grain de
sable voltigeaient à travers le monde et si par malheur quelqu'un les
recevait dans l'oeil, le pauvre accidenté voyait les choses tout de
travers ou bien ne voyait que ce qu'il y avait de mauvais en chaque
chose, le plus petit morceau du miroir ayant conservé le même pouvoir
que le miroir tout entier. Quelques personnes eurent même la malchance
qu'un petit éclat leur sautât dans le coeur et, alors, c'était affreux:
leur coeur devenait un bloc de glace. D'autres morceaux étaient, au
contraire, si grands qu'on les employait pour faire des vitres, et il
n'était pas bon dans ce cas de regarder ses amis à travers elles.
D'autres petits bouts servirent à faire des lunettes, alors tout allait
encore plus mal. Si quelqu'un les mettait pour bien voir et juger d'une
chose en toute équité, le Malin riait à s'en faire éclater le ventre, ce
qui le chatouillait agréablement.

Mais ce n'était pas fini comme ça. Dans l'air volaient encore quelques
parcelles du miroir!

Écoutez plutôt.



Deuxième histoire

Un petit garçon et une petite fille


Dans une grande ville où il y a tant de maisons et tant de monde qu'il
ne reste pas assez de place pour que chaque famille puisse avoir son
petit jardin, deux enfants pauvres avaient un petit jardin. Ils
n'étaient pas frère et soeur, mais s'aimaient autant que s'ils l'avaient
été. Leurs parents habitaient juste en face les uns des autres, là où le
toit d'une maison touchait presque le toit de l'autre, séparés seulement
par les gouttières. Une petite fenêtre s'ouvrait dans chaque maison, il
suffisait d'enjamber les gouttières pour passer d'un logement à l'autre.
Les familles avaient chacune devant sa fenêtre une grande caisse où
poussaient des herbes potagères dont elles se servaient dans la cuisine,
et dans chaque caisse poussait aussi un rosier qui se développait
admirablement. Un jour, les parents eurent l'idée de placer les caisses
en travers des gouttières de sorte qu'elles se rejoignaient presque
d'une fenêtre à l'autre et formaient un jardin miniature. Les tiges de
pois pendaient autour des caisses et les branches des rosiers grimpaient
autour des fenêtres, se penchaient les unes vers les autres, un vrai
petit arc de triomphe de verdure et de fleurs. Comme les caisses étaient
placées très haut, les enfants savaient qu'ils n'avaient pas le droit
d'y grimper seuls, mais on leur permettait souvent d'aller l'un vers
l'autre, de s'asseoir chacun sur leur petit tabouret sous les roses, et
ils ne jouaient nulle part mieux que là. L'hiver, ce plaisir-là était
fini. Les vitres étaient couvertes de givre, mais alors chaque enfant
faisait chauffer sur le poêle une pièce de cuivre et la plaçait un
instant sur la vitre gelée. Il se formait un petit trou tout rond à
travers lequel épiait à chaque fenêtre un petit oeil très doux, celui du
petit garçon d'un côté, celui de la petite fille de l'autre. Lui
s'appelait Kay et elle Gerda.

L'été, ils pouvaient d'un bond venir l'un chez l'autre; l'hiver il
fallait d'abord descendre les nombreux étages d'un côté et les remonter
ensuite de l'autre. Dehors, la neige tourbillonnait.

--Ce sont les abeilles blanches qui papillonnent, disait la grand-mère.

--Est-ce qu'elles ont aussi une reine? demanda le petit garçon.

--Mais bien sûr, dit grand-mère. Elle vole là où les abeilles sont les
plus serrées, c'est la plus grande de toutes et elle ne reste jamais sur
la terre, elle remonte dans les nuages noirs.

--Nous avons vu ça bien souvent, dirent les enfants.

Et ainsi ils surent que c'était vrai.

--Est-ce que la Reine des Neiges peut entrer ici? demanda la petite
fille.

--Elle n'a qu'à venir, dit le petit garçon, je la mettrai sur le poêle
brûlant et elle fondra aussitôt.

Le soir, le petit Kay, à moitié déshabillé, grimpa sur une chaise près
de la fenêtre et regarda par le trou d'observation. Quelques flocons de
neige tombaient au-dehors et l'un de ceux-ci, le plus grand, atterrit
sur le rebord d'une des caisses de fleurs. Ce flocon grandit peu à peu
et finit par devenir une dame vêtue du plus fin voile blanc fait de
millions de flocons en forme d'étoiles. Elle était belle, si belle,
faite de glace aveuglante et scintillante et cependant vivante. Ses yeux
étincelaient comme deux étoiles, mais il n'y avait en eux ni calme ni
repos. Elle fit vers la fenêtre un signe de la tête et de la main. Le
petit garçon, tout effrayé, sauta à bas de la chaise, il lui sembla
alors qu'un grand oiseau, au-dehors, passait en plein vol devant la
fenêtre.

Le lendemain fut un jour de froid clair, puis vint le dégel et le
printemps.

Cet été-là les roses fleurirent magnifiquement. Gerda avait appris un
psaume où l'on parlait des roses, cela lui faisait penser à ses propres
roses et elle chanta cet air au petit garçon qui lui-même chanta avec
elle:

Les roses poussent dans les vallées où l'enfant Jésus vient nous parler.

Les deux enfants se tenaient par la main, ils baisaient les roses,
admiraient les clairs rayons du soleil de Dieu et leur parlaient comme
si Jésus était là. Quels beaux jours d'été où il était si agréable
d'être dehors sous les frais rosiers qui semblaient ne vouloir jamais
cesser de donner des fleurs!

Kay et Gerda étaient assis à regarder le livre d'images plein de bêtes
et d'oiseaux--l'horloge sonnait cinq heures à la tour de l'église--quand
brusquement Kay s'écria:

--Aïe, quelque chose m'a piqué au coeur et une poussière m'est entrée
dans l'oeil. La petite le prit par le cou, il cligna des yeux, non, on
ne voyait rien.

--Je crois que c'est parti, dit-il.

Mais ce ne l'était pas du tout! C'était un de ces éclats du miroir
ensorcelé dont nous nous souvenons, cet affreux miroir qui faisait que
tout ce qui était grand et beau, réfléchi en lui, devenait petit et
laid, tandis que le mal et le vil, le défaut de la moindre chose prenait
une importance et une netteté accrues.

Le pauvre Kay avait aussi reçu un éclat juste dans le coeur qui serait
bientôt froid comme un bloc de glace. Il ne sentait aucune douleur, mais
le mal était fait.

--Pourquoi pleures-tu? cria-t-il, tu es laide quand tu pleures, est-ce
que je me plains de quelque chose? Oh! cette rose est dévorée par un ver
et regarde celle-là qui pousse tout de travers, au fond ces roses sont
très laides.

Il donnait des coups de pied dans la caisse et arrachait les roses.

--Kay, qu'est-ce que tu fais? cria la petite.

Et lorsqu'il vit son effroi, il arracha encore une rose et rentra vite
par sa fenêtre, laissant là la charmante petite Gerda.

Quand par la suite elle apportait le livre d'images, il déclarait qu'il
était tout juste bon pour les bébés et si grand-mère gentiment racontait
des histoires, il avait toujours à redire, parfois il marchait derrière
elle, mettait des lunettes et imitait, à la perfection du reste, sa
manière de parler; les gens en riaient.

Bientôt il commença à parler et à marcher comme tous les gens de sa rue
pour se moquer d'eux.

On se mit à dire: «Il est intelligent ce garçon-là!» Mais c'était la
poussière du miroir qu'il avait reçue dans l'oeil, l'éclat qui s'était
fiché dans son coeur qui étaient la cause de sa transformation et de ce
qu'il taquinait la petite Gerda, laquelle l'aimait de toute son âme.

Ses jeux changèrent complètement, ils devinrent beaucoup plus réfléchis.
Un jour d'hiver, comme la neige tourbillonnait au-dehors, il apporta une
grande loupe, étala sa veste bleue et laissa la neige tomber dessus.

--Regarde dans la loupe, Gerda, dit-il.

Chaque flocon devenait immense et ressemblait à une fleur splendide ou à
une étoile à dix côtés.

--Comme c'est curieux, bien plus intéressant qu'une véritable fleur, ici
il n'y a aucun défaut, ce seraient des fleurs parfaites--si elles ne
fondaient pas.

Peu après Kay arriva portant de gros gants, il avait son traîneau sur le
dos, il cria aux oreilles de Gerda:

--J'ai la permission de faire du traîneau sur la grande place où les
autres jouent! Et le voilà parti.

Sur la place, les garçons les plus hardis attachaient souvent leur
traîneau à la voiture d'un paysan et se faisaient ainsi traîner un bon
bout de chemin. C'était très amusant. Au milieu du jeu ce jour-là arriva
un grand traîneau peint en blanc dans lequel était assise une personne
enveloppée d'un manteau de fourrure blanc avec un bonnet blanc
également. Ce traîneau fit deux fois le tour de la place et Kay put y
accrocher rapidement son petit traîneau.

Dans la rue suivante, ils allaient de plus en plus vite. La personne qui
conduisait tournait la tête, faisait un signe amical à Kay comme si elle
le connaissait. Chaque fois que Kay voulait détacher son petit traîneau,
cette personne faisait un signe et Kay ne bougeait plus; ils furent
bientôt aux portes de la ville, les dépassèrent même.

Alors la neige se mit à tomber si fort que le petit garçon ne voyait
plus rien devant lui, dans cette course folle, il saisit la corde qui
l'attachait au grand traîneau pour se dégager, mais rien n'y fit. Son
petit traîneau était solidement fixé et menait un train d'enfer derrière
le grand. Alors il se mit à crier très fort mais personne ne l'entendit,
la neige le cinglait, le traîneau volait, parfois il faisait un bond
comme s'il sautait par-dessus des fossés et des mottes de terre. Kay
était épouvanté, il voulait dire sa prière et seule sa table de
multiplication lui venait à l'esprit.

Les flocons de neige devenaient de plus en plus grands, à la fin on eût
dit de véritables maisons blanches; le grand traîneau fit un écart puis
s'arrêta et la personne qui le conduisait se leva, son manteau et son
bonnet n'étaient faits que de neige et elle était une dame si grande et
si mince, étincelante: la Reine des Neiges.

--Nous en avons fait du chemin, dit-elle, mais tu es glacé, viens dans
ma peau d'ours.

Elle le prit près d'elle dans le grand traîneau, l'enveloppa du manteau.
Il semblait à l'enfant tomber dans des gouffres de neige.

--As-tu encore froid? demanda-t-elle en l'embrassant sur le front.

Son baiser était plus glacé que la glace et lui pénétra jusqu'au coeur
déjà à demi glacé. Il crut mourir, un instant seulement, après il se
sentit bien, il ne remarquait plus le froid.

«Mon traîneau, n'oublie pas mon traîneau.» C'est la dernière chose dont
se souvint le petit garçon.

Le traîneau fut attaché à une poule blanche qui vola derrière eux en le
portant sur son dos. La Reine des Neiges posa encore une fois un baiser
sur le front de Kay, alors il sombra dans l'oubli total, il avait oublié
Gerda, la grand-mère et tout le monde à la maison.

--Tu n'auras pas d'autre baiser, dit-elle, car tu en mourrais.

Kay la regarda. Qu'elle était belle, il ne pouvait s'imaginer visage
plus intelligent, plus charmant, elle ne lui semblait plus du tout de
glace comme le jour où il l'avait aperçue de la fenêtre et où elle lui
avait fait des signes d'amitié! À ses yeux elle était aujourd'hui la
perfection, il n'avait plus du tout peur, il lui raconta qu'il savait
calculer de tête, même avec des chiffres décimaux, qu'il connaissait la
superficie du pays et le nombre de ses habitants. Elle lui souriait....
Alors il sembla à l'enfant qu'il ne savait au fond que peu de chose et
ses yeux s'élevèrent vers l'immensité de l'espace. La reine l'entraînait
de plus en plus haut. Ils volèrent par-dessus les forêts et les océans,
les jardins et les pays. Au-dessous d'eux le vent glacé sifflait, les
loups hurlaient, la neige étincelait, les corbeaux croassaient, mais
tout en haut brillait la lune, si grande et si claire. Au matin, il
dormait aux pieds de la Reine des Neiges.



Troisième histoire

Le jardin de la magicienne


Mais que disait la petite Gerda, maintenant que Kay n'était plus là? Où
était-il? Personne ne le savait, personne ne pouvait expliquer sa
disparition. Les garçons savaient seulement qu'ils l'avaient vu attacher
son petit traîneau à un autre, très grand, qui avait tourné dans la rue
et était sorti de la ville. Nul ne savait où il était, on versa des
larmes, la petite Gerda pleura beaucoup et longtemps, ensuite on dit
qu'il était mort, qu'il était tombé dans la rivière coulant près de la
ville. Les jours de cet hiver-là furent longs et sombres.

Enfin vint le printemps et le soleil.

--Kay est mort et disparu, disait la petite Gerda.

--Nous ne le croyons pas, répondaient les rayons du soleil.

--Il est mort et disparu, dit-elle aux hirondelles.

--Nous ne le croyons pas, répondaient-elles.

À la fin la petite Gerda ne le croyait pas non plus.

--Je vais mettre mes nouveaux souliers rouges, dit-elle un matin, ceux
que Kay n'a jamais vus et je vais aller jusqu'à la rivière l'interroger.

Il était de bonne heure, elle embrassa sa grand-mère qui dormait, mit
ses souliers rouges et toute seule sortit par la porte de la ville, vers
le fleuve.

--Est-il vrai que tu m'as pris mon petit camarade de jeu? Je te ferai
cadeau de mes souliers rouges si tu me le rends.

Il lui sembla que les vagues lui faisaient signe, alors elle enleva ses
souliers rouges, ceux auxquels elle tenait le plus, et les jeta tous les
deux dans l'eau, mais ils tombèrent tout près du bord et les vagues les
repoussèrent tout de suite vers elle, comme si la rivière ne voulait pas
les accepter, puisqu'elle n'avait pas pris le petit Kay. Gerda crut
qu'elle n'avait pas lancé les souliers assez loin, alors elle grimpa
dans un bateau qui était là entre les roseaux, elle alla jusqu'au bout
du bateau et jeta de nouveau ses souliers dans l'eau. Par malheur le
bateau n'était pas attaché et dans le mouvement qu'elle fit il s'éloigna
de la rive, elle s'en aperçut aussitôt et voulut retourner à terre, mais
avant qu'elle n'y eût réussi, il était déjà loin sur l'eau et il
s'éloignait de plus en plus vite.

Alors la petite Gerda fut prise d'une grande frayeur et se mit à
pleurer, mais personne ne pouvait l'entendre, excepté les moineaux, et
ils ne pouvaient pas la porter, ils volaient seulement le long de la
rive, en chantant comme pour la consoler: «Nous voici! Nous voici!» Le
bateau s'en allait à la dérive, la pauvre petite était là tout immobile
sur ses bas, les petits souliers rouges flottaient derrière mais ne
pouvaient atteindre la barque qui allait plus vite.

«Peut-être la rivière va-t-elle m'emporter auprès de Kay», pensa Gerda
en reprenant courage. Elle se leva et durant des heures admira la beauté
des rives verdoyantes. Elle arriva ainsi à un grand champ de cerisiers
où se trouvait une petite maison avec de drôles de fenêtres rouges et
bleues et un toit de chaume. Devant elle, deux soldats de bois
présentaient les armes à ceux qui passaient. Gerda les appela croyant
qu'ils étaient vivants, mais naturellement ils ne répondirent pas, elle
les approcha de tout près et le flot poussa la barque droit vers la
terre.

Gerda appela encore plus fort, alors sortit de la maison une vieille,
vieille femme qui s'appuyait sur un bâton à crochet, elle portait un
grand chapeau de soleil orné de ravissantes fleurs peintes.

--Pauvre petite enfant, dit la vieille, comment es-tu venue sur ce fort
courant qui t'emporte loin dans le vaste monde?

La vieille femme entra dans l'eau, accrocha le bateau avec le crochet de
son bâton, le tira à la rive et en fit sortir la petite fille.

Gerda était bien contente de toucher le sol sec mais un peu effrayée par
cette vieille femme inconnue.

--Viens me raconter qui tu es et comment tu es ici, disait-elle.

La petite lui expliqua tout et la vieille branlait la tête en faisant
Hm! Hm! et comme Gerda, lui ayant tout dit, lui demandait si elle
n'avait pas vu le petit Kay, la femme lui répondit qu'il n'avait pas
passé encore, mais qu'il allait sans doute venir, qu'il ne fallait en
tout cas pas qu'elle s'en attriste mais qu'elle entre goûter ses
confitures de cerises, admirer ses fleurs plus belles que celles d'un
livre d'images; chacune d'elles savait raconter une histoire.

Alors elle prit Gerda par la main et elles entrèrent dans la petite
maison dont la vieille femme ferma la porte.

Les fenêtres étaient situées très haut et les vitres en étaient rouges,
bleues et jaunes, la lumière du jour y prenait des teintes étranges mais
sur la table il y avait de délicieuses cerises. Gerda en mangea autant
qu'il lui plut. Tandis qu'elle mangeait, la vieille peignait sa
chevelure avec un peigne d'or et ses cheveux blonds bouclaient et
brillaient autour de son aimable petit visage, tout rond, semblable à
une rose.

--J'avais tant envie d'avoir une si jolie petite fille, dit la vieille,
tu vas voir comme nous allons bien nous entendre!

À mesure qu'elle peignait les cheveux de Gerda, la petite oubliait de
plus en plus son camarade de jeu, car la vieille était une magicienne,
mais pas une méchante sorcière, elle s'occupait un peu de magie, comme
ça, seulement pour son plaisir personnel et elle avait très envie de
garder la petite fille auprès d'elle.

C'est pourquoi elle sortit dans le jardin, tendit sa canne à crochet
vers tous les rosiers et, quoique chargés des fleurs les plus
ravissantes, ils disparurent dans la terre noire, on ne voyait même plus
où ils avaient été. La vieille femme avait peur que Gerda, en voyant les
roses, ne vint à se souvenir de son rosier à elle, de son petit camarade
Kay et qu'elle ne s'enfuie.

Ensuite, elle conduisit Gerda dans le jardin fleuri. Oh! quel parfum
délicieux! Toutes les fleurs et les fleurs de toutes les saisons étaient
là dans leur plus belle floraison, nul livre d'images n'aurait pu être
plus varié et plus beau. Gerda sauta de plaisir et joua jusqu'au moment
où le soleil descendit derrière les grands cerisiers. Alors on la mit
dans un lit délicieux garni d'édredons de soie rouge bourrés de
violettes bleues, et elle dormit et rêva comme une princesse au jour de
ses noces.

Le lendemain elle joua encore parmi les fleurs, dans le soleil--et les
jours passèrent. Gerda connaissait toutes les fleurs par leur nom, il y
en avait tant et tant et cependant il lui semblait qu'il en manquait
une, laquelle? Elle ne le savait pas.

Un jour elle était là, assise, et regardait le chapeau de soleil de la
vieille femme avec les fleurs peintes où justement la plus belle fleur
était une rose. La sorcière avait tout à fait oublié de la faire
disparaître de son chapeau en même temps qu'elle faisait descendre dans
la terre les vraies roses. On ne pense jamais à tout!

--Comment, s'écria Gerda, il n'y pas une seule rose ici? Elle sauta au
milieu de tous les parterres, chercha et chercha, mais n'en trouva
aucune. Alors elle s'assit sur le sol et pleura, mais ses chaudes larmes
tombèrent précisément à un endroit où un rosier s'était enfoncé, et
lorsque les larmes mouillèrent la terre, l'arbre reparut soudain plus
magnifiquement fleuri qu'auparavant. Gerda l'entoura de ses bras et
pensa tout d'un coup à ses propres roses de chez elle et à son petit ami
Kay.

--Oh comme on m'a retardée, dit la petite fille. Et je devais chercher
Kay! Ne savez-vous pas où il est? demanda-t-elle aux roses. Croyez-vous
vraiment qu'il soit mort et disparu?

--Non, il n'est pas mort, répondirent les roses, nous avons été sous la
terre, tous les morts y sont et Kay n'y était pas!

--Merci, merci à vous, dit Gerda allant vers les autres fleurs. Elle
regarda dans leur calice en demandant:

--Ne savez-vous pas où se trouve le petit Kay?

Mais chaque fleur debout au soleil rêvait sa propre histoire, Gerda en
entendit tant et tant, aucune ne parlait de Kay.

Mais que disait donc le lis rouge?

--Entends-tu le tambour: Boum! boum! deux notes seulement, boum! boum!
écoute le chant de deuil des femmes, l'appel du prêtre. Dans son long
sari rouge, la femme hindoue est debout sur le bûcher, les flammes
montent autour d'elle et de son époux défunt, mais la femme hindoue
pense à l'homme qui est vivant dans la foule autour d'elle, à celui dont
les yeux brûlent, plus ardents que les flammes, celui dont le regard
touche son coeur plus que cet incendie qui bientôt réduira son corps en
cendres. La flamme du coeur peut-elle mourir dans les flammes du bûcher?

--Je n'y comprends rien du tout, dit la petite Gerda.

--C'est là mon histoire, dit le lis rouge.

Et que disait le liseron?

--Là-bas, au bout de l'étroit sentier de montagne est suspendu un vieux
castel, le lierre épais pousse sur les murs rongés, feuille contre
feuille, jusqu'au balcon où se tient une ravissante jeune fille. Elle se
penche sur la balustrade et regarde au loin sur le chemin. Aucune rose
dans le branchage n'est plus fraîche que cette jeune fille, aucune fleur
de pommier que le vent arrache à l'arbre et emporte au loin n'est plus
légère. Dans le froufrou de sa robe de soie, elle s'agite: «Ne vient-il
pas?».

--Est-ce de Kay que tu parles? demanda Gerda.

--Je ne parle que de ma propre histoire, de mon rêve, répondit le
liseron.

Mais que dit le petit perce-neige?

--Dans les arbres, cette longue planche suspendue par deux cordes, c'est
une balançoire. Deux délicieuses petites filles--les robes sont
blanches, de longs rubans verts flottent à leurs chapeaux--y sont
assises et se balancent. Le frère, plus grand qu'elles, se met debout
sur la balançoire, il passe un bras autour de la corde pour se tenir, il
tient d'une main une petite coupe, de l'autre une pipe d'écume et il
fait des bulles de savon. La balançoire va et vient, les bulles de savon
aux teintes irisées s'envolent, la dernière tient encore à la pipe et se
penche dans la brise. La balançoire va et vient. Le petit chien noir
aussi léger que les bulles de savon se dresse sur ses pattes de derrière
et veut aussi monter, mais la balançoire vole, le chien tombe, il aboie,
il est furieux, on rit de lui, les bulles éclatent. Voilà! une planche
qui se balance, une écume qui se brise, voilà ma chanson....

--C'est peut-être très joli ce que tu dis là, mais tu le dis tristement
et tu ne parles pas de Kay.

Que dit la jacinthe?

--Il y avait trois soeurs délicieuses, transparentes et délicates, la
robe de la première était rouge, celle de la seconde bleue, celle de la
troisième toute blanche. Elles dansaient en se tenant par la main près
du lac si calme, au clair de lune. Elles n'étaient pas filles des elfes
mais bien enfants des hommes. L'air embaumait d'un exquis parfum, les
jeunes filles disparurent dans la forêt. Le parfum devenait de plus en
plus fort--trois cercueils où étaient couchées les ravissantes filles
glissaient d'un fourré de la forêt dans le lac, les vers luisants
volaient autour comme de petites lumières flottantes. Dormaient-elles
ces belles filles? Étaient-elles mortes? Le parfum des fleurs dit
qu'elles sont mortes, les cloches sonnent pour les défuntes.

--Tu me rends malheureuse, dit la petite Gerda. Tu as un si fort parfum,
qui me fait penser à ces pauvres filles. Hélas! le petit Kay est-il
vraiment mort? Les roses qui ont été sous la terre me disent que non.

--Ding! Dong! sonnèrent les clochettes des jacinthes. Nous ne sonnons
pas pour le petit Kay, nous ne le connaissons pas. Nous chantons notre
chanson, c'est la seule que nous sachions.

Gerda se tourna alors vers le bouton d'or qui brillait parmi les
feuilles vertes, luisant.

--Tu es un vrai petit soleil! lui dit Gerda. Dis-moi si tu sais où je
trouverai mon camarade de jeu?

Le bouton d'or brillait tant qu'il pouvait et regardait aussi la petite
fille. Mais quelle chanson savait-il? On n'y parlait pas non plus de
Kay:

--Dans une petite ferme, le soleil brillait au premier jour du
printemps, ses rayons frappaient le bas du mur blanc du voisin, et tout
près poussaient les premières fleurs jaunes, or lumineux dans ces chauds
rayons. Grand-mère était assise dehors dans son fauteuil, sa petite
fille, la pauvre et jolie servante rentrait d'une courte visite, elle
embrassa la grand-mère. Il y avait de l'or du coeur dans ce baiser béni.
De l'or sur les lèvres, de l'or au fond de l'être, de l'or dans les
claires heures du matin. Voilà ma petite histoire, dit le bouton d'or.

--Ma pauvre vieille grand-mère, soupira Gerda. Elle me regrette sûrement
et elle s'inquiète comme elle s'inquiétait pour Kay. Mais je rentrerai
bientôt et je ramènerai Kay. Cela ne sert à rien que j'interroge les
fleurs, elles ne connaissent que leur propre chanson, elles ne savent
pas me renseigner.

Elle retroussa sa petite robe pour pouvoir courir plus vite, mais le
narcisse lui fit un croc-en-jambe au moment où elle sautait par-dessus
lui. Alors elle s'arrêta, regarda la haute fleur et demanda:

--Sais-tu par hasard quelque chose?

Elle se pencha très bas pour être près de lui. Et que dit-il?

--Je me vois moi-même, je me vois moi-même! Oh! Oh! quel parfum je
répands! Là-haut dans la mansarde, à demi vêtue, se tient une petite
danseuse, tantôt sur une jambe, tantôt sur les deux, elle envoie
promener le monde entier de son pied, au fond elle n'est qu'une illusion
visuelle, pure imagination. Elle verse l'eau de la théière sur un
morceau d'étoffe qu'elle tient à la main, c'est son corselet--la
propreté est une bonne chose--la robe blanche est suspendue à la patère,
elle a aussi été lavée dans la théière et séchée sur le toit. Elle met
la robe et un fichu jaune safran autour du cou pour que la robe paraisse
plus blanche. La jambe en l'air! dressée sur une longue tige, c'est moi,
je me vois moi-même.

--Mais je m'en moque, cria Gerda, pourquoi me raconter cela?

Elle courut au bout du jardin. La porte était fermée, mais elle remua la
charnière rouillée qui céda, la porte s'ouvrit. Alors la petite Gerda,
sans chaussures, s'élança sur ses bas dans le monde.

Elle se retourna trois fois, mais personne ne la suivait; à la fin,
lasse de courir, elle s'assit sur une grande pierre. Lorsqu'elle regarda
autour d'elle, elle vit que l'été était passé, on était très avancé dans
l'automne, ce qu'on ne remarquait pas du tout dans le jardin enchanté où
il y avait toujours du soleil et toutes les fleurs de toutes les
saisons.

--Mon Dieu que j'ai perdu de temps! s'écria la petite Gerda. Voilà que
nous sommes en automne, je n'ai pas le droit de me reposer.

Elle se leva et repartit.

Comme ses petits pieds étaient endoloris et fatigués! Autour d'elle tout
était froid et hostile, les longues feuilles du saule étaient toutes
jaunes et le brouillard s'égouttait d'elles, une feuille après l'autre
tombait à terre, seul le prunellier avait des fruits âcres à vous en
resserrer toutes les gencives. Oh! que tout était gris et lourd dans le
vaste monde!



Quatrième histoire

Prince et princesse


Encore une fois, Gerda dut se reposer, elle s'assit. Alors sur la neige
une corneille sautilla auprès d'elle, une grande corneille qui la
regardait depuis un bon moment en secouant la tête. Elle fit Kra! Kra!
bonjour, bonjour. Elle ne savait dire mieux, mais avait d'excellentes
intentions. Elle demanda à la petite fille où elle allait ainsi, toute
seule, à travers le monde.

Le mot seule, Gerda le comprit fort bien, elle sentait mieux que
quiconque tout ce qu'il pouvait contenir, elle raconta toute sa vie à la
corneille et lui demanda si elle n'avait pas vu Kay.

La corneille hochait la tête et semblait réfléchir.

--Mais, peut-être bien, ça se peut....

--Vraiment! tu le crois? cria la petite fille.

Elle aurait presque tué la corneille tant elle l'embrassait.

--Doucement, doucement, fit la corneille. Je crois que ce pourrait bien
être Kay, mais il t'a sans doute oubliée pour la princesse.

--Est-ce qu'il habite chez une princesse? demanda Gerda.

--Oui, écoute, mais je m'exprime si mal dans ta langue. Si tu comprenais
le parler des corneilles, ce me serait plus facile.

--Non, ça je ne l'ai pas appris, dit Gerda, mais grand-mère le savait,
elle savait tout. Si seulement je l'avais appris!

--Ça ne fait rien, je raconterai comme je pourrai, très mal sûrement.

Et elle se mit à raconter.

Dans ce royaume où nous sommes, habite une princesse d'une intelligence
extraordinaire.

L'autre jour qu'elle était assise sur le trône--ce n'est pas si amusant
d'après ce qu'on dit-elle se mit à fredonner «Pourquoi ne pas me
marier?»

--Tiens, ça me donne une idée! s'écria-t-elle. Et elle eut envie de se
marier, mais elle voulait un mari capable de répondre avec esprit quand
on lui parlait de toutes choses.

--Chaque mot que je dis est la pure vérité, interrompit la corneille.
J'ai une fiancée qui est apprivoisée et se promène librement dans le
château, c'est elle qui m'a tout raconté.

Sa fiancée était naturellement aussi une corneille, car une corneille
mâle cherche toujours une fiancée de son espèce.

Tout de suite les journaux parurent avec une bordure de coeurs et
l'initiale de la princesse. On y lisait que tout jeune homme de bonne
apparence pouvait monter au château et parler à la princesse, et celui
qui parlerait de façon que l'on comprenne tout de suite qu'il était bien
à sa place dans un château, que celui enfin qui parlerait le mieux, la
princesse le prendrait pour époux.

--Oui! oui! tu peux m'en croire, c'est aussi vrai que me voilà, dit la
corneille, les gens accouraient, quelle foule, quelle presse, mais sans
succès le premier, ni le second jour. Ils parlaient tous très facilement
dans la rue, mais quand ils avaient dépassé les grilles du palais, vu
les gardes en uniforme brodé d'argent, les laquais en livrée d'or sur
les escaliers et les grands salons illuminés, ils étaient tout
déconcertés, ils se tenaient devant le trône où la princesse était
assise et ne savaient que dire sinon répéter le dernier mot qu'elle
avait prononcé, et ça elle ne se souciait nullement de l'entendre
répéter. On aurait dit que tous ces prétendants étaient tombés en
léthargie--jusqu'à ce qu'ils se retrouvent dehors, dans la rue, alors
ils retrouvaient la parole. Il y avait queue depuis les portes de la
ville jusqu'au château, affirma la corneille. Quand ils arrivaient au
château, on ne leur offrait même pas un verre d'eau.

Les plus avisés avaient bien apporté des tartines mais ils ne
partageaient pas avec leurs voisins, ils pensaient:

«S'il a l'air affamé, la princesse ne le prendra pas.»

--Mais Kay, mon petit Kay, quand m'en parleras-tu? Était-il parmi tous
ces gens-là?--Patience! patience! nous y sommes. Le troisième jour
arriva un petit personnage sans cheval ni voiture, il monta d'un pas
décidé jusqu'au château, ses yeux brillaient comme les tiens, il avait
de beaux cheveux longs, mais ses vêtements étaient bien pauvres.

--C'était Kay, jubila Gerda. Enfin je l'ai trouvé.

Et elle battit des mains.

--Il avait un petit sac sur le dos, dit la corneille.

--Non, c'était sûrement son traîneau, dit Gerda, il était parti avec.

--Possible, répondit la corneille, je n'y ai pas regardé de si près,
mais ma fiancée apprivoisée m'a dit que lorsqu'il entra par le grand
portail, qu'il vit les gardes en uniforme brodé d'argent, les laquais
des escaliers vêtus d'or, il ne fut pas du tout intimidé, il les salua,
disant:

--Comme ce doit être ennuyeux de rester sur l'escalier, j'aime mieux
entrer. Les salons étaient brillamment illuminés, les Conseillers
particuliers et les Excellences marchaient pieds nus et portaient des
plats en or, c'était quelque chose de très imposant. Il avait des
souliers qui craquaient très fort, mais il ne se laissa pas
impressionner.

--C'est sûrement Kay, dit Gerda, je sais qu'il avait des souliers neufs
et je les entendais craquer dans la chambre de grand-maman.

Mais plein d'assurance, il s'avança jusque devant la princesse qui était
assise sur une perle grande comme une roue de rouet.

Toutes les dames de la cour avec leurs servantes et les servantes de
leurs servantes, et tous les chevaliers avec leurs serviteurs et les
serviteurs de leurs serviteurs qui eux-mêmes avaient droit à un petit
valet, se tenaient debout tout autour et plus ils étaient près de la
porte, plus ils avaient l'air fier. Le valet du domestique du premier
serviteur qui se promène toujours en pantoufles, on ose à peine le
regarder tellement il a l'air fier debout devant la porte.

--Mais est-ce que Kay a tout de même eu la princesse?

--Si je n'étais pas corneille, je l'aurais prise. Il était décidé et
charmant, il n'était pas venu en prétendant mais seulement pour juger de
l'intelligence de la princesse et il la trouva remarquable... et elle le
trouva très bien aussi.

--C'était lui, c'était Kay, s'écria Gerda, il était si intelligent, il
savait calculer de tête même avec les chiffres décimaux. Oh! conduis-moi
au château....

--C'est vite dit, répartit la corneille, mais comment? J'en parlerai à
ma fiancée apprivoisée, elle saura nous conseiller car il faut bien que
je te dise qu'une petite fille comme toi ne peut pas entrer là
régulièrement.

--Si, j'irai, dit Gerda. Quand Kay entendra que je suis là il sortira
tout de suite pour venir me chercher.

--Attends-moi là près de l'escalier.

Elle secoua la tête et s'envola.

Il faisait nuit lorsque la corneille revint.

--Kra! Kra! fit-elle. Ma fiancée te fait dire mille choses et voici pour
toi un petit pain qu'elle a pris à la cuisine. Ils ont assez de pain
là-dedans et tu dois avoir faim. Il est impossible que tu entres au
château--tu n'as pas de chaussures--les gardes en argent et les laquais
en or ne le permettraient pas, mais ne pleure pas, tu vas tout de même y
aller. Ma fiancée connaît un petit escalier dérobé qui conduit à la
chambre à coucher et elle sait où elle peut en prendre la clé.

Alors la corneille et Gerda s'en allèrent dans le jardin, dans les
grandes allées où les feuilles tombaient l'une après l'autre, puis au
château où les lumières s'éteignaient l'une après l'autre et la
corneille conduisit Gerda jusqu'à une petite porte de derrière qui était
entrebâillée.

Oh! comme le coeur de Gerda battait d'inquiétude et de désir, comme si
elle faisait quelque chose de mal, et pourtant elle voulait seulement
savoir s'il s'agissait bien de Kay--oui, ce ne pouvait être que lui,
elle pensait si intensément à ses yeux intelligents, à ses longs
cheveux, elle le voyait vraiment sourire comme lorsqu'ils étaient à la
maison sous les roses. Il serait sûrement content de la voir, de savoir
quel long chemin elle avait fait pour le trouver.

Les voilà dans l'escalier où brûlait une petite lampe sur un buffet; au
milieu du parquet se tenait la corneille apprivoisée qui tournait la
tête de tous les côtés et considérait Gerda, laquelle fit une révérence
comme grand-mère le lui avait appris.

--Mon fiancé m'a dit tant de bien de vous, ma petite demoiselle, dit la
corneille apprivoisée, du reste votre curriculum vitae, comme on dit,
est si touchant. Voulez-vous tenir la lampe, je marcherai devant. Nous
irons tout droit, ici nous ne rencontrerons personne.

--Il me semble que quelqu'un marche juste derrière nous, dit Gerda.
Quelque chose passa près d'elle en bruissant, sur les murs glissaient
des ombres: chevaux aux crinières flottantes et aux jambes fines, jeunes
chasseurs, cavaliers et cavalières.

--Rêves que tout cela, dit la corneille. Ils viennent seulement orienter
vers la chasse les rêves de nos princes, nous pourrons d'autant mieux
les contempler dans leur lit. Mais autre chose: si vous entrez en grâce
et prenez de l'importance ici, vous montrerez-vous reconnaissante?

--Ne parlons pas de ça, dit la corneille de la forêt.

Ils entrèrent dans la première salle tendue de satin rose à grandes
fleurs, les rêves les avaient dépassés et couraient si vite que Gerda ne
put apercevoir les hauts personnages. Les salles se succédaient l'une
plus belle que l'autre, on en était impressionné... et ils arrivèrent à
la chambre à coucher.

Le plafond ressemblait à un grand palmier aux feuilles de verre
précieux, et au milieu du parquet se trouvaient, accrochés à une tige
d'or, deux lits qui ressemblaient à des lis, l'un était blanc et la
princesse y était couchée, l'autre était rouge et c'est dans celui-là
que Gerda devait chercher le petit Kay. Elle écarta quelques pétales
rouges et aperçut une nuque brune.

--Oh! c'est Kay! cria-t-elle tout haut en élevant la lampe vers lui.

Les rêves à cheval bruissaient dans la chambre. Il s'éveilla, tourna la
tête vers elle--et ce n'était pas le petit Kay....

Le prince ne lui ressemblait que par la nuque mais il était jeune et
beau.

Alors la petite Gerda se mit à pleurer, elle raconta toute son histoire
et ce que les corneilles avaient fait pour l'aider.

--Pauvre petite, s'exclamèrent le prince et la princesse. Ils louèrent
grandement les corneilles, déclarant qu'ils n'étaient pas du tout fâchés
mais qu'elles ne devaient tout de même pas recommencer. Cependant ils
voulaient leur donner une récompense.

--Voulez-vous voler librement? demanda la princesse, ou voulez-vous
avoir la charge de corneilles de la cour ayant droit à tous les déchets
de la cuisine?

Les deux corneilles firent la révérence et demandèrent une charge fixe;
elles pensaient à leur vieillesse et qu'il est toujours bon d'avoir
quelque chose de sûr pour ses vieux jours.

Le prince se leva de son lit et permit à Gerda d'y dormir. Il ne pouvait
vraiment faire plus. Elle joignit ses petites mains et pensa:

«Comme il y a des êtres humains et aussi des animaux qui sont bons!»
Là-dessus elle ferma les yeux et s'endormit délicieusement.

Tous les rêves voltigèrent à nouveau autour d'elle, cette fois ils
avaient l'air d'anges du Bon Dieu, ils portaient un petit traîneau sur
lequel était assis Kay qui saluait. Mais tout ceci n'était que rêve et
disparut dès qu'elle s'éveilla.

Le lendemain on la vêtit de la tête aux pieds de soie et de velours,
elle fut invitée à rester au château et à couler des jours heureux mais
elle demanda seulement une petite voiture attelée d'un cheval et une
paire de petites bottines, elle voulait repartir de par le monde pour
retrouver Kay.

On lui donna de petites bottines et un manchon, on l'habilla à ravir et
au moment de partir un carrosse d'or pur attendait devant la porte. La
corneille de la forêt, mariée maintenant, les accompagna pendant trois
lieues, assise à côté de la petite fille car elle ne pouvait supporter
de rouler à reculons, la deuxième corneille, debout à la porte, battait
des ailes, souffrant d'un grand mal de tête pour avoir trop mangé depuis
qu'elle avait obtenu un poste fixe, elle ne pouvait les accompagner. Le
carrosse était bourré de craquelins sucrés, de fruits et de pains
d'épice.

--Adieu! Adieu! criaient le prince et la princesse.

Gerda pleurait, la corneille pleurait, les premières lieues passèrent
ainsi, puis la corneille fit aussi ses adieux et ce fut la plus dure
séparation. Elle s'envola dans un arbre et battit de ses ailes noires
aussi longtemps que fut en vue la voiture qui rayonnait comme le soleil
lui-même.



Cinquième histoire

La petite fille des brigands


On roulait à travers la sombre forêt et le carrosse luisait comme un
flambeau. Des brigands qui se trouvaient là en eurent les yeux blessés,
ils ne pouvaient le supporter.

--De l'or! de l'or! criaient-ils.

S'élançant à la tête des chevaux, ils massacrèrent les petits
postillons, le cocher et les valets et tirèrent la petite Gerda hors de
la voiture.

--Elle est grassouillette, elle est mignonne et nourrie d'amandes, dit
la vieille brigande qui avait une longue barbe broussailleuse et des
sourcils qui lui tombaient sur les yeux. C'est joli comme un petit
agneau gras, ce sera délicieux à manger.

Elle tira son grand couteau et il luisait d'une façon terrifiante.

--Aie! criait en même temps cette mégère.

Sa propre petite fille qu'elle portait sur le dos et qui était sauvage
et mal élevée à souhait, venait de la mordre à l'oreille.

--Sale petite! fit la mère.

Elle n'eut pas le temps de tuer Gerda, sa petite fille lui dit:

--Elle jouera avec moi, qu'elle me donne son manchon, sa jolie robe et
je la laisserai coucher dans mon lit.

Elle mordit de nouveau sa mère qui se débattait et se tournait de tous
les côtés. Les brigands riaient.

--Voyez comme elle danse avec sa petite!

--Je veux monter dans le carrosse, dit la petite fille des brigands.

Et il fallut en passer par où elle voulait, elle était si gâtée et si
difficile. Elle s'assit auprès de Gerda et la voiture repartit
par-dessus les souches et les broussailles plus profondément encore dans
la forêt. La fille des brigands était de la taille de Gerda mais plus
forte, plus large d'épaules, elle avait le teint sombre et des yeux
noirs presque tristes. Elle prit Gerda par la taille, disant:

--Ils ne te tueront pas tant que je ne serai pas fâchée avec toi. Tu es
sûrement une princesse.

--Non, répondit Gerda.

Et elle lui raconta tout ce qui lui était arrivé et combien elle aimait
le petit Kay.

La fille des brigands la regardait d'un air sérieux, elle fit un signe
de la tête.

Elle essuya les yeux de Gerda et mit ses deux mains dans le manchon.
Qu'il était doux!

Le carrosse s'arrêta, elles étaient au milieu de la cour d'un château de
brigands, tout lézardé du haut en bas, des corbeaux, des corneilles
s'envolaient de tous les trous et les grands bouledogues, qui avaient
chacun l'air capable d'avaler un homme, bondissaient mais n'aboyaient
pas, cela leur était défendu.

Dans la grande vieille salle noire de suie, brûlait sur le dallage de
pierres un grand feu, la fumée montait vers le plafond et cherchait une
issue, une grande marmite de soupe bouillait et sur des broches
rôtissaient lièvres et lapins.

--Tu vas dormir avec moi et tous mes petits animaux préférés! dit la
fille des brigands.

Après avoir bu et mangé elles allèrent dans un coin où il y avait de la
paille et des couvertures. Au-dessus, sur des lattes et des barreaux se
tenaient une centaine de pigeons qui avaient tous l'air de dormir mais
ils tournèrent un peu la tête à l'arrivée des fillettes.

--Ils sont tous à moi, dit la petite fille des brigands.

Elle attrapa un des plus proches, le tint par les pattes.

--Embrasse-le! cria-t-elle en le claquant à la figure de Gerda.

--Et voilà toutes les canailles de la forêt, continua-t-elle, en
montrant une quantité de barreaux masquant un trou très haut dans le
mur.

--Ce sont les canailles de la forêt, ces deux-là, ils s'envolent tout de
suite si on ne les enferme pas bien. Et voici le plus chéri, mon vieux
Bée!

Elle tira par une corne un renne qui portait un anneau de cuivre poli
autour du cou et qui était attaché.

--Il faut aussi l'avoir à la chaîne celui-là, sans quoi il bondit et
s'en va. Tous les soirs je lui caresse le cou avec mon couteau aiguisé,
il en a une peur terrible, ajouta-t-elle.

Elle prit un couteau dans une fente du mur et le fit glisser sur le cou
du pauvre renne qui ruait, mais la fille des brigands ne faisait qu'en
rire. Elle entraîna Gerda vers le lit.

--Est-ce que tu le gardes près de toi pour dormir? demanda Gerda.

--Je dors toujours avec un couteau, dit la fille des brigands. On ne
sait jamais ce qui peut arriver. Mais répète-moi ce que tu me racontais
de Kay.

Tandis que la petite Gerda racontait, les pigeons de la forêt
roucoulaient là-haut dans leur cage, les autres pigeons dormaient. La
fille des brigands dormait et ronflait, une main passée autour du cou de
Gerda et le couteau dans l'autre, mais Gerda ne put fermer l'oeil, ne
sachant si elle allait vivre ou mourir.

Alors, les pigeons de la forêt dirent:

--Crouou! Crouou! nous avons vu le petit Kay. Une poule blanche portait
son traîneau, lui était assis dans celui de la Reine des Neiges, qui
volait bas au-dessus de la forêt, nous étions dans notre nid, la Reine a
soufflé sur tous les jeunes et tous sont morts, sauf nous deux. Crouou!
Crouou!

--Que dites-vous là-haut? cria Gerda. Où la Reine des Neiges est-elle
partie?

--Elle allait sûrement vers la Laponie où il y a toujours de la neige et
de la glace. Demande au renne qui est attaché à la corde.

--Il y a de glace et de la neige, c'est agréable et bon, dit le renne.
Là, on peut sauter, libre, dans les grandes plaines brillantes, c'est là
que la Reine des Neiges a sa tente d'été, mais son véritable château est
près du pôle Nord, sur une île appelée Spitzberg.

--Oh! mon Kay, mon petit Kay, soupira Gerda.

--Si tu ne te tiens pas tranquille, dit la fille des brigands à demi
réveillée, je te plante le couteau dans le ventre.

Au matin Gerda raconta à la fillette ce que les pigeons, le renne, lui
avaient dit et la fille des brigands avait un air très sérieux, elle
disait:

--Ça m'est égal! ça m'est égal!

--Sais-tu où est la Laponie? demanda-t-elle au renne.

--Qui pourrait le savoir mieux que moi, répondit l'animal dont les yeux
étincelèrent. C'est là que je suis né, que j'ai joué et bondi sur les
champs enneigés.

--Écoute, dit la fille des brigands à Gerda, tu vois que maintenant tous
les hommes sont partis, la mère est toujours là et elle restera, mais
bientôt elle va se mettre à boire à même cette grande bouteille là-bas
et elle se paiera ensuite un petit somme supplémentaire--alors je ferai
quelque chose pour toi.

Lorsque la mère eut bu la bouteille et se fut rendormie, la fille des
brigands alla vers le renne et lui dit:

--Cela m'aurait amusé de te chatouiller encore souvent le cou avec mon
couteau aiguisé car tu es si amusant quand tu as peur, mais tant pis, je
vais te détacher et t'aider à sortir pour que tu puisses courir jusqu'en
Laponie mais il faudra prendre tes jambes à ton cou et m'apporter cette
petite fille au château de la Reine des Neiges où est son camarade de
jeu. Tu as sûrement entendu ce qu'elle a raconté, elle parlait assez
fort et tu es toujours à écouter.

Le renne sauta en l'air de joie. La fille des brigands souleva Gerda et
prit la précaution de l'attacher fermement sur le dos de la bête, elle
la fit même asseoir sur un petit coussin.

--Ça m'est égal, dit-elle. Prends tes bottines fourrées car il fera
froid, mais le manchon je le garde, il est trop joli. Et comme je ne
veux pas que tu aies froid, voilà les immense moufles de ma mère, elles
te monteront jusqu'au coude, fourre-moi tes mains là-dedans. Et voilà,
par les mains tu ressembles à mon affreuse mère.

Gerda pleurait de joie.

--Assez de pleurnicheries, je n'aime pas ça, tu devrais avoir l'air
contente au contraire, voilà deux pains et un jambon, tu ne souffriras
pas de la faim.

Elle attacha les deux choses sur le renne, ouvrit la porte, enferma les
grands chiens, puis elle coupa avec son couteau la corde du renne et lui
dit:

--Va maintenant, cours, mais fais bien attention à la petite fille.

Gerda tendit ses mains gantées des immenses moufles vers la fille des
brigands pour dire adieu et le renne détala par-dessus les buissons et
les souches, à travers la grande forêt par les marais et par la steppe,
il courait tant qu'il pouvait. Les loups hurlaient, les corbeaux
croassaient. Le ciel faisait pfut! pfut! comme s'il éternuait rouge.

--C'est la chère vieille aurore boréale, dit le renne, regarde cette
lumière!

Et il courait, il courait, de jour et de nuit.

On mangea les pains, et le jambon aussi. Et ils arrivèrent en Laponie.



Sixième histoire

La femme lapone et la finnoise


Ils s'arrêtèrent près d'une petite maison très misérable, le toit
descendait jusqu'à terre et la porte était si basse que la famille
devait ramper sur le ventre pour y entrer. Il n'y avait personne au
logis qu'une vieille femme lapone qui faisait cuire du poisson sur une
lampe à huile de foie de morue. Le renne lui raconta toute l'histoire de
Gerda, mais d'abord la sienne qui semblait être beaucoup plus importante
et Gerda était si transie de froid qu'elle ne pouvait pas parler.

--Hélas! pauvres de vous, s'écria la femme, vous avez encore beaucoup à
courir, au moins cent lieues encore pour atteindre le Finmark, c'est là
qu'est la maison de campagne de la Reine des Neiges, et les aurores
boréales s'y allument chaque soir. Je vais vous écrire un mot sur un
morceau de morue, je n'ai pas de papier, et vous le porterez à la femme
finnoise là-haut, elle vous renseignera mieux que moi.

Lorsque Gerda fut un peu réchauffée, quand elle eut bu et mangé, la
femme lapone écrivit quelques mots sur un morceau de morue séchée,
recommanda à Gerda d'y faire bien attention, attacha de nouveau la
petite fille sur le renne--et en route! Pfut! pfut! entendait-on dans
l'air, la plus jolie lumière bleue brûlait là-haut.

Ils arrivèrent au Finmark et frappèrent à la cheminée de la finnoise car
là il n'y avait même pas de porte.

Quelle chaleur dans cette maison! la Finnoise y était presque nue,
petite et malpropre. Elle défit rapidement les vêtements de Gerda, lui
enleva les moufles et les bottines pour qu'elle n'ait pas trop chaud,
mit un morceau de glace sur la tête du renne et commença à lire ce qui
était écrit sur la morue séchée. Elle lut et relut trois fois, ensuite,
comme elle le savait par coeur, elle mit le morceau de poisson à cuire
dans la marmite, c'était bon à manger et elle ne gaspillait jamais rien.

Le renne raconta d'abord sa propre histoire puis celle de Gerda. La
Finnoise clignait de ses yeux intelligents mais ne disait rien.

--Tu es très remarquable, dit le renne, je sais que tu peux attacher
tous les vents du monde avec un simple fil à coudre, si le marin défait
un noeud il a bon vent. S'il défait un second noeud, il vente fort, et
s'il défait le troisième et le quatrième, la tempête est si terrible que
les arbres des forêts sont renversés. Ne veux-tu pas donner à cette
petite fille un breuvage qui lui assure la force de douze hommes et lui
permette de vaincre la Reine des Neiges?

--La force de douze hommes, dit la Finnoise, oui, ça suffira bien.

Elle alla vers une tablette, y prit une grande peau roulée, la déroula.
D'étranges lettres y étaient gravées, la Finnoise les lisait et des
gouttes de sueur tombaient de son front.

Le renne la pria encore si fort pour Gerda et la petite la regarda avec
des yeux si suppliants, si pleins de larmes que la Finnoise se remit à
cligner des siens. Elle attira le renne dans un coin et lui murmura
quelque chose tout en lui mettant de la glace fraîche sur la tête.

--Le petit Kay est en effet chez la Reine des Neiges et il y est
parfaitement heureux, il pense qu'il se trouve là dans le lieu le
meilleur du monde, mais tout ceci vient de ce qu'il a reçu un éclat de
verre dans le coeur et une poussière de verre dans l'oeil, il faut que
ce verre soit extirpé sinon il ne deviendra jamais un homme et la Reine
des Neiges conservera son pouvoir sur lui.

--Mais ne peux-tu faire prendre à Gerda un breuvage qui lui donnerait un
pouvoir magique sur tout cela?

--Je ne peux pas lui donner un pouvoir plus grand que celui qu'elle a
déjà. Ne vois-tu pas comme il est grand, ne vois-tu pas comme les hommes
et les animaux sont forcés de la servir, comment pieds nus elle a réussi
à parcourir le monde? Ce n'est pas par nous qu'elle peut gagner son
pouvoir qui réside dans son coeur d'enfant innocente et gentille. Si
elle ne peut pas par elle-même entrer chez la Reine des Neiges et
arracher les morceaux de verre du coeur et des yeux de Kay, nous, nous
ne pouvons l'aider.

Le jardin de la Reine commence à deux lieues d'ici, conduis la petite
fille jusque-là, fais-la descendre près du buisson qui, dans la neige,
porte des baies rouges, ne tiens pas de parlotes inutiles et reviens au
plus vite.

Ensuite la femme finnoise souleva Gerda et la replaça sur le dos du
renne qui repartit à toute allure.

--Oh! Je n'ai pas mes bottines, je n'ai pas mes moufles, criait la
petite Gerda, s'en apercevant dans le froid cuisant.

Le renne n'osait pas s'arrêter, il courait, il courait.... Enfin il
arriva au grand buisson qui portait des baies rouges, là il mit Gerda à
terre, l'embrassa sur la bouche. De grandes larmes brillantes roulaient
le long des joues de l'animal et il se remit à courir, aussi vite que
possible pour s'en retourner.

Et voilà! la pauvre Gerda, sans chaussures, sans gants, dans le terrible
froid du Finmark.

Elle se mit à courir en avant aussi vite que possible mais un régiment
de flocons de neige venaient à sa rencontre, ils ne tombaient pas du
ciel qui était parfaitement clair et où brillait l'aurore boréale, ils
couraient sur la terre et à mesure qu'ils s'approchaient, ils devenaient
de plus en plus grands. Gerda se rappelait combien ils étaient grands et
bien faits le jour où elle les avait regardés à travers la loupe, mais
ici ils étaient encore bien plus grands, effrayants, vivants, l'avant
garde de la Reine des Neiges. Ils prenaient les formes les plus
bizarres, quelques uns avaient l'air de grands hérissons affreux,
d'autres semblaient des noeuds de serpents avançant leurs têtes,
d'autres ressemblaient à de gros petits ours au poil luisant. Ils
étaient tous d'une éclatante blancheur.

Alors la petite Gerda se mit à dire sa prière. Le froid était si intense
que son haleine sortait de sa bouche comme une vraie fumée, cette
haleine devint de plus en plus dense et se transforma en petits anges
lumineux qui grandissaient de plus en plus en touchant la terre, ils
avaient tous des casques sur la tête, une lance et un bouclier dans les
mains, ils étaient de plus en plus nombreux. Lorsque Gerda eut fini sa
prière ils formaient une légion autour d'elle. Ils combattaient de leurs
lances les flocons de neige et les faisaient éclater en mille morceaux
et la petite Gerda s'avança d'un pas assuré, intrépide. Les anges lui
tapotaient les pieds et les mains, elle ne sentait plus le froid et
marchait rapidement vers le château.

Maintenant il nous faut d'abord voir comment était Kay. Il ne pensait
absolument pas à la petite Gerda, et encore moins qu'elle pût être là,
devant le château.



Septième histoire

Ce qui s'était passe au château de la reine des neiges et ce qui eut
lieu par la suite


Les murs du château étaient faits de neige pulvérisée, les fenêtres et
les portes de vents coupants, il y avait plus de cent salles formées par
des tourbillons de neige. La plus grande s'étendait sur plusieurs
lieues, toutes étaient éclairées de magnifiques aurores boréales, elles
étaient grandes, vides, glacialement froides et étincelantes.

Aucune gaieté ici, pas le plus petit bal d'ours où le vent aurait pu
souffler et les ours blancs marcher sur leurs pattes de derrière en
prenant des airs distingués. Pas la moindre partie de cartes amenant des
disputes et des coups, pas la moindre invitation au café de ces
demoiselles les renardes blanches, les salons de la Reine des Neiges
étaient vides, grands et glacés. Les aurores boréales luisaient si
vivement et si exactement que l'on pouvait prévoir le moment où elles
seraient à leur apogée et celui où, au contraire, elles seraient à leur
décrue la plus marquée. Au milieu de ces salles neigeuses, vides et sans
fin, il y avait un lac gelé dont la glace était brisée en mille
morceaux, mais en morceaux si identiques les uns aux autres que c'était
une véritable merveille. Au centre trônait la Reine des Neiges quand
elle était à la maison. Elle disait qu'elle siégerait là sur le miroir
de la raison, l'unique et le meilleur au monde.

Le petit Kay était bleu de froid, même presque noir, mais il ne le
remarquait pas, un baiser de la reine lui avait enlevé la possibilité de
sentir le frisson du froid et son coeur était un bloc de glace--ou tout
comme. Il cherchait à droite et à gauche quelques morceaux de glace
plats et coupants qu'il disposait de mille manières, il voulait obtenir
quelque chose comme nous autres lorsque nous voulons obtenir une image
en assemblant de petites plaques de bois découpées (ce que nous appelons
jeu chinois ou puzzle). Lui aussi voulait former des figures et les plus
compliquées, ce qu'il appelait le «jeu de glace de la raison» qui
prenait à ses yeux une très grande importance, par suite de l'éclat de
verre qu'il avait dans l'oeil. Il formait avec ces morceaux de glace un
mot mais n'arrivait jamais à obtenir le mot exact qu'il aurait voulu, le
mot «Éternité». La Reine des Neiges lui avait dit:

--Si tu arrives à former ce mot, tu deviendras ton propre maître, je
t'offrirai le monde entier et une paire de nouveaux patins. Mais il n'y
arrivait pas....

--Maintenant je vais m'envoler vers les pays chauds, dit la Reine, je
veux jeter un coup d'oeil dans les marmites noires.

Elle parlait des volcans qui crachent le feu, l'Etna et le Vésuve.

--Je vais les blanchir; un peu de neige, cela fait partie du voyage et
fait très bon effet sur les citronniers et la vigne.

Elle s'envola et Kay resta seul dans les immenses salles vides. Il
regardait les morceaux de glace et réfléchissait, il réfléchissait si
intensément que tout craquait en lui, assis là raide, immobile, on
aurait pu le croire mort, gelé.

Et c'est à ce moment que la petite Gerda entra dans le château par le
grand portail fait de vents aigus. Elle récita sa prière du soir et le
vent s'apaisa comme s'il allait s'endormir. Elle entra dans la grande
salle vide et glacée.... Alors elle vit Kay, elle le reconnut, elle lui
sauta au cou, le tint serré contre elle et elle criait:

--Kay! mon gentil petit Kay! je te retrouve enfin.

Mais lui restait immobile, raide et froid--alors Gerda pleura de chaudes
larmes qui tombèrent sur la poitrine du petit garçon, pénétrèrent
jusqu'à son coeur, firent fondre le bloc de glace, entraînant l'éclat de
verre qui se trouvait là.

Il la regarda, elle chantait le psaume:

    _Les roses poussent dans les vallées_
    _Où l'enfant Jésus vient nous parler._

Alors Kay éclata en sanglots. Il pleura si fort que la poussière de
glace coula hors de son oeil. Il reconnut Gerda et cria débordant de
joie:

--Gerda, chère petite Gerda, où es-tu restée si longtemps? Ou ai-je été
moi-même? Il regarda alentour.

--Qu'il fait froid ici, que tout est vide et grand.

Il se serrait contre sa petite amie qui riait et pleurait de joie. Un
infini bonheur s'épanouissait, les morceaux de glace eux-mêmes dansaient
de plaisir, et lorsque les enfants s'arrêtèrent, fatigués, ils formaient
justement le mot que la Reine des Neiges avait dit à Kay de composer:
«Éternité». Il devenait donc son propre maître, elle devait lui donner
le monde et une paire de patins neufs.

Gerda lui baisa les joues et elles devinrent roses, elle baisa ses yeux
et ils brillèrent comme les siens, elle baisa ses mains et ses pieds et
il redevint sain et fort. La Reine des Neiges pouvait rentrer, la lettre
de franchise de Kay était là écrite dans les morceaux de glace
étincelants: Éternité....

Alors les deux enfants se prirent par la main et sortirent du grand
château. Ils parlaient de grand-mère et des rosiers sur le toit, les
vents s'apaisaient, le soleil se montrait. Ils atteignirent le buisson
aux baies rouges, le renne était là et les attendait. Il avait avec lui
une jeune femelle dont le pis était plein, elle donna aux enfants son
lait chaud et les baisa sur la bouche.

Les deux animaux portèrent Kay et Gerda d'abord chez la femme finnoise
où ils se réchauffèrent dans sa chambre, et qui leur donna des
indications pour le voyage de retour, puis chez la femme lapone qui leur
avait cousu des vêtements neufs et avait préparé son traîneau.

Les deux rennes bondissaient à côté d'eux tandis qu'ils glissaient sur
le traîneau, ils les accompagnèrent jusqu'à la frontière du pays où se
montraient les premières verdures: là ils firent leurs adieux aux rennes
et à la femme lapone.

--Adieu! Adieu! dirent-ils tous.

Les premiers petits oiseaux se mirent à gazouiller, la forêt était
pleine de pousses vertes. Et voilà que s'avançait vers eux sur un
magnifique cheval que Gerda reconnut aussitôt (il avait été attelé
devant le carrosse d'or), s'avançait vers eux une jeune fille portant un
bonnet rouge et tenant des pistolets devant elle, c'était la petite
fille des brigands qui s'ennuyait à la maison et voulait voyager,
d'abord vers le nord, ensuite ailleurs si le nord ne lui plaisait pas.

--Tu t'y entends à faire trotter le monde, dit-elle au petit Kay, je me
demande si tu vaux la peine qu'on coure au bout du monde pour te
chercher.

Gerda lui caressa les joues et demanda des nouvelles du prince et de la
princesse.

--Ils sont partis à l'étranger, dit la fille des brigands.

--Et la corneille? demanda Gerda.

--La corneille est morte, répondit-elle. Sa chérie apprivoisée est veuve
et porte un bout de laine noire à la patte, elle se plaint
lamentablement, quelle bêtise! Mais raconte-moi ce qui t'est arrivé et
comment tu l'as retrouvé?

Gerda et Kay racontaient tous les deux en même temps.

--Et patati, et patata, dit la fille des brigands, elle leur serra la
main à tous les deux et promit, si elle traversait leur ville, d'aller
leur rendre visite... et puis elle partit dans le vaste monde.

Kay et Gerda allaient la main dans la main et tandis qu'ils marchaient,
un printemps délicieux plein de fleurs et de verdure les enveloppait.
Les cloches sonnaient, ils reconnaissaient les hautes tours, la grande
ville où ils habitaient. Il allèrent à la porte de grand-mère, montèrent
l'escalier, entrèrent dans la chambre où tout était à la même place
qu'autrefois. La pendule faisait tic-tac, les aiguilles tournaient, mais
en passant la porte, ils s'aperçurent qu'ils étaient devenus des grandes
personnes.

Les rosiers dans la gouttière étendaient leurs fleurs à travers les
fenêtres ouvertes. Leurs petites chaises d'enfants étaient là. Kay et
Gerda s'assirent chacun sur la sienne en se tenant toujours la main, ils
avaient oublié, comme on oublie un rêve pénible, les splendeurs vides du
château de la Reine des Neiges. Grand-mère était assise dans le clair
soleil de Dieu et lisait la Bible à voix haute: «Si vous n'êtes pas
semblables à des enfants, vous n'entrerez pas dans le royaume de Dieu.»

Kay et Gerda se regardèrent dans les yeux et comprirent d'un coup le
vieux psaume:

    _Les roses poussent dans les vallées_
    _Où l'enfant Jésus vient nous parler._

Ils étaient assis là, tous deux, adultes et cependant enfants, enfants
par le coeur....

C'était l'été, le doux été béni.



Une rose de la tombe d'Homère


Dans tous les chants d'Orient on parle de l'amour du rossignol pour la
rose. Dans les nuits silencieuses, le troubadour ailé chante sa sérénade
à la fleur suave.

Non loin de Smyrne, sous les hauts platanes, là où le marchand pousse
ses chameaux chargés de marchandises qui lèvent fièrement leurs longs
cous et foulent maladroitement la terre sacrée, j'ai vu une haie de
rosiers en fleurs. Des pigeons sauvages volaient entre les branches des
hauts arbres et leurs ailes scintillaient dans les rayons de soleil
comme si elles étaient nacrées.

Une rose de la haie vivante était la plus belle de toutes, et c'est à
elle que le rossignol chanta sa douleur. Mais la rose se tut, pas une
seule goutte de rosée en guise de larme de compassion ne glissa sur ses
pétales, elle se pencha seulement sur quelques grandes pierres.

--Ci-gît le plus grand chanteur de ce monde, dit la rose. Au-dessus de
sa tombe je veux répandre mon parfum, et sur sa tombe je veux étaler mes
pétales quand la tempête me les arrachera. Le chanteur de l'Iliade est
devenu poussière de cette terre où je suis née. Moi, rose de la tombe
d'Homère, suis trop sacrée pour fleurir pour n'importe quel pauvre
rossignol.

Et le rossignol chanta à en mourir.

Le chamelier arriva avec ses chameaux chargés et ses esclaves noirs. Son
jeune fils trouva l'oiseau mort et enterra le petit chanteur dans la
tombe du grand Homère; et la rose frissonna dans le vent. Le soir, la
rose s'épanouit comme jamais et elle rêva que c'était un beau jour
ensoleillé. Puis un groupe de Francs, en pèlerinage à la tombe d'Homère,
s'approcha. Il y avait parmi eux un chanteur du nord, du pays du
brouillard et des aurores boréales. Il cueillit la rose, l'inséra dans
son livre et l'emporta ainsi sur un autre continent, dans son pays
lointain. La rose fana de chagrin et demeura aplatie dans le livre.
Lorsque le chanteur revint chez lui, il ouvrit le livre et dit: Voici
une rose de la tombe d'Homère.

Tel fut le rêve de la petite rose lorsqu'elle s'éveilla et tressaillit
de froid. Des gouttes de rosée tombèrent de ses pétales et, lorsque le
soleil se leva, elle s'épanouit comme jamais auparavant. Les journées
torrides étaient là, puisqu'elle était dans son Asie natale. Soudain,
des pas résonnèrent, les Francs étrangers qu'elle avait vus dans son
rêve arrivaient, et parmi eux le poète du nord. Il cueillit la rose,
l'embrassa et l'emporta avec lui dans son pays du brouillard et des
aurores boréales.

Telle une momie la fleur morte repose désormais dans son Iliade et comme
dans un rêve elle entend le poète dire lorsqu'il ouvre le livre: Voici
une rose de la tombe d'Homère.



Le rossignol et l'Empereur


En Chine, vous le savez déjà, l'empereur est un Chinois, et tous ses
sujets sont des Chinois. Cette histoire s'est passée il y a bien des
années, et c'est pourquoi il vaut la peine de l'écouter, avant qu'elle
ne tombe dans l'oublie.

Le château de l'empereur était le château plus magnifique du monde. Il
était entièrement fait de la plus fine porcelaine, si coûteuse, si
cassante et fragile au toucher qu'on devait y faire très attention. Dans
le jardin, on pouvait voir les fleurs les plus merveilleuses; et afin
que personne ne puisse passer sans les remarquer, on avait attaché aux
plus belles d'entre-elles des clochettes d'argent qui tintaient
délicatement. Vraiment, tout était magnifique dans le jardin de
l'empereur, et ce jardin s'étendait si loin, que même le jardinier n'en
connaissait pas la fin. En marchant toujours plus loin, on arrivait à
une merveilleuse forêt, où il y avait de grands arbres et des lacs
profonds. Et cette forêt s'étendait elle-même jusqu'à la mer, bleue et
profonde. De gros navires pouvaient voguer jusque sous les branches où
vivait un rossignol. Il chantait si divinement que même le pauvre
pêcheur, qui avait tant d'autres choses à faire, ne pouvait s'empêcher
de s'arrêter et de l'écouter lorsqu'il sortait la nuit pour retirer ses
filets.»Mon Dieu! Comme c'est beau!», disait-il. Mais comme il devait
s'occuper de ses filets, il oubliait l'oiseau. Les nuits suivantes,
quand le rossignol se remettait à chanter, le pêcheur redisait à chaque
fois: «Mon Dieu! Comme c'est beau!»

Des voyageurs de tous les pays venaient dans la ville de l'empereur et
s'émerveillaient devant le château et son jardin; mais lorsqu'ils
finissaient par entendre le Rossignol, ils disaient tous: «Voilà ce qui
est le plus beau!» Lorsqu'ils revenaient chez eux, les voyageurs
racontaient ce qu'ils avaient vu et les érudits écrivaient beaucoup de
livres à propos de la ville, du château et du jardin. Mais ils
n'oubliaient pas le rossignol: il recevait les plus belles louanges et
ceux qui étaient poètes réservaient leurs plus beaux vers pour ce
rossignol qui vivaient dans la forêt, tout près de la mer.

Les livres se répandirent partout dans le monde, et quelques-uns
parvinrent un jour à l'empereur. Celui-ci s'assit dans son trône d'or,
lu, et lu encore. À chaque instant, il hochait la tête, car il se
réjouissait à la lecture des éloges qu'on faisait sur la ville, le
château et le jardin.»Mais le rossignol est vraiment le plus beau de
tout!», y était-il écrit.

«Quoi?», s'exclama l'empereur.»Mais je ne connais pas ce rossignol! Y
a-t-il un tel oiseau dans mon royaume, et même dans mon jardin? Je n'en
ai jamais entendu parler!»

Il appela donc son chancelier. Celui-ci était tellement hautain que,
lorsque quelqu'un d'un rang moins élevé osait lui parler ou lui poser
une question, il ne répondait rien d'autre que: «P!» Ce qui ne voulait
rien dire du tout.

«Il semble y avoir ici un oiseau de plus remarquables qui s'appellerait
Rossignol!», dit l'empereur.»On dit que c'est ce qu'il y de plus beau
dans mon grand royaume; alors pourquoi ne m'a-t-on rien dit à ce sujet?»
«Je n'ai jamais entendu parler de lui auparavant», dit le chancelier.»Il
ne s'est jamais présenté à la cour!»

«Je veux qu'il vienne ici ce soir et qu'il chante pour moi!», dit
l'empereur.»Le monde entier sait ce que je possède, alors que moi-même,
je n'en sais rien!»

«Je n'ai jamais entendu parler de lui auparavant», redit le
chancelier.»Je vais le chercher, je vais le trouver!»

Mais où donc le chercher? Le chancelier parcourut tous les escaliers de
haut en bas et arpenta les salles et les couloirs, mais aucun de ceux
qu'il rencontra n'avait entendu parler du rossignol. Le chancelier
retourna auprès de l'empereur et lui dit que ce qui était écrit dans le
livre devait sûrement n'être qu'une fabulation.»Votre Majesté Impériale
ne devrait pas croire tout ce qu'elle lit; il ne s'agit là que de
poésie!»

«Mais le livre dans lequel j'ai lu cela, dit l'empereur, m'a été expédié
par le plus grand Empereur du Japon; ainsi ce ne peut pas être une
fausseté. Je veux entendre le rossignol; il doit être ici ce soir! Il a
ma plus haute considération. Et s'il ne vient pas, je ferai piétiner le
corps de tous les gens de la cour après le repas du soir.»

«Tsing-pe!», dit le chancelier, qui s'empressa de parcourir de nouveau
tous les escaliers de haut en bas et d'arpenter encore les salles et les
couloirs. La moitié des gens de la cour alla avec lui, car l'idée de se
faire piétiner le corps ne leur plaisaient guère. Ils s'enquirent du
remarquable rossignol qui était connu du monde entier, mais inconnu à la
cour.

Finalement, ils rencontrèrent une pauvre fillette aux cuisines. Elle
dit: «Mon Dieu, Rossignol? Oui, je le connais. Il chante si bien! Chaque
soir, j'ai la permission d'apporter à ma pauvre mère malade quelques
restes de table; elle habite en bas, sur la rive. Et lorsque j'en
reviens, fatiguée, et que je me repose dans la forêt, j'entends
Rossignol chanter. Les larmes me montent aux yeux; c'est comme si ma
mère m'embrassait!»

«Petite cuisinière, dit le chancelier, je te procurerai un poste
permanent aux cuisines et t'autoriserai à t'occuper des repas de
l'empereur, si tu nous conduis auprès de Rossignol; il doit chanter ce
soir.»

Alors, ils partirent dans la forêt, là où Rossignol avait l'habitude de
chanter; la moitié des gens de la cour suivit. Tandis qu'ils allaient
bon train, une vache se mit à meugler.

«Oh!», dit un hobereau.»Maintenant, nous l'avons trouvé; il y a là une
remarquable vigueur pour un si petit animal! Je l'ai sûrement déjà
entendu!»

«Non, dit la petite cuisinière, ce sont des vaches qui meuglent. Nous
sommes encore loin de l'endroit où il chante.»

Puis, les grenouilles croassèrent dans les marais.»Merveilleux!»,
s'exclama le prévôt du château.»Là, je l'entends; cela ressemble
justement à de petites cloches de temples.»

«Non, ce sont des grenouilles!», dit la petite cuisinière.»Mais je pense
que bientôt nous allons l'entendre!» À ce moment, Rossignol se mit à
chanter.

«C'est lui, dit la petite fille. Écoutez! Écoutez! Il est là!» Elle
montra un petit oiseau gris qui se tenait en haut dans les branches.

«Est-ce possible?», dit le chancelier.»Je ne l'aurais jamais imaginé
avec une apparence aussi simple. Il aura sûrement perdu ses couleurs à
force de se faire regarder par tant de gens!»

«Petit Rossignol, cria la petite cuisinière, notre gracieux Empereur
aimerait que tu chantes devant lui!»

«Avec le plus grand plaisir», répondit Rossignol. Il chanta et ce fut un
vrai bonheur.»C'est tout à fait comme des clochettes de verre!», dit le
chancelier.»Et voyez comme sa petite gorge travaille fort! C'est
étonnant que nous ne l'ayons pas aperçu avant; il fera grande impression
à la cour!» «Dois-je chanter encore pour l'Empereur?», demanda
Rossignol, croyant que l'empereur était aussi présent.

«Mon excellent petit Rossignol, dit le chancelier, j'ai le grand plaisir
de vous inviter à une fête ce soir au palais, où vous charmerez sa
Gracieuse Majesté Impériale de votre merveilleux chant!»

«Mon chant s'entend mieux dans la nature!», dit Rossignol, mais il les
accompagna volontiers, sachant que c'était le souhait de l'empereur.

Au château, tout fut nettoyé; les murs et les planchers, faits de
porcelaine, brillaient sous les feux de milliers de lampes d'or. Les
fleurs les plus magnifiques, celles qui pouvaient tinter, furent placées
dans les couloirs. Et comme il y avait là des courants d'air, toutes les
clochettes tintaient en même temps, de telle sorte qu'on ne pouvait même
plus s'entendre parler.

Au milieu de la grande salle où l'empereur était assis, on avait placé
un perchoir d'or, sur lequel devait se tenir Rossignol. Toute la cour
était là; et la petite fille, qui venait de se faire nommer cuisinière
de la cour, avait obtenu la permission de se tenir derrière la porte.
Tous avaient revêtu leurs plus beaux atours et regardaient le petit
oiseau gris, auquel l'empereur fit un signe.

Le rossignol chanta si magnifiquement, que l'empereur en eut les larmes
aux yeux. Les larmes lui coulèrent sur les joues et le rossignol chanta
encore plus merveilleusement; cela allait droit au coeur. L'empereur fut
ébloui et déclara que Rossignol devrait porter au coup une pantoufle
d'or. Le Rossignol l'en remercia, mais répondit qu'il avait déjà été
récompensé: «J'ai vu les larmes dans les yeux de l'Empereur et c'est
pour moi le plus grand des trésors! Oui! J'ai été largement récompensé!»
Là-dessus, il recommença à chanter de sa voix douce et magnifique.

«C'est la plus adorable voix que nous connaissons!», dirent les dames
tout autour. Puis, se prenant pour des rossignols, elles se mirent de
l'eau dans la bouche de manière à pouvoir chanter lorsqu'elles parlaient
à quelqu'un. Les serviteurs et les femmes de chambres montrèrent eux
aussi qu'ils étaient joyeux; et cela voulait beaucoup dire, car ils
étaient les plus difficiles à réjouir. Oui, vraiment, Rossignol amenait
beaucoup de bonheur.



À partir de là, Rossignol dut rester à la cour, dans sa propre cage,
avec, comme seule liberté, la permission de sortir et de se promener
deux fois le jour et une fois la nuit. On lui assigna douze serviteurs
qui le retenaient grâce à des rubans de soie attachés à ses pattes. Il
n'y avait absolument aucun plaisir à retirer de telles excursions.

Un jour, l'empereur reçut une caisse, sur laquelle était inscrit: «Le
rossignol».

«Voilà sans doute un nouveau livre sur notre fameux oiseau!», dit
l'empereur. Ce n'était pas un livre, mais plutôt une oeuvre d'art placée
dans une petite boîte: un rossignol mécanique qui imitait le vrai, mais
tout sertis de diamants, de rubis et de saphirs. Aussitôt qu'on l'eut
remonté, il entonna l'un des airs que le vrai rossignol chantait,
agitant la queue et brillant de mille reflets d'or et d'argent. Autour
de sa gorge, était noué un petit ruban sur lequel était inscrit: «Le
rossignol de l'Empereur du Japon est bien humble comparé à celui de
l'Empereur de Chine.»

Tous s'exclamèrent: «C'est magnifique!» Et celui qui avait apporté
l'oiseau reçu aussitôt le titre de «Suprême Porteur Impérial de
Rossignol».

«Maintenant, ils doivent chanter ensembles! Comme ce sera plaisant!»

Et ils durent chanter en duo, mais ça n'allait pas. Car tandis que le
vrai rossignol chantait à sa façon, l'automate, lui, chantait des
valses.»Ce n'est pas de sa faute!», dit le maestro, «il est
particulièrement régulier, et tout à fait selon mon école!» Alors
l'automate dut chanter seul. Il procura autant de joie que le véritable
et s'avéra plus adorable encore à regarder; il brillait comme des
bracelets et des épinglettes.

Il chanta le même air trente-trois fois sans se fatiguer; les gens
auraient bien aimé l'entendre encore, mais l'empereur pensa que ce
devait être au tour du véritable rossignol de chanter quelque chose.
Mais où était-il? Personne n'avait remarqué qu'il s'était envolé par la
fenêtre, en direction de sa forêt verdoyante.

«Mais que se passe-t-il donc?», demanda l'empereur, et tous les
courtisans grognèrent et se dirent que Rossignol était un animal
hautement ingrat.»Le meilleur des oiseaux, nous l'avons encore!»,
dirent-ils, et l'automate dut recommencer à chanter. Bien que ce fût la
quarante-quatrième fois qu'il jouait le même air, personne ne le savait
encore par coeur; car c'était un air très difficile. Le maestro fit
l'éloge de l'oiseau et assura qu'il était mieux que le vrai, non
seulement grâce à son apparence externe et les nombreux et magnifiques
diamants dont il était serti, mais aussi grâce à son mécanisme
intérieur.»Voyez, mon Souverain, Empereur des Empereurs! Avec le vrai
rossignol, on ne sait jamais ce qui en sortira, mais avec l'automate,
tout est certain: on peut l'expliquer, le démonter, montrer son
fonctionnement, voir comment les valses sont réglées, comment elles sont
jouées et comment elles s'enchaînent!»

«C'est tout à fait notre avis!», dit tout le monde, et le maestro reçu
la permission de présenter l'oiseau au peuple le dimanche suivant. Le
peuple devait l'entendre, avait ordonné l'empereur, et il l'entendit. Le
peuple était en liesse, comme si tous s'étaient enivrés de thé, et tous
disaient: «Oh!», en pointant le doigt bien haut et en faisant des
signes. Mais les pauvres pêcheurs, ceux qui avaient déjà entendu le vrai
rossignol, dirent: «Il chante joliment, les mélodies sont ressemblantes,
mais il lui manque quelque chose, nous ne savons trop quoi!»

Le vrai rossignol fut banni du pays et de l'empire. L'oiseau mécanique
eut sa place sur un coussin tout près du lit de l'empereur, et tous les
cadeaux que ce dernier reçu, or et pierres précieuses, furent posés tout
autour. L'oiseau fut élevé au titre de «Suprême Rossignol Chanteur
Impérial» et devint le Numéro Un à la gauche de l'empereur--l'empereur
considérant que le côté gauche, celui du coeur, était le plus distingué,
et qu'un empereur avait lui aussi son coeur à gauche. Le maestro rédigea
une oeuvre en vingt-cinq volumes sur l'oiseau. C'était très savant, long
et remplis de mots chinois parmi les plus difficiles; et chacun
prétendait l'avoir lu et compris, craignant de se faire prendre pour un
idiot et de se faire piétiner le corps.

Une année entière passa. L'empereur, la cour et tout les chinois
connaissaient par coeur chacun des petits airs chantés par l'automate.
Mais ce qui leur plaisait le plus, c'est qu'ils pouvaient maintenant
eux-mêmes chanter avec lui, et c'est ce qu'ils faisaient. Les gens de la
rue chantaient: «Ziziiz! Kluckkluckkluck!», et l'empereur aussi. Oui,
c'était vraiment magnifique!

Mais un soir, alors que l'oiseau mécanique chantait à son mieux et que
l'empereur, étendu dans son lit, l'écoutait, on entendit un «cric»
venant de l'intérieur; puis quelque chose sauta: «crac!» Les rouages
s'emballèrent, puis la musique s'arrêta.

L'empereur sauta immédiatement hors du lit et fit appeler son médecin.
Mais que pouvait-il bien y faire? Alors on amena l'horloger, et après
beaucoup de discussions et de vérifications, il réussit à remettre
l'oiseau dans un certain état de marche. Mais il dit que l'oiseau devait
être ménagé, car les chevilles étaient usées, et qu'il était impossible
d'en remettre de nouvelles. Quelle tristesse! À partir de là, on ne put
faire chanter l'automate qu'une fois l'an, ce qui était déjà trop. Mais
le maestro tint un petit discourt, tout plein de mots difficiles, disant
que ce serait aussi bien qu'avant; et ce fut aussi bien qu'avant.

Puis, cinq années passèrent, et une grande tristesse s'abattit sur tout
le pays. L'empereur, qui occupait une grande place dans le coeur de tous
les chinois, était maintenant malade et devait bientôt mourir. Déjà, un
nouvel empereur avait été choisi, et le peuple, qui se tenait dehors
dans la rue, demandait au chancelier comment se portait son vieil
empereur.

«P!», disait-il en secouant la tête.

L'empereur, froid et blême, gisait dans son grand et magnifique lit.
Toute la cour le croyait mort, et chacun s'empressa d'aller accueillir
le nouvel empereur; les serviteurs sortirent pour en discuter et les
femmes de chambres se rassemblèrent autour d'une tasse de café. Partout
autour, dans toutes les salles et les couloirs, des draps furent étendus
sur le sol, afin qu'on ne puisse pas entendre marcher; ainsi, c'était
très silencieux. Mais l'empereur n'était pas encore mort: il gisait,
pâle et glacé, dans son magnifique lit aux grands rideaux de velours et
aux passements en or massif. Tout en haut, s'ouvrait une fenêtre par
laquelle les rayons de lune éclairaient l'empereur et l'oiseau
mécanique.

Le pauvre empereur pouvait à peine respirer; c'était comme si quelque
chose ou quelqu'un était assis sur sa poitrine. Il ouvrit les yeux, et
là, il vit que c'était la Mort. Elle s'était coiffée d'une couronne
d'or, tenait dans une main le sabre de l'empereur, et dans l'autre, sa
splendide bannière. De tous les plis du grand rideau de velours
surgissaient toutes sortes de têtes, au visage parfois laid, parfois
aimable et doux. C'étaient les bonnes et les mauvaises actions de
l'empereur qui le regardaient, maintenant que la Mort était assise sur
son coeur.

«Te souviens-tu d'elles?», dit la Mort. Puis, elle lui raconta tant de
ses actions passées, que la sueur en vint à lui couler sur le front.

«Cela je ne l'ai jamais su!», dit l'empereur.»De la musique! De la
musique! Le gros tambour chinois», cria l'empereur, «pour que je ne
puisse entendre tout ce qu'elle dit!»

Mais la Mort continua de plus belle, en faisant des signes de tête à
tout ce qu'elle disait.

«De la musique! De la musique!», criait l'empereur.»Toi, cher petit
oiseau d'or, chante donc, chante! Je t'ai donné de l'or et des objets de
grande valeur, j'ai suspendu moi-même mes pantoufles d'or à ton cou;
chante donc, chante!»

Mais l'oiseau n'en fit rien; il n'y avait personne pour le remonter,
alors il ne chanta pas. Et la Mort continua à regarder l'empereur avec
ses grandes orbites vides. Et tout était calme, terriblement calme.

Tout à coup, venant de la fenêtre, on entendit le plus merveilleux des
chants: c'était le petit rossignol, plein de vie, qui était assis sur
une branche. Ayant entendu parler de la détresse de l'empereur, il était
venu lui chanter réconfort et espoir. Et tandis qu'il chantait, les
visages fantômes s'estompèrent et disparurent, le sang se mit à circuler
toujours plus vite dans les membres fatigués de l'empereur, et même la
Mort écouta et dit: «Continue, petit rossignol! Continue!»

«Bien, me donnerais-tu le magnifique sabre d'or? Me donnerais-tu la
riche bannière? Me donnerais-tu la couronne de l'empereur?»

La Mort donna chacun des joyaux pour un chant, et Rossignol continua à
chanter. Il chanta le tranquille cimetière où poussent les roses
blanches, où les lilas embaument et où les larmes des survivants
arrosent l'herbe fraîche. Alors la Mort eut la nostalgie de son jardin,
puis elle disparut par la fenêtre, comme une brume blanche et froide.

«Merci, merci!» dit l'empereur.»Toi, divin petit oiseau, je te connais
bien! Je t'ai banni de mon pays et de mon empire, et voilà que tu
chasses ces mauvais esprits de mon lit, et que tu sors la Mort de mon
coeur! Comment pourrais-je te récompenser?»

«Tu m'as récompensé!», répondit Rossignol.»J'ai fait couler des larmes
dans tes yeux, lorsque j'ai chanté la première fois. Cela, je ne
l'oublierai jamais; ce sont là les joyaux qui réjouissent le coeur d'un
chanteur. Mais dors maintenant, et reprend des forces; je vais continuer
à chanter!»

Il chanta, et l'empereur glissa dans un doux sommeil; un sommeil doux et
réparateur!

Le soleil brillait déjà par la fenêtre lorsque l'empereur se réveilla,
plus fort et en bonne santé. Aucun de ses serviteurs n'était encore
venu, car ils croyaient tous qu'il était mort. Mais Rossignol était
toujours là et il chantait.» Tu resteras toujours auprès de moi! dit
l'empereur. Tu chanteras seulement lorsqu'il t'en plaira, et je briserai
l'automate en mille morceaux.»

«Ne fait pas cela», répondit Rossignol.»Il a apporté beaucoup de bien,
aussi longtemps qu'il a pu; conserve-le comme il est. Je ne peux pas
nicher ni habiter au château, mais laisse moi venir quand j'en aurai
l'envie. Le soir, je viendrai m'asseoir à la fenêtre et je chanterai
devant toi pour tu puisses te réjouir et réfléchir en même temps. Je
chanterai à propos de bonheur et de la misère, du bien et du mal, de ce
qui, tout autour de toi, te reste caché. Un petit oiseau chanteur vole
loin, jusque chez le pauvre pêcheur, sur le toit du paysan, chez celui
qui se trouve loin de toi et de ta cour. J'aime ton coeur plus que ta
couronne, même si la couronne a comme une odeur de sainteté autour
d'elle. Je reviendrai et chanterai pour toi! Mais avant, tu dois me
promettre!»

«Tout ce que tu voudras!», dit l'empereur. Il se tenait là, dans son
costume impérial, qu'il venait d'enfiler, et pressait son sabre d'or
massif sur son coeur.»Je te demande seulement une chose: ne dit à
personne que tu as un petit oiseau qui te raconte tout; tout ira
beaucoup mieux ainsi!»

Puis, Rossignol s'envola.

Lorsque les serviteurs entrèrent, croyant constater le décès de leur
empereur, ils se figèrent, stupéfaits, et l'empereur leur dit:
«Bonjour!»



Le sapin


Là-bas, dans la forêt, il y avait un joli sapin. Il était bien placé, il
avait du soleil et de l'air; autour de lui poussaient de plus grands
camarades, pins et sapins. Mais lui était si impatient de grandir qu'il
ne remarquait ni le soleil ni l'air pur, pas même les enfants de paysans
qui passaient en bavardant lorsqu'ils allaient cueillir des fraises ou
des framboises.

«Oh! si j'étais grand comme les autres, soupirait le petit sapin, je
pourrais étendre largement ma verdure et, de mon sommet, contempler le
vaste monde. Les oiseaux bâtiraient leur nid dans mes branches et,
lorsqu'il y aurait du vent, je pourrais me balancer avec grâce comme
font ceux qui m'entourent.»

Le soleil ne lui causait aucun plaisir, ni les oiseaux, ni les nuages
roses qui, matin et soir, naviguaient dans le ciel au-dessus de sa tête.

L'hiver, lorsque la neige étincelante entourait son pied de sa
blancheur, il arrivait souvent qu'un lièvre bondissait, sautait
par-dessus le petit arbre--oh! que c'était agaçant! Mais, deux hivers
ayant passé, quand vint le troisième, le petit arbre était assez grand
pour que le lièvre fût obligé de le contourner. Oh! pousser, pousser,
devenir grand et vieux, c'était là, pensait-il, la seule joie au monde.

En automne, les bûcherons venaient et abattaient quelques-uns des plus
grands arbres. Cela arrivait chaque année et le jeune sapin, qui avait
atteint une bonne taille, tremblait de crainte, car ces arbres
magnifiques tombaient à terre dans un fracas de craquements.

Où allaient-ils? Quel devait être leur sort?

Au printemps, lorsque arrivèrent l'hirondelle et la cigogne, le sapin
leur demanda:

--Savez-vous où on les a conduits? Les avez-vous rencontrés?

Les hirondelles n'en savaient rien, mais la cigogne eut l'air de
réfléchir, hocha la tête et dit:

--Oui, je crois le savoir, j'ai rencontré beaucoup de navires tout neufs
en m'envolant vers l'Égypte, sur ces navires il y avait des maîtres-mâts
superbes, j'ose dire que c'étaient eux, ils sentaient le sapin.

--Oh! si j'étais assez grand pour voler au-dessus de la mer! Comment
est-ce au juste la mer? À quoi cela ressemble-t-il?

--Euh! c'est difficile à expliquer, répondit la cigogne.

Et elle partit.

--Réjouis-toi de ta jeunesse, dirent les rayons du soleil, réjouis-toi
de ta fraîcheur, de la jeune vie qui est en toi.

Le vent baisa le jeune arbre, la rosée versa sur lui des larmes, mais il
ne les comprit pas.

Quand vint l'époque de Noël, de tout jeunes arbres furent abattus,
n'ayant souvent même pas la taille, ni l'âge de notre sapin, lequel,
sans trêve ni repos, désirait toujours partir. Ces jeunes arbres étaient
toujours les plus beaux, ils conservaient leurs branches, ceux-là, et on
les couchait sur les charrettes que les chevaux tiraient hors de la
forêt.

--Où vont-ils? demanda le sapin, ils ne sont pas plus grands que moi, il
y en avait même un beaucoup plus petit. Pourquoi leur a-t-on laissé leur
verdure?

--Nous le savons, nous le savons, gazouillèrent les moineaux. En bas,
dans la ville, nous avons regardé à travers les vitres, nous savons où
la voiture les conduit. Oh! ils arrivent au plus grand scintillement, au
plus grand honneur que l'on puisse imaginer. À travers les vitres, nous
les avons vus, plantés au milieu du salon chauffé et garnis de
ravissants objets, pommes dorées, gâteaux de miel, jouets et des
centaines de lumières.

--Suis-je destiné à atteindre aussi cette fonction? dit le sapin tout
enthousiasmé. C'est encore bien mieux que de voler au-dessus de la mer.
Je me languis ici, que n'est-ce déjà Noël! Je suis aussi grand et
développé que ceux qui ont été emmenés l'année dernière. Je voudrais
être déjà sur la charrette et puis dans le salon chauffé, au milieu de
ce faste. Et, ensuite... il arrive sûrement quelque chose d'encore
mieux, de plus beau, sinon pourquoi nous décorer ainsi. Cela doit être
quelque chose de grandiose et de merveilleux! Mais quoi?... Oh! je
m'ennuie... je languis....

--Sois heureux d'être avec nous, dirent l'air et la lumière du soleil.
Réjouis-toi de ta fraîche et libre jeunesse.

Mais le sapin n'arrivait pas à se réjouir. Il grandissait et
grandissait. Hiver comme été, il était vert, d'un beau vert foncé et les
gens qui le voyaient s'écriaient: Quel bel arbre!

Avant Noël il fut abattu, le tout premier. La hache trancha d'un coup,
dans sa moelle; il tomba, poussant un grand soupir, il sentit une
douleur profonde. Il défaillait et souffrait.

L'arbre ne revint à lui qu'au moment d'être déposé dans la cour avec les
autres. Il entendit alors un homme dire:

--Celui-ci est superbe, nous le choisissons.

Alors vinrent deux domestiques en grande tenue qui apportèrent le sapin
dans un beau salon. Des portraits ornaient les murs et près du grand
poêle de céramique vernie il y avait des vases chinois avec des lions
sur leurs couvercles. Plus loin étaient placés des fauteuils à bascule,
des canapés de soie, de grandes tables couvertes de livres d'images et
de jouets! pour un argent fou--du moins à ce que disaient les enfants.

Le sapin fut dressé dans un petit tonneau rempli de sable, mais on ne
pouvait pas voir que c'était un tonneau parce qu'il était enveloppé
d'une étoffe verte et posé sur un grand tapis à fleurs! Oh! notre arbre
était bien ému! Qu'allait-il se passer?

Les domestiques et des jeunes filles commencèrent à le garnir. Ils
suspendaient aux branches de petits filets découpés dans des papiers
glacés de couleur, dans chaque filet on mettait quelques fondants, des
pommes et des noix dorées pendaient aux branches comme si elles y
avaient poussé, et plus de cent petites bougies rouges, bleues et
blanches étaient fixées sur les branches. Des poupées qui semblaient
vivantes--l'arbre n'en avait jamais vu--planaient dans la verdure et
tout en haut, au sommet, on mit une étoile clinquante de dorure.

C'était splendide, incomparablement magnifique.

--Ce soir, disaient-ils tous, ce soir ce sera beau.

«Oh! pensa le sapin, que je voudrais être ici ce soir quand les bougies
seront allumées! Que se passera-t-il alors? Les arbres de la forêt
viendront-ils m'admirer? Les moineaux me regarderont-ils à travers les
vitres? Vais-je rester ici, ainsi décoré, l'hiver et l'été?»

On alluma les lumières. Quel éclat! Quelle beauté! Un frémissement
parcourut ses branches de sorte qu'une des bougies y mit le feu: une
sérieuse flambée.

--Mon Dieu! crièrent les demoiselles en se dépêchant d'éteindre.

Le pauvre arbre n'osait même plus trembler. Quelle torture! Il avait si
peur de perdre quelqu'une de ses belles parures, il était complètement
étourdi dans toute sa gloire.... Alors, la porte s'ouvrit à deux
battants, des enfants en foule se précipitèrent comme s'ils allaient
renverser le sapin, les grandes personnes les suivaient posément. Les
enfants s'arrêtaient--un instant seulement--, puis ils se mettaient à
pousser des cris de joie--quel tapage!--et à danser autour de l'arbre.
Ensuite, on commença à cueillir les cadeaux l'un après l'autre.

«Qu'est-ce qu'ils font? se demandait le sapin. Qu'est-ce qui va se
passer?»

Les bougies brûlèrent jusqu'aux branches, on les éteignait à mesure,
puis les enfants eurent la permission de dépouiller l'arbre
complètement. Ils se jetèrent sur lui, si fort, que tous les rameaux en
craquaient, s'il n'avait été bien attaché au plafond par le ruban qui
fixait aussi l'étoile, il aurait été renversé.

Les petits tournoyaient dans le salon avec leurs jouets dans les bras,
personne ne faisait plus attention à notre sapin, si ce n'est la vieille
bonne d'enfants qui jetait de-ci de-là un coup d'oeil entre les branches
pour voir si on n'avait pas oublié une figue ou une pomme.

--Une histoire! une histoire! criaient les enfants en entraînant vers
l'arbre un gros petit homme ventru.

Il s'assit juste sous l'arbre.

--Comme ça, nous sommes dans la verdure et le sapin aura aussi intérêt à
nous écouter, mais je ne raconterai qu'une histoire. Voulez-vous celle
d'Ivède-Avède ou celle de Dumpe-le-Ballot qui roula en bas des
escaliers, mais arriva tout de même à s'asseoir sur un trône et à
épouser la princesse?

L'homme racontait l'histoire de Dumpe-le-Ballot qui tomba du haut des
escaliers, gagna tout de même le trône et épousa la princesse. Les
enfants battaient des mains. Ils voulaient aussi entendre l'histoire
d'Ivède-Avède, mais ils n'en eurent qu'une. Le sapin se tenait coi et
écoutait.

«Oui, oui, voilà comment vont les choses dans le monde», pensait-il. Il
croyait que l'histoire était vraie, parce que l'homme qui la racontait
était élégant.

--Oui, oui, sait-on jamais! Peut-être tomberai-je aussi du haut des
escaliers et épouserai-je une princesse!

Il se réjouissait en songeant que le lendemain il serait de nouveau orné
de lumières et de jouets, d'or et de fruits.

Il resta immobile et songeur toute la nuit.

Au matin, un valet et une femme de chambre entrèrent.

--Voilà la fête qui recommence! pensa l'arbre. Mais ils le traînèrent
hors de la pièce, en haut des escaliers, au grenier... et là, dans un
coin sombre, où le jour ne parvenait pas, ils l'abandonnèrent.

--Qu'est-ce que cela veut dire? Que vais-je faire ici?

Il s'appuya contre le mur, réfléchissant. Et il eut le temps de beaucoup
réfléchir, car les jours et les nuits passaient sans qu'il ne vînt
personne là-haut et quand, enfin, il vint quelqu'un, ce n'était que pour
déposer quelques grandes caisses dans le coin. Elles cachaient l'arbre
complètement. L'avait-on donc tout à fait oublié?

«C'est l'hiver dehors, maintenant, pensait-il. La terre est dure et
couverte de neige. On ne pourrait même pas me planter; c'est sans doute
pour cela que je dois rester à l'abri jusqu'au printemps. Comme c'est
raisonnable, les hommes sont bons! Si seulement il ne faisait pas si
sombre et si ce n'était si solitaire! Pas le moindre petit lièvre.
C'était gai, là-bas, dans la forêt, quand sur le tapis de neige le
lièvre passait en bondissant, oui, même quand il sautait par-dessus moi;
mais, dans ce temps-là, je n'aimais pas ça. Quelle affreuse solitude,
ici!»

«Pip! pip!» fit une petite souris en apparaissant au même instant, et
une autre la suivait. Elles flairèrent le sapin et furetèrent dans ses
branches.

--Il fait terriblement froid, dit la petite souris. Sans quoi on serait
bien ici, n'est-ce pas, vieux sapin?

--Je ne suis pas vieux du tout, répondit le sapin. Il en y a beaucoup de
bien plus vieux que moi.

--D'où viens-tu donc? demanda la souris, et qu'est-ce que tu as à
raconter?

Elles étaient horriblement curieuses.

--Parle-nous de l'endroit le plus exquis de la terre. Y as-tu été? As-tu
été dans le garde-manger?

--Je ne connais pas ça, dit l'arbre, mais je connais la forêt où brille
le soleil, où l'oiseau chante.

Et il parla de son enfance. Les petites souris n'avaient jamais rien
entendu de semblable. Elles écoutaient de toutes leurs oreilles.

--Tu en as vu des choses! Comme tu as été heureux!

--Moi! dit le sapin en songeant à ce que lui-même racontait. Oui, au
fond, c'était bien agréable.

Mais, ensuite, il parla du soir de Noël où il avait été garni de gâteaux
et de lumières.

--Oh! dirent encore les petites souris, comme tu as été heureux, vieux
sapin.

--Mais je ne suis pas vieux du tout, ce n'est que cet hiver que j'ai
quitté ma forêt; je suis dans mon plus bel âge, on m'a seulement
replanté dans un tonneau.

--Comme tu racontes bien, dirent les petites souris.

La nuit suivante, elles amenèrent quatre autres souris pour entendre ce
que l'arbre racontait et, à mesure que celui-ci parlait, tout lui
revenait plus exactement.

«C'était vraiment de bons moments, pensait-il. Mais ils peuvent revenir,
ils peuvent revenir! Dumpe-le-Ballot est tombé du haut des escaliers,
mais il a tout de même eu la princesse; peut-être en aurai-je une
aussi.»

Il se souvenait d'un petit bouleau qui poussait là-bas, dans la forêt,
et qui avait été pour lui une véritable petite princesse.

--Qui est Dumpe-le-Ballot? demandèrent les petites souris.

Alors le sapin raconta toute l'histoire, il se souvenait de chaque mot;
un peu plus, les petites souris grimpaient jusqu'en haut de l'arbre, de
plaisir.

La nuit suivante, les souris étaient plus nombreuses encore, et le
dimanche il vint même deux rats, mais ils déclarèrent que le conte
n'était pas amusant du tout, ce qui fit de la peine aux petites souris;
de ce fait, elles-mêmes l'apprécièrent moins.

--Eh bien, merci, dirent les rats en rentrant chez eux. Les souris
finirent par s'en aller aussi, et le sapin soupirait.

--C'était un vrai plaisir d'avoir autour de moi ces petites souris
agiles, à écouter ce que je racontais. C'est fini, ça aussi, mais
maintenant, je saurai goûter les plaisirs quand on me ressortira. Mais
quand?

Ce fut un matin, des gens arrivèrent et remuèrent tout dans le grenier.
Ils déplacèrent les caisses, tirèrent l'arbre en avant. Bien sûr, ils le
jetèrent un peu durement à terre, mais un valet le traîna vers
l'escalier où le jour éclairait.

«Voilà la vie qui recommence», pensait l'arbre, lorsqu'il sentit l'air
frais, le premier rayon de soleil... et le voilà dans la cour.

Tout se passa si vite! La cour se prolongeait par un jardin en fleurs.
Les roses pendaient fraîches et odorantes par-dessus la petite barrière,
les tilleuls étaient fleuris et les hirondelles voletaient en chantant:
«Quivit, quivit, mon homme est arrivé!» Mais ce n'était pas du sapin
qu'elles voulaient parler.

--Je vais revivre, se disait-il, enchanté, étendant largement ses
branches. Hélas! elles étaient toutes fanées et jaunies. L'étoile de
papier doré était restée fixée à son sommet et brillait au soleil....
Dans la cour jouaient quelques enfants joyeux qui, à Noël, avaient dansé
autour de l'arbre et s'en étaient réjouis. L'un des plus petits s'élança
et arracha l'étoile d'or.

--Regarde ce qui était resté sur cet affreux arbre de Noël, s'écria-t-il
en piétinant les branches qui craquaient sous ses souliers.

L'arbre regardait la splendeur des fleurs et la fraîche verdure du
jardin puis, enfin, se regarda lui-même. Comme il eût préféré être resté
dans son coin sombre au grenier! Il pensa à sa jeunesse dans la forêt, à
la joyeuse fête de Noël, aux petites souris, si heureuses d'entendre
l'histoire de Dumpe-le-Ballot.

«Fini! fini! Si seulement j'avais su être heureux quand je le pouvais.»

Le valet débita l'arbre en petits morceaux, il en fit tout un grand tas
qui flamba joyeusement sous la chaudière. De profonds soupirs s'en
échappaient, chaque soupir éclatait. Les enfants qui jouaient au-dehors
entrèrent s'asseoir devant le feu et ils criaient: Pif! Paf! à chaque
craquement, le sapin, lui, songeait à un jour d'été dans la forêt ou à
une nuit d'hiver quand les étoiles étincellent. Il pensait au soir de
Noël, à Dumpe-le-Ballot, le seul conte qu'il eût jamais entendu et qu'il
avait su répéter... et voilà qu'il était consumé....

Les garçons jouaient dans la cour, le plus jeune portait sur la poitrine
l'étoile d'or qui avait orné l'arbre au soir le plus heureux de sa vie.
Ce soir était fini, l'arbre était fini, et l'histoire, aussi, finie,
finie comme toutes les histoires.



Le schilling d'argent



I


Il y avait une fois un schilling. Lorsqu'il sortit de la Monnaie, il
était d'une blancheur éblouissante; il sauta, tinta: «Hourrah! dit-il,
me voilà parti pour le vaste monde!» Et il devait, en effet, parcourir
bien des pays. Il passa dans les mains de diverses personnes. L'enfant
le tenait ferme avec ses menottes chaudes. L'avare le serrait
convulsivement dans ses mains froides. Les vieux le tournaient, le
retournaient, Dieu sait combien de fois, avant de le lâcher. Les jeunes
gens le faisaient rouler avec insouciance. Notre schilling était
d'argent de bon aloi, presque sans alliage. Il y avait déjà un an qu'il
trottait par le monde, sans avoir quitté encore le pays où on l'avait
monnayé. Un jour enfin il partit en voyage pour l'étranger. Son
possesseur l'emportait par mégarde. Il avait résolu de ne prendre dans
sa bourse que de la monnaie du pays où il se rendait. Aussi fut-il
surpris de retrouver, au moment du départ, ce schilling égaré.»Ma foi,
gardons-le, se dit-il, là-bas il me rappellera le pays!» Il laissa donc
retomber au fond de la bourse le schilling, qui bondit et résonna
joyeusement. Le voilà donc parmi une quantité de camarades étrangers qui
ne faisaient qu'aller et venir. Il en arrivait toujours de nouveaux avec
des effigies nouvelles, et ils ne restaient guère en place. Notre
schilling, au contraire, ne bougeait pas. On tenait donc à lui: c'était
une honorable distinction. Plusieurs semaines s'étaient écoulées: le
schilling avait fait déjà bien du chemin à travers le monde, mais il ne
savait pas du tout où il se trouvait. Les pièces de monnaie qui
survenaient lui disaient les unes qu'elles étaient françaises, les
autres qu'elles étaient italiennes. Telle qui entrait lui apprit qu'on
arrivait en telle ville; telle autre qu'on arrivait dans telle autre
ville. Mais c'était insuffisant pour se faire une idée du beau voyage
qu'il faisait. Au fond du sac on ne voit rien, et c'était le cas de
notre schilling. Il s'avisa un jour que la bourse n'était pas fermée. Il
glissa vers l'ouverture pour tâcher d'apercevoir quelque chose. Mal lui
prit d'être trop curieux. Il tomba dans la poche du pantalon; quand le
soir son maître se déshabilla, il en retira sa bourse, mais y laissa le
schilling. Le pantalon fut mis dans l'antichambre, avec les autres
habits, pour être brossé par le garçon d'hôtel. Le schilling s'échappa
de la poche et roula par terre; personne ne l'entendit, personne ne le
vit. Le lendemain, les habits furent rapportés dans la chambre. Le
voyageur les revêtit, quitta la ville, laissant là le schilling perdu.
Quelqu'un le trouva et le mit dans son gousset, pensant bien s'en
servir.» Enfin, dit le schilling, je vais donc circuler de nouveau et
voir d'autres hommes, d'autres moeurs et d'autres usages que ceux de mon
pays!» Lorsqu'il fut sur le point de passer en de nouvelles mains, il
entendit ces mots: «Qu'est-ce que cette pièce? Je ne connais pas cette
monnaie. C'est probablement une pièce fausse; je n'en veux pas: elle ne
vaut rien.» C'est en ce moment que commencent en réalité les aventures
du schilling, et voici comme il racontait plus tard à ses camarades les
traverses qu'il avait essuyées.



II


«Elle est fausse, elle ne vaut rien!» À ces mots, disait le schilling,
je vibrai d'indignation. Ne savais-je pas bien que j'étais de bon
argent, que je sonnais bien et que mon empreinte était loyale et
authentique? Ces gens se trompent, pensais-je; ou plutôt ce n'est pas de
moi qu'ils parlent. Mais non, c'était bien de moi-même qu'il s'agissait,
c'était bien moi qu'ils accusaient d'être une pièce fausse!» Je la
passerai ce soir à la faveur de l'obscurité, «se dit l'homme qui m'avait
ramassé.» C'est ce qu'il fit en effet; le soir on m'accepta sans mot
dire. Mais le lendemain on recommença à m'injurier de plus belle:
«Mauvaise pièce, disait-on, tâchons de nous en débarrasser.» «Je
tremblais entre les doigts des gens qui cherchaient à me glisser
furtivement à autrui.»Malheureux que je suis! m'écriais-je. À quoi me
sert-il d'être si pur de tout alliage, d'avoir été si nettement frappé!
On n'est donc pas estimé, dans le monde, à sa juste valeur, mais d'après
l'opinion qu'on se forme de vous. Ce doit être bien affreux d'avoir la
conscience chargée de fautes, puisque, même innocent, on souffre à ce
point d'avoir seulement l'air coupable!» Chaque fois qu'on me produisait
à la lumière pour me mettre en circulation, je frémissais de crainte. Je
m'attendais à être examiné, scruté, pesé, jeté sur la table, dédaigné et
injurié comme l'oeuvre du mensonge et de la fraude.» J'arrivai ainsi
entre les mains d'une pauvre vieille femme. Elle m'avait reçu pour
salaire d'une rude journée de travail. Impossible de tirer parti de moi!
Personne ne voulait me recevoir. C'était une perte sérieuse pour la
pauvre vieille.» Me voilà donc réduite, se dit-elle, à tromper quelqu'un
en lui faisant accepter cette pièce fausse. C'est bien contre mon gré,
mais je ne possède rien et je ne puis me permettre le luxe de conserver
un mauvais schilling. Ma foi, je vais le donner au boulanger qui est si
riche: cela lui fera moins de tort qu'à n'importe qui. C'est mal
néanmoins ce que je fais.» «Faut-il que j'aie encore le malheur de peser
sur la conscience de cette brave femme! me dis-je en soupirant. Ah! qui
aurait supposé, en me voyant si brillant dans mon jeune temps, qu'un
jour je descendrais si bas?» «La vieille femme entra chez l'opulent
boulanger; celui-ci connaissait trop bien les pièces ayant cours pour se
laisser prendre: il me jeta à la figure de la pauvre vieille, qui s'en
alla honteuse et sans pain. C'était pour moi le comble de l'humiliation!
J'étais désolé et navré, comme peut l'être un schilling méprisé, dont
personne ne veut.» La bonne femme me reprit pourtant, et, de retour chez
elle, elle me regarda de son regard bienveillant: «Non, dit-elle, je ne
veux plus chercher à attraper personne; je vais te trouer pour que
chacun voie bien que tu es une pièce fausse. Mais l'idée m'en vient tout
à coup: qui sait? Ne serais-tu pas une de ces pièces de monnaie qui
portent bonheur? J'en ai comme un pressentiment. Oui, c'est cela, je
vais te percer au milieu, et passer un ruban par le trou; je
t'attacherai au cou de la petite fille de la voisine et tu lui porteras
bonheur.» «Elle me transperça comme elle l'avait dit, et ce ne fut pas
pour moi une sensation agréable. Toutefois, de ceux dont l'intention est
bonne on supporte bien des choses. Elle passa le ruban par le trou: me
voilà transformé en une sorte de médaillon, et l'on me suspend au cou de
la petite qui, toute joyeuse, me sourit et me baise. Je passai la nuit
sur le sein innocent de l'enfant.» Le matin venu, sa mère me prit entre
les doigts, me regarda bien. Elle avait son idée sur moi, je le devinai
aussitôt. Elle prit des ciseaux et coupa le ruban.» Ah! tu es un
schilling qui porte bonheur! dit-elle. C'est ce que nous verrons.» «Elle
me plongea dans du vinaigre. Oh, le bain pénible que je subis! J'en
devins verdâtre. Elle mit ensuite du mastic dans le trou, et, sur le
crépuscule, alla chez le receveur de la loterie afin d'y prendre un
billet. Je m'attendais à un nouvel affront. On allait me rejeter avec
dédain, et cela devant une quantité de pièces fières de leur éclat.
J'échappai à cet affront. Il y avait beaucoup de monde chez le receveur;
il ne savait qui entendre; il me lança parmi les autres pièces, et,
comme je rendis un bon son d'argent, tout fut dit. J'ignore si le billet
de la voisine sortit au premier tirage, mais ce que je sais bien, c'est
que, le lendemain, je fus reconnu de nouveau pour une mauvaise pièce et
mis à part pour être passé en fraude.» Mes misérables pérégrinations
recommencèrent. Je roulai de main en main, de maison en maison, insulté,
mal vu de tout le monde. Personne n'avait confiance en moi, et je finis
par douter de ma propre valeur. Dieu, quel affreux temps ce fut là!»
«Arrive un voyageur étranger. On s'empresse naturellement de lui passer
la mauvaise pièce, qu'il prend sans la regarder. Mais quand il veut me
donner à son tour, chacun se récrie: «Elle est fausse, elle ne vaut
rien!» Voilà les affligeantes paroles que je fus condamné pour la
centième fois à entendre.» On me l'a pourtant donnée pour bonne», dit
l'étranger en me considérant avec attention. Un sourire s'épanouit tout
à coup sur ses lèvres. C'était extraordinaire; toute autre était
l'impression que je produisais habituellement sur ceux qui me
regardaient.»Tiens! s'écria-t-il, c'est une pièce de mon pays, un brave
et honnête schilling. On l'a troué; on l'a traité comme une pièce
fausse. Je vais le garder et je le remporterai chez nous.» «Je fus, à
ces mots, pénétré de la joie la plus vive. Depuis longtemps je n'étais
plus accoutumé à recevoir des marques d'estime. On m'appelait un brave
et honnête schilling, et bientôt je retournerais dans mon pays, où tout
le monde me ferait fête comme autrefois. Je crois que, dans mon
transport, j'aurais lancé des étincelles si ma substance l'avait
permis.» Je fus enveloppé dans du beau papier de soie, afin de ne plus
être confondu avec les autres monnaies; et lorsque mon possesseur
rencontrait des compatriotes, il me montrait à eux; tous disaient du
bien de moi, et l'on prétendait même que mon histoire était
intéressante.» Enfin j'arrivai dans ma patrie. Toutes mes peines furent
finies, et je repris un nouveau plaisir à l'existence. Je n'éprouvais
plus de contrariétés; je ne subissais plus d'affronts. J'avais
l'apparence d'une pièce fausse à cause du trou dont j'étais percé; mais
cela n'y faisait rien; on s'assurait tout de suite que j'étais de bon
aloi et l'on me recevait partout avec plaisir.» Ceci prouve qu'avec la
patience et le temps, on finit toujours par être apprécié à sa véritable
valeur.» C'est vraiment ma conviction», dit le schilling en terminant
son récit.



Le soleil raconte


Maintenant, c'est moi qui raconte! dit le vent.

--Non, si vous permettez, protesta la pluie, c'est mon tour à présent!
Cela fait des heures que vous êtes posté au coin de la rue en train de
souffler de votre mieux.

--Quelle ingratitude! soupira le vent. En votre honneur, je retourne les
parapluies, j'en casse même plusieurs et vous me brusquez ainsi!

--C'est moi qui raconte, dit le rayon de soleil. Il s'exprima si
fougueusement et en même temps avec tant de noblesse que le vent se
coucha et cessa de mugir et de grogner; la pluie le secoua en
rouspétant: «Est-ce que nous devons nous laisser faire! Il nous suit
tout le temps. Nous n'allons tout de même pas l'écouter. Cela n'en vaut
pas la peine.» Mais le rayon de soleil raconta: Un cygne volait
au-dessus de la mer immense et chacune de ses plumes brillait comme de
l'or. Une plume tomba sur un grand navire marchand qui voguait toutes
voiles dehors. La plume se posa sur les cheveux bouclés d'un jeune homme
qui surveillait la marchandise; on l'appelait _supercargo_. La plume de
l'oiseau de la fortune toucha son front, se transforma dans sa main en
plume à écrire, et le jeune homme devint bientôt un commerçant riche qui
pouvait se permettre d'acheter des éperons d'or et échanger un tonneau
d'or contre un blason de noblesse. Je le sais parce que je l'éclairais,
ajouta le rayon de soleil. Le cygne survola un pré vert. Un petit berger
de sept ans venait juste de se coucher à l'ombre d'un vieil arbre. Le
cygne embrassa une des feuilles de l'arbre, laquelle se détacha et tomba
dans la paume de la main du garçon. Et la feuille se multiplia en trois,
dix feuilles, puis en tout un livre. Ce livre apprit au garçon les
miracles de la nature, sa langue maternelle, la foi et le savoir. Le
soir, il reposait sa tête sur lui pour ne pas oublier ce qu'il y avait
lu, et le livre l'amena jusqu'aux bancs de l'école et à la table du
grand savoir. J'ai lu son nom parmi les noms des savants, affirma le
soleil. Le cygne descendit dans la forêt calme et se reposa sur les lacs
sombres et silencieux, parmi les nénuphars et les pommiers sauvages qui
les bordent, là où nichent les coucous et les pigeons sauvages. Une
pauvre femme ramassait des ramilles dans la forêt et comme elle les
ramenait à la maison sur son dos en tenant son petit enfant dans ses
bras, elle aperçut un cygne d'or, le cygne de la fortune, s'élever des
roseaux près de la rive. Mais qu'est-ce qui brillait là? Un oeuf d'or.
La femme le pressa contre sa poitrine et l'oeuf resta chaud, il y avait
sans doute de la vie à l'intérieur; oui, on sentait des coups légers. La
femme les perçut mais pensa qu'il s'agissait des battements de son
propre coeur. À la maison, dans sa misérable et unique pièce, elle posa
l'oeuf sur la table.» Tic, tac» entendit-on à l'intérieur. Lorsque
l'oeuf se fendilla, la tête d'un petit cygne comme emplumé d'or pur en
sortit. Il avait quatre anneaux autour du cou et comme la pauvre femme
avait quatre fils, trois à la maison et le quatrième qui était avec elle
dans la forêt, elle comprit que ces anneaux étaient destinés à ses
enfants. À cet instant le petit oiseau d'or s'envola. La femme embrassa
les anneaux, puis chaque enfant embrassa le sien; elle appliqua chaque
anneau contre son coeur et le leur mit au doigt. Un des garçons prit une
motte de terre dans sa main et la fit tourner entre ses doigts jusqu'à
ce qu'il en sortît la statue de Jason portant la toison d'or. Le
deuxième garçon courut sur le pré où s'épanouissaient des fleurs de
toutes les couleurs. Il en cueillit une pleine poignée et les pressa
très fort. Puis il trempa son anneau dans le jus. Il sentit un
fourmillement dans ses pensées et dans sa main. Un an et un jour après,
dans la grande ville, on parlait d'un grand peintre. Le troisième des
garçons mit l'anneau dans sa bouche où elle résonna et fit retentir un
écho du fond du coeur. Des sentiments et des pensées s'élevèrent en
sons, comme des cygnes qui volent, puis plongèrent comme des cygnes dans
la mer profonde, la mer profonde de la pensée. Le garçon devint le
maître des sons et chaque pays au monde peut dire à présent: oui, il
m'appartient. Le quatrième, le plus petit, était le souffre-douleur de
la famille. Les gens se moquaient de lui, disaient qu'il avait la pépie
et qu'à la maison on devrait lui donner du beurre et du poivre comme aux
poulets malades; il y avait tant de poison dans leurs paroles. Mais moi,
je lui ai donné un baiser qui valait dix baisers humains. Le garçon
devint un poète, la vie lui donna des coups et des baisers, mais il
avait l'anneau du bonheur du cygne de la fortune. Ses pensées
s'élevaient librement comme des papillons dorés, symboles de
l'immortalité.

--Quel long récit! bougonna le vent.

--Et si ennuyeux! ajouta la pluie. Soufflez sur moi pour que je m'en
remette. Et le vent souffla et le rayon de soleil raconta:

--Le cygne de la fortune vola au-dessus d'un golfe profond où des
pêcheurs avaient tendu leurs filets. Le plus pauvre d'entre eux songeait
à se marier, et aussi se maria-t-il bientôt. Le cygne lui apporta un
morceau d'ambre. L'ambre a une force attractive et il attira dans sa
maison la force du coeur humain. Tous dans la maison vécurent heureux
dans de modestes conditions. Leur vie fut éclairée par le soleil.

--Cela suffit maintenant, dit le vent. Le soleil raconte depuis bien
longtemps. Je me suis ennuyé! Et nous, qui avons écouté le récit du
rayon de soleil, que dirons-nous? Nous dirons: «Le rayon de soleil a
fini de raconter».



La Soupe à la brochette



I


Écoutez quel festin exquis nous avons fait hier! dit une vieille souris
à une de ses commères qui n'avait pas assisté au repas. Je me trouvais
la vingtième à gauche de notre vieux roi; j'espère que c'était là une
place honorable. Cela doit vous intéresser de connaître le menu. Les
entrées se suivaient dans un ordre parfait: du pain moisi, de la
couenne, du suif, et, pour le dessert, des saucisses entières; et puis
cela recommença une seconde fois. C'est comme si nous avions eu deux
repas. On était tous de joyeuse humeur; on disait des niaiseries.» Tout
fut dévoré; il ne resta que les brochettes des saucisses. Une de mes
voisines rappela la locution proverbiale: soupe à la brochette, qu'on
appelle aussi soupe au caillou dans d'autres pays. Tout le monde en
avait entendu parler; personne n'en avait goûté, et encore moins ne
savait le préparer.» On porta un toast fort spirituellement tourné à
l'inventeur de cette soupe.» Le vieux roi se leva alors, et déclara que
celle des jeunes souris qui saurait faire cette soupe de la façon la
plus appétissante deviendrait son épouse, serait reine: il donna un
délai d'un an et un jour pour se préparer à l'épreuve.»

--L'idée n'est vraiment pas mauvaise, dit la commère. Mais comment
peut-on préparer cette bienheureuse soupe?

--Oui-da, comment s'y prendre? C'est ce que se demandent toutes nos
jeunes demoiselles de la gent souricière, et les vieilles aussi. Toutes
voudraient bien être reine; mais ce qui les effraye, c'est que, pour
trouver la fameuse recette, il faut quitter père et mère et se lancer, à
l'aventure, à travers le vaste monde. Qui sait si, à l'étranger, on
trouve tous les jours son content de croûtes de fromage ou de couennes?
Il est probable qu'on y doit souffrir la faim; puis l'on risque fort
d'être croqué par le chat. Et, en effet, cette vilaine perspective
refroidit vite l'ardeur des jeunes souricelles; il n'y en eut que quatre
qui se présentèrent pour tenter l'expérience. Elles étaient jeunes,
gentilles et alertes, mais pauvres. Chacune se dirigea vers un des
points cardinaux; on leur souhaita à toutes bonne chance. Elles
partirent au commencement de mai; elles ne revinrent que juste un an
après, mais trois seulement; la quatrième manquait; elle n'avait pas non
plus donné de ses nouvelles. Le jour fixé était arrivé.

--Tout plaisir est mêlé de quelque peine, dit le roi; la pauvre petite
aura péri. Puis il donna l'ordre de convoquer, dans une vaste cuisine,
toutes les souris à bien des lieues à la ronde. Les trois souricelles
étaient placées à part, sur le même rang; à côté d'elles, une brochette
recouverte d'un voile noir, en souvenir de la quatrième, qui n'avait pas
reparu. Il fut ordonné que personne ne pourrait émettre un avis sur ce
qui allait se dire, avant que le roi eût exprimé son opinion.



II

Ce que la première souricelle avait vu et appris dans ses voyages


Je commençai par m'embarquer sur un navire qui vogua vers le nord. Je
m'étai laissé dire que le maître queux était un habile homme, qui savait
se tirer d'affaire, et que sur mer, en effet, il fallait pouvoir faire
la cuisine avec peu de chose.» Peut-être, m'étais-je dit, sera-t-il
obligé de faire la soupe avec une brochette; nous verrons alors comme il
s'y prendra.» Mais, pas du tout; il y avait là quantité de tranches de
lard, de gros tonneaux de viande salée et de belle farine. Ma foi, je
vécus dans l'abondance; il ne fut pas question de faire de la soupe à la
brochette. Nous naviguâmes bien des nuits et des jours; le navire
dansait effroyablement. Enfin nous arrivâmes à destination, tout à
l'extrême nord. Je quittai le navire et m'élançai à terre. Je vis devant
moi de grandes et épaisses forêts de sapins et de bouleaux; une forte
odeur de résine s'en dégageait. D'abord je crus que cela sentait le
saucisson; je me précipitai vers le bois; mais tout ce que j'y gagnai,
ce fut un rude éternuement. En m'avançant, je trouvai de grands lacs. De
loin, on croyait que c'était une immense mare d'encre; mais, de près,
l'eau en était claire et limpide. Une troupe de cygnes s'y tenait
immobile. D'abord je pensai que c'était un amas d'écume; mais ils
sortirent de l'eau, et je les reconnus. Moi, je me tins aux bêtes de mon
espèce. Je me liai avec des souris des champs et des bois; mais elles ne
savent pas grand-chose, surtout en matière d'art culinaire. Lorsque je
leur parlai de la soupe à la brochette elles déclarèrent que la chose
était une pure impossibilité; je vis bien qu'elles ne connaissaient pas
le secret que je poursuivais. Mais elles m'apprirent pourquoi l'odeur
était si forte dans la forêt, pourquoi plantes et fleurs étaient si
aromatiques. Nous étions au mois de mai, en plein printemps. Près de la
lisière de la forêt, s'élevait une grande perche, haute comme le mât
d'un navire; tout en haut, des couronnes de fleurs, des rubans de
couleur étaient attachés: c'était l'arbre de mai. Les garçons de ferme
et les servantes dansaient autour, au son d'un violon qu'ils
accompagnaient en chantant à tue-tête. J'allai me blottir à l'écart,
dans une touffe de belle mousse bien douce; la lune donnait en plein sur
ce tapis vert, couleur qui repose les yeux quand on les a fatigués. Tout
à coup je vis surgir autour de moi toute une troupe de charmantes
petites créatures; elles étaient conformées comme des hommes, mais mieux
proportionnées. C'étaient des elfes: ils portaient de magnifiques
habits, taillés dans les feuilles des plus belles fleurs, garnis avec
les ailes des plus brillants scarabées; c'était une délicieuse variété
de couleurs. Ils avaient tous l'air de chercher quelque chose dans
l'herbe; quelques-uns s'approchèrent de moi.

--Voilà juste ce qu'il nous faut, dit un des plus gentils de ces elfes,
en montrant ma brochette, que je tenais dans ma patte. Et, plus il
regardait mon bâton de voyage, plus il en paraissait enchanté.

--Je veux bien le prêter, dis-je, mais il faudra me le rendre.

--Rendre! rendre! s'écrièrent-ils en choeur. Et ils saisirent la
brochette, que je leur abandonnai. Ils s'en allèrent en dansant vers un
endroit où la mousse n'était pas trop touffue. Là ils fichèrent en terre
ma brochette. Maintenant je compris ce qu'ils voulaient: c'était d'avoir
aussi leur arbre de mai. Ils se mirent à le décorer; jamais je ne vis
pareille magnificence. Des petites araignées vinrent couvrir le petit
bâton de fils d'or, et y suspendirent des bannières finement tissées,
qui volaient au vent; au clair de la lune, la blancheur en était si
resplendissante, que j'en eus les yeux éblouis. Puis ces industrieuses
bestioles allèrent prendre les couleurs les plus éclatantes aux ailes
des papillons endormis, et vinrent en barioler leurs charmants tissus.
Quelques pétales de fleurs, quelques gouttes de rosée qui brillaient
comme des diamants, furent placés çà et là avec goût. Je ne
reconnaissais plus ma brochette; jamais il n'y eut sur cette terre
d'arbre de mai comparable à celui-là. On alla quérir les elfes pour qui
on avait préparé toutes ces merveilles, les seigneurs et les belles
dames; ceux que j'avais d'abord vus n'étaient que des serviteurs. On
m'invita à m'approcher pour jouir de la fête, mais pas trop près, car,
en remuant, j'aurais pu écraser de mon poids quelqu'un de la société.
Les danses commencèrent. Quelle délicieuse musique j'entendis alors! À
travers tout le bois résonnaient des chants d'oiseaux. C'était un son
plein et harmonieux, et fort comme celui d'un millier de cloches de
verre. Le tout était accompagné du doux susurrement des branches
d'arbre; je distinguai aussi le tintement des clochettes bleues qui
étaient suspendues à ma brochette, qui, elle-même, frappée avec une tige
de fleur par un des elfes, rendait le son le plus mélodieux. Jamais je
n'aurais cru la chose possible. Ce petit bâton devenait un instrument de
musique: tout dépend de la façon dont on s'y prend. J'étais transportée,
touchée jusqu'aux larmes; quoique je ne sois qu'une petite souris, j'ai
la sensibilité vive, et je pleurai de joie. Que la nuit me parut courte!
Mais en cette saison, il n'y a pas à dire, le soleil se lève de bon
matin. À l'aurore vint un coup de vent, qui emporta dans les airs toute
cette splendide décoration de l'arbre de mai; encore un instant, et tout
cela disparut. Six elfes vinrent poliment me rapporter ma brochette, me
remerciant beaucoup, et ils demandèrent si, en retour du service que je
leur avais rendu, je ne voulais pas exprimer un voeu; que, s'il était en
leur pouvoir de l'accomplir, ils le feraient bien volontiers. Je saisis
la balle au bond, et je les priai de me dire comment se prépare la soupe
à la brochette.

--Mais tu viens de le voir, répondit le chef de la bande. Tu ne
reconnaissais plus ton petit bâton; tu as bien vu tout le parti que nous
en avons tiré.

--Mais je ne parle pas an figuré, répliquai-je. C'est d'une véritable
soupe qu'il s'agit. Et je leur contai toute l'histoire.

--Vous voyez bien, ajoutai-je, que le roi des souris ni son puissant
empire ne sauraient tirer aucun profit de toutes les belles choses dont
vous avez orné ma brochette, même si je pouvais les reproduire; ce
serait un charmant spectacle, mais bon seulement pour le dessert, quand
on n'a plus faim. Alors le petit elfe plongea son petit doigt dans le
calice d'une violette et le promena ensuite sur la brochette:

--Fais attention, dit-il. Quand tu seras de retour auprès de ton roi,
touche son museau de ton bâton, sur lequel tu verras éclore, même au
plus froid de l'hiver, les plus belles violettes. Comme cela je t'aurai
au moins fait un petit don en récompense de ta complaisance, et même j'y
ajouterai encore quelque chose. À ces mots, la souricelle approcha la
brochette de l'auguste museau de son souverain et, en effet, le petit
bâton se trouva entouré du plus joli bouquet de violettes; c'était une
odeur délicieuse; mais elle n'était pas du goût de la gent souricière,
et le roi ordonna aux souris qui étaient près du foyer de mettre leurs
queues sur les restes du feu, pour remplacer cette fade senteur, bonne,
dit-il, pour les hommes tout au plus, par une agréable odeur de roussi.

--Mais, dit alors le roi, le petit elfe n'avait-il pas promis encore
autre chose?

--Oui, répondit la souris, il a tenu parole. C'est encore une jolie
surprise du plus bel effet: «Les violettes, dit-il, c'est pour la vue et
l'odorat, je vais maintenant t'accorder quelque chose pour l'ouïe.» Et
la souris retourna sa brochette. Les fleurs avaient disparu; il ne
restait plus que le petit morceau de bois. Elle se mit à le mouvoir
comme un bâton de chef d'orchestre et à battre la mesure. Dieu! quelle
drôle de musique on entendit! Ce n'étaient plus les sons divins qui
avaient retenti dans la forêt pour le bal des elfes; c'étaient tous les
bruits imaginables qui peuvent se produire dans une cuisine. Les souris
étaient tout oreille. On entendait le pétillement des sarments, le
ronflement du four, le bouillonnement de la soupe, le crépitement de la
graisse, le bruit continu d'une pièce de viande qui rôtit et se rissole.
Soudain on aurait dit qu'un coup de vent venait d'activer le feu, de
façon que pots et casseroles débordèrent, et ce qui en tomba sur les
charbons fit un grand tintamarre. Puis plus rien, silence complet. Peu à
peu commença un léger bruit, comme un chant doux et plaintif; c'est la
bouilloire qui s'échauffe: le son devient plus fort, l'eau entre en
ébullition. C'est de nouveau un bacchanal produit par une douzaine de
casseroles, les unes en majeur, les autres en mineur. La petite souris
brandit son bâton avec une rapidité de plus en plus grande: les pots
écument, jettent de gros bouillons qui produisent un gargouillement
bruyant; tout déborde, tout se sauve, c'est comme un sifflement
infernal. Puis un nouveau coup de vent passe par la cheminée. Hou! hah!
quel fracas! La petite souris, effrayée, laisse tomber son bâton. On
n'entend plus rien.

--En voilà une fameuse cuisson! dit le roi. Allons, qu'on serve la
soupe!

--Mais c'est là tout, répondit la souris; la soupe est partie tout
entière dans le feu.

--C'est une mauvaise plaisanterie, dit le roi. Allons, à la suivante.



III

Ce que raconta la seconde souricelle


Je suis née dans la bibliothèque du château, dit la seconde petite
souris. Il y a comme un sort sur notre famille: presque aucune de nous
n'a le bonheur de pénétrer jusqu'à la salle à manger ou jusqu'à
l'office, objet de tous nos désirs. C'est aujourd'hui pour la première
fois que j'entre dans cette cuisine. Cependant, pendant mon voyage, j'ai
fréquenté plusieurs de ces lieux de délices. Dans cette fameuse
bibliothèque qui fut mon berceau, nous eûmes souvent à souffrir de la
faim; mais nous y acquîmes une belle instruction. La nouvelle du
concours ouvert par ordre du roi, pour la découverte de la recette de la
soupe à la brochette, arriva jusqu'à nous. Ma vieille grand-mère se
souvint qu'un jour elle avait entendu un des serviteurs de la
bibliothèque lire tout haut, dans un des livres, ce passage: «Le poète
est un magicien; il peut faire de la soupe rien qu'avec une brochette.»
Ma grand-mère me demanda si je me sentais poète; je ne savais même pas
ce que cela pouvait être.

--Allons, me dit-elle, il te faut voyager, et tâcher d'apprendre comment
l'on devient poète.

--C'est au-dessus de mes moyens, répliquai-je. Mais ma grand-mère, qui
avait souvent écouté ce qu'on lisait dans la bibliothèque, me dit que,
d'après les plus savantes autorités, il y avait trois ingrédients pour
faire un poète: de l'intelligence, de l'imagination et du sentiment.

--Si tu te procures ces trois choses, dit-elle, tu seras poète, et alors
il te sera facile de préparer cette fameuse soupe. Je partis donc en
voyage, à la quête de ces trois qualités; je me dirigeai vers l'ouest.
L'intelligence, m'étais-je dit, est la principale des trois; les deux
autres sont bien moins estimées dans ce monde: donc je m'attachai à
acquérir d'abord l'intelligence. Mais où la trouver?» Regarde la fourmi,
et tu apprendras la sagesse», a dit un certain roi des Israélites, comme
ma grand-mère l'avait encore entendu lire. Donc je marchai sans
m'arrêter, jusqu'à ce que j'eusse rencontré la première grande
fourmilière. Là, je me mis aux aguets, pour saisir la sagesse au gîte.
Les fourmis sont un petit peuple bien respectable; elles ne sont
qu'intelligence d'outre en outre. Tout, chez elles, se passe comme un
problème de mathématique qui se résout bien méthodiquement. Travailler,
travailler sans cesse et pondre des oeufs, c'est là, disent-elles,
remplir ses devoirs vis-à-vis du présent et de l'avenir, et elles ne
font pas autre chose. Elles se divisent en supérieures et en
inférieures; le rang est marqué par un numéro d'ordre; la reine porte le
numéro un. Son opinion est la seule vraie; elle possède infuse la
quintessence de la sagesse. C'était de la plus haute importance pour
moi; il ne s'agissait plus que de reconnaître la reine au milieu de ces
milliers de petites bêtes. J'entendis rapporter plusieurs propos d'elle
qui témoignaient en effet d'une raison supérieure; car ils apparurent
absurdes à ma pauvre cervelle. Elle prétendait que sa fourmilière était
ce qu'il y avait de plus élevé dans ce monde. Cependant, tout à côté se
trouvait un arbre qui dépassait la fourmilière d'une centaine de pieds;
mais on n'en parlait jamais et, comme les fourmis sont aveugles, le dire
de la reine passait pour la vérité même. Un soir, une fourmi égarée se
mit à grimper sur l'arbre et, sans monter jusqu'à la cime, parvint
cependant plus haut qu'aucune de ses soeurs n'était jamais montée.
Lorsqu'elle fut de retour, elle parla de son ascension, et déclara que
l'arbre lui semblait bien plus élevé que la fourmilière; cela fut
regardé comme une offense à l'honneur de la communauté, et la pauvre
fourmi se vit condamnée aux travaux les plus pénibles, tels que charrier
les insectes morts, etc. Mais quelque temps après, une autre fourmi se
fourvoya également sur l'arbre. Rentrée au bercail, elle parla de son
excursion avec prudence et amphibologie, laissant cependant deviner, à
qui voulait comprendre, que l'arbre était plus haut que la fourmilière.
Comme elle était très considérée, qu'elle était une des dignitaires de
la cour, loin de la persécuter comme la première, on plaça sur sa tombe,
lorsqu'elle mourut, une coquille d'oeuf en guise de monument, pour
éterniser le souvenir de son courage et de sa science. Avec tout cela,
je n'avais pu encore découvrir la reine, et j'étais toujours en
observation. Je remarquai que les fourmis portaient de temps en temps
leurs oeufs à l'air pour les mettre au soleil. Un jour j'en vis une qui
ne pouvait plus ramasser son oeuf pour le rentrer. Deux autres
accoururent pour l'aider; mais elles étaient elles-mêmes chargées
chacune d'un oeuf; en secourant leur compagne, elles faillirent laisser
tomber leur fardeau. Aussitôt elles s'en furent, laissant la pauvrette
dans l'embarras.

--Voilà qui est bien agi, c'est la sagesse même, entendis-je une voix
s'écrier; chacun est son plus proche prochain. Nous autres fourmis, nous
ne nous y trompons jamais; nous naissons toutes raisonnables. Cependant,
parmi nous toutes, c'est moi qui ai la plus haute raison. À ces mots je
vis, au milieu de la foule qui grouillait, une fourmi se dresser
orgueilleusement sur ses pattes de derrière. Il n'y avait pas à s'y
tromper, c'était la reine. Je la happai d'un coup de langue et je
l'avalai. Je possédais donc la sagesse et l'intelligence. Ce n'était pas
assez. Je me mis à mon tour à grimper sur l'arbre qui ombrageait la
fourmilière: c'était un beau chêne, déjà plus que séculaire; il avait à
sa cime une magnifique couronne. Je savais par ma grand-mère que les
arbres sont habités par des êtres particuliers, des dryades, une nymphe
qui naît avec l'arbre et qui meurt avec lui. En effet, au sommet, dans
un creux de l'arbre, se trouvait une jeune fille d'une beauté
surhumaine, ce qui ne l'empêcha pas de pousser un cri d'effroi en
m'apercevant. Comme toutes les femmes, elle avait peur des souris; de
plus, elle savait que j'aurais pu ronger l'écorce de l'arbre auquel son
existence était attachée. Je lui dis de bonnes paroles et la rassurai
sur mes intentions; elle me prit dans la main et me caressa doucement.
Je lui contai pourquoi je m'étais hasardée à courir le monde. Elle me
promit que le soir même, peut-être, je posséderais une des deux choses
qui me manquaient pour devenir poète.

--Le beau Phantasus, dit-elle, le dieu de l'imagination, vient souvent
se reposer sur ce chêne, dont il aime le tronc noueux et puissant, les
fortes racines, la majestueuse couronne qui, en hiver, brave la tempête
et les neiges, et en été, forme ce magnifique dôme de verdure d'où l'on
domine le vaste paysage que tu vois devant toi. Les oiseaux, qui y
abondent, chantent leurs aventures dans les contrées lointaines; la
cigogne dont le nid est accroché là-bas, à la seule branche morte, nous
raconte même les merveilles du pays des Pyramides.» Tout cela plaît à
Phantasus; il aime aussi à m'entendre faire le récit de ma vie. Tout à
l'heure il doit venir me voir. Cache-toi en bas, sous cette touffe de
muguet; je trouverai bien moyen, pendant qu'il sera perdu dans ses
rêveries, de lui arracher une petite plume de son aile; jamais poète
n'en aura eu de pareille.» Et, en effet, le brillant Phantasus arriva;
la bonne dryade lui enleva une plume de ses ailes aux mille couleurs, et
me la donna. Je la mis dans l'eau pour la rendre moins coriace, puis,
avec assez de peine encore, je la rongeai. Je me trouvai donc posséder
intelligence et imagination; restait le sentiment. Je retournai à la
bibliothèque; je savais qu'elle contenait beaucoup de ces bons romans
qui sont destinés à délivrer les humains de leur trop plein de larmes,
et qui sont comme des éponges pour pomper les sentiments. Je me
souvenais qu'on les reconnaissait à l'air appétissant du papier. J'en
attaquai un, puis un second; je commençai à ressentir dans tout mon être
des tressaillements étranges. J'en dévorai un troisième: j'étais poète;
il n'y avait plus à en douter. J'avais des maux de tête, des maux de
ventre, des douleurs partout; j'étais dans une agitation continuelle.
Et, maintenant, comment faire la soupe à la brochette? Mon imagination
me fournit force situations, histoires, anecdotes, proverbes où se
trouve une brochette, ou ce qui y ressemble, un bâtonnet, un petit
morceau de bois. Rien de plus amusant et de plus récréatif; c'est bien
mieux qu'une vraie soupe. Ainsi, je vais commencer par narrer à Votre
Majesté le conte où, d'un coup d'une petite baguette, la bonne fée
transforma Cendrillon et tous les objets de la cuisine; demain ce sera
une autre histoire, et ainsi de suite.

--Assez de toutes ces fadaises, ce sont viandes creuses! s'écria le roi.
À la suivante!

--Psch, psch! entendit-on tout à coup. Une petite souris, la quatrième
de la bande, celle qu'on avait crue morte, venait d'entrer dans la
cuisine. Elle se précipita comme une flèche au milieu de l'assemblée,
renversant la brochette couverte d'un crêpe, qui avait été placée là en
son souvenir.



IV

Ce que dit la quatrième souris lorsqu'elle prit la parole avant la
troisième


Je me suis tout d'abord rendue dans la capitale d'un vaste pays, pensant
que dans une grande ville je trouverais plus facilement des
renseignements utiles. Comme je n'ai pas la mémoire des noms, j'ai
oublié celui de cette ville. J'avais fait le voyage dans la charrette
d'un contrebandier; elle fut saisie et conduite au palais de justice. Je
me glissai en bas et me faufilai dans la loge du portier. Je l'entendis
causer d'un homme qu'on venait d'amener en prison pour quelques propos
inconsidérés contre l'autorité.

--Il n'y a pas là de quoi fouetter un chat, dit le portier. C'est de
l'eau claire comme la soupe à la brochette: mais cela peut lui coûter la
tête. À ces mots je dressai les oreilles; je me dis que j'étais
peut-être sur la bonne piste pour apprendre la recette. Du reste, le
pauvre prisonnier m'inspirait de l'intérêt, et je me mis en quête de sa
cellule. Je la trouvai et j'y pénétrai par un trou. Le prisonnier était
pâle; avait une longue barbe et de grands yeux brillants. Le prisonnier
gravait des vers et des dessins; il avait l'air de bien s'ennuyer, et je
fus la bienvenue auprès de lui. Il me jeta des miettes de pain, me donna
de douces paroles et sifflota pour me faire approcher; mes gentillesses
le distrayaient; je pris peu à peu entière confiance en lui, et nous
devînmes une paire d'amis. Il partageait son pain avec moi, et de son
fromage il me donnait mieux que la croûte; nous avions aussi quelquefois
du saucisson: bref, je faisais bombance. Mais ce n'était pas tout cela
qui me faisait plaisir; j'étais fière et heureuse de l'attachement de
cet excellent homme. Il me caressait et me choyait; il avait une vraie
affection pour moi, et je le lui rendais bien. J'en oubliai le but de
mon grand voyage; je ne fis plus attention à ma brochette qui, un beau
jour, glissa dans la fente du plancher, où elle est encore. Je restai
donc, me disant que, moi partie, le pauvre prisonnier n'aurait plus
personne avec qui partager son pain et son fromage, ce qui paraissait
lui faire tant de plaisir. Ce fut lui qui s'en alla. La dernière fois
que je le vis, tout triste qu'il avait l'air, il me cajola avec
tendresse et me donna toute une tranche de pain et la plus grosse moitié
de son fromage. En sortant de sa cellule, il regarda en arrière et
m'envoya un baiser de la main. Il ne revint plus; je n'ai jamais su ce
qu'il est devenu.» Soupe à la brochette», disait le concierge quand il
était question de lui. Ces mots me rappelèrent l'objet de mon voyage, et
je retournai dans la loge. Habituée aux bontés du prisonnier, je ne me
méfiais plus assez des hommes, je me montrais imprudemment. Le concierge
m'attrapa, me caressa aussi, mais pour ensuite me fourrer dans une cage.
Quelle horrible prison! On a beau courir, courir, on ne fait que tourner
sans avancer, et l'on rit de vous aux éclats. Le vilain portier m'avait
enfermée pour servir d'amusement à sa petite fille. Un jour, me voyant
toute désolée et essoufflée après une galopade désespérée que j'avais
faite dans la roue de ma cage: «Pauvre petite créature», dit-elle, et,
tirant le verrou, elle me laissa sortir. J'attendis que la nuit fût
devenue bien sombre; alors, par les toits du palais de justice, je
gagnai une vieille tour qui y était attenante; elle n'était habitée que
par un veilleur de nuit et un hibou. Le hibou valait mieux que sa mine;
il était vieux, il avait beaucoup d'expérience et d'entregent. Il
croyait descendre du fameux hibou, oiseau favori de Minerve, la déesse
de la sagesse; le fait est qu'il connaissait l'envers et l'endroit des
choses. Quand ses petits émettaient quelque opinion inconsidérée:
«Allons donc! disait-il; ne faites donc pas de soupe à la brochette.»
Quand ils entendaient cela, les jeunes savaient qu'ils avaient dit une
sottise. Le hibou me donna la bienvenue et me promit de me protéger
contre tous les animaux malfaisants; mais il me prévint que, si l'hiver
était dur, il me croquerait. Comme je vous ai dit, c'était un animal
très avisé, et rien ne lui en imposait.

--Tenez, me dit-il une fois, le veilleur de nuit s'imagine être un
personnage parce que, quand il y a un incendie, il réveille toute la
ville avec les fanfares qu'il tire de son cor; mais il ne sait
absolument rien faire au monde que de sonner de la trompe. Tout cela,
c'est de la soupe à la brochette. Je l'interrompis pour le prier de me
donner la recette de ce mets:

--Comment! dit-il, vous ne savez pas que c'est une façon de parler
inventer par les hommes? Chacun la prend plus ou moins dans son sens;
mais au fond ce n'est que l'équivalent de rien du tout.

--Bien! m'écriai-je frappée de cette explication. Ce que vous dites là
anéantit toutes mes illusions sur cette fameuse soupe; mais après tout,
c'est bien la vérité, et la vérité est ce qu'il y a de plus précieux au
monde. Et je quittai la tour et je me hâtai de revenir parmi vous, vous
apportant non pas la soupe, mais quelque chose de bien plus estimable,
la vérité. Les souris, me disais-je, passent avec raison pour une race
éclairée; et notre roi, renommé pour son esprit, sera enchanté de
posséder la vérité, et il me fera reine.

--Ta vérité n'est que mensonge! s'écria la troisième souris qui n'avait
pas eu son tour de parole. Je sais préparer la soupe, vous allez le voir
de vos yeux.



V

La merveilleuse recette


Moi, continua la troisième souris, je ne suis pas allée chercher des
renseignements à l'étranger; je suis restée dans notre pays, qui en vaut
bien un autre et où l'on trouve tout ce qu'on veut. J'ai tout tiré de
mon propre fonds, de mes longues réflexions. Voici ce que j'ai trouvé:
Placez une marmite sur le feu; bien. Versez-y de l'eau, encore plus,
tout plein jusqu'au bord. Voyons maintenant, activez bien le feu. Du
bois, du charbon: il faut que cela cuise à gros bouillons. C'est cela!
Le moment est venu. Jetez-y la brochette. Dans cinq minutes ce sera
prêt. Il ne manque plus qu'une chose. Que notre gracieux souverain
daigne remuer le liquide bouillant avec son auguste queue, pendant deux
minutes au moins; mais, pour que le régal soit parfait, il faut bien
tourner une minute de plus.

--Faut-il que ce soit justement ma queue? demanda le roi.

--Oui, sire! répondit la souris. Les queues de vos sujets n'ont pas
cette vertu unique dont est douée celle de Votre Majesté! L'eau
continuait à bouillonner bruyamment. Le roi s'approcha de la marmite
avec l'air le plus digne et le plus courageux qu'il put prendre, et
étendit sa queue en rond, comme quand les souris écrèment un pot à lait,
pour ensuite lécher leur queue. Mais à peine eut-il ressenti la chaleur
et la vapeur, qu'il sauta en bas du foyer et s'écria:

--Oui, c'est bien cela! c'est la vraie recette. Tu seras la reine. Quant
à la soupe, nous la préparerons une autre fois, quand nous célébrerons
nos noces d'or. Alors, en l'honneur de ce beau jour, nous en régalerons
à gogo tous nos pauvres pendant une semaine. Et le mariage fut aussitôt
célébré en grande pompe. Lorsque tout fut mangé et bu, et que chacun
s'en retourna chez soi, plusieurs souris, entre autres les amies et
parentes des trois évincées, marmottaient entre elles:

--Ce n'est pas là du tout de la soupe à la brochette; c'est de la soupe
à la queue de souris. Quant aux récits qu'elles avaient entendus, elles
trouvaient telle aventure intéressante, telle autre insipide et mal
racontée. De même, lorsque l'histoire se répandit dans le monde, les
avis furent très partagés; les uns la déclaraient amusante, d'autres n'y
voyaient que des fadaises. Enfin la voilà telle quelle: la critique, en
général, n'est que de la soupe à la brochette.



Le stoïque soldat de plomb


Il y avait une fois vingt cinq soldats de plomb, tous frères, tous nés
d'une vieille cuiller de plomb: l'arme au bras, la tête droite, leur
uniforme rouge et bleu n'était pas mal du tout.

La première parole qu'ils entendirent en ce monde, lorsqu'on souleva le
couvercle de la boîte fut: des soldats de plomb! Et c'est un petit
garçon qui poussa ce cri en tapant des mains. Il les avait reçus en
cadeau pour son anniversaire et tout de suite il les aligna sur la
table.

Les soldats se ressemblaient exactement, un seul était un peu différent,
il n'avait qu'une jambe, ayant été fondu le dernier quand il ne restait
plus assez de plomb. Il se tenait cependant sur son unique jambe aussi
fermement que les autres et c'est à lui, justement, qu'arriva cette
singulière histoire.

Sur la table où l'enfant les avait alignés, il y avait beaucoup d'autres
jouets, dont un joli château de carton qui frappait tout de suite le
regard. À travers les petites fenêtres on pouvait voir jusque dans
l'intérieur du salon. Au-dehors, de petits arbres entouraient un petit
miroir figurant un lac sur lequel voguaient et se miraient des cygnes de
cire. Tout l'ensemble était bien joli, mais le plus ravissant était une
petite demoiselle debout sous le portail ouvert du château. Elle était
également découpée dans du papier, mais portait une large jupe de fine
batiste très claire, un étroit ruban bleu autour de ses épaules en guise
d'écharpe sur laquelle scintillait une paillette aussi grande que tout
son visage. La petite demoiselle tenait les deux bras levés, car c'était
une danseuse, et elle levait aussi une jambe en l'air, si haut, que
notre soldat ne la voyait même pas. Il crut que la petite danseuse
n'avait qu'une jambe, comme lui-même.

«Voilà une femme pour moi, pensa-t-il, mais elle est de haute condition,
elle habite un château, et moi je n'ai qu'une boîte dans laquelle nous
sommes vingt-cinq, ce n'est guère un endroit digne d'elle. Cependant,
tâchons de lier connaissance.»

Il s'étendit de tout son long derrière une tabatière qui se trouvait sur
la table; de là, il pouvait admirer à son aise l'exquise petite
demoiselle qui continuait à se tenir debout sur une jambe sans perdre
l'équilibre.

Lorsque la soirée s'avança, tous les autres soldats réintégrèrent leur
boîte et les gens de la maison allèrent se coucher. Alors les jouets se
mirent à jouer à la visite, à la guerre, au bal.

Les soldats de plomb s'entrechoquaient bruyamment dans la boîte, ils
voulaient être de la fête, mais n'arrivaient pas à soulever le
couvercle. Le casse-noisettes faisait des culbutes et la craie
batifolait sur l'ardoise. Au milieu de ce tapage, le canari s'éveilla et
se mit à gazouiller et cela en vers, s'il vous plaît. Les deux seuls à
ne pas bouger de leur place étaient le soldat de plomb et la petite
danseuse, elle toujours droite sur la pointe des pieds, les deux bras
levés; lui, bien ferme sur sa jambe unique. Pas un instant il ne la
quittait des yeux. L'horloge sonna minuit. Alors, clac! le couvercle de
la tabatière sauta, il n'y avait pas le moindre brin de tabac dedans
(c'était une attrape), mais seulement un petit diable noir.

--Soldat de plomb, dit le diablotin, veux-tu bien mettre tes yeux dans
ta poche? Mais le soldat de plomb fit semblant de ne pas entendre.

--Attends voir seulement jusqu'à demain, dit le diablotin.

Le lendemain matin, quand les enfants se levèrent, le soldat fut placé
sur la fenêtre. Tout à coup--par le fait du petit diable ou par suite
d'un courant d'air--, la fenêtre s'ouvrit brusquement, le soldat piqua,
tête la première, du troisième étage. Quelle équipée! Il atterrit la
jambe en l'air, tête en bas, sur sa casquette, la baïonnette fichée
entre les pavés.

La servante et le petit garçon descendirent aussitôt pour le chercher.
Ils marchaient presque dessus, mais ne le voyaient pas. Bien sûr! Si le
soldat de plomb avait crié: «Je suis là», ils l'auraient découvert. Mais
lui ne trouvait pas convenable de crier très haut puisqu'il était en
uniforme.

La pluie se mit à tomber de plus en plus fort, une vraie trombe! Quand
elle fut passée, deux gamins des rues arrivèrent.

--Dis donc, dit l'un d'eux, voilà un soldat de plomb, on va lui faire
faire un voyage. D'un journal, ils confectionnèrent un bateau, placèrent
le soldat au beau milieu, et le voilà descendant le ruisseau, les deux
garçons courant à côté et battant des mains. Dieu! Quelles vagues dans
ce ruisseau! Et quel courant! Bien sûr, il avait plu à verse! Le bateau
de papier montait et descendait et tournoyait sur lui-même à faire
trembler le soldat de plomb, mais il demeurait stoïque, sans broncher,
et regardait droit devant lui, l'arme au bras.

Soudain le bateau entra sous une large planche couvrant le ruisseau. Il
y faisait aussi sombre que s'il avait été dans sa boîte.

«Où cela va-t-il me mener? pensa-t-il. C'est sûrement la faute du diable
de la boîte. Hélas! Si la petite demoiselle était seulement assise à
côté de moi dans le bateau, j'accepterais bien qu'il y fît deux fois
plus sombre.»

À ce moment surgit un gros rat d'égout qui habitait sous la planche.

--Passeport! cria-t-il, montre ton passeport, vite!

Le soldat de plomb demeura muet, il serra seulement un peu plus fort son
fusil. Le bateau continuait sa course et le rat lui courait après en
grinçant des dents et il criait aux épingles et aux brins de paille en
dérive.

--Arrêtez-le, arrêtez-le, il n'a pas payé de douane, ni montré son
passeport!

Mais le courant devenait de plus en plus fort. Déjà, le soldat de plomb
apercevait la clarté du jour là où s'arrêtait la planche, mais il
entendait aussi un grondement dont même un brave pouvait s'effrayer. Le
ruisseau, au bout de la planche, se jetait droit dans un grand canal.
C'était pour lui aussi dangereux que pour nous de descendre en bateau
une longue chute d'eau.

Il en était maintenant si près que rien ne pouvait l'arrêter. Le bateau
fut projeté en avant, le pauvre soldat de plomb se tenait aussi raide
qu'il le pouvait, personne ne pourrait plus tard lui reprocher d'avoir
seulement cligné des yeux. L'esquif tournoya deux ou trois fois,
s'emplit d'eau jusqu'au bord, il allait sombrer. Le soldat avait de
l'eau jusqu'au cou et le bateau s'enfonçait toujours davantage, le
papier s'amollissait de plus en plus, l'eau passa bientôt par-dessus la
tête du navigateur. Alors, il pensa à la ravissante petite danseuse
qu'il ne reverrait plus jamais, et à ses oreilles tinta la chanson:

Tu es en grand danger, guerrier!

Tu vas souffrir la malemort!

Le papier se déchira, le soldat passa au travers... mais, au même
instant, un gros poisson l'avala.

Non! Ce qu'il faisait sombre là-dedans! Encore plus que sous la planche
du ruisseau, et il était bien à l'étroit, notre soldat, mais toujours
stoïque il resta couché de tout son long, l'arme au bras.

Le poisson s'agitait, des secousses effroyables le secouaient. Enfin, il
demeura parfaitement tranquille, un éclair sembla le traverser. Puis, la
lumière l'inonda d'un seul coup et quelqu'un cria:

«Un soldat de plomb!»

Le poisson avait été pêché, apporté au marché, vendu, monté à la cuisine
où la servante l'avait ouvert avec un grand couteau. Elle saisit entre
deux doigts le soldat par le milieu du corps et le porta au salon où
tout le monde voulait voir un homme aussi remarquable, qui avait voyagé
dans le ventre d'un poisson, mais lui n'était pas fier. On le posa sur
la table....

Comme le monde est petit!... Il se retrouvait dans le même salon où il
avait été primitivement, il revoyait les mêmes enfants, les mêmes jouets
sur la table, le château avec l'exquise petite danseuse toujours debout
sur une jambe et l'autre dressée en l'air; elle aussi était stoïque.

Le soldat en était tout ému, il allait presque pleurer des larmes de
plomb, mais cela ne se faisait pas... il la regardait et elle le
regardait, mais ils ne dirent rien. Soudain, un des petits garçons prit
le soldat et le jeta dans le poêle sans aucun motif, sûrement encore
sous l'influence du diable de la tabatière. Le soldat de plomb tout
ébloui sentait en lui une chaleur effroyable. Était-ce le feu ou son
grand amour? Il n'avait plus ses belles couleurs, était-ce le voyage ou
le chagrin? Il regardait la petite demoiselle et elle le regardait, il
se sentait fondre, mais stoïque, il restait debout, l'arme au bras.
Alors, la porte s'ouvrit, le vent saisit la danseuse et, telle une
sylphide, elle s'envola directement dans le poêle près du soldat. Elle
s'enflamma... et disparut. Alors, le soldat fondit, se réduisit en un
petit tas, et lorsque la servante, le lendemain, vida les cendres, elle
y trouva comme un petit coeur de plomb. De la danseuse, il ne restait
rien que la paillette, toute noircie par le feu, noire comme du charbon.



La tirelire


Il y avait une quantité de jouets dans la chambre d'enfants. Tout en
haut de l'armoire trônait la tirelire sous la forme d'un cochon en terre
cuite; il avait naturellement une fente dans le dos, et cette fente
avait été élargie à l'aide d'un couteau pour pouvoir y glisser aussi de
grosses pièces. On en avait déjà glissé deux dedans, en plus de
nombreuses menues monnaies.

Le cochon était si bourré que l'argent ne pouvait plus tinter dans son
ventre et c'est bien le maximum de ce que peut espérer un
cochon-tirelire. Il se tenait tout en haut de l'armoire et regardait les
jouets en bas, dans la chambre; il savait bien qu'avec ce qu'il avait
dans le ventre il aurait pu les acheter tous et cela lui donnait quelque
orgueil.

Les autres le savaient aussi même s'ils n'en parlaient pas, ils avaient
d'autres sujets de conversation. Le tiroir de la commode était
entrouvert et une poupée un peu vieille et le cou raccommodé regardait
au-dehors. Elle dit:

--Je propose de jouer aux grandes personnes, ce sera une occupation!

Alors, il y eut tout un remue-ménage, les tableaux eux-mêmes se
retournèrent contre le mur ils savaient pourtant qu'ils avaient un
envers--mais ce n'était pas pour protester.

On était au milieu de la nuit; la lune, dont les rayons entraient par la
fenêtre, offrait un éclairage gratuit. Le jeu allait commencer et tous
étaient invités, même la voiture de poupée bien qu'elle appartînt aux
jouets dits vulgaires.

Chacun est utile à sa manière, disait-elle; tout le monde ne peut pas
appartenir à la noblesse, il faut bien qu'il y en ait qui travaillent.

Le cochon-tirelire seul reçut une invitation écrite. On craignait que,
placé si haut, il ne pût entendre une invitation orale. Il se jugea trop
important pour donner une réponse et ne vint pas. S'il voulait prendre
part au jeu, ce serait de là-haut, chez lui; les autres s'arrangeraient
en conséquence. C'est ce qu'ils firent.

Le petit théâtre de marionnettes fut monté de sorte qu'il pût le voir
juste de face. Il devait y avoir d'abord une comédie, puis le thé,
ensuite des exercices intellectuels. Mais c'est par ceux-ci qu'on
commença tout de suite.

Le cheval à bascule parla d'entraînement et de pur-sang, la voiture de
poupée de chemins de fer et de traction à vapeur: cela se rapportait
toujours à leur spécialité. La pendule parla politique--tic, tac--elle
savait quelle heure elle avait sonné, mais les mauvaises langues
disaient qu'elle ne marchait pas bien.

La canne se tenait droite, fière de son pied ferré et de son pommeau
d'argent; sur le sofa s'étalaient deux coussins brodés, ravissants mais
stupides. La comédie pouvait commencer.

Tous étaient assis et regardaient. On les pria d'applaudir, de claquer
ou de gronder suivant qu'ils seraient satisfaits ou non. La cravache
déclara qu'elle ne claquait jamais pour les vieux, mais seulement pour
les jeunes non encore fiancés.

--Moi, j'éclate pour tout le monde, dit le pétard.

--Être là ou ailleurs... déclarait le crachoir. Et c'était bien
l'opinion de tous sur cette idée de jouer la comédie.

La pièce ne valait rien, mais elle était bien jouée. Les acteurs
présentaient toujours au public leur côté peint, ils étaient faits pour
être vue de face, pas de dos. Tous jouaient admirablement, tout à fait
en avant et même hors du théâtre, car leurs fils étaient trop longs,
mais ils n'en étaient que plus remarquables.

La poupée raccommodée était si émue qu'elle se décolla et le
cochon-tirelire, bouleversé à sa façon, décida de faire quelque chose
pour l'un des acteurs, par exemple: le mettre sur son testament pour
qu'il soit couché près de lui dans un monument funéraire quand le moment
serait venu.

Tous étaient enchantés, de sorte qu'on renonça au thé et on s'en tint à
l'intellectualité. On appelait cela jouer aux grandes personnes et
c'était sans méchanceté puisque ce n'était qu'un jeu. Chacun ne pensait
qu'à soi-même et aussi à ce que pensait le cochon-tirelire et lui
pensait plus loin que les autres: à son testament et à son enterrement.
Quand en viendrait l'heure? Toujours plus tôt qu'on ne s'y attend....

Patatras! Le voilà tombé de l'armoire. Le voilà gisant par terre en
mille morceaux; les pièces dansent et sautent à travers la pièce, les
plus petites ronflent, les plus grandes roulent, surtout le daler
d'argent qui avait tant envie de voir le monde. Il y alla, bien sûr;
toutes les pièces y allèrent, mais les restes du cochon allèrent dans la
poubelle.

Le lendemain, sur l'armoire, se tenait un nouveau cochon-tirelire en
terre vernie.

Il ne contenait encore pas la moindre monnaie, et rien ne tintait en
lui. En cela, il ressemblait à son prédécesseur. Il n'était qu'un
commencement et, pour nous, ce sera la fin du conte.



La vieille maison


Au beau milieu de la rue se trouvait une antique maison, elle avait plus
de trois cents ans: c'est là ce qu'on pouvait lire sur la grande poutre,
où au milieu de tulipes et de guirlandes de houblon était gravée l'année
de la construction. Et on y lisait encore des versets tirés de la Bible
et des bons auteurs profanes; au-dessus de chaque fenêtre étaient
sculptées des figures qui faisaient toute espèce de grimaces. Chacun des
étages avançait sur celui d'en dessous; le long du toit courait une
gouttière, ornée de gros dragons, dont la gueule devait cracher l'eau
des pluies; mais elle sortait aujourd'hui par le ventre de la bête; par
suite des ans, il s'était fait des trous dans la gouttière.

Toutes les autres maisons de la rue étaient neuves et belles à la mode
régnante; les carreaux de vitre étaient grands et toujours bien propres;
les murailles étaient lisses comme du marbre poli. Ces maisons se
tenaient bien droites sur leurs fondations, et l'on voyait bien à leur
air qu'elles n'entendaient rien avoir de commun avec cette construction
des siècles barbares.

«N'est-il pas temps, se disaient-elles, qu'on démolisse cette bâtisse
surannée, dont l'aspect doit scandaliser tous les amateurs du beau?
Voyez donc toutes ces moulures qui s'avancent et qui empêchent que de
nos fenêtres on distingue ce qui se passe dans la baraque. Et l'escalier
donc qui est aussi large que si c'était un château! que d'espace perdu!
Et cette rampe en fer forgé, est-elle assez prétentieuse! Comme ceux qui
s y appuient doivent avoir froid aux mains! Comme tout cela est
sottement imaginé!»

Dans une des maisons neuves, bien propres, d'un goût bien prosaïque,
celle qui était juste en face, se tenait souvent à la fenêtre un petit
garçon aux joues fraîches et roses; ses yeux vifs brillaient
d'intelligence. Lui, il aimait à contempler la vieille maison; elle lui
plaisait beaucoup, qu'elle fût éclairée par le soleil ou par la lune. Il
pouvait rester des heures à la considérer, et alors il se représentait
les temps où, comme il l'avait vu sur une vieille gravure, toutes les
maisons de la rue étaient construites dans ce même style, avec des
fenêtres en ogive, des toits pointus, un grand escalier menant à la
porte d'entrée, des dragons et autres terribles gargouilles tout autour
des gouttières; et, au milieu de la rue, passaient des archers, des
soldats en cuirasse, armés de hallebardes.

C'était vraiment une maison qu'on pouvait contempler pendant des heures.
Il y demeurait un vieillard qui portait des culottes de peau et un habit
à grands boutons de métal, tout à fait à l'ancienne mode; il avait aussi
une perruque, mais une perruque qui paraissait bien être une perruque,
et qui ne servait pas à simuler habilement de vrais cheveux. Tous les
matins, un vieux domestique venait, nettoyait, faisait le ménage et les
commissions, puis s'en allait.

Le vieillard à culottes de peau habitait tout seul la vieille maison.
Parfois il s'approchait de la fenêtre; un jour, le petit garçon lui fit
un gentil signe de tête en forme de salut; le vieillard fit de même; le
lendemain ils se dirent de nouveau bonjour, et bientôt ils furent une
paire d'amis, sans avoir jamais échangé une parole.

Le petit garçon entendit ses parents se dire: «Le vieillard d'en face a
de bien grandes richesses; mais c'est affreux comme il vit isolé de tout
le monde.»

Le dimanche d'après, l'enfant enveloppa quelque chose dans un papier,
sortit dans la rue et accostant le vieux domestique qui faisait les
commissions, il lui dit: «Écoute! Veux-tu me faire un plaisir et donner
cela de ma part à ton maître? J'ai deux soldats de plomb; en voilà un;
je le lui envoie pour qu'il ait un peu de société; je sais qu'il vit
tellement isolé de tout le monde, que c'est lamentable.»

Le vieux domestique sourit, prit le papier et porta le soldat de plomb à
son maître. Un peu après, il vint trouver les parents, demandant si le
petit garçon ne voulait pas venir rendre visite au vieux monsieur. Les
parents donnèrent leur permission, et le petit partit pour la vieille
maison.

Les trompettes sculptées sur la porte, ma foi, avaient les joues plus
bouffies que d'ordinaire, et si on avait bien prêté l'oreille, on les
aurait entendus, qui soufflaient dans leurs instruments:
«Schnetterendeng! Ta-ra-ra-ta: le voilà, le voilà, le petit
schnetterendeng!»

La grande porte s'ouvrit. Le vestibule était tout garni de vieux
portraits de chevaliers revêtus de cuirasses, de châtelaines en robes de
damas et de brocart; l'enfant crut entendre les cuirasses résonner et
les robes rendre un léger froufrou. Il arriva à un grand escalier, avec
une belle rampe en fer tout ouvragée, et ornée de grosses boules de
cuivre, où on pouvait se mirer; elles brillaient comme si on venait de
les nettoyer pour fêter la visite du petit garçon, la première depuis
tant d'années.

Après avoir monté bien des marches, l'enfant aperçut, donnant sur une
vaste cour, un grand balcon; mais les planches avaient des fentes et des
trous en quantité; elles étaient couvertes de mousse, d'herbe, de sedum,
et toute la cour et les murailles étaient de même vertes de plantes
sauvages qui poussaient là sans que personne s'en occupât. Sur le balcon
se trouvaient de grands pots de fleurs, en vieille et précieuse faïence;
ils avaient la forme de têtes fantastiques, à oreilles d'âne en guise
d'anses; il y poussait des plantes rares; c'étaient des touffes de
feuilles, sans presque aucune fleur. Il y avait là un pot d'oeillet tout
en verdure, et il chantait à voix basse: «Le vent m'a caressé, le soleil
m'a donné une petite fleur, une petite fleur pour dimanche.»

Ensuite, le petit garçon passa par une grande salle; les murs étaient
recouverts de cuir gaufré, à fleurs et arabesques toutes dorées, mais
ternies par le temps.

«La dorure passe, le cuir reste,» marmottaient les murailles.

Puis l'enfant fut conduit dans la chambre où se tenait le vieux
monsieur, qui l'accueillit avec un doux sourire, et lui dit: «Merci pour
le soldat de plomb, mon petit ami; et merci encore de ce que tu es venu
me voir.»

Et les hauts fauteuils en chêne, les grandes armoires et les autres
meubles en bois des îles craquaient, et disaient: «knick, knack», ce qui
pouvait bien vouloir dire: «Bien le bonjour!»

À la muraille pendait un tableau, représentant une belle dame, jeune, au
visage gracieux et avenant; elle était habillée d'une robe vaste et
raide, tenue par des paniers; ses cheveux étaient poudrés. De ses doux
yeux elle regardait l'enfant.

«Qui cela peut-il donc être; dit-il. D'où vient cette belle madame?

--De chez le marchand de bric-à-brac, répondit le vieux monsieur. Il a
souvent des portraits à vendre et pas chers. Les originaux sont morts et
enterrés; personne ne s'occupe d'eux. Cette dame, je l'ai connue toute
jeune; voilà un demi-siècle qu'elle a quitté ce monde; j'ai retrouvé son
portrait chez le marchand et je l'ai acheté.»

Au-dessous du portrait, se trouvait sous verre un bouquet de fleurs
fanées; elles avaient tout l'air d'avoir été cueillies juste cinquante
ans auparavant.

«On dit chez nous, reprit l'enfant, que tu es toujours seul, et que cela
fait de la peine, rien que d'y penser.

--Mais pas tant que cela, dit le vieux monsieur. Je reçois la visite de
mes pensées d'autrefois, et je revois passer devant moi tous ceux que
j'ai connus. Et, maintenant, toi tu es venu me rendre visite; je me sens
très heureux.»

Il tira alors d'une armoire un grand livre à images, et les montra au
petit garçon; c'étaient des fêtes et processions des siècles passés;
d'énormes carrosses tout dorés, des soldats qui ressemblaient au valet
de trèfle de nos cartes; des bourgeois, habillés tous différemment selon
leurs métiers et professions. Les tailleurs avaient une bannière où se
voyaient des ciseaux, tenus par deux lions; celle des cordonniers
représentait un aigle à deux têtes, parce que chez eux il faut toujours
la paire. Oui, c'étaient de fameuses images, et le petit s'en amusait
tout plein.

Le vieux monsieur alors alla chercher dans l'office des gâteaux, des
confitures, des fruits. Qu'on était bien dans cette vieille maison!

«Je n'y tiens plus, s'écria tout à coup le soldat de plomb qui était sur
la cheminée. Non, c'est par trop triste ici, celui qui a goûté de la vie
de famille ne peut s'habituer à une pareille solitude. J'en ai assez. Le
jour déjà ne semble pas vouloir finir; mais la soirée sera encore plus
affreuse. Ce n'est pas comme chez toi, mon maître; ton père et ta mère
causent joyeusement; toi et tes frères et soeurs vous faites un
délicieux tapage d'enfer. On se sent vivre au milieu de ce bruit. Le
vieux, ici, jamais on ne lui donne de baisers, ni d'arbre de Noël. On
lui donnera un jour un cercueil et ce sera fini. Non, j'en ai assez.

--Il ne faut pas voir les choses du mauvais côté, répondit le petit
garçon. À moi, tout ici me paraît magnifique, et encore n'ai-je pas vu
toutes les belles choses que les vieux souvenirs font passer devant les
yeux du maître de céans.

--Moi non plus, je ne les aperçois, ni ne les verrai jamais, reprit le
soldat de plomb. Je te prie, emporte-moi.

--Non, dit le petit, il faut que tu restes pour tenir compagnie à ce bon
vieux monsieur.»

Le vieillard, qui paraissait tout rajeuni et avait l'air tout heureux,
revint avec d'excellents gâteaux, des confitures délicieuses, des
pommes, des noix et autres friandises; il plaça tout devant son petit
ami, qui, ma foi, ne pensa plus aux peines du soldat de plomb.

L'enfant retourna chez lui, s'étant diverti à merveille. Le lendemain,
il était à sa fenêtre, et il fit un signe de tête au vieux monsieur, qui
le lui rendit en souriant. Une neuvaine se passa, et alors on revint
prendre le petit garçon pour le mener à la vieille maison.

Les trompettes entonnèrent leur _schnetterendeng_, _ta-ta-ra-ta_. Les
chevaliers et les belles dames se penchèrent hors de leur cadre pour
voir passer ce petit être, si jeune; les fauteuils débitèrent leur
_knik-knak_; le cuir des murailles déclara qu'il était plus durable que
la dorure; enfin tout se passa comme la première fois; rien ne changeait
dans la vieille maison.

«Oh! Que je me sens malheureux», s'écria le soldat de plomb.» C'est à
périr ici. Laisse-moi plutôt partir pour la guerre, dussé-je y perdre
bras et jambes, ce serait au moins un changement. Oh, emmène-moi!
Maintenant je sais ce que c'est que de recevoir la visite de ses vieux
souvenirs, et ce n'est pas amusant du tout à la longue.»

«Je vous revoyais tous à la maison, comme si j'étais encore au milieu de
vous. C'était un dimanche matin, et vous autres enfants vous étiez
réunis, et les mains jointes vous chantiez un psaume; ton père et ta
mère écoutaient pieusement. Voilà que la porte s'ouvre et que ta petite
soeur Maria, qui n'a que deux ans, fait son entrée. Elle est si vive et
elle est toujours prête à danser quand elle entend n'importe quelle
musique. Cette fois vos chants la mirent en mouvement, mais cela
n'allait guère en mesure; la mélodie marchait trop lentement; l'enfant
levait sa petite jambe, mais il lui fallait la tenir trop longtemps en
l'air; cependant elle dandinait comme elle pouvait de la tête. Vous
gardiez votre sérieux, c'était pourtant bien difficile. Moi, je ris
tant, qu'au moment où une grosse voiture vint ébranler la maison, je
perdis l'équilibre et je tombai à terre, j'en ai encore une bosse. Cela
me fit bien mal; mais j'aimerais encore mieux tomber dix fois par jour,
chez vous, que de rester ici, hanté par ces vieux souvenirs.

Dis-moi, chantez-vous encore les dimanches? Raconte-moi quelque chose de
la petite Maria! Et mon bon camarade, l'autre soldat de plomb? Doit-il
être heureux, lui! Ne pourrait-il pas venir me relever de faction? Oh,
emmène-moi!»

--Tu n'es plus à moi, répondit le petit garçon. Tu sais bien que je t'ai
donné en cadeau au vieux monsieur. Il faut te faire une raison.»

Cette fois le vieillard montra à son petit ami des cassettes où il y
avait toutes sortes de jolis bibelots des temps passés; des cartes à
jouer, grandes et toutes dorées, comme on n'en voit même plus chez le
roi. Le vieux monsieur ouvrit le clavecin, qui, à l'intérieur, était
orné de fines peintures, de beaux paysages avec des bergers et des
bergères; il joua un ancien air; l'instrument n'était guère d'accord, et
les sons étaient comme enroués. Mais on aurait dit que le portrait de la
belle dame, celui qui avait été acheté chez le marchand de bric-à-brac,
s'animait en entendant cette antique mélodie; le vieux monsieur la
regardait, ses yeux brillaient comme ceux d'un jeune homme; un doux
sourire passa sur ses lèvres.

«Je veux partir en guerre, en guerre!», s'écria le soldat de plomb de
toutes ses forces; mais, à ce moment, le vieux monsieur vint prendre
quelque chose sur la cheminée et il renversa le soldat qui roula par
terre. Où était-il tombé? Le vieillard chercha, le petit garçon chercha;
ils ne purent le trouver. Disparu le soldat de plomb!»Je le retrouverai
demain», dit le vieux monsieur. Mais, jamais, il ne le revit. Le
plancher était rempli de fentes et de trous; le soldat avait passé à
travers, et il gisait là, sous les planches, comme enterré vivant.

Malgré cet incident la journée se passa gaiement, et, le soir, le petit
garçon rentra chez lui. Des semaines s'écoulèrent, et l'hiver arriva.
Les fenêtres étaient gelées, et l'enfant était obligé de souffler
longtemps sur les carreaux, pour y faire un rond par lequel il pût
apercevoir la vieille maison. Les sculptures de la porte, les tulipes,
les trompettes, on les voyait à peine, tant la neige les recouvrait. La
vieille maison paraissait encore plus tranquille et silencieuse que
d'ordinaire; et, en effet, il n'y demeurait absolument plus personne: le
vieux monsieur était mort, il s'était doucement éteint.

Le soir, comme c'était l'usage dans le pays, une voiture tendue de noir
s'arrêta devant la porte; on y plaça un cercueil, qu'on devait porter
bien loin, pour le mettre dans un caveau de famille. La voiture se mit
en marche; personne ne suivait que le vieux domestique; tous les amis du
vieux monsieur étaient morts avant lui. Le petit garçon pleurait, et il
envoyait de la main des baisers d'adieu au cercueil.

Quelques jours après, la vieille maison fut pleine de monde, on y
faisait la vente de tout ce qui s'y trouvait. Et, de la fenêtre, le
petit garçon vit partir, dans tous les sens, les chevaliers, les
châtelaines, les pots de fleurs en faïence, les fauteuils qui poussaient
des _knik-knak_ plus forts que jamais. Le portrait de la belle dame
retourna chez le marchand de bric-à-brac; si vous voulez le voir, vous
le trouverez encore chez lui; personne ne l'a acheté, personne n'y a
fait attention.

Au printemps, on démolit la vieille maison.» Ce n'est pas dommage qu'on
fasse disparaître cette antique baraque», dirent les imbéciles, et ils
étaient nombreux comme partout. Et, pendant que les maçons donnaient des
coups de pioche, qui fendaient le coeur du petit garçon, on voyait, de
la rue, pendre des lambeaux de la tapisserie en cuir doré, et les
tulipes volaient en éclats, et les trompettes tombaient par terre,
lançant un dernier _schnetterendeng_.

Enfin, on enleva tous les décombres et on construisit une grande belle
maison à larges fenêtres et à murailles bien lisses, proprement peintes
en blanc. Par devant, on laissa un espace pour un gentil petit jardin
qui, sur la rue, était entouré d'une jolie grille neuve: «Que tout cela
a bonne façon!» disaient les voisins. Dans le jardin, il y avait des
allées bien droites, et des massifs bien ronds; les plantes étaient
alignées au cordeau, et ne poussaient pas à tort et à travers comme
autrefois, dans la cour de la vieille maison.

Les gens s'arrêtaient à la grille et regardaient avec admiration. Les
moineaux par douzaines, perchés sur les arbustes et la vigne vierge qui
couvrait les murs de côté babillaient de toutes sortes de choses, mais
pas de la vieille maison; aucun d'eux ne l'avait jamais vue: car il
s'était passé, depuis lors, bien du temps, oui, tant d'années que, dans
l'intervalle, le petit garçon était devenu un homme, et un homme
distingué qui faisait la joie de ses vieux parents.

Il s'était marié et il habitait, avec sa jeune femme, justement la belle
maison dont nous venons de parler.

Un jour, ils étaient dans le jardin, et la jeune dame plantait une fleur
des champs qu'elle avait rapportée de la promenade, et qu'elle trouvait
aussi belle qu'une fleur de serre. Elle raffermissait, de ses petites
mains, la terre autour de la racine, lorsqu'elle se sentit comme piquée
aux doigts.

«Aïe!» s'écrie-t-elle, et elle aperçoit quelque chose qui brille.
Qu'était-ce? Devinez-vous? C'était le soldat de plomb, que le vieux
monsieur avait cherché vainement et qui était tombé là pendant les
démolitions, se trouvait sous terre depuis tant d'années.

La jeune dame le retira, et, sans lui en vouloir de ce qu'il l'avait
piquée, elle le nettoya avec une feuille humide de rosée, et le sécha
avec son mouchoir fin, qui sentait bon. Et le soldat de plomb était bien
aise, comme s'il se réveillait d'un long évanouissement.

«Laisse-moi le voir», dit le jeune homme, en souriant. Puis il hocha la
tête et continua: «Non, ce ne peut pas être le même; mais il me rappelle
un autre soldat de plomb que j'avais lorsque j'étais petit.»

Et il raconta l'histoire de la vieille maison, et du vieux monsieur,
auquel il avait envoyé, pour lui tenir compagnie, son soldat de plomb.
La jeune dame fut touchée jusqu'aux larmes de ce récit, surtout quand il
fut question du portrait qui avait été acheté chez le marchand de
bric-à-brac.

«Il serait cependant possible, dit-elle, que ce fût le même soldat de
plomb. Je veux le garder avec soin; il me rappellera ce que tu viens de
me conter. Tu me conduiras, n'est-ce pas, sur la tombe du vieux
monsieur?

--Je ne sais pas où elle se trouve, répondit-il; j'ai demandé à la voir,
personne n'a pu me l'indiquer. Tous ses amis étaient morts. Je sais
seulement que c'est très loin d'ici; au moment où on a emporté le
cercueil, je n'ai pas questionné; j'étais trop petit pour aller si loin
y porter des fleurs.

--Oh! Comme il a été seul, dans sa tombe également! dit la dame,
personne n'en aura pris soin.

--Moi aussi, j'ai été longtemps bien seul, se dit le soldat de plomb;
mais, quelle compensation aujourd'hui; je ne suis pas oublié!»

Comme la dame l'emportait dans la maison, il jeta un dernier regard sur
l'endroit où il était resté tant d'années; que vit-il, ressemblant à de
la vulgaire terre? Un morceau de la belle tapisserie. La dorure, elle,
avait entièrement disparu. Et, de sa fine oreille, le soldat entendit un
murmure où il distinguait ces paroles:

«La dorure passe, mais le cuir reste.»

S'il avait pu, il aurait volontiers haussé les épaules; chez lui,
couleur et dorure étaient restées.



Le vieux réverbère


Il était une fois un honnête vieux réverbère qui avait rendu de bons et
loyaux services pendant de longues, longues années, et on s'apprêtait à
le remplacer. C'était le dernier soir qu'il était sur son poteau et
éclairait la rue; il se sentit un peu comme un vieux figurant de ballet
qui danse pour la dernière fois et sait que dès le lendemain il sera mis
au rancart. Le réverbère redoutait terriblement ce lendemain. Il savait
qu'on l'amènerait à la mairie où trente-six sages de la ville
l'examineraient pour décider s'il était encore bon pour le service ou
pas. C'est là qu'on déciderait s'il devait éclairer un pont ou une usine
à la campagne. Il se pouvait aussi qu'on l'envoyât directement dans une
fonderie pour l'y faire fondre et dans ce cas il pouvait devenir
vraiment n'importe quoi d'autre.

Quel que fût son sort, il ferait ses adieux au vieux gardien de nuit et
à sa femme. Il les considérait comme sa propre famille. Il était devenu
réverbère en même temps que l'homme était devenu veilleur de nuit. La
femme, à l'époque, avait un comportement altier et ne s'occupait du
réverbère que le soir, quand elle passait par là, mais jamais dans la
journée. Au cours des dernières années, depuis qu'ils avaient vieilli
tous les trois, le veilleur, sa femme et le réverbère, la femme du
veilleur s'en occupait elle aussi, nettoyait la lampe et y versait de
l'huile. C'étaient de braves gens, l'un comme l'autre.

Ainsi le réverbère était dans la rue pour son dernier soir et demain il
irait à la mairie. Ces deux sombres pensées le hantaient et vous vous
imaginez sans doute comment il brûlait. Mais d'autres idées encore lui
passaient par la tête. Il ne lui viendrait jamais à l'esprit d'en parler
à haute voix, car c'était un réverbère bien élevé qui ne voulait blesser
personne. Mais que de souvenirs! Par moments, sa flamme montait
brusquement, comme si le réverbère avait soudainement senti: Oui, il y a
quelqu'un qui se souvient de moi. Par exemple ce beau garçon
autrefois.... Oh, oui, bien des années ont passé depuis! Il était venu
vers moi avec une lettre sur papier rose pâle, si fin et à bordure
dorée, et si joliment écrite; c'était une écriture de femme. Il lut la
lettre deux fois puis l'embrassa. Ensuite, il leva la tête, me regarda
et ses yeux disaient: «Je suis le plus heureux des hommes!» Oui, lui et
moi, nous étions les seuls à savoir ce que la première lettre de sa
bien-aimée contenait.... Je me rappelle aussi d'une autre paire d'yeux;
c'est curieux comme mes pensées sautent d'un sujet à l'autre. Un
magnifique cortège funèbre passa dans la rue. Dans le cercueil gisait,
sur la voiture couverte de soie, une jeune et jolie femme. Que de
fleurs, de couronnes et de torches brûlantes! J'en fus presque soufflé.
Sur le trottoir il y avait plein de gens qui suivaient lentement le
cortège. Lorsque les torches furent hors de vue, je regardai autour de
moi, un homme se tenait encore là et pleurait. Jamais je n'oublierai la
tristesse de ces yeux qui me regardaient!»

Des pensées diverses venaient ainsi au vieux réverbère qui éclairait la
rue ce soir pour la dernière fois. Le factionnaire que l'on relève
connaît la personne qui va le remplacer et peut même échanger quelques
paroles avec elle. Le réverbère ne savait pas qui allait le remplacer et
pourtant, il était à même de donner à son remplaçant quelques bons
conseils, sur la pluie et la rouille par exemple ou sur la lune qui
éclaire le trottoir ou encore sur la direction du vent.

Trois candidats s'étaient présentés sur le bord de la rigole, croyant
que c'était le réverbère lui-même qui attribuait l'emploi. Le premier
était une tête de hareng. Comme elle luisait dans l'obscurité elle
pensait que si c'était elle qui montait sur le poteau, cela ferait
économiser de l'huile. Le deuxième était un morceau de bois pourri, qui
brillait lui aussi, et certainement bien mieux que n'importe quelle
morue salée, comme il le fit entendre. D'autre part, il était le dernier
morceau d'un arbre qui avait été autrefois la gloire de la forêt. Le
troisième était un ver luisant. Le réverbère ne savait pas d'où il était
venu, mais il était là, et même si bien là, qu'il luisait. Mais la tête
de hareng et le bois pourri jurèrent qu'il ne luisait que de temps en
temps et que dès lors il ne pouvait être pris en considération. Le vieux
réverbère dit qu'aucun d'eux n'éclairait assez pour être réverbère.
Évidemment, ils ne voulurent pas l'admettre, et lorsqu'ils apprirent que
le réverbère lui-même ne pouvait attribuer sa fonction à personne, ils
se réjouirent et dirent qu'ils en étaient très heureux puisque de toute
façon le réverbère était vraiment bien trop sénile et donc incapable de
choisir son remplaçant.

À ce moment, le vent arriva du coin de la rue, il passa au travers de la
mitre du vieux réverbère et lui dit:

--Comment, j'apprends que tu vas partir demain? Je te vois donc ici ce
soir pour la dernière fois? Il faut absolument que je te fasse un
cadeau! Je vais souffler de l'air en toi et tu te rappelleras ensuite
nettement ce que tu auras vu et entendu; tu auras la tête si claire que
tu entendras tout ce que l'on dira ou lira.

--C'est formidable, marmonna le vieux réverbère, merci beaucoup. Pourvu
seulement que je ne sois pas fondu!

--Tu ne le seras pas encore, le rassura le vent. Je te rafraîchirai
maintenant la mémoire, et si on t'offre plusieurs petits cadeaux de ce
genre, tu auras une vieillesse plutôt gaie.

--Pourvu que je ne sois pas fondu, répéta le réverbère. Est-ce que dans
ce cas là aussi, je me rappellerai tout?

--Vieux réverbère, sois raisonnable, souffla le vent.

La lune apparut à cet instant.

--Et vous, que donnez-vous? demanda le vent.

--Je ne donnerai rien, répondit la lune. Je suis sur le déclin. Les
réverbères n'ont jamais lui pour moi, c'est toujours moi qui ai lui pour
eux.

La lune se cacha derrière les nuages, elle ne voulait pas être ennuyée.
Une goutte d'eau tomba alors directement sur la mitre du réverbère. On
aurait pu penser qu'elle venait du toit, mais la goutte expliqua qu'elle
était un cadeau envoyé par les nuages gris, et un cadeau peut-être
meilleur que tous les autres.

--Je pénétrerai en toi et tu auras la faculté, une nuit, quand tu le
souhaiteras, de rouiller, de t'effondrer et de devenir poussière.

Mais le réverbère trouva que c'était un bien mauvais cadeau et le vent
fut du même avis:

--N'aurais-tu rien de mieux à proposer? Souffla-t-il de toutes ses
forces.

À cet instant, ils virent une étoile filante suivie d'une longue et fine
traînée.

--Qu'est-ce que c'était? s'écria la tête de hareng. N'était-ce pas une
étoile? Je pense qu'elle est entrée directement dans le réverbère! Si
cet emploi est convoité par de si importants personnages, il n'y a pas
de place pour moi.

Là-dessus, elle s'en alla et les autres aussi. Le vieux réverbère brilla
soudain avec une force étonnante:

--Quel beau cadeau! Moi, pauvre vieux réverbère, remarqué par ces
étoiles étincelantes qui m'avaient toujours tellement ravi et qui
brillent avec tant d'éclat. Moi-même je n'ai jamais réussi à briller si
fort malgré tous mes efforts, et j'aurais pourtant tant voulu! Elles
m'ont envoyé une des leurs avec un cadeau, et désormais tout ce que je
me rappellerai et tout ce que moi-même verrai nettement, pourra être vu
également par tous ceux que j'aime. Et c'est cela le vrai bonheur, car
si je n'ai personne avec qui la partager, ma joie n'est pas complète.

--C'est en effet une idée très estimable, dit le vent. Mais tu n'as pas
l'air de savoir que pour cela il te faudrait une bougie de cire. Si
aucune bougie n'est allumée en toi, personne n'y verra rien. Et cela,
les petites étoiles n'y ont pas songé. Elles pensent sans doute que tout
ce qui brille a au moins une bougie à l'intérieur. Mais je suis fatigué,
déclara le vent. Je vais me coucher.

Le jour suivant... bah! le jour suivant ne nous intéresse pas. Le soir
suivant donc, le réverbère était sur un fauteuil et où?... Chez le vieux
veilleur de nuit. Il avait réussi à garder le réverbère en récompense de
ses longs et loyaux services. Les trente-six hommes s'étaient moqués de
lui, mais ils le lui avaient donné, puisqu'il le désirait tant. À
présent, le réverbère était couché sur le fauteuil près du poêle chaud.
Il prenait presque tout le fauteuil, comme si la chaleur l'avait fait
grandir. Les vieux époux étaient à table en train de dîner et, émus,
jetaient de temps en temps un regard sur le vieux réverbère; ils
auraient voulu qu'il vienne s'installer à table avec eux. Ils
habitaient, il est vrai, en sous-sol, à deux aunes sous terre et pour
accéder au logement il fallait passer par une entrée pavée; mais il y
faisait bien bon car la porte était calfeutrée avec des bouts de tissu.
Tout y était propre et rangé, le lit était couvert d'un baldaquin, de
petits rideaux décoraient les fenêtres et, derrière eux, il y avait deux
pots de fleurs étranges. Christian, le marin, les avait apportés des
Indes orientales ou occidentales, ils ne savaient plus exactement.
C'étaient deux éléphants en terre, et on mettait la terre dans leurs dos
ouverts. Dans l'un d'eux poussait une très belle ciboulette--il servait
de potager aux petits vieux--dans l'autre fleurissait un grand
géranium--c'était leur jardin. Au mur était accrochée une image
coloriée, c'était «le Congrès de Vienne», de sorte qu'ils avaient dans
leur chambre toute la cour royale et impériale! Une pendule à lourds
poids de plomb faisait «tic-tac». Elle était toujours en avance, mais
après tout cela valait mieux que si elle retardait, disaient les vieux.
Le réverbère avait l'impression que le monde entier était à l'envers.
Mais lorsque le vieux veilleur de nuit le regarda et se mit à raconter
tout ce qu'ils avaient vécu ensemble, par la pluie et la rouille, dans
les nuits d'été courtes et claires ou dans les tempêtes de neige et
comme il faisait bon de rentrer dans le petit logement du sous-sol, tout
se remit en place pour le vieux réverbère. Il eut l'impression de sentir
à nouveau le vent; oui, comme si le vent l'avait rallumé.

Les petits vieux étaient si travailleurs, si assidus, qu'ils ne
passaient pas une seule petite heure à somnoler. Le dimanche après-midi,
ils sortaient un livre, un récit de voyage de préférence, et le veilleur
de nuit lisait à haute voix les pages sur les forêts vierges et les
éléphants sauvages qui courent à travers l'Afrique, et la vieille femme
écoutait avec beaucoup d'attention, jetant des coups d'oeil sur leurs
éléphants en terre qui servaient de pots de fleurs.

--C'est presque comme si j'y étais, disait-elle.

Et le réverbère souhaitait ardemment qu'il y eût une bougie de cire à
portée de main et que quelqu'un songe à l'allumer et à la placer en lui,
afin que la vieille femme puisse voir exactement tout comme le réverbère
le voyait, les grands arbres aux branches enlacées les unes aux autres,
les hommes à cheval, noirs et nus, et des troupeaux entiers d'éléphants
écrasant les joncs et les broussailles.

--À quoi bon tous mes talents sans la moindre petite bougie de cire,
soupirait le réverbère. Ils n'ont ici que de l'huile et une chandelle,
cela ne suffit pas!

Un jour pourtant, un petit tas de restes de bougies apparut dans le
petit appartement du sous-sol. Les plus grands bouts servaient à
éclairer, les petits étaient utilisés par la vieille femme pour cirer
son fil à coudre. La bougie de cire existait donc bel et bien, mais
personne n'eut l'idée d'en mettre ne serait-ce qu'un petit bout dans le
réverbère.

--Et voilà! Je suis ici avec mes talents rares, se lamenta doucement le
réverbère, j'ai tant de choses en moi et je ne peux pas les partager
avec eux. Je peux transformer leurs murs blancs en superbes tentures, en
forêts profondes, en tout ce qu'ils pourraient souhaiter.... Et ils
l'ignorent!

Le réverbère, propre et bien astiqué, était dans un coin où il se
faisait toujours remarquer. Les gens disaient, il est vrai, que ce
n'était qu'une vieillerie à mettre au rancart, mais les vieux aimaient
leur réverbère et laissaient les gens parler.

Un jour, le jour d'anniversaire du vieil homme, la vieille femme
s'approcha du réverbère, sourit doucement et dit:

--Aujourd'hui je l'allumerai.

Le réverbère grinça de son couvercle car il se dit: Enfin, la lumière
leur vient!

Mais la veille femme ne lui donna pas de bougie, elle y versa de
l'huile. Le réverbère brilla toute la soirée, mais il savait maintenant
que le cadeau des étoiles, le plus magnifique de tous les cadeaux ne
serait pour lui, dans cette vie-là, qu'un trésor perdu. Et soudain il
rêva que les petits vieux étaient morts et qu'on l'amenait dans une
fonderie pour y être fondu. Bien qu'il eût la faculté de s'effondrer en
rouille et en poussière quand il le voudrait, il ne le fit pas. Il
arriva dans la fonderie et fut transformé en bougeoir en fer, le plus
beau de tous les bougeoirs pour bougies de cire. Il avait la forme d'un
ange portant un bouquet dans ses mains, et on plaçait la bougie de cire
au milieu du bouquet. Il avait sa place sur un bureau vert, dans une
chambre bien agréable. Il y avait de nombreux livres et de beaux
tableaux sur les murs. C'était la chambre d'un poète, et tout ce qu'il
imaginait et écrivait apparaissait tout autour. La chambre se
transformait en forêt sombre et profonde ou en pré ensoleillé traversé
gravement par une cigogne ou en pont d'un navire sur une mer agitée.

--Que j'ai de talents! s'étonna le vieux réverbère en se réveillant.
J'aurais presque envie d'être fondu! Mais non, cela ne doit pas arriver
tant que les petits vieux sont de ce monde. Ils m'aiment tel que je
suis. C'est comme si j'étais leur enfant, ils m'ont astiqué, m'ont donné
de l'huile et j'ai ici une place aussi honorable que le Congrès de
Vienne, et il n'y a pas plus noble que lui.

Et depuis ce temps, il était plus serein. Le vieux réverbère l'avait
bien mérité.



Le vilain petit canard


Comme il faisait bon dans la campagne! C'était l'été. Les blés étaient
dorés, l'avoine verte, les foins coupés embaumaient, ramassés en tas
dans les prairies, et une cigogne marchait sur ses jambes rouges, si
fines et si longues et claquait du bec en égyptien (sa mère lui avait
appris cette langue-là).

Au-delà, des champs et des prairies s'étendaient, puis la forêt aux
grands arbres, aux lacs profonds.

En plein soleil, un vieux château s'élevait entouré de fossés, et au
pied des murs poussaient des bardanes aux larges feuilles, si hautes que
les petits enfants pouvaient se tenir tout debout sous elles. L'endroit
était aussi sauvage qu'une épaisse forêt, et c'est là qu'une cane
s'était installée pour couver. Elle commençait à s'ennuyer beaucoup.
C'était bien long et les visites étaient rares les autres canards
préféraient nager dans les fossés plutôt que de s'installer sous les
feuilles pour caqueter avec elle.

Enfin, un oeuf après l'autre craqua. _Pip, pip_, tous les jaunes d'oeufs
étaient vivants et sortaient la tête.

--Coin, coin, dit la cane, et les petits se dégageaient de la coquille
et regardaient de tous côtés sous les feuilles vertes. La mère les
laissait ouvrir leurs yeux très grands, car le vert est bon pour les
yeux.

--Comme le monde est grand, disaient les petits.

Ils avaient bien sûr beaucoup plus de place que dans l'oeuf.

--Croyez-vous que c'est là tout le grand monde? dit leur mère, il
s'étend bien loin, de l'autre côté du jardin, jusqu'au champ du
pasteur--mais je n'y suis jamais allée.

«Êtes-vous bien là, tous?» Elle se dressa.» Non, le plus grand oeuf est
encore tout entier. Combien de temps va-t-il encore falloir couver? J'en
ai par-dessus la tête.»

Et elle se recoucha dessus.

--Eh bien! comment ça va? demanda une vieille cane qui venait enfin
rendre visite.

--Ça dure et ça dure, avec ce dernier oeuf qui ne veut pas se briser.
Mais regardez les autres, je n'ai jamais vu des canetons plus
ravissants. Ils ressemblent tous à leur père, ce coquin, qui ne vient
même pas me voir.

--Montre-moi cet oeuf qui ne veut pas craquer, dit la vieille. C'est,
sans doute, un oeuf de dinde, j'y ai été prise moi aussi une fois, et
j'ai eu bien du mal avec celui-là. Il avait peur de l'eau et je ne
pouvais pas obtenir qu'il y aille. J'avais beau courir et crier.
Fais-moi voir. Oui, c'est un oeuf de dinde, sûrement. Laisse-le et
apprends aux autres enfants à nager.

--Je veux tout de même le couver encore un peu, dit la mère. Maintenant
que j'y suis depuis longtemps.

--Fais comme tu veux, dit la vieille, et elle s'en alla.

Enfin, l'oeuf se brisa.

--Pip, pip, dit le petit en roulant dehors.

Il était si grand et si laid que la cane étonnée, le regarda.

--En voilà un énorme caneton, dit-elle, aucun des autres ne lui
ressemble. Et si c'était un dindonneau, eh bien, nous allons savoir ça
au plus vite.

Le lendemain, il faisait un temps splendide. La cane avec toute la
famille S'approcha du fossé. Plouf! elle sauta dans l'eau. Coin! coin!
commanda-t-elle, et les canetons plongèrent l'un après l'autre, même
l'affreux gros gris.

--Non, ce n'est pas un dindonneau, s'exclama la mère. Voyez comme il
sait se servir de ses pattes et comme il se tient droit. C'est mon petit
à moi. Il est même beau quand on le regarde bien. Coin! coin: venez avec
moi, je vous conduirai dans le monde et vous présenterai à la cour des
canards. Mais tenez-vous toujours près de moi pour qu'on ne vous marche
pas dessus, et méfiez-vous du chat.

Ils arrivèrent à l'étang des canards où régnait un effroyable vacarme.
Deux familles se disputaient une tête d'anguille. Ce fut le chat qui
l'attrapa.

--Ainsi va le monde! dit la cane en se pourléchant le bec.

Elle aussi aurait volontiers mangé la tête d'anguille.

--Jouez des pattes et tâchez de vous dépêcher et courbez le cou devant
la vieille cane, là-bas, elle est la plus importante de nous tous. Elle
est de sang espagnol, c'est pourquoi elle est si grosse. Vous voyez
qu'elle a un chiffon rouge à la patte, c'est la plus haute distinction
pour un canard. Cela signifie qu'on ne veut pas la manger et que chacun
doit y prendre garde. Ne mettez pas les pattes en dedans, un caneton
bien élevé nage les pattes en dehors comme père et mère. Maintenant,
courbez le cou et faites coin!

Les petits obéissaient, mais les canards autour d'eux les regardaient et
s'exclamaient à haute voix:

--Encore une famille de plus, comme si nous n'étions pas déjà assez. Et
il y en a un vraiment affreux, celui-là nous n'en voulons pas.

Une cane se précipita sur lui et le mordit au cou.

--Laissez le tranquille, dit la mère. Il ne fait de mal à personne.

--Non, mais il est trop grand et mal venu. Il a besoin d'être rossé.

--Elle a de beaux enfants, cette mère! dit la vieille cane au chiffon
rouge, tous beaux, à part celui-là: il n'est guère réussi. Si on pouvait
seulement recommencer les enfants ratés!

--Ce n'est pas possible, Votre Grâce, dit la mère des canetons; il n'est
pas beau mais il est très intelligent et il nage bien, aussi bien que
les autres, mieux même. J'espère qu'en grandissant il embellira et
qu'avec le temps il sera très présentable.

Elle lui arracha quelques plumes du cou, puis le lissa:

--Du reste, c'est un mâle, alors la beauté n'a pas tant d'importance.

--Les autres sont adorables, dit la vieille. Vous êtes chez vous, et si
vous trouvez une tête d'anguille, vous pourrez me l'apporter.

Cependant, le pauvre caneton, trop grand, trop laid, était la risée de
tous. Les canards et même les poules le bousculaient. Le dindon--né avec
des éperons--et qui se croyait un empereur, gonflait ses plumes comme
des voiles. Il se précipitait sur lui en poussant des glouglous de
colère. Le pauvre caneton ne savait où se fourrer. La fille de
basse-cour lui donnait des coups de pied. Ses frères et soeurs,
eux-mêmes, lui criaient:

--Si seulement le chat pouvait te prendre, phénomène!

Et sa mère:

--Si seulement tu étais bien loin d'ici!

C'en était trop! Le malheureux, d'un grand effort s'envola par-dessus la
haie, les petits oiseaux dans les buissons se sauvaient à tire d'aile.

«Je suis si laid que je leur fais peur», pensa-t-il en fermant les yeux.

Il courut tout de même jusqu'au grand marais où vivaient les canards
sauvages. Il tombait de fatigue et de chagrin et resta là toute la nuit.

Au matin, les canards en voyant ce nouveau camarade s'écrièrent:

--Qu'est-ce que c'est que celui-là?

Notre ami se tournait de droite et de gauche, et saluait tant qu'il
pouvait.

--Tu es affreux, lui dirent les canards sauvages, mais cela nous est
bien égal pourvu que tu n'épouses personne de notre famille.

Il ne songeait guère à se marier, le pauvre! Si seulement on lui
permettait de coucher dans les roseaux et de boire l'eau du marais.

Il resta là deux jours. Vinrent deux oies sauvages, deux jars plutôt,
car c'étaient des mâles, il n'y avait pas longtemps qu'ils étaient
sortis de l'oeuf et ils étaient très désinvoltes.

--Écoute, camarade, dirent-ils, tu es laid, mais tu nous plais. Veux-tu
venir avec nous et devenir oiseau migrateur? Dans un marais à côté il y
a quelques charmantes oiselles sauvages, toutes demoiselles bien
capables de dire coin, coin (oui, oui), et laid comme tu es, je parie
que tu leur plairas.

Au même instant, il entendit _Pif! Paf!_, les deux jars tombèrent raides
morts dans les roseaux, l'eau devint rouge de leur sang. Toute la troupe
s'égailla et les fusils claquèrent de nouveau.

Des chasseurs passaient, ils cernèrent le marais, il y en avait même
grimpés dans les arbres. Les chiens de chasse couraient dans la vase.
_Platch! Platch!_ Les roseaux volaient de tous côtés; le pauvre caneton,
épouvanté, essayait de cacher sa tête sous son aile quand il vit un
immense chien terrifiant, la langue pendante, les yeux étincelants. Son
museau, ses dents pointues étaient déjà prêts à le saisir quand--_Klap!_
il partit sans le toucher.

--Oh! Dieu merci! je suis si laid que même le chien ne veut pas me
mordre.

Il se tint tout tranquille pendant que les plombs sifflaient et que les
coups de fusils claquaient.

Le calme ne revint qu'au milieu du jour, mais le pauvre n'osait pas se
lever, il attendit encore de longues heures, puis quittant le marais il
courut à travers les champs et les prés, malgré le vent qui l'empêchait
presque d'avancer.

Vers le soir, il atteignit une pauvre masure paysanne, si misérable
qu'elle ne savait pas elle-même de quel côté elle avait envie de tomber,
alors elle restait debout provisoirement. Le vent sifflait si fort qu'il
fallait au caneton s'asseoir sur sa queue pour lui résister. Il
s'aperçut tout à coup que l'un des gonds de la porte était arraché, ce
qui laissait un petit espace au travers duquel il était possible de se
glisser dans la cabane. C'est ce qu'il fit.

Une vieille paysanne habitait là, avec son chat et sa poule. Le chat
pouvait faire le gros dos et ronronner. Il jetait même des étincelles si
on le caressait à rebrousse-poil. La poule avait les pattes toutes
courtes, elle pondait bien et la femme les aimait tous les deux comme
ses enfants.

Au matin, ils remarquèrent l'inconnu. Le chat fit _chum_ et la poule fit
_cotcotcot_.

--Qu'est-ce que c'est que ça! dit la femme.

Elle n'y voyait pas très clair et crut que c'était une grosse cane
égarée.

«Bonne affaire, pensa-t-elle, je vais avoir des oeufs de cane. Pourvu
que ce ne soit pas un mâle. Nous verrons bien.»

Le caneton resta à l'essai, mais on s'aperçut très vite qu'il ne pondait
aucun oeuf. Le chat était le maître de la maison et la poule la
maîtresse. Ils disaient: «Nous et le monde», ils pensaient bien en être
la moitié, du monde, et la meilleure. Le caneton était d'un autre avis,
mais la poule ne supportait pas la contradiction.



--Sais-tu pondre? demandait-elle.

--Non.

--Alors, tais-toi.

Et le chat disait:

--Sais-tu faire le gros dos, ronronner?

--Non.

--Alors, n'émets pas des opinions absurdes quand les gens raisonnables
parlent. Le caneton, dans son coin, était de mauvaise humeur; il avait
une telle nostalgie d'air frais, de soleil, une telle envie de glisser
sur l'eau. Il ne put s'empêcher d'en parler à la poule.

--Qu'est-ce qui te prend, répondit-elle. Tu n'as rien à faire, alors tu
te montes la tête. Tu n'as qu'à pondre ou à ronronner, et cela te
passera.

--C'est si délicieux de glisser sur l'eau, dit le caneton, si exquis
quand elle vous passe par-dessus la tête et de plonger jusqu'au fond!

--En voilà un plaisir, dit la poule. Tu es complètement fou. Demande au
chat, qui est l'être le plus intelligent que je connaisse, s'il aime
glisser sur l'eau ou plonger la tête dedans. Je ne parle même pas de
moi. Demande à notre hôtesse, la vieille paysanne. Il n'y a pas plus
intelligent. Crois-tu qu'elle a envie de nager et d'avoir de l'eau
par-dessus la tête?

--Vous ne me comprenez pas, soupirait le caneton.

--Alors, si nous ne te comprenons pas, qui est-ce qui te comprendra! Tu
ne vas tout de même pas croire que tu es plus malin que le chat ou la
femme... ou moi-même! Remercie plutôt le ciel de ce qu'on a fait pour
toi. N'es-tu pas là dans une chambre bien chaude avec des gens capables
de t'apprendre quelque chose? Mais tu n'es qu'un vaurien, et il n'y a
aucun plaisir à te fréquenter. Remarque que je te veux du bien et si je
te dis des choses désagréables, c'est que je suis ton amie. Essaie un
peu de pondre ou de ronronner!

--Je crois que je vais me sauver dans le vaste monde, avoua le caneton.

--Eh bien! vas-y donc.

Il s'en alla.

L'automne vint, les feuilles dans la forêt passèrent du jaune au brun,
le vent les faisait voler de tous côtés. L'air était froid, les nuages
lourds de grêle et de neige, dans les haies nues les corbeaux
croassaient _kré! kru! krà!_ oui, il y avait de quoi grelotter. Le
pauvre caneton n'était guère heureux.

Un soir, au soleil couchant, un grand vol d'oiseaux sortit des buissons.
Jamais le caneton n'en avait vu de si beaux, d'une blancheur si
immaculée, avec de longs cous ondulants. Ils ouvraient leurs larges
ailes et s'envolaient loin des contrées glacées vers le midi, vers les
pays plus chauds, vers la mer ouverte. Ils volaient si haut, si haut,
que le caneton en fut impressionné; il tournait sur l'eau comme une
roue, tendait le cou vers le ciel... il poussa un cri si étrange et si
puissant que lui-même en fut effrayé.

Jamais il ne pourrait oublier ces oiseaux merveilleux! Lorsqu'ils furent
hors de sa vue, il plongea jusqu'au fond de l'eau et quand il remonta à
la surface, il était comme hors de lui-même. Il ne savait pas le nom de
ces oiseaux ni où ils s'envolaient, mais il les aimait comme il n'avait
jamais aimé personne. Il ne les enviait pas, comment aurait-il rêvé de
leur ressembler....

L'hiver fut froid, terriblement froid. Il lui fallait nager constamment
pour empêcher l'eau de geler autour de lui. Mais, chaque nuit, le trou
où il nageait devenait de plus en plus petit. La glace craquait, il
avait beau remuer ses pattes, à la fin, épuisé, il resta pris dans la
glace.

Au matin, un paysan qui passait le vit, il brisa la glace de son sabot
et porta le caneton à la maison où sa femme le ranima.

Les enfants voulaient jouer avec lui, mais lui croyait qu'ils voulaient
lui faire du mal, il s'élança droit dans la terrine de lait éclaboussant
toute la pièce; la femme criait et levait les bras au ciel. Alors, il
vola dans la baratte où était le beurre et, de là, dans le tonneau à
farine. La paysanne le poursuivait avec des pincettes; les enfants se
bousculaient pour l'attraper... et ils riaient... et ils criaient.
Heureusement, la porte était ouverte! Il se précipita sous les buissons,
dans la neige molle, et il y resta anéanti.

Il serait trop triste de raconter tous les malheurs et les peines qu'il
dut endurer en ce long hiver. Pourtant, un jour enfin, le soleil se
leva, déjà chaud, et se mit à briller. C'était le printemps.

Alors, soudain, il éleva ses ailes qui bruirent et le soulevèrent, et
avant qu'il pût s'en rendre compte, il se trouva dans un grand jardin
plein de pommiers en fleurs. Là, les lilas embaumaient et leurs longues
branches vertes tombaient jusqu'aux fossés.

Comme il faisait bon et printanier! Et voilà que, devant lui, sortant
des fourrés trois superbes cygnes blancs s'avançaient. Il ébouriffaient
leurs plumes et nageaient si légèrement, et il reconnaissait les beaux
oiseaux blancs. Une étrange mélancolie s'empara de lui.

--Je vais voler jusqu'à eux et ils me battront à mort, moi si laid,
d'avoir l'audace de les approcher! Mais tant pis, plutôt mourir par eux
que pincé par les canards, piqué par les poules ou par les coups de pied
des filles de basse-cour!

Il s'élança dans l'eau et nagea vers ces cygnes pleins de noblesse. À
son étonnement, ceux-ci, en le voyant, se dirigèrent vers lui.

--Tuez-moi, dit le pauvre caneton en inclinant la tête vers la surface
des eaux.

Et il attendit la mort.

Mais alors, qu'est-ce qu'il vit, se reflétant sous lui, dans l'eau
claire? C'était sa propre image, non plus comme un vilain gros oiseau
gris et lourdaud... il était devenu un cygne!!!

Car il n'y a aucune importance à être né parmi les canards si on a été
couvé dans un oeuf de cygne!

Il ne regrettait pas le temps des misères et des épreuves puisqu'elles
devaient le conduire vers un tel bonheur! Les grands cygnes blancs
nageaient autour de lui et le caressaient de leur bec.

Quelques enfants approchaient, jetant du pain et des graines. Le plus
petit s'écria:--Oh! il y en a un nouveau.

Et tous les enfants de s'exclamer et de battre des mains et de danser en
appelant père et mère.

On lança du pain et des gâteaux dans l'eau. Tous disaient: «Le nouveau
est le plus beau, si jeune et si gracieux.» Les vieux cygnes
s'inclinaient devant lui.

Il était tout confus, notre petit canard, et cachait sa tête sous
l'aile, il ne savait lui-même pourquoi. Il était trop heureux, pas du
tout orgueilleux pourtant, car un grand coeur ne connaît pas l'orgueil.
Il pensait combien il avait été pourchassé et haï alors qu'il était le
même qu'aujourd'hui où on le déclarait le plus beau de tous! Les lilas
embaumaient dans la verdure, le chaud soleil étincelait. Alors il gonfla
ses plumes, leva vers le ciel son col flexible et de tout son coeur
comblé il cria: «Aurais-je pu rêver semblable félicité quand je n'étais
que le vilain petit canard!»



Les voisins


On aurait vraiment pu croire que la mare aux canards était en pleine
révolution; mais il ne s'y passait rien. Pris d'une folle panique, tous
les canards qui, un instant avant, se prélassaient avec indolence sur
l'eau ou y barbotaient gaiement, la tête en bas, se mirent à nager comme
des perdus vers le bord, et, une fois à terre, s'enfuirent en se
dandinant, faisant retentir les échos d'alentour de leurs cris les plus
discordants. La surface de l'eau était tout agitée. Auparavant elle
était unie comme une glace; on y voyait tous les arbres du verger, la
ferme avec son toit et le nid d'hirondelles; au premier plan, un grand
rosier tout en fleur qui, adossé au mur, se penchait au-dessus de la
mare. Maintenant on n'apercevait plus rien; le beau paysage avait
disparu subitement comme un mirage. À la place il y avait quelques
plumes que les canards avaient perdues dans leur fuite précipitée; une
petite brise les balançait et les poussait vers le bord. Survint une
accalmie, et elles restèrent en panne. La tranquillité rétablie, l'on
vit apparaître de nouveau les roses. Elles étaient magnifiques; mais
elles ne le savaient pas. La lumière du soleil passait à travers leurs
feuilles délicates; elles répandaient la plus délicieuse senteur.

--Que l'existence est donc belle! dit l'une d'elles. Il y a pourtant une
chose qui me manque. Je voudrais embrasser ce cher soleil, dont la douce
chaleur nous fait épanouir; je voudrais aussi embrasser les roses qui
sont là dans l'eau. Comme elles nous ressemblent! Il y a encore là-haut
les gentils petits oiseaux que je voudrais caresser. Comme ils
gazouillent joliment quand ils tendent leurs têtes mignonnes hors de
leur nid! Mais il est singulier qu'ils n'aient pas de plumes, comme leur
père et leur mère. Quels excellents voisins cela fait! Ces jeunes
oiseaux étaient des moineaux; leurs parents aussi étaient des moineaux;
ils s'étaient installés dans le nid que l'hirondelle avait confectionné
l'année d'avant: ils avaient fini par croire que c'était leur propriété.

--Sont-ce des pièces pour faire des habits aux canards? demanda l'un des
petits moineaux, en apercevant les plumes sur l'eau.

--Comment pouvez-vous dire des sottises pareilles? dit la mère. Ne
savez-vous donc pas qu'on ne confectionne pas des vêtements aux oiseaux
comme aux hommes? Ils nous poussent naturellement. Les nôtres sont bien
plus fins que ceux des canards. À propos, je voudrais bien savoir ce qui
a pu tant effrayer ces lourdes bêtes. Je me rappelle que j'ai poussé
quelques _pip, pip_ énergiques en vous grondant tout à l'heure.
Serait-ce cela? Ces grosses roses, qui étaient aux premières loges,
devraient le savoir; mais elles ne font attention à rien; elles sont
perdues dans la contemplation d'elles-mêmes. Quels ennuyeux voisins! Les
petits marmottèrent quelques légers _pip_ d'approbation.

--Entendez-vous ces amours d'oiseaux! dirent les roses. Ils s'essayent à
chanter; cela ne va pas encore; mais dans quelque temps ils fredonneront
gaiement. Que ce doit être agréable de savoir chanter! on fait plaisir à
soi-même et aux autres. Que c'est charmant d'avoir de si joyeux voisins!
Tout à coup deux chevaux arrivèrent au galop; on les menait boire à la
mare. Un jeune paysan montait l'un; il n'avait sur lui que son pantalon
et un large chapeau de paille. Le garçon sifflait mieux qu'un moineau;
il fit entrer ses chevaux dans l'eau jusqu'à l'endroit le plus profond.
En passant près du rosier, il en cueillit une fleur et la mit à son
chapeau. Il n'était pas peu fier de cet ornement. Les autres roses, en
voyant s'éloigner leur soeur, se demandèrent l'une à l'autre:

--Où peut-elle bien aller? Aucune ne le savait.

--Parfois je souhaite de pouvoir me lancer à travers le monde, dit l'une
d'elles; mais réellement je me trouve très bien ici: le jour, le soleil
y donne en plein; et la nuit, je puis admirer le bel éclat lumineux du
ciel à travers les petits trous du grand rideau bleu. C'est ainsi que
dans sa simplicité elle désignait les étoiles.

--Nous apportons ici l'animation et la gaieté, reprit la mère moineau.
Les braves gens croient qu'un nid d'hirondelles porte bonheur, c'est
pourquoi l'on ne nous tracasse pas; on nous aime au contraire, et l'on
nous jette de temps en temps quelques bonnes miettes. Mais nos voisins,
à quoi peuvent-ils être utiles? Ce grand rosier, là contre le mur, ne
fait qu'y attirer l'humidité. Qu'on l'arrache donc et qu'à sa place on
sème un peu de blé. Voilà une plante profitable. Mais les roses, ce
n'est que pour la vue et l'odorat. Elles se fanent l'une après l'autre.
Alors, m'a appris ma mère, la femme du fermier en recueille les
feuilles. On les met ensuite sur le feu pour que cela sente bon.
Jusqu'au bout de leur existence, elles ne sont bonnes que pour flatter
les yeux et le nez. Lorsque le soir approcha et que des myriades
d'insectes se mirent à danser des rondes dans les vapeurs légères que le
soleil couchant colore en rose, le rossignol arriva et chanta pour les
roses ses plus délicieux airs: le refrain était que le beau est aussi
nécessaire au monde que le rayon de soleil. Les fleurs pensaient que
l'oiseau faisait allusion à ses propres mélodies; elles n'avaient pas
l'idée qu'il chantait leur beauté. Elles n'en étaient pas moins ravies
de ses harmonieuses roulades: elles se demandaient si les petits
moineaux du toit deviendraient aussi un jour des rossignols.

--J'ai fort bien compris le chant de cet oiseau des bois, dit l'un
d'eux, sauf un mot qui n'a pas de sens pour moi: le beau: qu'est-ce
cela?

--À vrai dire, ce n'est rien du tout, répondit-elle; c'est si fragile!
Tenez, là-bas au château, où se trouve le pigeonnier dont les habitants
reçoivent tous les jours pois et avoine à gogo (j'y vais quelquefois
marauder et y présenterai un jour), donc, au château ils ont deux
énormes oiseaux au cou vert et portant une crête sur la tête: ces bêtes
peuvent faire de leur queue une roue aux couleurs tellement éclatantes
qu'elles font mal aux yeux: c'est là ce qu'il y a de plus beau au monde.
Eh bien, je vous demande un peu: si l'on arrachait les plumes à ces
paons (c'est ainsi qu'on appelle ces animaux si fiers), auraient-ils
meilleure façon que nous? Je leur aurais depuis longtemps enlevé leur
parure, s'ils n'étaient pas si gros. Mais c'est pour vous dire que le
beau tient à peu de chose.

--Attendez, c'est moi qui leur arracherai leurs plumes! s'écria le petit
moineau, qui n'avait lui-même encore qu'un mince duvet. Dans la maison
habitaient un jeune fermier et sa femme; c'étaient de bien braves gens,
ils travaillaient ferme; tout chez eux avait un air propre et gai. Tous
les dimanches matin, la fermière allait cueillir un bouquet des plus
belles roses et les mettait dans un vase plein d'eau sur le grand
bahut.»Voilà mon véritable almanach, disait le mari; c'est à cela que je
vois que c'est bien aujourd'hui dimanche.» Et il donnait à sa femme un
gros baiser.

--Que c'est fastidieux, toujours des roses! dit la mère moineau. Tous
les dimanches on renouvelait le bouquet; mais pour cela le rosier ne
dégarnissait pas de fleurs. Dans l'intervalle il était poussé des plumes
aux petits moineaux; ils demandèrent un jour à accompagner leur maman au
fameux pigeonnier; mais elle ne le permit pas encore. Elle partit pour
aller leur chercher à manger; la voilà tout à coup prise au lacet que
des gamins avaient tendu sur une branche d'arbre. La pauvrette avait ses
pattes entortillées dans le crin qui la serrait horriblement. Les
gamins, qui guettaient sous un bosquet, accoururent et saisirent
l'oiseau brusquement.

--Ce n'est qu'un pierrot! dirent-ils. Mais ils ne le relâchèrent pas
pour cela. Ils l'emportèrent à la maison, et chaque fois que le
malheureux oiseau se démenait et criait, ils le secouaient. Chez eux ils
trouvèrent un vieux colporteur, qui était en tournée. C'était un rieur;
à l'aide de ses plaisanteries il vendait force morceaux de savon et pots
de pommade. Les galopins lui montrèrent le moineau.

--Écoutez, dit-il, nous allons le faire bien beau, il ne se reconnaîtra
plus lui-même. L'infortunée maman moineau frissonna de tous ses membres.
Le vieux prit dans sa balle un morceau de papier doré qu'il découpa
artistement; il enduisit l'oiseau de toutes parts avec du blanc d'oeuf,
et colla le papier dessus. Les gamins battaient des mains en voyant le
pierrot doré sur toutes les coutures; mais lui ne songeait guère à sa
toilette resplendissante, il tremblait comme une feuille. Le vieux
loustic coupa ensuite un petit morceau d'étoffe rouge, y tailla des
zigzags pour imiter une crête de coq, et l'ajusta sur la tête de
l'oiseau.

--Maintenant, vous allez voir, dit-il, quel effet il produira quand il
va voler! Et il laissa partir le moineau qui, éperdu de frayeur, se mit
à tourner en rond, ne sachant plus où il était. Comme il brillait à la
lumière du soleil! Toute la gent volatile, même une vieille corneille
fut d'abord effarée à l'aspect de cet être extraordinaire. Le moineau
s'était un peu remis et avait pris son vol vers son nid; mais toute la
bande des moineaux d'alentour, les pinsons, les bouvreuils et aussi la
corneille se mirent à sa poursuite pour apprendre de quel pays il
venait. Au milieu de ce tohu-bohu, il se troubla de nouveau, l'épouvante
commençait à paralyser ses ailes, son vol se ralentissait. Plusieurs
oiseaux l'avaient rattrapé et lui donnaient des coups de bec; les autres
faisaient un ramage terrible. Enfin le voilà devant son nid. Les petits,
attirés par tout ce tapage, avaient mis la tête à la fenêtre.

--Tiens, se dirent-ils l'un à l'autre, c'est certainement un jeune paon.
L'éclat de son plumage fait mal aux yeux. Te rappelles-tu ce que la mère
nous a dit: «C'est le beau. À bas le beau! Sus, sus!» Et de leurs petits
becs ils frappèrent l'oiseau épuisé qui n'avait plus assez de souffle
pour dire _pip_, ce qui l'aurait peut-être fait reconnaître. Ils
barrèrent l'entrée du nid à leur mère. Les autres oiseaux alors se
jetèrent sur elle et lui arrachèrent une plume après l'autre; elle finit
par tomber sanglante au milieu du rosier.

--Pauvre petite bête! dirent les roses. Cache-toi bien. Ils n'oseront
pas te poursuivre plus loin. Notre père te défendra avec ses épines.
Repose ta tête sur nous. Mais le pauvre moineau était dans les dernières
convulsions, il étendit les ailes, puis les resserra; il était mort.
Dans le nid, c'étaient des _pip, pip_ continuels.

--Où peut donc rester la mère si longtemps? dit l'aîné des petits.
Serait-ce avec intention qu'elle ne rentre pas? peut-être veut-elle nous
signifier que nous sommes assez grands pour pourvoir nous-mêmes à notre
entretien? Oui, ce doit être cela. Elle nous abandonne le nid. Nous
pouvons y loger tous trois maintenant; mais plus tard, quand nous aurons
de la famille, à qui sera-t-il?

--Moi, je vous ferai bien décamper, dit le plus jeune, quand je viendrai
installer ici ma nichée.

--Tais-toi, blanc-bec, dit le second, je serai marié bien avant toi, et
avec ma femme et mes petits je te ferai une belle conduite si tu viens
ici.

--Et moi, je ne compte donc pour rien? s'écria l'aîné. La querelle
s'envenima, ils se mirent à se battre des ailes, à se donner des coups
de bec; les voilà tous trois hors du nid dans la gouttière, ils
restèrent à plat quelque temps, clignotant des yeux de l'air le plus
niais. Enfin ils se relevèrent, ils savaient un peu voleter, et les deux
aînés, se sentant le désir de voir le monde, laissèrent le nid au plus
jeune. Avant de se séparer, ils convinrent d'un signe pour se
reconnaître plus tard: c'était un _pip_ prolongé, accompagné de trois
grattements avec la patte gauche; ils devaient apprendre ce moyen de
reconnaissance à leurs petits. Le plus jeune se carrait avec délices
dans le nid, qui était maintenant à lui seul. Mais dès la nuit suivante
le feu prit au toit, qui était de chaume; il flamba en un instant et le
moineau fut grillé. Lorsque le soleil apparut, il ne restait plus debout
que quelques poutres à moitié calcinées, appuyées contre un pan de mur.
Les décombres fumaient encore. À côté des ruines, le rosier était resté
aussi frais, aussi fleuri que la veille; l'image de ses riches bouquets
se reflétait toujours dans l'eau.

--Quel effet pittoresque font ces fleurs épanouies devant ces ruines!
s'écria un passant. Il me faut dessiner cela. Et il tira d'un cahier une
feuille de papier et se mit à tracer un croquis: c'était un peintre. Il
dessina les restes de la maison, la cheminée qui menaçait de s'écrouler,
les débris de toute sorte, et en avant le magnifique rosier couvert de
fleurs. Ce contraste entre la nature, toujours belle et vivante, et
l'oeuvre de l'homme, si périssable, était saisissant. Dans la journée,
les deux jeunes moineaux envolés de la veille vinrent faire un tour aux
lieux de leur naissance.

--Qu'est devenue la maison? s'écrièrent-ils. Et le nid? Tout a péri, et
notre frère le querelleur aussi. C'est bien fait pour lui. Mais faut-il
que ces maudites roses aient seules échappé au feu! Et le malheur des
autres ne les chagrine pas, ni ne les fait maigrir, elles ont toujours
leurs grosses joues bouffies!

--Je ne puis les voir, dit l'aîné. Allons-nous-en, c'est maintenant un
séjour affreux. Et ils s'envolèrent. Par une belle journée d'automne,
une bande de pigeons, noirs, blancs, tachetés, sautillaient dans la
basse-cour du château. Leur plumage bien lissé brillait au soleil. On
venait de leur jeter des pois et des graines. Ils couraient çà et là en
désordre.

--En groupes! en groupes! dit une vieille mère pigeonne.

--Quelles sont ces petites bêtes grises qui gambadent toujours derrière
nous? demanda un jeune pigeon au plumage rouge et vert.

--Venez, gris-gris. Ce sont des moineaux. Comme notre race a la
réputation d'être douce et affable, nous les laissons picorer quelques
graines. En effet, voilà que deux des moineaux qui venaient d'arriver de
côtés différents se mirent pour se saluer, à gratter trois fois de la
patte gauche et à pousser un _pip_ en point d'orgue.

--On fait bombance ici, se dirent-ils. Les pigeons d'un air protecteur
se rengorgeaient et se promenaient fiers et hautains. Quand on les
observe de près, on les trouve remplis de défauts; entre eux, quand ils
se croient seuls, ils sont toujours à se quereller, à se donner de
furieux coups de bec.

--Regarde un peu celui qui a une si grosse gorge! dit un des jeunes
pigeons à la vieille grand-mère. Comme il avale des pois! son jabot en
crève presque! Allons, donnez-lui une raclée. Courez, courez, courez! Et
les yeux scintillants de méchanceté, deux jeunes se jetèrent sur le
pigeon à grosse gorge qui, la crête soulevée de colère, les bouscula
l'un après l'autre.

--En groupes! s'écria la vieille. Venez, gris-gris! Courez, courez,
courez! Les moineaux faisaient ripaille; ils avaient mis de côté leur
effronterie native, et se tenaient convenablement pour qu'on les
tolérât; ils se plaçaient même dans les groupes au commandement de la
vieille. Une fois bien repus, ils déguerpirent; quand ils furent un peu
loin, ils échangèrent leurs idées sur les pigeons, dont ils se moquèrent
à plaisir. Ils allèrent, pour faire la sieste, se reposer sur le rebord
d'une fenêtre: elle était ouverte. Quand on a le ventre plein, on se
sent hardi; aussi l'un d'eux se risqua bravement dans la chambre.

--Pip, pip, dit le second, j'en ferais bien autant et même plus. Et il
s'avança jusqu'au milieu de l'appartement. Il ne s'y trouvait personne
en ce moment. En furetant à droite et à gauche, les voilà tout au fond
de la chambre.

--Tiens! qu'est cela? s'écrièrent-ils. Devant eux se trouvait un rosier
dont les centaines de fleurs se reflétaient dans l'eau; à côté, quelques
poutres calcinées étaient adossées contre un reste de cheminée;
derrière, un bouquet de bois et un ciel splendide. Les moineaux prirent
leur élan pour voler vers les arbres; mais ils vinrent se cogner contre
une toile. Tout ce paysage n'était qu'un beau et grand tableau;
l'artiste l'avait peint d'après le croquis qu'il avait dessiné.

--Pip! dit un des moineaux. Ce n'est rien qu'une pure apparence. Pip,
pip! C'est peut-être le beau? C'est ainsi que le définissait notre
aïeule, une personne des plus remarquables de son temps. Quelqu'un
entra, les oiseaux s'envolèrent. Des jours, des années se passèrent. Les
familles de nos deux moineaux avaient prospéré malgré les durs hivers;
en été, on se rattrapait et l'on engraissait. Quand on se rencontrait,
on se reconnaissait au signal convenu: trois grattements de la patte
gauche. Presque tous s'établissaient jeunes, se mariaient et faisaient
leur nid non loin les uns des autres. Mais une petite pierrette alerte
et aventureuse, trop volontaire pour se mettre en ménage, partit un jour
pour les contrées lointaines et elle vint s'installer à Copenhague.

--Comme tout cela brille! dit la pierrette en voyant le soleil se
refléter dans les vastes fenêtres du château. Ne serait-ce pas le beau?
Dans notre famille on sait le reconnaître. Seulement, ce que je vois là,
c'est autrement grand qu'un paon. Et ma mère m'a dit que cet animal
était le type du beau. Et la pierrette descendit dans la cour de
l'édifice; sur les murs étaient peintes des fresques; au milieu était un
grand rosier qui étendait ses branches fraîches et fleuries sur un
tombeau. La pierrette voleta de ce côté; trois moineaux sautillaient de
compagnie. Elle fit les trois grattements et lança un _pip_ de poitrine;
les moineaux firent de même. On se complimenta, on se salua de nouveau,
et l'on causa. Deux des moineaux se trouvaient être les frères nés dans
le nid d'hirondelles; sur leurs vieux jours ils avaient eu la curiosité
de voir la capitale. La nouvelle venue leur communiqua ses doutes sur la
nature du beau.

--Oh! c'est bien ici qu'il se trouve, dit l'aîné des frères. Tout est
solennel; les visiteurs sont graves, et il n'y a rien à manger. Ce n'est
que pure apparence. Des personnes qui venaient d'admirer les oeuvres
sublimes du maître approchèrent du tombeau où il repose. Leurs figures
étaient encore illuminées par les impressions qu'ils venaient de
recevoir dans ce sanctuaire de l'art. C'étaient de grands personnages
venus de loin, d'Angleterre, de France, d'Italie; la fille de l'un
d'eux, une charmante enfant, cueillit une des roses en souvenir du
célèbre sculpteur, et la mit dans son sein. Les moineaux, en voyant le
muet hommage qu'on venait rendre au rosier, pensèrent que l'édifice
était construit en son honneur; cela leur parut exorbitant; mais, pour
ne point paraître trop campagnards, ils firent comme tout le monde et
saluèrent à leur façon. En regardant de près, ils remarquèrent que
c'était leur ancien voisin. Le peintre qui avait dessiné le rosier au
pied de la maison brûlée avait demandé la permission de l'enlever, et
l'avait donné à l'architecte qui avait construit l'édifice. Celui-ci en
avait trouvé les fleurs si admirables, qu'il l'avait placé sur le
tombeau de Thorwaldsen, où ces roses étaient comme l'emblème du beau; on
les emportait bien loin en souvenir des émotions que produit la
sublimité de l'art.

--Tiens, dirent les moineaux, vous avez trouvé un bon emploi en ville.
Les roses reconnurent leurs voisins et répondirent:

--Quelle joie de revoir d'anciens amis! Il ne manquait plus que cela à
notre bonheur. Que l'existence est belle! Tous les jours ici sont des
jours de fête.





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Contes merveilleux, Tome II" ***

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