Home
  By Author [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Title [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Language
all Classics books content using ISYS

Download this book: [ ASCII | HTML | PDF ]

Look for this book on Amazon


We have new books nearly every day.
If you would like a news letter once a week or once a month
fill out this form and we will give you a summary of the books for that week or month by email.

Title: Lettres de Marie Bashkirtseff - Préface de François Coppée
Author: Bashkirtseff, Marie, 1858-1884
Language: French
As this book started as an ASCII text book there are no pictures available.


*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Lettres de Marie Bashkirtseff - Préface de François Coppée" ***


produced from images generously made available by the
Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)



                               LETTRES

                                  DE

                          MARIE BASHKIRTSEFF



                               PRÉFACE

                                 par

                            FRANÇOIS COPPÉE
                         de l'Académie française



               BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER, FASQUELLE ÉDITEURS
                      11, RUE DE GRENELLE, PARIS (7e)

                         Tous droits réservés.


            EXTRAIT DU CATALOGUE de la BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER

                    Journal de Marie Bashkirtseff,
                  avec un portrait, (27e mille), 2 vol.

          Paris.--Imp. A. Maretheux et L. Pactat, 1, rue Cassette.



                     PRÉFACE DE FRANÇOIS COPPÉE[1]

[Note 1: Cette préface a paru en tête du catalogue des œuvres de Marie
Bashkirtseff, lors de l'exposition qui fut faite en 1885. L'auteur a
bien voulu nous permettre de reproduire ici ces pages intéressantes et
difficiles à retrouver.]

L'été dernier, j'allai saluer une dame russe de mes amies, de passage à
Paris, à qui Mme Bashkirtseff donnait l'hospitalité dans son hôtel de la
rue Ampère.

Je trouvai là une compagnie très sympathique: rien que des dames et
des jeunes filles, toutes parlant à merveille le français, avec ce peu
d'accent qui donne à notre langue, dans la bouche des Russes, on ne sait
quelle gracieuse mollesse.

L'accueil que je reçus fut cordial dans cet aimable milieu, où tout
respirait le bonheur. Mais, à peine assis non loin du samovar, une tasse
de thé à la main, je tombai en arrêt d'admiration devant un grand
portrait, celui d'une des jeunes filles présentes, portrait d'une
ressemblance parfaite, librement et largement traité, avec la fougue de
pinceau d'un maître.

«C'est ma fille Marie, me dit Mme Bashkirtseff, qui a fait ce portrait de
sa cousine.»

J'avais commencé une phrase élogieuse; je ne pus pas l'achever. Une autre
toile, puis une autre, puis encore une autre, m'attiraient, me révélaient
une artiste exceptionnelle. J'allais, charmé, de tableau en tableau,--les
murs du salon en étaient couverts--et, à chacune de mes exclamations
d'heureuse surprise, Mme Bashkirtseff me répétait, avec une émotion dans
la voix, où il y avait encore plus de tendresse que d'orgueil:

«C'est de ma fille Marie... c'est de ma fille...»

En ce moment, Mlle Marie Bashkirtseff survint. Je ne l'ai vue qu'une fois,
je ne l'ai vue qu'une heure... je ne l'oublierai jamais.

À vingt-trois ans, elle paraissait bien plus jeune. Presque petite, mais
de proportions harmonieuses, le visage rond et d'un modelé exquis, les
cheveux blond-paille avec de sombres yeux comme brûlés de pensée, des
yeux dévorés du désir de voir et de connaître, la bouche ferme, bonne et
rêveuse, les narines vibrantes d'un cheval sauvage de l'Ukraine, Mlle
Marie Bashkirtseff donnait, au premier coup d'œil, cette sensation si
rare: la volonté dans la douceur, l'énergie dans la grâce. Tout, en cette
adorable enfant, trahissait l'esprit supérieur. Sous ce charme féminin,
on sentait une puissance de fer, vraiment virile;--et l'on songeait au
présent fait par Ulysse à l'adolescent Achille: une épée cachée parmi des
parures de femme.

À mes félicitations, elle répondit d'une voix loyale et bien timbrée, sans
fausse modestie, avouant ses belles ambitions et--pauvre être marqué déjà
pour la mort!--son impatience de la gloire.

Pour voir ses autres ouvrages, nous montâmes tous dans son atelier. C'est
là que l'étrange fille se comprenait tout à fait.

Le vaste «hall» était divisé en deux parties: l'atelier proprement dit,
où le large châssis versait la lumière; et, plus sombre, un retrait
encombré de papiers et de livres. Ici, elle travaillait; là, elle
lisait.

D'instinct, j'allai tout droit au chef-d'œuvre, à ce «Meeting» qui
sollicita toutes les attentions, au dernier Salon: un groupe de gamins
de Paris causant gravement entre eux--de quelque espièglerie sans doute,
--devant un enclos de planches, dans un coin de faubourg. C'est un
chef-d'œuvre, je maintiens le mot. Les physionomies, les attitudes des
enfants sont de la vérité pure; le bout de paysage, si navré, résume la
tristesse des quartiers perdus. À l'Exposition, devant ce charmant
tableau, le public avait décerné, d'une voix unanime, la médaille à Mlle
Bashkirtseff, déjà mentionnée l'année précédente. Pourquoi ce verdict
n'avait-il pas été ratifié par le jury? Parce que l'artiste était
étrangère? Qui sait? Peut-être à cause de sa grande fortune? Elle
souffrait de cette injustice et voulait, la noble enfant, se venger en
redoublant d'efforts. En une heure, je vis là vingt toiles commencées,
cent projets: des dessins, des études peintes, l'ébauche d'une statue,
des portraits qui me firent murmurer le nom de Frans Hals, des scènes
vues et prises en pleine rue, en pleine vie, une grande esquisse de
paysage notamment,--la brume d'octobre au bord de l'eau, les arbres à
demi dépouillés, les grandes feuilles jaunes jonchant le sol;--enfin,
toute une œuvre, où se cherchait sans cesse, où s'affirmait presque
toujours le sentiment d'art le plus original et le plus sincère, le
talent le plus personnel.

Cependant une vive curiosité m'appelait vers le coin obscur de l'atelier,
où j'apercevais confusément de nombreux volumes, en désordre sur des
rayons, épars sur une table de travail. Je m'approchai et je regardai les
titres. C'étaient ceux des chefs-d'œuvre de l'esprit humain. Ils étaient
tous là, dans leur langue originale, les français, les italiens, les
anglais, les allemands, et les latins aussi, et les grecs eux-mêmes; et ce
n'étaient point des «livres de bibliothèque», comme disent les Philistins,
des livres de parade, mais de vrais bouquins d'étude fatigués, usés, lus
et relus. Un Platon était ouvert sur le bureau, à une page sublime.

Devant ma stupéfaction, Mlle Bashkirtseff baissait les yeux; comme confuse
et craignant de passer pour pédante, tandis que sa mère, pleine de joie,
me disait l'instruction encyclopédique de sa fille, me montrait ses gros
cahiers, noirs de notes, et le piano ouvert où ses belles mains avaient
déchiffré toutes les musiques.

Décidément gênée par l'exubérance de la fierté maternelle, la jeune
artiste interrompit alors l'entretien par une plaisanterie. Il était
temps de me retirer, et, du reste, depuis un instant, j'éprouvais un vague
malaise moral, une sorte d'effroi, je n'ose dire un pressentiment. Devant
cette pâle et ardente jeune fille, je songeais à quelque extraordinaire
fleur de serre, belle et parfumée jusqu'au prodige, et, tout au fond de
moi, une voix secrète murmurait: «C'est trop!»

Hélas! C'était trop en effet.

Peu de mois après mon unique visite rue Ampère, étant loin de Paris,
je reçus le sinistre billet encadré de noir qui m'apprenait que Mlle
Bashkirtseff n'était plus. Elle était morte, à vingt-trois ans, d'un
refroidissement pris en faisant une étude de plein air.

J'ai revu la maison désolée. La malheureuse mère, en proie à une douleur
haletante et sèche qui ne peut pas pleurer, m'a montré, pour la deuxième
fois, aux mêmes places, les tableaux et les livres; elle m'a parlé
longuement de la pauvre morte, m'a révélé les trésors de bonté de ce cœur
que n'avait point étouffé l'intelligence. Elle m'a mené, secouée par ses
sanglots arides, jusque dans la chambre virginale, devant le petit lit de
fer, le lit de soldat où s'est endormie pour toujours l'héroïque enfant.
Enfin elle m'a appris que tous les ouvrages de sa fille allaient être
exposés, elle m'a demandé, pour ce catalogue, quelques pages de préface,
et j'aurais voulu les écrire avec des mots brûlants comme des larmes.

Mais qu'est-il besoin d'insister auprès du public? En présence des œuvres
de Marie Bashkirtseff, devant cette moisson d'espérances couchée par
le vent de la mort, il éprouvera certainement, avec une émotion aussi
poignante que la mienne, l'affreuse mélancolie qu'inspirent les édifices
écroulés avant leur achèvement, les ruines neuves, à peine sorties du sol,
que le lierre et les fleurs des murailles ne cachent point encore.

Que dire, surtout, à la mère, dont le désespoir fait mal et fait peur?
À peine ose-t-on la supplier, en lui montrant le Ciel, de détourner ses
regards de l'impassible nature, qui ne livre à personne le mystère de ses
lois et ne dit même pas si elle a besoin du génie naissant d'une jeune
fille pour augmenter l'éclat et la pureté d'une étoile.

François Coppée.

_Paris, 9 février 1885._



                               LETTRES

                                 DE

                          MARIE BASHKIRTSEFF



                               1868-1874



                              À sa tante.
                                                       30 juillet 1868[2].


       Très chère tante Sophie,

Comment allez-vous, ainsi que l'oncle? Hier, nous avions des tableaux
vivants: le premier tableau représentait les quatre saisons: Dina
représentait l'Hiver; moi, le Printemps; Sophie Kavérine, l'Automne;
Mlle Élise l'Été. Dans le second tableau prenaient part Dina et Catherine,
sœur de Sophie. Dina représentait la Psyché regardant l'Amour endormi, et
Catherine, l'Amour. Dina avait les cheveux épars; c'était très joli. Dans
le troisième tableau, moi et Paul: j'étais la Déesse des fleurs et Paul
le Dieu des fruits. Dans le quatrième tableau, Dina seule en Naïade, robe
blanche, assise dans le jonc; dans les mains et sous les pieds elle avait
l'herbe des rivières et le jonc, toute la robe parsemée de perles en
cristal blanc, qui ressemblaient beaucoup aux gouttes d'eau, avec les
cheveux épars, sur les cheveux parsemés des perles en cristal. Venez chez
nous, à Tcherniakovka; vous nous manquez. Tout le monde va bien et tout le
monde vous embrasse.

       Votre nièce,

             Moussia Bashkirtseff.

[Note 2: Marie Bashkirtseff n'avait pas encore huit ans.
         Elle est née le 11 novembre 1860.]



                              À son cousin.
                                          20 février 1870, Tcherniakovka.

       Cher Étienne,

Je te remercie pour le dessin et pour la lettre. Mes leçons vont assez
bien. Je t'envoie mon dessin, seulement ne le montre à personne, parce que
c'est mal fait. Après ton départ j'ai fait beaucoup de dessins et il y en
a qui sont bien. À l'étranger, je crois que nous n'irons pas bien vite,
peut-être pourtant un de ces jours; maman a dit dans une semaine.

Ma tante est allée dans ses terres avec Paul, voilà pourquoi Paul ne
t'écrit pas. Ta sœur Dina t'embrasse; mais, selon sa coutume, elle n'écrit
rien, mais elle pense à ta commission. Je t'apporterai de l'étranger
un porte-fusil, ou mieux, écris-moi ce qu'il faut t'apporter? Mais
dépêche-toi, car dans deux semaines, tout au plus, nous partons. Écris-moi
absolument qu'est-ce qu'il faut t'apporter de l'étranger; si nous ne
partons pas, je t'écrirai encore. Pardonne-moi le mauvais papier. Maman
t'envoie trois roubles et te prie de bien travailler à l'école.

       Ta cousine dévouée.



                         À Mademoiselle H...
                                                       4 septembre 1873.

       Chère amie,

J'ai pour la première fois parlé l'italien aujourd'hui. Le pauvre
Micheletty, (mon professeur,) faillit tomber évanoui ou se jeter par la
fenêtre de la joie de m'entendre parler italien. Je puis dire maintenant
que je parle le russe, le français, l'anglais, l'italien; j'apprends
l'allemand et le latin, j'étudie sérieusement.

Avant-hier, j'ai eu ma première leçon de physique.

Ah! comme je suis satisfaite de moi!

Quel grand bonheur est celui-là!

Comment vont tes leçons? Écris-moi, je t'en prie.

J'ai reçu le Derby: les courses à Bade! Comme je voudrais y être! mais
non, je ne veux pas, je dois étudier et, le cœur serré, je lis les
courses de chevaux de X. Je me calme avec grand peine et je me console
en disant: Étudions, étudions, notre tour viendra. Si Dieu le veut!

C'est l'heure du déjeuner, la seule libre, et c'est généralement pendant
ce temps qu'on me taquine avec X..., et je rougis, pour tous; maman me
soutient, en disant: «Qu'est-ce que tous la taquinez toujours avec ce
X...»

Maman est bien gentille aujourd'hui, je finirai vraiment par devenir son
amie.

Elle cause, nous raconte des histoires du temps où elle avait seize ans,
récite des poésies en riant.

Hier, à la leçon de français, j'ai lu l'Histoire Sainte, les dix
commandements de Dieu. Il dit qu'il ne faut pas se faire des images de
ce qui est dans les cieux. Les Latins et les Grecs ont tort, ce sont des
idolâtres, qui adorent des statues et des peintures. Aussi, moi, je suis
loin de suivre cette méthode. Je crois en Dieu, notre Sauveur, la Vierge,
et j'honore quelques saints, pas tous, car il y en a de fabriqués, comme
les plumcakes.

Que Dieu me pardonne ce raisonnement s'il est injuste, mais dans mon
simple esprit les choses sont ainsi et je ne puis dire autrement.

Es-tu contente de ma lettre?

       Au revoir.



                              À sa tante.
                                             Spa, dimanche 5 juillet 1874.

       Chère tante,

Je vous ai promis d'écrire et me voici. Je sors toujours au bras de ma
mère. Hier soir, je chantais chez moi et tous accoururent du Casino. Paul
m'a dit qu'il m'entend de l'hôtel de Flandre.

Pourquoi y a-t-il des gens qu'on déteste? J'étais tranquille, mais P....
vient avec sa mère et j'ai envie de fuir. Ils sont bons, aimables, pas
bêtes, mais je ne peux pas les supporter.

Nous allons voir la grotte à Spa; je ne puis pas bien vous la décrire et
pourtant cela me ferait un tel plaisir plus tard de trouver une juste
description (je noterai tout dans mon journal) de ce que j'ai vu! je sais
que j'ai beaucoup admiré. Mais je suis sûre qu'il y a des grottes bien
plus belles aux environs, sans parler d'autres pays, où il y a des
merveilles auprès desquelles la grotte d'ici ne paraîtrait que comme rien.
_D'ailleurs, c'est humilier les œuvres souveraines que de leur imposer
notre approbation_.

Je marche avec M. G.... malgré une petite pluie; je suis mouillée et
crottée, maman est au désespoir....

Le retour a été admirable; dans un village, G.... a tiré d'un lit
une couverture blanche et du plancher un tapis. On donne le tapis aux
autres et on enveloppe de la couverture.... moi. Je riais et admirais
l'intrépidité de G....; il riait aussi et nous comparait à Paul et à
Virginie.

On nous a présenté le comte Doenhoff, le petit B. K...., et nous allons
aux courses, le comte D. Basilevsky, frère de la princesse Souvaroff,
maman, moi et Dina. Nous sommes dans la meilleure tribune; le comte D...
reste avec nous. On dit qu'il admire maman, et tu sais, chère tante, ce
qu'il a dit! Il a dit: _La fille ne sera pas mal, mais on ne pourra
jamais la comparer â la mère_.--Maman ne fait que parler de moi; elle
raconte les mots de mon enfance, tu sais, toujours la même chose; elle ne
peut pas oublier que quand elle arrivait de la Crimée (j'avais deux ans),
elle me dit pour je ne sais quelle espièglerie: Marie est bête.
--_Marthe_, dis-je à ma nourrice (car, comme tu sais, jusqu'à trois ans et
demi je prenais de la nourriture naturelle), _Marthe, allons-nous-en,
maman n'a pas reconnu Marie_.... Au revoir, je vous embrasse tous, je
suis rose et blanche et me porte très bien.



                                   1875



                        À Mademoiselle Colignon[3]

       Chère amie,

Quel affreux voyage![4] À Vinenbruck nous descendons et allons vingt
minutes à pied; à une heure et demie nous arrivons: quelques maisons entre
deux montagnes. On ne se fera jamais idée du calme profond, qui règne en
cet endroit. Il me semble, que dans une tombe c'est plus animé. Ma mère
est radieuse, je suis enchantée de la revoir. Je raconte tout ce qui s'est
passé depuis le départ. Une fois tout cela raconté, je m'ennuie, pas
une âme intéressante. Je chante et ma voix produit son effet habituel.
Ici, on se promène sans chapeau, on parle à tout le monde; _requiem
delectabile_. Campagne, plus campagne qu'en Russie, tristesse,
détestation...

Quand je pense (et j'y pense souvent) qu'on ne vit qu'une fois, je me
reproche de passer mon temps dans ce pays de saucissons.

Un chapeau de feutre noir d'une façon ravissante, une robe de drap bleu
presque noir, tout unie, bien tirée sur les hanches et à petite traîne,
mais la traîne est retroussée sur le côté, comme un habit de cheval,
souliers de peau jaune à boucles, figure fraîche, port royal (comme dit
maman), démarche gracieuse. Dina s'écrie en me voyant descendre: je ne
te reconnais pas, tu as l'air d'un tableau ancien. Je prie Dina de me
conduire par la ville; ce n'est pas une ville, mais comme le parc d'un
château. L'endroit est ravissant et à chaque pas on voit des montées se
perdant dans la verdure, des balcons à balustrades, des ponts rustiques,
des montagnes, des plaines, charmants en vérité. Mais sur les balustrades
personne n'est appuyé, les allées sont désertes, les escaliers, poétiques
et pittoresques, vides. Je me plains tout haut en admirant ces belles
choses. Voilà, ma chère. Par exemple, je dis que je m'ennuie et j'entends
quelqu'un derrière moi; je me retourne; c'est une personne qui pense ce
que je viens de dire, on se parle, et voilà... Eh! bien, s'écrie-t-elle,
retourne-toi donc vite! Je me retourne et je vois.... Un cochon blanc
et rose, qu'on conduit en laisse.... À sept heures nous descendons dans la
laiterie, c'est charmant.

On monte, on descend par un chemin adorable. Schlangenbad est un jardin
ravissant; pas de places, pas de rues, çà et là des maisonnettes propres
et simples. Je parle à peine allemand, je parle une nouvelle langue en
ajoutant _irt_ à tous les mots français. Tout le monde rit et parle
comme moi. Maman me présente à la princesse M... Je me plains de l'ennui,
la princesse m'offre un attaché militaire russe qui est ici, et dont je ne
sais pas le nom.

Résignons-nous et couchons-nous de bonne heure; levons-nous avec les
poules; cela me fera du bien.

Je ne saurais jamais vous dire à quel point je regrette que vous ne soyez
pas avec nous et comme ça ferait du bien à votre santé.

       Au revoir.

[Note 3: Mademoiselle Colignon, son institutrice.]

[Note 4: Marie Bashkirtseff faisait alors son premier voyage à
Schlangenbad.]



                                 À la même.

       Chère amie,

Les anciens ont tort. L'amour, c'est la femme qui aime. Si on pouvait être
double, je voudrais l'être pour mettre ma seconde moi à genoux devant la
première, seulement parce que celle-ci est prosternée devant l'amour.

Qu'est-ce que la femme qui vous aime tout simplement? Peut-on l'apprécier
même si elle vous adore? Oui, les gens aux sentiments vulgaires. Mais si
cette femme se dresse debout, et se prosterne ensuite devant vous, c'est
alors seulement que vous comprenez toute sa grandeur, la grandeur de son
amour. Et ce n'est qu'en s'humiliant ainsi qu'elle est grande, parce
qu'elle vous élève et vous rend digne. Quel est l'homme qui ne se
sentirait pas Dieu devant cette adoration, par conséquent ne pourrait
vous comprendre et devenir votre égal!

       Au revoir.



                                 À la même.

       Chère amie,

Êtes-vous encore à Allevard et comment va votre santé? Où pensez-vous que
je sois aujourd'hui, à Schlangenbad, à l'hôtel Planz? Eh! bien, pas du
tout. Je suis à Paris, au Grand-Hôtel et, si vous étiez plus avisée, vous
auriez pu le voir sur l'enveloppe.

Je suis une méchante fille, je quitte ma mère en lui disant que je suis
enchantée de partir avec mon oncle. Ça lui fait de la peine, et on ne
sait pas combien je l'aime et on me juge d'après les apparences. Oh! en
apparence, je ne suis pas très tendre. L'idée de revoir ma tante m'occupe.
Pauvre tante, qui s'ennuie tant sans moi! Pauvre maman, que j'abandonne!
Mon Dieu, que faire? Je ne puis pas me couper en deux!

C'est vendredi que j'ai quitté Schlangenbad. Le samedi à cinq heures,
j'ai descendu au Grand-Hôtel, où m'attendait ma tante. À la frontière
française, j'ai respiré pour la première fois depuis que je suis sortie
de France.

       Je vous embrasse.



                             À sa mère.
                                                 Paris, Grand-Hôtel,1875.

       Chère maman,

Arrivée à cinq heures du matin, au Grand-Hôtel, il est six heures
seulement et je vous écris déjà; cela vous prouve mon empressement.

Depuis quinze jours, j'ai respiré pour la première fois en revoyant la
France. Je me porte à ravir, je me sens belle, il me semble que tout me
réussira; tout me sourit et je suis heureuse, heureuse, heureuse...

Je vous embrasse, bonjour.

Soignez-vous, ma mère, écrivez-moi et revenez vite.



                            À Mademoiselle ***.
                                                Paris, 1er septembre 1875.

       Ma chère Berthe,

Je réponds de Paris à votre lettre, où je suis depuis trois jours. Ma
mère, qui est restée à Schlangenbad, me l'envoie. Madame votre mère est
bien bonne de penser à moi, et il me tarde de la connaître. Je suis ici
avec ma tante, Mme Romanoff; je crois que vous la connaissez. Que je
voudrais passer quelque temps dans la même ville que tous! nous
pourrions au moins nous voir. C'est si ennuyeux de se rencontrer une ou
deux fois par an, échanger quelques mots et puis être de nouveau, l'une
à un bout du monde, l'autre à l'autre.

Écrivons-nous toujours. Depuis notre premier séjour à l'étranger, où je
vous ai connue dans notre tendre enfance, j'ai été toujours attirée vers
vous, et quelque chose me dit qu'un jour nous serons plus liées que nous
ne pouvons l'être maintenant.

Nous sommes au Grand-Hôtel, n° 281.

Au revoir, ma chère; pensez de moi ce que je pense de vous. Bonjour.



                              À sa tante.
                                                            Paris, 1875.

Mme Romanoff, Olga, Marie, X... Tout le monde enfin. J'écris comme j'ai
promis et pour commencer je vais déclarer qu'il fait non pas chaud, comme
disait ma tante, mais bel et bien frais, un temps admirable. Je suis allée
chez tous mes fournisseurs, qui sont de vrais anges et pas si chers que
je croyais. K. est avec nous, il est d'une utilité étonnante! Hier, et
avant-hier nous fûmes au Bois--une foule immense et élégante comme
toujours. Ton frère, belle Euphrosine, a une voiture et un cheval
adorables et fait le beau ici. Il a fait un soubresaut en m'apercevant.
Ce singe de L. est également ici et une quantité d'autres, tous ceux
qui étaient à Nice, etc., etc. Seulement, je manque d'argent. C'est le
principal. Qui, diable, a inventé cette vile chose. Comme on était heureux
à Sparte d'avoir de l'argent en cuir, en peau de bœuf! J'économise
admirablement, mais malgré ma belle économie, l'argent _deficit_

Je fais mieux mes affaires que je ne le pensais, il faut bien m'habituer.
On est très malheureux quand on ne sait rien faire soi-même.

Mon plus grand tourment, c'est d'aller rôder avec la tante Marie. Ils
viennent tous de sortir pour aller au Bon-Marché; je reste à la maison,
enfermée chez moi, ce qui me plaît cent fois plus que de courir dans tous
ces magasins.



                              À sa cousine.
                                                Paris, Grand-Hôtel, 1875.

       Chère Dina,

Voilà une aventure! je m'étais mise sur le balcon du salon de lecture,
attendant ma tante, quand j'entendis derrière moi un chœur d'admiration
sur ma personne, ma taille. Ce chœur partait d'un groupe de messieurs
assis derrière moi. Il est vrai, qu'en ma robe de batiste grise, tout
unie, j'ai une taille divine, c'est le mot (tu l'as dit toi-même); mes
cheveux dorés sont coiffés simplement. Je ne sais comment, mais les
torsades tombent jusqu'au milieu du dos. Ce n'est pas tout: entre ces
gens il y a des Brésiliens qui me regardent et me suivent. Ce n'est pas
tout: il y a un charmant jeune Anglais blond, qui a l'air de soupirer;
ce n'est pas tout: il y a un affreux blond Russe qui me poursuit. Ce
n'est pas tout: et si même je croyais que cette fois c'est tout, il y a
bien encore d'autres fous, mais je ne prends pas la peine d'en parler;
même les femmes me regardent et admirent mes toilettes d'une simplicité
étonnante et d'un chic surprenant. Lis ma lettre à maman, ça lui fera
plaisir, ça la guérira. Pauvre maman!

On nous amène une victoria à deux chevaux et nous sortons.

Au Bois il y a quatre rangées de voitures, on s'écrase presque. J'étais
en train de m'étonner de la laideur des hommes, ici, quand je vis arriver
quelque chose de connu; je tâchais de reconnaître, car il y a tant de
monde, tant de figures... que les yeux faiblissent et deviennent hébétés
au point de vue moral. La personne me salua et je vis s'épanouir la figure
du stupide Em.

Au second tour, le surprenant, mais stupide personnage, s'approche de
la voiture et de sa voix stridente avec son accent niçois jette ces mots
flamboyants de distinction:--Où donc êtes-vous logées?--Au Grand-Hôtel,
répond ma tante.--À la bonne heure!--Quant à moi, je ne me tourne même
pas de son côté.

Je ne sais à quoi attribuer cette révolution intérieure, mais le fait est
que tout me paraissait noir avant, et tout me paraît rose à présent. Nous
rentrons juste pour la table d'hôte. À gauche, sont ceux que je nomme les
Brésiliens; à droite, au salon de lecture est le gentil Anglais qui, pour
regarder, s'approche vingt fois du côté de la fenêtre, mais chaque fois je
voyais son œil droit se détourner de l'affiche qu'il avait l'air de lire,
et se fixer sur moi.

Oh! vraiment, je ne vaux pas cette peine, Je rentre chez moi et je me mets
à écrire. On frappe; la femme de chambre me donne une carte. De M....
Faites entrer, c'est Remy seul, sans son père; je regarde son chapeau sur
la table, ses cheveux noirs, et une idée m'illumine.--Asseyez-vous comme
cela, tournez le dos à la porte et ne vous retournez pas quand ma tante
entrera; je veux qu'elle vous prenne pour un autre.--Et tout le temps
notre conversation est interrompue par nos éclats de rire; je me figure
la face de ma tante.

Remy m'assure qu'il n'a pas changé depuis quatre ans.

De combien de demoiselles avez-vous été amoureux depuis?--De pas une
seule, je vous jure!!! Je doute, il assure; je ris, il soupire. C'est
agréable d'avoir des amitiés d'enfance. Alors, comme tu le sais, il était
cent fois plus fort que moi en coquetterie; maintenant, je suis une
vieille et lui, un enfant. Il se hasarde à demander si je suis changée.

--Pas du tout, je suis toujours la même. Je ne suis pas amoureuse de vous,
cela va sans dire...

Je voulais dire que je ne l'ai jamais été. Mais pourquoi désillusionner
les gens? (Il a encore trois ans pour finir ses études.) Il fait de la
tête des signes et balbutie quelque chose qui veut dire: Oh, sans doute,
non, je n'ose pas croire autrement.--Mais, ai-je continué, je suis votre
amie.

Entre ma tante, et j'éclate de rire en voyant sa figure surprise,
souriante et en même temps sévère. Elle a fait une tête de circonstance,
mais à l'instant Remy se retourne et la face change. Ah! ah! ah! je suis
enchantée de la surprise.

Au Bois[5], il y a tant de Niçois, qu'un moment il m'a semblé être à Nice.

C'est septembre, et c'est si beau Nice en septembre; je me souviens de
l'année dernière, de mes promenades matinales avec mes chiens, de ce
ciel si pur, de cette mer si argentée. Ici il n'y a ni matin, ni soir;
le matin on balaie; le soir, ces innombrables lanternes m'agacent. Je me
perds ici, je ne sais distinguer le levant du couchant, tandis que là,
on se trouve si bien! On est comme dans un nid, entouré par des
montagnes, ni trop hautes, ni trop arides. On est de trois côtés protégé
comme par un manteau de Laferrière, gracieux et commode et, devant soi,
on a une fenêtre immense, un horizon infini, toujours le même et
toujours nouveau. Oh! j'aime Nice.--Nice, c'est ma patrie, Nice m'a fait
grandir, Nice m'a donné la santé, les fraîches couleurs.--C'est si beau:
on se lève avec le jour et on voit paraître le soleil, là-bas, à gauche,
derrière les montagnes qui se détachent en vigueur sur le ciel bleu
argent et si vaporeux et doux qu'on étouffe de joie. Vers midi, il est
en face de moi, il fait chaud, mais l'air n'est pas chaud, il y a cette
incomparable brise, qui rafraîchit toujours. Tout semble endormi. Il n'y
a pas une âme sur la promenade, sauf deux ou trois vieux Niçois endormis
sur les bancs. Alors je suis seule, alors je respire, j'admire, je
suffoque. Qu'est-ce que je te raconte là? des choses que tu connais,
mais comme je suis en train, je continue.

Et le soir, encore le ciel, la mer, les montagnes. Le soir, c'est tout
noir ou gros bleu. Et quand la lune éclaire ce chemin immense dans la mer,
qui semble être un poisson aux écailles de diamants et que je suis à
ma fenêtre, tranquille, seule, je ne demande rien et je me prosterne
devant Dieu... Oh, non! Tu ne comprends pas ce que je veux dire, tu ne
comprendras pas, parce que tu n'as pas éprouvé cela. Non, ce n'est pas
cela, c'est que je suis désespérée toutes les fois que je veux faire
comprendre ce que je sens!! C'est comme dans un cauchemar, quand on n'a
pas la force de crier!

D'ailleurs, jamais aucun écrit ne donnera la moindre idée de la vie
réelle. Comment expliquer cette fraîcheur, ces parfums de souvenirs! on
peut inventer, on peut créer, mais on ne peut pas copier... On a beau
sentir en écrivant, il n'en résulte que mots communs: bois, montagnes,
ciel, lune, etc., etc.

Donne-moi des nouvelles de Schlangenbad et revenez plus vite.

[Note 5: La fin de cette lettre se retrouve dans le journal de Marie
Bashkirtseff (page 65), avec quelques variantes.]



                              À sa tante.
                                                                  Paris.

       Très chère tante,

Ne vous déchirez pas le cœur pour rien et ne prévoyez rien de sinistre.
Tout va admirablement bien, excepté le caractère de mon auguste mère,
qui se fâche du matin au soir et économise tellement que c'est terrible.
Mon auguste mère a proposé de ne pas déjeuner, figurez-vous cela, ne pas
déjeuner! C'est atroce, mais je suis bonne enfant, je ne me fâche pas et
la proposition n'est restée qu'une proposition.

L'univers entier est à Paris. Depuis la reine d'Espagne jusqu'à A.

Nous avons visité plusieurs hôtels, il y en a un aux Champs-Élysées, tout
à fait à part avec un petit jardin, écuries et remises, trois chambres de
domestiques, huit chambres à coucher, trois salons, salle à manger, jardin
d'hiver, sous-sols, cuisine, salle de bains, office, etc., etc. Ce n'est
pas une énorme maison et si on l'achetait il faudrait ajouter deux ou
trois pièces. Ce n'est qu'à Paris qu'on peut vivre, partout ailleurs on
végète, on ne vit pas. Quand je pense que nous demeurons à Nice, j'ai
envie de me casser la tête. Et dire que nous avons acheté à Nice!!! Quelle
horreur! Je sais qu'on fera de l'esprit sur ce que je dis, mais je m'en
moque. Je dis ce que je dis et je sais ce que je sais. Vivre ailleurs
qu'ici, c'est perdre son temps, son argent, sa figure, sa santé, tout
enfin. Tout homme sensé et qui n'est pas mort vous dira que j'ai raison.

Comment va la santé de papa, embrassez-le. Je me propose de gagner 200,000
roubles et alors je vous montrerai d'où je suis sortie!!!

                De la mère Angot je suis la fille,

etc., etc. Quand je pense, qu'on vend en Russie pour acheter à Nice! Mais
c'est de la folie...

Enfin puisque l'affaire est commencée, terminez-la, payez à Nice et puis
on tâchera de vendre, si l'on trouve un acquéreur. Je vous prie de ne pas
acheter de meubles, car nous en commanderons ici; ce n'est pas la peine de
dépenser de l'argent pour cette baraque Niçoise.

       Je vous embrasse beaucoup de fois. Faites tondre et laver Prater.

P. S.--Voici ma photographie en Mignon pour les tableaux vivants.



                               À la même.

                 ÉPÎTRE À MA TANTE POUR OBTENIR DE L'ARGENT.

     La plus grande des trois Grâces
     Se trouve dans cent disgrâces!
     Si, comme c'est probable,
     Votre âme charitable
     De grandes choses capable
     Entend ma voix lamentable,
     Elle soulagera ma peine.
     Et soyez bien certaine,
     Que lorsque reine je serai,
     Jusqu'au dernier franc vous rendrai
     Avec de beaux intérêts.
     Mon âme poétique
     Et mon cœur magnifique
     Se dessèchent comme pastel
     Dans ce petit hôtel.
     Tous les soirs vers six heures,
     Pour me bien réjouir
     Dans ce Bois plein de fleurs
     Il me faut sortir.
     Il me faut pour cela
     Voiture et toilette:
     Comment le puis-je, hélas!
     Quand est vide la cassette.
     Lorsque reine je serai,
     Tout, tout vous rendrai,
     Mais, en attendant,
     Envoyez-moi l'argent.



                               À la même.
                                                                   Paris.

Il pleuvait ce matin.

Ah! ma tante, si vous pouviez m'envoyer un peu du vil métal.

En vérité, je ne comprends pas comment il y a des gens qui, pouvant vivre
à Paris, s'en vont moisir à Nice!

Si vous saviez comme Paris est beau! Chez Laferrière, Caroline est allée
aux eaux, la grande mince la remplace et pas mal; au moins avec celle-là
je fais ce que je veux.

Ah! ma tante, envoyez-moi donc de l'argent.

Ce soir, nous irons sans doute à l'Opéra.

Ah! ma tante, envoyez-moi donc de l'argent.

     Car je suis dans la gêne,
     Que mon cœur, que mon cœur
     . . . . . . . a de peine...

Ne pas aller tous les jours au Bois, c'est mourir d'ennui: vous savez bien
que je déteste courir les boulevards et les boutiques. Mon seul plaisir
est d'aller respirer l'air pur de la campagne, de humer les douces
émanations du Bois, d'admirer la nature... des voitures et des toilettes.

Ah! ma tante, envoyez-moi donc de l'argent!

     Car je suis dans la gêne,
     Que mon cœur, que mon cœur
     . . . . . . . a de peine...

Que Dieu vous garde, mes amis.

Nous, par la grâce de Dieu,

       Marie.



                             À sa mère.
                                                                Florence.

       Chère maman,

Nous descendons à l'hôtel de France. Ah! je suis habituée à voyager...
je ne fais que cela depuis quelque temps. Je suis gaie et bien portante.
Ce qui est vilain, c'est que nous ne connaissons pas une âme, moi et ma
tante, deux femmes seules, enfin résignons-nous!

Quelle vie, quelle animation! des chants, des cris partout. Je me sens
bien ici. Nous sommes comme dans une forêt sauvage, comme le Dante _una
selva reggia_, je ne sais où l'on va, quelle fête il y a, rien, rien,
rien! Mais, comme a dit un poète russe: notre bonheur est dans notre
misérable ignorance. C'est vrai, je ne sais rien ici et je suis à peu près
tranquille. J'en voudrai beaucoup à la personne qui me tirera de _cette
misérable ignorance_: qui me dira, il y a bal là, fête ici; j'en
voudrais être et je serais tourmentée.

Il fait un clair de lune superbe et notre hôtel est situé sur la seule
partie de l'Arno qui ne soit laide et desséchée, comme le Paillon de Nice.
À demain les visites aux galeries, aux palais!

Ah! comme on vit bien ici! Nous avons visité le Palazzo Pitti, puis la
galerie de tableaux. Le tableau qui m'a le plus frappé, c'est le jugement
de Salomon _en costume moyen âge,_--il y a plusieurs autres naïvetés
pareilles. Tu sais que je respecte les tableaux très anciens, ce qui ne
m'empêche pas cependant de voir leurs défauts. Une Vénus avec des pieds si
mal faits, qu'on dirait qu'elle a porté des souliers à grands talons. Mes
pieds sont bien mieux.

Il y a de très belles et très curieuses choses dans ce palais, il y en a
pour des millions. Ce que j'aime le mieux, ce sont des portraits, parce
que ce n'est pas inventé, composé, arrangé. Il y a aussi une curieuse
collection de miniatures. Pourquoi donc ne s'habille-t-on pas comme avant?
Les modes d'à présent sont laides. Tu sais, une fois mariée, mon genre est
tout décidé, genre mythologique, empire ou plutôt directoire, mais plus
décent, très décent. Il y a de ces délicieuses robes, croisées comme par
hasard, et serrées devant par une ceinture. Oh! les femmes d'à présent ne
savent pas s'habiller, les plus élégantes sont mal mises. Enfin, ayez
patience, si Dieu m'accorde la grâce de faire ce que je veux, vous verrez
une femme un peu bien arrangée.

De là nous allons à la maison de Buonarotti; mais il y a une telle foule,
qu'on ne peut pas bien voir. Ensuite al Museo del Pietre D. Superbe
mosaïque. Ensuite al galeria del Belorta. Je ne vais pas la décrire. Quand
tu seras bien portante, nous irons ensemble; d'ailleurs il faudrait un
volume et la description n'en donnerait aucune idée. Tu sais que j'adore
la peinture, la sculpture, l'art enfin.

       Au revoir, à bientôt. Je t'embrasse.



                              À son grand-père.
                                    Florence, mercredi, 15 septembre 1875.

       Cher grand-papa,

Nous sommes allées à la galerie Degli uffici qui communique avec le Palais
Pitti et que j'ai vue hier autant qu'on peut voir en passant. Aujourd'hui,
c'est autre chose; j'y suis restée une heure et demie. Les statues et les
bustes grecs me retiennent longtemps.

Je suis désappointée à la vue de la tête d'Alcibiade; jamais je ne me le
figurais avec le front charnu, cette petite bouche montrant les dents,
cette petite barbe.

Cicéron est assez (je ne le prends pas pour un Grec, soyez tranquille)
bien, mais ce pauvre Socrate! Oh! Il a bien fait de faire de la
philosophie et de causer avec son génie, il ne pouvait pas faire autre
chose! Quelle laideur ridicule!

Enfin me voilà devant la fameuse Venera Medica! Cette petite poupée est
une déception nouvelle. Ces chevilles ressortantes n'excitent pas mon
admiration, et la tête et les traits communs à toutes les statues
grecques! Non ce n'est pas là Vénus, la déesse charmante, la mère de
l'amour. La bouche est froide, les yeux sans expression; certes les
proportions sont admirablement gardées, mais que lui resterait-il donc,
si les proportions étaient moins parfaites! Qu'on me nomme barbare,
ignorante, arrogante, stupide, mais c'est mon avis. La Vénus de Milo est
beaucoup plus Vénus.

Je passe aux peintures et trouve enfin une chose digne du nom de Raphaël,
pas une image plate et effacée comme ces madones, pas un Christ enfant
comme en papier mâché, mais une tête vivante, belle, fraîche. La
_Fornarina_. Peut-être est-ce parce que je n'y comprends rien, mais
je préfère de beaucoup cette tête à toutes ses madones ensemble.
_Une femme_ de Titien, blonde et grasse, est admirable en _Flore_, on
la retrouve au Palais Pitti, peinte, toujours par Titien, en _Cléopâtre
se faisant mordre par un aspic_, elle représente une absurdité. Trop
grasse, trop blonde, pas du tout grecque-égyptienne. Les effets de lumière
dans les tableaux de Gherardo delle Notti me plaisent énormément.
Les figures sont belles et vivantes. La grande toile représentant les
_Pâtres autour du berceau de Jésus_ est magnifique. Sous cette banale
auréole, l'enfant divin illumine tous les entourants et semble lui même
être fait de lumière. La vierge Marie tient la couverture découvrant
l'enfant et regarde les pâtres, avec un véritable sourire du ciel. Ils ont
des figures radieusement respectueuses et ceux qui sont le plus près se
font de la main une visière comme on fait quand le soleil empêche de voir.
Toutes les figures sont belles, véritables. On voit bien que le peintre a
compris ce qu'il faisait.

Dans la salle française il y a un très joli petit portrait de Mignard et
dans la salle flamande un petit tableau de François Van Mieris, qui m'a
ravie par sa finesse extraordinaire. Plus on regarde de près, plus c'est
joli et plus la manière dont les couleurs sont mises est incompréhensible.
Je ne te raconte que ce que j'ai particulièrement remarqué, d'ailleurs
j'ai consacré le plus de temps aux bustes des Empereurs romains et des
femmes romaines, Agrippine, Poppée et... j'oublie son nom.... Néron est
beau comme personne.

Marc-Aurèle est une bonne grosse tête.

Titus ressemble à quelqu'un, je ne puis savoir à qui.

On vient nous apporter le billet de la loge pour ce soir au théâtre
Palliano. On ne donne pas un billet, mais une clef de la loge et deux
cartes d'entrée, je ne vois cela qu'en Italie.

Demain il faut partir. Plus je vois, plus je veux regarder, je m'arrache
avec peine à toutes ces beautés. La Vénus de Médicis m'a rendu joliment
fière. Ensuite nous visitons les musées égyptiens et étrusques.

L'enfance de l'art a son charme, mais je ne crois pas, comme on le dit,
que la sculpture grecque ait été importée d'Égypte.

C'est tout un autre caractère, et puis, n'est-ce pas? en Grèce, dans
les temps les plus reculés, on n'a rien fait de semblable aux choses
égyptiennes. De même qu'en Égypte il n'y eut et il n'y a rien d'approchant
des magnificences grecques.

En Égypte, l'art est toujours dans le même état, imposant et absurde.
Je regrette de ne pouvoir mieux expliquer ce que je comprends si bien.
Ah, cher grand-papa, si tu étais avec nous! Allons, quittons la superbe
Florence. Cette Lanza _leggiéra piota molt che dipel maculato cra
caperta_, comme dit le Dante au long nez pendant. Voilà encore un nez!

Rentrons, rentrons dans notre ville à nous, dans l'altière cité de
Seguranne. De nouveau en wagon. Quel dommage qu'il n'existât pas de chemin
de fer du temps de Dante. Il en eût certainement fait un des tourments de
son enfer. Cette fumée empestée, ce bruit, ce tremblement continuel!

       À bientôt, je t'embrasse.



                            À son frère.
                                                              Nice, 1875.

       Cher Paul,

Je reviens de Florence, où je suis allée avec ma tante. À Monte Carlo
déjà, je devins rose et me mis à rire de joie jusqu'à Nice. Nous avions
télégraphié et la voiture est là. Au lieu de me déshabiller, je cours voir
les maçons qui arrangent les chambres, puis je cours au second, où nous
logerons en attendant. Je vais te raconter tout. Chez moi je me déshabille
et, en chemise, me précipite sur mes classiques, les range, leur assigne
des armoires particulières et ayant terminé ce travail me jette sur le
tapis et passe une heure entre les caresses de mes deux chiens, les seuls
vrais amis de l'homme, cet homme fût-il Socrate. _Poi, poi, riposato
un poco il corpo lasso, ripressivia per la praggoginivesta_.... Mais
cela pas avant de m'être parfaitement lavée des pieds à la tête et mis
par-dessus une chemise blanche et fine, un jupon et ma robe de batiste
grise, sauf le corsage, que je remplace par un manteau de foulard blanc
... tu sais comme je suis gentille ainsi.

Allons, résignons-nous et avec mes livres je passerai encore agréablement
les quelques jours que nous avons à rester ici.

Dis-moi ce que tu fais, raconte-moi les moindres détails de votre
existence à Gavronzy.

       Je t'embrasse et je te plains.



                                  1876


                  À sa tante.
                                Hôtel de Londres, à Rome, Place d'Espagne,
                                3 janvier.

       Chère tante,

Enfin je suis à Rome, après une nuit exécrable, passée dans un
compartiment plein, sur des coussins durs comme du bois, c'était une
horreur, mais c'est fini et nous sommes à l'hôtel de Londres, place
d'Espagne. Ce qui est atroce, c'est qu'il faut marchander!

Envoyez de suite Léonie avec les choses que nous avons peut-être oubliées.
J'ai laissé mon papier à lettres et une boîte de plumes, expédiez-moi
cela. N'oubliez pas mes recommandations touchant les meubles. Envoyez
absolument le télégramme à Alexandre, concernant les chevaux, sans y rien
changer. Soignez mes chiens.

Je suis très désespérée d'avoir oublié de dire adieu à grand-papa, mais on
me pressait tant, on criait, on se heurtait. Dites-lui, chère tante, que
je l'embrasse mille et mille fois, que je lui baise les mains et le prie
de pardonner cet impardonnable oubli.

J'ai encore peu de choses à vous dire, je n'ai pas vu Rome, mais elle me
paraît être une grande machine.

Il y a à peine deux heures que nous sommes arrivées. Demain j'écrirai à
tout le monde.

       Au revoir.

Soignez-vous et venez pour que mes compagnes d'à présent puissent s'en
retourner en paix dans la ville de Catherine Ségurana.

       Je vous embrasse mille fois.



                                À la même,

       Chère tante,

Voilà encore une lettre que je vous prie de mettre immédiatement à la
poste, affranchie.

Nous sommes toutes bien portantes. Au lieu de rester à la maison, sortez
beaucoup, allez partout, et écrivez-moi ce qui se passe partout à Nice.

Embrassez D..., P... et T...

Envoyez Léonie et Fortuné. Envoyez mon ombrelle blanche; elle est, je
crois, restée à Nice.

Tâchez de nous rejoindre au plus vite.

Venez avec D... P...

Embrassez tout le monde.

Je vous embrasse, je me porte bien.

       Au revoir.



                        À son père.
                                    Rome, Hôtel de la Ville, 10 mars 1876.

       Cher père.

Vous avez toujours été prévenu contre moi sans que j'eusse jamais rien
fait pour justifier cette prévention. Je n'en ai pourtant perdu ni
l'estime ni l'amour que doit à son père chaque fille bien née.

Je me crois obligée de vous consulter dans toutes les occasions graves et
je suis persuadée que vous y prendrez l'intérêt que de pareilles matières
comportent.

Je suis recherchée en mariage par M. le comte B... Maman a dû vous l'avoir
déjà dit; mais hier encore j'ai reçu la demande de M. le comte A., neveu
du cardinal A...

Je me crois trop jeune pour le mariage, mais dans tous les cas je viens
vous demander votre avis et j'espère que vous me le donnerez. Ces deux
messieurs sont jeunes, riches, et ont tout ce qu'il faut pour plaire. Ils
me sont indifférents.

En espérant une réponse à ma lettre, je me dis avec le plus profond
respect et la plus grande estime,

       Votre fille dévouée et obéissante.



                              À sa tante.
                                                              Rome, 1876.

       Chère tante

Hier soir au théâtre il y avait un jeune homme, qui m'a regardée et
lorgnée comme un fou. J'avais envie de m'indigner, mais montrer de
l'indignation serait m'exposer au ridicule. Je me suis conduite tout
naturellement, faisant semblant de ne rien remarquer. Il n'y a personne
qui me plaît; ce petit m'a intéressée parce qu'il m'a regardée comme un
fou et parce qu'il était dans une loge et parlait avec ses amis--(ils
avaient cinq ou six loges à côté les unes des autres)--qui avaient l'air
d'être des messieurs _chics_.

Dans chaque troupe il faut une prima dona, dans chaque réunion il faut un
primo N. N. Ce soir, j'ai cherché en vain.

Il y en a beaucoup, mais pas un ne se détache des autres.

Des yeux noirs, des cheveux noirs, un teint mat. Le petit n'était séparé
de nous que par deux loges, et à chaque instant il changeait de place
pour se trouver en face de moi et attendait impatiemment que je baisse ma
lorgnette pour me regarder sans cesse, pendant toute la soirée, de huit
heures à minuit.

La sortie est très belle et remplie d'hommes: on passe par un corridor
vivant, formé par des centaines de personnes, un corridor comme à Nice,
mais à Nice il n'est formé que par quelques personnes, tandis qu'ici c'est
un plaisir de sortir de l'Opéra. J'aime ces haies humaines, ces centaines
d'yeux. Et ils sont très polis ici, ils font place.

La seconde fois que j'irai à l'Opéra je m'amuserai encore davantage, car
maintenant je connais plusieurs personnes de vue.

Cette soirée m'a rappelé les soirées de Nice, beaucoup moins brillantes,
mais beaucoup plus miennes; là je suis à la maison, et un proverbe russe
dit: _En visite l'on est bien, mais à la maison on est mieux._

Vous verrez qu'au bout de trois ou quatre fois j'adorerai l'Apollo, et
puis ces milliers d'yeux noirs qui me regardent me sont une distraction
convenable. Pourvu que beaucoup me remarquent je puis me passer de
remarquer et ce sera même beaucoup mieux.

Au revoir, je vous embrasse tous. Maman va bien, elle vous écrit.



                               À la même.
                                                             Rome, 1876.

       Chère tante,

Je commence par vous dire que je suis excessivement bien portante.

Rassurez-vous de grâce, je suis plus rose que jamais.

Ensuite, je vous donne une commission.

Envoyez-moi ici ma vieille robe de mousseline de laine blanche avec les
galons blancs et la jupe d'une autre robe en mousseline de Chine, celle
qui est avec les galons d'or.

Quant à la boîte de Laferrière, c'est une robe qu'il faut m'envoyer ici
aussi. Worth va envoyer des robes de bal à Nice et vous nous les enverrez
tout de suite à Rome. Il faut te dépêcher. Nous commençons à nous arranger
à Rome. Je vous embrasse beaucoup de fois. Embrasse papa. Comment va-t-il?



                          À Mademoiselle Colignon.
                                                            13 juin 1876.

Chère amie,[6]

Moi qui voulais vivre sept existences à la fois, je n'en ai pas le quart
d'une. Je suis enchaînée. Dieu aura pitié de moi, mais je me sens faible
et il me semble que je vais mourir.--C'est comme je l'ai dit: ou je veux
avoir tout ce que Dieu m'a permis d'entrevoir et de comprendre, alors
c'est que je serai digne de l'avoir, ou je mourrai!--Car Dieu ne pouvant
sans injustice tout m'accorder, n'aura pas la cruauté de faire vivre une
malheureuse, à laquelle il a donné la compréhension et l'ambition de ce
qu'elle conçoit.

Dieu ne m'a pas faite telle que je suis sans dessein. Il ne peut m'avoir
donné la faculté de _tout voir_ pour me tourmenter en ne me donnant
rien. Cette supposition ne s'accorde pas avec la nature de Dieu qui est un
être de bonté et de miséricorde.

J'aurai ou je mourrai.--Celui qui a peur et va au danger est plus brave
que celui qui n'a pas peur. Et plus on a peur, plus on a de mérite.

Le passé n'est qu'un souvenir et par conséquent est une sorte de présent.
Le futur n'existe pas. Ne nous faisons pas de chicanes là-dessus en disant
que l'instant où je vous écris est déjà bien loin de moi; par le présent
on entend aujourd'hui, demain, dans une semaine. Cela m'amène à dire qu'on
ne doit rien ménager, rien regretter. Vit-on pour le futur?

Et gagne-t-on à se faire un présent triste pour se créer des bonheurs à
l'état d'espérances...

       Ne me blâmez pas et au revoir.

[Note 6: Voir dans le journal de Marie Bashkirtseff, page 194, un fragment
qui reproduit une partie des idées exprimées dans cette lettre.]



                               À la même.


       Chère amie,

Je suis heureuse pour vous, on n'apprend jamais assez tôt une bonne
nouvelle. Est-ce un mérite d'être calme, quand ce calme est dans la
nature? Je suis triste et enragée. _Il ne me reste_ qu'un grand
dépit de souvenir dans ma vie et si je suis fâchée, c'est de voir que
mon existence est tachée de non-réussite. Vous comprenez, _j'avais mis
une espèce d'orgueil à me faire une vie toute belle et glorieuse, je
la regardais avec cet amour égoïste de peintre, qui travaille au tableau
dont il veut faire son chef-d'œuvre_. Retenez bien ces paroles
doublement soulignées, elles sont la plus grande cause de tous mes ennuis
et l'expression et l'explication exacte de tous mes chagrins passés,
présents et futurs. Je suis faite si étrangement, que je regarde ma vie
comme une chose qui m'est étrangère et j'ai mis dans cette vie tout mon
bonheur et tout mon orgueil; si ce n'était cela, je serais à ne me soucier
de rien. Retenez, chère amie, retenez donc bien ces paroles, elles
expliquent tout et m'évitent l'ennui de raconter mes sentiments et de
les expliquer.

Je suis jolie aujourd'hui et rien n'embellit comme de savoir l'être. On
doit faire la plus grande attention aux petites choses, ce sont elles qui
font la vie et en les négligeant on devient pire qu'un animal. Je deviens
un philosophe. Au revoir.



                             À sa mère.
                                                          3 juillet 1876.

       Chère maman[7],

Que suis-je? Rien. Que voudrais-je être? Tout!

Reposons mon esprit fatigué par tous ces bonds vers l'infini, et revenons
à A... Et encore cela! un enfant, un misérable.

Non, le principal c'est que je laisse à la maison mon journal! J'emporte
la lettre de Piétro avec moi, je vais te dire pourquoi. Je viens de la
relire. Il est malheureux! Aussi pourquoi n'a-t-il pas plus d'énergie que
ça! J'en parle bien à mon aise, moi, dans ma position exceptionnellement
despotique (car tu me gâtes beaucoup), mais lui! Et ces Romains, c'est
quelque chose d'inouï. Pauvre Piétro!

Ma gloire future m'empêche d'y penser sérieusement, il semble qu'elle me
reproche les pensées que je lui consacre.

Non, Piétro n'est qu'un amusement, _une musique pour couvrir les
lamentations de mon âme_. Et cependant je me reproche d'y penser...
puisqu'il ne me sert à rien. Il ne peut même pas être le premier échelon
de cet escalier divin, au haut duquel se trouve l'ambition satisfaite.

Ah, chère maman, tu ne peux pas me comprendre ... mais je parlerai tout de
même.

Si j'étais une personne remarquable, je serais célèbre... mais par quoi?
Le chant et la peinture! N'est-ce pas assez? L'un est le triomphe du
moment, l'autre est la gloire éternelle!

Pour l'un et pour l'autre, il faut aller à Rome et pour pouvoir étudier il
faut avoir le cœur tranquille. Il faut amener mon père et pour l'amener,
il faut aller en Russie. J'y vais, bon Dieu!

Tu es dans le chagrin pour le moment, mais nous triompherons de tous nos
ennuis et nous serons heureux, je te le promets.

       Au revoir, je t'embrasse.

[Note 7: Voir le journal de Marie Bashkirtseff, pages 208 et 309.
Les mêmes idées s'y trouvent répétées et souvent textuellement
reproduites.]



                               À la même.
                                                     Paris, juillet 1876.

       Chère maman,

Il fait une chaleur écrasante. Nous avons été chez mes fournisseurs,
nous avons vu nos voitures, elles sont très belles. Nous n'avons encore
rencontré aucun visage connu, d'ailleurs c'est l'époque la plus abominable
de Paris, mais il y a malgré cela beaucoup d'animation.

Après-demain je vais consulter la somnambule et je vous écrirai le
résultat.

J'espère que vous ne pleurez pas trop mon absence. Faites plier les
rideaux blancs de ma chambre et souvenez-vous de ce que j'ai dit à propos
du tapis.

Bientôt je reviendrai, dans trois mois, peut-être moins. D'ailleurs rien
ne m'attire, ne me retient en Russie: je pars parce que tout va mal et que
j'espère arranger les affaires pour le mieux.

Ne vous ennuyez pas, allez absolument à Schlangenbad, soignez-vous et
écrivez-moi des bonnes lettres.

La tante va bien, elle vous embrasse.

Au revoir, soignez-vous, je vous embrasse, vous, grand-papa, et Dina.

       Écrivez.



                         À Mademoiselle Colignon.

       Chère amie,

_B***_, votre admiration, est venu ce matin apporter quelques romances
pour que Soria puisse chanter ce soir, sans être obligé d'apporter son
paquet sous le bras.

Je suis sortie avec maman et puis je me suis mise à parcourir les salons
pour voir s'il y avait des fleurs et si tout y avait l'air qui me
convient. Nous avions quelques personnes à dîner. Je dois avouer que ce
monde m'amusait fort peu, aussi me suis-je isolée pendant une heure au
moins pour lire chez moi. À peine redescendue, je vis arriver G***,
aussitôt entrèrent B., Diaz de Soria et Rapsaïd.

Je m'emparais de Rapsaïd, qui est le ténor le plus célèbre comme amateur
et qu'on s'arrache, à ce qu'il paraît (il est laid, intelligent et Belge),
lorsque Soria, qui causait avec maman, saisit le premier prétexte pour
venir s'asseoir sur l' S. dont j'occupais la moitié et m'attaqua, c'est le
mot.

Ce teint olivâtre, cette barbe noire, ce crâne nu, ces yeux arabes
énormes, brillants, tout cela s'enflamme du feu le plus naturel à la vue
de mes cheveux blonds et de ma peau blanche. Au lieu de le supplier
qu'il chante et de m'extasier, je déclarai que je ne demandais jamais
rien et que si l'envie lui prenait de chanter, il chanterait bien tout
seul. Il a chanté comme un ange. Jusqu'au départ de Soria, B. et
Rapsaïd, ce fut un feu d'artifice de mots, de musique, d'éclats de rire.

On m'a dit des choses les plus flatteuses. A*** ne voulait me voir
autrement qu'apparaissant au milieu d'une porte ouverte à deux battants
dans un bal aux Tuileries; le général me comparait à une Vestale, les
autres à... que sais-je? Soria à Galathée. Animée et craignant d'avoir
trop négligé les dames, je reviens auprès d'elles et nous nous installons
dans le petit fumoir à causer et à rire de trente-six choses amusantes
jusqu'à minuit et demie. Nice veut que la dernière impression que
j'emporte soit bonne.

       Je vous embrasse et regrette votre absence.

       Écrivez et portez-vous bien.



                              À Mademoiselle X...
                                                               Nice.

       Chère amie,

Je suis là sans cesse à nier mes sentiments pour ce jeune homme, parce
qu'il n'a jamais fait aucune impression sur moi, parce qu'il ne m'a jamais
plu et s'il ne m'avait jamais remarquée, je pourrais vivre cent ans à côté
de lui et ignorer qu'il existe.

En fait d'impressions fortes, je n'en ai éprouvé de vraies que deux: dans
l'enfance à treize ans, le duc de H...

Je le dis par souvenir, car je ne m'en souviens plus et suppose que dans
cette passion il y avait beaucoup d'exaltation préparée d'avance, dont
j'avais _tout plein_ pour toutes choses et dont je ne savais que
faire.

La seconde, ce fut le comte de L... mais pas aux courses; aux courses, il
ne m'avait fait l'effet que d'un beau garçon.

Le lendemain au Toledo, avec X..., je me suis aperçue qu'il avait _du
genre_. Et enfin la dernière fois à la gare, au moment de quitter
Naples, j'ai reçu ce qu'on nomme vulgairement un coup de foudre.

Vous vous souvenez ce que j'ai dit ce soir-là. Je devins subitement folle
de lui, comme il me regardait à travers ma fenêtre de wagon.

Je ne sais comment m'exprimer, ce sont là de ces impressions
inexplicables, incompréhensibles.

Je l'ai revu depuis, mais tout simplement, sans aucune secousse, aucune
émotion que le souvenir de ce choc électrique, étrange. En le revoyant,
ce n'est pas lui qui me faisait _quelque chose_, mais je me souvenais de
cet instant au coup de foudre et je le ressentais presque aussi fortement
rien qu'en y songeant.

Et c'est encore la même chose à présent bien que je n'y pense presque
jamais.



                            À son frère.
                                                              Nice.

       Cher Paul,

Hier, Faure a chanté dans _Faust_ devant une salle éblouissante. Nous
arrivons avant le lever du rideau. Ma tante, Dina, moi, le général et M.,
aussitôt vient le marquis R.

Depuis le premier jusqu'au dernier moment je suis radieuse sans raison,
je fais même plusieurs mots, qui auraient pu avoir du succès si... mais
personne n'ira les répéter... Ah! bah! certainement beaucoup plus que
venant d'une autre. Surviennent encore quelques personnes, il se produit
un encombrement et B. s'esquive...

Mais avant tout laisse-moi te dire que je suis émerveillée, charmée, en
adoration devant le jeu, le chant et la figure de Faure. Oui... de cet
histrion, précisément. Ce n'était pas un acteur, ce n'était pas un
chanteur, ce n'était pas un parfait Méfistophélès, c'était Satan
lui-même. Costume, manières, figure... l'illusion était complète:
souplesse infernale, raillerie impitoyable, diabolique, philosophie
infâme et légère.

À côté de cette perfection on voyait ce que je ne verrai sans doute
plus jamais: une Marguerite qui ne chantait pas. C'est fort, diras-tu.
C'est vrai. Au commencement j'ai cru qu'elle était émue, effrayée, et
lorsqu'elle entama l'air du roi de Thulé, j'ai tremblé pour elle et je
suis devenue honteuse, si épouvantée que je me suis cachée au fond de la
loge comme si c'était moi la chanteuse. Elle poussait un gémissement,
murmurait quelques sons, hurlait, c'était au point qu'on n'a pas daigné
siffler.

Les délicieuses heures que j'ai passées! La loge pleine de monde, ce qui
m'empêchait de tomber dans mes humeurs noires... Une musique céleste, qui
m'enveloppait comme un triple manteau de bien-être, qui me réchauffait le
cœur et me transportait.

Pendant les mauvais endroits j'échangeais quelques propos gais et aimables
avec ceux de la loge, tous gens d'esprit. Ce soir il m'a semblé être
heureuse et je vais tomber à genoux devant Dieu pour le prier de protéger
la guérison de ma gorge afin que je puisse étudier le chant...
Car là est la véritable vie! Les détails de _Faust_ peuvent plaire d'une
certaine façon et grâce à la musique, mais le sujet est dégoûtant. Je ne
dis pas immoral, hideux, je dis _dégoûtant_.

J'avais une robe chastement révélatrice, d'une étoffe collante et
élastique, et j'étais coiffée comme Psyché, les cheveux relevés sur la
tête par un nœud de boucles naturelles. Tout le monde me dit que je parais
toute neuve ainsi: coiffure, costume, taille; une statue vivante et non
une demoiselle comme il y en a tant. Tu dois être fier, mon cher ami,
d'avoir une sœur comme moi.

       Je t'embrasse.

       Assez pour aujourd'hui.



                                  1877



                               À Madame H.
                                                    Naples, 2 avril 1877.

Votre lettre me ravit, c'est tellement vrai tout ce que vous dites, que
je l'ai pensé cent fois moi-même, seulement vous exagérez ma valeur
vraiment.

Je valais peut-être quelque chose; mais tous ces voyages m'ont abrutie.
J'ai toujours mal à la gorge, et le climat de Naples me fera peut-être du
bien.

Ne prenez pas trop au sérieux ce que j'écris ce soir, je suis
mélancolique, et je vois tout sous un crêpe, cela arrive à tout le
monde.

Je pense avec bonheur que, dans un mois, nous serons installées à Paris,
d'où je ne veux plus sortir.

Les oreilles coupées ont leurs charmes pour ceux qui les coupent.
Mettez-vous en colère, et écrivez-moi tout ce que vous voudrez, cela
m'entretiendra dans un état d'esprit à peu près sain. Je suis moi-même
lasse de moisir; vos paroles me révoltent contre moi, contre tous.
J'allais m'endormir sous vos injures que j'apprécie et comprends.
Pensez-vous que je n'ai pas mille fois remué cent cinquante projets, mais
à quoi bon!

Hier, j'étais gaie en écoutant le _Stabat_ de Pergolèse, qu'on a
rechanté pour la princesse Marguerite, et dont les accents divins me
remplissent le cœur et les oreilles, ce soir je suis énervée.

Maman et Dina sont à San Carlo. Je suis restée à la maison, ce qui a causé
une petite escarmouche domestique dans laquelle j'ai joué un rôle tout à
fait passif. Depuis quelque temps, je suis si raisonnable et tranquille
que c'est effrayant. Je m'ennuie, qu'est-ce que vous voulez qu'on y fasse!

Je ne puis pourtant pas m'amuser à me monter la tête pour un imbécile et
même pour un homme d'esprit. Ce genre de divertissement ne me sourit que
comme un accessoire.

Je crois que j'écris des bêtises; ne prenez de ma lettre que ce qu'il
faut.

Les sérénades continuent. Voudriez-vous que cet espagnol amusement me fût
interdit! Bon Dieu, que vous êtes sévère!

C'est un tas de choses qui me retiennent à Naples; je vous raconterai tout
cela. C'est vide, mais cela fait passer les journées!

Au revoir. Injuriez-moi plus souvent, cela me fait un bien immense.

       Tout à fait à vous.



                              À sa tante.
                                                          Florence, 1877.

       Chère tante,

Faites-moi la grâce de faire en sorte que nous puissions encore rester à
Florence, la plus belle ville du monde. Apportez vous-même l'argent, je
vous en prie, soyez gentille.

Est-ce qu'on n'a encore rien envoyé de Paris? Écrivez ou envoyez des
dépêches, les dépêches valent mieux. Je ne puis pas rester sans robes,
surtout ici, et mes toilettes sont usées, je ne suis pas moi-même. Envoyez
une dépêche à Worth, à Laferrière, à Reboux, à Ferry, à Vertus. Dites-leur
simplement de m'envoyer ce que j'ai commandé et c'est tout. Il y aura
peut-être un bal ici et vous ne vous imaginerez jamais combien je voudrais
paraître belle. Ne vous inquiétez pas de ma figure, elle sera admirable;
je suis fraîche, demandez plutôt à maman. Je me couche de bonne heure
depuis une semaine et je continuerai ainsi. Mais il est atroce de manquer
de robes, surtout à Florence, où on est si élégant.

Il n'y a aucune comparaison avec Naples. Et puis, quand je ne suis pas
mise à mon idée, je suis de mauvaise humeur et quand je suis de mauvaise
humeur, je suis laide.

       Je vous embrasse, vous et papa. Au revoir.

P. S.--Ne laissez pas errer votre fantaisie: X... n'est pas à Florence et
il ne s'agit pas de lui.



                            Au marquis de C***.
                                                            26 juin 1877.

Nous avions en effet, marquis, la terrible nouvelle; mais annoncée
par vous, elle nous a causé une impression encore plus vive et plus
douloureuse. Nous sommes profondément touchés de ce que vous ayez songé
à nous dans un pareil moment.

Je ne veux pas vous ennuyer par des condoléances de convention, mais je
veux que vous soyez persuadé d'avoir trouvé dans nos cœurs un écho ami.
Je voudrais aussi pouvoir dire à madame votre mère, si belle et si
sympathique, que dans son immense affliction, Dieu lui a accordé une grâce
suprême dans l'excellent fils que nous connaissons et qui mérite si bien
une telle mère.

Je voudrais vous prodiguer toutes ces paroles amies qui me viennent du
cœur à la bouche, mais les consolations ne consolent pas. Nous espérons,
cher marquis, vous revoir l'année prochaine, sinon gai comme autrefois, du
moins tout à fait remis.

     Au revoir donc et que Dieu vous garde.


[Illustration:


                             À Monsieur ***.

Au fait pourquoi ces deux grands amis sont-ils en froid? Je pensais que la
corde qui les lie sur mon tableau était solide[8].

Ma cure d'Enghien, où l'on me mène tous les jours de huit heures du matin
à une heure après-midi, me fatigue énormément. Et puis, je déteste Paris!
c'est un bazar, un café, un tripot où l'on ne peut respirer que lorsqu'on
est installé depuis un mois dans un hôtel entre cour et jardin. La fenêtre
fermée on étouffe, ouvrez-la et vous êtes assourdi par le vacarme des
voitures.

Ma malheureuse mandoline ne rend que des sons plaintifs; d'ailleurs tous
les instruments à cordes rappellent un tas de choses touchantes.

Alors ce bon M... ne dit pas de mal de moi... voyez-vous l'excellent
jeune homme!

Eh bien, je lui rendrai justice à l'avenir.

À propos de votre place dans l'autre monde, grâce à votre caractère
régulier vous iriez au ciel, mais le commerce des damnés vous relègue:

     _... intra color che san sospesi._

Ah! monsieur, vous vous intéressez à Euterpe, cela ne m'étonne pas de la
part d'un homme distingué.

Puisque vous m'en suppliez je veux bien vous donner les navrants détails
de la visite de M... et les suites qu'elles ont eu pour _Elle_.
Votre ami a donc été aussi Œil-de-bœuf, aussi Talon-Rouge que vous savez,
toujours suivi de son laquais comme Milord et son domestique. C'est très
prudent. Je l'ai montré à la jeune personne, qui poussa un grand cri
et s'évanouit en s'enfuyant à toutes jambes, de sorte que pas un des
vélocipèdes que j'ai envoyés à sa poursuite n'a pu la rattraper, et
j'ignore ce qu'elle a pu devenir.

Au lieu de s'attendrir de ce désastre, votre ami a continué d'aller à
Monaco, quelquefois avec nos dames, mais invariablement avec son ami F...
et suivi d'un page. Après quoi _Milord-et-son-domestique_ a déjeuné
chez nous, mais étant sur notre départ, nous n'avions à opposer à son
formidable équipage qu'une maison en désordre, ce dont je ne me consolerai
jamais.

Que je n'oublie pas de vous combler de bénédictions, selon ma promesse, en
vous restituant l'image, un tant soit peu détériorée par les outrages du
temps.

Quant à la question, pour laquelle vous me promettez une si touchante
discrétion, je vous dirai seulement: est-ce que, par hasard, vous me
prenez pour la jeune harpiste?

Nous restons encore dix jours à Paris en attendant les gens de Nice, après
quoi je ne sais ce qu'on va faire jusqu'en septembre, et en septembre on
ira peut-être à Biarritz; on dit que ce sera très élégant.

Est-ce que vous domptez toujours des chevaux? Croyez-moi, ils valent mieux
que les hommes, au moins lorsqu'un cheval vous donne une ruade vous êtes
sûr que ce n'est pas le coup de pied de l'âne.

Au revoir. Ah! j'allais oublier de vous dire que je trouve vos lettres
charmantes et vous prie de ne pas faire le paresseux,--sous aucun
prétexte.

[Note 8: Allusion à un croquis de Marie Bashkirtseff représentant les deux
amis attachés par le cou aux deux extrémités d'une même corde, au milieu
de laquelle est pendu un cœur.]



                             À Monsieur de M***.
                                            Schlangenbad.--Badehaus, 1877.

Cette photographie est si jolie que je ne puis résister au désir de vous
montrer envers quelle charmante personne vous manquez d'amabilité. Et moi
qui aux Enfers vous avais assigné une place parmi les _Sospesi_, où
se trouvent Virgile et tous ceux qui ne peuvent aller en Paradis malgré
leurs vertus, mais qu'on ne peut pas non plus envoyer aux enfers et qui
sont en suspens entre les deux! Vous méritez d'être auprès de Lucifer
lui-même, au fond.

Est-ce que vous seriez fâché pour la _trinité_? Non, n'est-ce pas[9].

P.S.--Si vous connaissez des malades de nerfs, envoyez-les ici, maman
éprouve un grand soulagement des eaux de Schlangenbad.

[Note 9: Allusion au dessin placé en tête de la lettre précédente]



                                 Au même.
                                                Paris, Grand Hôtel, 1877.

       Monsieur,

J'avais envie de ne plus vous écrire, ô Monsieur de M., mais il me faut
toujours raconter n'importe quoi à quelqu'un. Les femmes sont souvent
ennuyeuses, les bonnes amies nous assassinent avec des parodies de
Sévigné. Ou bien elles sont méchantes et alors on doit faire bien
attention à ses écrits sous peine d'être mangée, Dieu sait par quelles
dents plombées, écornées, fausses; rien que d'y songer.... fi.

Je ne vois donc que vous, qui êtes mon frère et ami. Aussi, j'accepte avec
gratitude le serment que vous me faites.

Savez-vous que moi aussi je devais aller en Angleterre voir mon amie Lady
P..., mais la pauvre femme vient de mourir et notre voyage ne se fera,
sans doute, pas.

Nous revenons de Wiesbaden, où l'on a passé quelques jours après le gentil
Schlangenbad et où il y avait une société russe très agréable. Beaucoup
des vieux amis et de nouvelles connaissances. Comtesse Loris Mélikoff est
là en attendant son mari qui joue au soldat en Asie.

Mon grand-père a retrouvé son antique ami le prince Repnine et ne voulait
plus partir; bref, c'était charmant, charmant, mais hélas, monsieur, trop
de femmes!

Nous sommes ici, en attendant une décision quelconque. Ma gorge est à peu
près guérie, mais on m'ordonne les climats chauds. Je ne sais ce que nous
ferons et je me déteste. C'est un sentiment extrêmement désagréable, on
est comme la femme trop maigre au bain de mer: elle a beau courir, ses
jambes la suivent.

J'ai à vous proposer une excursion bien autrement agréable que ce
misérable Sorrento. Et je vous prie de croire que c'est sérieux. Il
s'agirait d'aller de Nice à Rome à pied, s'arrêtant dans toutes les
villes intéressantes. On peut y arriver en vingt-huit jours, presque sans
fatigue. Mes supérieurs iront en voiture, moi à pied, nous serons toute
une société. J'attends des lettres d'Angleterre. Que dites-vous de cela?
Êtes-vous amateur de ces sortes de choses? Dans tous les cas nous nous
verrons en Italie et je compte bien sur votre coup d'épaule qui sera
rudement donné à en juger par les tours de force de Naples; aussi rien
qu'à l'idée de vous empoigner et de vous mettre aux pieds de maman, je
pousse des cris.

Enfin, je ferai mon possible, l'amitié oblige.

Bien des choses de nous tous.



                        À Mademoiselle Colignon.
                                                Dimanche, 14 octobre 1877.

Ah! chère amie, comment peut-on ne pas adorer Verdi. Je ne connais
rien de plus remarquable que son _Aïda_. Chaque accord et chaque phrase
parle. Je crois vraiment que l'on comprendrait et la signification de la
pièce et dans quel pays cela se passe, et tout enfin, sans voir la scène
et sans entendre les paroles. C'est dans ce sens-là que je place _Aïda_
plus haut que toutes les musiques du monde. Et aussi quel charme, quelle
force, quel sentiment exquis!

Vous savez, je n'en parle pas au point de vue savant, je ne saurais pas et
ce serait dommage. On est plus... on jouit plus, ne sachant pas comment
c'est fait.

Ne devant rien faire de sérieux en musique, je n'en sais que ce qu'il faut
pour une personne de goût qui ne veut pas composer.

C'est ce soir, en jouant des airs d'_Aïda_ sur ma mandoline, que je
me suis mise à en raffoler. J'avais oublié la musique...

La musique dispose à la vie, à la gaieté, aux larmes, à l'amour, enfin,
à tout ce qui agite, contente et tourmente, tandis que le dessin est un
travail qui vous enlève de la terre et vous rend indifférent à tout,
excepté à votre art.

On m'a promenée au Bois; il faisait très beau et l'air était si doux que
je me croyais en Italie. Il faudra aviser pour le dimanche.

Cela m'ennuie de perdre un jour chaque semaine, car je ne sais pas me
reposer; quand je me repose, je m'ennuie.

Sans doute l'étude de la musique demande la même application, le même
calme, mais pour peu qu'on en fasse pour soi ou pour les autres, on doit
subir toutes ses influences.

On se passionne pour le dessin, la peinture, mais jamais ils ne vous
feront...

Je deviens folle, car je ne sais pas rendre ma pensée!

D'ailleurs, je dis des choses fort connues. Je veux seulement qu'on sache
ce que j'en pense, moi.

La musique d'_Aïda_ est comme la Gretchen de Max. Cela parle, cela
vous raconte toute l'histoire, jusqu'aux moindres nuances. Ainsi, je vous
assure qu'on s'aperçoit si la scène se passe dans un appartement ou à
l'air, le jour ou le soir--rien qu'en entendant la musique.

Pendant que je dis ces choses abstraites, «La France haletante» attend
le résultat des élections. Car c'est aujourd'hui. Le maréchal doit avoir
mal dîné le soir. Je regrette tant de n'avoir personne pour me tenir au
courant de toutes ces machinations.



                                   1878



                             À Monsieur de M...
                                           Paris, avenue de l'Alma, n° 67.

Je m'empresse, cher Monsieur, de dissiper vos légitimes inquiétudes; les
gâteaux sont arrivés, ils sont superbes et nous vous en remercions; ils
sont si beaux, qu'on est tenté de les faire encadrer.

Il nous est arrivé un bien grand malheur, notre cher docteur Wolitski,
que vous avez vu chez nous, est mort vendredi dernier, à deux heures de
la nuit. C'était le meilleur ami de toute notre famille, le filleul de
grand-papa, il nous a tous vus grandir; vous pensez bien quelle perte
irréparable. Les amis comme lui sont si rares; pour ne pas dire qu'on n'en
trouve plus. Grand-papa malade, lui-même, comme vous savez, a pleuré toute
la journée et continue jusqu'à présent à être très triste. Mais je ne veux
pas vous entretenir de choses si sombres.

Vous me demandez si je n'hésite pas entre l'amour de l'art et l'amour de
la belle nature; je n'hésite pas: je les aime également, mais la belle
nature ne donne des jouissances à peu près complètes que lorsque l'on sait
que l'on est soi-même quelque chose, lorsqu'on possède la force de l'art
qui est une grande et très grande force.

Il y a ici une personne qui désire savoir tout le mal que l'on dit d'un
certain M. L. Ne le connaissez-vous pas?

Vous savez que la princesse S. s'est embarquée pour l'Amérique, où elle
veut, dit-on, se marier. Voilà qui serait une fin extraordinaire.

Êtes-vous assez heureux d'aller à Rome! Je vous envie et je l'avoue,
quoique l'envie soit une bassesse.

Racontez-moi ce que vous avez vu aux funérailles du roi et tout le reste.
Soyez bien aimable et donnez-moi toutes les nouvelles et vieilleries
imaginables... Je lirai cela à table, puisque c'est là seulement que je
suis libre.

On vous fait dire mille choses aimables. Est-ce qu'il y aura un carnaval?



                                 Au même.

On vient de me voler mon chien blanc, Pincio, celui que vous avez vu chez
nous. C'est horrible. Je crois qu'on l'a emmené de Paris; j'écris de tous
côtés dans le cas où ces misérables viendraient à être attrapés par les
âmes charitables auxquelles je m'adresse. Savez-vous une action plus
indigne que voler un chien? C'est lâche tout bonnement. Comment! on
prend une créature qui est attachée à ses maîtres, qui a parfois une
intelligence bien supérieure à celle de certains bipèdes, mais qui n'est
pas en état de se défendre, voilà le sublime de la petitesse et de la
méchanceté.

Vous êtes bien heureux, vous n'avez pas de chien et on ne vous en a pas
volé. Enfin!

Que faire, j'ai fait afficher 200 francs de récompense et cela n'a servi à
rien. N'est-ce pas une indignité de toute la race humaine?

Consolez-moi en me parlant de l'Italie.



                             À Mademoiselle B***

Comme tu es bonne et gentille, ma chère Jeanne, de penser à moi juste au
moment où l'on oublie tout!

Maman et nous tous sommes enchantés de ton bonheur, car je présume que tu
es heureuse.

Comment, tu as été à Nice! Je n'en ai rien su, on ne m'en a rien dit.
Mais dis-moi, comment as-tu trouvé notre maison, puisque tu ne savais pas
l'adresse.

Moi, j'ai passé cet hiver à Rome, j'ai étudié la peinture.

Quand je te reverrai, je ferai ton portrait. Donne-moi des nouvelles de
tous les tiens et envoie-moi sans faute le portrait de ton fiancé. Je veux
absolument voir l'homme heureux qui aura pour femme Jeanne, qui est un
trésor d'esprit et de cœur. Montre-lui ces lignes et dis-lui qu'elles sont
écrites par quelqu'un qui ne flatte personne et n'invente rien.

Cet hiver, à Rome, j'ai été demandée en mariage par un Anglais et deux
comtes italiens. Mais j'ai toujours refusé: ils m'aimaient, mais je ne les
aimais pas. Voilà l'affaire. D'ailleurs je ne veux pas me marier sitôt,
j'ai à peine dix-sept ans. Quel âge as-tu donc?

Tu me demandes mon adresse, écris-moi toujours à Nice, promenade des
Anglais, 55 bis, Mlle Marie Bashkirtseff, dans sa villa. Ma tante m'a
donné cette villa. De Nice, on m'enverra les lettres si je suis ailleurs.
C'est le plus sûr.

Réponds vite et dis-moi où et quand tu te maries? Le nom de ton futur mari
et sa photographie.

Je suis de retour à Nice depuis deux semaines, la ville est triste, je me
réfugie dans mes livres; tu ne sais peut-être pas que je suis sérieuse et
studieuse, tout en étant gaie et folle quand il s'agit de rire.

Quand et où te verrai-je?

Tu es si gentille de ne m'avoir pas oubliée. Sois tranquille, si quelque
chose m'arrive de particulier, je t'en avertirai de suite.

Au revoir, mille amitiés à ta famille de la part de nous tous. Je
t'embrasse de tout mon cœur et te souhaite tout le bonheur possible et
impossible.



                               À la même.
                                                  Paris, avenue de l'Alma.

       Chère Jeanne,

Ce n'est qu'aujourd'hui que je puis vous répondre, car aujourd'hui nous
avons rencontré vos parents, qui nous ont donné votre adresse. J'ai bien
souvent pensé à vous, je voulais tellement vous écrire, après avoir reçu
la nouvelle de votre mariage. Je ne puis le faire qu'un an après! J'espère
que vous n'avez pas cru que je vous oubliais ou vous négligeais.

On m'apprend de bien grandes nouvelles à propos de vous.

Écrivez-moi bientôt; maintenant je ne perdrai plus votre adresse et
pourrai vous répondre.

Nous sommes presque installés à Paris, je m'occupe de peinture et ne vais
presque pas dans le monde, qui d'ailleurs m'ennuierait profondément. Nous
vous embrassons et vous souhaitons de continuer à être aussi heureuse que
vous l'avez été jusqu'à présent.

Au revoir, chérie, je vous envoie mon portrait dans le cas où vous auriez
oublié la figure de Marie Bashkirtseff.



                                À sa mère.
                                                     Soden, 1er août 1878.

       Chère maman,

Donnez-moi d'abord des nouvelles de la santé du grand-père[10]; et puis
voilà: à force d'être ennuyeux, Soden devient drôle. Je te veux tout
raconter. Un des ménages chics de Pétersbourg entre dans notre société
ainsi que le vieux prince Ouroussoff dont la sœur, mariée à M. Maltzoff,
est l'amie intime de notre Impératrice, tu le sais bien. Les dames russes
de notre société pensent que l'indifférence des deux petits princes
allemands, dont je t'ai déjà parlé, me froisse.--Cette enfant gâtée,--dit
Mme A.,--qui est habituée à voir exécuter ses moindres caprices, est
froissée de la froideur, apparente d'ailleurs, de ces Messieurs.

C'est moi qui n'y songe pas, va, chère maman; je ris seulement en songeant
à quel point à Soden et ailleurs les gens vous prêtent des sentiments, des
impressions, des pensées, que vous n'avez pas du tout. Pendant deux jours
en effet, je m'en suis un peu occupée de ces petits princes, après, plus
du tout... Mais puisque les autres en parlent, je veux bien t'avouer que
je ne les ai jamais bien regardés. Pourtant je peux te dire que le plus
jeune (dix-huit ans), Hans, est grand, mince, blond, grand nez assez fin,
petits yeux, bouche malicieuse, pas de moustaches, tête baissée, l'air
d'un jeune loup.

L'autre Auguste (vingt-quatre à vingt-cinq ans), plus petit, brun, des
yeux très beaux, une petite moustache noire pendante,--et dans toute sa
personne il y a quelque chose de pendant--une peau veloutée comme je ne
crois pas en avoir vu chez un homme, une belle bouche, un nez régulier, ni
rond, ni pointu, ni aquilin, ni classique, un nez dont la peau est aussi
veloutée, ce qui est excessivement rare, un teint très pâle, qui serait
admirable, s'il ne provenait de la maladie. Tous les deux ont de belles
mains aristocratiques et soignées.

Qu'est-ce donc lorsque je regarde bien...

Écris-moi tous les jours, parle-moi de grand-papa.

La tante vous embrasse tous, moi aussi.

[Note 10: Son grand-père était atteint de paralysie.]



                               À la même.
                                               Soden, samedi, 3 août 1878.

Je t'ai parlé de M. Muhle, aubergiste? Eh bien, M. Muhle prétend que c'est
arrangé pour nous... Vous savez que ce soir il y a bal au Kurhaus et ce
pauvre Muhle, qui est toujours ivre, se promet une fête colossale. Bien
entendu, nous y allons tous.

À peine installés, voilà que je vois un monsieur que j'ai rencontré une
ou deux fois le matin, conduisant un étrange tilbury avec un petit groom.
Ce monsieur donc arrive et se présente. C'est le baron de je ne sais quoi,
fils de je ne sais quelle autorité du pays, grand seigneur, à ce qu'on
me dit. Mais je refuse de danser et, comme il insiste, j'essaie de lui
prouver que la danse nous dépouille de notre dignité, que cet exercice est
une des grandes preuves de la décadence de la grande famille humaine,
etc... Bref, je lui parle politique, puis de la guerre d'Orient, etc.,
etc. Muhle est vexé, car, en refusant de danser avec un jeune homme si
blond et si rose, j'ai vexé ce jeune homme, qui est aussitôt parti de
Soden.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Tout le monde plaisante sur le prince de H..., de sorte que l'on peut
encore rire. Ce pauvre prince change à vue d'œil, il est arrivé beau et
maintenant il est laid, il est méchant. On reconnaît sa sonnette, et il
faut l'entendre parler au garçon et à son pauvre frère. Je crois que l'on
va bientôt l'enterrer. Quel horrible mal...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le baron...., celui du bal, est le plus grand fonctionnaire du pays,
gouverneur ou autre chose, je ne sais au juste. Le prince Ouroussoff le
connaît et le susdit baron n'a cessé de lui dire que la position qu'il
occupe si jeune lui fait trop d'honneur, qu'il ne croit pas l'avoir
méritée, que c'est à la bonté de l'Empereur qu'il la doit. Mais ceci n'est
que la préface. Ce baron est _amoureux d'une demoiselle_, et, pour
faire sa connaissance, il a organisé le bal d'hier; mais comme on lui a
dit, dans le pays, que cette jeune fille était aimée d'un autre jeune
homme, il alla trouver le jeune homme en question et, avec la franchise
que comportait la circonstance, il le pria de lui dire la vérité, et si ce
n'était qu'un racontar de Soden, s'il n'aimait pas la demoiselle, de lui
donner l'autorisation de se présenter... mais si, au contraire, c'était
vrai, de le lui avouer; dans ce cas, sa loyauté, son honnêteté lui
défendraient de contrecarrer les chances de l'autre, qui avait le droit de
priorité. Le monsieur l'assura qu'il n'était nullement amoureux--(pauvre
jeune fille),--et lui permit de se présenter, autant qu'il le voudrait.

La demoiselle, c'est moi; le monsieur, c'est D...

Le baron est grand, blond, gros, plein de sang. Tu sais que ces hommes-là
m'aiment généralement et généralement aussi je les déteste. Il est vrai
aussi que je n'aime pas beaucoup plus les autres, quand je m'examine
sérieusement. Le comte M... était blond, le comte B... blond, Pacha G...
(quel nom!) blond, P... blond, comte M... blond et enfin le baron S...
blond; A..., qui était un enfant, était aussi blond.

Je m'ennuie beaucoup sans vous tous et encore plus sans mon atelier.

       Au revoir, embrasse grand-papa.



                                 À la même.
                                                      Soden, 6 août 1878.

       Chère maman,

Je vais te raconter mes enfantillages: ce matin je me suis promenée et je
suis entrée dans l'église catholique; j'ai profité de la solitude absolue
pour monter dans la chaire, dans le chœur, sur l'autel, et pour réciter
les prières posées sur les tablettes de l'autel; je l'ai fait pour prier,
parce que j'ai un tas de projets et que j'ai besoin de l'assistance du
ciel... Mais l'idée que j'ai lu une messe me transporte. Songez, j'ai
sonné comme font les prêtres durant l'office... Enfin je n'ai pas eu de
mauvaise intention.

J'ai fait une longue conversation avec le prince Ouroussoff; tout à coup
le prince me dit: Voici les Ganz.--Tu te rappelles que j'ai donné le nom
de Ganz aux deux princes allemands. Tu comprends qu'on ne peut pas rester
tranquille, quand cet homme sérieux, cet homme d'État s'interrompt au
milieu d'une explication des causes intimes de la guerre, vous dit comme
une chose toute naturelle que... _Voilà les Ganz_. Le mot ganz me fait
penser à l'allemand (_Gans_)[11].

[Note 11: Gans, oie.]

J'ai fait une pochade de ces princes (comme à Nice) si ressemblante, que
le garçon qui venait apporter un plateau s'arrêta net devant la toile,
se mit à rire et à gesticuler d'un air si bête, que vraiment ma vanité
d'artiste est flattée.

Puis est venue Mme A. Nous nous sommes tenues à la fenêtre qui est notre
balcon. Ganz passait à chaque instant pour regarder, Mme A. faisait la
coquette et riait d'un air mauvais genre. Comme c'est bête, que je ne
puisse vous faire partager ma gaieté au sujet des Ganz.

       Au revoir, je vous embrasse.



                                     1879



                                    À M.***
                                             Paris, 63, avenue de l'Alma.

Votre lettre a cela de bon pour vous, qu'elle provoque irrésistiblement
des conseils qu'il est impossible de refuser même lorsqu'on ne les demande
pas.

1° Ne parlez jamais de droits qu'on vous _accorde_ ou de faveurs qu'on ne
vous _refuse pas_, ce qui est plus exact...

2° Ne renvoyez jamais de guitare en mauvais état.

3° N'attendez jamais qu'on vous offense pour vous battre, si vous voulez
vous battre.

Et enfin soyez bon chrétien, écrivez sans espoir qu'on vous réponde que
vous êtes lu et que vos lettres ne sont pas livrées à la
publicité.



                            À Mademoiselle Colignon.
                                                                Mai 1879.

       Chère amie,

Je dois vous dire qu'ayant fini de peindre à quatre heures, je n'ai cessé
de lire le _Nabab_, roman d'Alphonse Daudet. C'est très intéressant,
et ce type de nabab ressemblerait à quelqu'un d'autre, si on l'affinait et
l'anoblissait. Je sais bien que la ressemblance n'est pas flatteuse, aussi
il faut, je le dis, affiner, anoblir, spiritualiser. Ce n'est pas que
l'on soit idéal, extra-fin et nobilissime... C'est-à-dire je ne sais au
juste... je ne me fie pas à mon jugement; lorsqu'on est idéal je crois
que je prends de la fadaise pour de la distinction, et quand on me semble
énergique et extraordinaire, je crains que ce ne soit de la rusticité,
du commun, du bourgeois. Heureux, heureux, celui qui sait dire comme il
pense. Je vous écris comme si j'écrivais dans mon journal.--Non, vrai, si
je devais me gêner avec mon journal pour dire toutes les fantaisies qui me
passent par la tête, ce serait trop ridicule!

Ainsi, écoutez: quant aux fantaisies, voyez le bonhomme Joyeuse dans le
_Nabab_, vous avez sans doute compris que c'est tout à fait moi pour
l'imagination. Comme moi il suffit d'un mot pour que je m'imagine tout
un roman, dix romans, vingt romans, et tout cela en quelques minutes. Il
y en a pourtant qui durent des semaines... Non, il y a des moments de
lassitude, pendant lesquels on voudrait en finir avec tout, et pour en
finir, il n'y a que deux moyens: mourir ou aimer.

Oh! si vous saviez comme je suis fatiguée de cette vie de tristesse! Quand
tout grimace, tout fuit, tout se moque...

       Tout à vous.



                               À son frère.
                                                    Paris, novembre 1879.

       Cher Paul,

Aujourd'hui, M. Gavini nous envoie deux billets et nous allons à la
nouvelle Chambre. J'aimais mieux Versailles, on se retrouvait mieux étant
obligés de partir par le même train. Ici, on s'en va quand on veut et il
n'y a pas l'amusante sortie de là-bas. Il y a du monde plus élégant qu'à
Versailles, mais les loges sont un peu comme au théâtre, toutes pareilles,
et celle du président dans laquelle nous sommes ne diffère en rien des
autres.

On retrouve tout le monde aux mêmes places: C. est affaissé et éteint,
Gambetta paraît maigre, Bescherelle court toujours. J'examine les
magnifiques Gobelins et les affreuses statues.

Rouher a pour la première fois aujourd'hui, depuis la mort de l'infortuné
prince, reparu à la Chambre, à la Chambre de Paris, à l'ancien Corps
législatif. Il a dû avoir de drôles de visions.

La pensée de cet homme depuis la mort de ce prince m'a fait mal, il doit
être bien malheureux. G. me dit qu'il lui en a voulu de ce qu'on ne lui
ait pas indiqué la loge où j'étais.

Hier, dîner chez M. M. J'ai complimenté Gaillard sur son _Chant des
races latines_ publié dans la revue de Mme Adam. C'est un jeune homme
d'Avignon, à face irrégulière de Sarrasin, avec un épi au sommet de
l'occiput qui lui donne l'air cocasse avec son emphase et son calme
étrange de méridional. Je cause avec lui et il me propose d'écrire quelque
chose pour la Revue, de lui faire des traductions du russe.

Tu penses bien que je suis enchantée et le ferai quand il voudra.

Ah! j'ai oublié de te raconter que ce matin maman a eu un grand succès
à l'église russe. Le grand-duc Nicolas l'a saluée et lui a parlé. Le
grand-duc lui a demandé si elle avait quelqu'un de sa famille décoré de
l'ordre de Saint-Georges (c'était une messe à l'occasion de la fête des
chevaliers de Saint-Georges). Alors maman lui a répondu qu'en effet,
pendant la guerre de Crimée, à Malakoff, son frère, à peine âgé de seize
ans, a été décoré par lui-même sur le champ de bataille. Le grand-duc
s'est rappelé du fait et a été extrêmement gracieux en ajoutant que toute
la famille était héroïque, puisque maman n'a pas craint de sortir par un
temps aussi effroyable.

       Au revoir, je t'embrasse.



                                    À M. X.

Vous me demandez, mon ami, comment j'ai accueilli la grande nouvelle.

Je l'ai accueillie par des murmures. M'étant mise en dehors de tout ce qui
fait la vie des femmes, je parle du haut de la montagne n'ayant pas cette
pudeur qui empêche de dire sa pensée lorsqu'on est intéressée soi-même.

Que vous arrive-il donc? Est-ce le moment psychologique des chanteuses
qui se retirent à l'heure où l'on dira encore: quel dommage! J'aime assez
cette idée: pourtant si vous accomplissiez l'acte sans cette raison
majeure, je verrais que je m'étais trompée sur vous. Je vous prenais pour
un monument public, pour une propriété nationale... Imaginez-vous l'Arc
de Triomphe ou le Louvre passés en des mains particulières. Je ne vous le
pardonnerais qu'en ma faveur, de même que je trouverais monstrueux si l'on
donnait ces monuments à une autre qu'à moi.... Ce qui serait également
bizarre, mais excusable à mes yeux.

Vous vous aveuglez, mon ami: souvenez-vous de votre passé.... Je sais
bien, que vous vous dites: Moi, c'est autre chose.... Comme tous ceux
qui y ont passé.

Je ne vous ménage plus, dans la certitude que j'ai que rien ne pourra vous
détourner de la voie nouvelle, c'est-à-dire que c'est la même voie connue,
le même morceau de musique, seulement vous ferez la basse cette fois, vous
accompagnerez.... au bal, au spectacle. Mais ces avis sont superflus, rien
au monde ne saurait empêcher l'événement, un homme qui a inspiré tant de
passions, dépravé tant de cœurs, brisé tant de fidélités, doit fatalement
se marier. C'est l'expiation.



                               À son frère.
                                        Paris, mercredi, 10 décembre 1879.

       Cher Paul,

Nous sommes allées voir le Père Didon au couvent des Dominicains[12].

Ai-je besoin de te dire que le Père Didon est le prédicateur dont la
gloire grandit à vue d'œil depuis deux ans et dont en ce moment tout Paris
s'occupe. Il était prévenu; aussitôt que nous arrivons, on va l'appeler
et nous l'attendons dans une des sortes de stalles-cellules de réception,
toute vitrée, avec une table, trois chaises et un bon petit poêle. J'avais
déjà vu son portrait hier, et je savais qu'il a des yeux splendides
(beauté qui manque à L. P.). Il arrive, très aimable, très homme du monde,
très beau avec sa belle robe de laine blanche, qui me rappelle les robes
que je porte à la maison. Sans la tonsure, ce serait une tête dans le
genre de celle de P. de C., mais plus éclairée, les yeux plus francs,
l'attitude plus naturelle, quoique très haute; un visage qui commence à
devenir épais et qui a le même quelque chose de désagréablement de travers
dans la bouche que C. Mais une grande distinction, pas de charme outré de
créole, un teint mat, un beau front, la tête haute, les mains adorablement
blanches et belles, un air gai et même autant que possible bon garçon.
On voudrait lui voir une moustache. Beaucoup d'esprit, malgré un grand
aplomb. On voit tellement qu'il mesure toute l'étendue de sa vogue, qu'il
est habitué aux adorations, et qu'il est sincèrement heureux du bruit qui
se fait autour de lui!

La mère M. l'a naturellement prévenu par lettre de la merveille qu'il
allait voir et nous lui parlons de faire son portrait.

Il n'a pas refusé, tout en disant que ce serait difficile, presque
impossible... une jeune fille faisant le portrait du Père Didon... il est
si en vue... on s'en occupe tant...

Mais c'est justement pour cela, idiot!

On m'a présentée comme son admiratrice fervente. Je ne l'avais jamais ni
vu ni entendu, mais je le pressentais tel qu'il est, avec ses inflexions
de voix, passant des notes caressantes à des éclats presque terribles,
même dans la simple conversation.

C'est un portrait que je sens tout à fait et si cela pouvait s'arranger,
je serais une bienheureuse personne.

Ce grand diable de moine ne doit pas être sage. Même avant de l'avoir vu,
il me faisait un peu peur. Je n'aurais qu'à rougir quand on parlera de
lui. Ce serait désagréable, un moine! C'est un être qui pourrait avoir de
l'influence sur moi et je n'ai pas envie de cela.

Il a promis de venir nous voir et pendant un instant, j'ai désiré qu'il en
restât à sa promesse.

Mais c'est bête, et tout ce que je désire à présent est qu'il consente à
poser. Rien au monde ne ferait mieux mon affaire de peintre ambitieux.

       Je t'embrasse.

[Note 12: Une partie de cette lettre se trouve reproduite dans le journal
de Marie Bashkirtseff (pages 159 et 160 du tome II).]



                                    1880



                                   À M.***
                                                 Paris, samedi, 3 juillet.
                                                 34, avenue Montaigne.

J'ai longtemps hésité avant d'envoyer ceci. Vous même avez si bien compris
que je ne pouvais vous écrire que vous en avez déguisé, même à vos yeux,
le souhait sous un appel à mes bons sentiments en général, délicatesse
involontaire, mais dont je vous sais gré.

S'il ne s'agissait que de réponse à un jeune homme amoureux, je ne
répondrais pas.

Aussi, entendons-nous bien: _Ceci n'est point une lettre_.

Je ne sais si je vous flatte en vous jugeant assez fin pour saisir cette
nuance. Vous êtes jeune et vous semblez en proie à un sentiment vrai. (On
verra plus tard s'il est vrai.) Avec cela on va loin. Je voudrais rendre
meilleure une créature humaine en exploitant l'influence que je puis avoir
sur elle. Entreprise grave et intéressante. Expérience élevée qui me
tentera toujours. Voilà donc ce qui me fait parler, et aussi une envie
irrésistible de me moquer un peu de vos finasseries; pourtant c'est un
triomphe facile.

Écoutez donc: le manque de franchise dans une circonstance solennelle ou
dans un rien me répugne également. Ce qui me fait aussi douter de votre
sentiment, c'est que ce sentiment vous aurait donné comme une révélation
d'un monde supérieur et vous aurait, momentanément du moins, doué de
facultés, qui vous permettraient de comprendre que devant des natures
comme la mienne on ne trouve grâce qu'en dépouillant tout artifice, à
moins d'être.... ne l'essayez pas,--en mettant son âme et sa vie à nu
comme devant Dieu.

Et vous, que faites-vous?

Vous croyez donc que des faits vrais, quoique vulgaires, m'amuseraient
moins que vos petites inventions? Quand ils ne m'intéresseraient qu'à
titre de documents humains! Et maintenant encore vous me parlez de me
confier vos peines comme si je vous l'avais défendu, vous citez ce manuel
que vous ne comprenez pas.

Vous n'êtes qu'un enfant.

Du moment où je vous montrais assez de bienveillance pour vous donner à
choisir entre un congé immédiat et un délai de six mois, vous deviez me
faire la flatterie de me prendre pour votre patronne et conseillère. C'est
un rôle, auquel on ne se refuse jamais, quelque orgueilleuse qu'on soit.

Vous auriez même pu me mettre au courant de tout, afin d'éviter à mon
esprit la fatigue de chercher le vrai dans le cas où il le chercherait.

Voilà bien des mots, n'est-ce pas, pour des niaiseries comme ces dépêches
qui vous appellent _tout de suite_, cette lettre _ultérieure_
(que vous avez le temps d'attendre), à je ne sais où, et qui vous retient;
innocent anachronisme.

J'admets que vous n'avez eu pour vous en aller aucune raison de force
majeure et que tout en ayant le cœur sensible vous songiez aux affaires,
rien de plus naturel. Mais pourquoi dissimuler cette prose, fort
honnête en somme, sous ce grand amour? Voilà qui n'est pas délicat pour
vous-même... Car enfin c'est étonnant que tout coïncide pour que vous vous
trouviez là justement pour les commissions de vos parents.

Grand innocent que vous êtes! Le mensonge, quand il n'est pas manié par
quelqu'un de très adroit, est une guenille aux couleurs criardes. Et le
mensonge futile est écœurant comme une vilenie.

Pourquoi, par exemple, dire que l'appartement de X. est immense? Il n'y a
qu'un salon de grandeur moyenne, je le sais. Cette futilité vous prouve
qu'il n'y a pas de futilités. Il suffit d'analyser une seule goutte d'eau
pour connaître les propriétés de toute la source.

Je ne déchirerai pas votre lettre.

Si vous voulez que j'entreprenne votre amélioration, j'ai besoin de
documents pour voir si je réussis. Si vous êtes bon élève, vous vous ferez
de moi une amie véritable et, si vous avez compris mon caractère, vous
savez que mon amitié sera bonne.

Mais êtes-vous digne de tout cela? Et les choses ne tournant pas selon vos
désirs, ne m'en voudrez-vous pas bêtement de m'avoir aimée?

Vous avez écrit des bêtises, comme vous dites, mais recommencez. Ici il ne
s'agit que de votre moral et point du tout de vos projets terrestres....
Je vous trouve audacieux de porter les regards à la hauteur où je me suis
placée, mais le proverbe ne dit-il pas que le soldat qui n'aspire pas à
devenir maréchal de France n'est qu'un mauvais soldat.

Je m'aperçois, à la fin, que ce que j'exige de vous est insensé. Ce serait
changer tout l'homme.

On dit, et je n'y crois pas, que l'amour fait des miracles... La façon
facile dont vous avez accepté cette absence m'a choquée... enfin.

Si vous ne _sentez_ pas la vérité de mes prédications, j'y renonce,
et vous, allez en paix.

Chaque fois que vous vous impatienterez ou trouverez, en homme ordinaire,
votre rôle ridicule, consultez ce petit _Manuel du parfait amoureux_;
il vous donnera la mesure de vos sentiments.

Posons comme principe indéniable qu'il n'y a pas de vilenie dans la
personne aimée qu'on ne tâche de s'expliquer favorablement; qu'il n'y a
pas au monde de chose qu'on ne fasse pour la personne aimée en éprouvant
un réel contentement; qu'il n'y a pas de ce qu'on appelle _sacrifice_
qu'on ne s'impose avec joie. Car en somme l'amour est un sentiment
égoïste, et la preuve c'est qu'on est plus heureux d'aimer que d'être
aimé. Mais tout cela ne se demande et ne se commande pas: l'homme qui
aime l'accomplit tout naturellement, parce qu'il éprouve une satisfaction
personnelle. Quand il y a la moindre hésitation, la moindre impatience,
on ne doit pas ou ne peut pas croire qu'on aime.

Vous verrez donc si les quelques mois d'épreuve, _au bout desquels il
n'y a en somme qu'une incertitude_, vous les supporterez facilement et
surtout avec plaisir.

       Tout cela _ad libitum_.

       Amen.



                            À Monsieur Julian.
                                    Nouméa--Mont-Dore, juillet, août 1880.

Oui, citoyen Directeur, tout y est jusqu'au costume spécial qui vous
est imposé comme à des galériens, et c'est vêtus de ce costume que nous
subissons le mauvais traitement de cinq à sept heures du matin. Le docteur
des Eaux assure qu'il est bon, mais tous ces gens en place.... des
accapareurs, quoi! Bien, bien dommage que T. ne vienne pas. Vous, je ne
vous invite pas. Paris a besoin de vous. Mais quel bien immense vous
ferait un peu d'exil par ici.

Figurez-vous qu'il n'y a rien à manger. Ce n'est pas d'une âme élevée
que de songer à la nourriture; mais hélas! Si je ne craignais de devenir
anémique! le docteur a essayé de me faire croire que je l'étais: Vous êtes
très faible, Mademoiselle?--Mais non, Monsieur.--Habituellement pâle?--Au
contraire.--Facilement fatiguée?--Mais pas du tout!--Cela ne fait rien,
vous êtes faible.--Pourtant, Monsieur, comment expliquer? C'est
impossible à expliquer, mais cela est.

Donc si je n'avais peur de devenir très faible, j'avalerais encore moins
que ce que j'avale, tellement c'est répugnant. Ô succulente cuisine du
lac Saint-Fargeau, tu m'as donné comme un avant-goût des produits des
Trompette du Mont-Dore. Mais combien tu étais préférable!

Que je n'omette pas de rendre justice à l'équité avec laquelle vous avez
jugé mon dessin.

Ma tante vous envoie ses meilleurs souvenirs... ce n'est pas aux miens que
vous devez cette épître illustre avant que son auteur le devienne (style
Rochefort), c'est que j'ai besoin de vous ménager.

Qui est-ce qui remonterait la vis dans les moments critiques? Ce que vous
me dites des cinquante ouvriers travaillant, cet emploi exagéré des bras,
n'est-ce pas une de ces manœuvres d'abrutissement populaire, dont le
régime à jamais exécrable des Césars s'est servi pour annihiler les
intelligences ouvrières? Vous avez aussi écrit le mot _aboutir_, un
mot suspect, ayant été prononcé par le grand enjôleur qui se cache encore
sous les fleurs républicaines.

Un instant j'ai pensé que vous rachetiez toutes ces choses qu'il m'est
douloureux de reprocher à un bon patriote; oui, j'ai pris un instant ce
mariage des deux silhouettes pour cette alliance tant désirable avec la
patrie de l'Inquisition et je m'en réjouissais. Tous les peuples latins
sont frères et il me serait doux de voir la France extirpant le dernier
vestige de... dans le pays en question. Je me trompais.

Laissez-moi espérer.

Donc, quelles que soient nos préférences, que nous aimions la République
athénienne, spartiate, collective, socialiste, orthopédique, artistique,
médailleuse, Tonyfiante et même Rodolphiphobe.

       _Vive la République!_



                                À son frère.
                                                              Paris, 1880.

       Cher Paul,

Je vais te raconter une demande en mariage par un prince: il est venu
dîner, et il me glisse à l'oreille qu'il a à me parler. Ma tante causait
avec C...., et je l'ai écouté.

--Faut-il me marier?

Vois-tu la ficelle, cher Paul?

--Oui, si cela vous fait plaisir.

--Cela ne me fait pas plaisir.

--Alors ne le faites pas. C'est tout ce que vous aviez à me dire?

--Non, je vous ai dit que je vous ai aimée... Eh! bien, je vous aime...
Vous comprenez que c'est une torture pour moi de venir ici comme ça; j'en
suis malade.

--Et pourquoi? Je pensais que cela vous faisait plaisir.

--Oui, mais chaque fois que je vous dis quelque chose vous m'insultez...

--Mais non, je suis gaie, et si j'émaille notre conversation de
digressions, c'est que vous mettez vraiment un temps infini entre chaque
phrase.

--Vous ne vous moquerez pas de moi?

--Non, non, non, je suis très sérieuse.

Mais au lieu de parler, il me regardait avec ses yeux si cernés et son
front encore plus pâle que d'habitude...

--Il faut m'en aller, n'est-ce pas, ne plus venir ici?

--Pourquoi?

--Je vous aime...

Il fallait parler bas pour ne pas être entendus des autres, et cela
donnait aux voix quelque chose de doux et de charmant.

--Je vous ai dit que je vous aimais... et quand on aime une jeune fille,
il n'y a pas trente-six issues; c'est l'un ou l'autre, n'est-ce pas? Il
faut donc que je ne revienne plus...

--Et pourquoi? (Je faisais la naïve.)

--Parce que je souffre trop.

Puis, il se mit à pleurer. Il y avait dans ce mouvement quelque chose
d'enfantin, de gentil; mais le mouchoir, qui est venu essuyer les yeux,
a tout gâté.

--Voyons, voyons, oh! alors, disais-je sans rire, et puis des larmes
maintenant, je veux bien, mais on ne les essuie pas avec des morceaux
de toile, on les laisse essuyer par... celle qui les fait couler.

Il fit un geste d'impatience.

--Tout n'est pas rose dans ce monde, repris-je sérieusement, mais pas rose
du tout... Mon système de faire ce qui fait plaisir... c'est bon, mais ce
n'est pas praticable; on peut ne pas faire ce qui déplaît, mais faire ce
qui plaît...

--Écoutez-moi, mademoiselle, et ne m'insultez pas, ne vous moquez pas.
Je vais m'en aller, ou bien il faut que vous... m'autorisiez à revenir;
cela ne peut pas durer ainsi, je suis trop malheureux, je souffre, je suis
malade. Quand on aime une jeune fille, il faut qu'on se marie avec elle ou
qu'on s'en aille pour toujours.

--Écoutez, repris-je, c'est facile à dire: se marier; mais à faire, ça
dépend...

--De qui?

--Mais de moi.

--Et alors?

Il est jeune et il a dû trembler un peu, même s'il a pensé à ma dot.

--Et alors... moi, je ne veux pas m'engager; et puis, je ne sais pas,
moi, s'il faut attendre. Est-ce que je sais ce que vous êtes; vous avez
l'air d'un honnête homme, vous ne l'êtes peut-être pas... C'est long, un
mariage, ça dure longtemps... Je ne crois pas à votre amour, qui est
peut-être vrai... Je voudrais m'en assurer... Comprenez-vous, il
faudrait attendre.

--Combien?

--Voyons, (je me mis à compter sur les doigts, cinq, six), au jour de
l'an?

--C'est trop long.

--Alors, à Noël, mettons Noël, sept mois.

--Et si vous êtes sûre de mon amour, mademoiselle, vous consentirez?

--Ah! non, je ne dis pas cela, monsieur, ce serait m'engager, je ne veux
pas m'engager, je ne vous aime pas. Mais ce délai est nécessaire pour nous
édifier sur la situation de nos sentiments réciproques.

--Et alors, il vous faudra encore trois mois pour vous décider.

--Mais, non, je vous dirai cela tout de suite.

Et alors, je fais l'enfant, la simple. Après avoir été tantôt rêveuse,
tantôt grave, tantôt moqueuse, je parle de ma peinture, est-ce que je puis
me marier! Je dois peindre. Et puis, ne devais-je pas mourir?

--Je ferai de la peinture avec vous, mademoiselle.

--C'est cela, et pendant les sept mois vous apprendrez à dessiner.

Et je me mets à vanter la vie d'atelier, je lui parle de ma dot, disant
qu'elle entre pour beaucoup dans son amour. Naturellement, il fait
l'indigné.

--Est-ce que vous croyez que je ne pourrais pas trouver de l'argent, si
je voulais! Est-ce que je sais seulement ce que vous avez, je me moque de
votre fortune! C'est vous que j'aime!

Eh! bien, cher Paul, je ne l'aime pas, je n'ai même pas pour lui de ce je
ne sais quoi que j'avais pour X...

--En ordonnant ce délai de sept mois, me laissez-vous la possibilité
d'espérer?

--Il faut toujours espérer, quand même je vous dirais catégoriquement
_non_. Du reste, j'ai trouvé... Vous allez copier tantôt quelque chose
que je rédigerai... Voici le document; il accepte.

En somme, moi je ne lui demande rien, c'est lui qui dit m'aimer, moi, je
lui offre le moyen de s'en assurer. Voilà tout. C'est amusant, n'est-ce
pas?

       Demain, je t'écrirai encore.

       Au revoir.



                           À la Princesse K***,

Comme c'est ennuyeux, chère princesse, que vous ne soyez pas à Paris!
Songez donc, Gambetta donne une fête splendide, nous avons une invitation,
mais maman et ma tante ne veulent pas y aller en deuil et ne connaissant
personne chez les républicains, je suis si désolée d'être obligée de me
passer de ce divertissement, qui sera, en vérité, une chose très amusante,
et très drôle, et très magnifique, que je suis prête à aller vous chercher
à Dieppe.

Vraiment vous devriez revenir à Paris au moins pour ce jour; c'est si
près, Dieppe, seulement quatre heures, quatre fois le voyage à
Versailles. Rien qu'une promenade.

Si vous voulez, deux de nous irons vous chercher pour vous décider plus
facilement. Pensez donc! une première fête chez Léon, toute la haute gomme
républicaine y sera; un spectacle unique et pour ainsi dire historique. On
fait des préparatifs dix fois _bœuf_. Ce qui m'attriste un peu, c'est
que le fils A... n'y sera pas à cause de la stupidité de son grand-père
qui a eu l'invention d'être très souffrant. Mais je me consolerai
facilement de cette absence.

Voyons, décidez-vous; sans vous, je serai forcée de rester à la maison;
je ne connais que des bonapartistes qui, si je leur disais que je vais
dans la hotte de la présidence, me considéreraient comme une personne
absolument dégoûtante.

Vite une réponse.

Je vous embrasse.



                                    1881



                               À Monsieur X...

       Monsieur,

Voici un plan[13] avec le nord bien indiqué[14]. Maintenant voici mes
idées à moi pour que vous sachiez dans quel sens marcher. L'atelier
aurait la hauteur de deux étages et aurait trois jours, plus un jour
d'en haut. Au-dessous de l'atelier, un atelier aussi, mais de sculpture,
au rez-de-chaussée.

Vous comprenez, il n'y aurait pas de chambres habitables dans cette
partie; du reste, je fais au crayon les divisions imaginées par moi;
vous verrez si c'est pratique.

Je voudrais que l'atelier communiquât avec les salons. Ainsi voilà,
rez-de-chaussée: atelier de sculpture, et cuisines, etc., etc. Premier
étage: salons et ateliers. Deuxième étage: chambres à coucher; combles
pour les domestiques. Je vois qu'on peut me faire ma chambre et un cabinet
de toilette au premier, et l'atelier restera encore assez grand, et ma
chambre aura cinq mètres de largeur. Ou bien, si vous trouviez le moyen
de donner à l'atelier une forme régulière ce serait parfait.

Seulement ce à quoi je tiens, c'est que l'atelier vienne à la suite des
salons et, pour économiser le terrain, on ferait la remise sous la salle à
manger. Vous voyez que je trouve moyen d'avoir devant l'atelier un jardin,
par lequel on entrera, car il faut aux ateliers une entrée à part. Au
besoin, ma chambre et mon cabinet pourraient être au deuxième et je
passerais à l'atelier par l'escalier intérieur.

Mais surtout que l'entrée principale soit de telle façon qu'on soit obligé
de traverser le salon et la bibliothèque avant d'arriver à l'atelier. Les
pièces en enfilades, enfin.

J'espère que vous comprendrez ces incohérences et excuserez le désordre de
mes idées architecturales.

Agréez, je vous prie, Monsieur, mes civilités.

P.S. Il serait peut-être possible de placer le jardin (quand même il
n'aurait qu'une superficie de 50 mètres) de telle façon que j'y puisse
faire des études sans être vue de la rue. Je ne tiens pas au jardin à
l'extérieur; là où je l'ai indiqué on pourrait ne faire qu'un jardinet de
deux mètres de profondeur.

Enfin ce sont tout des idées en l'air! Du reste, le jardin me semble bien
où je l'ai marqué sur le plan.

Maintenant il faut un escalier, une cour, une écurie et remise; je
voudrais bien qu'on puisse entrer de l'escalier dans le grand salon.

[Note 13: Le livre original comporte le plan à la page 139.]

[Note 14: Il s'agit ici d'un hôtel qu'on avait le projet de construire à
Paris avenue Kléber. Il ne fut pas donné suite à ce projet.]



                              À Monsieur Julian.
                                      Russie, Poltava, 21 mai/2 juin 1881.

Draperies blanches, yeux tristes, mains pâles, air détaché... Le royaume
de ce pays-ci n'est pas pour moi! (sujet d'esquisse pour le paysage).

Oh! les horribles mastodontes, des gens qui ont des poses et des mains
comme sur les vieux mauvais portraits. Faut-il être enragée, hein? Vous
êtes un grand prophète, mais il me fallait ces cent heures de chemin de
fer.

Du reste jusqu'à présent je n'en ai eu que l'avantage d'un rhume. L'air
délicieusement pur et parfumé est trop frais pour rester tout le temps
dehors et me voilà dedans... Je m'y suis fourrée moi-même, mais ça n'en
est pas plus drôle... Si au moins c'était la sévère majesté des steppes,
mais non! La campagne est jolie. La famille est aux petits soins, les
nouveaux me trouvent délicieuse, les anciens trouvent que je suis devenue
sérieuse et calme...

Il y a cinq ans, je venais montrer mes premières jupes longues et je leur
ai servi un feu d'artifice à tout casser; à présent je viens chercher
quelque chose qui flotte entre _oubli_ et _repos_. J'ai la tête
pleine de peinture, et ces personnes-là ne peuvent pas comprendre les
nobles préoccupations des gens de notre espèce et puis, il faut l'avouer,
je suis finie jusqu'à nouvel ordre.

Hier, pour la fête de mon père, grande ovation. Tous les paysans venus
dans la cour, on l'a acclamé, secoué, embrassé, on m'a fait ôter mon
chapeau et mon voile pour me voir et, après examen, ç'a été à moi d'être
portée en triomphe et acclamée. Il m'a fallu en embrasser un tas. Puis
sont arrivées les femmes, j'ai paru au balcon, nouvel enthousiasme et cri
dominant: un bon mari! _Gambetta à Cahors enfin_.

Puis quand tout ce monde a eu bu et dansé, on a parlé de donations de
terres, mais quelqu'un leur a montré le poing et l'incident a été clos.

On distribue, à ce qu'on dit, à ces braves gens des soi-disant ukases de
l'Empereur, obligeant les propriétaires à leur donner trente-six choses.
On a mis aussi à prix les têtes des nobles, 50 roubles la pièce. Me
voyez-vous au bout d'une pique? Enfin, si vous avez présente à l'esprit
l'histoire des dernières années de votre ancien régime, vous êtes au
courant. La ressemblance est frappante depuis la condition épouvantable du
peuple, jusqu'à l'aveuglement stupide des grands. Le paysan français qui
met à sac le château en disant qu'il en est désolé, mais que le roi le
veut ainsi, est le frère du Russe qui prétend avoir l'ordre de massacrer
les Juifs.

Figurez-vous que je n'ai pas pu avoir un chevalet à Poltava. Un aimable
indigène est allé en chercher un à 12 heures de chemin de fer, c'est au
moins gentil. Ici il n'y a qu'un photographe peintre, pas moyen d'avoir
une toile assez large. Ah! si vous saviez!

Comment va M. Tony Robert-Fleury? Je l'ai laissé souffrant. S'il allait
crever sa toile! Ça me dérangerait horriblement dans mes habitudes et
puis, blague à part, je l'aime bien et vous aussi.

P.S.--Paul est devenu obèse, sa femme est gentille et jolie et tout va
bien. Dina fait de grandes toilettes et s'amuse, et moi je ne suis même
pas sensible aux triomphes populaires... C'est grave.



                                À son père.
                                                                Août 1881.

       Cher père,

Après l'article du journal Jugeni Cray, il faut absolument que je fasse
cette image. Aussi vous seriez bien aimable de faire des démarches
nécessaires puisque je ne sais comment m'y prendre. En outre comme vous
êtes un être intelligent, je m'en rapporte à vous pour me procurer tous
les renseignements exacts. Par exemple, pour quelle partie de l'église[15]
serait l'image et sa grandeur, et sa forme, etc. Car je suppose que cela
doit être approprié à la disposition des ornements intérieurs, et sans
doute les principales images sont déjà commandées à des célébrités russes.
Enfin tâchez de m'obtenir quelque chose d'important pour que j'aie de la
satisfaction à le faire bien. J'aimerais que ce fût grandeur nature. Le
Christ, par exemple, avec la figure de l'empereur: enfin je me mets à la
disposition du comité (est-ce un comité?) pour telle image qu'on voudra.

Seulement, s'il faut que je sois l'esclave d'une certaine dimension ou
d'un certain sujet, il faut que je le sache au plus vite, afin de penser à
mon sujet et de m'y mettre.

En un mot, vous arrangerez cela très bien, j'en suis sûre.

Je félicite et embrasse la princesse[16]. Au revoir.

       Votre fille célèbre,

       ANDREY[17].

[Note 15: Église construite en mémoire de l'empereur Alexandre II, à
Saint-Pétersbourg, à la place où l'empereur a été tué.]

[Note 16: Sœur de son père.]

[Note 17: Marie Bashkirtseff exposa pour la première fois au Salon de 1880
et signa son tableau: Marie, Constentin Russ--au salon suivant, en 1881,
elle signa Andrey--nom qu'elle adopta souvent dans sa correspondance. Ce
n'est qu'en 1883 qu'elle mit son nom véritable sur ses tableaux, alors
qu'elle se sentait plus certaine du succès.]



                                  À M. B...
                                                                    1881.

       Cher B...,

Au lieu de Bayonne nous avons couché à Bordeaux, et je vous écris pour
vous dire que nous avons vu Sarah dans _la Dame_. Vingt-cinq francs
la stalle de balcon. Elle a joué, cela va sans dire, comme personne, mais
je critiquerai très fort son entourage. Armand Duval, atroce. Et les
toilettes! au risque de vous crever le cœur, je vous dirai qu'elle n'est
pas bien habillée; la robe du premier assez jolie, du second (la bleue),
jolie. Celle de la campagne, laide, et celle du bal encore plus. Une
horrible guirlande toute raide, qui n'allait nullement avec les camélias
du bas de la jupe... Enfin pour la province ça ne vaut pas la peine, mais
c'est égal, si cette toilette est payée ce que vous avez dit, Sarah est
joliment volée. Du reste, ne vaudrait-elle que mille francs, elle est
laide; je ne comprends pas qu'une artiste comme Sarah se mette ça sur le
dos. Le dernier peignoir est charmant ainsi que la pelisse blanche.

Du reste, elle a joué comme un ange. Mais je ne pouvais la gober
entièrement, elle vous ressemble trop. C'est ridicule de se ressembler
ainsi!

Qui des deux copie l'autre?

Comment vont vos deux pensionnaires? Dites-leur bien des choses. Et puis
si vous étiez bien gentil vous iriez encore boulevard Rochechouart, _57
bis_. Vous voyez, je ne louerais que vers le 15 octobre, et je serais
désolée si un autre m'enlevait ce paradis si bien exposé au Nord. Ne
pourriez-vous, avec la finesse qui vous caractérise, vous arranger de
façon à être prévenu par la concierge... je ne sais comment, mais que je
puisse respirer librement ici sans la crainte que quelque peintre (ils
sont si ignobles) loue l'atelier que je convoite. Si, pour vous encourager
à m'arranger cela, il faut dire que la robe du quatrième est jolie, je
vais le dire volontiers.

Il fait beau, il fait chaud, Biarritz est charmant.



                                 Au même.
                                                          Biarritz, 1881.

       Cher B....,

Le quatrain qui commence votre lettre serait digne d'être de vous, il est
ineffable. Les gants vont très bien, je vous remercie, c'est trois fois
deux francs soixante-cinq centimes que je vous dois.

Hier, représentation de Coquelin cadet et grand bal. Il n'y a que des
Espagnols et des Russes. Les Espagnoles sont jolies, jolies, jolies; quant
aux Russes, il n'y en a qu'une, et vous savez de qui je veux parler.

Il pleut depuis deux jours; du reste, fin septembre, tout ça s'envole,
et nous allons faire un tour artistique à travers l'Espagne, qui me
passionne. Sans bagages, comme des Anglais; c'est le voyage le plus
intéressant d'Europe et qu'il faut avoir fait, vraiment.

Ne regrettez pas de n'être pas à Biarritz, qui n'est pas plus amusant
que Trouville ou Aix, mais à votre place, je profiterais de ce que les
délicieuses Russes que vous savez vont en Espagne, et je ferais ce voyage
dans ces conditions incomparables. Mais j'y songe vraiment, plaisanterie à
part, la saison est tout à fait favorable, vous avez beaucoup travaillé,
Paris est humide en octobre, vous toussez; vous raconterez vos aventures
ibériennes, castillanes et andalouses à Sarah; voilà bien ce qu'il faut
pour décider votre famille à vous laisser partir, sans compter qu'avec
mille fois vingt sous le tour est joué aussi bien que la _Dame_ par
Sarah. Et puis vous serez sage étant en famille, et puis vous porterez mes
ustensiles de peinture dans les passages dangereux des montagnes, ou'sque
les écureuils ne s'aventurent qu'à regret, les biches plutôt, enfin il
n'importe, comme on dit chez Victor Hugo. Donc, méditez sur ce projet
éblouissant et au revoir. Merci de nous toutes pour les chiens et
l'atelier, vous êtes bien gentil, comme disait Mme Thiers.

          Andrey,
          Future grande médaille.



                                 Au même.

       Amado ed illustre B!

Oui, son en Espagna ainsi qu'en Mantilla; parcouro l'una portando l'altra.
Visito Toledo et l'Escorial faisando studias et conquêtas.

Non est impossible que je fasse quelque magnifica composition mais est
meglior de ne rien présumar. Il m'a semblato démêler dans esperancia del
segnor Juliano de me vider faire grande tableauto, il m'a semblato,
dis-je, démêlar que maman a fato visita al segnor director et l'a
serinato al effecto d'agir sur moi en faisando semblante de creder que
je travaillo ici pour me faire restar dans le Midi. Si le pensiero
machiavelico que prêto al nostro director al vrai, je lui retiro ma
confiancia et la dono illico al segnor Cot qui non est complicio della
familia (!) Vous pouvez lui faire part de cette menacia.

Dans tous les casos el tiempo que stabo in esto infecto pays sera
employato a chipar segretos de Velasquez, Ribera et altros polissones. Et
lorsque munita de tanta sapientia me riscabo à faire immensa toila d'après
natura, enfonçatos Carolus, Tony et altros precursorès. Donc, caro chico,
prego usted de faire demangiamento del 37 se abominabil propriator me
ficha à la puerta avant janvier--ce sera donc le 15 octobre. Spero que
sera plus tard. Dans todos los casos faudra ranger chosas dans antiqua
chambra de Mlle Oelsnitz. Penso être de retour dans vingt jours à moins
que... Il y a beaucoup de balcones, guitarras, œilladas et eventaillos
mais le travaillo avant todo.

       Attendo nuevas lettras de usted et me dico humilimente.

       Andrey,
         Fabricante de chèvre-d'œufs,
         successor de Velasquez
         et de plusieurs cours étrangères
         et professor de langua espagnol.



                                À M. Julian.

                       VOYAGE PITTORESQUE EN ESPAGNE

                                   PAR

                             M... B... Andrey.

                                           Séville, Hôtel de Paris, 1881.

       Cher maître,

Ô vous qui avez peut-être l'intention de voyager quelque jour, suivez ce
conseil, fruit d'une expérience amère.

En fait de mères prenez la Méditerranée et en fait de tantes celle du
Bazar du voyage (place de l'Opéra), car si vous êtes le moins du monde
artiste, si vous avez la moindre tendance vers ce que les positivistes
appellent poésie, si vous avez dans l'âme quelque coin inexpliqué qui
aspire vers autre chose qu'un fond d'épicerie, fût-il de Gambetta même...
si vous partez avec l'espoir de récolter des croquis, des études, voire
des tableaux... Trois fois hélas! Je vais, pour ainsi dire, cher facteur,
vous faire assister à mes pénibles déboires.

_Burgos_.--Qu'est-ce qu'il y a donc ici? une cathédrale, seulement?
Il faut être Anglais pour... Oui j'ai entendu dire que des Anglais sont
venus à Lausanne pour voir une cathédrale. Et quel froid! chien de pays!
Qu'il faisait bon à Biarritz, et pourquoi sommes-nous partis? Première
douche.

_Valladolid_.--Nous ne nous y arrêtons pas; on m'en a dégoûtée en me
demandant une vingtaine de fois quelle était cette ville où je voulais
_encore_ m'arrêter.

_Madrid_.--Une capitale, au moins, et il fait beau, pourtant le coucher
du soleil... mais le musée est chauffé, je crois. C'est égal, vite,
vite, allons à Séville, on y trouve du bon lait de vache et des poulets
rôtis comme les aime Marie et puis le climat y est très sain. Voyez-vous
les rêves d'Andalousie réduits en pâte pectorale. Est-ce qu'il ne serait
pas permis de haïr un peu des gens qui vous dégoûtent ainsi de ce que
vous étiez près d'admirer!

Enfin, départ pour Séville, arrêt à Cordoue où il pousse des aloès et des
cactus et où il fait chaud. Délicieux pays! Mais légers gémissements faute
de voiture, car ces dix mètres de marche et la visite de la mosquée vont
m'exténuer. Plaintes à la troisième personne. Il n'y a rien à voir, le
guide _invente_ tout cela _exprès_ pour nous faire manquer le
train.

_Séville_.--Nous sortons prendre l'air du pays, nous orienter, mais
il ne faut pas quitter les rues principales, car on y est à l'abri; les
quartiers pittoresques, les rues ébréchées, interrompues de places et de
jardins sont horribles, il y souffle une brise!

Le cocher le fait _exprès_. Est-ce que par hasard (haineusement) nous
sommes venues ici pour visiter les environs de Séville?

Je prie le ciel de me rendre indifférente à ces saintes infamies, mais je
me vois à bout de patience. Cette continuelle tendance à ramener tout au
plus bourgeois terre-à-terre, par tempérament, et à n'envisager que le
côté hygiénique par principe, me rend folle, d'autant plus que je suis
peut-être vraiment malade. Dans tous les cas, j'ai des médecins bien
maladroits. À Madrid, on échappait un peu à tout cela grâce au musée et à
des amis, un petit artiste entre autres qui a travaillé chez vous et dont
nous avons connu la famille ici.

Mais en excursion, en voiture, on est forcé de rester ensemble et alors
c'est ou des insinuations tatillonnes pour mon bien, ou un silence lourd
comme du plomb. À défaut de communions d'idées et d'intérêts, il faudrait
au moins un peu d'entrain... Et je suis là comme un promeneur qui se voit
obligé de traîner ses compagnons endormis et hargneux. Tenez, allez au
Salon avec un de vos amis ou avec la maman d'une de vos élèves, je
ne précise pas,--au choix. Eh bien, amplifiez, amplifiez, amplifiez,
substituez au court supplice du Salon un voyage artistique (ô ironie!) à
travers la très intéressante et très pittoresque Espagne et vous aurez une
faible idée... Je fais les plus grands efforts pour conserver une certaine
vigueur morale, mais quand même je me forcerais à résister encore un peu,
l'élan n'y est plus; les ailes tombent et ne servent qu'à balayer les
projets et illusions d'artiste réduits en poussière sous la pression
hygiénique de ceux qui m'aiment. Et comme, tout au contraire du guide de
Cordoue et du cocher de Séville, ils ne le font pas _exprès_, il n'y
a absolument rien à faire que d'exhaler des plaintes sur trois feuilles de
papier et de vous les envoyer comme si ça pouvait faire quelque chose...

Mais je nourris le secret espoir que vous allez par le premier courrier
m'expédier ici quelque compagnon comme M. de Saint-Marceaux, sculpteur, ou
M. Tony-Robert-Fleury, peintre. Mais est-ce que ce dernier nommé n'avait
pas le projet d'aller cet hiver au Maroc? Dites-lui de se dépêcher,
puisqu'il faut passer par l'Espagne,--on s'embarque à Cadix.

          En partant du golfe d'Otrante,
             Nous étions trente,
          Mais en arrivant à Cadix,
             Nous n'étions que dix...

Un seul me suffira. S'il ne me tombe quelque secours du ciel, vous me
verrez avant peu.

     Fin du très navrant voyage en Espagne
     par M. B. Andrey.



                             À sa mère.
                                       34, Avenue Montaigne, Paris, 1881.

       Chère maman,

Je suis arrivée en très bon état.

Papa a été très bien tout le temps, c'est ce qu'il me prie de te faire
savoir. Il vous racontera nos aventures de Varsovie et de Berlin.

Le tableau est déballé, on y a fait un trou, heureusement peu visible. Je
n'ai pas encore eu le temps de le montrer aux grands artistes.

Tony-Robert-Fleury va bien et se prépare à partir pour la Suisse; jusqu'à
présent je n'ai vu que Julian, qui est toujours gros comme C.... et qui
vous fait dire mille choses. Mme Gavini est partie le jour de mon arrivée,
je ne l'ai donc pas vue. Saint-Amand est allé rejoindre sa sœur au
Mont-Dore.

Paris est vide, mais j'ai beaucoup de choses à faire, entre autres un
tableau pour le Salon.

J'envoie un tas de choses à Dina. Qu'elle ne se plaigne pas de recevoir si
peu de choses. Papa crie comme un coq de peur des douanes, etc., etc. Papa
crie comme un paon, tellement il a peur d'être encombré de bagages.

Les commissions de la princesse sont faites.

Je vous embrasse; revenez pour aller à Biarritz.



                           À Mademoiselle Colignon.

       Chère amie,

Voici ma réponse. Je fais une espèce de discours sur la jalousie.
Pourquoi sur la jalousie, je n'en sais rien. La jalousie et la monarchie
sont mes sujets favoris. Y a-t-il au monde rien de plus absurde que la
jalousie! On se rend ridicule en étant jaloux. Vous aimez une femme,
elle vous aime; un beau jour elle cesse de vous aimer; mais est-ce sa
faute? Est-ce qu'elle n'aime plus parce qu'elle ne veut plus vous aimer?
Est-ce qu'elle a aimé parce qu'elle voulait aimer? Non... Eh! bien,
pourquoi donc la martyriser? Pourquoi cette fureur inutile, stupide? Car
une femme ou un homme rejetés et changés contre un autre ou une autre
sont toujours, quoi qu'on dise, pitoyables. Et leur côté ridicule est
bien mal drapé par la grande robe tragique. On n'aime plus le même ou on
en aime un autre, mais ce n'est pas parce qu'on le veut ainsi. C'est un
changement incompréhensible, involontaire, produit sans doute par le
déplacement des molécules de l'imagination. Si on est jaloux à n'en
pouvoir plus, eh! bien, qu'on les tue tous les deux et soi-même après!

Je me demande toujours s'il y a au monde quelque chose de plus laid, de
plus ridicule que les scènes de jalousie. Quand on est jaloux à tort,
on a, malgré tout, un doute; alors il faut aller trouver la femme et la
supplier, au nom de tout ce qu'il y a de cher, de sacré, de faire cesser
ce doute; on est bien misérable alors, car les femmes sont de grandes
coquines, qui sont toujours prêtes à martyriser ceux qui se livrent à
elles loyalement.

Ce discours achevé, discours qui, pour la première fois de ma vie, rend
fidèlement ma pensée, je vous embrasse et j'attends la réplique.



                                  1882



                               À sa mère.

                                                                    Nice.
                                                         Villa Misé-Brun.

       Chère maman,

Nous sommes très bien arrivés, tout est charmant et je suis enchantée
d'être ici. Nous sommes très gais, il fait très beau et je crains que ma
sainte famille ne m'apporte les tracasseries habituelles. Nous sommes si
calmes, si sages! Paul, Sacha et Dina sont aux petits soins auprès de moi;
Vassili fait très bien la cuisine, Rosalie sert avec entrain; le soleil
chauffe. Bref, tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. Donc,
prenez bien votre temps et arrivez-nous vers le carnaval, tout est prêt
pour vous recevoir.

Envoyez de suite burnous algérien blanc dans le haut de l'armoire dans ma
chambre, ombrelle doublée de rose, robe noire, garnie de plumes noires,
dans le placard du cabinet de toilette.

Mille choses aimables à tout le monde

_Et surtout ne touchez à rien dans mes livres et les tableaux, qui sont
au-dessus des livres._ Que la poussière reste. Ne dérangez pas le
moindre papier, je vous en supplie.



                               À la même.

       Maman,

Puisqu'il y a eu cet incendie et puisque papa est malade, je vois bien que
les projets que j'ai eus ne sont plus de mise. Examinez cela et parlez-moi
franchement. Quant à partir, songez à la folie, à l'énormité d'un tel
voyage en cette saison. Et puis surtout si papa est malade et que les
médecins lui recommandent un climat plus doux, ce serait insensé de rester
là. Il n'y aura ni amusements, ni moyen de rien faire, si l'on est malade
et triste.

J'ai besoin d'aller en Algérie, cela se trouvera donc bien de toutes
façons; j'aurai à soigner l'auteur de mes jours et à faire mon tableau;
vous voyez que cela s'arrange à merveille.

Donc si, comme je le crois, mon voyage ne se fait plus, et je ne le
regrette pas, revenez au plus vite et rapportez-moi de l'argent pour payer
mon portrait. Il faut s'en tenir à ma première lettre, celle qui contient
mes recommandations et qui vous dit de revenir vite.

Répondez par dépêche. Amenez le père, puisqu'il faut qu'il se soigne; s'il
reste malade à la campagne, il mourra, dites-le à la princesse.

J'attends la réponse à ma dernière lettre et à celle-ci, mais je crois
vraiment, que c'est vous qui viendrez, car mon voyage à moi, dans les
circonstances présentes, serait l'acte d'une enragée.

J'embrasse tout le monde.



                                À M. Julian.

       Cher maître,

On a tant réclamé d'égalités et de libertés pour les femmes, et tant de
gens intelligents et éclairés s'en sont moqués, que ces seuls mots de
droits des femmes nous remplissent d'une mauvaise honte, et pourtant le
droit ou l'égalité que nous réclamons n'ont rien à faire avec la politique
et ne touchent d'aucune part ni au nihilisme, ni au socialisme, ni au
bonapartisme, ni au droit de voter, ni à l'éligibilité des femmes.

Toutes ces questions ont été agitées partout, on a parlé d'une quantité
d'injustices plus ou moins abominables au préjudice du sexe faible, il n'y
en a qu'une qu'on a laissée en repos, justement peut-être parce que c'est
la plus vraie, la plus saisissante, la plus cruelle: l'absence d'une école
des Beaux-Arts pour les femmes.

Comment, disent les étrangers ébahis, les femmes sont admises à l'École
de médecine, et l'École des beaux-arts leur est fermée! Mais chez nous, à
Saint-Pétersbourg, ou chez nous à Stockholm, les dames sont reçues à
l'Académie et nous ne sommes pas la France, nous ne sommes pas Paris!

Justement, nous dira-t-on, vos armes se tournent contre vous. En France,
à Paris, cela ne serait pas possible.

--Et pourquoi?

Alors on fait un grand discours en trois points, bourré de conclusions qui
prouvent toutes que notre société est pourrie et que l'immoralité de la
nation française est telle que ce qui se peut très bien ailleurs ne se
peut pas du tout en France.

Et d'abord répétons que les femmes sont admises à l'École de Médecine;
nous dirons ensuite à quel point, tout en étant à l'École des Beaux-Arts
(dans les pays que nous avons cités), elles sont en contact avec les
élèves hommes. Le cours d'esthétique seul a lieu en commun en Suède. Et
puisqu'en France les dames vont aux divers cours confondues avec les
messieurs, en quoi ce cours, fait à l'École, serait-il plus dangereux ou
plus inconvenant? Les ateliers où l'on travaille avec le modèle sont
séparés.

Ainsi donc pour tout ce qui est inconvénient l'on est séparé.

Le modèle est tout nu chez les hommes; chez les femmes il porte un
caleçon comme en portent aux bains de mer les messieurs que des dames fort
pudiques ne se font aucun scrupule de regarder à Trouville ou à Dieppe.
Ainsi donc, pour tout ce qui a égard aux inconvénients, les élèves sont
séparés, mais ils sont réunis pour tous les avantages.

Une grande publicité est donnée aux concours d'admission et aux
expulsions, ce qui ne contribue pas peu à maintenir l'ordre à l'École.

La légende de la femme artiste, de cet être vagabond et perverti,
incompatible avec le travail ou le talent, laide, mourant de faim, belle,
tournant mal, est une histoire à laquelle on ne croit plus beaucoup,
bien qu'il soit toujours convenu de jeter le nom vénérable et adoré
d'_Artiste_ comme un manteau sur un tas de choses qui n'ont le plus
souvent aucun rapport avec l'art. Toutefois le vieux préjugé n'a été
remplacé que par une idée excessivement vague de ce que cela pourrait
bien être. Le type n'était plus grotesque, on ne se donne pas la peine
de le regarder. Ce ne sont pas les quelques personnalités en vue,
les charlatans, les demoiselles qui font des copies au Louvre ou qui
apprennent la peinture agréable dans un atelier à la mode, qui peuvent
nous édifier. Mais c'est sur la masse vraiment considérable et renfermant
une moyenne de capacités vraiment digne d'intérêt des élèves qui cherchent
l'étude sérieuse de l'art dans les ateliers privés, c'est sur cette masse
considérable et qui renferme une moyenne de capacités qui étonnerait ceux
qui se moquent du travail des femmes, qu'il faut porter les yeux pour
s'assurer combien elles sont intéressantes ces travailleuses, et avec
quelles peines inouïes elles parviennent à s'organiser une éducation à
peu près régulière, mais qui pèche par tant de côtés.

L'atelier de M. X...,qui est le plus fréquenté, contient plus de cinquante
élèves.

Ceux qui se moquent des talents féminins ne sauront jamais combien de
dispositions sérieuses, de tempéraments réels et remarquables ont été
découragés et atrophiés par une éducation vicieuse ou incomplète.
L'artiste femme est tout aussi intéressante que l'artiste homme.
On dira que, sauf deux ou trois exceptions, il n'y a pas eu d'exemple de
femmes ayant fourni à l'art des personnalités considérables d'artistes
comparables aux artistes hommes, oui, mais les hommes reçoivent dans
une des plus magnifiques écoles du monde une éducation intelligente et
grandiose; pendant tout le jour ils sont entourés des beautés de l'Art,
leur yeux ne reposent que sur lignes pures et couleurs éclatantes, ils
respirent une atmosphère propre à ouvrir leur âme à l'inspiration et à
développer les ailes de leur imagination qui doivent les porter vers le
génie. Et pour les femmes, rien! ou le hasard des ateliers privés.

Quoi d'étonnant alors que, sauf deux ou trois exceptions, les femmes
n'aient jamais fourni à l'art sérieux de personnalités considérables. Et
pourquoi cette injustice envers la femme qui est prouvée mille fois plus
courageuse, plus vaillante, ayant, outre la pauvreté malheureusement
commune aux uns et aux autres, à lutter contre de terribles préjugés et
des difficultés sans nombre, n'ayant même pas la liberté d'allures de
l'homme?

C'est à l'homme qui, par sa nature même, a toutes les facilités d'étudier,
que l'on donne tous les moyens, et c'est à la femme, qui est naturellement
privée de la liberté d'allures et qui a à lutter contre tout et tous,
c'est à la femme qu'on refuse cet enseignement.

Il y a déjà sans cela trop de femmes artistes, dira-t-on; la femme est
faite pour le foyer. Hélas! ce n'est pas en leur ôtant le moyen de
satisfaire une noble passion qu'on leur donnera l'envie de filer de la
laine. Pourquoi ne pas donner aux ambitions féminines ce magnifique
débouché, pourquoi ne pas encourager ces tendances vers le grand, le beau,
l'utile, en donnant à Paris, la capitale du monde, qui a, comme l'antique
Rome, la prétention d'être le _curiam dignitalem, gymnasium litterarum,
domicilium, verbicem mundi, patriam libertatis_?

C'est pour cela qu'il faut faire appel à tous les artistes.

Mais ce ne sont pas là des objections sérieuses, et si ce n'était que
cela... rien de plus facile que d'établir deux ateliers de trente à
quarante personnes chacun; les locaux ne manquent pas. Mais cela
ennuierait ces messieurs les professeurs, d'abord parce que ce serait
une innovation, un changement et que la routine est une des fleurs qui
poussent le mieux dans nos instituts, et puis, des femmes, cela n'est
pas sérieux! Est-ce qu'une femme peut travailler sérieusement. Allons
donc! Mais oui, elle peut travailler sérieusement, et il y a même bien
des gens qui le pensent, tout en disant le contraire; mais que
voulez-vous, c'est si banal de _pioner_ les femmes. C'est tellement
banal que cela ne devrait plus se faire et qu'il devrait devenir bien
porté de s'en abstenir.

C'est aux gens éclairés, aux artistes, aux disciples de l'art, qui
ne voient que lignes pures et couleurs éclatantes, qui respirent une
atmosphère propre à ouvrir l'âme à l'inspiration, à ce qui est puissant et
beau, et à développer les ailes de l'imagination qui doivent porter vers
le génie, c'est aux amis du progrès et de la justice qu'il faut faire
appel.

       La France tient la tête pour la peinture.



                                 À M. B***.

Cher B...., ma réponse vous arrivera du fond du gouvernement de Poltava,
où nous sommes en train de faire des chasses auprès desquelles celles du
nommé Nemrod ne sont que de la Saint-Jean. Il fait encore assez beau et un
lunch, servi en pleine forêt, à deux heures de toute habitation, est
quelque chose de très chic.

Avant-hier dimanche, nous avons tué vingt-sept loups, dix-sept renards et
deux cent soixante-trois lièvres. Je n'ai sur la conscience que quatre
loups et un renard; vous les verrez rue Ampère, où nous nous retrouverons
vers le 3 novembre. J'espère bien que vous êtes rentré à Babylone et que
la Bretagne vous pleure. Papa a écrit à Alexis pour l'inviter à la chasse
et il n'a pas eu de réponse.

Qu'avez-vous fait de votre famille, Boji-dar-chéologue? Quel dommage que
ce soit si loin! en amenant des amis de Lutèce on s'amuserait bien. Dites
à Alexis que sa fiancée Julie est charmante, elle aura quatorze ans dans
un mois.

Les futurs beaux-parents d'Alexis-militude nous ont reçus pendant trois
jours avec une magnificence qui marque bien, pour ce qui est de la dot,
que Balthasardanapale et M. Grévy ne sont que des petits garçons à côté
d'Alexandre. Et cela blague à part. Mais malgré tout je sens le besoin de
me retremper au sein de la civilisation et de la peinture.

       Tout le monde vous embrasse.

       À bientôt.

Comment va le sergent Hoff?

Je m'arrache aux souffrance-ien-testament, à notre causerie-tournelle.
Que Dieu vous garde-malade. Mes amitiés à...



                            À Monsieur Julian

                                                                 1882.

Pour ne pas nous disputer de vive voix, cher directeur, je vous écris;
autrement impossible de garder le sang-froid nécessaire.

Dans mon désir de m'expliquer les bizarres découragements que vous me
prodiguez avec une bonne grâce charmante, je fais des suppositions.
Peut-être suis-je devenue folle comme le Greco ou Mme O'Connell et fais-je
des locomotives et des cathédrales au lieu de traits humains;--alors il
faut m'empêcher sérieusement de divaguer devant du monde. Ou bien est-ce
que vous me croyez un immense orgueil encouragé par trente mille flatteurs
et qu'il faut rabattre à tout prix?

Ou bien...

Mais vous savez que je ne crois pas du tout, du tout, à votre candeur;
vous savez que je me juge sainement et que je suis beaucoup plus que
découragée, ce à quoi vous avez aidé avec une puissance de trente-six
chevaux et ce dont je vous en veux pas mal. Pourquoi jouez-vous la comédie
de me croire aveuglée et affolée de vanité? Pourquoi me persécutez-vous de
prévisions désespérantes? Si c'est pour m'affoler, c'est fait; à l'avenir
je tâcherai de ne plus écouter toutes vos perfidies dissolvantes et voilà
tout.

Mais si c'est pour mon bien, sachez que vous vous trompez de la façon la
plus désastreuse pour moi. Quand on veut du bien aux gens et qu'on croit
réellement qu'ils se noient, on ne s'amuse pas à leur fourrer du plomb
dans les poches.

Du reste, vous ne pensez pas un mot de ce que vous dites lorsque vous
me citez des études faites chez moi ou dehors, que vous en faites un
paquet perfidement qualifié de tableaux et que vous vous en servez pour
m'assommer.

Est-ce que vous avez jamais reproché leurs académies ou leurs plâtres
à vos X. X. et autres gloires? Mes _tableaux_ ne sont pas autre
chose, seulement je préférerai toujours _rater_ une étude sincère et
intéressante que de réussir un modèle, d'autant plus que la somme de
science acquise est la même. Le procédé seul diffère.

Que je ne sois ni arrivée, ni forte, que j'aie à travailler encore
beaucoup, c'est évident; mais de là à venir me dire qu'il est survenu
je ne sais quelle horrible catastrophe, que je ne fais plus rien, que je
suis finie... Non.

Ce que j'ai produit est insuffisant, mais enfin les toiles sont là et
ce n'est pas le cuisinier du Café Anglais qui y a passé son temps.
Comme _résultat_ ça n'existe pas, mais ce sont des études aussi bien
que n'importe quoi, et puis, vous qui avez de si beaux registres,
consultez-les et vous verrez que je n'ai même pas eu le temps de parcourir
toutes les phases de dégringolade parcourues par les personnes que vous me
citez souvent.

Abstraction faite de ma maladie, il y a trois ans que je peins. C'est
énorme pour mon impatience, mais c'est ordinaire pour le sens commun.
Ainsi, vous voyez bien, tout s'oppose, la chronologie aussi bien que mes
goûts, à ce que j'accepte le rôle de vieille élève dévoyée dont vous
voulez me gratifier.

Le premier de ce que vous nommez très perfidement mes tableaux a été fait
en 1880, après dix-huit mois de peinture, dont douze mois seulement toute
la journée. Le dernier, au printemps de 1882, en sortant de maladie et
ayant la fièvre tous les dimanches au moins. Dans l'intervalle, j'ai
exposé le très médiocre atelier (sans allusion)[18], et au dire même de
vos plus féroces demoiselles j'ai plutôt fait des progrès depuis. Ceci
m'amène à cette niaiserie de la question d'exposition que vous avez
l'air d'envisager comme une impossibilité. J'y paraîtrai peut-être aussi
honorablement que miss K..., sinon il faudra revenir à la supposition de
folie à la Greco.

Plus j'y pense, plus il me semble que vous avez quelque inexplicable
intérêt à m'anéantir; vous vous vautrez dans les découragements les plus
raffinés, positivement.

Je vois que vous ne vous rendez pas compte de ce qu'il y a de terrible,
je dirai presque de criminel, à venir dire à quelqu'un d'enragé
d'apprendre et de travailler: «Vous! vous ne pouvez plus rien!» C'est un
assassinat moral, plus cruel que l'autre, car, chez vous, il est
quotidien.

Si vous le faites exprès, je me perds en conjectures. Affirmer avec
acharnement que je ne ferai plus rien, c'est très grave et en somme...
vous n'en savez rien. Il en résulte une paralysie de facultés et huit
pages de littérature. À quoi cela vous avance-t-il?

Maintenant, en dehors de la question artistique pour laquelle je vous
hais, car vous m'y avez fait le plus grand mal, nous sommes toujours
amis, et la preuve c'est que samedi on dîne rue Ampère.

[Note 18: _Un atelier_, signé Andrey, tableau exposé au Salon,
représentant l'atelier Julian.]



                                     1883



                              À mademoiselle ***.

       My dear little Alice,

I was very glad receiving your nice letter. I am coming back very soon;
you may expect to see me at 8 o'clock monday the 10th April at the blessed
atelier Julian.

The picture I was doing for the Salon is not yet finished. You may well
understand that I can have no pleasure in sending something that is not
entirely good, at least that is as good as I may do.

I am flattered by the admiration of B.... you find her intelligent; she
is so, but when you know her better you will see that the first days she
looks more that she is in reality.

Besides she is not good, and with all the appearances of brutal frankness,
she knows what is to be false when she needs it.

As to her talent, she has it but not so much as she imagines herself;
besides she is full of german vanity. Now _l'éreintement est aussi
complet que possible_. Do not think I think bad of her, it is merely the
love of analyses that makes me look into people's nature more than it
would perhaps be suitable. B... has _des défauts, mais elle a aussi des
qualités_, unfortunately one cannot say so of many.

As to the picture _canaille_ it would not be yet bad to do it, if there
were talent.

Good bye; if you will see someone's pictures before the Salon, tell me
what is it. I stay here eight days more.

       Sincerely yours.

       Andrey

Is not my letter very wicked? The truth is seldom agreable and nearly
always we dare not tell it not to be accused of jealousy.



                  _Traduction de la lettre précédente._

                         Ma chère petite Alice,

J'ai été très heureuse en recevant votre gentille lettre. Je vais revenir
très prochainement; vous pouvez vous attendre à me voir à huit heures, le
lundi 10 avril, à ce délicieux atelier Julian.

Le tableau que je faisais pour le Salon n'est pas encore fini. Vous devez
bien comprendre que je ne puis avoir aucun plaisir à envoyer quelque chose
qui ne soit pas entièrement bon, tout au moins qui ne soit aussi bien que
je puisse faire.

Je suis flattée de l'admiration de B...; vous la trouvez intelligente;
elle l'est certainement; mais quand vous la connaîtrez mieux, vous verrez
qu'elle paraît l'être tout d'abord plus qu'elle ne l'est réellement.

En outre, elle n'est pas bonne, et avec toutes les apparences d'une
brutale franchise, elle sait être fausse au besoin.

Quant au talent, elle en a, mais pas tant qu'elle se l'imagine; de plus,
elle est pleine de vanité allemande.

Maintenant _l'éreintement est aussi complet que possible_[19]. Ne croyez
pas que je pense du mal d'elle, c'est simplement l'amour de l'analyse qui
me fait regarder au fond de la nature des gens plus qu'il ne faudrait
peut-être le faire. B... a _des défauts, mais elle a aussi des qualités_,
malheureusement on ne peut pas en dire autant de beaucoup de monde.

Quant à la peinture _canaille_, il ne serait pourtant pas mauvais d'en
faire, si le talent était là.

Adieu; si vous voyez quelques tableaux avant le Salon, dites-moi ce que
c'est. Je reste encore ici huit jours.

       Sincèrement à vous,

         Andrey.

Est-ce que ma lettre n'est pas très méchante? La vérité est rarement
agréable et presque jamais on n'ose la dire pour ne pas être accusé de
jalousie.

[Note 19: Les mots en italique sont en français dans le texte anglais
original.]



                             À Mademoiselle ***.
                                                         Rue Ampère, 1883.

       Chère amie,

Il y avait une fois un atelier tout rempli de dames et de demoiselles
parmi lesquelles se trouvaient une Russe et une Américaine. La Russe se
prit d'amitié pour l'Américaine et fut excessivement gentille pour elle,
essayant en toute circonstances de lui être agréable, sans songer que bien
des gens se disent en eux-mêmes: «Pourquoi un tel ou une telle se met-il
ou se met-elle en quatre pour moi? Ce ne doit pas être quelqu'un de bien.»
Cette réflexion, quoique peu flatteuse pour celui qui la fait, se fait
très souvent, les plus grands moralistes l'affirment.

Quoi qu'il en soit, la Russe traitait l'Américaine comme une petite sœur
et disait devant elle toutes les folies et tous les enfantillages qui lui
passaient par la tête. Très aristocrate, au fond, elle avait le tort
peut-être de croire qu'on devait comprendre qu'un artiste n'était pas un
homme pour elle, elle en parlait donc comme on parle d'une chanteuse ou
d'un cheval favori aux courses, s'intéressant jusqu'à leur vie privée.

Et comme elle associait son amie à toutes ses plaisanteries, cette amie
eut alors une pensée dont, à sa place, je serais éternellement honteuse,
elle crut qu'on se servait d'elle pour ne pas se compromettre et fit
un beau jour à la Russe une observation dont celle-ci resta absolument
suffoquée, au point de ne savoir quoi répondre. La réponse tout indiquée
était de tourner le dos à la petite Américaine; mais, n'ayant pas eu la
présence d'esprit de le faire à l'instant, le lendemain la Russe crut
indigne d'elle de donner de l'importance à une impertinence si sotte
et résolut de traiter tout cela avec un bienveillant dédain. Mon avis
est qu'elle eut tort; du reste, cette nuance ne fut pas comprise et
l'Américaine, se trompant à l'attitude de la Russe, prit un petit air
digne assez comique et qui puisait sa source dans l'intérêt que lui avait
témoigné une grande dame et sa fille, ce qui lui avait légèrement tourné
la tête, en sorte qu'elle ne pensa pas un seul instant que la façon dont
elle était reçue dans la famille de la Russe ne lui faisait peut-être pas
de tort aux yeux de plusieurs personnes.

Enfin... Mais comme la Russe a un caractère très large et un esprit plus
occupé de choses sérieuses que de bêtises de ce genre, elle trouva avec
philosophie tout cela fort naturel, se contentant d'en rire un peu de
travers comme l'Arlequin de Saint-Marceaux, un artiste qu'elle vénère et
dont elle aime le talent.

J'espère, ma chère Alice, que vous riez aussi de cette histoire aussi
instructive qu'amusante et que je vous raconte parce qu'il est bon qu'on
ne me prenne pas toujours pour une bête.

Mlle Canrobert m'a donné votre adresse, ce qui me permet de vous souhaiter
toute sorte de bonheurs en Amérique. Vous savez déjà sans doute que j'ai
obtenu une mention.

N'oubliez pas surtout de me donner des nouvelles du tableau de M.
Bastien-Lepage, un artiste que je vénère et dont j'aime le talent.

       Mille amitiés,

         Marie.

_P. S._--Si par hasard il vous arrive de rencontrer la petite Américaine
de l'histoire, dites-lui qu'elle ne prenne pas la peine de médire de la
Russe, pour justifier sa bêtise, la Russe ne se donnera pas la fatigue de
s'en moquer.



                           À Mademoiselle ***
                                  30, rue Ampère. (Boulevard Malesherbes)

       My dear Alice,

I am glad for you if you like Pont-Aven, only... you know I am not an
admirer of the celebrated Britain because all the artists that go there
bring back studies who all seem to come from the same shop... with the
difference of qualities... first, second, third and eleventh... It is
love. If one or two can do something of a fisherwoman, six hundred and
seventy three produce...

Art is something more than the fashion to paint anything _en plein air_...
Bastien himself thinks so[20].

As to the brother's portrait it is not finished, we wait the return from
the country of Miss F...

Now, my _grand tableau_ is a secret, of course. I am working at its
preparation and write while the model reposes... it is not the
preparation, as we say at Julian's, I am only doing studies for it must
not be done in an atelier;... well, I was going to tell the great
secret...

I am glad to hear Miss Webb does good things, she is nice;--_mes très
sincères amitiés_ to her and Miss B...

You cannot imagine the _scie_ that became my pastel; it is so very
good every one speaks of it to my friends who come to me and say what they
have heard. I am quite sorry it is not picture. Bastien says that it is
art even if it were a mere fusain. M. Lefevre saw it, and M. Tony asked me
to give it for his atelier, but it is a portrait and cannot be given like
that; then he said he would pose himself.

_Les orgues et les voix de femmes!_ Remember Carolus painted by
Sargent. Goodness, _non sum dignus!_

Well now, _plaisanterie à part_, I am happy to be of the illustrious
_atelier de dames_. Some... suppose few, were so wicked, and I feel
unfortunately so deeply the antipathy! one is enough to viciate the air
of a whole room. I am sure now that I made few progress partly because I
paid to much attention to those delightful _voix de femmes_ whose
judgements paralysed what I was to do; indeed, when I was painting there
was always the thought that they disprized my work. It is very stupid I
know, especially because they said of me what they said of artists whose
shoes are to highborn to be blacked by them. Some sweet woman's voices say
Bastien is not an artist, but only, _un exécutant!_

Perhaps we shall go to Dieppe; if you are still there I will come and see
you; only I am afraid d'être conquise par cette Bretagne que je dédaigne,
et de trop regretter de n'y avoir pas été pour travailler[21].....

[Note 20: Les mots en italique sont en français dans le texte anglais.]

[Note 21: La fin de la lettre est en français, on la trouve à la suite de
la traduction ci-dessous.]



                  _Traduction de la lettre précédente._

       Ma chère Alice,

Je suis enchantée pour vous que vous aimiez Pont-Aven, seulement... vous
savez que je ne suis pas une admiratrice de la célèbre Bretagne, parce
que tous les artistes qui y vont rapportent des études qui ont toutes
l'air de sortir du même atelier, avec des qualités différentes, première,
deuxième, troisième et onzième... C'est délicieux. Si un ou deux arrivent
à faire quelque chose d'une femme de pêcheur, six cent soixante-treize
produisent...

L'art est quelque chose de plus que la façon de peindre quelque chose
_en plein air_. C'est l'opinion de Bastien lui-même.

Quant au portrait du frère, il n'est pas fini; nous attendons le retour de
la campagne de miss F...

Maintenant, mon _grand tableau_ est un secret, naturellement. Je suis
en train de travailler et j'écris pendant que le modèle se repose...
Ce n'est pas la préparation, comme nous disons chez Julian; j'en suis
seulement à faire des études, car le tableau ne doit pas être fait à
l'atelier... Eh bien! j'allais dévoiler le grand secret...

Je suis contente d'apprendre que miss Webb fait de bonnes choses; elle est
charmante;--_mes très sincères amitiés_ pour elle et miss B...

Vous ne pouvez vous imaginer à quel état de _scie_ passe pour moi mon
pastel; il est si bien que tout le monde en parle à mes amis qui viennent
me répéter ce qu'ils ont entendu dire. Je suis tout à fait navrée que ce
ne soit pas de la peinture. Bastien dit que ce serait de l'_art_, même si
c'était un simple fusain. M. Lefèvre l'a vu, et M. Tony m'a demandé de le
lui donner pour mettre dans son atelier, mais c'est un portrait qui ne
peut être donné ainsi; alors il m'a dit qu'il poserait lui-même.

_Les orgues et les voix de femmes!_ Souvenez-vous de Carolus peint
par Sargent. Bonté divine! _non sum dignus!_

Et bien maintenant, _plaisanterie à part_, je suis heureuse de
quitter l'illustre _atelier de dames_[22]. Quelques-unes, mettons peu
si vous voulez, mais quelques-unes étaient si méchantes, et
malheureusement je ressens si profondément l'antipathie! une seule suffit
pour vicier l'air de tout un atelier.

Je suis sûre maintenant qu'une des raisons pour lesquelles je faisais peu
de progrès, c'est que je me préoccupais trop de ces délicieuses _voix de
femmes_ dont les jugements paralysaient mes efforts; en vérité, quand
j'étais en train de peindre, j'avais toujours dans l'idée qu'elles
déprisaient mon œuvre. C'est bien stupide, je le sais, surtout parce
qu'elles disaient de moi ce qu'elles disaient des artistes dont les
souliers sont trop nobles pour être cirés par elles. Quelques douces voix
de femmes disent que Bastien n'est pas un artiste, mais seulement _un
exécutant!_

Peut-être irons-nous à Dieppe; si vous êtes encore là, j'irai vous voir,
mais j'ai peur d'être conquise par cette Bretagne que je dédaigne, et de
trop regretter de n'y avoir pas été pour travailler.

Maintenant il faut que je m'arrête, autrement je vais m'engager dans une
suite de considérations sur ce qu'il faut préférer, sur ce que je préfère,
sur ce qu'il faut chercher...

Le morceau, l'idée, le sentiment, ou bien...

Est-ce qu'on sait?

Ceux qui ne sont pas artistes sont bien heureux. Faut-il être fou pour
s'engager dans ce bataillon de tourmentés! Mais une fois qu'on y est on
n'en sort pas.

Je me rappelle du tableau de M. Simmons, c'est un homme de goût, _de
toutes façons_.

Au revoir, je vois que je parle français à présent, il faut en rester là
car je sens que je continuerais en italien.

Je vous embrasse, ma bien gentille amie, et suis bien sincèrement et
sympathiquement à vous.


Au moment de fermer la lettre, en écrivant l'adresse je suis prise d'une
envie folle d'aller travailler au bord de la mer. Cela ne vaut rien d'être
enfermé dans un atelier, quel qu'il soit. Je voudrais suivre ma lettre,
il me semble sentir dans mes cheveux la brise de la mer... les voix de
femmes et les orgues! Si ce n'était cet affreux tableau... de toute façon
je pars, j'arrive... à moins que je change d'avis.

[Note 22: Marie Bashkirtseff quitta l'atelier à cette époque, mais elle y
rentra quelques mois après.]



                                 À M. B***.

B... vous êtes absurde de vous casser les pattes pour rien!

Mille complications artistiques m'empêchant de sortir, je vous écris au
lieu de venir soulager vos maux par ma présence. Dites que je n'ai pas de
cœur! Vous savez que maman est partie et par conséquent vous n'êtes plus
le seul obstacle à la représentation. Mais tout en dérangeant tout, cela
arrange beaucoup de choses pour ce qui est de la peinture. Lorsque vous
pourrez vous amener ici, vous verrez de grands tableaux.

Je vous conseille pour vous distraire dans votre lit de faire du plâtre.
Au moins vous ne perdrez pas trop de temps.

Nous avons reçu il y a quatre jours de bien grands artistes qui ont de la
bienveillance pour vous et en apercevant votre portrait: Tiens! B...

J'attends Mlle de V..., mes gamins ne sont pas venus et voilà une superbe
journée à l'eau malgré le soleil, et pour faire comme autrefois je
reprends une vieille habitude--esque-vous aimez Trouville. Je suis trop
occupée du grand tableau pour sortir-bouchon. Mais vous aimez trop les
beaux arts-tichauds pour m'en faire rep-Roche-grosse.

Au revoir. Je cesse car Coco et Prater recommencent leur sabat-stien.

       Marie-Chesse.



                             À M. Alexandre D.[23]


       Monsieur,

On me dit que comme toute divinité qui se respecte vous êtes entouré d'un
nuage qui vous rend indifférent envers les habitants de la terre.

Je n'en crois rien, car ce nuage n'est généralement que du brouillard qui
se fait autour des esprits qui vieillissent et vous, Monsieur, vous ne
pouvez pas vieillir.

Mais, quelque philosophe ou demi-dieu que vous soyez devenu, il est
impossible que vous me refusiez ce que j'ai à vous demander. Impossible,
parce que je vous jure que je le désire de toutes mes forces, et puis,
parce que cela ne vous coûtera rien.

Il s'agit de vouloir bien être une seule fois le directeur très spirituel
d'une femme qui veut vous consulter comme un prêtre sur une chose très
grave. Mais rassurez-vous, Monsieur et grand homme; je ne vous raconterai
pour rien au monde «le roman de ma vie», ni rien qui puisse vous agacer
les nerfs.

Je viens un peu tard, je sais, et je frémis à l'idée de la quantité de
celles qui ont dû vous écrire des choses dans ce genre, mais ce n'est pas
ma faute.

Dans vos livres, vous paraissez être tout ce qu'il y a de plus grand et de
meilleur au monde, et si vous vous montrez dédaigneux, vous détruirez une
de mes plus chères illusions; et quand on peut ne pas commettre une telle
action, il vaut mieux l'éviter.

Donc, si vous êtes d'abord sympathique et bienveillant et si vous avez
cette immense bonté qui se trouve chez les hommes de génie seuls (je ne
voudrais pas vous flatter, mais il faut bien que vous sachiez pourquoi je
me prosterne devant vous et vous envoie une lettre aussi rampante); donc,
si vous êtes tout ce qu'il y a de bon au monde, venez jeudi 20 mars au bal
de l'Opéra, le seul endroit où je puisse vous voir. Un mot à la poste de
la Madeleine, R. A. C, car vous comprenez bien que si je ne dois pas vous
y rencontrer, je n'irai pas.

D'ailleurs, si vous êtes olympique, si vous êtes devenu bourgeois, restez
chez vous, car vraiment vous me remplissez d'un saint effroi et je
resterais sotte.

Je voudrais bien vous dire que je suis une femme comme il faut, mais cela
vous ferait croire le contraire.

Comme ce document est de ma main, vous seriez bien aimable en me le
renvoyant.

[Note 23 (_édition Gutenberg_): Le destinataire de cette lettre ainsi
que de la suivante, était probablement Alexandre Dumas.]



                                  Au même.

Vous avez raison. Les romans m'ont tourné la tête. Ces choses-là ne se
font pas.

Je suis fâchée jusqu'aux larmes de ce que vous avez pensé, mais aussi j'ai
été par trop niaise. Ce n'est pas à vous qu'on envoie des bêtises copiées
par un écrivain public.

Voilà pourtant un exploit qui m'a donné du mal!

Quoi qu'il en soit, je vous assure que je ne mentais pas et que me
trouvant toute seule en face d'une situation inextricable, d'une
résolution folle à prendre, j'ai prié Dieu et j'ai songé à vous,
m'imaginant que vous seriez l'être fantastique qui, au lieu de me prendre
pour une «des femmes du monde qui, etc.,» comprendrait l'âme en peine
venant à lui chercher la lumière...

Vous me faites parfaitement sentir la distance qu'il y a entre ce que
nous imaginons et ce qui est. Je me coucherai de bonne heure, je vous le
promets; aussi grâce à vous je resterai toujours jeune.

Quant au... renseignement dont j'ai besoin, je le demanderai à Celui qui
m'a suggéré de vous le demander.

Dormez bien, Monsieur, et continuez à être aussi bourgeois en particulier
que vous êtes artiste en général, c'est aussi un moyen excellent pour ne
pas vieillir.

Je vous verrai sans doute samedi à la Chambre... On proposera le divorce.

En fait de divorce, je vous annonce celui de mon adoration avec votre
personne.



                             À Monsieur ***.
                                                    Paris, 30, rue Ampère.

       Cher Maître,

Qu'est-ce que la peinture, même la plus belle, la plus grande, quand on a
regardé l'Arlequin[24]? Misère, mièvrerie, tricherie, décadence!

Où est le critique qui ait convenablement parlé de cette statue? Où est
l'écrivain de génie qui ait présenté à la masse cette œuvre étonnante? Où
est le Théophile Gautier qui va la divulguer, qui va initier le public en
lui présentant cette œuvre extraordinaire dans son vrai jour. Il est très
difficile par le temps qui court de parler avec justice d'un artiste
vivant, et jeune. Et je ne crois pas qu'on ose mettre qui que ce soit
au-dessus de... tout le monde.

Du reste le public apprend à prononcer certains noms comme le résumé
du génie humain: Phidias, Michel-Ange et Raphaël, puis d'autres plus
rapprochés de nous, et il faut une autorité et surtout une indépendance
introuvable pour proclamer ainsi la suprématie d'une œuvre contemporaine.

L'_Arlequin_ est non seulement d'une exécution sans rivale, mais
c'est encore et surtout une œuvre de haute philosophie. Est-il donc
possible que la grande masse n'en perçoive que la désinvolture, le métier,
le talent? Il est vrai que l'exécution seule en ferait au besoin un chef
d'œuvre, mais la pensée et la portée que lui a donnée l'artiste en font
une conception d'un ordre absolument élevé. C'est la plus haute expression
du génie spirituel et satirique. C'est l'image la plus fine, la plus
complète et la plus grandiose de l'esprit supérieur qui voit défiler
devant lui les vices, les ridicules et les infamies de l'humanité. C'est
d'une nervosité quintescenciée, qui est bien de notre époque. C'est fin,
c'est profond, c'est formidable, c'est grandiose.

La sublime allégorie frémit, vibre, les muscles tressaillent sous les
pièces du costume collant. Planté sur ses deux pieds, corps rejeté en
arrière avec une désinvolture extraordinaire, les bras croisés, à la main,
la bouche riant de travers, il bafoue l'humanité.

Allez, regardez M. X. Y. Z., c'est très beau, c'est de belles lignes, de
la chair, de grands talents! Puis regardez Saint-Marceaux, retournez de
nouveau aux autres, et vous éprouverez une sensation de vide, de mollesse,
de..., comme lorsqu'on regarde un panneau décoratif après un beau tableau.

[Note 24: _Arlequin_, statue de Saint-Marceaux.]



                                  À son frère,
                                           Paris, rue Ampère, 30 mai 1883.

       Cher Paul,

Que vous arrive-t-il donc pour ne pas m'écrire? Il me semble pourtant
que tu pourrais bien m'adresser deux mots à l'occasion de ma mention
honorable. Mais je vois que décidément il n'y a que moi de gentil, dans
toute la famille. Donnez-moi des nouvelles de tous et surtout de la santé
de papa. Que disent les médecins, _sérieusement_.

Nous ne sortons presque pas, je fais un nouveau tableau dans mon jardin et
ça me prend tout mon temps; dimanche nous sommes allées voir le retour du
Grand Prix, c'était très joli et il a fait un temps superbe.

Depuis quelques jours je suis d'assez mauvaise humeur et nous ne
recevons personne, du reste il fait très chaud et on commence à s'en
aller un peu à la campagne, mais encore très peu, la plupart restent ici
jusqu'au moment d'aller au bord de la mer. J'attendrai que maman soit de
retour et qu'elle ait fait ce que je lui demande. Coco et Prater se
battent toute la journée, voilà toutes les nouvelles.

J'embrasse ta femme et tes enfants. Tu ne sais pas ce qui nous arrive:
Louis, le nègre, doit faire sa première communion demain et voilà que le
curé a découvert qu'il n'a jamais été baptisé. Alors j'ai vite envoyé
chercher un parrain de tous les côtés et comme c'était très pressé et
que ces messieurs étaient sortis, il a fallu prendre un sacristain pour
remplacer papa, que j'ai fait inscrire comme parrain. Je lui ai donné les
noms de Louis-Jules-René-Marie et le curé a fait un discours, disant que
ce bébé de quatorze ans est maintenant sous ma protection et que je suis
sa mère spirituelle. L'enfant a passé toute la soirée en retraite, et
demain B. le conduira à l'église faire sa première communion. Vous voyez
d'ici B. en cérémonie! Pour le baptiser, on ne l'a pas déshabillé, on lui
a mis simplement un peu d'eau sur la tête et du sel sur la langue et de
l'huile au front, au cou, etc. (Comme chez nous.)

Donc, voilà Louis-Jules-René-Marie chrétien et demain il communie.

Voilà le grand événement.

Au revoir. Amitiés. Je t'embrasse. Bien des choses à tout le monde.



                               À sa mère.
                                                   Jouy-en-Josas.

       Chère mère,

Je vous envoie seulement un mot.

Je suis pour trois jours chez les Canrobert; on ne peut pas donner l'idée
de leur amabilité. La Maréchale a arrangé elle-même les couvertures de mon
lit,--ce sont des gens adorables. Et la campagne est très jolie, tout près
de Versailles.

Arrangez les affaires.

       Je vous embrasse.



                         À Mademoiselle Canrobert.
                                                  Samedi, 21 juillet 1883.

Chère Claire.

Un orage et de la pluie.

Le tableau renversé est crevé, mais ce n'est pas irréparable. Au fond, je
suis ravie; cela est arrivé vers quatre heures et à ce moment là même je
venais d'être _saisie_ d'une idée de composition en terre... C'est
une inspiration du ciel et qui me plonge dans un sentiment de bonheur
inexprimable. Je suis absolument heureuse pendant deux heures. L'amour
heureux doit produire une impression pareille. Je prends à peine le temps
de faire un croquis au crayon et me jette sur la terre glaise. Il ne faut
ni chercher ni réfléchir, les doigts exécutent un travail _prescrit_
avec une précision mécanique. J'ai _vu_ et j'exécute.

Comme il est possible que ce moment-là ait une influence sur ma vie, je
vais vous en donner le détail. D'abord j'ai dessiné très vite un croquis
indéchiffrable et qui ne rendait pas l'impression; au lieu de chercher
autre chose, ce qui est toujours du temps perdu, je me suis mise à lire
Jeanne d'Arc et c'est sur la couverture de ce livre que j'ai fait en une
seconde la composition, à laquelle rien ne serait changé en principe. Ça
descend comme un ouragan.... (c'est un bas-relief). Les personnages du
premier plan en ronde bosse;--c'est un tableau en relief, et le dernier
plan est à peine dessiné. Ce sera très grand, grandeur nature, 17 ou 18
figures. C'est une dégringolade furieuse, une invasion, un ouragan de
jeunesse. Ça arrive sur vous comme un tourbillon. Le Printemps est un
jeune dieu qui se précipite en avant, suivi d'une foule de jeunes filles
et de jeunes gens; ils volent presque. Ça commence dans le fond à gauche
et arrive en descendant sur le devant à droite où se trouve le Printemps;
à ses pieds, des enfants se dépêchent de cueillir des fleurs; à sa gauche,
une jeune fille court et tâche de le regarder en face; derrière lui, un
jeune homme et une jeune femme, appuyés l'un sur l'autre, s'entrevoient de
face; renversée un peu, la figure de la jeune femme est presque cachée;
derrière elle une jeune fille se baisse pour en réveiller une très jeune,
qui se frotte les yeux; des jeunes garçons, les bras en l'air, chantent et
rient et, dans le fond, des femmes rient au nez d'un vieillard assis et
ratatiné au pied d'un arbre; un Amour perché sur cet arbre lui chatouille
l'épaule avec une branche.



                             À sa mère.

                                                    Paris, rue Ampère, 30.

       Chère maman,

Achetez pour moi une histoire complète de la Russie, depuis les temps les
plus reculés, et en outre un ouvrage sur les costumes, l'architecture et
les meubles anciens russes, les usages, etc. Que je puisse trouver là
tous les renseignements imaginables. Et si vous restez trop longtemps à
Pétersbourg, envoyez-moi ça. Et n'oubliez pas, chère mère, tout ce que
j'ai écrit dans les lettres précédentes.

_P. S._--Il faut une histoire de la Russie avec toutes les légendes
des temps anciens. N'achetez pas l'histoire de Solovieff en un volume,
car je l'ai déjà.

       Je vous embrasse

Écrivez une lettre à la maréchale.



                                   1884



                                  À M. B...

       Mon cher B...,

Puisque l'usage veut que je vous adresse quelques paroles qui ne feront
que vous ennuyer, les voici. Mais ne vous aurais-je rien écrit que vous
n'en seriez pas moins convaincu de la profonde sympathie que vous
trouverez toujours chez nous et chez moi à l'occasion de tout événement
heureux ou malheureux dans votre famille.

Votre pauvre père souffrait beaucoup et sa maladie était incurable; que
cela vous soit une consolation s'il peut y en avoir. Soyons tous
courageux, la vie est un tissu de misères, je le dis aussi sérieusement
que je l'ai dit dans les moments gais.

Embrassez pour nous toutes votre chère mère; une poignée de main à Alexis,
et croyez-moi bien votre amie.

_P. S._--Donnez des nouvelles de tout.



                            À Mademoiselle C***.

       Chère Claire,

J'ai trouvé mon tableau, seulement... c'est-à-dire voici, c'est tout à
fait _convenable_ et je crois que c'est intéressant, seulement...
n'en parlez pas et ne me _demandez pas ce que c'est_. Je travaille
dans un coin désert à Saint-Cloud et personne au monde ne doit rien voir.
C'est d'abord parce que... à cause du mauvais œil.

Et ensuite parce que le grand Bastien-Lepage m'a dit que si pour
travailler je ne m'isole pas comme une cholérique, je ne ferai jamais le
_maximum_.

Vous savez que tout en ce grand homme je le vénère.

Aussi, je suis séquestrée, même pour ma famille. Mais comme j'ai des amis
près de Versailles que je tiens à voir, je vais faire une chose inouïe,
immense! Oui! je vais prendre une semaine entière à mon tableau et
nous ferons des Cazin ensemble. Si vous saviez combien mon tableau est
compliqué vous me tiendriez compte de ce... je ne dirai pas sacrifice,
puisque ça me fait plaisir... arrangez-vous.

Donc ne mourez pas de joie en apprenant que vous me verrez sept jours de
suite, car il est probable que je vous en donnerai sept autres un peu plus
tard, si mon tableau me dégoûte au point de me forcer à rester quelques
jours sans le regarder. Donc lundi prochain à la petite gare de Jouy
 pour sûr, je prendrai le train de 10 h. 25. Mais soyez un ange,
et si le baromètre baisse, prévenez-moi, pour que je retarde ma visite....
à cause des Cazin. Je viens pour vous faire travailler, et ferme.

Que dites-vous de l'écriture et du style? C'est que l'œuvre qui se prépare
me prend tout entière, il ne faut pas que je me dépense...

Oh! la peinture!



                               À la même.

Il faut, ma chère Claire, que vous me disiez au juste la provenance de
_Jonas_[25]. Ces deux vers m'ont tellement tourmentée que j'ai composé
la suite, comme Michel-Ange a voulu faire des jambes au fameux torse
antique. J'ai donc absolument besoin de savoir d'où vous tenez: _Jonas
assis dans sa baleine_. Si c'est de vous, avouez-le franchement, car
c'est très beau et à notre prochaine entrevue je vous dirai la suite, car
elle est aussi très belle.

On a retrouvé mon modèle, mais j'ai des... Mystère et discrétion.

     «Travaillez, prenez de la peine...»

Je voudrais déjà le voir ce tableau.

       Mille amitiés.

     Jonas assis dans sa baleine
     Disait: Ah! que je voudrais sortir.
     On a beau avoir des loisirs,
     Rester ici me fait de la peine.
     M'y v'là depuis tantôt trois jours
     Je commence à la trouver sévère.
     J'suis séparé de mes amours,
     Je veux m'en aller de ma mère,
     D'autant plus qu'mon angoisse est énorme,
     Car enfin si jamais je suis dehors,
     C'est que cette carcasse difforme
     M'aura rendu au pis encore.
     Il en était là d'son monologue
     Quand un grand bruit se fit soudain,
     C'étaient de très habiles marins,
     Qui s'amenaient sur une pirogue.
     La baleine saisie d'effroi
     Jeta l'prophète à la dérive,
     Et obligée, mais pleine d'émoi
     Nagea vite vers une autre rive.
     C'est ainsi que finit l'aventure.
     Jonas, qui était très fort,
     Se fit mettre dans les Écritures
     Et envoya une note au Sport.

[Note 25: Voir ci-dessous la fantaisie à laquelle il est fait allusion
ici. Les deux premiers vers sont de Mlle C..., les suivants sont de
Marie Bashkirtseff.]


              À son frère.
                           Dimanche 3 février 1884, Paris, 30, rue Ampère.

       Cher Paul,

Il est près de deux heures, et je t'écris de mon lit en revenant des
Italiens, où l'on chantait _Hérodiade_ de Massenet. J'étais avec la
Maréchale et Claire.

Ô les saintes choses de l'Art, du génie, de ce qui est grand et
éternellement beau! Le premier acte surprend par la nouveauté et la
largeur des sons. Ça ne ressemble à rien de ce que je connais... C'est
vraiment neuf et plein et sonore et harmonieux. Tout l'opéra s'écoute
avec ravissement. C'est la musique qui fait corps avec le poème, c'est
l'absence d'airs et de remplissages; c'est enveloppé, large, magnifique,
grandiose... Massenet est certainement un grand artiste et désormais une
gloire nationale. On prétend que la belle musique ne se comprend pas du
premier coup... Allons donc, ici on comprend tout de suite que c'est
admirable et mélodique, malgré une orchestration très savante.

Il y a à la fin du premier acte un accompagnement d'une telle beauté que
j'en suis restée saisie. Et plusieurs fois, on s'est regardé avec des yeux
prêts à pleurer d'enthousiasme. Si les spectateurs étaient sincères, ils
auraient pleuré; oui, il y a des beautés si... grandes, si pénétrantes, si
fortes.

Du reste, l'enthousiasme est général... C'est un triomphe, et ce Jules
Massenet est un homme bien heureux. Sans doute, en l'entendant encore, ce
sera encore plus beau, mais je n'admets pas qu'on ne comprenne pas tout de
suite la vraie belle musique.

L'apparition de Jean-Baptiste, au premier acte, fait frissonner. L'air
d'Hérode et le duo de Jean et de Salomé... On arrive à des explosions de
voix où l'exaltation est à son comble.

La Maréchale portait un aigle en diamants, tenant dans son bec une branche
d'olivier. L'Empire, c'est la paix. Mais elle trouve l'opéra admirable.
Il l'est.

Dame, sans doute, _ma_ musique italienne ne peut pas lutter contre
cet éblouissement... Car cet éblouissement est si admirable qu'il est même
presque touchant... non, pas ça... Et c'est encore avec une orchestration
de deux sous que les romances italiennes vous serreront le cœur, ou vous
feront rêver d'amour. Les vieux airs des vieux opéras... Et _Aïda_...
Ah! diable, c'est un peu comme _Hérodiade_, mais Massenet est un
Wagner mélodique et français... Non, la comparaison la voici. Wagner,
c'est Manet. C'est le père incomplet de la _nouvelle école_, de ceux
qui cherchent le talent dans la vérité et le sentiment.... Il y a toujours
eu des nouvelles écoles...

Je te demande pardon d'avoir surfait _Hérodiade_. Le poème, d'abord,
n'est pas bon, et puis, et puis...



                               À Monsieur ***

Je pourrais vous retourner votre: Ce sont des ânes tous.

Ce qui est certain, c'est que les projets admis sont inférieurs au vôtre
qui est d'un art très pur et très élevé. Ces imbéciles ont choisi des
figures de sculpteurs.

Je sais bien que tout ce qu'on peut dire là-dessus n'est pas une
consolation et vous devez être bien près de penser que c'est la fin de
tout.

Quand on perd une occasion, on s'imagine qu'il ne s'en trouvera plus
jamais d'autre. Et plus on réfléchit, plus c'est enrageant. Puis on se
calme, puis on se rattrape, car on se rattrape absolument avec de la
volonté. C'est ça qu'il faut bien se mettre dans la tête. Les faibles
pensent au passé, les forts et les intelligents prennent leur revanche;
ce ne sont pas des phrases, c'est la vérité.

Semez votre chagrin par les portières des wagons et ne regardez pas
en arrière. Du reste, ils seront obligés de recommencer. Impossible
d'affliger Paris de la colonne D... ou des cubes F... C'est moi qui
l'aurai et en revanche vous ferez mon monument quand je serai morte.

En attendant, promenez-vous, ramenez votre peintre guéri et tout ira bien.
Faites de la peinture et au prochain Salon nous triompherons tous les
trois.

Je ne sais pas faire la ressemblance[26].

[Note 26: Voir la lettre reproduite en fac-similé dans le livre
original ou dans la version HTML du présent livre téléchargeable depuis


                               À Monsieur E...
                                          Paris, 30, rue Ampère, mai 1884.

       Cher monsieur,

Vous devez avoir des démarches ennuyeuses à faire pour votre concert,
permettez-moi de vous avancer cette misérable somme sur les billets que
je placerai; seulement, je vous prie de ne pas considérer cette niaiserie
comme un service. Je vous serai bien obligée de n'en rien dire à maman.
J'aurais un air de bienfaitrice bête, tandis que c'est une chose toute
simple entre artistes. Je viens justement de vendre une petite étude.
Ainsi c'est entendu, vous n'en direz rien, ou vous vous ferez de moi une
ennemie très sérieuse.



                             À Monsieur de M***.

       Monsieur,

Je vous lis presque avec bonheur[27]. Vous adorez les vérités de la nature
et vous y trouvez une poésie vraiment grande, tout en nous remuant par
des détails de sentiments si profondément humains que nous nous y
reconnaissons et vous aimons d'un amour égoïste. C'est une phrase...
Soyez indulgent, le fonds est sincère.

Il est évident que je voudrais vous dire des choses exquises et
frappantes, mais c'est bien difficile, comme ça, tout de suite... Je le
regrette d'autant plus que vous êtes assez remarquable pour qu'on rêve
très romanesquement de devenir la confidente de votre belle âme, si
toutefois votre âme est belle.

Si votre âme n'est pas belle et si vous «ne donnez pas dans ces
choses-là», je le regrette pour vous d'abord, ensuite je vous qualifie
de fabricant de littérature et passe!

Voilà un an que je suis sur le point de vous écrire, mais... plusieurs
fois j'ai cru que je vous exagérais et que ça ne valait pas la peine.
Lorsque tout à coup, il y a deux jours, je lis dans le _Gaulois_, que
quelqu'un vous a honoré d'une épître gracieuse et que vous demandez
l'adresse de cette bonne personne pour lui répondre... Je suis devenue
tout de suite très jalouse, vos mérites littéraires m'ont de nouveau
éblouie et me voici.

Maintenant, écoutez-moi bien, je resterai toujours inconnue (pour tout
de bon) et je ne veux même pas vous voir de loin--votre tête pourrait me
déplaire, qui sait? Je sais seulement que vous êtes jeune et que vous
n'êtes pas marié, deux points essentiels même dans le bleu des nuages.

Mais je vous avertis que je suis charmante, cette douce pensée vous
encouragera à me répondre. Il me semble que si j'étais homme je ne
voudrais pas de commerce, même épistolaire, avec une vieille Anglaise
fagottée, quoiqu'en pense

       Miss Hastings.
          R. G. D. (Bureau de la Madeleine.)

[Note 27 (-édition Gutenberg_): Il s'agit très probablement d'une lettre
à Guy de Maupassant.]


                                  Au même.

Votre lettre, monsieur, ne me surprend pas, et je ne m'attendais pas tout
à fait à ce que vous semblez croire.

Mais d'abord, je ne vous ai pas demandé d'être votre confidente; ce serait
un peu trop simple et si vous avez le temps de relire ma lettre, vous
verrez que vous n'avez pas daigné saisir du premier coup le ton ironique
et irrévérencieux que j'ai employé à mon égard.

Vous m'indiquez aussi le sexe de votre autre correspondant; je vous
remercie de me rassurer, mais ma jalousie étant toute spirituelle, cela
m'importait peu.

Me répondre par des confidences, serait l'acte d'un écervelé, attendu
que vous ne me connaissez point? Serait-ce abuser de votre sensibilité,
monsieur, que de vous apprendre, à brûle-pourpoint, la mort du roi Henri
IV? Répondre par des confidences, puisque vous avez compris que je vous
en demandais par retour du courrier, serait vous moquer spirituellement
de moi, et si j'avais été à votre place, je l'aurais fait, car je suis
quelquefois très gaie, tout en étant souvent assez triste, pour rêver des
épanchements par lettres avec un philosophe inconnu et pour partager vos
impressions sur le carnaval. Tout à fait bien et profondément sentie cette
chronique, deux colonnes qu'on relit trois fois. Mais en revanche, quelle
rengaine que l'histoire de la vieille mère qui se venge des Prussiens!
(Ça doit être de l'époque de la lecture de ma lettre.)

Pour ce qui est du charme que peut ajouter le mystère, tout dépend des
goûts... Que ça ne vous amuse pas, bien; mais moi ça m'amuse follement, je
le confesse en toute sincérité, de même que la joie enfantine causée par
votre lettre, telle quelle.

Du reste, si ça ne vous amuse pas, c'est que pas une de vos soixante
correspondantes n'a su vous intéresser, voilà tout, et si moi non plus,
je n'ai pas su frapper la note juste, je suis trop raisonnable pour vous
en vouloir.

Rien que soixante? Je vous aurais cru plus obsédé... Avez-vous répondu à
toutes?

Mon tempérament intellectuel peut ne pas vous convenir... vous seriez
bien difficile... enfin je m'imagine que je vous connais (c'est du reste
l'effet que les romanciers produisent sur les petites femmes un peu
bêtes). Pourtant vous devez avoir raison...

Comme je vous écris avec la plus grande simplicité, par suite du
sentiment, sus-indiqué, il se peut que j'aie l'air d'une jeune personne
sentimentale ou même d'une chercheuse d'aventure... Ce serait bien
vexant. Ne vous excusez donc pas de votre manque de poésie, galanterie,
etc.

Décidément, ma lettre était plate.

À mon très vif regret, en resterons-nous donc là? À moins qu'il me prenne
envie quelque jour de vous prouver que je ne méritais pas le n° 61.
Quant à vos raisonnements ils sont bons, mais partis à faux. Je vous les
pardonne donc et même les ratures et la vieille et les Prussiens...
Soyez heureux!

Pourtant s'il ne vous fallait qu'un signalement vague pour m'attirer les
beautés de votre vieille âme sans flair, on pourrait dire par exemple:
cheveux blonds, taille moyenne. Née entre l'an 1812 et l'an 1863. Et au
moral... non, j'aurais l'air de me vanter, et vous apprendriez du coup
que je suis de Marseille.

_P. S._--Pardonnez-moi les taches, les ratures, etc. Mais je me suis
recopiée déjà trois fois!



                                  Au même.

Vous vous ennuyez abominablement!

Ah! cruel! c'est pour ne me point laisser d'illusion sur le motif auquel
je dois votre honorée du... qui, du reste, arrivée à un moment propice,
m'a charmée.

Il est vrai que je m'amuse, mais il n'est pas vrai que je vous connaisse
tant que cela; je vous jure que j'ignore votre couleur et vos dimensions,
et que comme homme privé je ne vous entrevois que dans les lignes dont
vous me gratifiez et encore à travers pas mal de malice et de pose.

Enfin, pour un pesant naturaliste vous n'êtes pas bête et ma réponse
serait un monde si je ne me pondérais par amour-propre. Il ne faut pas
vous laisser croire que tout mon fluide passe là.

Nous allons d'abord liquider les rengaines, si vous voulez, ce sera un peu
long car vous m'en comblez, savez-vous? Vous avez raison... en gros.

Mais l'art consiste justement à nous faire avaler des rengaines en nous
charmant éternellement comme le fait la nature avec son éternel soleil et
sa vieille terre, et ses hommes bâtis tous sur le même patron et animés
d'à peu près les mêmes sentiments... mais... Il y a ainsi les musiciens
qui n'ont que quelques sons et les peintres qui n'ont que quelques
couleurs... Du reste, vous le savez mieux que moi et vous voulez me faire
poser. Comment donc, trop honorée...

Rengaine, soit! la mère aux Prussiens en littérature et Jeanne d'Arc en
peinture.

Êtes-vous vraiment sûr qu'un _malin_ (est-ce bien ça), n'y trouvera
pas un côté neuf et émouvant...

Maintenant il est évident que comme chronique hebdomadaire c'est encore
assez bon et ce que j'en dis... Et ces autres rengaines sur votre si
pénible métier! Vous me prenez pour une bourgeoise qui vous prend pour
un poète et vous cherchez à m'éclairer. George Sand s'est déjà vantée
d'écrire pour de l'argent et le laborieux Flaubert a geint sur ses peines
extrêmes. Allez, le mal qu'il s'est donné se sent. Balzac ne s'est jamais
plaint de cela, et il était toujours enthousiaste de ce qu'il allait
faire. Quant à Montesquieu, si j'ose m'exprimer ainsi, son goût pour
l'étude fut si vif que s'il fut la source de sa gloire, il fut aussi celle
de son bonheur, comme dirait la sous-maîtresse de votre fantastique
pensionnat.

Pour ce qui est de vendre cher, c'est très bien, car il n'y a jamais eu
de gloire vraiment éclatante sans or, ainsi que le dit le juif Baahrou,
contemporain de Job (fragm. conservés par le savant Spitzbube, de Berlin).
Du reste tout gagne à être bien encadré, la beauté, le génie et même la
foi. Dieu n'est-il pas venu en personne expliquer à son serviteur Moïse
les ornements de son arche, recommandant que les chérubins qui devaient la
flanquer fussent en or et d'un _travail exquis_.

Alors, comme ça, vous vous ennuyez, et vous prenez tout avec indifférence
et vous n'avez pas pour un sou de poésie... si vous croyez me faire peur!

Je vous vois d'ici, vous devez avoir un assez gros ventre, un gilet trop
court en étoffe indécise et le dernier bouton défait. Eh bien, vous
m'intéresserez quand même. Je ne comprends pas seulement comment vous
pouvez vous ennuyer. Moi, je suis quelquefois triste, découragée ou
enragée, mais m'ennuyer... jamais!

Vous n'êtes pas l'homme que je cherche.

Je ne cherche personne, monsieur, et j'estime que les hommes ne doivent
être que des accessoires pour les femmes fortes.

La vieille fille sèche: Malheur! La voilà, la concierge: vous seriez bien
aimable en m'apprenant comment qu'il est fait celui-là.

Enfin je vais répondre à vos questions, ça avec une grande sincérité, car
je n'aime pas me jouer de la naïveté d'un homme de génie qui s'assoupit
après dîner en fumant son cigare.

Maigre? Oh! non, mais pas grasse non plus. Mondaine, sentimentale,
romanesque? Mais comment l'entendez-vous? Il me semble qu'il y a place
pour tout cela dans un même individu, tout dépend du moment, de
l'occasion, des circonstances. Je suis opportuniste et surtout victime
des contagions morales: ainsi il peut m'arriver de manquer de poésie,
tout comme vous.

Mon parfum? la vertu.--_Vulgo_, aucun.

Oui, gourmande, ou plutôt difficile. L'oreille est petite, peu régulière
mais jolie. Les yeux gris. Oui, musicienne, mais pas aussi pianiste que
doit être votre sous-maîtresse de pensionnat.

Êtes-vous satisfait de ma docilité? Si oui, défaites encore un bouton et
pensez à moi pendant que le crépuscule tombe. Si non... tant pis, je
trouve qu'en voilà beaucoup en échange de vos fausses confidences.

Oserai-je vous demander quels sont vos musiciens et vos peintres!

Et si j'étais un homme?[28]

[Note 28: À cette lettre était joint un croquis représentant un gros
monsieur assoupi dans un fauteuil sous un palmier au bord de la mer;
une table, un bock; un cigare.]



                                    Au même.

Maintenant je vous dirai une chose incroyable et surtout que vous ne
croirez jamais et qui venant après coup n'a plus qu'une valeur
historique... Eh bien, c'est que moi aussi j'en avais assez. À votre
troisième lettre j'étais refroidie. La satiété...

Du reste je ne tiens qu'à ce qui m'échappe. Je devrais donc venir à vous
maintenant.

Pourquoi vous ai-je écrit? On se réveille un beau matin et l'on trouve
qu'on est un être rare entouré d'imbéciles. On se lamente sur tant de
perles devant tant de cochons...

Si j'écrivais à un homme célèbre, à un homme digne de me comprendre? Ce
serait charmant, romanesque, et, qui sait? au bout d'un certain nombre de
lettres, ce serait peut-être un ami conquis dans des circonstances peu
ordinaires; alors on se demande qui? Et on vous choisit!

De pareilles correspondances ne seront possibles qu'à deux conditions...

La deuxième est une admiration _sans bornes_ chez l'inconnue. De
l'admiration sans bornes naît un courant de sympathie qui lui fait dire
des choses qui infailliblement touchent et intéressent l'homme célèbre.

Aucune de ces conditions n'existe. Je vous ai choisi avec l'espoir de vous
admirer sans bornes plus tard! Car, comme je le pensais, vous êtes très
jeune, relativement. Je vous ai donc écrit en me montant la tête à froid
et j'ai fini par vous dire des «inconvenances» et même des choses
désobligeantes en admettant que vous ayez daigné vous en apercevoir.

Au point où nous en sommes, comme vous dites, je puis bien avouer que
votre infâme lettre m'a fait passer une très mauvaise journée.

Je suis froissée comme si l'offense était réelle, c'est absurde.

Adieu, avec plaisir.

Si vous les avez encore, renvoyez-moi mes autographes; quant aux vôtres,
je les ai déjà vendus en Amérique un prix fou.



                                Au même.

Je comprends vos défiances. Il est peu probable qu'une femme comme il
faut, jeune et jolie, s'amuse à vous écrire. Est-ce ça? Mais monsieur...
Allons, j'allais oublier que c'est fini nous deux. Je crois que vous vous
trompez. Et je suis encore bonne de vous le dire car je vais cesser d'être
intéressante, si je l'ai jamais été. Vous allez voir comment. Je me mets
à votre place: Une inconnue se dessine à l'horizon; si l'aventure est
facile, elle me répugne; si, il n'y a _rien à faire_, elle est inutile et
m'ennuie.

Je n'ai pas le bonheur d'être entre les deux et je vous en avertis très
gentiment puisque nous avons fait la paix.

Ce que je trouve très drôle, c'est de vous dire simplement la vérité
pendant que vous vous imaginez que je vous mystifie.

Je ne vais pas dans le monde républicain, bien que républicaine rouge.

Mais non, je ne veux pas vous voir.

Et vous, vous ne voulez donc pas d'un peu de fantaisie au milieu de vos
saletés parisiennes? Pas d'amitié impalpable? Je ne refuse pas de vous
voir et je vais même m'arranger pour cela sans vous en prévenir. Si vous
saviez qu'on vous regarde, _exprès_ vous auriez peut-être l'air bête.
Il faut éviter ça. Votre enveloppe terrestre m'est indifférente, bien;
mais la mienne à vous? Mettez que vous aurez le mauvais goût de ne pas me
trouver merveilleuse, croyez-vous que je serais contente, quelque pures
que soient mes intentions? Un jour, je ne dis pas,--je compte même vous
étonner un peu ce jour-là.

En attendant, si cela vous fatigue, ne nous écrivons plus. Je me réserve
pourtant le droit de vous écrire, lorsqu'il me passera des atrocités par
la tête.

Vous vous défiez, c'est très naturel.

Eh bien, je vais vous donner un moyen de concierge, pour vous assurer que
je n'en suis pas une.

Ne riez pas seulement.

Allez chez une somnambule et faites-lui flairer ma lettre, elle vous dira
mon âge, la couleur de mes cheveux, ce qui m'entoure, etc.

Vous m'écrirez ce qu'elle aura révélé.

Ennui, farce, misère.

Ah! monsieur, c'est parfaitement juste, même pour moi. Mais moi, c'est
parce que je veux des choses énormes que je n'ai pas... encore. Vous, ce
doit être pour le même motif.

Pas assez simple pour vous demander quel est votre rêve secret, bien que
ma maladie m'ait refait une candeur à la Chérie.

Quel naïf que ce vieux Japonais naturaliste en perruque Louis XV!

Alors vous pensez qu'après avoir écrit, rien n'est plus simple que de
venir dire: c'est moi.

Je vous assure que ça me gênerait beaucoup.

On dit que vous n'appréciez que les fortes femmes aux cheveux noirs.

C'est vrai?

Nous voir! Laissez-moi donc vous charmer par ma... littérature, vous y
êtes bien arrivé, vous!



                                  Au même.

En vous écrivant encore je me ruine à jamais dans votre esprit. Mais
ça m'est bien égal et puis c'est pour me venger. Oh! rien qu'en vous
racontant l'effet produit par votre ruse pour connaître ma nature.

J'avais positivement peur d'envoyer à la poste m'imaginant des choses
fantastiques. _Cet homme_ devait clore la correspondance par... je
ménage votre modestie. Et en ouvrant l'enveloppe je m'attendais à tout
pour ne pas être saisie.

Je l'ai tout de même été mais agréablement.

     Devant les doux accents d'un noble repentir,
     Me faut-il donc, seigneur, cesser de vous haïr?

À moins que ce soit une autre ruse: flattée d'être prise pour une femme du
monde, elle me la fera à la pose après avoir provoqué un document humain
que je suis bien aise d'expliquer comme ça.

Alors parce que je me suis fâchée? Ce n'est peut-être pas une preuve
concluante, cher monsieur. Enfin adieu, je vous pardonne si vous y tenez,
parce que je suis malade et comme cela ne m'arrive jamais, j'en suis tout
attendrie sur moi, sur tout le monde, sur vous! qui avez trouvé moyen de
m'être si profondément... désagréable. Je le nie d'autant moins que vous
en penserez ce qu'il vous plaira.

Comment vous prouver que je ne suis ni un farceur, ni un ennemi?

Et à quoi bon?

Impossible non plus de vous jurer que nous sommes faits pour nous
comprendre. Vous ne me valez pas. Je le regrette. Rien ne me serait plus
agréable que de vous reconnaître toutes les supériorités,--à vous ou à un
autre.

Je voudrais avoir à qui parler. Votre dernier article était intéressant et
je voulais même à propos de jeune fille vous adresser une question raide.

Mais....

. . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . .

Pourtant une petite niaiserie très délicate de votre lettre m'a fait
rêver.

Vous avez été affligé de m'avoir fait de la peine. C'est bête ou charmant.
Plutôt charmant. Vous pouvez vous moquer de moi, je m'en moque. Oui, vous
avez eu là une pointe de romantisme à la Stendhal tout bonnement, mais
soyez tranquille vous n'en mourrez pas encore cette fois.

       Bonsoir.



                         Au Baron de Saint-Amand.
                                              Avril 1884. 30, rue Ampère.

       Cher ami,

Ah! comme je voudrais avoir un salon littéraire et mondain, un salon
intéressant, ce serait vivre en travaillant.

Les jours se suivent, le temps passe, la vie s'en va.

Ce n'est pas un talent honorable qui me récompenserait de tous les ennuis;
il faudrait un éclat, un triomphe, qui s'appellerait: Revanche.

La vérité, c'est que j'ai toujours éprouvé et que j'éprouve de plus en
plus l'impérieux besoin d'écrire, j'invente des histoires, je vois des
faits réels et imaginaires. Dumas dit que la qualité maîtresse de la
femme, c'est l'intuition. Eh bien par intuition je comprends, je vois,
je sais des choses extraordinaires, mais lorsqu'il s'agit de me
retrouver au milieu de mon dossier... car il y un gros cahier plein de
notes...

En écrivant, mes yeux tombent sur les doigts de ma main gauche qui
retiennent la feuille, ces doigts vivants et nerveux font penser à la
peinture de Jules Bastien-Lepage, les mains qu'il peint sont vivantes,
la peau les enveloppe et on sent les muscles qui vont remuer.

Vous savez que je vais tous les jours à Sèvres. Mon tableau m'empoigne.
L'air est embaumé, et la fille qui rêve aux pieds du pommier en fleurs
«alanguie et grisée», comme dit André Theuriet. Si je rendais bien l'effet
de sève de printemps, de soleil, ce serait beau.

       Au revoir, à bientôt.



                            À son frère.

                                                    Vendredi 30 mai 1884.
                                                    Paris, rue Ampère, 30.

       Cher Paul,

Mme Z... est un drôle de petit corps de femme; son mari est sénateur, en
outre un savant, un lettré, un homme supérieur, il a traduit en langues
étrangères les chefs-d'œuvre russes et a porté le deuil de Gambetta.
Lors de son premier passage à Paris, elle a été voir à l'Odéon _Severo
Torelli_, drame de François Coppée. Enthousiasmée à fond, elle est allée
demander au concierge du théâtre l'adresse de l'auteur pour lui exprimer
son admiration.

Voilà ce qu'on ne voit pas en France! Un enthousiasme véritable, naïf et
ne craignant pas le ridicule.

Elle écrit donc à Coppée, en obtient une audience, lui écrit de Rome, lui
apporte un tableau, une copie de madone. Le poète la remercie du tableau
en lui exprimant le regret de ne pouvoir lui exprimer ses remerciements de
vive voix, n'étant pas libre. Mme Z. ne se décourage pas et ne pense pas
que cela peut l'importuner. Elle _me charge_ de rédiger une dépêche à
Coppée:

       «Monsieur,

«Je reste jusqu'à samedi, j'y suis forcée par quatre jeunes filles
enthousiastes qui m'ont fait jurer que je leur ferai voir François Coppée.
Quelque habitué que vous soyez aux triomphes vous ne pouvez dédaigner
celui-là, qui a pour lui la jeunesse et l'admiration vraie. Dites-nous
donc quand il faudra vous attendre.

                                              «E. Z.»

Hier, on recevait la carte de François Coppée de l'Académie française,
qui aura l'honneur de se présenter chez Mme Z... vendredi à une heure et
demie, deux heures au plus tard.

Et à deux heures il était là, dans notre salon, maman, Mme Z..., Mlle
S..., nièce de Mme Z..., Dina et moi.

Tu sais, moi je suis très calme, mais j'ai été englobée dans les quatre
jeunes filles enthousiastes, pourtant il a dû voir que je ne suis pas
si bête que les autres en avaient l'air. Les Canrobert ont dîné chez la
princesse Mathilde avec lui, il a causé avec Claire et je lui en parle.

Il s'installe dans un fauteuil, prend du thé et fume. La table à thé est
apportée toute servie comme au théâtre et il y a un moment où nous sommes
toutes les six à le regarder boire son thé. Il en fait la remarque, ce
grand poète, et pousse la bonté jusqu'à demander à voir mon atelier et à
me dire, en partant, de lui faire signe lorsque j'aurai quelque nouveau
tableau à voir.

C'est un homme assez agréable mais d'un physique qui surprend un peu. Je
suis très contente de le connaître. Il a des yeux bleus et il me regardait
à tout instant en parlant, comme s'il cherchait à voir ce que je pense.

En somme, il a dû être très gêné, ce Parisien, au milieu de cette
admiration sérieuse.

       Au revoir.



                    À Monsieur Henry Houssaye
                   de la «Revue des Deux Mondes.»

       Monsieur,

Les étrangers sont comme le grand Molière, ils prennent leur bien où ils
le trouvent. Nous aurions imité que ce serait notre excuse. Ce qui est
étonnant, c'est qu'un critique d'art de votre valeur dise qu'on suit tel
peintre avec tel système, qu'on emploie tel procédé!!! parce qu'on ne se
cantonne pas pour toujours dans une spécialité chère aux marchands.

Ni M. Bastien-Lepage, ni le troupeau d'étrangers que vous citez ne
songent, je crois, à adopter ou à renier les Japonais, les Primitifs,
etc., etc. Ils font ce qu'ils voient avec sincérité, sans malice, avec
plus ou moins de talent. Si leur sujet les prend dans la rue ils le font
dans la rue, si c'est dans un atelier ils adoptent l'atelier. Vous êtes
trop observateur pour ne pas avoir remarqué les différences d'éclairage.
Peindre des marins au bord de la mer en plein air où la lumière est
difficile, ou des gamins au coin d'une rue à l'endroit même où on les
voit, est-ce suivre un système?

Soyez juste. Si on faisait régner dans un salon une atmosphère semblable
à celle du dehors, ce serait système et parti pris. Nous ne l'avons pas
fait. Nous avons fait ce que nous avons vu et comme nous avons pu. Excusez
du peu et ne nous calomniez pas.

       _Une_ des peintres étrangers cités.



                  À Monsieur Edmond de Goncourt.

       Monsieur,

Comme tout le monde j'ai lu _Chérie_ et, entre nous, ce livre est rempli
de pauvretés. Celle qui a l'audace de vous écrire est une jeune fille
élevée dans un milieu riche, élégant, parfois excentrique. Cette jeune
fille, qui a vingt-trois ans depuis quatre mois, est lettrée, artiste,
prétentieuse. Elle possède des cahiers où elle a noté ses impressions
depuis l'âge de douze ans. Rien n'y est esquivé. La jeune fille en
question est du reste douée d'un orgueil qui fait que dans ses notes elle
s'étale tout entière.

Livrer de pareilles choses à quelqu'un, c'est se mettre à nu. Mais elle
a l'amour de tous les arts véritables poussé à un point extrême, presque
fou si l'on veut! Il lui semble intéressant de vous communiquer ce
journal. Vous dites quelque part que les notes vraies vous passionnent.
Eh bien! elle qui n'est encore rien, mais qui a déjà la prétention de
comprendre les sentiments des grands hommes, pense comme vous et, au
risque de vous paraître une toquée et une farceuse, vient vous proposer
ses notes. Seulement vous comprenez bien, Monsieur, qu'il faut pour cela
une discrétion _absolue_. La jeune fille habite Paris, va dans le monde et
les gens qu'elle nomme se portent très bien. Cette lettre s'adresse à un
grand écrivain, à un artiste, à un savant, elle est donc toute naturelle à
mon avis. Mais pour la plupart des gens, pour tous ceux qui m'entourent,
je serais une folle et une réprouvée si on venait à apprendre ce que je
vous écris.

J'ai voulu nouer des relations par lettres avec un jeune écrivain de
talent afin de lui léguer mon journal par testament (à ce moment-là on
croyait que je ne vivrais pas longtemps); j'aime mieux vous le donner à
vous et de mon vivant.

Si vous croyez que je désire un autographe, vous pouvez ne pas signer ce
que vous me ferez l'honneur de m'écrire.

                  J. R. I. (poste restante).



                         À Monsieur Émile Zola.

       Monsieur,

J'ai lu tout ce que vous avez écrit sans passer une parole. Si vous
avez seulement un peu conscience de votre valeur, vous comprendrez mon
enthousiasme. Et pour que cet enthousiasme ne vous paraisse pas un
emballement naïf, je vous dirai que je suis très gâtée, très prétentieuse,
ayant lu à peu près tout, après avoir étudié les classiques, quoique
femme.

Vous êtes un grand savant et un grand artiste, mais ce qui fait que
je suis particulièrement à vos pieds, c'est votre passion de la Vérité.
J'ai l'audace de la partager; n'est-ce pas une audace que d'oser partager
quelque chose avec un grand génie comme vous.

Je sais bien que vous êtes au-dessus de lettres d'inconnues, vous ne
pouvez pas être flatté d'un misérable hommage de femme venu à vous, etc.
Mais le sentiment qui me force à vous écrire est insurmontable, et si je
savais m'exprimer vous en seriez touché.

J'aurais voulu que vous fussiez seul et à plaindre. Voilà un sentiment
très féminin, très romanesque et très ordinaire que j'imagine éprouver
autrement que les autres.

N'allez pas penser que je sois remplie de tendresses ridicules. Je ne suis
ni une aventurière ni même une femme qui pourrait avoir des aventures,
quoique jeune. Seulement j'avoue que je suis assez folle pour avoir fait
le rêve impossible d'une amitié par lettres avec vous. Et si vous saviez
quel être formidable vous êtes à mes yeux, vous ririez de mon courage.

Je ne crois pas que vous me répondrez, on dit que vous êtes dans la vie un
bourgeois fini.

Ça me ferait de la peine, mais agréez dans tous les cas, monsieur,
l'hommage de la plus grande, de la plus raisonnée et de la plus pure des
admirations.



                             À Monsieur ***.

Est-il possible que dans tout Paris et parmi les milliers de journaux
qui y foisonnent il ne s'en trouve pas un seul où un homme n'appartenant
à aucun parti ou plusieurs hommes appartenant à des partis différents
puissent dire ce que bon leur semble, défendre ou attaquer un homme,
une idée, sans pour cela s'inféoder dans un clan quelconque et subir une
étiquette qui les range dans tel ou tel tiroir et les contraint à des
réserves ou à des devoirs? Un journal indépendant en un mot et sans _parti
pris_. Hélas! presque tous affirment ne pas avoir de parti pris et tous
sont intolérants, routiniers et obstinés.

Où est la feuille républicaine qui rendra justice à une idée intelligente
d'un clérical? On me dira que ces gens-là n'ont pas ces idées-là. Mais
supposez qu'ils en aient.

Où est la feuille réactionnaire qui n'attaque pas tous les jours,
bêtement, platement, ennuyeusement la République?

Il y a les feuilles dites ministérielles qui approuvent tout ou se taisent
quand il faut blâmer. Celles-là manquent de patriotisme.

Il y a la feuille intransigeante qui est le comble de l'exagération, mais
qui a pour elle l'esprit diabolique de M. de Rochefort.

Il y a des feuilles clérico-bonapartistes, il y a des feuilles de choux,
il y a des feuilles de vigne. Mais un journal indépendant, où chacun
apporterait son idée pourvu qu'elle soit bonne, son plaidoyer pourvu qu'il
fût fait avec talent, il n'y en a pas!

Haïssez la folie des gens qui veulent à tout prix un maître, et
dites qu'il faut une âme de valet pour aimer la monarchie.--Vous êtes
républicain. Bon, sans doute, après?

Alors sous peine de déchéance vous êtes forcé de trouver mauvais tout ce
que feront ou diront les autres.

Vous approuvez un acte du gouvernement? Vendu aux ministres!

Vous parlez en termes flatteurs de Gambetta? Opportunistes alors!
attristants, mais qui ne comprennent seulement pas le mot!--L'opportuniste
est un homme qui fait tout à propos. Que pouvez-vous me proposer de mieux?
Mais vous haïssez c'est-à-dire enviez Gambetta et vous entendez par
opportuniste un homme qui a toutes les mauvaises tendances que vous lui
octroyez.

Trouvez juste, par hasard, une réclamation à la Ruggieri de M. Rochefort
et l'on vous bombarde intransigeant radical. Voilà encore un mot excellent
dénaturé comme opportunisme. Qui est-ce qui n'est pas radical parmi ceux
qui veulent bien une chose.

Alors il n'y a pas moyen d'être un honnête citoyen qui s'exprime librement
sur ce qu'il voit, et qui traduit ses impressions sans songer quelles
lunettes il doit mettre pour envisager l'événement? Il paraît que non.

Supposez un écrivain qui a exprimé des sentiments républicains et qui se
permet le lendemain de rendre justice à... au prince Napoléon, par
exemple, de trouver qu'il a de l'esprit ou du talent. Et de suite on
dira:

Par qui est-il payé?

N'est-ce pas une manœuvre pour discréditer X... en l'inféodant malgré lui
au parti Z...

Triste, triste.

Le journal après lequel vous soupirez serait une feuille d'amateurs
alors? Précisément! Des amateurs d'indépendance. Un journal qui pourrait
défendre les capacités de M. Jules Simon, du prince Napoléon, ou le
talent de Gambetta ou l'esprit de Rochefort et constater l'impuissance de
M. Clémenceau. Un journal qui ne flatte aucune passion en un mot. Mais
cela n'est pas possible, dit-on, car si vous trouvez des amateurs pour
écrire vous n'en trouverez pas pour lire, et dès notre plus tendre enfance
les mots lire et écrire tendrement unis sonnent à nos oreilles comme deux
inséparables.

Ah! bah! Il n'y a donc pas en France une poignée de gens dégoûtés comme
nous du parti pris et qui se disent comme nous qu'il n'y a qu'une France,
qu'un parti et que tout homme utile doit être employé, tout talent défendu
et toute diffusion attaquée. Comment! Il ne se trouverait pas une poignée
d'hommes méprisant les accusations bêtes qu'on pourra leur jeter au visage
et se disant simplement, honnêtement, amoureux de la grandeur de leur
pays, et prêts à soutenir les hommes de talent dans quelque tiroir qu'ils
soient classés par les amateurs d'étiquettes, prêts également à blâmer ce
qui leur semble mauvais quelle qu'en soit la provenance sacrée.

Un journal idéal où l'on pourrait dire par exemple qu'on aime la
République et admire Gambetta, mais qui s'étonnerait qu'un homme aussi
éminent laisse faire des inepties comme la dispersion des jésuites. Les
jésuites et autres religieux sont dangereux, eh bien! débarrassez-vous-en.
À vous de trouver le bon moyen, vous êtes le gouvernement, vous êtes
nos intelligences. M. Gambetta laisse faire des bêtises pour prouver
peut-être qu'il n'est pas tout-puissant? Et où est le mal de l'être par
la persuasion, comme l'a dit M. Ranc?

Un journal où l'on pourrait s'étonner de l'injustice avec laquelle on juge
les qualités éminentes du prince Napoléon sans être soupçonné d'être à la
solde de Plon-plon, où l'on pourrait mépriser le parti bonapartiste et
regretter que le susdit citoyen soit entouré d'hommes qui le débinent et
qui croient le servir. La seule bonne politique est celle qui réussit,
disent-ils. Réussir à quoi?

Mettez le citoyen Jérôme aux affaires ou débarrassez-le par miracle du
nom compromettant et compromis qu'il porte, sans cela comment saurez-vous
qu'il réussit. Quel que soit devenu le parti bonapartiste, un peu avant la
mort du petit prince il avait des élections, maintenant il n'a plus rien.

Allez expliquer aux électeurs les intentions du prince, celles du moins
qu'il affiche et il aura des élections, mais pas comme vous voulez. Ou il
ment, ou il est largement libéral et grandement intelligent. Il ne doit
pas croire à ses droits. S'il y croit, nous retirons tout ce que nous
avons dit.

Expliquer aux électeurs le prince Napoléon! Mais nous nous en garderions
bien! il faut continuer Napoléon III. Oh! alors! Et l'attitude du
prince pendant la nuit du coup d'État et sa politique est-elle assez en
opposition avec celle de son cousin! Ingratitude. Oh! le joli mot et qu'il
fait bien dans le paysage. Nous sommes loin, hélas! de la rigidité des
anciens Romains et quel est le frère ou le cousin qui ne bénéficie pas
un peu, un tout petit peu, de la situation de son proche? Il ne sera
peut-être pas content d'être défendu par nous, le prince. Car nous jetons
carrément à l'eau et ses droits et le parti bonapartiste; lui n'a pas de
parti, ce parti qui dit: qu'il soit ce qu'il veut, pourvu qu'il arrive.
Ah! les misérables!

Et le progrès, et le patriotisme et l'honnêteté? Il n'y a rien pour eux.
Il y a un homme qui arrive et qui donne des places. Leurs convictions sont
des préjugés de salon et l'espoir de retrouver des situations perdues.
Les plus en vue, les plus _forts_ vous déclarent sérieusement que leurs
habitudes, leur éducation leur défendent de se trouver avec des gens qui
ne se lavent pas les mains. Innocent cliché! Comme s'il n'était pas prouvé
depuis longtemps que ce sont les cléricaux qui se lavent le moins, et dans
les couvents les malheureuses enfants prennent un bain par mois et dans
l'obscurité.

Mais nous avons beaucoup parlé de M. Jérôme Bonaparte...

Ah! ma foi, tant pis! C'est un commencement logique.

Qui doutera de notre indépendance, en nous voyant faire un quasi-éloge de
l'homme le plus impopulaire de France... à moins qu'on nous accuse d'être
subventionnés par lui?

Horrible vanité de la décomposition sociale.



                     À Monsieur Tony-Robert-Fleury.
                                                30, rue Ampère, Paris.

       Monsieur,

J'apprends avec surprise que le grand chagrin que j'ai éprouvé dans
l'affaire de la médaille au Salon est interprété auprès de vous comme une
sorte de rancune que j'aurais contre vous. Et comme c'est à vous seul, en
somme, que je dois toute mon éducation artistique, je ne veux pas qu'un
pareil malentendu subsiste une minute de plus. Je ne m'excuse pas, n'ayant
pas à le faire, mais je désire beaucoup que mes paroles, mes lamentations
et mes indignations, que je persiste à croire légitimes, ne soient pas
dénaturées.

Je me rends parfaitement compte de ce qui a été fait pour moi; vous seul
ne pouviez pas davantage; je suis très raisonnable en somme, vous voyez
bien.

Agréez, je vous prie, cher maître, l'expression de mes meilleurs
sentiments.



                         À Monsieur Sully-Prudhomme.
                                                               Juin 1884.

       Monsieur,

Je viens de lire et de comprendre, à ce qu'il me semble, _Lucrèce et
la Préface_. Ne m'en sachez aucun gré. Mais je ne suis ni vieille ni
laide, et comme votre Lucrèce, j'ai encore lu tout ce que vous avez écrit;
rendez-moi la pareille. Ce ne sera pas si beau, ni si long...

En somme, je ne sais plus quoi dire, très effrayée de mon audace
(bas-bleu en herbe) et très désireuse de vous écrire des choses
ravissantes, naturellement je n'y arriverai pas, je le désire trop.
Vous êtes trop sérieux pour faire attention à des lettres d'inconnu, vous
avez quarante ans, de vieilles amitiés, que feriez-vous d'une nouvelle
admiration? Et pourtant j'ai fait le rêve très naïf probablement et très
1830 de gagner votre amitié par lettre.

Je pourrais simplement faire votre connaissance, mais je ne pourrais
alors vous dire que les banalités. Tandis qu'inconnue, je puis vous dire
franchement que j'ai l'audace et la présomption de comprendre et de
partager vos pensées les plus délicates, ce que je ne pourrais pas vous
exprimer de vive voix... Et en somme les vers ne m'occupent que lorsqu'ils
sont mauvais, alors ils me gênent. Il vous plaît de rimer, rimez pourvu
que je ne m'en aperçoive pas.

J'ai tout compris, mais il a fallu m'appliquer. J'ai beau me dire que
le maniement de ces idées vous est familier et que je suis bien sotte
d'admirer votre habileté à manœuvrer au milieu de toutes choses...

Au bout du compte, vous aussi vous devriez être béant d'étonnement
devant le peintre qui manie ses couleurs et en fait, par des combinaisons
que vous ne pouvez suivre, des tableaux variés et admirables. Mais
vous vous croyez sans doute bien supérieur à un peintre en fouillant
_inutilement_ dans le mécanisme de la pensée humaine.



                               Au même.

       Ah! monsieur,

Je suis vraiment saisie pour vous d'une estime énorme, d'autant plus que
j'ai eu plus de peine à comprendre votre préface de _Lucrèce_. C'est
infiniment plus difficile à saisir que la philosophie des anciens. Et j'ai
de mon esprit une opinion si haute que celui qui parvient à m'embarrasser
devient un géant pour moi. C'est votre cas. J'avais tout lu de vous, sauf
_Lucrèce_. Et, en vous voyant manier si facilement ces choses si
abstraites, j'éprouve pour vous une sainte vénération.



                            À Monsieur Julian.

       Cher maître,

Je vois que vous voulez remplacer M... Votre lettre est très jolie,
mais, comme toujours, vous me prêtez des infamies, me voyant à travers
des rapports d'atelier. Je n'ai jamais blessé la personne. Je suis trop
délicate pour l'avoir fait sciemment et pas assez bête pour l'avoir fait
inconsciemment. Il faudrait être vile pour humilier les inférieurs. Quant
aux choses de voitures, dîners, etc., il faut ne m'avoir jamais vue pour
croire que j'y ai jamais pensé.

Je vous dis que vous me prêtez des infamies, mais, comme ma conscience
est pure, je n'en suis pas émue. On perdrait sa vie à convaincre les gens.
Quant à mon talent, je l'ai en une estime profonde et même, en rêve, je ne
me comparerai jamais à votre protégé. Peu de peintres ont eu la presse que
j'ai eue cette année. En plus, je viens de vendre deux études à un amateur
et à un marchand, des inconnus pour moi.

On voit bien que je vous ai rendu enragé pour que vous disiez ce que
vous ne pouvez pas penser. Si je vous ai écrit pour me rétracter, c'est
influencée par T. R. F. qui a dit que vous aviez été très bien pour moi.
Et aussi parce que j'ai pensé qu'après tout, me préférer le risible X...,
n'est pas me faire du mal. Vous êtes libre de le préférer. C'est drôle,
voilà tout.

Et puis, nous ne nous brouillerons jamais. C'est tout à fait impossible,
bien que vous fassiez semblant de penser du mal de moi pour me taquiner,
vous savez bien au fond, que je suis l'être le plus pur, le plus
admirable, le plus juste, le plus grand et le plus loyal du monde.
Je parle sérieusement. Vous savez que je ne tiens pas à ceux qui ne me
comprennent pas; ceux à qui je tiens me comprennent. En plus, je suis au
moment d'avoir un talent européen. _Vous brouiller_ avec _un être aussi_
admirable et rare? Allons donc!

Je ne puis mieux répondre à votre spirituelle lettre, qu'en faisant mon
sincère éloge, un éloge raisonné et basé sur la profonde connaissance de
moi-même, de ce moi unique et merveilleux qui m'enchante et que j'adore
comme Narcisse. Trouvez-moi dans Paris un type qui écrive un pareil
morceau d'un seul jet. Sans doute, si vous comparez mon talent de peintre
à mon talent de pamphlétaire et de polémiste...



                           TABLE DES MATIÈRES

Préface de François Coppée

                              1868-1874

À sa tante
À son cousin
À Mademoiselle B***
À sa tante

                                   1875

À Mademoiselle Colignon
À la même
À la même
À sa mère
À Mademoiselle X***
À sa tante
À sa cousine
À sa tante
À la même
À la même
À sa mère
À son grand-père
À son frère

                                   1876

À sa tante
À la même
À son père
À sa tante
À la même
À Mademoiselle Colignon
À la même
À sa mère
À la même
À Mademoiselle Colignon
À Mademoiselle X***
À son frère

                                    1877

À Madame H***
À sa tante
Au marquis de C***
À Monsieur X***
À Monsieur de M***
Au même
À Mademoiselle Colignon

                                    1878

À Monsieur de M***
Au même
À Mademoiselle B***
À la même
À sa mère
À la même
À la même

                                     1879

À M. X***
À Mademoiselle Colignon
À son frère
À M. X***
À son frère

                                     1880

À M. X***
À Monsieur Julian
À son frère
À la princesse K***
À Monsieur X***

                                     1881

À Monsieur Julian
À son père
À M. B***
Au même
Au même
À Monsieur Julian
À sa mère
À Mademoiselle Colignon

                                    1882
À sa mère
À la même
À Monsieur Julian
À M. B***
À Monsieur Julian

                                    1883

À Mademoiselle X***
Traduction de la lettre précédente
À Mademoiselle X***
Traduction de la lettre précédente
À Monsieur B***
À Monsieur Alexandre D***
Au même
À Monsieur X***
À son frère
À sa mère
À Mademoiselle Canrobert
À sa mère

                                    1884

À Monsieur B***
À Mademoiselle X***
À la même
À son frère
À Monsieur X***
À Monsieur E***
À Monsieur de Maupassant
Au même
Au même
Au même
Au même
Au même
Au baron de Saint-Amand
À son frère
À Monsieur Henry Houssaye
À Monsieur Edmond de Goncourt
À Monsieur Émile Zola
À Monsieur ***
À Monsieur Tony-Robert-Fleury
À Monsieur Sully-Prudhomme
Au même
À Monsieur Julian

                                     FIN





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Lettres de Marie Bashkirtseff - Préface de François Coppée" ***

Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.



Home