Home
  By Author [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Title [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Language
all Classics books content using ISYS

Download this book: [ ASCII | HTML | PDF ]

Look for this book on Amazon


We have new books nearly every day.
If you would like a news letter once a week or once a month
fill out this form and we will give you a summary of the books for that week or month by email.

Title: Souvenirs d'un sexagénaire, Tome I
Author: Arnault, A.-V. (Antoine-Vincent), 1766-1834
Language: French
As this book started as an ASCII text book there are no pictures available.


*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Souvenirs d'un sexagénaire, Tome I" ***


by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)



SOUVENIRS D'UN SEXAGÉNAIRE.

PAR A.V. ARNAULT, DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE

TOME PREMIER.

Verum amo Verum volo diei PLAUTE, _Mostellaria_

PARIS.

LIBRAIRIE DUFEY, RUE DES MARAIS-S.-G. 17.

1833.



INTRODUCTION.

Des Mémoires en général, et de quelques Mémoires en particulier.--Du but
que je me suis proposé en publiant _ces Souvenirs_.


Quel est le sens précis de ce mot _Mémoires_? veut-il dire voilà ce dont
je me souviens, ou voilà ce dont il importe qu'on se souvienne?

Dans ce dernier sens, tous les ouvrages qui portent ce titre n'auraient
pas droit de le garder, et il y a eu pis que de la vanité aux auteurs à
le leur donner.

Pour me mettre à l'abri d'un pareil reproche, j'ai cru devoir intituler
ce livre _Souvenirs_: c'est au lecteur à juger si ce qui se trouve dans
ma mémoire mérite d'être conservé dans la mémoire des autres.

Ce titre me semble plus précis que _Mémoires_, et il répond parfaitement
au mot _Réminiscences_, titre, que des Anglais ont donné à des ouvrages
de la nature de celui-ci.

Il est un rapport néanmoins, et cette petite discussion le démontre,
sous lequel ces mots _Mémoires_ et _Souvenirs_ sont tout-à-fait
synonymes: c'est qu'ils annoncent que dans le livre en tête duquel ils
se trouvent l'auteur parlera beaucoup de lui ou de soi.

Parler de soi fut de tout temps une manie assez générale, et jamais elle
n'a été plus en vogue qu'aujourd'hui. On trafique aujourd'hui de tout et
même de soi; et quand le soi physique ne peut plus servir de base à
spéculations, on spécule sur le soi moral, et, se débitant sous une
forme nouvelle, on donne sur soi des Mémoires qui ne sont pas toujours
de soi. Un des éditeurs les plus accrédités des romans qui se publient
journellement sous le titre de _Mémoires_ disait, en achetant le
manuscrit d'un auteur qui avait travaillé sur soi, et lui témoignait
l'intention de revoir son travail: «C'est moi que ce soin regarde;
laissez-moi faire, je vous arrangerai cela; je ferai pour vous comme
pour les autres; car, en fait de Mémoires, soit dit entre nous, _je ne
publie que ceux que je fais_.»

En publiant ses Mémoires, fait-on toujours une chose utile à la société?
La question serait superflue s'il s'agissait des Mémoires de Sully, de
ceux du cardinal de Retz, ou des _Commentaires_ de César, le plus ancien
livre connu qu'un auteur ait laissé sur lui-même.

Qu'un des hommes portés par un génie supérieur à la tête des affaires
publiques ou au commandement des armées entretienne la postérité de
l'art auquel il a dû son importance ou sa gloire, de l'art de commander,
d'administrer ou de gouverner, il en a le droit: ce sont des secrets
qu'il lui révèle; un franc exposé de ses principes, de ses hauts faits,
de ses fautes même, ne peut offrir aux lecteurs que d'utiles leçons, que
de nobles exemples.

Ainsi en est-il des écrits dont certains moralistes se sont faits
l'objet. Saint Augustin et Jean-Jacques ont eu droit de parler d'eux, et
l'on ne lira pas sans profit les _Confessions_ même du dernier, si on
sait les lire. Mais les utiles leçons qui se mêlent aux étranges écarts
avoués par Rousseau, qui ne s'en croit pas moins le _meilleur des
hommes_, se retrouvent-elles dans beaucoup de Mémoires?

Quel fruit peut-on retirer, par exemple, des _Mémoires du comte de
Gramont_, Mémoires rédigés par Hamilton, sur des notes fournies par son
beau-frère? Que vous apprennent-ils, sinon que leur héros n'avait pas, à
beaucoup près, dans le coeur, la délicatesse que son interprète avait
dans l'esprit, et que telle est la différence des moeurs de notre siècle
à celles du sien, qu'aujourd'hui un bourgeois se croirait diffamé s'il
était accusé des espiègleries dont se glorifie ce seigneur?

Modèle d'élégance et de grâces quant à la forme, et monument de
dissolution quant au fond, ces Mémoires sont néanmoins de la morale la
plus innocente, comparés à certains Mémoires publiés tout récemment.

Qu'est-ce, en définitive, que les _Mémoires du comte de Tilly_? Un
recueil de faits plus scandaleux les uns que les autres. La corruption
a-t-elle jamais inspiré de projets plus pernicieux, la perversité de
combinaisons plus atroces? En vain leur détestable auteur affecte-t-il
de blâmer ce dont il s'accuse; on sent qu'il y a plus d'orgueil que de
repentir dans ses aveux, et qu'il prend la scélératesse pour du génie.
L'hommage qu'il semble rendre à la morale ne saurait compenser le
dommage qu'il lui porte par ses confessions mêmes. Son livre est
élémentaire en matière de crime. Nulle part on n'a développé avec plus
d'impudence de plus odieuses théories. Voilà un livre vraiment mauvais,
un livre où l'on n'apprend rien que le mal; c'est un procès-verbal
d'atrocités, en trois volumes.

C'en est un de sottes fredaines, que les Mémoires de ces femmes qui,
publiant dans leur confession-générale la confession de tout le monde,
avouent avoir fait une sottise avec mille et un complices, ce qui fait
mille et une sottises pour le compte de l'héroïne. Elles croient, en
publiant ces faits, n'avoir dit de mal de personne: ne médisent-elles
donc pas des gens dont elles disent du bien, par cela même qu'elles en
parlent? En se déshabillant, ne déshabillent-elles pas aussi les autres?
Henriette Wilson, pour la nommer, Henriette Wilson en dévergondage,
comme le comte de Tilly en dépravation, ne rivalise-t-elle pas avec les
romanciers les plus éhontés? L'un et l'autre se vantent d'avoir effectué
ce qui avant eux n'avait été rêvé que par des cerveaux en délire.
Quelque plaisir que de pareils Mémoires puissent donner aux gens qu'ils
n'instruisent pas, ne serait-il pas à souhaiter que ces deux rudimens du
vice n'eussent pas vu le jour?

Que pensez-vous donc des _Mémoires de Vidocq_? me dira-t-on. Si les
moeurs dépeintes dans les aveux ingénus de la _femme libre_ vous
répugnent, quels sentimens celles que vous dévoilent les confidences
d'un forçat libéré ne soulèvent-elles pas en vous?

Pas un sentiment qui ne me soit pénible, mais pas un sentiment qui soit
dangereux; bien plus, pas un sentiment qui ne soit utile.

Ce n'est pas sans profit pour la société que le moins honnête de ses
membres lira cette confession qui lui dénonce des mystères qu'autrement
il n'eût pu connaître qu'en s'y faisant affilier, ce procès-verbal d'une
autopsie qui lui montre à découvert les parties les plus ignobles du
corps social dans l'état de putréfaction où le vice les a réduites. Le
vice là est si peu aimable, il est accompagné, dans ses succès même, de
tant de tortures, ses inévitables conséquences sont si épouvantables,
qu'il n'y a pas à craindre que les aveux de ce pécheur repentant
pervertissent personne. Je les crois, au contraire, de nature à
convertir plusieurs; je crois de plus qu'ils offrent au législateur plus
d'une leçon de haute morale: une courte analyse suffit pour le prouver.

Le héros de cette histoire était incontestablement un mauvais sujet; ses
penchans le faisaient tel; mais il n'était que cela: la justice des
hommes a pensé en faire un scélérat. Il n'était détenu que pour un de
ces délits qui ne sont passibles que de peines correctionnelles, quand,
sur une accusation calomnieuse, à laquelle certaines circonstances
donnaient un caractère de vraisemblance, il fut condamné à une peine
infamante, les travaux forcés.

Traité dès lors comme les scélérats auxquels il est enchaîné, que
d'efforts ne lui faut-il pas faire pour ne pas devenir semblable à eux?
Il ne peut recouvrer sa liberté qu'en se faisant aider par eux, et ne
peut se faire aider par eux sans contracter l'engagement tacite de les
aider dans leurs plus exécrables projets.

Dans quelle affreuse dépendance cette nécessité ne le jette-t-elle pas!
C'est pour vivre en honnête homme qu'il s'est échappé; c'est pour
reprendre leur vie de scélérats que ceux-ci s'échappent. Placé, par son
évasion, entre les atroces exigences de ces suppôts du crime et
l'impitoyable surveillance des suppôts de la justice, que de peines il
lui faut prendre pour se sauver des uns et des autres! Sa vie se consume
entre ces deux terreurs; et, malgré la probité avec laquelle il exerce
successivement plusieurs métiers, il n'a véritablement que l'existence
d'un brigand, parce qu'un jugement injuste, mais irrévocable, lui a
imprimé le sceau de la réprobation.

Il me semble que ce tableau des misères où Vidocq a été entraîné par son
inconduite, loin de rien offrir d'immoral, doit provoquer aux réflexions
les plus salutaires des hommes dont les principes ne seraient pas encore
déterminés.

De plus, ces Mémoires donnent sur le régime des prisons et des bagnes
des renseignemens de la plus haute importance. On n'y verra pas sans
trembler à quel degré les surveillans de ces infâmes ateliers poussent
l'insouciance. Occupés uniquement de deux intérêts, tout ce qui ne tend
pas à favoriser l'évasion de leurs prisonniers, ou à augmenter les
odieux profits qu'ils font sur ces misérables, n'est pour eux qu'un
objet d'indifférence; ce que font les forçats dans leur chaîne, pourvu
qu'ils ne les brisent pas, ne leur importe en rien. Aussi, loin d'être
des maisons de correction ou d'amendement, ces maisons ne sont-elles que
des écoles normales en matière de crime, écoles de perfectionnement où,
pour la plupart, les pervers qu'on y plonge achèvent de se dépraver.

Quand on lit les _Mémoires de Vidocq_, on serait tenté de croire qu'il y
a aux bagnes une classe de gens plus atroce que les condamnés qu'on y
retient, que les réprouvés qui y vivent; ceux qui en vivent.

Un criminaliste trouvera dans ces Mémoires plus d'un sujet de grave
méditation: loin d'en croire la publication dangereuse, je la tiens donc
pour utile, pour salutaire même.

Mais en est-il ainsi des Mémoires dont j'ai parlé antérieurement? Est-il
certain qu'ils convertiront tous les vicieux et ne corrompront aucun des
innocens qui les liront? Caricature du _Don Juan_ de Molière, _le Comte
de Tilly_ n'a voulu, en publiant ses _Mémoires_, que se faire
législateur, ou tout au moins professeur en matière de _rouerie_. Comme
son modèle, il est mort dans l'impénitence finale; point de pardon pour
lui.

Moins odieuse, mais non moins vicieuse, la Phryné moderne a quelque
analogie avec la Madeleine, mais non pas avec la Madeleine pénitente:
elle est moins tourmentée du regret d'avoir commis tant de péchés que du
regret de n'en pouvoir plus commettre, foute de complices; anathème
aussi à son livre, mais indulgence pour celui de Vidocq. Les regrets de
la Madeleine m'édifient peu; mais je ne suis pas moins sensible que Dieu
aux remords du bon larron.

En général, les Mémoires dont on se fait l'objet sont plutôt un sujet de
vaine curiosité que d'utile instruction pour le public, parce qu'il est
rare qu'ils soient écrits de bonne foi, et que l'auteur ait l'importance
qu'il s'attribue.

Mais lorsque l'histoire de l'historien se trouve liée à celle d'un homme
qui, par sa position et par son caractère, a joué un grand rôle dans le
monde, d'un homme qui, tel que Frédéric, Voltaire ou Napoléon, a exercé
sur les destinées humaines une influence qui se perpétue après sa mort,
c'est chose différente. Recommandable par l'objet, sinon par l'écrivain,
ces Mémoires-là méritent d'occuper l'attention de quiconque tient à ne
prononcer sur les grands hommes qu'en connaissance de cause, qu'après
avoir recueilli toutes les dépositions et lu toutes les pièces relatives
au procès qui s'instruit à l'occasion de leur apothéose, qu'après avoir
entendu l'avocat du diable comme celui du saint.

Cela explique l'intérêt qu'ont excité tous les Mémoires relatifs à
Napoléon, et particulièrement ceux de M. le duc de Rovigo, de M. de
Bourrienne et de M. Constant; l'un ministre, l'autre secrétaire, et le
dernier valet de chambre de cet homme prodigieux.

Ces écrivains ont vécu tous les trois dans l'intimité du grand homme,
mais chacun d'eux lui porte des sentimens différens: le duc de Rovigo
l'admire; M. de Bourrienne l'abhorre; M. Constant l'adore. Que de
renseignemens curieux ne doivent pas renfermer des écrits dictés par des
intérêts si divers à des hommes qui ont vu le même homme de si près, et
l'ont envisagé sous des rapports si dissemblables!

Écrits sans art, mais non pas sans talent, écrits avec la pointe d'une
épée, les Mémoires du ministre de Napoléon sont une histoire complète de
la vie politique et privée de ce prince, depuis sa campagne d'Égypte
jusqu'à son départ pour Sainte-Hélène. Il est difficile, en les lisant,
de ne pas partager le sentiment qui règne dans ce livre, parce que ce
sentiment y est continuellement justifié par l'exposition des principes
qui dirigèrent Napoléon, et par les intentions qui l'ont jeté dans
celles même des entreprises que la fortune s'est plue à réprouver, parce
qu'il y est démontré que ces projets, qu'on attribuait à une ambition
insatiable, n'étaient véritablement que la conséquence des positions
périlleuses où la politique anglaise avait l'art de replacer son
irréconciliable ennemi à l'instant même où il venait d'y échapper, et
que c'est toujours à son corps défendant qu'il a repris les armes que
les coalitions n'ont jamais posées que pour se ménager le temps de se
refaire de leurs fatigues, de réunir de nouvelles ressources, de réparer
leurs défaites et de tenter de nouveau la fortune dont ils espéraient
lasser la rigueur.

Ces observations sont applicables aux causes qui amenèrent les deux
guerres avec l'Autriche, et la guerre avec la Prusse ainsi que
l'occupation de l'Espagne, et l'expédition de Russie, dans lesquelles
Napoléon fut engagé presque malgré lui.

Les _Mémoires du duc de Rovigo_ ne sont peut-être pas exempts d'erreurs;
mais ils sont certes exempts de mensonge. On est d'autant plus fondé à
le croire que les plus graves réclamations qu'ils ont excitées portent
moins sur des faits controuvés que sur des faits avérés. La vérité n'est
pas toujours bonne à dire.

La véracité domine dans ces Mémoires, tout empreints qu'ils sont de la
plus vive reconnaissance. On n'en peut pas dire autant de ceux de M. de
Bourrienne: c'est sous la dictée de l'envie et de la haine que ceux-là
sont écrits; ces passions s'y manifestent dès les premiers chapitres. En
retraçant, non sans complaisance, les détails d'une liaison qui a pris
naissance au collége, M. de Bourrienne a grand soin de présenter les
faits de manière à ce qu'on en conclue qu'elle était tout au profit du
jeune Corse qui, sous le rapport de l'esprit et sous celui du coeur,
était bien loin, si l'on en croit son intime ami, d'apporter dans ce
commerce des avantages égaux à ceux qu'il en retirait. On y voit que M.
Bonaparte réussissait à peine dans quelques facultés, tandis que M.
Bourrienne, génie universel, accaparait tous les prix et fatiguait, par
la multitude de ses succès, _la main qui distribuait les couronnes_. À
en juger par ces renseignemens, un lecteur qui ne connaîtrait pas les
faits ultérieurs, et à qui on annoncerait qu'un de ces deux écoliers a
été le premier homme du siècle, s'imaginerait-il que ce ne soit pas M.
de Bourrienne?

Il paraît pourtant que M. Bonaparte, ou de Buonaparte, n'était pas
inférieur en tout à son brillant condisciple. D'après un programme des
exercices publics qui terminèrent, en 1782, l'année scolaire à l'école
de Brienne[1], programme que j'ai sous les yeux, le jeune Corse aurait
concouru pour le prix dans quatre facultés différentes, l'histoire, la
géographie, la géométrie, et, ce qu'il y a de plus singulier, la danse,
art dans lequel toutefois M. de Bourrienne excellait aussi, puisqu'il
est inscrit sur cette honorable liste parmi les danseurs qui figurèrent
dans la _Monaco_, ou dans le ballet qui a dû clore la solennité.

Les mêmes sentimens se reproduisent dans le tableau que M. Bourrienne
fait de ses relations avec son ancien camarade qu'il retrouve dans le
monde en 1792; il ne nous laisse pas ignorer que, plus riche alors, ou,
disons mieux, moins pauvre que son intime ami, il payait quelquefois
pour deux; il ne nous laisse pas ignorer non plus que cet intime ami se
trouva si dénué de ressources après le 10 août, qu'il fut obligé
d'emprunter sur sa montre chez M. Fauvelet, frère de M. Bourrienne,
homme obligeant, qui avançait de l'argent sur nantissement aux émigrans,
et que M. Bonaparte a l'indignité d'appeler _marchand de meubles_, quand
il n'était que prêteur sur gages.

Entré dans la diplomatie à cette époque, M. de Bourrienne se trouvait
dans une position plus heureuse que son camarade le lieutenant
d'artillerie. La fortune les classait, sans contredit alors, en raison
de leur mérite; il faut voir avec quelle complaisance il le fait sentir.
Mais ce bel ordre ne se maintint pas long-temps. Après le siége de
Toulon, il fut interverti. Devenu capitaine, le lieutenant, franchissant
à pas de géant les grades intermédiaires, fut fait général, et le
secrétaire de légation, inscrit sur la liste des émigrés, se vit arrêté
dès le premier pas dans la carrière ouverte à sa vaste capacité. Cette
injustice du sort altéra sensiblement l'humeur de M. de Bourrienne, et
aussi sa tendresse pour son intime ami, qui pourtant n'en pouvait mais.

Cependant cet intime ami avait été nommé au commandement de l'armée
d'Italie; la prospérité ne l'enivra pas. L'empressement et l'obstination
qu'il mit à appeler près de lui son ancien camarade, dont il obtint ou
plutôt dont il exigea la radiation, est remarquable; on y reconnaît
toute la chaleur d'une affection de jeunesse.

Il s'en faut de beaucoup qu'elle se retrouve dans le sentiment avec
lequel l'émigré radié rend compte de ce fait. On croirait, à la manière
dont il en parle, que c'est contre son gré qu'il recouvra une patrie par
les soins du condisciple qui l'associait à sa haute fortune en
l'admettant dans son cabinet.

L'histoire de ce cabinet, où le secrétaire entra dans de pareilles
dispositions, n'est pas écrite avec une grande bienveillance, comme on
se l'imagine. Est-elle écrite avec fidélité? il est permis d'en douter.
Les erreurs qu'elle contient en donnent le droit[2]. On est fondé à
croire que celui qui se trompe sur ce que tout le monde sait, peut
tromper tout le monde sur ce qu'il dit n'être su que de lui; on est
fondé à croire qu'ayant à expliquer son expulsion du cabinet consulaire,
où tant de motifs semblaient devoir le maintenir à jamais, il n'a dû
négliger aucune occasion de noircir la réputation de Napoléon, chaque
imputation dont il charge la mémoire de celui-ci lui paraissant une
justification de la sienne: la justesse de cette conjecture n'est, au
reste, que trop évidemment démontrée par les deux volumes de réfutations
dont les _Mémoires de M. de Bourrienne_ ont été l'objet[3].

Un ami de la gloire de Napoléon ne doit donc pas trop se fâcher de la
publication des _Mémoires de M. de Bourrienne_. La discussion qu'ils ont
provoquée a fait jaillir la vérité dans tout son éclat. Ce n'est pas,
après tout, la première fois que la calomnie a tourné au profit du
calomnié. Ajoutons que dans l'intention de donner du crédit aux
inculpations qu'il n'épargne pas à son ami, M. de Bourrienne le disculpe
victorieusement sur certains chefs d'accusation qui passaient pour
fondés[4]. C'est toujours quelque chose.

Souhaitons que M. de Bourrienne fasse un jour dans son propre intérêt ce
qu'il a fait dans celui de Napoléon, et qu'il réfute par des
démonstrations les reproches qu'on lui adresse et auxquels il n'oppose
que des dénégations.

Ses Mémoires contiennent sa propre histoire autant que celle de
Napoléon; cela devait être. Quand on publie un _factum_ à l'occasion
d'un procès où l'on est impliqué, il est difficile de ne pas parler
beaucoup de soi.

Il n'en est pourtant pas ainsi des _Mémoires de M. Constant_. C'est
presque uniquement de Napoléon que cet autre commensal de Napoléon nous
entretient. Il avait aussi un procès à soutenir devant le public, et
prenait la plume dans un intérêt assez semblable à celui qui l'a fait
prendre à M. de Bourrienne. S'il n'a pas été renvoyé par son maître, il
a quitté. Le public lui demandait par quels motifs, au moment de la
mauvaise fortune, il s'était séparé du grand homme qui l'avait appelé
auprès de lui au temps de sa prospérité.

On n'attend pas d'un domestique toute la délicatesse qu'on exige d'un
secrétaire, en conséquence, on eût vu sans surprise celui-ci justifier
cet abandon aux dépens de son patron; et comme un héros ne l'est pas
pour son valet, on comptait sur des révélations qui auraient montré sous
un aspect un peu moins louable dans sa vie privée l'homme qui dans sa
vie publique commande si fréquemment l'admiration; on s'attendait à ce
que cet ennemi _intime_ ferait voir un tyran domestique dans le despote
qui asservissait l'Europe: c'était une consolation pour l'envie.
Malheureusement il n'en a pas été ainsi; et des serviteurs de Napoléon
qui ont écrit de lui, M. de Bourrienne est le seul pour qui le proverbe
précité ne soit pas en défaut.

Loin d'être d'un ennemi, les révélations du valet de chambre sont de
l'ami le plus dévoué et donnent du maître l'idée la plus favorable.
Elles démontrent que personne n'était plus traitable dans son intérieur,
plus doux avec ses gens que l'homme qui fut si terrible aux rois; que si
sa tête était ouverte à toutes les ambitions, son coeur n'était fermé à
aucune affection tendre, et qu'il était accessible aux sentimens
d'humanité qui semblent le plus incompatibles avec les habitudes de la
politique.

Cette histoire de la vie intérieure de Napoléon est complète, trop
complète peut-être. On y voit que la galanterie était un délassement
pour cet empereur, comme pour tant de personnages qui l'ont précédé sur
le trône, et qu'en faiblesses même, il ne lui manquait rien de ce que
nous divinisions dans nos rois. Mais s'il ressemble aux plus grands
d'entre eux sous ce rapport, du moins est-il un point sous lequel il en
diffère: c'est qu'il ne tirait pas vanité de ses faiblesses, c'est qu'il
n'appelait pas l'attention publique sur ce que le public devait ignorer,
c'est qu'il respectait assez la morale pour tenir secret ce dont la
morale pouvait s'offenser, c'est qu'il ne prétendait pas obliger le
peuple à honorer les femmes qu'il eût déshonorées par cette injurieuse
exigence.

Son confident ne l'a pas tout-à-fait imité dans sa réserve. Mais encore
ne fait-il qu'entr'ouvrir le rideau de l'alcôve impériale; et s'il ne se
tait pas sur les faits, se tait-il toujours sur les noms. Cela est
louable à une époque où tant de chroniqueurs spéculent sur le scandale,
où les réputations sont continuellement sacrifiées à de vils intérêts de
librairie, où tant de faiseurs de Mémoires exploitent surtout la
diffamation, ingrédient non moins favorable au succès d'un livre que le
fumier à la fertilité d'un champ, et s'emparant de l'honneur des gens,
de leur vivant même, en usent avec eux comme ces apprentis de Saint-Côme
avec le chien vivant qu'ils soumettent au tranchant du scalpel.

Joints à ceux de M. de Bourrienne et à ceux du duc de Rovigo, les
_Mémoires de Constant_, qui embrassent l'histoire de Napoléon depuis son
avènement au pouvoir jusqu'à son abdication, ne laissaient guère à
désirer que des détails plus circonstanciés sur la partie de sa vie
antérieure à son élévation.

Cette lacune vient d'être remplie en partie par les _Mémoires de Mme la
Duchesse d'Abrantès_. On y trouve des détails précieux sur l'enfance et
l'adolescence de cet homme si extraordinaire, qui, d'origine grecque,
annonçait en lui dès l'âge le plus tendre _un homme de Plutarque_, comme
le disait Paoli. On y voit l'instinct de la supériorité se manifester
dans les passions de ce jeune homme qu'on accusait de bizarrerie et de
morosité, parce qu'il était tourmenté de ce malaise qu'éprouve une âme
impatiente d'employer de hautes capacités; un génie qui, comme l'aigle
emprisonné dans une cage, se débat dans une condition médiocre, jusqu'au
moment où il lui est permis de briser les obstacles qui enchaînent son
essor, et d'aller prendre dans les régions les plus élevées sa véritable
place.

Ce mérite se retrouvera, je crois, dans une partie de mes _Souvenirs_.
Il y est souvent question de Napoléon, sous des rapports où il n'a pas
été donné à tout le monde de l'observer, et qui n'ont pu être saisis que
par une personne admise dans sa familiarité.

Napoléon, sans être l'objet spécial de ce livre, y règne donc, mais
comme dans le siècle qui conservera son nom il y règne entouré des
hommes qui ont coopéré à sa grandeur, et dont la grandeur est son
ouvrage. Il est peu de ces hommes-là que je n'aie connus avant leur
élévation, et avec qui je n'aie été sur le pied de l'égalité la plus
parfaite, égalité qui, depuis, a cessé avec plusieurs, mais non pourtant
avec tous. Quelques uns, et je le dis à leur honneur, se sont obstinés à
ne voir qu'un camarade dans celui que la fortune a moins favorablement
traité qu'eux, et à qui ses forces, son insouciance, ou les
circonstances, n'ont pas permis de grimper comme eux jusqu'au faîte du
mât de cocagne, au pied duquel il est retombé, après s'être à peine
élevé à la hauteur où peut parvenir un homme de lettres qui, hors le
moment du danger, ne fut guère que cela.

On trouvera ici, sur ces hommes-là, des renseignemens précieux et neufs;
on en trouvera de pareils aussi sur d'autres hommes qui se sont fait
remarquer à d'autres titres pendant la longue période qu'embrassent ces
souvenirs qui s'étendent des trente dernières années du XVIIIe siècle
aux trente premières années du XIXe. Peindre les individus à mesure
qu'il les rencontre, caractériser les événemens à mesure qu'ils
s'accomplissent, et tout cela, le faire d'après ses propres impressions
et non d'après les préventions d'autrui, voilà à quoi l'auteur de ces
_Souvenirs_ s'engage. On peut ainsi faire, sur des sujets déjà traités,
un livre neuf.

Il faut le dire toutefois, c'est moins l'histoire des événemens qu'on
trouvera dans ce livre que celle de l'influence qu'ils ont exercée sur
la société, que celle des modifications si singulières et si
contradictoires qu'ont éprouvées les habitudes françaises par suite des
vicissitudes auxquelles notre organisation sociale a été soumise pendant
les diverses phases de la révolution. Personne peut-être n'a été plus à
même que moi d'en juger. Placé dans la classe mitoyenne, je n'étais ni
assez au-dessous de la classe supérieure, ni assez au-dessus de la
classe inférieure, pour ne pas voir ce qui se passait dans l'une et dans
l'autre.

Homme de lettres par goût, homme politique par circonstance, mais homme
du monde plus que tout autre chose, c'est moins l'histoire des lois que
celle des moeurs, moins l'histoire de l'état que celle de la société, que
j'écris.

Cette histoire, trop souvent dédaignée des historiographes, c'est aux
hommes du monde à la recueillir. C'est dans les registres où, sous la
dictée du hasard, s'inscrivent les faits à mesure qu'ils se produisent,
se consignent les opinions à mesure qu'elles se manifestent, c'est dans
ces procès-verbaux de chaque journée qu'on doit la trouver.

Pour qu'on puisse leur accorder quelque créance, il faut toutefois que
la fidélité de ces procès-verbaux soit garantie par la signature dont
ils sont souscrits. Cette garantie, qui manque à tant de Mémoires
anonymes ou pseudonymes, fabriqués dans on ne sait, ou plutôt dans on
sait bien quel atelier, cette garantie se trouvera, j'espère, dans la
signature que portent ces _Souvenirs_. Ce ne sont pas des romans
fabriqués avec quelques faits avérés, mais noyés dans un fatras de
caquets où la vérité est immolée à des intérêts de parti ou de coterie,
à des calculs de politique ou de commerce; c'est un recueil de faits
attestés par l'écrivain qui les raconte et qui les publie sous la
responsabilité de son honneur.

En résumé, ce n'est pas tout-à-fait mon histoire que je donne ici, mais
ce n'est pas non plus uniquement l'histoire des autres; c'est quelque
chose de tout cela; c'est ce dont je me souviens de moi et des autres.

Quand ma vie s'est trouvée en contact avec celle de quelque personnage
célèbre à quelque titre que ce soit, ou avec quelque événement
mémorable, quelle qu'en soit la nature, je n'hésite pas à tout raconter;
l'importance des hommes ou celle des faits supplée alors à la mienne.
C'est d'eux que je parle à propos de moi. En tout autre cas, je ne crois
pas pouvoir être assez sobre de détails. Je ne suis pas un héros
d'histoire.

Je crois surtout devoir m'abstenir de parler de certaines aventures dont
ma vie n'est pas plus exempte que celle de tant de gens qui n'ont écrit
que pour en raconter de semblables. En fait de sottises ou de folies, un
galant homme n'a le droit de révéler que celles qui lui appartiennent
tout entières. _Jean-Jacques_, disait une femme spirituelle qui se
croyait en droit d'accuser ce moraliste de quelque indiscrétion,
_Jean-Jacques peut bien faire ses confessions, mais devait-il faire les
confessions d'autrui_?

Je ne me prévaudrai ni de l'exemple de Jean-Jacques, qui pousse
quelquefois la sincérité jusqu'au cynisme, ni de celui de Marmontel,
qui, dans un livre dédié à ses enfans, porte dans ses aveux la fatuité
presque aussi loin que le chevalier de Faublas. Je ne livrerai, en fait
de secrets, que ceux qui sont à moi sans partage; si je n'ai pas la
prétention d'être un héros d'histoire, je n'ai pas non plus celle d'être
un héros de roman.

Si les agitations auxquelles ma destinée a été livrée, et qui m'ont
conduit soit en Angleterre, soit en Italie, soit en Espagne, soit en
Hollande, se reproduisent dans ce livre, on y trouvera du mouvement et
de la variété: qu'alors on n'ait pas regret à l'intérêt qu'il
obtiendrait; ce serait celui qu'on ne peut refuser à des sentimens vrais
et à des récits véridiques.

Cela dit, j'entre en matière.



LIVRE PREMIER.

1766--1783.



CHAPITRE PREMIER.

Réflexions générales. Enfance de l'auteur.--Premières impressions.--Mort
de Louis XV.--Ses funérailles.--L'Éducation domestique.--Le collége.


Je suis né le 22 janvier 1766. Mon père, sans être riche, possédait un
revenu honnête en biens-fonds, qu'il aliéna en partie pour acheter chez
les princes, frères du roi Louis XVI, des charges dont par des événemens
qu'il n'avait pu prévoir, et par suite de sa mort prématurée, la finance
a été perdue pour ses enfans. Ce qui devait augmenter sa fortune
commença notre ruine.

Je n'avais que dix ans quand il mourut. Je crois le voir encore: sa
physionomie, son maintien, les habitudes de son corps, l'expression de
son visage, le son de sa voix même, tout cela m'est présent, comme si
nous ne nous étions quittés que d'hier.

Aimable, spirituel, actif, entreprenant et ambitieux, il était fait pour
arriver à tout, s'il eût vécu âge d'homme. Il avait à peine trente-six
ans quand il fut enlevé par une fluxion de poitrine.

Son père était mort au même âge de la même maladie. Je ne suis pas
superstitieux. Ce rapprochement me revenait pourtant malgré moi dans
l'esprit quand je me trouvai dans cette fatale année.

Cela me rappelle un fait assez singulier. Un jour que je dînais chez un
de mes bons amis, _Parceval de Grandmaison_, le docteur _Alibert_, qui
voit tout en rapport avec la science à laquelle il s'est voué, et
cherchait à deviner, d'après la complexion de chacun, la maladie à
laquelle il était enclin: «Vous, par exemple, dit-il après m'avoir
attentivement considéré, vous êtes magnifiquement constitué pour la
fluxion de poitrine.--C'est donc un privilége de famille? lui
répondis-je; mon père et mon grand-père sont morts de cette maladie à
trente-six ans, et je n'en ai pas trente-sept.--Rien de tout cela ne me
surprend, reprit-il avec tranquillité; mais il ne faut pas vous en
inquiéter. En vous livrant à des travaux de tête, vous avez détourné la
tendance de la nature; vous y êtes échappé en vous faisant homme de
lettres, et c'est dommage. Quel spectacle pour un observateur que celui
qu'eût offert le combat d'une complexion énergique comme la vôtre, avec
une fluxion de poitrine bien conditionnée, et dont je vous aurais tiré!»

Mes premiers souvenirs remontent presque au commencement de ma vie. Je
me souviens parfaitement avoir habité dans une maison qui faisait
l'angle de la rue de Cléri et du boulevard, et qui n'est démolie que
depuis quelques années. Nous y demeurions en 1770, lors du mariage de
Louis XVI. Je ne vis des fêtes qui eurent lieu à cette occasion que ce
qu'on en pouvait voir par la fenêtre, c'est-à-dire l'illumination; mais
le récit des apprêts qui se faisaient à la place Louis XV, et des
événemens désastreux qui changèrent en un jour de deuil cette brillante
solennité, retentit encore à mes oreilles.

Un fait qui ne s'est jamais effacé non plus de ma mémoire, et que des
rêves ont représenté plus d'une fois à mon imagination, date de la même
époque. Une vieille voisine qui m'aimait beaucoup, et se plaisait à me
faire partager ses plaisirs, après m'avoir plusieurs fois régalé des
marionnettes, me mena un jour, à l'insu de mes parens, comme de raison,
voir une exécution à la place de Grève. Elle avait loué à cet effet une
fenêtre d'où l'on pouvait jouir tout à l'aise de cet autre spectacle. Le
patient souffrit moins que moi: on eut beau me dire que c'était un
exécrable scélérat, je ne vis en lui qu'un homme qu'on assassinait, et
que des assassins dans les hommes qui le tuaient. Effroyable impression!
l'échafaud sur lequel il monta soutenu par un prêtre, la croix sur
laquelle on l'étendit, la barre dont on lui brisa les os, la roue autour
de laquelle on plia ses membres rompus; je vois encore tout cela, et ce
n'est pas sans frissonner. De là cette irritabilité nerveuse qui, après
plus de soixante ans, n'est pas encore calmée en moi; de là aussi mon
horreur pour la peine de mort qui, pour la plupart des cas où on
l'applique, me paraît un acte d'atroce puérilité.

Un autre objet moins terrible en lui-même, et dont le souvenir
m'épouvante moins aujourd'hui, me causait aussi dans ce temps-là une
grande terreur: c'était la ridicule représentation d'un personnage dit
_le Suisse de la rue aux Ours_, que des polissons promenaient dans les
rues à une certaine époque de l'année. Ce mannequin gigantesque, car il
atteignait presque à la fenêtre de l'appartement que nous occupions au
premier, tenait en sa main le couteau avec lequel il avait répandu le
sang d'une bonne vierge de plâtre qu'on voyait alors sous grille, au
lieu où le sacrilége avait été commis. Il me paraissait bien plus
coupable que l'assassin dont j'ai parlé plus haut; j'entendais dire,
sans trop de pitié, qu'il avait été brûlé vif; et pourquoi m'était-il
odieux? parce qu'il me faisait peur.

Ce sentiment est celui qui, dans mon enfance, a exercé sur moi la plus
grande influence. Je me rappelle qu'alors je saluais avec un égal
empressement les soldats et les prêtres: l'uniforme et la soutane me
faisaient trembler.

J'avais alors quatre ans. Mes souvenirs remontent plus haut encore. Je
me rappelle assez nettement certains faits qui se rapportent au temps où
j'étais en nourrice, d'où je ne fus retiré, à la vérité, qu'à l'âge de
trois ans. On pense bien qu'on n'avait pas attendu l'époque de mon
rappel pour me sevrer. Comme le paysan à qui l'on m'avait confié était
vigneron, quoiqu'il habitât en Normandie, et qu'il y avait toujours dans
son cellier un tonneau en perce, je ne cessai pas de téter après le
sevrage, et j'allais prendre au robinet ce que le sein ne me fournissait
plus. Boire ainsi me plaisait assez; mais ce qui me plaisait davantage,
c'était de boire dans la belle tasse d'argent dont mon Silène se servait
pour déguster et faire déguster son vin; rarement, toutefois, je buvais
la tasse entière, si petite qu'elle fût. Plus curieux et plus dévot que
gourmand, je la renversais presque toujours pour admirer et pour baiser
un saint Nicolas qui était gravé à son revers, et que je prenais pour le
bon Dieu; à trois ans, j'étais aussi avancé qu'un Russe l'est à trente.

Mon père ayant transporté son domicile à Versailles en 1771, j'étudiai
là les premiers élémens du latin, chez un maître de pension presque
octogénaire. Ce bon homme, qui avait passé sous Louis XIV les premières
années de sa jeunesse, nous entretenait si souvent du grand roi, dont
tout au reste me parlait à Versailles, à commencer par Versailles
lui-même, qu'il me semble avoir vécu sous son règne.

J'ai souvent vu Louis XV; il passait plusieurs fois par semaine, pour
aller chasser, par la rue Satori, où j'étais en pension. On ne manquait
pas alors de nous mettre en ligne devant la porte, et nous de crier:
_Vive le roi!_ C'était peine perdue: le bon prince ne faisait pas plus
attention à nos voeux qu'aux doléances qui depuis cinquante ans lui
étaient adressées de tous les points de la France, qu'aux aboiemens des
chiens qu'il rencontrait sur sa route; nos voeux d'enfans ne
l'empêchèrent pas de mourir avant l'âge que lui promettait sa forte
constitution.

Louis XV avait la figure noble et calme; mais des sourcils épais lui
donnaient un caractère de dureté. Quoiqu'il se tînt très-droit, et qu'il
portât la tête haute, il me paraissait bien vieux; il n'avait pourtant
que soixante et trois ans quand il mourut; mais je n'en avais que huit.

L'inquiétude que causait la maladie du roi dans une ville entièrement
peuplée de ses domestiques me frappa vivement; et, comme je n'avais pas
assez de pénétration pour démêler dans les démonstrations de ce
sentiment, provoqué chez les vieux courtisans par la crainte de perdre
ce qu'ils tenaient du vieux roi, celles qui, chez les jeunes,
provenaient de la crainte de ne pas se saisir assez tôt des faveurs d'un
nouveau règne, je croyais le _Bien-Aimé_ bien réellement aimé. Quel fut
mon étonnement, quand je vis l'indifférence qui se manifesta à ses
obsèques! Cette cérémonie si pompeuse, et qui, d'après les anciens
usages, ne devait avoir lieu que quarante jours après le décès du
monarque, se fit presque furtivement le lendemain même de sa mort. Jetés
dans un simple carrosse de deuil, ses restes putréfiés furent traînés de
nuit, au grand galop, à la dernière demeure, à travers une populace
muette, entre deux colonnes de gardes du corps, et au milieu d'un groupe
de pages qui, le mouchoir sous le nez, se tenaient éloignés du cercueil
le plus possible, et polissonnaient avec leurs flambeaux. Je conçus dès
lors que la mort d'un roi pouvait bien ne pas être toujours une calamité
publique.

Tout reprit bientôt dans Versailles le train accoutumé. Louis XVI revint
au bout de six semaines occuper l'appartement de Louis XV. Les chasses
recommencèrent; comme son prédécesseur, il passait pour aller au _tiré_
devant la porte de notre pension; comme son prédécesseur, il y était
accueilli par des _Vive le roi!_ auxquels il ne faisait pas plus
d'attention que son prédécesseur. Le roi n'avait fait que rajeunir.

Je ne perdais pas tout-à-fait mon temps en pension; déjà je passais pour
posséder les élémens du latin, parce que je récitais mon rudiment, et
pour comprendre _Cornelius Nepos_, parce que je l'expliquais, quand, à
la sollicitation de ma mère, mon père me fit revenir à la maison pour y
continuer mes études sous la direction d'un précepteur.

L'abbé Louchart[6] ainsi se nommait celui dont il avait fait choix,
méritait sa confiance sous tous les rapports; il était instruit et
possédait l'art d'instruire. Quoique doux, il ne manquait pas de
fermeté; il n'était pas avare de ses soins. Il s'en faut de beaucoup
pourtant que j'aie fait des progrès avec lui. Entouré de distractions,
dépourvu d'émulation, j'avais pris l'étude, que j'aimais peu, dans un
dégoût invincible. Quand mon père était présent, je travaillais, mais
mal; quand il était absent, je ne travaillais pas du tout, et, fatigué
de mon oisiveté, je faisais enrager, pour me désennuyer, M. l'abbé; car
tout précepteur portant alors le petit collet et le manteau, c'était la
livrée de la condition, prenait le titre d'abbé. Après six mois d'essai,
ma mère fut obligée de consentir à ce qu'on me menât au collége.

Mais dans quel collége? Mon père avait été élevé chez les jésuites et
leur conservait quelque affection. À leur défaut, il voulait me confier
aux bénédictins, et me placer à l'école de Pontlevois. Effrayée de la
distance, ma mère proposa Juilly, collége dirigé par les oratoriens. Mon
père fit preuve d'une grande tendresse pour elle, en condescendant à ses
désirs, et en confiant mon éducation aux antagonistes des jésuites. Le
baiser qu'il me donna en me remettant aux mains de ces bons pères fut
celui d'un adieu qui devait être éternel. Un mois après il n'existait
plus.

C'est le 16 février 1776 que j'entrai dans cette maison célèbre; c'est
le 16 mars que je perdis mon père. Sa mort m'affligea profondément; je
l'ai long-temps pleurée. Le dommage qu'elle apportait à notre fortune
était considérable; mais c'est le seul que je n'appréciais pas.

Mon père se plaisait à jaser avec moi. Nos conversations n'ont pas été
sans résultat pour mon esprit; elles y ont jeté la semence de plusieurs
goûts qui ne m'ont pas encore quitté, tel surtout que celui des lettres
et de la poésie. C'est lui qui le premier m'a parlé de Voltaire, et le
premier qui, en m'en parlant, l'a qualifié du nom de grand homme.



CHAPITRE II.

Juilly.--Des oratoriens qui dirigeaient ce collége.--Le P. Petit, le P.
Viel, le P. Dotteville, le P. Mandar, le P. Prioleau, le P. Bailly, le
P. Gaillard, le P. Fouché (de Nantes), le P. Billaud (de Varennes), et
autres.


Le collége de Juilly, où l'on ne recevait que des pensionnaires, se
composait à cette époque de trois cent soixante et quelques élèves, que
surveillaient, dirigeaient et instruisaient une trentaine d'oratoriens.
Pendant sept ans et demi que j'y suis resté, cette population s'est
renouvelée plus d'une fois en totalité. Je m'y suis trouvé ainsi en
rapport avec un millier de personnes au moins. Comme il en est un
certain nombre parmi elles qui depuis ont joué des rôles importans dans
le monde, les détails qui les concernent ne sont pas étrangers à
l'histoire: je ne crains donc pas d'y entrer.

À la tête de la maison était, avec le titre de supérieur, le P. Petit.
Administrateur habile, directeur prudent, esprit sans préjugés, sans
illusions, plus philosophe qu'il ne le croyait peut-être, indulgent et
malin tout à la fois, il conduisait avec des bons mots cette grande
maison, où il maintint pendant trente ans un ordre admirable, et
réunissant à l'autorité qu'il tenait de sa place celle que donne une
raison supérieure, il exerçait sur les instituteurs, comme sur les
élèves, la moins violente, mais la plus réelle des dictatures. Économe
de cette autorité, il n'entrait en communication avec les uns et avec
les autres que dans les circonstances les plus graves, quelquefois comme
conciliateur, quelquefois aussi comme juge; et comme ses arrêts,
exprimés dans les formes les plus piquantes, se gravaient par cela même
dans la mémoire de tous, il en résultait que les uns se gardaient des
abus de pouvoir aussi soigneusement que les autres d'excès
d'insubordination. Religieux, mais non fanatique, il n'oubliait pas
qu'il était directeur d'un pensionnat et non d'un séminaire, et que les
enfans qu'on lui confiait devaient vivre dans le monde; aussi tenait-il
surtout à ce qu'on en fît d'honnêtes gens; c'était son mot. Le fait
suivant le peindra mieux que tout ce que je pourrais ajouter.

Nous allions à confesse une fois tous les mois, ce qui ne nous
déplaisait pas, parce que le temps de la confession était pris sur celui
de l'étude, et que cela nous donnant l'occasion de polissonner tant en
allant chercher l'absolution qu'après l'avoir reçue, la confession
équivalait pour nous à une récréation. Un des pénitens du P. Petit
s'accuse d'avoir volé. «Volé! c'est une action infâme, s'écrie le
confesseur; c'est un péché de laquais! comment un enfant de famille
a-t-il pu commettre une pareille bassesse! Volé! si, grâce à une
contrition parfaite, vous avez jamais place en paradis, ce ne sera donc
qu'auprès du bon larron: là aussi, mon fils, il ne faut figurer qu'avec
les gens d'honneur. Volé! mais il y a vol et vol; la nature de l'objet
influe beaucoup sur la valeur du péché. Volé! vous n'avez pas volé de
l'argent?--Fi donc, mon père!--Bon; mais il est toujours mal de prendre
ce qui ne nous appartient pas.

     Le bien d'autrui tu ne prendras
     Ni retiendras à ton escient.

Qu'avez-vous volé, des livres, du papier, des plumes?--Non, mon
père.--Je vous crois; paresseux comme vous l'êtes, que feriez-vous de
cela? C'est donc quelque friandise? J'entends: deux péchés pour un,
celui de gourmandise et celui de larcin.--Mon père, j'ai volé un
oiseau.--Un oiseau! le fait est moins grave; mais encore est-ce un
péché. Et de quelle espèce était cet oiseau? de quelle grosseur? gros
comme quoi? comme un pierrot?--Plus gros, mon père.--Comme un
sansonnet?--Plus gros, mon père.--Comme un dindon?--Pas si gros, mon
père.--Plus gros, pas si gros; qu'est-ce donc?»

Pendant ce singulier interrogatoire, un coq se met à chanter. «Qu'est-ce
que j'entends, dit le confesseur?--C'est mon péché, mon père.--Comment,
votre péché! où est-il votre péché?»

Il était dans la poche du pénitent qui, pour se rendre au confessionnal,
avait passé par la basse-cour, et, chemin faisant, escamoté un poulet.
Comme il était d'un naturel timoré, ce pécheur s'accusait de son vol
pour en avoir l'absolution, et pouvoir s'en régaler ensuite en sûreté de
conscience: c'était assez bien calculer; mais le chant du coq gâta tout.
«Polisson, lui dit le P. Petit, allez reporter ce poulet à la
basse-cour, et vous viendrez après recevoir l'absolution.»

Encore un trait de lui. Pour exciter l'émulation, on avait formé de
l'élite des écoliers de seconde et de rhétorique une petite société
littéraire, qui prenait le nom d'académie, et, tout considéré, en valait
bien une autre. Dans ses séances publiques, car elle tenait aussi des
séances publiques, les professeurs faisaient quelquefois lire de petits
ouvrages qu'eux-mêmes avaient composés, et qui ne valaient pas toujours
ceux des élèves. Une lettre dans laquelle je rendais compte à un de mes
amis qui était sorti du collége, d'une de ces séances, et où des vers
d'un professeur étaient assez vivement et assez justement critiqués, fut
renvoyée à Juilly par l'administration de la poste, qui n'avait pu
découvrir le nouveau domicile de mon correspondant, et remise au Père
supérieur.

«Vous vous avisez donc de juger vos maîtres? me dit-il un jour où le
hasard me fit trouver sur son chemin.--Moi! mon père?--Oui, vous,
monsieur.--Je ne comprends pas ce qui peut m'attirer ce reproche de
votre part (je ne songeais pas à une lettre écrite depuis trois
semaines)--Et la lettre que vous avez écrite à votre ami Joguet, qui
déménage tous les quinze jours comme une _fille_ (l'inquiétude alors
commence à me saisir)? Vous vous moquez des vers du P. ***; il est vrai
qu'ils ne sont pas bons, mais ne feriez-vous pas mieux de vous occuper
de vos cahiers de philosophie? Au reste, vos remarques sont justes:
votre lettre est assez plaisamment tournée (ici je reprends quelque
assurance). Je suis fâché seulement d'y voir quelques fautes
d'orthographe, et que vous y blessiez quelquefois la règle des
participes. Ce n'est pas tout-à-fait votre faute, à la vérité,
ajoute-t-il avec une maligne bonhomie: on vous apprend comment se font
les vers, et on ne vous apprend pas comment les mots s'écrivent; c'est
pourtant ce dont on ne peut se passer, quand ce ne serait que pour ne
pas faire de vers faux. Faire des vers et ne pas mettre l'orthographe,
c'est porter un habit brodé sans porter de chemises: d'ailleurs, quand
on reprend les fautes d'autrui, il faut être exempt de fautes soi-même.
Souvenez-vous de cela, mon petit ami: _ejice primum trabem de oculo
tuo_. Allez, corrigez-vous, et ne perdez pas courage: pour peu que vous
parveniez à tourner une énigme et à combiner un logogryphe, vous pourrez
un jour travailler au _Mercure de France_, et vous serez homme de
lettres comme tant d'autres.»

La prédiction ne tarda pas à s'accomplir: un an ne s'était pas écoulé,
que j'avais envoyé au _Mercure_ qui, en l'agréant, m'accorda
l'immortalité, un logogryphe sur le mot ou le nom _Laharpe_; et ce n'est
pas le seul succès de ce genre que j'aie obtenu, soit dit sans me
vanter.

Le P. Viel, directeur de la police et des études, sous le titre de
_grand préfet_, était encore un homme d'un mérite rare; aussi je lui
dois un article à part, et j'aurai quelque plaisir à le tracer.

Né à la Nouvelle-Orléans, mais transplanté dès sa plus tendre enfance à
Juilly, où il fut écolier avant d'être maître, pendant quarante-cinq
ans, il n'eut pas d'autre patrie. Du banc des étudians montant à la
chaire des professeurs, il avait enseigné long-temps les belles-lettres
avant d'être porté aux fonctions supérieures où je le trouvai. Une
vigilance toujours active, une sagacité qu'on ne trouvait jamais en
défaut, une sévérité qui, s'arrêtant là où elle serait devenue dureté,
et qui, consistant plutôt dans les formes que dans les actes, prévenait
les fautes qu'il aurait eu regret de châtier; une volonté dirigée par
l'esprit de justice et tempérée par une véritable bonté, telles étaient
les qualités par lesquelles il maintint la discipline pendant vingt ans
dans un pensionnat aussi nombreux, et que, antérieurement, avaient agité
de fréquentes révoltes. Il y en eut, à la vérité, quelques unes pendant
la durée de sa magistrature; mais les mutins choisissant toujours pour
agir le temps où il était en voyage, ces révoltes étaient encore un
témoignage du respect qu'on lui portait. Revenait-il, tout rentrait dans
l'ordre: c'était Neptune calmant d'un seul mot les tempêtes; c'était le
_virum quem_, dont le seul aspect ramène à l'ordre la multitude mutinée.

Deux traits donneront une idée précise de son caractère.

Un de ces sujets qui mettent leur amour-propre à se distinguer par des
sottises, avait fait le pari de lui cracher au nez, au nez du grand
préfet! En effet, au moment où ce redoutable surveillant inspectait la
division dont ce polisson faisait partie, il gagne la gageure. Grand
scandale! quel châtiment peut expier un tel outrage? Les plus rigoureux,
les plus ignominieux, la prison, le fouet, l'expulsion, paraissent
insuffisans. Cependant le P. Viel, s'essuyant avec sang-froid, s'avance
vers le coupable qui le bravait de ses regards: «Vous êtes malade, mon
enfant, lui dit-il avec douceur; vous avez besoin d'être soumis à un
traitement particulier; cela regarde le médecin; ce qui me regarde, moi,
c'est d'obtenir de Dieu qu'il vous rende votre raison. Dès demain je
dirai la messe dans cette intention.» On pense bien que cette indulgence
n'a pas diminué le respect qu'on portait à l'autorité de cet excellent
homme: un acte de sévérité l'eût moins affermie.

L'autre fait me concerne; il eut lieu quelques mois avant ma sortie de
Juilly. Un de mes intimes amis, qui tournait les vers avec facilité,
avait composé un triolet épigrammatique contre notre commun préfet[7]
dont, par parenthèse, je n'avais pas trop à me louer. Un de nos
camarades aussi croyait avoir à s'en plaindre; mais comme il avait plus
d'humeur que d'esprit, recourant, pour se venger, à l'esprit d'autrui,
il copia le triolet en lettres majuscules, et l'afficha dans la cour du
collége au-dessous de la fontaine où, à l'heure du déjeuner, tous les
élèves venaient s'abreuver d'une eau plus claire que fraîche. Tous
l'avaient lu quand, averti par l'empressement des curieux groupés autour
de ce placard, le préfet vint le détacher; il le porte aussitôt chez le
grand préfet pour avoir justice du chansonnier anonyme. Les soupçons se
promenèrent sur tout le monde, excepté sur l'auteur de cette injurieuse
publication, lequel était reconnu incapable, non pas de penser, mais de
rédiger des sottises, même en prose. On procède à une enquête. Comme on
me savait brouillé avec l'offensé, et que j'étais réputé poète, je fus
mandé chez le juge d'instruction. «Quel est l'auteur de ce placard?» me
dit le P. Viel d'un ton sévère, en étalant sous mes yeux le corps du
délit.--«Je ne le sais pas.--Vous le savez, et vous avez tort de ne pas
me le dire; en faveur de votre aveu, je pourrais user d'indulgence; si
vous me cachez la vérité, j'ai d'autres moyens de la découvrir: alors
plus de pitié; le coupable sera chassé sans rémission. Songez-y bien; je
vous donne jusqu'à demain pour y réfléchir.»

Ce mot _chassé_ était dur à notre oreille: nous pensions que l'expulsion
imprimait sur le sujet auquel cette peine était infligée un caractère
indélébile d'infamie. Je savais quelle était la pénétration du grand
préfet; certain que si je ne lui donnais le change, tôt ou tard il
découvrirait la vérité, et qu'alors l'auteur, que j'aimais, serait aussi
compromis que l'éditeur qui m'était tout-à-fait indifférent, je prends
mon parti. Le lendemain je vais trouver le P. Viel. «J'ai eu tort, lui
dis-je, de vous cacher hier la vérité; j'aurais dû mieux répondre à
votre confiance. Je viens vous dire le nom du coupable.--Quel est-il?»
Et il me regardait. «C'est moi.--Vous! répliqua-t-il en me regardant
plus fixement encore.--Moi.--M'en donnez-vous votre parole d'honneur?»
Et comme j'hésitais: «Vous mentez, et vous avez doublement tort, car
vous n'êtes pas habile à soutenir un mensonge; il ne faut pas mentir,
même dans un but généreux. Au reste, j'apprécie le sentiment qui vous
fait mentir ici; je ne pousserai pas les informations plus loin; mais
dites au coupable de ne pas récidiver, car ma justice serait dure:
embrassez-moi, mon enfant, et venez à déjeuner prendre du café avec
moi.»

Le P. Viel était non seulement bon professeur de littérature, mais,
joignant l'exemple au précepte, il était bon versificateur, en latin
s'entend. Plusieurs épîtres, une traduction du huitième livre de la
_Henriade_, et la traduction complète du _Télémaque_, qui, sous sa
plume, est devenue une épopée parfaite, puisque cette matière si
poétique en a reçu la forme qui lui manquait; ces divers ouvrages,
dis-je, l'ont placé au niveau des Porée, des Comire, des Rapin et de
tous les modernes qui ont versifié avec le plus d'habileté et de succès
dans la langue de Virgile.

Cette traduction du _Télémaque_, publiée par cinq élèves du P. Viel, est
devenue un ouvrage classique[8].

Après vingt ans d'absence, le P. Viel, qui s'était réfugié en Amérique à
l'époque de la révolution, est revenu en France, où il fut accueilli par
Salverte l'aîné, qu'il aimait comme un fils, et dont il était aimé comme
un père. Il passa deux ou trois ans à Paris au milieu de ses anciens
élèves; mais, sentant ses forces s'affaiblir, c'est à Juilly, où
plusieurs oratoriens avaient rétabli un pensionnat, qu'il voulut finir
ses jours. Cette maison, qui avait été son berceau, fut son tombeau. Il
y est mort âgé de plus de quatre-vingts ans.

J'étudiai là sous plusieurs hommes distingués. Un P. Petit, homonyme et
non parent du père supérieur, fut mon régent de rhétorique. Animé d'un
double enthousiasme, celui du patriotisme et celui de la poésie, il nous
faisait faire tout à la fois un cours de politique et un cours de
littérature, et nous entretenait autant de la guerre d'Amérique et des
exploits de Washington et de Lafayette que des odes d'Horace et des
oraisons de Cicéron. Il nous apprenait à être citoyens tout en nous
enseignant l'art de bien dire. En sortant de l'Oratoire, entré dans la
carrière du barreau, il a long-temps exercé les fonctions de procureur
impérial auprès de la Cour d'Amiens.

Il me fit exercer les dispositions qu'un P. Bernardi, homme de goût et
d'esprit, mon professeur de seconde, avait cru me trouver pour la
poésie. Je ne sais si je leur ai en cela grande obligation; mais j'en ai
sans doute une grande au P. Bouvron, sous lequel j'ai fait mes quatre
premières classes. Ce professeur, qui se fût certainement distingué dans
la carrière de l'enseignement, s'il n'eût été enlevé par une mort
précoce, avait inventé un moyen aussi simple qu'ingénieux pour nous
enseigner simultanément l'histoire et le latin; il tirait de Florus, de
Paterculus ou de Tite-Live les sujets de nos versions, et de Rollin ou
de Vertot nos sujets de thèmes, et nous fit faire ainsi, dans l'espace
de quatre ans, un cours complet d'histoire romaine.

Je fis ma philosophie sous le P. Prioleau, homme non moins remarquable
par la finesse de son esprit que par la solidité de sa raison. Il avait
le talent de nous rendre toute espèce de travail aimable; il ne parvint
pourtant pas à m'apprivoiser avec les _Catégories_ d'Aristote et les
formes plus barbares qu'ingénieuses sous lesquelles on enseignait alors
l'art de raisonner ou de déraisonner: je n'y pus jamais mordre.

C'est lui qui, après le règne de la terreur, acheta la maison de Juilly,
et y rétablit le collége, où il employa tous ceux de ses anciens
confrères qu'il put rassembler.

Le P. Dotteville, traducteur de Salluste et de Tacite, habitait aussi
Juilly; mais c'était comme pensionnaire, et pensionnaire n'a pas ici,
comme on le présume, le sens d'écolier. Ce philosophe, qui n'avait
d'oratorien que l'habit, et qui dès long-temps avait renoncé à
l'enseignement, s'était fait de notre prison une retraite charmante.
Dégagé de toute obligation et de tout soin, riche avec un revenu
médiocre, parce que le revenu suffisait à ses goûts, disposant de la
bibliothèque de la maison, qui était considérable, et d'un joli jardin
qu'il s'était fait dans le parc, il cultivait là les lettres et les
fleurs, et, comme ce vieillard dont Virgile nous a laissé le portrait
dans ses _Géorgiques_, il achevait dans des plaisirs utiles une vie
long-temps consacrée à d'utiles travaux. L'aménité de son esprit et son
excessive indulgence le rendaient cher aux élèves, quoiqu'il n'eût avec
eux aucun rapport nécessaire. L'estime qu'il commandait l'avait investi
d'une autorité bien plus réelle que celle que la plupart de nos
supérieurs tenaient de leurs fonctions.

C'était aussi un homme recommandable sous plus d'un rapport que le P.
Mandar[9], qui succéda au P. Petit, après mon départ, dans les fonctions
de supérieur. Il avait l'esprit orné, tournait assez facilement les vers
français, et improvisait avec assez d'élégance une exhortation. C'était
le poète et le sermonaire du collége, où il passait tout à la fois pour
un Gresset et pour un Massillon; mais malheureusement manquait-il de la
qualité la plus importante pour sa place, le jugement. Il voulut faire
mieux que son devancier, et fit très-mal. Prodigue autant que l'autre
était économe, fanatique autant que l'autre était tolérant, il mit le
désordre dans les affaires de la maison par ses embellissemens, et la
révolte dans le pensionnat par ses réformes; si bien que, par suite de
ses perfectionnemens, Juilly inclinait vers sa ruine quand la révolution
l'abattit du coup qui détruisit toute instruction en France.

Ces divers personnages, quel que fût leur mérite, ne sont guère connus
que de ceux qui ont habité Juilly, ou de ceux qui s'adonnent aux lettres
ou se vouent à l'enseignement. Il en est autrement des quatre oratoriens
dont je vais parler, et qui, jetés par le mouvement révolutionnaire dans
les affaires publiques, sont passés presque immédiatement du
gouvernement d'une école à celui de l'État. Quoique leur importance dans
la première de leur condition n'ait pas fait présager celle qu'ils
reçurent de la dernière, ils ont droit à une mention, même dans ce
chapitre de l'histoire de Juilly.

Le P. Bailly[10] n'avait pas vingt-quatre ans quand je me suis trouvé
sous sa férule; il était préfet des études, et dès lors il se faisait
aimer de ses élèves, par les qualités qui depuis lui ont concilié
l'affection de ses administrés quand il fut préfet de l'empire, et
surtout par cette modération qui suffit au maintien de l'ordre, quand
elle est associée à la fermeté. Je n'ai pas été étonné du rôle qu'il a
joué à la Convention, où il faisait partie de cette faction d'honnêtes
gens que les décemvirs n'ont pu ni diviser ni corrompre, et à laquelle
la totalité des législateurs s'est réunie le jour où, dans leur effroi,
ils ont senti la nécessité d'agir contre les tyrans que cette faction
n'avait pas cessé d'inquiéter par son immobilité.

Le P. Gaillard[11], qui était à peu près de son âge, n'avait pas des
vertus aussi aimables; il régnait moins en père qu'en despote dans sa
préfecture scolastique; il aurait pu prendre pour devise ce passage du
psalmiste: _visitabo in virgâ iniquitates eorum_; et toutefois il
obtenait moins par la terreur que l'autre par la douceur. Bien éloigné
d'avoir alors les opinions philosophiques auxquelles il s'est rallié
sans doute quand il est entré dans les affaires du siècle, il nous
surveillait avec une vigilance presque inquisitoriale dans la pratique
de nos devoirs religieux. Je me souviens qu'un jour, regardant un
portrait de Jean-Jacques: _Voilà_, dit-il, _un homme qui, si on lui
avait rendu justice, aurait été brûlé avec ses écrits_. La dureté de cet
arrêt l'a gravé pour jamais dans ma mémoire: il était probablement
inspiré par la robe que portait alors le juge qui l'a prononcé. En la
dépouillant, ce juge a déposé sans doute des opinions si peu compatibles
avec l'esprit dans lequel s'est accomplie une révolution qui a fait sa
fortune. Le citoyen Gaillard ne pensait probablement plus comme le P.
Gaillard.

Fouché, de la Convention nationale, offre la même disparate avec Fouché
de l'Oratoire de Jésus. À Juilly, où il professait les mathématiques, le
P. Fouché n'a montré que cette indifférence qui même au faîte du pouvoir
semblait former le trait caractéristique de sa physionomie morale.
Capable de faire tout le mal qui pouvait lui être utile, mais n'ayant
pas alors d'intérêt à en faire, il passait là pour bonhomme, et cela se
conçoit. Il n'avait avec les élèves que des rapports agréables. L'étude
des sciences exactes n'y étant pas obligatoire, et le régent qui les
professait n'ayant affaire conséquemment qu'à des écoliers de bonne
volonté, et dont la raison était déjà formée, le P. Fouché n'avait
jamais occasion de se montrer terrible, et trouvait souvent occasion
d'être agréable. De plus, comme il s'occupait beaucoup de physique et
qu'il faisait souvent des expériences publiques, les écoliers lui
savaient autant de gré de ce qu'il entreprenait pour sa propre utilité
que s'il l'eût entrepris pour leur seul amusement. C'est des sciences
qu'il attendait alors la célébrité qu'il obtint depuis par des moyens
moins innocens! En s'embarquant dans un aérostat, à Nantes, il prouva
que même sous la robe des Béruliens[12], il ne manquait ni d'ambition ni
d'audace.

Le P. Billaud, qui depuis est devenu si effroyablement fameux sous le
nom de _Billaud-Varennes_, paraissait alors un très-bonhomme aussi, et
peut-être l'était-il; peut-être même l'eût-il été toute sa vie s'il fût
resté homme privé, si les événemens qui provoquèrent le développement de
son atroce politique et l'application de ses affreuses théories ne se
fussent jamais présentés. Je pencherais à croire qu'au moral, comme au
physique, nous portons en nous le germe de plus d'une maladie grave,
dont nous semblons être exempts tant que ne s'est pas rencontrée la
circonstance qui doit en provoquer l'explosion. Tel était l'état où se
trouvait en 1783 le P. Billaud. Plus mondain que ne le permettait le
caractère de la modeste société dont il faisait partie, il était à la
vérité quelque peu friand de gloire littéraire, et travaillait en secret
pour le théâtre; mais serait-il en horreur à l'humanité si la révolution
ne lui avait pas permis une ambition plus tragique?

Celle-ci lui réussit mal. Les anciens de la congrégation ayant découvert
que le P. Billaud avait fait présenter une tragédie à M. Larive,
comédien ordinaire du roi, lequel M. Larive avait refusé d'en être le
parrain, ils décidèrent qu'un goût aussi profane était incompatible avec
la sainteté de leur institut, et signifièrent à ce poète malencontreux
qu'il eût à dépouiller leur saint habit et à se retirer; ce qu'il fit.

Le P. Billaud, tout en travaillant dans le sublime, s'exerçait à la
_fugitive_; il tournait même le madrigal dans l'occasion. Tout le
collége répétait avec admiration ce quatrain qu'il inscrivit sur une
mongolfière de papier, fabriquée par les écoliers sous la direction du
P. Fouché, et que ces deux courtisans confièrent aux vents en les priant
de souffler dans la direction de Versailles.

     Les globes de savon ne sont plus de notre âge.
     En changeant de ballon, nous changeons de plaisirs.
     S'il portait à LOUIS notre premier hommage,
     Les vents le souffleraient au gré de nos désirs.

Dix ans après, le poète et le physicien se montrèrent moins gracieux
envers le monarque.

Le P. Billaud, qui a commencé sa carrière en élevant des enfans, l'a
finie, dit-on, en instruisant des perroquets. Plût à Dieu que dans
l'intervalle il ne se fût pas mêlé de régenter les hommes!

Je ne terminerai pas ce chapitre sans donner un souvenir à quelques
autres oratoriens moins célèbres mais aussi estimables au moins que ces
deux derniers. Tel était le P. Alhoi, tête à la fois philosophique et
poétique, esprit également aimable et grave, qui remplaça avec succès
l'abbé de l'Épée à l'école des sourds et muets pendant l'absence de
l'abbé Sicard, et composa sur les hospices, à l'administration desquels
il avait siégé, un poëme recommandable par les notions dont il abonde et
par le talent avec lequel elles sont exprimées.

Tel était le P. Brunard, fils d'un agriculteur des environs. Cet homme
remarquable par la droiture et la solidité de son esprit professait
l'histoire et la géographie. Je lui ai l'obligation de mon goût pour ces
deux sciences, et surtout pour la première qu'il nous enseignait aussi
philosophiquement que le lui permettait sa robe: il avait surtout
horreur du fanatisme, et parlait de la Saint-Barthélemi comme en parle
Voltaire, comme vous en pensez. Ce brave homme était fort laid: je
m'avisai de mettre à la suite de son nom cette sentence: _mentem hominis
spectacto, non frontem_: il m'en remercia.

Tel était le P. Ogier, qui m'a donné par pure affection des leçons de
botanique, science dont l'étude a fait si souvent le charme de mes
promenades, science à laquelle depuis cinquante ans je dois chaque année
un plaisir nouveau, car tous les printemps je la rapprends et je
l'oublie tous les hivers: c'est toujours à recommencer.

Tel était aussi le vieux P. Debons, pour qui Juilly était une maison de
retraite plus qu'une maison de repos. Ses fonctions obligatoires se
bornaient à réciter les Heures canoniales: usé, cassé par le
professorat, ses forces physiques ne lui permettaient guère que de
psalmodier; mais comme Perrin Dandin, il ne pouvait renoncer à son
métier, et ne s'entêtait pas moins à professer que l'autre à juger. Ne
pouvant tenir classe, il venait chercher les écoliers dans leur lit
quand ils étaient malades, et leur servait de répétiteur. Il venait
aussi, pendant les récréations, recruter ceux qu'il croyait disposés à
l'entendre, et tout en se promenant avec eux dans le parc, il leur
donnait des notions préliminaires sur certaines sciences, telle que
l'anatomie, ou plutôt que l'ostéologie, car il lui était interdit de
nous parler d'autre chose que des os, ce qu'il oubliait quelquefois.
C'était un puits, ou plutôt un tas de science: dans sa tête étaient
réunies toutes les connaissances humaines, mais pêle-mêle, mais pas même
dans l'ordre alphabétique de l'_Encyclopédie_. Si nos conférences
ambulatoires avaient d'utiles résultats, elles en avaient de pernicieux
aussi. Distribuant ses connaissances avec plus de prodigalité que de
prudence, il nous entretenait quelquefois d'objets que nous devions
ignorer. Tout en avertissant ses auditeurs des dangers attachés à
certains plaisirs, il leur en révélait l'existence, et corrompait leurs
moeurs en croyant les épurer. Ce n'est pas, au reste, le seul professeur
de morale à qui cela soit arrivé. Plus d'une fois c'est dans le
confessionnal même que l'innocence a été initiée à ces dangereux
mystères par un directeur imprudent.

Parlerai-je d'un P. Herbert, l'homme le plus nul que j'aie rencontré?
pourquoi non? il peut être l'occasion de quelque remarque utile. Si j'ai
un peu de propension pour la raillerie, lui seul en a provoqué les
premiers développemens. Comme beaucoup de sots, il abusait de sa
position pour mortifier ses inférieurs, et se dédommageait sur eux des
sarcasmes que ses égaux ne lui épargnaient guère. Je ne sais en quoi
j'avais eu le malheur de lui déplaire; mais pendant toute la durée de
mon enfance, j'avais été l'objet de ses attaques; il ne me rencontrait
pas, qu'il n'eût quelque mot désagréable à me dire. Pauvre enfant, je
supportais cette injustice avec résignation, persuadé que la supériorité
d'esprit accompagnait nécessairement la supériorité d'âge. Mon esprit
cependant et ma raison se formaient: découvrant enfin que cet homme
s'arrogeait sur moi un droit que rien ne justifiait en lui, et que
c'était avec le pied d'un âne qu'il me portait gratuitement tant
d'atteintes, je finis par lui riposter avec la patte du chat.

Quoiqu'il en eût déjà senti la griffe, il essaya un certain jour de me
déconcerter. M'interpellant au milieu de mes camarades comme je me
promenais pendant la récréation dans la cour des jeux: «Vous cherchez,
me dit-il d'un ton lourdement goguenard, un sujet d'épigramme?--Je l'ai
rencontré, lui répondis-je». Les rieurs, cette fois, ne furent pas pour
lui: aussi n'y revint-il plus.

Mais je ne m'en tins pas là. Chargé de faire aux étrangers les honneurs
de la maison (il ne savait faire que cela), comme il n'avait pour tout
mérite que celui de dîner deux fois, je l'affublai pour épigraphe de ce
vers d'Horace:

     _Nos numerus sumus et fruges consumere nati._

Ce trait l'attéra: il me l'a d'autant moins pardonné, qu'il n'a pas pu
s'en venger. Terminons ce chapitre par le récit du désappointement qu'il
éprouva à cette occasion.

Ce que j'avais fait pour le P. Herbert, je l'avais fait pour tous les
membres de la communauté. À leurs noms j'avais cousu des traits tirés
des auteurs sacrés ou des auteurs profanes, des poëtes ou des prophètes,
traits qui les caractérisaient assez bien. Le cahier où ces jugemens
étaient consignés me fut dérobé, à l'aide de fausses clés, par un
surveillant qui, pendant notre absence visitait quelquefois nos papiers.
Grand scandale; me voilà déféré à la communauté entière; me voilà
justiciable de ceux dont j'avais fait justice. Le procès s'instruit à
mon insu, dans une assemblée générale, un soir, après le coucher des
élèves. On lit le cahier qui contenait le corps du délit: les gens
maltraités, et particulièrement le P. Herbert, demandent que justice
soit faite. Toutes les épigraphes cependant n'étaient pas des
épigrammes. Une partie des juges de qui je n'avais pas à me plaindre
n'avait qu'à se louer de moi; ils s'étaient assez amusés des traits dont
s'irritaient leurs confrères; et le P. Petit, à l'esprit narquois, en
avait ri plus d'une fois dans sa barbe. Le P. Herbert opinant pour mon
expulsion: «L'expulser! dit le P. Petit; l'expulser! y pensez-vous? S'il
s'est moqué de vous quand il était dans votre dépendance, combien ne
s'en moquera-t-il pas quand il sera libre! Il n'a pas donné de publicité
à ses jugemens; ne leur en donnez pas par votre arrêt; ne provoquez pas
un éclat qui ferait rire à vos dépens les écoliers, comme nous y rions
nous-mêmes. Si vous m'en croyez, le cahier sera remis à la place où on
l'a pris, et il n'en sera plus question.»

Cet avis prévalut.



CHAPITRE IV.

Les huit années les moins heureuses de ma vie.


J'entends répéter tous les jours que les années passées au collége sont
nos plus heureuses années. Je ne l'ai pas éprouvé, j'ai même éprouvé le
contraire. Je n'étais pas mauvais écolier; je remplissais mes devoirs
avec ponctualité, et même avec quelque distinction; j'ai obtenu plus
d'une fois des récompenses; je n'ai jamais subi de punitions honteuses;
mais, pendant huit ans, j'ai craint d'en subir. N'est-ce pas avoir subi
huit ans de supplice?

Ces huit ans m'ont fait connaître le sentiment qui domine partout où
règne l'arbitraire. Là où il n'y a pas de bornes pour l'autorité, il n'y
a pas de sécurité même pour l'obéissance. Ce qui satisferait la raison
ne satisfait pas toujours le caprice. Or, tous nos supérieurs n'étaient
pas exempts de caprice. De plus, quelques uns d'entre eux, cherchant à
obtenir par une sévérité exagérée la considération que ne commandait pas
leur extrême jeunesse, se complaisaient à appesantir le joug sur les
malheureux enfans soumis à leur surveillance. Parodiant les consuls
romains, ces cuistres croyaient quelquefois utile de décimer les légions
pour raffermir la discipline. Ainsi, ce qu'il n'aurait pas eu à redouter
de la justice, le meilleur sujet pouvait le recevoir du hasard.

Ce système avait souvent un effet opposé à celui qu'on voulait obtenir.
Il occasionna de mon temps plusieurs révoltes, révoltes partielles, mais
qui, par cela même qu'elles se renfermèrent toujours dans la division où
cette imprudente rigueur avait été mise en pratique, en démontrèrent le
vice.

Pour l'intelligence de ce chapitre, il est nécessaire de connaître
l'organisation de la maison de Juilly; en deux mots la voici:

Distribués dans le pensionnat d'après des considérations différentes de
celles qui déterminaient leur répartition dans les classes, les élèves y
étaient moins assortis en raison du degré d'instruction qu'en raison de
leurs forces physiques; ainsi les six divisions du pensionnat ne
correspondaient pas absolument aux divisions des classes. Ces divisions
s'appelaient _chambre des grands, des moyens, des troisièmes, des
quatrièmes, des cinquièmes_ et _des minimes_; chacune d'elles était
surveillée par un préfet.

Les fonctions de préfet étaient confiées d'ordinaire à des novices qui,
peu de temps avant, étaient encore soumis à la férule dont on les
armait. De là les inconvéniens dont j'ai parlé plus haut.

De toutes les chambres, la plus difficile à gouverner était celle des
_moyens_. La cause s'en devine aisément. Composée de sujets entrés dans
l'adolescence, elle souffrait impatiemment qu'on la tînt asservie à la
discipline des chambres inférieures qu'elle regardait avec dédain, et
qu'on ne la fît pas participer au régime de la _chambre des grands_ à
qui, par égard pour leur raison, l'organisation générale accordait
quelques priviléges, tel que celui de ne pas marcher en rang, et qui se
gouvernait par des réglemens qu'elle s'était donnés elle-même.

Un mot sur ces réglemens. L'esprit n'en était pas tout-à-fait conforme à
la soumission que les écoliers doivent à leurs maîtres et les enfans aux
dépositaires de l'autorité paternelle. Par suite de la prétention
qu'avaient leurs rédacteurs de ne plus être des enfans, il y était
interdit _aux grands_ de se soumettre à une punition quelconque: c'était
l'insubordination mise en principe.

Nulle chambre néanmoins n'était plus subordonnée à ses devoirs que la
_chambre des grands_. Comme le refus de subir la peine que l'infraction
d'un devoir entraînait eût été suivie de l'expulsion du coupable,
l'expulsion se trouvant la peine qu'on encourait pour la moindre faute,
il s'ensuivait qu'un réglement qui nous prescrivait la désobéissance
nous forçait par cela même à obéir, et que nous observions d'autant plus
scrupuleusement les obligations qui nous étaient imposées par nos
supérieurs que nous redoutions plus celles que nous imposait notre
propre volonté. Ainsi, par l'effet de ces réglemens que la politique de
nos supérieurs feignait d'ignorer, la chambre qui eût été la plus
difficile à gouverner était en réalité la plus soumise à la discipline.

Pendant le long séjour que j'ai fait à Juilly, jamais la _chambre des
grands_, qui était composée de sujets de quinze à dix-huit ans, n'a
bronché; mais plusieurs révoltes ont éclaté dans la _chambre des
moyens_.

La dernière eut lieu en 1782, au commencement de décembre, en l'absence
du P. Viel. Elle fut provoquée par le despotisme d'un préfet de vingt
ans qui, s'essayant dans l'autorité, se fit mettre à la porte de chez
lui par ses élèves, comme ces jeunes fous qui, maniant un cheval pour la
première fois, se font jeter par terre pour l'avoir fatigué du mors et
taquiné de l'éperon, sans autre but que de lui faire sentir la présence
d'un maître.

Lira-t-on avec quelque intérêt, après les révolutions qui se sont
accomplies sous nos yeux, le récit d'une insurrection de collége?
Pourquoi non? À l'âge près, les héros de ces diverses révoltes se
ressemblent assez. Les enfans sont de petits hommes, si les hommes ne
sont pas de grands enfans.

On était en hiver: pendant la récréation du soir, les élèves s'amusaient
à pendre à un gibet, moins élevé à la vérité que celui de Mardochée, une
effigie de papier qui rappelait par son costume, plus que par sa
ressemblance, le pédant dont ils voulaient faire justice. Trouvant la
plaisanterie mauvaise, le pédant étendit sa colère sur toute la chambre.
Quoique l'heure de reprendre les études ne fût pas arrivée, il fit
cesser la récréation. Le signal qu'il donna à cet effet fut celui de
l'insurrection. Toutes les chandelles s'éteignent, et cette chambre, aux
voûtes enfumées et qui ressemblait assez à une caverne, n'est plus
éclairée que par un réverbère auquel les écoliers ne pouvaient
atteindre, et qu'une cage en fil de fer protégeait contre les
projectiles. Au lieu de se rendre à leurs places, ces mutins, formés en
groupe, font voler les chandeliers, les dictionnaires et les écritoires
à la tête du tyran qui, atteint par un _Gradus_ et se sentant serré de
près, se fait jour à coups de poing à travers la cohue, et gagne la
porte en laissant sur le champ de bataille son sceptre, sa couronne et
le registre de ses lois, ou, si on l'aime mieux, sa férule, son bonnet
carré, et le cahier des _pensums_, qui payèrent pour sa personne, et que
les insurgés brûlèrent en dansant autour du fagot qui les anéantissait,
comme a fait depuis le peuple de Venise, que j'ai vu entourer de ses
farandoles le bûcher où se consumaient avec le livre d'or la corne
ducale et les autres insignes du doge fugitif.

Maîtres de la place, les rebelles barricadent la porte et se mettent en
état de soutenir un siége. En vain le suppléant du grand préfet, en vain
le P. supérieur lui-même les somment-ils ou les prient-ils d'ouvrir; les
refus les plus énergiquement articulés sont les seules réponses qu'ils
obtiennent. Il est plus facile, même dans un collége, de prévenir une
révolte que de la réprimer. Quand une fois la multitude est sortie des
bornes du devoir, ce ne sont plus des considérations morales qui l'y
font rentrer; le respect, l'amour lui-même y perdent leur puissance;
elle n'est plus susceptible d'obéir qu'à des intérêts physiques. J'eus
lieu en cette circonstance de faire, à l'occasion d'une révolte
d'écoliers, cette observation dont tant de révoltes d'hommes faits m'ont
depuis démontré la justesse. Quels que soient les individus dont elle se
forme, la multitude obéit toujours aux mêmes principes. Le souffle d'un
marmot produit dans un verre d'eau les mêmes effets que celui de
l'ouragan sur l'Océan.

Cette révolte partielle pensa cette fois s'étendre à la chambre des
grands dont je faisais partie, et l'embrasement alors pouvait gagner
tout le collége. Voici à quelle occasion. Avec l'aide du menuisier, on
avait tenté de pénétrer dans la place en brisant la porte; mais,
reconnaissant qu'on n'y pourrait pas entrer sans courir risque d'être
écrasé par la calotte du poêle, calotte de fonte qui était suspendue
au-dessus de la porte, la communauté s'arrêtant au parti très-sage de
réduire les rebelles par la fatigue et par la faim, avait changé le
siége en blocus. On défendit en conséquence à qui que ce fût de leur
fournir des vivres. Or, j'avais dans la place un frère avec qui j'avais
été élevé et dont je n'ai été séparé que par la mort; nous nous aimions
tendrement. Je ne pris pourtant pas parti dans la révolte où il s'était
jeté comme ses camarades; mais, au premier avis que j'en eus, je me mis
en observation, et le matin, comme il avait faim, ce qui était assez
naturel après une nuit passée sans sommeil, dans une si grande
agitation, je courus lui porter, non seulement mon déjeuner, mais celui
d'une partie de mes camarades que leur générosité mit à ma disposition,
plusieurs d'entre eux ayant si ce n'est un frère, un ami dans la chambre
insurgée. En sévissant contre nous, ainsi que le grand préfet
intérimaire le voulait, on nous eût infailliblement jetés dans la
révolte; heureusement la prudence du P. Petit empêcha-t-elle cette
faute. «Fermez les yeux, dit-il; ne mettez pas votre autorité aux prises
avec les sentiments naturels; ce serait la compromettre.»

Les sacrifices faits par les grands, qui n'étaient guère que trente,
n'étaient pas proportionnés d'ailleurs aux besoins d'une soixantaine
d'affamés: ceux-ci furent donc obligés d'entrer en composition. On
dressa une capitulation, qui ressemblait fort à celle que trente-trois
ans après les puissances alliées souscrivirent à Saint-Cloud: on y
garantissait aux insurgés une amnistie générale; mais, comme après la
capitulation de Saint-Cloud, les assiégeants ne furent pas plus tôt
maîtres de la place, qu'ils violèrent leurs engagements. Dès lors je
conçus ce que c'était que la politique; je vis qu'elle n'était pas
toujours d'accord avec la morale qu'on nous prescrivait si éloquemment
de respecter à l'égal de la religion.

Rentré dans sa capitale par la brèche, le préfet se conduisit comme
depuis s'est conduit plus d'un prince. Le traité fut lacéré et foulé aux
pieds; il ne fut plus question que de vengeances: on désigna les sujets
sur lesquels elles devaient tomber, et mon pauvre frère, qui n'avait ni
plus ni moins de tort que les autres, fut porté sur la liste des
proscrits.

La force des choses me fit encore intervenir dans les affaires de cette
chambre, qui devenaient les miennes. Réclamant contre la rigueur du
préfet restauré: «Si la punition porte sur la chambre entière, lui
dis-je, je ne ferai pas à mon frère l'insulte de vous demander qu'il
soit mieux traité que ses camarades; mais, s'il y a des exceptions,
comme il n'en a pas plus fait que ceux que l'on excepte, je demande
qu'il soit traité comme eux.» Ma requête ne fut pas écoutée; bien plus,
ayant lieu de reconnaître que les formes dans lesquelles je l'avais
rédigée avaient augmenté les mauvaises dispositions où l'on était déjà
pour mon frère, et qu'on lui réservait une punition que je réputais
capitale, bien qu'elle ne menaçât pas sa tête: «Prévenons ton
déshonneur, lui dis-je; je ne suffirais pas seul à te défendre, mais je
puis te sauver; suis-moi;» et, sans plus délibérer, je l'entraîne. Nous
traversons le parc. Je connaissais un endroit où le mur n'avait pas sept
pieds de haut; nous l'escaladons, et nous voilà dans les bois de
Nantouillet, ancien domaine du chancelier ou du cardinal Duprat.

Je présumais qu'on ne tarderait pas à envoyer à notre poursuite. Décidé
à ne pas me laisser ramener, même par _Gousset_, bon garçon, qui tantôt
charretier, tantôt postillon, faisait aussi, quand le cas l'exigeait,
fonction de gendarme, j'avançais, un couteau nu dans une main et une
grosse pierre dans l'autre, ce qui n'allégeait pas ma marche, engagée
dans une terre détrempée par le dégel. Pour donner le change à la meute,
voyageant à travers champ, je m'étais d'abord jeté à gauche, dans la
direction d'un village nommé Saint-Même; mais pensant qu'un paysan que
nous avions rencontré pourrait bien porter à Juilly des renseignemens
sur notre itinéraire, après avoir poussé une pointe d'une demi-lieue,
nous rabattant sur la droite, nous vînmes couper le chemin de Paris,
entre le Mesnil et Thieux, et, nous jetant du côté opposé à celui que
nous avions pris d'abord, nous arrivâmes à Villeneuve, village peu
éloigné de Dammartin. Il était nuit. Nous entrâmes dans une mauvaise
auberge, où nous nous donnâmes pour les enfans de l'intendant
d'Ermenonville.

Un mauvais civet qui nous parut excellent, un lit détestable où nous
dormîmes à merveille, nous coûtèrent vingt-quatre sous. Il m'en restait
cinquante-six pour fournir à notre commune dépense jusqu'à
Saint-Germain-en-Laye, où nous comptions trouver un asile chez notre
oncle: c'était plus qu'il ne nous en fallait.

Le lendemain, avant le jour, nous nous remîmes en route, évitant
toujours de passer dans les villages où notre signalement devait avoir
été envoyé. Suivant notre chemin, tantôt à pied, tantôt sur des
charrettes; mangeant quand la faim nous prenait, mais entrant plus
souvent chez le pâtissier que chez le boulanger, et consommant plus de
brioches que de pain, à midi nous arrivâmes à Paris, que nous
traversâmes sans nous arrêter; à six heures, nous étions à
Saint-Germain.

Grand désappointement! pas d'oncle à Saint-Germain! Il était chez ma
mère, à quatre grandes lieues de cette ville, dans une maison de
campagne qu'elle avait à Nauphle-le-Vieil, ou le Vieux.

Deux vieilles dévotes, propriétaires de la maison où mon oncle occupait
un appartement, et auxquelles nous nous présentâmes, nous voyant crottés
de la tête aux pieds, ne pensèrent qu'à une chose: c'est que le
lendemain, fête de la Vierge, elles ne pourraient pas nous mener à la
grand'messe en si piteux équipage. Sans plus s'embarrasser de la longue
marche que nous avions faite que de celle qui nous restait à faire,
elles décidèrent donc que nous continuerions notre voyage. On nous
trouva un guide, vieux soldat, qui portait encore son nom de guerre et
s'appelait Berg-op-Zoom: il se chargea de nous conduire à Nauphle par le
plus court. Je ne sais s'il tint parole; mais je sais qu'après cinq
heures de marche par des chemins affreux, accablés de fatigue, mourant
de faim, rebutés de ferme en ferme, où l'on n'avait voulu nous vendre ni
nous donner du pain, parce qu'on nous prenait pour des voleurs, nous
arrivâmes enfin, à une heure après minuit, à la maison maternelle, où
nous entrâmes par la fenêtre.

Ma mère avait de l'âme: elle ne put pas trop désapprouver le sentiment
qui m'avait porté à soustraire mon frère à une peine déshonorante;
d'ailleurs, mon frère l'avait fait rire en lui disant assez naïvement
que tout ce désordre était l'effet d'un petit morceau de papier. C'était
ainsi qu'il désignait le chiffon sur lequel on avait barbouillé
l'effigie du préfet.

Mon pauvre frère ne se trompait ici qu'en ce qu'il prenait l'occasion
pour la cause. Au reste, ce n'est pas la première fois qu'une
insurrection a été provoquée par des chiffons ou des papiers: celle par
laquelle le peuple de Paris préludait, en 1788, à la révolution qui
s'accomplit l'année suivante, n'a-t-elle pas éclaté lorsque,
conformément au système du cardinal de Brienne, on tenta de substituer
le papier à l'argent pour le paiement des rentes?

On nous soigna plus qu'on ne nous gronda; et après trois semaines de
repos, pendant lesquelles on négocia notre rentrée, nous fûmes reçus au
collége, comme si nous revenions de vacances: une amnistie avait tout
arrangé.

Ces vacances avaient interrompu mes études; je ne pus jamais rattraper
l'arriéré. Est-ce un malheur? Je suivais alors un cours de métaphysique.

L'étude de la physique eut plus d'attraits pour mon esprit que celle
d'une science qui me paraissait souvent absurde et presque toujours
vaine. Je m'y livrai avec plaisir; et ce n'est qu'après l'avoir poussée
aussi loin qu'on peut le faire au collége, que je sortis de Juilly au
mois d'août 1783.

Avant de clore ce chapitre, un mot d'un des chagrins les plus vifs que
j'aie éprouvés au collége. Je le dus à l'un des actes les plus stupides
qu'un tyran ou qu'un pédant (l'un s'est parfois trouvé dans l'autre) ait
improvisé; ne fût-ce que sous ce rapport, il est bon d'en prendre note.

En 1777, _minime_ encore (c'est ainsi qu'on nommait les petits), j'avais
été envoyé à l'infirmerie pour un gros rhume. Un Américain, nommé Wals
s'y trouvait avec moi pour un rhume aussi: il appartenait à la chambre
des grands; je lui servais de pantin, comme de raison. L'insurrection
des colonies anglaises avait éclaté l'année précédente. «Pourquoi, me
dit-il un jour, n'es-tu pas coiffé à la _bostonienne_?» On nommait ainsi
un genre de coiffure par laquelle, à l'exemple des soldats de
Washington, les élégants de Paris supprimaient leurs ailes de pigeon et
coupaient de côté leurs cheveux presqu'au ras de la tête. «C'est la
mode, ajouta-t-il: veux-tu que je te mette à la mode?» et, prenant une
paire de ciseaux, ce grand polisson abat les boucles qui
s'arrondissaient sur mes oreilles. L'opération n'avait pas été faite
avec une grande habileté; mais, faite par le perruquier le plus habile,
cette coiffure écourtée n'en eût pas paru moins bizarre, comparativement
à celle que mes camarades, y compris mon tondeur, avaient conservée. À
ma sortie de l'infirmerie, je fus accueilli dans le pensionnat avec un
rire universel: c'était juste; mais ce qui ne le fut pas, c'est qu'un P.
Pépin, préfet de notre chambre, vrai Pépin-le-Bref en fait d'esprit,
vrai minime en fait de sens commun, jugea utile de me punir de
l'espièglerie d'autrui, et me fit affubler par le frère perruquier d'une
coiffure supplémentaire, d'un vrai gazon, que je fus condamné à porter
jusqu'à ce que mes cheveux eussent crû dans la proportion suffisante.
J'exécutai l'arrêt à la lettre, car je couchais même avec ce ridicule
bonnet, dont la queue, liée à la mienne par un même ruban, ressemblait
assez à une demi-aune de boudin qui me descendait jusqu'aux reins. Les
ridicules de cette nature ne tardent pas à retomber sur leur auteur. La
reproduction de mes cheveux ne pouvait guère se faire en moins de six
semaines. Il y en avait trois que je l'attendais, quand je fus rencontré
par le P. supérieur; cette étrange toilette n'échappa point à son regard
investigateur. «Nous sommes en carême, me dit-il, pourquoi cette farce
de carnaval?» Je le mis au fait, non sans quelque embarras. Je ne sais
ce qui se passa entre lui et le P. Pépin; mais je crois, pour m'exprimer
en style de collége, que ce préfet reçut une _perruque_, car l'instant
d'après il me débarrassa de la mienne.

Pas de despotisme plus stupide que celui d'un pédant. Cette fois-là
celui-ci s'était montré inventif en fait de punition: d'ordinaire, il ne
se donnait pas tant de peine. Pour la moindre peccadille il recourait
aux verges, que les oratoriens, soit dit en passant, ne maniaient pas
moins volontiers et pas moins dextrement que les jésuites: correction
paternelle, disaient-ils.

Châtiment révoltant, de quelque manière qu'on l'administre. Infligé par
la main d'un mercenaire, il est infâme; par la main d'un maître, il est
honteux également pour l'exécuteur et pour le patient. Et à quel point
n'outrageait-il pas la décence, quand on pense que les verges se
trouvaient quelquefois dans des mains de vingt ans, et que le fustigeant
eût à peine été le frère aîné du fustigé!

Cette correction avait été abolie en France par la révolution. Quelques
gens l'ont rétablie comme une conséquence de la restauration: et ces
gens-là se disent amis des bonnes lettres et des bonnes moeurs!
N'était-il donc pas possible de trouver des moyens de répression plus
efficaces et moins répugnans que ce procédé, qui ne révolte pas moins
l'honneur que la pudeur?

Les anciens tribunaux ne connaissaient pas de punition plus rigoureuse
pour ces criminels précoces en qui la scélératesse a devancé l'âge, pour
ces drôles qui étaient traduits devant eux en conséquence de crimes
auxquels la loi ne permettait pas d'appliquer les peines portées contre
l'homme fait. L'enfant était alors livré au questionnaire, pour être
fouetté _sub custodia_, dans la prison, ou _sous la custode_, pour
parler le jargon des criminalistes.

Et des instituteurs, et des hommes qui représentent le père de famille
n'auraient pas horreur de recourir à un châtiment que les juges
regardaient comme un supplice! ils n'auraient pas honte de descendre aux
fonctions de bourreaux, pour punir des fautes très-légères de la même
manière que la loi punissait les crimes!



CHAPITRE V.

Mes camarades et moi.--Portraits.--Anecdotes.


Quantité d'hommes remarquables à des titres différens sont sortis du
collége de Juilly; le Marquis de Bonald, si bon qu'il soit, n'est pas le
meilleur qui sorte de là; le Comte de Narbonne, le Marquis de Catelan,
le général Desaix, l'amiral Lacrosse, l'amiral Duperré, Adrien Duport,
Héraut de Séchelles, le chevalier de Langeac y ont été élevés avant ou
après moi; mais j'y ai eu pour condisciples M. Dupleix de Mézy, M.
Pasquier, et pour camarades M. de Joguet, M. Eryès, M. Boiste, MM. de
Salverte, M. Durand, dit de Mareuil, M. Creuzé Delessert et M. de
Sallenave.

Avant de poursuivre mon récit, je crois devoir expliquer pourquoi je
désigne ces messieurs par des qualifications différentes, et quelle
distinction j'établis entre _condisciple_ et _camarade_. _Condisciple_
signifie soumis à la même discipline, et peut s'appliquer à tous les
écoliers qui habitent le même collége et sont régis par une règle
commune. _Camarade_ signifie habitant la même chambre, de l'espagnol
_camara_, et ne doit se dire que des écoliers qui suivent la même
classe, ou travaillent dans le même quartier.

MM. de Mézy et Pasquier étaient pour moi dans la première catégorie.
Tous deux se signalèrent à Juilly par les études les plus brillantes;
entrés au parlement de Paris, au sortir du collége, tous deux semblaient
destinés à jouer un rôle important. Le second seul a rempli entièrement
sa destinée. Parlons du second.

À quelques exceptions près, l'homme diffère peu dans le monde de ce
qu'il était au collége. L'âge le corrige moins qu'il ne le développe.
Doué d'une facilité singulière pour le travail, M. Pasquier s'est montré
à la tribune ce qu'il avait été en rhétorique, habile arrangeur de mots,
mais plus disert qu'éloquent; d'ailleurs courtisan des plus souples avec
les puissans, tant qu'ils sont puissans, il n'a jamais pu se dépouiller,
avec le reste des hommes, de la morgue qu'il avait contractée dans la
robe parlementaire qui lui a servi de maillot et lui servira de linceul.

Ces deux messieurs m'ont précédé de quelques classes. Parmi ceux que je
précédais, il s'en trouve plusieurs qui marquent aussi dans le monde:
tel est M. Alexandre de Laborde. Entré au collége quatre ou cinq ans
après moi, il se trouvait dans une classe très-inférieure à la mienne.
Je n'étais donc pas à même de juger alors des dispositions de son
esprit, si recommandable par tant d'aptitudes diverses; mais je n'en ai
pas moins eu l'occasion de reconnaître dès lors en lui le caractère qui
déjà lui conciliait toutes les affections. Le sort, qui l'avait doué
d'un physique en harmonie parfaite avec le plus heureux moral, lui
promettait une grande fortune. Les vers qu'Horace adressait à Tibulle
semblent avoir été faits pour lui.

     Dî tibi formam,
     Dî tibi divitias dederant, artemque fruendi.

Dans cette catégorie se trouve aussi Chênedollé, poète à qui le temps a
manqué pour remplir toute sa destinée, mais à qui la littérature doit,
sinon un poëme parfait, du moins des vers admirables; M. Creuzé
Delessert, qui s'est illustré par tant d'ouvrages ingénieux, et surtout
par des poèmes chevaleresques écrits avec tant d'esprit, de grâce et de
facilité; M. Choron, dont l'esprit également propre aux sciences, aux
lettres et aux arts, s'est appliqué surtout à perfectionner
l'enseignement de la musique, et à qui cet art est redevable d'une école
qui rivalise avec les plus célèbres conservatoires de l'Italie; Losier
de Bouvet, à qui nos guerres civiles ont acquis un autre genre de
célébrité, et dont le père a découvert une terre qui n'existait pas[13].
Dans cette catégorie se trouve enfin M. de Caux, que plus d'un genre de
capacité a conduit sous l'empire dans le cabinet de Napoléon, et au
ministère sous la monarchie. J'aime à le répéter, la camaraderie de
collége est pour les bons coeurs une espèce de parenté; M. de Caux m'a
confirmé dans cette opinion. Un jour que, dans les intérêts d'un de mes
fils, je me déterminai à me présenter à l'audience de ce ministre que je
n'avais jamais été visiter, que je n'avais même jamais rencontré dans le
monde: «Nous nous connaissons depuis long-temps, me dit-il du ton le
plus aimable; nous avons été élevés dans le même collége.--Cela est
vrai, monseigneur. Alors vous étiez dans les petits et moi dans les
grands, et je ne faisais guère attention à vous. N'allez pas faire comme
moi avec moi, aujourd'hui que les choses sont dans l'ordre inverse.» Il
ne m'a pas imité; j'en ai la certitude.

Voilà pour mes condisciples; venons-en à mes camarades. Je ne dirai
qu'un mot de M. Durand que j'ai sincèrement aimé. La nature lui a
libéralement départi les qualités qui mènent à la fortune. Il s'est
formé à l'école de M. de Talleyrand. Le patron qui l'a employé ne
pouvait pas trouver un élève dont le caractère eût plus de rapport avec
le sien.

M. de Joguet est un homme solide en amitié. Celui-là eût sacrifié sa
fortune à ses amis, mais non pas ses amis à sa fortune. Quoiqu'il ait eu
des opinions très-opposées à la révolution, il n'a jamais renié ceux de
ses camarades que leurs opinions avaient jetés dans le mouvement
révolutionnaire. Il les plaignait plus encore qu'il ne les blâmait; et
sans les rechercher, il ne s'en éloignait pas. Neveu du marquis de
Bièvre, il eût pu comme lui se faire un nom dans la littérature légère.
Je ne sais pourquoi il s'est amusé à écrire sur des matières graves.

Les deux Salverte ont appelé une grande considération sur leur nom
commun. Un esprit juste, une raison supérieure, une probité inaltérable
caractérisent l'aîné, qui, membre de la chambre des représentans pendant
les Cent-Jours, n'a pu qu'y faire entrevoir ces qualités qu'il a mises
en pratique pendant la majeure partie de sa vie dans l'administration
des domaines où il était placé en première ligne: le second, depuis
plusieurs années membre de la chambre élective, s'y fait remarquer par
l'étendue de ses connaissances, la facilité de son élocution et aussi
par la sévérité de son patriotisme plus spartiate qu'athénien.
Philosophe érudit, littérateur et poète, sa vie entière a été consacrée
à l'étude: peu d'hommes ont autant écrit dans autant de genres.

M. Eryès est un de nos plus savans et de nos plus judicieux géographes.
Quant à Boiste, qui ne connaît pas son _Dictionnaire_? Exécuté sur le
plan le plus vaste, et néanmoins dans la forme la plus concise, ce
dictionnaire est, sans contredit, le plus complet que nous ayons. On a
peine à concevoir que ce soit l'ouvrage d'un seul homme. C'est à sa
complexion débile et maladive que Boiste est redevable d'avoir achevé ce
travail auquel, à la vérité, la nature de son esprit le rendait
essentiellement propre. Contraint à garder la maison, par suite des
privations qu'il était obligé de s'imposer, il avait beaucoup plus de
loisir que le commun des hommes, et pouvait employer à l'étude tout le
temps que les plaisirs ne lui demandaient pas. À quels travaux ne
peut-il pas suffire l'homme qui tous les jours travaille tout le jour?
Aussi, dans l'espace de quinze ans, a-t-il donné de ce dictionnaire
qu'il voulait porter au plus haut degré de perfection je ne sais combien
d'éditions, toutes recommandables par d'importantes améliorations.

Boiste est encore un homme dans lequel l'âge n'a fait que développer les
qualités de l'enfant, et qu'il a complété sans le changer. Porté dès le
collége à tout soumettre à l'analyse, il avait eu plus de succès dans
les études philosophiques que dans les études littéraires; l'imagination
dominait moins en lui que la raison. Grand ergoteur, il aimait beaucoup
la discussion, et ne défendait pas toujours l'idée la plus juste, mais
du moins la défendait-il de bonne foi, et s'il se fondait quelquefois
sur de mauvais argumens, se rendait-il aux bons. Quoiqu'il fût d'humeur
assez morose par suite de son tempérament, il était bon, attaché,
affectueux même: de plus, on n'avait pas un coeur plus honnête et plus
droit.

Tel il était encore quand à mon retour de l'exil, après six ans, je le
retrouvai à Ivri, près Paris, où il avait acquis une petite propriété
qu'il habitait toute l'année. Le pauvre homme me reçut comme un frère.
«Nous avons bien pensé à toi, me dit-il en me montrant sa femme.» Il me
l'avait prouvé en m'envoyant à Bruxelles sa cinquième édition, qui fut
publiée pendant mon séjour forcé hors de France; attention à laquelle je
ne fus pas peu sensible: «Je prenais plaisir, ajouta-t-il, à citer des
exemples tirés de tes ouvrages et à mettre ton nom sous les yeux de mes
lecteurs.»

À propos de ce dictionnaire, racontons un fait assez singulier pour être
recueilli. Quand une expression avait été employée dans une acception
nouvelle, ou quand une nouvelle expression réclamée par le besoin avait
été créée, Boiste n'omettait pas d'en tenir note dans son lexique, en
indiquant, comme de raison, l'auteur de cette néologie. Ainsi,
_spoliatrice_, mot de nouvelle fabrique, mais qui est dans les analogies
de notre langue, lui ayant paru mériter droit de bourgeoisie, il le lui
donna en nommant, comme de raison, l'auteur à qui ce mot appartenait.
«SPOLIATRICE, dit-il à cet article; _loi spoliatrice_, BONAPARTE.» Le
lexicographe n'y avait pas entendu malice. La police ne put se
l'imaginer; elle ne put pas croire qu'il eût rassemblé innocemment des
mots qui formaient une pareille épigramme. Boiste fut arrêté, et ce
n'est pas sans peine qu'il parvint à se faire relâcher par cette
autorité qu'il lui fut encore moins difficile de fléchir que de
convaincre, et qui ne concevait pas qu'un homme d'esprit ne sût pas
toujours ce qu'il disait.

Boiste est mort il y a quelques années. J'ai perdu en lui un excellent
ami.

J'en conserve un à Bayonne, dans ce bon Sallenave. Je ne le vois guère
que de vingt ans en vingt ans; mais suis-je dans la peine, je reçois
aussitôt de ses nouvelles. Le faible et l'opprimé n'ont pas de patron
plus actif que cet avocat, également recommandable par l'originalité de
son esprit et par la générosité de son caractère.

C'étaient mes bons amis aussi que les deux Theurel; c'étaient! car je
leur survis. Ils avaient pour père le plus honnête procureur qui ait
existé, je pourrais dire le plus honnête homme. Le cadet, qui avait
embrassé avec quelque chaleur la cause de la révolution, fit avec
distinction la brillante campagne de Dumouriez. Parti simple volontaire,
il gagna ses épaulettes à Jemmapes, à Fleurus, à Nerwinde; il était chef
de bataillon quand il s'est retiré, et s'est retiré quand l'armée où il
servait fut employée à l'intérieur contre des ennemis qui étaient
toujours pour lui des Français. Il est mort il y a quelques années.

Son frère mourut dès 1786. La cause d'une fin si précoce est bizarre, et
de plus un des plus funestes effets de générosité que je connaisse. Doué
d'une âme ardente et fière, ce jeune homme était d'une extrême
susceptibilité sur tout ce qui tenait à l'honneur. Un jour qu'il
badinait assez librement sur le théâtre de l'Opéra avec une chanteuse,
un acteur, que cette liberté offense, lui donne un soufflet sans autre
explication. On se battrait pour moins: rendez-vous donné. Le lendemain,
comme l'offensé se disposait à se rendre sur le champ de bataille,
arrive l'offenseur; il avait fait ses réflexions. «Je ne me dissimule
pas, dit-il, la gravité de l'outrage que je vous ai fait; la mort seule
peut l'expier. Vous avez droit de me tuer, et cela vous sera facile, je
ne sais pas manier une épée, je n'ai jamais touché un pistolet; mais si
vous me tuez, une famille qui n'a que moi pour soutien tombera dans la
misère, et elle est innocente de mon tort.» Il dit, et fait entrer sa
femme et ses enfans qui attendaient dans l'antichambre. Attendri par
leurs larmes, Theurel sent les armes lui tomber des mains; il se laisse
fléchir; il promet de ne pas donner suite à cette affaire.

Cependant le souvenir d'un affront si cruel le tourmentait sans relâche;
il lui semblait que le public, qui ne s'en inquiétait guère, devait être
moins touché de la pitié qu'il avait eue pour une famille entière, que
frappé de l'indifférence qu'il montrait pour sa propre considération. Il
se tenait pour déshonoré par l'acte le plus honorable qu'un véritable
brave puisse faire en pareille circonstance. La vie lui devint à charge;
il tomba dans la mélancolie la plus noire, et, quoiqu'il fût entouré des
témoignages de notre amitié et de notre estime, il se tua de désespoir
de ne pouvoir révoquer le pardon qu'il avait accordé, et de ne pouvoir
réussir à se faire tuer par un autre, car il avait eu, depuis cette
aventure, des affaires qu'il appelait malheureuses, parce qu'ayant
blessé ses adversaires, il en était sorti sans une égratignure.

Ces deux frères aimaient passionnément les lettres et les arts.
Étaient-ils à Paris, nous en parlions; étaient-ils hors Paris, nous nous
en écrivions. Ils firent en 1785 un voyage à Ferney: beau sujet de
correspondance. J'ai retrouvé dans mes papiers quelques vers dont était
entrelardée la prose que je leur adressai à cette occasion; les voici:

     C'est là qu'une urne funéraire
     Enferme le coeur de Voltaire.
     Tout, en ce dépôt précieux,
     Malgré les cagots et l'Église,
     Voltaire habite encor ces lieux;
     Et c'est son coeur qui l'éternise.
     Avec vous, heureux voyageurs,
     Avec vous penché sur sa cendre,
     Qu'il me serait doux de lui rendre
     Un tribut de vers et de fleurs!
     Et, m'abandonnant aux douleurs
     Qu'un si saint objet vous inspire,
     De l'arroser d'autant de pleurs
     Que m'en a fait verser Zaïre!

Puis, cherchant à exprimer par une comparaison le sentiment qui nous
unissait, j'ajoutais:

     S'il est un triple personnage
     Dont l'inexplicable union
     Est l'obscur objet d'un hommage
     Que prescrit la religion
     À l'aveugle dévotion,
     Qui n'y veut pas voir davantage;
     Sans troubler sa tranquillité
     Par notre intimité sincère,
     Prouvons à l'incrédulité
     Qu'après tout, une Trinité
     Peut bien exister sans mystère.

Au nombre de mes camarades de classe, se trouvait aussi un pauvre diable
qu'il est inutile de nommer. Personne n'a manifesté de meilleure heure
la passion de la célébrité, et chez personne cette passion n'a été plus
malheureuse. Secrétaire de Mirabeau, son nom est entré dans l'histoire à
la suite de celui de son patron, comme un valet entre dans un palais à
la suite de son maître; mais, quoi qu'il ait fait, il n'a pu s'y faire
admettre à des titres qui lui fussent personnels. C'était, dès le
collége, une tête qui s'échauffait à froid, un déclamateur sans idées,
un four qui ne cuisait pas, et de la gueule duquel il ne sortait que de
la fumée. Rien d'emphatique comme ses compositions; nous l'appelions _M.
Thomas_, par allusion à l'académicien qu'il contrefaisait, mais qu'au
fait il était bien loin d'imiter. J'étais, à l'entendre, le _faiseur_ de
Bonaparte. Je voudrais bien que cela fût vrai; je voudrais bien pouvoir
m'attribuer certaines proclamations où le langage du grand homme n'est
pas moins sublime que ses conceptions: mais je n'ai pas plus été le
_faiseur_ de Bonaparte que l'homme en question n'a été le _faiseur_ de
Mirabeau.

À ces noms j'en pourrais ajouter d'autres. M. de Mathan, de la chambre
des pairs; M. Sapey, de la chambre des députés; Muiron, mort à Arcole;
Duphot, assassiné à Rome; le général Lamothe, dont le nom, comme les
leur, est inscrit sur nos plus glorieux bulletins; M. Bressier, digne
parent des Portalis et des Siméon; M. Barthélémi, en qui l'on ne saurait
méconnaître le talent le plus énergique, le plus souple et le plus vrai
qui se soit manifesté dans la jeune littérature; M. Berryer, dont tous
les partis voudraient s'approprier le talent; tous ces hommes si
recommandables à des titres si divers, sont des élèves de Juilly.

Ils appartiennent aussi à cette illustre école, les joyeux convives qui
tous les ans, le 3 janvier, jour de Sainte-Geneviève, se réunissent dans
ce banquet où toutes les conditions se nivellent, où toutes les
prétentions s'effacent, où toutes les opinions se confondent pour
quelques heures au moins, et dans lequel il n'est permis de mêler aux
vins qui nous viennent de tous les pays que l'eau importée de Juilly
même, et puisée à la source limpide et salubre où notre enfance s'est
désaltérée.

Pour compléter ce chapitre, il me faut bien aussi parler de moi. J'en
parlerai en conscience, comme des autres. Je laisse à qui il appartient
à prononcer sur la nature et sur la portée de mon esprit; je dirai
seulement que j'ai fait d'assez bonnes études, et cela moins par suite
d'une application sérieuse que de la facilité que j'avais à deviner ce
que les autres n'apprennent pas sans l'étudier. J'étais assez fort en
littérature; mais, en revanche, assez faible en mathématiques. La
passion de la poésie, qui s'est manifestée en moi dès l'enfance,
remplissait ma tête, au point de n'y presque pas laisser de place pour
autre chose; je détestais tout ce qui pouvait m'en distraire: aussi lui
ai-je été redevable de quelque succès précoces, et m'a-t-elle ouvert dès
lors les portes d'une académie, car à Juilly aussi nous en avions une.

Parlons à présent de mon caractère: il en est de plus heureux; il en est
de plus mauvais. J'avais été bon écolier, je fus bon camarade. Plus
sensible qu'irascible, plus rancunier que vindicatif, plus gai que
malin, plus confiant que crédule, gardant moins volontiers le souvenir
du mal que celui du bien, aussi incapable de dissimulation que de
soupçons, franc jusqu'à l'étourderie, jusqu'à la rudesse, constant dans
mes affections comme dans mes aversions, ne dédaignant pas la faveur des
maîtres, mais préférant l'estime publique à tout, j'avais dès
l'adolescence les défauts et les qualités qui, même au collége, donnent
des amis dévoués et des ennemis implacables, et qui, développés par
l'âge, devaient faire dans le monde ma fortune et ma ruine.



LIVRE II.

1783--1790



CHAPITRE PREMIER.

Mon entrée dans le monde.--Études spéciales.--Goûts dominans.--Mon
Parnasse.--Mes sociétés.--Musée de Paris.


À la mort de mon père, ma mère avait obtenu par l'entremise de _Madame_
(tel est le titre que portait alors Marie-Joséphine-Louise de Savoie,
épouse de _Monsieur_, depuis Louis XVIII) que les places de son mari
seraient conservées à ses enfans, et que, jusqu'à l'époque où nous
pourrions les remplir, elles seraient remplies par notre oncle. Pendant
cet intervalle, les maisons des princes subirent plusieurs
modifications, sous le nom de _réforme_. N'osant pas, par crainte de
notre protectrice, nous dépouiller ouvertement, les réformateurs
donnèrent à ces places des dénominations différentes; et l'on assigna à
ma mère et à l'oncle qui avait géré pour nous des pensions dont une
partie devait nous revenir; pension qui n'équivalait pas, à beaucoup
près, au revenu de la portion de patrimoine que cette opération nous
avait fait perdre. C'est ainsi qu'on entendait alors la justice et
l'économie.

J'entre dans ces détails pour démontrer combien est fausse l'assertion
de je ne sais quel biographe, qui prétend que je suis redevable à Louis
XVIII du bienfait de mon éducation: vingt-cinq mille livres de rente que
possédait mon père le mettaient à même d'y suffire. Je tiens donc de sa
tendresse d'abord ce bienfait que ma mère m'a continué, et non de la
faveur d'un prince qui, si bienveillant qu'il ait paru être un moment
pour moi, m'a fait plus de mal qu'il ne m'a jamais voulu de bien.

Il est encore un article sur lequel je crois devoir m'expliquer avant
d'aller plus loin. On m'a souvent demandé si j'appartenais aux
_Arnauld_, qui ont appelé sur le nom que je porte tant d'illustration
pendant le cours du XVIIe siècle. Je le crois: je l'ai entendu répéter à
ma mère, d'après mon père. Nous n'écrivons pas tout-à-fait ce nom comme
l'écrivait la famille auquel il doit son éclat. Nous mettons un _T_ là
où elle mettait un _D_; mais on sait que ces sortes d'altérations ne
concluent pas en fait de généalogie. Plusieurs de mes ancêtres ont écrit
leur nom avec un _D_ et en retranchant _L_. Sur mon extrait de baptême,
le nom porte un _D_; j'ai pris le _T_ pour me conformer à mon père, qui,
je le répète, ne s'en croyait pas moins parent des _Arnauld_. Dans la
dernière année de sa vie, ayant intérêt à le prouver, il avait commencé
à ce sujet avec un homme du métier, l'abbé de Vergès, un travail qu'il
n'a pas eu le temps d'achever; ma mère en avait conservé les pièces.
Mais les menaces portées par la Convention, en 1793, contre les nobles
qui garderaient leurs titres, m'ayant fait craindre pour elle, si, dans
une de ces visites auxquelles on était alors exposé, une des mille
autorités à qui tous les domiciles étaient ouverts découvrait ces
papiers, je l'engageai à les anéantir. Mon inquiétude pour ma mère,
jointe à mon indifférence sur cet article, ne m'a pas permis d'en
prendre connaissance, et je n'y ai pas regret. À quoi servent
aujourd'hui ces titres sans priviléges? que constatent-ils le plus
souvent? d'impuissantes prétentions. Étrange sujet d'orgueil, après
tout, qu'un nom qui, en rappelant ce que valaient vos pères, dénonce le
peu que vous valez! Je souhaite à mes enfants d'autres titres à la
considération.

Lorsque j'entrai dans le monde, j'avais donc perdu à peu près ma
fortune; ma mère, qui désirait m'en voir acquérir, pensa qu'à cet effet
il serait utile que j'achevasse mon droit. Comme cela exigeait que je
séjournasse à Paris, et qu'elle demeurait à Versailles, elle me mit en
pension chez Me de Crusy, procureur au Châtelet, pour y prendre
connaissance des affaires, tout en étudiant les lois. Son projet était
de me mettre ainsi en état d'entrer dans la magistrature ou dans
l'administration; mais mon goût ne me portait ni vers l'une ni vers
l'autre carrière, non que j'eusse de l'éloignement pour l'occupation,
mais parce que celle à laquelle je consacrais tout mon temps ne pouvait
se concilier avec aucune autre.

Que de peine se donna ce bon M. de Crusy pour me mettre en état de
gagner la pension que ma mère lui payait, et dont elle avait promis de
me faire l'abandon dès que mon patron se déclarerait suffisamment payé
par mon utilité! Rien ne put me déterminer à me livrer à des études que
j'avais en dégoût, si ce n'est en mépris. Tant que j'avais de l'argent,
c'est-à-dire pendant la première quinzaine du mois, j'allais au
spectacle; n'en avais-je plus, je n'en travaillais pas davantage pour
l'étude. Quand je n'allais pas promener mes pensées, renfermé dans ma
chambre, j'y faisais des vers jusqu'à l'heure des repas, après lesquels
je m'y renfermais de nouveau pour en faire encore. Isolé, là, je n'y
étais pourtant pas caché. Quand ils étaient pressés d'ouvrages, les
clercs venaient quelquefois m'y chercher; voici ce que j'imaginai pour
échapper à cette contrariété. Le corridor qui communiquait à nos
chambres tirait son jour d'une fenêtre qui donnait sur la réunion de
deux toits; à l'aide d'une chaise, dont le dossier me servait d'échelle,
je me réfugiais dans cette espèce de vallée où je pouvais faire une
dizaine de pas sans me précipiter dans la rue; là, entre deux montagnes
de tuiles, qui perdaient bientôt leur couleur pour mon imagination, je
me croyais _in frigida Tempe... gelidis in vallibus Hoemi_, ou dans le
vallon le plus retiré du Parnasse. Une fois, je pensai y être découvert.
Jugeant, à l'aspect de la chaise, que je pouvais avoir été rimer dans la
gouttière, Me de Crusy ne s'avisa-t-il pas, non d'y monter, mais d'y
regarder? Heureusement échappai-je à sa recherche. Comme il m'avait
d'abord appelé, je me hâtai de grimper sur le pignon de la fenêtre, de
laquelle ses regards parcouraient toute la longueur de ma promenade, et,
à cheval justement au-dessus de sa tête, j'attendis sur cette monture,
un peu moins fringante que Pégase, la fin de cette perquisition.

J'eus grand soin depuis, comme on le pense, de retirer l'échelle après
moi quand je retournai chercher là des inspirations. J'y retournai
souvent, car j'y composai un grand opéra, une _Sapho_, dont je me
flattais que Piccini ferait la musique. Vaine espérance! ce grand
compositeur, avant de l'entreprendre, ayant voulu avoir l'avis de M.
Suard sur le mérite du poème, il me fallut solliciter une audience de M.
Suard: je ne doutai pas de l'obtenir; vaine espérance encore! mes
lettres restèrent sans réponse; et ce n'est que dix-huit ans après que
j'eus l'occasion de parler pour la première fois à cet académicien, qui
ne m'avait pas voulu pour écolier, dont j'étais devenu le confrère.

À cela près que je perdis mon temps, si c'est le perdre que de ne pas
l'employer comme le voudraient les personnes dont vous dépendez, je n'ai
pas trop lieu de regretter l'emploi que je fis de ma première année de
liberté. Grâce à je ne sais quel sentiment de convenance que m'avait
inspiré ma mère, et qui m'a souvent tenu lieu de principes, ma conduite
fut sinon exempte de tout écart, du moins exempte de dévergondage, et
n'ai-je pas à me rappeler une sottise dont je doive rougir. Les plaisirs
que j'aimais avec passion, les plaisirs que je préférais à tout, étaient
ceux que donnent les arts; c'est même des succès qu'elles obtenaient par
les arts que les femmes tiraient à mes yeux leur charme le plus
puissant. Ainsi sentaient les jeunes gens avec qui je passais ma vie, et
qui presque tous avaient été mes camarades de collége. Avec quel
emportement nous usions de cette liberté après laquelle nous avions si
longtemps soupiré! avec quelle avidité nous courions après des plaisirs
que nous avions si longtemps désespéré d'atteindre! Mais, je le répète,
ceux qui naissent des arts, la poésie, la musique, le théâtre, l'opéra
surtout étaient les premiers pour nous, et nous n'en jouissions qu'à
demi quand nous n'en jouissions pas ensemble.

Cependant je fréquentais aussi une société plus grave, celle de M. De
France, payeur de rentes, et mon proche parent. Chez lui les arts
régnaient moins que les sciences; il s'occupait de physique, de chimie,
d'histoire naturelle plus que de musique et de poésie: j'en fis mon
profit. Il était riche. Comme il tenait table ouverte tous les
mercredis, je fis connaissance chez lui avec plusieurs hommes
remarquables de l'époque, avec plusieurs savants qui ne sont pas tous
oubliés, quoiqu'en fait de sciences il soit donné à peu de personnes de
se maintenir au même degré de gloire pendant plusieurs générations. Cela
n'est guère assuré qu'à ces hommes de génie qui, tels que les Newton,
les Linnée, les Buffon, les Jussieu, les Cuvier, attachant leurs noms à
des systèmes, ont été législateurs dans une science quelconque.

Valmont de Bomare, que je voyais là toutes les semaines, n'a pas eu ce
privilége. Son dictionnaire, qui n'est plus guère cité que pour ses
lacunes et ses erreurs, ne commande plus le respect qu'il lui obtenait
alors: ceux qui sont entrés de son vivant dans la carrière qu'il n'a pas
parcourue sans honneur, l'ont laissé bien loin derrière eux; mais il
n'en est pas ainsi de ce bon Haüy[14], qui venait souvent aussi dans
cette maison. Ce minéralogiste jouissait déjà d'une grande
considération, quoiqu'il n'eût pas encore trouvé le système qui devait
régir la cristallographie. C'est à un accident qu'il est redevable de
cette découverte; et comme cet accident lui est arrivé chez mon cousin
même, peut-être n'est-il pas hors de propos d'en faire mention ici.

M. De France avait un assez beau cabinet de conchyliologie et de
minéralogie, qu'il ouvrait avec complaisance aux curieux, et surtout aux
savants, auxquels il permettait d'en déplacer les pièces pour les
examiner de plus près. Un jour qu'Haüy usait de la permission, comme il
voulait replacer un échantillon assez volumineux de je ne sais quelle
cristallisation, cette pièce lui échappe et se brise en mille éclats.
Jugez de son désespoir! il ne pouvait se pardonner sa maladresse. M. De
France le console de son mieux, et pour la lui faire oublier, il donne
ordre à un domestique d'enlever ces débris. L'ordre s'exécutait quand
Haüy, dont les yeux suivaient les mouvements du balai, rompant le
silence: «N'attachez-vous, dit-il, aucune valeur à ces
fragments?--Aucune.--Accordez-moi donc une grâce.--Laquelle?--La liberté
de les recueillir et de les emporter.--À vous permis, cher abbé. Mais
qu'en voulez-vous faire?--Étudier leur forme tout à mon aise.
Remarquez-vous que le noyau de ce cristal est un prisme où se
reproduisent sous un moindre volume les formes que la pièce affectait
dans son intégrité?--C'est vrai.--Cette pièce ne serait-elle pas formée
de la réunion de plusieurs couches de formes semblables, quoique de
dimensions différentes, et superposées les unes aux autres dans un ordre
régulier? C'est ce dont je veux m'assurer en rajustant ces morceaux.»

L'expérience justifia ces conjectures, et l'accident qui provoqua cette
observation fut pour Haüy ce qu'avait été pour Newton la chute de cette
pomme qui lui révéla le système de l'attraction.

Fourcroi, qui déjà travaillait à la révolution de la chimie qui devait
associer son nom à celui de Lavoisier, était de ces réunions.

Quelques gens de lettres s'y rendaient aussi. De ce nombre était un
vieil avocat nommé Marchand, ennemi capital de Voltaire, auteur de
quelques vers plus malins d'intention que de fait, tels qu'une _Épître
du curé de Fontenoi à Voltaire_, et de quelques pamphlets du même genre,
le _Testament de Voltaire_, par exemple. Ce bonhomme s'imaginait presque
être l'égal du colosse qu'il attaquait; il en parlait avec le dédain
d'un vainqueur pour le champion qu'il a ménagé. Cette vanité le rendait
plus amusant, à mon gré, que les contes cyniques qu'il rabâchait dès
qu'il avait un verre de vin dans la tête. La bouffonnerie, même exempte
de licence, m'a toujours paru incompatible avec la dignité de la
vieillesse; je l'aimerais mieux, je crois, maussade que dévergondée,
quoique peu de défauts me déplaisent autant que la maussaderie. Qui ne
se respecte pas n'a pas le droit d'être respecté. C'est ce qui arriva à
ce compotateur de Piron. On finit par se lasser de lui. Comme il entrait
facilement en état d'ivresse, et qu'un jour, par suite de cet état, il
fit une chute assez grave en sortant de table, on profita de l'occasion
pour donner à entendre aux gens qui le soignaient qu'on ferait bien de
ne plus le laisser sortir: il était temps, au fait: il avait déjà
quatre-vingt-cinq ou six ans.

Là se rendaient encore d'autres personnages, gens du monde, gens de
robe, gens de cour possédant à fond la chronique scandaleuse du règne de
Louis XV, et débitant l'histoire en caquets. Personne sous ce rapport
n'égalait le marquis de Gouffier qui avait dépensé en folies la plus
grande partie de sa vie déjà longue, et la totalité d'une fortune
considérable. Élève des roués de la régence dont il transmettait les
traditions à leurs petits-fils, ne repoussant aucun compagnon de
plaisir, bien plus, courant en chercher partout où il espérait en
trouver, et n'attachant pas moins de prix à une partie liée avec
Préville et Bellecour qu'à une orgie faite avec le comte de Lauraguais
ou tel autre de ses pairs, ce seigneur s'était échappé plus d'une fois
des salons où devait l'écrouer son rang, pour aller jouir au cabaret des
charmes d'une autre égalité. C'était déroger: mais comme il avait été
complice de tous les tours qui ont été joués à ce malheureux Poinsinet,
et qu'il racontait fort plaisamment les facéties ou les mystifications
dont ce singulier personnage avait été l'objet et la dupe, je lui savais
très-bon gré de cette dérogeance.

Pendant cette année je fis connaissance avec quelques jeunes
littérateurs qui étaient affiliés au musée de Court de Gébelin, avec
Saint-Ange, qui dès lors avait publié des fragmens de sa traduction des
_Métamorphoses_, et possédait déjà tout le talent qui le fit entrer à
l'académie quand il n'avait plus d'esprit; avec Duchosal, bon garçon,
qui s'efforçait d'être méchant, et faisait, en dépit de sa nature, des
satires moins malignes à la vérité que mauvaises; avec Le Bailly qui,
bien que très-jeune, avait déjà donné dans quelques fables des preuves
de ce talent facile et naturel qui le fait placer encore parmi les
héritiers de La Fontaine.

Que je portais envie à ces Messieurs! Que les applaudissemens excités
par la lecture de leurs ouvrages retentissaient profondément dans mon
âme! Nulle gloire ne me paraissait préférable à celle dont ils me
semblaient déjà saisis, et que je croyais même assurée au bonhomme
Cailleau, honnête imprimeur, auteur de fables dont on parlait peu, et
dont on ne parle plus. Au-dessus de l'honneur d'être membre du musée de
Paris, je ne concevais qu'un honneur, celui d'être de l'académie
française.



CHAPITRE II.

Académie française.--La Harpe.--Ducis.--Beaumarchais.--Anecdote sur _le
Mariage de Figaro_.


On conçoit, d'après ce que j'ai dit, combien j'étais curieux d'assister
à une séance de l'académie française. La Harpe m'en procura le moyen. Ma
mère l'avait rencontré plusieurs fois à la campagne chez une femme
aimable; il s'en souvint, et m'accorda très-gracieusement un billet avec
lequel j'assistai à la séance où Garat fut couronné pour l'_éloge de
Fontenelle_, et Florian pour l'_églogue de Ruth_. Je n'imaginais pas
alors que je serais un jour le collègue du premier et le successeur du
second!

Leurs ouvrages, qu'on leur permit de lire eux-mêmes, furent
très-applaudis; mais il n'en fut pas ainsi du rapport lu par Marmontel
sur les pièces envoyées au concours. Les doctrines qu'il y professait,
et surtout les formes dans lesquelles il exprima son jugement sur une
églogue intitulée _le Patriarche_, ne lui concilièrent pas le suffrage
de tout l'auditoire, à beaucoup près, elles provoquèrent même des
murmures qui me surprirent plus qu'ils ne m'attristèrent. Je n'en sortis
pas moins satisfait de la séance: mon plaisir aurait été complet si
j'avais entendu quelque chose de mon patron; mais l'auteur de _Warwick_
gardait alors le silence: comme Achille, il boudait dans sa tente. Il
s'en est bien dédommagé depuis!

La Harpe, que j'ai rencontré souvent, mais avec qui je n'ai jamais été
lié, me parut dès lors assez gourmé, tout poli qu'il s'efforçait d'être.
Le ton sec et tranchant avec lequel il exprimait ses opinions sur
plusieurs de ses confrères et particulièrement sur Ducis, me choquait,
quoique au fond cette opinion ne manquât pas de justesse, et contînt
même l'éloge de ce tragique. Mais cet éloge fait sans grâce ressemblait
à celui que le diable ferait du bon Dieu, «Ducis n'entend rien,
disait-il, à la combinaison d'un plan. Les siens sont dénués de toute
raison, particulièrement celui du _Roi Lear_. L'auteur s'y montre encore
plus insensé que son héros.--Cet ouvrage obtient pourtant un grand
succès, répliquai-je avec timidité.--Ouvrage détestable!--Il y a, ce me
semble, de bien belles scènes.--Eh! Monsieur, qui vous dit le contraire?
Sans doute, il y a de belles scènes dans le _Roi Lear_, dans _Hamlet_,
dans _Roméo et Juliette_, dans _Oedipe chez Admète_ et même dans ce
_Macbeth_ qui vient de tomber; mais, de belles scènes ne constituent pas
seules un bel ouvrage. Si M. Ducis faisait une pièce comme il fait une
scène, il serait notre premier tragique.»

Ceci me rappelle que l'hiver précédent j'avais fait connaissance avec
Ducis. Il m'avait accueilli avec plus de réserve que La Harpe, et
cependant je me sentais appelé vers lui par un attrait que l'autre n'a
jamais eu pour moi. J'étais juste par instinct.

Ducis était de Versailles qu'habitait sa mère, et où je passai chez la
mienne les huit premiers mois qui suivirent ma sortie du collége. Comme
il n'était bruit là que de Ducis, je ne pus résister au désir de voir de
près l'homme que toute la ville s'accordait à admirer, car en dépit du
proverbe, _il était prophète en son pays_. On m'avait promis de me
présenter à lui dans l'un de ses voyages, et la chose avait manqué
plusieurs fois. Las de voir mon plaisir dépendre de la volonté d'autrui,
un beau soir je prends ma résolution; et surmontant ma timidité, qui
alors était excessive, je me présente seul chez madame Ducis. C'était
une bonne femme qui ne manquait ni de jugement ni d'esprit. Elle me
reçut avec politesse, parut flattée du motif de ma visite; mais quand je
lui demandai la permission de revenir: «Vous demeurez loin d'ici, me
dit-elle, vous pourriez faire bien des courses inutiles; je vous ferai
prévenir dès que mon fils reviendra.»

Je ne me le tins pas pour dit. Huit jours après, nouvelle visite et même
demande de ma part. Huit jours après, même réponse accompagnée d'un
accueil plus gêné. Je n'en revins pas moins huit jours après. Accueil
plus contraint encore; je n'y concevais rien. Pour tout concevoir, il
aurait suffi de faire attention à ce qui se passait quand j'arrivais.
Une belle personne de dix-sept à dix-huit ans, qui, pendant la durée de
ma première séance, les yeux baissés, brodait auprès de Mme Ducis tandis
que celle-ci tricotait, n'avait pas manqué dans les séances suivantes de
se lever à mon arrivée, et aussitôt après m'avoir rendu gracieusement
mon salut, de sortir du salon pour n'y plus rentrer: c'était la fille de
Ducis. Veuf depuis plusieurs années, il l'avait placée sous la
surveillance de cette bonne dame, qui me croyait plus épris de la beauté
de sa petite-fille qu'enthousiaste du génie de son fils. Le vrai ne lui
paraissait pas vraisemblable.

Ducis en jugea comme elle. Lorsqu'enfin je parvins à le rejoindre, il
m'invita à venir le voir à Paris, où il me reçut autrement en effet qu'à
Versailles. À Versailles, il n'avait été que poli; à Paris, il fut
affectueux. Ce n'est que long-temps après toutefois qu'il m'expliqua la
raison de cette disparate dont je n'avais pas deviné la cause, tant les
vues que l'on me prêtait m'étaient étrangères!

Ducis était alors pour moi le poète par excellence. Les beautés
originales qui abondent dans ses tragédies m'en laissaient à peine
entrevoir les défauts; et c'est bien d'après moi que je lui donnais la
préférence sur La Harpe. Poète correct et froid, La Harpe, que je
n'estimais guère que sur parole, ne m'avait ému que dans son
_Philoctète_ où revit l'énergique simplicité de Sophocle; le reste de
son théâtre ne valait pas pour moi une scène de Ducis. Après
quarante-cinq ans, je sens encore de même.

Cependant je suivais le théâtre avec une insatiable avidité: quelle que
fût la pièce, quels que fussent les acteurs, j'y éprouvais un plaisir
auquel j'aurais sacrifié tous les autres. Le _Séducteur_, ouvrage de
l'oncle de mon ami Joguet, et la première comédie que j'aie vue aux
Français, m'avait enchanté. Qu'on juge de l'effet que produisit sur moi
le _Mariage de Figaro_! La Comédie Française, si riche alors en talens,
n'en a jamais fait peut-être un emploi si heureux que dans cette pièce;
jamais ouvrage n'a été joué avec un ensemble si parfait. À la
sollicitation de Beaumarchais, qui ne faisait rien comme un autre et
n'en faisait pas plus mal pour cela, Mlle Sainval avait consenti à
descendre des hauteurs de la tragédie pour concourir avec Molé,
Dazincourt, Desessarts, Dugazon, et cette Olivier dont le talent était
naïf et frais comme sa figure, à la représentation de son singulier
drame. Quelle puissance ces enchanteurs réunis n'exerçaient-ils pas sur
une imagination de dix-huit ans! Elle n'égalait pas toutefois celle de
l'actrice qui remplissait le rôle de Suzanne: cette perfection de
talent, que nous avons tant admirée depuis dans Mlle Contat, était alors
rehaussée par tout ce que la jeunesse la plus vive, la beauté la plus
piquante peuvent prêter de charme au jeu le plus parfait. Mlle Contat
ajoutait à ce rôle, déjà si séduisant, une valeur dont Beaumarchais
lui-même était étonné. L'esprit du rôle appartenait bien à Beaumarchais,
mais non pas l'esprit avec lequel ce rôle était rendu; celui-là
appartenait tout entier à l'actrice, et elle en avait peut-être autant
que l'auteur lui-même; elle créait en traduisant. Jamais musique n'a
prêté à la parole une expression pareille à celle que recevaient, en
passant par la bouche de son spirituel interprète, les saillies d'un des
hommes les plus spirituels qui aient jamais écrit.

Je me pris de belle passion aussi pour cet homme-là. Les persécutions
que lui attirèrent le succès de la _Folle Journée_ me révoltaient à un
point que je ne puis exprimer; j'y voyais pis que de l'injustice, j'y
voyais de l'ingratitude; j'étais si reconnaissant du plaisir que m'avait
fait cet ouvrage!

Je ne fus pas, comme on l'imagine, médiocrement indigné de l'outrageant
abus d'autorité dont Beaumarchais fut frappé au fort de son succès.
Aujourd'hui, toute mon indignation se réveille encore à ce souvenir. Cet
acte arbitraire, le seul peut-être qu'on soit fondé à reprocher au plus
modéré des princes, fut provoqué par une bien perfide insinuation. Voici
le fait.

M. Suard, qui depuis 1774 était censeur royal, avait constamment refusé
son approbation au _Mariage de Figaro_. Beaumarchais étant parvenu
néanmoins à faire représenter sa comédie, M. Suard en conçut un vif
dépit; et comme en qualité de journaliste il s'attribuait aussi le droit
de censurer les pièces de théâtre, se proclamant le champion du goût et
de la morale, il poursuivit avec un acharnement infatigable la pièce
contre laquelle son _veto_ avait été impuissant.

Après plusieurs attaques portées par lui sous le voile de l'anonyme
contre l'ouvrage de Beaumarchais, et contre Beaumarchais lui-même, il
fit paraître dans le _Journal de Paris_ une lettre où était tournée en
ridicule la disposition par laquelle l'auteur du _Mariage de Figaro_
donnait _aux pauvres mères nourrices_ la totalité du bénéfice que lui
avaient acquis les innombrables représentations de cette pièce. Cette
lettre avait été rédigée dans une société que l'aîné du frère de Louis
XVI honorait souvent de sa présence. Révolté de la malignité avec
laquelle M. Suard empoisonnait ses meilleures intentions, et croyant
n'avoir affaire qu'à lui, Beaumarchais répond par des sarcasmes à cette
lettre, dont M. Suard n'était pas le seul auteur. Le journaliste, dans
son ressentiment, imagina de faire retomber sur le prince la moitié de
l'injure, afin d'avoir à sa disposition la puissance du prince tout
entière. «Cet homme est-il assez effronté? dit-il, traiter ainsi les
plus augustes personnes!» Le stratagème réussit. Louis XVI, à qui cet
excès d'audace fut dénoncé sous les formes les plus propres à l'irriter,
sortit une fois de sa modération habituelle; plus frère que roi, il
ordonna que le bourgeois qui avait osé riposter à une insulte dictée par
une altesse royale, fût arrêté sur-le-champ, et conduit, non pas à la
Bastille, prison trop noble pour un pareil polisson; non pas dans une
prison d'État, mais dans une maison de correction; et comme Sa Majesté,
quand elle prit cette décision, était au jeu, c'est sur un _sept de
pique_ que fut écrit par elle, avec le crayon dont on marquait _les
bêtes_, l'ordre d'enlever un citoyen à sa famille et de l'enfermer à
Saint-Lazare.

Cet acte, si léger et si cruel, fut bientôt blâmé des personnes même
qu'il avait fait sourire au premier moment: chacun se sentit menacé par
là, non seulement dans sa liberté, mais encore dans sa considération. Je
me sais gré d'en avoir jugé ainsi de prime-abord, et d'y avoir vu
surtout une révoltante injustice dans un âge où, plus porté à sentir
qu'à réfléchir, j'étais habitué à tenir pour légale toute volonté
royale. Je consignai mes sentimens sur ce fait dans une ode, pièce assez
hardie pour me faire arrêter aussi, mais que je n'ai pas publiée, et
j'ai bien fait, car elle n'était pas bonne. Se compromettre avec
l'autorité par de méchants vers, c'est faire une double sottise.

Ce n'est pas, au reste, le seul outrage que Beaumarchais ait eu à
endurer à cette époque où sa célébrité l'avait rendu le point de mire de
nombre de gens qui prétendaient devenir célèbres. Bergasse aussi l'a
très-rudement traité pour s'être fait, un peu étourdiment peut-être, le
chevalier de Mme de Kornman contre son mari. Racontons à ce sujet une
anecdote que j'aime à répéter, parce que c'est une des meilleures
justifications qu'on puisse opposer à tant d'écrits où Beaumarchais est
représenté, non pas comme le plus malin, mais comme le plus méchant des
hommes, ce qui n'est pas tout-à-fait la même chose.

Ayant appris qu'une dame du grand monde avait parlé de lui avec autant
de malignité que de légèreté, à l'occasion de l'intérêt qu'il témoignait
pour la femme adultère, il crut pouvoir prendre sa revanche, et riposter
à ces attaques par quelques pages dans un Mémoire qu'il était près de
publier sur ce procès. La soeur de l'imprudente en ayant eu avis, conçut
qu'un ridicule ineffaçable allait s'attacher à sa soeur. Pour détourner
le coup, elle se décide à s'adresser à Beaumarchais lui-même, qu'elle
avait quelquefois rencontré dans le monde, et va le trouver. À la suite
d'une explication, où les torts de l'agresseur n'avaient pas été plus
dissimulés que les droits de l'offensé, elle lui demande le sacrifice de
sa vengeance. «Connaissez-la tout entière,» dit Beaumarchais; et il lui
donne communication du passage signalé, qui égalait ce que sa plume si
vive et si mordante a tracé de plus original. À chaque mot, la pauvre
femme frémissait. «Et c'est de ces pages-là, Madame, que vous demandez
la suppression! Vous ne connaissez donc pas le coeur d'un auteur?--Je
connais votre âme; c'est à elle que je m'adresse. Je sais que vous
n'avez rien fait de mieux; l'effet de ces pages est certain; mais vous
seriez désespéré du succès d'une vengeance plus cruelle que l'injure:
plus vous estimez ces pages, plus, j'en suis sûre, vous trouverez
d'honneur à en faire le sacrifice.»

Beaumarchais, pour toute réponse, déchire ces terribles pages et les
jette au feu. Voilà l'homme qui, selon Me Bergasse, _suait le crime_.

Je tiens ce fait de Mme de Bonneuil, ma belle-mère, qui fut médiatrice
dans cette affaire, et s'empressait de le raconter toutes les fois
qu'elle entendait accuser de méchanceté un homme qui, s'il a combattu
toute sa vie, toute sa vie n'a fait que se défendre.

La passion de la musique, art que je n'ai jamais pratiqué[15], mais dont
j'ai toujours joui avec délices, faisait aussi bien que la poésie le
charme de ma vie. Je partageais mes tributs entre la Comédie française
et l'Opéra, et mon culte entre Corneille et Gluck, entre Racine et
Piccini, entre Sacchini et Voltaire, entre Molière et Grétry. La musique
expressive et sévère de Gluck, surtout, me ravissait; elle était pour
moi la véritable déclamation tragique, la mélopée que la Grèce
appliquait au débit des scènes d'Eschyle, de Sophocle et d'Euripide;
j'admirais sous ce rapport, entre ses productions, son _Iphigénie en
Tauride_ et son _Alceste_.

Quant à son _Armide_, que je ne pouvais me lasser d'entendre,
l'enthousiasme qu'elle excitait en moi tenait à une autre cause: cette
composition, qui réunit tous les genres d'expressions, me semblait être
en musique ce qu'est en poésie l'Épopée du Tasse. On conçoit, d'après
cela, que je ne fus pas insensible au talent de Sallieri, dont _les
Danaïdes_ furent représentées pour la première fois cette année-là; et
en cela je jugeais d'après moi, car cette oeuvre, si belle dans un si
grand nombre de ses parties, ne fut pas appréciée à sa première
apparition.

Je n'étais pas insensible non plus au génie de Grétry: peut-il ne pas
plaire à quiconque apprécie le génie de Gluck? Ces grands compositeurs
ne puisent-ils pas leur mélodie à la même source? ne cherchent-ils pas
évidemment tous les deux à reproduire l'accent naturel des passions?
n'est-ce pas en le modulant qu'ils sont parvenus à donner à leur chant
une expression si vraie, une expression qui leur imprime un charme
inaltérable pour toute personne qui, écoutant la musique avec son
intelligence et avec son âme, y veut autre chose qu'un amusement fait
pour l'oreille, une expression qui la met au niveau des premiers arts
d'imitation?

C'est ainsi que j'avais passé un an à Paris, occupé de tout, excepté de
ce que j'y étais venu faire, quand une passion, qui n'a pas été sans
influence sur ma destinée, me fit prendre en dégoût cette ville
tumultueuse. Je sollicitai et j'obtins la permission de revenir à
Versailles. J'avais, à m'entendre, mille projets en tête; mais, en
réalité, je n'avais qu'une volonté dans le coeur. Rien de tout cela ne
s'est réalisé.



CHAPITRE III.

Premières amours.--Werther.--Marie-Joséphine-Louise, MADAME, m'attache à
sa personne.--Voyage à Amiens.


Pendant l'année qui venait de s'écouler, partageant avec quelque réserve
pourtant les plaisirs de mes joyeux camarades, faisant assez de sottises
pour ne point passer pour un sot, aimant toutes les femmes
conséquemment, et n'en préférant aucune, je n'avais pas eu l'occasion de
connaître ce que c'était que mon coeur: un hasard me le révéla.

Cet oncle qui avait dû gérer jusqu'à notre majorité les places qui nous
avaient été conservées après la mort de mon père, était venu demeurer à
Paris avec sa famille, par suite de la réforme dont j'ai parlé plus
haut. J'allais souvent les voir. Un jour je trouve chez eux une jeune
femme que je n'avais jamais rencontrée, soit là, soit ailleurs, et qui,
de la ville où elle résidait, était venue passer quelques jours avec
eux. Elle n'était pas d'une beauté parfaite; mais le charme répandu dans
toute sa personne me frappa bien plus vivement que la perfection des
plus belles femmes que j'avais vues jusqu'alors.

J'ai reconnu depuis qu'elle était jolie, bien faite, que ses grands yeux
étaient pleins de douceur et d'esprit, qu'elle disait avec un accent
enchanteur les choses les plus ingénieuses et les plus naturelles; qu'à
une profonde sensibilité, recouverte par une frivolité apparente, elle
unissait une grande élévation d'âme, et une grande indépendance de
caractère: sans me rendre compte de tout cela au premier abord, j'en eus
le sentiment, et je m'enflammai à cet attrait formé de tant d'attraits
divers, comme un corps exposé à l'action d'un verre ardent s'enflamme à
vingt rayons différens au moment où il semble frappé par un rayon
unique. Subjugué au premier aspect, je sortis enfin le plus amoureux des
hommes de cette maison où j'étais entré aussi insouciant, aussi
indifférent qu'on peut l'être à dix-huit ans.

Je ne m'en aperçus pas sur-le-champ. L'espèce d'ivresse où j'avais été
pendant les dix jours qu'elle passa à Paris, ne m'avait laissé ni le
loisir ni la faculté de réfléchir. Sans me demander à quoi tenait l'état
délicieux où je me trouvais, j'en jouissais, ne me doutant pas qu'il se
fût opéré en moi le moindre changement et que je fusse né à une nouvelle
vie.

Ce que le bonheur ne m'avait pas révélé le malheur me le révéla bientôt.
Le jour où elle devait retourner chez elle arriva. À peine eut-elle mis
le pied dans la voiture qui allait l'emporter, je sentis qu'une partie
de moi-même se détachait de moi; je sentis que je l'aimais. Ce moment me
l'apprit: il y avait déjà dix jours que tout le monde le savait.

Immédiatement après son départ, il me sembla que je n'avais plus rien à
faire à Paris, où je n'avais rien fait. Mais qu'irai-je faire à
Versailles? Quelque chose, à ce que je croyais. La carrière diplomatique
me plaisait assez, disais-je à ma mère: j'y voulais entrer à toute
force. Au fait, je ne voulais rien, rien que me rapprocher du lieu où
était désormais concentrée toute mon existence.

Je me trouvai alors dans une de ces situations qui peuvent décider du
sort d'un homme. Mon sentiment n'était pas partagé; mais il donnait un
grand empire sur moi à la personne qui me l'inspirait. Plus âgée que
moi, quoique fort jeune, cette personne avait sur moi les avantages de
la raison dont les développemens sont pour l'ordinaire plus précoces
dans les femmes que dans les hommes, et qui semble, en certains cas, se
fortifier de celle qu'elles nous font perdre. Il eût été si facile de se
servir de son influence pour me plier à des volontés dont ses désirs
m'auraient fait des lois!

Ma mère, toute spirituelle qu'elle était, ne le sentit pas, ou peut-être
craignit-elle, en me faisant diriger par une influence étrangère,
d'affaiblir celle qui lui échappait; mauvais calcul.

Sans état, mais non toutefois sans occupation, je me livrai avec plus
d'ardeur que jamais à mes travaux poétiques; mais je leur donnai une
autre direction. Pendant l'année qui venait de s'écouler, les vers
n'avaient été pour moi que le langage du plaisir: ils devinrent tout à
coup celui du sentiment. Je m'étais plu à rimer des odes moins héroïques
qu'érotiques, et des chansons satiriques plus mauvaises que méchantes;
c'est ainsi que le plus communément les jeunes gens qui ont le goût ou
la manie de versifier jettent leur gourme poétique; prenant tout à coup
mes oeuvres en aversion, je n'eus de repos qu'après être parvenu à
retirer les copies que j'en avais laissé prendre à mes camarades, et les
avoir jetées au feu avec l'original; j'aurais même voulu les anéantir
dans ma mémoire: l'amour m'avait rendu chaste et bon.

Des héroïdes, des élégies, des romances, voilà les compositions dont je
m'occupais exclusivement: il s'en faut beaucoup qu'elles fussent toutes
dignes d'être exhumées du recueil où je les enfouissais; quelques unes
néanmoins obtinrent alors un succès qui même aujourd'hui me semble
mérité.

Laharpe, qui en entendit une que la soeur de cette pauvre madame Gail
avait mise en musique, lui donna plus d'éloges qu'il n'avait habitude de
le faire; il lui fit même l'honneur de la recueillir dans la
correspondance qu'il entretenait avec le comte Schuwaloff pour
l'amusement du grand duc, depuis Paul Ier: elle est intitulée
_l'Absence_. Il y trouvait des sentimens vrais. Il avait raison.

Tout concourait à irriter une passion dans les tortures de laquelle je
me complaisais en la maudissant, d'abord les contrariétés qu'y opposait
ma mère, par suite d'une prudence mal entendue, et puis le peu
d'importance qu'y attachait la personne qui en était l'objet, et dont la
coquetterie s'en amusa un moment comme d'un enfantillage. Elle avait
tort. Ces enfantillages-là sont ceux des marmots qui jouent avec le feu:
de grands malheurs peuvent en résulter.

Un incident étranger à toute volonté contribua peut-être à son
développement. Le célèbre roman de _Werther_ occupait alors l'attention
publique. Depuis la _Nouvelle Héloïse_, aucun ouvrage de ce genre
n'avait remué aussi fortement les imaginations. Je ne l'avais pas lu. En
le vantant, la seule personne qui devait craindre de m'en parler me
donna le besoin de le lire. Elle porta l'imprudence plus loin. «Je vous
le prêterai, me dit-elle, mais vous viendrez le chercher.»

Tel fut l'objet apparent de la première visite que je lui fis. La
restitution de ce livre fut le prétexte de la seconde. Livre fatal! Dans
un état tranquille, si le hasard l'eût fait tomber entre mes mains, je
ne l'aurais pas lu sans émotion! Quelle impression ne produisit-il pas
sur un coeur agité d'un premier amour, ce livre qui m'était donné par
l'objet même de cet amour!

Je ne vis que ma propre histoire dans ce roman rempli de mes propres
sentimens. Ma tête s'exalta par cette lecture que je ne me lassais pas
de recommencer. En remettant à Werther les pistolets qu'il lui demanda,
Charlotte ne lui avait pas fait un prêt plus dangereux que celui que me
faisait l'étourdie qui me prêta ce beau, mais pernicieux ouvrage.

J'entre dans tous ces détails, parce que ces révélations peuvent être de
quelque utilité pour plus d'un lecteur. Rien d'indifférent avec un coeur
qui se trouve dans l'état où le mien était alors. Le moyen le plus
propre à donner un caractère sérieux à ces écarts d'une sensibilité
déréglée est de leur accorder trop d'importance, et surtout de les
contrarier. Tentez d'arrêter ce torrent, il renversera bientôt ses
digues et se signalera par des ravages.

En toute chose, les avantages sont auprès des inconvéniens. Mes moeurs se
régularisèrent par l'effet même du sentiment qui égarait ma tête. Le
cénobite le plus austère observe moins fidèlement les voeux qui le lient
vis-à-vis de Dieu, et l'amant le plus scrupuleux les sermens qui
l'enchaînent à la maîtresse qui s'est emparée de lui en se donnant à
lui, que moi l'engagement que j'avais pris vis-à-vis de moi-même envers
celle qui me refusait tout espoir! Ce _donquichotisme_ vous fait rire.
Je suis tenté d'en rire aussi, j'en ai presque pitié, mais je ne saurais
y avoir regret. C'est peut-être à ses conséquences, qui se sont étendues
sur toute ma vie, que je dois la bonne santé dont j'ai presque
constamment joui, et la vigueur que je conserve encore à un âge, qui
pour tant de gens, est déjà celui de la caducité.

Vers ce temps-là, _Madame_, qui, ainsi que je l'ai déjà dit, me
connaissait depuis mon enfance, m'attacha positivement à elle: voici à
quelle occasion. De temps en temps elle s'informait avec intérêt de ce
qui me concernait. «De quoi s'occupe votre fils? dit-elle un jour à ma
mère.--Il ne s'occupe que de poésie, répondit ma mère avec un accent qui
n'était pas celui de la satisfaction.--S'il a du talent pour la poésie,
pourquoi vous en affligeriez-vous? lui répondit la princesse.--Mais
a-t-il du talent, Madame?--Tâchez de me procurer quelques vers de sa
façon, je les ferai lire à _Monsieur_; il s'y connaît, _Monsieur_. Je
vous dirai ce qu'il en pense.»

Ma mère n'eut pas beaucoup de peine à satisfaire cette curiosité. Mes
papiers étaient épars sur une table: elle prit les premiers venus. Parmi
ces pièces qui portaient toutes un certain caractère de mélancolie, et
qui toutes étaient adressées à la même personne sous un nom supposé, se
trouvait la traduction du sonnet de Pétrarque: _S'amor no e che dunque
sento?_

«Chère madame Arnault, dit la princesse en rendant le tout, _Monsieur_
est fort content des vers de votre fils; j'aime à vous l'apprendre. Mais
j'ai autre chose à vous apprendre encore, et c'est d'après moi que je
parle; votre fils est amoureux, amoureux fou.» Ma mère répondit par un
soupir. «Pourquoi vous chagriner aussi de cela? lui dit _Madame_; cette
folie sauvera sa jeunesse de beaucoup d'écarts. Patience; d'ailleurs
cela se passera.»

Les femmes prennent naturellement intérêt à l'amour, lors même qu'elles
n'en sont pas l'objet. Cet incident ne fit que fortifier l'intérêt dont
_Madame_ voulait bien m'honorer. Ma mère, profitant de ces bonnes
dispositions, la pria de m'accorder un titre qui m'attachât publiquement
à sa personne. «Volontiers, répondit _Madame_, je le fais secrétaire de
mon cabinet;» et par son ordre on m'en délivra le brevet quelques jours
après. Aucunes fonctions, aucune rétribution n'étaient attachées à ce
titre; mais il me donnait les entrées chez la princesse avec les
officiers de sa maison.

Il y avait un an que je dépensais ainsi mon temps à versifier et à
soupirer quand ma mère imagina que pour les maladies morales il peut
être bon aussi de changer d'air. Je n'avais jamais vu la mère ni les
tantes de mon père: elle me proposa d'aller à Amiens où elles
demeuraient. Dans ce moment l'objet de mes vers et de mes voeux partait
pour un voyage de plusieurs mois. J'acceptai avec empressement une
proposition qu'en toute autre circonstance j'aurais repoussée. Jamais je
n'étais sorti de l'Île de France: aller en Picardie c'était aller au
bout du monde. Le jour où la dame de mes pensées prenait la route
d'Orléans, je pris la route d'Amiens. C'était en juin 1786.



CHAPITRE IV.

Je me marie.--De la Maçonnerie.--Mes premiers essais dramatiques.


J'ai comparé quelque part la destinée de l'homme à celle de la feuille
dont les vents se jouent et qu'ils promènent au hasard dans toutes les
directions. Plus j'y pense, plus cette comparaison me paraît juste. Que
de fois n'avons-nous pas été détournés du but que nous poursuivions par
la démarche même que nous faisions pour l'atteindre?

Ce n'était certes pas pour me marier que j'avais quitté Versailles; et
pourtant j'étais marié quand j'y revins après six mois d'absence.
Indépendamment de l'attrait qu'une femme jeune et d'une beauté rare peut
avoir pour un homme de vingt ans, le besoin d'échapper au chagrin que me
donnait un sentiment que je ne croyais pas pouvoir jamais être partagé,
et aussi peut-être le désir de sortir de la tutelle où l'on me retenait,
me portèrent à prendre ce parti. Comme celui qui se jette à l'eau pour
se sauver de la pluie, je me mariai pour devenir indépendant.

Ce mariage, au reste, n'était pas déraisonnable, en supposant qu'il fût
raisonnable de se marier à l'âge que j'avais. Sans m'apporter une dot
considérable, ma femme devait hériter d'une honnête fortune. Deux ans
après, il est vrai, vint la révolution, qui nous enleva ce que nous
avions et ce que nous devions avoir. Du papier, voilà tout ce qui nous
est resté à la mort de son père, à qui elle n'a survécu que quelques
années. Mais elle m'a laissé deux fils, honorablement connus à des
titres différens, et qui, vu le court intervalle de leur âge au mien,
pourraient passer pour les cadets d'une famille dont je serais l'aîné.
Je ne saurais donc avoir de regret à ce mariage qui, dans eux, m'a donné
des frères, les seuls qui me restent aujourd'hui.

La bonté de _Madame_ se signala encore en cette circonstance. Quand ma
mère, tout en lui témoignant la crainte qu'elle avait de l'approuver,
lui fit part de mon projet, elle l'invita à surmonter sa répugnance, et
l'y décida en lui disant qu'elle voulait signer au contrat. Puis elle
ajouta: «Je donne à votre fils mille écus de traitement sur ma cassette;
et comme voilà un an qu'il est en place, je veux que l'année écoulée lui
soit payée.» En disant cela, elle remit à ma mère un bon de mille écus,
qui fut en effet acquitté par M. de Châlut son trésorier.

J'aime, après quarante-cinq ans, à me rappeler ce fait; j'aime à le
consigner ici avec l'expression de l'éternelle reconnaissance que je
conserve pour cette princesse vraiment bonne, quoique ce fait ait
provoqué ma ruine, ainsi qu'on le verra.

Comme je vivais avec ma mère, mon changement d'état n'avait rien changé
à mes habitudes. Je continuai à donner à la littérature, ou plutôt à la
poésie, le temps que me laissaient mes rêveries sentimentales, et elles
m'en laissaient plus qu'avant mon mariage. Dans la position tranquille
où je me trouvais, je sentais plus que je ne méditais; la jouissance
n'est pas rêveuse comme le désir.

Je me livrai un peu plus à la société dont antérieurement je me tenais
éloigné. Les ministères étaient alors établis à Versailles. Parmi les
employés il s'y trouvait des jeunes gens de beaucoup d'esprit, qui
cultivaient les lettres. On ne jouit qu'à demi du plaisir de produire,
si l'on n'a pas l'occasion de donner quelque publicité à ses
productions. Comme il n'y avait ni académie, ni musée, ni lycée dans la
ville royale, pour y suppléer on forma des sociétés maçonniques. Les
amis des lettres s'empressèrent de s'y faire affilier; le même goût me
fit prendre le même parti.

Un intérêt de curiosité s'y mêlait aussi. Je désirais savoir à quoi m'en
tenir sur ces associations mystérieuses qui s'étendent dans presque
toutes les parties du monde civilisé.

Quel intérêt a primitivement réuni ces hommes qui se reconnaissent à des
signes particuliers, expriment leurs pensées sous des formes qui leur
sont propres, et observent dans leurs assemblées un si singulier
cérémonial? Est-ce celui de concentrer entre eux les secrets d'une
grande industrie? ou celui de dérober à la surveillance des gouvernemens
les mystères d'une implacable vengeance? Cette organisation fut-elle
dans l'origine celle d'une confrérie d'ouvriers ou d'une association de
conspirateurs? Est-ce un poignard émoussé dont on a fait un hochet?

Mais qu'importe la solution de ces problèmes au but dans lequel la
maçonnerie se perpétue? L'esprit de philantropie est le seul qui
réunisse aujourd'hui ses plus ardens sectateurs; jamais ils ne se
séparent sans s'être enquis du bien à faire, et sans avoir fait du bien,
sans avoir versé leur tribut dans la bourse des pauvres. Examinons donc
moins ce que fut la maçonnerie que ce qu'elle est.

La maçonnerie, telle qu'elle est, me semble une institution propre
surtout à lier entre eux, dans les intérêts de l'humanité, tous les
peuples dont la religion est assise sur la croyance d'un Dieu unique;
c'est le théisme dans toute sa simplicité. Le christianisme,
l'islamisme, et conséquemment le judaïsme dont ils dérivent, y
retrouvent la base de leur immortelle doctrine, la base du culte
respectif qu'ils rendent au commun objet de leur adoration; et, comme le
premier dogme maçonnique prescrit aux adeptes de s'entr'aider, il
s'ensuit qu'en quelque lieu que le hasard le pousse, un maçon trouve des
amis s'il s'y trouve des maçons.

Il est peu de gouvernemens qui n'aient persécuté les associations
maçonniques. On conçoit que les mystères dont elles s'enveloppent aient
inquiété dans l'origine des esprits ombrageux; mais, aujourd'hui qu'on
sait ce qui en est, conçoit-on que ces persécutions n'aient pas cessé
partout? Pourquoi proscrire des assemblées dans le secret desquelles il
est si facile de s'immiscer? En France, même sous les rois absolus, on
faisait ce qu'il y a de mieux à faire. Des fonctionnaires publics, des
grands seigneurs, des princes du sang même, descendant de la hauteur de
leur position sociale, se sont courbés sous le niveau maçonnique. Que
peut-on redouter d'une société qui ne craint pas de se donner de tels
surveillans?

Ces associations, que le régime de la terreur avait dissipées, se
reformèrent avec une activité nouvelle sous le consulat. On voulut en
effrayer Napoléon; mais il ne put se résoudre à prendre la chose au
sérieux. «Ce sont des enfans qui s'amusent, dit-il, laissez-les faire et
surveillez-les.» Plus d'un fonctionnaire public se fit aussitôt recevoir
maçon, et je ne fus pas peu flatté de siéger en loge entre frère
Cambacérès, second consul, et frère Dubois, préfet de police. C'était
bien; mais voici qui n'eût pas été si bien.

Pour reconnaître la tolérance du premier consul non contentes de boire à
sa santé dans tous leurs banquets, les loges s'empressèrent d'appeler
aux suprêmes dignités les membres de sa famille, et de les placer au
Grand-Orient, administration suprême d'où ressortissent toutes les loges
de France, dont Joseph Bonaparte fut nommé grand-maître. À cette
nouvelle, le premier consul se prit à rire; et quand son frère vint lui
demander s'il devait accepter ce titre qu'avant la révolution le premier
prince du sang n'avait pas dédaigné, il ne lui dissimula pas qu'à son
sens l'accepter serait accepter un ridicule. «Citoyen, lui dit
Cambacérès, votre avis serait-il que votre frère refusât l'honneur qui
lui est déféré? Cela ne serait pas, ce me semble, d'une bonne politique.
Une association, après tout, a droit à des égards, ne fût-ce que parce
qu'elle est nombreuse. Tous les gens qui offrent à votre frère la
dignité de grand-maître sont vos amis; ils deviendront vos ennemis, s'il
la refuse. Leur amour-propre, qu'il flatterait en acceptant, s'irritera
de ses dédains, et vous aliénera tout ce qu'il y a de maçons en France
et ailleurs.--Vous avez raison,» répondit le premier consul; et Joseph
fut installé sur le trône où l'avaient élevé tous les zélateurs de la
seule égalité qui dès lors existât dans la république française.

Cette égalité, au reste, est assez plaisante: elle ressemble un peu à
celle qui existait à la cour impériale à l'époque glorieuse, pour nous
du moins, où, en échange du cordon de la Légion d'Honneur qu'ils
ambitionnaient, les souverains du continent mettaient, par boisseaux, à
la disposition de Napoléon les insignes de leurs Ordres respectifs pour
être distribués par lui suivant son caprice, aux officiers militaires et
civils qui l'entouraient. Dans une loge maçonnique, comme aux Tuileries,
tout le monde étant décoré, c'est comme si personne ne l'était: la
vanité y produisait le même effet qu'ailleurs la modestie.

Ce n'est pas là le seul rapport de cette institution quasi religieuse
avec les institutions profanes: là, comme ailleurs, l'ambition règne, et
l'intrigue aussi; là, comme en d'autres républiques, nombre de gens ne
se donnent pas de repos qu'ils ne soient sortis de cette égalité dont
ils préconisent éternellement les charmes, et qu'ils ne se soient élevés
au-dessus de ce niveau qu'ils recommandent si soigneusement à leurs
confrères de respecter.

J'ai vu plus d'un maçon essayer sur ce petit théâtre un talent que
depuis il a employé avec plus d'éclat et de profit sur un théâtre un peu
plus grand. Je les ai vu se donner autant de peine pour obtenir le
maillet de vénérable dans une loge borgne, qu'en a pris Napoléon pour se
faire déférer le sceptre impérial.

Faute de pouvoir être le second dans Rome, plus d'un aussi s'efforçait
d'être le premier dans ce village. De ce nombre était ce pauvre Félix
Nogaret; il cherchait dans des succès de loge un dédommagement de ceux
qu'il ne pouvait obtenir dans les académies. C'était pourtant un homme
d'esprit, un homme instruit. Ses ouvrages ne manquent pas de facilité,
mais ils manquent souvent de jugement et de goût. Courant après
l'originalité, il ne rencontre habituellement que la bizarrerie, n'écrit
guère qu'en parodiste, et n'est jamais plus ridicule que quand il croit
traiter le plus sérieusement du monde les matières les plus graves.

C'est sous son patronage que je fus initié, à Versailles, dans la loge
_du Patriotisme_, singulière dénomination alors pour une loge établie _à
l'orient de la cour_. Société philantropique dans ses séances
ordinaires, elle devenait dans ses séances extraordinaires société
académique. Indépendamment des discours que prononçaient les orateurs
dans ces solennités, pendant les banquets, ses membres, entre la poire
et le fromage, y faisaient des lectures de pièces en vers ou en prose de
leur composition; ce n'était pas le moindre charme de nos festins,
qu'égayaient aussi des morceaux de musique composés, soit par Giroux,
soit par Mathieu, maîtres de la chapelle du roi, et exécutés par les
musiciens de Sa Majesté.

Invité, malgré ma grande jeunesse, à y payer mon tribut, je m'y résignai
par pure obéissance d'abord. Puis, encouragé par l'indulgence avec
laquelle j'avais été accueilli, je composai par reconnaissance, à ce que
je crois, une scène lyrique, qu'un de nos frères devait mettre en
musique pour être exécutée dans le concert public que nous donnions tous
les ans au profit des pauvres octogénaires: le succès qu'obtint cette
scène me ramena dans la carrière dramatique.

Sur cet essai, un musicien nommé Simon, membre de notre loge, me jugeant
capable de faire un opéra-comique, m'engagea à mettre sur la scène le
sujet de Gilblas chez les voleurs. Cet opéra, dont il devait faire la
musique, était destiné au théâtre de Beauregard, maison de campagne où
résidaient les enfans du comte d'Artois, à l'éducation desquels le
bonhomme Simon était attaché. Le sujet me plut; je me mis à l'oeuvre, et
je n'en fis pas un drame plus mauvais que tant d'autres qui avaient été
joués avant, ou qui ont été joués depuis. Le travail achevé, pensant
qu'il n'y avait pas de raison qui m'obligeât à le destiner exclusivement
à un théâtre particulier, et que ce qui était bon pour un théâtre de la
cour le serait aussi pour un théâtre de Paris, je me hasardai à le faire
présenter aux comédiens qu'on nommait alors _Italiens_, bien qu'ils ne
parlassent que le français. Cette démarche n'eut pas le résultat que
j'en attendais. À cette époque, _les Trois Fermiers_, _Blaise et Babet_,
_l'Épreuve villageoise_ et _le Droit du Seigneur_ occupaient la scène;
les _Clairval_, les _Trial_, les _Michu_, acteurs accoutumés à
n'endosser que des habits de seigneurs ou de bergers, pensèrent qu'ils
ne pouvaient, sans se dégrader, revêtir l'habit de brigands. À la seule
énonciation du sujet, Messieurs de l'Opéra-Comique se montrèrent aussi
peu disposés à entendre cette pièce sans bergers, qu'ils le seraient
aujourd'hui à écouter une pièce sans bandits, et ils repoussèrent à
l'unanimité, sur le titre, ce sujet, que six ans après ils ont accueilli
avec empressement dans la _Caverne_ de Lesueur: autre temps, autres
moeurs. Funeste à la pastorale, la révolution avait mis le brigandage en
crédit. La chose importante, en tout, est de paraître à propos.

La peine que j'avais prise pourtant n'était pas tout-à-fait perdue. Je
m'étais exercé dans la partie la plus difficile de l'art dramatique,
dans celle sans laquelle l'ouvrage le mieux écrit ne saurait réussir à
la scène: cet essai me fut utile. En combinant le plan d'un
opéra-comique, j'avais appris à combiner celui d'un drame quelconque. Me
croyant fondé à prendre quelque confiance en mes forces, j'entrepris une
tragédie.

Le sujet que je choisis m'avait frappé dès le collége. Fourni aussi par
Gilblas, il est tiré d'une Nouvelle intercalée dans ce roman sous le
titre du _Mariage de vengeance_; aujourd'hui même encore je le crois,
soit par les caractères qui s'y développent, soit par les incidens qui
l'animent, soit par la catastrophe qui le dénoue, susceptible d'un grand
effet dramatique.

Je m'en occupai comme on s'occupe à cet âge d'un travail qui plaît; je
m'en occupai avec passion. J'avais déjà rempli la moitié de ma tâche,
quand je rencontrai Ducis dans un voyage que j'avais fait à Paris pour
assister à la première représentation d'une tragédie qui tomba, _Alphée
et Zarine_, tragédie non pas romantique, mais romanesque s'il en fût,
où, par parenthèse, se trouvaient ces vers que leur bizarrerie a gravés
dans ma mémoire en caractères indélébiles:

     ... et sa tête se couvre
     D'un casque étincelant qui se ferme et s'entr'ouvre.

On pense bien que je ne fis pas mystère à Ducis de mon audacieuse
entreprise. «Bravo! me dit-il; j'aime à vous voir entrer dans cette
noble carrière; ne fût-elle pas couronnée par le succès, cette tentative
ne peut que vous être utile.--Je ne désespérerais pas de réussir, si
vous vouliez bien m'aider de vos conseils et m'éclairer sur mes fautes.
Serait-ce abuser de votre bonté que de vous prier d'entendre cet ouvrage
quand il sera terminé?--Non, sans doute; il est de notre devoir, à nous
vieux praticiens, de guider les jeunes gens, quand ils veulent se
laisser guider s'entend. Je recevrai avec plaisir votre confidence, et
j'y répondrai par la franchise la plus absolue. Comptez là-dessus,»
ajouta-t-il avec cet accent patriarcal qui donnait tant d'autorité à ses
paroles, et en me serrant la main à me faire crier.

Cette promesse accrut encore l'ardeur avec laquelle j'avais travaillé
jusqu'alors. Trois mois après, ma pièce était finie. C'était dans le
fort de l'hiver. Malgré un froid des plus rigoureux, je cours à Paris,
ou plutôt chez Ducis. Je m'attendais à être reçu les bras ouverts.
Quelle fut ma surprise, mon désappointement d'être accueilli de la
manière la plus glaciale. Sa mère ne m'avait jamais traité si
froidement. Sans m'inviter à m'asseoir, il me demande assez brusquement
ce qui m'amène.--«Votre promesse. Je viens mettre votre complaisance et
vos lumières à contribution. Ne vous rappelez-vous pas que vous m'avez
autorisé à vous apporter ma pièce dès qu'elle serait achevée? elle
l'est;» et, tout en parlant, je portais la main à ma poche pour en tirer
mon manuscrit. Il n'en sortit pas. «À vous parler franchement, me
répliqua Ducis, j'ai eu tort d'avoir pris cet engagement avec vous. Ces
sortes de complaisances ne mènent à rien de bon. Dit-on la vérité à un
auteur, il se fâche si elle ne lui est pas agréable. La lui cache-t-on,
on devient complice de sa chute. Je ne veux m'exposer ni à l'un ni à
l'autre inconvénient. Permettez-moi donc de retirer ma parole.»

Je ne répondis à ce discours que par un salut, et je me retirai plus
affligé qu'irrité. Je ne pouvais m'expliquer la cause d'un changement si
absolu, si singulier. Ducis, à qui long-temps après, le coeur gros
encore, j'en demandai l'explication, et qui était vraiment bonhomme, me
répondit «que, n'ayant aucune garantie de ma capacité, il avait été
effrayé de l'épreuve à laquelle je venais soumettre son obligeance et de
la perte de temps qu'elle lui coûterait; et que d'ailleurs il était
alors dans une mauvaise disposition d'esprit.--Je comprends, lui dis-je:

     Il est des jours d'ennui, d'abattement extrême
     Où l'homme le plus ferme est à charge à lui-même.

     MACBETH.

Mais il est fâcheux pour moi de vous avoir trouvé dans un de ces
jours-là. Vous m'avez fait bien du chagrin.»

Par la suite je me suis estimé heureux d'avoir éprouvé ce chagrin; il
m'a mis en garde contre ces mouvemens d'impatience qui m'auraient porté
à repousser les confidences des jeunes auteurs. Il vaut mieux courir le
risque de s'ennuyer une heure ou deux, que d'affliger gratuitement qui
que ce soit une minute.

Ceci me rappelle que, trois ans avant ce fait, Marmontel, à qui j'avais
écrit pour le prier de me donner son avis sur l'opéra que j'avais
composé dans la gouttière de Me de Crusy, ne daigna pas même me
répondre. Ce n'est pas très-poli; mais encore M. le secrétaire perpétuel
n'avait-il pris aucun engagement avec moi, et n'est-ce que par son
silence qu'il me fit comprendre qu'il aurait toujours quelque chose de
mieux à faire que de m'écouter. Je croyais qu'il n'avait pas reçu ma
lettre; j'ai eu depuis la preuve du contraire. Une quarantaine d'années
après l'avoir écrite, je l'ai retrouvée entre les mains de quelqu'un qui
l'avait prise au hasard dans un grand coffre où cet académicien jetait
ses papiers de rebut.

Je ne me décourageai cependant pas; sans trop songer à ce que
deviendrait la tragédie faite, j'en entrepris une autre: _Marius à
Minturnes_.

Dès l'âge le plus tendre, j'avais été frappé de la physionomie de ce
proscrit, de la grandeur de ce caractère que grandissait encore
l'infortune. La scène où d'un regard il désarme son assassin, la scène
du Cimbre était toujours restée présente à mon imagination depuis que je
l'avais rencontrée dans Vertot, c'est-à-dire depuis l'époque où j'avais
commencé à lire. En la retraçant dans ma jeunesse, je n'ai fait
qu'exprimer une impression que j'avais éprouvée dans mon enfance.

Je travaillai à cette tragédie avec plus d'ardeur et de passion encore
qu'à la première. À la maison, hors de la maison, au lit, en promenade,
à cheval comme à pied, je n'avais pas d'autre occupation.

Quant à mes délassemens, c'est toujours à la musique que je les
demandais. Je fus servi à souhait cette année-là. Une troupe italienne,
que la cour avait fait venir à Versailles cette année-là, y jouait les
chefs-d'oeuvre de Sarti, de Paësiello, de Cimarosa. Avec quel ravissement
n'ai-je pas entendu le _Noce di Dorina, l'Italiana in Londra, il
Marchese Tulipano_, et ce _Re Teodoro_, dont les mésaventures devaient
bientôt être surpassées par celles de la cour qu'elles divertissaient!
Prenant la chose du côté le plus gai, et tout au présent comme elle,
tous les soirs j'allais m'enivrer de cette délicieuse musique. Plus je
l'entendais, plus j'avais besoin de l'entendre; il me semblait que ces
Italiens avaient inventé un nouvel art, ou développé en moi un sens
nouveau.



CHAPITRE V.

J'achète une charge chez MONSIEUR.--Pourquoi.--Anecdotes sur ce Prince.


Ma position était assez douce. Maître de mon temps, je l'employais tout
entier dans l'intérêt de mes goûts. Je n'aurais rien eu à désirer si les
apparences de fortune avec lesquelles je m'étais marié n'étaient pas
devenues illusoires en partie. _Madame_, ainsi que je l'ai dit, avait
attaché 3000 fr. de traitement à mon titre de secrétaire du cabinet.
Mais c'était sur sa cassette qu'était assigné ce traitement; or sa
cassette était tellement obérée par des générosités de la même nature,
que dès le second quartier le trésorier refusa d'acquitter le mandat de
la princesse, alléguant qu'il était déjà en avance, et qu'il ne pouvait
pas payer un traitement qui n'était pas porté sur les états approuvés
par _Monsieur_ sans se compromettre vis-à-vis de la chambre des comptes:
ce qui était vrai.

Fatiguer tous les trois mois _Madame_ par de nouvelles réclamations,
n'eût été ni délicat ni adroit. Il était évident que cette bonne
princesse avait donné ce qu'elle n'avait pas. Ma mère pensa qu'en
achetant une charge qui me donnerait accès auprès de _Monsieur_
j'obtiendrais facilement de lui la ratification du traitement qui
m'avait été donné par _Madame_, et l'inscription de ce traitement sur
les états de sa maison, _inde mali labes._

Sur ces entrefaites un des principaux officiers du service intérieur de
_Monsieur_ obtint la permission de traiter de sa charge. Je l'achetai de
moitié avec M. Sylvestre[16], et moyennant mon argent, j'aliénai mon
indépendance, au rebours de tant de gens qui se font payer pour la
perdre.

Ces sortes de marchés passaient pour avantageux alors. On croyait ainsi
non seulement acheter la protection du prince, mais même une certaine
importance dans le monde où les titres attachés à ces places sonnaient
honorablement.

Comment des hommes non seulement de condition libre, mais de condition
noble, ont-ils été amenés à remplir des fonctions domestiques auprès des
rois et des princes? Essayons de l'expliquer.

C'est du palais des empereurs d'Orient qu'est passé dans ceux des
souverains du moyen âge cet usage qui s'est perpétué jusqu'à nos jours.
Plus les hommes par lesquels ces princes se faisaient servir étaient
élevés par eux-mêmes au-dessus du peuple, plus leurs maîtres croyaient
rehausser leur propre grandeur. Au fait, combien ne devaient-ils pas
paraître grands aux yeux du vulgaire, ces hommes auprès desquels les
plus hauts seigneurs tenaient à honneur d'occuper des offices qui
partout ailleurs sont remplis par des gens de basse extraction, et qui
dans les temps anciens, réservés aux esclaves, étaient même dédaignés
des affranchis!

Mon devoir ou mon droit se bornait à remplacer pendant six semaines le
comte d'Avarai qui remplissait auprès de _Monsieur_ les fonctions que le
duc de Liancourt remplissait auprès du roi. Quoique ces fonctions ne
fussent ni difficiles ni compliquées, par suite d'une timidité dont je
ne suis pas encore corrigé, je m'en acquittais assez gauchement. Je dois
rendre cette justice au prince, il n'en témoignait aucune impatience: il
attendait sans mot dire que ma main cessât de trembler. Mais s'il
paraissait ne pas s'apercevoir de ma maladresse, quand je devins moins
gauche, il ne parut pas s'apercevoir davantage de ma dextérité[17]:
c'était une véritable idole qui ne témoignait ni mécontentement ni
satisfaction du plus ou du moins d'habileté avec laquelle elle était
desservie par ses prêtres.

Une fois pourtant il sortit non pas de son caractère, mais du système de
modération qu'il s'était fait. Un de ses valets de chambre nommé
Duruflé, homme de lettres assez distingué, qui même avait obtenu un prix
à l'Académie française, lui ayant tiré un poil en lui chaussant un bas:
_«que vous êtes bête!_ s'écria le prince.--Je ne savais pas qu'on fût
_bête_ pour manquer d'adresse à chausser un bas à _Monsieur._--On est
_bête_ dès lors qu'on n'a pas l'esprit de bien faire ce qu'on se charge
de faire, répliqua sèchement _Monsieur_. Le poète qui n'avait pas cru,
en achetant l'honneur d'approcher le protecteur des lettres, s'exposer à
un pareil compliment, se hâta de vendre sa charge.

_Monsieur_ sortait toutefois de sa silencieuse impassibilité quand à son
lever se présentait quelque personnage marquant par son esprit surtout.
Comme il avait des connaissances variées, il saisissait volontiers
l'occasion de les faire briller. Le docteur Lemonnier paraissait-il, la
conversation s'établissait aussitôt sur la botanique; sur les chartes et
sur les chroniques avec l'historiographe Moreau; sur la littérature avec
l'académicien Rhulières; et sur les bruits de ville avec le médecin de
ses écuries, qui était aussi celui de madame de Balbi; avec le docteur
Beauchênes qui venait presque tous les matins lui rapporter les
nouvelles de la veille, et qui était, sinon dans sa confiance, du moins
dans sa familiarité.

Ce prince traitait aussi avec quelque distinction Boissi-d'Anglas,
quoiqu'il fût officier de sa maison et qu'il eût acheté chez lui une
charge de maitre-d'hôtel ordinaire.

_Monsieur_, à tout prendre, était un garçon d'esprit, mais il le
prouvait moins par des mots qui lui fussent propres que par l'emploi
qu'il faisait des mots d'autrui. Sa mémoire (elle était des plus
étendues et des mieux meublées), lui fournissait à tout propos des
citations: c'est de Quinault qu'il les empruntait avant son émigration:
depuis, c'est à Horace: j'aurai occasion d'en rapporter quelques unes;
on y reconnaîtra l'esprit qui a dicté _le Voyage à Coblentz_.

Cet esprit qui, depuis Louis XIV, s'est perpétué à Versailles jusqu'à
Louis XVI à travers la cour de Louis XV, non pas sans s'altérer, n'était
pas exempt de recherche. À cette époque où la cour donnait encore le ton
à la société, cela passait pour de la grâce; aujourd'hui qu'il n'en est
plus de même, on n'y voit que de l'afféterie et de la pédanterie: je
pensais alors comme on pense aujourd'hui, mais je n'osais le dire.

De tout temps ce prince rechercha les succès littéraires. Faisant de
l'esprit sous l'anonyme dans les journaux comme on en fait au bal sous
le masque, il glissait de temps à autres, soit dans _la Gazette de
France_, soit dans _le Journal de Paris_, de petits articles, de petites
lettres, dans lesquels il attaquait à la sourdine tel homme qui ne s'y
attendait guère, sauf à se venger en prince de l'imprudent qui le
traiterait en auteur.

Il aimait beaucoup à s'amuser de la crédulité parisienne. La description
de cet animal fantastique, qu'on disait en 1784 avoir été trouvé dans le
Chili, est de son invention; c'est aussi un fait de son génie que
l'article où l'on proposait d'ouvrir une souscription en faveur d'un
horloger de Lyon qui marcherait sur l'eau.

Comme il tournait quelquefois des vers, on lui en attribua de bons; on
lui attribua, entre autres, le joli quatrain que Lemière adressa à une
dame en lui donnant un éventail[18]. Ce quatrain-là n'est pas plus de
lui que _le Mariage secret_, et que _la Famille Glinet_, qu'on lui
attribua aussi, ni même que l'opéra de _Panurge_, qu'il était peut-être
capable de faire.

Pour compléter cet article, justifions-le de quelques reproches qu'on
lui fait encore aujourd'hui. On l'accusa d'ambition; il n'en fut pas
exempt; il s'est montré dès 1787, à l'assemblée des notables, quelque
peu friand de popularité. Le titre de _citoyen_ par lequel on le
désignait, ne lui déplaisait pas alors; il semblait même fier de ses
dissentimens avec le roi. Remanier la monarchie, attacher son nom à une
charte, s'amuser entre les partis furibonds, finasser entre les deux
chambres, mener les affaires comme on mène une partie de piquet, et
gagner à force d'astuce, en dépit des mauvais jeux, sont des jouissances
qui ont pu lui faire convoiter le trône, qui d'ailleurs n'était pas sans
charmes pour sa vanité. Le plaisir de le posséder l'emporta peut-être,
enfin, sur la douleur que lui causèrent les événemens qui lui en
frayèrent si inopinément l'accès: je puis croire cela, mais je ne crois
que cela.

Calomnié dans sa politique, il le fut aussi dans sa moralité. Les dames,
qu'il ne courtisait que de propos, lui prêtèrent des goûts plus
socratiques que platoniques. Cette imputation péchait par la base: là où
il n'y a rien, le roi perd ses droits. Il a été toute sa vie chaste
comme Origènes. La dix-neuvième année de son règne cependant, à son
avènement au trône, époque où il mettait son chapeau de travers pour se
donner un air martial, jaloux de ressembler en tout à Henri IV, il
songea, dit-on, à se donner une maîtresse en titre; si cela est, il n'a
pu la prendre qu'_ad honores_, et n'établir, à cet effet, qu'une
_sinécure_, pur objet de luxe, comme la dépense que lui occasionnaient
certains chevaux somptueusement entretenus pour son usage, et qu'il n'a
jamais montés.

J'avais assez mal choisi mon temps pour acheter une charge à la cour.
Placer ainsi son argent en 1788, c'était, comme disait Champfort, se
faire marchand de poisson après Pâques. Avec un peu plus d'expérience,
avec un peu d'attention seulement, j'aurais reconnu que rien n'était
plus aventuré que les placemens de cette espèce. Les princes étaient
écrasés de dettes. Malgré les réformes qu'elles avaient subies, leurs
maisons ne pouvaient évidemment être maintenues sur le pied dispendieux
où elles avaient été établies. Mais à Versailles, faisait-on ces
réflexions? On y vivait avec autant de sécurité sur l'avenir que les
enfans d'Adam tandis que les eaux du déluge s'amassaient sur leurs
têtes. La fortune royale y paraissait assise sur des fondations aussi
solides que le château habité par les petits-fils de Louis XIV, quoique,
comme ces fondations, elle fût secrètement ruinée par des rats.

En demandant des secours à l'assemblée des notables, le roi avait révélé
sa détresse à la France. Les édits du timbre et de la subvention
territoriale avaient provoqué des discussions qui auraient dû m'éclairer
sur les risques que j'allais courir. Mais on ne voyait à la cour, dans
ces indices de détresse, que ceux des ressources qui restaient au roi.

J'entrais à peine en fonction en 1789, quand la révolution éclata.



CHAPITRE VI.

Des évènements qui se sont accomplis, du 5 mai au 7 octobre 1789, à
Versailles.


Je n'ai été ni acteur ni confident de quelque faction que ce soit à
cette époque où, mettant la monarchie en pièces, les gens les mieux
intentionnés eux-mêmes jetaient ses membres palpitants dans la chaudière
où les filles de Pélias faisaient bouillir leur père pour le rajeunir.
Je ne pourrais donner que des conjectures sur le but réel que les
meneurs se proposaient. Je me bornerai donc à raconter simplement ce que
j'ai vu; peut-être jetterai-je ainsi quelque lumière sur les faits
monstrueux qui préparèrent la terrible catastrophe de 1793, catastrophe
que provoquèrent même avant 1789 les personnes qui songeaient le moins à
l'amener.

De ce nombre furent les frères même de l'infortuné Louis XVI, je veux
dire _Monsieur_ et M. le comte d'Artois. Tous deux avaient exercé à son
détriment une influence diverse dès la première assemblée des notables,
l'un en le contrariant dans les concessions qu'il inclinait à faire aux
exigences des temps; l'autre en paraissant demander pour elles plus que
le trône ne voulait leur accorder, ce qui rendit un moment ce _citoyen_
plus populaire que le roi.

En cela tous deux obéissaient à la nature de leur esprit; je dis esprit
dans le sens propre de ce mot, car le comte d'Artois lui-même ne
manquait pas d'esprit; mais il manquait de jugement. On citait de lui
d'heureux traits, des saillies piquantes; mais il ne savait soutenir ni
une discussion, ni même une conversation sérieuse. Ennemi de l'étude,
incapable d'application, asservi aux principes qui avaient été suggérés
à son enfance, il n'avait guère recueilli de son éducation, qui fut
aussi mauvaise que puisse l'être une éducation de prince, que des
préjugés qu'endormirent quelque temps les passions de la jeunesse la
plus évaporée, mais qu'elles n'étouffèrent pas, et qui, même avant que
ces passions fussent amorties, se réveillèrent avec toute la violence du
fanatisme dès qu'ils y furent provoqués par des intérêts politiques.

On ne doit pas s'étonner qu'aux approches de la révolution, dont il ne
lui était donné de comprendre ni la nécessité, ni la puissance, et qu'on
ne pouvait modifier qu'en se résignant à la subir, s'exposant à tout
perdre pour ne vouloir rien céder, comme il a tout perdu depuis pour
avoir voulu tout recouvrer, ce prince se soit mis à la tête du parti
récalcitrant, à la tête du clergé réfractaire et de la noblesse
contre-révolutionnaire.

Quant à _Monsieur_, en qui la réflexion avait modifié, entre les
préjugés qu'il tenait de ses instituteurs, ceux qu'il n'avait pas jugé
utile de répudier, et qui n'était pas de caractère à rester nul dans des
circonstances qui développaient toutes les ambitions, trop haut pour se
mettre à la suite de qui que ce fût, et trop circonspect pour se faire
chef de l'opposition, comme il avait d'abord semblé y tendre, il essaya
de se créer une importance plus grande peut-être et certainement moins
dangereuse, en jouant de finesse au milieu de tant de violences, en
prenant entre les deux extrêmes le rôle de modérateur, le rôle de cette
masse flottante que dans nos assemblées on appela _ventre_, en
fortifiant de son poids qu'il transporterait tantôt d'un côté, tantôt de
l'autre, le parti qu'il aurait intérêt à faire prévaloir, manoeuvre qui
le ferait redouter et rechercher, et qui aurait moins pour but de mettre
un terme aux oscillations que de les entretenir. Cette théorie, qu'il
employa vingt-quatre ans plus tard avec quelque succès dans un intérêt
tout opposé à la vérité, et qui lui vaut la réputation d'homme habile,
lui en valut alors une un peu moins flatteuse, source première peut-être
des soupçons dont fut entachée la droiture de Louis XVI, qui semblait
déférer à ses conseils, et qu'on accusa d'être aussi dissimulé que le
premier de ses frères, parce qu'il n'était pas inconsidéré comme le
dernier.

Dès le lendemain de l'ouverture des états-généraux se manifesta la
mésintelligence qui régnait entre les trois ordres, à l'occasion de la
vérification des pouvoirs. Aux prétentions émises par le tiers, il fut
aisé de juger que l'intention de consolider l'ancien ordre de choses
n'était pas celle de la majorité de l'assemblée. Les députés du tiers,
contradictoirement à ce qui s'était pratiqué, voulaient que les pouvoirs
des trois ordres fussent vérifiés en commun. Les deux ordres privilégiés
décidèrent que «les pouvoirs seraient vérifiés et légitimés dans chaque
ordre séparément.» Le comte d'Artois appuya cette décision. _Monsieur_,
qui s'était montré plus favorable antérieurement au tiers à qui il avait
fait accorder _la double représentation_ dans les états-généraux, se
prononça moins positivement pour lui en cette circonstance; c'était se
détacher de l'armée à laquelle il avait donné les moyens de gagner la
bataille. C'était ou faire une faute ou avouer qu'il en avait fait une.
Il perdit dès lors avec sa réputation de sagesse sa popularité.

Six semaines se consumèrent en stériles débats: les deux ordres
cherchaient à se faire appuyer par le pouvoir royal; se donnant la
nation pour appui, les députés du tiers-ordre, sur la proposition de
Sieyès, décidèrent qu'_ils_ étaient _la seule réunion légitime_, attendu
qu'il ne pouvait _exister entre le trône et cette assemblée_ (les
états-généraux) _aucun pouvoir négatif_; principe dont j'approuve assez
les conséquences, mais qui ne dérivait certes pas de l'ordre de choses
que les trois ordres étaient appelés à raffermir. Se substituant aux
états, en prenant la dénomination d'_assemblée nationale_, le
tiers-ordre déclara de plus que les contributions, telles qu'elles se
percevaient actuellement dans le royaume, n'ayant point été consenties
par la nation, étaient illégalement établies et perçues; qu'on les
autorisait néanmoins _au nom de la nation_, mais seulement jusqu'au jour
de la première séparation _de cette assemblée_, de quelque cause que la
séparation pût venir. C'était mettre en pratique l'exemple donné en
Angleterre par Hampden en 1636, c'était faire _échec au roi_.

Le roi, pour arrêter le cours des choses, annonça qu'il tiendrait une
séance royale. Sous prétexte des dispositions nécessaires à cet effet,
on ferma la salle des états aux députés du tiers à qui ce local avait
été assigné jusqu'alors pour leurs séances particulières. Bailly, qui
les présidait, les convoque dans un Jeu de Paume. Là ils font serment
_de ne pas se séparer sans avoir donné une constitution à la France_.
C'est de ce jour (20 juin), c'est de cet acte que date la révolution.

Ainsi tous les moyens suggérés à la cour contre le tiers, par les ordres
privilégiés, tournaient contre eux.

Après avoir donné à entendre, le 23, dans la séance annoncée où il fit
de grandes concessions aux intérêts du peuple, en maintenant toutefois
la distinction des ordres, qu'il opérerait seul, _s'il le fallait_, le
salut public, le roi ordonna aux chambres de se séparer jusqu'au
lendemain, où elles viendraient reprendre leurs séances dans le local
attribué particulièrement à chacune d'elles.

Les députés du tiers restant néanmoins dans la salle commune, M. de
Brezé, la tête haute, vint les sommer, de par le roi, de se retirer sur
l'heure. J'entends encore la réponse que Mirabeau de sa voix argentine,
mais avec un accent solennel, fit à cette sommation.«Allez dire à ceux
qui vous ont envoyés que nous sommes ici par la volonté du peuple, et
que nous n'en sortirons que par la puissance des baïonnettes.» M. de
Brezé baissa l'oreille et sortit. Les baïonnettes ne se présentèrent
pas, et se maintenant _assemblée nationale_ en dépit de la protestation
royale, le tiers ne se sépara qu'après avoir décrété _l'inviolabilité de
ses membres_. Le roi céda. Le 27 juin, à son invitation, la minorité de
la noblesse et celle du clergé se réunirent au tiers.

Cependant les esprits fermentaient à Paris. La populace faisait sortir
des prisons les militaires détenus pour cause d'insubordination.
Enfreindre la discipline était déjà un acte de patriotisme. La cour,
accoutumée à voir l'ordre maintenu à Paris par sept ou huit cents
soldats du guet, crut que trente régiments seraient plus que suffisants
pour réprimer la population de cette grande ville: le commandement de
cette armée fut donné au maréchal de Broglie. On forma des camps sur les
avenues qui aboutissaient à Versailles, et l'on attendit avec sécurité,
avec impatience même, le moment où s'engagerait entre une bourgeoisie
sans expérience et des troupes bien disciplinées un combat dont l'issue
ne paraissait pas douteuse.

J'avais passé une partie de ce temps-là à Marly où la cour s'était
établie, mais d'où elle revint au bout de quinze jours, la présence du
roi devenant de jour en jour plus nécessaire à Versailles. Peu avant ce
retour je vis arriver dans ce séjour royal le cardinal de La
Rochefoucauld, l'archevêque de Paris et plusieurs membres du parlement,
qui venaient supplier Sa Majesté de prendre en sollicitude les dangers
qui menaçaient l'Église et la monarchie.

Le retour de Marly fut marqué par une mesure audacieuse de la part de la
cour. Les ministres étaient divisés d'opinion. Necker et ses adhérents
pensaient qu'il y avait danger pour Louis XVI à sortir de la voie où il
était entré et à résister à l'impulsion générale. Le parti opposé
l'emporta. Le 11 juillet le ministre de la nation, le ministre qui la
veille était encore celui du roi, est brusquement congédié.

J'étais à Paris le 12 quand cette nouvelle y parvint. On sait, mais on
ne peut se figurer l'effet qu'elle y produisit. Les fureurs du peuple
déchaîné par Masaniello ne furent pas plus terribles que celles de cette
multitude excitée par les déclamations de Camille Desmoulins. La ville
retentissait des clameurs, des hurlemens de ces forcenés. Partis du
Palais-Royal, ils se répandirent dans toutes les rues qu'ils
parcoururent, pendant toute la nuit, armés d'ustensiles plus redoutables
qu'héroïques, et brandissant des flambeaux qui menaçaient la capitale
d'un embrasement universel. Plus curieux qu'épouvanté, je passai une
partie de la nuit à observer ce formidable spectacle.

Des incidens singuliers aggravent quelquefois les dangers auxquels
chacun est exposé en pareilles circonstances: c'est ce qui m'arriva.
Comme on refusait déjà les billets de caisse à Versailles, et que j'en
avais un de mille francs, j'étais venu le dimanche 11 pour le changer
contre de l'argent monnayé, à Paris, où ils avaient encore cours, et
aussi pour aller à l'Opéra, où j'étais quand ordre nous vint d'en sortir
_de par le peuple_. Mon opération financière terminée, grâce à je ne
sais quel restaurateur qui ne se fit pas prier pour me rendre neuf cent
quatre-vingt-onze francs sur mille, le dîner avait payé l'escompte, je
me décidai le 14 juillet, pendant qu'on se portait à la Bastille, à
retourner à Versailles, où l'on devait être inquiet de moi. Les voitures
publiques ne marchaient pas; cela ne m'arrêta point. Divisant ma somme
en deux sacs, j'en mets un dans chaque poche de mon habit, et me voilà
en route, protégé par la cocarde nationale. Après avoir traversé les
Tuileries et le Cours la Reine, j'arrive lestement à la barrière de la
Conférence: elle était en feu. Le peuple s'amusait à brûler les bureaux
et les registres des commis, faute de pouvoir les brûler eux-mêmes. Je
sentis que pour passer il ne fallait pas avoir l'air d'un fugitif: les
mains dans mes poches et d'un air d'indifférence, je me mêle aux
groupes, disant mon mot sur les sangsues du peuple, et petit à petit je
parviens sans être remarqué à m'en dégager, et à gagner le quai de
Chaillot. Hors de la foule, mais peu loin d'elle encore, je crois
pouvoir changer de maintien et mettre mes mains dehors pour me délasser.
Malheureuse idée! abandonné à son poids, un des sacs crève la poche qui
le renfermait, et tombe: le bruit qu'il fit sur le pavé retentit encore
à mon oreille. Heureusement l'attention de la foule était-elle occupée
par l'incendie de la barrière, et derrière ainsi que devant moi ne se
trouvait-il personne sur la route. Ramassant le sac sans être vu, je le
mets dans mon chapeau, et je m'achemine vers Saint-Cloud, où étaient les
avant-postes de l'armée royale. Autre incident: compromis par la cocarde
qui jusque-là m'avait protégé, je me vois sur le point d'être jeté dans
la rivière, et ce n'est qu'en y jetant ce signe d'une opinion que je
n'avais pas, que j'obtiens du commandant du poste la permission de
passer outre. «Si on m'avait arrêté à ma sortie de Paris, me serais-je
aussi facilement tiré d'affaire, me disais-je tout en poursuivant mon
chemin. Pourquoi non? Ne suis-je pas cousin de M. de Flesselles? cousin
du prévôt des marchands, la seule autorité qui soit encore reconnue dans
la capitale? Je me serais réclamé de lui; on m'aurait conduit à
l'Hôtel-de-Ville, et là tout se serait arrangé;» et dans ce moment même
cet infortuné magistrat tombait assassiné sur les marches de
l'Hôtel-de-Ville!

Ce n'est qu'à Versailles que j'appris, avec cette triste nouvelle et
celle des autres meurtres qui avaient ensanglanté cette terrible
journée, toute l'étendue des périls auxquels j'avais échappé.

Le roi ayant fait aux circonstances les concessions qu'elles exigeaient,
telles que le renvoi des troupes, le rappel du ministre et l'adoption
des couleurs dont s'était coiffée l'insurrection, les esprits se
calmèrent; la tranquillité revint, sinon l'ordre, et l'assemblée
poursuivit assez paisiblement, pendant les mois d'août et de septembre,
le cours de ses réformes.

Mais le calme n'était qu'apparent; de part et d'autre on n'avait pas
cessé de conspirer. La cour ne songeait qu'à récupérer ce qu'elle avait
perdu; les révolutionnaires, qu'à se saisir de ce qui leur restait à
prendre; et des deux côtés on n'attendait que l'occasion pour
recommencer les hostilités. Telle était la disposition des esprits,
quand arrivèrent les journées des 5 et 6 octobre, journées signalées par
une catastrophe provoquée plus encore par des imprudences que par des
résolutions, et qui s'est accomplie sous mes yeux.

Depuis le renvoi de l'armée du maréchal de Broglie, et par suite de la
défection des gardes françaises et d'une partie de la garde suisse, la
cour n'était plus gardée que par une compagnie de gardes du corps. Soit
qu'elle ne lui parût pas suffire à la sûreté de la famille royale, soit
qu'il eût l'intention de se créer les moyens de tirer le roi de la
dépendance où il était tombé depuis le 14 juillet, le ministre de la
guerre fit venir à Versailles le régiment de Flandre pour y remplacer
les corps défectionnaires.

Quelque projet qu'on eût, il importait d'établir la bonne intelligence
entre les nouveaux-venus et les gardes du corps, qui ne voyaient pas
sans quelque humeur les auxiliaires qu'on leur donnait. Rien ne
rapproche les militaires comme la gamelle. On incita les gardes du corps
qui, en possession de la place, devaient en faire les honneurs, à offrir
un banquet aux officiers du régiment de Flandre, et, comme si on avait
l'intention de faire de cette réunion un spectacle, on mit à la
disposition des convives la grande salle d'opéra du château. Les tables
étaient dressées sur le théâtre; la musique militaire occupait
l'orchestre; entrait qui voulait au parquet et dans les loges. J'y
allai. Dès le premier moment, je reconnus qu'il s'agissait moins de
politesse que de politique. Au quatuor, _Où peut-on être mieux qu'au
sein de sa famille?_ ritournelle obligée en pareilles fêtes, succéda
tout à coup l'air, _Ô Richard!_ On l'applaudit avec un enthousiasme qui
s'accroît à mesure qu'on le répète; or on le répète à chaque santé que
l'on porte, et l'on en porte beaucoup. Le vin n'était pas propre à
calmer cette frénésie; elle semblait toutefois à son comble quand une
voix proposa d'envoyer une députation supplier le roi de vouloir bien
honorer la fête de sa présence, et de venir recevoir en personne les
hommages de ses fidèles gardes. Il était six heures du soir; le roi, qui
revenait de courre le cerf, n'avait pas encore quitté l'habit de chasse,
mais il avait quitté ses bottes. Les pieds en pantoufles et ses bas
attachés par-dessus la culotte, il se présente dans une loge, tenant le
dauphin par la main et donnant le bras à la reine. Cet acte d'une
complaisance peut-être irréfléchie acheva de tourner les têtes Les cris
de _Vive le roi!_ mêlés aux airs favoris, retentissaient à fendre les
oreilles les plus dures. Après avoir accueilli avec une bonhomie
touchante la santé que lui porta la totalité des convives, le roi se
retira, les laissant en proie à leur double ivresse.

Leur exaltation, accrue et comprimée en même temps par la présence du
monarque, éclata dans toute sa violence après son départ. Entraînés par
l'exemple, les plus réservés perdent toute retenue. Les officiers du
régiment de Flandre passent sur leurs habits blancs les bandoulières
chamarrées des gardes du corps; ceux-ci échangent leurs chapeaux
galonnés contre les chapeaux unis de l'infanterie; l'on fait un troc
fraternel des cocardes qu'on en a détachées.

Ces cocardes étaient tricolores comme celle du roi. On les aurait,
dit-on, foulées aux pieds. Je ne l'ai pas vu, et j'ai bien observé
pourtant ce qui se passait. Plus d'un de ces signes a pu échapper aux
mains mal assurées des troqueurs et tomber à leurs pieds mal assurés
aussi; mais je ne l'ai pas vu, je le répète. Ce que j'ai bien vu, ce que
je n'hésite pas à certifier, c'est qu'il n'y avait pas dans cette salle
un militaire qui ne fût possédé de royalisme et qui ne le manifestât de
la manière la plus extravagante. Dans ces temps, tout était fureur, la
fidélité même.

Dès lors je prévis les conséquences de ces folles démonstrations. Dès
lors je vis la populace de Paris se ruer sur Versailles, et juillet
recommencer en octobre. Comparant cette poignée de fous à ces légions de
furieux que le génie de Mirabeau venait d'armer, je frémis de ce qui
s'ensuivrait; et, sortant le coeur navré de ce banquet dégénéré en orgie,
«Ces flots de vin, dis-je à ma femme, feront couler des flots de sang.»

Cela se passait le jeudi 1er octobre. On ne s'en tint pas là. Loin de
calmer ce délire, on semblait se complaire à l'entretenir, à l'accroître
même. Plusieurs repas furent donnés dans le même but; et l'on s'y
conduisit plus follement s'il est possible. À la suite de celui que la
compagnie alors de service auprès du roi offrit à son capitaine le duc
de Gramont, de jeunes gardes firent donner le fil à leur sabre. Cela
s'était passé, il est vrai, dans l'intérieur de l'hôtel des gardes du
corps à qui leur manége avait servi de salle à manger; mais le fait
avait été divulgué soit par la jactance des propriétaires de sabres
émoulus, soit par la reconnaissance de l'émouleur à qui l'on avait donné
cinquante écus pour sa peine.

D'autres imprudences succédèrent à celles-ci. Le dimanche, 4 octobre,
des individus, qui fondaient leur fortune sur une réaction, levèrent
tout-à-fait le masque, et, bien qu'alors personne ne portât au château
aucune cocarde avec l'habit _habillé_, ils s'y montrèrent avec d'énormes
touffes de rubans blancs, donnant le bras à je ne sais quelles
intrigantes qui s'en étaient pourvues, et les attachaient, bon gré mal
gré, aux chapeaux des passans.

Le récit de ces faits parvint dès le soir même à Paris, qui n'était que
trop occupé déjà du premier repas. À la nouvelle de l'insulte faite aux
couleurs sacrées, tous ceux qui les portaient s'étaient tenus pour
offensés. La plus légère impulsion suffisait pour leur faire prendre les
armes. Les hommes aux vues desquels ce mouvement était utile, et qui,
sous prétexte de soustraire l'assemblée à la dépendance du roi,
voulaient mettre dans leur dépendance le roi et l'assemblée, rendirent
ce mouvement nécessaire en poussant à Versailles la plus vile population
de Paris, et c'en est aussi la plus nombreuse. Une disette y suffirait:
il y eut disette. Le 5 octobre, entre quatre et cinq heures du soir,
quarante mille individus, ivres pour la plupart, et tous armés de ce que
le hasard a mis sous leurs mains, envahissent la ville des rois en
demandant du pain. À huit heures, ils sont rejoints par les bataillons
de la garde parisienne qui, complices d'un projet qu'ils ignoraient,
venaient porter les derniers coups à la majesté royale qu'ils croyaient
protéger.

La populace s'était portée d'abord à l'assemblée, où ses députés avaient
été admis, puis au château; mais elle n'avait pas pu y entrer. Au
premier bruit de sa marche, les cours en avaient été fermées, et les
gardes du corps, formés en bataille devant les grilles, et soutenus par
le régiment de Flandre, en avaient occupé toutes les entrées. La
présence des gardes du corps effraya moins qu'elle n'irrita cette
multitude à la haine de laquelle ils avaient été signalés. Malgré
l'imperturbable patience de ces militaires qui, sages au moins sous les
armes, recevaient sans riposter les injures et les pierres dont on les
accablait, un combat, dont les suites ne pouvaient être qu'affreuses,
allait s'engager, quand arrivèrent les colonnes parisiennes. Une pluie
abondante, qui survint au même moment, contribua peut-être autant
qu'elles à dissiper ces hideux rassemblemens, qui s'éparpillèrent dans
les cabarets et dans les écuries.

On doit d'autant plus louer la modération des gardes en cette
circonstance, qu'un de leurs officiers, M. de Savonières, avait été
blessé à leur tête; mais on doit encore plus d'éloges à l'intrépide
dévouement d'un citoyen qui, par un de ces actes admirables en tous les
temps, prévint le massacre dont le canon allait donner le signal et
l'exemple.

La garde nationale de Versailles, non moins hostile à la cour que la
canaille de Paris, voulait rompre la ligne qui couvrait le château; déjà
elle avait braqué contre elle un canon chargé à mitraille; elle y
mettait le feu. Un de ses officiers, qui s'appelait la Toulinière, homme
estimé et aimé à juste titre, interpellant les artilleurs, leur remontre
les conséquences affreuses de l'action à laquelle ils se disposent, et,
se plaçant à la bouche de la pièce, il déclare qu'il veut être le
premier Français que le canon assassinera s'ils s'opiniâtrent dans leur
projet. L'héroïsme eut cette fois l'autorité qui manquait à la loi; plus
heureux que Desille, M. la Toulinière empêcha le massacre et survécut à
son dévouement. Je m'estime heureux de donner quelque publicité à ce
fait que l'histoire n'a pas recueilli.

Favorisé par la pluie et par l'obscurité, j'étais parvenu à me glisser
dans le château par la rue de la Surintendance, dont la grille était
entrebaillée de manière à ne laisser passage qu'à une personne. Je fus
étonné du petit nombre de défenseurs que la cause royale y avait
rassemblés; il se bornait, non compris les gardes de service, à une
soixantaine d'officiers tant de la maison militaire que de la maison
civile du monarque et des princes. Sans autres armes pour la plupart que
l'épée de ville, ces volontaires attendaient, sur les banquettes de
l'_Oeil-de-Boeuf_, la part qui leur était réservée dans l'infortune de
leur maître. Sur la nouvelle que les attroupemens s'étaient dissipés, et
que la garde nationale parisienne répondait de la sûreté du château, où
l'on avait fait rentrer les gardes du corps, toutes celles de ces
personnes qui n'étaient pas de service furent invitées à se retirer.

Curieux de savoir ce qui se passait à l'assemblée, je m'y rendais, quand
je rencontrai à l'entrée de l'Avenue de Paris une colonne de députés qui
venait chez le roi. Me mêlant à eux, je les suivis jusque dans le
cabinet de ce pauvre prince, qui les reçut avec bonté, affectant une
confiance qu'il n'avait pas, et à laquelle ils répondaient par
l'expression d'un dévouement qu'ils n'avaient pas non plus. Au bout d'un
quart d'heure, on se retira, soit pour se reposer de ce qu'on avait
fait, soit pour aviser à ce que l'on ferait; et certes toutes les
intentions n'étaient pas innocentes, à en juger par les propos que j'ai
entendus.

Il était deux heures du matin quand je rentrai chez moi. Accablé de
fatigue, je me couchai et je m'endormis de ce sommeil dont on dort à
vingt-trois ans dans quelque disposition d'esprit qu'on soit.

J'aurais dormi vingt-quatre heures si, à neuf heures du matin, une
effroyable explosion ne m'avait tiré de cette léthargie. Cette explosion
était produite par une décharge générale faite par la troupe de ligne et
la garde nationale en témoignage de réconciliation, témoignage non moins
effrayant que ceux de leurs divisions. Bientôt j'appris ce qui s'était
passé depuis le point du jour, la violation de la maison royale, le
massacre des gardes, l'outrage fait au lit de la reine, l'engagement
pris par le roi de venir habiter la capitale où l'assemblée se
transporterait aussi.

Peu d'heures après, cette promesse recevait son exécution. La famille
royale s'avançait vers Paris au pas de la foule hideuse qui l'y
conduisait en triomphe, triomphe auquel les captifs ne manquaient pas,
triomphe que précédaient les têtes des vaincus, et que suivaient les
gardes du corps qui avaient été forcés d'échanger leurs chapeaux contre
les bonnets de leurs assassins peut-être. À midi, la ville royale,
encombrée depuis douze heures par une population si nombreuse et si
turbulente, n'était plus qu'une solitude silencieuse. À midi commençait
à germer l'herbe qui couvre encore aujourd'hui ses marbres; indice d'une
viduité peut-être éternelle.



CHAPITRE VII.

Hiver de 1789.--Représentation de _Charles IX_.--Anecdotes.--Portraits:
Rhulières, Champfort, Lebrun.--L'hôtel de l'Union.--Amitiés de jeunesse:
Maret, Ducos, Méjean.--Liaisons politiques: d'Espréménil, Cazalès,
l'abbé Maury.


Mon service m'appela bientôt auprès du prince. Quelles étaient alors mes
opinions politiques? je serais assez embarrassé de le dire au juste. Au
collége, le mot de _liberté_ avait noblement résonné à mon oreille; mais
j'étais trop familiarisé dès l'enfance avec l'ordre établi pour y voir
un esclavage. Comme le roi était bon, je ne concevais guère qu'on eût
rien à redouter de son pouvoir quelle qu'en fût la nature. Ce n'est pas
d'ailleurs dans la ville où l'on vivait d'abus que les inconvéniens des
abus se faisaient sentir. Cependant, aux approches de la révolution, mon
caractère, qui me porte à l'indépendance, m'avait fait partager un
moment les espérances de la nation; mais le spectacle du mal que faisait
à une famille que j'aimais cette révolution, qui n'améliorait pas encore
le sort du peuple, me la fit bientôt prendre en aversion. Je sentais, au
fait, plus que je ne réfléchissais; dominé par des affections plus que
par des opinions, j'étais _aristocrate_.

Un an s'était écoulé sans que _Monsieur_, à qui je m'étais attaché pour
avoir l'occasion de lui parler, m'eût adressé un seul mot. À Paris, il
rompit enfin le silence; non pas tout-à-fait pour ma satisfaction. Peu
de temps après son installation au Luxembourg avait été donnée la
première représentation de _Charles IX_. On ne peut s'exagérer l'effet
de cet ouvrage qui flattait et blessait si vivement les deux opinions
entre lesquelles se partageait la capitale. L'enthousiasme qu'il
excitait chez les amis de la révolution peut seul donner la mesure de
l'indignation qu'il excitait chez ses ennemis. La cour en était
révoltée, et _Monsieur_, qui n'était pas moins puriste en fait de
littérature qu'en matière de politique, n'y voyait qu'une double
profanation.

Quoiqu'il s'abstînt assez habituellement d'exprimer devant sa maison ses
opinions sur tout ce qui était en contact avec les affaires du temps,
l'humeur que lui donnait le succès de _Charles IX_ était si grande,
qu'il ne pouvait la dissimuler dès qu'il se présentait quelqu'un avec
qui il croyait pouvoir parler de littérature. Un jour que j'étais venu
au lever pour faire ma cour, Rhulières y vient aussi pour le même motif;
le prince de le mettre sur l'article de _Charles IX_ et d'en faire une
critique amère, que le courtisan, comme de raison, se gardait bien
d'improuver; j'étais fort éloigné de l'improuver moi-même.
Indépendamment de ce que les préjugés du prince étaient aussi les miens,
peut-être une secrète jalousie de métier me poussait-elle à mon insu
dans la sévérité. _Monsieur_ termine sa diatribe par ces mots: «Je n'ai
encore rencontré personne qui ait vu cette pièce deux fois.--Je ne l'ai
vue qu'une, dit complaisamment Rhulières.--Et moi, je l'ai vue deux,
répliquai-je étourdiment.--Je vous en fais mon compliment,» reprend le
prince, sans me laisser le temps de m'expliquer.

Cette répartie, qui aurait déconcerté un homme plus hardi que moi, me
chagrina d'autant plus qu'elle me prouvait que mon aveu était attribué à
une intention très-différente de celle qui me l'avait inspiré, et que le
prince, dans le sens duquel j'abondais, croyait que j'avais profité des
circonstances pour le narguer, pour le braver. Cette idée m'était
insupportable. Une franche explication de mes opinions, me dis-je,
pourrait seule me laver d'un tort aussi lâche; mais cette explication
sera-t-elle lue, si je la fais en prose? Le lever fini, je vais y rêver
dans le jardin du Luxembourg, d'où malgré la pluie, je ne sors qu'après
avoir rimé la pièce que je transcris ici, pièce que j'avais supprimée,
et qui a été publiée par un lâche abus de confiance, ainsi qu'on
l'apprendra plus bas.

     Deux fois je l'ai vu cet ouvrage
     Dont le public est enchanté:
     Deux fois! c'est faire, en vérité,
     Preuve de curiosité
     Et bien plus encor de courage.

     J'attendais d'un hardi pinceau
     De grands effets, de sublimes peintures:
     Je n'ai vu qu'un triste tableau
     Surchargé de caricatures.
     Tous les objets y sont petits;

     Au lieu de cette adroite reine
     Qui du palais de Médicis
     Voulut transplanter dans Paris
     La politique ultramontaine,
     En cet infidèle croquis
     Je trouve une femme intrigante,
     Et qui, dans ses projets bornés,
     Politique moins que méchante,
     N'y voit pas plus loin que son nez.

     Cruel, humain par fantaisie,
     Dans Charles l'auteur, à plaisir,
     Semble avoir voulu réunir
     Les divers genres de folie.
     Soit pour le mieux, soit pour le pis,
     Sans cesse du dernier avis,
     Ce monarque, par trop facile,
     En furieux enfin changé,
     Finit par tomber enragé,
     Sans doute las d'être imbécile.

     L'altier Guise est un fanfaron,
     Grand débiteur de gasconades,
     Qui s'exhale en rodomontades
     Et se venge par trahison.
     Sous votre indécent équipage,
     Prêtre lorrain, on reconnaît
     L'ancien prophète Mahomet,
     Que la barrette et le rochet
     Déguisent moins que son langage.

     L'Amiral, éternel parleur,
     Hardi bavard, soldat timide,
     Parle guerre en prédicateur,
     Et prêche comme un invalide.
     Le Chancelier n'est pas malin;
     Mais il a fort bonne mémoire,
     Et cite à tous propos l'histoire
     Comme un pédant fait son latin.

     Quant à ce roi cher à la France,
     Père de ses sujets vaincus,
     Qui nous conquit par ses vertus
     Et se vengea par sa clémence;
     Devant qui l'Espagne pâlit,
     Qui toujours veillant pour la gloire,
     Toujours plus à cheval qu'au lit,
     Volait de victoire en victoire;
     Qui, joignant l'olive aux lauriers,
     Fut plus grand dans la paix encor que dans la guerre;
     Et vivant dans ses héritiers,
     Fait, même après sa mort, le bonheur de la terre,
     Bourbon, en Crispin travesti,
     De l'Amiral, très-digne élève,
     Me montre le vainqueur d'Ivri
     Sans cesse épouvanté d'un rêve.
     Cent fois croyant rêver aussi,
     J'entendais applaudir à ce drame admirable,
     Chef-d'oeuvre unique, incomparable,
     Et Corneille, et Racine, et le noir Crébillon,
     Et l'Homère français qui célébra Bourbon,
     N'ont jamais rien fait de semblable!

     Quoiqu'écrit souvent au hasard,
     Dénué d'intérêt et d'art,
     Je conçois bien que par méprise
     Il puisse avoir des partisans.
     De bons chrétiens, d'honnêtes gens.
     Vont aux Français comme à l'église:
     Oremus, bénédictions,
     Y pleuvent par profusions
     En ces tristes jours de réforme;
     Et du crime le plus énorme
     On reçoit absolution
     D'un cierge de nouvelle forme,
     Et soldé par la nation.
     On s'agenouille, on carillonne;
     Un prêtre énergumène tonne
     Dans un assez mauvais sermon;
     Et, dupe de l'illusion,
     L'auditeur croit dormir au prône.

     Pour moi, je n'y dormirai plus,
     Et si deux fois, en dépit de Phébus.
     J'ai dans ce drame en vain cherché la vraisemblance,
     L'intérêt et la convenance,
     Cet excès de persévérance
     Pourrait-il m'être reproché?
     Non, l'on sait trop que ce péché
     Porte avec lui sa pénitence.

Le lendemain je retourne au lever et je remets ces vers à _Monsieur_.
Ils ne sont pas excellens, à beaucoup près; eussent-ils été moins bons
encore, ils ne pouvaient être accueillis qu'avec faveur. Les passions
sont indulgentes pour qui les flatte. Le prince, par des mots aimables
répara tout ce qu'avait d'amer le propos de la veille. Le sourire que
j'avais vu sur toutes les figures au moment où j'avais osé me remontrer,
prit un caractère tout opposé à celui qu'il avait eu d'abord, et qui
n'était rien moins que celui de la bienveillance: mon triomphe fut
complet.

Cette anecdote a peu d'importance; je ne l'eusse pas consignée dans ces
Souvenirs si elle ne se rattachait pas à un fait plus grave. Le succès
que l'esprit de parti avait procuré à ces vers que je ne voulus pourtant
pas laisser imprimer, en fit multiplier les copies. La Harpe lui-même,
qui les trouva bons parce qu'il n'aimait pas Chénier, me les demanda,
mais seulement pour les envoyer en Russie.

Fidèle à sa parole, il ne les avait communiqués à personne en France;
mais ce qui ne s'était pas fait de son vivant, se fit après sa mort. Le
libraire Migneret, à qui il avait laissé ses papiers, trouvant cette
pièce dans la correspondance russe, la livra à l'impression en 1804 avec
le recueil dont elle faisait partie; ainsi ces vers, composés contre
Chénier dans un temps où divisé d'opinion avec lui, je ne le connaissais
pas personnellement, allaient être publiés à une époque où, rapprochés
du moins par les doctrines littéraires, et membres du même corps, nous
vivions dans une liaison qui ressemblait déjà à de l'amitié. Les gens de
lettres à qui le libraire s'en était remis de la révision de cette
édition, et parmi lesquels se trouvait l'honnête Esménard, se
réjouissaient entre eux du scandale que cette révélation allait exciter,
quand le hasard qui, s'il gâte bien des choses, en raccommode quelques
unes aussi, déconcerta leur calcul.

Migneret, comme nombre de gens le font encore, ne se faisant pas
scrupule de profiter des faveurs d'un gouvernement qu'il n'aimait pas,
avait demandé et obtenu, sur ma proposition, pour son fils une place au
Lycée de Paris. Jaloux de me prouver sa reconnaissance, il me pria de
lui permettre de m'apporter un exemplaire de la Correspondance posthume
de La Harpe, laquelle, me dit-il, était alors sous presse, et il me
demanda, par occasion, si je ne pensais pas qu'il pût s'y trouver
quelque chose de nature à me contrarier. Rêvant à cela, je me rappelai
les vers sur _Charles IX_; et comme il m'avoua qu'ils s'y trouvaient, je
ne lui cachai pas le chagrin que me donnerait la fausse position où il
me mettrait en les y laissant. «Vous me ferez payer à quarante ans, lui
dis-je, mes torts de vingt ans, et vous rendrez La Harpe coupable d'un
abus de confiance, d'une violation de sa parole: au reste, mon parti
sera bientôt pris: je ne nierai pas ce que j'ai fait, mais je
n'hésiterai pas à le désavouer. Fussé-je aussi injuste envers Chénier
que je l'étais autrefois, je ne me joindrais pas à ses ennemis pour
l'accabler aujourd'hui que, déchu de sa puissance, il est en butte à la
rigueur du gouvernement.»

Quelques jours après, Migneret revint. «La feuille où vos vers se
trouvaient était tirée, dit-il, mais j'y ai fait mettre un carton, c'est
ce dont vous vous convaincrez par l'exemplaire que je vous apporte.»

Les intentions de ce galant homme n'ont pourtant pas été absolument
remplies. Ces vers dont les reviseurs avaient gardé des épreuves, ont
passé dans quelques mains. M. Roger, mon confrère à l'Académie
française, m'a remis celle qu'il possédait. M. Beuchot n'en a pas usé
moins loyalement, et j'aime à l'en remercier ici. Mais tous ceux qui ont
surpris cette confidence n'ont pas eu la même délicatesse, et c'est
probablement sur un des exemplaires qu'ils avaient conservés que cette
pièce a été transcrite dans une compilation que le libraire Weissembrouk
publiait à Bruxelles sous le titre _d'Esprit des journaux_[19]. Je doute
toutefois que Chénier en ait jamais eu connaissance. Au reste, nous n'en
avons pas moins vécu d'accord, même à l'Institut, ce qui n'était pas
toujours facile avec lui.

La présence de Rhulières avait manqué au plaisir que me donna ma rentrée
en grâce, mais on ne peut tout avoir: je m'en consolai en pensant que je
n'avais pas assez d'importance pour que cet académicien, qui n'était
rien moins que charitable, songeât à se moquer de moi.

C'était un homme singulier que ce Rhulières. On chercherait en vain un
courtisan plus souple, un diplomate plus délié; ingénieux à flatter
comme à dénigrer, à tourner un madrigal comme à aiguiser une épigramme,
et aussi prodigue de complimens à ses supérieurs que de sarcasmes à ses
égaux, il semblait empreint de tous les caractères de la servitude. On
l'aurait pris à la cour pour l'apôtre le plus dévoué du despotisme;
personne cependant ne portait plus que lui dans le coeur l'amour de
l'indépendance. Prenant le papier pour confident de ses opinions, c'est
dans son histoire de Pologne qu'il a déposé l'expression de ses
véritables affections. Ambitieux de gloire après sa mort, il est franc
en face de la postérité. Ambitieux de fortune pendant sa vie, il était
faux en face de la cour.

Il avait une telle habitude de flatter, qu'un jour que je le rencontrai
dans la cour du Louvre, après s'être arrêté un moment avec moi:
«Permettez, me dit-il, que je vous quitte; il est tout-à-l'heure deux
heures, je vais où vous irez un jour: je vais à l'Académie française.»
Or, à cette époque, je n'étais connu de lui que par la première partie
de l'anecdote qu'on vient de lire. Ni lui ni moi ne nous doutions que ce
qu'il disait dût jamais se réaliser.

Quelque temps auparavant j'avais fait connaissance avec Champfort, celui
des membres de l'Académie française qui, après La Harpe, s'était le plus
violemment prononcé pour la révolution, non telle que la concevaient
Bailly et les _constituans_, qui ne désiraient que la réforme de la
monarchie, mais telle que la concevaient Condorcet et les girondins, qui
voulaient à tout prix l'établissement d'une république. Son patriotisme
ne me paraissait avoir aucune analogie avec la philantropie. J'y
trouvais moins l'amour du peuple que la haine des grands. Ceux-ci
l'avaient pourtant recherché. Ils s'étaient long-temps amusés des
sarcasmes qu'il leur prodiguait dans leurs salons et à leurs tables où
il jouait un rôle assez semblable à celui des anciens cyniques.
Champfort avait beaucoup d'esprit, mais il faisait beaucoup d'esprit
aussi. Il s'étudiait à donner à ses opinions la forme laconique et
sententieuse de l'aphorisme ou de l'apophthegme; et pourtant il n'avait
pas besoin de recourir à cet artifice pour briller. Personne plus que
lui n'abondait en saillies. Ses traits les plus heureux lui venaient
sans qu'il les cherchât.

«On m'accuse d'avoir fait bien des méchancetés, lui disait un jour
Rhulières avec componction, et pourtant je n'en ai fait qu'une.--_Quand
finira-t-elle_?» repartit Champfort.

Caractérisant d'un trait l'esprit dédaigneux de Suard: _le goût de cet
homme est le dégoût_, disait-il.

Ducis, à qui l'on proposait le cordon de Saint-Michel, lui demandant
s'il trouvait quelque inconvénient à ce qu'il l'acceptât? «Je n'en vois
qu'un, lui répondit-il, c'est que tu seras obligé de le porter.»

Sans suivre assidûment les travaux de l'assemblée constituante, il
venait assez fréquemment à Versailles où l'appelaient ses relations avec
quelques députés dont il traduisait les pensées, ou par l'organe
desquels il publiait les siennes. D'après ce qu'il m'a dit, M. l'évêque
d'Autun lui aurait plus d'une obligation de ce genre, et Mirabeau
lui-même aussi.

C'est chez deux de mes plus vieux amis, MM. Maret et Méjean, qui
faisaient ménage ensemble, que je rencontrai Champfort, en 1789; j'y
rencontrai aussi le poète Le Brun, autre déserteur des salons de
l'aristocratie, autre détracteur des grands qu'il avait long-temps
flagornés, reproche qu'on ne peut pas faire à Champfort, qui n'était
entré que pour les mordre chez ces grands que Le Brun ne se lassa de
lécher que lorsqu'ils cessèrent d'avoir du sucre au bout des doigts.

Tout le monde connaît le talent de Le Brun. Si grand qu'il soit, il
l'était moins encore que son amour-propre. Ce qu'on peut prendre dans
Horace pour une fiction poétique, pour un écart d'enthousiasme, n'était
chez lui que le langage de la conviction qu'il avait de son propre
mérite; c'était très-sincèrement, très-positivement qu'il disait _mon
génie_. Il eût juré une haine implacable à quiconque eût élevé quelque
doute sur la propriété et la justesse de cette expression. D'une avidité
insatiable en fait d'éloges, il les prodiguait pour qu'on les lui
prodiguât; mais rien n'était plus éloigné de l'accent de la sincérité
que le ton affecté qu'il prêtait à la louange; c'étaient de belles
paroles chantées d'une voix fausse sur un mauvais air. Et pouvait-il en
être autrement? La plupart du temps le moment où il vous adressait un
madrigal était celui où il méditait une épigramme contre vous. Le besoin
de médire en vers l'emportait chez lui sur tout autre besoin; et la
renommée d'Archiloque et d'Alcée le flattait plus peut-être que celle de
Pindare, qu'il ne dédaignait pas, comme on sait. Tout était pour lui
matière à sarcasme, les difformités physiques comme les défectuosités
morales; il ne les épargnait pas plus dans ses amis que dans ses
ennemis, dans telle personne qui l'admirait outre mesure que dans telle
autre qui, à l'exemple de Désorgues, s'admirait plus que lui. Envieux à
n'en pas dormir, il ne faisait grâce à aucune célébrité. Tout éloge
donné à un autre semblait pris sur ceux qu'on lui devait. Que de
mauvaises nuits Delille lui a fait passer!

Si l'on en excepte quelques pièces qu'il a laissé imprimer dans les
recueils, les vers de ce poète n'étaient connus que de certaines
sociétés privilégiées; le reste du monde l'admirait sur parole. Comme
c'était en lecture qu'il payait les invitations qu'on lui prodiguait, il
ne sortait pas sans emporter son manuscrit en poche. Aussi Delille
disait-il: _Le Brun croit qu'il en est des vers comme des olives, et
qu'ils sont meilleurs quand ils ont été pochetés_.

La portée de son esprit était assez bornée; elle avait plus d'élévation
que d'étendue. Sa conversation était des plus vulgaires dès qu'il
voulait sortir de la littérature, et sur la littérature elle était sèche
et pédantesque. Il a versifié des opinions philosophiques, mais il
n'était rien moins que philosophe. Son talent poétique à part, lequel
fut de l'ordre le plus élevé, c'était un homme assez ordinaire, et même,
dans l'emploi de ce talent, ce fut un très-mauvais homme.

Ces beaux esprits n'étaient tout au plus que des connaissances pour moi,
laissons-les pour des amis.

La nature de mes opinions ne m'empêchait pas de vivre en grande intimité
avec des jeunes gens de l'opinion contraire. Un dissentiment politique
ne m'a jamais fait renoncer à un ami, quand d'ailleurs nous étions
d'accord sur la morale. Tout en voulant d'une ardeur égale le bien de la
société, on peut l'attendre de systèmes différens; ce sont des erreurs
d'esprit pour lesquelles on se doit réciproquement de l'indulgence; je
n'ai jamais eu d'horreur que pour les anarchistes. Bien entendu que ceci
s'applique aux théories; quant à l'exécution, je suis moins indulgent.
Tout homme qui prétend faire le bien de l'humanité par des moyens que
l'humanité réprouve m'est exécrable, quelque opinion qu'il soutienne,
fût-ce la mienne.

De l'époque dont je parle date l'inaltérable amitié qui m'a lié avec
quelques hommes qui n'étaient pas à beaucoup près du parti de la cour,
avec Frochot, membre des états-généraux, enthousiaste de Mirabeau, dont
il devint bientôt l'ami intime; avec Méjean, journaliste alors, et
depuis secrétaire général du département de la Seine, fonction qu'il a
quittée pour celle de ministre secrétaire d'État auprès du vice-roi
d'Italie; avec Maret, dont la fortune devait être encore plus éclatante,
et qui, après avoir rempli sous la république plus d'une mission
honorable, et subi en Autriche les tortures d'une honorable détention,
fut pendant toute la durée du consulat et de l'empire le ministre et le
confident de Napoléon, et que je ne désignerais ici que par le titre de
duc de Bassano, s'il n'avait pas toujours été _Maret_ pour moi.

J'avais fait connaissance avec eux à Versailles, où le premier avait été
appelé par ses fonctions, et où les deux autres étaient venus suivre les
séances des états-généraux dont ils analysaient les discussions dans une
feuille qui paraissait tous les soirs sous le titre de _Bulletin de
l'Assemblée nationale_.

Par suite de la translation de l'Assemblée à Paris, ils quittèrent tous
Versailles, et les deux derniers, pour être plus à portée de leur
travail, se logeant dans le voisinage des Tuileries, vinrent s'établir
rue Saint-Thomas du Louvre, dans un hôtel tenu par Mme Imbert, tante de
Tallien, et qu'on nommait _Hôtel de l'Union_.

La bonne intelligence qui régnait entre les habitans de cet hôtel
semblait lui avoir acquis ce titre. Là logeait aussi un homme à qui une
fortune brillante et loyalement acquise a permis depuis d'encourager les
lettres et les arts qu'il cultivait dès lors. Cet homme, non moins
distingué par l'élévation de son caractère que par les aptitudes de son
esprit, est M. Ducos[20]; artiste, philosophe et littérateur, il a
publié un des meilleurs ouvrages qui aient été faits sur cette Italie
dont on a tant écrit.

Là demeurait aussi d'Avrigny, connu alors sous le nom de chevalier de
l'Oeillard, nom sous lequel il était inscrit dans tous les almanachs de
l'époque, et dont il avait signé quelques vers presque couronnés à
l'Académie française. D'Avrigny a fait depuis _Jeanne d'Arc_.

Spirituel, mais indolent, Méjean aussi s'occupait de poésie tout en
s'occupant de politique, mais il s'occupait plus encore de plaisirs.
Quant à Maret, dont l'esprit également souple et solide pouvait
s'appliquer à tout, et qui avait écrit en vers avec un talent rare,
ajournant toute autre occupation, il se donnait tout entier à la
rédaction de leur journal, qui, changeant sa forme exiguë contre
l'ampleur de l'in-folio, avait pris la dénomination de _Moniteur_.

Bien que la littérature, les nouvelles et la politique fussent admises à
remplir les longues colonnes de cette feuille, les discussions de
l'Assemblée en occupaient toujours la plus grande partie. C'était ce
qu'on y cherchait avant tout; comme cet article ne pouvait pas être
traité avec trop de talent et de soin, c'est à Maret que la rédaction en
était confiée. Personne ne s'en fût mieux tiré. Les peines qu'il
prenait, les sacrifices qu'il s'imposait pour répondre à la confiance de
l'éditeur, sont presque incroyables. Les journalistes n'avaient pas
alors de places réservées; les meilleures appartenaient au premier qui
s'y installait: que faisait-il pour n'être devancé par personne? Après
avoir corrigé les épreuves du journal qui s'imprimait pendant la nuit,
et donné quelques heures au sommeil à la suite d'un repas fait à la
hâte, il se rendait à la porte du Manége où l'Assemblée siégeait, pour y
attendre, en tête de la file qui ne tardait pas à s'allonger, l'heure où
s'ouvrirait cette porte qui ne s'ouvrait qu'à dix heures. Bien plus,
comme il lui était arrivé quelquefois d'être devancé par des gens qui
avaient été réveillés avant lui par le même intérêt, il prenait souvent
le parti, quand l'objet de la discussion était d'une importance majeure,
de passer la nuit à cette porte devant laquelle il bivouaquait, couché
sur la place que la fatigue ne lui permettait plus de garder debout.

Cela dura jusqu'à ce que les députés, chargés de la police de la salle,
reconnaissant l'intérêt qu'ils avaient à faciliter le travail des
journalistes, assignèrent une loge particulière au _Moniteur_.

Il fallait être aussi fortement constitué que l'était Maret pour ne pas
être victime d'un pareil dévouement. Au reste, il eut lieu de s'en
applaudir. Par suite de cette inflexible détermination, il n'est pas une
délibération de l'Assemblée constituante à laquelle il n'ait assisté,
pas une question d'intérêt public qu'il n'ait entendu débattre entre les
publicistes de cette époque, pas une loi dont il ne connaisse le but et
l'esprit. Par ce cours de législation-pratique, il acquérait sur toutes
les parties de l'organisation sociale des connaissances qu'on ne saurait
acquérir qu'imparfaitement dans les livres, et il se mettait ainsi, sans
y penser, en état de remplir les hautes fonctions qu'il a occupées
depuis.

Maret quittait pour cela un appartement commode et fort bien décoré
qu'il avait rue Sainte-Croix de la Bretonnerie. Sur ses instances, ma
famille vint l'occuper en avril 1790, quand mon devoir me rappela auprès
de _Monsieur_ au Luxembourg où j'avais un logement. Je croyais ne
m'établir à Paris que pour trois mois: il en devait être autrement.
C'était pour toujours que j'y transportai mon domicile, ou du moins n'en
suis-je sorti depuis cette époque que passagèrement, et avec la volonté
d'y revenir lors même que j'en perdis l'espérance.

Mes opinions ne m'avaient pas fait rompre avec mes anciens amis; mais
elles m'en donnèrent de nouveaux. De ce nombre était le chevalier de
Belleville, chevau-léger, plus riche d'esprit que de jugement, et l'un
des plus féconds pourvoyeurs des _Actes des apôtres_. C'est à lui que ce
recueil est redevable de la tragédie burlesque intitulée _Théroigne et
Populus_, parodie quelquefois fort gaie des plus belles scènes de notre
théâtre, dont il faisait application aux événemens du jour. De ce nombre
était aussi le chansonnier Marchant, original qui, bien que partisan de
la révolution dans le principe, était passé dans le parti contraire, non
qu'il le trouvât plus raisonnable, mais parce que les opinions qu'il
abandonnait lui paraissaient plus faciles à travestir en couplets que
celles qu'il embrassait après les avoir chansonnées aussi. Il a mis en
vaudeville la Constitution de 1791. Ses facéties n'étaient dénuées ni
d'esprit, ni de gaîté; mais c'est à l'audace avec laquelle il attaquait
le parti le plus fort qu'il devait surtout son succès. Infatigable dans
la guerre qu'il livrait aux jacobins, il en a stigmatisé plusieurs d'un
ridicule ineffaçable, et entre autres ce malheureux Gorsas dont, grâce à
lui, les _chemises_ ont obtenu une célébrité historique[21]. J'ignore ce
que Marchant est devenu après la révolution du 10 août, qui fit passer
le pouvoir aux mains de ses ennemis les plus implacables. Je crois
pourtant qu'il est mort naturellement, et de plaisir plutôt que de
chagrin, car il vivait joyeusement. Le chevalier de Belleville, moins
heureux, mourut sur l'échafaud la veille de la révolution qui fit
justice de Robespierre.

Je n'étais pas étranger à la rédaction des facéties que publiait ce
dernier; et je dois le dire à l'honneur de mes amis du parti contraire,
à qui je n'en faisais pas un mystère, ils étaient les premiers à en rire
quand elles étaient gaies. Ils avaient l'indulgence que donne à tout
homme généreux le sentiment de sa force.

Ma position m'avait mis en rapport avec M. de Bonneuil qui, comme moi,
avait une charge chez _Monsieur_. Sa femme était soeur de madame
d'Esprémesnil. Ces dames vivaient dans une grande intimité; j'eus
bientôt occasion de connaître, soit chez l'une, soit chez l'autre, une
partie des membres du côté droit, et particulièrement Cazalès, l'abbé
Maury et d'Esprémesnil.

Ces trois champions d'une cause qu'ils défendaient avec plus de talent
que de succès étaient remarquables par des qualités très-différentes.

Paresseux de sa nature, dissipé par habitude, élevé pour l'état
militaire, et n'ayant reçu qu'imparfaitement même cette instruction
superficielle qui suffit à peine à l'homme du monde, Cazalès n'en
discutait pas moins les plus hauts intérêts de la société, les questions
les plus ardues de la politique, avec la profondeur d'un publiciste qui
aurait fait de ces matières l'objet unique et constant de ses études, et
avec l'éloquence d'un orateur formé à l'exercice de la parole par une
longue pratique de la chaire ou du barreau. Dans l'intelligence et la
sincérité, la nature lui avait donné les deux moyens les plus puissans
par lesquels on agit sur les esprits; la faculté de se faire bien
comprendre ne tient-elle pas à celle de bien concevoir, et n'est-on pas
presque sûr de convaincre quand on ne parle que de conviction? Ne
soutenant en fait de principes que ceux qui lui paraissaient
incontestables[22], et n'hésitant pas à se détacher de ceux qu'il
reconnaissait pour mal fondés en justesse et en équité, comme en
défendant un parti, il semblait dégagé de tout esprit de parti; il
obtenait dès qu'il parlait la déférence, si ce n'est le crédit que la
droiture commande même en combattant pour une cause qu'elle ne doit pas
gagner. On l'estimait d'autant plus qu'on savait que ce n'était pas pour
ce qu'il croyait utile, mais pour ce qu'il trouvait juste qu'il
combattait.

Il n'en était pas tout-à-fait ainsi de l'abbé Maury. À sa promptitude à
défendre le moindre des priviléges de l'ordre auquel il appartenait, il
était évident que c'était à un ecclésiastique seul qu'on avait affaire
en lui, et que l'organisation sociale qui lui convenait était celle qui
respecterait l'intégrité de ces priviléges. Il semblait moins se croire
envoyé aux états-généraux pour aviser au bien de l'État par d'utiles
réformes, que pour empêcher que ces réformes ne blessassent les intérêts
du clergé, et que le soulagement général ne fût obtenu aux dépens de sa
fortune privée. Aussi, tout en rendant justice au talent avec lequel il
soutenait ses opinions, ne s'y laissait-on jamais entraîner, et
n'obtint-il guère d'autres succès que ceux d'un orateur éloquent dans
une mauvaise cause, d'un acteur habile dans un mauvais rôle, ou d'un
soldat qui défend en brave, dans l'intérêt de son avancement, une place
qu'il sait ne pas pouvoir conserver.

D'Esprémesnil n'obtint pas même ce succès-là, et cependant il était
véritablement éloquent: bien plus, il était homme de bonne foi. Mais il
s'était placé dans une position si fausse, si désavantageuse, qu'on
pouvait lui contester son talent comme ses qualités. La véhémence avec
laquelle, avant la révolution, il avait attaqué les ministres, l'avait
rendu populaire. On l'avait cru patriote quand il était au parlement;
mais aux états-généraux, dont il avait provoqué la convocation, on
reconnut qu'il n'était que parlementaire, et que c'était pour
consolider, sinon pour accroître les prérogatives de la magistrature,
qu'il s'était prévalu des intérêts du peuple contre les exigences du
roi. Dès lors le peuple, qu'il ne flattait pas, ne vit en lui qu'un
déserteur; la cour, dont il se rapprochait, qu'un transfuge; et, malgré
son talent, il resta nul entre les deux partis qui le dédaignèrent.

Ces trois hommes avaient aussi dans la société des physionomies
très-différentes de celles que leur donnait leur attitude politique.

Les cas exceptés où la conversation roulait sur des questions d'intérêt
public, Cazalès ne commandait pas à beaucoup près dans un salon
l'attention qu'on ne pouvait lui refuser à la tribune. Il avait mieux
que de l'esprit; mais il ressemblait en cela à ces figures qui, pour
paraître belles, veulent être placées à une certaine hauteur et vues en
perspective; de près l'oeil, qui ne peut en saisir l'ensemble, leur
accorde moins d'attention qu'à une miniature. Aussi Cazalès
n'obtenait-il guère en société qu'une faveur de souvenir, et y était-il
plus considéré pour ce qu'il avait dit ailleurs que pour ce qu'il disait
là. Son esprit grave descendait rarement au niveau de ce ton frivole
qu'il y faut prendre même pour traiter avec succès les choses sérieuses.
Peu jaloux de ces succès d'ailleurs, Cazalès recherchait moins le monde
qu'il n'en était recherché; il préférait à toutes les prévenances qui
lui étaient prodiguées la liberté des clubs, et le jeu à tout autre
plaisir.

Maury, au contraire, se plaisait beaucoup dans la société; il aimait à y
trouver la compensation des avanies qu'il lui fallait souvent essuyer à
la tribune, et à occuper l'attention générale dans les salons où naguère
il était à peine aperçu. L'attitude qu'il y affectait était assez
plaisante. Établi là comme par droit de conquête, et parlant de la
manière la plus absolue, il disait tout ce qui lui venait dans l'esprit
sans trop s'embarrasser des convenances. C'est à dîner surtout
qu'écartant tout déguisement, il se révélait tout entier, mangeant
beaucoup, buvant à l'avenant, et plaçant dans les trèves qu'il accordait
à sa mâchoire plutôt qu'à son appétit, soit une anecdote philosophique,
soit une bribe de sermon, soit un passage du discours qu'il venait de
prononcer, soit enfin une histoire bien graveleuse, un conte de nature à
déconcerter même une femme de cour. Il était facile de discerner à
travers ce dévergondage qu'un seul sentiment, une passion unique le
dominait, l'ambition; et qu'il n'y avait point de poste si élevé auquel
il ne prétendit parvenir. «On peut tout ce qu'on veut,» répétait-il dans
ses épanchemens. Sa confiance en lui-même était sans bornes. Une audace
imperturbable le soutenait aussi dans les positions les plus difficiles:
c'était le caractère distinctif de sa physionomie; on l'eût pris pour un
grenadier déguisé en séminariste. L'uniforme qu'il portait quand il fut
arrêté à Péronne devait lui aller à merveille; mais ce qui lui allait
mieux sans doute, c'est le sarrau de charretier contre lequel il
échangea la simarre rouge quand l'irruption des Français dans les États
romains le força, en 1798, d'évacuer son diocèse de Montefiascone; nul
vêtement ne s'accordait mieux avec son regard effronté, avec ses larges
épaules, avec ses mollets carrés, avec sa corpulence athlétique.

Veut-on un exemple de sa présence d'esprit? qu'on lise le fait suivant;
je le tiens du général Lafayette. Attentif à se concilier tous les
partis avant que sa fortune fût faite, et presque aussi souple alors
qu'il s'est montré inflexible depuis, pendant la session de l'Assemblée
nationale s'entend, Maury, même dans ses sermons, ne cherchait pas moins
à plaire aux philosophes qu'à leurs antagonistes. Le moyen d'y réussir
était de ne pas trop ménager la cour. Un jour que, préchant à
Versailles, il ne l'avait pas ménagée assez, apercevant dans l'auguste
auditoire des signes non douteux de mécontentement, _ainsi_,
ajouta-t-il, _parlait Saint-Jean-Chrysostôme devant la cour de
Constantinople_. Ce mot raccommoda tout. Ce qui avait paru impertinent
dans la bouche d'un prestolet parut sublime dans celle d'un père de
l'Église. On l'eût applaudi, s'il eût été permis d'applaudir devant le
roi, même à la comédie. Fier de ce succès: _Leur en ai-je donné, du
Saint-Jean-Chrysostôme!_ disait-il en style de grenadier, quand ses amis
vinrent le complimenter à l'issue de ce sermon, qui lui valut un
bénéfice et sa nomination à l'Académie française.

Maury, sans être vain, était fier, et c'est son côté louable. _Vous
croyez donc valoir beaucoup?_ lui dit dans un moment d'humeur un homme
qui valait beaucoup lui-même.--_Très-peu, quand je me considère;
beaucoup quand je me compare_, répartit Maury. Je tiens cette réplique
de Regnauld de Saint-Jean d'Angély à qui elle fut adressée, et qui la
citait comme une des plus heureuses qu'il eût entendues.

Loin d'avoir honte de sa basse extraction, au comble des grandeurs,
Maury en tirait vanité; il avait raison. C'était faire sentir ce qu'il
lui avait fallu de mérite pour arriver si haut étant parti de si bas. Le
peuple en jugeait comme lui; et c'est sous ce rapport qu'il avait obtenu
dans la basse classe une considération toute particulière, en dépit de
la couleur du parti pour les intérêts duquel il avait si vigoureusement
milité; les petits aimaient à voir en lui un exemple de la fortune à
laquelle ils pouvaient aspirer. J'aime à citer à l'appui de ce que
j'avance le dialogue suivant; je l'ai entendu en 1812; je le transcris
dans toute sa naïveté.

Un jour qu'il avait officié comme métropolitain à la cathédrale de
Paris: «As-tu bien vu notre archevêque? disait un homme du peuple à un
enfant de dix ans.--Si je l'ai vu!--N'était-il pas beau?--Il était tout
d'or, comme un calice.--Eh bien! ce n'est pourtant, comme toi, que le
fils d'un _bigre_[23] de savetier.--D'un _bigre_ de savetier!
papa?--Oui, mais il a travaillé à l'école; il est devenu savant; on l'a
fait prêtre, et puis évêque, et puis archevêque, et puis cardinal, et
qui sait si on ne le fera pas pape?--Pape! papa?--Voilà pourtant ce que
tu deviendrais si tu voulais travailler comme lui, et devenir comme lui
savant à l'école. Mais tu n'es qu'un fainéant, qu'un ignorant; tu ne
seras qu'une bête, tu ne seras toute ta vie qu'un _bigre_ de savetier
comme ton père.»

On n'en finirait pas à raconter soit les mots qu'il a dits, soit ceux
qu'il a fait dire; mais tous ne seraient pas ici à leur place; j'en
réserve pour d'autres articles, et surtout pour l'article qui lui sera
consacré dans le chapitre de l'_Académie_, si je vis assez long-temps
pour le faire.

D'Esprémesnil avait des manières toutes différentes de celles de Maury,
celles de la haute société. Il n'était peut-être pas absolument exempt
de cette morgue qui caractérisait Messieurs du parlement, parmi lesquels
il avait joué un rôle des plus importans; mais, la déposant avec le
costume de sa profession, dès qu'il n'était plus en représentation, on
ne trouvait en lui que l'homme de l'humeur la plus aimable et la plus
facile. C'était un composé des plus singuliers contrastes. Plus instruit
qu'éclairé, il n'était pas à beaucoup près exempt de préjugés. Plus
dévot que ne l'est ordinairement un homme du monde, il ne manquait pas
cependant d'indulgence pour la jeunesse, et ne se plaisait jamais tant
chez lui que lorsqu'on s'y divertissait. D'autre part, tout en
raisonnant à merveille, il semblait quelquefois manquer de raison; et,
si ce n'est pas le besoin de croire, le désir de connaître l'entraîna
plus d'une fois dans des illusions qu'on a peine à concevoir. Mesmer le
compta parmi ses adeptes, et Cagliostro au nombre de ses dupes. Personne
n'a plus mal conçu que lui l'époque où il se trouvait; personne n'a eu
une idée moins juste de la marche des choses. Jugeant de ce qui était
par ce qui avait été, il fut long-temps persuadé qu'un arrêt du
parlement terminerait tout; dans la prison même où il attendait son tour
pour comparaître au tribunal devant lequel personne ne trouvait grâce,
il soutenait qu'il était impossible à ses juges de le condamner; et, se
fondant sur la législation qu'à la vérité il connaissait mieux que
personne, «Je leur garde, disait-il, un argument sans réplique: nous
verrons comment ils feront pour s'en tirer.» Heureux dans son malheur,
il a conservé cette sécurité jusqu'au pied de l'échafaud. C'était
d'ailleurs un homme plein de bonté et d'humanité; il usait de la manière
la plus honorable et la plus libérale de sa fortune, qui était
considérable. Jamais malheureux ne l'a imploré en vain. Ne faisant
attention qu'aux besoins, il a secouru plus d'un homme d'opinion opposée
à la sienne, et cela très-gratuitement, car je sais telle personne qui
ne lui a pas même payé en reconnaissance l'intérêt de l'argent qu'il lui
a prêté pour la tirer d'un embarras où son honneur était compromis.
J'aurai encore occasion de parler de cet homme que les passions
politiques ont tant calomnié, à commencer par les siennes propres.



LIVRE III.

1790--1792.



CHAPITRE PREMIER.

_Marius à Minturne_.--Marly.--M. de Larive.--Mme Suin.--M. de la Porte,
secrétaire souffleur de la Comédie Française.--Première
représentation.--Anecdotes.--Fête de Voltaire.


L'année 1790 s'écoula sans qu'aucun des événemens qui la signalent ait
amené pour moi le moindre incident qui mérite d'être consigné ici. J'en
passai les plus beaux mois partie à Saint-Cloud, où _Monsieur_ occupait
une maison qui est devenue depuis la propriété de M. de Bourrienne, et
partie à Marly dans un des douze pavillons qui ornaient les délicieux
jardins établis à si grands frais par Louis XIV. Une famille que
j'aimais tendrement et dont j'étais tendrement aimé en avait obtenu la
jouissance pour la saison.

Absorbé tout entier dans les affections les plus douces, j'oubliais là
ce qui s'était fait, ce qui se faisait et ce qui se ferait à Paris.
J'oubliais même que les personnes avec lesquelles je vivais avaient sur
la révolution des opinions opposées aux miennes, ce qu'elles oubliaient
aussi. Nous nous convenions si bien, nous nous plaisions tant ensemble,
que rien de ce qui était étranger au sentiment qui nous rapprochait
n'arrêtait notre attention: les soins des affaires publiques ne venaient
pas nous chercher dans cette belle retraite, et nous allions peu les
chercher ailleurs. Je me rappelle tout ce qu'il me fallut d'efforts pour
m'en arracher, le 14 juillet, où j'étais rappelé à Paris par la première
fédération. Après plus de quarante ans, les souvenirs de cette époque
ont encore pour moi toute leur fraîcheur, et peut-être mon coeur n'est-il
pas le seul que le retour de cette journée rende annuellement à ces
douces émotions.

Hélas! ces souvenirs ont plus duré que l'asile où s'écoula si
délicieusement la trève que nous avions faite avec la révolution qui
nous environnait. Le marteau les a démolis ces palais où le bonheur
habita au moins trois mois; ces bosquets qu'un pouvoir supérieur encore
à celui du grand roi embellissait pour nous de tant de prestiges, la
hache les a fait tomber, la pioche les a déracinés; la charrue a nivelé
ces terrasses, comblé ces bassins, effacé ces parterres autour desquels
nous promenions à toute heure nos confidences et nos rêveries; les dieux
qui les peuplaient s'en sont enfuis; et lorsque après trente-six ans
d'une vie agitée par tant de vicissitudes, et lorsqu'au retour d'un long
exil, j'ai été reconnaître la place où j'ai vu les jardins d'Armide,
sans l'horloge qui se faisait encore entendre sur les débris du pavillon
royal, horloge plus que séculaire, je n'aurais pas pu la retrouver,
cette place, dans l'affreuse solitude dont j'étais environné, et où tout
était méconnaissable, excepté la voix du temps qui là, pour moi, a pris
l'accent d'une cloche funèbre.

L'hiver qui suivit fait époque dans ma vie. C'est alors que j'entrai
tout-à-fait dans la carrière des lettres. Jusque-là, je m'étais borné à
travailler pour moi seul, à peu près. Avais-je fini un ouvrage, j'en
entreprenais un autre, sans autre but que celui de m'occuper, car je ne
croyais pas que l'accès de la scène me serait jamais ouvert.

Mon _Marius_ était terminé depuis un an. Maret et Méjean, à qui j'en
avais communiqué des fragmens, me firent prendre plus de confiance en
moi-même. Palissot, qui eut la complaisance d'entendre une lecture de
cet essai d'un novice, ayant été de leur avis, je me déterminai à
présenter mon ouvrage à MM. les comédiens ordinaires du roi, ou plutôt
de la nation, car c'est le titre qu'ils portaient depuis la révolution;
mais comme on n'obtenait pas de prime-abord accès auprès de ces
Messieurs, et qu'un auteur qui n'était pas recommandé par son nom avait
besoin de se mettre sous le patronage d'un acteur en crédit, j'allai
préalablement réclamer les bons offices de M. Larive, ou de Larive, pour
qui Palissot me donna une lettre, et qu'il m'avait engagé à consulter
sur les changemens qu'il convenait de faire à mon ouvrage avant de le
lire à l'aréopage comique.

M. de Larive, depuis deux ou trois ans, avait cessé de faire partie de
la société des comédiens français, mais il ne s'était pas pour cela
retiré du théâtre. En conséquence d'un arrangement particulier, il
jouait dans le cours de l'année un certain nombre de représentations à
un prix déterminé pour chacune d'elles; et comme on avait intérêt à le
ménager, vu que c'était par lui qu'en ces jours de détresse le
Théâtre-Français faisait de temps en temps quelques recettes, il y avait
conservé une certaine influence. Il habitait alors une maison fort
élégante qu'il s'était construite au Gros-Caillou; j'allai l'y chercher.
Il me reçut avec beaucoup de dignité dans une vaste pièce où son lit
était dressé sous une tente et que décoraient les portraits de
Gengiskan, de Bayard, de Tancrède, de Spartacus et de je ne sais quels
autres héros qui tous se ressemblaient, car ils lui ressemblaient tous.
Lui excepté, M. de Larive n'était content de personne. Après m'avoir dit
beaucoup de mal des auteurs, beaucoup de mal des acteurs, beaucoup de
mal du public, et beaucoup de bien de lui, s'excusant sur la
multiplicité de ses études qui ne lui laissaient pas un moment à perdre,
et après m'avoir fait cadeau d'un exemplaire sur papier vélin et doré
sur tranche, de _Pyrame et Thisbé_, mélodrame de sa façon, que M.
Baudron, de mélodieuse mémoire, avait mis en musique: «Monsieur, me
dit-il, allez de ma part chez Mme Suin; c'est une femme d'expérience,
elle vous donnera d'excellens conseils: vous pouvez vous en rapporter à
elle. Allez.» Laissant à lui-même M. de Larive qui, plein de lui-même,
était entouré de lui-même, j'allai chez Mme Suin.

Mme Suin n'était plus dès lors de la première jeunesse. Assez grande, un
peu sèche, un peu raide, elle avait au théâtre toutes les qualités qui
constituent les duègnes, emploi qui lui était dévolu dans la comédie, et
autant de dignité qu'il en faut dans la tragédie pour exceller dans les
confidentes, emploi qu'elle tenait en chef. À la ville elle joignait à
ces habitudes quelque peu de pédanterie. Mais ces légers défauts étaient
rachetés par des qualités rares. À un esprit orné par beaucoup
d'instruction, elle unissait un jugement sain, un goût sûr, et elle
était véritablement obligeante.

Elle m'accueillit avec la meilleure grâce possible, me promit de me
guider dans toutes mes démarches, et pour preuve: «Allez de ma part chez
M. de la Porte, c'est un homme de bon conseil,» me dit-elle. Ainsi se
nommait l'examinateur sans la garantie duquel un auteur qui n'était pas
connu, même par une chute, ne pouvait pas être admis à lire devant le
comité, examinateur qui n'était autre que le souffleur qu'on appelle
aujourd'hui secrétaire. J'allai chez M. de la Porte.

M. de la Porte jouissait au Théâtre-Français d'une certaine
considération; il y avait droit, non seulement parce qu'il avait soufflé
Le Kain, mais encore parce qu'il avait été le confident des théories de
ce grand acteur, parce qu'il était dépositaire de toutes ces traditions
qui au théâtre ont force de loi, et aussi parce qu'indépendamment d'une
longue expérience de tout ce qui concerne la scène, il avait beaucoup de
bon sens.

Je ne me rappelle pas trop dans quelle ruelle du faubourg Saint-Germain
s'ouvrait l'allée de la maison, au sixième étage de laquelle M.
l'examinateur occupait un logement; mais je me rappelle très-bien que la
porte de ce logement, où j'étais arrivé par un escalier à balustres de
bois, me fut ouverte par un petit vieillard au visage ridé et grêlé,
squelette vêtu d'un habit de velours de coton mordoré, coiffé d'une
perruque à bourse moins jeune que sa figure, portant culotte de velours
de coton noir, bas de laine de même couleur, et chaussé de souliers non
cirés, lesquels étaient attachés très-haut sur le cou-de-pied par des
boucles d'argent de la dimension la plus exiguë. Cet homme, qui
représentait autant le siècle de Louis XIV que celui de Louis XV, me
conduisit à travers un couloir des plus obscurs, dans une petite pièce
qui évidemment servait de cabinet de travail, de salon, de salle à
manger, et même de chambre à coucher; car, à travers quelques
déchirures, j'aperçus un lit sans rideaux derrière une boiserie dont les
panneaux grillés en fil de laiton, et remplis par une tenture de
taffetas jadis mordoré comme l'habit de mon introducteur, figuraient une
bibliothèque.

«Qu'y-a-t-il pour le service de Monsieur?» me dit M. de la Porte (car
c'était lui), avec moins de morgue qu'un souffleur n'est en droit d'en
prendre avec un auteur. Et quand je lui eus fait connaître le but de ma
visite, «Si vous voulez me confier votre manuscrit, ajouta-t-il
très-poliment, je l'examinerai et j'en ferai mon rapport à Mme Suin.» Et
il me reconduisit, toujours poliment, jusqu'à l'escalier, à travers les
ombres du couloir dont les chats, autant que j'en ai pu juger, non pas
par les yeux, partageaient avec lui la jouissance.

Dès le lendemain ce brave homme avait tenu parole. «M. de la Porte m'a
renvoyé votre manuscrit, me dit Mme Suin; il n'est pas mécontent de
l'ouvrage, mais il croit qu'il y a quelque chose à y refaire. Il a,
dit-il, écrit ses observations en marge.»

M. de la Porte était classique par excellence. Aujourd'hui, s'il pouvait
ressusciter, on le prendrait pour le représentant du genre: il attaquait
en conséquence dans ses notes, comme témérités, certaines innovations
que Palissot avait louées comme d'heureuses hardiesses. À cela près, il
avait généralement jugé mon ouvrage comme ce judicieux critique, et
comme j'avais fini par en juger moi-même. Il pensait qu'il devait subir
quelques réductions; que la marche en devait être simplifiée, sans
m'indiquer toutefois quelles parties devaient être sacrifiées, et comme
un médecin qui vous dirait vous êtes malade, sans vous dire où est la
maladie, me laissant à rechercher le foyer du mal pour y appliquer le
remède.

C'est en discutant avec Mme Suin sur le fond de cette pièce que je
trouvai la solution de ce problème. La tragédie complète existait dans
les cinq actes que comportait alors mon _Marius_; mais elle y existait
engagée, comme autrefois l'Apollon dans le marbre dont il fut extrait;
mais elle y était mêlée avec des scènes parasites dans la complication
d'une double-intrigue, d'une intrigue amoureuse que j'avais imaginée,
non sans peine, pour lui donner l'embonpoint que je croyais nécessaire à
la perfection d'une pièce de théâtre. Il ne s'agissait que de l'en
dégager. «Si nous retranchions cette scène-là, si nous abrégions cette
scène-ci?» me disait Mme Suin avec qui je relisais la pièce. «Nous ne
remédierions qu'imparfaitement au mal, lui répondis-je: ce n'est pas de
retranchement dans cette double action, mais de son retranchement absolu
qu'il faut s'occuper. Pendant que je vous lisais ma pièce, cette
opération s'est faite dans ma tête; j'ai vu où il fallait couper et
comment il fallait recoudre. Il m'en coûtera deux actes et tout ce que
j'ai imaginé pour en faire cinq; mais je conserverai tout ce que m'a
fourni Plutarque: cela suffit à trois. Il m'en coûtera aussi un rôle de
femme; mais comme le rôle n'est pas bon, je gagnerai en le perdant; et
puis, ce ne sera pas la première tragédie sans femme et sans amour. Dans
trois jours, vous verrez comment je m'en serai tiré.» En effet, trois
jours après _Marius_ était réduit dans le cadre où il a été offert au
public.

Le reste alla tout seul; les circonstances me servirent: c'était
l'époque où quelques acteurs du Théâtre-Français se séparaient de leur
société pour aller fonder, rue de Richelieu, un théâtre rival. Les
sociétaires restans, que ces défections rendaient plus traitables, ne me
firent pas attendre l'audition que je m'empressai de leur demander. Par
suite de l'engouement auquel on s'abandonne volontiers quand il est
question du premier ouvrage d'un jeune homme, ma pièce fut reçue avec
acclamation, et l'on décida qu'elle serait représentée à l'ouverture de
l'année dramatique, aussitôt après Pâques.

En effet, aussitôt après Pâques, la pièce fut mise en répétition;
c'était au mois d'avril, mois où je reprenais mon service auprès de
_Monsieur_. Ce prince ayant appris que ce jeune homme si sérieux et si
étourdi s'était avisé de faire une tragédie qu'on allait représenter,
eut la fantaisie de la connaître avant la représentation, mais à l'insu
de l'auteur. «Tâchez, dit-il à M. de Bonneuil, qui probablement lui
avait dit la chose, tâchez d'obtenir qu'il vous la confie, et vous me la
prêterez.»

M. de Bonneuil crut que le moyen le plus facile d'obtenir cette
communication était de me faire connaître le but dans lequel il me la
demandait. Le prince eut le jour même la pièce à sa disposition. Il
s'empressa de la lire, et la remit au bout de quelques heures à M. de
Bonneuil, en lui disant: «Il y a là du talent, mais le sujet n'est pas
heureux; il est trop austère. Une tragédie sans femme! (_Monsieur_
aimait les femmes, comme on voit) cela ne réussira pas.»

M. de Bonneuil qui, en échange de ma complaisance, m'avait promis de la
franchise, me transmit cet arrêt.

     Tout grands que soient les rois, ils sont ce que nous sommes:
     Ils se trompent en vers comme les autres hommes,

lui dis-je. Le public prononcera entre _Monsieur_ et moi; mais je serais
fort surpris que le public ne fût pas de mon avis.»

Affable avec moi depuis ce jour, _Monsieur_, à son lever, ne me parlait
que de théâtre, mais moins en homme qui sait qu'en homme qui désire
savoir. Je riais intérieurement de ses finesses, je pourrais dire même
de ses malices; car il était malin, ce bon prince.

Arrive le jour fatal; j'étais au lever.

     «Sangaride, ce jour est un grand jour pour vous,»

me dit-il avec une expression qui ne fut guère comprise que de moi, et
où il y avait autant d'ironie peut-être que de bienveillance. En cas de
revers, je m'étais bien promis de ne pas m'exposer à une autre citation
de Quinault (c'était alors l'auteur favori de _Monsieur_).

Le lendemain je me présentai à lui, et je fis bien. Dès qu'il me vit, il
m'adressa les félicitations les plus franches; il paraissait jouir de
mon succès comme un professeur jouit de celui de son élève. Il me fallut
lui rendre compte, dans les plus grands détails, de toutes les
circonstances de la représentation, et comme elles l'intéressèrent, il
s'amusa quelque temps à les raconter aux seigneurs de sa cour, les
pressant d'aller voir _Marius_, tout en me témoignant avec grâce le
regret de ce que les convenances ne lui permettaient pas d'aller juger
par lui-même de l'effet de cette pièce au Théâtre-Français, que la cour
boudait, et pour cause.

Cet effet avait été au-delà de mes espérances. Saint-Phal, dans le rôle
du jeune _Marius_, m'avait concilié, dès le premier acte, la
bienveillance du public dont il était fort aimé. Saint-Prix, dans le
rôle du _Cimbre_, avait enlevé tous les suffrages; Vanhove lui-même,
aussi bien servi par son instinct qu'un autre l'eût été par son
intelligence, s'était souvent fait applaudir dans le rôle de _Marius_.
Les défauts de ce bonhomme me servirent autant que ses qualités; son
débit parfois brutal, sa taille épaisse ne faisaient pas disparate avec
le portrait soit physique, soit moral que Plutarque a tracé du vainqueur
des Cimbres. Il n'avait pas d'abord compris tous les détails de son
rôle. Par exemple, aux premières répétitions, quand il débitait ce vers:

     Hors ma gloire et ma force, ici tout m'abandonne,

il déployait, en les brandissant, deux bras musculeux dont ses poings
fermés faisaient deux maillets; on eût dit Samson défiant les
Philistins. Mais sur l'observation que ce mot force avait deux
acceptions différentes, qu'il se traduisait en latin tantôt par
_virtus_, tantôt par _robur_, suivant qu'il s'appliquait au moral ou au
physique, aux facultés de l'âme ou à celles du corps, qu'il était
évident qu'ici force signifiait courage et non pas vigueur; comprenant
cette distinction, quoiqu'il ne sût pas plus le latin que le français,
il rectifia son jeu, et, portant sur son coeur une des mains dont il
avait menacé le ciel, il rendit ce passage avec autant de justesse que
d'énergie; c'est même un de ceux où il fut le plus applaudi. Il joua
aussi de la manière la plus heureuse la scène du Cimbre où Saint-Prix
était si brillant, et parut bon même à côté de cet acteur qui y fut
excellent.

La pièce fut applaudie avec transport d'un bout à l'autre. Demandé avec
instance par le public, je le saluai de la loge où je me trouvais au
milieu de ma famille, innovation qui fut universellement approuvée. Ce
triomphe me flatta d'autant plus qu'au premier acte on avait essayé de
faire tomber mon ouvrage; un signe d'improbation s'était fait entendre
au moment où le jeune Marius se découvre à Céthégus; mais comme cette
improbation n'était nullement justifiée par le trait auquel elle
s'appliquait, et qu'elle portait évidemment le caractère de la
malveillance, le public avait voulu jeter à la porte l'auteur de cette
tentative qui ne se renouvela pas.

Je ne savais trop à qui l'attribuer, sinon aux acteurs dissidens.
Inconnu dans la littérature, je ne devais pas avoir d'ennemis parmi les
gens de lettres; ces Messieurs favorisent volontiers les débutans, ne
fût-ce que pour affliger les vétérans. Aussi n'était-ce pas d'un homme
de lettres que partait le coup, mais d'un homme du monde, d'un homme de
ma société intime, bien plus, d'un membre de ma famille. Le fait me fut
révélé le soir même avec des circonstances assez bizarres.

Pendant la petite pièce, je me promenais dans le foyer avec un de mes
ci-devant amis. M. Durant: «Vois-tu, me dit-il, cet homme qui est
embusqué derrière cette colonne, il semble nous observer; qui peut-il
être?--L'homme qui a voulu faire tomber ma pièce, répondis-je.» En
effet, j'avais reconnu, malgré le chapeau qui se rabattait sur ses yeux
et la redingote qui l'enveloppait, un individu alors en procès avec ma
mère, et qui malheureusement pour nous, nous appartenait de très-près.
«Je veux vous féliciter de votre succès, me dit-il avec l'accent d'un
homme à demi fou. Je ne vous cache pas que j'ai fait tout ce que j'ai pu
pour l'empêcher.--Je m'en doutais bien à vous voir ici; mais votre
malveillance ne m'a préparé qu'un plaisir; le public m'a bien indemnisé
du mal que vous m'avez voulu faire.--Je pense comme le public; j'ai été
entraîné comme lui; c'est de bon coeur que je vous félicite:
embrassons-nous.--Oh! pour cela, c'est impossible. Je ne garde aucun
ressentiment de l'injure; mais je n'ai aucune reconnaissance pour la
réparation. Nous resterons, si vous m'en croyez, indifférens l'un à
l'autre.--Vous ne voulez donc pas m'embrasser?--Non, je n'embrasse que
les gens que j'aime ou que je puis aimer.--En ce cas-là, nous nous
battrons. Vous vous rappelez certaine scène que vous m'avez faite aux
Tuileries?--Un jour où vous avez manqué à ma mère.--J'en veux avoir
raison.--Quand il vous plaira.--Ce soir même, tout à l'heure.--Demain à
l'heure que vous voudrez, mais ce soir c'est impossible.--Et
pourquoi?--Parce que je suis lié par un engagement antérieur.--Un
engagement d'honneur!--Vous l'avez dit; j'ai promis d'aller souper avec
des amis qui m'attendent; laissez-moi le temps de savourer ma joie avec
eux; vous enragerez pendant ce temps-là, mais ce ne sera pas long. À
deux heures du matin je serai chez moi, et, à compter de ce moment,
jusqu'à la fin des siècles, je suis à vous.--À demain donc puisque vous
ne voulez pas m'embrasser.» Et il s'en alla.

Le souper m'attendait chez d'Esprémesnil au milieu d'une société
charmante, dont sa famille n'était pas le moindre ornement. Il fut
extrêmement gai. Je n'y parlai pas de mon aventure, et à cela je n'eus
pas grand mérite, car, à vrai dire, je n'y pensai pas. Puis, aussi
heureux qu'on peut l'être d'un bonheur qui n'intéresse pas le coeur, je
retournai au Luxembourg à deux heures du matin, et je m'endormis la tête
encore pleine des plus douces émotions.

Mes rêves les prolongeaient encore le lendemain quand on frappe à ma
porte; je vais ouvrir, c'était mon homme. Je suis à vous, lui dis-je:
avez-vous un témoin?--J'ai avec moi non pas un témoin, me répond-il,
mais un second qui vient avec moi vous demander à déjeuner.

Ce second était mon oncle; il était difficile de refuser sa proposition.
Après le lever du prince, le déjeuner fut servi; il se termina, comme on
le pense, par une embrassade; il fallut en passer par là.

Mon adversaire m'ayant prié ensuite de le réconcilier avec ma famille,
je promis d'y travailler, et je tins parole; mais pendant que j'y
travaillais, ce gentilhomme sortit de France la veille même du jugement
qui l'a condamné à restituer des valeurs dont il avait dépouillé sa
femme et son enfant, valeurs qu'il emporta de l'autre côté du Rhin pour
soutenir sa noblesse.

Les littérateurs qui se trouvèrent à cette représentation m'accordèrent
en général des éloges; mais aucun d'eux ne s'en montra plus libéral que
le vieux Lemière, avec lequel je n'avais jamais eu de relations; homme
excellent, dont le coeur, s'il fut trop ouvert à la vanité, a toujours
été fermé à l'envie: celui-là fait exception dans l'espèce. Il a passé
sa vie à dire du bien de lui, mais il n'a jamais dit de mal des autres.

La Harpe me fut moins indulgent. Cela ne tenait pas seulement à la
sévérité de son goût: ainsi que je l'ai dit, il avait donné des éloges à
quelques pièces fugitives de ma façon, qu'il inséra dans sa
_Correspondance russe_. Bien plus, quelqu'un lui ayant dit, moi présent,
que je faisais une tragédie, il s'était offert à m'aider de ses
conseils; mais comme il m'inspirait peu de confiance, et
qu'indépendamment de ma répugnance à me soumettre aux idées d'autrui, je
craignais qu'on ne me contestât un jour l'invention de mon ouvrage si je
me rangeais parmi les disciples de ce maître, je ne profitai pas de son
offre.

     Un bienfait _refusé_ tient souvent lieu d'offense.

C'est alors que je pris rang dans le corps des gens de lettres, si tant
est que les gens de lettres puissent faire corps, s'il peut y avoir
union entre des hommes continuellement divisés d'intérêts, entre les
parodiés et les parodistes, entre les auteurs et les critiques, loups
toujours prêts à s'entre-mordre, loups dont la moitié ne vit qu'aux
dépens de l'autre; car les loups se mangent entre eux, quoi qu'on dise.
N'importe; je ne m'en réunis pas moins, sur l'invitation de Palissot, au
groupe qui, sous la dénomination de famille de Voltaire, escortait le
sarcophage de ce grand homme le jour où ses cendres furent transportées
au Panthéon.

Décrirai-je cette solennité? elle fut vraiment magnifique dans son
commencement. Des chars découverts où se trouvaient en toilette
brillante les actrices des grands théâtres, suivaient le char triomphal.
Autour marchaient les acteurs en costume héroïque. On se croyait à
Athènes; le temps était superbe, quand tout à coup le temps change;
l'illusion s'évanouit aussitôt. Entre les torrens que vomissaient les
gouttières et ceux qui grossissaient les ruisseaux, les dames les mieux
empanachées ne sont plus que des poules mouillées, et les héros dans la
boue ne ressemblent plus qu'à ces Romains de carnaval que je vous laisse
à désigner par leur nom propre.



CHAPITRE II.

Faveur sans résultat.--Monsieur accepte la dédicace de _Marius_.--Il
part pour Coblentz.--Je perds la finance de ma place.


Le succès de _Marius_ me mit à merveille en cour. _Monsieur_ accepta la
dédicace de cet ouvrage, que je comptais livrer dès lors à l'impression,
et qui n'a été publié que cinq ans plus tard.

Il a paru sous les auspices d'une femme gracieuse, spirituelle et belle.
La puissance à laquelle je faisais cet hommage est la seule que la
révolution n'a pas pu détrôner. J'ai cru pouvoir l'encenser sans
outrager l'autre.

Ma reconnaissance pour la bienveillance que me témoignait le prince
était aussi vive que si elle m'eût été imposée par des bienfaits. Le
dévouement qu'elle m'inspirait était sans bornes: où ne m'aurait-il pas
conduit, si on avait voulu le mettre à l'épreuve?

J'avais cru un moment qu'au printemps nous retournerions habiter la
maison de campagne où le prince avait passé l'été précédent. Telle était
peut-être son intention; mais le 18 avril 1791, la populace s'étant
opposée au départ du roi, qui avait voulu se retirer pendant la semaine
sainte à Saint-Cloud, _Monsieur_ parut se résigner à passer l'été au
Luxembourg. Je ne remarquai rien d'extraordinaire dans ses habitudes
pendant les deux mois qui suivirent cette contrariété, sinon que le
comte d'Avarai, fils du maître de la garderobe[24], venait plus souvent
que d'ordinaire faire sa cour au prince, qu'il était admis dans sa plus
intime familiarité; qu'il y était admis en frac, preuve d'une extrême
faveur chez _Monsieur_, homme haut et gourmé, et qui tenait à
l'étiquette plus que qui que ce fût de la famille.

Je dois ajouter que malgré son obésité précoce, qui lui interdisait
certains exercices, le prince s'était mis à monter à cheval, et que, de
compagnie avec son favori, il allait de temps en temps trotter sur le
Boulevard-Neuf, fantaisie que j'attribuai au besoin de retrouver dans
l'enceinte de Paris le plaisir de la promenade, qu'il ne lui était plus
permis de prendre à la campagne. Notez qu'à cet effet il troquait
l'habit de cour et le chapeau à plumet contre la redingote et le chapeau
rond, travestissement qui le rendait tout-à-fait méconnaissable, si un
prince ne peut pas ressembler au plus épais des bourgeois.

Ayant passé la journée du 20 juin à Versailles chez le marquis de
Cubières avec Cazalès, l'abbé Poule, le baron de Crussol, le duc de
Brissac et quelques membres du côté droit, fine fleur de l'aristocratie,
et n'étant rentré que très-tard, je m'étais réveillé fort tard le 21, et
je craignais d'avoir manqué l'heure du lever. J'appris en conséquence,
non sans plaisir, quoiqu'il fût plus de neuf heures quand je descendis
chez _Monsieur_, que le service n'avait pas encore été appelé; mais ce
plaisir se changea en inquiétude, quand dix heures sonnèrent sans que
_Monsieur_ eût donné signe de vie. On ne savait qu'en penser, lorsque
l'officier qui commandait la garde nationale de service au Luxembourg
entre dans le salon d'attente, et demande à être introduit sur l'heure
dans la chambre à coucher du prince. L'huissier lui répond qu'il ne peut
ouvrir sans un ordre de _Monsieur_ lui-même, que d'ailleurs la porte est
fermée tous les soirs en dedans aux verrous par le premier valet de
chambre, qui seul peut les tirer.«Je ne saurais me payer de ces raisons,
réplique l'officier; des bruits sinistres se répandent. Le roi, dit-on,
s'est échappé cette nuit avec sa famille. Responsable de la personne de
_Monsieur_, il m'importe de m'assurer qu'il n'en a pas fait autant:
ouvrez donc, si vous ne voulez me mettre dans la nécessité d'enfoncer
cette porte.»

Cette nouvelle nous frappa de stupeur. On engagea l'officier à
s'adresser à M. de Bonneuil qui avait accès chez le prince par
l'intérieur. On le trouva tout habillé chez lui, attendant que la
sonnette l'appelât, et fort surpris de ne pas l'entendre. Prenant sur
lui de devancer le signal, il entre, puis revenant presque aussitôt
pâle, déconcerté, il avoue à l'officier qu'il n'a trouvé personne, et
qu'il y a lieu de croire que le prince, qui s'était couché à onze heures
et demie, n'avait point passé la nuit dans son lit dont les draps
étaient glacés.

Pressé de donner des renseignemens sur les moyens par lesquels s'est
opérée cette évasion, M. de Bonneuil proteste qu'il les ignore. En
effet, il les ignorait. Le prince, qui ne doutait ni de la discrétion ni
du dévouement de M. de Bonneuil, n'avait pas cru devoir lui confier un
projet à l'exécution duquel il n'aurait pas pu concourir[25]. Se
refusant néanmoins à croire qu'un homme dont le lit était placé dans la
chambre même du prince n'eût pas su tout ce qui s'était passé pendant la
nuit dans cette chambre, on s'empara de lui; et sans égards pour son âge
et pour ses infirmités, manifestées par un tremblement qu'on attribuait
au sentiment de sa faute, on conduisit ce vieillard à pied à la prison
de l'Abbaye, à travers la populace qui demandait sa tête.

J'étais auprès de lui quand on lui signifia l'ordre en vertu duquel on
l'arrêtait; après lui avoir rendu les services qu'il pouvait attendre
d'un galant homme en pareille occasion, et m'être chargé de ses
commissions auprès de sa famille, présumant qu'on pourrait bien arrêter
aussi les autres officiers de la maison du prince, je remontai
précipitamment chez moi, où je changeai mon habit contre un frac, mon
épée contre une badine, mon chapeau à cornes contre un chapeau rond; et
comme j'avais remarqué que la porte du palais était gardée par un poste
qui ne laissait sortir personne, je me jetai dans un souterrain qui
communiquait par-dessous la rue de Vaugirard avec l'hôtel qui fait face
au Petit Luxembourg, et je m'échappai par cette voie. Il était temps. À
peine en étais-je sorti, qu'un détachement de gardes nationaux vint
placer une double sentinelle à cette issue, qui lui avait été indiquée
par le suisse du Luxembourg, suisse un peu moins fidèle que ceux des
Tuileries.

M. de Bonneuil, à qui _Monsieur_ semblait devoir tout dire et qui
paraissait placé de manière à tout voir, n'avait rien su, n'avait rien
vu; bien plus, il n'avait rien pu voir, rien pu savoir. Cassé par l'âge,
et attaqué d'une affection nerveuse, il ne pouvait en effet rendre
physiquement aucun service à un voyageur qui, peu alerte, avait besoin
de trouver, dans le seul homme qu'il pût emmener avec lui, la qualité
qui lui manquait. Ne se livrant dès lors qu'à des gens qui pouvaient
l'aider, _Monsieur_ se cacha de son camarade de chambrée, et rien ne lui
fut plus facile que de le tromper. Le prince une fois couché et ses
rideaux tirés, le premier valet de chambre allait faire sa toilette de
nuit dans son appartement particulier avant de venir occuper le lit
qu'on lui roulait dans la chambre du maître. Profitant de ce moment,
_Monsieur_ se leva, passa dans son cabinet où l'attendait M. d'Avarai,
«qui m'_habilla_, dit-il, et puis quand je le fus,» c'est le texte[26],
c'est-à-dire quand _Monsieur_ fut _habilla_, sortant avec son confident
par une issue non surveillée, _Monsieur_ rejoignit une voiture qui
l'attendait dans la cour du grand Luxembourg, où il monta en citant, par
allusion à sa situation présente, un trait d'un opéra, non pas de
Quinault, mais d'un Despréaux qui n'est pas Boileau[27]. Le premier
valet de chambre, qui cependant était venu se mettre au lit sans
regarder plus qu'à l'ordinaire si le prince était dans le sien, se leva
le lendemain sans y regarder davantage.

_Monsieur_ n'emmena avec M. d'Avarai qu'une seule personne. Je
m'étonnai, dans les dispositions où il était pour moi, qu'il ne m'eût
pas préféré au subalterne sur lequel tomba son choix. Un motif assez
raisonnable l'y détermina sans doute: il trouva dans cet individu, non
moins dévoué mais plus adroit que moi, un homme qui ferait avec son
propre service celui de sa maison tout entière. Personne, pas même le
comte d'Avarai, ne valait celui qu'il a choisi.

Si le prince m'en avait requis, je l'eusse incontestablement accompagné;
mais que ne m'en eût-il pas coûté pour satisfaire à cette réquisition,
pour briser des liens qui tous tenaient à mon coeur! rien ne m'eût caché
l'étendue d'un pareil sacrifice. En vain la cour était-elle persuadée
que cette absence ne serait pas longue; je ne partageais pas cette
illusion.

_Monsieur_ ne m'avait pas tout-à-fait oublié; j'en eus bientôt la
preuve. Quelques jours après son départ, je reçus une lettre du marquis
d'Avarai, lettre fort polie, où il me mandait par ordre de ce prince que
sa maison était dissoute, et ma charge supprimée conséquemment. Ainsi,
non seulement la pension que m'avait accordée _Madame_ ne fut pas portée
sur les états de la maison de _Monsieur_, mais le prix de la charge que
j'avais achetée chez _Monsieur_, dans le but de faire ratifier par lui
ma pension, a été perdu pour moi sans retour.

Preuve, dira-t-on, de la détresse où se trouvait _Monsieur_ soit; mais
preuve aussi que je n'ai pas été comblé des bienfaits de _Monsieur_,
comme quelques personnes se sont plu à le répéter. La lettre que je
reçus en cette occasion, et qui me privait d'une partie de ma fortune,
est la seule qui m'ait été écrite au nom de _Monsieur_ avant la
restauration. Après la restauration, l'abbé de Montesquiou m'en adressa
une autre au nom du même prince, lettre fort polie aussi. Je la
reproduirai en son lieu: on verra si c'était une faveur qu'elle
m'annonçait.

Cette mesure qui m'enlevait le _tiens_ et le _tu l'auras_, ce que
j'espérais avoir et ce que j'avais, n'est imputable, au fait, qu'à la
force des choses; commandée par la force des choses, elle s'étendit sur
toutes les dupes qui avaient acheté comme moi l'honneur de servir le
prince; c'est aux circonstances qui ruinaient le prince qu'il faut
imputer la ruine des individus qui avaient lié leur sort au sien; ainsi
faisais-je. Mais d'autres circonstances ont relevé depuis la fortune de
ce prince; bien plus, elles l'ont accrue. Rentré souverain en 1814 dans
cette France d'où en 1791 il s'était échappé sujet; au lieu d'un apanage
il y a trouvé un royaume. N'aurait-il pas dû réparer alors le dommage
appelé par sa fuite sur la fortune de ses serviteurs; et quand il
retrouvait en conscience plus qu'il n'avait laissé, leur restituer ce
qu'ils avaient perdu, ou leur conserver du moins le bien-être qu'ils
s'étaient honorablement acquis? Non seulement je ne fus pas indemnisé du
prix de ma charge, qu'au reste je ne réclamai pas, mais je perdis la
place que j'occupais dans le conseil de l'Université, place acquise par
de longs services dans l'instruction publique.

M. de Bonneuil, qui était devenu mon beau-père, avait payé cent et tant
de mille francs la charge qui de la chambre de _Monsieur_ l'avait
conduit en prison. Il n'a pas mieux placé son argent que moi le mien;
cette somme est à jamais perdue pour sa famille. Sa Majesté s'est-elle
bien acquittée envers la mémoire d'un serviteur aussi dévoué, en
accordant, sur sa cassette, 1,500 francs de pension à sa veuve, qui fut
incarcérée dix-huit mois sous le régime de la terreur, par suite du
dévouement le plus exalté pour la cause de Sa Majesté?

L'ivresse d'un premier succès, l'espérance d'en obtenir un second
m'empêchèrent d'apprécier le dommage que cet événement portait à mes
intérêts. Plus passionné que jamais pour le théâtre, je ne songeais qu'à
mettre à la scène la révolution opérée à Rome par la mort de _Lucrèce_,
sujet auquel la feinte démence de _Brutus_ me semblait devoir donner une
physionomie toute particulière. Je consacrais journellement tout mon
temps à ce travail jusqu'à l'heure où j'allais m'en délasser dans des
sociétés d'opinions analogues aux miennes, telles que celles de la
marquise de Groslier, du baron de Crussol, et surtout de d'Esprémesnil,
dans les terres duquel je passai les mois de septembre et d'octobre.

Je ne me reporte pas à cette époque sans me rappeler avec une vive
reconnaissance les prévenances et les bontés dont m'accabla Mme de
Groslier. J'ai rencontré peu de femmes aussi aimables. Douée du
sentiment de tous les arts et d'un talent remarquable pour l'un d'entre
eux, la peinture, elle avait fait de sa maison le centre d'une des
réunions les plus intéressantes. Des peintres, des littérateurs, des
orateurs en faisaient partie, et s'y trouvaient avec les hommes de cour
les plus spirituels, qu'elle cajolait moins qu'eux.

Le Brun avait été choyé là comme un favori, adulé comme un roi, gâté
comme une maîtresse. La dame, qui était l'âme et l'esprit de cette
société, trouvait mille manières ingénieuses d'exprimer son admiration
pour ce poète insatiable de louanges. Elle lui fit présent, une fois
entre autres, d'un beau portefeuille, sur la serrure duquel étaient
gravés ces vers extraits des oeuvres qu'il devait renfermer:

     Et le dragon des Hespérides
     Gardait un or moins précieux.

Mme de Groslier avait désiré me connaître: admis au nombre des élus, je
me trouvai souvent chez elle, non pas avec Le Brun, que ses opinions en
avaient écarté, et qui pourtant n'y laissait pas de vide, mais avec les
peintres Robert et Van-Spendouk, avec l'avocat de Bonnières, avec ce bon
Philippon de la Madeleine, et aussi avec l'abbé Maury. Plus réservé,
mais moins amusant là qu'ailleurs, quoiqu'il y fût plus ridicule,
qu'avait-il imaginé pour accaparer l'attention? c'était de remplacer par
des bribes de sermons les histoires un peu lestes qu'il contait
d'habitude. Tout en prenant le café, il nous débita en trois dîners les
trois divisions de son _Panégyrique de Saint-Vincent de Paule_, ouvrage
inédit alors, et qu'il regardait comme son plus bel ouvrage. Servi dans
un pareil moment, au fort de l'été et pendant le travail de la
digestion, ce dessert-là, si bon qu'il fût, pouvait bien passer pour un
hors-d'oeuvre.

Maury, qui était chez Mme de Groslier en représentation, s'y composait
de son mieux. Le bailli de Crussol, qui présidait là et commandait le
respect, le forçait à se respecter lui-même. Mais chez le baron de
Crussol, où nous nous retrouvions aussi, mais en réunion moins
nombreuse, c'était autre chose. À table avec six ou sept convives et les
domestiques écartés, il s'y montrait à nu, attaché au parti qu'il
défendait sans conviction, mais avec toute la passion qu'il portait à
son propre intérêt; c'est là que je lui ai entendu donner avec une
singulière franchise l'explication de sa politique et de ses succès,
«Avec une volonté ferme et une attitude audacieuse, disait-il, on
réussit à tout. L'attitude seule y suffirait même, tant le grand nombre
se laisse prendre facilement aux démonstrations. J'en ai fait l'épreuve
dès mon arrivée à Paris. J'étais bien pauvre: forcé de courir après la
fortune, et la poursuivant à pied, je faisais de mon mieux pour ne pas
me crotter. Me fallait-il traverser le Pont-Neuf? je m'emparais des
dalles, dont la surface unie est plus douce au piéton que la surface
raboteuse du pavé; et désirant bien n'être pas obligé de les céder, j'y
marchais d'un pas si ferme et d'une contenance si déterminée, que bien
que mon habit soit essentiellement pacifique, je n'ai pas rencontré un
homme, même en uniforme, qui ait fait mine de vouloir me les disputer.»

La dernière fois que je le vis, c'était avec plusieurs membres du côté
droit qui devaient partir le lendemain pour Coblentz. Il nous dit qu'il
était résolu à sortir de France aussi, mais après la séparation de
l'Assemblée constituante, qui travaillait alors à la révision de la
constitution; ses fonds étaient faits pour ce voyage, et il avait de
plus, ajoutait-il, mille louis qu'il tenait à la disposition du roi, de
la fortune duquel il désespérait plus que de la sienne. Aussitôt après
l'acceptation de la constitution, il partit en effet, mais sans
abandonner ses mille louis que je sache.

Presque tous les personnages éminens de la noblesse et du clergé prirent
le même parti à la même époque: si bien que trois mois après, à mon
retour de Normandie, je ne retrouvai à Paris personne de cette société;
elle était passée tout entière de l'autre côté du Rhin.



CHAPITRE III.

Tragédie de _Lucrèce_.--Artistes et poètes: David, Vincent, MM. Percier,
Fontaine, Alexandre le fondeur.--Du costume tragique.--La _Mort d'Abel_,
_Henri VIII_, _Abdélazis et Zuleïma_; Murville, Masson de Morvillers,
Fontanes, le baron de Clootz.


À la fin de cette année 1791, je présentai aux comédiens français ma
tragédie de _Lucrèce_. Ils la reçurent avec enthousiasme. Le personnage
de _Brutus_ les frappa surtout, et son éclat les éblouit assez pour leur
empêcher de voir les défauts de cette composition. Ils décidèrent en
conséquence que cette pièce serait mise à l'étude aussitôt après la
_Mort d'Abel_, tragédie de Legouvé, reçue quelques jours auparavant avec
enthousiasme aussi. Comme la recherche que le nouveau Théâtre-Français
apportait à soigner les accessoires de la représentation théâtrale avait
éveillé l'émulation de l'ancien, et qu'il commençait à avoir honte de
représenter la tragédie avec des habits d'une magnificence gothique et
des décorations en guenilles et sans caractère, il fut décidé qu'à
l'occasion de _Lucrèce_, le matériel des tragédies romaines serait
entièrement renouvelé, et que l'on consulterait, tant pour la confection
des décorations que pour celle des costumes, les architectes et les
peintres les plus connus par la pureté de leur goût et par l'étendue de
leur érudition.

Le premier auquel on devait naturellement s'adresser était David. Déjà
la réputation de ce restaurateur de l'école française était devenue de
la gloire: c'était juste. Dans son tableau des _Horaces_, son génie
s'était élevé à la hauteur de celui de Corneille. Si nul peintre vivant
n'avait exprimé les sentimens romains avec plus d'énergie, nul non plus
n'avait retracé les moeurs romaines avec plus de fidélité.

Ce grand artiste m'avait témoigné quelque bienveillance, même avant le
succès de mon _Marius_. Quand il avait été question de mettre cet
ouvrage à la scène, il m'avait donné un croquis fait par lui-même du
tableau de Drouais, tableau qu'il regardait comme sorti de son propre
atelier, où Drouais s'était formé. Après le succès, se prenant pour moi
de l'intérêt le plus vif et m'engageant avec chaleur à poursuivre la
carrière où j'étais entré. «Avez-vous quelque sujet en tête, me dit-il?»
et sur ce que je lui répondis que je m'occupais du sujet de _Lucrèce_:
«La chute des Tarquins! L'expulsion des rois! bon, cela, s'écria-t-il:
venez me voir quand vous aurez fini; tout ce que je sais, tout ce que
j'ai, ma mémoire et mon portefeuille, tout est à votre service. Il vous
faudra les meubles du temps; j'ai ce qu'il vous faut: les métiers de
Pénélope feront à merveille dans la chambre de _Lucrèce_.»

Il y avait six mois que cela s'était passé: me rappelant cette offre
obligeante et spontanée, j'aurais cru manquer à la politesse en n'en
réclamant pas l'accomplissement. J'allai donc trouver David. Il occupait
alors au Louvre, façade de l'est, un logement qui depuis a été habité
par Gérard, maison à deux étages, bâtie dans un de ces salons où sont
exposés les tableaux de l'époque actuelle.

Ne voyant dans David que son talent, et ne m'inquiétant nullement de ses
opinions politiques, je pensais qu'il en usait de même à mon égard, ou
du moins que la divergence de nos opinions ne serait entre nous qu'un
pur objet de plaisanterie. Je me trompais quelque peu.

L'acceptation de la constitution n'avait pas arrêté le mouvement
révolutionnaire. Cette constitution ne satisfaisait pas l'exigence des
esprits. Nombre de gens se trouvaient encore à l'étroit dans les limites
d'une monarchie, si tempérée qu'elle fût; et l'impulsion qu'ils avaient
reçue le 14 juillet 1789, loin de s'affaiblir après trois ans, les
précipitait dans la république. David était de ces gens-là; j'aurais dû
le reconnaître aux considérations d'après lesquelles il avait approuvé
le sujet que je venais de traiter. Mais encore une fois, je ne prenais
pas alors très-sérieusement les choses, et je supposais volontiers aux
autres, sur cet article, l'indulgence que j'y apportais moi-même.

Arrivé à la porte de David, je sonne, on ouvre; c'était lui. Je le
salue; il me rend affectueusement ma politesse; mais tout à coup cette
expression de bienveillance disparaît; je vois sa physionomie, qui par
elle-même n'était rien moins que gracieuse, devenir plus rébarbative à
mesure que je lui expose le but de ma visite; et lorsqu'enfin j'en viens
à l'article des métiers de Pénélope: «Je n'ai pas de dessins pour vous,
je n'ai pas de dessins pour quelqu'un qui porte ce que vous portez là,»
me répond-il de l'accent le plus brusque et fronçant ses terribles
sourcils, tout en me frappant sur le ventre. Cette boutade me force à
examiner moi-même. Je m'aperçois que mon gilet est semé de fleurs de lis
ainsi que ma cravate, et que ce signe non équivoque de mon opinion
fourmille jusque sur mes gants. «M. David, lui répliquai-je en riant,
nous ne rougissons pas de ces marques-là dans notre parti; nous aimons
même à les montrer, tandis que dans le vôtre, les gens qui les portent,
et il y en a plus d'un, se gardent bien de s'en vanter, et pour cause,»
ajoutai-je en lui frappant sur l'épaule.

Il ne fallait plus compter sur l'obligeance de David après cette
explication. Les acteurs à qui je racontai le fait, et qui partageaient
mes opinions, résolurent alors de s'adresser à Vincent, chef d'une école
rivale de celle, de David, et à M. Paris, architecte des
_Menus-Plaisirs_. Le premier se rendit avec empressement à leur
invitation, et dessina avec un soin et une exactitude extrêmes nos
costumes. Quant au second, s'excusant sur ses occupations, il fit mieux
que s'il s'était chargé de ce travail, puisqu'il le fit confier à MM.
Percier et Fontaine, qui arrivaient tout récemment de Rome. C'est eux
qui dessinèrent nos décorations.

De ce moment date mon amitié pour ces deux hommes qui, toujours
inséparables, ont acquis en commun une si grande célébrité, amitié
qu'ils me rendent, je crois; je le dis avec autant d'orgueil que de
reconnaissance.

Le même sentiment, fondé sur une estime égale et entretenu par de
fréquentes relations, me lia dès lors aussi avec Vincent. C'est non
seulement un des artistes, mais un des hommes les plus recommandables
que j'aie rencontrés. L'esprit qui domine dans ses compositions, moins
empreintes de génie que celles de David, se reproduisait dans ses
discours. Peut-être cet esprit était-il plus analytique, plus didactique
que brillant; mais il était d'une extrême finesse. Sa tendance le
portait à tout expliquer, à tout démontrer, et il y réussissait à
merveille; peut-être même y réussissait-il trop, car l'attrait du succès
l'engageait souvent dans des discussions qui avaient moins de charme
pour ses auditeurs que ses simples conversations, et l'a même entraîné
quelquefois dans le paradoxe; mais ces erreurs de son esprit ne se sont
jamais reproduites dans sa conduite: elle a toujours été celle d'un
homme honnête et humain. Pendant le long cours de la révolution, on n'a
eu à lui reprocher aucun écart. Modéré par nature comme par principes,
il s'est montré également exempt d'exigences cruelles et de lâches
concessions.

Les projets de ces messieurs une fois adoptés, on s'occupa de leur
exécution: ce n'était pas une petite affaire. Alexandre, sculpteur en
bois et fondeur aussi, fut chargé sous l'inspection de Vincent, de tout
ce qui tenait à l'ameublement et aux armes. La confection des
décorations fut confiée à un nommé Protin, qui travaillait sous
l'inspection de MM. Percier et Fontaine.

Six semaines suffirent à peine à la fabrication de ces objets. Que ce
temps me parut long! je m'en souviens comme d'une maladie. Dévoré
d'impatience et d'inquiétude, je le passai dans un état d'agitation
fébrile et de contraction nerveuse, qui me permettait à peine de dormir
et de manger. Il me semblait que le jour de la représentation, objet
tout à la fois de mes craintes et de mes désirs, n'arriverait jamais; je
ne savais qu'imaginer pour le hâter, tout en tremblant de le voir
arriver. Incapable de penser à autre chose, je ne trouvai pas d'autre
moyen de me distraire de cette anxiété que de m'occuper de tout ce qui
se rattachait à sa cause. Je me fis l'inspecteur des travaux que
j'occasionnais. Courant d'atelier en atelier, il ne se passait pas de
jour qu'Alexandre ne me vît tomber chez lui pour voir où en était le
mobilier des Tarquins, et où Protin ne me sentît sur ses épaules,
jugeant de ses progrès dans son interminable tâche. Or, il y avait loin
de l'un chez l'autre, et loin de l'un et de l'autre chez moi, Alexandre
travaillant dans la rue du Faubourg-Montmartre, et Protin dans la nef du
Panthéon. Quant à moi, je demeurais rue Sainte-Avoye, et c'est à pied
que je parcourais les trois faces de ce triangle. Chez le fondeur, je ne
m'arrêtais guère; chez le peintre, c'est autre chose. Attaché par ses
procédés, je passais les trois quarts de la journée à les étudier; il me
semblait que je les hâtais en les regardant. Le tracé fini, on en vint à
peindre: quittant alors mon rôle passif, de spectateur que j'avais été
je devins acteur. La brosse en main, sous la direction du décorateur, je
plaçais sur la toile les teintes de vert, de jaune, de bleu ou de blanc
qui, retouchées par lui, se changeaient en rochers, en gazon, en
colonnes, en ciel on en divinité. À peu près comme le souffleur d'un
organiste coopère à l'exécution d'un motet, j'ai coopéré ainsi à la
confection du camp de Tarquin-le-Superbe, à celle de la pelouse sur
laquelle ce camp était assis, et aussi à une statue de Mars, qui n'en
était pas le moindre ornement. Fontaine, qui moins souvent que moi
venait savoir où en était la besogne, m'a surpris plus d'une fois
m'escrimant dans cet autre genre de barbouillage, ce qui le divertissait
assez. Il n'est pas une des trois décorations dont il avait donné le
dessin à cette occasion qui ne portât des traces de mon talent; la
postérité néanmoins n'en saurait juger, toutes les trois ayant été
anéanties par le premier incendie de l'Odéon.

Les tailleurs, qui cependant ne restaient pas oisifs, renouvelaient en
entier la garde-robe héroïque du Théâtre-Français; il y avait nécessité.
Malgré la réforme opérée trente ans avant par Le Kain et par Mlle
Clairon, rien de moins exact que les costumes qu'ils avaient substitués
à l'habit français qu'antérieurement à eux portaient les héros
tragiques. Empaquetés dans le velours et dans le satin, drapés comme des
baldaquins, empanachés comme des chevaux de parade, les personnages qui
en étaient affublés ne ressemblaient plus à des courtisans de Louis XIV,
mais ils ne ressemblaient pas davantage aux contemporains des Gracques
ou des Atrides. Qui voudrait aujourd'hui figurer avec succès dans une
mascarade, n'aurait rien de mieux à faire que de prendre l'habit avec
lequel le premier acteur de l'époque jouait _Ninias_, _Oedipe_ et
_Catilina_: c'est le prototype du grotesque.

C'était celui du beau pour les acteurs du Théâtre-Français; tous se
piquaient d'avoir une garde-robe pareille à celle de M. Le Kain, qu'il
était plus facile d'imiter dans sa toilette que dans son jeu. Naudet,
tout homme de sens qu'il était, s'endetta, m'a-t-il dit, à se faire en
velours et en brocard un équipement honnête pour l'emploi des tyrans.
Vanhove, non moins magnifique, s'était ruiné pour figurer décemment dans
l'emploi des rois: il avait, il est vrai, dans son vestiaire quelques
pièces à plusieurs fins; mais, à l'en croire, elles lui avaient _coûté
bon_. Certaine cuirasse entre autres, dans laquelle il jouait
indifféremment Mithridate, Agamemnon et le vieil Horace, cuirasse de
velours vert, à quatre poils, enrichie d'écailles d'or et d'un trophée
composé de canons, de tambours, de fusils groupés avec un goût exquis,
et dans laquelle il s'était ménagé deux poches, l'une pour son mouchoir
et l'autre pour sa tabatière; certaine cuirasse, dis-je, ne lui coûtait
pas moins de cinquante-trois louis.

Les soldats, les citoyens étaient équipés à l'avenant. Grecs, Romains,
Babyloniens, tous usaient les mêmes habits.

La sévérité avec laquelle David habilla les personnages qu'il mit en
scène dans ses tableaux fit enfin ressortir ces anachronismes; mais elle
n'exerçait encore qu'une faible influence sur le théâtre avant 1791. Les
vieux acteurs ne pouvaient se décider à renoncer à un ridicule qu'ils
avaient acheté si cher; et les jeunes gens ne se dérobaient qu'à demi à
cette mode consacrée par un grand exemple et par un long usage. Mais dès
qu'un second théâtre leur eut été ouvert, rejetant cette vieille
friperie, ils se conformèrent aux modèles retracés sur les monumens
antiques; et Talma introduisit dans cette partie de la représentation
dramatique la fidélité que l'école française mettait dans cette partie
de ses tableaux.

Le public ayant accueilli cette innovation avec enthousiasme, force
était aux anciens comédiens ordinaires du roi de s'y conformer; grâce au
concours de lumières et de talens dont ils s'entourèrent à cet effet,
ils égalèrent et surpassèrent même en cela leurs rivaux.

J'ai nommé Alexandre; quoique cet artiste soit oublié, il a droit à être
rappelé au souvenir de quiconque aime les arts. C'est lui qui, de
concert avec Talma dont il exécutait les idées, mit dans la fabrication
du mobilier dramatique cette exactitude qui n'est pas moins nécessaire à
l'illusion théâtrale que l'exacte observation des moeurs de la nation et
de l'époque auxquelles appartient l'action représentée. Alexandre, à
beaucoup d'érudition sur cet article, joignait une intelligence
très-fine, mais applicable à cela seulement. Quant au reste, c'était un
des hommes les plus ignorans et les moins déliés qui fussent au monde.
Ses naïvetés, ou plutôt ses balourdises, car il participait beaucoup de
la nature de l'arlequin, étaient aussi divertissantes que la plus
plaisante comédie: on ne porte pas la bonhomie plus loin. Une seule
chose m'étonnait et me chagrinait en lui, c'était de lui entendre parler
le langage des terroristes le plus forcenés: il débitait cependant leurs
atroces maximes d'un ton si bénin, que ce contraste entre sa musique et
leurs paroles avait je ne sais quoi de bouffon, qui forçait encore à
sourire.

Un jour pourtant où il avait enchéri sur ses exagérations accoutumées,
Talma ne put pas s'en tenir. Le tirant à part, il lui en fit reproche
devant moi. «Que tu es bon! répondit Alexandre; est-ce que tu crois que
je pense tout cela?--Pourquoi donc le dire?--Parce que ce terroriste
nous écoutait.--De qui donc veux-tu parler?--De qui? de ce petit Bouchez
(ainsi se nommait le dessinateur du théâtre de la République); toutes
les fois qu'il est près de moi, j'en dis autant. J'en dirais davantage
si je le pouvais.--Et pourquoi donc?--Parce que, si je parlais
autrement, il me dénoncerait aux jacobins, et me ferait
guillotiner.--Lui! je vous croyais amis.--Nous, amis! allons donc.--Vous
vous tutoyez.--Qu'est-ce que cela prouve? est-ce que tous les gueux ne
se tutoient pas aujourd'hui?--Soit; mais vous vous appelez amis.--C'est
vrai encore; mais je ne l'aime pas plus pour cela, ce vilain homme. Ah!
que je l'_haïs_, que je l'_haïs_, que je l'_haïs!_ Mais le voilà qui
revient, je vais recommencer;» et il recommença.

Ce pauvre homme faisait là, sans trop s'en douter, la confession de bien
des gens. Que de poltrons applaudissaient à ce régime dont ils avaient
horreur!

Il est assez difficile de raconter toutes ses naïvetés, tous les mots de
la langue étant à son usage et se plaçant dans ses discours, qui étaient
beaucoup plus purs d'intention que d'expression.

Sa figure étonnée, ses yeux ronds et saillans comme les lanternes d'une
voiture, sa bouche entr'ouverte comme celle que le crayon prêterait à sa
stupéfaction, n'ajoutaient pas peu de comique à ses propos, qu'on ne
saurait épurer sans les dessaler.

Alexandre avait toutefois plus de goût dans ses ouvrages que dans ses
discours: c'était un véritable artiste. Par lui nos ameublemens, modelés
sur ceux du théâtre, ont été amenés à cette simplicité de forme qu'il
avait empruntée à l'antique, et que Jacob leur conserva tout en les
ornant, mais que ses successeurs altèrent, en s'efforçant de les porter
à un plus haut degré de perfection.

Pendant que l'on se préparait à représenter _Lucrèce_, on représentait
la _Mort d'Abel_. Cette tragédie eut un grand succès; elle le méritait.
La matière créée par Gessner y était adaptée à un cadre dramatique avec
un rare talent. Une marche simple, un intérêt habilement gradué, des
scènes bien conduites s'y trouvaient réunis à un style quelquefois
énergique, souvent tendre et toujours harmonieux. C'était une hardiesse
que de mettre à la scène une action qui date du premier âge du monde, et
dans les développemens de laquelle le crime devait se montrer naïf comme
l'innocence. Legouvé s'est tiré avec beaucoup d'adresse de ces
difficultés. Sans tomber dans la niaiserie, caractère de l'homme
incapable de savoir, il a su conserver à ses personnages la naïveté,
caractère de l'homme qui ne sait pas. Pour appeler l'intérêt sur Caïn,
il le montre asservi à une fatalité assez semblable à celle qui poursuit
les héros de la mythologie, et les pousse malgré eux dans le crime. Je
ne sais pas si dans un sujet emprunté aux livres canoniques cela est
orthodoxe, mais du moins est-ce dramatique. C'est à cette fiction que le
rôle de Caïn doit surtout le grand effet qu'il a produit.

Ce rôle était joué admirablement par Saint-Prix. Sa voix grave et
sombre, ses formes nerveuses et athlétiques répondaient parfaitement à
l'idée que chacun se fait du premier laboureur et du premier meurtrier.
Aussi était-il applaudi avec transport dès qu'entrant en scène, d'un ton
profondément mélancolique, il récitait ce vers:

     «Travailler et haïr, voilà donc mon partage!»

Il était fort applaudi encore, lorsque, se laissant attendrir aux
caresses d'Abel, il disait avec une expression très-vraie cet autre
vers:

     «Un frère est un ami donné par la nature.»

Mais cet applaudissement-là était moins mérité, quant à ce qui en
revenait au poète, s'entend. La vérité que ce vers exprime n'est pas
vieille comme le monde, bien qu'elle doive durer autant que lui; elle
n'était pas applicable à la situation. À une époque où il n'y avait sur
la terre qu'une famille, et où tous les membres de cette famille se
tenaient par les rapports du père aux enfans, des enfans au père ou du
frère au frère, l'homme pouvait-il avoir une idée de ce que c'est qu'un
ami? Cette idée n'a pu lui venir que lorsqu'il y a eu sur la terre une
seconde famille. Alors, en comparant le sentiment qui le portait vers un
étranger à celui qui l'attachait à un individu formé du même sang que
lui, l'homme a pu dire le vers en question, et faire une distinction
entre la tendresse fraternelle et l'amitié; mais avant, non.

Aussi ce vers n'avait-il pas été inspiré à Legouvé par son sujet; bien
plus, n'était-il pas de lui. Une confidence de Saint-Prix, à qui je
faisais part des observations qu'on vient de lire, m'en prouva la
justesse en me révélant ce petit mystère. «Ce vers, me dit-il, se
trouvait dans une oeuvre d'un M. Beaudoin, droguiste et poète à
Saint-Germain-en-Laye, dans une tragédie de _Persée et Démétrius_, que
je jouai par complaisance, avec quelques camarades qui m'y aidaient par
complaisance aussi, devant un public complaisant comme nous. Dans mon
rôle, qui était fort long, il n'y avait que ce vers-là de remarquable.
Regrettant de le voir enfoui dans une pièce ignorée, je m'en emparai par
forme d'indemnité, et j'engageai M. Legouvé à l'intercaler dans mon rôle
de Caïn, sans trop penser à l'inconvenance que vous venez de relever.
Legouvé n'y a pas pensé plus que moi, et le public, qui n'y pense pas
plus que nous, l'applaudit avec transport, ce qui me confirme la
justesse de cet axiome de Voltaire: _Il vaut mieux frapper fort que
frapper juste._»

Le chef-d'oeuvre de l'art, lui répondis-je, est de frapper juste et fort;
le public ne rétracte jamais les applaudissemens qu'on lui arrache
ainsi. À ce titre, nombre de vers de la _Mort d'Abel_ seront constamment
applaudis: ceux-là appartiennent à Legouvé, et ce n'est pas par droit de
conquête.

Sans parler de tous les ouvrages dramatiques qui ont été mis à la scène
à cette époque, disons deux mots de ceux qui obtinrent, sinon le plus de
faveur, du moins le plus d'attention de la part du public.

Sortant de sa longue inertie, stimulé par les efforts d'un théâtre
rival, après avoir essayé en vain d'appeler chez lui la foule par les
débuts d'un élève de Mlle Raucourt, fils, c'est de l'élève qu'il s'agit,
d'un premier président de je ne sais quel parlement du midi, le premier
Théâtre-Français avait donné avec succès le _Conciliateur_ de
Demoustiers, le _Lovelace_ de M. Lemercier, et avec le plus grand succès
le _Vieux Célibataire_ de Collin d'Harleville. Désespérant de pouvoir
disputer la palme comique à une société qui s'appuyait sur Molé, Fleury,
Mlle Contat, et aussi sur Mlle Devienne, c'est dans la tragédie que le
second théâtre chercha ses moyens de fortune. Les talens de Monvel, de
Talma, de Mme Vestris et de Mlle Desgarcins, sur lesquels il se fondait,
lui permettaient cette ambition.

Il débuta par la représentation de _Henri VIII_, tragédie de Chénier.
Cette pièce, bien qu'elle ait été applaudie, n'a pas été reçue avec la
même faveur que _Charles IX_. Elle me semble cependant réunir bien plus
d'élémens de succès; elle me semble bien plus dramatique, et le
pathétique qui manque souvent dans la première pièce, est allié fort
habilement au terrible dans celle-ci. Le rôle d'Anne de Boulen abonde en
détails touchans: ses scènes avec son mari, ses scènes avec sa fille
arrachent les larmes. Jeanne Seymour est pleine de charmes et de
sensibilité, Elisabeth de grâce et de naïveté; Crammer est un digne
ministre du dieu qui soutient le faible et qui console l'affligé; Norris
enfin qui, appelé comme accusateur de Boulen dans cet odieux procès, s'y
porte accusateur du tyran, est un des personnages qu'on ait le plus
heureusement jetés dans un drame pour en raviver l'action.

_Henri VIII_ fut néanmoins joué presque dans la solitude. À quoi cela
tient-il? aux circonstances; elles avaient favorisé le succès de
_Charles IX_, où l'auteur, en appelant l'odieux sur des complots de
cour, flattait la prévention générale, qui regardait la cour comme le
foyer des maux de l'État; elles contrarièrent le succès de _Henri VIII_,
où l'intérêt se portait sur une reine, ce qui était en opposition avec
les préventions du parti dominant, pour qui l'infortunée
Marie-Antoinette était un objet de haine. Quand le public est agité
d'une passion, c'est toujours dans l'intérêt de cette passion qu'il
juge. _Henri VIII_ n'est pas resté à la scène. Je pense néanmoins que si
cette pièce y reparaît, elle n'en sortira plus. C'est une des meilleures
tragédies de Chénier, qui en a fait d'excellentes.

_Jean-Sans-Terre_ fut donné sans succès aucun sur le même théâtre, à la
même époque. Ce n'est certes pas une des bonnes tragédies de Ducis. On y
trouve tous les défauts qui déparent ses beaux ouvrages, et peu des
beautés qui l'ont si souvent placé au niveau de nos plus grands maîtres.
C'est une tragédie aussi mal exécutée que mal conçue: elle n'a jamais pu
se relever.

_Abdelazis et Zuléïma_, pièce bien inférieure sous tous les rapports à
_Henri VIII_, eut momentanément un sort plus heureux. Cela ne tient pas
seulement à la surprise du public, qui n'attendait pas tant de ce pauvre
André Murville. Quoique faiblement conçu, cet ouvrage, tant soit peu
romanesque, n'est pas dénué d'un certain intérêt. On y trouve même une
assez belle situation. Le style y manque de vigueur, mais non de grâce
et de pureté; l'on y rencontre souvent des vers heureux. _Abdelazis_
obtint un certain nombre de représentations de suite; peut-être
serait-il resté au théâtre, si les acteurs ne s'en étaient lassés avant
les spectateurs; ce qui donna lieu à une des aventures le plus
bouffonnes qui aient jamais égayé le parterre.

Monvel ayant déclaré qu'il ne pouvait ou ne voulait pas jouer cette
pièce un jour où elle était annoncée (au théâtre ces deux mots sont
synonymes), et ceux des acteurs qui auraient pu le remplacer n'étant pas
prêts, _le combat finissait faute de combattans_. «Messieurs, dit
Murville, _à Dieu ne plaise que faute d'un moine l'abbaye faille!_ Si M.
Monvel est utile à ma pièce, du moins ne lui est-il pas indispensable.
Je sais quelqu'un qui, à son défaut, se chargera de son rôle, et qui
s'en tirera, j'espère, aussi bien qu'un autre. Ce quelqu'un, c'est moi.»

Comme on se regardait en riant, «ceci n'est pas une plaisanterie,
ajouta-t-il; je le répète, je me charge du rôle de M. Monvel. Je ne
serai pas le premier auteur qui ait joué dans son propre ouvrage.
Eschyle, Sophocle, Euripide l'ont fait; je puis du moins les imiter en
cela, et donner aux modernes un utile exemple. Je sais le rôle, comme on
le pense bien; je ne demande qu'une répétition pour prendre les
positions au théâtre. Indiquez cette répétition pour demain, et la
représentation pour après-demain.--Et nous annoncerons aussi que vous
remplirez le rôle de Monvel, dit Gaillard, qui, directeur du théâtre, se
gardait bien de ne pas tirer parti d'une prétention si favorable à la
recette.--J'y compte bien, répond Murville.»

L'affiche est rédigée en conséquence, et le nom de Murville y est
inscrit en lettres d'un pied parmi ceux des acteurs. Indépendamment des
gens qui prirent la chose au sérieux, ceux qui la prenaient en
plaisanterie voulurent assister à cette représentation: il y eut foule.

La symphonie exécutée, le rideau se lève. Murville se présente, quoique
son rôle ne l'appelât pas encore sur la scène; il est vêtu du costume de
l'acteur qu'il supplée. Sa tête est coiffée d'un volumineux turban; un
gilet turc dessine sa taille un peu épaisse; son gros ventre, soutenu
par une ceinture dans laquelle est planté un yatagan, s'enferme dans un
ample pantalon qui cache la courbure de ses jambes et va se perdre dans
des bottes de maroquin jaune; un schall, jeté négligemment sur ses
épaules, complète ce costume assez exact pour qu'on ne prît pas notre
débutant pour un chrétien. Mais par malheur il avait gardé ses besicles.
Cela détruisit l'illusion. Un rire général éclata dès qu'il parut, et
redoubla aux trois saluts qu'il adressa au public, saluts les plus
gauches qui jamais aient été faits sur la scène. À travers ce brouhaha,
il débita une fable assez ingénieuse, dans laquelle se comparant à je ne
sais quel oiseau qui osait remplacer le rossignol, il sollicitait
l'indulgence du parterre pour son ramage. Peine perdue; son ramage ne
parut qu'un gloussement.

Bref, achevée ainsi qu'elle avait été commencée, ainsi qu'elle avait été
continuée au milieu des acclamations les plus ironiques, sa tragédie,
tuée par son propre père, fut victime de l'expédient qu'il avait imaginé
pour en prolonger l'existence. En vain Monvel se résigna-t-il à
reprendre son rôle, le public déclara n'y vouloir plus voir que
Murville; mais celui-ci n'eut pas le courage de s'exposer une seconde
fois aux applaudissemens qui lui avaient été si unanimement prodigués.

Murville, que j'ai été à même de juger, ne manquait pourtant ni de
talent ni d'esprit; mais il manquait absolument de jugement: c'était un
sot dans toute l'acception du mot. Champfort, qui s'en est beaucoup
moqué, parce qu'il l'a beaucoup connu, l'a peint assez bien dans ce
couplet qu'il chantait sur l'air _vive Henri IV!_

     Toujours à table,
     Quand il n'est pas au lit:
     Qu'il est aimable
     Quand il sait ce qu'il dit!
     Mais c'est pis qu'un diable
     Pour cacher son esprit.

Murville était sujet à ces sortes d'incartades. Prenant la parole au
milieu d'une séance solennelle de l'Académie française, un jour il en
avait appelé au public du jugement des quarante qui n'avaient pas montré
pour son ouvrage toute l'admiration qu'il lui portait, et ne lui
accordaient qu'une mention quand ils lui devaient une couronne.

Une autre fois, à la suite d'une représentation d'_Héloïse_, tragédie de
sa façon, au dénouement de laquelle on compte un homme de moins,
quoiqu'il n'y ait personne de tué, il s'avance sur le théâtre sans avoir
été appelé, et vient remercier de l'avoir applaudi le parterre qui tout
aussitôt le siffle. Rien ne manqua au reste à son triomphe; c'est
entouré de gardes qu'il sortit de la scène, où il était entré seul, et
qu'il alla coucher au violon.

Je le répète, c'était un homme absolument dénué de bon sens; il en donna
une preuve encore en s'enrôlant comme volontaire dans un des bataillons
qui sortirent de Paris en 1792. Sa conformation n'était pas plus celle
d'un soldat que d'un comédien. Dans l'un et l'autre état, il faut y voir
clair sans lunettes; aussi ne put-il être employé que dans les bureaux
de l'état-major. Il servait ainsi de la plume près du commandant de la
place, à Bayonne, quand j'y passai, en 1800, avec Lucien Bonaparte pour
aller en Espagne. Peu de temps après, il fut mis à la réforme; au bout
de dix ans de service, il n'était que capitaine. À l'armée comme au
Parnasse, il n'a pas pu arriver aux grades supérieurs.

Murville avait épousé une fille de Sophie Arnoud, femme plus célèbre par
son esprit que par son talent, et par ses bons mots que par son chant,
quoiqu'elle ait été première actrice de l'Opéra. La moins piquante de
ses saillies n'est pas celle que lui inspira son gendre. «Je veux être
de l'Académie à trente ans, disait-il, ou je me brûle la
cervelle.--Taisez-vous, _cerveau brûlé_,» répliqua Mlle Arnoud.

Réformé par suite de ses défectuosités, Murville, de retour à Paris, y
serait mort de misère, si Legouvé, à qui il avait appris à faire des
vers, ne fût venu à son aide. La mort précoce de son élève hâta
peut-être la sienne. J'ignore qui l'a soutenu jusqu'en 1814, époque où
il est mort sans avoir été de l'Académie.

Murville me fait penser à un autre littérateur, ou plutôt à un vrai
littérateur, car Murville ne fut jamais qu'un versificateur; je veux
parler de Masson de Morvillers. J'avais fait connaissance avec celui-là
en 1788 à Versailles où il résidait auprès du gouverneur du dauphin, le
duc d'Harcourt, dont il était secrétaire. C'était un homme plus honnête
qu'aimable; son talent poétique avait plus d'énergie que de grâce. Il
n'est guère connu que par des épigrammes plus âcres que gaies, quoiqu'il
ait travaillé à l'Encyclopédie. Rien qu'à voir Masson, on eût été
convaincu de l'influence du physique sur le moral. Son aspect était
triste comme son humeur; la bile qui animait ses écrits semblait
remplacer le sang dans ses veines. Il mourut, après avoir langui
long-temps, d'une jaunisse invétérée.

Affectant un grand mépris pour les préjugés, soit religieux, soit
nobiliaires, il avait vigoureusement attaqué les uns et les autres dans
des vers qu'il ne lisait pas à tout le monde, et dont il m'avait fait
confidence. Quel fut mon étonnement de les trouver, en 1793, dans
l'_Almanach des Muses_, souscrits d'un nom qui n'est pas le sien! Ces
pièces sont intitulées, l'une _le Despotisme oriental_, l'autre, autant
que je puis m'en souvenir, _Épître à un bâtard ou à un enfant naturel_.

La plus originale des épigrammes de Masson est, sans contredit, celle
qu'on trouvera dans mon troisième volume, et dans laquelle la Rome
antique est opposée à la Rome moderne. Je l'ai retenue pour la lui avoir
entendue réciter, et je l'ai envoyée, dix ou douze ans après, à la
_Décade philosophique_, où elle a vu le jour pour la première fois, si
quelque plagiaire ne s'en est pas antérieurement emparé. Tout était pour
cet esprit caustique et morose matière d'épigrammes. Il en vit une même
dans le sujet qui inspira au bon Ducis le poëme si touchant qu'il
intitule _la Côte des deux Amans_. Voici l'épitaphe qu'il composa pour
le héros qui, dans cette aventure, succomba sous le plus doux des
fardeaux, et que j'ai retenue à la volée; je la crois inédite:

     Il est mort en portant sa belle,
     Le pauvre amant qui gît ici!
     S'il eût été porté par elle,
     Il serait mieux, sa belle aussi.

Vers la même époque, je liai, non pas amitié, mais connaissance avec M.
de Fontanes, depuis M. Fontanes qui, chargé de couronnes académiques,
était désigné dès lors comme un des futurs continuateurs de notre gloire
littéraire. Il jouissait à ce titre, dans la bonne compagnie, d'une
estime que ne diminuait pas la circonspection avec laquelle il s'isolait
au milieu de la révolution, car ce n'est que plus tard qu'il manifesta
les opinions auxquelles il dut d'abord sa proscription, et puis sa
fortune. Il se trouvait quelquefois en maison neutre avec moi et le
baron de Clootz. L'exagération est une maladie contagieuse; je le
sentais quand je discutais avec le cosmopolite que je viens de nommer,
et mon royalisme n'était guère plus modéré alors que le jacobinisme de
ce malheureux Prussien. Calme et froid, Fontanes riait entre nous deux
aux dépens de tous les deux. Il avait raison; j'en ferais autant
aujourd'hui. Nos premiers rapports datent de loin, comme on voit: bien
que fondés sur une certaine conformité d'opinion, ils ne se changèrent
pourtant pas en amitié. Nous nous perdîmes de vue pendant quelques
années, puis nous nous retrouvâmes avec des opinions tout-à-fait
conformes, et nous ne nous en aimâmes pas davantage. J'aurai occasion de
revenir sur son chapitre.

Le baron de Clootz, dont il est ici question, était l'extravagant qui
porta la parole au nom de la députation qu'à l'en croire le genre humain
envoyait de toutes les parties du monde à l'Assemblée constituante pour
la complimenter sur ses travaux; de là le sobriquet d'_Orateur du genre
humain_ par lequel il était désigné. Il s'était affublé, lui, du prénom
d'_Anarcharsis_, faisant tout à la fois allusion par là à sa patrie,
qu'il regardait comme la Scythie moderne, à Paris où il voyait la
moderne Athènes, et à lui barbare qui voyageait en Grèce pour se
civiliser. Il avait bien choisi son temps et bien choisi son nom; les
facteurs de la petite poste et les citoyens de la section, parodiant ce
nom sans malice, l'appelaient _Canard-Six_.

Aussi extravagant en morale qu'en politique, _Anacharsis Clootz_
professait ouvertement l'athéisme. Ainsi que tout gouvernement, toute
religion lui était insupportable, mais surtout la chrétienne. Au seul
nom de son fondateur, il entrait en convulsion comme un romantique au
nom de Racine, comme un hydrophobe à l'aspect d'un verre d'eau: c'était
l'ennemi personnel de Jésus-Christ.

Robespierre, qui prit fait et cause pour ce dernier, envoya _Canard-Six_
à l'échafaud dans un même tombereau avec les Ronssin, les Vincent, les
Hébert, les anarchistes les plus ignobles. Tout en faisant pitié, Clootz
était encore ridicule au milieu de ces gens qui faisaient horreur.



CHAPITRE IV.

Mlle Contat.--Sa société.--M.
Lemercier.--Vigée.--Desfaucherets.--Maisonneuve.--Florian.--Première
représentation de _Lucrèce_.--Mlle Raucourt.


L'Assemblée constituante, à l'exemple de Lycurgue, s'était éloignée
après avoir rempli sa laborieuse et périlleuse mission. Mais
l'établissement de la constitution n'avait pas rétabli l'ordre;
l'Assemblée législative ne s'occupait qu'à détruire cet acte qu'elle
avait juré de maintenir. Les factions s'agitaient plus que jamais. Si
l'on en excepte les ambitieux dont cette fermentation favorisait les
espérances, la grande majorité des Français, déçue dans les siennes,
gémissait entre les regrets du passé et la crainte de l'avenir. Quelques
sociétés cependant, conservant leurs douces habitudes, cherchaient
encore dans les lettres des plaisirs, ou plutôt des distractions à ces
anxiétés toujours croissantes. Telle était la société de Mlle Contat.
Laissons de coté les affaires publiques pour rentrer un moment dans le
cercle qui se rassemblait autour d'elle: nous sommes en avril 1792;
l'époque approche où des événemens terribles, événemens par le choc et
sous le poids desquels la société française va se dissoudre, viendront
le rompre et le disperser.

C'est à la date de la réception de _Lucrèce_ que se rattache celle de
mes premiers rapports avec cette célèbre actrice. La conformité
d'opinion contribua beaucoup à fortifier cette liaison. Invité à l'aller
voir, je la trouvai entourée d'hommes aussi honorables que spirituels;
là se réunissaient, une fois par semaine au moins, Vigée, Desfaucherets,
Maisonneuve et Lemercier.

Le moins aimable et le moins remarquable de ces Messieurs n'était pas
celui dont le nom termine cette liste. Fort jeune alors, il avait déjà
composé un nombre d'ouvrages assez considérable pour équivaloir au
produit d'une vie des plus longues et des mieux remplies; il semblait ne
vivre que pour le travail, et cependant il ne négligeait pas la société.
Cela se conçoit; il devait s'y plaire, car il y plaisait, car il y
plaisait beaucoup, soit par le charme de son esprit, soit par la
singularité de ses doctrines, dont la hardiesse, qui nous étonnait fort
à cette époque, passerait aujourd'hui pour timidité. Ses propositions
nous semblaient tant soit peu hétérodoxes; mais il les exposait d'une
manière si ingénieuse, mais il les défendait d'une manière si piquante,
mais il en supportait la critique avec tant de bonne grâce qu'on eût été
presque fâché de le convertir et de lui faire abjurer des systèmes qui
fournissaient un aliment perpétuel à la conversation la plus amusante.

Notez, au reste, que ces systèmes, dans lesquels il a composé _Pinto_,
drame si spirituel, ne l'ont pas empêché de faire _Agamemnon_.

Vigée aussi avait de l'esprit, mais il n'en avait pas assez pour se
garder du bel esprit. Sa conversation tant soit peu apprêtée, son ton
tranchant et dogmatique prévenaient d'autant plus contre lui que la
portée de son talent, qui se renfermait dans un cadre assez étroit, et
s'appliquait moins à l'imitation de la nature qu'à celle des manières de
la société dite _bonne_, ne justifiait pas suffisamment le ton de
supériorité qu'il affectait quelquefois dans la discussion; sujet à plus
d'un genre de prétention, enclin à la fatuité, et même au pédantisme,
qui est encore de la fatuité, il était assez irritable et passablement
susceptible; mais, avec tout cela, bonhomme, homme de coeur, et rachetant
quelques petits défauts par d'essentielles qualités.

Je suis d'autant plus fondé à le dire que, dans nos fréquens rapports,
j'ai eu avec lui plus d'une bisbille, provoquée par mes défauts autant
que par les siens, mais toujours raccommodées par ces qualités-là. C'est
pour le prouver que je veux raconter ce qui suit.

En 1799, Legouvé et moi nous coopérions avec lui à la confection d'un
recueil périodique intitulé: _Veillées des Muses_. L'époque n'était pas
très-favorable aux entreprises de ce genre. Tout aux intérêts
politiques, le public prêtait alors presque aussi peu d'attention à la
littérature qu'aujourd'hui. Notre affaire n'était pas en état de
prospérité, à beaucoup près. Vigée, qui par son âge avait le droit de
nous donner des conseils, ne nous les épargnait pas, et, malgré le ton
qu'il y mettait, nous ne lui en savions pas mauvais gré; nous
l'acquittions sur la question intentionnelle. Un soir, au
Théâtre-Français, comme je me promenais derrière la scène, il arrive,
m'aborde et met la conversation sur l'objet de notre commun intérêt. «Je
fais du mieux que je puis et le plus que je puis, lui répondis-je.
Remarquez que je fournis exactement ma tâche, et que je m'étudie à
varier les sujets de mes articles.--Je le sais bien, me répliqua-t-il;
mais peut-être y aurait-il encore quelque chose de mieux à
faire.--Indiquez-le-moi, mon cher, et je le fais sur-le-champ.--Eh mais!
vous devez me comprendre.--Qu'est-ce encore? expliquez-vous.--Eh mais!
vous me comprenez bien; c'est...--Qu'est-ce enfin?--C'est _brrr_.» (Je
ne sais trop comment figurer ici le bruit inarticulé qu'il faisait en
imprimant un mouvement rapide à sa langue appuyée contre la voûte de son
palais; ce bruit, qui ressemblait assez à celui des moineaux qui
s'envolent, me portait à croire qu'il en était ainsi de ses idées, et
que la difficulté qu'il avait à les recueillir le portait à recourir à
cette onomatopée). «Expliquez-vous plus clairement, lui dis-je.--Ceci
est pourtant bien facile à comprendre.--Pas si facile que vous
croyez.--Je le conçois, pour peu qu'on n'y mette pas de bonne
volonté.--Je suis plein de bonne volonté, je vous l'assure, mais mon
intelligence n'égale pas ma bonne volonté.--Comment?--Je ne comprends
pas ce que signifie _brrrr!_--_Brrrr!_ signifie qu'il faut recourir à
des moyens nouveaux.--Mais ces moyens quels sont-ils? Je crois connaître
à peu près tous les mots de notre langue; _brrrr!_ est un mot inconnu
pour moi; je ne le trouve dans aucun dictionnaire. De grâce,
substituez-y une périphrase.--Vous me persifflez!--Non, je vous jure,
mais je voudrais m'instruire, et savoir précisément ce que signifie
_brrrr!_--C'est une leçon que vous demandez?--Oui.--Eh bien! sortons, je
vous la donnerai à dix pas d'ici,» réplique mon homme qui graduellement
s'était échauffé au point de ne pouvoir plus se contenir, et qui se
fâchait d'autant plus que je riais davantage. «J'accepte volontiers
cette proposition, si vous vous engagez à me donner en route la première
leçon dont j'ai besoin, si vous me promettez de m'apprendre au juste le
sens et la valeur de _brrrr!_--Encore! c'en est trop:
sortons.--Sortons.»

Nous sortions, lui étouffant de colère, moi étouffant de rire, quand
nous rencontrons Laya et Legouvé. «Il nous faut des témoins, dit Vigée;
ces messieurs nous en serviront.--Des témoins! à propos de quoi? s'écrie
Legouvé; est-ce qu'il est question de se battre?--Il est question, dit
Vigée en me désignant, d'avoir raison de monsieur, qui, depuis une
heure, se moque de moi.--Vous voulez que je vous donne un démenti; je
n'aurai pas ce tort-là.--Vous l'entendez, Messieurs.--De quoi s'agit-il
donc? dit Laya.--De rien, en vérité, mes amis. M. Vigée, qui d'ordinaire
me donne des avis excellens, et d'ordinaire aussi les exprime en termes
très-clairs, pense que, pour mettre en crédit les _Veillées des Muses_,
il faut faire des articles d'un genre nouveau, genre qu'il désigne par
le mot _brrrr!_ Ne comprenant pas trop ce que signifie ce mot _brrrr!_
je le prie de me donner une leçon de grammaire; il me propose une leçon
d'escrime: est-ce ma faute?--La patience d'un saint n'y tiendrait pas;
marchons, poursuit Vigée.--Marchons, mon cher ami; mais, chemin faisant,
donnez-moi, par grâce, la définition de ce _brrrr!_ Si vous me tuez, je
mourrai satisfait; et je serai satisfait aussi si je vous tue, car
j'aurai appris quelque chose de neuf, quelque chose que je ne puis
apprendre que de vous, car vous seul savez positivement ce que _brrrr!_
veut dire.»

Tout en parlant ainsi, nous étions descendus dans la cour du
Palais-Royal; autre rencontre. Desfaucherets nous croise. Même question,
même explication. «En conscience, dit-il, en s'efforçant de garder son
sérieux, voulez-vous donner suite à cette affaire? Pensez-vous, dit
Laya, que le public apprendra sans rire que deux amis se seront battus
pour une cause pareille?--Ce n'est pas moi, répliquai-je, qui demande le
combat; je ne demande qu'une explication, celle de _brrrr!_--Finissons,
dit Legouvé. Si je vous ai accompagnés jusqu'ici, ce n'est certes pas
dans l'intention d'assister à un duel, mais dans l'espérance de rompre
une dispute, qui, si elle se fût prolongée sur le théâtre, aurait fini
par placer la comédie derrière la toile. Donnez-vous la main, que cela
finisse, et allons souper ensemble.--Vous avez raison, reprit Vigée,
dont le grand air avait rafraîchi la tête assez incandescente de sa
nature, et que de plus échauffaient ce soir-là quelques verres de vin de
Champagne; il serait ridicule de se battre pour un pareil sujet; mais il
serait ridicule aussi de souper ensemble.--Quand on n'a ni faim ni soif,
répliquai-je; eh bien! j'en appelle à Philippe à jeun. Demain, à
déjeuner.»

Le déjeuner eut en effet lieu le lendemain; les fonds du journal en
firent les frais. Il fut très-gai; et il aurait fourni l'article demandé
par Vigée, l'article _brrrr_, si un de nous avait eu l'esprit d'y
insérer seulement un procès-verbal exact de la querelle que je viens de
raconter.

Puisque je suis sur l'article Vigée, encore une petite anecdote où il
figure aussi plaisamment au moins que dans celle qu'on vient de lire, et
après je n'en parlerai plus que sérieusement, si j'ai encore occasion
d'en parler.

Il y avait quinze ou seize ans que nos relations d'affaires, mais non
pas nos relations d'amitié, étaient rompues; je le voyais même assez
rarement, parce qu'il avait quitté Paris, et qu'il vivait retiré à
Neuilly, dans une petite maison de campagne qu'avait possédée son père.
Il avait passé là les dernières années de l'empire et la première année
de la restauration, jouissant, disait-il, _procul negotiis_, de ce
bonheur tant désiré par Horace, et cultivant _paterna rura_, l'héritage
paternel, non pas _bobus_ mais _manibus suis_, de ses propres mains. Un
beau matin, en 1815, quelques jours après le retour de Napoléon, il
tombe chez moi. Il avait l'air inquiet. «Qu'y a-t-il? lui dis-je; vous
tracasserait-on? la police ferait-elle des siennes contre vous?
seriez-vous compromis? parlez, mon cher: de quelque chose qu'il
s'agisse, je suis à votre dévotion.--Je le sais, et c'est pour cela que
je viens chez vous. J'ai besoin de l'appui de votre beau-frère.--De
Regnauld[28]?--De Regnauld.--Vous pouvez compter sur lui comme sur moi.
Voyons, de quoi s'agit-il?--Avant tout, je vous dirai que cette affaire
est tout-à-fait étrangère à la politique.--C'est bon: poursuivez.--Je
suis menacé d'un procès criminel.--Criminel! et pour quel fait?--Pour
fait d'assassinat.--D'assassinat! l'affaire est sérieuse.--C'est bien
pis, elle est ridicule; et voilà ce qui me fait trembler.--Jusqu'ici,
mon ami, vous m'aviez paru plus brave.--Toujours railleur!--Mais encore,
le fait?--Le voici:

«Vous savez que je déteste le bruit, et que c'est pour n'en plus
entendre que je me suis confiné à la campagne. J'y vivais assez
doucement, rien ne troublait la paix de ma solitude, quand un maudit
maréchal est venu établir son enclume à mon oreille, dans la maison
voisine de la mienne. C'est un homme laborieux; dès la pointe du jour il
se met à l'ouvrage pour ne le quitter que le soir. Dès lors plus de
relâche à son soufflet, à ses marteaux; jugez quel sabbat! Moi qui aime
à dormir la grasse matinée, et même à faire la sieste, je ne pouvais
fermer l'oeil; c'est à se damner. Comme cette maison appartient à un
blanchisseur, et qu'il a ma pratique, je priai ce propriétaire de me
débarrasser d'un voisin aussi incommode, et de donner congé à son
maréchal.--Ce que le blanchisseur a fait, sans doute.--Pas du tout. «Mon
locataire me paie bien, m'a répondu le drôle: il se met au travail
d'assez bonne heure, à la vérité; mais, comme il faut moi-même que je me
lève de bonne heure, il me rend service en me réveillant; je ne le
congédierai donc pas, quoiqu'il n'ait pas de bail.--Si tu ne le
congédies pas, je te congédie, moi; ou le maréchal sera mis à la porte
au terme prochain, ou la mienne te sera fermée, et je te retirerai ma
pratique: songes-y.»

«Le terme échu, entendant encore retentir la maudite enclume, je tins
parole, et je donnai mon linge sale à un autre blanchisseur. M. Vigée me
le paiera, dit celui-ci en recevant son congé, à ce que m'a rapporté ma
gouvernante. Je le lui ai payé, en effet: voici ce qu'il imagina pour se
venger.

«On sort de chez moi, comme vous savez, par deux issues, par une grande
porte qui ne s'ouvre que pour les voitures, et par une porte bâtarde qui
s'ouvre à tout le monde. La porte bâtarde, s'il vous en souvient, est
couronnée d'un large auvent. Peu de jours après cette menace, comme je
sortais pour aller me promener, je remarquai sur le pas de ma porte des
ordures de la nature de celles que certaines inscriptions défendent,
sous peine de punition corporelle, de déposer au pied des édifices
auxquels on doit du respect; je les fis enlever, et continuai ma
promenade. À mon retour, même chose. «C'est comme un fait exprès,» dit
mon jardinier, qui derechef nettoya la place. Il avait deviné. À dater
de ce jour, la plaisanterie se renouvelait dès que j'avais les talons
tournés. L'on ne pouvait ni entrer, ni sortir, sans regarder à ses
pieds. On prendrait de l'humeur à moins. «Faites le guet, dis-je à mon
monde, et au moindre bruit, venez m'avertir: je me charge de corriger
ces vilains-là; malheur à celui que je prendrai sur le fait!»

«Mon jardinier et ma gouvernante se mettent au guet. Quoiqu'il ne se
passât pas de jour où l'on ne me jouât une fois au moins le même tour,
on n'avait pourtant pris personne encore sur le fait, quand, entrant
précipitamment dans la salle à manger, au moment où je dînais: Il y en a
un, me dit ma gouvernante; monsieur, monsieur, il y en a un! Me
saisissant aussitôt d'un pistolet chargé...--Comment, chargé?--Oui,
chargé à poudre, que je gardais à côté de moi; je cours à la porte, je
l'ouvre, et j'y trouve...--Qui?--Mon blanchisseur qui se vengeait.
Effrayé à l'aspect du pistolet, le misérable se lève, et, sans se
rajuster même, s'enfuit chez le maire, y rend plainte contre moi,
m'accuse d'avoir voulu lui brûler la cervelle.--Quelle
calomnie!--Interpellés par lui, des gens qui m'ont vu sortir le pistolet
en main appuient la déposition; le maire, qui est compère et peut-être
complice du plaignant, dresse procès-verbal, les témoins signent, la
plainte est envoyée par-devant le procureur du roi, et me voilà à la
veille d'être traduit par-devant les assises...--Pour un fait dont vous
pourrez vous laver, mais qui entachera votre innocence d'un ridicule
indélébile.--Tirez-moi de là, mon ami! Votre beau-frère ne peut-il pas
arrêter cette affaire?»

Regnauld, à qui je racontai le fait, non pas sans rire, se chargea, non
pas sans rire, d'en parler à Courtin, alors procureur-général. Ce
magistrat convint avec nous, non pas sans rire aussi, qu'une pareille
cause rentrait dans la catégorie des causes grasses[29], et que, comme
le carnaval était passé, il fallait en ajourner l'instruction et en
remettre le jugement au prochain Mardi-gras, si la partie ne se
désistait pas.

La crainte d'un procès en police correctionnelle, qu'il eût perdu, vu
qu'il avait été pris en flagrant délit, _flagrante delicto_, et la
promesse de quelques écus, amenèrent le blanchisseur à conciliation, à
la grande satisfaction de Vigée, qui m'a répété cent fois que je l'avais
tiré du plus mauvais cas où il se fût trouvé de sa vie.

Maisonneuve, homme fort ordinaire, n'était pas sans prétentions. Le
succès de sa tragédie de _Roxelane et Mustapha_, qui vaut beaucoup mieux
dramatiquement, mais beaucoup moins académiquement que celle de
Champfort, lui avait fait prendre une idée trop favorable de lui-même,
et un peu trop défavorable des autres. Il était plus que sévère pour
leurs ouvrages, et les dénigrait plus qu'il ne les critiquait. Sa
censure était d'autant plus fatigante que, dépourvu de goût, il était
aussi dépourvu de grâce. Tout se ressentait en lui du peu d'habitude
qu'il avait de la société; tout avait en lui le caractère du petit
commerçant. On le reconnut surtout quand il s'avisa de donner une
comédie. Fausse par le ton comme par les idées, cette pièce, écrite sur
le comptoir, n'était ni l'oeuvre d'un homme du monde, ni l'oeuvre d'un
homme de lettres: elle tomba dès le premier acte. Heureux au théâtre
dans un seul ouvrage dénué de style, Maisonneuve connaissait moins l'art
que le métier.

Desfaucherets était surtout un homme du monde; il possédait à un degré
éminent le genre d'esprit le plus à la mode alors. Sa conversation,
quoique futile, était piquante. Personne ne parlait avec plus d'aisance
la langue des salons; personne ne savait mieux jouer avec les mots, et
en tirer des sens détournés. Il improvisait un proverbe avec une
facilité extrême, et composait pour une société, dont il était l'âme,
des comédies, parmi lesquelles il s'en trouve une, le _Mariage secret_,
qui n'a pas été moins bien reçue au Théâtre-Français qu'elle ne l'avait
été au théâtre particulier sur lequel elle avait été représentée
d'abord, et qui n'est pas plus de Louis XVIII, à qui des courtisans font
l'honneur de l'attribuer, que _Marius à Minturnes_, qu'ils m'ont fait
l'honneur de lui attribuer aussi. Desfaucherets était, je le répète,
homme du monde autant qu'on le peut être; mais il n'était guère plus
homme de lettres que Maisonneuve. S'il versifiait facilement, ses vers
n'étaient rien moins que faciles; son style abonde en incorrections, et
son meilleur ouvrage est moins d'un homme qui a bien fait, que d'un
homme qui aurait pu bien faire. Taillé sur le patron du marquis de
Bièvre, c'était, en résumé, un homme fort aimable, pourvu toutefois que
l'humeur ne le gagnât pas, ce qui lui arrivait dès qu'il ne jouait pas
le premier rôle: était-il éclipsé, grâce, esprit, gaîté, tout
l'abandonnait; il devenait terne comme un ange déchu, maussade comme un
roi détrôné.

Florian, qu'il rencontrait dans une autre maison que celle dont il est
ici question, lui joua quelquefois ce tour, sans trop s'en douter.

Puisque j'ai nommé Florian, qu'on me permette de lui consacrer un petit
article; cela ne nous éloignera pas pour long-temps de Mlle Contât, chez
laquelle je me suis toujours empressé de revenir.

À juger du caractère d'un auteur par ses ouvrages, on se tromperait
souvent. Après avoir lu _Estelle_, ou _Galathée_; après avoir vu
_Arlequin bon père_, ou _les deux Jumeaux de Bergame_, je me figurais
dans Florian l'homme le plus sensible et le plus langoureux qui existât
et qui pût exister; un véritable Céladon, qui, d'une voix douce et d'un
accent pastoral, ne modulait que des madrigaux, ne soupirait que des
élégies; et comme l'imagination se plaît à faire concorder l'homme
physique avec l'homme moral, je me le représentais blanc et blond comme
Abel, et je n'oubliais pas de lui donner des yeux bleus. C'était
justement l'opposé de la réalité. Ses traits n'avaient pas la dureté de
ceux de Caïn; mais l'expression de son visage, un peu basané et animé
par des yeux noirs et scintillans, n'était rien moins que sentimentale:
ce n'était pas ceux du loup devenu berger, mais peut-être ceux du
renard; la malice y dominait, ainsi que dans ses discours, généralement
empreints d'un caractère de causticité qui me surprit un peu, et
m'amusait beaucoup. Il excellait dans la raillerie, mais il ne se la
permettait que comme représailles, et il avait quelquefois occasion d'en
prendre, car ses succès lui attirèrent plus d'une attaque.

La malice de son esprit ne se révéla guère au public que dans ses
fables, qui ne parurent qu'en 1793. Plusieurs d'entre elles, et
particulièrement _la Chenille et le Renard_, où il ripostait, m'a-t-il
dit, à des critiques de Mme de Genlis, peuvent passer pour d'excellentes
épigrammes. Bienveillant d'ailleurs envers ceux qui n'étaient pas
malveillans pour lui, il le fut pour moi, et j'eus lieu de juger à ses
prévenances qu'il aimait à encourager les jeunes gens.

J'ai dit qu'il excellait à railler, j'ajouterai qu'il excellait aussi à
contrefaire: ces deux facultés se tiennent. Cette dernière tendance
explique le goût ou plutôt la passion qui le portait à jouer la comédie,
et surtout le personnage d'Arlequin, qui n'est au fait qu'une
caricature, et qu'il jouait à merveille: cette passion était une espèce
de folie. Les succès qu'il avait obtenus prêtant un attrait de plus à
celui qu'avait déjà pour lui ce dangereux amusement, il pensa un moment
à en faire son unique occupation, et voulait, en se faisant passer pour
mort, se procurer la liberté d'exercer sous le masque une profession que
les convenances sociales et les préjugés de sa famille ne lui
permettaient pas d'exercer à visage découvert. Son fol amour pour Mme
Gonthier, actrice qui jouait dans ses arlequinades, et à laquelle il
aurait pu dire ainsi en public ce qu'il se dépitait de lui faire dire
par un autre, le fortifiait dans ce projet. Je ne sais qui l'empêcha de
le mettre à exécution; quelque infidélité de sa Colombine, peut-être: à
quelque chose malheur est bon.

L'âme de Florian n'était pas des plus fortes. Incarcéré, sous le régime
de la terreur, malgré les précautions qu'il avait prises pour se mettre
à l'abri de toute persécution, il passa dans des transes continuelles le
temps de sa longue détention, moins courageux que quantité de femmes, ou
pas plus héroïque que M. de Larive, son camarade de prison, qui s'y
montrait brave moins comme César que comme Arlequin.


Retournons chez Mlle Contat. Si spirituelles que fussent les personnes
qui s'y sont réunies, il ne s'en trouva jamais de plus spirituelles
qu'elle. Cette intelligence si juste et si vive, qui prêtait à son jeu
tant d'esprit et de mouvement, se retrouvait dans ses discours. Comme
l'acier fait jaillir le feu d'un caillou, elle tirait de l'esprit des
gens qui en avaient le moins; mais rencontrait-elle un interlocuteur en
état de faire sa partie, elle se surpassait elle-même, et sa
conversation n'était pas moins abondante en traits et en saillies que le
plus piquant de ses rôles. L'esprit, chez elle, n'excluait pas la
raison; la sienne était aussi solide que son esprit était délié. On
avait lieu souvent d'être surpris de la profondeur de ses pensées; j'ai
eu l'occasion de le reconnaître dans des entretiens particuliers qui
roulaient sur des questions philosophiques, sur les questions les plus
graves, et dont elle-même avait provoqué la discussion. Sa première
éducation avait été peu soignée; mais il était impossible de s'en
apercevoir, par suite des efforts qu'elle avait faits pour acquérir ce
qui ne lui avait pas été donné. Elle comptait la lecture au nombre de
ses plaisirs les plus vifs, et préférait à toute autre celle des livres
sérieux. Elle s'exprimait avec pureté sans pédantisme, avec élégance
sans recherche, et elle écrivait comme elle parlait, le plus
spirituellement et le plus naturellement possible. Elle eût pris rang,
si elle eût voulu, parmi les femmes poètes. Elle tournait fort bien les
vers, à en juger par des essais qu'elle m'a montrés, mais qu'elle n'a
jamais voulu publier: c'étaient des couplets fort gais et fort mordans.
J'ai conservé long-temps une chanson en style amphigourique, où elle
avait enfilé très-plaisamment, sur l'air du _Menuet d'Exaudet_, les
expressions bizarres que Beaumarchais recherche trop souvent et qu'il
prodigue surtout dans sa _Mère coupable_, à la première représentation
de laquelle j'avais assisté avec Mlle Contat. Elle m'avait donné la
seule copie qu'elle en eût faite, ou plutôt elle m'en avait donné le
brouillon; je ne sais ce qu'il est devenu.

Elle avait une facilité singulière pour saisir les ridicules et pour en
donner: aussi était-il dangereux de l'avoir pour ennemie; mais, en
revanche, il était heureux de l'avoir pour amie. Il n'y avait pas de
sacrifices dont elle ne fût capable en amitié; j'en parle par
expérience, et je le prouverai en son lieu.

Florian excepté, les personnes que je viens de nommer, jointes à M.
_Louis_ de Girardin et à son frère _Amable_, jeune homme qu'une mort
prématurée enleva en 1793, formaient, à l'époque où j'y fus admis, la
société de Mlle Contat, qui, fondée sur des analogies d'opinions autant
que sur la conformité de goûts, fut bientôt dissoute par l'arrestation
de celle qui en était l'âme.

Dépassant, ou plutôt rompant la digue que l'Assemblée constituante avait
cru lui opposer, la révolution cependant continuait sa marche; en vain
une opposition généreuse, dans laquelle se signalait le courageux et
spirituel Stanislas Girardin, s'obstinait-elle à retenir la France dans
les limites de la monarchie; obéissant au mouvement qu'une faction
violente lui imprimait, elle se précipitait dans l'abîme de la
république.

La lutte entre les deux partis était dans toute sa force, quand fut
donnée la première représentation de _Lucrèce_. En traitant avec
indépendance ce sujet, qui se trouvait si singulièrement en rapport avec
les intérêts qui agitaient alors la société, en y mettant les partis aux
prises, j'avais cru me concilier tous les partis. Mauvaise spéculation:
ni l'un ni l'autre ne fut pleinement satisfait; applaudie tour à tour
avec transport par une moitié des spectateurs, _Lucrèce_ le fut rarement
par les deux moitiés réunies. Son succès ne répondit ni à mes
espérances, ni à l'attente des comédiens. Néanmoins le rôle de _Brutus_,
qui, dans un délire apparent, conduit une conspiration contre les
_Tarquin_, et tire de son délire même les moyens par lesquels il la noue
et la dénoue, le rôle de Brutus, dis-je, dont l'invention m'appartient
tout entière, eut son plein effet; il obtint des applaudissemens
unanimes et constans. _Lucrèce_ fut jouée pendant le cours de l'été
depuis le commencement de mai jusqu'au 21 juin, époque où éclatèrent les
premiers symptômes de la conspiration tramée contre le trône, qui fut
avili ce jour-là, et devait être renversé le 10 août suivant.

La distribution de cette pièce nuisit aussi à son effet. C'est pour Mlle
Sainval cadette que j'avais conçu le rôle de _Lucrèce_. La sensibilité
et la décence qui caractérisaient le jeu de cette actrice et n'en
excluaient pas l'énergie, s'accordaient parfaitement avec l'idée que je
m'étais faite de l'héroïne romaine, qu'à l'exemple de J.-J. Rousseau
j'ai montrée sensible pour la montrer plus vertueuse, car je ne vois pas
de vertu là où il n'y a pas de combat: malheureusement pour moi, Mlle
Sainval, sur ces entrefaites, se retira-t-elle du théâtre. Force me fut
de m'accommoder de Mlle Raucourt. Raucourt et Lucrèce, quel solécisme!

Le jeu composé et compassé de cette actrice, sa déclamation pédantesque
et saccadée, dont les défauts s'accroissaient de ceux d'un organe tout à
la fois sec et rauque, étaient en discordance continuelle avec le
personnage qu'elle représentait. C'était pour la pudeur de l'acteur qui
était en scène avec elle, moins que pour la sienne, qu'une pareille
_Virago_ donnait de l'inquiétude. Elle joua Lucrèce en femme d'esprit;
mais l'esprit ne supplée pas le coeur.

Femme singulière que celle-là, pour ne pas dire monstrueuse! Comment
aurait-elle exprimé des sentimens qu'elle ne connut jamais! C'étaient
d'étranges passions que les siennes! On a parlé de ses amours: ils ont
traversé ceux de plus d'un pauvre garçon, bien qu'elle ne les disputât
pas à leurs maîtresses. La présence des jeunes gens dans les coulisses,
les soins qu'ils rendaient aux jolies femmes dont la scène française
était ornée alors, lui déplaisaient sensiblement, sans cependant qu'elle
réclamât ces soins pour elle. S'arrogeant le pouvoir du censeur, ne
voulut-elle pas un jour, dans l'intérêt de l'art et des moeurs,
disait-elle, interdire l'entrée des coulisses à tous les auteurs,
excepté celui dont la pièce se jouait! C'est ce que me signifia un
garçon de théâtre, en me barrant le passage. «Je comprends, lui
répondis-je de manière à être entendu de tout le monde: Mlle Raucourt
fait de vous son garde-chasse, elle vous charge de veiller sur ses
terres; mais n'est-elle pas sur les nôtres? Allez lui dire que si
quelqu'un chasse ici en fraude, ce n'est pas nous, et qu'après tout, les
capitaineries sont supprimées;» et je passai.

Un trait achèvera de la peindre. Elle eut successivement, et non pas
avec des hommes, des liaisons aussi intimes que celles d'Armide avec
Renaud, ou d'Angélique avec Médor, s'isolant, comme ces héroïnes, de
toute société, et faisant ménage avec l'objet de sa prédilection. Dans
ce ménage, elle affectait le rôle de maître de la maison, et se plaisait
à en revêtir le costume. Lorsque des relations de théâtre m'appelèrent
chez elle, où demeurait alors une jeune femme à qui l'on reprochait de
n'avoir plus d'amans, vingt fois j'ai trouvé ma Lucrèce en redingote et
en pantalon de molleton, le bonnet de coton sur l'oreille, entre sa
commensale qui l'appelait _mon bon ami_, et un petit enfant qui
l'appelait _papa!_

Mlle Raucourt, illustrée par quarante ans de dévergondage, fut pourtant,
lors de la première restauration, l'objet des faveurs d'une cour qui ne
parlait que de régénérer les moeurs! «C'est une femme sans principes,»
disais-je à un dispensateur des faveurs royales, homme aussi dévot que
moral.--Sans principes, c'est possible; mais elle a de si bonnes
opinions!»

Mlle Raucourt exceptée, les principaux acteurs s'acquittèrent de leurs
rôles de la manière la plus satisfaisante, Saint-Prix surtout: c'est lui
qui était chargé du rôle de Brutus; il s'y montra acteur consommé.

Ajoutons toutefois que Fleury, qui, par complaisance, avait accepté un
rôle dans cette tragédie, y fut mauvais; mais personne ne le lui
reprocha: il avait promis d'y être mauvais, il a tenu parole.



CHAPITRE V.

Journée du 20 juin.--D'Esprémesnil assassiné.--Il est sauvé par l'acteur
Micalef.--Mot de d'Esprémesnil à Pétion.--Je suis conduit avec lui à
l'Abbaye.--Fête de la pairie en danger.


Les ignobles attentats qui signalèrent l'agression du 20 juin sont trop
connus pour que je les retrace ici; je n'en pourrais parler d'ailleurs
que sur la foi d'autrui. J'ai bien vu défiler, en longue et épaisse
colonne, les hordes déguenillées qui envahirent les Tuileries, mais je
n'ai pas eu la tentation de les suivre; l'horreur étouffait en moi la
curiosité. Qu'aurai-je été chercher là? un spectacle qui eût accru ma
stérile indignation? Quand je vis l'audace des ennemis du trône et la
pusillanimité de ses amis, je tins la royauté pour détruite; elle le fut
en effet dès le jour où on viola impunément son sanctuaire. Ce jour-là,
les grenouilles sautèrent à loisir sur le soliveau; ce jour-là, les
grenouilles devinrent des hydres.

Les amis de l'ordre, et parmi eux se trouvait un grand nombre de
révolutionnaires désabusés, protestèrent le lendemain contre ces
attentats. Ils demandèrent, par une pétition revêtue de vingt mille
signatures, qu'il fût informé contre ses auteurs; mais cette démarche, à
laquelle je m'associai huit ou dix fois, car j'ai bien mis mon nom chez
dix notaires différens, cette démarche n'eut d'autre effet que de les
compromettre par la suite.

En vain le général Lafayette vient-il appuyer, au nom de l'armée, la
réclamation des honnêtes gens, on ne lui répond que par des cris de
proscription. Entretenue par les déclamations des journaux, la
fermentation n'en devint que plus violente, et elle s'accrut encore par
l'arrivée des députations que les départemens envoyaient à la fédération
provoquée par la déclaration de guerre que la Prusse et l'Autriche
venaient de faire à la France. Ces députations, tirées de la classe la
plus infime de la population départementale, donnaient pour alliée à la
canaille de Paris toute la canaille de la France.

Depuis l'arrivée des fédérés, peu de jours se passaient sans désordres.
En sortant des orgies qu'on leur préparait dans tous les cabarets de
Paris, les brigands qui, sous le nom de Marseillais, avaient asservi la
capitale, demandaient hautement l'abolition de la royauté. Malheur à
tout homme d'opinion contraire qui se trouvait sur leur passage;
assailli par ces misérables, dès qu'il leur était désigné, il courait
risque d'expirer sous leurs sabres, si la garde nationale ne se faisait
pas sabrer pour le secourir.

Le 17 juillet, comme il traversait la terrasse des Tuileries,
d'Esprémesnil est reconnu par ces forcenés; des injures qu'ils lui
prodiguent, ils en viennent bientôt aux voies de fait. La foule qui se
presse autour de lui l'entraîne par les cheveux jusqu'au Palais-Royal.
Là, vingt glaives se croisent sur sa tête; vingt assassins se
disputaient le plaisir de le frapper: cet empressement le sauva, les
uns, parant les coups que portaient les autres. Quoique atteint de
plusieurs blessures graves, il attendait encore le coup mortel, quand
une patrouille de garde nationale, commandée par Micalef, acteur de
l'Opéra-Comique, accourt, le délivre non sans partager ses périls, et le
porte au corps-de-garde le plus proche, celui de la Trésorerie.

J'étais pour lors au Théâtre-Français, ignorant ce qui se passait, et
attendant que l'on commençât le spectacle. Comme je jasais avec Mlle
Devienne, dans le cabinet de laquelle je me trouvais, et qui s'apprêtait
pour la représentation, arrive Belmont, cet acteur qui jouait les
paysans avec tant de naturel; sa figure était toute renversée. «Qu'y
a-t-il? lui dis-je; encore quelque nouvelle atrocité!--Vous avez raison,
me répond-il;» et il me raconte la chose dans toute son horreur, malgré
tout ce que fait pour l'en empêcher la jolie soubrette qui en était déjà
instruite, et qui, connaissant mon attachement pour d'Esprémesnil,
m'avait gardé le secret, et m'amusait de peur que je ne vinsse à le
découvrir. M'échapper de ce cabinet, malgré les supplications de cette
aimable femme et les efforts que Belmont fait pour me retenir, traverser
les vestibules malgré l'opposition des agens du théâtre à qui, par
intérêt pour moi, on avait recommandé de ne me pas laisser sortir, tout
cela fut l'affaire d'un moment; les écartant des mains et des coudes, je
m'élance dans la rue, et me voilà, sans chapeau, franchissant, au pas de
course, l'intervalle du théâtre à la Trésorerie.

Ce poste était facile à défendre; une haie de militaires en fermait tous
les abords. Elle s'ouvrit, non sans difficulté, à ma prière, qui
m'attira plus d'un sarcasme, et je rejoignis enfin le malheureux
d'Esprémesnil, qui, contre toute probabilité, respirait encore. Mais
dans quel état, grand Dieu! couvert de boue et de sang, de contusions et
de plaies, et n'ayant pour vêtement que la houppelande du portier, sur
le lit duquel il était étendu.

D'Esprémesnil gardait, au milieu de tant de dangers, un calme
imperturbable, un calme que ses ennemis eux-mêmes ne purent pas
conserver. _Et moi aussi, monsieur, j'ai été l'idole du peuple_, dit-il
à Pétion, qui, à son tour, idole du peuple pour quelques jours, était
venu s'assurer des faits.

Saisi d'un spasme des plus violens, à ce propos où il voyait peut-être
une prédiction, à ce spectacle où le présent lui montrait l'avenir,
Pétion se retira après avoir donné ordre de transférer son ancien
collègue à l'Abbaye Saint-Germain, non pour l'y constituer prisonnier,
mais pour tromper la fureur du peuple, et pour mettre ce proscrit sous
la protection des soldats qui gardaient cette prison. Il n'y avait, au
fait, pas d'autre moyen de le sauver pour le moment que de laisser
croire aux assassins que la victime qu'on leur dérobait était réservée
pour le bourreau.

Les consolations que je m'étais empressé de lui apporter ne furent pas
les seules que d'Esprémesnil reçut en cette circonstance. En fait de
pitié et de courage, il est rare que les hommes les plus actifs ne
soient pas rivalisés par des femmes. À peine étais-je arrivé, qu'une de
ses nièces, Mme Buffaut, qui depuis est devenue ma soeur, vint me
rejoindre au chevet de son grabat. Quand la translation eût été décidée,
elle le remit entre mes mains, et ne nous quitta qu'après nous avoir vus
monter dans le fiacre où, nous traitant en criminels pour protéger notre
innocence, on nous menait en prison pour assurer notre liberté. Une
garde nombreuse devançait, suivait, entourait notre voiture, devant et
derrière laquelle roulaient plusieurs pièces de canon; mais ces
colonnes, qui empêchaient la populace d'approcher, n'empêchaient pas les
vociférations d'arriver à nos oreilles à travers le bruit dont le pavé
retentissait sous les roues de l'artillerie. Applaudissant aux
précautions prises contre elle, parce qu'elle les croyait prises contre
nous, cette populace nous accablait d'injures; traitant le malheur comme
le crime, elle faisait surtout des voeux pour que notre séjour en prison
ne fût pas long, et ce n'était pas par pitié. D'Esprémesnil souriait à
ces expressions d'une rage impuissante; quant à moi, rassuré sur son
danger, je riais de l'erreur stupide dont se repaissaient ces
cannibales.

Arrivé à l'Abbaye, le blessé fut installé dans la chambre du concierge;
c'était précisément celle que, l'année précédente, avait occupée son
beau-frère, ce pauvre M. de Bonneuil, lorsqu'il fut incarcéré par suite
de l'évasion de _Monsieur_.

D'Esprémesnil, que ce transport avait extrêmement fatigué, se coucha.
Comme il n'y avait là personne pour le soigner, je me chargeai de le
veiller. La fièvre ne s'était pas encore déclarée; mais l'agitation, que
tant d'émotions violentes avaient provoquée et entretenue, ne lui
permettait pas de fermer l'oeil. Je ne dormais pas non plus. Pendant la
durée de cette longue et douloureuse insomnie, que de confidences je
reçus de lui! Ses regrets sur le passé, ses inquiétudes pour l'avenir,
il m'avouait tout. Comme il gémissait de la déplorable situation où se
trouvait la France! Et cette situation avait été provoquée par les
interminables querelles du parlement et du roi! et personne plus que lui
n'avait animé le parlement dans sa résistance! Voulant raffermir l'État,
il avait ébranlé la monarchie! voulant tirer la France d'une fondrière,
il l'avait entraînée dans un abîme! Qu'était-ce donc que la sagesse
humaine? comment réparer tant de maux? Mille projets se croisaient dans
sa tête. Son idée dominante était d'écrire au roi; je devais remettre
cette lettre. Rêves d'un malade, ils s'évanouirent avec la nuit.
D'Esprémesnil ne m'en reparla pas depuis.

Le lendemain, dès le matin, Mme d'Esprémesnil vint me remplacer. Son
chirurgien, qu'elle avait amené, leva le premier appareil. C'est alors
seulement qu'on put juger du nombre et de la gravité des blessures. Une
seule lui parut dangereuse: c'était un coup de sabre qui avait entamé
profondément le sommet de la tête. La fièvre commençant à se développer,
et le docteur ayant déclaré qu'il y avait péril à déplacer le malade, il
fut convenu qu'il resterait à l'Abbaye jusqu'à nouvel ordre; et, comme
on ne voulait pas se confier à des étrangers, que chaque soir un de ses
amis viendrait relever les dames qui passeraient le jour auprès de lui,
les dames s'étant réservé le droit de le garder depuis le lever jusqu'au
coucher du soleil.

Je passai plusieurs nuits à son chevet, et il y avait mérite à moi, car
personne n'était plus dormeur que moi, et puis plus de distractions,
plus de conversations, plus de confidences. Accablé par la fièvre,
d'Esprémesnil était tombé dans un état de somnolence qui dura plusieurs
jours, pendant lesquels il ne donnait preuve de vie que par les
gémissemens inarticulés que lui arrachait la douleur.

Au bout de douze ou quinze jours, ces symptômes alarmans disparurent. On
s'occupait de lui chercher un asile hors de chez lui, car le porter chez
lui, c'eût été le rendre aux assassins, quand, sur un propos de la
Vaquerie, concierge de l'Abbaye, Mme d'Esprémesnil craignit que la
sortie de son mari n'éprouvât des difficultés, et que la chambre qui lui
avait jusqu'alors servi d'hôpital ne fût une prison. Le bruit courait
que des ordres avaient été donnés à cet effet, depuis qu'il avait été
mis sous la protection des geôliers. Comme on disait que c'était à la
réquisition du maire de Paris, elle me pria de m'en assurer. Je pris la
voie la plus courte: je m'adressai au maire de Paris lui-même, à M.
Pétion. C'est la seule fois que je me trouvai en rapport avec ce
magistrat, si on peut donner ce nom à l'homme qui, chargé de maintenir
l'ordre dans Paris, y entretenait le trouble, y organisait le désordre.
Je fus introduit sans difficulté dans son salon, où je n'attendis pas
long-temps. Il vint m'y trouver, non pas en simarre, comme le prévôt des
marchands, mais en robe de chambre de molleton, comme Mlle Raucourt.
Après lui avoir dit ce qui m'amenait, j'ajoutai, non sans quelque
chaleur, que d'Esprémesnil ne pouvait être retenu qu'illégalement à
l'Abbaye, qui lui avait été ouverte comme refuge: «Rien de plus facile
que de donner à cette détention les formes légales, me répondit-il avec
tranquillité; mais comme nous n'avons aucun intérêt à retenir M.
d'Esprémesnil, dites-lui qu'il sortira quand il voudra.»

Sur cette réponse, on se hâta de tirer d'Esprémesnil de dessous les
verrous, qui, d'un moment à l'autre, pouvaient devenir moins
complaisans, et on le transporta près des Invalides, à l'hôtel Besenval,
que le vicomte de Ségur avait mis à sa disposition: installé là sous un
nom étranger, il y fut soigné exclusivement par sa famille et par ses
gens jusqu'à son entier rétablissement. C'était au commencement du mois
d'août.

Cependant l'état des choses empirait de jour en jour. Les traités de
Pilnitz et de Berlin, par lesquels l'Autriche et la Prusse, à la demande
des princes français, s'engageaient à réprimer la révolution française,
traités auxquels la Russie avait accédé, recevaient leur exécution. Deux
cent mille hommes menaçaient nos frontières du nord et de l'est;
plusieurs engagemens avaient même eu déjà lieu en Flandre et en Alsace:
les trois armées qu'opposait la France à cette ligue étaient
insuffisantes contre des troupes aussi nombreuses. Loin de dissimuler
ses embarras, l'Assemblée législative crut utile de les avouer; elle
déclara _la patrie en danger_.

La promulgation de ce décret se fit, avec la plus imposante solennité,
le 11 juillet. D'heure en heure le canon tira pendant toute la journée.
Accompagnés d'un cortége nombreux, des officiers municipaux parcouraient
les rues au bruit d'une musique militaire, qui de temps en temps se
taisait pour laisser entendre la proclamation par laquelle ils
appelaient les citoyens à la défense des frontières.

Dans toutes les places publiques, sur des échafauds dressés à cet effet,
étaient établies des tentes ornées de drapeaux, où des vétérans
inscrivaient les noms des citoyens qui s'enrôlaient au service de
l'État. Cet appareil produisit un enthousiasme prodigieux: avec les
bataillons qu'il créa, sortirent de la capitale la plupart de ces hommes
qui, à peine réputés alors pour soldats, devaient quelques mois après
prendre place parmi les généraux et vaincre leurs anciens.

Les solennités les plus graves offrent toujours quelques disparates. Les
gens de la campagne, dont l'esprit n'était pas aussi développé que celui
du peuple des villes, ne comprirent pas tous l'objet de cet appareil;
plusieurs d'entre eux n'y virent qu'une cérémonie de la nature de celles
dont on amusait alors les badauds à la moindre occasion. Attirés par le
bruit du canon, et réjouis par les fanfares de la trompette, ils s'en
retournèrent très-satisfaits de la fête de _la patrie en danger_.



CHAPITRE VI.

Je suis employé à la fabrication des assignats.--Journée du 10
août.--Aventures particulières.--Massacres de septembre.--Anecdotes.--Je
fuis de Paris.


Le départ de _Monsieur_ avait renversé tous mes calculs; avec ma fortune
à venir, il m'enlevait, ainsi que je l'ai dit, une partie de ma fortune
présente. M. de la Porte, intendant de la liste civile, avec la famille
de qui j'étais lié, et chez qui j'allais depuis quelque temps, avait
bien l'intention de m'admettre dans son administration, mais il fallait
que l'occasion se présentât. Force me fut donc, en attendant, de
chercher dans mon industrie des ressources pour subvenir à l'entretien
de ma famille.

Le produit d'une pièce au Théâtre-Français était presque nul alors. Par
suite des réglemens que les membres de cette société n'avaient pas voulu
modifier, ce qui avait déterminé le plus grand nombre des auteurs à les
abandonner pour s'attacher au théâtre du Palais-Royal, non seulement la
part de l'auteur dans les produits de sa pièce était moindre qu'au
nouveau théâtre, mais l'auteur contribuait aux frais occasionnés par son
ouvrage dans une proportion égale à la part qui lui était attribuée dans
la recette. Ainsi le Théâtre-Français ayant fait à l'occasion de
_Lucrèce_ trente ou quarante mille francs de dépense, c'est-à-dire ayant
renouvelé entièrement ses décorations et ses costumes, mes droits
avaient été absorbés par cette dépense.

Je me retournai d'un autre côté. On organisait alors des bureaux pour la
confection des assignats. M. Delaitre, naguère intendant de la liste
civile, était un des chefs préposés à cette fabrication, qui exigeait un
nombre considérable d'employés. Il m'y fit donner une place peu
importante, mais qui me convenait fort, en ce qu'elle ne me prenait pas
plus de trois heures par jour, et que j'avais la faculté de m'y faire
remplacer quand je le jugeais à propos, ce qui s'accordait à merveille
avec mes habitudes peu sédentaires.

J'allai passer quelques jours à Saint-Germain, immédiatement après la
dernière visite que je fis à d'Esprémesnil. L'état dans lequel je
laissais Paris était fort inquiétant: les bruits les plus sinistres se
succédaient, se multipliaient avec une effroyable rapidité; le roi,
suivant les uns, devait, sous l'escorte des Suisses, se retirer à Rouen,
où commandait le duc de Liancourt. Suivant d'autres, ce n'était pas à
Rouen, mais au-delà des frontières que le roi devait être conduit par un
corps de dix mille nobles. Ses ennemis, se fondant sur ces bruits
accrédités par eux-mêmes, et se prévalant d'émeutes qu'ils provoquaient
pour proposer les mesures les plus outrageantes contre lui, on parlait
de la _suspension_ du roi, de sa déchéance, de son jugement même. Mais
comme ces bruits circulaient depuis plusieurs semaines, mes oreilles
commençaient à s'y faire, et je n'imaginais pas qu'une révolution fût
prochaine.

À parler franchement, je partageais assez l'opinion des gens qui des
événemens de la guerre attendaient le rétablissement de l'ordre. Sans
croire qu'à l'entrée des princes français sur notre territoire la
population entière se mettrait à genoux, il me semblait impossible
qu'elle les arrêtât long-temps, et que la libération du roi ne fût pas
la conséquence de leurs infaillibles succès.

Les espérances de notre parti étaient aussi folles que les projets de
l'autre étaient atroces; l'illusion même était portée à un tel point,
chez plusieurs individus, qu'ils indiquaient étape par étape la marche
des alliés sur la capitale. Martini, auteur de la musique du _Droit du
Seigneur_ et de celle de _la Bataille d'Ivri_, avec lequel je m'étais
lié chez Vigée, vint me trouver un matin pour me communiquer un projet
qui, disait-il dans son jargon quasi tudesque, ferait notre fortune.
«Les alliés vont entrer en France; dimanche prochain ils seront à
Longwi, le dimanche suivant à Verdun, et le dimanche d'après à Paris.
C'est réglé comme un papier de musique. Vous concevez bien, mon cher,
qu'arrivés ici on leur donnera des fêtes. La première chose qu'ils
feront, après avoir été à Notre-Dame, sera d'aller à l'Opéra. Je viens
vous proposer de faire ensemble un opéra pour la circonstance. Il n'y a
pas un moment à perdre. Vite, vite à l'ouvrage! Ce n'est pas moi qui
vous retarderai. Où sont vos paroles? ma musique est déjà faite.»

Pendant quatre ou cinq jours que je passai à Saint-Germain dans une
société qui, sans être indifférente aux intérêts publics, ne s'en
occupait pas exclusivement, j'avais presque oublié la fureur des partis
qui se provoquaient sur les débris de la royauté, dans la capitale. Le
10 août au matin, sans trop y songer, j'y retournais. La voiture
publique dans laquelle j'étais casse sur le pont du Pec. Prenant mon
parti, je poursuis ma route à pied. Comme j'entrais dans le bois du
Vésinet, un cocher qui conduisait une berline vide me propose d'y
monter. La chaleur était extrême; j'accepte, et pour un _corset_[30], me
voilà me carrant dans un équipage qui se trouve appartenir à quelqu'un
de ma connaissance, au marquis de Lucenai. Ne nous étant pas arrêtés à
Nanterre pour faire rafraîchir les chevaux, je n'avais recueilli aucun
renseignement sur l'état où se trouvait Paris. Je fus donc un peu
surpris, arrivé sur la hauteur de Courbevoie, de voir plusieurs groupes
de paysans qui de là regardaient cette grande ville avec une expression
de terreur. Voyant d'épaisses colonnes de fumée s'élever du côté des
Tuileries, je commence à croire que le jour de l'explosion est arrivé.

Les réponses que ces bonnes gens firent à mes questions me confirmèrent
dans cette idée, quoiqu'ils ne me donnassent aucun détail. Ils savaient
bien qu'on se battait, qu'on s'égorgeait au château, mais ils n'en
savaient pas davantage, les barrières étant fermées depuis le matin. «On
entre bien, disaient-ils, mais on ne sort pas.--Puisqu'on entre,
poursuivons notre chemin.» Le cocher fut de cet avis.

Comme on m'avait prévenu qu'un poste de garde nationale gardait la
barrière des Champs-Élysées, et qu'on nous questionnerait: «Laissez-moi
répondre, dis-je au cocher; mes papiers sont en règle, nous éviterons
ainsi toute perte de temps. Dites que vous êtes à moi.»

Nous arrivons à la barrière. «Arrêtez! crie un factionnaire en
guenilles; caporal! hors la garde!» Un caporal et quatre hommes viennent
me demander mon passeport; heureusement avais-je songé à prendre celui
que j'avais obtenu, comme patriote, sur le témoignage de mon boulanger
et de mon apothicaire, à ma section: je l'exhibe. On me demande à qui la
voiture: «À moi,» répondis-je, conformément à la convention. Je me
croyais tiré d'affaire, quand le caporal, qui en me quittant était allé
interroger le cocher, revient et me dit: «La voiture est à un marquis;
descendez, votre passeport est faux; venez au corps-de-garde, le
commandant décidera ce qu'on doit faire de vous.--Au corps-de-garde! au
corps-de-garde! répètent, avec un accent qui tenait de la fureur, les
soldats ou plutôt les forts de la halle qui lui prêtaient
main-forte.--Au corps-de-garde,» répartis-je, en affectant une sécurité
que je n'avais pas.

Le poste auquel on me conduisit était établi à gauche, dans une de ces
masses de pierres accumulées par Ledoux à l'entrée des Champs-Élysées,
dans une de ces cavernes qu'il appelait pavillons. «Commandant, dit le
caporal, voici un homme qui m'a l'air diablement suspect. Il dit que
cette voiture est à lui; le cocher dit, lui, qu'elle est à un marquis.
Un marquis! pourquoi ce titre n'est-il pas sur son passe-port? C'est un
aristocrate déguisé.--C'est un bon citoyen s'il y en a un, répond le
commandant en se jetant à mon cou; c'est l'auteur de _Marius_, c'est,
poursuivit-il avec une emphase qui m'eût fait rire en tout autre moment,
c'est l'auteur de ce vers superbe:

     Le peuple de tout temps fut l'appui du grand homme.

L'auteur d'un pareil vers peut-il être un aristocrate?--C'est vrai,
disent ceux des gardes nationaux qui étaient habillés, car tous ne
l'étaient pas.--Je vous réponds de lui,» ajouta le commandant. Puis, me
conduisant dehors: «Va-t'en, et crois-moi, va-t'en à pied, si tu ne veux
pas être arrêté de nouveau. La journée est terrible: les Marseillais ont
emporté les Tuileries d'assaut; le roi s'est réfugié à l'Assemblée;
l'exaspération du peuple est au comble; il égorge tout ce qui lui paraît
suspect; il a massacré de fausses patrouilles; il voit des aristocrates
partout. Si je n'avais été là, on te faisait un mauvais parti. Poursuis
ton chemin, sans laisser voir l'impression que feront sur toi les objets
que tu vas rencontrer, soit dans les Champs-Élysées, soit autour du
château. Adieu,» et m'embrassant de nouveau, il ordonna au factionnaire
de laisser sortir cet excellent citoyen.

Ces conseils étaient bons; aussi me venaient-ils d'un bon ami, de
Theurel, qui, commandant du bataillon de la Halle au Blé, par un hasard
des plus heureux pour moi, était venu occuper le poste où je le trouvai.
Je lui dus la vie, soit parce que, envoyé en prison, il m'eût été
difficile d'y arriver sain et sauf à travers une populace ivre de sang
et non rassasiée; soit parce que, si j'avais pu y arriver, j'y serais
probablement resté jusqu'au 2 septembre; et l'on sait quel fut, dans
cette effroyable journée, le sort des prisonniers.

Docile à ces conseils, je payai le cocher, en lui disant de se tirer
d'affaire comme il pourrait, et de faire à sa tête, puisqu'il n'avait
pas voulu faire à la mienne; puis, au lieu d'entrer à Paris, je me jetai
dans la grand'rue de Chaillot, où demeurait Mlle Contat, à qui j'allai
demander des nouvelles.

«Comment vous trouvez-vous dans ce quartier un pareil jour? me dit-elle
avec l'accent de l'effroi; venez-vous des Tuileries? étiez-vous à cette
horrible affaire?» Ses questions se succédaient avec une inconcevable
rapidité. «J'arrive de Saint-Germain, répondis-je. Je ne sais
qu'imparfaitement ce qui s'est passé ici; veuillez me mettre au
courant.» Par un récit des plus animés, elle m'apprit bientôt ce qui
s'était passé, non seulement dans la matinée, mais pendant l'affreuse
nuit qui avait précédé ce jour plus affreux. «Tout est perdu,
ajouta-t-elle; les brigands sont les maîtres, quel sera le terme des
massacres? que deviendrons-nous?»

Je voulais passer outre; elle s'y opposa: «Dînez avec moi, me dit-elle.
Le premier emportement tombé, il y aura moins de risque à rentrer dans
Paris, puisque vous voulez y rentrer.» Je restai chez elle jusqu'à cinq
heures.

L'horrible spectacle que celui qui s'offrit à moi depuis la place Louis
XV jusqu'au pont Royal! Dans les fossés de la place, je vis d'abord
plusieurs têtes, que, las de s'en amuser, les assassins avaient
abandonnées comme on abandonne une boule quand on est las de jouer aux
quilles. Les Tuileries étaient ouvertes à tout le monde; mais, vu les
scènes qui venaient de s'y passer, et les acteurs qui remplissaient ce
sanglant théâtre, elles étaient plus fermées pour moi que jamais. Je
suivis le quai, pour éviter l'aspect du carnage, mais le carnage avait
débordé jusque-là; le quai était jonché de cadavres, dont le nombre
s'accroissait de ceux qu'on y précipitait à chaque instant de la
terrasse du jardin, aux acclamations de ces individus qui se
transportent et fourmillent partout où il y a quelque chose à voir;
engeance qui disparaît dans les jours paisibles, mais qui, dans les
circonstances extraordinaires, à l'occasion d'une fête ou d'un supplice,
sort de dessous le pavé; engeance qui n'est ni bonne ni méchante, mais
qui, essentiellement curieuse, parut si souvent, pendant le cours de la
révolution, sanctionner par sa présence les actes qui lui inspiraient le
plus d'horreur.

Il est à remarquer que, dans cette terrible journée, le massacre ne
s'étendit guère au-delà des limites du Carrousel et ne franchit pas la
Seine. Partout ailleurs je trouvai la population aussi tranquille que
s'il ne s'était rien passé. Dans l'intérieur de la ville, le peuple
montrait à peine quelque étonnement. On dansait dans les guinguettes.

Au Marais, où je demeurais alors, on n'en était qu'à soupçonner le fait.
Comme à Saint-Germain, on se disait qu'il y avait quelque chose à Paris,
et l'on attendait patiemment que le journal du soir dît ce que c'était.
Au reste, il en a été ainsi aux époques les plus orageuses de la
révolution, à ses péripéties les plus tumultueuses: le mal à
l'accomplissement duquel participaient des habitans de tous les
quartiers n'agitait pas tous les quartiers; il se concentrait
ordinairement autour du local occupé par la législature, ou autour de
celui où siégeait la commune, qui fit long-temps la loi aux
législateurs.

On sait quelles furent les suites du 10 août. Louis XVI ne sortit de la
salle où il était entré libre et roi, que dépouillé de la royauté et de
la liberté. Le décret qui les lui ravissait fut discuté et rendu en sa
présence même: on préludait, par la déchéance du monarque, à la
destruction de la monarchie.

Aux assassinats illégaux succédèrent les assassinats juridiques, et ce
ne sont pas les moins odieux. Traduits devant un tribunal spécial, les
défenseurs du roi furent envoyés à l'échafaud. Les prisons cependant se
remplissaient de nobles suspects et de prêtres réfractaires: c'était un
avis pour quiconque avait été attaché à la maison des princes. On
m'engageait à me cacher. Convaincu dès lors que l'excès de méfiance,
comme l'excès de confiance, avait ses inconvéniens, je pris un parti
mitoyen: sans abandonner ma place à la fabrication des assignats, je
cessai de résider à Paris; j'y venais tous les matins à l'heure du
travail, et, le travail fini, je retournais chez ma mère, qui s'était
retirée à Maisons près Charenton.

Les anciens passeports ayant été infirmés, je m'en fis délivrer un
nouveau, moyennant trente sous, par le greffier de la mairie de
l'endroit, honnête tailleur qui m'avait raccommodé un habit, et me
certifia domicilié dans sa commune. Grâce à cette pièce, je circulai
librement dans les circonstances les plus difficiles, comme on le verra.

Le parti qui disputait les profits du 10 août aux Girondins, auteurs de
cette révolution, ne négligeait cependant rien pour en aggraver les
conséquences. Dans le but de se saisir de tous les partisans de la cour,
la commune de Paris, où il dominait et qui dominait l'Assemblée
législative, avait ordonné des visites domiciliaires, par un arrêté que
les législateurs avaient converti en décret. Ce décret fut aussitôt mis
à exécution.

Bien qu'on eût augmenté leur nombre et leur capacité en convertissant
d'anciens couvens en maisons de détention, les prisons étaient
encombrées de prévenus qu'on y entassait journellement. Que faire de
tant de prisonniers? On résolut de les exterminer en masse et d'un seul
coup.

La nouvelle de la prise de Verdun fut le signal de ce massacre. Sous
prétexte qu'en partant pour la défense des frontières ils ne voulaient
pas laisser la capitale en proie aux vengeances des aristocrates, des
bandes d'assassins, qui se donnaient pour patriotes, coururent aux
maisons où les nobles et les prêtres étaient enfermés, et les égorgèrent
après leur avoir fait subir une espèce de procès devant un tribunal
formé aussi d'assassins. À l'Abbaye, aux Carmes, au Châtelet, à Bicêtre,
à la Salpétrière, à la Force, aux portes de toutes les prisons enfin, se
tinrent pendant cent heures ces horribles assises, et, pendant cent
heures, des charrettes, où les corps de leurs victimes étaient
amoncelés, les portèrent hors de la capitale, où on les jetait pêle-mêle
dans des carrières abandonnées. Plusieurs fois je rencontrai, sur la
route de Charenton, les tombereaux partis de la Force pour aller remplir
les insatiables catacombes de cette contrée. Une pluie de sang, dont la
trace, commençant à la prison, se prolongeait jusqu'à ce village après
s'être mêlée aux boues du faubourg Saint-Antoine, attestait le passage
continuel de cet horrible convoi. Une fois, j'en frissonne encore, assis
sur un monceau de cadavres, deux monstres, qui guidaient une de ces
boucheries ambulantes, déjeunaient tranquillement du pain qu'ils
rompaient de leurs mains sanglantes, tout en s'abreuvant d'une liqueur
que l'imagination la plus froide pouvait ne pas prendre pour du vin. À
l'horreur que vous fait le récit de ce spectacle, jugez, lecteur, de
celle j'ai éprouvée, de celle que j'éprouve, moi qui l'ai vu, moi qui le
vois!

Le 2 septembre, au son du tocsin, au bruit de la générale, prévoyant les
conséquences de nos défaites, dont la nouvelle se criait dans toutes les
rues, je m'étais mis en route pour Maisons. Arrivé à la barrière, je
trouvai le chemin fermé. Un _sans-culotte_, non pas de nom seulement, un
_sans-culotte_ dans toute la vérité du terme, y était en faction, le
sabre à la main. Cela m'inquiétait un peu. Une femme qui, malgré la
mesquinerie de sa toilette, ne me semblait pas appartenir à la classe
inférieure, était en explication avec cette singulière sentinelle;
j'écoutai leur colloque pour me régler sur ce que j'entendrais. «On ne
passe pas, madame, lui disait ce brave, en lui faisant une barrière du
plat de son sabre.--Mais, monsieur, je vais chez moi, à Bercy.--Votre
passeport?--Le voilà.--Est-il visé à la section?--Je ne suis pas de
Paris; je vais à Bercy, vous dis-je.--Allez faire viser votre passeport
_aux Enfans Trouvés_.--Mais, monsieur...--Pas de raison,» ajouta-t-il en
jurant et en lui présentant la pointe de son arme.

Peut-être, me dis-je, ce héros ne sait-il pas lire. Pour m'assurer du
fait, je m'avance hardiment, «Votre passeport?--Le voilà, répondis-je,
en le présentant à rebours à ce factionnaire, qui le regarde avec
attention sans le mettre dans son bon sens.--Il faut qu'il soit
visé.--_Aux Enfans Trouvés?_ Vous voyez bien que rien n'y manque,»
répliquai-je, en lui montrant la signature que l'officier public y avait
apposée, et un large cachet qui représentait, non pas le timbre de la
commune de Maisons, mais la première lettre du nom de l'honorable syndic
de son administration municipale. J'avais deviné juste. La barrière de
fer s'abaissa devant ces respectables caractères. «C'est bien, camarade,
tu peux passer, me dit en souriant le geôlier d'une des cent portes de
la plus grande prison qui fût alors en France.»

Le lendemain je repassai par la barrière; mon premier soin fut d'aller
_aux Enfans Trouvés_ me mettre en règle. Revenus à Paris, revenons sur
les horreurs dont cette malheureuse cité était le théâtre. On ne peut se
les exagérer. Ce n'était plus seulement à la porte des prisons que le
sang coulait. Partout où la populace rencontrait un Suisse ou un
malheureux réputé pour tel, il était assassiné sur-le-champ; son corps
était traîné dans la fange par des bourreaux, et sa tête, fichée au bout
d'une pique, était promenée de rue en rue, comme celle de l'infortunée
princesse de Lamballe. Ainsi de toutes parts les cadavres venaient
s'offrir aux yeux de ceux qui les fuyaient. Passant par inadvertance
devant celle des entrées de l'hôtel de la Force qui donne sur la rue
Culture-Sainte-Catherine, je vis le vaste portique de cette prison
rempli dans toute sa capacité, jusqu'à hauteur d'homme, de corps
amoncelés. Forcé de revenir dans ce quartier le lendemain, et croyant,
en évitant de passer par la même rue, ne plus revoir ce spectacle, j'en
rencontre un plus horrible encore à celle des portes de la même prison
qui donne sur la rue Saint-Antoine. Armés de massues à battre le plâtre,
des misérables, postés des deux côtés du guichet, attendaient à la
sortie les prisonniers pour les assommer; et la foule hébétée
encourageait par ses acclamations ces actes de férocité, où elle ne
voyait que des actes de justice.

Cependant on détruisait de toutes parts les attributs de la royauté.
Renversées de leur base, les statues des rois tombaient en tonnant sur
le pavé qu'elles enfonçaient. Celle de Henri IV même, celle devant
laquelle le peuple, au commencement de la révolution, avait exigé qu'on
fléchît les genoux, se brisait sous les outrages du peuple; tant la
révolution avait dépassé son but! On conçoit que l'effigie de Louis XIV
n'ait pas été plus respectée. Le grand roi se vengea dans sa chute. De
la main de bronze qu'il étendait sur la place Vendôme, il écrasa un des
misérables qui le détrônaient. C'était tomber en roi. «Ainsi sont les
tyrans, disaient les orateurs de la canaille; leurs simulacres même sont
à craindre pour le peuple.»

Quand les égorgeurs furent las de tuer, ou plutôt quand il n'y eut plus
personne à égorger, les barrières se rouvrirent, et la libre
communication entre la capitale et les départemens se rétablit. «Ces
flots de sang sont toujours sous mes yeux, dis-je à ma mère; ils me
poursuivent, ils me talonnent, ils m'enveloppent comme la marée
montante. Je ne saurais rester au milieu du meurtre et des meurtriers;
je ne saurais rester plus longtemps en France: je pars pour
l'Angleterre.--Tu feras bien,» me dit ma mère, qui craignait ou de me
voir jeter en prison, ou de me voir contraint à marcher contre les
princes.

Mon plan de campagne est aussitôt arrêté. Nous décidons que je me
rendrai d'abord à Amiens, où je déposerai ma femme dans la maison de son
père, et que de là j'irai à Londres, où je prendrai conseil des
événements.

Les préparatifs de mon voyage furent bientôt faits; le bagage que
j'emportais en Angleterre n'était pas beaucoup plus lourd que celui que
Sterne apporta en France. Je chargeai ma femme, qui approuva ma
résolution, de me le faire parvenir à Amiens; et le 5 septembre, à cinq
heures du soir, me voilà en route pour Saint-Germain où je vais à pied,
et d'où je comptais me rendre à Beauvais par Pontoise, à pied aussi, les
voitures publiques n'ayant pas encore repris leur service.

J'arrivai à Saint-Germain à la nuit. Après avoir raconté ce qui s'était
passé à Paris, j'exposai ce que je voulais faire. On ne contraria pas
une détermination fondée sur de si graves intérêts, et le lendemain
matin, m'arrachant à cette famille que j'aimais, et qui m'aimait comme
la mienne, je me dirigeai à travers la forêt vers Pontoise, ou plutôt
vers Londres, ne doutant pas que tous les obstacles dussent s'aplanir
devant un passeport minuté et signé par GRUMEAUD, secrétaire ou greffier
de la commune de Maisons près Charenton.



LIVRE IV.

DU 5 SEPTEMBRE AU 20 DÉCEMBRE 1792.



CHAPITRE PREMIER.

Voyage à travers champs.--Contraste singulier.--J'arrive à Amiens.--Je
pars d'Amiens pour Boulogne.--Aventures qui ne sont rien moins que
tragiques.


Je ne crains pas la solitude; bien plus, je l'aime quand elle ne m'est
pas imposée. Rien ne m'est plus doux que de vivre isolé au milieu des
êtres qui me sont chers, et dont je me sens entouré, mais non pas
pressé; savoir qu'ils sont là, et que je puis à mon caprice les
rapprocher de moi ou me rapprocher d'eux, c'est être avec eux. C'est un
bonheur pour moi de les avoir à ma portée comme les livres de ma
bibliothèque, comme mes livres favoris, parmi lesquels je médite souvent
à toute autre chose qu'à ce qu'ils contiennent, mais dont je jouis par
cela seul que je puis les feuilleter à ma fantaisie.

L'isolement dans lequel j'allais me jeter n'était pas de cette nature;
c'était peut-être pour toujours que j'allais me séparer de tout ce qui
m'était cher. L'adieu que je leur disais était peut-être un éternel
adieu. Cette réflexion m'arracha des larmes. Néanmoins, à huit heures du
matin je me remis en route. Le temps était superbe. La forêt est
magnifique; elle me prêta son ombre jusqu'à Conflans-Sainte-Honorine. Là
je passai la Seine, et je me rendis ensuite à Pontoise, où j'arrivai à
midi, tantôt courant, tantôt marchant, toujours rêvant.

Tout en dînant à je ne sais quelle auberge, je demandai le chemin le
plus court pour gagner Beauvais. On m'en indiqua un qui abrégeait de
deux ou trois lieues; en le suivant on n'en aurait guère que dix à
faire. Espérant que le reste de la journée me suffirait pour cette
course, je me jette dans des chemins de traverse, et prenant toujours le
plus court, de village en village, j'arrive au jour tombant dans un
hameau nommé Fleury.

J'étais encore à six lieues de Beauvais. L'épicier du lieu, si l'on peut
donner ce nom à un marchand qui vendait de tout, excepté des épices,
l'épicier du lieu, chez qui j'entrai pour prendre des renseignements, me
les donna avec obligeance, me nommant tous les endroits par lesquels je
devais passer, et entre autres un village qui porte un nom éminemment
empreint de féodalité, Saint-Jean messire Garnier. Il m'engagea
toutefois à ne pas aller plus loin. «De jour,» me dit-il, «vous vous en
tireriez facilement; mais de nuit vous pourriez vous égarer, et vous ne
rencontreriez personne pour vous remettre dans votre route.» «Mais où
coucher?» «À l'auberge.» «Et où est l'auberge?» «Ici.» «Vous auriez une
chambre à me donner?» «Celle où vous êtes;» et ouvrant une alcôve ou
plutôt une armoire pratiquée dans la boutique même entre deux
compartiments remplis de chandelles et de fromages, et cachée sous un
placard de papier, il me fait voir un lit, le seul dont il pût disposer
sans obliger quelqu'un de sa famille à coucher à l'étable.

J'avais fait plus de dix lieues dans la journée. «Demain, me dis-je, en
partant avant le jour, je regagnerai le temps perdu. Couchons ici; je
n'en serai pas moins dans vingt-quatre heures à Amiens, comme je l'ai
résolu.» Je me rendis en conséquence aux sages conseils de mon hôte.
Soupai-je seul? soupai-je avec sa famille? soupai-je même? je ne m'en
souviens pas. J'avais, je crois, plus besoin de dormir que de manger; et
l'on n'en doutera pas quand on saura que je dormis du sommeil le plus
profond dans le plus mauvais lit qui fût dans le département de
Seine-et-Oise ou dans le département de l'Oise, car je ne sais pas au
juste auquel des deux appartient Fleury.

Avant de rêver les yeux fermés, je rêvai quelque temps les yeux ouverts,
repassant dans ma mémoire ce que j'avais vu dans la semaine. Quel
contraste entre les scènes tumultueuses qui ensanglantaient la capitale
et la tranquillité qui régnait dans les campagnes que je venais de
parcourir et dans le hameau où je me reposais! La sensation que
j'éprouvais à ces réflexions m'est encore présente. Telle est celle que
produisit en moi, à la première lecture de l'épopée du Tasse, l'épisode
d'Herminie et le tableau de la paix dont les pasteurs jouissent sur les
bords du Jourdain, pendant que la guerre déchaîne ses fureurs sous les
remparts de Solyme. Ainsi que ces pasteurs, les villageois qui
m'accueillaient ignoraient tout ce qui se passait dans les villes; et
comme j'en acquis la certitude par des questions adroitement faites, non
seulement ils ne connaissaient pas la nouvelle révolution qui se
consommait, mais ils ne savaient même pas ce que c'est qu'une
révolution; chose surprenante, mais concevable, si l'on songe que Fleury
est à six lieues de toute ville, et qu'il est placé au milieu des
terres. Les vociférations de la populace, l'appel des tambours, le son
des cloches, le bruit du canon, ne m'atteindront point ici, dis-je en
fermant les yeux.

Il y avait quelques heures que je dormais, quand un vacarme effroyable,
produit par les instrumens et les chants les plus discordans, se fit
entendre autour de la maison et m'éveilla en sursaut. Me serais-je
trompé? disais-je en me frottant les yeux. Ce village aurait-il aussi
ses jacobins, ses cannibales? voilà bien leurs chants de mort, leur
musique barbare. À qui en veulent-ils? n'est-ce pas à moi? rien n'est
plus probable. Ils ont attendu que je fusse au lit pour me saisir plus
facilement; les voilà, ils entrent pour me prendre.

En effet, ma porte s'ouvrait. «Levez-vous, Monsieur, levez-vous vite, me
dit mon hôte.--Pourquoi? qu'y a-t-il?--Un charivari, Monsieur, un
charivari.»

Le mariage d'un jeune homme et d'une vieille femme mettait en effet sur
pied cette population villageoise. Armée de poêles, de poêlons, de
chaudrons, de casseroles, que les femmes faisaient résonner sous leurs
pincettes, et de cornets à bouquin, dans lesquels les vachers
soufflaient de toutes leurs forces, elle célébrait de la manière la plus
bruyante une noce des plus ridicules. Ces bonnes gens riaient, pendant
qu'à dix lieues de là des milliers de familles étaient dans les larmes;
ces bonnes gens se divertissaient, pendant que Paris était plongé dans
le deuil et dans l'effroi!

On se lasse même de s'amuser. Au bout d'une demi-heure, nos
carillonneurs s'aperçurent qu'ils avaient envie de dormir, et laissèrent
dormir les autres. Je repris mon somme, qui ne cessa qu'au moment où le
maître de la maison, pressé du besoin de rouvrir sa boutique, vint
m'annoncer qu'il était jour. Cette fois je me levai, et après avoir
soldé mon compte, qui, tout enflé qu'il était, n'égalait pas le
pour-boire d'un garçon de restaurateur de Paris, me voilà sur le chemin
de Beauvais.

À Beauvais non plus on ne s'occupait guère de ce qui se passait à Paris.
On savait bien qu'on s'y égorgeait; mais qu'y faire, quand ce ne serait
pas pour le mieux? Privés de nouvelles par la clôture des barrières, les
compatriotes de Jeanne Hachette attendaient patiemment qu'elles se
rouvrissent pour juger de l'à-propos de ces massacres. En attendant,
rien de changé chez eux; les choses y allaient le même train que la
veille, et n'y allaient pas mal, autant que j'en pus juger à la peine
que j'eus à traverser leur marché encombré de chalands, de marchands et
de marchandises. Ce sont les seuls obstacles que je rencontrai là. Pas
de gardes à l'entrée de la ville, pas de gardes à la sortie.
L'inquisition révolutionnaire n'était pas encore organisée. Personne ne
me demanda mon passeport.

Après avoir déjeuné, j'en avais besoin, et fait, comme de raison, une
visite à la cathédrale sans nef, et qui n'en est pas moins une
merveille, je me dirigeai sur Breteuil, bourg où la route de Beauvais
rejoint celle de Paris à Amiens. Ce voyage fut moins agréable que celui
du matin. De Fleury à Beauvais, j'avais couru à travers un pays
charmant, et pour ainsi dire de bocage en bocage; de Beauvais à Breteuil
je suivis, entre deux lignes de pommiers rabougris, une route des plus
ennuyeuses, une grande route enfin.

J'étais arrivé au point où les deux chemins se joignent, et je n'avais
pas rencontré une seule voiture de voyage. Fatigué par l'ennui plus que
par la marche, je commençais à trouver le chemin long, quand les
claquements d'un fouet de poste se firent entendre à mon oreille. Il
était trois heures; j'avais encore sept lieues, sept grandes lieues à
faire pour arriver à Amiens. Les portes s'y fermaient à la chute du
jour. Me serait-il possible de faire ces sept lieues sans dîner? Et si
je m'arrêtais pour dîner, me serait-il possible d'arriver à Amiens avant
l'heure fatale?

La voiture cependant approchait; je cours à sa rencontre. À mes signes,
le postillon s'arrête. Je me présente à la portière. «Quoi! c'est vous,
mon cousin? me dit le maître de la voiture en abattant la glace.--C'est
vous qui nous faites cette peur-là? dit la dame qui voyageait avec lui,
et qui se trouvait être ma cousine; et par quel hasard vous trouvez-vous
sur la grand'route, si loin de Paris, et si peu près d'Amiens?--Je vous
conterai cela; mais sachez ce que je venais demander aux voyageurs,
quels qu'ils fussent, que j'ai enfin le bonheur de
rencontrer.--Qu'est-ce?--Ce n'est pas la bourse ou la vie, mais la
permission de prendre place sur un strapontin, en payant un cheval,
comme de raison.» Ce dernier article seul fut l'objet d'une difficulté:
on me céda pourtant par pitié autant que par politesse, car je n'en
voulus point démordre, et j'étais évidemment fatigué: ainsi, au rebours
du médecin de village, j'achevai en poste le voyage que j'avais commencé
à pied.

Cette voiture était la première voiture de poste qui fût sortie de Paris
depuis sept jours.

Arrivé à Amiens, je fis connaître l'intention où j'étais de passer en
Angleterre. Au bout de quelques jours, on me dit qu'un voiturier
n'attendait, pour retourner à Boulogne-sur-Mer, qu'un quatrième
voyageur. Mon bagage était arrivé. Le 12 septembre je me mis en marche.

J'étais dans un âge où les impressions sont plus vives que durables. Si
un officieux ne se fut pas occupé de me faire partir, peut-être ne
serais-je pas parti; peut-être aurais-je attendu à Amiens, où tout était
tranquille, que le calme rétabli à Paris me permît de retourner, sans
trop de risques, dans cette ville où tant d'affections me rappelaient.
Le hasard, qui pour les trois quarts du temps arrange ou dérange tout,
décida de moi en cette circonstance, et ce n'est ni la première ni la
dernière fois que sa volonté m'a dispensé d'en avoir une.

Ici je m'embarque dans des aventures un peu moins sérieuses que celles
qui les ont précédées et que celles qui les suivront; mais elles n'en
sont pas moins véridiques. Elles ne seraient pas déplacées dans un
chapitre de _Tom-Jones_: mais est-il rien de plus vrai que _Tom-Jones_?

Notre voiture ressemblait fort à celles qu'on appela depuis _coucous_.
J'y avais pour compagnons de voyage une jeune femme, son fils, enfant de
huit à neuf ans, et un jeune homme de vingt-cinq à vingt-six. La dame,
comme de raison, prit une des places du fond; le monsieur, par droit
d'antériorité d'inscription, se plaça à côté d'elle; l'enfant et moi,
nous occupâmes sur le devant une banquette sans dossier. Nous ne nous
connaissions ni les uns ni les autres; mais des voyageurs ont bientôt
fait connaissance. Quoi de plus propre à établir l'intimité, que les
rapprochemens inévitables en voiture? En peu d'heures on s'est deviné;
au bout d'un jour on s'aime ou l'on se hait à la rage.

Nous allions à petites journées, le cocher s'arrêtant pour faire dîner
ses bêtes et nous laisser dîner nous-mêmes. Nous fîmes notre première
station à Pecquigny. Là, sans savoir nos noms, nous savions déjà quelle
était l'humeur de chacun de nous, et même quel intérêt nous faisait
courir les grands chemins.

La dame allait, comme moi, à Londres, quittant, comme moi, la France,
par horreur de ce qui s'y passait. Le monsieur retournait chez lui,
moins dans un intérêt politique que dans un intérêt de santé; la sienne
se trouvant compromise par la multiplicité de ses bonnes fortunes, il
allait respirer l'air natal et se mettre au lait par ordre des médecins,
qui l'envoyaient en Picardie, comme on envoie un cheval au vert, pour se
refaire.

La femme la plus indulgente devient maligne auprès d'un homme ridicule.
J'avais reconnu à certains mouvemens de deux genoux sur lesquels on
m'avait permis de m'appuyer, que les travers du Lowelace de
Boulogne-sur-Mer n'échappaient pas à la pénétration de notre compagne.
D'ailleurs, il ne négligeait rien pour soutenir vis-à-vis d'une jolie
femme le caractère qu'il se donnait. Galant et fat tout à la fois comme
le héros de la diligence de Joigny, c'était le type de toutes les
caricatures de Picard, qui, s'il ne l'a pas vu, l'a deviné.

Pendant le dîner, la confiance augmentant en raison de l'ancienneté de
la connaissance, nous échangeâmes des confidences plus complètes. La
dame, j'ai oublié son nom, la dame qui, en qualité de veuve, n'était
comptable à personne de ses actions, nous fit entendre que son coeur
l'entraînait au-delà du détroit où un autre coeur l'appelait, et tout en
parlant elle pressait sur son coeur un médaillon d'or large comme le
balancier d'une ancienne pendule, lequel était suspendu à son cou par un
cordon de cheveux. Cela me fit songer que je quittais un bonheur égal au
moins à celui qu'elle allait chercher, et je poussai un soupir. «Vous
souffrez?» me dit-elle. Remontés en voiture, elle compatit de nouveau à
la gêne où j'étais sur ma banquette, et me reprochant la discrétion qui
depuis mon soupir me portait à me jeter en avant quand je pouvais
trouver en arrière un appui, elle exigea le soir ce qu'elle n'avait fait
que permettre le matin, et malgré les cahos la voiture me parut douce.

Nous soupâmes à Abbeville, et nous soupâmes assez gaîment, grâce à notre
camarade, qui, sans trop s'en douter, jouait pour nous, depuis notre
départ, une comédie qui ne devait finir qu'à notre arrivée. Après le
souper nous nous retirâmes par couples, la dame errante dans une chambre
à deux lits pour elle et pour son fils, moi dans une chambre à deux lits
aussi, dont l'un fut occupé par notre aimable compagnon.

Avant de nous congédier, la dame, tout en jasant, se débarrassa de ses
bijoux et détacha de son cou le médaillon mystérieux. Nous la priâmes de
nous laisser voir ce qu'il contenait. Cédant à nos instances après
quelques difficultés, elle fit jouer un ressort: un portrait parut, et
je vis avec quelque plaisir que ce portrait ressemblait moins au plus
beau qu'au plus honnête homme du monde.

La dame ne nous permit pas d'assister au reste de sa toilette, mais en
revanche j'assistai à celle de mon camarade de chambrée. J'eus le
plaisir de le voir dépouiller l'une après l'autre toutes les pièces de
son ajustement. La friperie du vicomte de Jodelet n'était pas plus
compliquée. Qu'on s'imagine un manteau enveloppant une redingote
boutonnée sur un habit recouvrant une veste sous laquelle une camisole
se nouait par dessus une chemise qui cachait un gilet de flanelle, et
l'on n'en aura pas fait l'inventaire en totalité.

Après avoir déposé dans un chapeau à cornes le faux toupet qui masquait
les lacunes ou plutôt les clairières que la main des plaisirs avait
faites dans sa chevelure d'un blond un peu ardent, et avoir remplacé ce
toupet par un bonnet à coiffe garnie de mousseline et ceinte d'une
fontange, il passa sous ses rideaux et ne parla plus que pour se
plaindre de la dureté de son lit.

Je n'avais pas vu ce coucher sans rire. Je ris bien davantage au lever,
quand, après avoir endossé l'une après l'autre les pièces dont j'ai fait
ci-dessus l'énumération et d'autres dont je n'ai pas parlé, il voulut
procéder à sa toilette de tête; je l'entends jeter tout à coup des cris
lamentables; plus de toupet dans le chapeau! Se glissant par la
chatière, une chatte qui avait mis bas pendant que nous dormions s'était
emparée de cette quasi-perruque, et après l'avoir crépée et recrépée, ou
plutôt cardée et recardée, elle en avait fait un matelas pour sa
naissante famille. C'est au moment où elle allait chercher un fagot,
qu'avertie par des miaulemens, la servante retrouva cette autre toison
d'or sous minette dans un coin du bûcher.

Nous fîmes d'autant plus gaîment la route d'Abbeville à Montreuil où
nous dînâmes, que le propriétaire de la perruque paraissait plus affligé
de sa mésaventure, quoiqu'il fût rentré dans sa propriété. Le dîner
néanmoins le remit en bonne humeur, et rétablit la confiance entre nous.

À mesure que nous approchions de Boulogne, la dame et moi nous
réfléchissions cependant à ce que nous allions y faire. Nous nous
demandions réciproquement des conseils. «Le syndic de la commune, nous
dit le tiers qui nous écoutait, est mon propre frère. C'est un homme
très-obligeant et de plus très-bien pensant. Je vous présenterai à lui;
il visera vos passeports ou vous en donnera de nouveaux si les vôtres ne
sont pas en règle.» Je n'entendis pas cela sans plaisir, parce qu'il me
semblait que je pouvais être muni d'un passeport plus valide encore que
celui qui m'avait été délivré par GRUMEAUD, tailleur et greffier à
Maisons près Charenton. Quant à la dame, elle était encore moins en
règle que moi, car elle n'avait pas même un mauvais passeport.

Arrivés à Boulogne, notre compagnon, devenu notre protecteur depuis que
nous avions franchi la porte de la ville, descendit chez le procureur
syndic même. «Descendez avec moi, nous dit-il, votre affaire s'arrangera
tout de suite, et vous pourrez partir dès ce soir.» Nous le suivons, et
nous voilà dans le cabinet de M. le procureur syndic.

Cette magistrature était alors confiée à un des hommes les plus prudens
qui aient existé depuis Ulysse de prudente mémoire, à un homme qui, tout
en servant le parti qui règne, sert d'avance le parti qui règnera, à un
homme qui, pendant quarante ans, n'a pas cessé de remplir des fonctions
publiques. M. le procureur syndic nous reçut avec beaucoup de politesse,
trouva notre résolution très-naturelle, gémit avec nous d'une révolution
qui enlevait le sceptre à la race de saint Louis, pour le livrer à des
scélérats qu'il était obligé de servir. «Que ne suis-je à votre place!»
disait-il en soupirant; puis il me demanda mon passeport pour le viser.
Je le lui présente: «Et vous voulez vous embarquer avec ce chiffon-là?
avec un chiffon griffonné par un greffier de village!--De village ou de
ville, il n'en a pas moins le droit de donner des passeports.--Sans lui
contester ce droit, je me bornerai à vous faire observer que ce
passeport est pour l'intérieur; qu'il ne vous autorise pas à sortir du
royaume.--Il ne me le défend pas non plus, Monsieur: mais vous n'avez
pas de temps à perdre; abrégeons la discussion. Si vous ne pouvez pas
viser ce passeport, soyez assez bon pour m'en donner un autre.--Je le
désirerais; mais dans la situation actuelle des choses, c'est
impossible; cela me compromettrait; on m'accuserait de favoriser
l'émigration. Voyez où cela me mènerait.--Que faire donc?--Partir sans
passeport; rien n'est plus facile. On vous en donnera les moyens à
l'auberge, _au Lion d'Argent, chez d'Ambron_. Toutes les nuits des
barques transportent de l'autre côté du détroit, par centaines, des gens
qui sont dans le même cas que vous. Nous n'autorisons pas ces évasions,
mais nous ne les empêchons pas.»

Après tout, nous ne pouvions pas exiger davantage de M. le procureur
syndic. Nous prîmes congé de lui. Son frère nous reconduisit à notre
voiture, et après nous avoir souhaité une bonne santé, un bon voyage:
_Au Lion d'Argent_, dit-il au cocher; et le cocher nous conduisit _au
Lion d'Argent_.

Chemin faisant nous avions réglé, la dame et moi, ce que nous devions
faire dans l'intérêt commun. Ma compagne de voyage craignait le
scandale, et craignait aussi de passer la nuit seule avec un bambin,
dans une chambre mal fermée. «Comme le sera certainement la vôtre,» lui
dis-je. Nous convînmes donc, pour concilier les intérêts de la peur avec
ceux de la convenance, que nous serions frère et soeur _au Lion
d'Argent_, que son fils coucherait auprès d'elle et lui servirait de
garde-du-corps, et qu'un paravent déployé autour d'eux leur ferait dans
notre chambre commune une chambre particulière.

L'arrangement était d'autant mieux conçu, que d'Ambron se trouva n'avoir
qu'une chambre à nous donner. Tout s'exécuta comme il avait été convenu;
et quoique nos sentimens ne fussent peut-être pas tout-à-fait aussi
innocens que ceux qui nous étaient prescrits par la qualité que nous
prenions, nous n'étions vraiment que frère et soeur quand, après trois
jours d'attente, nous nous embarquâmes pour Douvres.



CHAPITRE II.

Trajet de France en Angleterre.--Séjour à Douvres.--Rencontre
quasi-romanesque.--J'arrive à Londres.--Anecdotes.


Je n'ai pas perdu la mémoire de l'engagement que j'ai pris avec le
lecteur et avec moi-même; je n'écris pas un roman. Si donc il se trouve
dans les incidens de ce voyage certains faits de caractère tant soit peu
romanesque, qu'on n'en accuse pas mon imagination, mais le hasard qui
dans ses jeux se plaît quelquefois à procéder dans l'ordre qu'eût adopté
la combinaison du romancier. C'est un peu pour le prouver que je
consigne ici cet épisode, qui ne se rattache que légèrement à des
intérêts publics.

Dans les instructions envoyées de Londres à ma soeur improvisée,
l'heureux mortel dont elle colportait l'effigie lui recommandait de
s'adresser, pour ce qui concernait le passage, au capitaine
Descarrières, commandant de paquebot. Notre premier soin fut donc de
nous informer de ce capitaine. Il était en mer, et ne devait revenir que
le lendemain ou le surlendemain. Il fallut prendre patience. Nous
employâmes notre temps le mieux possible, si l'innocence est ce qu'il y
a de mieux au monde, le tuant aussi gaiement qu'on le peut entre frère
et soeur, parcourant la ville, visitant le port, gravissant les falaises,
du haut desquelles nous apercevions celles qui ceignent l'Angleterre, et
qu'à leur blancheur on prendrait de là pour les murailles d'une immense
citadelle; mais dans ces courses pendant lesquelles son bras
s'enchaînait au mien qui lui servait souvent d'appui, ne pensant
peut-être pas assez elle à ce qu'elle allait rejoindre, moi à ce que
j'avais quitté. Le plus âgé de nous avait à peine vingt-six ans; c'eût
été notre excuse si nous, en avions eu besoin.

Le surlendemain de notre séjour, au retour d'une promenade, on nous
annonça que le capitaine Descarrières était arrivé, et qu'il viendrait
nous voir avant de partir, car il devait retourner à Douvres ce soir
même. Un moment après, il vint en effet conférer avec nous. «N'ayant
point de passeport, vous ne pouvez, nous dit-il, passer sur mon bord.
N'importe, vous serez à Douvres demain matin. Plusieurs personnes qui
sont dans le même cas que vous doivent aller rejoindre, à une lieue
d'ici, une barque que j'ai fait mettre à leur disposition. À dix heures
du soir, un homme de confiance viendra vous prendre et vous conduira au
rendez-vous malgré les garde-côtes, dont vous tournerez les postes.
Confiez-moi vos bagages, je les porterai à Douvres; ils vous attendront
à _Kings-Head_, à _la Tête du Roi_ (la dame avait déclaré vouloir
descendre dans cette auberge), et je vous y retiendrai un appartement.
Le prix du passage par barque est double de celui du paquebot; vous
concevez pourquoi. Ce n'est qu'en payant grassement les gens qui me
servent en fraude, que je puis compter sur leur fidélité. Cela payé,
vous n'aurez d'ailleurs plus rien à leur donner à quelque titre que ce
soit; et puis ils ne vous demanderont rien.»

Nous payâmes les trois guinées; le capitaine fit enlever nos bagages; et
la nuit venue, après avoir réglé nos comptes, nous attendîmes en soupant
le guide qui devait nous conduire au lieu de l'embarquement.

Il arriva entre neuf et dix heures du soir, nous recommanda de garder le
silence le plus profond, et après nous avoir fait traverser la ville, il
nous mena par des sentiers détournés à un endroit où nous fûmes rejoints
par une compagnie de quatre ou cinq personnes, à laquelle nous nous
mêlâmes sans dire mot. Nous marchâmes ainsi pendant une heure et demie
par la nuit la plus obscure, évitant les villages, et nous arrivâmes
enfin au bord de la mer, sur une plage où elle a si peu de profondeur
qu'elle n'est pas même accessible aux barques les plus légères. Il
fallut en conséquence nous laisser porter jusqu'à l'embarcation qui nous
attendait là, et sortir de France comme Anchise sortit de Troie, mais
non pas sur le dos d'un fils de Vénus.

Notre bâtiment était une simple barque de pêcheur; barque non pontée, et
du plus petit échantillon. Trois hommes manoeuvraient cette coquille de
noix sur l'Océan, mer sans bornes dans certaines directions, mer
très-étroite dans la direction que nous suivions; car pendant la nuit
nous ne perdîmes pas un seul moment de vue les phares de France et ceux
de l'Angleterre entre lesquels nous naviguions.

Conformément à ce que nous avait dit le capitaine Descarrières, les
matelots eurent pour nous de grandes attentions: ils nous couvrirent de
leurs capes, nos vêtemens ne nous garantissant pas suffisamment de la
fraîcheur de la nuit: ils portèrent même l'attention jusqu'à nous offrir
de serrer nos pistolets dans une armoire qui était à la poupe près du
gouvernail, l'air de la mer pouvant les gâter, disaient-ils. Je les
remerciai de cette obligeance superflue pour moi, je n'avais pas
d'armes. Mais deux voyageurs de la compagnie que nous avions recueillie
en avaient; ils les confièrent à ces bonnes gens, qui les enveloppèrent
bien soigneusement dans des lambeaux d'étoffes de laine, et les
enfermèrent sous clef et à double tour, de peur de la rouille.

Nous avions quitté la terre à près de minuit; le vent était favorable,
mais faible. Quand le jour se leva nous étions encore au milieu du
canal. C'est alors seulement que nous pûmes envisager nos compagnons de
voyage et nos conducteurs.

Je ne fus pas peu surpris de reconnaître dans une des dames qui voguait
avec nous cette femme que le 2 septembre j'avais rencontrée à la
barrière de Charenton, et dont la conversation avec le _sans-culotte_
m'avait procuré les documens sur lesquels je rectifiai mon plan de
campagne. Un intérêt bien grave, ainsi que je l'avais présumé, la
poussait alors hors de Paris. Mais qui était-elle? vêtue de la robe
qu'elle portait la première fois que je la vis, elle avait un ton et des
manières qui ne s'accordaient guère avec l'extrême modestie de ce
costume. Elle affectait, ainsi que sa société qu'elle semblait dominer,
de se tenir loin de nous, de faire bande à part, dans une circonstance
où la conformité d'intérêt et d'opinion semblait devoir nous rapprocher.
C'était probablement quelque dame de haute volée. Je ne puis toutefois
que le présumer, ne l'ayant pas entendu nommer; mais c'était évidemment
une maîtresse femme.

Dans la compagnie de cette dame, qu'on ne nommait pas, se trouvait un
personnage qu'elle nommait à tout propos, et qui ne me parut rien moins
qu'un maître homme, quoiqu'il portât le nom de Charost. Ce M. de
Charost-là n'était certainement pas celui dont l'active, l'infatigable
philantropie appela sur ce nom une si belle illustration. C'était un
homme de quarante à quarante-cinq ans, espèce de fat suranné, qui, du
ton le plus léger, débitait des fadaises et des fadeurs à ces dames,
dont il semblait être le complaisant.

Ma _soeur_ riait avec moi de ces gens qui ne voulaient pas rire avec
nous, quand un incident imprévu vint mêler à cette distraction un
intérêt presque tragique.

Nos patrons, dont les physionomies n'étaient pas aussi douces que leurs
propos, interpellaient M. de Charost, qui leur avait confié une fort
belle paire de pistolets à deux coups, et lui expliquaient enfin le
véritable motif de leur sollicitude pour la conservation de ses armes.
«Vous avez peut-être des assignats, lui disaient-ils; ces dames en ont
peut-être aussi.--Oui, j'ai encore quelques uns de ces chiffons-là, je
crois.--Ça n'a pas cours en Angleterre; ça vous est inutile; vous
devriez bien nous les donner.--Vous les donner! n'êtes-vous pas payés?
n'avons-nous pas remis au capitaine Descarrières le prix convenu?--Aussi
ne vous demandons-nous pas d'argent.--Que me demandez-vous donc?--Des
chiffons, des papiers qui vous sont inutiles et qui nous serviront à
nous.--Mais arrivé là-bas, j'en compte bien tirer parti.--Avec qui, s'il
vous plaît?--Allons, Monsieur, c'est assez raisonner, dit le patron qui
tenait le gouvernail; vos assignats, ou nous virons de bord, et nous
vous remettons en France. Après cela vous vous en tirerez comme vous
pourrez.--Coquins! mes pistolets!» Que pouvait faire M. de Charost? Ses
pistolets étaient dans le meilleur état possible, mais ils n'étaient pas
sous sa main; on les avait enfermés sous clef et à double tour de peur
de la rouille. «Il fait joli frais; dans deux heures nous serons en
France,» répétaient les matelots, en lui riant au nez. Le bon
gentilhomme s'exécuta; sa compagnie fit de même, et nous suivîmes ce
noble exemple, car les quêteurs ne nous oublièrent pas. Il me restait
quelques _corsets_[31]. Je les donnai sans me faire prier; je les donnai
gaiement même, ne croyant pas payer trop cher la comédie dont ils
venaient de me régaler. Là se bornèrent les aventures de cette nuit. À
un quart de lieue de Douvres, un canot anglais vint nous prendre et nous
jeta sur la plage où nous fûmes happés au débarquer par deux ou trois
gros douaniers, qui d'abord promenèrent avec assez de rudesse leurs
lourdes mains sur nos vêtemens, mais dont, conformément à l'avis qui
nous avait été donné, nous nous débarrassâmes avec quelque argent.

Nous nous fîmes conduire à _Kings-Head_, où le capitaine Descarrières
avait retenu pour nous une chambre, une seule, jugeant que ce qui nous
avait suffi à Boulogne nous suffirait à Douvres. Notre bagage nous
attendait dans cette auberge, qui avait été indiquée à ma soeur par son
correspondant de Londres; mais le correspondant ne l'y attendait pas; il
eut tort.

On lui écrivit de venir au plus vite. Il vint très-vite sans doute, mais
pas trop, mais pas assez; quand il arriva, plus de frère, plus de soeur à
_Kings-Head_, quoique nous y fussions encore.

Las de l'attendre à Douvres depuis trois jours, nous étions décidés à
partir le lendemain pour Londres, et notre voiture était retenue. Comme
nous soupions, ou plutôt comme je soupais, car par suite d'une querelle
qu'elle m'avait faite pour nous désennuyer, ma ci-devant soeur n'avait
pas voulu se mettre à table; comme je soupais donc, la porte de la salle
s'ouvre avec fracas: _Quoi! c'est vous?_ s'écrie-t-on de part et
d'autre. On s'embrasse, et je suis présenté au nouveau venu.

On a deviné quel était l'homme qu'on recevait ainsi: son arrivée ne
m'étonna pas. Mais ce qui m'étonna un peu ce fut de voir avec cet
honnête Monsieur que je ne connaissais pas un Monsieur honnête aussi que
je connaissais beaucoup.

Ce camarade-là était un homme à aventures s'il en fut. Celle qui le
poussait en Angleterre était aussi singulière que tragique. Appartenant
aux deux classes que les révolutionnaires poursuivaient avec le plus de
fureur, ses opinions aristocratiques l'avaient fait dénoncer doublement
à sa section, où il était déjà signalé par son caractère apostolique. En
conséquence, on vint, à la fin du mois d'août, pour l'arrêter dans
l'hôtel garni où il demeurait. Sa présence d'esprit le sauva.
«Laissez-moi mettre des bottes et passer une redingote,» dit-il aux
sbires qui l'avaient surpris en toilette du matin; et il entra dans un
des cabinets au milieu desquels était placée son alcôve. Ce cabinet
avait une porte de dégagement sur l'escalier; mon homme s'évade par là,
descend dans la rue en robe de chambre de basin et en pantoufles, comme
il est, et se jette dans une voiture de place, qui le conduit chez un
ami, où il reste quelques jours. Mais bientôt le tocsin sonne, les
visites domiciliaires recommencent; il n'était ni hors de France, ni
hors de Paris: comment l'en faire sortir?

Méhée, alors greffier de la commune de Paris, y remplissait les mêmes
fonctions que Grumeadd le tailleur à Maisons près Charenton: c'était lui
qui délivrait les passeports. Cet homme avait de mauvaises opinions,
mais il n'était pas un mauvais homme. On lui demande s'il ne peut pas
sauver un aristocrate, «Pourquoi pas? répond-il; l'important est de
purger la France de ces sortes de gens. J'aime mieux les faire fuir que
les voir tuer. Sait-il monter à cheval votre abbé? car c'en était
un.--Il a été capitaine de dragons.--À merveille! Je l'expédierai en
courrier pour Londres.» C'est de Londres en effet, où il était arrivé
sain et sauf, que, profitant de la voiture de l'homme obligeant que nous
attendions, ce courrier revenait à Douvres réclamer sa valise qui lui
avait été adressée là depuis son départ.

Au premier coup d'oeil il devina tout. Je m'en aperçus à l'expression
moitié gaie, moitié maligne de sa figure; expression qui devint plus
vive quand l'aubergiste, à qui l'on demanda un logement, répondit que
toutes ses chambres étaient occupées. Force fut à ces Messieurs d'aller
coucher au _Schips_, au _Vaisseau_, auberge du voisinage. Après avoir
pris leur part d'un assez bon souper dont je leur fis les honneurs, et
être convenus que le lendemain nous partirions ensemble au point du
jour, ils se retirèrent donc en nous souhaitant une bonne nuit; voeu qui
fut exaucé.

Le lendemain à la pointe du jour, la voiture était à notre porte. Le
lecteur me saurait peu de gré de lui faire la description des objets que
je rencontrai sur une route décrite par tant de voyageurs. Sans le
forcer à s'arrêter à Kenterbury où nous nous reposâmes, sans le traîner
à la fameuse cathédrale où Thomas Bequey, depuis canonisé, tonna contre
son ancien ami Henry Plantagenet, je le conduirai donc à la ville par
excellence, à Londres où, sans avoir été mis à contribution par les
gentilshommes de grand chemin, nous arrivâmes le jour même. Là nous
descendîmes dans un logement que notre maréchal des logis avait retenu
dans Adelphy, non loin du Strand, mais où nous ne restâmes que trois
jours.

Pendant six semaines nous attendîmes à Londres le résultat des événemens
qui s'accomplissaient en France. Je rencontrai dans cette grande ville
nombre de Français qui, ainsi que nous, étaient venus y chercher un
refuge; mais je ne me liai avec aucun d'eux, et après m'être séparé d'un
ménage que je me serais fait scrupule de troubler depuis que le chef
m'avait admis dans son intimité, et logé pendant quelques jours près de
_Sommerset-House_, je me mis en pension avec le camarade dans la cité,
près de la Bourse, et cela par économie autant que par délicatesse; mais
tous les soirs nous venions prendre le thé avec nos amis.

J'avais pris à Paris une lettre de crédit sur un banquier de Londres,
nommé Lecointe. J'allai la lui présenter. Après y avoir fait honneur, il
m'invita à dîner pour le dimanche suivant. «Nous serons entre Français
seulement,» me dit-il avec un accent qui n'était rien moins que
français; ce qui n'étonnera pas quand on saura que, bien qu'il se tînt
pour Français, il était aussi Anglais et plus même que les princes de la
maison de Brunswik; sa famille, française d'origine, étant établie en
Angleterre depuis la révocation de l'édit de Nantes, c'est-à-dire depuis
cent sept ans, à l'époque où j'eus l'honneur de faire sa connaissance.

Le dimanche, à l'heure dite, je me rends à Devonshire-Square, dans le
beau milieu de la cité. Comme je demeurais alors dans le Strand, il me
fallut pour cela traverser la ville dans une grande partie de sa
longueur. Je ne regrettai point mes pas. Le dîner où je me trouvai avec
plusieurs émigrés français fut égayé par un incident assez bizarre pour
être raconté.

Au nombre des convives était un abbé dont j'ai oublié le nom, et qui
paraissait très-familier avec les maîtres de la maison. La conversation
roulait sur les affaires de France; on parlait à tort et à travers; on
parlait de tout le monde. Pas un personnage un peu marquant dans le
parti révolutionnaire qui n'ait été mis à son tour sur la sellette. Je
ne sais auquel d'entre eux on faisait le procès, quand l'abbé,
enchérissant sur le mal qu'on en disait, ajouta: Enfin _c'est un ladre,
un fesse-mathieu_.

À ces mots, prononcés de l'accent le plus ferme et le plus élevé, Mme
Lecointe, qui faisait les honneurs de la table, se lève le visage tout
en feu, sort de la salle, et son mari la suit en nous laissant dans une
vive inquiétude sur la cause d'une retraite si précipitée. Au bout de
quelques minutes, il revint dissiper nos appréhensions, mais ce fut pour
nous jeter dans une surprise non moins grande, quoique moins sinistre.
«Vous me demandez, répondit-il à l'abbé qui s'enquérait des causes de la
subite disparition de Mme Lecointe, vous me demandez si _mon_ femme
_être_ indisposé? Oui, Monsieur, elle _être_ indisposé, grandement fort
indisposé de ce que vous avez dit devant elle.--Et qu'ai-je dit qui ait
pu l'offenser?--Vous avez dit ce qu'on ne dit jamais devant une femme
honnête.--Moi, mon cher Monsieur!--Vous-même, M. _habbot_.--En vérité,
M. Lecointe, je ne sais si je rêve. Plus je cherche ce que j'ai pu dire,
moins je reconnais avoir rien dit dont la délicatesse d'une dame ait
droit de s'offenser. J'en appelle à la société entière.--Et moi aussi.
Monsieur ne a-t-il pas dit que M. _Mathious il était un fesse?_ Mme
Lecointe est-elle faite pour entendre ce mot-là? un mot pareil se dit-il
devant une femme que l'on respecte? _un jambe_, à la bonne heure. Mais
encore fait-on bien de ne parler de ces choses qu'après que les dames
sont sorties, et qu'en buvant le claret; et de plus, un _habbot_ ferait
mieux de n'en parler jamais.»

Nous étions loin de nous attendre à cette explication: chacun de nous
étouffait de rire. Nous tâchâmes de faire entendre raison à M. Lecointe
qui, de fait, n'entendait rien aux finesses d'une langue qu'il n'avait
apprise que dans les livres. Ce n'est pas sans peine que nous parvînmes
à lui faire comprendre que l'expression qui choquait si fort Mme
Lecointe n'avait pas un sens immodeste dans le cas dont il s'agissait;
qu'il n'y pouvait pas être suppléé par le synonyme proposé, et que
_jambe-mathieu_ signifierait tout autre chose que _fesse-mathieu_,
qualification qu'on donne en France aux gens entachés de sordide
avarice: pour preuve on lui présenta le dictionnaire de l'Académie où
cette définition est consignée, et qu'il se hâta de porter à Mme
Lecointe, laquelle eut bien de la peine à ne pas trouver l'Académie
aussi impertinente que M. l'abbé.



CHAPITRE III

Du théâtre anglais.--Départ pour Douvres.--Singulier voyage.--Je
m'embarque pour Ostende.


Mon voyage en Angleterre ressemble fort aux tragédies anglaises; ce
n'est guère qu'une série de bouffonneries amenées par une circonstance
grave.

Pendant mon séjour à Londres, je ne négligeai pas, comme on l'imagine,
de visiter les théâtres. J'allai voir d'abord les petits spectacles.
C'est la première ressource des étrangers à qui la langue du pays n'est
pas familière; ce que l'oreille ne comprend pas les yeux l'interprètent.
Cela est surtout applicable aux spectacles où domine la pantomime; tel
celui qu'Astley avait établi près de Westminster-Bridge. Il n'est pas
absolument nécessaire de bien savoir l'anglais pour saisir le sens des
saillies dont les bouffons d'écurie égaient leurs exercices. Elles sont
assez brèves et assez rares pour qu'un voisin qui sait mal le français
ait le temps de vous expliquer celle qui vient d'être dite pendant que
l'improvisateur en médite une autre.

Je ne vis rien là, en fait de voltige, que je n'eusse vu à Paris, où
Astley avait aussi un cirque qu'il venait occuper pendant l'hiver.

Aux exercices d'équitation succéda une pantomime mêlée de vaudevilles.
Elle représentait les premières victoires remportées par les Anglais sur
Tippo-Saëb. On nous a reproché avec quelque raison de nous louer
beaucoup en face de nous-mêmes sur nos théâtres lorsque nous y
représentons des faits contemporains. En cela, comme en d'autres choses,
nous n'avons pas l'initiative sur les Anglais. Il y aurait injustice à
leur refuser sur cet article aussi le brevet d'invention; mais je crois
que nous avons droit au brevet de perfectionnement.

Je choisis pour aller aux grands théâtres les jours où l'on y jouait des
pièces de Shakespeare. À _Drury-Lane_, je vis _Henri V_ ou _la conquête
de France_; et je le vis comme les étrangers voient nos tragédies, le
livre à la main. Les bouffonneries dont ce drame est semé me frappèrent
peut-être plus que ses beautés; et cela se concevra si l'on pense
qu'elles étaient singulièrement exagérées par le jeu des acteurs. Langue
universelle, la pantomime suffisait pour me faire comprendre les
intentions de _Fluellen_ dans la scène où ce Gallois fait manger un
poireau cru au vieux _Pistol_. Mais quoique je susse quelques mots
d'anglais, je ne traduisais pas assez promptement les passages vraiment
nobles qui se rencontrent dans le rôle de Henri pour en pouvoir
apprécier sur l'heure tout le sublime. Vint toutefois une scène qu'à mon
grand étonnement je compris presque tout entière. C'est celle où la
belle Catherine, cette fille de France qui fut accordée par Charles VI
son père au vainqueur d'Azincourt, ce fait donner une leçon d'anglais
par une de ses dames d'honneur. La conformité que la prononciation
établit entre certains mots anglais dont le sens est très-modeste, et
certains mots français dont le sens I'est si peu qu'ils ne sont pas même
enregistrés dans le dictionnaire, n'étonna pas médiocrement mes
oreilles, qui pourtant ne sont pas bégueules; et cependant c'est sur un
grand théâtre de Londres, c'est en présence de femmes de toutes les
conditions, et de Mme Lecointe peut-être, qu'on débitait ces propos qui,
même aujourd'hui, seraient à peine tolérés chez nous en mauvais lieu.

Nous n'avons qu'un seul exemple d'ingénuité pareille dans notre théâtre;
il se trouve dans la _Comtesse d'Escarbagnas_. S'attachant plus au son
qu'au sens, cette bonne dame comprend tout de travers la phrase latine
que M. Bobinet fait répéter à son noble élève. Molière, tranchons le
mot, outre-passe en cela les bornes que la décence prescrit à la gaieté
comique; il dit devant le public assemblé ce qu'il n'eût pas osé dire
dans une société particulière; mais encore n'est-ce que dans une saillie
sur laquelle il ne revient pas, et puis, la _Comtesse d'Escarbagnas_
n'est pas une tragédie.

_John Kemble_ me parut fort noble dans le personnage de Henri V. C'est
un des rôles où il était le plus goûté du public, qui toutefois lui
trouvait moins de chaleur et de profondeur qu'à Garrick, dont la mémoire
était fraîche encore.

À _Covent-Garden_ je vis représenter _Roméo et Juliette_, celui des
drames de Shakespeare que j'ai toujours le plus affectionné à la
lecture; c'est aussi celui que j'ai vu jouer avec le plus de plaisir.
Comme j'en possédais tous les détails, comme je connaissais et le motif
et les traits de ses principales scènes, il ne me fut pas difficile de
retrouver à travers l'anglais les sentimens et les pensées que je savais
en français; aussi cette représentation m'attacha-t-elle beaucoup plus
que celle d'_Henri V_; d'ailleurs l'action de ce drame, qui repose sur
des développemens de passions si touchans, sur un amour si ingénu d'une
part et si profond de l'autre, est conduite avec un art si supérieur à
celui qui ordonne l'autre drame, composé de scènes qui se succèdent sans
combinaison, dans le rang où l'histoire a placé les événemens qu'elles
retracent!

Tout en admirant _Roméo et Juliette_, je regrettais pourtant, non que la
nourrice de Juliette s'y montrât, mais qu'elle y mêlât ses caquetages et
ses grimaces aux situations les plus pathétiques; j'étais bien loin
d'imaginer alors que ce qui me déplaisait si fort serait un jour admiré
à Paris, et que cette caricature, qui n'est pas moins éloignée de la
nature que l'emphase de nos anciens capitans, nous serait jamais
proposée comme un perfectionnement qui manquait à notre système
dramatique.

À la tragédie succéda une pantomime intitulée _Blue-Beard_, la
Barbe-Bleue, arlequinade qui fut exécutée par des sauteurs. Aucune des
circonstances du conte original n'avait été omise dans cette farce, où
les atrocités les plus révoltantes étaient alliées aux plus
extravagantes bouffonneries. On y voyait entre autres le cabinet où six
femmes décapitées attendaient la septième que leur bourreau s'apprêtait
à réduire à leur mesure. C'était du romantisme en action, du romantisme
sans paroles; ce n'est pas le plus mauvais.

Tels étaient mes plaisirs du soir. Le matin je passais mon temps à
courir la ville, à visiter les monumens, Saint-Paul, Westminster; à me
promener, soit au parc Saint-James, soit à Hyde-Parc, soit à Kensington,
tout en travaillant comme d'habitude. Je fis aussi quelques excursions à
_Black-Heath_, à _Greenwich_. Je me rappelle être revenu de ce dernier
endroit dans une voiture à quatorze roues, espèce _d'omnibus_, où
vingt-quatre voyageurs se trouvaient fort à l'aise, et que quatre
chevaux menaient train d'enfer, sur une route aussi unie à la vérité que
les plus belles allées du jardin le mieux soigné.

Cependant les affaires changeaient de face sur le continent. Les
Français non seulement résistaient à l'invasion, mais ils poursuivaient
les envahisseurs. Battus à Valmi et gorgés de nos raisins, les Prussiens
se retiraient avec la plus ridicule des maladies. Les armées
républicaines, car la république avait été proclamée sur les débris de
la monarchie, les armées républicaines, se répandant hors de notre
territoire, occupaient déjà plusieurs places sur celui de ses ennemis.
Montesquiou était entré dans Chambéry, Anselme dans Nice, Custine dans
Mayence et dans Francfort; les Autrichiens avaient été obligés de lever
le siége de Lille; Dumouriez menaçait Mons. Attestés par les journaux
anglais, ces succès l'étaient aussi aux coins de toutes les rues de
Londres par de nombreuses caricatures où le duc de Brunswik et le roi de
Prusse n'étaient pas ménagés, et surtout par les injures du peuple, qui
en général n'était pas favorable aux émigrans comme on disait alors, ou
aux émigrés comme on dit aujourd'hui.

Je me rappelle à ce sujet un propos du portier du théâtre de
Covent-Garden. _French King, à le lanterne_, me dit-il en baragouin
anglo-français, au lieu de me donner un renseignement que je lui
demandais. Ce mot me fit penser à Charles Ier.

La prolongation de notre séjour à l'étranger, d'après le train que
prenaient les choses, n'avait plus de motif raisonnable; elle pouvait
même avoir de graves inconvéniens, la Convention nationale, qui venait
de remplacer l'Assemblée législative, s'occupant d'une loi qui fermerait
à jamais la France aux Français fugitifs. Nous fûmes d'avis à
l'unanimité, dans un conseil tenu avec le ménage à ce sujet, qu'il nous
fallait reprendre au plus tôt la route de Paris. Ce fut aussi l'avis du
camarade, qui se désolait de ne pas pouvoir nous suivre.

Pauvre homme! plus d'un motif contribuait à sa douleur: sans fortune sur
une terre étrangère, que deviendrait-il? De plus, il laissait en France,
à ce qu'il m'avait fait entendre, un objet de l'affection la plus vive,
une dame enfin avec laquelle il était aussi intimement lié qu'un
grand-vicaire le puisse être avec une dame depuis le concile de Trente.

Le ménage ayant retenu, faute de mieux, une voiture à trois places, à
l'_Ours-Blanc_, chez un loueur de Picadilly, le désir que nous avions de
ne pas nous séparer me détermina à prendre une place sur l'impériale de
cette voiture, manière de voyager dès lors en usage dans les trois
royaumes.

Placé sur cet observatoire ambulant, je vis mieux le pays en m'en allant
que je ne l'avais vu en venant. Rien ne gênait ma vue; et quoique nous
fussions à la fin d'octobre, malgré quelques averses qu'il me fallut
essuyer, je n'eus pas regret d'avoir pris ce parti. Il y avait place
pour deux sur ce siége. Je le partageai successivement avec divers
compagnons qui s'y plaçaient pour faire quelques lieues, et
m'abandonnaient ensuite. Un d'eux donna lieu à un incident qui égaya
fort les voyageurs sur la tête desquels il se passa, et auxquels je me
réunissais dans les auberges pour prendre le repas.

D'humeur un peu plus communicative que les autres, un de ces oiseaux de
passage voulut absolument lier conversation avec moi. La chose était
assez difficile; je ne savais que peu d'anglais, et lui ne savait pas du
tout le français. Il ne s'en obstina pas moins à me provoquer, voulant
me forcer à convenir qu'en France on ne mangeait pas d'aussi bonne
viande que celle dont il portait un échantillon dans son mouchoir où
était enveloppé un carré de mouton qu'il étalait avec un orgueil tout
national. Je ris d'abord de cette prétention, sans lui répondre. Mon
insulaire d'insister, et de me demander si les grenouilles dont nous
nous repaissions valaient ses côtelettes. Gardant toujours le silence,
comme j'affectais de ne pas l'écouter, il en prend de l'humeur, et
m'attaquant avec un coude des plus anguleux, il prétend me tirer de ma
rêverie et m'arracher l'aveu qu'exigeait son patriotisme. La patience
m'échappe enfin; après lui avoir rendu avec le poing dans l'estomac ce
qu'il m'avait donné dans les côtes avec le coude, je le pressai
vigoureusement contre une rampe qui régnait autour de l'impériale et
nous servait de garde-fou, pièce assez utile dans la circonstance, et me
glissant derrière lui, je me plaçai de manière à lui prouver que j'étais
maître de le détrôner et de le précipiter sous les roues. Cela mit fin à
la discussion. Reconnaissant le droit au plus fort, il me tendit la main
en signe de réconciliation, et ne me montra plus que de la déférence
jusqu'au prochain relai où il descendit, et voulut absolument me faire
goûter de son mouton pour me convaincre de la vérité de ce qu'il avait
avancé démonstration à laquelle je me refusai.

C'est là qu'en dînant je racontai la chose aux voyageurs qui avaient
fait la route sous notre champ de bataille. Ils ne concevaient pas d'où
provenait le mouvement qui avait si vivement agité nos jambes
ordinairement pendantes, et d'où provenait le bruit qui tout à coup
s'était fait entendre au-dessus d'eux, ne s'imaginant pas qu'on pût
boxer sur une impériale, tout en courant la poste.

Il était dix heures du soir quand nous arrivâmes à Douvres. Le paquebot
de Calais ne devait partir que le lendemain matin; celui d'Ostende
partait à l'instant même. Je pars pour Ostende, dis-je; je profiterai de
l'occasion pour voir la Belgique, pour visiter Bruges, Gand, Bruxelles,
Anvers et la Hollande peut-être. J'aurai là des nouvelles positives des
princes; je réglerai ma marche sur la leur: c'est le plus sage.

Au lieu de descendre à l'auberge, à _Kings-Head_, où je n'aurais pas
occupé probablement la chambre qui m'y avait été antérieurement retenue
par le capitaine Descarrières, je me fis conduire droit au paquebot, et
sans trop songer au temps qu'il faisait, je me couchai pendant qu'on
mettait à la voile.



CHAPITRE IV.

Arrivée à Bruxelles.--Rencontre tout-à-fait romanesque.--Théâtre de
Bruxelles.--M. de Beauvoir.--Départ pour la France.


Pendant que je dormais, le vaisseau marchait, et marchait vite, car le
vent d'équinoxe soufflait de l'ouest avec une violence extrême. Je ne
m'en inquiétais guère; mais les passagers qui ne dormaient pas s'en
inquiétaient pour eux, et ils s'en inquiétaient pour moi les amis que
j'avais laissés à Douvres où l'on croyait le paquebot assailli par tous
les dangers d'une tempête.

Je ne me réveillai qu'au grand jour, et grimpai tout aussitôt sur le
pont. Il était couvert de passagers français, prêtres _insermentés_ pour
la plupart, qui allaient chercher sur le continent une hospitalité un
peu moins coûteuse que l'hospitalité anglaise. J'eusse mieux fait de ne
pas quitter le lit, le mal de mer, auquel j'avais échappé jusqu'alors,
ne m'y aurait pas assailli. Ce mal est communicatif. Entouré de gens
qu'il torturait, j'en fus atteint, et je n'en guéris qu'en mettant pied
à terre à Ostende, où nous abordâmes après douze heures de traversée. La
tempête nous avait favorisés au lieu de nous nuire.

J'achevai ma journée dans cette ville, où je m'ennuyai fort; et le
lendemain, dès quatre heures du matin, je pris avec quelque plaisir la
diligence, qui me conduisit à Bruges, ou je m'embarquai sur le canal de
Gand.

Rien de plus agréable que cette manière de voyager, qu'on a encore
perfectionnée depuis. Pendant que la barque cheminait, réunis dans un
salon, les passagers, qui avançaient sans se mouvoir, pouvaient
s'occuper à leur gré comme dans le salon d'un club. De plus, ils y
trouvaient, pour un prix modique, un excellent dîner. Je fis ainsi, non
seulement sans fatigue, mais en me reposant, sur ce chemin qui marche,
les huit lieues qui séparent la ville de Bruges de celle de Gand, où la
barque arriva d'assez bonne heure pour que je me déterminasse à partir
aussitôt pour Bruxelles.

Un vieux berlingo où je fus entassé avec cinq autres personnes, parmi
lesquelles se trouvait un théologal des plus gras, et où je n'eus pour
siége que mon sac de nuit, et pour dossier que la portière, m'y voitura
tout d'une traite, mais non lestement, car il était quatre heures du
matin quand j'arrivai dans la capitale du Brabant, lequel était alors
province autrichienne.

Je descendis à l'auberge où notre cocher avait fait marché de conduire
ses voyageurs; car on sait que les voyageurs sont comme les paquets un
objet de trafic pour les cochers.

Je ne connaissais qu'une personne à Bruxelles, c'était Charlotte La
Chassaigne, fille de l'actrice de ce nom, et actrice elle-même au
théâtre de cette ville. Mon premier soin fut de me présenter chez elle.
Elle me reçut de la manière la plus affectueuse, et m'invita à venir
souper après le spectacle, car elle jouait ce jour-là. Par nécessité
autant que par goût, j'allai passer ma soirée au spectacle.

À l'orchestre, où je me plaçai, se trouvait un grand nombre d'émigrés
français. À leur maintien on ne les eût certes pas pris pour des débris
d'une armée battue. Les officiers autrichiens, qui s'y trouvaient en
grand nombre aussi, ne paraissaient pas les voir de très-bon oeil; ils
leur lançaient, avec une feinte bonhomie, des railleries que plusieurs
de ces étourdis ne justifiaient que trop à la vérité par leurs
ridicules.

Tel était un houzard long et sec comme don Quichotte, et sur le visage
duquel deux moustaches se dessinaient en point d'interrogation. Entrant
après le commencement de la pièce, il dérangea deux fois, pour aller
prendre possession au milieu de l'orchestre de la place qu'il avait fait
occuper par son laquais, la totalité des personnes qui se trouvaient
entre cette place et la porte par où il était entré et par où son
laquais devait sortir. Dieu sait que de sarcasmes lui attira cette
double importunité. Loin de le protéger contre eux, son équipement
belliqueux les provoquait. «Quelles moustaches! disait l'un; je n'en ai
pas vu de pareilles en Turquie où pourtant on en porte de
belles.--Quelle sabre-tache! disait l'autre; quel dolman! Ce Monsieur
vient de Hongrie assurément.--Monsieur, disait un troisième, prenez
garde à vos mouvemens; si les pistolets que vous portez à votre ceinture
venaient à tomber sur vos pieds, cela pourrait vous blesser.--Ils ne
sont pas chargés,» répondit naïvement l'homme aux moustaches qui, au
mépris des bienséances, se présentait en effet au théâtre avec des
pistolets.

Quand ce héros fut placé, les plaisanteries s'arrêtèrent, mais ce
n'était qu'une trêve. Pendant l'entr'acte, le feu recommença plus
vivement. J'eus lieu de reconnaître alors qu'il y avait plus de
niaiserie que d'impertinence dans l'individu auquel elles s'adressaient.

Ce talpache, disait-on, est un bas Normand, riche propriétaire, qui,
tourmenté du désir d'être colonel, a demandé aux princes l'autorisation
de lever à ses frais une légion à laquelle il donnerait son nom. Ayant
obtenu, non pas sans peine, la permission de se ruiner, depuis ce
moment-là il ne quitte pas le harnais; s'identifiant avec son uniforme,
qui tient à lui comme la peau tient au corps, il use jusqu'à l'abus du
droit d'être ridicule, droit qu'il a payé de toute sa fortune, et s'en
donne, comme vouvoyez, pour son argent.

Non loin du groupe d'où me venaient ces explications, je crus cependant
reconnaître un jeune homme qui, depuis quinze mois, était sorti de
France. Je cours à lui; nous avons bientôt renoué connaissance. «Vous
voyez, me dit-il, un houzard noir, un houzard du régiment de Mirabeau
_Tonneau_. La campagne que nous avons faite n'a pas été des plus
brillantes. Après avoir attendu je ne sais combien de mois, dans le plus
triste des cantonnemens, le jour de gloire au-delà du Rhin, nous sommes
enfin entrés en France à la suite des Prussiens. Vous savez ce que nous
y avons gagné; m'en voilà revenu; au diable si j'y retourne. Mes bagages
ont été pillés, et je n'ai rapporté de là, avec ma gloire, qu'un
uniforme troué, un sabre qui ne m'est plus bon à rien, et un couplet que
le bel-esprit du régiment a fait sur notre colonel. Le voici ce couplet,
il est sur l'air du vaudeville _de la Rosière de Salency_.

     Le colonel nous promet bien
     De nous mener droit en Champagne:
     Le colonel n'en fera rien,
     Il est en pays de Cocagne.
     L'horreur de l'eau, l'amour du vin,
     Le retiendront aux bords du Rhin.

«Mais à propos, où demeurez-vous?--À l'hôtel des Pays-Bas.--Quittez
cette auberge, venez, dans la mienne. C'est l'hôtel de l'Empereur; nous
y tiendrons ménage ensemble.» J'acceptai avec empressement la
proposition, et le lendemain, dès le matin, j'occupais avec lui un
appartement où nous nous mîmes sur un pied semblable à celui où j'étais
avec le camarade que j'avais laissé à Londres.

Mon nouveau commensal m'avait conté ses aventures. Je lui devais le
récit des miennes; je le fis: ce fut l'objet de notre première
conversation. Je n'oubliai, comme on le pense bien, ni le voyage de
Boulogne, ni la rencontre de Douvres. Il en rit à se pâmer, et surtout
au chapitre de la reconnaissance qui se fit entre moi et le camarade du
légitime propriétaire de la dame qui voyageait sous ma garde. «C'est un
roman,» s'écriait-il. Le roman n'était pas encore fini; lui-même allait
y ajouter un chapitre. «Et le camarade, reprit-il, quel est son nom,
s'il vous plaît?--Vous ne connaissez que lui, répondis-je en lui nommant
le camarade.--Comment, c'est...! et il riait encore plus fort. Vous
a-t-il donné des nouvelles de ma femme?--Il ne m'en a pas
parlé.--Vraiment?--Vraiment.--Il ne vous a pas dit qu'elle avait
quelques bontés pour lui?--N'est-elle pas bonne avec tout le monde?--De
cette façon-là? non, pas même pour moi. On ne commande pas à son coeur,
et ce n'est pas pour moi que le sien s'est déclaré. Ne savez-vous donc
pas qu'ils s'aiment à la fureur?--En êtes-vous bien sûr?--Si j'en suis
sûr! Au reste, c'est leur affaire, et vous voyez que cela ne m'afflige
guère.--Alors il n'en est pas de même de lui. Tout gai qu'il soit
naturellement, il était quelquefois fort triste.--D'être séparé de ma
femme.--Il portait à son cou un cordon de cheveux.--De cheveux de ma
femme.--De cheveux blonds cendrés.--Couleur des cheveux de ma femme.
Quoi! vous ne saviez rien de tout cela?--Rien, je vous le jure. Non
seulement je ne m'en doutais pas; mais quoique nous eussions l'un dans
l'autre une confiance que je croyais sans réserve, il ne m'en a jamais
parlé. Il est sur cet article un peu plus discret que vous.--Il est bien
bon de s'en gêner. Après tout, où est le mal? Si Madame ne m'aime pas,
je n'aime pas Madame. Nous n'avons pas d'enfans; nous sommes presque
débarrassés d'une chaîne qu'au fait nous n'avons pas formée de notre
gré. Et puis, au train dont vont les choses, le divorce sera bientôt
décrété. Madame se mariera de son côté; moi je me remarierai du mien, si
la fantaisie m'en prend. La révolution a du bon quoi qu'on en dise.»

Tout ce qu'il me contait était réellement nouveau pour moi. Cela s'était
passé sous mes yeux sans que j'y fisse attention. Je me mêle rarement de
ce qui ne me regarde pas, et pas toujours de ce qui me regarde. Je pris
le parti, avec un homme qui riait de tout, de rire d'un fait qui
n'aurait pas fait rire tout le monde à sa place, et de rire surtout du
hasard qui me mettait avec lui dans une intimité pareille à celle où
j'avais été avec son vicaire.

J'avais pris à Londres, à tout hasard, une lettre de recommandation de
l'abbé de Montesquiou pour le prince Auguste d'Aremberg, alors comte de
la Marck. Sachant que ce seigneur était à Bruxelles, j'allai la lui
porter. Il y fit honneur avec une extrême politesse, et m'invita à dîner
pour le surlendemain. Je ne parle de cette circonstance que parce
qu'elle constate qu'en 1815 je n'étais pas inconnu de l'abbé de
Montesquiou, et qu'il n'ignorait pas les preuves d'attachement que
j'avais données en 1792 à la cause royale.

Je trouvai à dîner chez le comte de la Marck le marquis de Bonnet, dont
l'esprit me frappa autant par sa justesse que par sa finesse. Sa
conversation était d'un grand intérêt; celle du comte était d'un grand
intérêt aussi. Ami de Mirabeau, et cependant dévoué à Marie-Antoinette,
comme il avait été médiateur entre la cour et ce tribun, sa position
l'avait initié dans d'importans secrets. Il était, il est encore curieux
à entendre sur cet article, quelque discrétion qu'il mette à le traiter.

Comme je le priais de me dire franchement ce qu'il pensait de Mirabeau
sous le rapport moral, il me répondit par cette phrase qui est d'un
grand sens: «Mirabeau eût été le premier des hommes s'il eût su vivre
avec deux mille écus de rente.»

Par suite de mon goût dominant, et de la seule relation familière que
j'avais à Bruxelles, je vis assez souvent la première cantatrice du
théâtre, soit chez Charlotte, soit chez elle où Charlotte me conduisait.
Je rencontrais là fort bonne compagnie: plusieurs chevaliers français
formaient la société de ces dames, qui toutes deux étaient Françaises.
Le duc de Duras surtout ne sortait pas de chez la _prima donna_, fort
bonne femme, chez qui il était fort bon homme. Il préférait ce salon à
ceux de la cour, et il avait raison, on s'y amusait davantage. Je
soupais tous les soirs avec lui, tantôt chez l'actrice qui parlait,
tantôt chez l'actrice qui chantait; et la gaieté de ces soupers me
faisait croire quelquefois que j'étais à Paris.

Le directeur du théâtre, M. Adam, était quelquefois des nôtres. On me
demandera peut-être pourquoi, par suite de ces relations, je ne fis pas
représenter mes ouvrages à Bruxelles? La cause en est simple. Le
gouvernement autrichien, sous lequel la Belgique était récemment
rentrée, redoutant tout ce qui pourrait réveiller l'esprit de liberté
dans des têtes à peine refroidies, ou plutôt toujours chaudes, ne
permettait plus qu'on représentât de tragédies; et comme _les douceurs
exhilarantes de l'harmonie_ lui paraissaient propres _à adoucir, à
lénifier, à accoiser l'aigreur des esprits prêts à s'enflammer_[32], il
avait mis les Brabançons au régime auquel les médecins mettent le
gentilhomme limousin, et les tenait à l'opéra-comique.

Il tolérait cependant la représentation de quelques comédies. Mais il
fallait qu'elles fussent du genre le plus innocent; aussi le répertoire
comique du théâtre de Bruxelles était-il plutôt emprunté aux boulevards
qu'à la Comédie-Française. On en écartait les pièces qui n'avaient pas
subi antérieurement à la révolution l'épreuve de la représentation à
Paris. Les pièces d'un seul auteur, grâce à l'insignifiance de son
talent, étaient affranchies de cette condition; c'étaient celles de M.
de Beaunoir.

Deux mots sur lui. Il était fils d'un M. Robineau, notaire anobli par
l'emplette d'une charge de secrétaire du roi. Mais trouvant que le nom
paternel ne résonnait pas assez noblement, il avait imaginé de le
changer sans le quitter, et de Robineau il avait fait Beaunoir qui en
est l'anagramme. Il fut pendant quelques temps abbé sous ce nom, et
remplissait alors un petit emploi à la bibliothèque du roi. Cependant il
travaillait aussi pour les théâtres du boulevard qui lui doivent _les
Pointus_, famille dont l'histoire n'a pas fourni moins de sujets de
drames à la scène bouffonne qu'à la scène héroïque la famille des
Atrides[33]. L'archevêque de Paris, jugeant cette dernière occupation
peu compatible avec le petit collet, somma M. l'abbé d'y renoncer. M. de
Beaunoir renonça au petit collet; mais comme la condition de fournisseur
des théâtres forains semblait peu compatible avec la dignité d'un
_quasi_-bibliothécaire du roi, et qu'il lui avait été fait aussi des
observations à ce sujet, M. de Beaunoir, qui s'était marié, mit sous le
nom de sa femme les pièces qu'il composa depuis, et entre autres _Fanfan
et Colas_, la meilleure de toutes, ou plutôt la seule bonne.

La fécondité de cet auteur est surprenante. Le fait suivant, que je
tiens de Millin de Grand-Maison, en donnera une idée. Feu _Nicolet_,
fondateur du théâtre _des grands Danseurs du Roi_, dit théâtre de _la
Gaité_ depuis qu'il est triste, écrivit un jour à M. de Beaunoir:
«Monsieur, l'administration que je préside a décidé qu'à l'avenir, comme
par le passé, vos ouvrages seraient reçus à notre théâtre sans être lus,
et qu'on continuerait à vous les payer dix-huit francs la pièce; mais
vous êtes prié de n'en pas présenter plus de trois par semaine.»

M. de Beaunoir, qui laissait sa femme se qualifier de comtesse à Paris,
était allé à Bruxelles dès 1789, dans le but d'y exploiter les opinions
aristocratiques. Il avait émigré pour prouver sa noblesse qu'il
s'efforçait de soutenir avec un talent des plus roturiers.

Cependant les émigrés qui avaient fait partie des corps licenciés par
suite de la retraite des Prussiens affluaient à Bruxelles, et me
confirmaient par leurs récits tout ce qui m'avait été dit par tant de
voix. La plupart d'entre eux avaient cru que les affaires se
termineraient en une seule campagne et s'étaient arrangés pour cela.
Voyant leurs ressources épuisées, ils ne cachaient pas leur regret de ne
pouvoir rentrer en France pour s'y accommoder au temps. Désespérant
d'une cause dont ils désespéraient eux-mêmes, je me déterminai à rentrer
au plus vite par la route de Dunkerque, les communications par Lille ou
par Valenciennes étant coupées.

Mon nouvel associé, à qui je fis part de cette résolution, l'approuva
tout en regrettant de ne pouvoir m'accompagner; et quand je montai en
voiture pour me rendre à Gand, où je reprendrais la barque: «Je veux,
dit-il, que vous emportiez un gage de mon souvenir. Prenez cela,» et il
me remit son sabre de houzard.

La loi par laquelle la Convention bannissait les émigrés à perpétuité et
prononçait la peine de mort contre ceux qui rentreraient en France
pouvait être promulguée d'un jour à l'autre; mais comme une disposition
de cette loi portait une exception en faveur des Français voyageant à
l'étranger dans l'intérêt des sciences et des arts, me fondant sur cet
article et sur mon passeport signé GRUMEAUD, je montai sur la barque de
Gand avec une sécurité qu'aujourd'hui j'ai peine à concevoir.



CHAPITRE V

La barque de Gand.--Association malheureuse.--Furnes.--Examen de
conscience.--Arrivée à Dunkerque.--Votre passeport?--Je suis
incarcéré--Incident comique.--On me donne la ville pour prison.


Il y avait sur la barque société nombreuse, mais je n'y rencontrai
personne de ma connaissance. Deux voyageurs entre lesquels j'étais placé
à table me témoignèrent néanmoins quelque désir d'entrer en conversation
avec moi. Ils allaient en France; leur empressement redoubla quand ils
surent que tel était aussi le but de mon voyage. Ils me parlèrent alors
des difficultés qu'on pouvait rencontrer à la frontière. «Je n'en
redoute aucune, leur dis-je avec assurance, je suis en règle; j'ai un
passeport.»

La conversation en resta là pour le moment. Mais après le dîner, me
tirant à part, ces Messieurs me demandèrent si je voulais leur rendre un
grand service. «Je le veux, si je le puis. Parlez.--Les opinions que
vous professez si hautement, me dit le plus âgé, nous ont inspiré une
confiance sans bornes. Nous ne vous ferons donc pas mystère de notre
position: je suis major dans le régiment de Condé; mon camarade est
garde-du-corps. Je m'appelle _le Camus_; il s'appelle _de la Bonne_. Les
corps dans lesquels nous servions étant désorganisés, nos épées devenant
inutiles à une cause perdue, et les princes ne pouvant plus nous solder,
nous usons de notre liberté pour nous occuper de nos intérêts privés, et
nous retournons chez nous pour prévenir la confiscation de nos
biens.--Vous n'avez, je crois, rien de mieux à faire pour le
présent.--Sans contredit. Mais comment rentrer en France? nous n'avons
point de passeports.--Je conçois votre embarras; mais je n'y vois pas de
remède.--Il y en a un pourtant, si vous êtes aussi obligeant que vous le
paraissez.--Lequel?--C'est de nous laisser voyager avec vous. Nous
passerons pour vos domestiques, et votre passeport servira pour
tous.--Mais il ne m'est donné que pour moi seul.--Tout voyageur n'a-t-il
pas le droit d'emmener ses gens?--Mais mon passeport ne m'y autorise
pas.--Cela va sans se dire.--Ma foi, si vous voulez courir la chance, je
ne m'y oppose pas. Mais avec deux laquais tournés comme vous, ne
m'exposai-je pas à être pris pour un seigneur? C'est quelquefois un sot
rôle, surtout par le temps qui court. N'importe; il faut s'entr'aider.
Abandonnons-nous à la Providence; les circonstances nous inspireront.»

Tout en jasant nous étions arrivés à Gand. Nous y louâmes à frais
communs, pour Dunkerque, une voiture qui le soir même nous mena coucher
à Furnes sur l'extrême frontière. En soupant nous fîmes le plan du roman
que nous débiterions si nous étions interrogés par les autorités
locales; et pour ne pas nous embrouiller ou nous contredire, nous le
fîmes le plus court et le plus simple possible. J'avais rencontré mes
domestiques à Londres, où leurs anciens maîtres les avaient laissés sur
le pavé, et où j'avais été obligé de chasser mes gens. Le plus jeune de
ceux-ci, M. de la Bonne, était mon valet de chambre; et le plus âgé, M.
le Camus, mon cuisinier, mon cocher, que sais-je! Le lendemain, non sans
avoir répété notre leçon en déjeunant, nous prenons la route de
Dunkerque.

De Furnes à cette ville il n'y a guère plus de quatre lieues. À mesure
que nous en approchions, la sécurité, qui était montée avec nous en
voiture, s'évanouissait devant les inconvéniens manifestes de notre
plan. «Prenons bien garde, dit M. le major du régiment de Condé, de rien
conserver qui puisse démentir ce que nous dirons et dénoncer notre
véritable condition. Quel porte-manteau avez-vous là, M. de la Bonne?
C'est, Dieu me pardonne, votre porte-manteau de garde-du-corps du roi!»

Cela était vrai. M. de la Bonne d'arracher à la hâte les galons blancs
et les fleurs de lis blanches qui se détachaient sur le drap bleu de sa
valise, et qui auraient pu lui tenir lieu de cartouche de congé. «Mais
vous, me dit-il tout en s'exécutant, qu'avez-vous là vous-même?--Un
sabre qu'on m'a donné.--Un sabre d'uniforme! un sabre de l'armée de
Condé! Cela se reconnaît sans peine à l'ornement qu'il porte.» En effet,
semblable à un crapaud qui se serait cramponné au pommeau de ce sabre,
une large fleur de lis de cuivre mat se détachait en relief sur l'acier
poli, dont la poignée était fabriquée. Il n'y avait pas moyen de la
faire disparaître. Je pris le parti de jeter ce sabre dans les champs,
où il aura sans doute été ramassé par quelque brave, qui s'en sera paré
comme d'un trophée conquis. Le beau gage d'amitié qu'on m'avait donné
là!

La route, quittant la campagne, finit par longer les bords de la mer.
Nous les suivîmes jusqu'à Dunkerque, où nous arrivâmes vers deux heures
après midi.

Jusque là, mes gens et moi, nous avions vécu sur le pied de l'égalité la
plus parfaite. Contribuant à la dépense dans la même proportion, nous
jouissions dans la même proportion des avantages attachés à certaines
circonstances. Ainsi dans notre voiture, où l'un de nous était obligé de
s'asseoir sur le strapontin, le maître n'avait pas dé privilége, et, au
bout du temps convenu, cédant la place du fond, il allait remplacer un
de ses valets sur la sellette. J'y siégeais quand, arrivés à la porte de
Dunkerque, un officier du poste vint nous reconnaître et nous demanda
nos passeports.

J'exhibai celui dont j'étais porteur. À l'aspect de ce passeport
griffonné sur du papier à sucre, sans respect pour le cachet qui y était
plaqué, ni pour la signature avec paraphe dont il était souscrit, le
militaire me regarda avec l'expression d'un homme qui croit avoir
affaire à un mauvais plaisant; puis, s'adressant à mes camarades de
voyage: «Et vous, Messieurs, je veux dire citoyens, vos
passeports?--Nous sommes les domestiques de Monsieur.--Comment!--Ces
Messieurs sont mes domestiques.--Vos domestiques?--Oui, mes domestiques;
vous riez! en douteriez-vous?--Je n'en doute pas, citoyen, et je les
félicite de leur condition; ils ont affaire, ce me semble, à un maître
accommodant; car non seulement ils ne sont pas derrière la voiture où
d'ordinaire les domestiques se tiennent, mais ils occupent dans le fond,
sur de bons coussins, la meilleure place, tandis que leur maître est
assis sur une mauvaise planche.--C'est par mon ordre. J'aime les
planches, moi. Je suis bien libre, je crois, d'en user comme je
l'entends avec mon monde.--Je n'en disconviens pas.--Vous prêchez
l'égalité, et moi je la pratique.--C'est à merveille.--Veuillez donc ne
pas nous retenir plus long-temps, et nous permettre d'aller dîner; il
est l'heure.--En effet, il est deux heures: je voudrais de tout mon coeur
vous laisser passer; mais malheureusement je ne le puis. Le cas où vous
vous trouvez présente une difficulté sur laquelle le général Pascal lui
seul peut prononcer. Je vais la lui soumettre. Prenez patience; sa
réponse ne se fera pas attendre.» Il dit; et après nous avoir
recommandés à la surveillance du poste, il disparaît emportant avec lui
mon passeport.

Nous nous regardions depuis quelques minutes, et sans nous être dit un
mot, nous nous comprenions fort bien, car nous pensions tous la même
chose, quand l'officier de retour: «Citoyen, dit-il, le général ne croit
pas pouvoir prononcer. Votre affaire regarde la municipalité. Cocher,
conduisez les citoyens à la municipalité: un caporal et quatre hommes
pour accompagner la voiture!»

Les inquiétudes que cet incident me donnait ne m'empêchaient pas de
remarquer l'affectation avec laquelle cet homme substituait au nom
_Monsieur_ le mot _citoyen_. Ignorant qu'il obéissait en cela à un
décret de la Convention, je ne savais qu'en conclure.

La voiture, au pas des fusiliers, traverse une partie de la ville, et
s'arrête à la porte d'une église. C'est là que le sénat dunkerquois
tenait ses séances. Il était assemblé dans le choeur, occupant les
stalles où siégeaient antérieurement les chanoines. On nous traduit à la
barre. J'expose le fait. Après m'avoir écouté sans m'interrompre, les
pères conscripts nous invitent à nous retirer pour qu'ils en délibèrent.
Préalablement on nous sépare, et chacun de nous est conduit dans une
chapelle, où on l'abandonne à ses réflexions.

Elles n'étaient pas gaies, à en juger par les miennes, qui furent
interrompues au bout d'un quart d'heure par l'intervention d'un membre
de la municipalité. S'asseyant dans un confessionnal, la mission qu'il
remplissait alors lui en donnait le droit, il m'interroge sur certaines
circonstances de ma déposition qui, disait-il, ne paraissaient pas d'une
extrême clarté à ses collègues. Il s'agissait de ma rencontre avec mes
nobles valets. Je réponds de mon mieux; mais, à chaque réponse,
embarrassé par les observations de l'inquisiteur, je sentais que mes
valets et moi nous étions loin d'avoir prévu tous les points par
lesquels nous étions vulnérables. Quand il n'eut plus rien à me
demander, ou plutôt quand il vit que je n'avais plus rien à répondre,
l'inquisiteur se retira, disant qu'il allait faire son rapport au corps
qui l'avait délégué.

À sa place revint presque aussitôt M. Thiéri, maire de la commune. Comme
on m'avait rendu mes camarades, il était évident que c'était sur notre
sort commun qu'il allait prononcer. Avant qu'il parlât, je lus notre
arrêt sur son honnête figure. «La municipalité, me dit-il, ne trouve pas
votre passeport en règle; mais peut-être passerait-elle là-dessus, si
votre association avec les deux individus qui voyagent avec vous ne
compliquait pas votre affaire: leurs réponses ne concordent pas avec les
vôtres; on pense qu'ils ont une qualité très-différente de celle qu'ils
prennent. En conséquence, le conseil municipal a décidé qu'il en
référerait au ministre de l'intérieur, pour savoir si on devait leur
permettre ainsi qu'à vous l'entrée de la république, et que vous seriez
détenus jusqu'à l'arrivée de sa réponse.»

Nous n'avions rien à objecter à cette décision. Nous nous bornâmes à le
prier d'obtenir qu'on ne nous séparât pas. Il se retira en nous
promettant de présenter cette demande à ses collègues.

Je ne sais trop qui nous conduisit à la prison, qui était à peu de
distance du local où siégeait le corps municipal. Le geôlier nous
accueillit avec une joie évidente, avec la joie d'un chasseur qui
rencontre du gibier. Après avoir parlé un moment à l'écart avec notre
conducteur: «Le citoyen maire consent, dit-il, à ce que vous soyez logés
ensemble; voilà votre chambre, on va la meubler.»

Deux mauvais lits, entre lesquels étaient placés un hamac, une table et
trois chaises, tel était notre mobilier. Après nous avoir installés dans
ce taudis le plus sale et le plus étroit qu'on puisse imaginer, il se
retira, et fermant la porte sans toutefois nous enfermer: «Vous êtes
libres... nous dit-il, de vous promener dans les corridors.» Puis il
ajouta que nous trouverions chez lui tout ce dont nous pourrions avoir
besoin, et pour preuve il nous fit donner, en nous apportant nos effets,
une cruche d'eau presque limpide.

Dès qu'il fut parti, nous délibérâmes sur notre position. Elle n'était
pas bonne; mais ces Messieurs ne pouvaient s'en prendre qu'à eux-mêmes.
C'était par l'effet de leur volonté qu'ils se voyaient atteints par une
loi qu'ils connaissaient avant d'avoir quitté la Belgique. Quant à moi,
c'était par suite de ma complaisance que je me trouvais associé à leur
sort. Ils le sentirent, et me déclarèrent que notre association ne
pouvait pas durer plus long-temps, que je devais dorénavant ne songer
qu'à me tirer d'affaire, et que, pour qu'on ne me rendît plus solidaire
des griefs qu'on leur imputait, ils étaient résolus à déclarer la vérité
au maire sur tout ce qui était relatif à notre rencontre, ne doutant pas
qu'on ne me relâchât aussitôt. En effet, ils firent sur ce fait la
déclaration la plus véridique à M. Thiéri qui, sur leur invitation,
s'était hâté de la venir recevoir. Mais le mal était irréparable. Le
conseil municipal, à qui il s'empressa de rendre compte de cet incident,
nous fit dire que cette rectification était trop tardive; que le conseil
s'engageait à la faire insérer dans le rapport qu'il adresserait à
l'autorité supérieure; mais qu'il ne pouvait révoquer l'ordre qui me
mettait provisoirement en arrestation. Il fallut en conséquence se
résigner; ce que je fis.

Dans ma prison, je n'eus d'abord d'autre plaisir que celui que
m'apportait à toutes les heures le retour du carillon de Dunkerque. Ce
que je redoutais le plus après ce plaisir c'était l'ennui; il engendre
l'humeur; l'humeur engendre les querelles; une prison alors devient un
enfer. Pour échapper à cette maladie et à ses suites, je songeai à me
procurer des livres. Il y a des écoliers de Juilly partout. Je me
rappelai avoir vu au collége un nommé Gamba, fils d'un négociant de
Dunkerque, et qui avait la réputation d'être un bon enfant. Je pensai
que peut-être il l'était encore dans le monde. Quoiqu'il eût été mon
condisciple et non mon camarade, je me hasardai à lui écrire. Il y avait
quelque courage à se mettre en rapport avec un prévenu d'émigration.
Cette considération ne le retint pas. Il m'envoya d'abord des livres;
puis il vint concerter avec moi ce qu'il y avait à faire pour abréger ma
captivité, tout en s'occupant de l'adoucir.

Je frappai dans ce but à plus d'une porte. Plus heureux que ne l'ont été
tant de personnes, je dois le dire et je le dis avec un sentiment qui,
après quarante ans, a encore pour moi toute sa vivacité, tout son
charme, aucune des portes auxquelles je frappai ne m'a été fermée. Je
reçus même des preuves de l'intérêt le plus généreux et le plus efficace
de la part de quelques individus qui n'ont pas toujours été accessibles
à la pitié, et qui me savaient des opinions tout-à-fait opposées aux
leurs[34].

Pendant qu'ils agissent, je vais tâcher de me rappeler ce que je faisais
sous les verrous. Notre vie, comme on l'imagine, était variée par peu
d'incidens. Les repas que nous prenions en compagnie, à la table du
geôlier, en rompaient seuls la monotonie. Le reste du temps, nous le
passions, soit dans nos chambres, soit dans les corridors, seule
promenade qui nous fût ouverte. Pour qui n'aimait pas la lecture, ou ne
portait pas en lui-même les moyens de s'occuper, il fallait dormir le
reste du temps ou se quereller pour dissiper l'envie de dormir, ce qui
arrivait bien quelquefois à mes camarades. Comme beaucoup de militaires,
leur état excepté, ils ne pouvaient guère s'occuper de rien; hors des
camps ou de la garnison, c'étaient des poissons hors de l'eau.
J'échappai à la nécessité de recourir à ce genre de distraction par le
travail autant que par la lecture. Je me remis à la composition d'une
tragédie de _Zénobie_, dont j'avais fait le premier acte partie à Paris,
partie à Londres. Dès que je me réveillais, ce qui avait lieu long-temps
avant le jour, car du défaut d'exercice naissait pour moi le défaut de
sommeil, dès que je me réveillais, je me mettais à l'oeuvre, et je
gagnais ainsi, en changeant de rêves, l'heure du lever, l'heure où se
dissipaient mes illusions; car de ma fenêtre, où l'on voyait la haute
mer, j'apercevais les bâtimens qui s'éloignaient à toutes voiles de la
terre où j'étais captif. Combien, à ce spectacle, le sentiment de ma
position me devenait pénible! Le bannissement auquel j'avais voulu
échapper me semblait: alors la liberté même.

Pour m'en distraire, je recourais vite à mes livres; c'est ce qu'on peut
faire de mieux en cas pareil; les livres sont des amis qui ne nous
manquent jamais.

Mes camarades de chambrée m'étaient de peu de ressource. Il n'y avait
point de rapport entre leurs goûts et les miens; il y en avait beaucoup
au contraire entre mes goûts et ceux de mon camarade du dehors.

M. Gamba, si comme je me plais à le croire il vit encore, qu'il me
pardonne de le nommer, M. Gamba me visitait souvent. Un jour que,
parlant des plaisirs que l'on pouvait rencontrer à Dunkerque, je lui
demandais s'il y avait un théâtre dans cette ville: «Nous en avons un,
dit-il, qui n'est pas grand.--Et vos acteurs?--Nos acteurs sont
proportionnés à notre théâtre.--Que jouent-ils?--Mais tout, la comédie,
l'opéra-comique, le vaudeville.--Et la tragédie?--Quant à la tragédie,
jamais ils ne se sont avisés de la jouer, et c'est fâcheux; car une
représentation de votre _Marius_ serait d'un bon effet ici dans la
circonstance. Si cependant vous aviez un exemplaire de _Marius_, on
pourrait... mais il n'est pas imprimé.--Je porte avec moi un exemplaire
de _Marius_ partout où je vais.--Comment! en auriez-vous une copie dans
votre valise?--J'en ai l'original dans ma tête. Si vos comédiens étaient
de force et d'humeur à le jouer, je l'aurais bientôt jeté sur le
papier.--Vraiment?--Vraiment.»

La conversation sur cet objet n'alla pas plus loin. Le lendemain matin
Gamba revient; il n'était pas seul. Avec lui se trouvait un petit homme
à la figure épanouie, à la panse rebondie. «Permettez-moi, dit Gamba, de
vous présenter le directeur de notre théâtre, M. Oyer.--Oui, Monsieur,
me dit M. Oyer, sans préambule, je suis directeur de la troupe de cette
ville. Mes acteurs sont à votre service ainsi que moi; ils brûlent du
désir de jouer votre _Marius_.--Mais ils ne savent que chanter.--Savoir
chanter, c'est savoir déclamer. Et puis à Dunkerque on n'y regarde pas
de si près. Fiez-vous-en à nous; donnez-nous votre pièce; nous la
jouerons; cela vous sera utile et à nous aussi. L'intérêt que la ville
entière prend à votre situation ne peut que s'en augmenter. Où est la
copie dont vous pouvez disposer?--Vous l'aurez dans deux jours. Je ne
demande que le temps de la transcrire; après-demain je vous la
remettrai.--Y aurait-il de l'indiscrétion, Monsieur, à vous prier d'en
faire lecture à haute voix?--Aucune.--J'amènerais avec moi mes acteurs;
ils prendraient ainsi connaissance de l'esprit de leurs rôles et de vos
intentions.--Amenez-les; cela peut être utile.--Il est fâcheux que la
copie ne soit pas à votre disposition dès aujourd'hui.--Pourquoi?--Parce
que nous avons aujourd'hui relâche. Après-demain nous jouerons; retard
de quarante-huit heures en conséquence pour la lecture.--Vous êtes
libres aujourd'hui; que la lecture ait lieu aujourd'hui. Amenez votre
monde; je vous réciterai l'ouvrage. S'il vous convient, je le
transcrirai; sinon vous m'aurez évité la peine de le transcrire.--À
tantôt donc.--À tantôt.»

Le jour même, à quatre heures du soir, Gamba, qui n'avait pas entendu ce
dialogue sans rire, me ramena M. Oyer avec une escorte aussi héroïque
que puisse l'être celle d'un directeur de troupe ambulante ou d'un roi
de théâtre. Elle se formait de huit personnages, c'est-à-dire de sept
acteurs et de leur mémoire personnifiée dans la personne du souffleur.
Ces Messieurs se placèrent comme ils purent, c'est-à-dire trois sur deux
chaises, et quatre sur les lits avec mes camarades de chambrée. MM. Oyer
et Gamba s'assirent sur la table, et moi, guindé sur mon hamac d'où je
dominais l'assemblée, je leur débitai de mémoire et sans hésiter les
trois actes de _Marius_.

La lecture n'ayant pas refroidi le zèle de ces Messieurs, les rôles
furent distribués sur-le-champ d'après les aptitudes de chacun. Celui de
Marius père fut réclamé par la basse-taille, et par la haute-contre
celui de Marius fils; on ne put le leur refuser. Le _Caillot_ voulut
absolument jouer le Cimbre, et on le lui céda. Les autres rôles furent
donnés au _La Ruette_, au _Trial_ et au _Michu_; les _Elleviou_, les
_Martin_ et les _Dozinville_ ne régnant pas encore[35], je dis donnés,
je devrais dire promis, car il fallait préalablement transcrire la
pièce, ce que je fis en deux jours, comme je m'y étais engagé. Je tuais
le temps à coups de plume.

La troupe s'occupa incontinent d'apprendre les rôles, et le bruit se
répandit dans la ville qu'au premier jour l'opéra-comique jouerait une
tragédie d'un prisonnier.

Il y avait déjà douze jours que je végétais sous les verrous, attendant
une réponse de Paris, quand arrivèrent à Dunkerque les citoyens
Bellegarde, Cochon et Doulcet, commissaires de la Convention. Mon
beau-père qui, à la première nouvelle de ma mésaventure, était accouru
d'Amiens pour me réclamer, espéra trouver dans des législateurs plus de
hardiesse que dans des municipaux. Il leur demanda une audience, et
l'obtint. Sa bonhomie me servit plus que toute la finesse imaginable.
Sur le simple exposé des faits, les pro-consuls, qui pourtant n'osèrent
pas ordonner tout-à-fait ma mise en liberté, décidèrent qu'on ne pouvait
refuser de me donner la ville pour prison, en attendant que le _comité
de surveillance_ de la Convention, qui devait prononcer en définitive
sur mon sort, eût envoyé sa décision. La municipalité, qui avait agi
moins par malveillance que par peur, accorda sur cette autorisation ce
que nous réclamions. Ma prison n'eut plus pour murs que ceux de la
ville, et même il me fut permis d'aller me promener sur le bord de la
mer, pourvu que je rentrasse avant la clôture des portes.

La latitude était grande. Je l'avouerai pourtant, cet assujettissement
me fut insupportable. Pendant dix jours qu'il dura, l'enceinte de la
ville me parut une prison plus étroite que celle dont je n'imaginais pas
qu'il me fût possible de sortir, et je souffris plus de ne pas jouir de
ma liberté tout entière que je n'avais souffert pendant treize jours
d'être privé de toute ma liberté.



CHAPITRE VI.

Théâtre de Dunkerque.--Rencontre encore plus romanesque que les deux
autres.--Liberté définitive.--Quelles sont les personnes à qui j'en suis
redevable.--Lille.--M. André, maire de cette ville.--Retour à Paris.


Le premier usage que je fis de ma liberté, M. Gamba étant absent, fut de
courir me promener au bord de la mer, sur l'_estrand_; j'y restai
jusqu'au dîner; après dîner, j'allai au spectacle.

On donnait ce jour-là l'_Intrigue épistolaire_ et _Renaud d'Ast_.
Quoique médiocrement jouées, ces pièces me divertirent beaucoup. Il
n'est chère que d'appétit. Je sais me contenter de ce qui est passable;
je le trouve bon même quand je ne puis avoir mieux. D'ailleurs la
première pièce était toute nouvelle pour moi; quoiqu'elle repose sur une
donnée un peu forcée, l'auteur en fait sortir des situations si
plaisantes qu'on ne peut, ce me semble, la voir sans un vif intérêt de
curiosité. Il s'y trouve aussi un rôle, celui du peintre, où l'on ne
peut pas méconnaître la création d'un esprit essentiellement original.
Dessiné d'après le caractère de Greuse, avec une fidélité égale à celle
que cet artiste mettait à copier la nature, ce rôle est un des plus
vrais et des plus plaisans qui aient été mis en scène depuis Molière.
Cette pièce est de _Fabre d'Églantine_. Quand on songe qu'il est auteur
aussi du _Philinte de Molière_, on ne peut nier qu'il ne fût doué d'un
génie essentiellement comique. Malgré l'imperfection d'un style qui
pouvait s'épurer, à quelle hauteur ne se fût-il pas placé par la
puissance de ses conceptions s'il ne se fût pas manqué à lui-même, si,
quittant la carrière où il avait déjà rencontré la gloire et où une
gloire plus grande l'attendait, il ne se fût pas jeté dans la carrière
au bout de laquelle il voyait le pouvoir, ou du moins l'opulence, et n'a
rencontré que l'échafaud!

_Renaud d'Ast_ ne fut pas absolument mal chanté. Je trouvai mes acteurs
tragiques passables dans l'opéra-comique: il y en a tant qui ne le sont
nulle part!

L'intérêt qu'avait pour moi ce qui se passait sur la scène fut moins vif
toutefois que celui d'un incident qui vint m'en distraire, que celui que
me fit éprouver une certaine figure qui m'apparut tout à coup au milieu
de cette salle.

Aux premières loges, juste en face du théâtre, était la loge du maire.
Ce magistrat, que je ne connaissais que trop, l'occupait avec sa
famille, il était placé sur le devant avec des dames. Derrière lui
étaient quelques hommes, et parmi eux un individu dont l'aspect me jeta
dans une étrange perplexité. J'ai peine à croire qu'un même individu
puisse être présent au même instant en plus d'un lieu, quoique cela soit
arrivé à saint Nicolas. «C'est lui, me disais-je, non pas en parlant de
saint Nicolas; mais non, ce n'est pas lui; la chose est impossible. Il
faut convenir qu'il y a des ressemblances bien singulières; celle-ci est
à me faire croire aux _Ménechmes_.»

Pour savoir positivement à quoi m'en tenir: «Ce Monsieur-là quel
est-il?» demandai-je à un de mes voisins, homme obligeant, biographie
parlante, qui, pendant les entr'actes, m'avait nommé tous les visages et
raconté la vie de chacun. «Ce grand Monsieur en habit
brun?--Précisément.--Quelque parent du maire, probablement. Il n'est ici
que depuis quelques jours; mais il ne quitte pas le maire; on les voit
partout ensemble. Je crois qu'il demeure chez le maire; je crois qu'il
couche chez lui, ou même avec lui; il ne le quitte pas plus que son
ombre.--Comment s'appelle-t-il?--Je l'ignore. Je vous dirai même que
j'ai fait pour le savoir des perquisitions inutiles. Mais l'ouverture
commence; écoutons.»

L'opéra-comique achevé, je me hâte de sortir pour me placer dans le
vestibule et considérer de près la tête parisienne que j'étais si étonné
de trouver sur des épaules dunkerquoises. Je m'embusque à cet effet au
bas de l'escalier par où devait descendre le maire et sa noble
compagnie. Il arrive en effet, et me salue. Empressé de lui rendre sa
politesse, je m'approchais de lui pour le remercier, quand le personnage
dont la présence excitait si fort ma curiosité se retirant adroitement
derrière le groupe dont il faisait partie, me regarde en plaçant son
index sur ses lèvres, puis se détachant de sa société comme s'il en
avait été séparé par la foule: «Où demeures-tu? me dit-il en passant?--À
la Conciergerie (tel était le nom de mon auberge, qui, au fait, était
encore une prison pour moi).--Demain j'irai déjeuner avec toi;
aujourd'hui je ne te connais pas.» Et il va rejoindre son monde, qui
déjà s'inquiétait de ce qu'il pouvait être devenu.

Le lendemain il tint parole. Mais quel était cet homme, me direz-vous?
Le camarade qui s'était échappé si adroitement de sa chambre, et si à
propos de Paris, lors des massacres de septembre; le camarade que
j'avais retrouvé d'une manière si imprévue à Douvres; le camarade que
j'avais laissé si involontairement à Londres en partant pour la France,
où il ne semblait pas possible qu'il rentrât jamais. Ses ressources
épuisées, il avait préféré les risques douteux auxquels il s'exposait en
rentrant en France, à la misère inévitable qui l'atteignait en
Angleterre, et il avait employé le peu d'argent qui lui restait à payer
son passage à Calais. Ne manquant ni de présence d'esprit ni d'adresse,
comme on a pu en juger, quoique sans papiers, il avait trouvé le moyen
d'entrer à Calais; et muni d'une recommandation de je ne sais qui pour
le maire de Dunkerque, il s'était présenté chez ce brave homme qui
l'avait accueilli et le traitait en ami de la maison.

Nous rîmes beaucoup de notre situation respective, qui était tout
justement inverse de ce qu'elle devait être. «Qui se serait jamais
imaginé, quand nous nous séparâmes, qu'au bout d'un mois nous nous
retrouverions à Dunkerque, où je serais prisonnier et émigré, et toi
libre et commensal du maire?»

De quels embarras ne s'est-il pas tiré? Quoiqu'il eût pour le parti
régnant tous les caractères de la réprobation, non seulement il retourna
à Paris, mais il y habita pendant tout le temps de la terreur, faisant
tantôt un métier, tantôt un autre, et se tirant toujours d'affaire. À
une époque où je le croyais caché, je ne fus pas peu surpris de le
rencontrer au Palais-Royal, empaltoqué dans une houppelande, embéguiné
d'un bonnet à poils où flottait une longue queue de renard. Il faisait
alors le commerce de bois.

Dans le narré que je lui fis de ce qui m'était arrivé depuis notre
séparation, je n'oubliai pas la rencontre que j'avais faite à Bruxelles,
et la confidence que j'y avais reçue du secret qu'il avait cru devoir me
taire. «Puisque la personne la plus intéressée à le garder le divulgue,
me dit-il, je ne la démentirai pas. Je ne repousserai pas non plus les
conseils qu'elle me donne.»

En effet, un an après, la femme qu'il aimait, devenue veuve d'un mari
vivant, changea de nom et reçut sur les registres de l'état civil celui
du camarade qui, en le lui donnant, usa d'un droit que n'a pas abrogé
l'Église grecque, et dont plus d'un apôtre avait usé aux temps de la
primitive Église.

Cependant on s'occupait activement à Paris de ma délivrance définitive.
Le pouvoir n'était pas encore exclusivement tombé dans les pattes
sanglantes des terroristes. Quelques gens qui avaient provoqué le pire
en voulant faire le mieux se trouvaient encore en place, et
s'efforçaient, en réparation du mal fait aux masses, d'adoucir celui des
individus.

De ce nombre n'était pas l'exécrable Bazire. Celui-là fit traîner en
prison ce pauvre Méjan, qui, sans songer à son propre danger, était allé
le solliciter pour moi. Mais Fabre-d'Églantine, que Mlle Contat avait
trouvé le moyen d'émouvoir en ma faveur, mais Tallien que mon ami Maret
avait intéressé à mon sort, mais le ministre Rolland, auprès de qui ma
pauvre mère avait trouvé accès, se montrèrent plus humains; ils se
réunirent à Pons de Verdun pour me tirer de la position dangereuse où je
m'étais si étourdiment jeté, et pour empêcher que la loi fatale ne me
fut appliquée. Ils y réussirent, et firent décider par _le comité de
surveillance_ de la Convention que, voyageant dans l'intérêt de la
littérature, et particulièrement de l'art dramatique, j'étais dans le
cas de l'exception portée par cette loi. C'est toutefois sur une lettre
du ministre à la municipalité de Dunkerque qu'elle me délivra un
passeport pour Paris.

Je quittai Dunkerque le lendemain même. Peu d'heures après mon départ,
la municipalité, qui avait hésité à me relâcher sur la lettre
ministérielle, reçut à cet effet l'ordre absolu de la Convention. Il est
à remarquer que dix-huit mois après cette époque quatre des signataires
de cet ordre, souscrit par six personnes, étaient morts sur l'échafaud.

C'est principalement à l'amitié de Mlle Contat que je dus ma délivrance.
Quoiqu'elle professât hautement des opinions opposées au système qui
prévalait, elle exerçait par son talent, son esprit et sa beauté, sur la
plupart de ces âmes féroces, un ascendant sous lequel elles
fléchissaient, tout en s'en étonnant.

Je répondis par les vers suivans à la lettre par laquelle elle me
donnait avis du succès de ses démarches.

     Vos doigts de rose ont déchiré
     Le crêpe étendu sur ma vie.
     Par vous, belle et sensible amie,
     De mes fers je suis délivré.
       Je ne suis plus seul sur la terre;
     Je redeviens, par vos bienfaits,
     Fils, époux, citoyen et père,
     Je redeviens surtout Français.
       Me savaient-ils cette existence,
     Ceux qui m'avaient calomnié?
     Riche et fier de votre amitié,
     Pouvais-je abandonner la France?
       Ami de la tranquillité,
     Je ne suis ni guerrier ni prêtre.
     J'ai fait quelques héros peut-être,
     Mais je ne l'ai jamais été.
       C'est depuis qu'elle m'est ravie
     Que j'estime la liberté.
     Elle ressemble à la santé
     Que le seul malade apprécie.
       Mille fois heureux qui par vous
     Recouvre ce bien que j'adore;
     Mille fois plus heureux encore
     Qui peut le perdre à vos genoux!

De Dunkerque je me rendis à Lille avec mon beau-père. Nous nous
arrêtâmes là trois jours chez le maire, qui était son parent et
conséquemment le mien.

M. André, qui avait fait dans le commerce une fortune honnête dans
toutes les acceptions du terme, et s'était enrichi sans compromettre sa
probité, avait été porté à cette magistrature par l'estime publique. Il
s'en montra digne. On eut lieu de reconnaître en lui à quel degré le
sentiment du devoir peut élever un coeur simple. Les militaires, chez qui
le courage est obligatoire et qui n'en manquèrent certes pas pendant le
bombardement de cette place, n'en montrèrent pas plus en cette
circonstance que ce citoyen qui, pendant cinquante ans, ne s'était fait
remarquer que par des vertus paisibles. Se transportant à toute heure,
sans considérer le danger, partout où sa présence était réclamée par
l'intérêt public, c'est lui surtout qui, par l'exemple de sa généreuse
résignation, avait contenu une population que les assiégeans
s'étudiaient à réduire au désespoir; car le bombardement avait été
particulièrement dirigé sur le quartier habité par la classe la plus
nombreuse et par conséquent la plus pauvre, sur le quartier
Saint-Étienne, qui n'était plus qu'un monceau de ruines. De toutes les
vertus, la plus communicative est sans doute le courage; celui que
déployait ce brave homme avait gagné les femmes elles-mêmes. Honteuses
d'en montrer moins qu'un vieillard, elles rivalisaient d'empressement
avec les hommes pour éteindre le feu que les boulets rouges répandaient
dans tous les quartiers de la ville. Elles avaient même fini par se
familiariser à tel point avec ces désastreux projectiles que, dès que la
fumée indiquait leur séjour en quelque endroit, portant une casserole de
la main droite, elles couraient les extraire du lieu qu'ils
incendiaient, et les plongeaient dans un seau plein d'eau qu'elles
portaient de la main gauche; explication que je tiens d'une simple
servante.

Pendant mon séjour à Lille, j'allai au spectacle. Quelle pièce
donnait-on ce jour-là? Je ne sais. Mais ce dont je me souviens fort
bien, c'est qu'on y exécutait cette scène fameuse où Gardel avait mis
_la Marseillaise_ en action. Je n'étais rien moins que révolutionnaire;
mais, au sentiment avec lequel j'entendis cet appel fait à la vengeance
nationale au milieu des ruines dont la jalousie autrichienne avait
couvert une de nos plus belles cités, je reconnus que j'étais Français.

Cet appel ne s'était pas fait entendre en vain. Nos bataillons, en
répétant ce chant héroïque, avaient vengé dans les champs de Jemmapes
les malheurs de Lille et de Valenciennes; cette victoire leur livrait la
Belgique, et la cour de Bruxelles allait chercher un refuge à Vienne
contre des malheurs qu'elle avait si cruellement provoqués.

Je ne terminerai pas ce chapitre sans dire ce que devinrent mes
compagnons de prison. Peu de jours après mon départ parvint à Dunkerque
l'ordre de mettre à exécution la loi sur les émigrés, laquelle, à dater
du jour de sa promulgation, avait contre eux tout son effet. Mais comme
cet effet ne pouvait être rétroactif, les émigrés rentrés antérieurement
en France furent déportés à la frontière, qu'ils ne pourraient plus
dépasser désormais sans encourir la peine de mort.

Quel a été depuis le sort de MM. Le Camus et de La Bonne? Je ne sais. Je
n'ai jamais eu de leurs nouvelles même indirectement. La loi qui les
frappait menaçait aussi en France les amis avec lesquels ils auraient
conservé des rapports. C'est sans doute à leur reconnaissance que je
dois attribuer leur apparent oubli.

Et _Marius_? _Marius_ fut chanté quelques jours après mon départ, à la
grande satisfaction des amateurs de Dunkerque, et aussi à celle du
directeur, qui reconnut qu'il y avait quelquefois du profit à faire une
bonne action.

Cependant je poursuivais ma route à franc étrier; et quatre mois après
être sorti de Paris, j'y rentrai presque aussi content de mon voyage que
_Scarmentado_ l'a été des siens[36].

FIN



NOTES.


[1: D'après ce programme, M. de _Buona-Parte_, d'Ajaccio en Corse,
n'était pas de la première force en latin, car il y est dit qu'il ne
répondra que sur l'histoire, quoique la classe dont il faisait partie
dût être interrogée aussi sur les langues anciennes. M. Fauvelet, c'est
le nom que portait alors M. de Bourrienne, y est inscrit parmi les
élèves qui expliqueront _Horace_; ce qui prouve qu'il était en latinité
supérieur à son condisciple. Quant à ce qui concerne les sciences
exactes et la danse, ils y réussissaient également tous deux, comme le
constate le même programme; ce qui n'est pas peu honorable pour M. de
_Buona-Parte_.

Cette pièce, où le général Nansouty figure comme chanteur et comme
danseur, m'a été communiquée par M. de Coupigny, homme recommandable à
plus d'un titre.]

[2: Aux erreurs de M. de Bourrienne, et elles sont nombreuses, il faut
ajouter celles qui ont été introduites dans ses _Mémoires_ par leur
éditeur. Cette note, extraite de la _Revue de Paris_, fait connaître
combien cet éditeur s'est fait peu de scrupule de plier la vérité aux
intérêts de sa spéculation.

«L'éditeur des _Mémoires de Bourrienne_ avait besoin, pour compléter son
troisième ou quatrième volume, d'une ou deux feuilles supplémentaires;
car n'ayant tout juste de la copie que pour quatre volumes, et en ayant
promis six au public, l'éditeur était trop consciencieux pour n'en pas
donner au moins douze. Or Napoléon racontait volontiers des histoires
bien noires, à la manière du _Moine_ ou du _Confessionnal des Pénitens
noirs_; faisons-lui raconter une histoire que M. de Bourrienne aura
retenue en secrétaire fidèle. Un conte de ce genre était au nombre des
articles publiés par un _Magazine_ de Londres; on l'apporte tout traduit
à l'éditeur; voilà son affaire; le conte est mis dans la bouche de Sa
Majesté Impériale; lisez _Giulio_, et vous jugerez avec quelle facilité
Napoléon traduisait la langue anglaise. Bientôt les _Mémoires de M. de
Bourrienne_ obtiennent un succès européen; les _Magazines_ de Londres en
rendent compte, et entre autres celui à qui avait été emprunté _Giulio_.
Le critique de s'extasier sur le talent de Napoléon comme conteur, et de
retraduire le conte de _Giulio_ comme ce qu'il y avait de plus
remarquable dans la livraison de M. de Bourrienne! Et c'est ainsi qu'on
écrit l'histoire!»

(_Revue de Paris_, 27 février 1850.)]

[3: Les erreurs _volontaires et involontaires de M. de Bourrienne_ ont
donné lieu à deux volumes d'_observations par MM. les généraux Belliard
et Gourgaud_, _les comtes d'Aure_, _de Survillers_, _Boulay de la
Meurthe et de Bonacossi_, _les barons Meneval et Massias_, _le ministre
de Stein_, _le prince d'Eckmühl, et par M. Cambacérès_, lequel, je
crois, était prince aussi.

Paris, chez Heideloff, quai Malaquais, et Urbain Canal, rue J. J.
Rousseau, 1830.

À ces noms on pourrait ajouter celui de M. Collot, aujourd'hui directeur
de la Monnaie, et antérieurement fournisseur des vivres et viandes à
l'armée du général Bonaparte. Dans une lettre dont l'original est entre
les mains de Mme la duchesse d'Abrantès, et dont le hasard m'a donné
connaissance, ce financier dément de la manière la plus positive
certaines assertions de M. de Bourrienne, lequel pourtant ne le traite
pas en ennemi. M. Collot parait ne pas trop aimer _Bonaparte_, mais il
aime la vérité. Rien ne le prouve mieux que cette lettre; la voici[5]:

«Madame la Duchesse,

«Il y a plus de quatre ans que je n'ai vu M. Bourrienne, et il y a plus
de vingt ans que je le vois très-peu. Il ne m'a consulté en rien pour
ses _Mémoires_. Je ne lui ai jamais dit un mot qui ait autorisé en
aucune manière le propos que vous me rapportez. Ce propos est faux. J'en
dis autant de celui qu'il prête à _Bonaparte_ dans une conversation que
ce premier consul eut avec moi en présence de Bourrienne. Celui-ci
affirme que _Bonaparte_ m'a dit: Donnez 300,000 fr. à tel ministre,
200,000 à tel autre. _Bonaparte_, maître de la France, avait trop le
sentiment des convenances pour vomir ces turpitudes. Certes je ne suis
pas _payé_ pour faire le panégyrique de _Bonaparte_, mais je dois à la
vérité de purger sa mémoire de pareilles vilenies. Je les aurais
désavouées dans nos journaux, si je n'avais pas une répugnance extrême à
y faire parler de moi.

«J'aurai l'honneur d'aller vous voir, et si l'attestation que je vous
donne dans cette lettre ne suffit pas, j'y ajouterai tout ce qui vous
paraîtra désirable pour repousser l'injuste inculpation faite à la
mémoire de votre mari.

«Agréez, Mme la duchesse, l'hommage de mon respect affectueux.

«Signé Collot.

«Paris, le 30 juin 1829.»]

[5: Tome IV. page 346 des Mémoires de Bourrienne.]

[6: Dans sa discussion sur l'exécution des prisonniers de Jaffa, M. de
Bourrienne semble dépouiller l'esprit de malveillance qui d'ordinaire
dicte ses jugemens sur les actions de son ancien condisciple; mais c'est
un tort qu'il n'a pas souvent avec lui-même.]

[7: L'ABBÉ LOUCHART. C'était un homme instruit et judicieux. Après avoir
fait successivement plusieurs éducations particulières, il est entré
dans l'instruction publique, et a rempli avec distinction les fonctions
de censeur au lycée de Liège. Mis à la retraite lorsque le département
de la Roër fut séparé de la France, il est mort en 1832.]

[6: Préfet répondait à maître de quartier.]

[8: Au lieu de cinq élèves, lisez six. En tête de cette traduction on
lit:

     STETHANO,   ALEXANDRO,   VIEL,
     PRESBYTERO,
     IN   ACADEMIA   JULIACENSI.
     STUDIORUMM   OLIM   MODERATORI
     HOC   IPSIUS   OPUS
     QUOD   TYRIS   MANDARI    RELLIGIOSE   CURAVERUNT
     AFFEREBANT,
     AMANTISSIMI ET MEMORES ALUMNI

     Aug. Creuzé de Lessert.
     J. R. Barvès.
     J. A. Durant.
     J. M. E. Salverate.
     A. V. Arnault.
     Eusebius Salverte.
]

[9: LE P. MANDA. Son éloquence tant soit peu brusque se ressentait de
l'austérité de son caractère. Appelé à Versailles, en 1782, pour prêcher
devant la cour, il toucha moins son auditoire qu'il ne l'effaroucha.
C'était Jonas à Ninive. Il n'y parut qu'une fois. Chargé depuis de
remplacer le P. Petit à Juilly, il fit beaucoup moins bien que lui en
voulant faire mieux. La révolution ne le trouva pas disposé aux
complaisances qu'elle exigeait du clergé. Il aima mieux s'exiler que de
prêter le serment imposé aux ecclésiastiques par la constitution de
1791. Il est mort en 1803, en Angleterre, où il avait été recueilli par
des familles, catholiques, dont les chefs, tels que les _Howard_, les
_Talbot_, avaient été élevés à Juilly. Il est plusieurs fois question du
P. Mandar dans les _Confessions_ de Rousseau, avec lequel il eut
quelques rapports à Montmorency. C'est lui qui donna l'idée à ce grand
prosateur de traiter, sous la forme de poëme, le sujet du _Lévite
d'Ephraïm_.]

[10: LE P. BAILLY. Avant d'être élu député à la Convention, cet
ex-oratorien avait exercé les fonctions d'administrateur du département
de Seine et Marne. Il était prêtre, et prêtre marié; mais cela ne
l'empêcha pas d'honorer ceux qui respectaient des engagemens sur
lesquels il avait cru pouvoir revenir, et de protéger en toute occasion
les ecclésiastiques qui se montraient plus scrupuleux que lui. En 1795
il affronta, pour les défendre, les ressentimens du comité de sûreté
générale. Sa modération au milieu des partis furieux, le fit accuser
plusieurs fois de royalisme. Après avoir administré quatorze ans avec
autant de sagesse que d'intégrité le département du Lot, compromis par
des agens moins intègres que lui, il avait été remplacé; et bien qu'il
se fût justifié, il n'était pas encore réintégré quand arriva la
restauration. Un accident affreux hâta sa fin en 1819. Une voiture
publique, dans laquelle il revenait de Rouen, ayant versé, il eut les
deux poignets cassés par cette chute. On crut le sauver en les lui
coupant. Est-ce du mal ou du remède qu'il est mort?]

[11: LE P. GAILLARD, homme propre et prêt à tout. Après avoir passé par
diverses fonctions dans le corps enseignant, entré dans la carrière
civile, il fut successivement administrateur, législateur et juge. On ne
pourrait que le féliciter de son habileté, si elle ne lui avait mérité
la confiance du R. P. Fouché. Ce ministre n'eut pas en 1815 d'agent plus
actif, plus délié et plus dévoué à la cour de Gand.]

[12: LES BÉRULIENS. La congrégation de l'Oratoire de Jésus, congrégation
essentiellement vouée à renseignement, avait été instituée en 1615 par
Pierre de Bérulle, qui depuis fut fait cardinal. Composée d'hommes que
des voeux n'enchaînaient pas, et qui pouvaient en sortir à volonté, cette
société différait surtout de celle d'Ignace de Loyola, en ce
qu'exclusivement française, elle était régie par un Français qui
résidait, non pas à Rome, comme le général des jésuites, mais à Paris.
Des hommes célèbres, de grands hommes même sont sortis de l'Oratoire.
Pour le prouver, s'il ne suffit pas de nommer le P. Quesnel, nous
nommerons Mallebranche. Opposés en tout aux jésuites partisans du
molinisme et du despotisme, les oratoriens étaient jansénistes et
républicains.]

[13: Le cap de la Circoncision]

[14: HAÜY. C'est le fait auquel cette note se rattache qui lui fit
embrasser avec une infatigable ardeur l'étude des sciences naturelles.
«Dès lors, dit Cuvier, Haüy semble vouloir devenir un homme nouveau;
mais aussi quelle magnifique récompense accordée à ses efforts! Il
dévoile la secrète architecture de ces productions mystérieuses, où la
matière inanimée parait offrir les premiers mouvemens de la vie, où il
semblait qu'elle prit des formes si constantes, si précises par des
principes analogues à celles de son organisation; il sépare, il divise
par la pensée les matériaux invisibles dont se composent ces étonnans
édifices; il les soumet à des lois invariables; il prévoit par des
calculs les résultats de leur assemblage, et, parmi des milliers de
calculs, aucun ne se trouve en défaut. Depuis ce cube de sel que tous
les jours nous voyons naître sous nos yeux, jusqu'à ces saphirs, ces
rubis, que des cavernes obscures cachaient en vain à notre luxe et à
notre avarice, tout obéit aux mêmes règles; et parmi les innombrables
métamorphoses que subissent tant de substances, il n'en est aucune qui
ne soit consignée d'avance dans les formules d'Haüy. Comme il n'y aura
plus un autre Newton, parce qu'il n'y a pas un autre système du monde,
on peut dire aussi, dans une sphère plus restreinte, qu'il n'y aura pas
un autre Haüy, parce qu'il n'y a pas une deuxième structure de
cristaux.»

Haüy était prêtre, et n'a jamais cessé de remplir les fonctions du
sacerdoce, même dans la prison où il avait été jeté après le 10 août.
Protégé par le respect que commandaient son génie et sa simplicité, il
fut mis en liberté avant les massacres de septembre. Il est mort le 3
juin 1822, à quatre-vingts ans.]

[15: _La musique est un art que je n'ai jamais pratiqué_. J'ai pourtant
eu le père de Kreutzer pour maître de violon. Il a trouvé en moi un
élève moins habile que son fils, soit dit sans vanter ce dernier.]

[16: Membre de l'Académie des sciences et bibliothécaire de Louis
XVIII.]

[17: _Ma dextérité_. Mon service n'en exigeait pas beaucoup. Les
officiers qui concouraient à la toilette du prince étaient multipliés
bien au-delà du besoin. Rien de plus juste que ce qu'en dit le grand
Frédéric dans ce dialogue transcrit par Champfort.

«_Le roi_.--Allons, Darget, divertis-moi; conte-moi l'étiquette du roi
de France: commence par son lever.»

Alors Darget entre dans tout le détail de ce qui se fait, dénombre les
officiers, leurs fonctions, etc.

«_Le roi_ (en éclatant de rire).--Ah! grand Dieu! si j'étais roi de
France, je ferais un autre roi pour faire toutes ces choses-là à ma
place.»]

[18: Voici ce quatrain:

          Dans le temps des chaleurs extrêmes,
          Heureux d'amuser vos loisirs,
     Je saurai près de vous appeler les zéphyrs;
          Les amours y viendront d'eux-mêmes.

Ce joli quatrain se trouve dans les diverses éditions des oeuvres de
Lemière, à commencer par celle de 1774; et c'est en 1783 ou 1784 que
_Monsieur_ le transcrivit de sa main quasi-royale sur l'éventail de la
plus gracieuse et de la plus infortunée des reines. Il n'en est pas d'un
ouvrage d'esprit comme d'une province qui reste en définitive au prince
qui s'en empare. Un poète qui en pille un autre n'est pas conquérant,
mais plagiaire, titre moins honorable. En lui donnant ce quatrain qu'il
avait emprunté, les éditeurs des oeuvres de Louis XVIII l'ont calomnié.
Cette note a surtout pour but sa justification.]

[19: _Vers sur la tragédie de Charles IX_. Dans _l'Esprit des Journaux_,
compilation qui pourrait faire croire que les journaux n'avaient pas
d'esprit, et qui s'imprimait à Bruxelles chez Weissembruck, on trouve à
la suite de ces vers la note suivante:

«Les vers qu'on vient de lire faisaient partie de la _Correspondance
littéraire_ de La Harpe. L'auteur en obtint de l'éditeur la suppression,
à l'instant où les tomes V et VI allaient être mis en vente; on
substitua aux vers de M. Arnault le conte de M. Andrieux, intitulé: _le
Moulin de Sans-Souci_. Il n'existe peut-être pas deux exemplaires du
tome VI de la _Correspondance_ de la Harpe dans lesquels on trouve la
pièce de M. Arnault. _L'auteur contre qui elle est dirigée n'existant
plus, nous n'avons vu aucun inconvénient à la publier_.»

Étrange délicatesse que celle de l'imprimeur Weissembruck! Se croire en
droit de publier une pièce surprise à son auteur, parce que la personne
qui s'y trouve attaquée n'existe plus! Est-ce bien au mort que cette
publication-là pourrait nuire? La délicatesse de M. Bouchot est d'une
tout autre nature: c'est celle d'un homme de coeur et d'un homme
d'esprit.]

[20: Receveur général et régent de la Banque.]

[21: GORSAS. Dans les déclamations qui remplirent sa feuille à cette
occasion, il prétendait que _Mesdames_ ne possédaient, rien en propre;
que leur bagage, propriété nationale, appartenait à tout le monde,
excepté à elles. «_Vous emportez mes chemises!_» s'écriait-il avec
l'emphase la plus bouffonne. À en croire l'auteur de la chanson, les
officiers municipaux _d'Arnai-le-Duc_ ont pris la chose au pied de la
lettre, et l'arrestation de ces princesses n'aurait eu pour but que de
vérifier si les réclamations du journaliste étaient fondées. Le
procès-verbal de cet inventaire fut publié sur l'air _Rendez-moi mon
écuelle de bois_.

Si Gorsas fut ridicule, il ne fut pas atroce. Il eut l'honneur de mourir
avec les girondins.]

[22: CAZALES pensait à la vérité que cette souveraineté ne se
manifestait que par l'acte qui connaît le pouvoir au prince que le
peuple se choisissait; il ne trouvait pas cela incompatible avec le
principe de la légitimité que son parti fondait sur le droit divin.]

[23: _Bigre_ n'est pas français. Je prie le lecteur de me pardonner ce
barbarisme.]

[24: _Le maître de la garde-robe_, un des premiers officiers de la
maison des princes. Chez nos rois, le grand-maître de la garde-robe
était ce que fut dans l'antiquité ce _proto-vestiarius_, qui avait le
soin et la direction de tout ce qui concernait le vestiaire des
empereurs d'Orient. Cette charge, exercée par les plus grands seigneurs,
était depuis 1718 dans la famille de La Rochefoucauld. Le duc de
Liancourt était grand-maître de la garde-robe de Louis XVI.]

[25: «Avant d'aller plus loin, dit l'auteur du _Voyage à Coblentz_, il
est bon d'observer que mon premier valet de chambre couchait toujours
dans ma chambre, ce qui semblait être un obstacle à ma sortie, à moins
de le mettre dans ma confidence. Mais je m'étais assuré par une
répétition faite deux jours avant, que j'avais beaucoup plus de temps
qu'il ne m'en fallait pour me lever, _allumer de la lumière_, et passer
dans mon cabinet avant qu'il fût déshabillé et revenu dans ma chambre.»]

[26: _Il m'habilla_, et quand je _le fus_. Cette licence n'est pas la
seule que se soit permise l'auteur du _Voyage à Coblentz_; tantôt il se
dit un peu trop lourd pour monter ou descendre facilement _de
cabriolet_; tantôt il _allume_, non pas une bougie, mais de la
_lumière_: ces négligences prêtent sans contredit du naturel à son
style, mais peut-être a-t-il poussé sous ce rapport la recherche un peu
loin. Voir, pour s'en assurer, les observations publiées sur le _Voyage
à Coblentz_, le 1er avril 1823, par l'un des plus spirituels et des plus
indulgens rédacteurs du _Miroir_, journal qui ne fut supprimé par ordre
de Sa Majesté qu'un mois après.]

[27: DESPRÉAUX _qui n'est pas Boileau_. Il s'agit ici de Despréaux,
d'abord danseur à l'Opéra, puis auteur de chansons, de vaudevilles et de
parodies; celle de _Pénélope_ est son _Cid_. Il y avait dans tout cela
plus de bouffonnerie que de malice, et plus de naturel que d'élégance.
Despréaux, qui a fait un poème sur l'art de la danse (parodie de l'_Art
poétique_ de Boileau), s'étonnait qu'on n'eût pas créé dans l'Institut,
classe des beaux-arts, une section d'académiciens dansans. Il se fondait
pour cela sur des argumens presque aussi forts que ceux dont se prévaut
le maître de danse de M. Jourdain pour démontrer l'excellence de son
art. Sur tout autre article, il parlait en homme d'esprit.

Les vers de ce Despréaux-là étaient classiques pour l'auteur du _Voyage
à Coblentz_. Il les cite comme ceux d'Horace et de Quinault. Voyez audit
_Voyage_, page 46.]

[28: Regnauld de Saint-Jean d'Angély.]

[29: _Les causes grasses_ servaient de matière à des procès fictifs qui,
pendant les jours gras, s'instruisaient et se plaidaient à la basoche,
tribunal sans appel en carnaval.]

[30: Assignat de la valeur de 5 francs.]

[31: _Quelques_ CORSETS. Ainsi, du nom de leur signataire, se nommaient
certains assignats. _Corset_, comme Améric-Vespuce, a donné son nom à ce
qu'il n'avait pas inventé ou trouvé; l'un et l'autre en latin sont
synonymes.]

[32: _M. de Pourceaugnac_, acte 1er, scène XI.]

[33: LES POINTUS. _Jérôme pointu, Eustache pointu, Boniface pointu_,
n'ont pas été moins célèbres que les _Agamemnon_, les _Thyeste_ et les
_Oreste_. Leur immortalité, il est vrai, a duré moins long-temps.]

[34: Ainsi, les révolutionnaires, à qui je n'avais cessé d'être hostile,
m'ont été moins durs en 1792 qu'en 1813 ne le furent les princes pour
lesquels je m'étais si gravement compromis.]

[35: On désignait dès lors les divers emplois de l'opéra-comique par le
nom des acteurs qui avaient excellé ou qui excellaient dans ces
emplois.]

[36: Tout le monde connaît les voyages de ce philosophe dont Voltaire
nous à transmis l'histoire. Après avoir couru le monde, _Je résolus de
ne plus voir que mes pénates_, dit Scarmentado. Cette résolution prouve
qu'il avait tiré quelque profit de ses courses.

_Scarmentado_ vient de l'espagnol _escarmentado_, qui veut dire
redressé, corrigé par l'expérience, l'analogue de ce mot manque au
français.]





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Souvenirs d'un sexagénaire, Tome I" ***

Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.



Home