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Title: Lettres à un ami, 1865-1872
Author: Bizet, George, 1838-1875
Language: French
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Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr)



GEORGES BIZET

LETTRES À UN AMI

1865-1872

INTRODUCTION

DE

EDMOND GALABERT

PARIS

CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS

3, RUE AUBER, 3

[Illustration: portrait de Berlioz.]



INTRODUCTION


On m'a dit quelquefois que je devrais faire un livre sur Bizet, et ce
livre, je ne l'ai jamais fait, et je ne le ferai jamais. Est-ce à moi,
d'ailleurs, à le faire? Est-ce à l'élève d'apprécier les œuvres de son
maître? Est-ce à l'ami de raconter la vie de son ami? Comment s'y
prendra-t-il pour trouver et garder le ton juste, et ne risque-t-il pas
de mal servir une chère mémoire en voulant trop bien la servir? Pour mon
compte je l'ai toujours pensé, et j'ai cru qu'il valait mieux me borner
à fournir des documents aux musicographes plutôt que de me constituer
moi-même le biographe de Bizet. Voilà pourquoi, après avoir une première
fois, en 1877, réuni dans une courte brochure, avec trop de réserve,
sans doute, des souvenirs et des extraits de sa correspondance avec moi,
je me décide aujourd'hui à publier à peu près intégralement les lettres
qu'il m'avait adressées et à raconter les faits que je n'avais pas
rapportés alors dans mon opuscule. C'est que j'étais gêné, en effet, par
la préoccupation de ne pas me mettre en scène, de ne pas paraître céder
aux suggestions d'un vilain amour-propre, et, en cherchant à éviter un
mal, je tombai dans un autre. Heureusement, les lettres restent, et leur
texte, au moins est-il là, tandis que les souvenirs,--c'est une loi
constatée par les historiens,--s'altèrent et se déforment, si même ils
ne s'effacent pas complètement. Il se peut donc que j'aie oublié des
détails intéressants et que d'autres aient perdu pour moi de leur
netteté. J'aurais dû tout écrire en 1875, au lendemain de la mort de
Bizet, quand ma mémoire était bonne parce que j'étais jeune. Rien ne
m'aurait empêché de retarder la publication de ce manuscrit; à présent,
je le retrouverais, et bien des mots curieux, bien des conseils
instructifs eussent été conservés. Enfin, si j'ai eu un très grand tort
à cette époque en négligeant de tout noter, c'est une raison de plus
pour consigner ici ce dont je continue à me souvenir en prévenant
toutefois que s'il y a des points qui sont demeurés clairs dans mon
esprit, il risque d'y en avoir d'autres où il y a peut-être de la
confusion lorsque ce n'est pas une perte, une entière disparition.

Quant aux lettres, je les transcris, comme je viens de le dire, à peu
près intégralement, mais à peu près seulement, car certaines
suppressions me paraissent s'imposer encore, et je pense qu'en cette
matière, il est préférable de pécher par excès de scrupules plutôt que
par légèreté. Sauf de rares exceptions, ces lettres ne sont pas datées.
En 1876, je les classai par ordre chronologique en m'aidant des
empreintes du timbre apposé sur les enveloppes dans les bureaux de
poste. Écrites très rapidement, certaines ne sont pas même ponctuées, et
j'ai dû souvent opérer ce travail.

En 1866 ou 1867, je ne sais plus très bien, mais il est probable que
c'est en 1866, Bizet me donna le portrait reproduit en tête de ce
volume. Si c'était vraiment en 1866, il avait alors vingt-sept ans
puisqu'il était né en 1838, au mois d'octobre.

Je passais tous les ans un mois à Paris le voyant soit 32, rue
Fontaine-Saint-Georges, soit au Vésinet, route des Cultures. Je lui
portais des compositions écrites ou je lui en jouais de mémoire. Pour
les études de contre-point et de fugue, elles se faisaient surtout par
correspondance. Je lui envoyais des devoirs, et il me les retournait
corrigés, à l'encre rouge, en général. J'ai conservé tout ce cours qui,
s'il est très précieux pour moi, pourra l'être aussi pour d'autres, me
semble-t-il, à cause des observations critiques, des notes de musique
biffées et remplacées par Bizet, des passages refaits de sa main. Ces
pages sont ainsi d'autant plus intéressantes qu'elles contiennent plus
de fautes.

Avant d'entreprendre mon éducation musicale, il m'interrogea, m'examina
sérieusement. Je n'ignorais pas l'harmonie, mais il me demanda surtout
si je lisais et quels livres. C'est quand j'eus répondu affirmativement
sur ce point et que je lui eus présenté la justification de ce que
j'avançais en l'entretenant des auteurs français et étrangers dont je
connaissais les œuvres, de Schiller et de Gœthe notamment, je me
rappelle, qu'il me dit: «Cela me décide. On croit qu'on n'a pas besoin
d'être instruit pour être musicien; on se trompe: il faut, au contraire,
savoir beaucoup de choses.» Les études de contre-point commencèrent
aussitôt, et en partant de Paris, j'emportais pour sujet de mon premier
devoir vingt chants donnés qu'il avait notés pour moi.

Rien n'avait été convenu d'abord touchant une rétribution, et quand, un
an après, je voulus aborder cette question, il m'arrêta net: «Ne me
parlez plus jamais de cela, déclara-t-il,--et si je ne puis garantir
complètement les termes, le sens au moins est-il exact;--je me fais
payer les leçons parce que là je me fatigue; on ne comprend pas, je
prends de la peine. Avec vous, nous causons simplement de choses qui
nous intéressent, que nous aimons.» Et il finit par ceci qui est, je
crois, presque textuel: «Nous nageons dans les mêmes eaux. Moi, il y a
plus longtemps que vous. Je connais les mauvais endroits, et je vous dis
seulement: ne passez pas là, c'est dangereux.»

C'est au Vésinet qu'il se prononçait ainsi d'un ton qui n'admettait pas
de réplique bien que très amical; c'est au Vésinet également qu'avait eu
lieu notre première entrevue. Les Bizet, qui habitaient Paris, y étaient
ordinairement déjà installés au mois de mai, dans la propriété que le
père Bizet avait achetée. C'était un grand jardin, clos, sur la route
des Cultures, par une grille en fer avec, à chaque extrémité, une
chartreuse. Sur le devant, des massifs, des pelouses; au delà, un
potager, et le père Bizet était très heureux quand on en servait les
légumes sur sa table. Dans la chartreuse que l'on avait à droite, si, de
la route, on se plaçait en face de la propriété, il y avait la chambre
du père, la salle à manger et la cuisine; dans celle de gauche, la
chambre du fils et son cabinet où se trouvait le buste d'Halévy. Après
le travail, nous cueillions des fraises pour le dîner, et ce repas,
souvent, était pris en plein air. Ensuite, au crépuscule, avant de nous
remettre à la musique, nous nous promenions en causant de notre art et
en nous confiant mutuellement nos projets et nos rêves. Le gros chien de
garde, noir et blanc, auquel on avait donné le nom de Zurga en l'honneur
d'un des personnages des _Pêcheurs de Perles_, avait sa niche à côté du
pavillon de Georges. Nous le détachions, et il bondissait autour de nous
ou courait avec un autre chien brun rougeâtre, plus petit, qu'on
appelait Michel. Je repartais par le train de dix heures, quelquefois
par celui de onze. Bizet, quand il avait le temps, m'accompagnait à la
gare, et nous prenions des sentiers qui traversaient le bois.

Deux souvenirs me reviennent à propos du Vésinet: d'abord celui d'une
délicieuse course avec Georges le long de la Seine, à la tombée de la
nuit, en allant à Chatou attendre le père Bizet qui devait descendre là
du train de Paris parce qu'il y avait une affaire et rentrer ensuite à
pied accompagné de son fils; puis, le récit d'une visite de M.
Saint-Saëns. Bizet, un soir d'été, travaillait au Vésinet dans son
cabinet lorsqu'il entendit une voix de ténor qui chantait la romance des
_Pêcheurs de Perles_. Il sortit dans le jardin, et aperçut quelqu'un sur
la route. C'était M. Saint-Saëns qui, ne sachant pas reconnaître la
maison, avait pensé à ce moyen pour éveiller l'attention de son ami. Il
est inutile d'ajouter que le temps se passa à faire de la musique
jusqu'à l'heure du départ.

C'est une chose digne de remarque, car elle éclaire à fond son
caractère, que les sentiments de Bizet à l'égard des autres musiciens.
Voici ce que je disais là-dessus, en 1877, dans ma brochure. Quelque
mauvaise grâce que l'on ait à se citer soi-même, il me paraît utile
d'intercaler ici ce passage, comme aussi, plus loin, quelques autres,
parce que les faits étant alors plus récents, il y a là pour ma relation
de cette époque une garantie d'exactitude.

«Je ne puis m'empêcher de croire qu'il aurait exercé la plus heureuse
influence sur le développement de l'art musical; car, loin d'être jaloux
des autres compositeurs, il s'attachait autant qu'il le pouvait à faire
connaître leurs œuvres, et il n'était jamais plus heureux que lorsqu'il
avait pu découvrir quelque beau morceau, ne croyant pas, comme d'autres,
à la décadence de la musique. M. Ernest Guiraud était son ami intime,
ils se consultaient mutuellement sur leurs compositions, et ils ont
souvent travaillé à la même table. Le succès de _Piccolino_ aurait été
un grand bonheur pour lui, car il m'avait un jour exprimé les
inquiétudes qu'il ressentait en voyant que son ami ne pouvait obtenir la
composition d'une pièce assez importante pour signaler son mérite au
public[1]. Il avait aussi pour M. Saint-Saëns la plus vive affection et
la plus grande admiration. De M. Reyer, de M. Massenet, je ne lui ai
entendu dire que du bien. Il considérait M. Stéphen Heller comme un des
grands compositeurs modernes; il s'employait ardemment à répandre ses
œuvres, trouvant avec raison qu'en France sa renommée n'était pas à la
hauteur de son talent.»

[Note 1: Le premier ouvrage de M. Guiraud, _Sylvie_, opéra-comique
en un acte a été joué en 1864. Le second, le _Kobold_, également en un
acte, ne l'avait pas encore été au moment dont je parle. Il ne le fut
qu'en 1870.]

Ces qualités de générosité et cette loyauté étaient bien connues de tous
ceux qui avaient approché Bizet, et c'est ce qu'il ne faudra pas oublier
en lisant certaines lignes de ses lettres. Je n'ai pu entreprendre de
vérifier si les bruits dont il se faisait l'écho à propos de telle ou
telle personnalité étaient vraiment fondés ou si ce n'étaient que des
racontars malveillants et ne reposant sur rien, de simples cancans pris
à tort au sérieux et qu'il croyait vrais dans la surexcitation et
l'énervement de la lutte, dans la fièvre provoquée par le labeur
excessif, par la fatigue et par des difficultés sans cesse renaissantes.
Ce que j'ai l'obligation d'affirmer, c'est qu'il n'était pas rancunier,
qu'il était de bonne foi, et qu'il n'hésitait pas à revenir sur son
opinion quand il lui était démontré qu'elle était fausse.

Il s'efforçait, d'ailleurs, de ne laisser troubler son jugement ni par
ses antipathies ni par ses sympathies. Il m'avait engagé, tout en
commençant le contre-point, à m'exercer à la composition en mettant en
musique les paroles de cantates proposées comme sujet pour le concours
du prix de Rome, et il m'avait donné le texte de plusieurs de ces
cantates, texte imprimé à la suite des programmes de la séance publique
annuelle de l'Académie des Beaux-Arts. Je commençai, d'abord, celle qui,
en 1859, avait valu le prix à Ernest Guiraud, _Bajazet et le Joueur de
Flûte_, mais je ne la terminai pas, et j'écrivis complètement, avec
l'orchestration, celle du concours de 1845, intitulée: _Imogine_. Je la
lui apportai en 1866. Quand il l'eut examinée, il nous invita tous deux,
Guiraud et moi, à déjeuner chez lui au Vésinet, et me conseilla de jouer
cette cantate à Guiraud. La première fois que je le revis, après cette
rencontre, il me dit: «Je tenais à ce que Guiraud connût votre cantate
et me communiquât son avis, car, moi, j'avais bien le mien, mais je
pouvais me tromper, et je n'aurais pas voulu continuer à vous laisser
travailler si c'eût été inutile.» Ce trait, je le rapporte, parce qu'il
marque d'une façon très juste la conscience que Bizet apportait en toute
chose.

J'avais mentionné dans ma brochure ses goûts et ses dispositions
littéraires. Je notais qu'en «dehors de la musique, il ne s'était guère
occupé que de littérature», et je continuais ainsi: «Il aimait à lire
nos bons auteurs français, et sa conversation avait beaucoup de charme
et d'intérêt. Il contait l'anecdote d'une manière piquante et l'écrivait
même assez gentiment.» En voici une qu'il me narrait une fois d'une
manière très amusante: il était entré dans le bureau d'un fonctionnaire
en fumant son cigare, et, se trouvant à la suite de plusieurs personnes
qui attendaient leur tour, ne s'était pas découvert. Le fonctionnaire
s'en apercevait, et, d'un ton impérieux et rogue, l'interpellait de la
sorte à mots précipités: «Monsieur, ôtez votre cigare et éteignez votre
chapeau.» Bizet, lui, très flegmatique, répondait alors doucement avec
un petit accent ironique: «Vous voulez dire, sans doute, ôtez votre
chapeau et éteignez votre cigare. Voilà.» Les assistants éclataient de
rire, et le fonctionnaire, furieux, demeurait muet.

On verra dans ses lettres quelles étaient ses idées philosophiques. Je
n'ai qu'à y renvoyer. Pourtant il ne sera peut-être pas mauvais de
reproduire ici le passage de la brochure où je résumais mes impressions
à ce sujet:

«En somme, il aimait trop son art pour consacrer son temps à d'autres
travaux. Pendant longtemps, d'ailleurs, il n'en aurait eu le loisir
qu'en renonçant à la composition. Mais il ne pensait pas qu'un artiste
dût s'enfermer dans sa spécialité; sa vive intelligence était curieuse
de connaître les progrès scientifiques accomplis à notre époque, et dès
que sa position lui permit de s'affranchir des travaux d'éditeurs, il en
profita pour donner plus de moments à la lecture.»

Il avait grand plaisir à causer de sa vie à Rome, à la villa Médicis, de
ses excursions en Italie, des monuments et des paysages. Il me parlait
moins de ses études au Conservatoire. Il m'avait appris, pourtant, qu'il
avait eu une grande affection pour son maître Halévy, mais ses
sentiments à l'égard d'Auber étaient entièrement différents. Il avait
pour lui de l'éloignement. Cela se comprend quant à ce qui est du
musicien. En ce qui concerne les actes de l'administrateur, du directeur
du Conservatoire, il les blâmait fortement. C'est tout ce que je puis
dire, mes souvenirs étant devenus trop vagues pour me permettre d'entrer
dans des détails. Enfin, il avait de l'éloignement pour lui, et n'était
même pas fâché, à l'occasion, de lui lancer quelque pointe sans en avoir
l'air. Après un des premiers ouvrages de Bizet, Auber avait fait
représenter une de ses dernières œuvres à lui qui étaient très faibles.
Je ne me rappelle plus bien les titres. Les _Pêcheurs de Perles_ ont été
joués le 30 septembre 1863, la _Fiancée du Roi de Garbe_, d'Auber, le 11
janvier 1864. La _Jolie Fille de Perth_ est du 26 décembre 1867, le
_Premier Jour de Bonheur_, du 15 février 1868. Je crois que ce serait
plutôt à ce moment que l'histoire s'est passée. Bizet me raconta qu'il
avait rencontré Auber, qu'on s'était arrêté, et qu'Auber, avec un accent
qui dénotait que ce n'était qu'une formule banale, lui avait adressé ces
paroles: «Eh bien, j'ai entendu votre ouvrage. C'est bien, c'est très
bien.» Bizet alors avait riposté: «J'accepte vos éloges, mais je ne vous
en rends pas.» Jeu de physionomie d'Auber, et Bizet, tout de suite: «Un
simple soldat peut recevoir les éloges d'un maréchal de France; il ne
lui en adresse pas.»

De Félicien David, pour lequel il avait beaucoup de sympathie, il
appréciait le _Désert_. «David, disait-il à peu près, est un miroir qui
reflète admirablement l'Orient. Il y est allé; ce qu'il a vu l'a
fortement impressionné, et il le rend très bien. Ce qu'il fait
ordinairement est faible; mais que, dans un texte, il soit question de
l'Orient, qu'on y mette les mots: palmiers, minarets, chameaux, etc.,
alors il fait de belles choses.»

Dans l'œuvre de Gounod, il admirait surtout les premiers ouvrages,
_Sapho_, _Ulysse_, etc., qu'il trouvait, avec sans doute des signes de
jeunesse, pleins, c'est son expression, «de verdeur, de sève».

C'est lui qui m'a révélé au piano Berlioz et Wagner. Il me joua d'abord
des fragments de _Tannhaüser_ et de _Lohengrin_. Ces partitions avec
celle du _Vaisseau Fantôme_, étaient alors, je crois, les seules
traduites en français. Dans la lettre d'avril 1869 où il me rendait
compte de la répétition générale de _Rienzi_ au théâtre-lyrique, il ne
jugeait pas le style de Wagner considéré dans l'ensemble de ses
productions, mais dans _Rienzi_ seulement.

Il ne m'a rien communiqué de son opéra d'_Iwan le Terrible_, et je ne
sais pas si, en l'écrivant, comme le croit M. Pigot dont le livre sur
lui est très documenté, il s'était inspiré de Verdi. Puisqu'il l'a,
pense-t-on, brûlé plus tard, il y a là, une preuve que, s'il avait un
moment subi son influence, il s'en était bien affranchi. On lira la
lettre de mars 1867 où il me parle de son éclectisme au sujet de son
opinion défavorable à _Don Carlos_. Tandis qu'il était impitoyable pour
la grossièreté et pour le laid, pour ce qu'il appelait «des ordures», il
tenait, je le répète, à prendre le beau partout où il le rencontrait.
Dans _Rigoletto_, il prisait le quatrième acte qu'il m'avait exécuté au
piano avec aussi la scène de Rigoletto et de Sparafucile, le spadassin'
au deuxième acte, scène qu'il distinguait pour sa couleur et la justesse
de l'accent.

On a publié la correspondance de Bizet avec M. Paul Lacombe[2]. J'ai
déjà indiqué combien il était satisfait lorsqu'il découvrait un morceau
ayant de la valeur et quel zèle il mettait à le signaler. Un jour, il y
avait sur son piano quand j'entrai chez lui à Paris, rue Fontaine,
plusieurs exemplaires de la _Sonate en la mineur_ pour piano et violon
de M. Paul Lacombe. Il m'en donna un. Cette sonate, qui venait de
paraître, lui était dédiée. Il m'expliqua que l'auteur, alors un
inconnu, habitait Carcassonne d'où il lui avait écrit. Puis Bizet
s'assit devant son piano, me joua la sonate d'un bout à l'autre en
fredonnant la partie de violon, et je partageai d'emblée son
enthousiasme, enthousiasme qu'elle provoqua chaque fois qu'il la rejoua
devant moi dans la suite pour la faire entendre à d'autres amis.

[Note 2: Hugues Imbert, _Portraits et Études_, suivies de _Lettres
inédites de Bizet_. Paris. Fischbacher, 1894.]

Lorsqu'il était à Rome, il avait écrit à Marmontel qu'il avait le projet
de composer pour son envoi de deuxième année la musique de _La
Esméralda_ de Victor Hugo[3]. Mais il changea d'idée, et se décida à
faire _Vasco de Gama._ Je ne me rappelle pas bien s'il m'a dit avoir
travaillé sur ce poème. Ce dont je suis certain, c'est qu'il m'avait
conseillé de m'en servir pour m'exercer. Sur sa demande, je lui portai
la brochure illustrée, et en même temps qu'il m'indiquait de vive voix
comment il fallait procéder, il mettait rapidement sur diverses pages
des signes au crayon. En parcourant la pièce, il y a quelques années,
des souvenirs assez vifs me revinrent en revoyant ces signes. Pour les
fixer, je rédigeai une note, et je la joignis à la brochure. Elle me
paraît avoir de l'intérêt, et je la reproduis en grande partie:

[Note 3: Voir sa lettre dans le volume de Marmontel, _Symphonistes
et Virtuoses_. Voir aussi sa correspondance avec sa mère. _Lettres de
Georges Bizet_, pp. 108, 117-118.]

«...Il (Bizet) marqua par des traits et des chiffres les vers qui lui
semblaient devoir être supprimés ou changés de place afin de donner plus
de vie, de réalité au drame. Il avait même entièrement tracé le plan de
plusieurs scènes; au quatrième acte, notamment, celui du monologue de
Quasimodo et du dialogue de Claude Frollo et de Clopin. Pour Quasimodo,
au lieu d'un air sur l'ancienne coupe, en mouvement lent, d'abord, avec
un allegro ensuite, il commençait bien d'une façon calme, dans un
sentiment doux et mélancolique, mais il s'arrêtait après ces vers:

      Toute rose
      Qui fleurit!
      Toute chose
      Qui sourit!

et passait à ceux-ci:

      Cloches grosses et frêles,
      Sonnez, sonnez toujours!

chantés en un allegro très animé, très vif. Il finissait en reprenant le
premier mouvement et en revenant aux vers numérotés 3:

      Triste ébauche,
      Je suis gauche,

jusqu'aux derniers de trois pieds:

      Noble lame,
      Vil fourreau,
      Dans mon âme
      Je suis beau.

Le dialogue de Claude et de Clopin était dit pianissimo, en mesure à 6/8
d'un rythme entrecoupé. Vis-à-vis de ces vers de Claude:

      Mais que l'enfer la remporte,
          Compagnon,
      Si la folle à cette porte
          Me dit non!

il avait écrit: Sommet. C'était un forte ou même un fortissimo; c'était
la passion que Claude ne contenait plus. L'ensemble était supprimé.
Seul, Clopin chantait pianissimo les quatre derniers vers pendant que
l'orchestre rappelait en finissant decrescendo le premier motif. Bizet,
en regard de ces vers, avait donc écrit: Coda. Il avait improvisé ces
deux scènes devant moi en s'accompagnant au piano.»

Maintenant, au lieu d'une improvisation, la musique de ces scènes
était-elle une réminiscence? Voilà ce que j'ai oublié.

Au début de nos relations, avant qu'il eût entrepris la _Jolie Fille de
Perth_, il avait été question d'un _Nicolas Flamel_, et j'ai assisté au
Vésinet à un entretien qu'il avait à ce sujet avec l'auteur des paroles,
M. Ernest Dubreuil. Il esquissa même au piano une scène devant nous pour
montrer comment il pensait la caractériser. Ce projet fut bientôt
abandonné.

À la même époque,--c'était probablement en mai 1865,--il me chanta au
piano un chœur pour voix d'hommes qu'on lui avait demandé de la
Belgique. Il y avait été appelé comme membre du jury dans un concours,
et il en arrivait. Ce chœur était sur des paroles de Victor Hugo[4].
«Écoutez. Je suis Jean. J'ai vu des choses sombres.» Il débutait par une
introduction d'un mouvement large; puis, c'était une fugue avec la coda
sur ces mots: «Certes, je vais venir.» Je fus stupéfait du caractère
élevé et de la difficulté de ce morceau. Alors Bizet m'expliqua que
l'orphéon belge marchait dans une voie complètement opposée à celle que
suivait l'orphéon français, et que ce chœur serait fort bien exécuté. Il
n'est sans doute pas gravé, car il ne figure pas au catalogue des œuvres
complètes dressé par M. Pigot à la fin de son ouvrage sur Bizet. On
devrait rechercher le manuscrit. Malheureusement, je ne me rappelle pas
à l'orphéon de quelle ville de Belgique il était destiné. J'ai une vague
idée que ce n'était pas Bruxelles, mais je ne puis rien affirmer[5].

[Note 4: C'est la pièce IV du livre sixième des _Contemplations_.]

[Note 5: Dans une lettre à M. Paul Lacombe, il loue «les trois
grandes sociétés belges» de Bruxelles, d'Anvers et de Liége. Il y a là
une indication précieuse. Voir Hugues Imbert, _Portraits et Études_, p.
176.]

Le _Scherzo_ de _Roma_ est également une des premières composition de
lui qu'il m'ait jouées, peut-être la première. C'était au Vésinet.
Primitivement, il avait envoyé ce _Scherzo_ de Rome à l'Institut. Quant
à la symphonie, qu'il ne devait achever que deux ans après, il commença
à y travailler en 1866. Au mois de mai ou de juin, je l'ai entendu au
Vésinet chercher des motifs au piano pour le premier morceau. Un jour,
il me donna un devoir de contre-point à faire et me conseilla d'aller
l'écrire dans la chambre de son père qui était absent, pendant que lui
s'occuperait de sa symphonie. Le devoir n'avançait pas vite, car
j'étais, en effet, fort distrait, prêtant beaucoup l'oreille aux sons du
piano qui m'arrivaient de l'autre côté du jardin, du cabinet de Georges.
M. Pigot a raconté dans son livre l'histoire du _Scherzo_ et de la
symphonie. Je n'ai donc simplement qu'à insérer dans cette introduction
les lignes suivantes extraites de ma brochure de 1877:

«Le titre, _Souvenirs de Rome_, a dû être choisi au dernier moment, car
Bizet ne m'en avait jamais parlé. Il voulait d'abord écrire une
symphonie dans la forme de celles de Beethoven et de Mendelssohn, où eût
pris place un _Scherzo_ joué à l'Institut après son retour de Rome, et
plus tard par l'orchestre de M. Pasdeloup. On a vu qu'en la retouchant,
il ne paraissait pas songer à écrire de la musique descriptive.»

Pour la _Jolie Fille de Perth_, je dois faire remarquer, à propos du
résumé du premier acte qu'il m'envoyait dans sa première lettre de
septembre 1866, que, plus tard, deux morceaux ont été supprimés: une
romance de Smith après la sortie des forgerons, et un duo entre Smith et
Mab. Ce duo a été remplacé par les couplets de Mab. Je trouve encore un
passage à prendre, touchant cet ouvrage, dans la brochure de 1877.
J'écrivais alors:

«On a vu[6] qu'il s'était plusieurs fois déclaré satisfait de son œuvre.
Il tenait à faire le moins de concessions possible au faux goût du
public, ayant au plus haut degré le respect de son art, et dédaignant
les succès obtenus par des moyens que réprouvait sa conscience
d'artiste. Lorsque, en 1867, il me fit connaître sa partition, il me
communiqua d'abord les morceaux qu'il croyait avoir le plus de valeur.
Ce sont: au premier acte, le duo de Smith et de Catherine, au moins la
phrase principale; au deuxième, le chœur de la ronde de nuit, la danse
bohémienne et l'air de Ralph, où M. Lutz se fit tant applaudir; le duo
de Mab et du duc avec le menuet dans la coulisse, au troisième acte; au
quatrième, le duo de Smith et de Ralph avec chœur et le chœur de la
Saint-Valentin.»

[Note 6: Dans des fragments de ses lettres.]

En me jouant la ballade à roulades de Catherine au quatrième acte, il me
dit qu'il était obligé de céder là-dessus, qu'il avait tâché de faire en
même temps quelque chose qui restât musical, et me demanda s'il y avait
réussi. On connaît la lettre qu'il écrivit à Johannès Weber après la
première représentation, lettre que le critique publia dans son
feuilleton du _Temps_, numéro du 15 juin 1875[7], et où on lisait ces
mots: «J'ai fait cette fois encore des concessions que je regrette, je
l'avoue. J'aurais bien des choses à dire pour ma défense, etc.»

[Note 7: Elle a été reproduite par M. Pigot dans son volume _Georges
Bizet et son œuvre_, p. 113.]

Pendant l'exposition universelle de 1867, on avait ouvert un concours
entre les musiciens pour la composition d'une cantate et d'un hymne.
Bizet et Guiraud prirent part à ce concours sous un pseudonyme inscrit
dans le pli cacheté joint aux manuscrits. On verra dans la première
lettre de juin 1867 que celui de Bizet était Gaston de Betsi, et Tésern,
celui de Guiraud, mais Guiraud, je crois, n'avait adopté le pseudonyme
que pour l'hymne. Tous deux avaient donné l'adresse des compositeurs
imaginaires à Montauban; Bizet, chez moi, Guiraud, chez un de mes amis.
La cantate était jugée par eux intéressante; ils pensaient qu'on pouvait
écrire avec elle de la vraie musique, et celle de Bizet était belle, en
effet. L'hymne, au contraire, accompagné par une fanfare, leur
paraissait n'être qu'un chœur d'orphéon, et ils le tournaient en charge,
s'étudiaient à être vulgaires. Bizet, pour qu'on ne reconnût pas son
écriture, me le faisait copier, et je me souviens d'une bonne soirée de
travail à nous trois, au mois de mai, rue Fontaine, Guiraud et lui
orchestrant leurs cantates, moi transcrivant son hymne. Quand je fus
rentré à Montauban, je reçus de Guiraud un billet qui contenait, au
sujet de l'hymne, un mot bien caractéristique puisqu'il me parlait du
_cas où il aurait réussi à faire assez mauvais pour que son enveloppe
fût décachetée_.

Bizet se servit du même pseudonyme pour signer le seul article de lui
qui parut à la _Revue Nationale_; il modifia seulement l'orthographe,
mettant Betzi, avec un z, au lieu de Betsi. Nous n'avons pas, plus tard,
en 1868, beaucoup causé de cet article. Il me semble qu'il n'en était
pas très satisfait. On verra dans sa première lettre d'octobre 1867
comment le second, qu'il avait préparé, ne fut pas inséré. Depuis lors,
il ne s'occupa plus de critique.

Sur _Noé_, je disais en 1877:

«Après la _Jolie Fille de Perth_ on lui proposa de terminer ou de
refaire un opéra de M. de Saint-Georges, _Noé_, qu'Halévy avait laissé
inachevé. Le poème lui plut; certaines situations en étaient très
musicales et bien faites pour séduire un compositeur. Mais il renonça
bientôt à l'écrire et ne s'occupa guère alors que de musique
instrumentale.»

J'indiquais plus loin qu'après son mariage, il avait repris ce travail.
Quand il m'en causa, au printemps de 1868, j'avais compris qu'il ne
s'agissait pas simplement d'orchestrer, mais que des morceaux entiers
n'étaient pas commencés. Même encore, je crois me rappeler qu'il me
parla notamment d'une belle musique symphonique à écrire au début d'un
acte, le rideau levé, avec le décor du désert, l'ange debout se
détachant en silhouette sur la clarté de l'aube et veillant sur le
sommeil de la femme allongée au pied d'un palmier.

Mes études de contre-point et de fugue terminées, il m'avait engagé,
comme exercice, à composer le livret du concours de 1868 à l'Opéra, la
_Coupe du Roi de Thulé_. Je n'allai pas plus loin que les deux premiers
actes. On verra comment il fut amené, lui aussi, à faire la musique de
ces deux actes, ce qui augmente encore l'intérêt des lettres où il
analysait pour moi les caractères et les situations de la pièce.

Sur _Djamileh_, je répéterai ce que j'avais noté en 1877, que «je lui
avais souvent entendu exprimer le désir d'écrire un opéra sur la
_Namouna_ de Musset». Le sort de «cette pauvre fille», c'était son
expression, éveillait sa compassion.

Je dois reproduire enfin un dernier passage de ma brochure de 1877:

«Comme pianiste, il (Bizet) possédait un talent de premier ordre, qu'il
n'a jamais fait connaître en public. D'après lui, un compositeur devait
s'attacher à devenir pianiste, afin de s'habituer par là à donner de la
précision à sa forme. Il me citait les noms des grands compositeurs qui
avaient été excellents pianistes: Jean-Sébastien Bach, Mozart,
Beethoven, Meyerbeer, etc. L'exécution soignée des fugues de Bach lui
paraissait à ce titre indispensable pour former un bon musicien. Après
avoir entendu M. Delaborde sur le piano à pédalier de la maison Érard,
il songea à composer de la musique de piano. Mais il ne donna suite à ce
projet qu'après avoir d'abord écrit la symphonie.»

Ce passage n'était qu'un mémento parce que je craignais d'être maladroit
et, en paraissant excessif, de provoquer des doutes au lieu de
convaincre. J'ai donc aujourd'hui à développer ce trop court abrégé,
d'autant mieux que d'autres témoignages plus autorisés sont venus
corroborer le mien.

Les facultés exceptionnelles de Bizet se manifestèrent de très bonne
heure. Le père Bizet m'a raconté de son côté une anecdote rapportée par
Victor Wilder dans le _Ménestrel_ et citée par M. Pigot dans son volume,
pages 3-4. Il s'agit de la présentation de Georges, qui avait neuf ans
seulement, à un membre du Comité des études du Conservatoire. Celui-ci,
voyant l'enfant si jeune, accueillit d'abord froidement le père et l'ami
qui le lui conduisaient. «Il faut lui faire deviner des accords,
dit-il.--Tout ce que vous voudrez», répondit le père. On plaça Georges
de façon qu'il ne pût voir le clavier, on plaqua des accords, et il les
nomma tous sans se tromper une seule fois.

Plus tard, son extrême habileté de lecteur fut remarquée. Après sa
mort, Marmontel, dans son livre _Symphonistes et Virtuoses_, a déclaré
que «son jeu» avait «un charme inimitable», et qu'il était un «virtuose
consommé», tandis qu'Émile Perrin, dans le discours qu'il prononçait, le
10 juin 1876, à l'inauguration du monument élevé sur sa tombe[8], le
qualifiait _d'exécutant incomparable_.

[Note 8: Inséré en tête du deuxième recueil de _Mélodies_ de Bizet.]

Voici les recommandations qu'il m'avait faites lorsqu'il m'avait exhorté
à étudier sérieusement le piano: me surveiller, me critiquer,
_m'écouter_ très attentivement et recommencer les passages jusqu'à ce
que l'attaque de la touche produisît la qualité de son voulue, ne pas me
contenter d'à peu près, apprendre l'emploi raisonné de la pédale pour
soutenir les sons même pendant les plus courts moments quand c'était
nécessaire et durant que la main était forcée d'abandonner une ou
plusieurs touches dont les cordes pourtant devaient continuer à vibrer.
Il obtenait, du reste, des effets merveilleux de douceur par l'usage
simultané des deux pédales, et, dans le fortissimo, joignait toujours
le moelleux, le velouté, à la vigueur et à l'éclat. C'était une chose
des plus émouvantes, une des plus hautes sensations d'art, que de lui
entendre dire à demi-voix, quelquefois presque à voix basse, en
s'accompagnant au piano,--et avec son organe de ténor il chantait tour à
tour les parties de femmes, de baryton ou de basse,--c'était une des
plus hautes sensations d'art que de lui entendre dire les belles pages
qu'il choisissait dans les œuvres des maîtres dont il possédait à Paris
une riche bibliothèque. Le souvenir de ces auditions me revient souvent,
et il me semble alors que résonnent encore à mes oreilles tantôt un
morceau, tantôt l'autre: certains accents superbes du rôle de Cassandre
dans la _Prise de Troie_ de Berlioz, «Tu ne m'écoutes pas, tu ne veux
rien comprendre,» plus loin, la vision de la prophétesse, ses paroles
entrecoupées et les dessins de l'orchestre remplissant les silences de
Cassandre, ou bien l'étude de la _Chasse_ de Heller, le numéro XIV en fa
mineur des _Nuits Blanches_ du même, les 32 _variations_ de Beethoven
sur un thème en ut mineur, la _Marche Funèbre_ de Chopin, des fugues et
des préludes du _Clavecin bien tempéré_ de Sébastien Bach. Il avait
beaucoup insisté sur le double profit, pour les doigts et pour le
sentiment, qu'il y avait à retirer de ce recueil si l'on s'attachait à
le travailler. Il m'en exécutait des pièces difficiles avec une
technique impeccable et en grand musicien, mettant en relief les parties
principales, et il me faisait remarquer ce qu'il y avait de moderne dans
certaines de ces pièces, comme dans le prélude en si bémol mineur,
numéro XXII du premier cahier, qu'il jouait avec une expression
passionnée et douloureuse de la plus vive intensité, mais sans l'ombre
d'une exagération et toujours guidé par un goût parfait. Il était d'avis
que le pianiste, pour bien ressentir l'émotion esthétique et bien
nuancer, devait fredonner, s'aider de la voix qui le portait, animait,
colorait son jeu, et lui-même s'en servait, surtout lorsqu'il
interprétait un morceau d'orchestre, imitant, à bouche ouverte ou à
bouche fermée, le timbre des divers instruments, complétant ou
soulignant les détails et les contre-chants. D'ailleurs, il possédait à
un tel degré l'art de faire vibrer le piano dans toutes les portions à
la fois de son étendue et d'en varier les timbres, qu'il rendait
admirablement, sans le secours de la voix, les réductions d'orchestre
telles que la _Marche Nuptiale_ du _Songe d'une Nuit d'été_ de
Mendelssohn, et qu'il éveillait l'idée de l'orchestre même dans des
œuvres écrites pour piano comme la _Marche Funèbre_ nº 3 du cinquième
recueil, op. 62, des _Romances sans paroles_, du même auteur. Il pensait
aussi que, pour approfondir et perfectionner un morceau, il fallait
l'apprendre par cœur. Sa mémoire, d'ailleurs, était extraordinaire, et
il pouvait composer de longs ouvrages sans en écrire une note.

Quant à ce qui est de l'orchestration elle-même, il jugeait qu'elle
gagnait en n'étant pas touffue. Comme je louais un jour celle d'un
compositeur dont quelques effets particuliers m'avaient séduit, il
m'interrompit pour critiquer l'ensemble de ses procédés: «Non,
soutint-il, il avait des préjugés. Ça manque d'air, et, dans
l'orchestre, il faut de l'air.» J'ai pu me rendre compte une fois de
tout le soin qu'il apportait dans le choix des combinaisons, dans la
composition des colorations. J'ai raconté plus haut que nous étions un
soir à travailler chez lui avec Guiraud, eux orchestrant leur cantate de
l'exposition de 1867, moi copiant son hymne. Guiraud et moi, nous étions
aux deux bouts de la table, Bizet, au milieu, le piano derrière lui. Un
moment, il se leva, essaya quelques accords à plusieurs reprises en
fredonnant, puis se tournant vers nous, nous questionna: «Quels
instruments entendez-vous? Je n'arrive pas à trouver ce que je
voudrais.» Nous le lui dîmes, tous les deux, Guiraud un peu
distraitement, sans interrompre sa besogne, moi curieux de savoir ce
qu'il penserait de ce que j'indiquais. Il nous répondit: «Oui, c'est
cela, sans doute, mais pas tout à fait, pourtant.» Et il continua de
chercher. Un instant après il reprit: «Je tiens! J'ai assez de douceur
avec les cors; avec deux bassons, je n'aurais pas assez de mordant, je
vais en mettre quatre.» Il ajoutait aussi les violoncelles, les altos
et, peut-être, les clarinettes dans le chalumeau. Malheureusement, je ne
me rappelle plus d'une façon suffisamment précise de tous les timbres
qu'il employait. Ce qu'il m'est encore possible d'affirmer, c'est que du
dosage de chacun de ces éléments et de leur mélange, il devait naître
une sonorité nouvelle.

Jusqu'ici, je me suis borné à témoigner, et je me suis efforcé de ne pas
apprécier. Maintenant, avant de terminer, je demanderai qu'il me soit
permis de réclamer contre un oubli et de protester contre une légende.

On ne voit généralement dans l'œuvre de Bizet que l'_Arlésienne_ et
_Carmen_, et je ne méconnais pas que ce ne soient des chefs-d'œuvre où
il n'y a pas une faiblesse. Cela n'empêche pas, pourtant, qu'il ne soit
injuste de ne tenir aucun compte des beautés que renferment les
_Pêcheurs de Perles_, la _Jolie Fille de Perth_, _Djamileh_, la
symphonie, l'ouverture dramatique, _Patrie_, les mélodies, dont
plusieurs, les _Adieux de l'Hôtesse Arabe_, _Vous ne priez pas_, _Ma vie
a son secret_, sont admirables et si poignantes, d'autres morceaux
encore pour piano et la _Marche Funèbre_ où il y a des passages vraiment
inspirés. Je ne m'étends pas sur ce sujet, car mon opinion peut sembler
partiale. Si je la donne en passant, c'est que c'est celle aussi de
connaisseurs d'un goût sévère et sûr.

Quant à cette croyance qui tend à s'accréditer et d'après laquelle Bizet
serait mort du chagrin d'être méconnu et d'avoir eu ses ouvrages
accueillis d'une manière défavorable par une partie de la critique, elle
ne repose sur rien d'exact, et je considère comme un devoir d'en réunir
et d'en fournir les preuves. Certes, ce n'est pas dans un esprit de
dénigrement et de malveillance qu'on répète les récits qui ont cours, et
c'est plutôt, au contraire, dans des sentiments de réparation et de
sympathie, mais la vérité n'en est pas moins très différente de ces
récits, et, quelque triste qu'elle soit, elle est moins pénible pour moi
parce qu'elle ne diminue pas la valeur morale de l'ami que je
connaissais bien qu'elle n'altère pas la physionomie d'un artiste
absolument sincère. Nature élevée, Bizet cherchait par-dessus tout à
réaliser son idéal, et les petites blessures d'amour-propre ne
comptaient guère pour lui. Le représenter autrement, c'est le mal juger.

Sans doute, Marmontel, dont il a été l'élève et qui l'appréciait comme
il méritait de l'être a bien, en effet, écrit ceci: «La nature si
honnête et si franche de Georges Bizet a cruellement souffert de cette
âpreté souvent excessive de la critique. Sous une apparence froide, le
cœur du vaillant compositeur battait vite et fort, et, quoique bien
trempée, son âme s'est brisée avant l'heure dans ces combats
journaliers, où il faudrait pouvoir regarder ses ennemis en souriant.
Moins épris de son art, moins jaloux de ses œuvres, Bizet serait encore
une des gloires de l'école française. Une extrême nervosité, jointe à un
vif sentiment de sa dignité professionnelle, lui donne le triste
privilège de figurer dans la galerie des morts célèbres[9].»

[Note 9: _Symphonistes et Virtuoses_, p. 248.]

Oui, Marmontel a bien écrit ces lignes, mais il déclare aussi que Bizet
était malade avant les répétitions de _Carmen_, et voici le portrait
que, finalement, il trace de lui: «Tous ceux qui ont connu Bizet
rendront comme nous témoignage des nobles et généreuses qualités de son
cœur, de l'élévation et de la délicatesse de ses sentiments. D'un
jugement sain et droit, et d'une conscience rigide, G. Bizet ignorait
les compromis; il avait au suprême degré le sentiment du juste et
l'horreur de l'intrigue... Bizet était bon, généreux, dévoué, fidèle à
toutes ses affections; son amitié, sincère et inaltérable était solide
comme sa conscience[10].» Et plus loin, Marmontel ajoute encore ceci qui
confirme entièrement ce que j'ai, moi-même, signalé plus haut[11]: «Ami
fidèle, camarade dévoué, ne connaissant ni l'envie, ni les mesquines
jalousies, G. Bizet, dont la générosité de cœur ne s'est jamais
démentie, était heureux des succès de ses émules de la veille et de ses
rivaux du lendemain. Son esprit élevé, ses sentiments délicats
l'entraînaient à encourager les moins heureux, à consoler ceux qu'avait
trahis la fortune; et c'était avec une entière sincérité qu'il
applaudissait au triomphe de ses concurrents[12].» Il y a donc
contradiction entre ces dernières appréciations de Marmontel et les
premières concernant sa mort, car enfin, _a priori_, on a peine à
admettre qu'un artiste «ne connaissant ni l'envie, ni les mesquines
jalousies», qu'un artiste «dont la générosité de cœur ne s'est jamais
démentie», et qui «était heureux des succès de ses émules de la veille
et de ses rivaux du lendemain», on a de la peine à admettre qu'un pareil
artiste ait souffert au point d'en mourir des injustices du public et de
la critique. Eh bien, pour qu'on soit à même de se prononcer en
connaissance de cause, examinons les faits.

[Note 10: P. 255.]

[Note 11: Voir ci-dessus pp. 8-10.]

[Note 12: P. 256.]

Bizet, très jeune, écrivait de Rome à Marmontel: «La sottise aura
toujours de nombreux adorateurs; après tout, je ne m'en plains pas, et
je vous assure que j'aurais grand plaisir à n'être apprécié que par de
pures intelligences. Je ne fais pas grand cas de cette popularité à
laquelle on sacrifie aujourd'hui honneur, génie et fortune[13].»

[Note 13: _Symphonistes et Virtuoses_, p. 261.]

C'était en 1860 qu'il s'exprimait de la sorte. Avait-il changé depuis?
Je m'en serais bien aperçu, car, soit dans nos conversations, soit dans
ses lettres, il était avec moi d'une absolue franchise, et pourtant, je
n'ai jamais remarqué chez lui la moindre trace de vanité. Il m'est
arrivé plusieurs fois de lui entendre soutenir, sur quelque point
d'esthétique musicale ou dramatique, une opinion tout à fait différente
de celle qu'il avait quand nous nous étions vus l'année d'avant. Alors,
je lui en faisais l'observation, et il me répondait, avec un ton de voix
qui, à lui seul, dénotait l'absence complète de tout souci
d'amour-propre et l'unique préoccupation de la découverte du vrai et de
la réalisation du beau: «Oui, mais depuis j'ai réfléchi». Et il
m'exposait les raisons qui l'avaient amené à modifier ses idées.

Je ne sais s'il avait été très affecté de l'accueil plus que froid que
son premier ouvrage, les _Pêcheurs de Perles_, avait, en général,
rencontré auprès de la critique, mais, quand nous nous sommes liés, il
en avait si bien pris son parti qu'à part deux ou trois morceaux qu'il
chantait en s'accompagnant au piano, lorsque les amis qui venaient chez
lui à cette époque le priaient de leur en faire entendre quelque chose,
il en parlait comme d'une œuvre sans valeur. Le jour où il apprit que
j'avais acheté la partition, il se montra fort contrarié et se récria:

--Pourquoi ne m'avez-vous pas prévenu? Je vous l'aurais donnée.
D'ailleurs, vous n'aviez pas besoin d'avoir ça.

Plus tard, néanmoins, après l'avoir relue, il se déclara satisfait
d'avoir pu écrire aussi jeune un certain nombre de pages. Voici, en
définitive, à quoi se réduisait, d'après lui, ce qu'il y avait d'à peu
près bien dans cet opéra: au premier acte, l'andante du duo de Nadir et
de Zurga:

      Au fond du temple saint...

et la romance de Nadir:

      Je crois entendre encore
      Caché sous les palmiers...

au deuxième acte, le chœur chanté dans la coulisse:

      L'ombre descend des cieux...

puis, la cavatine de Leïla:

      Me voilà seule dans la nuit...

au troisième acte, enfin, l'air de Zurga:

      L'orage s'est calmé....

Quant à tout le reste, cela ne valait pas qu'on s'y arrêtât, et ne
méritait que l'oubli. Ce jugement était prononcé avec une telle
conviction que je me laissai influencer. Je l'adoptai sur la parole du
maître, et je suis demeuré longtemps sans le modifier. Plus tard, je
rouvris la partition, je la jouai d'un bout à l'autre, et je compris
alors que Bizet avait été trop sévère, et que j'avais eu tort d'accepter
trop facilement son appréciation. Sans doute, on trouve ça et là dans
les _Pêcheurs de Perles_ des imperfections, des faiblesses, mais un
musicien de génie était seul capable de les composer à vingt-quatre ans,
et il y a dans cette pièce plus de talent que dans beaucoup d'autres qui
ont dépassé la centaine ou qui ont été représentées avec luxe sur la
scène de l'Opéra. Du reste, Bizet se rendait bien compte que le fait
d'avoir eu un ouvrage en trois actes joué même sans succès, lui avait
créé une situation supérieure à celle d'autres musiciens qui n'avaient
réussi à produire au théâtre que des pièces en un ou deux actes.

On verra plus loin dans ses lettres les sentiments qu'il éprouvait en
constatant la réception faite à ses autres œuvres. On sait déjà qu'il
avait travaillé avec soin la cantate mise au concours pour l'exposition
de 1867. Il n'a pas le prix; il n'a pas même de mention. Comment
prend-il la chose? «J'ai été embêté une demi-heure. C'est bien
fini[14].» Il est _ravi_, d'ailleurs, que le prix ait été attribué à M.
Saint-Saëns. C'est que, chez lui, lorsqu'il y en a, le découragement est
court.

[Note 14: Lettre de juin 1867. Voir p. 119.]

Quant à la _Jolie Fille de Perth_, il pense qu'elle a «obtenu un vrai et
sérieux succès[15]».

[Note 15: Lettre de janvier 1868. Voir p. 133.]

La symphonie a provoqué des manifestations opposées. Il note des chuts
et plusieurs coups de sifflet, mais sans aucune amertume, déclare
qu'elle «a très bien marché», et conclut: «En somme, succès[16].»

[Note 16: Lettre de mars 1869. Voir p. 182-183.]

La première représentation de _Djamileh_ eut lieu le 22 mai 1872, et
voici ce qu'il m'écrivait le 17 juin: «_Djamileh_ n'est pas un succès.
Le poème est vraiment antithéâtral, et ma chanteuse a été au-dessus de
toutes mes craintes. Pourtant, je suis extrêmement satisfait du résultat
obtenu. La presse a été très intéressante, et jamais opéra-comique en un
acte n'a été plus sérieusement, et, je puis le dire, plus passionnément
discuté[17].» Si l'on veut rapprocher de cette lettre les jugements des
critiques, on en trouvera des extraits dans le volume de Louis Gallet,
l'auteur des paroles de _Djamileh_, _Notes d'un Librettiste_, pages
26-40.

[Note 17: Voir p. 199.]

Il est possible qu'en sortant de la première de _Carmen_, il ait subi
une dépression morale passagère, mais Guiraud ne me l'a pourtant pas
signalée, n'y attachant pas probablement plus d'importance qu'il ne
convenait, et il ne m'a pas parlé de cette marche dans Paris qui aurait
duré toute la nuit et pendant laquelle Bizet, seul avec lui, aurait
exhalé sa douleur. D'ailleurs, dans un article du _Théâtre_[18], sur la
_Millième Représentation de Carmen_, Ludovic Halévy a écrit ceci qui est
très positif: «Nous habitions, Bizet et moi, la même maison..., nous
rentrâmes à pied, silencieux. Meilhac nous accompagnait.» M. Vincent
d'Indy m'a raconté qu'après le premier acte, lui et d'autres jeunes
musiciens rencontrèrent Bizet qui se promenait rue Favart, sur le
trottoir où donnait l'entrée des artistes, et qu'ils l'entourèrent en le
félicitant de tout ce qu'il y avait de vie dans ce premier acte. Il leur
répondit doucement:--Vous êtes les premiers qui me disiez ça, et je
crains bien que vous ne soyez les derniers.»

[Note 18: Nº du 1er janvier 1905, p. 8, col. 2.]

Seulement, les dispositions pessimistes ne durèrent pas, et nous avons à
cet égard deux témoignages très catégoriques.

Dans la préface des _Notes d'un Librettiste_, Ludovic Halévy,
s'adressant à Louis Gallet, déclare ceci: «Vous donnez, dans votre étude
sur Bizet, de bien curieux extraits des articles publiés sur _Djamileh_.
Aussi cruels, aussi injustes, furent les articles sur _Carmen_. Je vois
encore Bizet lisant ces articles, au lendemain de la première
représentation. Attristé, oui certes il l'était, mais découragé,
non[19].» Et Ludovic Halévy a renouvelé cette affirmation dans son
article du _Théâtre_[20]: «Après cette fâcheuse première, les
représentations continuèrent, non pas, comme on l'a dit à tort, devant
des salles vides; les recettes étaient, au contraire, honorables et
dépassaient généralement celles des pièces du répertoire. Et peu à peu,
à chacune des représentations de _Carmen_, grossissait le groupe,
d'abord si mince, des admirateurs de l'œuvre de Bizet. Il en fut ainsi
pendant les mois de mars, d'avril et de mai. Bizet partit pour la
campagne, attristé, mais non découragé. Il était de nature énergique et
il avait en lui-même une légitime confiance.» On remarquera,--Bizet qui
était encore à Paris avait pu s'en rendre compte,--que la pièce s'était
relevée après la première représentation. Ludovic Halévy le constate, et
c'était encore, du reste, l'opinion de la principale interprète. M.
Arthur Pougin a écrit dans le _Ménestrel_[21] un article intitulé _La
légende de la chute de Carmen et la mort de Bizet_. Or, voici ce qu'on y
trouve: «Oui certainement, Me Galli-Marié a raison, et il faudrait en
finir une bonne fois avec cette légende bête et inexacte de la chute de
_Carmen_ qui aurait causé la mort de Bizet... Je n'ai jamais cessé de
protester, pour ma part, contre cette sottise, et j'estime qu'il est bon
et utile de rétablir les faits. C'est ce que Me Galli-Marié a fait
récemment, dans une conversation avec un de nos confrères de province,
M. Bernard, rédacteur du _Petit Niçois_, qui la rapporte en ces termes:

--L'insuccès de _Carmen_ à la création, mais c'est une légende! _Carmen_
n'est pas tombée au bout de quelques représentations, comme beaucoup le
croient... Nous l'avons jouée plus de quarante fois dans la saison, et
quand ce pauvre Bizet est mort, le succès de son chef-d'œuvre semblait
définitivement assis.»

[Note 19: P. XIII.]

[Note 20: P. 10, col. 2.]

[Note 21: Année 1903, p. 53.]

Gallet rapporte aussi de son côté, dans ses _Notes d'un Librettiste_,
des faits qui ne laissent subsister aucun doute sur l'état d'esprit de
Bizet[22]. À sa demande, Gallet avait écrit pour lui un poème sur
_Geneviève de Paris_ qu'il destinait, une fois mis en musique, aux
concerts Lamoureux. C'est afin de s'entretenir avec lui de ce poème que
Gallet alla le voir pour la dernière fois avant son départ pour la
campagne et peu de jours avant sa mort. «Je le trouvai, dit-il, un peu
accablé, souriant d'un sourire encore mélancolique, plein d'ardeur
pourtant à la pensée du labeur prochain. Assis à l'angle de la
cheminée, dans son fauteuil de malade, il me parla longuement et de ses
souffrances passées et de ses rêves d'avenir.--La maladie, il en riait
déjà, la croyant vaincue!--Les rêves, il les recommençait avec une
satisfaction toujours nouvelle! Bien loin déjà étaient _Djamileh_,
disparue si vite, _Carmen_, discutée, dédaignée aussi par certains,
_L'Arlésienne_ plus heureuse, _Don Rodrigue_ même arrêté dans son essor
par l'incendie de l'Opéra et la préférence accordée à un autre ouvrage.
Toutes les forces renaissantes du compositeur, toute son ardeur rajeunie
tendaient alors vers cette _Geneviève_ pour l'achèvement de laquelle il
s'était donné naguère trois mois: mai-juin-juillet[23].»

[Note 22: Pp. 90, 92-95.]

[Note 23: Pp. 93-94.]

Eh bien, le vrai Bizet, le voilà. C'est le même que celui qui
m'écrivait, sachant qu'il n'avait pas le prix au concours de la cantate
pour l'exposition de 1867: «J'ai été embêté une demi-heure. C'est bien
fini.» C'est celui qui ne pensait plus aux ouvrages représentés et ne
songeait qu'aux œuvres projetées. Au Bizet rapetissé par la légende,
l'histoire oppose le Bizet réel: un consciencieux et pas un vaniteux. Et
si elle ne diminue pas ainsi, chez ses admirateurs, la profondeur des
regrets, puisqu'elle permet de mesurer, au contraire, toute l'étendue de
la perte, du moins leur offre-t-elle une image fidèle du maître
regretté, image qu'ils conserveront pieusement dans son intégrité et
dans sa pureté[24].

EDMOND GALABERT.

[Note 24: Cette introduction était composée quand a paru le volume
des _Lettres de Georges Bizet_. On y trouve encore une preuve de ce que
je viens de rapporter sur son caractère. Il avait envoyé de Rome un _Te
Deum_ pour le concours Rodrigues et fait part plusieurs fois à sa mère
des projets qu'il réaliserait s'il obtenait le prix. Ce prix, il ne
l'eut pas, et quand il en fut informé, voici ce qu'il écrivit:
«J'apprends à l'instant que Barthe a le prix Rodrigues. Est-ce bien
vrai? Voilà qui me dérange fort!! Enfin, je n'en mourrai pas.» Voir
_Lettres de Georges Bizet_, pp. 24, 30, 39, 42, 45, 52, 56, 57, 60,
61-62, 67, 72, 74, 81, 83, 87, 93, 95, 99-100.]



LETTRES À UN AMI

--1865-1872--


* * *

Juin ou juillet 1865[25].

Mon cher ami,

Voici vos contre-points[26]. J'ai corrigé les pages 1, 3, 5 et 9. Les
autres pages contenant les mêmes fautes, j'aime mieux vous les laisser
corriger vous-même. Ce sera un excellent exercice pour vous, meilleur
que d'en faire de nouveaux. Je suis très content. Ne vous effrayez pas
du nombre de fautes. En réalité, cela se réduit à trois ou quatre
fautes. Vous faites trop sauter votre chant; il faut écrire par degrés
conjoints le plus possible. Quand je dis vous faites trop sauter, je
devrais dire plutôt mal sauter. Vous allez me comprendre.

[Note 25: Sur les lettres et leurs dates, voir l'introduction p. 3.]

[Note 26: Sur le cours de contre-point et de fugue, voir
l'introduction p. 4.]

Ce mouvement est mauvais: [Illustration: /-\/-\/-\]

Celui-ci est excellent: [Illustration: /\/\/\]

Ex.: [Illustration: musique]

Cela est très mauvais, bien qu'il n'y ait que des sauts de tierces et de
quintes.

Au contraire, ceci est bon:

[Illustration: musique]

Le 1er n'est pas vocal, le 2e est très facile à exécuter. C'est
compris, n'est-ce pas? Mais ce qui est meilleur que tout, ce sont les
degrés conjoints.

Mes corrections vous mettront à même d'éviter les fautes de quintes et
d'octaves. Voici la règle: lorsque deux quintes sont séparées par un
accord, elles sont bonnes (_de même pour les octaves_); lorsqu'une des
deux quintes est formée par une note de passage, il n'y a pas faute.
Ceci ne peut s'appliquer aux octaves, puisqu'une note formant octave est
toujours réelle.

Ex.: [Illustration: musique]

Mauvais puisque les deux quintes ne sont pas séparées par un accord.

Exemples bons:

[Illustration: musique]

Maintenant, n'oubliez pas qu'on ne peut pas faire de quartes, de
septièmes, etc., autrement qu'en notes de passage.

Ne faites que très rarement croiser les parties, c'est-à-dire passer la
partie supérieure au-dessous de la partie inférieure, et quand cela vous
arrive, n'oubliez pas que la partie qui croise devient basse et suit
toutes les règles de la basse.

Ex: [Illustration: musique]

C'est comme s'il y avait:

[Illustration: musique]

Donc, une quarte, deux quintes, très mauvais.

Dans le contre-point en syncopes, ne brisez pas aussi souvent la
syncope. Tâchez que vos syncopes fassent _dissonance_ le plus souvent
possible. N'oubliez pas que la quarte est dissonance comme la deuxième
et la septième et comporte les mêmes obligations de résolution, et
marchez!

Prenez les six pages de contre-point que je n'ai pas corrigées.
Revoyez-les, corrigez-les, refaites-les, au besoin, et envoyez-les-moi.
Pensez aussi au contre-point fleuri cinquième espèce. Ne vous fatiguez
pas. C'est inutile. Adressez-moi du travail plus souvent et en moins
grande quantité; vous risquerez moins de faire de la besogne inutile.
Usez de moi. C'est avec grand plaisir que je saisis cette occasion de
vous être utile et de vous donner un témoignage de la sympathie que vous
m'inspirez. Courage, et croyez-moi votre mille fois dévoué et
affectionné.

Mon père vous remercie et vous envoie tous ses compliments.

Pas de nouvelles de Lécuyer[27].

[Note 27: La personne qui nous avait mis en relations.]

* * *

Juillet (?) 1865[28].

Il y a un grand progrès. Faites-moi encore une page de chaque espèce à
deux parties. Faites attention à vos octaves dans les syncopes. Faites
mieux chanter vos noires. Vous n'avez pas assez de degrés conjoints. Le
contre-point fleuri manque un peu de variété. Faites plus mélodique.
Écrivez votre cantate[29]. Indiquez vos mouvements. Cela m'est égal que
l'accompagnement de piano ne soit pas très fini. Indiquez les rythmes,
les rentrées, que je voie l'harmonie; cela suffit. Courage. Ne vous
fatiguez pas. J'ai vu Lécuyer qui m'a chargé de mille amitiés pour vous.
Mon père vous dit mille choses. Moi, je vous serre la main de toute
affection. Ne craignez pas de m'ennuyer. Envoyez-moi de l'ouvrage tant
que vous voudrez.

Mille fois à vous.

[Note 28: Écrite en marge de la dernière page du second devoir de
contre-point.]

[Note 29: _Bajazet et le Joueur de flûte_, cantate donnée au
concours de 1859 pour le prix de Rome remporté cette année-là par Ernest
Guiraud. Voir l'introduction p. 1.]

* * *

Juillet ou bien août 1865[30]

Je suis enchanté de cet envoi. Ne vous inquiétez pas de l'orchestre.
Vous savez déjà instrumenter. Si c'est la première fois que vous
orchestrez, le résultat obtenu est presque incroyable. Le morceau n'est
pas mauvais; il est d'une bonne forme. Je n'y vois rien à changer. La
fin est jolie; la modulation en sol et le retour en mi (deux
avant-dernières pages) sentent le bon style, la bonne manière. L'idée
est seulement un peu terne. Lancez-vous, tâchez d'arriver au pathétique,
évitez la sécheresse, ne faites pas trop fi de la sensualité, austère
philosophe. Songez à Mozart et lisez-le sans cesse. Munissez-vous de
_Don Juan_, des _Noces_, de la _Flûte_, de _Così fan tutte_. Lisez Weber
aussi. Vive le soleil, l'amour... Ne riez pas et ne me maudissez pas. Il
y a là une philosophie qu'on peut rendre très élevée. L'art a ses
exigences. Du reste, livrez-vous à vous-même et ce sera bien. Merci du
plaisir que vous m'avez fait en m'envoyant ces quelques pages.
L'intelligence est chose rare en ce siècle de Béotiens, et ça fait
plaisir de la rencontre à forte dose. À bientôt, cher ami, et croyez à
toute ma sympathie, à toute mon affection.

[Note 30: Écrite au bas de la sixième page d'un devoir de
composition pour orchestre, l'introduction de _Bajazet et le Joueur de
flûte_. Voir la note précédente.]

Envoyez aussi souvent que vous voulez.

* * *

Fin de l'été ou automne de 1865[31].

Le contre-point va à merveille. Commencez à 3 parties. Vous avez un
traité; lisez et marchez. La mélodie que vous m'envoyez est claire; il y
a du progrès dans la forme. L'idée n'est peut-être pas très originale,
mais cela ne m'inquiète pas. Tâchez de m'envoyer de la composition. Je
suis impatient de lire une cantate de vous. Lécuyer est, en effet, à
Béziers. _Iwan_[32] est à la copie. Je ne passerai pas avant fin janvier
ou commencement février.

[Note 31: Écrite au bas de la dernière page du troisième devoir de
contre-point suivi d'une mélodie pour piano.]

[Note 32: _Iwan le Terrible_, opéra en cinq actes reçu au théâtre
Lyrique. Voir l'introduction p. 16.]

Mon père vous dit mille choses; moi, je vous serre la main de toute
amitié. À bientôt.

* * *

Décembre 1865.

J'allais précisément vous écrire. Je m'inquiétais de vous, et votre
lettre me cause une surprise extrême. Je n'ai reçu aucune
cantate[33]!... Ce papier n'a pu s'égarer chez moi; on me remet très
fidèlement mes lettres. Je ne sais que penser. Je suis enchanté de vous
savoir en bonne santé et en bonnes dispositions de travail. Quelle bonne
vie vous menez là-bas! Que je voudrais être à votre place! _Iwan_ est
encore retardé! le théâtre Lyrique n'a pas le sou!... Envoyez-moi
quelque chose. Je vous écrirai plus longuement un de ces jours. Je suis
accablé de besogne. Je ne sais où donner de la tête. Envoyez-moi du
contre-point, de la composition, et à vous de tout cœur.

[Note 33: Il s'agit d'un devoir de composition, des premières scènes
de _Bajazet et le Joueur de flûte_ qui furent perdues à la poste. Voir
p. 6, notes 1 et 2.]

* * *

Décembre 1865[34].

...[35]Ne vous découragez pas. Tout cela chante bien; c'est bien écrit.
Vous avez fait trop vite, ne vous doutant pas des pièges accumulés sous
chaque note. Débarrassez-vous de ce mal d'octaves. C'est curieux, rien
de tout cela n'est bon, et cependant, il est évident que c'est le
travail d'un musicien. Quelquefois un travail correct est preuve
d'évidente incapacité. Recommencez tout cela, et attention! Envoyez-moi
dès que ce sera prêt. J'ai fini avec le Lyrique. _Iwan_ retiré. Je suis
en pourparlers avec le Grand-Opéra. Je vous tiendrai au courant.

À vous mille fois.

[Note 34: Écrite en marge de la dernière page du quatrième devoir de
contre-point.]

[Note 35: Le premier mot est illisible.]

* * *

Fin décembre 1865 ou plutôt janvier, peut-être février 1866[36].

Bravo! Vite, un autre quatuor avec _scherzo_ et du contre-point.
Lancez-vous, inspirez-vous. Ce petit quatuor-là, tout naïf qu'il est,
est au-dessus de bien des gens qui se croient forts. Je suis ravi de
vous voir en si bonne voie. Voilà un fameux pas de fait. Soignez-vous;
ne lisez pas trop! Je voudrais bien avoir le temps d'abîmer mes yeux sur
Voltaire et Diderot. Rien de nouveau à l'Opéra. Il faut attendre encore
et intriguer toujours. Comme c'est amusant! Travaillez, et à vous de
toute amitié.

[Note 36: Écrite en marge d'un devoir de composition, un quatuor
pour instruments à cordes.]

* * *

Fin mars ou avril 1866[37].

C'est en très bonne voie. Venez: nous travaillerons. Vous supprimez
trop souvent la tierce dans les accords parfaits. À bientôt, et mille
fois à vous.

[Note 37: Écrite en marge de la dernière page du cinquième devoir de
contre-point.]

Ma route a changé de nom: 10, route des Cultures, rive gauche, au
Vésinet, Seine-et-Oise[38]. Tous les jours excepté mardi et samedi.

[Note 38: Il n'habitait Paris que l'hiver. Voir l'introduction pp.
6-8.]

* * *

Juillet 1866.

Cher ami,

En plein XIXe siècle, lorsqu'une société soi-disant civilisée tolère,
encourage même les monstruosités bêtes et inutiles, les odieux
assassinats qui s'accomplissent sous nos yeux et auxquels notre belle
Frrrrance va sans doute bientôt prendre part[39], les hommes honnêtes et
intelligents doivent se rassembler, s'entendre, s'aimer, s'éclairer et
plaindre les 999 millièmes d'idiots, de filous, de banquiers, de raseurs
dont notre pauvre terre est couverte!... Ce qui signifie, mon cher ami,
que je serai toujours mille fois heureux de recevoir vos lettres, de
resserrer les nœuds de notre amitié qui, j'espère, vous est aussi chère
qu'à moi.

[Note 39: Il écrivait ceci sous l'impression des nouvelles de la
bataille de Sadowa, livrée le 3 juillet 1866.]

Et d'abord, parlons de votre ami[40]. J'ai vu M. de... qui m'a promis de
ne pas choisir un secrétaire sans m'avoir prévenu. Malheureusement, il
n'est pas complètement décidé à reprendre un secrétaire. Il peut,
dit-il, s'en passer. J'ai chaudement appuyé. Tout cela est vague, et je
suis désolé de n'être pas un monsieur très influent au risque d'avoir
quelques décorations étrangères. Dites à G. que je pense continuellement
à vous, c'est-à-dire à lui. Si je vois poindre quelque chose, je
marcherai immédiatement. Quant à _l'intérêt_ que je prends à cette
affaire, dites, ou plutôt ne dites pas au tuteur-mécène, que j'entends
le rendre tellement exorbitant qu'il n'en a, lui, le cher homme, jamais
rêvé de pareil pour ses capitaux. C'est un 400 p. 100 qui se nomme le
plaisir d'être bon à quelqu'un et à quelque chose... Décidément la
culture des écus détraque le cœur et la cervelle. J'aime mieux mes
fraises[41], mes ennuis et mes créanciers. Consolez G. Tâchez de lui
faire prendre patience. Je ne vois rien, et croyez que cela me chagrine
sérieusement.

[Note 40: Un jeune homme qui désirait faire de la littérature et
cherchait un emploi à Paris.]

[Note 41: Il écrivait du Vésinet.]

Votre aventure au musée nous a fait rire aux larmes, Guiraud[42] et moi.
Mille remerciements de tous deux et tenez-nous au courant de vos mœurs
provinciales.

[Note 42: Son ami, le compositeur Ernest Guiraud.]

J'ai signé mon traité[43]. Je dois avoir mon premier acte lundi. Ma
symphonie[44] est toujours inachevée. Il est vrai que j'ai à composer
des mélodies pour Choudens. Je vous enverrai tout cela dès que ce sera
publié[45]. Tout en achevant mes travaux d'éditeurs et en commençant ma
_Jolie Fille de Perth_, je vais terminer ma symphonie pour laquelle j'ai
un faible marqué, bien qu'elle me fasse endiabler.

[Note 43: Le traité avec la direction du Théâtre-Lyrique pour la
représentation de la _Jolie Fille de Perth_.]

[Note 44: _Roma_. Voir l'introduction, pp. 22-24.]

[Note 45: Je reçus, plus tard, en effet, trois mélodies éditées
séparément chez Choudens et qui ont été placées ensuite dans le premier
recueil: _Douce Mer_, _Après l'Hiver_ et les _Adieux de l'Hôtesse
Arabe_.]

Que faites-vous? Travaillez-vous? Il faut faire une bonne année de
travail. Profitez de votre tranquillité. Si M. de Bismarck, aidé du
choléra, son digne collègue en chair-à-pâté, nous fait rater
l'exposition, nous retire nos élèves, nos éditeurs, notre pain, en un
mot, j'irai vous demander asile et philosopher quelques semaines avec
vous l'année prochaine, car, pour cette année, hélas! je vois bien qu'il
n'y faut pas penser. À bientôt, cher, écrivez-moi, et croyez-moi
toujours votre ami de toute sympathie, de toute affection et du meilleur
de mon cœur.

Envoyez-moi de la besogne. Mille amitiés de mon père.

Lécuyer arrive demain.

* * *

Juillet 1866.

Très bien, cher ami, je suis très content de votre travail. Faites
encore quelques noires sur blanches et continuez. Pas de frottements,
pas d'unissons, que tout cela ait l'air facile. C'est là la véritable
difficulté.

Je suis, cher ami, accablé de besogne: symphonie, opéra, courses,
affaires, ennuis, etc. J'ai terminé ma symphonie. Je commence la _Jolie
Fille_. La pièce sera jolie, je l'espère, mais quels vers!... c'est
toujours comme dans le _Val d'Andorre_:

        Dans cette ferme hospitalière
      Nous trouverons, j'en suis _certain_,
        _Peut-être_ une aimable meunière[46]
        Mais _à coup sûr_ d'excellent vin.

[Note 46: Il y a _fermière_ dans le texte.]

À propos d'excellent vin, le vôtre fait la joie de tous mes amis, y
compris Lécuyer et Guiraud qui vous envoient mille amitiés. Ce vin-là
sent le soleil! C'est fameux! Je ne vois rien à l'horizon pour G. Hélas!
cher ami, les hommes deviennent de plus en plus égoïstes. Depuis votre
départ, cela marche encore mieux! J'ai des amis très atteints par la
crise financière. La hausse de l'Italien a fait perdre beaucoup
d'argent! Il est, paraît-il, fâcheux que l'Italie ne banqueroute pas un
brin. Je ne comprends rien à ce système. Du reste, on m'affirme que
c'est très clair... On parle d'armistice, de paix. Nous aurons
l'exposition. On jouera peut-être la _Jolie Fille_. Espérons.--Dites à
G. que je suis bien sensible à son affection. C'est très partagé de mon
côté; je serai heureux de le voir. Peut-être sa présence nous aidera à
trouver enfin un coin quelconque. Écrivez-moi de longues lettres.
Travaillez bien sans vous fatiguer et croyez-moi votre ami dévoué.

Mon père vous fait mille compliments bien affectueux.

* * *

Août 1866.

Bon! cela marche. Faites encore quelques contre-points de cette espèce,
mais en attaquant les syncopes. Marchez, marchez, et envoyez-moi de la
besogne plus souvent.

J'ai sur...[47] 320 pages d'épreuves à corriger, ma _Fille de Perth_
dont je suis assez content, mais qui me donne un mal de chien. C'est ce
qui excuse la brièveté de cette lettre.

[Note 47: Deux mots illisibles.]

Ah! première des _Pêcheurs_, le 30 septembre 1863[48].

[Note 48: Je lui avais demandé cette date.]

Écrivez-moi plus souvent; vous devez avoir le temps de causer avec moi.
Ma _Fille de Perth_ ressemble peu au roman. C'est une pièce à effet,
mais les types sont trop peu accentués. Je réparerai, j'espère, cette
faute. Il y a des vers...

Tenez au hasard:

CATH.[49]

Ainsi donc, plus de jalousie!

SM.[50]

Et vous plus de coquetterie!

CATH.

C'est convenu!

SM.

C'est entendu!
Ah! désormais le bonheur m'est rendu!

[Note 49: Catherine.]

[Note 50: Smith.]

ou bien:

        Quelle est encor cette aventure?
        Nous n'en sortirons pas, vraiment!
      Je n'y comprends rien! mais je jure
        Que l'ami Smith est innocent!

_L'ami Smith_ est délicieux.

Enfin, il faut travailler là-dessus. Je ne me sers pas des paroles pour
composer; je ne trouverais pas une note!

Gounod, officier de la Légion d'honneur. À bientôt, je vous embrasse de
tout mon cœur.

À G., mille amitiés.

Votre ami.

* * *

Septembre 1866.

Cher ami,

J'ai été bien long à vous répondre. Mon temps est dévoré par le travail.
Mes 320 pages d'épreuves sont corrigées et remplacées par d'autres; il
n'y a pas de fin! J'ai terminé le premier acte de la _Jolie Fille_. À
propos du roman de Walter Scott, il faut que je vous avoue mon hérésie.
Je le trouve détestable. Entendons-nous: c'est un détestable roman, mais
c'est un livre excellent. M. Ponrail du Tesson, chevalier de la L. d'h.,
arrivera peut-être à faire un bon roman, mais il ne fera jamais que des
livres méprisables. Vous me comprenez: je veux seulement excuser
Saint-Georges de n'avoir pas suivi l'intrigue du romancier anglais.
Comme vous prenez part à ce qui m'intéresse, que vous êtes réellement
mon ami, je ne crains pas de vous ennuyer en vous contant brièvement mon
scénario:


    PERSONNAGES

  SMITH             armurier, ténor.
  LE DUC DE ROTHSAY baryton.
  GLOVER            gantier.
  CATHERINE         sa fille.
  RALPH             montagnard, apprenti chez Glover.
  MAB

reine de Bohême, dit Saint-Georges; moi, je dis: reine des Bohémiens.


ACTE PREMIER

_L'atelier de Smith. Ameublement_ ad hoc.


SCÈNE PREMIÈRE

LES FORGERONS _au travail_.

CHŒUR

Travaillons et forgeons, etc.

_Survient Smith._

SM: Amis, ce soir carnaval. Amusez-vous; votre tâche est finie, etc.

_Exeunt les forgerons._


SCÈNE II

SMITH _seul._

Me voilà seul avec mon amour à Catherine. Pourquoi ne veux-tu pas
m'aimer? Pourquoi n'obéis-tu pas à ton père qui me veut pour gendre?
etc.

_Récit et romance._

_Bruit au dehors._ SM: Qu'entends-je?... des cris. Je crois qu'on
insulte une femme. Courons.

_Il prend une hache et se dispose à sortir lorsque Mab se précipite._


SCÈNE III

MAB: Secourez-moi. Je meurs d'effroi; de jeunes seigneurs ont voulu
m'embrasser à votre porte. SM.: Ne craignez rien. Vous êtes chez moi.
MAB: Merci. Mais à mon tour laissez-moi vous rendre service. Donnez-moi
votre main, et je vous dirai votre destin futur. SM: Ma pauvre enfant,
tu perds ton temps, je ne crois pas aux sorciers. MAB, _prenant la main
de Sm_: Vous êtes amoureux d'une coquette qui vous fait mourir de
jalousie, mais je vous affirme qu'elle vous aime. Ne craignez rien de
Ralph; il l'aime, mais elle n'aime que vous, et tenez, pour vous faire
respecter mon art magique, dans un instant Simon Glover viendra avec sa
fille et son apprenti vous demander à souper. SM.: Est-il
possible?--Ensemble, etc. (_On frappe au dehors._) MAB: Ce sont eux.
SM:: Mais, j'y pense, Catherine est jalouse. Cache-toi, là, dans cette
chambre. (_Mab se cache._)


SCÈNE IV

SMITH, GLOVER, CATH., RALPH.

LES ARRIVANTS: C'est aujourd'hui carnaval et nous venons nous réunir
chez un ami. SM: Soyez les bienvenus. Belle Catherine, merci. RALPH,
_sombre_: Que se disent-ils tous les deux? GLOVER: Nous souperons chez
toi, mais j'ai peu de confiance en ta cuisine. Par ce mauvais temps, il
faut bien boire et bien manger. Je t'ai donc apporté des vins. CATH: Fi
donc! Peut-on penser à de semblables détails? Le carnaval nous garde
d'autres plaisirs. Ici _Air de bravoure_: De grâce, etc., sur _les
plaisirs du carnaval_. GLOVER, _après l'air_: Tout cela est fort joli,
mais j'aime mieux un bon souper. Ralph, viens avec moi; je veux
surveiller les apprêts du repas. RALPH, _maussade_: Je suis votre
apprenti, mais je ne suis pas cuisinier, du reste, j'aperçois près de la
porte l'inconnu qui suivait tout à l'heure Catherine. SM, _avec colère_:
Mon bras est le plus fort du canton et je n'ai pas besoin de vous pour
la défendre. RALPH: Mais... CATH: Assez!... GLOVER: Viens ou je te
chasse. RALPH: Les laisser seuls! Hélas! mais je me vengerai.

_Ils sortent._


SCÈNE V

CATH. SM.

SM: C'est bientôt la Saint-Valentin. Laissez-moi vous offrir cette
fleur. (_Une rose d'or émaillé._) CATH: Mais c'est tricher que
d'accepter d'avance un présent. SM: Consentez à notre mariage. CATH:
Nous verrons! SM: Je vous aime... Ici, un duo d'amour..._sans
cabalette_.


SCÈNE VI

UN ÉTRANGER _couvert d'un manteau_: C'est ici que la belle est entrée...
La voici. SM: Que voulez-vous?... Faire redresser mon poignard que j'ai
faussé dans le bras d'un manant. SM. _se met à l'ouvrage furieux.
L'étranger, qui n'est autre que le duc, fait la cour à Catherine. Sm.
interrompt la conversation en frappant violemment sur son enclume.
Catherine, qui n'était pas fâchée de donner une leçon de patience à
Smith, finit par trouver le duc un peu entreprenant. Smith, qui n'entend
plus et qui bout de jalousie, redescend la scène, et, voyant le duc qui
veut embrasser la main de Catherine, il lève sur lui son marteau, mais
la Bohémienne a suivi cette scène de la chambre où elle était cachée,
elle s'élance au-devant de Smith en poussant un cri. Catherine et le
duc, qui n'ont pas vu le mouvement de Smith, se retournent en entendant
ce cri_! _Coup de théâtre. Quatuor._ (L'effet de l'acte, je crois.)
_Catherine, furieuse, ne veut pas entendre les explications de Smith.
Glover revient en chantant et suivi de Ralph qui porte une table servie.
Il ne comprend rien à la colère de sa fille. Il se met à table. Mab
agace le duc dont elle est éprise. Smith se désole. Catherine boude. Le
duc sort en riant._ Le rideau baisse.

* * *

Voilà mon premier acte, très mal raconté. Je suis content de la musique.
Je crois avoir bien établi mes types. Le _Ralph_ est bien venu. Il
deviendra très important au deuxième acte. Je suis très satisfait du
deuxième acte auquel je travaille et que je vous raconterai dans ma
prochaine lettre.

Je ne vais plus à Paris[51]. Je suis tout au travail. Et vous, que
faites-vous? Vous ne contre-pointez pas assez, et je me plains de ne pas
avoir de vos nouvelles.

[Note 51: Il était au Vésinet où il passait ordinairement avec son
père la belle saison. Voir l'introduction pp. 6-8.]

Vos maximes sont charmantes. Dès mon retour à Paris, je veux lire le
livre de Taine dont on m'a dit beaucoup de bien. Taine est...
évidemment l'esprit le plus fort, parce qu'il est le plus sain, de notre
époque.

À bientôt. Je vous prie, mille amitiés à G., et à vous ma meilleure, ma
plus vive affection.

* * *

Septembre 1866.

Bravo! c'est très bon. Continuez. Dans votre contre-point en syncopes,
préoccupez-vous, avant toute chose, de la qualité de vos syncopes. Des
dissonances tant que vous pourrez. Ne brisez les syncopes qu'en cas de
nécessité absolue. Cependant, entre un contre-point en syncopes faibles
sans brisure et un contre-point en syncopes dissonantes mais brisées une
ou deux fois, il ne faut pas hésiter. Des dissonances avant tout.

Cher ami, si vous veniez comme moi d'orchestrer une ignoble valse pour
X..., vous béniriez les travaux de la campagne! Croyez bien que c'est
enrageant d'interrompre pendant deux jours mon travail chéri pour écrire
des solos de piston. Il faut vivre!... Je me suis vengé. J'ai fait cet
orchestre plus canaille que nature. Le piston y pousse des hurlements de
bastringue borgne, l'ophicléide et la grosse caisse marquent
agréablement le 1er temps avec le trombone basse et les violoncelles
et contre-basses, tandis que le 2e et le 3e temps sont assommés
par les cors, les altos, les 2es violons, les deux 1ers trombones
et le tambour! oui, le tambour!... Si vous voyiez la partie d'alto!
Tenez, c'est ainsi tout le temps:

[Illustration: musique]

Dix pages ainsi. Il y a des malheureux qui passent leur existence à
exécuter ces machines-là!... Horrible!... Ils peuvent penser à autre
chose, si toutefois ils peuvent encore penser! Ils en sont quittes pour
faire

[Illustration: musique]

lorsqu'il y a

[Illustration: musique]

et _vice versa_. Mais qu'importe!...

Votre pauvre G. me désole. Je comprends toute la tristesse de sa
situation et voudrais pour beaucoup pouvoir lui être bon à quelque
chose. Quel temps de bêtise et d'égoïsme!

Je travaille énormément. Je viens de faire au galop six mélodies pour
Heugel. Je crois que vous n'en serez pas mécontent. J'ai bien choisi mes
paroles: les _Adieux à Suzon_ d'_A. de Musset_; _À une fleur_, du
_même_, le _Grillon_ de _Lamartine_ (un peu Saint-Georges), un adorable
_Sonnet_ de _Ronsard_, une petite mièvrerie gracieuse de _Millevoye_, et
une folle guitare de _Hugo_.

Je n'ai pas supprimé une strophe, j'ai tout mis. Ce n'est pas aux
musiciens à mutiler les poètes.

Mon opéra, ma symphonie, tout est en train. Quand finirai-je? Dieu! que
c'est long, mais comme c'est amusant! Je me mets à adorer le travail! Je
ne vais plus qu'une fois par semaine à Paris[52], j'y fais mes affaires
strictement, et je reviens au galop.

[Note 52: Voir la note p. 74.]

Je ne me reconnais plus! Je deviens sage! Je suis si bien chez moi, à
l'abri des raseurs, des flâneurs, des diseurs de rien, du monde enfin,
hélas! Je ne lis plus les journaux. Bismarck m'ennuie. L'exposition
approche. Venez un peu. Nous nous promènerons ensemble, et nous ferons
d'amusantes observations. Il y aura de quoi philosopher. Si G... est de
la partie, j'en serai ravi! J'ai idée qu'avec lui et Guiraud, nous
formerions un assez joli quatuor!... Rêves, projets! C'est mieux que
réalité. Allons, ne vous désolez pas; prenez courage. Votre contre-point
va à merveille. Dès que vous pourrez composer, faites-le.

À bientôt, et toujours votre ami de tout le meilleur de mon cœur.

* * *

Octobre 1866.

Vous êtes deux amours. J'ai été profondément touché de cette marque de
confiance et d'affection. J'ai lu et relu votre journal. Il est
charmant, d'un décousu... adorable, en ce qu'il peint à merveille l'état
de vos âmes durant cette promenade si jeune, si fantaisiste, si pleine
de caprice, d'imprévu, de douce... j'ai presque envie de dire de triste
gaieté... Vous m'avez rajeuni. Ne riez pas. Vous m'avez rappelé mes
courses à travers l'Apennin. Vous avez, cependant, sur moi, une grande
supériorité... Vous le savez bien, brigands que vous êtes... et si votre
bon cœur n'adoucissait votre rigidité, vous m'écraseriez de toute votre
philosophie qui n'a jamais failli... et qui ne faillira jamais... je le
désire... je le souhaite, mes amis, de tout mon cœur... Edmond me
raille... Dieu me pardonne... sur ma sagesse... tardive... et non
définitive... peut-être!... Certes, vous êtes heureux... et si je
pouvais recommencer... Eh bien, non... je mens... Il ne faut jamais être
ingrat... même envers le mal... et puis, n'en déplaise à mon grave
Edmond, _le complément de la nature_ des sexes comporte avec lui _le
contact de deux épidermes_... Sors de là, mon brave homme... Chamfort
était un brutal... Soit! mais sa proposition matérialiste n'est pas même
un paradoxe... Je ne défends pas Chamfort... je ne l'aime pas... Je suis
artiste!--N'exagérons rien, mes amis... soyons flexibles... La vérité
est belle... elle est même la source de toutes les beautés absolues...
politiques, artistiques, philosophiques, plastiques... mais, croyez-moi,
il est de par le monde de bien charmantes erreurs!... Galabert
s'indigne!... mais je soupçonne G. d'être plus indulgent... J'ai bien
compris tout ce que vous me dites touchant la religion. Je suis de votre
avis, mais voyons, ne soyons pas injustes. Nous sommes d'accord sur un
principe que l'on peut, je crois, formuler ainsi: La religion est pour
le fort un moyen d'exploitation contre le faible; la religion est le
manteau de l'ambition, de l'injustice, du vice. Ce progrès dont vous
parlez, ce progrès marche, lentement mais sûrement; il détruit peu à peu
toutes les superstitions. La vérité se dégage, la science se vulgarise,
la religion est ébranlée; elle tombera bientôt, dans quelques siècles,
c'est-à-dire demain. Ce sera bon alors, mais n'oublions pas que cette
religion, dont vous pouvez vous passer, vous, moi et quelques autres, a
été l'admirable instrument du progrès; c'est elle, surtout la
catholique, qui nous a enseigné les préceptes qui nous permettent de
nous passer d'elle aujourd'hui. Enfants ingrats, nous meurtrissons le
sein qui nous a nourris, parce que la nourriture qu'il nous donne
aujourd'hui n'est plus digne de nous; nous méprisons cette fausse clarté
qui a pourtant accoutumé peu à peu nos yeux à regarder la lumière. Sans
elle, nous étions aveugles dès le berceau, à jamais!... Croyez-vous
qu'un admirable imposteur comme Moïse n'ait pas fait faire un formidable
pas à la philosophie, par conséquent à l'humanité? Voyez cette sublime
absurdité qui s'appelle la Bible! N'est-il pas facile de dégager de ce
splendide fatras la plupart des vérités que nous connaissons
aujourd'hui? Il fallait les habiller, à cette époque, des costumes du
temps, il fallait leur faire endosser la livrée de l'erreur, du
mensonge, de l'imposture. Le dogme, la religion ont eu sur l'homme une
influence heureuse, décisive. Que si vous m'objectez les persécutions,
les crimes, les infamies qui ont été commises en son nom, je vous
répondrai que l'humanité s'est brûlé les doigts au flambeau. Des
millions d'hommes égorgés par d'autres hommes, une goutte d'eau dans la
mer, rien!... L'homme n'est pas encore assez fort pour s'amputer de la
croyance, sans doute. C'est triste, mais qu'y faire? La religion, c'est
un gendarme. Nous nous en passerons des gendarmes et des juges aussi,
plus tard. Nous avons déjà fait un grand pas, puisque ce gendarme nous
suffit presque. Demandez à la société ce qu'elle préfère, ou de se
passer d'évêques, ou de gendarmes. Mettez-la en demeure de se prononcer,
faites voter, et vous verrez quelle majorité en faveur du gendarme! Le
tricorne est assez puissant aujourd'hui pour contenir les mauvaises
passions. Le tricorne n'aurait fait aucun effet sur les Hébreux qui ne
savaient nullement ce que c'est que la philosophie. Il fallait des
autels, des Sinaï avec feux de bengale, etc. Il fallait parler aux yeux;
plus tard, il a suffi de parler à l'imagination. Tout à l'heure, nous
n'aurons plus affaire qu'à la raison... Je crois que tout l'avenir
appartient aux perfectionnements de notre contrat social (auquel on
mêle toujours si bêtement la politique). La société perfectionnée, plus
d'injustices, donc plus de mécontents, donc plus d'attentat contre le
pacte social, plus de prêtres, plus de gendarmes, plus de crimes, plus
d'adultères, plus de prostitution, plus d'émotions vives, plus de
passions, attendez... plus de musique, plus de poésie, plus de légion
d'honneur, plus de presse (ah! bravo, par exemple), plus de théâtre
surtout, plus d'erreur, donc plus d'art! Au diable! aussi, c'est votre
faute. Mais malheureux que vous êtes, votre progrès inévitable,
implacable, tue l'art! Mon pauvre art!... Galabert est furieux, il n'en
croit rien, j'en suis sûr! Les sociétés les plus infectées de
susperstitions ont été les grandes promotrices de l'art: l'Égypte, son
architecture; la Grèce, sa plastique; la Renaissance, Raphaël, Phidias,
Mozart, Beethoven, Véronèse, Weber, des fous! Le fantastique, l'enfer,
le paradis, les Djinns, les fantômes, les revenants, les Péris, voilà le
domaine de l'art! Ah! prouvez-moi que nous aurons l'art de la raison, de
la vérité, de l'exactitude, et je passe dans votre camp avec armes et
bagages. Mais j'ai beau chercher... je ne vois rien... que Roland à
Roncevaux! Pas assez! et encore, il y a un évêque, l'olifant, etc. Comme
musicien, je vous déclare que si vous supprimez l'adultère, le
fanatisme, le crime, l'erreur, le surnaturel, il n'y a plus moyen
d'écrire une note. Parbleu, l'art a bien sa philosophie! mais il faut un
peu écorcher le sens des mots pour le définir... _Science de la
sagesse..._ C'est bien cela, excepté que c'est tout le contraire! Tenez,
je suis un piètre philosophe (vous le voyez bien) eh bien, je vous
assure que je ferais de meilleure musique si je croyais à tout ce qui
n'est pas vrai! Bref, résumons-nous: l'art dégringole à mesure que la
raison avance. Vous ne croyez pas... _c'est vrai_, pourtant! Faites-moi
donc, un Homère, un Dante, aujourd'hui. Avec quoi? L'imagination vit de
chimères, de visions. Vous me supprimez les chimères, bonsoir
l'imagination! Plus d'art! La science partout! Que si vous me dites _où
est le mal_? je vous lâche et je ne discute plus, _parce que vous avez
raison_! Mais c'est égal, c'est dommage, bien dommage... Les lettres se
sauveront par la philosophie. On aura des Voltaire. C'est consolant,
mais nous aurons des Jean-Jacques quand même, car vous ne changerez pas
la matière dont l'homme est pétri, et j'ai horreur de ce salmigondis de
vice, de sentimentalité, de philosophie et de génie qui produit un
Rousseau. Veau à trois têtes... homme à trente-six faces... Pouah! n'en
parlons plus!... Un hystérique, cynique, hypocrite, républicain et
sensible par-dessus le marché! George Sand l'imite; terrible châtiment!
(Entre nous, Robespierre m'est bien plus sympathique, quoique presque
sans talent)... Ouf!... Je ne me relirai pas, car si je me relisais, je
ne vous enverrais pas ce galimatias, et j'y perdrais la colère d'Edmond!
Avec tout cela, vous avez regardé la petite bonne. Chère petite bonne!
elle est bien gentille dans votre lettre. Je la vois d'ici, accorte,
proprette, le nez retroussé, les joues roses, les mains un peu
calleuses, n'est-ce pas? c'est ennuyeux, mais baste! à la montagne! Oui,
je la vois. Je vous avoue même (tout bas) que je laisse Edmond se
retourner pour ne pas voir la petite s'habiller, simplement pour éviter
un mouvement giratoire qui contrarie ma paresse. Allons, bon, je suis
puni de ma curiosité. Elle a les bas sales, la chère petite, même avant
de les mettre... Un peu de réalisme, maintenant. Je ne peux pas
accrocher votre juste milieu!... Cela me fait du bien de vous écrire,
tout comme si je vous relisais. Vous m'avez arraché à une diable de
chanson à boire[53], qui ne venait pas. Elle est trouvée, maintenant; je
vous la dois... Votre lettre m'arrive de Marseille. Affaire
d'inondations. Guerre, choléra, inondations, c'est du propre! Je ne
quitte pas mon Vésinet et ne puis vous envoyer un peu d'esprit de Paris.
Cela vous est égal et vous avez bien raison.

[Note 53: Sans doute celle du duc de Rothsay au deuxième acte de la
_Jolie Fille de Perth_.]

Pardonnez-moi cependant de vous envoyer un mot du parterre du Vaudeville
à la première représentation du..., de M... Au moment où Saint-Germain
proférait ce vers:

      Mais je vois en ces lieux le vaincu qui s'avance.

le parterre a chanté:

      C'est l'vaincu qui s'avance
        cu qui s'avance
        cu qui s'avance

sur l'air du

      Roi barbu qui s'avance
        bu qui s'avance.

de la _Belle Hélène_.

C'est le meilleur effet de la pièce... Si vos provinciaux avaient
assisté à cette première, ils auraient trouvé nos Parisiens légèrement
shocking.

Encore un joli vers du même:

      Ciel étoilé, soleil, espace, _éther_, _nuées_!

Dieu vous bénisse! a répondu le public.

Vrai, c'était drôle!

Le marquis de Boissy est mort! plus de gaieté au Sénat! Le comte
Bacciochi est mort, la surintendance est supprimée... Camille Doucet[54]
prend la direction générale des théâtres. Rien de fâcheux pour moi, au
contraire! Je travaille toujours à force. Les épreuves se multiplient,
je ne sais d'où elles sortent; c'est de la génération spontanée, le
diable m'emporte!... Dans six semaines _Don Carlos_ de Verdi; dans deux
mois _Roméo et Juliette_ de Gounod... Mon cher Edmond, faites-moi du
contre-point en syncopes comme s'il en pleuvait. Contribuez à la
propagation des espèces, et puis composez.

[Note 54: Auteur dramatique, directeur de l'Administration des
Théâtres depuis 1863.]

Choisissez des sujets bien idéals; les plus insensés sont les meilleurs.
Merci encore de votre trop court journal; c'est un avant-goût du
quatuor[55]...

[Note 55: Un quatuor pour instruments à cordes, devoir de
composition.]

Pourquoi G. ne s'essaie-t-il pas à faire du théâtre? C'est une carrière
de hasard, c'est vrai; mais pourquoi ne pas mettre ce hasard-là de son
côté? Adieu, au revoir; à vous, mon cher Edmond, que j'aime de tout le
meilleur de mon cœur, et à vous, G., que je connais déjà si bien sans
avoir vu vos traits. Si vous avez une photographie de vous,
envoyez-la-moi, sinon, j'attends votre arrivée... Une idée: je glisse
dans cette lettre une reproduction des traits fort irréguliers d'un très
mauvais sujet fort enclin aux plaisirs défendus par la vraie, par la
saine philosophie qui est la vôtre, je le reconnais, mais toujours
empoigné par ce qui est jeune, sincère, honnête, pur, candide, bon et
intelligent comme vous deux, et, sans esprit, le meilleur des moins
parfaits des hommes.

* * *

Octobre 1866.

Allons, cher ami, un peu de courage, et quelques syncopes encore.

1º Servez-vous des prolongations qui, en vous fournissant deux accords
par mesure, vous offrent plus de dissonances.

2º Employez plus de notes de passage. C'est le vrai moyen d'éviter les
sauts, les unissons, les croisements, etc.

3º Pas de septièmes se sauvant par la basse.

4º Pas d'octaves ni de quintes sauvées par la syncope qui ne sauve rien.

5º Ayez toujours des résolutions pures, sans frottements, et surtout
sans quintes ni octaves cachées même entre les parties intermédiaires.
Votre prochain envoi devra se composer de syncopes et de fleuri. Pour le
fleuri, faites la part de l'inspiration ou, si le mot vous semble trop
prétentieux, de _l'oreille_. Cher ami, ce que Laboulaye dit à G., je
vous le dirai sans cesse, au risque de ressembler à Brid'oison ou au
tuteur qui m'amuse fort: sans forme, pas de style; sans style, pas
d'art!... Méditez ce précepte de Buffon, qui se connaissait en style:
«_Les ouvrages bien écrits seront les seuls qui passeront à la
postérité... Quelle que soit l'élévation des pensées, si elles ne sont
pas suffisamment et purement exprimées, l'ouvrage périra... Les faits
sont hors de l'homme, le style est l'homme même._» Il faut vous remettre
à la composition, cher ami; vous voilà contrapuntiste. Encore une
séance, et nous passerons à la fugue. Courage! Courage!

Ce brave évêque Dupanloup en est au _spiritualisme_ de 1820!... La
_Révélation_ et l'autorité de l'Église... Tout est là... Ne nous
occupons pas de ces fadaises. C'est le passé qui meurt en exhalant un
dernier cri de rage!... Les dieux s'en vont!--_Requiescant in pace._

À propos, est-il possible que j'aie écrit la phrase que vous me
reprochez dans votre dernière lettre?... Malgré mon peu d'habitude du
jargon philosophique, je n'ai pas dit ou je n'ai pas voulu dire que la
_science_ est l'ennemie de l'art. J'ai dit le progrès... ce qui, pour
moi, est tout différent[56]! J'ai parlé du progrès politique, social,
auquel nos philosophes nous conduisent tout droit--c'est fort
heureux--mais c'est américain et pas artistique du tout.

[Note 56: Bizet entendait par là le progrès purement industriel et
purement économique.]

J'en aurais à dire là-dessus plus que je ne saurais en écrire. Du reste,
les discussions, malgré leur vif intérêt, sont difficiles par
correspondance. On écrit vite, on se trompe de mot, et l'on devient
incompréhensible. C'est ce qui m'est arrivé si j'ai mis _science_ pour
_progrès_. Je croyais dire une vérité, et j'ai dit une absurdité. J'ai
composé et...[57] deux actes. Encore deux et neuf cents pages
d'orchestre. Je suis content... Cela vient assez bien. Je travaille
beaucoup...[58], et ne trouve pas le temps d'orchestrer ma symphonie. À
bientôt. Mille choses à G., pour vous ma meilleure affection,
aujourd'hui et toujours.

[Note 57: Un mot illisible.]

[Note 58: Un mot illisible.]

* * *

Novembre 1866.

Mon cher ami,

Vos études de contre-point sont terminées! La fugue va affermir votre
style, le dégager, l'éclaircir. Courage, le plus dur est fait! Je suis
très content de votre contre-point fleuri. Il est beaucoup plus net que
je ne l'espérais. Donc, à la fugue. Avant d'attaquer cette grosse
affaire, je voudrais cependant vous voir composer une certaine quantité
de canons. Vous me ferez aussi des sujets et des contre-sujets! Vous
rappelez-vous nos conversations de cet été? Du reste, vous trouverez
dans vos traités toutes les explications nécessaires, et puis, vous
voilà assez solide pour trouver vous-mêmes beaucoup de choses. Procédez
ainsi:

À deux parties:

Canons à l'8ve

[Illustration: musique]

à la 4te et à la 5te

[Illustration: musique]

Le reste ne vaut pas la peine d'être étudié!

Donc, à l'œuvre et bon courage. Envoyez-moi plus souvent de la besogne.
Lorsque vous aurez cinq ou six canons, montrez-les-moi. Il ne faut pas
travailler dans le doute et dans les ténèbres.

Je suis harassé de fatigue, j'avance, mais il est temps, je n'en puis
plus. J'ai été obligé de renoncer à l'orchestre de ma symphonie. Dès ma
_Fille de Perth_ terminée, je m'y mettrai, mais trop tard sans doute
pour cet hiver. G. est bien la nature sympathique que je pressentais. Je
ne l'ai pas vu depuis quelques jours. Pauvre garçon! trouvera-t-il? Je
rage, en vérité, de n'être pas plus à même de lui être utile. Enfin,
espérons. Ne vous ennuyez pas, mon cher Edmond, et surtout, ne vous
exaltez pas. Puisque votre bonne étoile vous met à même de trouver en
_vous_ les éléments de _vie_ intellectuelle, profitez-en! Ne comptez sur
rien! Plus je vais, plus je méprise notre pauvre espèce humaine. Excepté
vous, Guiraud, G., et quelques rares amis malheureusement mariés!!!! je
ne vois personne. Et nous sommes tout jeunes!... Ah! si. J'oubliais un
homme excellent, vraiment bon, vraiment dévoué, vraiment sincèrement
affectueux. Nous en parlerons, et aussi d'un homme que j'ai aimé de tout
mon cœur et que je déteste aujourd'hui!

Je vais me coucher, mon cher ami, je n'ai pas dormi depuis trois nuits,
et je tourne trop au noir! J'ai de la musique gaie à faire demain!

Si je puis l'année prochaine aller vous voir, vous et vos poétiques amis
ruminants, j'accomplirai un de mes désirs les plus chers, croyez-le. Si
j'aime les bœufs... mais je suis à moitié Romain..., oui..., et les
buffles aussi... Ces gaillards-là ont un regard à eux!... Plus de
tendresse que de force, s'il est possible!... Au revoir, travaillez, à
bientôt, et toujours votre ami de toute amitié tendre et dévouée.

* * *

Décembre 1866.

Bien. Vous possédez maintenant le mécanisme des imitations. Faites en
sorte que votre style soit plus mélodique, vos modulations plus
accentuées, plus nettes. Faites de la musique, en un mot. C'est
difficile, mais c'est possible, et cela va devenir obligatoire dans la
fugue.

Votre prochain envoi devra se composer de préparations de fugues. Je
m'explique: Sujet.--Réponse.--Puis le ou les contre-sujets sur le sujet
et aussi sur la réponse, et enfin les strettes du sujet, de la réponse
et de chacun des contre-sujets.

Vous me pardonnez, n'est-ce pas? le retard que j'ai apporté à la
correction de cet envoi. Si vous saviez mon existence depuis un mois! Je
travaille quinze et seize heures par jour, plus quelquefois, car j'ai
des leçons, des épreuves à corriger; il faut vivre. Maintenant, je suis
tranquille. J'ai quatre ou cinq nuits à passer, mais j'aurai fini. Le...
est très tourmenté par les auteurs de...[59], qui lui prêtent de
l'argent[60]. Je veux être payé ou joué; pour cela, il faut rester dans
les termes rigoureux du traité. Je suis très content de moi. C'est bon,
_j'en suis sûr_, car c'est en avant.

[Note 59: Un mot illisible.]

[Note 60: J'ignore si cela est bien exact. Voir l'introduction, p.
10.]

Parlons de ce pauvre G. Je suis désolé. Madame..., qui m'avait promis
son appui, ne fait rien. Je vais encore tenter quelque chose. Hébert[61]
est, dit-on, de retour à Paris. Je vais lui demander s'il peut, s'il
veut attaquer la princesse..., mais n'en dites rien; c'est inutile. Tout
cela a si peu de chances de réussite...

[Note 61: Le peintre, qui fût directeur de l'Académie de France à
Rome.]

J'ai dîné chez elle il y a huit jours. J'avais presque envie d'aborder
la question, mais, je sens que j'aurai une promesse, et puis rien. Le
manque de spécialité est un obstacle grave. Ce pauvre garçon me fait
réellement peine, car sa situation est déplorable... Hélas! Si j'étais
ministre!

_Mignon_ est un succès d'argent. Jusqu'à présent, je n'ai pas trouvé le
temps d'aller l'entendre.--On répète _Roméo_. _Freischütz_ fait de
l'argent. Il n'y a d'autre cascade dans le théâtre que la direction. À
bientôt.

Je vous aime de tout mon cœur.

* * *

Décembre 1866.

À la hâte, cher ami. J'écris à G. de venir dîner avec moi. Je vais le
tâter et voir ce qui en est. Les lettres de son tuteur sont
_déplorables_. J'ai lu la dernière: «Il faut songer à me soulager de ce
que je fais pour toi!... Un tel dîne à 85 c.»... et autres
indélicatesses du même genre. C'est effacer d'un trait tout ce qu'il a
pu faire pour notre ami. (Entre nous). Vrai, on n'écrit pas des lettres
pareilles à un pauvre garçon qui ne sait où donner de la tête. À
bientôt.

Votre ami.

Que disiez-vous donc? G. n'est pas philosophe, mais pas le moins du
monde. Je ne connais pas un homme qui le soit moins que lui.

* * *

Janvier 1867.

Cher ami,

Un coup de collier sur les réponses et les contre-sujets, et vite à la
fugue.

J'ai fini mon opéra. Je l'ai remis à Carvalho le 29 décembre.

Maintenant nous allons voir.

On veut me retarder, je le sens, mais je n'accepte aucun délai. En
répétitions ou procès.

Ma prochaine lettre vous donnera des détails à ce sujet. Je suis très
content de mon ouvrage. Il y a quelques jours que je n'ai pas vu G... et
je n'ai rien... hélas! toujours rien!... Ce pauvre garçon ne peut
travailler dans la situation où il se trouve. Croyez-moi; rien ne tient
(?) contre les inquiétudes matérielles de la vie. On peut tout
supporter, chagrins, découragements, etc.

Mais cette inquiétude de tous les instants qui abrutit, qui diminue
l'homme!...

Je n'ai jamais connu la misère, mais je sais ce que c'est que la _gêne_,
et je sais combien cela frappe sur l'intelligence.

Travaillez bien. Écrivez-moi bientôt, et croyez-moi toujours votre ami
dévoué de tout le meilleur de mon cœur.

* * *

Janvier 1867.

Bien; maintenant, à la fugue. Envoyez-moi une fugue sur ce sujet:

[62][Illustration: musique]

[Note 62: Abréviations: suj., sujet; rép. r., réponse; c. suj., c.
s. contre-sujet; mod. min., mode mineur; div., divertissement; sous
dom., sous-dominante.]

[Illustration: musique]

Avez-vous le plan de la fugue? Par prudence, le voici[63]:

Exposition:

 --  |  rép   |c. s. | r.  |
     |        |      |     | divertissement tiré du sujet
sujet| C. suj.| suj. |c. s.|

Contre-exposition. Mode min.

rép. |c. s. | divertis.   | suj.  |c. s.|
     |      | tiré du suj.|       |     | div.
     |      |             |       |     | --
c. s.| suj. | ou du c. s. | c. s. | r.  |

Sous-dominante. Relatif de la sous-dom.

  |c. s.     une         suj.
                               div. pour arriver
  |suj.     liaison     c. s.
à un | repos à la dominante. _Strettes._ Pédale. Coda. ||--

[Note 63: J'avais mieux que le plan: il m'avait, en effet, donné au
printemps de 1866 une fugue à deux parties qu'il avait écrite pour moi
et devant moi au Vésinet.]

Faites en sorte que les divertissements aillent toujours en se serrant,
ce que vous obtiendrez en prenant pour les premiers les fragments les
plus larges, et en faisant des imitations de plus en plus rapprochées:
une mesure et demie, puis une mesure, puis une demi-mesure. Même
observation pour les strettes: il faut commencer par la strette du
sujet, puis une strette du contre-sujet, puis autre strette du sujet en
commençant par la réponse, mais de plus en plus serrées.

Voilà. Soyez clair, mélodique; en avant et courage. J'ai vu G. il y a
deux jours. Je l'ai adressé à un de mes amis, commerçant, qui m'a promis
de chercher avec lui. Quant à son travail, il lui faut vraiment du
courage pour l'entreprendre dans une pareille situation d'esprit. Pour
aborder la carrière littéraire avec succès, il lui faudrait, ce me
semble, deux ou trois ans de travail tranquille. Enfin, espérons. _X._ a
été une chute ridicule, honteuse. Il en sera de même de toutes les
pièces de compositeurs payants[64]!

[Note 64: Voir ci-dessus, p. 96, première lettre de décembre 1866,
la note 2 et l'introduction, p. 10.]

***nous a demandé _à genoux_ de lui accorder un peu de temps. Il est
pressé par... auquel il doit de l'argent[65]. Mademoiselle Nilsson est
réengagée à cinq mille francs par mois pour nous. Nous allons répéter en
mars jusqu'à la fin de mai. Nilsson ira deux mois à Londres et elle
rentrera le 15 août dans la _Jolie Fille de Perth_. Ceci est l'objet
d'un nouveau traité avec vingt-deux mille francs de dédit. Il marchera
ou nous l'exécuterons. Il est triste d'en arriver là, mais nous sommes
bons jusqu'au bout. Cette fois, il exécutera ses engagements ou nous le
_tuons_. Le ministère, tout le monde est pour nous, et cette dernière
concession nous attire toutes les sympathies. _X._ tombera; _Y._
tombera; _Z._ de... tomberont. Voilà ma vengeance. Laissons faire les
usuriers[66], les gens sans cœur et sans talent. L'avenir, notre valeur
et notre conscience nous dédommageront. Ingres est parti. Encore un
vaillant de moins... Je viens de revoir ma partition. _C'est bien!_ Si
vous venez au mois d'août, vous assisterez à la première représentation
qui aura lieu avant la fin du mois. Allons, travaillez, continuez à vous
plonger dans _Shakespeare_. C'est bon. Voilà un philosophe, un
moraliste, un poète.

[Note 65: Voir ci-dessus, p. 96, première lettre de décembre 1866,
la note 2 et l'introduction, p. 10.]

[Note 66: Idem.]

À bientôt et toujours votre ami mille fois de tout cœur.

* * *

Fin janvier, ou février 1867[67].

[Note 67: Écrite à la suite du quinzième devoir. C'était la fugue
dont le sujet avait été envoyé dans la lettre précédente.]

Ces strettes sont trop courtes. Cela tient à ce que vous avez fait votre
première strette trop serrée. Il fallait:

[Illustration: musique]

etc.

Vos imitations sont trop courtes. C'est un _fughetto_, mais c'est
bien.--Excusez-moi du retard que j'ai mis à vous répondre, mais j'ai
corrigé trois mille six cents pages d'épreuves pour l'orchestre de
_Mignon_! Je suis maintenant tout à vous. Je reçois une lettre de G. qui
vient d'être malade.

Envoyez-moi de suite des réponses et des C.S[68].

[Note 68: Contre-sujets.]

Voici des sujets:

[Illustration: musique]

[Illustration: musique]

Je vous renverrai poste par poste en vous indiquant la fugue à faire. À
bientôt donc.

Votre ami.

* * *

Février 1867.

Enfin!... Je puis vous écrire!... En vérité, je mène une existence
insensée. Jugez-en: presque tous les jours, je vais chez Carvalho, puis
chez Saint-Georges, du Châtelet à la rue...[69]; tous les jours, je dîne
en ville; je n'ai pas encore le moyen de me passer de certaines
relations; tous les jours, j'ai des leçons; j'ai à diriger la
publication de _Mignon_, réduire la partition piano solo, une partition
de six cents pages, deux épreuves; douze cents, les parties séparées,
huit cents, la partition piano et chant etc., etc. Il faut enrayer; je
suis malade. Après des pourparlers sans fin, ***, effrayé par le four
de... et par celui de... qui est imminent, tancé par le ministère qui
voit avec indignation un théâtre subventionné jouer des opéras
payés[70], se décide à courir au plus sûr, et je vais entrer en
répétitions. Il y a encore des difficultés sans nombre, mais la chose
est arrêtée en principe, et nous allons marcher. On jouera à...[71] _X_,
mais _Y_, et _Z_. sont remis. Ce qu'il a fallu dépenser d'intelligence
et de volonté pour arriver à ce résultat... vous ne pouvez vous
l'imaginer. Pour être musicien, aujourd'hui, il faut avoir une existence
assurée, indépendante, ou un véritable talent diplomatique. Je passerai
sans doute en avril, et _peut-être_ alors, après _l'édition_ de ma
partition, pourrai-je réaliser notre projet de promenade. C'est mon
désir le plus cher, mais je ne puis rien vous dire encore. Le théâtre
est un terrain mouvant, on ne sait jamais le lendemain.

[Note 69: Mot illisible, Trévise, probablement. Saint-Georges y
logeait en 1849, au numéro 6. Voir une lettre de Berlioz dans sa
_Correspondance inédite_, deuxième édition, p. 176.]

[Note 70: Voir ci-dessus, p. 96, première lettre de décembre 1866,
la note 2 et l'introduction, p. 10.]

[Note 71: Deux mots illisibles (la sourdine?).]

Je n'ai pas vu G. depuis trois semaines. Que devient-il?... J'arrive à
votre quatuor.

Je l'ai lu attentivement. Voici mon opinion sincère. Je vous dois la
vérité, ou, du moins, ce que je crois être la vérité: au point de vue de
la forme, de l'entente des instruments, etc., _rien à dire_, c'est très
expérimenté; au point de vue de l'idée, mon cher ami, c'est faible,
c'est vieux.

Vous savez votre affaire, mais il ne faut plus écrire que des choses
senties, et je doute que vous ayez _senti_ votre travail. C'est un
devoir, ce n'est pas de la musique. Vous voilà arrivé, vous êtes
compositeur; la fugue va vous développer, mais avec la _fugue_, il faut
chercher à créer des œuvres d'imagination.

Pardonnez-moi ma sincérité, mais mon rôle d'ami ne me permet aucune
tergiversation. Du reste, mon jugement ne doit pas vous décourager. Vous
avez voulu faire un travail profitable à vos progrès, et vous avez
réussi.

Je vous ai envoyé neuf mélodies[72]. Les avez-vous reçues?

[Note 72: _Feuilles d'album_, le recueil de six mélodies éditées
chez Heugel et les trois mélodies publiées chez Choudens dont il a été
question dans la première lettre de juillet 1866: _Douce Mer_, _Après
l'Hiver_ et les _Adieux de l'Hôtesse Arabe_.]

Encore une fois pardon pour mon long retard et mille amitiés tendres de
votre

* * *

Mars 1867[73].

...Je suis content de votre travail; cependant, je critiquerai vos
contre-sujets. Ils manquent de caractère. Il faut de l'intérêt, du
rythme, sans quoi la fugue devient monotone, terne. Vous mettez trop de
_silences_; n'en abusez pas. Faites-moi une fugue à deux parties sur le
sujet suivant:

[Illustration: musique]

[Illustration: musique]

[Note 73: Écrite sur du papier réglé.]

Réponse réelle.

Développez bien vos strettes. De plus, faites-moi des réponses et des
contre-sujets sur les sujets suivants:

[Illustration: musique]

[Illustration: musique]

Quand le sujet est très chargé de notes, le contre-sujet doit être
large, et vice-versa. Ne perdez aucune occasion d'introduire des
dissonances, les retards enrichissent l'harmonie. Si vous réussissez
votre fugue à 2 parties, nous commencerons à trois parties. À votre
prochain voyage, il faut que la fugue à 4 parties marche bien.

Ma pièce va marcher. Carvalho est enchanté de la partition; on copie. Je
vais à Bordeaux cette semaine pour entendre un ténor. Ma première
marchera fin mai; mettons 15 juin et n'en parlons plus.

Je sors de _Don Carlos_. C'est _très mauvais_. Vous savez que je suis
éclectique; j'adore la _Traviata_ et _Rigoletto_. _Don Carlos_ est une
espèce de compromis. Pas de mélodie, pas d'accent; cela vise au style,
mais cela vise... seulement. L'impression a été désastreuse. C'est un
_four_ complet, absolu. L'exposition fera peut-être un demi-succès, mais
c'est quand même un désastre pour Verdi.

Adieu, faites vite votre fugue. Travaillez, et à vous mille fois de tout
cœur.

* * *

Fin mars 1867[74].

Grand progrès dans vos contre-sujets et aussi dans la fugue. Faites-moi
des divertissements plus soignés, mieux dirigés au point de vue des
modulations. Développez vos strettes, et le prochain envoi sera bon.

       *       *       *       *       *

J'ai enfin un splendide ténor que je viens d'entendre à Bordeaux[75].
Mon ouvrage ne passera pas avant juin. Les... ont fait tout ce qu'il
est possible de faire pour retarder et même compromettre mon ouvrage.
L'humanité est ignoble, mon pauvre ami. Je me vengerai... et
cruellement, je vous en réponds. Si vous pouviez retarder votre voyage
jusqu'au 15 juin, je serais sûr de vous avoir à ma première
représentation. Vous savez combien j'y tiens. J'ai mis G. en relations
avec _Leroy_[76], l'ami qui doit parler à monsieur F. Espérons.--J'ai là
des monceaux d'épreuves à corriger. Il faut vous quitter, cher ami, et
vous dire à bientôt.

Mille tendres affections de votre ami.

[Note 74: Écrite à la quatrième page du dix-septième devoir. C'était
la fugue dont il m'avait donné le sujet dans la lettre précédente.]

[Note 75: Le ténor Massy qui créa le rôle de Smith.]

[Note 76: L'ancien régisseur général de l'Opéra.]

* * *

Fin mars ou avril 1867.

Mon cher ami,

N'avez-vous plus de sujets? Je voudrais un envoi de réponses et de
contre-sujets. C'est toujours là la pierre de touche. Faites la fugue
ci-jointe. N'oubliez pas que toute la fugue doit rester dans le style du
sujet et de ses contre-sujets. Renoncez donc au chromatique, aux petits
silences, aux phrases coupées, puisque cette fois vos sujets n'en
contiennent pas.

J'ai vu G. ce matin. Nous n'avons rien de bien fameux du côté F.!

Quant à votre voyage, ne vous occupez plus de ma pièce. On commence à
comprendre ici que l'exposition n'aura peut-être pas une très heureuse
influence sur les recettes théâtrales. Pour ma part, j'en suis dès à
présent convaincu. _Roméo_ est encore retardé! L'ouvrage ne passera qu'à
la fin du mois. Je vais changer mes plans... Au lieu de presser, je vais
différer le plus possible. Je vais essayer de ne répéter qu'en juin.
L'incurie, l'inertie de cette déplorable administration me servira cette
fois. Arrivés au mois d'août... X. voudra passer... à cause des
décorations.... Je le laisserai passer ainsi que monsieur Y., et ferai
tout pour n'arriver qu'en octobre, novembre ou, s'il est possible, en
décembre!--Ceci entre nous.--Je veux arriver à l'hiver. La force des
choses me servira, à moins que.... ne saute après Roméo, ce qui est
possible. Alors tout est remis en question. _Bagier_ quitte les
Italiens, et _Leuven_ cherche à vendre l'Opéra-Comique. Tout cela va
faire peau neuve. Tant mieux!

Des amis me parlent de donner mon ouvrage à _Florence_ ou à _Milan_!
Ceci me sourit! Rien de décidé donc aujourd'hui, si ce n'est qu'à tout
prix je veux éviter la canicule. L'exposition est très bien installée.
On y mange à bon marché. _Water-closets_, _restaurants_ (j'avais à
commencer par ceux-ci), _cabinets de lecture_ et de _correspondance_,
_musique_, _illuminations_, _cocottes_, _etc_, _etc_. On a tout
prévu!.....[77] L'Opéra descend à la 15e de _Don Carlos_ à des
recettes honteuses! L'_Opéra-Comique_ baisse, le _Théâtre-Lyrique_ ne
fait rien!

[Note 77: Mot illisible.]

Voilà, cher ami; on ne peut compter sur rien! Toutes les espérances
s'envolent, se dissipent... Attendons!

Venez, nous passerons quelques instants heureux... Nous musiquerons,
philosopherons...

Votre ami à toujours dévoué.

Avril 1867.

La fin de votre fugue est un peu écourtée, mais peu importe. Vous voilà
prêt à commencer les 3 parties.

Dieu (représenté par Carvalho) dispose quand le compositeur propose.
_Roméo_ passe dans cinq ou six jours, et je serai obligé de marcher
après lui. J'arriverai en juillet. Excellente époque, dit-on... Et
Bismarck! Ne changez rien à vos projets de voyage.

G. est enchanté de sa place qui est très belle, du reste.

Allons, à bientôt, et toujours votre ami de toute tendresse.

* * *

Juin 1867.

Cher ami,

Allons, courage! Je comprends vos ennuis et vos énervements.

Allons, encore une fois, courage! Débarrassez-vous de la fugue. Une fois
_prêt_, vous trouverez sans doute un moyen.............[78]

J'ai envoyé mon hymne et ma cantate[79].

[Note 78: Trois mots illisibles.]

[Note 79: Sur cet hymne, cette cantate et tout ce qui suit, voir
l'introduction, pp. 26-28.]

Un vice de forme m'a obligé à refaire mon enveloppe. J'ai changé mon
pseudonyme.

Donc, si, par impossible, j'avais le numéro gagnant, vous recevriez une
lettre pour M. Gaston de Betsi.

Guiraud me charge de vous annoncer aussi son pseudonyme: M. Tesern.
Prévenez la personne en question.

Guiraud et moi, nous avons remis notre travail à onze heures ce matin.
Le délai expirait à midi. Le concierge de l'établissement nous a reçus
fort cavalièrement. «Ah ça! tout le monde est donc musicien! Sacrebleu!
il est temps que ça finisse!» J'ai répliqué d'un ton sec: «Je ne suis
pas plus musicien que vous, je vous prie de le croire; mais un pauvre
diable que je protège m'a chargé de ce paquet et je vous prie de le
remettre fidèlement.» Toute la valetaille s'est alors inclinée en
apprenant que nous n'étions pas musiciens. Suis-je assez lâche!

Mon ténor est arrivé. Nous allons lire, nous allons répéter.

Enfin!

La _Somnambule_ passe _mercredi_.

À bientôt, cher. Je suis dans les épreuves de l'orchestre de _Roméo_
jusqu'au cou.

Votre ami,

* * *

Juin 1867.

Mon cher ami,

C'est bien. Allons, courage! Un coup de collier, _dix fugues encore_, et
nous serons près de la fin. _Musicalisez_ bien vos strettes, soyez
clair. Du reste, c'est infiniment supérieur à ce que j'attendais. Encore
une fois, courage, finissez! puis, vous réfléchirez quelques mois, et en
avant.

J'ai mille choses à vous dire; commençons:

1º _Concours de la cantate_[80]:

On a envoyé 103 cantates:

    4 ridicules.
   49 passables.
   35 bonnes.
   11 très bonnes.
    3 excellentes.
    1 parfaite.
  ---
  103--Telle est l'opinion du jury.

[Note 80: Voir l'introduction, pp. 26-27.]

  1re séance: lecture de 52 cantates.
  2e  séance: lecture de 51 cantates et choix
                           ---
                           103

des 15 remarquables.

3e séance: relecture des 15 et choix des 4 meilleures.

4e séance: relecture des 4 et choix du prix.

J'ai été des 15.

Guiraud est des 4. Les trois autres sont Saint-Saëns, qui a le prix,
_Massenet_ et _Weckerlin_. On a cru reconnaître ma copie. C'est monsieur
X. qui a fait ce beau coup! J'ai gueulé, et maintenant, on ne sait que
penser. Plusieurs de ces messieurs m'ont dit: «La cantate qui vous était
attribuée est très bonne. Elle ne vaut pas cependant ce que vous faites
ordinairement. L'air de l'humanité est une charmante
_polka-mazurka_!»... Mon cher ami, qu'en dites-vous? est-elle jolie,
celle-là? Les malheureux ont lu cela allegretto grazioso! Saint-Saëns
avait écrit sa cantate sur du _papier anglais_, il avait déguisé sa
copie, et ces messieurs ont cru donner le prix à un
_étranger!!!!!!_--C'est une très belle fugue à deux chœurs qui a décidé
du prix de _Saint-Saëns_ dont je suis ravi. Du reste, le jury que vous
connaissez s'en va clabauder partout que l'œuvre de _Saint-Saëns_ est
très remarquable, qu'elle atteste des facultés symphoniques
extraordinaires tout en prouvant que son auteur ne sera jamais un homme
de théâtre!... Ô humanité! La cantate ne sera pas exécutée à la
distribution des récompenses, M. Rossini ayant réclamé cette place pour
un hymne de sa composition. Il a remis lui-même sa partition à S. M.
l'Empereur.

       *       *       *       *       *

       *       *       *       *       *[81]

J'ai été embêté une demi-heure. C'est bien fini. L'important était qu'on
ne sache pas ma participation à ce concours; c'est fait. La chose
retombe sur le dos de X. accusé, très légitimement, du reste, de
camaraderie.

[Note 81: Ces deux lignes de points n'indiquent pas une suppression;
elles se trouvent dans la lettre.]

2º Concours de l'hymne[82].--823 injections de 1er ordre. Jury
absent. 3 membres ont examiné, ont déclaré que c'était toujours le même.
Impossible de décerner un prix. Concours annulé! J'espère que _Guiraud_
aura, ainsi que ses deux complices en mentions honorables, une médaille
de cinq cents ou de mille francs.

[Note 82: Voir l'introduction, pp. 16-18.]

3º _Jolie Fille de Perth._

Je viens de passer quinze jours atroces. Saint-Georges a fait la
coquette. Il ne voulait pas de _Devriès_[83] qui est tout uniment
splendide. Enfin tout est arrangé de ce matin. On s'est embrassé, on a
pleuré!... Nous lisons _lundi_, nous répétons _mardi_, et nous dînons
jeudi, _Saint-Georges_, _Adenis_, _Carvalho_ et _moi_. _Carvalho_ très
gentil, véritablement dévoué, _Saint-Georges exigeant_ et _très malin_,
_Adenis_ toujours navré, _moi_ vexé et fatigué, _Z._ muselé, _Gounod_
regardant les cieux, _Massy_[84] pas musicien mais excellent cependant,
_Devriès_ superbe, l'exécution très satisfaisante, voilà à peu près la
situation. Encore de deux à six mois de répétitions, et..... _au petit
bonheur_!

[Note 83: La créatrice du rôle de Catherine.]

[Note 84: Le créateur du rôle de Smith.]

On annonce trois concours:

1º _Opéra_: concours pour trois actes.

2º _Opéra-Comique_: idem.

3º _Théâtre-Lyrique_: idem pour quatre actes.

Je ne sais quelles seront les conditions. Probablement mes deux ouvrages
du Lyrique m'interdiront celui de la place du Châtelet. En tout cas, si
je concours, hors vous et Guiraud personne ne le saura, et on ne
_reconnaîtra pas ma copie_.

Enfin le piano est monté!... Mon Dieu, lorsqu'il est si difficile de
changer un meuble de place, on comprend la lenteur du progrès
philosophique et social! Ce coup d'État vous promet un travail
tranquille et fructueux.

Cher ami, il est deux heures du matin. Je suis éreinté. Je vous
embrasse. À bientôt, et toujours votre ami de tout cœur.

J'ai vu G. l'autre jour. Il m'a paru beaucoup plus content.

* * *

Juillet 1867.

Mon cher ami,

Je suis tellement accablé de besogne que vous me pardonnerez, j'espère,
le laconisme de ce billet.

La fugue est très bien. C'est encore un peu diffus, un peu chipoté, mais
vous êtes en excellente voie. Encore deux ou trois fugues et vous serez
un vrai contrapuntiste. Je suis moins content de vos contre-sujets. Ce
n'est pas _cela_. C'est trop cherché, pas assez clair, pas assez simple.
Préoccupez-vous de la bonne note.

Je vous écrirai très prochainement. Tout va bien ici. Écrivez-moi,
_à_.....[85] _bientôt_.

Votre ami.

[Note 85: Un mot illisible (vous?).]

* * *

Août 1867.

Mon cher ami,

Je suis tellement fatigué à la fin de mes journées que je n'ai plus ni
la force ni le courage d'écrire. Excusez donc tout à la fois mes retards
et mon laconisme.

1º Fugue très bien; grands progrès. Encore quelques fugues et vous serez
_arrivé_.

Avez-vous des sujets? Faites des contre-sujets à force. Vous trouverez
un sujet et deux contre-sujets dont vous me ferez la fugue. Courage;
grandissimes progrès.

2e J'ai vu _Crépet_, le directeur de la _Revue Nationale_, et je lui
ai chaudement recommandé G. Dès que notre ami sera à Paris, je le
conduirai au bonhomme qui s'intéresse déjà vivement à lui. Si G. veut
lui envoyer un article quelconque, il aura, je crois, des chances d'être
accepté. Dites-lui qu'il le soigne. On paie à cette revue. J'en sais
quelque chose. Mon premier article[86] a été _très bien_ accueilli, mais
très bien.

Je vais continuer.

[Note 86: Voir l'introduction, p. 27.]

3º Les répétitions de ma pièce marchent; nous serons prêts le 1er
septembre.

On croit à un succès. Nous verrons bien.

Je travaille comme une brute. Enfin!...

Pour aujourd'hui, je vous quitte. Je vais dormir. J'en ai besoin.

Courage, travaillez, à bientôt.

Votre ami.

* * *

Août 1867.

Mon cher ami,

Je suis littéralement crevé!

J'avance: les quatre actes sont en scène; l'orchestre déchiffre demain
le troisième acte; les chœurs savent à peu près. Dans dix jours, nous
répéterons généralement; dans quinze ou vingt jours nous passons.

Il est temps; je suis épuisé.

Le deuxième acte est très bien orchestré, et je vous regrette
infiniment.

Je vous envoie une masse de sujets. Faites des contre-sujets à force!

La fugue va marcher, mais les contre-sujets sont en retard. Ce n'est pas
encore cela. Cherchez la _bonne_ harmonie... C'est le moyen de trouver
l'harmonie élégante, distinguée.

Mon cher ami, j'ai vingt lettres à écrire, _L'Oie du Caire_[87] à
réduire pour piano seul, des épreuves à corriger, une grosse affaire qui
se prépare, etc., excusez-moi.

[Note 87: Opéra-bouffe laissé inachevé par Mozart et représenté à
Paris le 6 juin 1867, au théâtre des Fantaisies-Parisiennes.]

J'ai vu Crépet. Malheureusement, je n'ai pas le temps de m'occuper du
journal en ce moment, mais dès que j'aurai l'article de G., je le
porterai.

À bientôt. Je pense à vous et vous aime de tout mon cœur.

* * *

Octobre 1867.

D'abord, cher, vidons l'affaire _Jolie Fille_. J'ai remis mon ouvrage:
1º parce que madame Carvalho fait sept mille francs et mademoiselle
Nilsson six mille francs; 2º parce que le public cosmopolite que nous
avons l'honneur de posséder à Paris en ce moment court aux noms connus
et non aux pièces nouvelles! 3º parce que le succès se dessine de telle
façon que Carvalho veut garder pour la fin de novembre une affaire dont
il n'a pas besoin en ce moment; 4º parce que le départ de Nilsson me
fait une place superbe; 5º parce que le _monde_ sera revenu fin
novembre; l'ouverture des Chambres, la rentrée, tout me servira
alors.--Bref, cher ami, je suis complètement content! Jamais opéra ne
s'est mieux annoncé! la répétition générale a produit un grand effet! la
pièce est vraiment très intéressante; l'interprétation est
excellentissime! les costumes sont riches! les décors sont neufs! le
directeur est enchanté! l'orchestre, les artistes pleins d'ardeur! et ce
qui vaut mieux que tout cela, cher ami, la partition de la _Jolie Fille_
est une BONNE CHOSE! Je vous le dis _parce que vous me connaissez_!
L'orchestre donne à tout cela une couleur, un relief que je n'osais
espérer, je l'avoue!... Je tiens ma voie. Maintenant, en marche! Il faut
monter, monter, monter toujours. Plus de soirées! plus de cascades! plus
de maîtresses! tout cela est fini! absolument fini! Je vous parle
sérieusement. J'ai rencontré une adorable fille que j'adore! Dans deux
ans, elle sera ma femme! D'ici là, rien que du travail, des lectures;
penser, c'est vivre! Je vous parle sérieusement; je suis convaincu! je
suis sûr de moi! le bon a tué le mauvais! la victoire est gagnée!...

Ah! J'oubliais un détail. Je viens de vendre ma partition à Choudens:

3 000 francs à la 1re représentation;

1 500 à la 30e;

1 500 à la 40e;

1 000 à la 50e;

1 000 à la 60e;

1 000 à la 70e;

1 000 à la 80e;

1 000 à la 90e;

2 000 à la 100e;

3 000 à la 120e;

et _trois_ ans pour accomplir mes cent vingt représentations! Quelque
prudentes que soient ces combinaisons, jamais Choudens n'en a consenti
de pareilles avec qui que ce soit (excepté Gounod, bien entendu).

Donc, _Jolie Fille_ nettoyée, passons!

Je suis désolé du départ de Crépet[88]. Moi-même, je suis en délicatesse
avec monsieur X. qui a voulu m'empêcher d'éreinter Azevedo à mon gré.
Je l'ai envoyé complètement promener! Il m'a encore écrit hier pour me
demander de supprimer quelques lignes d'un article que j'avais préparé
sur Saint-Saëns. Je réponds: 9679 III!..... Regardez ce nombre à travers
la page 4, en plaçant la page 3 sur un carreau ou devant une lumière, et
vous comprendrez!...

[Note 88: Crépet venait de quitter la direction de la _Revue
Nationale_.]

Et G.? Que faire? Il faut pourtant trouver! Je suis désespéré. Je ne
sais plus à quelle porte frapper! Je ne vois que des indifférents, des
égoïstes ou des impuissants! Le journalisme devient de plus en plus une
boîte à scandales! Tout se rapetisse, et Gandinopolis ne vaut pas mieux
au fond que Crétinopolis!... Je pense constamment à notre ami, et je ne
vois pas, je ne trouve pas. Cela me désole, me chagrine au dernier
point!... Que devient Monsieur Y.? Je pense souvent à ce majestueux
bourgeois, et me rappelle avec une douce émotion ses phrases sonores,
retentissantes et son coup de poing à mon piano!... Il n'y a que les
affaires!... Et dire qu'ils sont des millions comme cela!... Je serais
bien aise de savoir ce qu'il pense du _Congrès de la Paix_, de
l'arrestation de _Garibaldi_[89] et de l'augmentation du pain!... Quel
type!... et quelle tête!... Lécuyer est ici et vous envoie mille amitiés
vives et sincères!... Maintenant parlons fugue:

C'est bien! progrès immenses! Courage! Tous les symptômes que vous
m'annoncez me prouvent que la période d'inspiration va bientôt commencer
pour vous. Allons! encore un coup de collier. Vous reste-t-il des
sujets? Sinon, tant mieux. Faites vous-même des sujets de fugue, bien
francs, bien nets. Que ce travail soit le sujet de votre prochain envoi!
Une douzaine de sujets avec les réponses et les contre-sujets, puis
trois fugues, et trois mois de repos... et en route! Allons, courage! À
bientôt et croyez à l'amitié inaltérable de...

[Note 89: Garibaldi avait organisé un corps de volontaires pour
envahir le territoire pontifical. Le gouvernement italien s'était borné
d'abord à le blâmer officiellement, puis, sous la pression du
gouvernement français, il le faisait arrêter au moment où il était en
route pour prendre le commandement de l'expédition, et l'internait chez
lui, dans l'île de Caprera.]

Écoutez-vous! Il faut faire de la musique, même dans la fugue.

* * *

Octobre 1867[90].

Très bien. Faites un de ces sujets. Tout cela est bon. Pardonnez-moi le
retard que j'ai apporté à la correction de ces quelques contre-sujets,
mais je viens d'être atteint profondément. On a brisé les espérances que
j'avais formées..., La _famille_ a repris ses droits!... Je suis très
malheureux. Excusez-moi de ne pas entrer dans de plus grands détails. Un
de ces jours je vous dirai tout cela!...

Comment va G.?

Je vais recommencer à répéter. Dans trois semaines, un mois, _La Jolie
Fille_. X. vient de faire un tour honteux!

Votre vrai ami.

[Note 90: Écrite en marge du vingt-cinquième devoir, sujets, réponses
et contre-sujets.]

* * *

Novembre 1867.

Mon cher ami,

Sauf le divertissement que je vous signale, votre fugue est bonne. Vous
êtes en grandissimes progrès.--Vous trouverez ci-joint des sujets;
faites-en les réponses et les contre-sujets. Ce sera le sujet de votre
prochain envoi, et je vous indiquerai la fugue que vous devrez traiter.

Je suis toujours fort triste. Le coup qui m'a frappé détruit des
espérances qui m'étaient chères. Peut-être tout n'est-il pas perdu,
mais...

La philosophie, mon cher ami, ne peut consoler de ces douleurs-là! la
philosophie ne change jamais le cœur, le cerveau et les nerfs de nature
....[91]

[Note 91: Un mot illisible (etc.?).]

J'ai parcouru dernièrement quelques chapitres de Taine. Grand talent...
sec... sec! Il raisonne sur _l'art_, mais il ne le sent point.

Avec la philosophie, vous ferez des Ary Scheffer, des Paul Delaroche, je
vous défie de faire un Giorgion, un Véronèse, même un Salvator Rosa!

Je vais reprendre mes répétitions. Monsieur X., Y., passe la semaine
prochaine. Après, c'est à moi! Quelles lenteurs.

Allons, courage, vous aussi; je supporte bien la vie qui, pour moi, n'a
rien d'agréable, je vous assure!

J'ai vu G. Je suis bien heureux de le voir hors d'affaire.

Nous avons eu une grosse discussion sur Shakespeare et Racine.

Il trouve qu'_Othello_ manque de goût!

À bientôt, et toujours votre ami de tout cœur.

* * *

Décembre 1867.

Mon cher ami,

Soyez gentil. Tout en faisant votre fugue, refaites-moi tous ces
contre-sujets. C'est mou, ça. Ce n'est pas net d'harmonie; ça manque
d'élégance, de facilité. Ce n'est pas suffisamment musical. Allons,
courage, à l'œuvre. Il est bien entendu qu'il ne faut pas refaire le
contre-sujet marqué _excellent_. Faites une fugue avec ces sujets.

J'ai repris mes répétitions. Je sors, ou plutôt je ne suis pas sorti
d'une grave inquiétude. Carvalho a été _très bas_ (pas comme santé). Je
le crois sauvé aujourd'hui, mais il ne faut pas trop crier. Il ne
manquait plus que cela pour retarder encore.

Je suis toujours dans la même disposition d'esprit. Je travaille comme
un nègre, leçons, éditeurs, etc. Tout cela m'éreinte, et ne répare pas
les désastres du Vésinet. Enfin!...

À bientôt, cher, et toujours toute mon affection.

* * *

Janvier 1868.

Cher,

Quelques mots seulement pour vous souhaiter une existence plus conforme
à vos goûts, à vos aspirations. G. me fait espérer que vous viendrez cet
hiver! Je le désire de tout mon cœur. Je n'ai pas encore terminé
l'examen de votre fugue. Mon ouvrage a obtenu un vrai et sérieux succès!
Je n'espérais pas un accueil aussi enthousiaste et à la fois aussi
sévère. On m'a tenu la dragée haute, on m'a pris au sérieux, et j'ai eu
la vive joie d'émouvoir, d'empoigner une salle qui n'était pas
positivement bienveillante. J'avais fait un coup d'État: j'avais défendu
au chef de claque d'applaudir. Je sais donc à quoi m'en tenir. La presse
est excellente! Maintenant, ferons-nous de l'argent? C'est ce que vous
dira la prochaine lettre de votre dévoué ami.

* * *

Février 1868.

Excusez-moi! J'ai été souffrant, inquiet, découragé, accablé d'ennuis,
de travail, de soucis, etc.

C'est bien; interrompez la fugue pour quelque temps. La période de repos
est nécessaire! Faites-moi seulement deux ou trois envois de réponses et
de sujets, et puis pensons à l'idée.

Mon cher ami, je joue de malheur. Barré[92] est malade; je ne sors pas
des indispositions qui enrayent continuellement mon ouvrage.

[Note 92: Le chanteur qui venait de créer le rôle du duc de Rothsay
dans la _Jolie Fille de Perth_.]

Je traverse une crise; je suis très démoralisé pour mille causes que je
vous dirai prochainement.

En attendant croyez toujours...[93] et complète amitié.

[Note 93: Deux mots illisibles.]

* * *

Février 1868.

C'est bien! cher ami. Interrompez la fugue. Vous la reprendrez plus
tard, c'est-à-dire que, lorsque vous serez en pleine composition, vous
écrirez à votre aise quelques fugues développées et bien musicales.
Maintenant, à l'idée!

Vous allez venir et nous pourrons causer. Nous avons, _je le sens_,
beaucoup de choses à nous dire. Vous êtes à un moment important de
l'existence. Je serai heureux, cher ami, d'être, si je le puis, un de
vos conseils, un de vos appuis. À bientôt, et toujours de tout cœur

Votre ami.

* * *

Juin 1868.

Mon cher ami,

Si j'ai tant tardé à vous répondre, c'est que je voulais me procurer la
_Coupe du Roi de Thulé_[94] afin d'en causer utilement avec vous.
Guiraud avait prêté son exemplaire; il est rentré depuis avant-hier, et
je m'empresse de m'excuser de ce retard trop long, mais involontaire.

[Note 94: Sur tout ce qui se rapporte à la _Coupe du Roi de Thulé_,
voir l'introduction, p. 28. Guiraud se préparait à concourir. Je ne sais
s'il y renonça comme Bizet.]

Je crois que vos caractères sont bien tracés. Vous paraissez peu
enthousiaste d'_Angus_ et de _Myrrha_. Je vous passe Angus qui est un
personnage _bête_ et _odieux_.--Myrrha, quoique peu sympathique, ne
manque pas d'une certaine couleur.--C'est, selon moi, une courtisane
antique. Le côté chatte n'a pas été suffisamment indiqué par les
librettistes; c'est au musicien à réparer cette faute.--On peut tirer
des effets de ce caractère félin et terrible dans l'ambition déçue: pas
de cœur, mais une tête et autre chose... cela vaut mieux que rien.
Réfléchissez-y bien, c'est important. Il faut que la Myrrha soit
réussie... ou le premier acte et une partie du troisième sont perdus!

Votre division est bonne: je crois que les couplets de _Paddock_ «Je
ris», doivent avoir une grande valeur dramatique, mais _très peu_
d'importance au point de vue de la forme du morceau. Il...[95] escompter
l'air.--Je crois aussi que les soi-disant couplets de Myrrha à Angus
sont tout bonnement un morceau d'ensemble.

[Note 95: Deux mots illisibles (est pour?).]

La fin du premier acte est idiote. Il faut baisser la toile sur le saut
d'Yorick. Là est l'intérêt.--Le deuxième acte est charmant.--Le
troisième renferme de très bonnes choses. Il est difficile de _savoir
d'avance_ ce qu'on fera de ce poème. La fantaisie doit tout dominer.

Allez; c'est bien compris, mais attention à Myrrha. Soignez son entrée.
Tout en laissant dominer l'amour d'Yorick, il faudrait là un dialogue,
poser les deux caractères à l'orchestre.--Vous me comprenez.

Il est de plus en plus probable que je ne ferai pas le
concours.--_Perrin_[96] est très empoigné par le poème de Leroy. Il y a
des chances pour que cette affaire soit réglée d'ici deux mois, à moins
que Verdi!... mais Perrin est très réellement bien disposé... Je le sais
de source certaine. Si la pièce écrite donne ce que le scénario promet,
il recevra la pièce avec enthousiasme. Il m'a recommandé de ne pas
m'engager avec ces messieurs, et, d'un autre côté, a prié ces messieurs
de ne rien conclure avec moi, tout en leur laissant supposer que je
serai leur musicien. Du reste, _je sais_ qu'il veut avoir la
responsabilité absolue de ses affaires, et il a crânement raison.--Donc
sans aucun doigt dans l'œil, _très bon espoir de ce côté_, presque
certitude. Il m'a dit à moi: «Ne bronchez pas. La pièce est superbe...
laissons finir». «Est-ce pour moi?» ai-je dit. «Oh! de tout cœur!»,
telle fut la réponse, et le ton valait mieux que la chanson.

[Note 96: Émile Perrin, alors directeur de l'Opéra.]

On me demande une pièce antique pour les Italiens. Cela ne me sourit
qu'à moitié.

J'ai terminé la symphonie. J'ai renoncé aux variations. Je crois que le
premier morceau sera bon! C'est l'ancien thème

[Illustration: musique]

précédé d'une importante introduction calme qui revient au milieu dans
l'agitation et termine le morceau dans une tranquillité complète. Ça ne
ressemble plus du tout aux premiers morceaux connus... c'est nouveau, et
je compte sur un bon effet.--Ce que vous connaissez n'est plus qu'au
deuxième plan!--C'est drôle d'avoir cherché ça deux ans! Le milieu de
l'andante est le deuxième motif du final qui s'arrange à merveille dans
ce mouvement large... Curieux!... Satanée musique!... on n'y comprend
rien!... Les archevêques[97] ont fait un four tellement abracadabrant
qu'il est généreux de n'en plus parler!... Quant au _X_... il est
complet!... Rochefort fait scandale avec la _Lanterne_. Le deuxième
numéro est d'une audace... et d'une adresse!... À bientôt... tenez-moi
au courant de votre travail... Vite lettre à votre ami.

[Note 97: Dans une discussion au Sénat, les cardinaux et archevêques
sénateurs avaient dénoncé comme matérialiste l'enseignement de la
Faculté de médecine de Paris. Or, les témoins, sur les propos desquels
les prélats prétendaient fonder leurs accusations, protestèrent, et, dit
Ch. de Mazade dans la chronique politique de la _Revue des Deux Mondes_,
livraison du 1er juin 1868, p. 765, «le seul qui avait cru entendre
finit par n'avoir plus rien entendu du tout».]

* * *

Juin 1868.

Cher,

J'avais su par G. la maladie de votre père et votre lettre est venue me
rassurer fort à propos.--Vous voilà hors d'inquiétude, profitez-en pour
vous lancer. Appelez l'inspiration, elle viendra. Il ne s'agit plus
d'études de caractères; il faut exprimer cet état maladif, nerveux qui
s'appelle l'amour.--De la fantaisie, de l'audace, de l'imprévu, du
charme, surtout, de la tendresse, de la morbidezza! J'attends avec une
vive impatience votre premier morceau.

Je suis très embarrassé en ce moment; je ne sais que faire.

Si je concours à l'Opéra sans avoir le prix, je crains que les bonnes
dispositions dont je suis l'objet ne se modifient à mon désavantage.

Si je concours avec le prix, cela reculera de deux ans peut-être ma
grande affaire.

Si je ne concours pas et que ma grande affaire rate, je me trouverai
entre deux selles!

Un conseil!

Je suis abruti; je termine l'arrangement à 4 mains d'_Hamlet_!... Quelle
besogne!--Je viens de finir des mélodies pour... un nouvel éditeur. Je
crains de n'avoir fait que des choses fort médiocres, mais il faut de
l'argent, toujours de l'argent! Au diable!...

_Rochefort_ tire la _Lanterne_ à 90 000!!!!! C'est un grand succès.
Lisez-vous cela à Crétinopolis? Le vélocipède va bien ici: plusieurs
citoyens s'en sont fait mourir!...

À bientôt, cher, travaillez et croyez à la vraie affection de votre ami.

Je n'ai rien oublié des _Misérables_!... Voilà du génie!

* * *

Juillet 1868.

Mon cher ami,

Il y a de très bonnes choses dans cette introduction.

Il est à craindre que votre dessin d'orchestre, très agité, ne couvre un
peu les paroles, si nécessaires pour exposer la pièce.--Il faudra un
orchestre très léger et _pp_.--En général, lorsque vous avez un texte
aussi important, faites en sorte d'avoir à l'accompagnement des accords
détachés, ex:

[Illustration: Mes seigneurs, comment va le roi: musique]

et des traits dans les _blancs_ du chant.--À part cette observation,
cela marche.--Le «Ni mieux ni plus mal» est bon. Harold attaque
maladroitement. Il faut le «Seigneurs» après l'orchestre. N'attaquez
jamais le récit dans les accords. Il faut:

[Illustration: Seigneurs, le roi va tou-jours faiblis: musique]

Le chœur est bon. C'est un peu opéra-comique, un peu Auber (_Diamants de
la Couronne_, acte premier, chœur des contrebandiers déguisés en moines,
final). Ce n'est pas une réminiscence, du reste, ce n'est qu'un rapport.
Le vieillard, le jeune homme et les femmes sont bien indiqués.--J'aurais
désiré, pour le trésorier, quelque chose de plus en dehors. J'aurais
abandonné le...[98] jusque-là adopté. Il y a là quelque chose...

[Note 98: Un mot illisible.]

[Illustration: FAC-SIMILÉ D'UN AUTOGRAPHE DE BIZET]

«Ah! je vois le bouffon paraître», etc. Ici, je n'aurais pas repris le
dessin principal, _j'aurais annoncé le bouffon_. Vous trouverez au bas
de la quatrième page une ébauche informe[99], mais qui vous fera
comprendre. Ce bouffon est la terreur de tous ces courtisans: il est la
loyauté, l'honneur; il est la _vérité_; il est la lumière. Il faut
l'annoncer par une clarté soudaine, par une transition incisive.--Votre
rentrée au chœur est trop longue, sans effet. Voyez mon esquisse.--Il
faut faire une coda au chœur; il faut _conclure_. Paddock est au fond du
théâtre, appuyé; il regarde, il écoute, il méprise! Finissez bien le
chœur, puis une ritournelle en majeur assez développée pour que Paddock
ait le temps de descendre lentement toute la scène de l'Opéra. Dans
cette ritournelle il faut esquisser la figure de Paddock. Je n'insiste
pas; vous m'avez compris, j'en suis sûr.

[Note 99: Voici cette ébauche, comme il l'appelle, et l'observation
qui est écrite en marge. Le morceau est en sol mineur.]

[Illustration: musique

Ah! je vois le bouffon pa-rai-tre; Implorons encor les destins Implorons
les destins

En-tends Dieu se']

[+] Au théâtre, que l'orchestre précède presque toujours la voix dans la
surprise etc.--L'orchestre est le geste, et le geste précède toujours le
cri, l'exclamation.]

En somme, le progrès continue. Encore un peu de gris dans les idées,
mais c'est mieux. La forme est excellente, et c'est bien écrit. Il n'y a
que «je vois le bouffon paraître» dont l'harmonie m'est désagréable. Ut
ré, c'est nu et peu flatteur pour l'oreille.--Allons, courage.--Je n'ai
rien de nouveau. J'ai le spleen: du noir, du noir, du noir.--Je suis
content de vous voir enthousiaste de Victor Hugo, car c'est mon homme!
Lisez la _Légende des Siècles_, le voyage aux bords du Rhin... _X._ est
toujours ladre, gras, menteur et filou!--À bientôt, votre vrai ami.

* * *

Juillet 1868.

Mon cher ami,

Je viens d'être très malade: une angine extrêmement compliquée. J'ai
souffert comme un chien! Me voici sur pied, quoique très faible encore,
et je m'empresse de vous répondre. J'avais examiné votre travail avant
ma maladie, et c'est précisément au moment où j'allais vous écrire
qu'est arrivée l'angine.

L'entrée de Paddock est un peu trop rythmée. Ce n'est pas là l'entrée
d'un philosophe. Quelque chose comme l'entrée d'Hamlet:

[Illustration: musique]

eût mieux fait, je crois. Je sais ce que vous allez me répondre:
«Paddock ne doit pas être triste!» Non, il n'est pas triste, il n'est
qu'ironiquement sinistre. Cette blague-là doit mordre comme de l'eau
forte, comme du nitrate. Il y a dans le courant de la ritournelle de
bons accents. Peut-être un peu longue!--_Récit_ bon.--_Le Vieil._:
_Aujourd'hui trêve à l'insolence_, arrive trop tard. Il doit couper la
parole à Paddock. La ritournelle que vous avez placée là ferait un temps
_froid au théâtre_. J'aime bien ce que dit ce vieux comme accent: la
courtisanerie a aussi ses _Prud'homme_; il n'est pas mauvais de
l'indiquer en passant.--Jusqu'ici j'ai à reprocher le manque _d'intérêt
musical_. Je suis _content_ de la grande phrase de Paddock. Les six
premières mesures sont un peu molles musicalement parlant, mais le reste
est bon. C'est acerbe, contenu et violent tout à la fois. Les sauts de
septièmes sont excellents.--_Ceci_ est bien d'un musicien.--Vous ferez
bien de raccourcir la ritournelle qui précède: «_Prends garde_». Ce
dialogue est accompagné trop _touffu_! Cela manque un peu d'intérêt.
C'était difficile, j'en conviens. La chanson de _Paddock_ reprend bien,
et la sortie du chœur est bien comprise.--Courage, il y a progrès.
Continuez; soyez musical surtout. Faites de la jolie musique[100].
Envoyez-moi vite ce que vous avez de fait! Il faut espérer que vous ne
ne me trouverez pas au lit.

[Note 100: On comprend facilement dans quel sens Bizet employait ce
mot et qu'il voulait dire par là de la vraie musique, de la musique
ayant une valeur.]

J'ai perdu quinze jours de travail! _Sauvage_, l'un des deux auteurs de
la machine que vous savez[101], a failli claquer d'une congestion
bilieuse... Nouveau retard! Leroy me dit qu'il avance et que ça vient
très bien!--Je viens de terminer de _Grandes variations chromatiques_
pour piano. C'est le thème chromatique que j'avais esquissé cet hiver.
Je suis, je vous l'avoue, tout à fait content de ce morceau. C'est
traité très audacieusement, vous verrez. Puis un _Nocturne_ auquel
j'attache de l'importance[102]. Tout cela paraîtra en septembre ou
octobre. Il se fait en moi un changement extraordinaire. Je change de
peau, autant comme artiste que comme homme; je m'épure, je deviens
meilleur: je le sens! Allons, je trouverai quelque chose dans mon
individu, en cherchant bien.

[Note 101: Le livret de Leroy pour l'Opéra dont il a été question
dans les lettres précédentes. Voir plus haut, pp. 137-138, 140.]

[Note 102: Voir l'introduction, p. 29.]

Excusez cette lettre un peu insensée; mais j'ai mangé aujourd'hui pour
la première fois et j'ai encore un peu de fièvre. Vite, vite une lettre
à votre ami.

Que devient G.? S'il est à Montauban, dites-lui mille bonnes choses
affectueuses de ma part.

* * *

Août 1868.

Mon cher ami,

Je suis tout à fait bien depuis hier, mais j'ai eu une rechute et j'ai
souffert comme un damné... C'est passé!... On m'envoie à l'instant le
résultat du vote des concurrents à l'Opéra-Comique pour la constitution
du jury d'examen[103]. Cela vous donnera une idée de l'avancement des
idées musicales en France!...

              35 votants.

  Avec    | Maillart      34!!!!!
  Leuven  | Thomas        32
  forment | Reber         31
  le      | David         30
  jury.   | Gounod        28
          | Gevaert       26
          | Massé         25
          | Semet         21
            Berlioz       14
            Georges Hainl 14
            Bazin         12
            Mermet        12
            Auber         11
            Saint-Saëns    4
            Bizet          3
            Offenbach      1
            Wagner         1

[Note 103: Il y avait, on l'a déjà vu plus haut, p. 121, trois
concours à la même époque: un à l'Opéra, un autre à l'Opéra-Comique, et
un troisième au Théâtre-Lyrique.]

Ainsi, les musiciens eux-mêmes proclament Maillart prrrrremier
musicien!... Elle est bien bonne!...

Je cueille cette phrase dans un article de.........

«Ses mains aussi étaient longues, mais on ne s'en plaignait pas quand
ces doigts adorablement effilés allaient éveiller, sur le piano, des
notes tellement séparées les unes des autres par l'étendue des octaves
qu'elles n'avaient pas l'habitude de résonner en même temps!»

Ô langue française! ô bon sens! ô pudeur!...

Votre air renferme de fort bonnes choses. Je vous reprocherai:

1º La prosodie du commencement;

2º Un peu de continuité dans l'accompagnement. J'aurais voulu les
périodes plus hachées... plus scène... mais l'accent dramatique est
juste. L'idée musicale est toujours un peu molle. Cela ne sort pas
assez!... pas assez de relief!... En somme, il y a progrès; courage!

Votre jeu de scène du Vieillard peut être bon, et, en ce cas, la
ritournelle n'était pas trop longue. La coda de l'air de Paddock est un
peu courte... un peu indécise... Je comprends bien ce que vous avez
voulu faire... mais la rêverie, le vague, le spleen, le découragement,
le dégoût doivent être exprimés comme les autres sentiments par des
_moyens solides_. Il faut toujours que _ce soit fait_. Je suis heureux
de votre existence un peu matérielle. C'est excellent! Le cerveau marche
mieux quand le corps est en bon état. Depuis deux mois, j'ai fait une
étude sommaire de l'histoire de la philosophie depuis Thalès de Milet
jusqu'à nos jours... Je n'ai rien trouvé de sérieux dans le résumé de
cet immense fatras!... Du talent, du génie, des personnalités très
saillantes auxquelles nous devons des découvertes, mais pas un système
philosophique qui soutienne l'examen... En morale, c'est différent...
_Socrate_, c'est-à-dire Platon, _Montaigne_ (excellent, parce qu'il n'a
pas de système)... mais le spiritualisme, l'idéalisme, l'éclectisme, le
matérialisme, le scepticisme... tout cela est carrément inutile!... Le
stoïcisme, malgré des erreurs, faisait des hommes... En résumé, la vraie
philosophie est: «examiner les faits connus, étendre les connaissances
scientifiques, et ignorer _absolument_ tout ce qui n'est pas prouvé,
exact!» C'est là le positivisme la seule philosophie rationnelle, et il
est bizarre que l'esprit humain ait mis près de trois mille ans pour en
arriver là!

À bientôt, et toujours votre ami de tout cœur.

* * *

Août 1868.

Mon cher ami,

Je me suis peut-être, ou vous m'avez peut-être décerné trop tôt le titre
de positiviste. Mon étude s'est portée jusqu'ici sur le résumé très
sommaire de tout ce qui n'est pas positiviste, et j'ai tout rejeté. J'ai
acquis cette conviction (je l'avais déjà), c'est que les grands
philosophes pratiques, les législateurs, les directeurs de peuples, les
_Salomon_, les _Confucius_, les _Moïse_, les _Zoroastre_, les _Solon_
n'avaient aucun système philosophique; ils n'en savaient probablement
pas assez pour être ce que vous nommez positivistes, et ils se
contentaient d'une morale tout humaine, appuyée quelquefois, je le
reconnais, sur une religion croquemitaine à l'usage des peuples, presque
aussi idiots déjà qu'ils le sont aujourd'hui.--J'ai encore acquis cette
conviction: c'est que Platon, Aristote, Zénon, Origène, Augustin,
Abailard, Albert le Grand, Roger Bacon, Ramus, le grand Bacon, Hobbes,
Descartes, Locke, Helvétius, Spinoza, Malebranche, l'admirable Pascal,
Bossuet, Leibnitz, Condillac, Hegel, Cousin, Lamennais, etc., etc.,
vivront ou par leur mérite littéraire, ou par les erreurs qu'ils ont
détruites, ou par les progrès qu'ils ont fait faire à la science, à
l'intelligence humaine, mais non par leurs méthodes et leurs systèmes
philosophiques.--Il est inutile de vous dire que j'ai fait ce travail au
galop, à grands coups de dictionnaires, de résumés, etc. Je reviendrai
sur mes pas au point de vue littéraire, mais pour rien au monde, je
n'emploierai mon temps et mes forces à l'étude de ce qui me paraît
puéril et insensé. Maintenant, je ne demande pas mieux que d'être tout à
fait positiviste.--Faites-moi un catalogue des ouvrages à lire.--Mais
jamais je ne suivrai Taine dans son parallèle irritant du progrès social
et du progrès artistique. C'est faux, archifaux!--Que faut-il lire de
Littré et de Comte? Faites-moi cette petite note, et merci d'avance.

Est-ce admirable ce livre d'Hugo?[104]

[Note 104: _Napoléon le Petit._]

Vous ne le connaissiez donc pas?

Comment diable vous l'êtes-vous procuré?

Votre envoi est supérieur aux précédents. Vous progressez--lentement,
peut-être--mais en art, il ne s'agit pas d'aller vite.

1º Entrée d'Yorick insuffisante comme durée et comme accent. Faire
entrer un personnage sur le motif de la romance qu'il va chanter, c'est
le vieux jeu. Ce n'est pas une idée typique.

2º Oter tous ces accords de fa dièse sous le récit de Paddock. C'est
inutile.--Tout le reste du récit est très bon d'intention. Cela ne sort
pas assez encore, mais c'est juste; il y a de l'émotion.

3º J'aurais voulu enchaîner:

«D'ailleurs, son souvenir me suivrait en tous lieux» avec la romance.
Cette ritournelle refroidit. Voyez la coupure que je vous propose.

4º Le motif de la romance est joli, quoiqu'un peu court. En procédant
ainsi par petits fragments de phrases, vous ne pouvez arriver à un
véritable effet.--Voyez les longues phrases de _Rossini_, de
_Meyerbeer_, de _Wagner_ et quelquefois de _Gounod_. Voyez le duo
d'_Hamlet_: «Doute de la lumière.»--«Celle qui prit ma vie» est d'un
accent juste. «Car ma bouche ravie» est meilleur, mais ce qui est
réellement bien, c'est «Myrrha, Myrrha!» Il y a là une expression
contemplative, naïve, presque enfantine qui est vraie. C'est bon!--J'ai
fait dans votre harmonie quelques légers changements que vous
approuverez, je crois.

Allons, courage! Marchez, marchez; à la fin de la _Coupe_, vous aurez,
j'en suis sûr, avancé d'un pas immense qui vous mettra à l'entrée du
lieu.

Hier, 15 août, jour solennel. Le feu d'artifice a coûté, dit-on,
cinquante mille francs de plus que d'habitude, mais il faut déduire les
dix mille francs d'amende de Rochefort. L'emprunt a été couvert
trente-quatre fois. Je ne suis peut-être pas honnête, mais si j'étais
gouvernement, je serais tenté de filer avec le magot. Voyez-vous cela
d'ici, trente-quatre fois 429 millions? Sommes-nous riches!... Hier, il
à fait beau, il pleut aujourd'hui. Allons, Dieu protège la France et la
dynastie. Gautier est décoré!... Que de sujets de joie! Le petit
Cavaignac est-il assez mal élevé[105]!... Comme si son papa n'avait pas
été arrêté, incarcéré, exilé, mis en non-activité pour les besoins de
l'État.

À bientôt, cher, et croyez toujours à la vive affection de votre ami.

[Note 105: On sait que le fils du général Cavaignac, lauréat au
concours général, refusa de monter sur l'estrade pour aller recevoir son
prix des mains du prince impérial.]

* * *

Septembre 1868.

Mon cher ami,

Le duo que vous m'envoyez était horriblement difficile à faire.

La forme que vous avez adoptée est heureuse.--Je vous reprocherai,
cependant, de vous être contenté de bâtir un morceau de musique.--Toutes
les phrases d'Yorick manquent d'élan.--Paddock est mieux traité.

J'aime assez: «J'aimais ce vieillard qui tombe.» La réponse d'Yorick est
faible d'idée; de plus, c'est écrit beaucoup trop haut. Le début de
l'ensemble marche; la fin tombe dans le procédé rossinien; votre trait
en tierces est une vieille machine. Ensuite, cela manque d'enthousiasme.
Ce Yorick est un enragé d'amour. Il doit être en pleine lumière. Il
fallait un contraste entre Paddock et Yorick. C'était difficile, j'en
conviens, mais j'aurais préféré mettre trop de lumière sur Paddock que
de n'en pas mettre assez sur Yorick.--Votre andante est meilleur
quoiqu'un peu triste: Yorick est heureux de son malheur.--Il n'est plus
lui, il vit tout entier en Myrrha.--Toutes ses réponses doivent être
d'une contemplation passionnée. (C'est une contradiction apparente, non
réelle.) Lorsque vous lui faites dire: «Le zéphyr et la vague et
l'étoile», vous vous êtes préoccupé du côté pittoresque, c'est bien!
Mais avant tout l'amour, l'amour! C'est un peu froid, et puis, cette fin
d'ensemble gâte tout.

Je le répète: ce morceau est d'une immense difficulté.--Il faut pour le
réussir une _liberté de faire_ que vous ne pouvez encore avoir
acquise.--La forme va bien; vous savez. Maintenant, l'idée, l'idée avant
tout. Le duo devrait être absolument décousu... C'est de la déclamation
mélodique... Il faut trouver des phrases nouvelles à chaque instant, et
ces phrases doivent toujours monter, monter.--J'aurais aimé une coda
pp... Yorick s'est monté pour répondre à Paddock... mais peu à peu... il
retombe dans sa rêverie... _dans la romance qui précède le
duo_.--Paddock le regarde, s'attendrit.--Yorick finit en disant: Myrrha!
Myrrha! J'aime Myrrha... et Paddock qui l'aime, qui voit l'inutilité de
ses efforts, cesse de le morigéner; il le plaint, lui prend la main...
Yorick en extase le laisse faire; il se penche, s'appuie sur l'épaule de
son ami. Chez Paddock, la haine est dominée un instant par la tristesse
qu'inspire à tout philosophe vraiment sensible le spectacle de
l'abaissement de la dignité humaine. Je ne m'étends pas davantage sur ce
sujet, vous m'avez compris!... Il faudra peut-être ajouter quelques vers
pour cette coda... Elle manque... _j'en suis sûr_!

Essayez donc de refaire ce morceau. Ce sera un excellent exercice.
Mettez-vous dans la peau d'Yorick; Paddock viendra tout seul.

Je n'ai pu encore profiter de vos indications; je me...[106] et je me
remets au travail avec acharnement.--Il se fait en moi un changement
tellement radical au point de vue musical que je ne puis risquer ma
nouvelle manière sans m'y être préparé plusieurs mois à l'avance.--Je
profite de septembre et d'octobre pour cette épreuve. En rentrant à
Paris, j'attaquerai Littré.

Allons, ne vous découragez pas.--_En avant._--Je n'ai pas besoin de vous
demander si vous êtes _satisfait_ de certaines choses.[107]--Ah! ça va
bien... Est-ce que ça va durer longtemps?...[108]

[Note 106: Un mot illisible.]

[Note 107: Il s'agit de la situation politique à la fin du second
Empire.]

[Note 108: Un mot illisible.]

La situation manque de _Paddock_...

À bientôt,

Votre vrai ami.

* * *

Octobre 1868.

Cher ami,

Votre lettre m'a fait grand plaisir et votre duo plus encore. À la bonne
heure, c'est mieux, il y a de la vie, du mouvement. Votre Paddock est
encore un peu sombre.

Votre seconde phrase:

«Quand la neige vient à fondre»

est très bonne.--Dans la fin du 1er ensemble il y a un peu trop de
l'accord

[Illustration: musique];

je vous ai indiqué deux mesures à couper; voyez.--La phrase:

«Tu pourrais en rire»

est bonne pendant les huit premières mesures et devient _très bonne_
ensuite.

«Le zéphyr et la vague», _très bien_. _Ton filet_ est trop long et trop
sombre, puis la réponse d'Yorick se fait trop attendre. Il y a là trois
mesures de ritournelle inutiles. Cette nouvelle phrase d'Yorick est
moins bonne que la précédente. Le rappel de la romance fait bien, mais
je voudrais une partie pour Paddock, puis une coda instrumentale plus
soutenue, pas de trous, un accord de la perdendosi avec tenues sur
lesquelles vous ferez entendre des

[Illustration: musique]

Somme toute, il y a grand progrès. Il faut vous lancer. Ne vous occupez
pas d'autre chose que de sentir et d'exprimer. Courage; je suis
_beaucoup_, mais beaucoup plus content de ce nouveau travail, avec cette
circonstance que c'est un morceau refait. C'était bien plus difficile.

En quelques mots, voici où en sont mes affaires.

La reprise de _Faust_ avait complètement coulé la pièce de Leroy et
Sauvage, à cause de la _Nuit du Walpurgis_; mais en faisant les décors
et les costumes de _Faust_, Perrin s'aperçoit qu'il n'y a aucune espèce
de rapport entre les deux ouvrages, et il redemande l'affaire à cor et
à cri. La pièce est très avancée. J'ai lu hier le premier acte qui est
très réussi; tout à l'heure on va me montrer le deuxième. Dans quelque
temps, j'aurai, je pense, mon poème. Seulement, Perrin me demande
formellement (et avec _l'autorité pressante_ dont dispose un directeur
de l'Opéra envers un compositeur qu'il tient entre le pouce et l'index),
Perrin donc me demande de concourir pour la _Coupe_.--Il me tient ce
langage: «Vous aurez le prix; si vous ne concourez pas, j'aurai une
partition médiocre, et je serai navré de ne pouvoir obtenir avec la
_Coupe_ le succès que je rêve.--_Vous seul_ pouvez réussir cet ouvrage
aujourd'hui!» Traduisons:

«J'ai peur de n'avoir pas une très bonne chose à mon concours.--Si Bizet
concourt, j'aurai une chose possible; s'il y a mieux, je lâcherai Bizet
avec ardeur.»

D'un autre côté, j'ai fait les deux premiers actes, et je suis
_extrêmement content_.--C'est _de beaucoup_ supérieur à tout ce que j'ai
fait jusqu'à ce jour.--Le deuxième acte surtout est, je crois, très
bien venu; toute la scène d'Yorick et Claribel avec la vision me paraît
être, non relativement, mais _absolument_ une bonne chose. (Avec vous,
je me déboutonne.)--Guiraud a réussi aussi cet acte au point de vue
musical, mais, à mon sens, c'est trop loin de la couleur. En somme, je
suis dans une grande perplexité: Perrin travaillera soigneusement les
partitions avec Gevaert[109].--Gevaert est un honnête garçon, et c'est
un immense musicien, éclectique, et plus en état que Gounod, Berlioz, de
juger de la musique.--Perrin me dit: «Ne vous inquiétez pas du jury;
qu'il soit en jambon de Mayence ou en pâtes d'Italie, j'en ferai ce que
je voudrai.»

[Note 109: Gevaert était alors directeur de la musique à l'Opéra.]

Ne pas avoir le prix, c'est un chagrin et une mauvaise note pour
l'Opéra.

Le laisser enlever par un monsieur qui ferait moins bon que moi serait
rasant.

Que faire?

Voilà pourquoi je n'ai lu ni les livres que vous m'avez indiqués ni la
préface de Michelet[110].

[Note 110: La préface de 1868 à l'_Histoire de la Révolution_.]

J'ai énormément travaillé. Je ne suis décidément pas content de mon
final de symphonie. Ce n'est pas à la hauteur du reste.

Vous ferez bien de renvoyer votre poème[111].--Dites mille choses à G.
et pour vous, mon cher ami, mes meilleures amitiés.

[Note 111: Le livret imprimé de la _Coupe du Roi de Thulé_ qu'il
fallait rendre au ministère des Beaux-Arts si l'on renonçait à
concourir.]

1º L'autre jour, on jugeait deux fusiliers au conseil de Guerre.--Le
premier a blessé grièvement un paisible bourgeois qui restera paralysé
le reste de ses jours:

_Six jours de prison._

Le second a distribué une fort jolie collection de coups de sabre à
plusieurs ouvriers dont un avait eu la bonté de le ramasser dans le
ruisseau:

«Mon colonel, dit-il, on a crié vive la _Lanterne_! et ça m'a exaspéré.»

_Acquitté!_

Où allons-nous?

X... vient de laisser publier une lettre de lui dans laquelle je trouve
cette idée charmante:

«Cette soi-disant musique de l'avenir est assez bonne pour une
génération née dans le désordre, les barricades et les révolutions.»

Vieux ruffian!

Il y aurait cette réponse à lui faire:

«J'aime mieux appartenir à la génération du désordre et des barricades
qu'à celle dont les plus illustres représentants épousent des filles
entretenues, lorsqu'elles ont cinquante mille livres de rente.»

* * *

Décembre 1868.

Mon cher ami,

J'ai vu G... Je suis donc rassuré.

Vite, une scène.

Je vais vous gronder:

Vous êtes un penseur, vous êtes essentiellement intelligent, vous avez
des connaissances physiologiques rares chez un homme de votre âge; il
vous est permis de rater un morceau, c'est, hélas! permis à tout le
monde, mais vous ne devez pas lâcher une scène aussi importante que
l'entrée de Myrrha.--Si vous aviez eu à peindre avec la plume, vous
auriez fait tout le contraire de ce que vous m'envoyez.

Cette Myrrha est une courtisane antique, sensuelle comme Sapho,
ambitieuse comme Aspasie; elle est belle, spirituelle, charmante.--La
séduction inouïe qu'elle exerce sur Yorick en est la preuve.--Dans ses
yeux, il doit y avoir cette expression _glauque_, indice certain de
sensualité et d'égoïsme poussé jusqu'à la cruauté.

Maintenant, pour votre ritournelle d'entrée.... Eh bien!...

Toute cette conversation doit être basée sur une symphonie quelconque
exprimant la fascination de Myrrha sur Yorick.--Cette symphonie doit
commencer à: _Je tremble au seul bruit de ses pas._--Le serpent arrive,
et l'oiseau ne bat plus que d'une aile.

Rappelez la romance dans cette symphonie, soit, je le veux
bien;--quoique à mon sens l'entrée de Myrrha doive exprimer l'amour
autrement.--Yorick seul est libre; il chante son amour avec passion,
avec délire; il le dit _au nuage_, à l'étoile.--Myrrha présente, il est
éteint.--Je n'insiste pas, car vous m'avez compris.

Autre reproche moins grave.

L'entrée est trop courte. Elle n'a pas le temps d'entrer, _elle_, Angus,
et les dames et seigneurs qui les accompagnent. Elle est appuyée sur le
bras d'Angus; elle entre lentement, rêveuse, distraite; elle promène son
regard sur tout ce qui l'entoure et l'arrête presque dédaigneusement sur
Yorick.

J'aime la deuxième partie de votre travail; le chœur est bon. Une
critique cependant: j'aurais voulu tout ce que dit Harold en récit,
mesuré, peut-être, mais sans dessin d'orchestre. _Il faut entendre les
paroles_, absolument.

Que tout ceci ne vous décourage pas, mais vous persuade que, à votre
insu, vous ne mettez pas tout ce que vous savez et ce que vous êtes dans
votre musique; vous pensiez à Ténot[112] en faisant votre entrée de
Myrrha, je le parie...

[Note 112: Le livre de Ténot qui faisait sensation: _Paris en
décembre_ 1851.]

Moi aussi, j'y pense, et je n'admets pas qu'un seul homme de cœur ne
consacre pas à ces recueils de faits si secs, mais si instructifs, de
longues méditations.--Mais avec Myrrha, il faut oublier,
absolument.--Allons, vite, une autre entrée, qui sera bonne cette fois,
j'en suis sûr.

Ma situation est toujours la même. L'insistance de qui vous savez est
devenue plus pressante que jamais.--Il en parle à mes amis et les lâche
sur moi.--Il faut que je m'exécute... Au petit bonheur... (Il y a un an,
j'aurais dit: À la grâce de Dieu!) J'ai passé une soirée avec l'abbé
X... _Tous farceurs!..._ Je ne sais si vous lisez le _Diable à quatre_.
J'y trouve un extrait de Taxile Delord (écrit en 1851), adressé à M.
Veuillot et ses amis:

«Vous lirez cet article, charmants confrères, et vous croirez nous avoir
mis en colère. Vous nous démangez, voilà tout. Capucins, prêtraillons,
pions de séminaire, punaises de chapelle, pucerons de sacristie, se
fourrent aujourd'hui partout. Il faut secouer de temps en temps la gale
cléricale. C'est pourquoi nous avons versé quelques gouttes d'ammoniaque
sur votre acarus en chef.»

C'est assez bon, n'est-ce pas?

Pasdeloup va jouer ma symphonie.

Allons, au travail, et bon courage. À bientôt, cher, et toujours,
toujours votre ami dévoué.

* * *

Décembre 1868.

Cher,

Voilà qui est infiniment meilleur!--C'est un peu triste.--Plus rose
vaudrait mieux, mais tel quel, cela peut marcher.

Je crois l'ensemble du duo utile, mais cela dépend de la forme que vous
avez adoptée. Cependant ces quatre vers d'Yorick me paraissent
nécessaires. _Écoute la voix qui t'implore_: évidemment il va dire
quelque chose:

_Sans Myrrha_, etc.

L'ensemble ne doit venir qu'après ces quatre vers chantés par
Yorick.--Si vous faites là une _phrase_ commençant par la tonique, vous
vous tromperez. Il faut une idée incidente, mais importante. C'est
difficile, très difficile, j'en sais quelque chose.--Allons, courage.

Lisez le _Diable à quatre_ paru aujourd'hui samedi et signé E. Lockroy.
C'est excellent!

S'il n'est pas poursuivi, j'en serai quelque peu surpris. Il est vrai
que c'est tellement fort, que le meilleur est de laisser passer. Si
Crétinopolis s'éveille, je crois que Paris ne s'endort pas. Espérons!

Donnez un coup de collier au premier acte pour arriver au second, ou si
vous le préférez, passez au deuxième de suite.

À vous mille fois de mes meilleures amitiés.

* * *

Janvier 1869.

Mon cher ami,

I.--Récit, un peu insignifiant.

_De ton âme troublée_, bonne phrase, qui paraît être la tête d'un
morceau et qui, malheureusement, reste isolée.

Le chœur «_Par ses exploits_» est trop fanfare de trompettes; vous
trouverez cette phrase-là dans Grétry.

«_Seigneur Angus_». Il y a là, mon cher ami, un morceau nécessaire;
morceau court, vif, gai, alerte, comique.--Ce 4 temps languissant ne
rend pas l'effet voulu. Tout cela est trop dans le même caractère; cela
se suit, s'enchaîne; les plans ne sont pas marqués.

La légende est d'une bonne couleur. C'est intéressant au point de vue
musical.

Malheureusement, la fin manque d'_effet_. Quand je dis _effet_, je
n'entends pas une chute violente, brutale, mais impressionnante.--Les
chœurs doivent prendre part à la légende; tous doivent répéter avec
terreur: _la coupe d'or, la coupe d'or!_ Il y aurait peu de chose à
faire pour que ce morceau-là fût bien.--Maintenant, je ne comprends pas
le chœur final finissant piano. Tous ces gens-là crient: _Vive
Angus!..._ Le vieux roi n'existe plus pour eux.--Du reste, je suis un
peu cause de vos erreurs. Je vous ai engagé dans la deuxième version que
je croyais meilleure que l'autre, mais je me suis aperçu que la première
était seule possible.--Le «_Seigneur Angus, je dirais: Sire_» doit
précéder l'explosion. Les courtisans sont encore timides; ils font leurs
compliments en douceur.--Puis la _légende_ les calme un peu.--Lorsque le
roi envoie chercher Paddock, le _froid_ augmente
considérablement.--L'attitude de Myrrha vient réchauffer la situation,
etc.--Du reste, pour vous convaincre, j'aurais besoin de causer avec
vous.--Lorsque vous verrez le morceau que j'ai écrit, vous me
comprendrez tout à fait.--En somme, le morceau.....[113] la légende a
été bien comprise. Envoyez-moi vite la fin du premier acte.

[Note 113: Un mot illisible.]

J'ai lu toutes les _Lanternes_. _Il_ a eu des choses de premier
_ordre_.--À propos de Marfori: «Ce courtisan, qui s'est trouvé trop
_harponné_ par ma dernière Lanterne, et que la _marée_ révolutionnaire a
porté sur nos côtes, veut, dit-on, m'envoyer des témoins.--Bravo! Nous
nous battrons à l'hameçon!» Une, autre fois: «On annonce que _Barnum_ a
perdu un phoque sur lequel il fondait les plus belles espérances.--On
lui prête l'intention de remplacer cet animal par M. Marfori. Nul doute
que pour une somme rondelette, Marfori ne consente à changer de
_baquet_!»... Quand je vous verrai, je vous raconterai les choses
saillantes, dont j'ai retenu sinon la forme, au moins l'idée.--J'ai vu
G. qui est allé passer quelques jours en Angleterre. N'en dites rien
chez lui.--Il a eu une excellente occasion de voir Londres _gratis pro
Deo_.

On copie ma symphonie. Le copiste de Pasdeloup m'annonce mes parties
d'orchestre pour cette semaine.

J'ai terminé les deux premiers actes de la _Coupe_. Je suis très
content.

À bientôt, cher, et toujours mille fois votre ami de tout cœur.

* * *

Février 1869.

Mon cher ami,

Je suis désolé de vous savoir souffrant; si ma lettre ne vous trouve pas
mieux, j'ordonne un repos de quelques jours.

Arrivons à votre affaire.--Au moment où les courtisans sont au comble de
l'enthousiasme et vont proclamer Angus par anticipation, quatre
officiers paraissent au haut de l'escalier.--Ils sonnent une fanfare
grave, lugubre; tous s'arrêtent en s'inclinant! Harold paraît: _Le roi
n'est plus!_ Tous les seigneurs se prosternent: Hélas!... Puis (?) sur
le jeu d'Harold, les chambellans, les X., les Y., revêtus de leurs
insignes, sortent du palais.--Les Cours de cassation, d'appel, etc., le
Sénat, tout le bataclan, descendent sur une _marche_ grave et s'avancent
sur le devant de la scène! Des officiers portent la couronne, le
sceptre, tous les insignes de la royauté.--Paddock les suit, portant la
coupe. À sa vue, épatement général, mouvement: on s'agite, on s'élance,
et, sur la marche éclatante et pompeuse cette fois: _Gloire au maître de
Thulé!_ Voilà, mon cher ami, comment cette scène doit être
traitée.--Voilà pourquoi la _première_ version du livret est meilleure.
Un simple rappel du chœur: «_Seigneur Angus, je dirais: Sire_», et
Paddock: _Oui, cette royauté me tente._--Vous m'avez compris. Pour les
fanfares, elles ne sont pas de moi, mais bien d'_Hérodote_ ou d'un
autre.

La couleur de votre _fable_ n'est pas mauvaise, mais l'idée est molle.
1re _strophe_, presque un récit:

_Que ton choix souverain la donne_

avec autorité;

_À qui doit régner après moi!_

avec douleur, larmes.

À la 2e strophe, un dessin aux violoncelles, aux altos, une gamme
chromatique serpentant à travers l'orchestre: l'astuce, la cruauté, la
bassesse, etc. Les deux derniers vers avec éclat! 3e strophe, des
trémolos sur le chevalet, des basses bizarres, des harmonies difformes:
la grimace du singe terrible! Après ce vers:

_Le singe, avec une grimace,_

un silence. Paddock remonte la scène... pour se rapprocher de la mer. Il
faut lancer la coupe, ne l'oublions pas! Que la coupe retombe sur la
scène, et la pièce tombe!... Il faut penser à tout!

L'insensé! qu'a-t-il fait?

Vivace, tout de suite le 3/4.--Pas d'_Harold_ seul, pas d'_Angus_ seul,
pas de _Myrrha_ seule! Du bruit, du tumulte, de l'agitation! Votre 3/4
est bon, c'est ce qu'il faut!...

Mais la fin, mon cher ami! Vous avez fait une barcarolle.

Votre musique dit:

      Myrrha, la brise est douce
      Et le flot engageant, etc.

Vous voyez la nuance.--Le 6/8 est un mauvais mouvement pour la chose: un
motif large, mais pas trop assis.--Dans le lointain, l'orage qui
augmente jusqu'au lever[114] du rideau. Après, la 2e reprise du motif
que je ferais dire par Myrrha à l'unisson d'Yorick: «Pêcheur, _la brise
est forte, et le flot écumant_, si la mer _te rapporte, je tiendrai mon
serment_.» Il est bon de l'engager; les auteurs de la pièce n'y ont pas
assez songé. Une assez longue ritournelle: les flots montent; c'est une
tempête. Pendant cette musique, le petit s'est échappé. Il est monté
sur la galerie; il fait un signe d'adieu, un cri, et le motif à
l'orchestre avec le tapage complet.

[Note 114: _Lapsus calami._ Il voulait écrire: baisser. C'est la fin
de l'acte.]

Ce plan est la critique de votre travail.--Comme musique, ce n'est pas
mauvais. Mais ce n'est pas cela.

Mettez en scène, mon cher ami, et vous verrez alors où vous pêchez!
Songez donc à remplir cette grande scène de l'Opéra.--Mais, je vous le
répète, reposez-vous.

Je répète ma symphonie petit à petit; c'est difficile, mais c'est bon,
je crois!

Changement de front! Nouvelle direction de l'Opéra-Comique qui m'a
demandé ouvrage par lettre! Nous cherchons une grande pièce: trois ou
quatre actes.--C'est du Locle, le neveu de Perrin (ou plutôt Perrin
lui-même, _Leuven_ reste pour la forme).--Le Théâtre-Lyrique sera entre
les mêmes mains dans trois mois.--Bref, on veut me faire faire une
grande machine avant l'Opéra. Je veux bien, et je serai charmé de lâcher
le concours et d'essayer de changer le genre de l'Opéra-Comique.--Mort à
la _Dame Blanche_!

À bientôt, cher, et à vous de tout mon cœur.

* * *

Février 1869.

Mon cher ami,

Votre lettre m'a fait un double plaisir:

1º Elle m'annonce le rétablissement presque complet de votre santé;

2º Elle m'apporte un bon travail qui a une réelle valeur, malgré les
critiques que je vais vous adresser.

Entr'acte très bon, mais malheureusement beaucoup trop court!

Songez donc au temps que nos gandins mettent à s'asseoir, essuyer les
lorgnettes, etc. Ce que vous avez fait est bon, mais ce n'est pas
suffisant.

Le chœur est joli, d'une bonne couleur, les harmonies ont du vague, mais
le rythme de barcarolle me chiffonne beaucoup. L'accompagnement est sur
l'eau, et il doit être dans l'eau.

Le milieu (solo de sirènes) me plaît également, mais pourquoi la même
musique pour deux strophes, qui diffèrent absolument de caractère. Il y
a là deux types différents: la sirène sentimentale et la sirène
railleuse.--Vous avez fait seulement la première.

À part ces trois critiques, je suis très content de votre envoi.--Malgré
mon désir de vous voir, je vous conseille de ne venir qu'au beau temps.
La boue et le ciel de Paris vous seraient peut-être nuisibles. Pensez-y.

Courage donc, cher, et mille amitiés de votre...

* * *

Février 1869.

Mon cher ami,

X. m'ayant demandé de lui composer une valse sur des motifs du nouveau
ballet de..., je me suis mis à l'œuvre immédiatement; votre envoi était
sur ma table, j'ai cru avoir affaire à une feuille de papier blanc... et
voilà pourquoi vous trouverez au dos de votre romance une ignoble
saleté. Pardon!

Soignez-vous, cher ami. Je suis heureux que vous vous décidiez enfin à
écouter les conseils de votre médecin.--L'équitation, l'escrime vous
donneront peut-être encore de meilleurs résultats que la
philosophie.--Apprendre à connaître l'homme n'est pas toujours une
besogne bien ragoûtante, alors même que l'on fait cette étude sur
soi-même.--Promenez-vous, rêvez, respirez!... Votre santé s'en trouvera
bien, et l'imagination ne s'en trouvera pas mal.--

J'arrive à votre envoi.--J'aime l'entrée de Claribel.--C'est très
intelligent.--Il y a de la douleur, du.....[115] autant que de la
féerie. C'est ce qu'il faut, et c'est (ce) qu'on ne fera pas
généralement.

[Note 115: Un mot illisible.]

J'aime le récit de Claribel parce qu'il est vrai, simple et poétique;
_blancs rayons_ est trop haut.--Comment voulez-vous prononcer sur ces
notes excentriques quand il faut un son doux, égal, discret.

La sortie du chœur est insuffisante _comme durée_. Quarante choristes et
trente danseuses à écouler. Manquent huit ou dix mesures.--Du reste,
cela dépend un peu de l'arrangement de la scène.

J'aime le récit de la (_sic_) Claribel et de la sirène.--Très bien le
3/4 après _ce mal, c'est l'amour_.

_Et pourtant, c'est en vain que je lui tends les bras_ manque d'accent
(mais ce n'est pas mauvais).

J'aime aussi la romance.--J'aime surtout le _Elle pleure_ de la
Sirène.--C'est juste; il y a du charme là.

Peut-être (mais ceci est difficile à juger), peut-être votre Claribel
est-elle trop résignée!... Peut-être faudrait-il plus de révolte, de
rage. _Mais cet homme que j'aime_, surtout la deuxième fois, demande une
explosion à mon avis. Mais cet effet ne peut s'obtenir en mettant les
deux strophes sur la même musique.

En somme, c'est bien! C'est énormément supérieur au premier acte.
Courage donc, mais ne vous fatiguez pas.--Travaillez à votre aise.

Rien de nouveau pour le choix d'un poème Opéra-Comique.--Du Locle et
Sardou retapent la pièce qu'ils me destinent.--Du Locle n'a pas encore
lu celle que je voudrais faire.--Perrin est, je crois, tout à fait
dégoûté du poème de Leroy et Sauvage La symphonie se répète toujours.
Ce pauvre Pasdeloup en sortira-t-il?

À bientôt, cher ami, et croyez toujours à l'affection solide et dévouée
de...

* * *

Mars 1869.

Mon cher ami,

Grands progrès!...

Tout cela se tient. C'est fait. Comme scène, c'est bon.

Je reproche au chœur des sirènes d'être écrit à quatre parties en canon.
Les voix se mêleront. Ce ne sera pas clair, et l'idée musicale, en
somme, n'est pas suffisante.--Le récit de Claribel, la symphonie
imitative, tout cela est bon.--L'air de Claribel manque de grandeur. Le
début est joli, mais est-ce là la reine de l'Océan? C'est aimable!...
mais il faut plus que cela. J'aime beaucoup mieux le milieu qui a de la
tendresse, du charme, et qui est plus _grand_ que la première
partie.--En somme, cela va!... Continuez. Je suis curieux de votre
duo.--C'est la grosse affaire!...

J'attends toujours un poème.--L'affaire Leroy et Sauvage est lâchée
définitivement.--Les auteurs sont embêtés! mais l'œuvre n'était pas
parfaite, loin de là: d'excellentes choses, mais d'autres choses
faibles.--Du Locle est en Italie; il revient la semaine prochaine. Il
dit à tout le monde que je serai une des colonnes de son édifice, etc,
etc. Perrin me comble de témoignages d'estime, etc., etc.

Le moindre poème serait bien mieux mon affaire!

Il est vrai que jusqu'à présent, personne n'en a.--Perrin m'a dit, il y
a deux jours: J'ai deux choses en vue. Du Locle revenu, nous allons
marcher. C'est lui qui me demande; il me reproche mon indifférence,
etc., etc. En somme, je _sais_ que mes affaires vont bien, mais que
c'est long!

Choudens grave ma symphonie, _orchestre_, _arrangements_, etc. Quand
venez-vous?

À bientôt, cher, et toujours ma meilleure amitié.

Ma symphonie a très bien marché.--_Premier morceau_: une salve
d'applaudissements, quelques _chuts_, seconde salve, un sifflet,
troisième salve.

Andante: une salve.

Final: beaucoup d'effet, applaudissements à trois reprises, chuts, trois
ou quatre coups de sifflet. En somme, succès.

* * *

Avril 1869.

Mon cher ami,

Tout cela est bon. Peut-être ça manque-t-il un peu de modulations.--Dans
ces bruissements, ces arpèges mystérieux, les transitions sont
nécessaires. Un peu trop de si bémol, mais ce reproche n'a rien
d'absolu.--Pourquoi n'avez-vous pas fait la réponse de la sirène?

Vous savez, l'invitation au ballet?... Vous auriez ainsi terminé toute
la première partie de l'acte.--Peu important, du reste.--J'avais pensé
pour l'entrée d'Yorick (que vous m'envoyez) à une combinaison de trois
motifs:

1º La romance d'Yorick, premier acte;

2º L'entrée de Myrrha, premier acte;

3º _Myrrha, la brise est forte_, premier acte.

Yorick rêve... il pense à Myrrha... à son plongeon... Tout cela est
confus. Je crois que des bribes de motifs à peine indiqués auraient été
d'un joli effet.

J'approuve complètement votre projet de ne venir qu'au beau temps. Paris
est en ce moment ordurier. C'est ignoble! On dirait un reflet fidèle de
ce que vous savez bien!...

J'ai assisté hier à la répétition générale de _Rienzi_ au
Théâtre-Lyrique.--On a commencé à huit heures.--On a terminé à deux
heures.--Quatre-vingt musiciens à l'orchestre, trente sur la scène, cent
trente choristes, cent cinquante figurants.--Pièce mal faite. Un seul
rôle: celui de Rienzi, remarquablement tenu par Monjauze. Un tapage dont
rien ne peut donner une idée; un mélange de motifs italiens; bizarre et
mauvais style; musique de décadence plutôt que de l'avenir.--Des
morceaux détestables! des morceaux admirables! au total; une œuvre
étonnante, _vivant_ prodigieusement: une grandeur, un souffle
olympiens! du génie, sans mesure, sans ordre, mais du génie! sera-ce un
succès? Je l'ignore!--La salle était pleine, pas de claque! Des effets
prodigieux! des effets désastreux! des cris d'enthousiasme! puis des
silences mornes d'une demi-heure.--Les uns disent: c'est du mauvais
Verdi! les autres: c'est du bon Wagner! C'est sublime!--C'est affreux!
c'est médiocre!--Ce n'est pas mal! Le public est dérouté! c'est très
amusant.--Peu de gens ont le courage de persister dans leur haine contre
Wagner.--Le bourgeois, le gandin sentent qu'ils ont affaire à un grand
bougre, et ils pataugent.--Nous verrons mardi; le public d'hier, composé
d'invités, était forcé d'être poli. D'ici à quelques jours, j'aurai
peut-être terminé avec l'Opéra-Comique.--Je vous tiendrai au courant.

       *       *       *       *       *

À bientôt, mon cher ami, et toujours croyez à la vive affection de votre

Je n'ai pas vu G. depuis une quinzaine.

* * *

Mai 1869[116].

Mon cher ami.

Je vous annonce _secrètement_ ce qui sera officiel dans huit jours.

Je me marie.

Nous nous aimons--Je suis absolument heureux.

       *       *       *       *       *

Je vais passer l'été campé... Je ne m'installe qu'au 15 octobre.--D'ici
là, notre existence sera très fantaisiste.

Ne dites rien à personne.

Votre ami.

_P.-S._ J'ai reçu votre mot.--Soignez-vous.--Je suis comme vous très
occupé des élections.--Avez-vous lu _l'Homme qui rit..._ et le _Rappel_?

Espérons.

[Note 116: Pour les raisons que j'ai exposées dans l'introduction,
p. 3, j'ai déjà fait quelques suppressions, et je vais, maintenant, en
faire de plus longues et de plus nombreuses. Je ne crois pas, cependant,
manquer aux convenances en donnant des fragments de cette lettre.]

* * *

Mai 1869.

Cher ami,

Je n'aime pas beaucoup à donner des conseils, mais une fois n'est pas
coutume:

À votre place, j'irais me retremper à la campagne; je passerais l'été à
me reposer, rêver; je travaillerais peu, je lirais modérément; je
laisserais un peu de côté la philosophie et les inconvénients qui en
découlent;--et au mois d'octobre ou de novembre ou même de décembre, je
viendrais à Paris. Je suis peut-être un peu intéressé à vous conseiller
cette combinaison.--Mon père est indisposé, et cette indisposition va
peut-être retarder mon mariage de quelques jours. Je pars immédiatement.
Je ne vous verrai pas.--Que ferez-vous à Paris en juin? Pas de théâtres,
rien d'intéressant... Enfin, cher ami, voyez; mais je vous avoue que
quel que soit mon bonheur, je me consolerais difficilement de ne pouvoir
profiter de votre voyage.

Écrivez-moi. Qu'allez-vous faire?--_En juin_, nous nous verrons si
peu...

Votre vrai ami.

* * *

Octobre 1869, 22, rue de Doual, Paris.

Mon bien cher ami,

La détermination que vous prenez est aussi favorable à votre santé
morale qu'à votre santé physique. Ici, tout est troppmannisme,
haussmannisme et napoléonisme! Vivez au grand air, cultivez, travaillez
et moralisez! Supposez dans chaque département cent agriculteurs de
votre trempe, et voyez où nous en serons dans vingt ans.--Ce que vous
avez fait n'est pas perdu! Vous vous êtes préparé des jouissances
d'autant plus grandes qu'elles contrasteront davantage avec vos
occupations ordinaires.--Vos nerfs conserveront leur délicatesse, grâce
à la musique, et vos muscles se fortifieront, grâce à l'agriculture.
Vous pourrez exercer votre influence sur une certaine quantité d'hommes
et vous aurez conscience du bien que vous ferez chaque jour.--Au point
de vue du progrès humanitaire, vous ferez cent fois plus que vous
n'auriez fait dans cette lutte fatigante, énervante et souvent, hélas,
sans issue.

Avec les livres, votre intelligence et un petit séjour à Paris tous les
deux ans, vous serez plus avancé que nos chroniqueurs les mieux
informés.--À un autre point de vue, celui de la famille (quelque
imparfaite que soit cette institution), vous vous ouvrez un avenir qui
vous aurait été fermé bien longtemps, toujours, peut-être.

       *       *       *       *       *

Vous faites bien de ne pas venir à Paris cet hiver; je vous verrais avec
peine renoncer à vos nouveaux projets, car je _sens_ que de leur
réalisation dépend votre bonheur. Installez-vous dans vos résolutions;
exécutez, et l'air de Paris ne pourra plus vous être nuisible. Vous
allez, sans doute, rester un temps assez long sans composer, _mais vous
y reviendrez_, et je serai toujours là, vous le savez.--Je ne serais
même pas étonné qu'un grand progrès fût le résultat de votre nouvelle
situation.

Donc, mon cher, je suis heureux, content, complètement satisfait de
cette grande résolution. _Vous faites bien_, et mon amitié pour vous ne
saurait m'égarer.

Je suis éreinté en ce moment. Nous nous installons, grosse affaire, et
je travaille à _Noé_[117].--J'ai livré deux actes.--Il faut donner le
_troisième acte_ le 25 octobre et le _quatrième_ et dernier acte, le 15
novembre.--Je m'y suis engagé par traité et je m'exécute. Mais, par
traité aussi, j'ai fait des réserves expresses pour l'interprétation. La
_basse_ et la _première chanteuse_ me manquent.--Je ne les vois nulle
part, et si je ne les trouve pas, _Noé_ attendra.--_Du Locle_ est de
retour depuis deux jours. Nous allons donc enfin finir quelque
chose.--Voilà, cher, où en sont mes affaires... Et G., où est-il? À
Paris sans doute. Demeure-t-il toujours au même endroit? Dès que j'aurai
des chaises, je lui écrirai de venir nous voir.

[Note 117: Voir l'introduction, pp. 27-28.]

Écrivez-moi toujours souvent. Je vous aime de tout mon cœur, vous le
savez, et vos lettres me font grand bien.

Toujours, mon cher Edmond, votre ami dévoué.

* * *

Juin 1870.

Mon cher ami,

Au galop un mot. Je pars. Je vais à Barbizon passer quatre mois.
J'emporte une charmante pièce de _Sardou_ (pressée) et puis _Calendal_
et _Clarisse Harlowe_ etc.

Que de besogne.

       *       *       *       *       *

Je vous renvoie vos manuscrits dans lesquels j'ai trouvé de bonnes
choses. Je n'ai pas vu G. depuis deux mois.

Écrivez-moi à Paris. On m'envoie mes lettres.

Votre ami.

* * *

Août 1870.

Mon cher ami,

J'espère bien que votre santé un peu délicate vous évitera le service
actif. Ne négligez rien dans ce but. Ce pauvre G. doit être pris hélas!
Je pense que le prix de Rome sauvera Guiraud.--Je rentre à Paris demain
matin. La garde nationale sédentaire me réclame.--Eh bien... les 7 300
000 doivent être contents!... Voilà la tranquillité, l'ordre, la paix!
Aujourd'hui, il s'agit de sauver le pays! Mais après?...

       *       *       *       *       *

Et notre pauvre philosophie, et nos rêves de paix universelle, de
fraternité cosmopolite, d'association humaine!... Au lieu de tout cela,
des larmes, du sang, des monceaux de chair, des crimes sans nombre, sans
fin!

Je ne puis vous dire, mon cher ami, dans quelle tristesse me plongent
toutes ces horreurs. Je suis Français, je m'en souviens, mais je ne puis
tout à fait oublier que je suis un homme.--Cette guerre coûtera à
l'humanité cinq cent mille existences. Quant à la France, elle y
laissera tout!...

Écrivez-moi à Paris, mon cher ami, dites-moi votre situation, car _nous_
sommes inquiets de vous.

Votre ami dévoué.

* * *

Août 1870.

Mon cher ami,

       *       *       *       *       *

On crie dans la rue la mort du prince Frédéric-Charles, mais ce n'est
pas officiel, je crois.--Les choses vont mieux. Le langage de _Trochu_
me plaît. _Palikao_ dit: «J'ai nommé: j'ai envoyé», et _l'autre_ voyage
en 3e classe. Il a bu un verre d'vin avec le chef de gare de Verdun.

Quelle fin!...

Votre ami qui vous aime de tout cœur.

Guiraud ne part pas. _Prix de Rome_ exempte. Je crois comme vous que la
loi n'atteindra que les anciens soldats à moins de défaites
nouvelles.--Deux cent mille hommes passent le Rhin. Berlin et les
forteresses vont être dégarnis. Dans huit jours nous aurons de quatre à
cinq cent mille Prussiens à quarante lieues de Paris; mais c'est le
suprême effort. Si cette masse est rompue, la Prusse sera ce que la
France voudra qu'elle soit! Espérons!

* * *

Paris, 26 février 1871.

Cher ami, Paris débloqué, j'ai dû me rendre à Bordeaux pour affaires de
famille. Je rentre et trouve votre bonne lettre...................
...........nous nous retrouvons debout, vivants, ou à peu près, sur les
ruines de cette pauvre France, si coupable mais aussi bien malheureuse.
Ce que coûtent les Napoléons, nous ne vivrons peut-être pas assez pour
le savoir!

       *       *       *       *       *

Je voudrais cet été terminer _Clarisse Harlowe_ et _Griselidis_.
_Griselidis_ est très avancée. _Sardou_ veut changer le dernier acte.
Dès qu'il sera rentré à Paris, je vais le prier d'en finir afin que j'en
puisse faire autant. Quant à _Clarisse_, c'est à peine commencé.

Avez-vous des nouvelles de G.? Écrivez-moi bientôt, cher ami,
rétablissons notre correspondance, n'est-ce pas? et croyez à la vive
affection de...

* * *

Juin 1871.

Cher ami,

Enfin! C'est fini! C'est au nom de la République, au nom de la liberté,
au nom de l'humanité que ces drôles ont assassiné des républicains comme
mon pauvre Chaudey! Pauvre France! N'est-il donc pas de terme moyen
entre ces fous, ces brigands et la réaction? C'est à désespérer! Nous
sommes navrés, tous mes amis et moi.--Malheureusement, les récits n'ont
rien d'exagéré! C'est l'assassinat et l'incendie élevés au rang de
système politique! C'est infâme. Maintenant, que va-t-on faire?
Allons-nous retomber dans la vieille légitimité?... Ce sera une trêve,
et la révolution à l'horizon!... Hélas!...

       *       *       *       *       *

Adressez vos lettres, 8, route des Cultures, au Vésinet, par
Saint-Germain-en-Laye, Seine-et-Oise.

Donnez-moi de vos nouvelles _à fond_. Parlez moi de G.

Depuis six semaines j'ai beaucoup erré. J'ai été obligé de _quitter_
Paris au galop.

Mille amitiés de votre toujours affectionné.

* * *

Juin 1871.

Cher ami,

       *       *       *       *       *

Je vois que votre mariage, comme le mien, ne fait pas tort au travail.

Je finis mes deux opéras. Je lis beaucoup. Je n'ai pas un plan d'études
aussi réglé que le vôtre, mais je commence à connaître une assez grande
quantité de choses. Le malheur est que le désir de savoir vient en
apprenant, mais pourquoi le malheur? Je vivrai, mourrai sans que ma
curiosité soit satisfaite; mais plus je vais, et plus les systèmes
philosophiques me semblent de purs enfantillages.

Mille amitiés de votre toujours mille fois dévoué.

* * *

Septembre 1871.

Mon cher ami,

       *       *       *       *       *

...Je vais rentrer à Paris demain ou après. Écrivez-moi donc rue de
Douai, 22. Rien de très nouveau, si ce n'est que je vais prendre
probablement le 1er novembre, la position de chef du chant à l'Opéra.
C'est une situation que n'ont dédaignée ni Hérold ni Halévy. Je ne serai
pas fort occupé, et les appointements sont relativement bons: cinq ou
six mille, et, de plus, des arrangements de partitions, etc.--Les
directeurs de l'Opéra-Comique, ne voulant pas risquer de grandes pièces
cette année, m'ont _demandé_ d'écrire la partition d'une _Namouna_ assez
intéressante. La chose était pressée, et l'on m'a mis l'épée dans les
reins; mais aujourd'hui, ces messieurs donnent tous leurs soins au
_Fantasio_ de _Jacques Offenbach_, et mes exigences légitimes de
distribution retardent la chose. Je publie en ce moment chez Durand
(ancienne maison Flaxland) un recueil de dix morceaux à quatre mains
intitulé: _Jeux d'enfants_. J'en suis assez content.--Du reste, je me
fais chaque jour plus fort contre les petites émotions de la vie. Ce
n'est pas à proprement parler de la philosophie, mais c'est un immense
dédain, un souverain mépris qui en tiennent lieu.......

       *       *       *       *       *

Trouvez deux minutes à donner à votre ami dévoué.

* * *

Janvier 1872.

Cher ami,

       *       *       *       *       *

L'élection _Vautrain_[118] nous laisse espérer un prochain retour de
l'Assemblée...

Rien de nouveau.--On m'a écrit hier de l'Opéra-Comique pour la mise en
répétitions de _Namouna_; mais j'ai des exigences qui empêcheront
probablement l'affaire d'aboutir.

Mille amitiés de votre tendrement dévoué.

[Note 118: L'Assemblée nationale refusait de quitter Versailles, et
on avait pensé que le choix d'un modéré la déciderait à transférer son
siège à Paris.]

* * *

17 juin 1872.

Mon cher ami,

Vous devez m'en vouloir, mais si vous saviez quel hiver écrasant j'ai eu
à passer, vous me plaindriez sincèrement.--Mille francs de leçons par
mois, _Djamileh_ à faire répéter et à orchestrer, et tous les ennuis
ordinaires de la vie de Paris qui dévorent la meilleure partie de
l'existence............

       *       *       *       *       *

_Djamileh_ n'est pas un succès. Le poème est vraiment antithéâtral, et
ma chanteuse a été au-dessus de toutes mes craintes. Pourtant, je suis
extrêmement satisfait du résultat obtenu. La presse a été très
intéressante, et jamais opéra-comique en un acte n'a été plus
sérieusement, et, je puis le dire, plus passionnément discuté[119]. La
rengaine Wagner continue. _Reyer_ (_les Débats_), _Weber_ (_le Temps_),
_Guillemot_ (_Journal de Paris_), _Joncières_ (_la Liberté_)
(c'est-à-dire plus de la moitié du tirage de la presse quotidienne) ont
été très chauds.--_De Saint-Victor_, _Jouvin_, etc., ont été bons en ce
sens qu'ils constatent inspiration, talent, etc., le tout gâté par
l'influence de Wagner.--Quatre ou cinq folliculaires ont éreinté
l'ouvrage; mais les feuilles qu'ils ont à leur disposition ne leur
donnent aucune importance.--Ce qui me satisfait plus que l'opinion de
tous ces messieurs, c'est la certitude absolue d'avoir trouvé ma voie.
Je sais ce que je fais.--On vient de me commander trois actes à
l'Opéra-Comique.--_Meilhac_ et _Halévy_ font ma pièce.--Ce sera _gai_,
mais d'une gaieté qui permet le style.--J'ai aussi des projets
symphoniques, mais mon baby va me déranger bien agréablement.

[Note 119: Voir l'introduction, p. 35.]

Que faites-vous? Comment allez-vous? Écrivez-moi. Je n'ai plus vu G.,
mais on l'a vu à _Djamileh._--Je suis donc rassuré sur son
compte...............

       *       *       *       *       *

Mille amitiés de votre fidèle et dévoué.

FIN

Paris.--Imp. L. POCHY, 52. rue du Château.--1294-4-09.





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