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Title: Les Roquevillard
Author: Bordeaux, Henry, 1870-1963
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Les Roquevillard" ***


LES ROQUEVILLARD

PAR HENRY BORDEAUX


À MONSIEUR FERDINAND BRUNETIÈRE

_Mon cher Maître_

_Vous avez ainsi défini la tradition en répondant à ceux qui la
considèrent comme un poids mort, lourd et inutile à traîner_:

_"La tradition, ce n'est pas ce qui est mort; c'est, au contraire,
ce qui vit; c'est ce qui survit du passé dans le présent; c'est ce
qui dépasse l'heure actuelle; et de nous tous, tant que nous
sommes, ce ne sera, pour ceux qui viendront après nous, que ce qui
vivra plus que nous."_

_La connaissance de nos origines nous aide à comprendre notre
destin, et nous ne pouvons être heureux et bienfaisants qu'en nous
développant dans la direction de nos sensibilités naturelles, et
en acceptant de prendre rang dans la chaîne des générations qui
rattache le passé à l'avenir. Loin de comprimer nos puissances
d'agir, la famille et le sol natal leur impriment une direction.
Je me souviens de m'être passionné, en lisant Le Play, pour cette
famille Mélouga, qui défendit avec acharnement son patrimoine,
parce qu'elle confondait son histoire avec celle de la terre.
J'avais rencontré en Savoie tant d'aventures semblables! Mais la
terre et les morts qui préparent notre sensibilité, nous les
emportons dans notre coeur, si nous avons puisé dans la tradition
l'essentiel, c'est-à-dire l'honneur et cette force de vivre que
communique le sentiment de la durée incarné dans la famille._

_J'ai tenté, dans les Roquevillard, d'illustrer ces faits
d'observation. En l'accueillant à la Revue des Deux Mondes, vous
avez donné à cet ouvrage, mon cher maître, l'appui de votre
approbation, et je désire vous exprimer ici la fierté et la
gratitude que j'en éprouve._

H.B.



PREMIÉRE PARTIE



I

LES VENDANGES

Du sommet du coteau, la voix de M. François Roquevillard descendit
vers les vendangeuses qui, le long des vignes en pente,
allégeaient les ceps de leurs grappes noires.

--Le soir tombe. Allons! un dernier coup de collier.

C'était une voix bienveillante, mais de commandement. Elle
communiqua de l'agilité à tous les doigts, et courba les épaules
des ouvrières qui flânaient. Avec bonne humeur, le maître ajouta:

--Le matin, elles sont plus légères que des alouettes, et l'après-
midi, elles bavardent comme des pies.

Cette réflexion provoqua des rires unanimes:

--Oui, monsieur l'avocat.

On n'appelait jamais autrement le maître de la Vigie. La Vigie est
un beau domaine, bois, champs et vignes, d'un seul tenant, situé à
l'extrémité de la commune de Cognin, à trois ou quatre kilomètres
de Chambéry. On y accède en suivant un chemin rural et en
traversant un vieux pont jeté sur l'Hyère aux eaux basses. Il
domine la route de Lyon qui, jadis, reliait la Savoie à la France
à travers les roches taillées des Échelles. Son nom lui vient
d'une tour qui couronnait le mamelon et dont il ne reste plus
aucun vestige. Il appartient depuis plusieurs siècles à la famille
Roquevillard qui l'a agrandi peu à peu, ainsi qu'en témoignent la
maison de campagne et les communs bâtis de pièces et de morceaux,
ensemble d'une harmonie contestable, mais expressif comme un
visage de vieillard, où toute une vie se résume. Ici, c'est le
passé d'une forte race fidèle à la terre natale. Les Roquevillard
sont, de père en fils, gens de loi. Ils ont donné des bâtonniers
au barreau, des juges, des présidents à l'ancien Sénat provincial,
et à la nouvelle Cour d'appel un conseiller qui, pour mourir chez
lui, refusa tout avancement. Néanmoins, le pays persiste à les
traiter indifféremment d'avocats, et sans doute il donne à ce
titre un sens de protection. Près de quarante ans d'exercice, une
connaissance précise du droit, une parole ardente et vigoureuse
méritaient plus spécialement cette popularité au propriétaire
actuel.

Les alignements réguliers du vignoble permettaient de surveiller
aisément la récolte. Déjà les teintes des feuilles accusaient
octobre, et sur les coteaux, la terre plus lumineuse s'opposait au
ciel plus pâle. Les divers plans se distinguaient mieux aux
colorations: la Mondeuse vert et or, le Grand Noir et la Douce
Noire vert et pourpre. Entre les branches claires, les taches
sombres des raisins sollicitaient le regard. Le couteau ouvert et
la main sanglante, pareilles à de prompts sacrificateurs, les
vendangeuses, se hâtant, poursuivaient les grappes comme des
victimes offertes, les tranchaient d'un coup net et les jetaient
au panier. Elles relevaient uniformément leur jupe en l'attachant
en arrière afin d'être plus libres de leurs mouvements sur le sol
gras, et portaient un mouchoir ou un fichu bariolé noué autour de
la tête pour se garantir des rayons du jour. De temps en temps,
l'une d'elles, redressée, émergeait de la mer des ceps, comme un
lavaret qui vient respirer à la surface, puis replongeait
aussitôt. Il y en avait de vieilles, noueuses et ridées, lentes et
le corps rétif, mais capables d'endurance et l'oeil aux aguets,
car, n'étant plus guère employées, elles luttaient pour conserver
leurs derniers clients. Des jeunes filles de vingt ans, plus
adroites et lestes, exposaient sans crainte leur visage et leurs
avant-bras découverts à l'action du hâle qui garde à la chair les
caresses du soleil, et des fillettes inachevées encore, moins
résistantes,  changeaient de place, troublaient l'ordre ou
s'asseyaient tout bonnement avec une gaieté de pensionnaires en
vacances et la flexible souplesse des sarments que leurs mains
ployaient. Enfin de petits enfants, confiés par leurs mères qui en
débarrassaient le logis, vendangeaient pour leur compte en se
bousculant et se barbouillant lèvres et joues à la façon de
précoces bacchantes.

Sur le chemin à mi-côté qui partage le domaine et en assure
l'exploitation, le chariot, attelé de deux boeufs roux aux cornes
redressées en forme de lyre, attendait patiemment l'heure de
gagner le pressoir. Les vignerons le chargeaient avec gravité. On
ne les entendait pas rire comme les filles, mais seulement
échanger de brèves indications. Les moins âgés portaient des
bérets blancs et des bandes molletières, ce qui leur dégageait la
tournure, à la mode des chasseurs alpins qui, par esprit
d'imitations, se répand chez les jeunes gens de la campagne
savoisienne. Ils passaient un bâton de bois dur dans les anses de
la _gerle_ remplie jusqu'aux bords, la soulevaient sur l'épaule
et, imprimant à leur fardeau un léger mouvement de bascule, ils le
déposaient sur le train du char. Un vieux à la barbe grise qui,
debout sur le véhicule, les dirigeait, achevait d'écraser le
raisin dans les gerles déjà chargées. Parfois, il se redressait de
toute sa taille, les mains rougies et dégoûtantes du sang des
vignes.

En face de la Vigie, l'ombre du soir envahissait les coteaux de
Vimines et de Saint-Sulpice, rapprochés de la chaîne de Lépine qui
reçoit les soleils couchants, et, plus bas, le val sinueux de
Saint-Thibaud-de-Coux et des Échelles. Mais la lumière inondait le
vignoble de pourpre et d'or. Elle découvrait les vendangeuses dans
leurs lignes, les nimbait malgré leurs foulards, se jouait sur les
cornes des boeufs, embrasait la barbe grise et la face rouge du
chef de culture sur le chariot, éclairait, sous les rebords du
chapeau, le visage énergique de M. Roquevillard, et, plus haut
encore, miroitait sur le clocher arrogant de Montagnole, pour se
poser enfin audacieusement, comme une couronne, sur le rocher
légendaire du mont Granier.

Se groupant autour de quelques ceps épargnés,les ouvrières
cueillaient les derniers raisins. Une gerle encore fut hissée et
du haut du char le vieux Jérémie lança triomphalement:

--Ça y est, monsieur l'avocat.

--Combien de chariots? interrogea le maître.

--Douze.

--C'est une belle année.

Il ajouta, comme les boeufs se mettaient en marche, suivis de
toute la bande des vignerons:

--Maintenant, à mon tour. Par ici le rassemblement.

Panier au bras, couteau ou serpe en main, les ouvrières gagnèrent
le sommet du coteau et entourèrent M. Roquevillard. Il planta sa
canne ferrée en terre, et sortit de sa poche un petit sac d'où il
tira de la monnaie de cuivre et des pièces d'argent. Aussitôt, les
plus bavardes se turent. Ce fut un instant solennel, celui de la
paye. Derrière l'assemblée, des vitres ou des toits d'ardoise
renvoyaient comme des miroirs l'éclat du soleil.

Avec une amicale familiarité, il appelait chacune par son nom, et
même il les tutoyait, car, les plus âgées, il les avait toujours
vues, et les autres, il les avait connues petites. Elles
touchaient le prix de leur journée avec un mot aimable en
supplément, et répondaient à tour de rôle:

--Merci, monsieur l'avocat.

L'une ou l'autre, qui s'était montrée paresseuse, recevait un
blâme qui, prononcé d'un ton plaisant, l'atteignait néanmoins, car
le maître avait l'oeil ouvert. Les enfants qui s'étaient payés en
nature obtenaient de lui quelques sous, car il les aimait.

--Que celles qui ont leur compte passent à gauche, dit-il au
milieu de son opération, afin que je ne recommence pas
indéfiniment.

--Cela ne ferait pas de mal, répliqua une belle fille de dix-huit
ou vingt ans.

Celle-ci ne portait pas de fichu sur la tête, comme pour mieux
braver le jour avec sa jeunesse. Les cheveux un peu défaits lui
tombaient sur le front. Elle avait la bouche très grande et une
expression commune, mais un air de santé, des yeux vifs et surtout
un teint doré comme ces graines gonflées de raisin blanc que la
chaleur a roussies et qui semblent contenir de l'élixir de soleil.
M. Roquevillard la dévisagea:

--Comme tu as vite poussé, Catherine! Quand te marie-t-on?

Prise publiquement au sérieux, elle rougit de plaisir:

--Faudra voir.

--Eh! tu n'es pas désagréable à regarder, Catherine.

Et à la pièce qu'il lui donnait, il joignit ce conseil qu'il
formula gravement:

--Sois bien sage, petite: vertu passe beauté.

Elle le promit sans retard.

--Oui, monsieur l'avocat.

À la fin du défilé, le maître inspecta sa troupe et demanda:

--Tout le monde est content?

Vingt voix joyeuses répondirent en remerciant.

Mais un enfant désigna du doigt une vieille femme qui se tenait à
l'écart, honteuse et la mine déconfite:

--La Fauchois.

Son mot se perdit et personne n'intervint, comme si elle ne
méritait aucun salaire.

--Alors, bonsoir, reprit la voix bien timbrée de M. Roquevillard.
Vous arriverez de jour à Saint-Cassin et à Vimines.

--Bonsoir, monsieur l'avocat.

Immobile à son poste d'observation, il vit les silhouettes des
vendangeuses se découper en noir sur le couchant, décroître et
disparaître. D'en bas, leurs voix montaient. Elles s'étaient
séparées en deux groupes, celles de Vimines et celles de Saint-
Cassin. Ces dernières, qui avaient pris à gauche, se mirent à
chanter un choeur rustique au finale traînant. Déjà le soleil
effleurait la montagne.

À côté du maître, la Fauchois ne bougeait pas, ne réclamait rien.

--Pierrette, dit brusquement M. Roquevillard.

Elle tendit en avant sa figure qui était moins vieillie que
douloureuse et crevassée.

--Monsieur François, murmura-t-elle.

--Voilà cent sous. Va manger la soupe à la maison.

--C'est trois journées, dit la pauvresse qui regardait l'écu tout
blanc dans sa main racornie, je n'ai droit qu'à une.

--Prends toujours. Et ta fille?

--Elle est partie pour Lyon.

--Travaille-t-elle?

La vieille femme laissa tomber ses deux bras le long du corps, et
ne répondit pas.

--Il faut qu'elle travaille.

--Depuis la condamnation, elle ne trouve plus à se placer. Une
voleuse!

L'avocat plaida les circonstances atténuantes:

--Elle a volé par étourderie, par coquetterie, par vanité. Elle
n'est pas mauvaise. À son âge, on se corrige. De quoi vit-elle?

--Et de quoi voulez-vous qu'elle vive? Des hommes, pardi.

--Comment le sais-tu?

--Les premiers temps, j'avais envoyé un mandat, un petit, pour
l'aider. Elle me l'a renvoyé avec un autre, un gros, que j'ai
brûlé.

--Que tu as brûlé?

--Oui, monsieur François, l'argent de la honte.

Et la colère redressa brusquement la paysanne qui apparut en
pleine lumière, menaçante et la main tendue, comme pour accuser le
destin:

--Je ne sais pas comment je l'ai faite. Dans notre famille, il n'y
avait que des braves gens. Maintenant j'ai vergogne.

--Ce n'est pas ta faute, Pierrette.

Elle secoua la tête avec certitude:

--C'est toujours la faute de la famille, vous le savez bien. C'est
vous qui l'avez dit.

--Moi?

--Oui, devant moi, à Julienne, avant la condamnation. Elle
m'inquiétait déjà. Alors, je vous l'avais amenée un jour.

--Je me souviens. Et que lui ai-je dit?

--Que lorsqu'on avait la chance d'appartenir à une famille
honnête, il fallait se respecter davantage. Parce que dans les
familles, on met tout en commun, la terre et les dettes, la bonne
conduite et la mauvaise.

--Personne ne peut te jeter la pierre.

--On me la jette quand même. On a raison. Par bonheur, j'ai perdu
mon homme avant.

--Il t'aurait défendue.

--Il l'aurait tuée.

--Et toi, tu l'aimes toujours?

--C'est mon enfant.

--Allons, Pierrette, ne te décourage pas. Tant qu'on n'est pas
mort, il n'y a rien de perdu.

Rentre à la maison; moi, je vais au pressoir vérifier les cuves.

--Merci, monsieur François.

De tout temps, elle avait, à la Vigie, collaboré aux lessives, aux
vendanges et même par intérim à la cuisine: de là son usage des
prénoms.

M. Roquevillard, quand elle fut partie, ne se pressa pas de la
suivre. D'un coup d'oeil amoureux il embrassa tout le domaine qui
s'étendait à ses pieds: les vignes dépouillées dont il
retrouverait au vin joyeux les tons de pourpre ou d'or, les prés
deux fois dévêtus, les vergers, et, par delà le petit ruisseau
anonyme qui sépare les communes de Cognin et de Saint-Cassin, le
bois de chênes, de hêtres et de fayards nuancé par l'automne comme
un bouquet pâle. Sur cette terre aux cultures diverses, il ne
lisait pas à cette heure l'histoire des saisons, mais celle de sa
famille. Tel aïeul avait acheté ce champ, tel autre planté ce
vignoble, et lui-même n'avait-il pas franchi la frontière de la
commune pour acquérir ces arbres trop serrés qui réclamaient une
coupe? Se retournant vers les bâtiments de ferme, il reconnut la
baraque primitive, changée en remise, que les premiers
Roquevillard, des paysans, avaient construite, et il la compara à
sa maison d'habitation solide et vaste, que décorait une éclatante
vigne vierge. C'était, sur les mêmes lieux, la même race, mais
fortifiée matériellement et moralement par un passé d'honneur, de
travail et d'économie. Il lui fit hommage de son mérite en
répétant la parole de la Fauchois:

--C'est toujours la faute de la famille.

La sienne avait, en outre, fourni au pays des hommes capables de
servir utilement la chose publique, comme ils avaient administré
leurs propres biens. Ainsi les générations se soutenaient les unes
les autres pour prospérité commune. Les plus lointains aïeux
n'avaient-ils pas préparé son oeuvre? Cette terre qu'il foulait,
ils l'avaient convoitée avant lui. Cet horizon les avait, avant
lui, captives et exaltés. Et, non sans peine, il détacha les yeux
de son domaine pour revoir ce qu'ils avaient vu, l'ensemble de
lignes et de teintes que lui offrait le paysage, et dont leur
sensibilité, comme la sienne, dépendait. Car les cultures peuvent
modifier la forme immédiate du sol, l'homme ne change rien à la
lumière ni à l'étendue: il y ajoute seulement quelques points de
repère émouvants, un toit qui fume et évoque la douceur du foyer,
un chemin, une haie qui font souvenir de la vie sociale, un
clocher qui symbolise la prière.

Seul sur la colline, il ajouta à la beauté du soir la satisfaction
de communier avec sa race. Il sentit jusque dans un passé obscur
l'importance de ce coin de terre. En face de lui, la chaîne de
Lépine, rompue dans sa monotonie par la cime du Signal, se bordait
de rouge. Son regard descendit dans la plaine, suivit un instant
la fuite gracieuse de la route des Échelles, à qui les derniers
contreforts des montagnes semblent composer de chaque côté une
escorte, puis remonta aux dentelures du Corbelet, de Joigny et du
Granier, pour revenir aux coteaux plus proches, aux vallonnements
étagés dont les courbes sont plus harmonieuses. Dans cette nature
heurtée, tour à tour image de hardiesse et de mollesse, il
retrouvait des caractères de parenté: l'audace de son grand-père
qui, sous la Révolution, fut aux armées, la nonchalance de son
père qui, se laissant glisser dans la contemplation, compromit,
sans y prendre garde, le patrimoine sacré.

"Personne, songeait-il, ne peut de cette place envisager de la
sorte le spectacle du couchant. Un jour, quand je ne serai plus,
l'un de mes enfants reprendra ces comparaisons. Mes enfants, qui
continueront notre oeuvre, et seront gens de bien."

Du passé qui aboutissait à lui-même, il envisageait l'avenir avec
sécurité. Absorbé dans ses réflexions, il ne vit pas venir à lui
une femme qui sortait de la maison. C'était une femme déjà âgée,
qui portait sur les épaules un châle sombre et s'appuyait sur une
canne avec un grand air de lassitude, d'épuisement. Son visage,
qui recevait le reflet du soir, avait dû être beau. Les années
l'avaient flétri sans lui ôter une expression de pureté qui
surprenait tout d'abord, puis attirait. C'était l'empreinte
visible d'une âme droite, exempte de tout mal et même un peu
mystique.

--_Ils_ ne viennent pas encore? demanda Mme Roquevillard à son
mari.

--Si, Valentine, les voilà.

Tous deux s'entendaient pour parler de leurs enfants. Il lui
montra au bras de la rampe, sur le chemin montant, un groupe
nombreux. En tête marchaient deux bébés que leur grand'mère
reconnut:

--Pierre et Adrienne. Ils prennent le raccourci. Je ne vois pas le
petit Julien.

--Il doit tenir la main de sa tante Marguerite. Il ne la quitte
pas.

--En effet. Je l'aperçois entre Marguerite et son fiancé. Il les
sépare, le méchant garçon. Et sa mère, où est-elle?

--Elle vient derrière eux, tranquillement selon son habitude, avec
son frère Hubert.

--Notre fils aîné. Distingues-tu sa décoration?

M. Roquevillard sourit en regardant sa compagne.

--Comment veux-tu, à cette distance?

Elle prit le parti de rire à son tour, gracieusement.

--Il y a un grand ruban rouge sur la montagne.

--Et tu lis dans le ciel: Hubert Roquevillard, vingt-huit ans,
lieutenant d'infanterie de marine, décoré pour faits de guerre,
proposé pour le grade supérieur, campagne de Chine, défense du
Peï-tang.

--Mais oui, approuva-t-elle, je le lis très distinctement.

Elle interrogea de nouveau le chemin:

--Et Maurice? je ne vois pas Maurice.

--Il est en arrière, je crois, avec une autre personne.

Mme Roquevillard, satisfaite, posa une main sur l'épaule de son
mari:

--Ce sera notre gendre, Charles Marcellaz. Notre compte y est. Je
les compte toujours, comme lorsqu'ils étaient petits: Germaine,
Hubert, Maurice, Marguerite.

--Et Félicie manque toujours à l'appel, répondit-il.

Une ombre obscurcit ses traits: il ne s'accoutumait point à
l'absence de sa seconde fille, qui, petite soeur des pauvres,
avait traversé les mers pour s'en aller à l'hôpital d'Hanoï.

Elle s'appuya plus fort sur lui:

--Mais non, François, elle n'est pas loin de nous. Sa pensée est
avec nous: je le sais, je le sens. Hubert, qui l'a vue à son
retour de Chine, l'a trouvée heureuse. Et puis, un jour nous
serons tous réunis.

Il ne voulut pas s'attendrir et reprit son dénombrement.

--Ce n'est pas Charles qui vient avec Maurice. C'est une femme.
Ils ont laissé le raccourci, ils allongent.

--C'est peut-être Mme Frasne. Vois-tu son mari?

--Oui, c'est elle. Mais je n'aperçois pas le notaire.

--Il montera plus tard avec Charles. Leurs études les retiennent
jusqu'à six heures.

--Les Frasne dînent ici ce soir, n'est-ce pas?

Elle parut s'en excuser comme d'une faute.

--Oui, Maurice, qui est souvent prié chez eux, m'a demandé de les
inviter.

Ils gardèrent un instant le silence, ayant le même souci.

--Je n'aime pas cette femme, finit-elle par dire.

Surpris, non pas de la réflexion, mais de l'entendre formuler par
sa compagne qui était d'habitude l'indulgence même, il
l'interrogea au lieu de l'approuver.

--Et pourquoi?

Mme Roquevillard fixa ses yeux limpides sur le ciel couchant:

--Je ne sais pas. On ignore d'où elle vient, on tremble de
connaître jusqu'où elle irait. Elle n'est pas belle, et rien qu'en
la voyant les mères s'inquiètent de leur fils et les femmes de
leurs maris.

--Quelle pitié! dit-il. Qui t'en a parlé?

--Personne. Ce que je sais, je le devine. Ceux qui prient beaucoup
ne sont pas les plus mal renseignés. Elle a des yeux étranges,
sombres avec un grand feu. Elle me fait peur.

--Ah!... Eh bien! on parle en ville d'elle et de notre fils.

--Il faut avertir Maurice. Il faut l'avertir sans retard.

M. Roquevillard reprit:

--Quelquefois c'est décider une passion que la combattre. Tu l'as
bien compris: tu as consenti à inviter les Frasne. Puis, les
jeunes gens supportent mal cette ingérence dans leur vie. Maurice,
surtout, qui est très fier. Il n'a pas encore vingt-quatre ans, il
est docteur en droit, il n'a confiance qu'en lui-même. Il soutient
d'absurdes théories sur le droit au bonheur, sur la nécessité du
développement personnel. Paris nous les rend affinés, mais
révoltés. Il faut l'expérience pour les assagir.

--Tu t'en préoccupais donc? Et tu ne m'en avais rien dit.

--À quoi bon t'attrister? Tu es déjà si lasse.

--Oui, je devrais être forte. Une mère doit être forte. Mais tu
l'es pour nous deux.

Il continua:

--Nous avons eu tort de le placer dans l'étude de maître Frasne.
Je le voulais mettre au courant de la pratique des affaires,
spécialement des successions et des liquidations, avant qu'il ne
débutât au barreau. Maître Frasne est le successeur de maître
Clairval qui était mon ami et notre notaire. J'ai respecté une
tradition. Là, je me suis trompé. Enfin, tout sera changé bientôt.

--Bientôt?

--Oui. Je reprendrai Maurice dans mon cabinet; il y terminera son
stage. Ou bien il apprendra la procédure chez Marcellaz. Dès notre
réinstallation à la ville, je l'en informerai.

--Bien, dit-elle en lui serrant la main. Il aura moins souvent
l'occasion de la rencontrer. Mais ce n'est pas suffisant. Tu le
trouves raisonneur; moi, je le crois surtout un peu romanesque. Je
voudrais occuper son imagination.

--Et comment?

--Le fiancer de bonne heure, par exemple. Les longues fiançailles
occupent et fortifient les jeunes gens. En France, on bâcle trop
vite les mariages, quand un mariage dispose d'une vie, d'une
famille, d'un avenir.

--C'est vrai.

--Marguerite avait pensé à la petite Jeanne Sassenay.

--Une enfant.

--Une enfant jolie, élevée par une sainte mère.

Ces dernières paroles furent coupées par de petites voix perçantes
qui piaillaient:

--Bonsoir, grand'mère. Bonsoir, grand'père.

C'était l'avant-garde, Pierre et Adrienne, essoufflés à la course,
qui, après le tournant, débouchaient sur le plateau. Ils luttèrent
de vitesse malgré les: "Pas si vite! Pas si vite! "de Mme
Roquevillard, et leur grand-père les reçut à la volée.

--Tu sais, fit Adrienne qui avait la parole facile et tutoyait
tout le monde sans respect, Julien est resté avec tante
Marguerite, et maman lui avait recommandé de venir avec nous.

À mi-côte, le groupe des jeunes gens qui montaient cria à son
tour:

--Bonsoir.

Seuls, Maurice et Mme Frasne se trouvaient trop éloignés pour
prendre part à ces épanchements de famille. De connivence, ils
ralentissaient le pas à mesure qu'ils approchaient du sommet, et
d'ailleurs, en suivant le lacet du chemin, ils s'étaient ménagé un
écart assez considérable, bien que Marguerite se fût retournée
plusieurs fois pour les appeler. La proximité de la pente
supprimant en face d'eux la montagne, ils apercevaient les
silhouettes de M. et Mme Roquevillard profilées sur le fond du
ciel. Elle jeta sur son compagnon, que leur tête-à-tête
alanguissait, un regard énigmatique.

--Votre père, dit-elle, a dû être plus beau que vous.

Et tout bas, comme pour elle-même, elle ajouta:

--Il sait ce qu'il veut, lui.

contrarié, le jeune homme garda le silence. Elle sourit de l'avoir
fâché et demanda:

--Quel âge a-t-il, votre père.

--Soixante ans, je crois.

--Soixante ans. Il me déteste. S'il le pouvait, il me supprimerait
volontiers.

--Vous vous trompez: il vous accueille toujours bien.

--Ces choses-là se sentent. Il me déteste, et pourtant il me
plaît. J'aime les caractères, moi.

Avant d'atteindre le faîte du coteau, le chemin tourne et découvre
une nouvelle vue encadrée entre le remblai de droite et les
arbrisseaux qui bordent la gauche et qui, décolorés à demi,
mélangeaient le vert du printemps et l'or automnal. Avec les
lignes régulières de son architecture en gradins, le Nivolet leur
apparut brusquement, réverbérant encore l'éclat du soleil disparu.
Les maigres buissons qui agrippent ses rochers prenaient une
teinte violette, presque lie de vin, tandis que la chaîne de
Margeria, en arrière, se montrait toute rose et charmante avec des
tons de chair.

--Voyez ce changement de décor, murmura Maurice sans remarquer que
sa compagne se rendait compte de leur solitude bien plutôt que des
merveilles du soir.

Comme elle s'arrêtait, il se tourna vers elle:

--Qu'avez-vous? Êtes-vous fatiguée?

--Non, je vous donne le temps de regarder le paysage.

--Seriez-vous jalouse?

--Oui, vous aimez votre pays, et moi...

--Et vous?

--Je ne vous le dirai plus...

--Et moi, je vous dirai que je vous aime.

Il la prit dans ses bras. C'était une mince femme brune, aux
grands yeux, dont le corps était résistant  et les caresses
fondantes. Comme elle renversait un peu la tête, sous les
paupières à demi fermées et palpitantes, il voyait le regard, le
regard noir et or, où toute l'angoissante volupté de la saison et
de l'heure se fixait.

--Quelle petite chose, songeait-il en la serrant, je sens là
contre ma poitrine, et cette petite chose vaut pour moi l'univers.

Il murmura:

--Je t'aime, Édith.

--Vraiment, fit-elle, avec son même sourire volontaire.

--Quand seras-tu à moi?

--Quand je ne serai qu'à toi?

--C'est impossible.

--Pourquoi?

--Tu es liée.

--Partons ensemble.

--De quoi vivrions-nous?

--De ma dot.

--Je ne veux pas. Et d'ailleurs tu n'en disposes pas.

--Je la reprendrai.

--Non, non.

--Tu travailleras.

Il se tut. Presque irritée, elle lui jeta des mots d'ironie:

--Ah! tu préfères obéir à ton papa. Sois comme lui un grand homme
de petite ville avec beaucoup d'enfants.

Elle lui vit une telle expression de tristesse qu'elle se blottit
sur son coeur.

--Je t'aime et je te tourmente. Mais, vois-tu, j'étouffe dans ton
Chambéry. Je voudrais partir, t'aimer librement, vivre. J'ai
horreur du mensonge. Et toi, tu ne m'aimes pas.

--Édith, comment peux-tu le dire?

--Non, tu ne m'aimes pas. Si tu m'aimais vraiment, il y a
longtemps que je serais à toi.

Alourdis par ces confidences, ils reprirent lentement leur marche.
Débarrassé de son cadre, l'horizon s'élargit et découvrit au fond,
après les derniers contreforts du Nivolet, le lac du Bourget dont
le bleu se mêlait par teintes dégradées aux vapeurs mauves qui
montaient de son extrémité. Mais ils ne regardaient plus rien.
Cette douceur mortelle de l'année, cette exaltation inquiète de la
nature, cet enthousiasme du soir d'automne qui semblait un grand
cri de volupté, qu'avaient-ils besoin de les reconnaître hors de
leurs coeurs?

Avant la maison, ils trouvèrent Mme Roquevillard qui venait elle-
même à la rencontre de Mme Frasne, bien qu'il lui fût recommandé
de ne pas sortir après le coucher du soleil.

...Plus tard dans la soirée, M. Roquevillard, revenant du pressoir
quand on ne l'attendait pas, aperçut dans l'ombre son fils et la
jeune femme. Les jours de vendanges, il y a beaucoup d'allées et
venues dans une maison, et il est aisé de se faufiler dehors sans
être remarqué.

--Il nous a vus, dit Maurice.

--Tant mieux, répliqua-t-elle.

Et comme il passait devant la remise, ancienne demeure de ses
ancêtres, pour regagner le seuil édifié par son grand-père et
agrandi par lui-même, M. Roquevillard s'efforçait vainement de
chasser l'anxiété qui s'était abattue sur lui.

"J'ai été jeune", se souvint-il.

Mais sa jeunesse même ne l'avait pas détourné de consolider
l'avenir de sa race. Son fils cadet, qui le devait continuer,
saurait-il à temps ce que réclame d'énergie et d'abnégation
l'honneur d'être chef de famille? Peu impressionnable d'habitude,
il sentait autour de lui, comme un vol de mauvais oiseaux, le
désespoir de la Fauchois abandonnée et la fragilité de l'automne.
Tout à l'heure, devant son domaine, il avait résumé l'ascension
des Roquevillard. C'était son orgueil. Et voici que pour une
conversation avec une vieille femme et pour un baiser surpris, il
remarquait, par un pressentiment sans doute absurde et
inexplicable, comment les saisons déclinent et les familles
déchoient.

II

LE CONFLIT


Après le départ de leur fils Hubert qui tenait garnison à Brest,
les Roquevillard avaient quitté la campagne pour reprendre leurs
quartiers d'hiver à Chambéry. Ils habitaient le premier étage d'un
ancien hôtel qui termine la rue de Boigne, du côté du Château.
Octobre touchait à sa fin, et les audiences du tribunal et de la
cour d'appel réclamaient l'avocat.

Ce jour-là, après le déjeuner auquel sa femme souffrante n'avait
pu assister, M. Roquevillard appela sa fille Marguerite, tandis
que son fils s'absorbait dans la lecture des journaux.

--Viens avec moi. Tu me donneras ton avis.

--Sur quoi père?

Il regarda Maurice qui n'écoutait pas.

--Sur une nouvelle disposition de mon cabinet.

Ce cabinet de travail, à l'angle de la rue qui s'évase, était une
vaste pièce, très haute de plafond, éclairée par quatre fenêtres.
Deux de ces fenêtres encadrent en quelque sorte le passé de la
Savoie: elles donnent sur le château des anciens ducs, grand corps
de bâtiment aux pierres noircies qui date du quatorzième siècle et
dont la pesante et plate architecture est à peine relevée par
quelques moulures en saillie. Mais ce vieux logis délabré s'appuie
à droite au chevet de la Sainte-Chapelle, délicate fleur ogivale
que supportent, comme une tige solide, des soubassements de
forteresse. À gauche, il est dominé par la tour des Archives,
couverte de lierre et de vigne vierge, et couronnée elle-même par
un donjon fraîchement repeint en blanc, qui est comparable, pour
son air fanfaron, à une aigrette ou un panache. Ces constructions,
d'âges et de caractères divers, retardées ou poussées selon les
ressources financières des princes et leurs ambitions, sont moins
ordonnées, mais plus éloquentes que les édifices uniformes dus à
un seul maître des travaux. Une longue suite d'histoire y habite
avec ses heurs et ses malheurs. Les deux tours émergent d'une
masse confuse d'arbres qui, plantés sur deux terrasses
superposées, paraissent se confondre. Sous les platanes de la
terrasse inférieure se dressent les statues récentes de Joseph et
Xavier de Maistre. Ainsi, en peu d'espace, tiennent plusieurs
siècles de souvenirs. L'endroit est désert comme une tombe; seul,
le passé y parle.

On a beau être accoutumé à un spectacle: un jeu de lumière suffit
à le renouveler. Quand M. Roquevillard et sa fille entrèrent dans
cette pièce, si le soleil attaquait sans succès la morne façade,
il nuançait de rose les fines dentelles gothiques de la chapelle,
et au-dessus des branches qui, plus légères, commençaient de se
dégarnir, il favorisait l'éclat de la vigne sur la tour des
Archives et flattait la gloriole du donjon.

--Vous êtes bien ici pour travailler, dit Marguerite. J'en suis
contente: vous travaillez tant.

--J'aurais désiré que ta mère prît mon cabinet pour son salon.
Elle ne l'a jamais voulu. Mais ne remarques-tu rien, petite fille?

Elle fit des yeux le tour des murs, reconnut les bibliothèques
encombrées d'ouvrages de droit et de jurisprudence, quelques
portraits d'anciens magistrats, ses ancêtres, rendus plus raides
que leur justice par les soins d'artistes médiocres, un lac du
Bourget d'Hugard, le meilleur paysagiste savoisien, enfin le plan
du domaine de la Vigie encadré avec honneur.

--Non, rien, déclara-t-elle après son inspection.

--Parce que tu regardes en l'air.

Elle se rendit compte alors que la massive table de chêne, large à
souhait pour y étaler les dossiers, avait été déplacée au profit
d'une autre table, plus petite et élégante, qui jouissait de la
plus agréable vue et de la meilleure lumière.

--Oh! s'écria-t-elle, pourquoi vous reculer ainsi?

--Mais pour recevoir ton frère.

--Maurice quitte l'étude Frasne?

--Oui. Il s'installera près de la fenêtre. Vois d'ici l'automne
arracher leurs feuilles aux platanes. Moi, je préfère le
printemps. Quand on est vieux, on préfère le printemps. Il y a,
sous le donjon, un arbre de Judée qui devient alors d'un rouge
vif, et des pruniers en fleurs.

Marguerite ne l'écoutait pas et montrait une figure triste.

--Maurice, oui. Mais vous?

--Petite fille, il faut qu'un jeune homme se plaise chez lui. Ne
peux-tu compléter l'arrangement de cette table? L'orner d'un
bouquet, par exemple.

--Ce n'est pas la saison, père. Je n'ai que des chrysanthèmes.

--Mets des chrysanthèmes. Un ou deux, pas plus, dans un long vase.
Ils reviennent de Paris, ces docteurs en droit, avec le goût des
jolies choses, et je n'y entends goutte. Mais toi qui es notre
grâce, tu sauras nous aider à le retenir.

Il souriait, d'un sourire un peu contraint qui cherchait une
approbation. Il s'approcha de la jeune fille, et posa la main sur
ses beaux cheveux d'un châtain foncé, sans crainte de nuire à la
coiffure:

--Tu vas quitter bientôt la maison, Marguerite. Es-tu contente de
te marier?

Au lieu de répondre, elle s'appuya à son père et, le coeur lourd,
se mit à pleurer. Elle ressemblait à M. Roquevillard sans avoir la
même expression de visage. De taille plutôt élevée et vigoureuse,
le nez un peu busqué, le menton droit, elle donnait, comme lui,
une impression de sécurité, de loyauté, à quoi de grands yeux
bruns, très ouverts et très purs, --les yeux de sa mère,--
ajoutaient une douceur profonde, tandis que les yeux de son père,
enfoncés et petits, jetaient une flamme si aiguë qu'on avait peine
à supporter leur regard.

Il s'inquiéta de cet accès de larmes:

--Pourquoi pleures-tu? Ce mariage ne te convient-il pas? Raymond
Bercy est un gentil garçon, de bonne bourgeoisie. Il a terminé ses
études de médecine, et il est définitivement fixé dans notre
ville. As-tu quelque chose à lui reprocher? Il ne faut pas se
marier à contre-coeur.

Elle surmonta son émotion pour murmurer:

--Oh! je n'ai rien à lui reprocher... quoique...

--Parle, petite fille. Là, doucement.

Elle fixa sur son père des yeux admiratifs:

--Quoiqu'il ne soit pas un homme comme vous.

--Tu es absurde.

Calmée, elle s'expliqua davantage:

--Je ne sais pas pourquoi je pleure. Je devrais être heureuse.
Mais ici, ne l'étais-je pas? Maintenant mon enfance me revient
avec ses joies, avec son soleil. Et je me sens toute douloureuse à
la pensée de m'en aller.

Il la réconforta gravement:

--Ne regarde pas en arrière, Marguerite. Ta mère et moi, nous le
pouvons. Toi, pense à ton avenir de femme. Donne-toi à cet avenir
sans faiblesse.

Elle essaya de sourire:

--Mon avenir, c'est ma famille.


--Celle que tu fonderas, oui.

--Vous me recommandiez souvent, père, dans ces promenades que nous
faisions tout l'hiver ensemble, de garder nos traditions.

--Mais les traditions, petite raisonneuse, ne se gardent pas dans
une armoire, suivant la méthode de notre voisin de campagne, le
vicomte de la Mortellerie, qui s'enferme pour reconstituer des
blasons et des  généalogies et s'étonne que ses fermiers osent
porter des bottes. Elles ne se gardent même pas dans une vieille
maison ou un vieux domaine, bien que la conservation des
patrimoines ait son importance. Elles se mêlent à notre vie, à nos
sentiments, pour leur donner un appui, une valeur féconde, une
durée.

De nouveau, elle le contempla avec de grands yeux enthousiastes,
et soupira:

--Je me suis trop attachée à la maison.

--Non, non, dit son père d'un ton ferme. Un mariage, c'est
toujours un peu l'inconnu, et je comprends qu'un tel changement
d'existence te préoccupe. Mais puisque ton coeur ni ta raison
n'ont d'objections sérieuses, sois vaillante et gaie en nous
quittant. Tu as été heureuse avec nous, c'est ma récompense. Mais
tu peux, tu dois l'être sans nous... Va me chercher des fleurs, et
Maurice.

--Oui, père.

Après quelques instants, elle revint, portant sur les bras toute
une gerbe. En un tour de main, la table destinée à son frère fut
transformée et d'un plaisant coup d'oeil.

--J'avais encore quelques roses, les dernières. Là, dans ce vase
qui change de couleur au soleil comme l'opale. C'est très joli.

M. Roquevillard répéta complaisamment:

--C'est joli.

Mais c'était sa fille qu'il louait. Elle rit et s'envola:

--Maintenant, je cours avertir Maurice.

Le jeune homme succéda sans retard à sa soeur.

--Vous avez quelque chose à me dire? demanda-t-il en entrant, le
chapeau et la canne à la main, comme s'il était pressé de sortir.

Il était de la même haute stature que son père, mais plus maigre
et affiné. Bien qu'il fût aussi plus élégant de manières et de
tournure, il ne portait pas, comme lui, un caractère de grandeur
sur le visage et dans l'attitude. Cette majesté naturelle, M.
Roquevillard, en ce moment même, s'efforçait de l'atténuer, de la
remplacer par un air d'affectueuse camaraderie.

--Vois comme Marguerite a bien disposé ta table.

--Ma table?

--Oui, celle-là, celle des roses. Tu es en face du château et du
soleil. Ne veux-tu pas achever ton stage avec moi?

Un rayon caressait les fleurs et, dehors, la tour des Archives et
le donjon baignaient dans la lumière. Le jour se faisait complice
de M. Roquevillard qui courtisait son fils avec une gaucherie
touchante. Mais les fils ne connaissent que plus tard la patience
des pères, et seulement par l'apprentissage de la paternité.

Alors, dit Maurice, je ne dois plus retourner à l'étude Frasne?

--Non, c'est inutile. Tu connais assez le droit successoral. Tu
suivras mieux ici la marche des affaires, et tu fréquenteras les
audiences. Si tu le désires, tu pourras passer quelques mois chez
ton beau-frère Charles qui t'initiera aux beautés de la procédure.
Il est un de nos avoués les plus occupés. Enfin tu débuteras au
barreau. Si tu le veux, j'ai une jolie cause à t'offrir. Il y a
une question de droit intéressante. Il s'agit de la validité d'un
acte de vente.

Jamais il n'avait plaidé avec autant de circonspection et de
condescendance. Mais le jeune homme le laissait parler. Il
réfléchissait.

--Je croyais, dit-il, qu'il était convenu que je passerais six
mois à l'étude de maître Frasne.

--Eh bien! les six mois sont presque révolus. Tu y es entré au
mois de juin, et nous sommes à la fin d'octobre.

--Mais j'ai pris mes vacances au commencement d'août. Elles se
sont terminées depuis peu. Et j'examinais ces jours-ci
d'importantes liquidations.

--Nous les retrouverons au palais, tes liquidations, répliqua M.
Roquevillard avec rondeur. Elles reviennent le plus souvent au
tribunal. J'ai, pour cette rentrée, un nombre d'affaires
exceptionnel. Tu m'aideras. Va chercher ta serviette chez maître
Frasne et installe-toi.

--Maître Frasne est absent. Il conviendrait de l'attendre.

Il accumulait les objections, mais son père n'en avait point
souci.

--Demain, il sera de retour. Je l'ai d'ailleurs avisé avant son
départ.

À cette nouvelle, Maurice, qui en cherchait l'occasion, se
rebiffa:

--Vous l'avez averti sans me prévenir? Je serai donc toujours ici
un petit garçon? On dispose de moi comme d'une chose. Mais je
n'entends pas qu'on me prenne mon indépendance. Je suis libre, et
je prétends être au moins consulté, sinon agir à ma guise.

Devant cette révolte qu'il avait prévue et dont il devinait la
cause secrète, M. Roquevillard garda son calme, malgré le tour
irrespectueux que prenait la conversation. Il savait que les
chevaux de sang sont les plus difficiles à manier, et de même les
caractères les mieux trempés.

--Petit ou grand garçon, dit-il simplement, tu es mon fils et je
t'aide à préparer ton avenir.

Mais le jeune homme fonça sur l'obstacle que tous deux jusqu'alors
avaient écarté.

--À quoi bon le dissimuler? Je sais bien pourquoi vous me retirez
de l'étude Frasne.

La présence d'esprit de son père faillit éviter le heurt:

--Seras-tu donc si mal dans mon cabinet, et peux-tu si légèrement
dédaigner ma direction? Ton indépendance sera-t-elle menacée parce
que tu profiteras de mon expérience professionnelle, de mes
quarante ans de barreau? Je ne te comprends pas.

Le sentant ébranlé, il crut achever sa victoire par un peu de
tendresse:

--Ta mère est malade. Ta soeur va nous quitter. Avec toi, je serai
moins seul.

Un instant, il espéra qu'il avait détourné l'orage. Après avoir
hésité, --car, tout au fond de lui-même, il admirait son père,--
Maurice, croyant remporter une victoire sur l'hypocrisie,se jeta
de nouveau à corps perdu dans l'offensive.

--Oui, on vous a prévenu contre moi à l'occasion de Mme Frasne.
Que vous a-t-on dit? Je veux le savoir, j'ai le droit de le
savoir. Ah! la vie est intenable en province. On y est surveillé,
épié, guetté, garrotté, et les plus nobles sentiments y sont
travestis par tout ce qu'une ville peut compter de tartufes
envieux et de venimeuses dévotes. Mais vous, père, je n'admets pas
que vous écoutiez d'aussi basses calomnies qui ne craignent pas de
s'attaquer à la plus honnête des femmes.

M. Roquevillard cessa de se dérober.

--Je t'ai laissé parler, Maurice. Maintenant, écoute-moi. Je ne
m'occupe point des on-dit, et je ne te demande pas s'il est vrai
que, pendant les absences de ton patron qui est très actif en
affaires, tu es plus souvent au salon que dans l'étude. Toutes les
raisons que je t'ai données sont équitables. Mais puisque tu
m'interpelles de la sorte, je ne fuirai pas ce débat. Oui, c'est à
cause d'elle aussi que je te prie de terminer chez moi ton stage,
comme il est naturel. Et je n'ai besoin de prêter l'oreille à
aucune calomnie: il me suffit de ce que j'ai vu.

--Et quoi donc?

--C'est inutile, n'insiste pas.

--Vous m'avez menacé, je veux savoir.

--Soit. Quand ta mère, sur ta demande, reçoit des invités, tu
devrais au moins respecter notre toit. Tu sais maintenant à quoi
je fais allusion.

Mais rendu maladroit par la colère, Maurice, encore une fois,
passa outre avec l'avidité de justifier la passion par des
raisonnements:

--Ma vie personnelle aussi est respectable. Je ne veux pas qu'on
s'en mêle. Je vous ai donné satisfaction sur tous les points où je
puis vous devoir des comptes.

--Maurice!

--J'ai réussi à mes examens, brillamment. Je suis revenu de Paris
après six années, sans un sou de dettes. Quel blâme ai-je mérité?
Vous n'avez même pas à me reprocher quelqu'une de ces basses
liaisons de quartier Latin qui sont en usage chez les étudiants.

--Je ne t'ai adressé aucun reproche. Mais, malheureux enfant...

--Je ne suis pas un enfant.

--On est toujours un enfant pour son père. Ne comprends-tu pas que
précisément parce que le travail, la fierté, les traditions de
famille qui donnent le sens de l'ordre et de la discipline ont
sauvegardé ta jeunesse, cette femme plus âgée que toi, dont je
n'ai pas prononcé le nom ici le premier, est plus redoutable pour
toi? Sais-tu seulement ce qu'elle est?

--Ne parlez pas d'elle! s'écria Maurice.

--J'en parlerai pourtant, reprit M. Roquevillard d'un ton qui
devint brusquement impérieux. Suis-je le chef de famille? Et de
quel droit m'imposerais-tu silence? Crains-tu donc que j'aille
recourir à des arguments sans dignité? Ce serait mal me connaître.

--Mme Frasne est une honnête femme, répéta le jeune homme.

--Oui, de ces honnêtes femmes qui ont besoin de jouer avec le feu
pour se distraire, qui n'ont de cesse, dans un salon, qu'elles
n'accaparent tous les hommes, et jusqu'aux vieillards. De ces
honnêtes femmes d'aujourd'hui qui ont tout lu, excepté l'Évangile,
tout compris, hormis le devoir, tout excusé, sauf la vertu, et qui
se prévalent de toutes les libertés, mais dédaignent celle de
faire le bien qui ne leur a jamais été refusée. Pourquoi sont-
elles honnêtes? On n'en sait rien. La foi ni la pudeur ne les
retiennent, et quant à l'honneur, c'est une religion pour hommes
seuls. Ce sont des révoltées: dans la jeunesse on peut se
contenter des mots; quand elle menace de s'enfuir, crois-moi, on
veut les réalités. Celle-là, qui est la jeune femme d'un mari déjà
mûr, devrait se souvenir tout au moins qu'il la loge et la
nourrit, car il l'a prise sans le sou.

--C'est faux: elle a eu cent mille francs de dot.

--Qui te l'a dit?

--Elle-même.

--Je veux bien. Pourtant, mon vieil ami Clairval, qui nous les a
présentés lors de l'installation de son successeur, m'a renseigné.
Il ne parle pas légèrement. Partagée entre la crainte de la misère
ou, tout au moins, de la déchéance matérielle, et celle de son
mari dont la figure fermée n'est pas rassurante, qu'elle préfère
encore le mari, c'est là toute sa sagesse.

Tout frémissant de ce mépris qui atteignait son idole, Maurice
avança d'un pas.

--Assez père, je vous en prie. N'accusez pas sa lâcheté, ne défiez
pas son courage: je vous assure que vous auriez tort. Je ne veux
plus l'entendre diffamer, et je m'en vais.

--Je te défends de remettre les pieds à l'étude Frasne.

--Prenez garde que je ne refuse de les remettre ici.

Du seuil de la porte il avait lancé cette menace.

--Maurice! appela M. Roquevillard d'une voix changée, qui était
plus suppliante qu'autoritaire.

Il se précipita sur ses pas: l'antichambre était vide, le jeune
homme descendait l'escalier. Seul dans le grand cabinet clair, il
regarda la petite table où le soleil caressait les roses, tous ces
préparatifs de bon accueil qu'approuvaient les vieux portraits,
et, de la fenêtre, le paysage du passé, et il se sentait abandonné
comme un chef d'armée un soir de défaite.

"Est-ce qu'un fils, songeait-il, se soulève ainsi contre son père?
Je lui parlais doucement au début; il s'est tout de suite
irrité... Comme cette femme est puissante et que je voudrais la
briser!... Il reviendra, il est impossible qu'il ne revienne pas.
J'irai le chercher au besoin... J'ai été trop loin, peut-être. Je
l'ai blessé sans raison. Il l'aime, le pauvre enfant; il croit ce
qu'elle lui raconte. Avec sa voix de sirène, ses yeux de feu et
toutes ses grimaces, elle l'a enjôle et se joue de lui. Oui, j'ai
eu tort de les défier. Par leur haine de l'hypocrisie et leur
révolte contre la société, ces femmes-là sont plus dangereuses que
celles d'autrefois... Il a couru chez elle sans doute. Elle va
l'exciter contre moi, contre son père. Contre ton père, Maurice,
dont l'amour veut te maintenir dans la voie droite... "

Il n'était pas l'homme des gémissements superflus. Cherchant une
décision à prendre, il entra dans la chambre de sa femme. C'était
là qu'il venait demander conseil dans les occasions difficiles.
Mais les rideaux étaient tirés, Mme Roquevillard sommeillait.
Minée par une lente consomption que l'âge avait déterminée, elle
souffrait de névralgies faciales qui l'anéantissaient
momentanément. Bien des fois, depuis des années, il avait ainsi
ouvert sa porte, comptant sur son calme jugement, sur sa
clairvoyance, et il avait dû s'éloigner sans bruit, réduit à ses
propres ressources. Il sentait moins sa force depuis qu'elle était
abattue. Il s'agissait de leur fils: une mère est plus habile et
plus influente, elle eût peut-être conjuré le péril.

"Je suis seul", pensa-t-il avec tristesse au chevet de la malade.

Et doucement, à pas de loup, il sortit. Au salon il trouva
Marguerite qui écrivait, et cette chère image le rasséréna.

"Voilà celle qui m'aidera, se dit-il. Il n'est pas de soeur plus
dévouée."

Il s'approcha d'elle, et comme elle relevait la tête pour lui
sourire, il s'efforça de lui dissimuler son inquiétude.

--Que fais-tu, petite? Je gage que tu commandes ton trousseau à
quelque grand magasin.

--Père, vous n'y êtes pas du tout.

--Tu annonces à tes amies de pension la nouvelle de tes
fiançailles?

--Pas davantage.

--Alors tu rappelles à ton fiancé qu'il dîne ce soir ici.

--Ce n'est pas la peine.

Elle lui tendit le cahier dont elle se servait. Il reconnut le
_livre de famille_. Comme il était d'usage autrefois, les
Roquevillard tenaient un de ces livres de raison où nos aïeux
notaient, à côté de l'administration du patrimoine, les faits
importants de la vie privée, tels que mariages, décès, naissances,
honneurs, charges, contrats, et qui, évoquant le passé avec la
majesté d'un testament, enseignent la confiance dans l'avenir à
celui qui s'inspire de ses pères et se promet d'être leur digne
descendant.

--Je le mets à jour, ajouta la jeune fille. Le retour de Maurice
et la décoration d'Hubert n'avaient pas encore été inscrits.

M. Roquevillard feuilleta, non sans orgueil, le volume qui
attestait la patiente énergie de sa race.

--Qui le tiendra après toi, Marguerite?

--Mais je continuerai, père.

--Non, une femme doit appartenir à son nouveau foyer.

Elle rougit comme un écolier en faute:

--J'ai peur de faire une bien mauvaise femme, car je demeurai
toujours attachée à l'ancien. Tout ce qui s'y passe retentit en
moi, jusqu'à mon coeur.

Il ne put s'empêcher de murmurer:

--Chère enfant.

--Et Maurice, reprit-elle, est-il content de son installation, de
mes roses, de la fenêtre? À sa place, je serai ravie de travailler
près de vous.

Ainsi, elle le suivait dans ses préoccupations, lui facilitait les
confidences.

--C'est de lui que je venais te parler. Nous avons eu une
discussion tout à l'heure. J'ai été peut-être un peu vif.

--Vous, père?

--Enfin, je l'ai froissé. Il est sorti avec colère, et la colère
est de mauvais conseil. Va le chercher, Marguerite: tu sauras le
ramener.

Vivement, elle se leva, déjà prête:

--Où es-il?

--Je l'ignore. Peut-être à l'étude Frasne. Dans tous les cas, la
ville n'est pas grande. Tu le rencontreras. Dieu veuille que tu le
rencontres.

--J'y vais.

--Tu comprends, ajouta doucement M. Roquevillard, je ne puis pas y
aller moi-même.

--Oh! non, pas vous. Il ne le mérite pas. Il est tout drôle depuis
quelque temps; on dirait qu'il nous aime moins.

Le père et la fille se regardèrent, se comprirent, mais
n'approfondirent pas davantage ce sujet.

Elle mit à la hâte son chapeau et sa jaquette, et s'enfuit à la
poursuite de Maurice. Dans la rue, elle tourna le dos au château,
descendit la rue de Boigne, et, par un de ces nombreux passages
qui forment à Chambéry comme un réseau de voies intérieures, elle
gagna la place de l'Hôtel-de-Ville. C'est l'ancienne place de Lans
où jadis affluait la vie commerciale de la cité: quelques
bâtiments de guingois, une de ces maisons italiennes ornées de
véranda et de loggia, qui peuvent être décoratives en photographie
ou en carte postale, et sont en réalité sales, vermoulues,
navrantes, ne réussissent pas à lui donner de l'intérêt. Sur la
façade d'un immeuble restauré, une plaque de marbre noir porte
cette inscription:

   DANS CETTE MAISON
   SONT NÉS
   JOSEPH DE MAISTRE, LE 1er AVRIL 1753
   ET
   XAVIER DE MAISTRE, LE 8 NOVEMBRE 1763

Au-dessous, un panonceau doré annonçait une étude de notaire.
Marguerite Roquevillard chercha des yeux l'indication historique
et monta l'escalier. Le coeur battant, car sa démarche lui coûtait
fort, elle frappa à la porte de l'étude Frasne, entra, et
s'adressant au premier clerc qu'elle aperçut, elle demanda:

--Mon frère, M. Maurice Roquevillard, je vous prie?

--Il n'y est pas, mademoiselle, répondit le jeune homme en se
levant avec beaucoup de politesse. Il n'est pas venu cet après-
midi.

Mais derrière un pupitre, un autre clerc, qu'elle ne voyait pas,
lança d'une voix acerbe où se devinait une longue rancune amassée:

--Voyez chez Mme Frasne.

La jeune fille rougit jusqu'aux oreilles, mais remercia, et sans
retard alla sonner en effet à l'appartement de Mme Frasne. Il lui
fut répondu que Madame était sortie. Elle en fut soulagée sur le
moment et, après quelques pas, le regretta, car c'était sa plus
grande chance de rejoindre son frère. Où le découvrir? Elle se
rendit rue Favre, chez Mme Marcellaz, sa soeur aînée, qui revenait
de promenade avec les trois enfants. Le petit Julien se jeta sur
elle et refusa de la laisser partir, tandis que la jeune femme
expliquait avec indifférence:

--Non, il n'est pas ici. Il ne me rend guère visite.

Un bobo d'Adrienne, qui se plaignait, la préoccupait bien
davantage.

Après ces échecs, Marguerite commença de parcourir la ville, sans
grand espoir, marchant très vite, comme si la crainte la
talonnait. Sous les Portiques, elle croisa son fiancé, qui fit un
mouvement pour l'arrêter, et, après l'avoir dépassé, elle se
retourna pour venir à lui.

--Bonjour, Raymond, lui dit-elle sans perdre une minute. N'avez-
vous pas rencontré Maurice?

--Non; Marguerite. Vous le cherchez?

--Oui.

--Faut-il vous aider?

--Non, merci. À ce soir.

Raymond la regarda qui s'éloignait de son pas agile:

"Elle n'est pas aimable, pensait le jeune homme. Avec moi, elle
est toujours si réservée..."

Mais il l'accompagna des yeux jusqu'à sa disparition.

Marguerite, continuant ses vaines courses, fut accostée devant la
cathédrale par une petite amie, Jeanne Sassenay, qui passait avec
sa bonne. C'était une fillette de seize ou dix-sept ans, plus
enfant que son âge, avec des nattes blondes sur le dos et une
physionomie toute mignonne et mobile. Elle se précipita sur Mlle
Roquevillard qu'elle admirait fort:

--Mademoiselle Marguerite, vous êtes bien pressée.

--Bonjour, Jeanne.

--Vous imitez votre frère, qui me rencontre dans la rue sans me
saluer. Pourtant, je suis d'âge à être saluée.

Et baissant un peu la tête, d'un coup d'oeil elle crut allonger le
bas de sa robe.

--Évidemment, concéda Marguerite. Mais où donc avez-vous rencontré
Maurice?

--Sur le pont du Reclus.

--Maintenant?

--Oh! non. C'était avant ma leçon de musique, il y a une heure ou
deux.

--Où allait-il?

--Je n'en sais rien. Vous lui direz qu'il n'est pas gentil.

--Je le lui dirai sans aucun doute. Avec mes amies, surtout, c'est
impardonnable.

--Je lui pardonne tout de même, avoua Jeanne Sassenay en éclatant
de rire, ce qui lui permit de montrer des dents blanches prêtes à
mordre avec appétit.

Demeurée seule, Mlle Roquevillard vit la porte de l'église
entr'ouverte, et pénétra dans le lieu saint. À cette heure, il n'y
avait sous les voûtes que deux ou trois formes noires agenouillées
de loin en loin. Mais elle eut beaucoup de peine à prier tantôt
elle imaginait quelle femme charmante pourrait être, plus tard,
dans trois ou quatre ans, cette fillette vive et gaie, et
cependant sérieuse, pour son frère Maurice; tantôt elle se
rappelait le visage anxieux de son père. À elle-même, elle ne
songeait point. Sur le seuil elle fut toute saisie à la pensée que
sa méditation ne contenait rien pour son fiancé ni pour elle.

Animée d'un nouveau courage, elle retourna sans plus de succès à
l'étude Frasne, mais cette fois elle ne sonna pas chez Mme Frasne.
De guerre lasse, elle se résigna enfin à la défaite. Comme elle
remontait la rue de Boigne, dans le jour qui tombait la tour des
Archives et le donjon du château se profilaient en face d'elle sur
un ciel rouge. Aux flammes du couchant, ces témoins du passé
surgissaient dans toute leur gloire, comme pour resplendir une
dernière fois avant de s'effondrer. C'était un de ces soirs
d'apothéose réservés à l'automne, d'un éclat émouvant tant on le
sent fragile. C'était un de ces moments de grandeur qui sont le
prélude de la décadence.

Elle fut frappée de ce fier dessin découpé sur l'embrasement du
ciel, mais, au lieu de ralentir le pas afin de le mieux apprécier,
elle franchit en hâte le vieux porche familial.

--M. Maurice est-il rentré? s'informa-t-elle dès la porte.

--Non, mademoiselle, pas encore, expliqua la femme de chambre.
Monsieur vous attend.

Déjà M. Roquevillard, qui l'avait entendue, ouvrait son cabinet
pour la recevoir.

--Eh bien, Marguerite?

--Père, je ne l'ai pas trouvé.

Et dans ce dialogue qu'échangèrent le père et la fille, il y avait
toute l'angoisse secrète et encore incertaine d'un malheur
menaçant, --d'un malheur plus grand que n'en provoquent d'habitude
les égarements de la jeunesse, à cause de l'audacieuse force
qu'ils pressentaient en Mme Frasne.



III


LE CALVAIRE DE LÉMENC



Au sortir de la maison paternelle, Maurice Roquevillard traversa
la ville et monta tout droit au calvaire de Lémenc, où Mme Frasne
lui avait donné rendez-vous.

Le choix de ce lieu était déjà un défi à l'opinion: il domine
Chambéry, et de partout on l'aperçoit. C'était jadis un rocher nu,
d'une importance stratégique si considérable qu'on y avait
installé, du temps des anciens ducs, un signal à feu pour
correspondre avec le signal de Lépine et la Roche du Guet, cimes
avancées, redoutables sentinelles qui commandaient la frontière
française. On y accède aujourd'hui par un chemin montant qui part
du faubourg de Reclus, au-dessus des lignes ferrées, et longe d'un
côté les hauts murs d'un couvent, de l'autre de chétives maisons
populaires à un étage. Au sortir de ce défilé, on débouche dans la
campagne, et l'on découvre en face de soi la petite colline
couronnée, non plus d'un artifice de guerre, mais d'une chapelle
qui se détache sur le fond clair et lointain de la chaîne du
Revard et du Nivolet. Dès lors, le sentier est à découvert. Une
mince bordure d'acacias le protège insuffisamment. Taillé à même
la pierre, il foule une herbe maigre. Un chemin de croix
incomplet, aux niches vides, l'accompagne dans son ascension.
C'est une promenade abandonnée, et si l'on y est vu de loin, on
n'y rencontre jamais personne.

La petite chapelle du Calvaire, d'architecture byzantine, se
compose d'un dôme et d'un péristyle supporté par quatre colonnes
et surélevé de quelques marches. Un archevêque de Chambéry y fut
enseveli en 1839. Son tombeau est creusé dans le roc, mais
l'intérieur du monument est vide.

Dès la première station au bas du sentier, Maurice distingua une
forme humaine assise sur l'escalier, entre les colonnes. Elle
l'attendait. En vain, à côté de lui, les branches d'or pâle des
acacias égalaient-elles en légèreté les fleurs de mimosa; en vain
les montagnes violettes se fondaient-elles devant lui à la lumière
d'automne il ne voyait qu'elle au pied du Calvaire qui
l'encadrait. Les coudes aux genoux, elle supportait son visage
dans ses deux mains ouvertes, qui paraissaient roses et
transparentes au soleil. Immobile, elle le regardait venir de ses
yeux de feu. Il se hâtait à en perdre le souffle. Quand il fut
près d'elle, elle se leva d'un seul mouvement imprévu, comme en
ont ces fauves nonchalants dont on devine tout à coup les muscles.

--J'ai eu peur que tu ne vinsses pas, dit-elle, et ma vie
s'arrêtait.

--J'ai été retenu, Édith.

Il était si bouleversé qu'elle ne lui adressa pas de reproches.
Elle le prit par la main et l'emmena derrière la chapelle. Là,
elle lui montra l'herbe plus grasse et l'ombre favorable.

--Asseyons-nous, veux-tu? Il ne fait pas froid. Nous serons bien.

Ils s'installèrent côte à côte, appuyés au mur du Calvaire qui les
séparait de Chambéry et du monde. Ils ne voyaient en face d'eux
que les pentes du Nîvolet en pleine clarté. Elle se pelotonna
contre lui, toute caressante.

--Je t'aime tant, murmura-t-il comme une plainte.

Leur amour n'était-il pas douloureux et délicieux ensemble? Ils se
tutoyaient cependant, ils n'étaient pas amants. Elle s'écarta un
peu de lui pour mieux le voir.

--Tu as souffert? Est-ce à cause de moi?

Il résuma brièvement la scène qu'il avait eue avec son père, et
qui impliquait la découverte de leurs amours, de plus grandes
difficultés futures, et il ajouta:

--Qu'allons-nous devenir?

Elle répéta:

--Oui, qu'allons-nous devenir? Notre secret n'est plus à nous, et,
moi, je ne sais plus le cacher.

--Notre secret n'est plus à nous, reprit-il amèrement à son tour,
et toi, tu n'as jamais été mienne.

Elle posa la tête sur la poitrine du jeune homme, et de sa voix
aux inflexions si câlines qu'elles appuyaient sur le coeur comme
les doigts sur un clavier, elle s'appliqua, en le berçant, à le
soumettre:

--Ose dire que je ne suis pas tienne. Quand me suis-je refusée,
méchant? Veux-tu partir? Je suis à toi. Tu es si jeune, et moi
j'ai trente ans bientôt. Trente ans, et mon amour, qui est ma vie,
ne date que de quelques mois: je t'ai regardé, il y avait du
soleil sur toi, et je suis sortie de l'ombre pour te rejoindre. Un
jour, je te dirai mon enfance, et ma jeunesse et mon mariage, et
ce sera pour voir tes larmes.

--Édith!

--Ah! celles pour qui le mariage est une porte de lumière et non
une porte de prison ont beau jeu à mépriser nos faiblesses! Quand
le destin les comble, l'ont-elles plus que nous mérité? Mais elles
ne se posent jamais une telle question. Le bonheur leur était dû
sans doute. Elles ne font même rien pour le garder, et s'il leur
arrivait de le perdre, elles accuseraient le sort avec fureur sans
un retour sur elles-mêmes.

--Édith!! je t'aime et tu n'es pas heureuse.

Se soulevant, à demi, elle lui entoura le visage de ses mains dans
un geste d'adoration:

--Donne-moi un an de ta vie pour toute la mienne. Veux-tu? Viens,
partons, oublions... Je ne veux plus mentir... Je ne veux plus
appartenir à un autre. Je ne peux plus, puisque je suis à toi.

D'un bond, elle fut debout. En arrière de la chapelle, non loin
d'eux, la roche descendait à pic sur la route d'Aix. Elle
s'approcha du bord pour narguer le vide.

--Édith! cria-t-il en se redressant.

Elle revint à lui, calmée et souriante.

--J'aime le vertige, mais je ne le sens que là, dit-elle en
reprenant sa place près de lui.

Ce fut pour recommencer de tourmenter l'avenir:

-- Notre secret est à tout le monde. Mon mari le saura bientôt. Il
s'en doute déjà. Il m'aime à sa manière, qui me révolte. Je suis
sûr qu'il nous épie. Il se vengera. Il combinera lentement sa
vengeance, comme tout ce qu'il entreprend.

-- Écoute, Édith; il faut divorcer.

--Divorcer, oui, j'y ai pensé. Et si mon mari s'y oppose? Et il
s'y opposera. Et puis, un divorce, c'est toujours un an, deux ans,
peut-être plus. On m'obligera à une résidence chez des parents,
loin d'ici. Toujours attendre. Encore deux ans de réclusion j'en
sortirais toute vieille. Je serais séparée de toi. Séparée de toi,
comprends-tu? Je suis renseignée, tu vois c'est impossible.

Ils se turent. Dans le silence qui les environnait, appuyés l'un à
l'autre, ils entendaient l'appel sourd de leurs êtres. Un
frôlement, le long du mur, prés d'eux, les fit tressaillir.

--On vient, murmura-t-il.
-- Restons, répondit-elle impérieusement.

Ils restèrent. Leur destinée se jouait en eux-mêmes et déjà ne
dépendait plus des autres. Mais leur témoin n'était qu'une chèvre
qui broutait l'herbe rare. Une fillette la suivait avec une gaule:
elle les considéra d'un oeil stupide et continua son chemin. Et
ils regrettèrent que leur imprudence n'eût pas entraîné de suites
irréparables.

Le temps passait, et lui ne se décidait point. Reprendraient-ils
leurs chaînes plus lourdes, en descendant la colline, ou les
briseraient-ils, incapables d'accepter de nouvelles précautions?
Elle se coula tout contre lui, cherchant à lire dans ses yeux:

-- Tes yeux, tes chers yeux, pourquoi fuient-ils mon regard?

--Je ne sais pas, soupira-t-il en les fermant à demi, pris de
vertige comme tout à l'heure lorsqu'elle défiait le vide.

Elle l'embrassa sur les paupières avec ces mots dont la douceur
enveloppait une audacieuse décision:

--Ces jours dorés, ces jours d'automne, je sens mon coeur qui se
brise. Chaque soir qui descend m'est cruel comme un bonheur qui
m'est volé. Je partirai ce soir, le sais-tu?

À cette fin inattendue il tressaillit et se dégagea de son
étreinte:

--Tais-toi, Édith.

--Ces jours derniers, quand je te le disais, tu croyais à de
vaines menaces. Maurice, tu te trompais, je partirai ce soir.

D'autres fois, elle l'avait tenté ainsi, et toujours il avait
écarté ce projet comme irréalisable, allant jusqu'à lui offrir de
partir le premier, et de l'appeler à lui, dans la suite, dès qu'il
aurait obtenu à Paris quelque situation. Inquiet, effaré,
suppliant, devant ce nouvel assaut plus vif que tous les autres et
plus immédiat, il s'efforça de la retenir encore.

--Tais-toi. Je reste, moi, et je t'aime.

Pour la troisième fois, autoritaire et exaltée, elle répéta:

--Je partirai ce soir. À minuit passe le train d'Italie. À minuit,
je serai libre.

Il se tordit les mains de désespoir.

--Tais-toi.

-- Libre de crier mon amour. Libre, si tu n'es pas là, de goûter
cette joie nouvelle de pleurer sans contrainte. Libre de t'adorer,
si tu viens.

--Par pitié, ne me tente plus.

--J'étouffe dans ta ville. Vos maisons historiques sentent le
moisi. J'étouffe de tendresse, vois-tu. Ici, nous serons toujours
séparés. Je veux jouir de ma douleur, si tu ne viens pas; si tu
viens, je veux respirer la vie. Viendras-tu?... Viendras-tu ce
soir?

Elle acheva de l'étourdir avec des baisers, et il promit.

Un instant elle savoura son triomphe en silence, puis murmura:

--J'ai oublié tout mon passé.

Elle l'entraîna hors de leur retraite, devant le Calvaire, au
soleil. À quoi bon désormais se dissimuler? Ils virent dans un
éblouissement, sous un ciel net, les formes radieuses et diverses
de la terre. C'était, devant eux, à l'extrémité de l'horizon,
comblant tout l'espace vide que laissent entre leurs masses noires
le Granier et la Roche du Guet, la dentelle légère des Alpes
dauphinoises, --les Sept-Laux, Berlange, le Grand-Charnier-- que
la première neige avait poudrées et que l'heure du jour teintait
de rose. Moins éloignées et plus à droite, les pentes boisées du
Corbelet et de Lépine, entre lesquelles se creuse le val des
Échelles, portaient, comme une toison rousse, leurs buissons et
leurs forêts incendiés par l'automne. Devant ces chaînes de
montagnes s'étageait la guirlande des coteaux délicats, les
Charmettes, Montagnole, Saint-Cassin, Vimines, dont les courbes
molles, les ondulations nonchalantes reposaient le regard. Des
coulées de lumière se glissaient dans leurs replis, jaillissaient
en poussière entre leurs ombres. Les flèches aiguës des clochers,
les peupliers d'or vert servaient de points saillants au décor.
Dans la plaine, Chambéry sommeillait. Et tout près enfin, au bas
de la colline, une vigne d'or mat et d'or rouge jetait, comme un
cri de joie, sa note éclatante.

--Montre-moi l'Italie, demanda-t-elle.

D'un geste négligent il désigna leur gauche. Mais au lieu de
suivre la direction de son bras, elle se tourna vers lui. De lui
voir un visage d'angoisse, elle demeura interdite. Elle avait
compris. Elle pouvait, elle, admirer, comme un touriste qui passe,
cette exaltation de la nature. Son compagnon ne la sentait pas
ainsi. N'était-ce pas le suprême effort que tentait son pays pour
le retenir? Là-bas, il reconnaissait la Vigie, et voici que les
souvenirs de son enfance, de son enfance toute claire et limpide,
se levaient de terre comme des oiseaux pour, venir à lui. Plus
près, c'était, désignée par le voisinage du château, la maison, ce
que chacun de nous appelle, tout petit, _la maison_, comme s'il
n'y en avait qu'une au monde.

Dans les yeux de Maurice, elle suivait ce dernier combat avec une
sorte d'envie, elle qui n'avait rien à sacrifier. Après un soupir,
elle lui toucha l'épaule.

--Écoute, dit-elle, laisse-moi partir seule.

Mais il supporta malaisément de se sentir deviné jusque dans les
plus obscures protestations de son être intime, et les plus
instinctives.

--Non! non! Tu ne m'aimes donc plus?

--Si, je t'aime!

Elle lui sourit d'un sourire infiniment tendre qu'il ne vit pas.
La flamme de ses yeux se voila. Femme d'aujourd'hui, affamée de
sincérité et de vie personnelle, soudainement impatiente après
neuf ans de patience muette, elle était décidée, coûte que coûte,
à profiter de l'absence momentanée de son mari pour s'évader hors
de la prison du mariage. Son romanesque départ était
minutieusement préparé dans ses conditions pratiques et dans le
choix de l'heure. L'irritation favorable de Maurice le livrait
presque à sa merci. Mais comment témoignerait-elle à son amant le
plus d'amour en l'associant à sa destinée inévitable et
dangereuse, ou bien en le laissant à son milieu naturel? Avant de
l'aimer, elle ne trouvait pas son existence insupportable. Il
avait soufflé en elle, sans le savoir, l'esprit de révolte.
Comment se séparerait-elle de lui? L'offre qu'elle venait de lui
faire brisait son propre coeur et cependant elle insista. Jamais
elle ne devait plus rencontrer ce détachement de soi-même que la
passion traverse parfois comme une prairie humide que le soleil
dévorant va sécher.

--Peu à peu, lentement, reprit-elle, tu m'oublierais. Ne proteste
pas. Écoute-moi. Tu es si jeune. Toute la vie est devant toi.
Laisse-moi partir.

Mais il se révolta de cette injurieuse condescendance. Qui pouvait
le retenir? Sa raison --une raison de vingt-quatre ans-- ne lui
avait-elle pas révélé le droit de chacun au bonheur?

--Je ne veux pas de la vie sans toi.

--Je resterai, dit-elle encore, si tu le préfères. J'apprendrai à
mieux mentir, tu verras. Quand on aime, toutes les lâchetés sont
permises pour son amour.

C'était une proposition trop tardive. Cette fois elle le savait et
guettait un refus. En le recevant, elle s'abattit sur la poitrine
de son ami qui murmura:

-- Je t'aime jusqu’à mourir.

--Seulement? Moi, c'est bien davantage.

--C'est impossible.

--Oh! si. Jusqu'au crime.

Et sans transition, elle jeta négligemment:

--Ce soir, j'emporterai ma dot.

Il se souvint des doutes de son père:

--Ta dot?

-- Oui. Elle est inscrite dans mon contrat. Ne te l'ai-je pas
montré?

--Tu n'as pas le droit de la prendre. Un jugement te la rendra.

--Ce qui est à moi, je l'abandonnerais à mon mari? Et de quoi
vivrions-nous?

--Ce soir, Édith, j'aurai quelque argent. Puis j'obtiendrai une
situation à Paris. Un de mes camarades dont le père dirige une
grande compagnie m'a promis de me faire réserver une place au
contentieux. Ces temps derniers, je lui ai rappelé sa promesse à
tout hasard.

Elle ne découragea pas ce candide optimisme:

--Oui, tu travailleras. Nous irons à Paris, plus tard. Mais ce
soir, c'est pour l'Italie que nous partons.

--Pourquoi?

--N'est-ce pas le pèlerinage obligatoire des voyages de noces?

Elle inclina la tête avec modestie. Dans sa souplesse, elle parut
instantanément une jeune fiancée, cette femme de trente ans dont
le visage pouvait passer d'un air de désenchantement à une
expression de grâce enfantine; et qui était avide de mordre à la
vie comme à ces fruits verts dont la seule vue agace les dents.

L'ombre, déjà, envahissait la plaine. Devant eux, les plans du
paysage s'accentuaient, tandis que s'empourpraient les teintes
d'or. Elle souffrait de ces trop beaux soirs d'octobre comme d'un
désir:

--Demain, dit-elle, demain.

Il fit un pas en avant, et tournant délibérément le dos au décor,
il la regarda, elle seule, qui s'appuyait à une colonne sous le
péristyle de la chapelle. N'était-elle pas désormais sa patrie?

Ce leur fut une sorte de revanche prise contre la ville que de
descendre ensemble la colline de Lémenc jusqu'au pont du Reclus,
avec le risque de rencontrer des personnes de leur connaissance.

--Cinq heures bientôt, dit-elle au moment de le quitter. Encore
sept heures.

L'espoir avivait la flamme de ses yeux tandis qu'il entrevoyait,
lui, avec dégoût, ces heures cruelles où il devrait tromper sa
famille. Elle le devina et s'apitoya sur le sort de son amant,
afin de détruire par avance les influences qu'elle redoutait:

-- Pauvre enfant, sauras-tu mentir tout un soir?

Il tressaillit de se sentir découvert, et lui répéta, non sans
âpreté, des paroles qu'elle avait prononcées:

--Il n'y a plus de lâchetés quand on aime.

--C'est horrible, reprit-elle, tu verras. Tu comprendras ma honte
et ma fatigue. Moi, je mens depuis que je t'aime. Courage. À ce
soir.

Avant de rentrer, il fit en hâte quelques démarches pour emprunter
l'argent nécessaire. De son grand-oncle Étienne Roquevillard,
vieil original qui passait pour avare, et de sa tante Thérèse,
pieuse et aumônière, il obtint des subsides, un millier de francs
environ, plus cinq cents de sa soeur, Mme Marcellaz, et autant de
son futur beau-frère, Raymond Bercy. Il dut invoquer l'obligation
de dettes contractées au cours de ses années d'études. Cette ruse
lui procura une humiliation qu'il offrit à son amour, mais sans y
trouver l'apaisement. Cependant il ne réfléchit pas que tous les
étrangers auxquels il s'était adressé avaient refusé de lui porter
secours, tandis que sa famille, avec tendresse ou d'un ton bourru,
s'empressait de l'aider dans sa gêne imaginaire.

À six heures, il revint à l'étude Frasne comme les clercs en
fermaient la porte.

--J'ai une lettre ou deux à écrire, leur dit-il, je me charge des
verrous.

Il écrivit en effet à ses relations les plus influentes pour leur
demander sans délai une place d'un bon rapport à Paris. Lauréat de
tous les concours, il comptait sur la recommandation de ses
anciens professeurs de droit. Il ne s'était jamais heurté aux
difficultés de l'existence et, confiant dans sa valeur, il ne
doutait point de les vaincre aisément. Où lui répondrait-on? Il
hésita, puis donna cette indication: _Milan, poste restante_.

Par ces préparatifs qui occupaient son activité, il avait réussi à
tromper son regret de partir. Il le retrouva, aigu et poignant,
quand il lui fallut une dernière fois passer le seuil de la maison
paternelle. Il s'y glissa furtivement, fut aussitôt signalé, mais
s'enferma dans sa chambre. Marguerite vînt l'y chercher au moment
du dîner et le trouva la tête dans les mains, sous la lampe, si
absorbé qu'il ne l'avait pas entendue frapper. Elle lui prit les
poignets avec affection, et cette caresse le fit sursauter.

--Maurice, quel chagrin as-tu?

-- Je n'ai rien.
--Je suis ta petite soeur et tu ne veux pas me confier tes ennuis.
Qui sait? Je ne te serais pas inutile.

Pour expliquer son air de souci qu'il ne pouvait nier, il invoqua
ces prétendus embarras d'argent qu'il venait de raconter à
diverses reprises. La jeune fille aussitôt l'arrêta.

--Attends une minute.

Elle s'éclipsa et quand elle reparut peu après, triomphante, elle
déposa devant lui un beau billet bleu de mille francs:

--Est-ce assez? Père m'en avait donné trois pareils pour mon
trousseau. Il me reste heureusement celui-là.

--Tu es folle, Marguerite. Je n'en veux pas.

--Si, si, prends-le, je suis si contente. Quelques chemises de
moins ne m'appauvriront guère.

Elle riait, et lui, les nerfs tout vibrants, se sentait des larmes
au bord des paupières. Par un grand effort il réussit à se
contraindre, et se contenta d'attirer la jeune fille sur son
coeur, --sur ce coeur qui n'appartenait donc pas tout entier à Mme
Frasne.

--Aime-moi toujours, murmura-t-il, quoi qu'il arrive.

Elle leva sur lui des yeux interrogateurs. Mais, retenue par sa
propre générosité, elle n'osa pas lui réclamer un secret en
échange, et, l'emmenant à la salle à manger, elle lui glissa
doucement ces mots comme une prière:

--Sois gentil avec père, et je t'aimerai plus encore.

Le dîner se passa sans incident, grâce à la présence de Raymond
Bercy, qui facilita l'entrevue de M. Roquevillard et de son fils.
Dans la soirée, Maurice se retira de bonne heure, sous le prétexte
d'une migraine. Il traversa la chambre de sa mère, qui continuait
de souffrir. L'âme en détresse, il put embrasser la malade dans
l'obscurité. Elle le reconnut à ses lèvres et d'une voix faible
elle l'appela par son nom en lui caressant le visage de la main.
Il étouffa un sanglot et sortit. L'amour lui ordonnait de telles
cruautés.

Il prépara sa valise, qu'il fit légère afin de pouvoir la porter
lui-même à la gare, rassembla dans un portefeuille son argent
personnel, celui de ses emprunts et celui de Marguerite, en tout
un peu plus de cinq mille francs, ce qui, dans son inexpérience de
la vie, lui paraissait une somme importante; plia les quelques
bijoux qui lui appartenaient et dont il pourrait tirer parti, et
la toilette de l'exécution étant terminée, il attendit comme un
condamné à mort l'heure qui lui livrerait sa bien-aimée. Sa
raison, son infaillible raison, le soutenait dans sa décision, et
lui représentait la beauté de vivre librement pour son propre
compte au lieu de prendre rang, comme le dernier de la classe,
dans la chaîne ininterrompue des Roquevillard.

     * * * * *

...Rassuré par l'attitude de Maurice et par une demi-confidence de
sa fille, M. Roquevillard s'était endormi sans inquiétude
immédiate, après s'être décidé toutefois à éloigner son fils de
Chambéry. Il s'adresserait à un ancien ami qu'il avait obligé
diverses fois et qui, après avoir beaucoup roulé à travers le
monde et dévoré son patrimoine, s'était installé à Tunis, comme
avocat, y voyait ses affaires prospérer et lui exprimait dans ses
lettres le désir de se reposer ou, tout au moins, de trouver une
aide. À vingt-quatre ans, un tel voyage, une telle vie, n'était-ce
pas, avec la nouveauté, l'oubli, le salut?

Dans la nuit, il crut entendre ouvrir et fermer une porte. Le
silence étant retombé sur la maison, il pensa qu'il s'était trompé
et s'efforça de retrouver le sommeil. Après une lutte assez
longue, il frotta une allumette, regarda sa montre, qui marquait
minuit et demi, se leva et sortit de sa chambre. Au bout du
corridor, une raie de lumière filtrait sous la porte de Maurice.
Il s'approcha, écouta et, ne percevant aucun bruit, il frappa. Il
ne reçut pas de réponse. Après une hésitation, il entra:

--Il aura oublié d'éteindre sa lampe, essayait-il de se persuader,
quand l'anxiété le tenaillait déjà.

Il vit d'un coup d'oeil le lit intact, un tiroir vide. Il rentra
chez lui, s'habilla en hâte et malgré ses soixante années courut
comme un jeune homme vers la gare. L'heure de l'express d'Italie
devait être passée, mais il restait un dernier train dans la
direction de Genève. Un employé qui le connaissait le renseigna.
Maurice était parti _avec elle_. Ils avaient pris leurs billets
pour Turin.

Seul, il poussa un gémissement comme en ont les chênes au premier
coup de hache. Mais, comme eux, il était résistant et contre le
sort il se raidit.

Une race, une famille, une existence même ne sont pas compromises,
ne peuvent pas être compromis par une faute de jeunesse. Il
retrouverait son fils tôt ou tard, il le ramènerait au foyer, ou
bien ce serait la destinée qui se chargerait de ramener l'enfant
prodigue, et, comme dans la parabole, il aurait la faiblesse de
tuer le veau gras à son retour, au lieu de lui adresser des
reproches. Le foyer paternel c'est là qu'on vient panser ses
blessures, là qu'on est certain de ne jamais être repoussé. Un
mari peut abandonner sa femme, une femme son mari, des enfants
ingrats leurs père et mère: un père et une mère ne peuvent pas
abandonner leur enfant, quand tout l'univers l'abandonnerait.

La ville était comme morte sous la lune. Le pas de M. Roquevillard
retentissait dans ce désert. De la rue de Boigne qu'il remontait,
il vit le château dresser devant lui ses tours claires, que la
perspective nocturne allongeait. Sur leur façade, un arbre voisin
dessinait l'ombre de ses feuilles. Dans quelques heures, la cité
muette retrouverait la vie pour jeter ses rires insultants sur ce
drame de famille.

Quand il ouvrit sa porte, une ombre blanche vint à lui. C'était
Marguerite.

--Père, qu'y a-t-il?

À défaut de sa femme, il pouvait avec elle partager le poids de
l'épreuve. Il l'estima assez pour ne lui rien cacher.

--Ils sont partis, murmura-t-il brièvement.

--Ah! soupira-t-elle, ayant compris et se rappelant l'expression
douloureuse de son frère.

De nouveau le père et la fille se serrèrent l'un contre l'autre
dans une angoisse commune. Puis, avec tendresse, il la reconduisit
jusqu'à sa chambre et la quitta sur cette recommandation:

--Laissons dormir ta mère, petite. Elle saura toujours assez tôt
notre peine.


IV

LA VENGEANCE DE MAITRE FRASNE



Une petite valise à la main, engoncé dans son pardessus à cause de
la fraîcheur matinale, M. Frasne descendit de l'express de sept
heures à la gare de Chambéry, et d'un pas rapide regagna son
domicile après deux jours d'absence. À l'air emprunté de la femme
de chambre qui lui ouvrit la porte, il comprit immédiatement qu'il
s'était passé ou qu'il se passait quelque chose dans sa maison.
C'était un homme approchant de la cinquantaine, assez bien
conservé, correct, froid et distingué au premier aspect, mais dont
les lèvres charnues et surtout les yeux à fleur de tête, à demi
dissimulés derrière le lorgnon, causaient bientôt une impression
inquiétante:

 --Tout va bien? demanda-t-il malgré son fâcheux pressentiment. Et
Madame?

La servante mît dans sa réponse un imperceptible accent de
raillerie:

--Madame est partie hier soir pour l'Italie avec ses malles.

--Pour l'Italie?

--Oui, monsieur.

--À quelle heure?

--À minuit.

--Sans explications?

--Madame m'a dit en s'en allant que Monsieur était prévenu.

--En effet, répliqua M. Frasne avec sang-froid. Vous me porterez à
déjeuner dans mon cabinet.

Et sans manifester plus de surprise, il entra dans son cabinet de
travail, qui communiquait avec l'étude. À quoi bon interroger
cette fille malveillante et évidemment mal renseignée? La nouvelle
inattendue qu'il recevait à bout portant comme un coup de feu ne
lui faisait encore aucun mal. Il n'en éprouvait que de
l'étonnement. Une blessure, même mortelle, ne se distingue pas
tout d'abord d'un simple choc. Il faut quelque temps pour en
souffrir. Le regard aiguisé et les nerfs tendus, il remarqua sur
la table une lettre fermée qui s'y trouvait placée de façon
ostensible et presque agressive. Il la prit en main sans l'ouvrir,
cherchant à la deviner. Elle contenait sans doute l'explication de
ce départ, --abandon, bravade ou inconséquence? Après neuf années
de mariage, il était si peu sûr de sa femme que toutes les
conjectures lui paraissaient également vraisemblables. Devait-il
lui chercher un compagnon de fuite ou imaginer le caprice d'une
neurasthénique qui ne tarderait pas à rentrer au bercail? Le nom
de Maurice Roquevillard ne s'imposait pas à son esprit. Mme Frasne
recherchait les hommages et s'en divertissait: chacun lui faisait
une cour anodine. Il pouvait donc ne pas prendre au sérieux la
banale amitié qu'elle témoignait à son clerc, bien que par des
lettres anonymes il eût appris que la ville s'en préoccupait avant
lui. Il partageait le dédain assez commun des hommes mûrs pour les
jeunes gens qui, prenant le temps pour allié, se contentent
volontiers de l'espérance. À mesure qu'on perd sa jeunesse, c'est
toujours son âge ou un âge rapproché du sien que l'on attribue aux
séducteurs. Les sentiments ne valaient à ses yeux qu'appuyés sur
des contingences, et il savait combien d'adultères de désir les
coalitions morales de la province empêchent de se réaliser. Puis,
comment admettre une hypothèse aussi déraisonnable que le
renoncement volontaire à une situation confortable et de tout
repos? Il ne comprenait pas, mais il se trouvait en présence d'un
fait, lui qui n'attachait d'importance qu'aux faits. Irrité de ce
mystère que sa clairvoyance n'élucidait pas, il déchira
l'enveloppe et lut:

"Monsieur, je ne vous ai jamais aimé, et vous le saviez. Qu'est-ce
que le coeur d'une femme pour qui la possède par acte authentique?
J'ai pu subir neuf ans cet esclavage parce que je n'aimais pas.
Tout est changé aujourd'hui: je me libère loyalement au lieu de me
partager. Qui me retiendrait? Au début de notre mariage vous
redoutiez les enfants: il eût peut-être suffi d'une petite main
tendue pour m'enchaîner tout à fait, mais notre maison est vide et
personne n'a besoin de moi. Vous m'avez estimée cent mille francs
dans notre contrat de mariage. Vous trouverez naturel que
j'emporte mon prix. J'ai payé, la première, avec ma jeunesse. En
vous quittant, je vous pardonne. Adieu.

"Édith DANNEMARIE."

Pour maître Frasne, soit par coutume professionnelle, soit par
tournure d'esprit positif, toutes les choses de la vie, même les
sentiments, se traduisaient en actes et obligations. Notre
caractère gouverne jusqu'à nos agonies dans ce naufrage ou son
existence s'abîmait, il n'était sur le moment sensible qu'à la
perte de sa femme et non à celle de son argent, bien qu'il n'en
fût pas prodigue; mais, pour revivre son passé et exaspérer sa
douleur, il alla d'instinct exhumer d'un carton son contrat de
mariage auquel la lettre faisait allusion. Avec, le papier timbré,
il évoqua plus nettement la grande passion de son arrière-
jeunesse. Il revit, sur un seuil d'église, une jeune fille svelte
et souple dont les mouvements et les yeux dénonçaient la fièvre
intérieure. C'était à la Tronche, près de Grenoble, son pays
d'enfance. Il y venait en vacances chaque été, de Paris où il
était premier clerc; il ne pouvait se résoudre, malgré la
quarantaine menaçante, à quitter définitivement la capitale pour
acquérir une étude en Dauphiné. Informations prises, Édith
Dannemarie habitait avec sa mère, dans le voisinage, une petite
maison où les deux femmes s'étaient retirées presque sans
ressources après la mort du chef de famille, qui s'était ruiné au
jeu. Une jeune fille à la campagne, avec ces yeux-là, devait être
une proie facile. Deux ans de suite, il tenta de s'en emparer.
Elle attendait un prince, car elle était exaltée, et
s'impatientait de l'attendre, la solitude échauffant son
imagination. Ainsi elle le rebutait, mais pas assez pour
l'éloigner sans retour. Elle découvrait sans études préparatoires
l'art de se promettre en se refusant et le pratiquait aux dépens
d'un homme que des conquêtes dans un monde trop aisé et des
habitudes sensuelles devaient rendre plus irritable et nerveux
devant cette coquetterie. Il dut se reconnaître vaincu: son désir
fut plus fort que son intérêt. Ayant perdu ses parents qui lui
transmettaient un bel héritage, il se décida enfin à demander
officiellement la main qui le repoussait tout en lui montrant la
place d'un anneau de fiançailles.

Comment pouvait-il, à travers les clauses laconiques d'un contrat,
relever les traces de cet amour? Un article concédait à la future
épouse, en considération du mariage, une donation de cent mille
francs; non pas, comme il est d'usage et presque de style en
pareil cas, une donation sous la condition de survie du donataire,
mais une donation immédiate, comportant une translation de
propriété. Cette générosité anormale, c'était la preuve de sa
faiblesse, le témoignage lamentable de sa défaite. Elle conférait
l'authenticité à sa passion.

M. Frasne fut arraché à son examen par la femme de chambre qui lui
apportait son chocolat. Elle observa son maître du coin de l'oeil
tout en le servant, et fut déconcertée de lui voir en main des
papiers d'affaires. Il compulsait un dossier, quand elle guettait
son dépit ou sa fureur pour l'annoncer à la ville. D'un geste, il
la congédia. Il déjeuna sans appétit, par ordre de sa volonté;
n'aurait-il pas besoin de ses forces intactes, tout à l'heure,
quand il lui faudrait prendre une décision?

Tandis qu'il avalait de petites gorgées brûlantes, il achevait de
revivre les années mortes. Il les revivait à son point de vue,
incapable, comme beaucoup d'hommes et comme presque toutes les
femmes, de se représenter celui de son partenaire. C'était, après
bien des hésitations et des délais qui ne venaient pas de son
côté, le mariage à la Tronche, puis le départ pour Paris. Paris
lui révélait une compagne inconnue qui, de l'isolement et de la
monotonie, passait sans transition et sans surprise à la plus
folle agitation. Elle ne le ménageait pas dans sa maturité, mais
il ne respectait pas sa jeunesse. C'était alors que, dans l'espoir
de se reposer en province, il avait acquis à Chambéry l'office de
maître Clairval, à défaut d'une étude vacante à Grenoble. Mme
Frasne s'était pliée, avec l'indifférence de ceux que la vie ne
peut plus satisfaire, à un changement d'existence aussi radical.
Elle paraissait accepter la retraite comme le plaisir, sans élan
mais sans objection. Deux ans s'étaient écoulés ainsi, paisibles
autant qu'ils pouvaient l'être auprès d'une femme qui, même dans
le calme, ne cessait d'inspirer quelque inquiétude. Et
brusquement, quand il la croyait enlisée dans l'aisance, les
bonnes relations et le trantran journalier, sans crier gare, elle
abandonnait le domicile conjugal pour s'enfuir avec un amant.

Abattu par une catastrophe qui ne le trouvait pas préparé, le
notaire avait remonté machinalement la pente de ses souvenirs que
précisait un acte civil. De nouveau il rencontra l'abîme et, cette
fois, il le mesura mieux. Ce Maurice Roquevillard qu'il dédaignait
en arrivant s'imposait maintenant à sa fureur jalouse. Édith
n'était point partie seule. Elle était partie avec lui,
probablement, sûrement. En ce moment même, là-bas, très loin, en
Italie, hors d'atteinte, il la pressait sur sa poitrine... M.
Frasne prit son mouchoir, le passa sur ses yeux, puis le déchira à
pleines dents. Il pleurait et ne se possédait plus. "Il m'aime à
sa manière ", avait-elle dit de lui.
Cette manière, qui n'est pas la plus noble, est la plus fertile en
tourments: elle se heurte à des images définies et cruelles, elle
laboure le coeur, comme une charrue la terre, et met à nu la
haine.

M. Frasne reprit la lettre et le contrat, non plus pour
approfondir sa misère, mais pour y chercher sa vengeance. Les
clercs ne tarderaient pas à envahir l'étude. Il fallait avant leur
venue mener son enquête, forger ses armes. L'argent qu'elle avait
emporté, qu'elle avait volé, ---car une donation entre époux
serait dans tous les cas annulée à la suite du divorce prononcé
contre le donataire,-- elle avait dû le prendre dans le coffre-
fort. Il avait récemment encaissé un prix de vente de cent vingt
mille francs, qui devait être versé dans quelques jours, lors de
la passation de l'acte. Par sa propre indiscrétion, elle avait pu
l'apprendre. Une clef se fabrique ou se dérobe, mais la
mystérieuse combinaison de chiffres sans laquelle cette clef ne
sert de rien, comment l'avait-elle découverte?

Il se leva et s'approcha du coffre-fort, qui ne portait aucune
trace d'effraction. Il fouilla sa poche et prit son trousseau.
Alors il s'aperçut que cette clef-là y manquait. Elle avait dû en
être distraite le jour du départ. Il la possédait en double, il
est vrai, et avait confié l'autre, selon l'usage, à son premier
clerc pendant son absence. Il attendrait donc, pour ouvrir et
vérifier le contenu du meuble, l'arrivée du clerc qui, d'ailleurs,
servirait de témoin.

Revenant à sa table de travail, il chercha un code pénal et
commença d'en parcourir les paragraphes au titre des crimes et
délits contre la propriété. Il lut à l'article 380 que les
soustractions commises par des maris au préjudice de leurs femmes,
par des femmes au préjudice de leurs maris ne peuvent donner lieu
qu'à des réparations civiles. Mais la fin du même article, qui le
désarmait contre l'infidèle, l'armait contre son complice:
"_À l'égard de tous autres individus qui auraient recélé ou
appliqué à leur profit tout ou partie des objets volés, ils seront
punis comme coupables de vol._" Parti sur cette piste, il trouva
mieux encore.
L'article 408, qui traitait de l'abus de confiance, y voyait une
circonstance aggravante lorsqu'il était commis par un officier
public ou ministériel, ou par un domestique, homme de service à
gages, élève, clerc, commis, ouvrier, compagnon ou apprenti au
préjudice de son maître, et la peine devenait alors celle de la
réclusion. Qui l'empêchait d'accuser Maurice Roquevillard et même
de l'accuser seul? N'était-ce pas vraisemblable? Le jeune homme
connaissait les lieux, les versements opérés à l'étude, la date
des contrats, l'absence du notaire. Il avait pu surprendre le
secret de la serrure, soustraire momentanément la clef du premier
clerc. Sans fortune personnelle, il avait dû se procurer des
ressources pour enlever sa maîtresse. Enfin, sa fuite à l'étranger
ne le dénonçait-elle pas? Sans doute la déclaration de Mme Frasne
démentait expressément cette version. Mais la déclaration de Mme
Frasne, inefficace contre elle et gênante contre son amant, il
suffisait de la supprimer. Elle détruite, rien n'innocentait plus
ce dernier. Et même il perdait tout moyen de défense pour se
défendre, ne devrait-il pas se retourner contre sa compagne,
admettre au moins une vie commune aux frais de celle-ci? Un homme
d'honneur ne le pouvait faire. Sa condamnation était donc
certaine. L'extradition terminerait sa fuite amoureuse. Il
comparaîtrait devant les assises. Flétri, déchu, brisé, il
expierait pour les deux coupables. Enfin sa famille, pour atténuer
sa faute, restituerait peut-être la somme dérobée. Ainsi le
désastre serait sauf au moins de toute perte matérielle. Et la
perte matérielle ne semblait déjà plus négligeable à M. Frasne
plus réfléchi.

À mesure qu'il explorait dans tous les sens une combinaison aussi
fertile en déductions et la conduisait jusqu'au dénouement, il
sentait son désespoir s'alléger. Il oubliait sa douleur en
apprêtant le supplice du rival. Il envisageait sans pitié les
conséquences les plus lointaines de la vengeance, et jusqu'à
l'abaissement de ces orgueilleux Roquevillard, qui pourtant
avaient accueilli le successeur de maître Clerval en ami. Dans son
malheur, il eût jeté sa souffrance comme une malédiction à tout
l'univers. Une dernière fois il relut cette lettre qui, seule,
mettait obstacle à son projet, puis, résolu, il la jeta au feu et
la regarda se tordre sous l'action de la flamme, noircir et se
réduire en cendres.

Neuf heures sonnèrent.

Ponctuels, les clercs entrèrent un à un dans l'étude et gagnèrent
leurs pupitres. Le patron franchit aussitôt la porte de
communication, et, sans les saluer, il interpella le principal
d'un ton préoccupé:

-- Philippeaux, je ne retrouve pas la clef du coffre-fort.

--Mais la voici, monsieur, répliqua le clerc. Vous me l'avez
confiée pendant votre absence. Je ne m'en suis pas servi.

--C'est juste, venez avec moi.

Les deux hommes passèrent dans le cabinet.

M. Frasne ouvrit le meuble et y remarqua tout de suite un certain
désordre.

--Vous avez cherché quelque chose, un testament peut-être?

Philippeaux protesta avec la plus grande énergie:

-- Non, monsieur, je vous jure.

--Alors, je ne comprends plus. Tenez: cette enveloppe a été
déchirée. Elle contenait le prix d'acquisition de Belvade: cent
vingt mille francs. Nous les avons comptés ensemble.

--En effet, convint le clerc effrayé.

Très calme, le notaire ne poussa pas plus loin ses investigations
et referma soigneusement le coffre-fort.

--Quelqu'un est entré ici.

--C'est impossible, monsieur.

--Je vous dis que quelqu'un est entré ici. Nous vérifierons le
contenu devant le commissaire de police. Qui a fermé l'étude hier
soir?

--Maurice Roquevillard.

--Est-il resté seul?

--Oui, pour écrire des lettres.

--Combien de temps?

--Je ne sais pas. Je l'ai rencontré sous les Portiques une demi-
heure plus tard. Il m'a rendu les clefs.

--Les clefs? Celle du coffre-fort fait partie de votre trousseau?

--Oui.
-- C'est imprudent.

Après un silence, M. Frasne reprit:

--Pourquoi n'est-il pas encore arrivé?

--Qui?

--Maurice Roquevillard.

--Il ne reviendra pas, lança le clerc d'une voix vindicative.

M. Frasne le fixa de ses yeux perspicaces. De cet examen, il tira
deux conclusions le bruit de son malheur courait déjà la ville, et
Philippeaux, dont il soupçonnait la jalousie, serait un sûr allié.
Néanmoins, il joua l'ignorance.

--C'est juste. Il devait retourner chez son père.

--Non, monsieur, il a pris le train hier soir, à minuit.

--Pour quelle destination?

--L'Italie.

--Ah! je comprends enfin, avoua cette fois le notaire.

Et lentement il prononça son arrêt:

--Ce serait donc lui qui aurait forcé mon coffre-fort. Comment
aurait-il trouvé le chiffre?

Philippeaux baissa la tête: la peur et l'envie faisaient de lui un
délateur.

--Le chiffre est inscrit sur mon agenda, mais sans indication: ma
mémoire est mauvaise. Roquevillard a pu le lire, se douter de son
emploi.

De nouveau M. Frasne, que servaient les circonstances, dévisagea
son clerc et dissimula son contentement:

--Vous êtes deux fois imprudent, Philippeaux. Priez un de vos
camarades d'appeler le commissaire de police. Il perquisitionnera
lui-même.

Ainsi le meuble fut visité légalement en présence de plusieurs
témoins. M. Frasne dressa patiemment son inventaire. Nulle pièce
ne manquait et le chiffre de l'encaisse était exact.

--Il reste à vérifier cette grande enveloppe qui a été descellée,
dit tranquillement le notaire, qui conduisait l'enquête avec
méthode. Elle contenait le prix d'acquisition de Belvade, vingt
hectares, cent vingt mille francs en billets de banque. Je les ai
comptés avant de partir, devant mon premier clerc ici présent qui
en témoignera.

--Parfaitement, monsieur.

-- Le chiffre est consigné là, tout au long. Or, l'enveloppe ne
renfermait plus que vingt billets.

--On m'a volé cent mille francs, conclut M. Frasne.

--Comment expliquez-vous, objecta le commissaire, que le voleur
n'ai pas tout emporté? D'habitude, ils ne limitent pas
volontairement leurs profits.

--Je l'expliquerai au parquet, où je porte immédiatement ma
plainte.

--C'est votre affaire. Vous soupçonnez donc quelqu'un?

--Oui.

--Vos domestiques?

--Non. Ils seraient partis. Et d'ailleurs, ils n'auraient pas su
découvrir le chiffre.

--Bien. Je vais rédiger mon procès-verbal.

--Accompagnez-moi au palais. C'est à deux pas.

--Comme vous voudrez.

Ils se rendirent au parquet directement. Le notaire eut avec le
procureur de la République une longue conférence, qui se prolongea
après le départ du commissaire de police. Comme il redescendait
l'escalier, au bas des marches il croisa M. Roquevillard qui
venait à la Cour. Il était midi et quart, l'heure d'ouverture de
l'audience. Les deux hommes se regardèrent et se saluèrent.

V

LA FAMILLE EN DANGER


Avant l'entrée en séance des conseillers, d'habitude avocats et
avoués, dans la salle des pas-perdus, bavardent quelques minutes
entre eux. C'est le laminoir où passent les nouvelles de la ville.
Mais M. Roquevillard, recherché pour sa belle humeur et redouté
pour ses pointes, agrafa sa robe au vestiaire, et gagna
directement sa place à la barre. De loin, ses confrères le
considéraient avec une curiosité malveillante en s'égayant de
l'équipée du jeune Maurice, qu'ils traitaient d'ailleurs avec
légèreté et comme une revanche contre la contrainte des moeurs en
province. Il paraissait absorbé dans la préparation de sa
plaidoirie. Un huissier vint à son banc et lui toucha l'épaule:

 --Maître, on vous demande au parquet.

Il se leva aussitôt avec déférence:

 --J'y vais, dit-il.

Il arrive quotidiennement que le ministère public profite de la
présence d'un avocat à l'audience pour le faire appeler au sujet
de quelque affaire pénale. M. Roquevillard, néanmoins, n'était pas
sans inquiétude: sa rencontre, sur le seuil du palais, avec M.
Frasne, lui inspirait cette réflexion:

--Commettrait-il la folie de déposer une plainte en adultère?

Légalement, l'adultère demeure un délit. Il appartient au mari
seul de le dénoncer, et c'est un privilège dont il use rarement.
Mais le visage du notaire était si malaisé à déchiffrer...

Le procureur de la République, M. Vallerois, dirigeait le parquet
de Chambéry depuis plusieurs années. Il avait eu le temps
d'apprécier la probité professionnelle, le caractère et le talent
de l'avocat. On parlait, il est vrai, de la candidature éventuelle
de celui-ci aux prochaines élections législatives, et l'opposition
au pouvoir trouverait en lui, s'il acceptait, son chef le plus
énergique et le plus autorisé. L'accusation de M. Frasne
détruisait fatalement ce danger politique. Fonctionnaire
ambitieux, M. Vallerois le constatait sans déplaisir quand M.
Roquevillard entra dans son cabinet.

Il n'y songea plus lorsqu'il dut lui parler et ce fut son honneur
de ne plus voir en face de lui qu'un honnête homme dans l'épreuve.
Il lui tendit la main et commença:

--Je dois remplir auprès de vous une mission pénible.

Il s'arrêta et hésita. La force morale de l'avocat se montrait
mieux dans les circonstances difficiles. Il sut gré au procureur
de sa délicatesse, mais il marcha droit au but.

--Il s'agit de mon fils.

--Oui.

--D'une instance en divorce où son nom est mêlé? D'une plainte en
adultère?

--Non, malheureusement.

--Malheureusement?

Ce mot ne pouvait guère avoir qu'une signification. D'une voix
ferme, mais assourdie, M. Roquevillard demanda:

--S'agirait-il d'un accident? d'un suicide?

--Non, non, rassurez-vous, s'écria M. Vallerois, se rendant compte
de l'erreur qu'il avait provoquée. Il est parti cette nuit avec
Mme Frasne toute la ville le sait. Mais ce qui est plus grave,
c'est que M. Frasne qui sort d'ici a déposé entre mes mains une
plainte en abus de confiance contre lui.

Malgré sa possession de lui-même, le vieil avocat, le rouge au
front, s'indigna:

--Abus de confiance? Je connais mon fils. C'est impossible.

Le procureur lui donna lecture de la dénonciation que le notaire
avait signée et des constatations relevées par le commissaire de
police. Attentif, M. Roquevillard l'écouta sans l'interrompre. Ce
pouvait être, c'était l'effondrement de sa famille, la honte de
son nom. Maître de lui, mais frappé au coeur, il conclut:

--M. Frasne se venge bassement.

--Comme vous je le crois, reprit M. Vallerois, qui laissa paraître
sans détour sa sympathie. Mais l'argent a disparu: comment arrêter
l'action publique?

-- Mon fils n'est pas seul en cause. Quand un enfant de vingt ans
enlève une femme de trente ans, lequel des deux prépare et dirige
l'expédition?

--Je l'ai donné à entendre tout à l'heure, à cette place même,
avec insistance. J'ai recommandé la prudence et réclamé vingt-
quatre heures de réflexion. Je me suis heurté à une décision
formelle. La justice va suivre son cours. Je suis obligé de
commettre le juge d'instruction.

Rassemblant son courage devant ce coup du sort, M. Roquevillard se
taisait, tandis que le chef du parquet tournait et retournait
l'insoluble problème:

--Il y a contre lui des présomptions graves, précises,
concordantes d'abord les facilités de sa situation à l'étude, puis
sa présence hier soir, avec les clefs, après le départ des autres
clercs, son manque de ressources pour entreprendre son audacieux
enlèvement, et jusqu'au souci d'arrêter lui-même le chiffre de son
vol, comme on fixe la quotité d'un emprunt qu'on restituera.

--Il y a pour lui d'autres présomptions, répliqua fièrement le
père. D'abord sa famille. On ne ment pas à toute une lignée de
braves gens. Et qui vous dit qu'il est parti sans ressources?
Quand son argent à lui sera épuisé, il reviendra, j'en réponds.

Leur entretien fut interrompu par un huissier qui venait chercher
l'avocat dont la Cour attendait la plaidoirie:

--Je vous suis, dit M. Roquevillard en le congédiant d'un geste.

--Mais s'il est arrêté, comment se défendra-t-il? reprit M.
Vallerois. Comprenez bien que son cas est mauvais. Les preuves
s'accumulent contre lui. Et dans l'hypothèse la plus favorable,
pour se disculper, il faudra qu'il accuse. Le voudra-t-il? Et il
passera toujours pour complice. Dans tous les cas, si vous
connaissez le lieu de sa résidence, conseillez-lui d'attendre,
avant de rentrer en France. Je réclamerai mollement l'extradition.

M. Roquevillard secoua la tête avec énergie.

--Non, non. Fuir, c'est avouer. Il faut qu'il revienne. Je
trouverai des preuves d'innocence...

Et après un instant de réflexion où il pesa le pour et le contre,
il ajouta:

--Puisque notre malheur vous touche, monsieur le procureur,
m'autorisez-vous à vous demander un service, un grand service qui
peut encore nous sauver?


--Lequel?

--Proposez à maître Frasne de retirer sa plainte contre le
paiement intégral de cent mille francs.

--Vous les restitueriez?

--Je les paierais.

--Et si votre fils n'est pas coupable?

--Il est dans une impasse, vous l'avez dit. Notre honneur vaut
davantage. Même des poursuites l'éclabousseraient.

--Maître Frasne passe pour intéressé. Sa plainte n'est peut-être
pour lui qu'un moyen de rentrer dans ses fonds. Essayez de la
moitié.

--Non, pas de marchandage. Le paiement contre le retrait.

Par un souci de tranquillité et de bienséance, le magistrat
ébranlé se retrancha derrière des scrupules professionnels.

--Vous avez raison. J'ai le désir de vous obliger, maître. Et je
l'ai plus encore devant votre sacrifice. Mais convient-il à mon
caractère de tenter une démarche aussi anormale?

M. Roquevillard mit un peu d'émotion dans sa réponse.

--Elle est anormale, c'est vrai. Mais le temps presse. Je plaide à
la Cour. Tout à l'heure la plainte sera ébruitée. Vous seul la
connaissez et pouvez la suspendre encore, l'anéantir. Je vous en
supplie.

--C'est impossible: je ne puis me rendre chez un plaignant.

--Vous pouvez le faire venir au parquet.

--Soit, dit M. Vallerois. Le moyen est cher, mais sûrement
efficace. Je présenterai la proposition en mon nom, afin que si
par hasard j'échoue, vous ne soyez pas engagé par une offre qui
paraîtrait une acceptation du vol.

--Merci.

Ils se séparèrent. L'avocat rentra dans la salle d'audience où les
conseillers s'impatientaient, et commença de plaider avec sa
lucidité accoutumée. Devant l'ordre serré de son argumentation,
nul ne soupçonna l'angoisse qui le torturait. Mais quand il
s'assit, le vieux lutteur, qui n'était jamais las, sentit une
fatigue extrême, lourde comme le poids inconnu de la vieillesse.

Après la plaidoirie adverse et une courte réplique, il reprit
enfin sa liberté. Il regarda sa montre: elle marquait trois heures
et demie. Pendant ces trois heures d'intervalle, le sort de son
fils s'était décidé. Il remonta au parquet où l'attendait M.
Vallerois, et comprit immédiatement que le magistrat avait échoué.

--M. Frasne est revenu, expliqua celui-ci. Vous aviez raison il se
venge.

--Il refuse?

--Catégoriquement. Il préfère sa haine à son argent. En vain, j'ai
pesé sur lui de toutes mes forces, invoqué le scandale qui
rejaillirait sur sa femme, parlé même du manque de preuves. Il m'a
répondu que, si je ne mettais pas en mouvement l'action publique,
il se constituerait partie civile devant le juge d'instruction.
C'est son droit, et sa résolution est inébranlable.

--Et si je tentais, moi, de le fléchir? Nous étions en bonnes
relations.

--Cette visite serait inutile, pénible et même compromettante. Je
ne vous y engage point. Je lui ai parlé de votre famille, de vous.
Il m'a répliqué: "Son fils m'a arraché le coeur. Tant pis si les
innocents paient pour les coupables."

M. Roquevillard réfléchit un instant, s'inclina devant ce conseil
dont il approuva l'exactitude, et prenant congé du procureur, il
lui tendit la main:

--Il me reste à vous remercier. Vous m'avez traité en ami, je ne
l'oublierai pas.

--Je vous plains, répondit M. Vallerois touché.

Sa serviette sous le bras, l'avocat regagna sa maison. Il se
hâtait de son pas toujours jeune, portant haut la tête selon son
habitude, mais le visage très pâle. Sous les Portiques, asile des
flâneurs, il croisa des amis qui se détournèrent, tandis que les
passants le dévisageaient avec insistance, avec raillerie. Il
comprit que les clercs de l'étude Frasne colportaient déjà à
travers la ville la honte des Roquevillard. Les Roquevillard:
c'était, depuis des siècles, la première défaillance de la race.
Fallait-il qu'elle fût guettée pour qu'on la répandît avec cette
rancune! Et que de basse envie soulevait donc l'orgueil d'un nom!
La faiblesse d'un descendant détruisait tout un passé d'énergie et
d'honneur qui avait fourni depuis tant d'années des exemples
virils. Et ceux qui s'en réjouissaient ne comprenaient-ils point
que cet écroulement les atteignait?...

Il se redressa et ralentit sa marche. Personne ne supporta son
regard. Se raidissant dans le mépris, il songeait, tandis qu'il
faisait face à l'orage: "Chiens, aboyez à distance. Mais
n'approchez pas. Tant que je serai vivant, je protégerai les
miens, je les couvrirai de ma force. Et vous ne me verrez pas
souffrir."

Devant sa porte, il fut absorbé par M. de la Mortellerie, son
voisin de campagne. Devrait-il subir déjà des condoléances et des
sympathies? Encore ce maniaque, en le recherchant, se montrait-il
le plus humain. Le vieux gentilhomme lui montra le château que
baignait la lumière du soir.

--À la réception de l'empereur Sigismond, en 1416, lui confia-t-il
mystérieusement, le duc Amédée VIII donna dans la grande salle un
banquet dressé par Jean de Belleville, l'inventeur du gâteau de
Savoie. Les viandes étaient dorées, chargées d'ornements et de
banderoles aux armes des convives, et chacun recevait les mets qui
lui étaient destinés en portion simple, double ou triple suivant
son rang. J'aime cette distinction: il faut manger, non pas selon
son appétit, mais selon son importance.

--Une portion m'eût suffi, répliqua M. Roquevillard en abandonnant
le fâcheux.

Il ne pouvait, lui, tromper le présent avec les souvenirs du
passé. Il disparut sous la voûte, monta l'escalier, et gagna son
cabinet en évitant la chambre de sa femme toujours alitée. Mais
celle-ci, l'ayant entendu, le fit appeler dans l'espoir qu'il lui
donnerait des nouvelles de leur fils. Il la trouva seule, assise
sur son lit, dans l'ombre du jour qui tombait.

--Marguerite est sortie, murmura-t-elle, et, osant à peine
formuler cette demande, elle ajouta:

--Tu ne sais rien de Maurice?

--Non, rien. De longtemps, sans doute, nous ne saurons rien.

--Comme ta voix est dure, François! reprit la malade. Cette femme
l'a ensorcelé, comprends-tu, le pauvre enfant.

--La faiblesse est une façon d'être coupable.

Frappée de cet accent rigide, elle tourna le bouton de la lumière
électrique, et vit son mari comme atteint d'une vieillesse subite,
si pâle et les yeux si creusés, qu'elle pressentit le danger.

--François, supplia-t-elle, il y a autre chose que tu me caches.
Ne suis-je plus comme autrefois ta compagne pour qui tu n'avais
pas de secrets?

Il s'avança vers le lit:

--Mais non, chère femme, il n'y a rien de plus. La désertion de
notre fils, n'est-ce pas assez?

Redressée et les bras tendus, elle reprit sa supplication.

--Je lis dans ton regard une menace terrible qui pèse sur nous. Ne
m'épargne pas comme la nuit dernière. Parle: j'aurai du courage.

--Tu t'exaltes sans cause; il n'y a rien.

--Je te jure que j'aurai du courage. Tu ne me crois pas?

--Valentine, calme-toi.

-- Attends, tu vas me croire.

Et joignant les mains, la vieille femme que la maladie accablait
invoqua à voix haute la force de Dieu. Dans le visage exsangue et
émacié, sans reflet de vie, les yeux brillaient d'une ardente
flamme.

--Valentine, dit-il doucement.

Elle se tourna vers lui comme transfigurée:

 --Maintenant, dit-elle, maintenant, parle. Je puis tout entendre.
Est-il mort?

--Oh! non!

Elle avait eu le même cri que lui. Subjugué par cette foi qui
animait sa femme, il lui confia la redoutable accusation qui les
atteignait dans leur chair. Avec indignation, elle la repoussa.

--Ce n'est pas vrai. Notre fils n'est pas un voleur.

--Non. Mais pour tout le monde il le sera.

--Qu'importe, s'il ne l'est pas en réalité. Et cela, je le sais,
j'en suis sûre.

Mais d'un geste coupant, M. Roquevillard résuma le désastre:

--Il nous déshonore.

C'était le crime contre la race que, chef de famille, il jugeait,
tandis que la chrétienne songeait à la conscience.

--Dieu, déclara-t-elle avec solennité, ne nous abandonnera pas.

Comme elle prononçait cet unique mot d'espoir, Marguerite entra,
bouleversée et luttant contre son trouble. Elle regarda son père
et sa mère, les vit unis dans la même douleur, et, comme un
torrent qui renverse un barrage, elle brisa la contrainte qu'elle
s'imposait et se livra à ses sanglots.

Mme Roquevillard l'attira sur son coeur:

--Viens vers moi.

--Qui t'a fait du mal? lui demanda son père.

Avec une surexcitation fébrile, elle domina sa détresse:

--On nous insulte.

--Qui?

--Je viens de chez Mme Bercy. Raymond était là. Elle m'a dit:
"Vous avez un joli frère." C'était mal de sa part. Moi je baissais
la tête. Elle a repris: "Vous savez ce que racontent les clercs de
l'étude Frasne?" Je me taisais toujours. "Ils racontent que votre
frère ne s'est pas contenté de la femme." --" Maman! " a crié
Raymond faiblement. Moi, j'étais déjà debout. Achevez, madame,
vous le devez. " Elle a osé achever: "Il a emporté la caisse."
Alors j'ai dit: "Je vous défends d'insulter mon frère." Et à mon
fiancé, j'ai ajouté: "Vous, monsieur, qui ne savez pas me protéger
chez vous, je vous rends votre parole." Il a voulu me retenir,
mais je n'ai plus rien écouté, et me voilà.

--Chère petite! murmura sa mère en l'embrassant.

--Ah! se récria M. Roquevillard redressé sur les têtes jointes de
sa femme et de sa fille, on condamnera donc toujours sans
entendre.

Mais déjà Marguerite oubliait son malheur personnel pour le
malheur commun. Elle se releva et vint à son père qu'elle fixa
dans les yeux:

--Vous en qui j'ai confiance, répondez-moi ce n'est pas vrai,
n'est-ce pas?

--C'est faux! assura la malade.

-- Je l'espère, dit le chef de famille. Mais toutes les apparences
sont contre lui, et il risque d'être condamné.

--Condamné?

--Oui, condamné, répéta l'avocat, et nous tous avec lui qui
portons le même nom, venons du même passé et marchons vers le même
avenir.

D'un geste, il parut protéger les deux femmes en larmes et menacer
le déserteur:

--Un instant de faiblesse suffit à briser l'effort de tant de
générations solidaires. Ah! que là-bas, dans sa fuite honteuse, il
mesure l'étendue de sa trahison: les fiançailles de sa soeur
rompues, l'avenir de son frère atteint, la santé de sa mère
ébranlée, notre fortune compromise, notre nom taché et notre
honneur sali! Voilà son oeuvre. Et cela s'appelle l'amour!
Qu'importe qu'il n'ait pas dérobé une somme d'argent? À nous, il
nous a tout volé. Aujourd'hui que nous reste-t-il?

--Vous, s'écria Marguerite. Vous le sauverez.

--Dieu, dit Mme Roquevillard qui retrouvait dans le malheur une
étrange sérénité. Ayez confiance: les mérites d'une race ne sont
jamais perdus. Ils rachètent les fautes des coupables...



DEUXIÈME PARTIE

I

FABRICANT DE RUINES


De tous les lacs de Lombardie, le moins visité est celui d'Orta.
Il se perd dans la réputation du lac Majeur comme une barque dans
le sillage d'un bateau.

Du train qui le longe, le voyageur se contente de le regarder
négligemment sans daigner s'arrêter. Il aperçoit les lignes
précises des montagnes boisées qui l'enserrent, et les creux de
vallons où de blancs villages se dissimulent à demi comme des
troupeaux dans l'herbe. Il emporte en hâte la vision d'une colline
plantée d'arbres qui s'avance en promontoire sur les eaux, d'une
ville éparpillée sur la rive, d'une île toute bâtie, et dans sa
fuite rapide il pense avoir cueilli le sourire délicat de ce
paysage qui se réserve et qui résume le charme de la nature
lombarde un mélange d'âpreté et de grâce. La grève du lac
s'arrondit avec mollesse, mais les contours de l'horizon sont
nets, accentués, non point fondus et vaporeux comme ils le sont en
Suisse et en Savoie sous un ciel plus pâle. Le soir, ils
apparaissent foncés sur un fond clair. Les ondulations des
collines presque symétriques reproduisent les mêmes formes en les
exagérant à mesure qu'on regarde vers le nord, de sorte qu'on
devine à les mesurer par quelles adroites transitions la plaine de
Novare aboutit à la muraille formidable des Alpes.

Orta Novarese n'est pas encore aménagée pour recevoir des hôtes.
De là son heureux abandon. Un seul hôtel, au penchant du Mont
Sacré, --Orta est couronnée d'un monticule où vingt chapelles
disséminées dans les arbres illustrent la vie et les miracles de
saint François d'Assise,-- l'hôtel du Belvédère reçoit, du
printemps à l'entrée de l'hiver, des pensionnaires en petit
nombre. Mais on découvre sans cesse dans la verdure, le long de la
côte, des maisons de campagne où l'aristocratie de la province
vient goûter le repos. Les grilles n'en sont pas fermées. Bien
entretenus, leurs jardins répandent un parfum de fleurs que l'on
respire avec délices, au lieu des relents de tables d'hôte qui
empoisonnent le séjour de Pallanza ou de Baveno...

Fuyant les grandes villes où ils avaient passé la mauvaise saison,
Mme Frasne et Maurice Roquevillard s'étaient installés au mois de
mai à l'hôtel du Belvédère. Retenus par lassitude du changement et
aussi par la modicité du prix, ils s'y trouvaient encore à la fin
d'octobre. Un automne exceptionnel succédait à l'été presque
sournoisement, et sans la brièveté des jours, un peu de fraîcheur
dans l'air, et l'or craintif qui teintait les feuillages, le
soleil eût inspiré une confiance illimitée.

Ce matin-là, dans le salon attenant à leur chambre, le jeune homme
s'occupait à traduire un petit livre italien, _Vita dei SS. Jiulio
e Ginliano_, histoire des deux apôtres qui, de la mer Égée,
vinrent au quatrième siècle évangéliser Orta. Un passage tiré de
Lamartine et laissé dans son texte français le retint plus
longtemps que la phrase la plus obscure. Rêveur, il tourna la tête
du côté de la fenêtre. Ses yeux dédaignèrent le bouquet d'arbres
qui terminait la presqu'île au-dessous de lui, l'eau transparente
et calme, la petite île, jadis lieu d'enchantements, que le
poétique auteur de la biographie compare à un camélia sur un plat
d'argent. Spontanément ils cherchèrent le faite des montagnes qui
barrent l'horizon, comme s'ils les voulaient franchir pour voir au
delà. Pendant qu'il était ainsi absorbé, une forme blanche se
glissa dans la pièce et se pencha par-dessus son épaule sur le
volume ouvert. Entre les phrases étrangères, la phrase française
se détachait en caractères italiques: _La prédestination de
l'enfant_, disait Lamartine, _c'est la maison où il est né: son
âme se compose surtout des impressions qu'il y a reçues. Le regard
des yeux de notre mère est une partie de notre âme qui pénètre en
nous par nos propres yeux_.

Mme Frasne doucement ferma le livre, et son amant qui ne l'avait
pas entendue venir tressaillit à ce geste. Ils échangèrent un
regard plein de ces choses que des amants n'osent pas dire et à
peine penser.

--Quel jour du mois sommes-nous? demanda-t-elle avec indifférence.

Rassuré, il répondit:

--Le vingt-cinq octobre.

Tout de suite, elle l'inquiéta de nouveau:

--Il y a un an, te souviens-tu, nous avions rendez-vous au
Calvaire de Lémenc. Là, nous nous sommes décidés à fuir ensemble.
Il n'y a qu'un an, déjà mon amour ne te suffit plus.

--Édith!

--Non, il ne te suffit plus.

Et avec un sourire triste, elle ajouta simplement:

--Vois, tu travailles.

--Édith, ne faut-il pas songer à l'avenir?

--Non, il n'y faut pas songer encore. Que nous manque-t-il?

Il prit ombrage de sa question:

--Mes ressources sont épuisées. Notre fortune présente vient de
toi,
je ne puis l'oublier.

--Mais tout est commun entre nous. Ne suis-je pas ta femme?

Il fronça les sourcils d'un air volontaire:

--Je désire que ta dot demeure intacte. J'ai demandé à l'un de mes
amis, qui est publiciste à Paris, de me chercher une situation
dans la
presse. Ne pourrais-je y rédiger une revue des journaux étrangers?
Au collège j'ai appris l'anglais, plus tard l'allemand pour ma
thèse
de doctorat. Et je parle déjà l'italien. Cette collaboration, et
un
contentieux, ce serait de quoi vivre.

Elle l'écouta avec un sourire ambigu et de ce geste d'adoration
qui
lui était familier elle lui caressa le visage de la main.

--Demain nous parlerons de l'avenir. Demain, pas aujourd'hui.

--Pourquoi attendre un jour? Fixons tout de suite, au contraire,
la
date de notre départ.

--De notre départ?

--Oui, pour Paris.

Elle ne sut pas dissimuler son mécontentement:

--Toujours Paris. Tu m'en parles sans cesse. Tu en es obsédé.

--C'est là que je puis gagner mon pain, répondit-il avec
mélancolie.

Souple et câline, elle se coula entre ses bras, chercha ses lèvres
rouges sous la moustache et lui murmura de tout près:

--Je t'avais demandé un an de ta vie. Un an à vivre sans passé ni
avenir, à respirer jour par jour notre tendresse, à oublier pour
moi
le reste du monde. T'en souviens-tu?

--Ne te l'ai-je pas donné, et bien plus encore?

--Il me manque un jour: c'est demain notre anniversaire.

Avec émotion, il répéta:

--Demain, Edith.

Toute frémissante de ses souvenirs, elle se redressa:

--Ce jour qui nous reste, ne le gâte pas. Puisqu'il est le
dernier, qu'il soit le plus beau de notre année qui s'est écoulée
goutte à goutte. Ne parlons plus de l'avenir avant demain. Me le
promets-tu?

Il sourit de tant d'exaltation:

--Je veux bien.

--Alors, je vais m'habiller. Ce sera vite fait. Et nous sortirons.
Nous déjeunerons dans l'île.

Elle disparut, et pendant son absence, il voulut reprendre ses
exercices de traduction. Mais de nouveau il commença la phrase
française: _La prédestination de l'enfant, c'est la maison où il
est né..._ Et il s'arrêta de nouveau.

Édith avait raison. Le présent ne lui suffisait plus, ne lui avait
jamais suffi. De connivence tous deux venaient d'écarter l'avenir,
mais le passé, dont ils n'avaient point osé parler, leurs regards
y plongeaient quand leurs bouches demeuraient muettes. Le silence,
pour lui, devenait un supplice. Par delà ces montagnes
rapprochées, que faisaient-ils à cette heure, ceux dont il n'avait
pas de nouvelles?

Édith reparut sur le seuil, et implora son approbation:

--Me trouves-tu jolie, ce matin?

Elle portait une robe d'été en alpaga blanc qui dessinait, sans la
serrer, sa taille flexible, et un chapeau surmonté d'ailes
blanches qui achevait de donner à toute sa personne une grâce
légère et élancée. Cette année l'avait rajeunie. Ses yeux de feu
ne pouvaient jeter plus d'éclat qu'autrefois, mais ses joues
étaient plus rondes et moins pâles. Son corps mince avait pris une
apparence de poids. Et sur toute sa personne était répandue une
expression indéfinissable d'amour comblé.

Il l'admira et ne lui adressa pas le compliment qu'elle attendait.

Ils descendirent vers le port d'Orta par un chemin en pente raide,
aux pavés ronds, si peu fréquenté que l'herbe y croît entre les
pierres. Sur la place, devant la grève où les barques sont
amarrées, ils croisèrent une jeune fille coiffée d'un béret rouge
qu'ils avaient déjà rencontrée plusieurs fois dans leurs
promenades et qui devait habiter les environs. L'étrangère les
dévisagea sans timidité, surtout Maurice.

--Elle est gentille, constata le jeune homme après l'avoir
dépassée.

Sa compagne eut une moue de tristesse qui pour un instant lui
restitua son âge:

--Ne la regarde pas. Je suis jalouse.

Il la plaisanta sur cet excès de sévérité:

--Jalouse? Et moi ne puis-je l'être?

--De qui, grand Dieu?

--Mais de cet Italien noir et moustachu de l'hôtel qui, pendant
les repas, oublie sa maîtresse pour couler vers toi ses oeillades
indiscrètes.

Elle éclata de rire

--Lorenzo!

--Tu sais son nom?

--Il me l'a dit. Il m'a fait, en roulant ses yeux blancs, une
déclaration qui m'a beaucoup amusée.

Il s'efforça d'en rire à son tour. Mais quand ils furent installés
dans leur canot, et qu'après deux ou trois coups de rames ils se
furent éloignés du bord, ils éprouvèrent la même impression de
malaise. Ce présent qu'ils ménageaient avec tant d'art, dont ils
écartaient les souvenirs et les conséquences pour en extraire
toute la force, voici que le plus petit incident l'atteignait.
Quelles murailles fallait-il construire à l'amour pour le mettre à
l'abri du monde, ne fût-ce qu'une année? Cet amour, à quoi ils
avaient tout sacrifié, était pressé de toutes parts par la vie et
jusque par les mouvements de leurs coeurs, comme cette île devant
eux était baignée des eaux.

La première, elle eut conscience de leur misère. Elle se leva de
la banquette et se rapprocha de lui. Au lieu de la comprendre, il
lui raconta la légende de saint Jules dont ils ne se souciaient ni
l'un ni l'autre:

--Cette île, autrefois, était un repaire de serpents. Lorsque
saint Jules voulut s'y rendre d'Orta, les pêcheurs refusèrent tous
de lui prêter leurs barques. Alors il étendit sur l'eau son
manteau et se servit de son bâton comme d'une rame.

Dépitée, elle murmura:

--Comme tu es savant!

--Je viens de lire ce miracle.

--Je déteste ton livre.

Il devina pourquoi elle le détestait. Dans ce dernier jour de leur
première année amoureuse qui devait en résumer la douceur, tout
les blessait, tout leur devenait douloureux, et jusqu'aux paroles
les plus innocentes.

Ils abordèrent au pied d'un escalier qui descend à la rive, et
attachèrent leur canot à un cercle de fer fixé dans la grève pour
cet usage. Ils entrèrent dans la vieille basilique romane qui
renferme des fresques byzantines, récemment découvertes sous un
épais crépi, une chaire de marbre noir, un sarcophage et des
fresques de Ferrari et de Luino. Pour l'avoir entrevue d'autres
fois, ils la visitèrent sans plaisir: il faut aux amants des
spectacles toujours neufs, tant ils redoutent les sensations
émoussées, par la crainte instinctive d'une autre lassitude. Ils
préférèrent s'engager dans une ruelle étroite qu'ils ne
connaissaient pas. Tout le sommet de l'île en pente est occupé par
les bâtiments d'un séminaire qui ressemble à une forteresse. Après
un tournant, leur ruelle aboutit à une porte fermée. Ainsi
arrêtés, ils se trouvèrent face à face dans le plus complet
isolement entre de hauts murs dans une île. Pour eux, il n'y avait
effectivement plus qu'eux au monde. N'est-ce pas le désir de tous
les
amants? L'année précédente, ils eussent souhaité pour le reste de
leurs jours une telle solitude. D'un commun accord, ils
s'enfuirent vers le rivage.

Un vieillard pêchait à la ligne en plein soleil. Sous un saule qui
bordait la grève, deux enfants, pieds nus, faisaient des
ricochets. Le long de la côte, des maisons de campagne
apparaissaient entre les branches que dégarnissait lentement
l'automne, et Orta toute blanche se reflétait dans le lac
immobile. Ce spectacle de vie calme, dans le repos de midi, leur
fut un soulagement.

Ils déjeunèrent sur les marches de l'escalier qui conduit à la
basilique. Et après avoir erré sur l'eau une partie de l'après-
midi, en quête d'un site ignoré qui raviverait leurs sensations,
ils regagnèrent le port. Débarqués, ils cherchèrent l'emploi de
leur temps.

--Rentrons-nous à l'hôtel? lui demanda-t-il sur la petite place.

Mais elle protesta contre ce projet de claustration:

--Oh! non. Le soleil est loin encore de la montagne. Revenons par
la grande route, sans nous presser.

La route, après avoir traversé la ville dépourvue de trottoirs,
suit le lac tout en s'élevant peu à peu de niveau et contourne le
Mont Sacré qui, de ses arbres et de ses chapelles, domine la
presqu'île. Elle longe des grilles ou des murs de villas, dont
l'entrée est ornée de palmiers et d'orangers. Devant l'une de ces
villas, toute modeste et même délabrée, qu'ils aperçurent au bout
d'une courte avenue par le portail ouvert, Édith respira une odeur
de roses:

--Attends, dit-elle à son amant. Elles ont tant de parfum, et ce
sont les dernières.

--Entrons. J'en demanderai quelques-unes pour toi.

Ils entrèrent ensemble, et ce fut pour trouver dans le jardin
intérieur un assemblage étrange: des stèles tronquées, des
tourelles de stuc démantelées à demi, des portiques inachevés,
toute la dévastation d'une cité d'art en miniature, mais une
dévastation régulière, organisée en motifs de décoration. Au
milieu de ces pierres symétriquement groupées qui, toutes,
symbolisaient avec une grâce factice les injures du temps, un
petit Amour de marbre, que cernaient des rosiers, se dressait sur
un piédestal, le sourire aux lèvres et bandant son arc.

La jeune femme ne vit que l'Amour parmi les roses:

--Il est charmant, et le jour le caresse.

--C'est bizarre, observait Maurice: nous devons être chez quelque
amateur de monuments funéraires. En Italie, on ne redoute pas
l'accumulation.

Un homme déjà âgé, revêtu d'une blouse blanche, le ciseau du
sculpteur à la main, s'avança à leur rencontre et les salua d'un
geste un peu
trop solennel, mélange d'obséquiosité et de noblesse. Il
s'entretint en langue italienne avec le jeune homme pendant
qu'Édith autorisée cueillait des fleurs. Elle les rejoignit avec
une gerbe dans les mains:

--Voici mon bouquet. Mais je vous offrirai une rose à chacun.

Le propriétaire dépouillé se confondit en remerciements et
formules de reconnaissance qu'elle ne comprit pas. Maurice le
présenta:

--M. Antonio Siccardi. Monsieur est fabricant de ruines
artificielles. C'est un beau métier.

Édith leva sur son amant des yeux interrogateurs.

--Je t'expliquerai, ajouta-t-il.

Quand ils se retrouvèrent sur la route après avoir pris congé de
leur hôte d'un instant, elle s'amusa de cette profession peu
connue, et répéta sur un ton de badinage:

--Fabricant de ruines artificielles?

--Mais oui, pour l'ornement des parcs. Dans les bosquets, à côté
d'un banc, cela fait très bien, une colonne brisée, un arceau
abandonné, ou quelque savante rocaille. J'ai connu au quartier
Latin un brave homme qui fabriquait des toiles d'araignées pour
les vieilles bouteilles qu'on achète le soir même, les jours de
grands dîners.

--Et gagne-t-il beaucoup d'argent avec sa fabrique?

--Beaucoup.

--Ce n'est pas possible.

--Il me racontait justement que tous les nouveaux riches --et ils
sont nombreux-- parvenus de la finance ou du négoce, raffolent de
son art. Ils bâtissent des maisons neuves, eux-mêmes sortent de
terre, mais pour la beauté il leur faut des ruines.

--Bien. Mais l'Amour? Pourquoi l'Amour au milieu de ces affreux
débris? Les roses lui suffisent.

--Aussi l'ai-je demandé au bonhomme.

--Et qu'a-t-il répondu?

--"Il se plaît dans les ruines", m'a-t-il assuré avec un sourire
mystérieux, le sourire de la Joconde que prennent volontiers les
marchands.

--Oui, c'est drôle, conclut-elle. Avec leurs groupes de marbre en
toilette de ville, les Italiens font de leurs cimetières des
salons de modes et ils choisissent des signes de mort pour
l'agrément de leurs jardins...

Lentement ils gravirent le Mont Sacré, qui s'élève d'une centaine
de mètres au-dessus de la ville. Quand ils parvinrent au sommet,
ils y trouvèrent le soir qui ajoutait une douceur secrète au grand
bois de sapins, de mélèzes, de châtaigniers et de pins parasols où
s'abritent de-ci de-là, sur un sol accidenté, les vingt
sanctuaires de saint François d'Assise. Ces petites chapelles,
édifiées entre le seizième et le dix-huitième siècle, sont toutes
d'architecture différente, rondes ou carrées, avec ou sans
péristyle, gothiques ou romanes, le plus souvent byzantines.
Chacune d'elles renferme, en place d'autel, une scène de la vie du
saint, représentée par des personnages en terre cuite, de grandeur
naturelle. C'est un Oberammergau immobile. Un art candide a
présidé à l'installation du pèlerinage. Ainsi les stigmates du
saint lui sont donnés, par le moyen de fils qui joignent ses mains
au plafond où des rayons d'or laissent deviner la présence de
Dieu.

Depuis leur installation à Orta, Édith et Maurice ne passaient pas
de jours sans venir au Mont Sacré. De l'hôtel du Belvédère on y
accède en quelques pas. Entre toutes les chapelles, ils avaient
élu la quinzième dont une tradition attribue le dessin à Michel-
Ange. Elle est de forme cylindrique, avec une coupole et un
pourtour supporté par de grêles colonnettes de granit. Elle leur
rappelait ce Calvaire de Lémenc où leur départ s'était décidé. Les
arceaux de ses voûtes légères, le long de la galerie surélevée de
quelques marches, encadraient successivement toutes les
perspectives du bois tantôt d'autres chapelles dans la verdure,
tantôt la margelle d'un puits, et tantôt, entre les branches, un
pan du ciel, un coin du lac, ou l'île Saint-Jules comparable, avec
son campanile à l'avant, à quelque grand cuirassé échoué dans ce
lac minuscule.

Ils se dirigèrent tout naturellement vers leur chapelle dont ils
gravirent les marches. Les fûts des pins rapprochés d'eux se
profilaient en noir sur le fond rougissant, et de-ci de-là, un des
sanctuaires blancs se détachait sous les arbres comme une maison
amie.

Elle tenait ses roses d'une main. De l'autre elle chercha l'épaule
de son amant.

--C'était un beau soir comme ce soir, soupira-t-elle.

--Quand?

--Il y a un an. Tu ne regrettes rien?

Il détourna les yeux:

--Non.

--Tu ne regretteras jamais rien?

Ainsi pressé, il répondit presque durement:

--Non, jamais.

Elle se pencha davantage pour atteindre ses lèvres, et vit dans
ses yeux un regard lointain qui l'effraya. Ce qui les avait
séparés tout le jour --tout ce dernier jour de leur année de
tendresse-- lui apparut avec évidence. Elle dit enfin ce que la
prudence lui commandait de ne pas dire:

--Maurice, où est Chambéry?

--Là-bas.

Il avait répondu si vite et d'un geste si sûr qu'elle en fut
bouleversée. Il s'orientait donc souvent dans le ciel vers cette
direction; dans son amour il n'avait rien oublié. Des larmes
jaillirent des yeux de la jeune femme. Il n'en demanda pas la
cause, mais tâcha de la consoler avec des caresses:

--Édith, je t'aime tant.

Elle fit une moue désabusée:

--Plus que tout?

--Plus que tout.

--Jusqu'à la mort?

--Oui.

--Pas davantage?

-- C'est impossible.

Avec une ardeur insatiable elle jeta comme un cri:

--Mais je ne veux pas mourir, je veux vivre. M'aimeras-tu autant
demain?

--Pourquoi demain?

--Parce que j'ai peur. Ne vois-tu pas que nous ne pouvons plus
continuer de vivre ainsi?

--Ah! tu l'avoues! Non, nous ne le pouvons plus. L'avenir, le
passé, le monde, nous ne pouvons pas les supprimer. Chaque jour tu
repoussais les explications.

--Tais-toi, Maurice. Tais-toi.

Elle le bâillonna de sa main et de nouveau elle le supplia:

--Demain, demain, je te promets. Je t'obéirai. Tu décideras de
notre sort. Mais pas ce soir. Ce dernier soir est à moi.

Et sa bouche vint prendre la place de sa main.

Le jour décroissait rapidement. Entre les arbres, les traînées
rouges qui bordaient la montagne s'affaiblissaient et les eaux du
lac prenaient une teinte uniforme et grise, à peine traversée et
animée çà et là par un dernier reflet du couchant.

Le premier, il descendit les degrés du péristyle. Il marchait sans
y prendre garde dans la direction qu'il avait montrée du doigt.
Quand il se retourna, il vit sa compagne immobile, entre deux
colonnes. Ainsi, jadis, elle l'attendait au Calvaire. Sa forme
blanche se détachait sur le mur moins clair.

--Comme elle est belle! songea-t-il, vaincu encore une fois.

Elle respirait ses fleurs en regardant le soir. Il se souvint de
leur étrange visite de l'après-midi:

"L'Amour et ses roses."

Il appela:

--Édith ne viens-tu pas? La fraîcheur tombe et tu n'as pas de
châle.

Et tandis qu'elle le rejoignait, il regarda vers le point
d'horizon qui lui représentait son pays et songea:

"Les ruines sont là-bas."

Avec son sourire engageant, l'artiste d'Orta n'avait-il pas assuré
que _l'amour se plaît dans les ruines_?

II

L'ANNIVERSAIRE


Le jour même de leur _anniversaire_, Maurice voulut déterminer sa
compagne au départ. Après le déjeuner, il l'emmena dans l'avenue
qui borde le Mont Sacré, et qui s'ouvre, par intervalles, sur de
petits balcons protégés par une balustrade de pierre et aménagés
pour la vue du lac.

Le soleil y donnait en plein; mais à la fin d'octobre on le
recherche au lieu de l'éviter.

Triste ou distraite, elle ne parlait pas. Le premier, il rompit le
silence, qui, maintenant, les séparait au lieu de les unir.

--Ce jour devait arriver, Édith. Nous avons été heureux ici. Mais
il faut partir. On m'attend à Paris. Ce sera le commencement d'une
vie nouvelle.

Il espéra une réponse, un encouragement, et reprit avec embarras:

--Nous installerons notre amour en ménage. Nous aurons un foyer.
Je m'occuperai de régulariser notre situation, d'obtenir ton
divorce. Tu n'as pas voulu jusqu'à maintenant que je m'en occupe.
Nous avons brisé tous les liens sans regarder en arrière.

Édith éluda cette mise en demeure. Redoutant confusément de
quitter l'Italie, elle parut détachée de tout projet:

--À cette heure comme il fait bon! Hier soir, j'ai Senti le froid.

Il la suivit avec patience:

--Froid? L'air est si doux qu'on se croirait encore en été.

--Pourtant c'est l'automne. Regarde.

À leurs pieds s'étendaient les rives hautes et dentelées du lac.
En face d'eux, c'étaient les contours précis des montagnes. Çà et
là, un oratoire, un village, une tour fixaient les points
saillants du paysage. Les arbres et les buissons, en quelques
jours, avaient changé de couleur: seuls, les groupes de pins
maintenaient leur vert intact dans une mer d'or pâle.

Ils s'étaient appuyés à la balustrade. Comme en Savoie, la beauté
menacée des choses communiquait à Édith une exaltation presque
douloureuse. Les narines dilatées, les nerfs tendus, toute
vibrante, elle respirait la grâce mortelle de l'automne. Lui, ne
pouvait détacher ses yeux de ce visage qu'il n'avait peut-être
jamais vu dans le calme, mais toujours animé par quelque passion
et comme brûlé à l'intérieur d'un feu dévorant que le regard
révélait. Quelques lignes délicates, le mouvement du sang sur une
jeune chair, le parfum de cheveux noirs, et la beauté du monde
s'abolit, ou plutôt se ramasse en un tout petit espace. Il
remarqua d'un seul coup, sur elle, le travail de l'année écoulée.
La jeunesse retrouvée, la liberté, le plaisir, les villes d'art
parcourues avaient favorisé son épanouissement. Partie le coeur
bouillonnant de désirs confus, elle s'était affinée et complétée à
la fois. Jamais encore il n'avait apprécié avec autant de sûreté
l'achèvement de sa séduction. Il en éprouva une jouissance
angoissante, en songeant qu'il pouvait la perdre.

Elle sentit le regard persistant de Maurice, lui sourit et désigna
l'horizon d'un geste large qui semblait le cueillir:

--C'est plus beau que les premiers jours.

Il ne put se tenir de lui traduire sa dernière pensée:

--Toi aussi, tu es plus belle.

Ce compliment inattendu la surprit:

--Vraiment?

--Oui. Regarde les arbres. Ils sont plus légers et comme
débarrassés d'un poids inutile. Sous leurs branches on voit plus
loin. Ainsi dans tes yeux on voit plus profond.

- Jusqu'à mon coeur?

--Jusqu'à ton coeur.

Elle sourit en pensant à tout ce qu'un jeune homme ignore encore
d'un coeur de femme. Et ne doutant plus de son pouvoir, elle jugea
le moment favorable pour provoquer elle-même l'explication si
longtemps repoussée. Son but était de rejeter tout mensonge, et de
s'attacher irrévocablement son amant par l'acceptation d'une
complicité impossible à désavouer si tard. Cette acceptation
serait le plus grand témoignage de tendresse qu'elle recevrait de
lui. Elle l'eût donnée, elle, sans hésiter, dans le cas inverse.
Mais avec les hommes, il faut tout craindre, jusqu'au bout: ils
ont une si étrange conception de l'honneur.

Le droit de prendre et d'emporter le montant de la donation que
lui avait consentie M. Frasne ne faisait pour elle aucun doute.
Qu'est-ce qu'une donation que le donateur peut retenir? Elle
chassait même les scrupules qui lui venaient sur la manière dont
elle avait agi. Que lui importait la manière? Les femmes ne
comprennent qu'à demi les questions d'intérêt qui les gênent. On
lui avait expliqué que cet argent était à elle. Cette explication
lui suffisait. Eût-elle dépouillé son mari qu'elle n'eût point
connu de remords, puisqu'elle le haïssait. Mais de bonne foi elle
ne croyait pas l'avoir dépouillé. Elle n'avait emporté strictement
que son dû quand elle n'aurait eu qu'à élargir la main. Elle avait
donné, elle, sa jeunesse et sa beauté. Elle avait payé avec de la
vie, avec des larmes. Pourrait-on lui restituer ses neuf années de
répulsion vaincue, de dégoûts accumulés?

Cependant, au moment de tout révéler, elle hésita, puis de sa voix
la plus câline, elle commença:

--Le bonheur embellit donc? Depuis mon enfance, c'est ma première
année de bonheur. Ah! Si tu savais mon passé!

--Je te l'ai réclamé souvent, Édith. Dis-le-moi. Donne-le-moi. Toi
non plus, tu ne peux plus garder tes secrets.

Ce fut sa version, un peu arrangée comme toutes les
autobiographies: une enfance joyeuse et choyée dans un milieu de
luxe bourgeois, la ruine de son père atteint de la passion du jeu,
ruine mal supportée qui le conduisait rapidement à l'ennui, à
l'ivresse, à la maladie et à la mort; puis la retraite à la
campagne avec une mère faible et désolée, et déjà la révolte
intérieure dans une existence monotone, toute la fièvre du désir
consumant de convoitise le coeur de la jeune fille qui, ayant
hérité de l'imprudence et de la générosité paternelles, se
trouvait réduite à donner des leçons de piano aux enfants des
villas environnantes et attendait avec impatience l'amour dont
elle espérait la liberté.

Le jeune homme coupa son récit pour murmurer:

--C'était la misère.

Elle crut qu'il s'apitoyait, et lui sourit pour le remercier de sa
compassion. Prise elle-même par ses souvenirs, elle ne remarqua
pas l'attention concentrée avec laquelle il guettait ses moindres
paroles.

--Presque, répondit-elle.

--Et déjà tu étais jolie?

--Je ne crois pas. J'étais si maigre. Un sarment de vigne.

Mais elle se connaissait bien, car elle ajouta d'un ton de
gaminerie:

--On s'en sert pour mettre le feu.

Alors commencèrent les poursuites de M. Frasne. Avec ses yeux à
fleur de tête et l'obstination qu'elle devinait sous ses airs
douceâtres, il lui inspirait un sentiment de répulsion. Elle se
révolta; il se décida, le premier de tous ceux qui la
recherchaient, à demander sa main. Il possédait une belle fortune,
une situation honorable à Paris; il pouvait acquérir à son gré une
étude de notaire à Grenoble ou dans quelque ville voisine. C'était
le mariage de convenance dans toute son horreur. Elle détestait la
pauvreté; sa mère, qui n'y était pas accoutumée, la redoutait plus
encore. Les vieilles gens ont souci de vivre, et l'amour ne les
émeut plus. Toute la parenté circonvint la jeune fille.

--Je me vendis, acheva-t-elle.

Il ne l'avait pas interrompue. Le coeur battant, il la suivait
comme on court à l'abîme. Quand elle s'arrêta sur cette fin, il
jeta brutalement les mots qui depuis un instant lui venaient à la
bouche:

--Et ta dot?

--Attends, tu vas comprendre.

De rares promeneurs prenaient le soleil dans l'avenue. Des enfants
jouaient au bois, loin d'eux. Ils étaient presque seuls; par ces
présences, même discrètes, dans cette crise qu'ils traversaient et
qu'elle avait adroitement reculée jusqu'à ce jour, elle perdait
une grande force d'argumentation, celle de ses baisers. Elle avait
compris, elle ne pouvait pas ne pas comprendre ce qui agitait son
amant: si souvent elle y avait songé. C'était ce qui dès longtemps
les tourmentait tous deux, ce qu'elle était parvenue aux prix de
tant d'efforts, par des mensonges ou par le refus de parler du
passé--il compte si peu quand on aime-- à écarter de leur bonheur.
Dans son arrière-pensée, c'était cela, pourtant, qui les devait
unir pour toujours.

Tandis que bravement elle bandait son intelligence comme un arc
pour enfoncer plus avant une explication qu'elle voulait sincère,
loyale, décisive, il répéta la voix étranglée:

--Ta dot? Tu n'avais pas de dot?

Et retrouvant le ton de commandement qu'il tenait de son père, il
donna des ordres:

--Parle. Il le faut. Parle donc.

Surprise, décontenancée, elle le regarda presque avec frayeur. Ce
grand jeune homme de vingt-cinq ans, si doux, si adoré, qu'elle
croyait tenir en sa possession, voici qu'il se transformait
brusquement en maître. Elle n'avait donc pas exploré tous les
recoins de ce coeur qui lui appartenait. Instinctivement, pour
protéger leur amour, elle livra le moins de vérité possible.

--Ma dot, Maurice? Elle est bien à moi, ma dot.

--D'où vient-elle? Ce n'était donc pas de tes parents? Ah! je
devine. C'est lui, n'est-ce pas, qui te l'a constituée dans ton
contrat de mariage? Réponds.

Elle essaya de lui tenir tête:

--Oui, c'est lui qui me l'a donnée. Et après? elle est à moi.

Plus épouvanté qu'elle encore, il contint sa colère à cause des
passants, mais lui imposa un interrogatoire.

--Non, malheureuse, elle n'est pas à toi. Je connais ces contrats.
C'était une donation pour le cas où tu survivrais à ton mari:
c'était cela, j'en suis sûr. Rappelle-toi et prends garde.

Elle tendait tout son être vers les paroles menaçantes qui
tombaient des lèvres trop chères, des minces lèvres rouges. Il ne
s'agissait plus, pour elle, de convertir son amant en complice,
d'obtenir de lui ce suprême gage d'amour, seulement de sauver cet
amour. Elle n'avait à sa disposition que les caresses de sa voix
dont elle savait qu'il subissait l'influence, et d'ailleurs
n'était-ce pas la vérité, ce qu'elle allait affirmer?

--Maurice, ne me traite pas ainsi. Tu te trompes. Ma dot est à
moi. Elle a été tout de suite à moi. C'est un ami de mon père qui
l'a exigé. En veux-tu la preuve? Tant que ma mère a vécu, je lui
en ai servi les rentes. J'en pouvais disposer. Tu vois ton erreur.
Ne me traite pas ainsi.

Dans son désarroi, l'ancien clerc de l'étude Frasne, rassemblant
toutes ses notions de droit, cherchait à raisonner:

--C'est toujours une donation. Une donation de lui. Et une
donation est révocable en cas de divorce.

--Pas la mienne, je te jure, assura-t-elle à tout hasard.

--Tâche de réfléchir, Édith. C'est tellement grave que ma vie est
en jeu.

--Ta vie?

--Oui. Ou mon honneur. C'est la même chose. Cette dot, est-ce toi
qui l'administrais, qui en touchais les revenus?

--C'était moi.

Aux aguets, elle avait deviné dans quel sens il fallait répondre,
et se précipitait dans le mensonge avec avidité. La donation de
cent mille francs que M. Frasne lui avait consentie était bien sa
propriété en effet, mais sous l'administration et le contrôle du
mari. Elle n'eût pas résisté aux suites d'une action en divorce.
Dans tous les cas, Mme Frasne n'en avait pas la libre disposition,
elle n'en pouvait opérer seule, le retrait. Mais que lui
importaient ces arguties?

Cependant il continuait, implacable comme un juge d'instruction:

--Cette dot, où était-elle déposée?

--À la Banque Universelle, en titres que j'ai fait négocier. Je te
l'ai déjà raconté. Laisse-moi.

--Déposée en ton nom?

--En mon nom.

--Est-ce là que tu l'as retirée avant notre départ?

--C'est là.

--Tu as pu la retirer avec ta seule signature à l'agence de
Chambéry?

--Oui.

--Alors tu étais mariée sous le régime de la séparation des biens?

--C'est cela.

Plusieurs fois, il l'avait interrogée à ce sujet, depuis qu'elle
lui avait avoué, peu de temps après leur fuite, la réalisation de
sa fortune personnelle qu'elle lui représentait comme un héritage
de famille. Cette fable d'une maison de crédit, imaginée alors
pour ne pas éveiller la susceptibilité du jeune homme, elle la
maintenait énergiquement le jour même où elle pensait
l'abandonner.

Ses réponses nettes et rapides, conformes à de précédentes
explications, étaient plausibles en somme. Il n'était pas
invraisemblable qu'un conseiller de la famille Dannemarie se fût
entremis, avant la signature du contrat, pour obtenir de la
passion de M. Frasne une donation immédiate, absolue et
définitive, destinée à sauvegarder l'avenir de la jeune fille et à
lui assurer, dans le présent, plus d'indépendance et de dignité.
Pourquoi Maurice eût-il douté de pareilles affirmations? Ne
détruisaient-elles pas suffisamment son bonheur? C'était déjà trop
que, cédant à une sorte d'envoûtement dont il se réveillait avec
colère, il eût accepté, par un indigne compromis, de retarder son
entrée en carrière jusqu'à l'expiration de cette année d'amour.
Mais de la fortune d'Édith qu'il se faisait l'illusion de
compléter prochainement par son travail, il ne soupçonnait pas
l'origine empoisonnée. Voici que cette origine se dévoilait pour
anéantir son orgueil et briser en lui toute estime de soi-même.
Cette fortune, si elle appartenait en propre à sa compagne,
provenait en réalité de l'homme dont il avait ruiné le foyer.
Qu'il s'en fût glissé la moindre parcelle dans son existence,
c'était une infamie qu'il ne pouvait à aucun prix tolérer...

Se sentant perdu, il calcula mentalement le chiffre de sa dette.

--Ta fortune est placée à la Banque internationale de Milan. Sais-
tu combien il y manque?

--C'est toi qui l'administres.

--Huit mille francs, à peu près.

--Nous n'avons pas beaucoup dépensé, protesta-t-elle avec douceur.

De fait, cette somme, ajoutée à celle qu'il avait emportée lui-
même, atteignait un chiffre bien peu élevé pour les dépenses d'une
année entière passée en voyage. Mais à Orta, où ils résidaient
depuis six mois, la vie est à bon marché, les distractions rares
et peu coûteuses. Édith, après une courte période de prodigalité,
s'était montrée constamment facile et simple, contente à peu de
frais: il lui suffisait d'aimer.

Où et comment se procurerait-il ces huit mille francs? Tant qu'il
ne les aurait pas remboursés, il se croirait déchu, sans honneur,
et la vie lui serait à charge. Parce qu'il ressentait profondément
l'humiliation, Maurice accabla sa compagne de mépris:

--C'est bien. Je suis ton débiteur: je te rembourserai. Après,
nous verrons.

À bout de forces, découragée, vaincue, elle soupira:

--Quelle conversation pour des amants, et le jour de notre
anniversaire!

Elle se cacha le visage. Plus misérable qu'elle, il s'approcha et
tenta de lui écarter les poignets:

--Écoute, Édith, je ne t'accuse pas, toi. Nous vivions ensemble
comme si nous étions mariés. Je ne pensais qu'à notre amour.
J'avais tort. Je suis encore bien jeune.

Elle lui abandonna ses mains, sans crainte de montrer de pauvres
yeux gonflés:

--Est-ce que je n'accepterais pas tout de toi avec reconnaissance?

--De toi, mais de _lui_? Il est vengé. Si j'ai détruit son foyer,
il a brisé mon bonheur.

--Est-ce que je songe à lui, moi?

Mais il continua gravement avec une insistance douloureuse:

--Nous vivions avec tant d'insouciance. C'est fini.

Il y avait tant de désespoir dans son accent qu'elle se jeta dans
ses bras:

--Tais-toi!

Elle voulut l'entraîner hors de ce balcon d'où ils avaient laissé
choir leur confiance dans la vie.

--Viens dans le bois, Maurice. Viens t'asseoir à l'ombre, derrière
notre chapelle. Nous serons seuls et moins malheureux.

Il se décida brusquement à l'écouter.

--Oui, allons-nous-en d'ici.

Les rayons qui passaient entre les pins dessinaient sur le sol
jonché de feuilles mortes des bandes claires. C'étaient, sur le
chemin d'ombre, comme des flaques à traverser. Ils contournèrent
la chapelle. Édith chercha un coin de mousse à l'écart, fit
asseoir son amant, et lui prenant le visage elle le couvrit de
baisers. À ses caresses il parut s'abandonner, puis il la repoussa
tout à coup:

--Non, laisse-moi. Va-t-en. Quand tes lèvres s'appuient, je n'ai
plus de volonté. Je ne suis plus rien. Je n'ai plus que mon coeur
qui bat.

--Je t'aime.

--Justement, je t'aime.

Debout, comme égaré, il lui montra, dans le feuillage, le lac qui
brillait. Déjà Édith tremblante avait compris la tentation.

--Mais je t'aime plus qu'avant. Tu commanderas, je t'obéirai, je
t'écouterai.

--Veux-tu tenir avec moi?

--Où me conduiras-tu?

--Là-bas.

Elle se recula instinctivement:

--Tais-toi.

Mais comme elle, au Calvaire de Lémenc l'année précédente, l'avait
entraîné au départ, il s'exaltait à la convaincre:

--Viens. Notre année d'amour est déjà morte. Viens: notre amour
est déjà mort. Personne ne nous cherchera. L'eau n'est pas froide.
Nous nous laisserons glisser d'une barque. Je n'ai plus d'honneur.
Veux-tu venir?

Elle le prit à pleins bras et cria d'une voix d'épouvante:

--Non, non, non. Moi, je t'aime. Quand on aime, on ne veut pas
mourir. Quand on aime, on ment, on vole, on tue, mais on ne veut
pas mourir. Les amants qui se tuent n'aimaient pas leur amour.

Il se dégagea de son étreinte, sans craindre de la blesser.

--Laisse-moi. Ne me touche plus.

Et il s'enfuit. Presque aussi agile que lui, elle s'élança à sa
poursuite. Les enfants qui jouaient suspendirent leur partie pour
s'intéresser à cette course.

Quand il fut hors d'atteinte, Maurice se dirigea vers la cour de
Buccione. Il l'avait découverte dans ses promenades avec Édith.
Dernier débris d'un ancien château fort, c'est une haute tour
carrée, entourée de pans de murs en ruines qu'envahissent les
plantes grimpantes. Elle se dresse à l'extrémité du lac d'Orta,
sur une colline de châtaigniers, et commande un paysage qui, du
sud au nord, va de Novare, cité claire au bout de la plaine, au
mont Rose, dont le lointain sommet regarde par-dessus les autres
plans de montagnes, et dont les glaciers scintillent au soleil.
L'endroit est désert, et de nulle part dans les environs la vue
n'est aussi étendue. Souvent, lorsque la fatigue de sa compagne le
laissait disposer de quelques heures, il était venu là pour
regarder vers son pays et se sentir en exil.

Il y demeura longtemps à envenimer sa blessure. De la passion qui
devait combler sa jeunesse, pourquoi ne sentait-il plus à cette
heure que la misère? Il y avait donc autre chose que l'amour,
quelque chose de si considérable que, s'il ne pouvait détruire
l'amour, il avait assez de force pour le réduire au second plan et
corrompre ses joies. L'amour n'était point toute la vie. Il ne
pouvait même pas s'isoler, se détacher du reste de la vie. Livré à
lui-même, il n'était qu'une force désordonnée et destructrice. De
l'autre côté de ces montagnes qui fermaient l'horizon, il avait dû
occasionner quelque désastre. Maintenant Maurice en était sûr.

Pouvait-il sincèrement accuser les seules circonstances? Non:
évoqué avec franchise, ce passé le condamnait. Il se découvrait
responsable de légèreté, de faiblesse: responsable pour avoir
accepté de partir quand il pouvait prévoir que les ressources ne
tarderaient pas à lui manquer: responsable pour avoir accueilli
sans preuves les explications qu'Édith lui avait fournies et dont
il lui était facile de saisir l'insuffisance; responsable pour
avoir consenti, sous l'inspiration de ses caresses, à jouir du
présent sans le relier au passé ni à l'avenir; responsable encore
pour avoir cédé à ses sollicitations quand elle s'obstinait à lui
réclamer une année d'oubli, une année de bonheur, une année de
paresse et de lâcheté.

Et il lui apparut clairement que s'il tenait à son honneur, le
salut ne pouvait lui venir que de sa famille. Sans elle, il
s'estimait perdu, puisqu'il ne pouvait, et peut-être de longtemps,
restituer cet argent dont il ne voulait pas avoir vécu; mais s'il
implorait son secours, elle le sauverait. Comment ne le sauverait-
elle pas? N'était-elle point solidaire de sa honte? Si elle était
solidaire de sa honte, il avait donc aussi envers elle des devoirs
qu'il avait désertés. Favorisé dans sa naissance, il avait
contracté des obligations qu'il avait négligées, un pacte qu'il
avait rompu. La famille qui nous doit assistance dans la mauvaise
fortune, dans le péril, de quel droit l'oublier dans la poursuite
d'un bonheur égoïste dont les conséquences lui sont contraires?

L'orgueil le séparait de son père. Mais sa mère serait sa
confidente. Il lui demanderait la somme nécessaire à sa
libération. C'était cela qui pressait. Il fallait avant toutes
choses recouvrer l'honneur à ses propres yeux.

Ainsi décidé, il regagna l'hôtel en hâte, et écrivit à Mme
Roquevillard. Il venait de terminer sa lettre et de la mettre à la
boîte lorsque Édith rentra. Il l'aperçut au bout de l'allée et fut
presque étonné de la revoir si vite, tant il s'était éloigné
d'elle en quelques heures. Depuis un an, elle avait occupé tous
ses jours, et son coeur à chaque battement. Se trouvait-elle si
rapidement dépossédée de son royaume?

Quand elle le vit, elle s'arrêta, interdite, puis courut se
précipiter dans ses bras.

--C'est toi... c'est toi...

--Mon amie, ma chérie... dit-il avec une grande douceur.

--Tu es là, je suis contente...

Elle montra le lac d'un geste d'effroi, pour expliquer sa course:

--Je viens de là-bas. J'ai suivi la grève. Asseyons-nous, veux-tu?
Je n'ai plus de jambes. J'ai eu si peur.

Elle ne se lassait pas de le regarder. Il retrouvait à sa vue
l'ancien enchantement. Le paysage d'automne les entourait de sa
volupté fragile. Sur les ruines, l'amour vainqueur se dressait.

Éperdument ils goûtaient un bonheur que tous deux savaient
condamné.

Dès lors ils ne parlèrent plus du passé. Lui attendait une réponse
à sa lettre. Elle n'osait plus l'interroger, mais redoublait de
charme afin de lui plaire. Ce charme s'était modifié. Il n'avait
plus rien de provocant ni de perpétuellement agité. La crainte de
perdre son amant l'avait rendue humble et soumise, toute faible et
tendre. Elle recherchait les conversations, les lectures qu'il
préférait. Elle devinait au piano sa musique de prédilection. Lui-
même ne la traitait plus qu'avec bonté. De ce renouveau de paix
affectueuse, tous deux ne jouissaient qu'avec gêne. Leur accord
était sans gaieté, sans conviction, sans confiance.

Le 2 novembre leur fut particulièrement cruel. Afin de se livrer
mieux à ses souvenirs de famille que le jour des Morts avivait,
Maurice voulut sortir seul, mais Édith implora de l'accompagner.
Il accepta sans plaisir, et tandis qu'elle se préparait, il fut
l'attendre au Mont Sacré.

--Où allons-nous? demanda-t-elle en le rejoignant.

--Au cimetière, comme tout le monde aujourd'hui.

Avant de pénétrer dans le cimetière d'Orta, il fallait traverser
un champ inculte qui jadis en avait fait partie et qui avait été
désaffecté. Les tombes qu'il renfermait dans son enclos étaient
invisibles et anonymes. Rien ne les désignait plus au regard, ni
un nom, ni une croix, pas même un pli de terre. À cause de la
Toussaint, des mains inconnues avaient disposés çà et là des
gerbes de chrysanthèmes qui transformaient cette prairie en
jardin.

Édith et Maurice s'arrêtèrent dans cet enclos que limitaient des
marronniers. Les feuilles semblaient ne plus tenir que par la
mollesse de l'air. Un coup de vent suffirait à dévêtir les arbres.
Avec le soir qui venait, un peu de bise fraîche se leva. Et des
feuilles d'or tombèrent en effet, tournoyèrent quelques instants,
et allèrent se tasser dans le fossé qui bordait l'allée
principale. L'une d'elles se posa sur le chapeau de la jeune
femme.

Un tel signe de détresse sur ce visage au teint chaud, aux yeux de
feu, sur cette forme de chair qui, dans l'immobilité même, gardait
l'animation de la vie, ce fut de quoi achever d'émouvoir son
compagnon que ce jour surexcitait.

Comme il se taisait, elle lui montra les chrysanthèmes.

--Les belles fleurs, dit-elle.

Et tous deux songèrent qu'elles recouvraient la mort. Par un
retour inconscient sur eux-mêmes, ils regardèrent la rangée
d'arbres qui les dissimulait à demi, et, se rapprochant l'un de
l'autre, ils s'embrassèrent sur les tombes.


III

LES RUINES


... Le surlendemain de cette promenade, Maurice fut appelé au
bureau de l'hôtel.

--C'est pour une lettre chargée. Le facteur vous réclame.

Il reconnut les enveloppes jaunes dont se servait son père, et fit
sauter rapidement les cachets, tandis que la gérante, ayant lu le
chiffre de la recommandation, l'observait d'un air admiratif. La
lettre, encadrée de noir, contenait à l'intérieur un billet
français de cent francs et un chèque de huit mille sur la Banque
internationale de Milan, signé de sa soeur Marguerite.

"Maintenant, se dit-il, je suis mon maître."

Après l'humiliation, sa première pensée était orgueilleuse.
Rasséréné, il remarqua mieux la bordure du papier, et son coeur se
serra. Il y a eu un malheur, un grand malheur pendant son absence.
Dans l'extrême jeunesse, et plus tard quelquefois, on n'envisage
point la possibilité de perdre ceux qu'on aime: on s'éloigne d'eux
sans angoisse, avec la certitude de les retrouver au retour. Au
premier deuil cesse le crédit de l'avenir. Séparé des siens, privé
de nouvelles, préservé par l'insouciance de l'âge et l'égoïsme de
l'amour, il avait pu ignorer cette inquiétude qui brutalement
étreint la poitrine lorsque le souvenir intervient. Souvent, de
plus en plus souvent, il évoquait sa famille, il imaginait la
place vide qu'il avait laissée. La présence d'Édith ne suffisait
pas toujours à chasser ces fantômes. Mais de pressentiments
funèbres, il n'en avait jamais eu. Depuis quelques jours
cependant, depuis que la saison ajoutait sa fragilité à celle de
son bonheur, il revoyait plus distinctement le visage si pâle de
sa mère, il sentait sur sa joue la dernière caresse qu'elle lui
avait donnée d'une main qui était froide, dont il retrouvait,
après un an, le contact.

Le coup qui le frappait ne le trouvait pas préparé. Pourquoi
était-ce Marguerite qui avait tenu la plume? De qui pouvait-elle
être en grand deuil, sinon?... La réponse à cette question, il
n'osait pas se la faire: elle s'imposait. Il prit son chapeau et
sortit, la lettre à la main. Comment l'aurait-il lue dans ce
bureau d'hôtel? Pas même sur la terrasse, ni dans l'avenue, ni
sous le bois: Édith surviendrait dans quelques instants, le
surprendrait, et cette douleur-là, elle n'était qu'à lui, il ne la
voulait partager avec personne. La partager, c'était la diminuer
quand il désirait l'épuiser.

Dehors il lut les premières lignes et s'enfuit dans le chemin,
comme une bête blessée qu'on poursuit. Tant qu'il aperçut des
maisons, il continua sa course. Il cherchait une solitude où
pleurer sans être vu. Et il se dirigea vers la tour de Buccione.

Il ne s'arrêta qu'au sommet de la colline, au pied de la tour.
Hors d'haleine, il se laissa tomber dans l'herbe, qui poussait
entre les murs écroulés. Il avait couru, comme si l'on peut fuir
devant le destin. À mesure qu'il reprenait son souffle, la peur
s'emparait de lui et le tenaillait davantage. La lettre de
plusieurs feuillets qu'il tenait toujours dans sa main crispée, il
n'osait pas la lire tout entière. Il lui fallut un grand effort
pour en continuer la lecture qu'il dut interrompre plusieurs fois.
Elle lui annonçait plus de malheurs même qu'il n'en pouvait
prévoir.

"Chambéry, 2 novembre.

"Mon cher Maurice,

"Ta lettre m'a été remise à moi. C'est moi qui l'ai décachetée. Je
l'attendais depuis longtemps. Je pensais bien qu'elle viendrait,
ou toi. Notre mère me l'avait annoncé. Tu ne pouvais pas nous
avoir oubliés pour toujours.

"J'ai compris en te lisant que tu ne savais plus rien de nous
depuis ton départ, et je me suis mieux expliqué ton silence
persistant. Toi, tu as déjà compris que nous n'avons plus maman.
Pour te le dire, je retrouve toute ma souffrance que je ne veux
pas perdre, et qui me rapproche d'elle. Pleure avec moi, mon
pauvre frère, pleure beaucoup de larmes pour le temps où tu n'as
pas pleuré. Mais ne te laisse pas aller au désespoir. Elle ne le
veut pas.

"Elle nous a quittés le 4 avril dernier, il y a bientôt sept mois.
Tout l'hiver ses forces ont décliné lentement, doucement. Elle ne
souffrait pas; du moins elle ne se plaignait pas. Elle ne cessait
pas de prier. Un soir, sans que rien n'eût fait prévoir davantage
une fin aussi prompte, elle a passé en priant. Père et moi, nous
étions là. Elle nous a regardés, elle a essayé de sourire, elle a
murmuré un nom que nous avons compris tous les deux et qui était
le tien. Et puis sa tête s'est renversée en arrière. Ce fut tout.

"Quelques jours auparavant, elle m'avait parlé de toi, comme si
elle m'exprimait ses dernières volontés. Je m'en suis rendu compte
plus tard: elle parlait comme à l'ordinaire, si simplement. Elle
m'a dit: "Maurice reviendra. Il est plus malheureux que coupable.
Il l'ignore encore et il l'apprendra. Il aura besoin de tout son
courage. Promets-moi, toi, lorsqu'il viendra, de le recevoir, de
le réconcilier avec son père, avec sa famille, de le défendre,
enfin de ne jamais l'abandonner, quoi qu'il arrive." Je n'avais
pas besoin de promettre et j'ai promis. Aussi, quand ta lettre est
venue, je n'ai pas hésité à l'ouvrir: je remplace maman, bien mal,
mais de tout mon coeur.

"Il faut que tu le saches: maman ne te croyait pas coupable. Moi
non plus. Père non plus, j'en suis sûre; mais il nous disait que
la faiblesse est une façon d'être coupable, et que celui dont la
famille a soutenu les premières années jusqu'à l'âge d'homme n'est
pas libre d'entraîner pas ses actes la décadence de toute sa race.
Maintenant il ne parle plus de toi, jamais. Je devine qu'il y
pense souvent, et qu'il en a beaucoup de peine. Souviens-toi de
lui, Maurice, souviens-toi de lui autant que de notre mère qui se
repose. Il a changé, beaucoup changé. Lui qui avait gardé tant de
jeunesse dans la démarche, dans l'expression, dans la voix, il a
vieilli en peu de jours. Il travaille sans relâche. Il oublie, en
travaillant, le mal... Mais j'ai promis de ne pas t'adresser de
reproches. Cependant il faut bien que tu apprennes ce que nous
sommes tous devenus, puisque tu étais sans nouvelles depuis une
année. Il est si estimé que pas un de ses clients ne lui a retiré
sa confiance.

"Hubert, qui devait rester deux ans en France, a obtenu de
repartir pour les colonies. Il s'est embarqué au mois de mai
dernier à destination du Soudan. Il commande un poste très avancé,
à l'intérieur des terres, à Sikasso. C'est un endroit assez
exposé. C'est ce qu'il avait demandé.

"Félicie est toujours à l'hôpital d'Hanoï. Elle s'inquiète
beaucoup de toi. Dernièrement, elle nous racontait la mort de deux
missionnaires belges qui ont été massacrés sur la frontière de la
Chine. Au lieu de s'en affliger, elle se réjouissait pour eux de
leur martyre, et regrettait de ne pouvoir donner sa vie pour celui
qu'elle appelle "l'enfant prodigue" et que tu reconnaîtras. Elle a
hérité de la piété ardente de notre mère. Que Dieu nous la garde
là-bas, à l'autre bout du monde!

"Les Marcellaz nous ont quittés. Malgré les prières de Germaine,
Charles a vendu son étude pour en acquérir une autre à Lyon. Ce
départ nous a été dur. Cependant père soutient qu'il est
raisonnable. Notre beau-frère avait une occasion de se rapprocher
de sa famille qui est de Villefranche, tu le sais; il devait en
profiter. Ils sont venus passer les vacances avec nous à la Vigie.
Pierre et Adrienne y ont pris de bonnes joues rouges. Le petit
Julien, mon favori, es resté un peu pâlot. L'air de Savoie lui
convient mieux que les brouillards de Lyon. Aussi Germaine nous
l'a-t-elle laissé pour cet hiver. Il anime notre grande maison qui
est bien triste.

"J'ai terminé ma revue. Autrefois, c'était notre mère qui
centralisait les nouvelles des absents, et les transmettait des
uns aux autres. Tu vois que je tâche de la remplacer. Pour ce qui
me reste à te dire, c'est plus difficile. Pourtant, je te le dirai
sans récriminations. Il me semble que ce sera mieux. D'abord je te
suis dévouée quand même, et puis tu jugeras de notre misère qui
est la tienne.

"Tu ne dois pas savoir ce qui s'est passé tout de suite après ton
départ: sans quoi tu n'aurais pas gardé ce silence qui nous a tant
affectés. M. Frasne a déposé contre toi, oui, contre toi, une
plainte en abus de confiance. C'est ainsi que cela s'appelle: on
en a tant parlé. Il t'accusait d'avoir pris cent mille francs dans
son coffre-fort. Il s'est porté partie civile pour forcer la
justice à te poursuivre, et comme tu n'étais pas là, on t'a jugé
par contumace. Je t'explique avec les mots qu'on a employés. Les
conseillers ne voulaient pas te condamner. Mais les clercs de
l'étude, surtout M. Philippeaux, ont témoigné contre toi à
l'audience. Ils ont déclaré que tu savais que le coffre-fort
contenait tout cet argent, et puis que tu étais resté le dernier à
l'étude, avec les clefs, et que tu connaissais le chiffre qui sert
à ouvrir. Alors, on t'a condamné, avec les circonstances
atténuantes, à un an de prison. Il paraît que c'est le minimum. On
a tenu compte des influences que tu avais subies. Mais ils t'ont
condamné, comprends-tu. Cela s'est fait le mois dernier. Maman
n'était plus là. Quand père me l'a annoncé, son visage était si
blanc que j'ai eu peur pour lui. Il se dominait, comme toujours.
J'aurais préféré qu'il pleurât. Mais il n'est pas de ceux qui
pleurent. Il souffre en dedans, et c'est pire.

"Le jugement a été affiché à notre porte, publié par les journaux.
Il paraît que c'est la loi. Tous les vieux Roquevillard qui ont
rendu tant de services au pays n'ont pas épargné cet affichage à
notre nom.

"Il y a aussi les cent mille francs que tu dois restituer à M.
Frasne. Père est d'avis de vendre la Vigie pour les payer. Il dit
que la durée de ton absence prouve malheureusement que tu as dû en
profiter, et que cela, au point de vue de l'honneur, c'est pareil
au vol. Charles soutient au contraire que les payer, c'est te
reconnaître coupable, et qu'il ne le faut à aucun prix. Mais il
n'a pas charge de l'honneur de la famille, et moi je suis avec
père. Dans tous les cas, la justice a nommé un séquestre qui a
fait diviser la fortune de notre mère pour avoir ta part. Sur la
mienne, comme je suis majeure, père m'a remis la somme que je
t'envoie et que je lui ai demandée. Il a paru étonné; je ne sais
pas s'il a compris. Je lui ai offert ta lettre, il l'a refusée
avec ces mots que je te transmets:

"--Non, il est mort pour moi, s'il ne revient pas prouver son
innocence."

"J'ai ajouté cent francs pour ton retour. Il faut que tu
reviennes. Vois le tort que tu nous as fait. Au nom de notre mère
dont ce fut le dernier désir, le dernier ordre, au nom de notre
père que tu as blessé au coeur, à ce coeur si noble, si tendre, au
nom de Félicie et d'Hubert qui méritent pour toi, de Germaine et
de ta petite soeur, au nom de tous  les nôtres qui pendant tant
d'années n'ont donné que des exemples d'honnêteté, et qui te
conjurent de ne pas renverser en un jour l'oeuvre de toute une
suite de générations, reviens. Je t'attends. Je serai là. Je
t'aiderai. J'ai confiance que, toi revenu, tout peut encore se
réparer. Car tu n'est pas coupable. Il est impossible que tu le
sois. À ta lettre je vois bien que ce n'est pas toi. Et, s'il y a
du danger pour toi, reviens quand même. Il serait juste que ce fût
ton tour de souffrir, et tu ne serais pas assez lâche pour t'y
dérober.

"J'ai fini. Je voudrais tant t'avoir convaincu. Pourtant, si
_elle_ était plus forte que nous, si malgré nos sacrifices et
notre peine, tu ne devais pas revenir maintenant, je t'attendrais
encore. Je t'attendrais toute ma vie. Elle est à notre père et à
toi. Sache que jamais je ne t'abandonnerai. Ne l'ai-je pas promis
à maman? Tu as été sa dernière pensée. Et si ma lettre te
désespère, souviens-toi qu'elle t'a recommandé le courage,
rappelle-toi cette parole de notre père: Tant qu'on est pas mort,
il n'y a rien de perdu.

"Adieu, Maurice, je t'embrasse. Ta soeur.

"MARGUERITE."

La tristesse et la honte qui s'étaient emparées de Maurice après
les demi-révélations de sa maîtresse, que pouvaient-elles
signifier auprès du torrent de douleur que précipitait en lui la
lettre de Marguerite? Comment y résisterait-il, lui qui, seulement
pour un infamant soupçon, avait entendu quelques instants l'appel
de la mort? À ses pieds, le lac l'invitait pareillement, lui
offrait l'oubli, le silence, la paix, et il ne le voyait même pas.
C'était l'appel de la race qui retentissait dans sa poitrine, et
voici qu'au lieu de faiblir, il ramassait toutes ses forces pour
faire face au désastre qui venait l'accabler. La pensée de la mort
est naturelle aux amants dès qu'ils conçoivent des doutes sur
l'éternité de leur bonheur. Or, il ne s'agissait plus de son
bonheur, chose individuelle dont il se croyait le maître, à la
perte de quoi il se croyait le droit de ne pas survivre s'il en
jugeait ainsi. Avec lui, sa famille tout entière était en cause.
Il ne s'appartenait plus. Qu'il le voulût ou non, il subissait une
dépendance, et l'isolement qu'il avait créé autour de lui n'était
que chimère et vanité. Mais en même temps qu'il perdait
l'éternelle illusion des amants pour qui l'amour est solitude et
se passe de tout commerce avec le reste du monde, il puisait
réconfort comme on puise à un réservoir d'énergie dans la
solidarité même qui s'imposait avec une autorité si puissante.

Sa plus cruelle souffrance fut de ne pouvoir pleurer sa mère
librement, exclusivement. Il envia les fils qui, devant un
cercueil, se livrent, sans retour sur eux-mêmes, à leurs regrets.
N'avait-il point sa part dans cette fin dont aucun pressentiment
ne l'avait averti? Il se souvenait que le médecin ne condamnait
pas la malade, qu'il attendait le salut d'un régime de
tranquillité et de repos. Comment cette frêle existence eût-elle
résisté à la tempête?

Et la tempête qu'il avait déchaînée en partant avait ravagé,
détruit le foyer. C'était la dispersion, las Marcellaz partis,
Hubert allant chercher un peu d'honneur pour un nom compromis, et
c'était la menace de ruine avec la vente du vieux domaine. Il ne
restait plus à la maison que son père devenu un vieillard et
Marguerite. Mais Marguerite, pourquoi ne s'était-elle pas mariée?
Son fiancé aurait-il été assez lâche pour la charger de la faute
d'un autre? Elle n'en parlait point dans sa lettre. Elle
s'oubliait elle-même, dans l'énumération de leurs maux. "Ma vie
est à notre père et à toi", lui disait-elle simplement, sans une
autre allusion à son sacrifice. Personne n'avait été épargné,
personne, excepté le coupable qui sous un ciel délicat avait goûté
toute la douceur de vivre.

Car s'il ne méritait point l'ignominieuse accusation lancée par M.
Frasne, il était coupable envers sa famille pour s'être cru libre
de la trahir. Et il accusa sa maîtresse dont l'imprudence l'avait
ainsi déshonoré, dont l'amour l'avait avili. Mais était-ce bien
son amour qui l'avait avili? L'amour qu'il avait tant convoité
pendant sa jeunesse exaltée et studieuse à la fois, qui avait
passé sur son coeur comme ces souffles embrasés que les lyres
légendaires suspendues aux arbres attendaient pour vibrer, il lui
attribuait toute sa sensibilité, comme au vent le son des cordes.
Et il le chargeait des enthousiasmes et des faiblesses dont la
source était en lui-même. Il se rappelait, dans cette course
éperdue qu'il entreprenait à travers sa vie, les yeux, la bouche,
les mouvements d'Édith. À la grâce de ces gestes, aux caresses de
cette voix, à la flamme de ces regards, oui, le chant de son coeur
était suspendu. Il quitterait cette femme; il ne renierait pas son
amour.

Et d'ailleurs, que reprocherait-il à Édith? Du drame lamentable où
toute une race roulait au fossé par sa faute, que soupçonnait-
elle? Rien, assurément. Elle avait pris cet argent comme elles
prennent les coeurs, sans penser à mal, et en croyant exercer un
droit. S'il l'avertissait, elle s'étonnerait, et sans hésiter
reviendrait à Chambéry crier aux juges l'innocence de son amant.
De cette générosité, il ne voulait pas. Il valait mieux qu'elle
demeurât toujours dans l'ignorance et que pour elle-même elle ne
courût aucun risque. Il partirait ce soir... non, pas ce soir,
demain matin, sans l'avoir avertie, après avoir complété sa dot
illégitime afin qu'elle ne manquât de rien.

Mais que deviendrait-elle, ainsi abandonnée? N'avait-il pas aussi
des devoirs envers elle dont l'amour était toute la vie?... Il
essaya d'imaginer son avenir. Il la vit cruellement déchirée, le
maudissant et le pleurant tour à tour, le réclamant au Bois Sacré,
aux chapelles, à tous les témoins de leur tendresse. Il assista
véritablement à son agonie. Pourtant il y avait tant de ressort en
elle, une telle frénésie de vivre, qu'elle résisterait et se
reprendrait. Ne l'avait-il pas vue se dresser contre lui,
frémissante et révoltée, quand il avait parlé de mourir? Oui, elle
se reprendrait, elle résisterait, elle vivrait. Et il se sentit le
coeur serré à la pensée qu'elle serait aimée encore, que peut-être
un jour, plus tard, ce feu dévorant qui la consumait, brûlerait
pour un autre...

"Non, pas cela, soupira-t-il. Je ne veux pas cela."

C'était la dernière lutte. Dès le premier moment, il avait avoué
sa défaite. La mort de sa mère, le suprême appel de sa famille,
l'infamante condamnation qui le frappait ne lui permettaient pas
de discuter. Il ne lui restait qu'à régler les détails de son
départ, à atténuer dans la mesure du possible le malheur d'Édith.
Demeurer avec elle plus longtemps, il ne le voulait pas, et à
peine séparé d'elle par une fragile décision, il souffrait à crier
de douleur...

Elle l'attendait avec impatience sur le pas de l'hôtel. Dès
qu'elle l'aperçut, elle courut à sa rencontre.

--Enfin! murmura-t-elle comme une plainte légère, non comme une
gronderie.

Il essaya de sourire.

--Bonjour, Édith.

Tendre et attentive, elle observait le visage de son amant et
remarqua la trace des larmes.

--J'ai toujours peur, maintenant, quand tu es loin.

--Peur de quoi?

--Peur que tu ne reviennes pas.

--Ma chérie...

--Je sais, reprit-elle gravement. Un jour tu ne reviendras pas.
Dis-moi que ce n'est pas encore?

--Tais-toi, Édith. Je t'aimerai toujours.

--Toujours? quoi qu'il arrive?

--Quoi qu'il arrive.

Elle lui prit la main et d'un mouvement d'adoration la porta à ses
lèvres. Puis, timidement, elle demanda:

--Tu as reçu des nouvelles de France, ce matin. On me l'a dit.

--Oui.

--De bonnes?

Il eut le courage de répondre d'un signe affirmatif. Puisqu'il
gardait sa peine pour lui seul, c'est qu'ils étaient déjà séparés.
Mais elle ajouta:

--Moi, je n'attends jamais de nouvelles. Tu es mon coeur et ma
vie.

Et comme elle le précédait sur la terrasse où leur petite table
était mise à l'abri du vent, il se demanda:

"Aurai-je la force de partir?"



IV

LE RETOUR


Édith, couchée, se souleva sur le bord du lit et s'accouda pour
regarder son amant qui achevait sa toilette. Il avait posé la
lampe à terre afin qu'elle ne reçût pas la lumière que l'abat-jour
étouffait.

--Pourquoi te lèves-tu si matin? lui demanda-t-elle d'une voix
endormie et les yeux mal ouverts.

--Je n'ai plus sommeil. Le jour vient.

Il souffla la lampe. Une mince clarté, au bout d'un instant,
filtra entre les persiennes.

--C'est la nuit, Maurice.

--Ne vois-tu pas un peu de jour?

--Ce n'est pas le jour. Il y a clair de lune.

--Repose encore, Édith. Tu en as le temps.

--Oui. Je suis si lasse, si délicieusement lasse.

Elle se laissa retomber sur l'oreiller et ferma les paupières.
Même dans le sommeil, elle gardait un air de passion. Il
s'approcha du lit, se pencha, sur elle, et à l'incertaine lueur
qui venait de la fenêtre, il considéra son visage.

Cette petite flamme du regard qui animait ma vie, songeait-il,
pour moi elle est éteinte. Je ne la verrai plus briller. Je ne
vois pas le mouvement du sang sur les joues, ni la lumière sur les
dents, bien que les lèvres soient entr'ouvertes, à peine l'arc de
la bouche, le dessin du nez, la sombre masse des cheveux dont je
sens le parfum. Et son corps est perdu pour moi..."

Il s'attendrissait, dangereusement. La tentation lui vint de
rester. Il se baissa, effleura le front dont il sentit la douce
chaleur. Elle sourit vaguement en gardant les yeux clos. Et il
sortit de la chambre.

Dans le corridor de l'hôtel, il ne rencontra qu'un garçon qui
bâillait en frottant le parquet, et qui ne prêta pas d'attention à
sa tenue. Il emportait pour tous bagages un sac à main, un
pardessus d'hiver et sa canne.

Pour gagner la gare d'Orta, le plus court était de traverser le
Mont Sacré. La lune, qui pâlissait devant les menaces du matin,
pénétrait, comme avec crainte et mystère, dans le bois à demi
dépouillé. Entre les troncs élancés des pins et des mélèzes, ses
lueurs glissaient jusqu'aux feuilles mortes qui jonchaient le sol,
se posaient sur les façades des chapelles. Lorsque Maurice fut
parvenu devant la quinzième, il leva la tête et s'arrêta. Les
sveltes colonnettes se détachaient en blanc, et l'une ou l'autre
se reflétait en ombre noire sur le mur.

Il monta les marches et se retourna pour embrasser d'un dernier
coup d'oeil le paysage familier. La margelle du puits, les formes
claires de quelques-uns des sanctuaires surgissaient autour de lui
comme des apparitions. Il distinguait en face les montagnes
sombres, et de chaque côté de la colline, des parties du lac. Déjà
il ne pouvait plus apercevoir l'hôtel du Belvédère que supprimait
la pente. C'était cela, pourtant, qu'il cherchait. Ces pierres
qu'il foulait, ces arbres, ces chapelles et tous ces contours
indécis à qui, tout à l'heure, le soleil restituerait leur valeur,
il les emportait dans sa mémoire. Tant qu'il aurait la force de se
souvenir, il les reverrait dans leur intégrité, non pour leur
grâce particulière, mais comme le décor accessoire qui se
subordonne à la figure principale. À distance, cette figure
principale, fleur unique de sa jeunesse, exerçait encore sur lui
une fascination. Au lieu de fuir, de fuir sans regarder en
arrière, il demeurait immobile, à cette place qu'elle
affectionnait et qu'elle était venue occuper, ses roses dans les
mains, la veille de leur anniversaire, le dernier jour de leur
bonheur.

Dans _leur_ chambre, elle dormait, délicieusement lasse. Dans une
heure, dans deux heures, peut-être plus tôt, quand elle se
lèverait pour le rejoindre, elle trouverait sur la table à coiffer
la lettre meurtrière qui lui annoncerait, avec des mots de
tendresse, la séparation. Elle ne comprendrait pas tout de suite.
Les papiers contenus dans l'enveloppe la renseigneraient mieux.
C'étaient la note de l'hôtel acquittée, quelques billets de banque
et les reçus de dépôt donnés à son nom par la Banque
internationale de Milan, complétés par le chèque de Marguerite
Roquevillard que Maurice avait endossé. Là elle reconnaîtrait
l'intervention qui la brisait. La famille qu'elle avait vaincue
lui reprenait son amant. Alors elle pousserait un grand cri de
douleur. Si loin qu'il serait d'elle, il l'entendrait toujours
retentir en lui-même...

Au bois, la lumière de la lune se dissipait dans celle du matin.
L'heure passait. Appuyé à l'une des colonnes, Maurice ne pouvait
se décider à partir.

"Où donc, se disait-il, ai-je pris le courage de briser son coeur
et le mien? Elle es là, tout près de moi encore. Si je rentrais,
elle ne saurait pas. Son réveil serait doux et léger. Mais non, je
ne la reverrai jamais plus. Il est des liens que l'amour ne peut
pas supprimer. Le bonheur, je le comprends, n'est pas un droit. Je
la torture et je l'aime. Le mal qu'elle m'a fait était
involontaire.
Je ne me souviens plus que d'avoir senti la vie auprès d'elle à
chaque minute, et pourtant avec elle je ne puis plus vivre...
Édith, te rappelles-tu le passé? Tu m'as donné des fleurs le
premier soir. Et puis, tu m'as donné tes lèvres, comme tes fleurs,
sans hésiter. Lorsque tu m'as dit: "Je serai à toi, mais à toi
seul, quand tu voudras", j'ai senti d'avance tes caresses qui se
sont incorporées à ma chair. Ah! parce que tu es trop sensible aux
caresses, parce que maintenant même que tu vas souffrir par ma
faute, ta faiblesse me fait trembler pour l'avenir, ne crois pas
que je t'aime moins, et de savoir que par là je puis te perdre un
jour, Édith, je ne devrais pas le penser, mais peut-être je t'aime
davantage encore... Quel souvenir garderas-tu de moi? Entre deux
automnes a tenu notre amour. Tu préférais cette saison où la
nature s'exalte. Je retrouvais son or dans tes yeux, et sa fièvre
dans tes bras. Je découvrais en elle un voluptueux enthousiasme.
Maintenant, je la vois pareille aux chrysanthèmes du cimetière
d'Orta. Elle cachait la mort. Oui, la mort, comprends-tu? Je ne
t'ai pas dit adieu, et c'est fini. C'est comme la mort pour nous.
Tu pleureras, tu parleras, tu marcheras, tu seras pour d'autres un
être vivant, un être de grâce et de jeunesse; mais pour moi qui ne
saurai plus rien de toi, tu seras morte. Et mieux vaudrait que tu
fusses morte, en effet tu ne me maudirais pas, moi qui t'aime et
qui dois égorger notre amour..."

Le sifflet d'un train l'arracha brutalement à cet état de
désespoir où peu à peu sa volonté s'alanguissait. Avait-il laissé
passer l'heure? Non, ce devait être l'express qui descend à Novare
et qui précède de quelques minutes celui qui monte à Domodossola.
Cet appel opportun le rendait à sa décision. Il abandonna la
chapelle, traversa le bois en courant, et gagna la gare. Sur les
monts, le matin naissait et la lune se désagrégeait dans l'espace.

Il prit un billet pour Corconio, station toute voisine d'Orta,
mais dans le sens opposé à la direction qu'il allait suivre, afin
d'empêcher les recherches d'Édith qui peut-être essaierait de le
rejoindre. En route, il prétexterait une erreur.

Jusqu'à Omegna, la voie ferrée longe de haut le petit lac. Dans le
wagon, Maurice s'assit au rebours et se pencha à la portière afin
que son regard prît l'empreinte de ces lieux qui lui
appartenaient. Au jour levant, les eaux se moiraient de légers
frissons. Les arbres de la presqu'île montraient leurs fûts
élancés et l'essor de leurs branches. Là, il avait connu le
bonheur. Le train quitta Omegna. En vain il tenta d'apercevoir
encore Orta Novarese, de retenir avec ses yeux, avec son coeur, ce
paysage qui fuyait. Les secondes qui accroissaient la distance
tombaient comme des pierres au gouffre. Une à une il entendait
leur chute.

Une heure plus tard il arrivait à Domodossola, petite ville
italienne appuyée aux grandes Alpes, que baigne la Tosa rapide et
verte en amont du lac Majeur. De là part la diligence qui relie
l'Italie à la Suisse en traversant le col du Simplon. Avec de bons
attelages et des relais bien échelonnés, elle parcourt en douze
heures les soixante-quatre kilomètres qui séparent le val d'Ossola
de la vallée du Rhône.

La traversée coûte près d'un louis. Pour s'acquitter complètement
envers Édith, Maurice avait presque épuisé ses ressources. Il
avait consulté les indicateurs. Par Turin, le trajet était plus
cher. Quand il aurait payé le parcours en troisième classe d'Orta
à Domodossola et de Brieg à Chambéry, il ne devait plus lui rester
en poche, d'après ses calculs, que le prix de trois ou quatre
repas très modestes. C'était véritablement le retour de l'enfant
prodigue. La pénurie qui l'assimilait aux humbles ouvriers avec
lesquels il partageait son compartiment, il la supportait sans
déplaisir. Par de mesquins soucis, elle le détournait de sa peine.
D'ailleurs, il n'avait pas d'inquiétude réelle. Il savait comment
on opère pour économiser la voiture et les coûteux hôtels de
Brieg. Au sommet du col, l'hospice du Simplon, comme celui du
Grand-Saint-Bernard, donne l'hospitalité gratuite aux pauvres gens
qui passent la montagne, et les touristes eux-mêmes en profitent
sans vergogne. Son voisin, un Piémontais qui connaissait le pays,
acheva de le renseigner: "L'hospice est toujours ouvert. Le jour
et la nuit, la nuit et le jour. La nuit, on entre, on cherche une
chambre au premier étage sans demander rien à personne."

Ainsi les difficultés du voyage se simplifiaient. Il franchirait
le Simplon à pied, et coucherait à l'hospice. À Domodossola, point
extrême de la voie, il descendit du train et passa fièrement à
côté de la diligence qui stationnait devant la gare et qui, une
fois chargée, ne tarda pas à l'atteindre au trot de ses cinq
chevaux dont l'ardeur est toute fraîche au début de l'interminable
ascension. Le conducteur évalua du regard ce jeune homme bien vêtu
qui tenait un sac à la main et ne craignait pas d'user ses
souliers. Il mit son attelage au pas, fit claquer son fouet pour
attirer l'attention, et du geste galant dont on offre un bouquet à
une dame, il offrit une place libre dans le coupé.

--Merci, répondit Maurice, je vais à pied.

--Impossible, impossible à des jambes de _seigneur_. Et quel
retard! je suis sûr que la _signorina_ vous attend.

--Personne ne m'attend.

--Ah! tant pis. Un bon feu, une soupe chaude et une femme, c'est
agréable à l'arrivée.

Et ramassant les rênes, il secoua ses bêtes. Bientôt la voiture
fut hors de vue. Rendu à l'isolement, Maurice continua sa route.
Lentement il s'élevait au-dessus du val. Avant d'entrer dans les
étroites gorges des Alpes, il cueillait, en se retournant, les
derniers sourires de la grâce italienne. Sur la plaine sinueuse
qu'arrosait la Tosa, elle fleurissait, et sur les pentes boisées,
même sur les rampes abruptes que décoraient des buissons d'or. Au
soleil, il était visible que ce pays cherchait à plaire en dépit
des sévérités de la montagne. Les paysannes qui descendaient à la
messe --c'était un dimanche--portaient des fichus de couleur qui
leur retombaient en pointe sur le dos, et des jupes courtes et
bariolées. Les premières, elles saluaient les passants d'un gentil
bonjour dont le jeune homme s'attendrissait. Il avait l'impression
qu'il s'exilait volontairement. Édith n'était-elle pas sa patrie?
Édith! Elle s'éveillait à cette heure, elle savait... Et il
accéléra sa marche pour oublier son mal dans la fatigue.

Il avait réparti en trois étapes les 64 kilomètres du parcours:
Iselle, 18 kilomètres; le col, 22 Brieg, 24. Il pensait déjeuner à
Iselle, atteindre le col, qui est à 2 000 mètres d'altitude, pour
dîner et coucher à l'hospice, et descendre sur Brieg le lendemain
matin, assez tôt pour y prendre le train de Lausanne et Genève
qui, à la frontière française, trouve la correspondance de Savoie.
Le lundi à six heures du soir, il débarquerait à Chambéry.

Iselle, que précède un petit vallon verdoyant, est le dernier
village avant la Suisse. On y a véritablement l'impression qu'il
faut ici dire un adieu mélancolique à l'Italie. Bâti en longueur
sur les bords de la route de Napoléon, il est déjà enfermé entre
deux murailles hautes de quatre à cinq mille pieds, mais il suffit
encore de regarder en arrière pour apercevoir des prairies,
quelques bouquets d'arbres, et comme une ouverture de clarté à
travers les montagnes. Les grelots de la diligence qui relaie à
Iselle et les exercices des douaniers qui, distingués et farauds
comme des soldats, portent le nom majestueux de _gardes des
finances_, animaient seuls jadis le petit bourg, quand au mois
d'août 1898 commencèrent les travaux de la nouvelle voie ferrée
creusée à travers les Alpes. Comme par enchantement la population
quadrupla. Des cités ouvrières se bâtirent, et aussi de petites
villas avec des jardins pour les ingénieurs et contremaîtres.
_Alberghi_ et _trattorie_ se multiplièrent, avec des enseignes à
la gloire du Simplon et l'annonce d'un asti pétillant.

Toute cette population flottante était sur pied, à cause du
dimanche. Des cloches sonnaient la sortie de la grand'messe quand
Maurice arriva. Il croisa le cortège des femmes qui, le paroissien
à la main, rentraient au logis, tandis que les jeux de boules
accaparaient les hommes, et que de chaque guinguette sortaient,
avec une odeur de cuisine, des sons de guitare et d'harmonica. Il
mangea pour une somme modique dans une osteria de chétif aspect,
en compagnie de bruyants convives. Au lieu de profiter du jour et
de brusquer le départ, --la nuit en novembre tombe si vite,-- il
s'attarda sans prévoyance comme s'il préférait le tapage le plus
vulgaire à la solitude. Il ne pouvait se décider à franchir la
frontière. Il y voyait l'image matérielle de la rupture, il se
rattachait éperdument à son amour. Jusque dans cette salle enfumée
où le vacarme assourdissant qui l'empêchait de penser allégeait sa
douleur, il lui semblait demeurer en communication lointaine avec
Édith.

Un peu avant les gorges de Gondo où mugissent des cascades, il
trouva la borne qui marque la séparation des deux pays. Et après
l'avoir dépassée, il sentit l'ombre qui envahissait son coeur
avant même de recouvrir le morceau de terre amincie où il
cheminait entre deux rochers. En levant la tête, il vit les
dernières lueurs roses se retirer du ciel. La nuit, qui le
surprenait beaucoup plus tôt qu'il ne l'avait prévu dans son
itinéraire, ne lui permit pas de prendre le raccourci qui évite le
long contour d'Algaby. Il parvint déjà tard, et fatigué, au
village de Simplon où il soupa et se reposa.

Quand il se remit en route, l'obscurité et le silence
l'attendaient sur le seuil de l'auberge. Il les accueillit comme
les compagnons naturels de son triste voyage. Il accomplissait un
devoir: peu lui importaient désormais les conditions. N'avait-il
pas tué de ses propres mains son bonheur, et les meurtriers ne
méritent-ils pas d'expier? C'était le temps où la lune décroît.
Elle ne se montra qu'à onze heures du soir, comme il approchait du
sommet du col. À sa clarté il se découvrit seul dans un cirque
désert et désolé, entouré de la neige qui rend tous les objets
uniformes. Il ne s'entendait même pas marcher. Son ombre lui
tenait une compagnie inquiétante qui s'allongeait, s'amincissait,
disparaissait et renaissait.

Le souffle court et les jambes rompues, depuis longtemps il
explorait des yeux l'horizon pour y découvrir l'hospice. Aurait-il
passé devant sans le voir? La lassitude ne lui permettait plus
d'évaluer les distances. Et puis, à quoi bon tant d'efforts. Il
n'avait qu'à se laisser choir au bord du chemin. Sur la neige, il
serait bien pour dormir ou pour mourir. Ce serait fini de penser,
fini de marcher.

--Édith! murmura-t-il tout haut.

Au son de sa propre voix, il s'arrêta et tressaillit comme si on
l'avait appelé. N'était-ce pas elle qui l'appelait une fois
encore, une dernière fois? Il irait la rejoindre sans peine. Déjà
il ne sentait plus ses jambes. Il glisserait vers elle doucement,
comme ces rayons de lune sur la neige. L'excès de fatigue, le
froid, la raréfaction de l'air et aussi le désespoir lui donnaient
une hallucination. Dans cet état d'épuisement, celui qui s'arrête
est perdu. Il ne peut plus remettre un pied devant l'autre. C'est
un mécanisme brisé.

--Édith! prononça-t-il encore.

Et il sourit. Aucune angoisse ne l'étreignait. C'était si simple
de s'asseoir et d'attendre. Devant lui, sur la droite, les
glaciers du Monte Leone brillaient en tremblant comme si quelque
mouvement les animait. Il lui parut que tout l'horizon blanc se
déplaçait, rétrogradait vers l'Italie. Il connaissait, avec
l'engourdissement, une sorte de béatitude. L'instinct de la
conservation ou la curiosité du mirage lui maintenaient les yeux
ouverts quand le sommeil l'envahissait, mais il n'avait plus envie
de remuer. Le silence de la montagne que la neige et la lune
paraissaient élargir emplissait tout l'espace et montait jusqu'aux
étoiles.

Dans cette fuite du paysage où il se laissait couler, il y eut un
temps d'arrêt, occasionné par la chute de son sac qu'il avait
lâché machinalement. Le geste qu'il fit pour le retenir brisa le
sortilège. À la difficulté de se mouvoir il comprit le danger.

"Mais je vais mourir! se dit-il brusquement. Là, tout seul, dans
ce désert."

Mourir! Édith, vers qui il croyait redescendre, disparut
instantanément de sa pensée, comme une sirène au fond de la mer,
et fut remplacée par le pays de son enfance, par le coteau de la
Vigie, par sa famille.

"Ils m'attendent."

Était-ce un talisman contre la mort, ce rappel des premières
années qui substitue des images de durée aux tentations de fin,
aux désirs d'anéantissement? Sa jeunesse aidant, il récupéra
quelque énergie. Il souleva ses pieds successivement, comme s'il
les dégageait d'une boue tenace où ils se seraient enfoncés. Il se
traîna plutôt qu'il ne marcha sur une étendue de quelques mètres.
Maintenant il avait peur et se raidissait contre le péril dont il
devinait la présence à son côté, qui l'accompagnait pas à pas dans
cette solitude comme un ennemi guettant ses défaillances. Il
savait qu'au bord de la route, près du col, des refuges en
planches offrent de distance en distance un abri aux voyageurs
surpris par la tempête ou le froid. À la découverte de l'une de
ces baraques il bornait toute son ambition. Alors il aperçut au
bas du Monte Leone une frêle lumière qui brillait à peine dans la
nuit trop claire. Tout petit, serré contre l'énorme masse de la
montagne, c'était l'hospice dont la porte demeure toujours grande
ouverte et même désignée par une lampe. Du moment qu'il voyait le
but, il était sauvé. Il ne quitta plus du regard cette lueur qui
l'encourageait. Bientôt le bâtiment prit son importance réelle,
haut et large en grosses pierres de taille. Enfin, il gravit le
perron et entra. Des chiens, du fond d'un chenil éloigné,
signalaient son arrivée. Mais dans le corridor où le clair de lune
entrait, il ne rencontra personne. Le laisserait-on en détresse au
port même? Dans son état de fatigue, il allait se coucher sur la
pierre quand le renseignement du Piémontais lui revint en mémoire:

--La nuit, on entre, on cherche une chambre au premier étage sans
demander rien à personne.

Il monta l'escalier, tâta une première porte qui était fermée,
puis une seconde qui céda. Il se trouva dans une chambre simple
mais confortable, meublée d'un lit aux draps frais et largement
pourvu de couvertures, d'une table de toilette, d'une commode, de
deux ou trois chaises et d'un tapis. Devant cette installation, il
sourit de plaisir. On avait poussé la prévenance jusqu'à placer
sur la commode, de manière à attirer l'attention, un flacon de
rhum, un verre et un sucrier. La liqueur le réconforta. À vingt-
cinq ans, le danger s'oublie vite.

"Je suis ici chez moi, comme un voleur", se dit-il plaisamment,
tout disposé à estimer de nouveau la vie. Mais sa réflexion le fit
tressaillir. Comme un voleur, en effet. N'avait-il pas été
condamné pour vol? Le souvenir de la honte lui gâta son plaisir.
Il se coucha rapidement. Les épaisses couvertures lui
communiquèrent une chaleur bienfaisante. Sa fatigue était si
grande qu'il s'endormit aussitôt, sans même songer que c'était la
première nuit qu'il passait loin d'Édith et hors de l'Italie,
depuis son départ de la maison paternelle.

Le lendemain, il se réveilla trop tard pour descendre sur Brieg.
Les religieux, mis au courant des péripéties de son voyage, le
gardèrent une journée et le restaurèrent de leur mieux. Il refusa
de prendre la diligence, mais sa fierté l'empêcha d'en révéler le
motif. Ce fut une journée de repos, de distraction, presque
d'oubli. Dans cette thébaïde, perdue à deux mille mètres
d'altitude, il montra une gaieté d'enfant, interrompue de temps à
autre, assez rarement, par de brusques accès de tristesse. Il
mangea comme un ogre, se promena
aux abords de l'hospice pour dérouiller ses jambes raidies,
caressa dans leur chenil les molosses à longs poils, admira les
effets du soleil sur les glaciers et la diversité des petits
cristaux de neige, exprima plusieurs fois son désir de demeurer
plus longtemps dans la montagne, et se coucha de bonne heure.
Personne n'aurait pu supposer qu'il venait de quitter la plus
chère des maîtresses et qu'il rentrait en France pour se
constituer prisonnier. Au milieu des plus grands chagrins, il est
ainsi des oasis inattendues que nous ménage la faiblesse de notre
nature incapable de se fixer dans la douleur, ou ce brutal
instinct de vivre qui nous soutient malgré nous.

Le mardi, à quatre heures du matin, il quitta l'hospice, après
avoir mangé un peu de pain et de fromage que la veille au soir le
père chargé du soin des étrangers avait à toute force voulu qu'il
emportât de table pour son déjeuner du lendemain. Encore en garda-
t-il la moitié en prévision de la route, n'étant pas certain qu'il
lui restât en poche plus d'argent que le prix de son billet, à
cause du repas supplémentaire qu'il avait dû prendre au village de
Simplon. Personne n'était levé. Il partit comme il était venu,
secrètement. Comme le soir de son arrivée, la porte était grande
ouverte. Dehors, au lieu de la lune dont il espérait le concours
amical, il se heurta à l'obscurité. Sur le perron, il sentit la
neige.

Il fallait se hâter, la descente devenant moins facile. De la
route, il se retourna pour chercher dans l'ombre le bâtiment noir
et lui adresser un regret. Raffermi, il marchait à l'avenir sans
crainte. La paix de la montagne, celle des religieux, avaient
calmé son coeur sans qu'il s'en doutât. D'un pas délibéré, il
allait reconquérir au foyer sa place dont une passion accidentelle
l'avait détourné. Le geste de hasard auquel il devait son salut
l'avait en même temps restitué à lui-même. Il rentrait dans la vie
normale de la façon audacieuse et romanesque dont généralement on
s'en écarte, et il savourait son sacrifice avec une ardeur tout
amoureuse.

Sans doute la neige tombait depuis plusieurs heures, car le chemin
n'était pas frayé. Il avançait avec la crainte permanente de
perdre la route qui longe des abîmes. Elle traverse, peu après le
sommet du col, deux ou trois tunnels taillés dans le roc.
L'obscurité, dans ces tunnels, était si intense qu'il croyait être
devenu aveugle au fond d'une cave. La canne en avant dans la main
droite, et le bras gauche tendu malgré le sac qu'il tenait, il
marchait à tâtons, enfonçant à chaque pas dans les flaques d'eau
que fait la roche en s'égouttant, et il sentait la sortie à l'air
froid bien plutôt qu'en recouvrant la vue.

Les obstacles de la route durcissaient son courage. Il faut aux
jeunes gens des épreuves, et s'ils recherchent tant l'amour, c'est
plus encore frénésie de vivre que volupté. Celui-ci qui fuyait le
bonheur, pareil à un mendiant, ne souffrait point d'avoir tout
perdu. Il luttait bravement contre le froid, la neige, la nuit et
la peur, et ce combat l'échauffait.

Le jour se leva peu à peu, mais il y gagna peu de chose. Le
brouillard blanc que formaient les flocons le baignait de toutes
parts, comme la mer un îlot. Cette route, qui est si pittoresque
et découvre au regard les Alpes bernoises, le glacier d'Aletsch,
les contreforts magnifiques et divers de la vallée du Rhône, lui
paraissait creusée dans du coton. Parfois, à dix pas de lui, un
sapin chargé de givre se détachait au bord. Et après l'avoir
dépassé, il cherchait un autre point de repère. Dans cette
monotonie fastidieuse, il atteignit Brieg. Ce fut la fin de la
période héroïque.

La journée de wagon fut longue et pénible, malgré le voisinage de
plus en plus immédiat de la terre natale. Il descendit à six
heures du soir au Vivier, qui est la gare la plus proche de
Chambéry. La crainte chimérique d'être reconnu et arrêté en
débarquant du train lui inspira cette résolution. Il s'achemina
donc à pied par la route d'Aix. Elle passe au-dessous du Calvaire
de Lémenc.

--Édith! soupira-t-il, en s'arrêtant à cet endroit.

Il comprit à quel point ces trois jours l'avaient séparé d'elle.
Et comme il l'aimait il s'affligea de sa cruauté. Puis il
s'approcha du garde-fou qui protège la route creusée à flanc du
coteau. Les feux de Chambéry brillaient. Il s'orienta.

--Le cimetière. La maison.

Sa première visite fut pour sa mère. Le champ des morts était clos
et il ne put y pénétrer. Alors, par des rues tortueuses, il gagna
la maison. Une horloge sonna huit heures. Il était glacé, il avait
faim: où aller, sinon là? Le coeur battant, il pressa le timbre.
Une servante nouvelle lui ouvrit la porte, et, au lieu de pénétrer
librement, il dut demander d'une voix indistincte:

--Mademoiselle Roquevillard.

On le laissa dans l'antichambre. Humilié, vaincu, il fut tenté de
s'enfuir, d'aller n'importe où. Quelle force étrange l'avait
poussé par les épaules jusque sous le toit paternel?

Marguerite parut et se jeta dans ses bras:

--Toi, Maurice, toi.

Et comme il se raidissait pour ne pas pleurer, elle ajouta
doucement:

--Depuis hier, je t'attendais.

Elle l'emmena à la salle à manger. Abattu, désemparé, il
s'abandonnait à ses soins. Le couvert n'était pas encore enlevé.

--Et. père? demanda-t-il enfin avec un peu de crainte.

--Après le dîner, il s'est enfermé dans son cabinet pour
travailler, pendant que je déshabillais le petit Julien. Je vais
le prévenir.

--Non, Marguerite, n'y va pas.

--Pourquoi?

--Je ne sais pas.

Et après un lourd silence, il murmura:

--Alors... il a bien changé?

--Oui.

Il avait faim et il n'osait pas manger des plats qu'elle allait
chercher elle-même à la cuisine. Elle le comprit, et, quand elle
le vit absorbé elle s'éloigna pour courir au cabinet de son père.

--Père, il est là.

M. Roquevillard, penché sur un dossier, se leva brusquement. Ce
fut un mouvement involontaire. Tout de suite il se posséda:

--C'est bien tard pour revenir.

--Ne le verrez-vous pas? Il est si malheureux.

M. Roquevillard réfléchit et répondit avec effort:

--J'irai le voir demain, à la prison, pour organiser sa défense.
Pas ce soir.

Et comme Marguerite s'en affligeait, il l'attira sur sa poitrine.

--Toi, dit-il, occupe-toi de lui. S'il est fatigué, veille à son
repos. Demain seulement il ira se constituer prisonnier.

--Père, pardonnez-lui. Pour maman...

--Un jour, Marguerite, j'espère qu'il méritera mon pardon.
Maintenant, je ne puis oublier si vite le mal qu'il nous a fait en
partant. Je veux qu'il le comprenne, qu'il le mesure. C'est
nécessaire pour notre passé et pour son avenir. Mais ne pleure
pas. Je n'ai pas cessé de l'aimer. Son retour me fait du bien...

Plus tard, bien plus tard, dans le silence de la nuit, M.
Roquevillard sortit de sa chambre et vint, à pas de loup, jusqu'à
la porte de son fils. De la main, il cachait la flamme du
bougeoir. Un instant il écouta le souffle léger et régulier qu'il
entendait à peine. Un mince sourire éclaira sa figure énergique
que la douleur avait ravagée:

"Il est là. C'est l'essentiel. Je le sauverai, et, avec lui, toute
la race... "



TROISIÈME PARTIE

I

LE COMPAGNON D'ARMES



Lorsque Marguerite Roquevillard entra, comme chaque jour, dans le
cabinet de son père pour allumer la lampe et tirer les rideaux, et
surtout pour lui prendre une part de soucis, elle le trouva qui
suivait à la fenêtre la chute rapide du soir.

--C'est toi, dit-il. Il ne faisait plus assez clair pour
travailler.

Il s'excusait de sa rêverie comme d'une faiblesse. Mais elle
savait la cause de cette préoccupation qu'il n'avouait pas.

--Ces messieurs ne sont pas encore venus? demanda-t-elle.

--Je les attends d'un moment à l'autre. Ils ont dû voir Maurice à
la prison cet après-midi.

--Qui plaidera? Sera-ce M. Hamel?

--Non. Maître Hamel est le bâtonnier de notre ordre. Maurice était
inscrit au barreau, j'ai prié le bâtonnier de s'occuper de sa
défense. C'est une tradition. Maître Hamel nous donnera l'appui
d'un demi-siècle d'honneur professionnel, mais il s'estime trop
âgé et trop spécialisé dans les questions de droit civil pour
porter la parole. Il veut en charger maître Bastard qui, de tous
nos confrères, est le plus réputé aux assises et qui exerce en
effet une grande influence sur le jury.

La jeune fille, à ce nom, fit un peu la moue.

--Je l'ai entendu, père. Vous parlez mieux que lui.

Mais le vieil avocat se fâcha presque:

--Je ne parle pas bien, petite. Je dis simplement ce que j'ai à
dire.

--Pourquoi ne le défendez-vous pas, vous?

--C'est impossible, voyons. Ne le comprends-tu pas?

Elle vint à lui et, lui posant une main sur l'épaule, elle appuya
la tête à sa poitrine. De là, elle murmura doucement:

--Lui avez-vous pardonné?

--Il ne me l'a pas demandé.

--C'est qu'il souffre.

--Oui, peut-être. Le sort le frappe cruellement. Lui, du moins,
l'avait provoqué.

--Souvenez-vous de maman.

Il se pencha pour embrasser le front de sa fille.

--Ne me demande pas d'être faible, Marguerite. Je l'ai visité deux
fois à la prison. Je l'ai trouvé muré dans son orgueil. Il ne m'a
témoigné aucun regret de sa conduite qui nous a causé tant de
maux. Je n'attends qu'un mot de lui pour lui pardonner, et nous
n'échangeons que des propos insignifiants.

--Avec moi, il pleure sur notre mère. Avec vous, il n'ose pas.

--C'est à moi de l'attendre. Je l'attendrai.

Marguerite inclinée ne vit pas la douceur triste qui, répandue sur
le visage vieilli, atténuait la fermeté des paroles. Elle répéta:

--Il souffre. Il est malheureux.

--Et nous? dit M. Roquevillard.

Il souleva délicatement la tête de la jeune fille, et changeant de
conversation, à son tour il interrogea:

--Qu'as-tu fait cet après-midi?

--J'ai promené le petit Julien. Puis j'ai écrit longuement à
Hubert.

--Ah! moi aussi.

Hubert leur était encore un sujet d'inquiétude. La dernière lettre
venue du Soudan annonçait que l'officier avait pris les fièvres,
et qu'il était malade, dans une case isolée, sans médecin. Il
plaisantait lui-même sur cette malencontreuse fatigue sans
gravité, mais un certain accent détaché contrastant avec une
formule plus affectueuse d'adieu avait frappé et profondément
affecté son père et sa soeur. Ils se turent, le coeur serré.
Marguerite alluma une lampe pour chasser l'obscurité qui
emplissait la pièce de mauvais présages. Comme elle laissait
tomber les rideaux, on frappa à la porte.

--Ce sont eux, dit M. Roquevillard.

Et la jeune fille n'eut que le temps de disparaître par la porte
qui communiquait avec l'appartement. Déjà l'avocat s'avançait pour
recevoir ses visiteurs. M. Hamel entra le premier, suivi de M.
Bastard.

Le bâtonnier jouissait, au barreau de Chambéry, d'une estime
respectueuse, que son grand âge, sa science juridique et la
dignité de sa vie imposaient. C'était un vieillard de soixante-
quinze ans, si maigre qu'il flottait presque dans la redingote
élimée dont il assurait avec obstination qu'elle durerait autant
que lui. L'hiver, il ne prenait pas la peine de passer les manches
du pardessus d'une coupe surannée dans lequel il se drapait. Son
visage rasé portait une couronne de cheveux blancs soulevés en
désordre, et ses joues sans couleur paraissaient diaphanes. Sa
haute taille se voûtait comme ces peupliers trop grêles que tord
le vent. Mais son caractère ne s'était jamais courbé. Rien ne
l'avait pu faire dévier de la ligne de conduite que ses fermes
convictions avaient de bonne heure choisie dans le sens de ses
traditions de famille. L'abord froid et distant, la voix brève, il
montrait autant de rigidité dans les principes que de fière
courtoisie dans les relations. Il manifestait sa grandeur dans les
circonstances ordinaires comme dans les importantes. La fortune et
l'adversité avaient trouvé son âme égale. Pourtant il avait connu
celle-ci principalement sur le tard et quand l'homme, à la fin de
sa journée, a droit au repos. Les mauvaises spéculations d'un fils
l'avaient ruiné. Il s'était remis simplement au travail pour
gagner son pain quotidien. Rarement à la barre, il était le
conseiller auquel on songe dans les affaires délicates, dont on
n'attend rien que d'équitable et de droit. On ne le voyait guère
hors de son cabinet de consultation, petite pièce obscure et
pauvre, où l'on venait lui soumettre spécialement des transactions
et des arbitrages comme à un juge souverain. S'il en sortait,
c'était le soir, pour gagner l'église d'un pas encore rapide,
l'air frileux et pressé, indifférent au monde extérieur, écoutant
la voix de Dieu dont il attendait l'appel avec une patience
résignée.

Malgré leur grande différence d'âge, une de ces anciennes amitiés
que la parité d'existence et la communauté de luttes fortifient au
point de les assimiler aux liens du sang, l'unissait à M.
Roquevillard dont il avait protégé les débuts professionnels et
qui, de son côté, l'avait soutenu dans l'effondrement de sa
situation matérielle, tenant tête aux créanciers, obtenant des
délais, organisant au mieux les ventes et les paiements. Lorsque
le cadet fut frappé à son tour, l'aîné sortit de sa retraite. Mais
il sentait la glace des années et son impuissance.

La renommée lui imposait Me Bastard comme second. Ce jeune homme -
-c'est ainsi que le vieillard l'appelait malgré ses quarante-cinq
ans-- ne laissait pas de l'inquiéter par un certain cynisme dans
la conversation et le parti pris de considérer les procès au point
de vue spécial des honoraires. Mais à la barre, il était
redoutable comme une armée; ironique et lyrique tour à tour,
railleur ou émouvant, modulant sa voix comme un ténor et ses
gestes comme un acteur, il se posait tout de suite en premier
rôle, étalait sa grande barbe, ses traits réguliers, sa calvitie
luisante comme des insignes d'autorité, s'agitait, se démenait,
dominait toute la scène et finalement escamotait jurés, juges,
adversaires dans les plis de sa toge qu'il déployait comme un
étendard. Il fallait tenir compte de cette supériorité
incontestable aux assises, et Me Hamel, humble serviteur de la
vérité, qui détestait tout appareil d'éloquence et de déclamation,
avait imposé silence à ses goûts personnels pour mieux assurer
l'acquittement du fils de son ami.

Bien que M. Roquevillard l'eût toujours tenu à distance, et
bousculât sans pitié à l'audience ses habiletés et ses séductions
par une tactique simple qui consistait à courir droit au but avec
la vitesse d'une charge de cavalerie, telle était la force de
l'assistance confraternelle que M. Bastard avait accepté avec
empressement de prendre la défense de Maurice et s'y montrait déjà
actif et résolu.

Après un échange de poignées de main, le bâtonnier résuma la
situation en quelques mots:

--Vous savez, mon cher ami, que j'ai prié notre confrère Bastard
de nous venir en aide. Je suis trop vieux et je ne sais pas
émouvoir. Il plaidera: je l'assisterai. Nous avons étudié le
dossier ensemble et vu votre fils à la prison. Une difficulté se
présente.

--Laquelle? demanda le père anxieux.

--Bastard vous l'expliquera mieux que moi.

Celui-ci agita sa belle tête avec importance. Assez avisé pour
juger tout effet inutile dans ce cabinet, il se contenta d'un
exposé clair et bref.

--Oui, j'ai étudié le dossier. Le fait matériel de l'abus de
confiance est démontré par la déclaration du notaire et par le
procès-verbal du commissaire de police. Des preuves contre votre
fils, je n'en trouve pas, mais des présomptions graves. Il avait
connaissance du dépôt d'argent, il est demeuré le dernier à
l'étude après s'être fait remettre les clefs, il a pu découvrir le
secret du coffre-fort sur l'agenda du premier clerc où le chiffre
était inscrit, il était sans grandes ressources personnelles et il
voulait enlever la femme de son patron. Avec cela on échafaude un
réquisitoire. Ajoutez le départ pour l'étranger, le silence, le
retour tardif. La déposition du nommé Philippeaux, surtout, est
pleine de fiel. Ce garçon-là devait être jaloux de son collègue
plus favorisé. Je le soupçonne d'une passion malheureuse pour Mme
Frasne. C'était une femme fatale. Un peu maigre, mais de beaux
yeux. Mon type n'est pas celui-là.

D'une qualité d'âme inférieure, il ne sentit pas que cette
réflexion était déplacée et que la présence du père de l'accusé
l'obligeait à plus de réserve. Il reprit après une pause:

--Il ne suffit pas de protester de son innocence. Le vol étant
admis, le jury cherchera un coupable. Il faut le lui désigner.
L'offensive, je l'ai souvent remarqué, est d'un résultat plus sûr
que la défensive. Elle détourne l'attention pour la concentrer
ailleurs. Je la pratique toujours avec succès. Or, en l'espèce, le
vrai coupable est tout désigné.

Il s'empara du code sur la table et le feuilleta. Ses deux
interlocuteurs l'écoutaient sans l'interrompre:

--Notez que Mme Frasne ne court aucun risque.
Elle est couverte par l'article 380: _Les soustractions commises
par des maris au préjudice de leurs femmes, par des femmes au
préjudice de leurs maris... ne peuvent donner lieu qu'à des
réparations civiles_.

--Nous le savons, observa Me Hamel.

--En famille, on ne se vole pas. Ce n'est donc pas dénoncer Mme
Frasne à la vindicte publique que la désigner. Mais il y a mieux
encore. Mon instinct ne me trompe guère. J'ai mis la main sur le
contrat de mariage des époux Frasne. Je pensais bien y découvrir
quelque chose. Par l'entremise d'un avoué de Grenoble, je m'en
suis procuré une expédition. Et j'y ai trouvé la preuve que Mme
Frasne, en prenant cent mille francs dans le coffre-fort de son
mari, a pu croire qu'elle se remboursait elle-même.

--Je ne comprends pas, dit cette fois M. Roquevillard.

--Vous allez comprendre. C'est d'une clarté aveuglante. Son mari,
par ce contrat, lui constitue une donation de cent mille francs.

--En cas de survie?

--Non, immédiate. Mais naturellement, elle était révocable en cas
de divorce, et l'époux en conservait l'administration. Le régime
est la séparation de biens. Néanmoins, Mme Frasne, ignorante de la
loi, aura supposé qu'elle était propriétaire de cette somme et
qu'en abandonnant le domicile conjugal elle avait le droit de
l'emporter. C'est un raisonnement absurde. Mais par là même, c'est
un raisonnement de femme. Ainsi je m'explique pourquoi, d'un dépôt
de cent vingt mille francs réunis sous la même enveloppe, le
voleur a pris soin de ne retirer que cent mille. Ce n'est pas un
vol, c'est un remboursement. Mme Frasne a cru exercer un droit.

--Oui, conclut M. Roquevillard intéressé par une argumentation
aussi solide, le contrat explique tout.

--Et c'est l'acquittement certain, incontestable, affirma M.
Bastard en s'animant et commençant à agiter ses grands bras. Quel
jury résisterait à une pareille démonstration? Aux assises, j'ai
bien rarement autant d'atouts dans mon jeu. --Vous ne défendez pas
toujours des innocents, insinua le bâtonnier.

--Innocents ou coupables, c'est la preuve qui importe. Ici, nous
la tenons.

Le père de l'accusé, qui voulait une réhabilitation complète, prit
alors la parole:

--La découverte du contrat est en effet un élément très favorable
à la défense. Votre éloquence, Bastard, en tirera le meilleur
usage, et nous pouvons escompter le succès final. Mais il y a un
point que je vous prie instamment, de traiter dans votre
plaidoirie. Maurice n'est pas parti sans ressources avec Mme
Frasne. Il emportait plus de cinq mille francs empruntés pour la
plus grande part à ses deux soeurs, à son grand-oncle Étienne et à
sa tante Mme Camille Roquevillard, qui en témoigneront au besoin.
Dans la ville d'Orta où il s'était retiré, il a reçu un chèque de
huit mille francs délivré par la Société de Crédit, agence de
Chambéry, qui en représente le talon. Ces explications sont
indispensables à un double point de vue. D'abord elles répondent
d'avance à une accusation nouvelle que la partie civile,
abandonnant l'article 408 sur l'abus de confiance, pourrait tirer
de l'article 380 _in fine_. Le vol entre époux ne tombe pas sous
le coup de la loi, c'est entendu; mais le code pénal ajoute: _À
l'égard de tous autres individus qui auraient recelé ou appliqué à
leur profit tout ou partie des objets volés, ils seront punis
comme coupables de vol_. Il faut qu'il ne subsiste à ce sujet
aucune équivoque. Et cet article n'existerait-il point que je
tiens encore essentiellement à préserver l'honneur de mon fils de
toute promiscuité d'existence dont il n'aurait point soldé les
frais.

--Très bien, approuva M. Hamel.

--Très bien, répéta M. Bastard d'un ton indifférent.

Et M. Roquevillard, dont le visage que la lutte passionnait se
rassérénait avec l'espérance de sortir de l'épreuve, conclut en
deux mots:

--Maintenant, nous sommes armés et la victoire est sûre.

Le bâtonnier leva sur lui ses yeux tristes, d'un bleu passé,
décoloré par l'âge:

--Mon ami, vous avez donc oublié la difficulté dont je vous ai
parlé au début de notre entretien?

Ce fut le retour de l'angoisse.

--Quelle difficulté?

M. Bastard reprit aussitôt la première place qu'il ne cédait pas
volontiers:

--Voilà. Notre beau plan, dont la réussite ne fait pour moi aucun
doute, échoue par l'obstination de votre fils.

--De mon fils?

--Parfaitement. Nous venons de lui exposer, à la prison, comment
nous entendions le sauver. Savez-vous ce qu'il nous a répondu?

--Ah! je crains de le deviner.

--Qu'il s'opposait formellement à ce que le nom de Mme Frasne fût
prononcé par son défenseur et que, s'il l'était, il s'accuserait
aussitôt lui-même.

--Je le redoutais, murmura M. Roquevillard à mi-voix.

--En vain lui ai-je représenté que cette chevalerie était
ridicule, qu'il ne dénonçait personne puisque Mme Frasne n'était
passible d'aucunes poursuites et que l'acte de sa maîtresse
s'expliquait même par son inexpérience des affaires et la fausse
interprétation qu'elle avait pu donner à son contrat de mariage.
Tout a été inutile. Je me suis heurté à une obstination
invincible.

--Vous a-t-il fourni des raisons?

--Une seule: l'honneur.

--C'en est une.

--Non, ce n'est qu'un sentiment. En justice, nous n'avons pas à
nous placer au point de vue de l'honneur, mais à celui de la loi.

Le bâtonnier, qui n'approuvait pas cette théorie, présenta la
question sous une autre forme.

--C'est l'honneur de Mme Frasne surtout qu'il envisage. Pour
préserver le sien, il doit établir qu'il n'a ni dérobé une somme
d'argent, ni profité du détournement d'autrui. Il prouve le
premier point en arguant du contrat de Mme Frasne, et le second
avec le témoignage écrit de la Banque internationale de Milan où
les fonds de Mme Frasne étaient déposés. Mais il se refuse
catégoriquement à cette démonstration.

--Vous le lui avez dit, vous?

--Je le lui ai dit, et qu'il s'exposait gravement en se présentant
désarmé aux jurés.

--Que vous a-t-il répondu?

--Que jamais il ne laisserait accuser Mme Frasne de quoi que ce
fût, et qu'il interdisait à son défenseur de prononcer jusqu'au
nom de celle-ci. Nous l'avons trouvé inébranlable. "Mais enfin,
comment voulez-vous qu'on vous défende? lui a objecté Me Bastard.
--Comment peut-on me croire coupable? a-t-il fièrement répondu.
Qu'on regarde d'où je viens et qui je suis: cela doit suffire."

--Quel enfant! reprit M. Bastard qui lissait avec contentement sa
belle barbe. Sans doute l'honorabilité de la famille est un
puissant argument dont je comptais aux assises tirer bon parti.
Mais c'est un argument en quelque sorte accessoire. Il ne touche
pas au fond du débat. On ne plaide pas avec les parents. Pourquoi
pas avec les morts?

--Ils témoignent pour nous, répondit M. Hamel non sans quelque
solennité.

--Il y a un coupable, ne l'oublions pas. Bon gré, mal gré, le jury
le cherchera. Si ce n'est pas l'amant, c'est la maîtresse. Si ce
n'est pas la maîtresse, c'est l'amant. Nous avons la preuve que
c'est elle et nous refuserions de la donner? C'est insensé. J'ai
prévenu votre fils, mon cher confrère, que je ne pouvais accepter
de le défendre dans ces conditions et je viens vous le répéter.
Vous savez avec quelle ardeur je m'en étais chargé et que j'y
apportais tous mes soins. Paralysé, que puis-je faire? Vous me
voyez profondément affecté de cette décision, mais il m'est
impossible de me présenter à la barre ainsi ligoté.

Le malheureux père de l'accusé lui tendit la main:

--C'est un concours précieux que je perds, et c'est peut-être le
salut. Mais la défense ne doit pas être entravée.

Malgré leur manque de sympathie réciproque, les deux avocats
étaient pareillement émus. On ne partage pas impunément la même
vie professionnelle, les mêmes combats, les mêmes préoccupations
d'esprit.

--Voyez-le, vous, dit encore M. Bastard en se levant. Peut être
obtiendrez-vous ce que nous n'avons pas obtenu.

--Non, je ne le pense pas.

--Si vous parveniez à le décider, je demeure à votre disposition.
Et vous pourrez compter sur mon plus bel effort. Il est près de
six heures, excusez-moi. J'ai un rendez-vous d'affaires.

M. Roquevillard le reconduisit jusqu'à la porte et sur le seuil,
il le remercia:

--Nous avons été quelquefois divisés, mon confrère. Je n'oublierai
jamais que, dans la circonstance la plus grave de ma vie, il n'a
pas dépendu de vous de me consacrer votre dévouement et votre
talent.

--Mais non, mais non, répliqua le grand avocat d'assises que sa
propre bienfaisance étonnait, je pensais mieux aboutir. C'était
une belle cause. Décidez votre fils. Je reviendrai.

Lorsqu'il rentra dans son cabinet, M. Roquevillard trouva M. Hamel
qui s'était approché du feu et qui tisonnait par distraction. Il
s'assit en face de lui, et tous deux restèrent longtemps à
réfléchir sans parler.

--Ma voix n'a jamais porté bien loin, dit enfin le bâtonnier
poursuivant ses déductions intérieures, et l'âge l'a cassée. Je
n'ai jamais su que démontrer et non pas émouvoir. Cependant je
serai là, je prononcerai quelques mots sur la famille de
l'inculpé, sur l'inculpé lui-même. Mais il faut un autre porte-
parole. Je ne puis que vous assister, mon ami.

Il ne livrait pas son opinion sur l'attitude de Maurice, et peut-
être ne se l'expliquait-il pas. Il gardait cette défiance de la
femme, confinant au dédain, qui se rencontre souvent à la fin
d'une vie austère et disciplinée. L'honneur d'une Mme Frasne ne
lui paraissait point mériter tant d'égards. On citait de lui ce
trait excessif: ayant salué un jour une dame de mauvaise
réputation qui en avait tiré vanité, car il répandait autour de
lui le respect, il le sut, et dès lors cessa de reconnaître
personne dans les rues de la ville.

--Le jury, se demanda tout haut M. Roquevillard qui comprenait
mieux son enfant, devinera-t-il la générosité de ce silence? C'est
peu probable.

--C'est impossible, affirma nettement M. Hamel. Votre fils se perd
quand il n'y a pas lieu de sauver cette personne. Mais n'avons-
nous pas le droit de le défendre malgré lui?

--Et comment?

--Aux assises, la défense est obligatoire, vous le savez comme
moi. À défaut d'un avocat choisi par l'accusé, le président lui en
désigne un d'office. Si Me Bastard est désigné d'office --et il
suffit que, bâtonnier, je l'indique au président-- il recouvre la
liberté intégrale de plaider au risque d'être désavoué par son
client.

--Mais ce désaveu influencera défavorablement le jury.

--Je ne vois pas d'autre moyen. À moins que...

Et le grand vieillard se tut. Les interrogations multipliées de M.
Roquevillard ne réussirent pas à le tirer de son mutisme.

--La partie est perdue, finit par murmurer ce dernier.

Alors M. Hamel se leva:

--Vous croyez en Dieu, comme moi, mon ami. Invoquez-le, il vous
inspirera. Votre fils est innocent; il doit être acquitté. Sa
véritable faute ne relève pas de la justice des hommes. Elle
n'atteint que lui-même et malheureusement sa famille.

Comme il se disposait à partir, déjà tourné vers la porte, il
revint en arrière, et tout à coup tendit les bras à son confrère.
Ce geste exceptionnel découvrait le fond de tendresse qui se
dissimulait sous cette énergie tendue depuis un si grand nombre
d'années. Il était surprenant et doux comme une expression de
fraîcheur et de pureté sur le visage d'une femme âgée, ou comme
ces fleurs qui persistent à croître jusque sous la neige. Les deux
hommes s'étreignirent avec émotion.

--Vous ne nous abandonnerez pas, vous, dit M. Roquevillard, merci.

--Je me souviens, répliqua le vieillard.

Et ramenant sur les épaules son pardessus dont flottaient les
manches vides, il s'éloigna d'un pas pressé dans le corridor où
son hôte avait peine à le suivre pour l'accompagner jusqu'à la
porte.

Demeuré seul, M. Roquevillard s'assit à la table de travail où
tant de difficultés matérielles et morales avaient été résolues
et, la tête dans les mains, il chercha comment il sauverait son
fils qui, en se perdant, perdait sa race entière. Moins absolu,
plus indulgent et plus apte à comprendre la vie et les hommes que
M. Hamel enfermé dans ses convictions intransigeantes comme dans
une tour, il reconnaissait, dans la résolution de l'accusé, cette
ténacité et cette revendication des responsabilités qui, de
génération en génération, avaient créé et maintenu la force des
Roquevillard. Mais cette force, celui-ci employait les mêmes dons
à la détruire. Pour édifier son bonheur individuel il avait
compromis tout le passé et tout l'avenir des siens dont il
montrait pourtant les signes distinctifs jusque dans sa faute. Et
le trouvant exempt de lâcheté et de bassesse, son père songeait
que si le jeune homme reprenait un jour sa place au foyer et dans
la société, il ne laisserait pas amollir la tradition et
utiliserait pour leur but normal les facultés dont il avait faussé
l'emploi. À tout prix, il fallait le reprendre intact à cette
passion qu'il refusait de renier.

"À moins que...", reprit M. Roquevillard, que cette parole
mystérieuse du bâtonnier avait frappé. Que signifiait cette
restriction?

Il releva son front penché et, s'adossant au fauteuil, il regarda
en face de lui. Ses yeux s'arrêtèrent sur le plan de la Vigie
accroché à la muraille qui, hors du cercle de lumière projeté par
la lampe, se distinguait mal dans l'ombre. Il évoqua le domaine
comme un ancêtre, comme un conseiller, et en même temps les cruels
syllogismes de Me Bastard lui revenaient en mémoire:

"Il y a eu vol. Donc il y a un coupable. Lequel? Si ce n'est pas
lui, c'est elle. Il ne veut pas que ce soit elle. Donc c'est
lui... Que répondre à cette simplicité de raisonnement appropriée
aux cerveaux rustiques des jurés?"

Et tout à coup, tandis qu'il fixait les traits confus de la carte,
il crut voir surgir une idée comme un éclair dans la nuit:

"Si l'on supprimait le vol, il n'y aurait plus de coupable. Le
jury serait forcé d'acquitter. Comment supprimer le vol?"

Et la Vigie lui parla.

Quelques instants plus tard, Marguerite frappa discrètement à la
porte.

--Entre, dit-il, je suis seul.

--Eh bien! père, qu'avez-vous décidé?

Il lui expliqua le nouveau danger de condamnation où les mettait
l'obstination de Maurice et conclut:

--Me Bastard nous abandonne. Il refuse de plaider.

--Alors, demanda-t-elle toute apeurée, qui le défendra? Et comment
le défendre?

--Ne t'inquiète pas encore, petite. J'ai peut-être un moyen.

--Lequel?

--Plus tard je te l'apprendrai. Laisse-moi y réfléchir. Il
exigerait un grand sacrifice.

--Faites-le vite, père.

Les yeux de la jeune fille brillaient d'une telle flamme que toute
l'âme pure et généreuse s'y reflétait.

--Chère fille, murmura-t-il avec orgueil.

Elle lui sourit, d'un sourire fragile comme en ont ceux qui vivent
depuis longtemps dans le malheur.

--Père, dit-elle, j'avais toujours pensé que ce serait vous qui le
défendriez.



II

LE CONSEIL DE FAMILLE


--Suis-je de trop? demanda Marguerite.

Sur le seuil du cabinet de travail elle s'était arrêtée en
découvrant une nombreuse compagnie.

--J'allais te chercher, dit son père. Ta place est avec nous.

Un grand vieillard sec et boutonné, qui s'appuyait à la cheminée
où flambait un feu clair, jeta du haut de sa tête.

--De mon temps, on ne tenait pas conseil avec des femmes.

--Ce n'est pourtant pas une femme qui a compromis la maison,
riposta vivement, du fond d'un fauteuil, une dame un peu forte,
déjà mûre et vêtue de noir.

Mais ce n'était là qu'une discussion de principes, car tous deux
firent trêve pour accueillir la jeune fille avec bonne grâce. Elle
salua tour à tour son grand-oncle, Étienne Roquevillard, qui, plus
âgé encore que Me Hamel, portait ses quatre-vingts ans sans plier
sous leur poids, sa tante par alliance, Mme Camille Roquevillard,
puis son cousin Léon, fils de celle-ci, industriel à Pontcharra,
en Dauphiné, enfin Charles Marcellaz, arrivé le matin de Lyon.

Au dehors un ciel lourd, chargé de neige, semblait descendre sur
le Château, comme pour l'écraser. Déjà il atteignait le donjon.
Les arbres dépouillés lui tendaient leurs branches suppliantes.
Seul, le lierre de la Tour des Archives gardait sa teinte
d'éternel printemps. Malgré ses quatre fenêtres, la pièce se
ressentait de la morosité du jour. Des bibliothèques, des
portraits, du paysage d'Hugard, tombait une impression de
tristesse. Les derniers volumes de jurisprudence, empilés sur un
guéridon, n'étaient pas reliés comme ceux des années précédentes.
La grande table couverte de dossiers dont l'un était ouvert,
étalant ses pièces de procédure et ses actes civils, témoignait de
la continuité d'un travail que les plus graves soucis n'avaient
pas suspendu, tandis qu'une gerbe fraîche de chrysanthèmes, placée
devant une photographie de Mme Valentine Roquevillard, révélait le
soin journalier d'une main de femme.

L'avocat pria ses hôtes de s'asseoir. La tête inclinée, il parut
réfléchir. Il avait beaucoup vieilli en un an. La couronne de ses
cheveux et sa moustache courte aux poils durs grisonnaient. Deux
plis s'étaient creusés autour de la bouche, et le cou amaigri
laissait voir, par devant, une large rigole. La chair moins ferme
des joues et leur teint plombé complétaient cet ensemble de signes
de décadence que Marguerite ne pouvait constater sans un serrement
de coeur. Quelle différence entre l'homme absorbé par sa
méditation, assis là devant cette table, et celui qui, debout au
sommet du coteau, aux vendanges de l'année précédente, profilait
sur le ciel sa silhouette robuste et joyeuse!

Quand il se redressa, de ce seul geste il se fit reconnaître. Du
fond de l'arcade sourcilière ses yeux lançaient ce regard
impérieux, difficile à supporter, qui se fixait sur les visages
avec une précision gênante. Avant d'avoir parlé, il affirmait par
sa seule attitude qu'il était le chef et que les épreuves ne
viendraient pas facilement à bout de sa force de résistance.

--Je vous ai convoqués, dit-il, parce que la famille court un
danger. Or, nous portons le même nom, sauf Charles Marcellaz, qui
a le rang d'un fils puisqu'il représente ma fille Germaine.
Félicie et Hubert sont trop loin pour être consultés. Mais leur
vie atteste une telle abnégation qu'ils n'ont pas besoin de
l'être. Je sais leur désintéressement.

--Vous avez de bonnes nouvelles du capitaine? interrogea Mme
Camille Roquevillard que l'uniforme de son neveu avait toujours
impressionnée favorablement et qui était incapable de penser à plu
d'une personne à la fois.

Ce fut Marguerite qui répondit:

--Pas depuis quelque temps, et les dernières n'étaient pas très
bonnes. Il avait pris les fièvres.

--Les assises, reprit M. Roquevillard, s'ouvrent le 6 décembre,
dans trois semaines. Maurice comparaîtra au début de la session.

--C'est une simple formalité, dit Léon qui, fier de diriger à
vingt-huit ans une usine assez considérable, affectait un
caractère pratique et positif et ramenait toutes choses à leur
résultat. L'acquittement est certain.

D'un _non_ catégorique l'avocat lui ferma la bouche. Sa fille en
frissonna. Les hommes se regardèrent, surpris, inquiet:

--Comment, non?

--Puisqu'il n'est pas coupable.

--Puisque c'est Mme Frasne.

Charles Marcellaz avait parlé le dernier, désignant l'ennemie.

--La misérable! ajouta la veuve en 1evant les yeux au plafond et
en déplorant intérieurement que ce nom fût prononcé devant
Marguerite. Elle divisait simplement les femmes on deux
catégories: les honnêtes et les publiques, mais elle ne cherchait
point l'origine des petits enfants qu'elle secouait. Au rebours de
tant d'intellectuelles et d'émancipées d'aujourd'hui, son horizon
était borné, non point sa charité ni son dévouement.

--L'acquittement n'est pas certain, reprit le chef de famille, à
cause des conditions que mon fils impose à la défense. Je l'ai vu
plusieurs fois dans sa prison. Maurice est inébranlable. Il ne
consent à être défendu que si le nom de Mme Frasne n'est pas
prononcé par son défenseur.

D'un commun accord, l'industriel et l'avoué se révoltèrent:

--C'est impossible. Il est fou.

--C'est une trahison.

--Il ne faut pas l'écouter.

--Tant pis: abandonnez-le.

Au cousin Léon revenait ce conseil de lâcheté. L'avocat le toisa
d'un regard où la colère et le mépris se changèrent bientôt en
douleur. La famille se désagrégeait, puisque l'un de ses membres
répudiait toute solidarité. Mais dans le silence qui suivit,
l'ancêtre prononça doucement:

--Moi, j'estime que Maurice a raison.

M. Roquevillard, sur cette réflexion inattendue, continua son
exposé:

--Cette générosité pourrait être comprise d'un jury de bourgeois.
Elle ne le sera pas d'un jury de simples paysans. Ceux-ci, du
débat, ne retiendront qu'un point: la disparition d'une somme de
cent mille francs dont le chiffre même les éblouira. Ils sont plus
sensibles aux attentats contre la propriété qu'à ceux contre les
personnes. Cette somme, raisonneront-ils, n'a pu être dérobée que
par lui ou par elle. Si c'était elle, il nous le dirait et nous
l'acquitterions. Dans le doute, nous l'acquitterions encore. Il
n'ose pas l'accuser; donc, c'est lui. Car ils n'ont pas notre
conception de l'honneur.

--L'honneur, l'honneur! répéta deux fois Léon que le dédain trop
évident de l'avocat avait irrité. Il s'agit avant tout d'éviter
une condamnation qui serait déshonorante. Je n'admets que cet
honneur-là, moi, celui du code.

Le plus vieux des Roquevillard, à son tour, dévisagea le jeune
homme avec insolence.

--Je vous plains, murmura-t-il d'une voix qui, par manque de
dents, était sifflante.

Sans déférence pour l'âge, l'industriel réclama:

--Pourquoi?

--Mais parce que vous ne comprenez plus rien à certains mots.

--Justement, des mots, de grands mots quand c'est vous qui les
employez.

Conciliant, Charles Marcellaz donna cette explication juridique:

--Mme Frasne est coupable. Or, sa culpabilité ne tombe pas sous le
coup de la loi. Le vol commis par une femme au préjudice de son
mari ne comporte aucune sanction. En la dénonçant Maurice ne lui
fait courir aucun risque et il dépose conformément à la vérité.

Mais l'oncle Étienne, dont la lointaine jeunesse avait été
orageuse, prononça en dernier ressort:

--On ne dénonce sous aucun prétexte une femme dont on a été
l'amant. Je reconnais ton fils, François.

La veuve qui, depuis le commencement de la réunion, blâmait tout
bas le sien, lequel tenait d'elle son intelligence terre à terre
sans y joindre la bonté, voulut tout haut le soutenir contre ce
vieillard qui prêchait une étrange morale:

--Vous voulez qu'on respecte ces créatures? Le chef de famille
apaisa d'un geste l'inutile querelle.

--Laissez-moi achever. Quand le moment sera venu, je vous
demanderai d'intervenir. Maurice s'oppose à toute dénonciation de
Mme Frasne.
Il ne s'agit pas de savoir s'il a tort ou raison, puisqu'il est
décidé, et que nous n'y pouvons rien. Si la défense passait outre,
il s'accuserait lui-même plutôt que de l'approuver, et préférerait
se charger du crime. Dans ces conditions, que se passera-t-il? La
question est là, non ailleurs. Le jury, forcé d'accepter le fait
matériel du vol qui ne saurait être nié, impressionné par une
perte d'argent aussi considérable, cherchera, je le prévois, un
coupable. Désarmé vis-à-vis de Mme Frasne, il se retournera contre
mon fils. Qu'il lui accorde ou non les circonstances atténuantes,
c'est la flétrissure.

--Ah! père, laissa échapper Marguerite.

--Le danger est très grand. Le mesurez-vous? Or, j'ai pensé qu'il
y avait peut-être un moyen de le conjurer.

La jeune fille, que son père n'avait pas renseignée sur ses
projets avant la réunion de famille, se reprit à l'espoir:

--Coûte que coûte, père, il faut l'employer.

--Voici. Aux assises, dans les affaires d'abus de confiance, j'ai
toujours constaté que la restitution emportait l'acquittement. Le
jury est surtout sensible à la perte d'argent. Supprimez-la, il ne
tient plus guère à frapper un coupable. Pas de préjudice, pas de
sanction: pas de victime, pas de condamné: c'est une association
d'idées qui lui est habituelle.

Le gendre de M. Roquevillard tira la conclusion:

--Vous voudriez restituer à M. Frasne l'argent que sa femme a
emporté?

--C'est cela.

--Cent mille francs! s'écria Léon, c'est un chiffre.

Et Charles Marcellaz de protester aussitôt:

--Mais c'est avouer la faute de Maurice. Il paie, donc il est
coupable.

--Non pas. La caution qui paie à la place du débiteur principal
n'est pas pour autant ce débiteur. Par la bouche de son avocat,
Maurice expliquera aux jurés que, s'il ne veut pas accuser, il
entend demeurer hors de tous soupçons. M. Frasne remboursé, il n'y
a plus de vol. Laisser M. Frasne à découvert c'est, je le crains,
livrer mon fils.

--Bien, François, approuva l'oncle Étienne qui agita sa tête de
grand oiseau déplumé.

Cette marque d'estime décida la veuve à une démonstration amicale.

--Je ne comprends pas bien, dit-elle, toutes ces manigances. Mais
bonne renommée vaut mieux que ceinture dorée, et je suis de coeur
avec vous, François.

Son fils qui l'écoutait ne se rassura qu'au mot de _coeur_ qui
n'engageait à rien. Il échangea avec l'avoué un regard qui
signifiait: "Ces vieilles gens traitent de haut la fortune quand
c'est elle seule qui donne la considération et permet le
développement des familles." Se sentant appuyé, Marcellaz
interrogea avec douceur:

--Payer cent mille francs, le pouvez-vous, mon père?

--C'est une autre question, répondit un peu sèchement M.
Roquevillard qui commençait à s'énerver, je l'aborderai tout à
l'heure. D'abord les principes, ensuite les moyens d'application.

Mais lui-même, déjà décidé, renversa l'ordre en ajoutant:

--S'il le faut, je vendrai la Vigie.

C'était le plus grand sacrifice. Marguerite en comprit l'héroïsme
et devint toute pâle. Partagé entre le respect et l'intérêt, entre
l'admiration et l'indignation, Charles hésita, chercha une issue à
ce flot de sentiments contraires et, sur un coup d'oeil ironique
de son cousin Léon, il argumenta:

--Vendre la Vigie! Vous n'en avez pas le temps avant le 6
décembre. Ou bien vous vendrez à vil prix. La Vigie vaut cent
soixante mille francs au bas mot, sans les bois que vous avez
achetés, il y a quatre ans, sur la commune de Saint-Cassin.

Ces objections, l'avocat se les était déjà posées lui-même sans
nul doute, car elles le trouvaient préparé:

--C'est possible, dit-il simplement. Reste l'emprunt hypothécaire.

--Oui, au cinq ou au quatre et demi. Au cinq, probablement, à
cause de la nécessité immédiate que les hommes d'affaires ne
manqueront pas d'exploiter, quand la terre ne rend que le trois à
peine et qu'il suffit d'une gelée ou d'une grêle pour anéantir une
récolte. Vous avez trop d'expérience, mon père, pour ignorer que
l'emprunt hypothécaire est pour le sol une maladie incurable,
mortelle. Déjà la propriété immobilière constitue aujourd'hui un
danger pour qui ne vit pas sur la
terre, ou n'a pas de bonnes rentes moyennant quoi il peut faire
face aux intempéries, à la concurrence. Ce serait compromettre
irrémédiablement l'avenir. Et la Vigie, c'est le patrimoine de
famille, le patrimoine sacré auquel on ne touche pas.

M. Roquevillard l'avait laissé parler. Impatient, il haussa le
ton:

--Personne n'a plus que moi aimé et compris la terre, écouté ses
conseils, ausculté son mal dans la crise qu'elle traverse, Et
c'est à moi qu'on reproche de l'oublier. Mais apprenez donc, si
vous ne le savez pas, qu'il y a dans le plan des choses humaines
un ordre divin qu'il faut respecter. Au-dessus de l'héritage
matériel, je place, moi, l'héritage moral. Ce n'est pas le
patrimoine qui
fait la famille. C'est la suite des générations qui crée et
maintient le patrimoine. La famille dépossédée peut reconstituer
le domaine. Quand elle a perdu ses traditions, sa foi, sa
solidarité, son honneur, quand elle se réduit à une assemblé
d'individus agités d'intérêts contraires et préférant leur destin
propre à sa prospérité, elle est un corps vidé de son âme, un
cadavre qui sent la mort, et les plus belles propriétés ne lui
rendront pas la vie. Une terre se rachète, la vertu d'une race ne
se rachète pas. Et c'est pourquoi la perte de la Vigie m'affecte
moins que le risque de mon fils et de mon nom. Mais parce que la
Vigie est demeurée de siècle en siècle le lot des Roquevillard, je
n'ai pas voulu interrompre une si longue continuité de
transmission sans vous avertir, sans vous consulter. Je vous ai
fait connaître mon avis le premier: j'ai eu tort. Donnez-moi le
vôtre à tour de rôle avec sincérité. Je ne dis pas que j'en
tiendrai compte, s'il s'oppose au mien. Je suis le chef
responsable. Mais une détermination qui brise d'un seul coup le
travail de tant de générations est si grave qu'il me serait doux
d'être approuvé par un conseil de famille.

Le silence qui suivit ces paroles lui montra que son entourage
avait saisi l'importance de la décision à prendre. Il regarda sur
la muraille le plan du domaine qui s'y trouvait suspendu et qui
indiquait les adjonctions successives avec la date des contrats.
Si souvent, en préparant ses plaidoiries, il avait contemplé, non
point pour y lire des tracés et des chiffres, mais pour se
représenter des bois, des champs, des vignes, et les labours et
les vendanges. Un morceau de la terre, les travaux agricoles, le
mouvement des saisons tenaient dans ce cadre étroit dont les
quelques traits noirs n'étaient pas inutiles à son imagination.

Ses yeux s'en écartèrent et par les fenêtres distinguèrent, sous
le ciel bas, le château des vieux ducs édifié lentement à toutes
les époques de l'histoire, démantelé à demi, imposant dans ses
restes, et gardien du passé. Mieux que tous les documents et
toutes les archives, mieux que les manuels et les chronologies, il
imposait le souvenir, par cela seul qu'il demeurait debout, comme
un témoin de chair. À lui seul, il évoquait l'ancienne Sa voie et
le temps des aïeux et les rudes guerres, tandis que les ogives de
la Sainte-Chapelle symbolisaient de pieux élans de coeur. Que
resterait-il des morts, de leurs actions, de leurs sentiments,
sans les signes matériels où ils se réalisèrent et qui les
rappellent? La Vigie défrichée, conquise, agrandie, restaurée,
n'était-elle pour rien dans le destin des Roquevillard? et quand
elle serait abandonnée, ne manquerait-il pas à la race sont point
d'appui, le sens visible de sa continuité? Dans les familles
terriennes, les générations se passaient la bêche comme les
coureurs antiques se passaient le flambeau. Et voici que le
dernier chef la laissait tomber.

Mais l'avocat détourna la tête, repoussant toute hésitation. Le
patrimoine n'était pas plus la famille que la prière n'était
l'église, ni le courage un donjon. Loin du sol natal, au Soudan,
en Chine, Hubert et Félicie transportaient l'énergie vitale que
leur avait donnée la tradition. Rendu à son existence normale,
Maurice rachèterait par le travail sa faute. Et pour Marguerite,
la flamme du dévouement la brûlait.

Il s'adressa à sa fille, comme à la plus jeune de l'assemblée et
pour entendre l'écho de sa pensée.

--Toi, dit-il, parle la première.

--Moi, père? Tout ce que vous ferez sera bien fait. Sauvez
Maurice, je vous en prie. Si vous pensez que la vente de la Vigie
soit nécessaire, n'hésitez pas à la vendre. Nous n'avons pas
besoin de fortune. Dans tous les cas, prenez ma part. Ne vous
inquiétez pas de moi. Pour vivre il me faut peu de chose et je me
tirerai d'affaire.

--Je savais, approuva M. Roquevillard.

Doucement, il caressa la main de Marguerite tandis qu'il
interpellait son neveu:

--À toi, Léon.

Et se méfiant de lui, il ajouta:

--Souviens-toi de ton père.

Le jeune homme prit l'air important des arrivistes qui ont réussi
et qui, néanmoins, sont prêts à donner pour rien la recette du
succès. Il allait enseigner ces vieillards ignorants de la vie
moderne que de nouvelles conditions font rapide, égoïste et
réaliste:

--Mon oncle commença-t-il, vous êtes de ces hommes d'autrefois qui
cherchaient partout des croisades et se battaient contre les
moulins à vent. Votre ruine est inutile. Voyez les choses d'une
façon plus positive. À cette heure, Maurice pratique contre vous
le chantage de l'honneur. L'honneur de Mme Frasne ne vaut pas cent
mille francs. Mon gentil cousin fait le bravache dans sa prison.
Quand viendra l'audience, il filera plus doux. Je ne suis pas
avocat, mais j'ai lu souvent dans les journaux, comme tout le
monde, les comptes rendus des crimes passionnels. Toujours les
accusés, et les plus orgueilleux, dénoncent ou chargent leurs
complices ou leurs victimes au dernier moment pour s'innocenter
eux-mêmes. La crainte du verdict est le commencement de la
sagesse. Maurice est un garçon intelligent plein d'avenir: il
comprendra. Si, par hasard, il ne comprenait pas, eh bien! tant
pis pour lui, après tout. C'est triste à dire devant vous, mon
oncle, et je vous en exprime mes regrets; mais il l'aura voulu, et
je sais que vous aimez la franchise. Son risque lui est personnel.
La solidarité de la famille n'entraîne plus la déchéance de tous
par la faute d'un seul. C'était là une de ces théories absurdes
que notre temps a définitivement reléguées dans le passé. Chacun
pour soi, c'est la nouvelle devise. Nul n'est tenu des dettes
d'autrui, quand ce serait

son père, son frère ou son fils. L'argent que je gagne est à moi:
de même mes bonnes et mauvaises actions. On a déjà bien assez de
peine à organiser son propre bonheur, sans lui imposer le poids
effroyable de vingt générations. Avancez à Maurice sa part, si
vous y tenez, mais réservez celle de ses frères et soeurs, et le
pain de vos vieux jours. Quant à la Vigie, vendez-la en effet, si
vous en trouvez un bon prix, non pour acheter la compassion des
jurés, mais parce que la terre, aujourd'hui, n'est plus bonne
qu'au paysan qui la ronge comme un rat. L'industrie, les machines,
c'est l'avenir, comme la société c'est l'individu.

L'ancêtre, sur cette harangue, laissa échapper un petit rire aigu
et marmonna:

--Il parle bien. Un peu long, mais il parle bien.

La veuve, elle, s'agitait, joignait les mains pour invoquer le
Seigneur.

--Tu as fini? demanda M. Roquevillard, non sans quelque
impertinence.

--J'ai fini.

--Si j'ai bien compris, tu jetterais volontiers Maurice pardessus
bord.

--Pardon, mon oncle: il s'y jette lui-même. Ce n'est pas la même
chose. S'il était raisonnable, il sortirait aisément sain et sauf
des griffes de la justice. Mais il ne veut pas être raisonnable.
Je suis toujours pour la raison, moi.

Le chef de famille se tourna vers son gendre.

--Et vous, Charles, vous êtes aussi pour la raison?

Marcellaz hésita avant de répondre. Il supportait impatiemment la
supériorité de son beau-père. Celle de la famille de sa femme sur
sa propre famille le frappait à chaque comparaison et l'irritait,
surtout depuis qu'il s'était rapproché de son pays d'origine.
Laborieux et économe, il organisait avec acharnement l'avenir de
ses enfants, et se montrait jaloux de protéger une médiocre
fortune péniblement acquise. Les affaires l'avaient absorbé,
rétréci et durci. Mais il aimait Germaine et s'il se méfiait des
mouvements qu'inspire la sensibilité, c'est qu'il n'en était pas
dépourvu. Il biaisa, déplora le passé, la situation sans issue.

--Pourquoi Maurice nous préfère-t-il madame Frasne jusque dans sa
prison? C'est absurde, puisqu'elle n'encourt aucune pénalité. Il
trahit la famille pour un faux point d'honneur. Cent mille francs,
payer cent mille francs, n'est-ce point au-dessus de vos forces?
Il ne faut pas tenter l'impossible.

--Mais si, dit Marguerite, il faut tenter l'impossible pour le
sauver.

--Enfin, conclut M. Roquevillard, qui voulait une réponse ferme,
vous me conseillez, vous aussi, d'abandonner mon fils?

L'avoué baissa la tête pour ne pas rencontrer le regard ironique
du jeune Léon, et presque honteux, murmura:

--Non, tout de même.

Quand il releva le front, il fut surpris du regard que son beau-
père posait sur lui, et dont l'expression, habituellement
autoritaire, était voilée, tendre, d'une douceur inconnue, comme
on s'étonne de la force d'un fleuve en découvrant, sous quelque
verdure fraîche, son humble source.

--À votre tour, Thérèse.

La veuve, qui, depuis le discours de son fils, n'avait plus écouté
quoi que ce fût, ne se fit pas répéter l'invitation. Gouvernée par
un sûr instinct, elle ne se mêla pas d'argumenter sur des
principes qu'elle appliquait et ne savait pas définir. Comme
beaucoup de femmes, elle substituait immédiatement aux théories
des questions de personnes, ce qui, du moins, a le mérite
d'écarter les solutions abstraites et de dissiper les brouillards
philosophiques. De tout le débat elle n'avait retenu qu'une
parole, mais c'était la bonne. Incapable de répondre à plus d'un
seul, elle s'en prit à Léon sans aucun souci du reste de
l'assemblée:

--Chacun pour soi, as-tu dit? Si ton oncle ici présent avait
pratiqué cette belle maxime, mon garçon, tu ne dirigerais pas, à
l'heure qu'il est, une usine qui te rapporte des cents et des
cents...

--Maman, tu te moques de moi, interrompit le jeune homme que cette
sortie atteignait dans son amour-propre.

Mais la bonne dame était partie et ne s'arrêta point.

--Non, non, tu sais ce que je veux dire. Je te l'ai déjà raconté,
et si tu l'as oublié, je rafraîchirai ta mémoire. Il y a quinze
ans, quand ton père eut placé toute son épargne dans l'usine qu'il
fondait, comme les commandes n'affluaient pas encore, vint un jour
où il dut suspendre ses paiements. L'industrie était nouvelle dans
le pays, personne n'avait confiance. Il alla trouver son frère
aîné, ton oncle François, et lui exposa le péril. François lui
prêta sur l'heure, et sans intérêts, les vingt mille francs dont
il avait un besoin si urgent que nous étions menacés d'une
liquidation. Ainsi nous fûmes sauvés, mon petit. De ces heures
mauvaises, j'ai conservé une grande peur de la misère. Que Dieu me
la pardonne! c'est elle qui t'a rendu égoïste et méfiant.

--Bien, bien, je ne me rappelais pas, avoua Léon avec mauvaise
humeur.

Mme Camille Roquevillard était si gonflée de son sujet qu'elle ne
se laissa pas amadouer par cette concession, elle qui,
d'ordinaire, après quelque tapage, cédait toujours aux raisons de
son fils. Quand on vit côte à côte, on ne s'observe pas, et l'on
est quelquefois tout surpris, dès qu'une circonstance grave en
fournit l'occasion, de découvrir la solitude. Aujourd'hui, cette
sensation d'isolement est plus fréquente d'une génération à
l'autre, à cause du relâchement des liens de famille et de la
rapide transformation des idées.

Elle affecta de s'adresser à son beau-frère:

--Je ne suis de votre parenté que par alliance, François. Mais je
porte le même nom que vous et je me souviens. C'est vingt mille
francs que je mets à votre disposition, si vous en avez besoin à
votre tour. Je ne comprends rien à vos histoires mais vous êtes
malheureux. Quant à Mme Frasne, c'est une coquine.

--Ma tante, je vous aime bien, dit Marguerite.

Et M. Roquevillard ajouta:

--Merci, Thérèse. Je n'en aurai probablement pas besoin. Je suis
heureux de savoir que je puis compter sur vous à l'occasion.

Le dernier enfin, l'ancêtre, motiva son avis d'une voix lente,
mais ferme et qui, par moment, voulant se forcer, jeta des éclats
de cloche fêlée:

--Le père est le juge domestique de ses biens, François. Tu es
seul responsable, tu ne relèves de personne. J'étais le cadet de
ton père, nous fûmes orphelins de bonne heure: il nous éleva, nous
dirigea, nous aida, car il était l'héritier et le chef de famille.
En ce temps-là --c'était sous le régime sarde, avant l'annexion--
les filles ne recevaient qu'une légitime et on ne les épousait pas
pour leurs écus; le patrimoine devenait le lot d'un seul avec ses
obligations auxquelles n'aurait pas failli l'héritier: telles que
nourrir, doter, établir les cadets, recevoir les infirmes, les
nécessiteux, les vieillards. Ces jeunes gens ignorent ce que
représentait alors le patrimoine qui était la force matérielle de
la famille, de toute la

famille groupée autour d'un chef, assurée de subsister, de durer,
grâce à sa cohésion. Aujourd'hui, à quoi bon garder un domaine? Si
tu ne le vends pas, la loi se charge de le pulvériser. Avec le
partage forcé, il n'y a plus de patrimoine. Avec le _chacun pour
soi_, d'une part, et, de l'autre, l'intervention permanente et
intéressée de l'État dans tous les actes de la vie, il n'y a plus
de famille. Nous verrons ce que réalisera cette société
d'individus asservis à l'État.

Il eut un rire discret et méprisant, et termina sur des
considérations moins générales.

--Cependant, tu as raison de préférer notre honneur à ton argent.
Il est juste aussi que tu nous en avertisses. Nous te suivions
dans ta prospérité. Le sort t'accable; nous sommes là. Je n'ai pas
grand'chose pour ma part. À côté de ma pension de conseiller, je
ne possède guère que vingt-cinq ou trente mille francs de titres,
dont le revenu m'aide à vivre. Je suis déjà bien vieux. Après moi
je te les donne, et tout de suite s'il le faut.

M. Roquevillard ému répliqua simplement:

--Je suis fier de votre approbation, mon oncle, et touché de votre
appui. Ma tâche, maintenant, sera plus légère à accomplir. Ce
sacrifice d'argent, c'est l'acquittement de Maurice: mon
expérience des affaires me le garantit. Je ne crois pas pouvoir
sauver la Vigie. Voici le dénombrement de notre fortune.

--Ceci ne nous regarde plus, interrompit l'ancêtre en se levant.

--Je vous le dois, au contraire, afin que vous sachiez que si la
Vigie est un jour sortie des mains des Roquevillard, ce ne fut ni
sans douleur, ni sans nécessité. Vous êtes mes témoins. La Vigie
vaut au moins cent soixante mille francs. Mes bois de Saint-Cassin
sont estimés vingt mille. Germaine a reçu en dot soixante mille
francs.

--Devrais-je vous les rendre en tout ou en partie? demanda
timidement Charles Marcellaz dont la générosité avait d'autant
plus de mérite qu'elle s'accompagnait de regrets, de remords et
d'hésitations. Ils sont engagés à concurrence d'un certain chiffre
dans le prix de l'étude que j'ai acquise à Lyon.

--En aucun cas, mon ami. Ils vous appartiennent définitivement et
vous avez trois enfants. Lorsque Félicie est entrée au couvent,
nous avons placé sur sa tête vingt mille francs en rente viagère.
Et nous avions réservé pour Marguerite une dot équivalente à celle
de Germaine. Sur cette dot, elle a touché huit mille francs
qu'elle a remis à son frère.

--Cent huit mille, additionna à mi-voix Léon qui boudait. Il vous
revient cher.

Encore ignorait-il les petits prêts à fonds perdus que lui avaient
consentis, l'année précédente, sa propre mère et l'ancien
magistrat.

--Père, dit la jeune fille, disposez de ma dot. Je ne me marierai
pas.

--La femme est faite pour le mariage, constata la veuve.

Et Marguerite ajouta d'une voix résolue:

--J'ai mes brevets, je travaillerai. Je fonderai une école.

--Bien que les femmes, à mon idée, ne doivent pas succéder,
intervint l'oncle Etienne, je dérogerai en sa faveur à mes
principes. C'est à elle que je léguerai mes quarante mille francs.

--Trente mille, rectifia Léon qui évaluait sa perte.

--Non, quarante, répliqua le vieillard qui, dans la crise commune,
rejetait définitivement mais péniblement son avarice. Je diminuais
tout à l'heure, involontairement. Et même quarante-cinq pour
finir. Je referai mon testament qui t'instituait mon héritier,
François.

--Merci pour elle, mon oncle. Mais je ne toucherai à sa dot,
d'ailleurs insuffisante, que s'il m'est impossible de réaliser
promptement et dans des conditions acceptables la Vigie. Car la
vente du domaine, si elle est possible, vaut mieux qu'un emprunt.
J'y ai réfléchi. Le rendement de la terre est aujourd'hui
précaire. Nos vignes, nos blés rencontrent, par la facilité des
transports, des concurrences si lointaines que nous ne pouvons
plus estimer leurs revenus. Je préfère assurer l'avenir de
Marguerite, et permettre à mes fils d'achever le dessin de leur
vie. Si je ne trouve pas à la vendre, la terre me servira toujours
de caution pour emprunter.

--Nous aussi, assura la veuve, nous vous cautionnerons.

--Parfaitement, acquiesça l'oncle Etienne.

Le conseil de famille était terminé. On se salua, amicalement,
sauf Léon qui montra un peu de froideur.

--C'est toujours la caution qui paie, fit-il observer à sa mère
dès l'escalier.

--Je paierai, dit nettement celle-ci.

--Vous, vous êtes trop bonne.

--Et toi, trop ingrat.

--C'était mon père. Ce n'était pas moi.

--Ton père et toi, n'est-ce pas la même chose?

--Non.

Charles reconduisant M. Etienne Roquevillard l'avocat demeura seul
avec sa fille. Au dehors, la lumière baissait. Le donjon, la tour
des Archives s'enveloppaient de brume comme d'un manteau de soir.
Le cabinet de travail s'emplissait de la tristesse particulière à
la tombée du jour en hiver. Marguerite remit une bûche dans la
cheminée.

--Je suis content, dit son père. Cela s'est bien passé.

Mais elle se révolta contre son cousin:

--Ce Léon est méchant. Je le déteste.

--Sa mère est une brave femme.

Ils se turent. Puis tous deux regardèrent le plan de la Vigie sur
la muraille. Au lieu d'une feuille obscure, ils revirent, au beau
soleil des vendanges, les vignes d'or, les champs moissonnés, les
terres prêtes au labour et la vieille maison vaste et commode.
C'était l'appel suprême du domaine condamné.

Comme avait fait Maurice, du haut du Calvaire de Lémenc avant son
départ, mais pour une autre sorte d'amour dont ils n'attendaient
point leur bonheur personnel, ils lui dirent adieu.


III

LA BELLE OPERATION DE Me FRASNE.


Il n'était bruit dans tout Chambéry que de la belle opération de
Me Frasne. Elle était un sujet courant de conversation à la soirée
que donnaient M. et Mme Sassenay pour fêter les dix-huit ans de
leur fille Jeanne. C'est un des traits de la société provinciale
que les hommes transportent dans le monde leurs occupations et
préoccupations de la ville et n'abandonnent point dans le plaisir
le tracas des affaires: entre deux tours de valse, abandonnant ces
dames à leurs rivalités de toilette, ils s'empressent dans tous
les coins de reprendre leurs médisances financières et leurs
soucis professionnels. Puis, le drame de famille qui ébranlait
dans leur vieille situation sociale les Roquevillard et qui devait
recevoir son dénouement le surlendemain,--on était au 4 décembre,-
- à l'audience de la cour d'assises, passionnait l'opinion
publique. Lasse d'une prépondérance trop appuyée et trop
prolongée, travaillée par ce désir de nivellement égalitaire qui
est une des ardeurs modernes, et d'ailleurs irritée d'un orgueil
persistant dans l'infortune refusait de se plaindre et de
quémander la pitié, cette opinion publique guettait la fin de la
pièce pour voir tomber définitivement une race qui, dans d'autres
temps, eût été considérée comme l'ornement de la cité.

Parmi les invités, hommes de loi, médecins, industriels, rentiers,
qui s'isolaient au fumoir, et dont quelques-uns seulement se
précipitaient aux premières mesures de chaque danse sur le groupe
des jeunes femmes et des jeunes filles assises au salon, comme la
sortie victorieuse d'une place assiégée, pour regagner ensuite
leur cercle masculin, un seul ignorait l'heureuse spéculation du
notaire que les uns blâmaient et que les autres approuvaient:
c'était le vicomte de la Mortellerie. Son excuse était d'en être
demeuré au quatorzième siècle dans l'histoire du château des ducs
qu'il préparait. Vainement s'efforçait-il d'entreprendre ses
voisins sur l'ingéniosité d'Amédée V qui fit aménager en 1328 des
conduites de bois pour amener l'eau de la fontaine Saint-Martin
jusqu'aux vastes cuisines où elle jaillissait dans un énorme
bassin en pierre, réservoir des lavarets destinés à la table
ducale: on n'écoutait point le bavard qui retardait de près de six
cents ans. Sentencieux, cérémonieux, ennuyeux, apportant dans ses
propos la dignité de sa carrière et de sa vie, M. Latache,
président de la Chambre des notaires, tenait tête au petit avoué
Coulanges qui, musqué,

poudré et frisé, prenait au nom de la jeune école la défense de M.
Frasne.

--Non, non, affirmait-il avec solennité, le criminel tient le
civil en état. Il fallait attendre le verdict du jury avant
d'accepter la réparation du dommage matériel. Ou bien, indemnisé,
M. Frasne devait retirer sa plainte. Le lucre ne se mêle pas à la
vengeance.

--Pardon, pardon, ripostait le bouillant avoué prompt à l'escrime.
Raisonnons, je vous prie. M. Frasne a déposé contre Maurice
Roquevillard une plainte en détournement d'une somme de cent mille
francs à son préjudice, et s'est constitué partie civile. M.
Roquevillard père lui offre de lui restituer cette somme avant
l'arrêt, et vous le blâmez d'accepter?

--Je ne le blâme pas d'accepter, mais, l'ayant fait, de maintenir
les poursuites. Et je ne comprends pas M. Roquevillard.

--Oh! lui, il sait que son fils est coupable, et il achète ainsi
l'indulgence des jurés. Quant à M. Frasne, comme une condamnation
est toujours incertaine aux assises, il préfère un _tiens_ à deux
_tu l'auras_. En outre, à l'audience, il tirera parti de ce
paiement comme d'un aveu. C'est très fort.

--C'est très intéressé, surtout. M. Roquevillard père, bien que je
ne m'explique pas les mobiles de son acte, est tout de même trop
expérimenté pour avoir livré une telle arme à son adversaire sans
prendre ses précautions. Le reçu qu'il a dû exiger mentionne
sûrement que, s'il acquitte l'obligation d'un tiers, il ne
reconnaît point pour autant que ce tiers est son fils.

-- Le reçu contient en effet cette réserve, et dans les termes les
plus formels, annonça l'avocat Paillet qui arrivait et entrait
dans la discussion sans perdre une minute.

--Je l'avais deviné, triompha M. Latache. Et plutôt que d'apposer
sa signature au bas d'une semblable restriction, M. Frasne eût été
mieux inspiré de s'en référer à la décision des juges.

Mais M. Coulanges ne se tint pas pour battu:

--Qu'est-ce qu'un pareil reçu prouve? Paie-t-on cent mille francs
pour un inconnu?

La galerie lui donna raison et le lui témoigna par un murmure
flatteur, qui signifiait qu'en effet une telle générosité ne va
pas sans quelque nécessité impérieuse. Son succès néanmoins fut
court. L'avocat Paillet le lui rafla comme on escamote une
muscade. Gai, rond et gras, il savait tout, se fourrait partout,
livrait tout.

--Je vois, dit-il, que vous ignorez le plus beau coup de M.
Frasne.

--Parlez.

--Ah! ah!

Il tenait son monde par une nouvelle qu'il apportait. Et comme
l'orchestre préludait au sempiternel quadrille des Lanciers, il
abandonna lâchement ses auditeurs scandalisés et roula comme une
boule aux pieds d'une dame qu'il invita. Par l'embrasure de la
porte, ces messieurs, faute de mieux, regardèrent évoluer les
couples, en prenant des airs détachés pour estimer danseurs et
danseuses qui avançaient, reculaient, se saluaient, tournaient
selon les rythmes de la musique et l'ordre du pas. Jeanne
Sassenay, les joues roses, la coiffure rebelle à la symétrie,
toute gracile et juvénile dans une robe bleu pâle dont le léger
décolletage laissait voir un coin de blancheur caressée de
lumière, s'appliquait à ne point confondre les figures et
s'animait au plaisir avec un air d'importance. Elle suscita les
commentaires:

--Pas mal, cette petite.

--Bien maigre: voyez ses salières.

--À dix-huit ans.

--Oh! elle se mariera bientôt.

--Pourquoi?

--Elle a une grosse dot.

--Oui, mais son frère fait des dettes.

--Qui épousera-t-elle?

--On ne sait pas encore. On parlait de Raymond Bercy.

--L'ancien fiancé de Mlle Roquevillard?

--Il débute comme médecin.

--Justement: il n'a encore tué personne.

Après le galop final, l'avocat Paillet, se trouvant altéré,
conduisit sa compagne au buffet,



but du champagne, mangea un sandwich au foie gras, et, ainsi
restauré, daigna reparaître dans le cercle où sa désertion fut
sévèrement appréciée. Mais il se rebiffa en riant:

--Si vous me grondez, vous ne saurez rien.

--Alors, nous vous écoutons.

--Vous en êtes encore, vous autres, à la restitution de cent mille
francs par M. Roquevillard à M. Frasne.

--C'est quelque chose.

--Bien peu après de ce que vous allez apprendre.

Aux premières notes d'une polka, il tourna la tête et l'on crut
qu'il aurait le coeur de repartir en laissant une seconde fois ses
auditeurs le bec dans l'eau. Tout un groupe décidé se massa vers
la porte pour lui barrer le passage.

--Vous avez chaud, ce serait imprudent, observa M. Latache.

Et l'avoué Coulanges, usant d'un autre moyen, mit en doute la
fameuse nouvelle. Aussitôt le nouvelliste ouvrit la bouche pour
lâcher sa proie:

--Eh bien! M. Frasne acquiert pour rien le domaine de la Vigie qui
vaut près de deux cent mille francs.

Les exclamations incrédules se croisèrent:

--Par exemple.

--Vous vous moquez de nous.

L'avocat Bastard et M. Vallerois, procureur

de la république, qui causaient ensemble à l'écart, se
rapprochèrent, l'oreille tendue.

--Parfaitement, accentua l'orateur. Pour rien.

--Mais comment?

--Voici. M. Roquevillard, pour se procurer l'argent dont il a
besoin, a mis en vente la Vigie. Me Doudan, notaire, lui en a
offert cent mille francs payables immédiatement en se réservant de
lui faire connaître l'acquéreur dans la quinzaine. Dans la
quinzaine, retenez ce délai. M. Roquevillard, qui n'avait pas le
choix avant les assises, a accepté. Il ne pouvait espérer
davantage dans un si court espace de temps. Or, par l'indiscrétion
d'un clerc, on sait maintenant --je l'ai appris tout à l'heure--
que le véritable acquéreur, c'est M. Frasne, M. Frasne qui verse
cent mille francs d'une main pour les recevoir de l'autre, et qui
se trouve ainsi, par un simple jeu, propriétaire gratuit d'un
domaine magnifique.

Ce machiavélisme dépassait par trop la commune mesure des
artifices bourgeois pour ne pas provoquer la stupeur. On n'en
rechercha point la cause morale, pas plus qu'on n'avait approfondi
le sacrifice du vieux patrimoine de famille chez les Roquevillard.
M. Frasne, dans la crise douloureuse qu'il avait traversée, et qui
ruinait son foyer sinon sa fortune, s'était rattaché à ce qui
demeurait susceptible de le passionner encore, les affaires, comme
un artiste demande à l'art sa consolation ou une femme de bien à
la charité.

Les combinaisons de contrats et de chiffres procuraient un alibi à
sa triste pensée. Il oubliait momentanément son ennui en
débrouillant ceux de ses clients, et dans la satisfaction de
conduire avec adresse la bataille des intérêts. Le sort de la
Vigie lui avait inspiré un de ces coups de tactique audacieux
auxquels il ne savait pas résister. Il espérait que le secret en
serait gardé jusqu'après la session des assises. Mais quel secret
peut se garder dans une ville de moins de vingt mille habitants où
déjà la vie intérieure est considéré comme une prétentieuse
originalité?

Le premier, M. Latache donna son sentiment en deux mots qui,
émanant du président de la Chambre de discipline, valaient un
discours:

--C'est incorrect.

--Point du tout, répliqua M. Coulanges. Un domaine est en vente,
on l'acquiert. C'est un droit.

Néanmoins, la savante manoeuvre de M. Frasne ne recueillait qu'un
petit nombre d'approbations, qui lui venaient du camp de la
jeunesse, laquelle place aujourd'hui son enthousiasme, comme ses
fonds, aux guichets solides. Il réussissait trop bien dans ses
entreprises matérielles, et la galerie, de moeurs sévères et de
sens pratique, en tirait grief contre lui bien plus qu'elle ne
s'était divertie de la fuite de sa femme. De plus, aux yeux d'une
société particulariste, son origine dauphinoise faisait de lui un
étranger que de tels gains devaient enrichir aux dépens du pays.
On n'avait point été fâché, certes, de l'abaissement des
Roquevillard dont l'élévation irritait la médiocrité générale;
mais on s'étonnait de les voir augmenter eux-mêmes leur désastre
et consommer leur ruine de leurs propres mains. Pourquoi ce
désintéressement si Maurice n'était pas coupable, et, s'il
l'était, pourquoi cet aveu? Car on ignorait la décision du jeune
homme. M. Hamel était fort secret, et pour M. Bastard son silence
était calculé: friand des causes retentissantes, il espérait
encore qu'on réclamerait son appui.

Excité par ces révélations, il ne se tint pas de parler à son
tour. Le cercle où l'on discutait fut rompu, la danse finie, par
de nouveaux arrivants. La conversation reprit de-ci de-là par
petits groupes séparés, comme ces feux qu'on étouffe et dont les
flammes crépitent en s'éparpillant. Le procureur Vallerois
rejoignit M. Bastard dans une embrasure.

--Vous aurez beau jeu dans votre plaidoirie, lui dit-il, pour
cribler de sarcasmes le mari de Mme Frasne.

--Il n'est pas encore certain que je plaide, répliqua l'avocat.

--Comment! vous ne plaideriez pas?

Il fallait bien expliquer par une autre cette confidence qui était
partie sans réflexion.

--ce jeune niais ne veut pas être défendu sérieusement afin de
ménager l'honneur de sa maîtresse.

Ces derniers mots furent prononcés avec une ironie dédaigneuse. Et
il expliqua au magistrat attentif que l'inculpé démentait à
l'avance toute allusion à la culpabilité de Mme Frasne.

--Si ce n'est vous, qui plaidera?

--Je l'ignore. M. Hamel sans doute.

Le bâtonnier ne fut pas traité avec beaucoup plus d'égards que la
femme coupable. Sa vieillesse et son impuissance étaient mises en
relief par le seul énoncé railleur de son nom.

Après quelques instants de silence, M. Vallerois conclut:

--Je comprends maintenant la conduite de M. Roquevillard. Il
supprime le vol pour sauver son fils. C'est la dernière chance. Il
n'hésite pas à sacrifier sa fortune... C'est très beau.

Peu sensible à cet hommage, M. Bastard esquissa un geste vague,
susceptible de diverses interprétations.

--Tout ceci entre nous, dit-il, pour rattraper son secret
professionnel.

Et la barbe soigneusement étalée sur son plastron, il se dirigea
vers un groupe de dames avec la démarche lente et majestueuse d'un
paon qui s'apprête à faire la roue.

Resté seul, le magistrat ne se pressa point de rechercher une
compagnie. Il continuait de songer à M. Roquevillard avec
admiration, et il évoquait la vie douloureuse et vaillante de cet
homme depuis le jour où, dans son cabinet, il lui avait transmis
la plainte de M. Frasne, et déjà l'avait trouvé désintéressé,
fier, prêt au sacrifice.

"Pourquoi, se demandait-il, suis-je seul ici à comprendre son
grand caractère? Aucune des personnes présentes ne lui va
seulement à la cheville, et ces messieurs, tout à l'heure, le
traitaient de haut, comme si le malheur l'avait diminué et rendu
leur inférieur. La province est vindicative et envieuse."

Dans ses lignes simples, le drame était émouvant et l'on s'en
amusait. Le jeune Maurice, en se livrant désarmé au jury, livrait
sa famille, et son père abandonnait le vieux domaine à bas prix
pour reconquérir l'enfant prodigue. Mais si l'avocat de l'accusé
avait bouche close, une autre voix, plus autorisée que la sienne,
tombant de plus haut, pouvait se faire entendre à sa place. Après
le réquisitoire de la partie civile, n'appartenait-il pas au
ministère public de présenter à son tour la cause? Au lieu de s'en
rapporter "a justice", selon la formule consacrée dans ces sortes
d'affaires, plus privées que publiques, son devoir n'était-il pas
d'intervenir avec efficacité; de dégager enfin le rôle néfaste, le
rôle prépondérant, le rôle unique de Mme Frasne, seule coupable
d'un abus de confiance pour lequel elle ne pouvait point être
condamnée? Quelle belle occasion de servir l'équité, de rendre à
chacun selon ses oeuvres, et d'apporter un peu de joie dans cet
intérieur si éprouvé!

Toutes ces réflexions se pressaient dans le cerveau de M.
Vallerois. Mais il était dessaisi: un avocat général occuperait
aux assises le siège du ministère public, et non lui. La cause de
Maurice Roquevillard ne le concernait plus. D'ailleurs, il avait
été blâmé de la démarche insolite qu'il avait tentée auprès du
notaire l'année précédente, et qui n'avait pu demeurer longtemps
secrète. À quoi bon se mêler d'une affaire qui ne le regardait
plus et ne lui valait que du désagrément? Pour sa tranquillité, sa
sympathie saurait se contenter d'être passive.

Afin de ne pas approfondir ni juger son égoïsme, il se précipita
dans la cohue des invités et fut heureux de sentir du monde autour
de lui. La présence de nos semblables est une consolation lorsque
nous sommes tentés de mesurer notre petitesse. Encore cette
tentation est-elle réservée aux meilleurs.

La promenade au buffet avait provoqué à travers les deux salons,
l'antichambre, la salle à manger, un va-et-vient qui se
prolongeait et dont profitaient les jeunes gens pour flirter avec
les jeunes filles. Les unes, tout au plaisir de la danse,
réclamaient bruyamment l'orchestre. D'autres montraient déjà
quelques heureuses dispositions dans les petits manèges d'une
coquetterie qui se limiterait à la conquête d'un mari. Mais
quelques-unes --assez rares-- ne vérifiaient point, de ce coup
d'oeil rapide qu'un observateur remarque, la présence ou l'absence
d'une bague à l'annulaire gauche des hommes avant de répondre à
leurs avances avec un art accompli. Ces yeux de jeunesse exaltée,
comme les bijoux des coiffures, des corsages, des bras, des
doigts, brillaient de flammes joyeuses sous les lustres. En taches
claires aux contours fondus comme des aquarelles, les toilettes
ressortaient entre les habits noirs.

Dans quelle catégorie se rangeait Mlle Jeanne Sassenay, qui
précisément s'écartait au bras de Raymond Bercy, fiancé l'année
précédente à Mlle Roquevillard, tandis que l'oeil vigilant de sa
mère la suivait avec sollicitude et aussi quelque étonnement? Sa
petite tête, proportionnée comme celle des statues grecques qui,
sur les épaules de pierre, nous apparaissent si élégantes et d'un
port si aisé, se trouvait-elle si légère de cervelle qu'elle ne
pût garder le souvenir de son amie abandonnée? Ses regards
limpides, d'un azur si frais, n'étaient-ils qu'indifférents dans
leur sincérité? Du mouvement de la danse, ses joues gardaient une
teinte d'animation. Mais elle ne souriait pas, elle fronçait les
sourcils, elle serrait les lèvres et semblait prendre une décision
grave qui contrastait avec son joli air d'enfant.

--Je n'ai pas encore dansé avec vous, dit le jeune homme. Vous
m'accorderez bien une valse?

--Non, répliqua-t-elle durement, après s'être assurée qu'ils
étaient isolés.

--Pourquoi non? Toutes vos valses sont retenues?

--Pas du tout.

Il ne la prit pas au sérieux, et, au lieu de se froisser, il se
mit à rire.

--Me voilà prévenu: merci.

Elle poussa un de ces "ahans" de fatigue comme en ont les ouvriers
qui soulèvent de gros poids, et se lança tout à coup:

--Il faut que je vous prévienne en effet, monsieur. Votre mère a
parlé à maman. Et maman n'a pas de secrets pour moi. Ceux qu'elle
a, je les devine. Eh bien! jamais, entendez-vous bien, jamais je
ne vous épouserai.

Stupéfait, le jeune homme se rebiffa:

--Pardon, mademoiselle, je n'ai pas demandé votre main.

--Votre mère a tâté le terrain, comme on dit si gentiment.

--Les mères forment beaucoup de projets pour leur fils... Si
flatteur que soit celui-ci, il ne correspond pas à mes intentions.

--Oh! tant mieux.

--Je ne songe pas à me marier.

--Vous avez tort.

Dans cette bouche puérile ce reproche était singulier et presque
drôle. Elle ajouta:

--Quand on a la chance de rencontrer dans sa vie une jeune fille
comme Marguerite Roquevillard, on ne détruit pas soi-même un
pareil bonheur.

C'était là qu'elle voulait en venir. Il le comprit. Elle aurait pu
reconnaître à son changement de visage comme elle avait frappé
juste, mais dans un âge si tendre les yeux ne sont pas assez
débrouillés pour suivre sur les traits nos mouvements intérieurs.
Aussi manqua-t-elle de mesure en l'accablant de son dédain de
pensionnaire émancipée.

--C'est toujours vilain, monsieur, de lâcher une fiancée. Et quand
elle est malheureuse, c'est abominable.

De quel droit s'autorisait-elle pour le réprimander avec cette
virulence? Raymond Bercy s'en irritait, et pourtant, au fond du
coeur, il éprouvait un âcre plaisir à entendre parler de
Marguerite. Sa colère et son amertume passèrent dans sa réplique.

--Je ne vous ai pas choisie pour juge, mademoiselle. Et si vous me
parlez au nom d'une autre, je vous répondrai...

--Je ne parle au nom de personne.

--... Que vous êtes mal renseignée. Ce n'est pas moi qui ai rompu
des fiançailles qui m'étaient chères.

--Qui vous étaient chères! Oui, quand le soleil brille, vous autre
hommes, vous êtes là; et dès qu'il pleut, il n'y a plus personne.

--Mais vous êtes trop injuste, à la fin. Je vais perdre patience.

Loin de se taire, elle continua de l'agacer comme une guêpe qui
cherche à piquer:

--Celui qui se fâche, il a tort.

--Je n'ai pas de comptes à vous rendre, mademoiselle. Sachez
pourtant que Mlle Roquevillard a rompu de son plein gré.

--Par générosité.

--Sans consulter mon coeur, sans souci de ma peine.

--Dans telles circonstances, vous ne deviez pas accepter la
rupture.

Elle était toute rouge, ne se possédait plus, se démentait
furieusement, et lui-même n'avait guère plus de calme.

--Et si son frère est condamné?

--La belle affaire!

--Ah! vraiment, mademoiselle?

--Oui, vraiment. Moi, si j'aimais, cela me serait bien égal que
mon fiancé fût envoyé aux galères. Je l'y suivrais, entendez-vous,
monsieur. Et si, pour le suivre, il fallait commettre un crime, je
le commettrais. Pif, paf, tout de suite.

--Vous êtes un enfant.

Mais brusquement, il changea de ton, et d'une voix sourde, il
murmura cette confidence:

--Pensez-vous que je ne la regrette pas?

Transformée aussi vite que lui et triomphante, elle faillit se
jeter à son cou, et de loin Mme Sassenay, qui surprit ce geste,
s'en inquiéta et se rapprocha.

--Ah! je savais bien monsieur, que vous ne pouviez pas vouloir
m'épouser. Et bien! dépêchez-vous. Courez avertir Marguerite.
Suppliez-la de ma part de vous pardonner. Et revendiquez vite
votre place dans la famille avant le procès. Après, il serait trop
tard. Cela vaudra mieux que d'administrer à vos malades toutes
sortes de mauvaises drogues.

--Merci.

--Allez-y tout de suite.

--Mais il est onze heures et demie.

--Alors, demain.

Mme Sassenay, qui se dirigeait vers sa fille, fut arrêtée par un
groupe où l'on parlait avec animation, et qui grossissait
d'instant en instant.

--Vous êtes sûr? demandait M. Vallerois à un jeune officier dont
l'uniforme portait les aiguillettes d'état-major.

--Parfaitement. La nouvelle est parvenue à six heures à la
division. Le général s'est rendu en personne chez M. Roquevillard.

--En personne, constata M. Coulanges que cette démarche officielle
chez un vaincu étonnait et impressionnait.

Mme Sassenay s'informa auprès de son voisin, qui était M. Latache:

--De quelle nouvelle parle-t-on?

--De la mort du lieutenant Roquevillard, madame. Il est décédé au
Soudan de la fièvre jaune.

--Comme _ils_ sont malheureux! murmura-t-elle, émue de pitié.

--N'est-ce pas, madame?

Un deuil si cruel ramenait aux Roquevillard la sympathie des
femmes et détruisait l'hostilité des hommes, tandis qu'on avait
supporté avec tranquillité leur décadence matérielle et morale. On
les voulait abaissés, et le sort les accablait sans relâche, sans
miséricorde. Les partisans de M. Frasne et de sa belle opération
se taisaient, et le procureur exprima le sentiment général avec ce
mot:

--Les pauvres gens.

Après ce colloque, Jeanne Sassenay disparut. Vainement sa mère la
chercha à travers l'appartement. Dans le vestibule, elle aperçut
Raymond Bercy qui mettait en hâte son pardessus.

--Vous partez déjà, monsieur?

--Oui, madame, répondit-il sans expliquer ce départ précipité.

Elle devina le trouble du jeune homme et, rapprochant cette
circonstance de la disparition de sa fille, elle commença de
s'inquiéter sérieusement.

--Vous n'avez pas vu Jeanne? demanda-t-elle à son mari qu'elle
rejoignit à l'entrée des salons.

--Non. Vous la cherchez?

M. Sassenay était un homme actif, franc,  loyal, mais dépourvu de
psychologie, capable de surmonter les plus grands obstacles
matériels et incapable de s'attarder à l'analyse des sentiments.
Elle jugea inutile de lui communiquer ses craintes, et se contenta
de lui recommander le soin de leurs invités. Puis elle se dirigea
tout droit vers la chambre de sa fille. Elle entra et n'eut qu'à
tourner le bouton de la lumière électrique pour la découvrir qui,
toute repliée et comme rapetissée dans un fauteuil, pleurait sans
aucun souci de froisser sa robe. Aussitôt elle l'interrogea en la
caressant:

--Jeanne, qu'as-tu?

--Maman.

C'était une plainte de petit enfant qui s'apaisa bien vite.

--Pourquoi pleures-tu?

--Je pense au chagrin de Marguerite tandis que je danse.

Mme Sassenay respira. Elle connaissait la grande amitié de sa
fille pour Mlle Roquevillard. Mais comme les sanglots ne
s'arrêtaient pas, elle interrogea doucement:

--Te rappelles-tu le lieutenant Hubert?

--Oui... il était gentil... mais au tennis nous nous disputions.
Il était toujours le plus fort.

La peine de la jeune fille ne venait pas de là.

--Pauvre Marguerite, ajouta-t-elle sans s'occuper des transitions.
Je préférais à Hubert Maurice qui est en prison. Il sera acquitté,
n'est-ce pas?

--Je l'espère, ma chérie.

--Un innocent acquitté et même condamné, c'est quelque chose de
beau, n'est-ce pas, maman?

--Es-tu sûr qu'il soit innocent?

--Le frère de Marguerite? Par exemple!

Mme Sassenay sourit de cette révolte et de cette certitude qu'à
dessein elle avait provoquées. Et tout en câlinant sa fille, elle
se rappela une conversation lointaine qu'elle avait eue avec Mme
Roquevillard au sujet de leurs enfants: "Un jour peut-être, lui
avait dit la sainte femme, si Maurice le mérite, je vous
demanderai pour lui la main de votre enfant. Ainsi, elle restera
près de vous." Maurice ne l'avait pas mérité, mais sur une
fillette trop généreuse il continuait d'exercer son prestige
d'autrefois. Là était le péril. Il fallait y prendre garde. Et
tandis qu'elle se promettait d'y veiller, la mère de Jeanne
pensait malgré elle aux autres Roquevillard, aux morts et aux
vivants, si méritants, eux, et si éprouvés.

Le bruit de l'orchestre parvenait à demi étouffé jusque dans la
chambre.

--Essuie tes yeux, petite. Doucement. Un peu de poudre. Bien. Tu
es jolie, ce soir. Maintenant, retournons vite au salon. On va
remarquer notre absence.

--C'est vrai, maman. J'ai promis cette valse.

Et subitement  rassérénée, la jeune fille précéda sa mère dans le
corridor.

...À cette même heure, Raymond Bercy, que la mort de son ami
Hubert avait bouleversé, faisait les cent pas devant la maison des
Roquevillard. Les toits du Château, couverts de neige,
s'éclairaient vaguement à la lueur des étoiles. La tour des
Archives et le donjon paraissaient veiller comme des sentinelles
sur la ville endormie. Par les quatre fenêtres du cabinet de
travail qu'il connaissait bien, filtrait entre les persiennes une
mince clarté. Là, Marguerite et son père, frappés au coeur une
fois de plus, souffraient ensemble.

Il eut envie de monter, et il n'osa pas. Son engagement rompu, la
répugnance de ses parents, l'opinion du monde, tous les obscurs
mobiles d'égoïsme le retenaient encore. Mais dans la nuit froide,
au cours de cette promenade qui se prolongea tard, il sentit mieux
son coeur, et que la douleur et la pitié, mieux que la joie,
élargissent l'amour.


IV

LE CONSEIL DE LA TERRE

Il importait de prendre une décision. Accablé depuis la veille par
la perte de son fils dont il savait, par une pièce laconique et
officielle, qu'il était mort au service de la patrie loin de tout
secours, dans un poste avancé, M. Roquevillard n'avait pas même la
suprême consolation de se rassasier de sa douleur. Hubert, parti
aux colonies pour chercher le danger et relever le nom compromis,
était la dernière victime expiatoire de l'erreur de Maurice
oublieux de la famille. Or, Maurice, le lendemain, comparaissait
aux assises, et l'on se débattait toujours dans les difficultés
voulues de sa défense. Sans doute, le sacrifice du patrimoine ne
pouvait être vain. Sans doute, la réparation du préjudice rendait
l'acquittement sinon certain, du moins probable, et renversait les
chances au profit de l'accusé. Mais cet acquittement même, il ne
fallait pas qu'il fût arraché à la faveur ou à la pitié. Pour
reprendre sa place au foyer, dans la cité, au barreau, pour
continuer une tradition et la transmettre à son tour, le
jeune homme devait sortir du Palais de Justice lavé de tout
soupçon injurieux, déchargé de toute faute contre la loi et contre
l'honneur. Et comment l'obtenir sans prononcer le nom de Mme
Frasne? Il est vrai que M. Bastard, après la vente de la Vigie,
était revenu sur son refus de plaider.

--ça vous coûte plus cher que ça ne vaut, avait-il dit à son
confrère avec son cynisme professionnel. Mais cette générosité
attendrira les jurés. Ces gens-là, qui tondraient sur un oeuf et
tueraient pour un poirier, pleureront comme des veaux en apprenant
que vous avez vendu votre terre pour désintéresser la victime. Ils
seraient bien capables, à la réflexion, de condamner quand même, à
cause du mauvais exemple que vous donnez, si la belle opération de
M. Frasne, dévoilée à l'audience en argument final, n'était
destinée à les précipiter dans une envie furieuse et favorable.

Car il estimait peu la justice et l'humanité. Il connaissait le
dossier, il s'offrait. Par sa réputation il s'imposait. À cinq
heures il devait une dernière fois s'entendre dans le cabinet de
M. Roquevillard avec celui-ci et M. Hamel sur les grandes lignes
de sa plaidoirie. Cependant le père de Maurice n'avait pas
confiance dans cet art théâtral et sceptique pour soutenir la
cause de sa race.

Après le déjeuner auquel sa fille et lui touchèrent à peine, il se
leva pour sortir. Entre ces murs sa douleur trop pesante
l'étouffait. Dehors, il réfléchirait mieux. L'air vivifierait ses
pensées, ses forces épuisées, son énergie vaincue. Comme il
gagnait la porte, Marguerite l'appela:

--Père.

Il se retourna, docile. Depuis la mort de sa femme, avant même,
elle était sa confidente, son conseil, la suprême douceur d ses
jours. Le départ du petit Julien, emmené à Lyon par Charles
Marcellaz le lendemain du conseil de famille, les avait laissés
seul en face l'un de l'autre, dans la maison peu à peu vidée.
Cette nuit encore, ils l'avaient passée ensemble presque jusqu'au
matin, à parler d'Hubert, à pleurer, à prier. Quand elle fut près
de lui, il posa lentement la main sur ses beaux cheveux. Elle
comprit qu'il la bénissait tout bas sans parler, et ses yeux, si
vite voilés, si accoutumés aux larmes, se mouillèrent une fois de
plus.

--Père, reprit-elle, qu'avez-vous décidé pour Maurice?

--Bastard est prêt à le défendre. À cinq heures il viendra ici
avec M. Hamel. Je vais préparer à l'air mes dernières
instructions.

--Vous n'avez pas besoin que je vous accompagne?

--Non, petite. Sois sans inquiétude sur moi. Je travaillerai en
marchant. Nous n'avons pas le loisir d'ensevelir nos morts. Les
vivants nous réclament.

--Alors moi, je vais à la prison, murmura la jeune fille.

--Oui, tu _lui_ apprendras le malheur.

--Pauvre Maurice, comme il va souffrir!

--Moins que nous.

--Oh! non, père, autant que nous et plus que nous. Il s'adressera
des reproches.

--Il le peut. Hubert est parti à cause de lui.

--Justement, père. Nous pleurons, nous sans retour sur nous-mêmes.
Ne lui dirai-je rien de votre part?

--Non, rien.

--Père...

--Dis-lui... dis-lui qu'il se souvienne qu'il est le dernier des
Roquevillard.

Il sortit, passa devant le château et gagna la campagne. C'était
un beau jour d'hiver et le soleil brillait sur la neige.
Machinalement, il prit la route de Lyon qui conduisait à la Vigie,
et qui était sa promenade habituelle. Elle traverse le bourg de
Cognin et, après les scieries du pont Saint-Charles, s'engage,
entre les coteaux de Vimines et de Saint-Cassin, contreforts de la
montagne de Lépine et du Corbelet, dans un long défilé qui aboutit
à la passe des Échelles. Parvenu à cet endroit, M. Roquevillard,
absorbé dans sa méditation, suivit à gauche le chemin rural qui
desservait son ancien domaine. Il traversa le vieux pont jeté sur
l'Hyères, mince filet d'eau coulant entre deux bordures de glace
et dont les peupliers et les saules dépouillés ne cachaient plus
le cours. Après un contour il se trouva dans un pli de vallon
désert que fermaient les pentes de Montagnole dont le clocher se
profilait sur le ciel. Mais il ne remarqua pas sa solitude. Au
contraire, il marcha plus allègre et sentit un allégement à sa
douleur. N'était-il pas chez lui, chez lui des deux côtés? Et la
bonne terre ne lui apportait-elle pas le réconfort de sa vieille
et sûre amitié, des souvenirs d'enfance dont elle conservait la
grâce, de tout le passé humain qui l'avait refaite après la
nature? À gauche, ce vignoble aux ceps ensevelis dont il ne
distinguait que les piquets reliés par leurs fils de fer, il
l'avait encore vendangé à l'automne.
À droite, au delà du ruisseau qui sert de limite aux deux communes
voisines, ce coteau dégarni qu'un seul arbre dominait, c'était le
bois de hêtres, de fayards et de chênes qu'il avait acquis de son
épargne pour arrondir sa propriété, et dont il avait ordonné la
coupe. Au bout de la montée il atteindrait la maison qu'il avait
restaurée et dont la: vétusté même témoignait de la durée de la
race et de son goût de la solidité. Il entrerait à la ferme, il
caresserait les enfants, il boirait un petit verre de l'eau-de-vie
qu'il distillait lui-même avec la fermière qui ne redoutait point
l'alcool, et surtout il embrasserait du regard le vaste horizon
dont les formes tourmentées des monts, les plaines fertiles, un
lac lointain composaient les lignes immobiles, et inspiratrices,
puis l'horizon plus restreint de la Vigie et de ses diverses
cultures.

Ainsi, distrait, il marchait. Sur le sol familier, son pas
reprenait l'allure vive d'autrefois, du temps qu'il se sentait
jeune en dépit des ans puisqu'il était heureux, entouré, appuyé.

Brusquement, il s'arrêta:

"Ici, avait-il pensé tout à coup, je ne suis plus chez moi. La
Vigie est vendue. Les Roquevillard n'y sont plus les maîtres. Que
viens-je y faire? Allons-nous-en."

Et il rebroussa chemin, la tête basse, comme un vagabond surpris
dans un verger.

Il s'arrêta au ruisseau qui séparait Cognin de Saint-Cassin. Il le
franchit et se trouva, cette fois, sur le morceau de terre qui,
sans lien étroit d'exploitation avec le domaine, n'avait pas été
compris dans l'acte de vente et demeurait désormais sa seule
fortune immobilière. Au bas de la pente il s'arrêta un instant
pour reprendre son souffle, comme une troupe en retraite qui
rencontre un abri. Puis il commença de gravir le coteau, non sans
peine, car il glissait et devait enfoncer sa canne pour se
maintenir. Le sentier, mal frayé, finissait par se perdre tout à
fait. Alors il se dirigea sur l'arbre qui se découpait, solitaire,
au sommet de la colline. C'était un vieux chêne qu'on avait
respecté, non pour son âge ni pour l'effet de sa taille et de son
essor, mais pour un commencement de pourriture qui en avilissait
le prix. Ses feuilles tenaces, toutes resserrées et
recroquevillées comme pour mieux se défendre, refusaient, même
desséchées, de quitter les branches, et leur teinte de rouille, çà
et là, apparaissait sous le givre. Le long de la pente, les troncs
coupés que les bûcherons n'avaient pas eu le temps d'emporter
avant l'hiver gisaient comme des cadavres dans la neige, les uns
vêtus de leur écorce, les autres déjà nus.

Enfin M. Roquevillard parvint à son but. Il toucha de la main,
comme un ami, l'arbre qui l'avait attiré jusque-là. Et il en
admira la grandeur et la fierté.

"Tu es comme moi, songeait-il en s'épongeant le front. Tu as vu
frapper tes compagnons et tu demeures seul. Mais nous sommes
condamnés. Le temps sera la hache qui nous abattra bientôt."

Il s'était un peu attardé en montant. Bien que l'après-midi ne fût
pas avancé, le soleil inclinait déjà vers la chaîne de Lépine. Les
jours en décembre sont si courts, et la proximité de la montagne
les raccourcissait encore. De la colline, il commandait presque le
même horizon que de la Vigie: en face le Signal, en bas la fuite
du val des Échelles, et sur la droite, au fond, après la plaine,
le lac du Bourget, la chaîne du Revard, le Nivolet aux gradins
réguliers. La neige atténuait les contours, confondait les plans,
adoucissait, uniformisait le paysage. Les menaces du soir la
teintaient d'un rose délicat. C'était, sur les choses, comme un
frisson de chair.

Malgré la pureté du ciel, M. Roquevillard sentit le froid et
boutonna son pardessus. Maintenant que la marche ne l'échauffait
plus, il retrouvait son âge et sa peine. Pourquoi avait-il gravi
ce coteau dont la pente, avec ses arbres abattus qui jonchaient le
sol blanc, lui apparaissait semblable à un cimetière? Venait-il
ici, en face du vieux domaine abandonné après l'effort
conservateur de plusieurs siècles, contempler sa ruine et mener le
deuil de ses espérances? Il pouvait distinguer, de l'autre côté du
vallon, les bâtiments et les terres qui, par héritage, lui avaient
appartenu. La maison qui, l'année précédente, abritait encore
toute la famille rassemblée et joyeuse, était close maintenant, et
jamais plus il n'y rentrerait.

Sur ce tertre dépouillé, funéraire, le silence et la solitude
l'environnaient. Autour de lui, en lui, c'était la mort. Et comme
un chef vaincu, après la bataille, fait l'appel, il évoqua une à
une ses douleurs: sa femme épuisée, achevée par le chagrin; sa
fille Félicie donnée à Dieu, partie au delà des mers, perdue pour
lui; Hubert son fils aîné, son meilleur fils, frappé en pleine
jeunesse, loin de France, loin des siens; Germaine, fuyant le pays
natal, Marguerite vouée au célibat par sa pauvreté, et le dernier
des Roquevillard, celui de qui l'avenir de la race dépendait,
retenu en prison sous une accusation infamante, menacé d'une
condamnation même après le sacrifice du patrimoine. Vainement il
avait consacré soixante années au culte de la famille. La famille
décimée, accablée par la faute d'un unique descendant, gisait au
pied de la Vigie, comme ces troncs coupés qui trouaient la neige.
À lui, dont la force et la foi robustes promettaient la victoire,
revenait la honte de la défaite.

Dans son découragement, il s'appuya au chêne comme à un frère
d'infortune. Il eut un long gémissement désespéré, celui de
l'arbre qui, sous les coups répétés de la cognée, oscille tout à
coup et va choir. Le ciel et la terre, aux couleurs calmes,
immobiles, n'entendaient pas sa plainte. Et il se sentit
abandonné.

Deux larmes coulèrent sur ses joues. C'étaient de ces larmes
d'homme, rares et émouvantes parce qu'elles sont un aveu
d'humilité et de faiblesse. À cause du froid, elles descendaient
lentement, à demi gelées sur la chair sans chaleur. Il ne songeait
pas qu'il pleurait. Il ne le comprit qu'en apercevant une forme
humaine qui, lentement, à son tour, gravissait la pente. Et pour
ne pas être surpris dans sa douleur, il s'essuya les yeux. La
forme noire était une vieille femme qui ramassait du bois mort
pour en faire un fagot. Penchée sur le sol blanc, elle ne le
voyait pas. Quand elle fut près du chêne, elle se redressa un peu
et le reconnut.

--Monsieur François, murmura-t-elle.

--La Fauchois.

Elle s'approcha encore, posa son fardeau, chercha ce qu'elle
pouvait bien dire, et ne trouvant rien, elle se mit à sangloter,
non pas silencieusement, mais tout haut.

--Pourquoi pleures-tu? lui demanda M. Roquevillard.

--C'est pour vous, monsieur François.

--Pour moi?

--Oui.

Il n'avait jamais confié sa peine à personne. Sa fierté distante
écartait la commisération. Pourtant, il accepta celle de la
vieille pauvresse, et lui tendit la main.

--Tu as su mes malheurs?

--Oui, monsieur François.

--Le dernier?

--Oui... par un de Saint-Cassin qui est revenu ce matin de la
ville.

--Ah!

Ils se turent, puis la Fauchois recommença de se lamenter à haute
voix. Le silence dans la douleur est contraire aux natures
primitives.

--M. Hubert, si gaillard, si jeunet, et gentil avec tout le
monde... À la cuisine il venait regarder les plats et riait avec
nous... Et Madame... Madame, c'était une sainte du bon Dieu. Tout
ça, monsieur François, c'est de la graine de paradis.

M. Roquevillard, immobile, muet, enviait les morts qui se
reposaient. Déjà la Fauchois, bavarde, reprenait:

--Et M. Maurice, on vous le rendra?

Et tout bas, avec cette peur de la justice, fréquente dans le
peuple, elle ajouta:

--C'est demain qu'il passe.

Il la vit se signer comme pour implorer le secours divin.
Involontairement il se souvint de la fille de cette femme qui
avait été condamnée pour vol, et il s'en informa avec douceur, car
son âme éprouvée ne connaissait plus le mépris:

--Et ta fille, en as-tu de bonnes nouvelles?

--Elle m'est revenue, monsieur François.

--Elle a bien fait.

--Oh! elle n'y a pas de mérite. C'est la nécessité. Elle est
revenue de Lyon toute malade. Elle ne veut pas guérir.

--Qu'a-t-elle?

--C'est à la suite de ses couches.

--De ses couches? S'est-elle mariée?

--Non, monsieur François. Seulement elle a un enfant. Un petiot
mignon et vif qui frétille tout le long du jour. Je ne voulais pas
le voir, cet ange. Vous comprenez, à cause de la honte. Et quand
je l'ai vu, d'une risette il m'a tourné les sangs. Maintenant,
c'est tout mon plaisir.

--Est-ce une fille?

--Une fille? Vous voulez dire un garçon, un gros garçon bien dodu.

--C'est bien des charges pour toi.

--Pour sûr. Mais quand je rentre, je vois ce gosse qui biberonne
et ça me fait l'effet d'un verre de votre vin. Une chaleur et du
goût à vivre.

--Tu es déjà vieille pour travailler.

--Justement. Je ne suis plus bonne qu'à ça.

Ainsi, de sa misère même, elle tirait des consolations, et le
malheur apportait à ses derniers jours un suprême intérêt.
Distrait de son propre chagrin par ce récit, M. Roquevillard
admira la pauvre femme qui, sans le savoir, lui donnait un exemple
de pardon et de courage. Elle se pencha pour recharger son fagot
sur l'épaule.

--Au revoir, monsieur François.

--Où vas-tu?

--À Cognin, porter mon bois au boulanger.

--Attends.

Il voulut, pour l'assister dans sa détresse, lui donner une pièce
de cinq francs, mais elle refusa.

--Prends, te dis-je.

--Monsieur François, maintenant, la Vigie, ce n'est plus à vous, à
ce qu'ils racontent.

Le front de l'avocat se rembrunit.

--Non, la Vigie n'est plus à moi. Prends tout de même. Cela me
portera bonheur.

Elle comprit qu'elle l'humilierait par un refus et tendit la main.
Elle descendit la pente en pliant sur les jambes à chaque, pas
afin de ne pas glisser. Il la regarda qui diminuait jusqu'à n'être
plus qu'un point noir dans le fond du val. Et il se retrouva seul,
mais différent. Cette pauvresse venait de lui rendre au centuple
le secours d'énergie qu'il avait pu lui donner l'année précédente
aux vendanges.

Le soir, pendant ce colloque, était venu. Il se faisait dans la
nature immobile et comme figée sous la neige, ce recueillement
solennel et mystérieux qui précède la fuite du jour. Les contours
des montagnes se fondaient avec le bord du ciel pâle. Aucun bruit
ne troublait le silence, plus impressionnant dans son indifférence
que le déchaînement d'une tourmente.

Au bas de la colline, le petit ruisseau glissait sournoisement
sous  une mince couche de glace qui, rompue, se reformait. La
terre, d'une seule teinte, paraissait ensevelie dans sa blancheur,
comme un joyau dans l'ouate.

M. Roquevillard fixait la Vigie fermée, déserte, veuve de la race
qui l'avait conquise. Cette vue l'attirait, le fascinait. La
Fauchois avait réveillé en lui l'instinct de lutte, éloigné de lui
le désespoir. Le chef de famille écartait la douleur pour songer à
l'enfant dont il avait la charge. Il cherchait un moyen de le
sauver. Mais son regard, qui implorait comme une supplication, se
heurtait à cet enveloppement froid et cruel de l'espace clair et
sans paroles, sans aucune de ces paroles que prononcent les
saisons de vie, le printemps, l'été, et l'automne même. Comment
défendre son fils avec le seul passé? Quel concours attendre de la
terre abandonnée, de la race descendue au tombeau? Et tout haut,
il répéta les mots que  M. Bastard lui avait dits en lui apprenant
que l'accusé refusait de discuter l'accusation:

--On ne plaide pas avec les morts.

Le soleil qui touchait la ligne de faîte jeta son dernier éclat.
Aux pentes des monts, la neige accumulée parut tressaillir sous
ses feux, et comme réveillée d'une léthargie s'empourpra. Enfin,
l'horizon immobile s'animait sous la lumière. Silencieux et
immaculé, il consentait à sentir la vie et à l'exprimer. La terre
frémissante se séparait nettement du ciel dont le bleu pâle se
tintait de mille nuancés où dominait l'or. Et plus près, le givre
qui recouvrait les arbres et les buissons refléta les rayons du
couchant comme ces pierres qui résument en un tout petit espace la
clarté des lustres.

Les yeux fixés sur la Vigie, M. Roquevillard assistait à ce
phénomène de résurrection. Aux caresses du soir, pour quelques
instants la nature renaissait. Le sang de nouveau circulait sur
son visage de marbre. Le long des vignes, au sommet du coteau
atteint plus directement par les flèches presque horizontales du
soleil, au lieu d'un terrain uniforme dans sa blancheur, le
propriétaire dépossédé distinguait maintenant, reconnaissait les
mouvements du sol qui lui rappelaient l'emplacement des cultures,
et voici que de-ci, de-là, les arbres, --hauts peupliers calmes et
fiers comme des palmes droites, tilleuls aux branches en fusées,
minces bouleaux, châtaigniers massifs, délicats arbres fruitiers
aux membres chétifs et pourtant si experts à porter leur charge,--
tout à l'heure anonymes et brouillés, lui parurent surgir comme
des personnages.

Et il ne sentit plus son isolement, car il nomma ces fantômes.
Avec une émotion croissante, il évoqua toutes les générations
successives qui avaient défriché ces terres, bâti cette maison de
campagne, cette ferme, ces rustiques, fondé ce domaine depuis la
première blouse du plus ancien paysan jusqu'aux toges du Sénat de
Savoie, jusqu'à sa robe d'avocat. Le plateau qui s'étendait à sa
hauteur, en face de lui, était occupé comme un fort, par la chaîne
de ses ancêtres qui, avec le blé, le seigle, l'avoine, et les
vergers et les vignes, avaient implanté sur ce coin de sol une
tradition de probité, d'honneur, de courage, de noblesse. Et comme
les produits du patrimoine en répandaient au loin la réputation,
cette tradition rayonnait sur la cité que là-bas, au fond du
cirque de montagnes, l'ombre commençait d'envahir, sur la province
qu'elle avait servie, protégée, illustrée
même à certaines heures historiques, et jusque sur le pays dont la
force était faite de la continuité et de la fermeté de ces races-
là.

Et il répéta pour la seconde fois:

"On ne plaide pas avec les morts."

Mais il ajouta aussitôt:

"Avec les morts, non, mais avec les vivants. Ils sont là, tous.
Pas un ne manque à l'appel. La terre s'est ouverte pour les
laisser passer. Ce vallon qui nous sépare, je le franchirai. Je
veux les rejoindre."

Et il mesura le creux du val déjà noir, comme si tous ces fantômes
s'y étaient massés.

L'ombre s'emparait de la nature. Déjà toute la plaine lui
appartenait. Elle montait. Les montagnes la défiaient encore, et
spécialement le  Nivolet en étages qui, faisant face au couchant,
on recevait toute la flamme, et dont la neige pourpre et violette
semblait échauffée comme un métal en fusion.

Penché vers le bas de la colline, M Roquevillard suivait cet
effort. Et tout à coup, il tressaillit de tout son être. Avec
l'ombre, les ombres montaient, toutes les ombres. Elles avaient
quitté la Vigie, elles venaient. Tout à l'heure c'étaient elles
qu'il avait vues groupées au fond du vallon. Elles lui apportaient
leur présence, leur assistance, leur témoignage. Il y en avait sur
toutes les pentes.
C'était comme une armée qui se ralliait autour de son chef debout
au pied du chêne. Et quand toute l'armée fut rassemblée, il
l'entendit qui lui réclamait la victoire:

"Nous avons travaillé, aimé, lutté, souffert, non point dans un
dessein personnel, pour un but atteint ou manqué par chacun de
nous, mais à une fin plus durable et qui nous dépassait, en vue de
la famille. Ce que nous avons réservé pour le fonds commun, nous
te l'avons confié pour le transmettre. Ce n'est pas la Vigie. Une
terre s'acquiert avec de la sueur et de l'ordre. C'est l'âme de
notre race que tu portes en toi. Nous avons confiance en toi pour
la défendre.
Que parlais-tu, dans ton désespoir, de solitude et de mort? De
solitude? Compte-nous et dis-nous d'où tu viens. De mort? Mais la
famille est la négation de la mort. Puisque tu vis, nous sommes
tous vivants. Et quand tu nous rejoindras à ton tour, tu revivras,
il faut que tu revives dans tes descendants. Vois: à cet instant
décisif, nous sommes tous là. Soulève ta douleur comme nous avons
soulevés la pierre de nos tombes. C'est toi, entends-tu, à qui est
réservé l'honneur de défendre, de sauver le dernier des
Roquevillard. Tu parleras en notre nom. Après ta tâche accomplie,
tu pourras nous rejoindre dans la paix de Dieu..."

M. Roquevillard, de la main, s'appuya au chêne. L'ombre assiégeait
le Nivolet dont le gradin supérieur que surmonte une croix
flamboya encore avant de s'éteindre. Alors il connut un grand
calme intérieur et accepta la mission qu'il recevait du passé.

"Maurice, ton défenseur, ce sera moi... Et je ne prononcerai pas
le nom de Mme Frasne."

Comme il abandonnait l'arbre, il considéra l'emplacement qu'il
quittait:

"Là, pensa-t-il, je rebâtirai... Moi ou mon fils."

V

LES FIANÇAILLES DE MARGUERITE


La mort d'Hubert avait bouleversé Maurice et rompu l'orgueil qui
l'isolait encore de la famille. Marguerite revenait de lui porter
la triste nouvelle à la prison. Dans la rue elle marchait sans
rien voir, enfermée dans sa peine. Dès la porte, elle demanda à sa
domestique:

--Monsieur est-il rentré?

Avec cette force de résistance contre la douleur morale qui est
moins exceptionnelle chez une femme que chez un homme et qui lui
permettait de consoler au lieu de s'abandonner, après son frère
elle courait soutenir son père.

--Pas encore, mademoiselle, lui fut-il répondu.

Elle s'étonna et s'inquiéta:

--Pas encore?

Cependant, elle était demeurée longtemps à la prison. Le soir
venait. M. Roquevillard n'était sorti que pour une courte
promenade. Il attendait à cinq heures MM. Hamel et Bastard avec
lesquels il devait prendre les dernières dispositions en vue de
l'audience du lendemain. Cette absence prolongée, en de telles
circonstances, était singulière.

Déjà la servante ajoutait:

--Mais il y a au salon un monsieur qui a demandé à voir
mademoiselle.

--Moi?

--Oui, mademoiselle.

--Qui est-ce?

--Il a bien dit son nom. Je ne l'ai pas retenu. Un docteur.

C'était une fille de la campagne, peu acclimatée encore, et peu
familiarisée avec les figures et les noms de la ville.

--Il ne fallait pas le recevoir, Mélanie, dit Marguerite sur un
ton de reproche. Un jour comme aujourd'hui.

--Bien oui, mademoiselle, je pensais bien. Il n'a pas voulu s'en
aller. Il a une commission à faire à mademoiselle.

Marguerite entra au salon à contre-coeur en gardant son chapeau et
son voile de deuil afin d'inviter l'importun au départ. Elle s'y
trouva en face de Raymond Bercy. Aussi ému que la jeune fille, il
murmura:

--Mademoiselle...

Elle eut un mouvement de recul qu'il surprit et, d'une voix
suppliante, il tenta de la retenir:

--Mademoiselle Marguerite, pardonnez-moi d'être venu. J'ai appris
hier soir votre malheur. Alors...

--Monsieur, dit-elle en s'avançant.

Ce seul mot, prononcé avec fermeté, le rejetait à distance, lui
refusait le droit de la plaindre. Comme son père, elle écartait la
pitié. Déconcerté, son ancien fiancé baissa la tête, et garda le
silence. Plus doucement, elle 'reprit:

--Pourquoi, monsieur, insister pour me voir... aujourd'hui?

Il releva les yeux sur elle et, l'implorant humblement du regard,
il soupira:

--Parce que demain, il serait trop tard.

--Trop tard? demain? Vous avez quelque chose à me dire? S'agit-il
de Maurice?

Elle s'oubliait elle-même et ne songeait pas qu'elle pût être en
cause. Tout lien n'avait-il pas été rompu entre elle et Raymond
depuis un an, du jour où, chez Mme Bercy, elle n'avait pas craint
de briser ses fiançailles pour défendre l'honneur de son nom? Le
jeune homme n'avait rien tenté pour reconquérir son affection et
sa promesse. Les événements s'étaient précipités comme la tempête:
la dénonciation de M. Frasne, la mort de Mme Roquevillard, la
condamnation de Maurice par contumace, la honte et la ruine de la
famille, et, dernière cruauté du sort, la perte de l'aîné, réserve
de l'avenir. C'était plus qu'il n'en fallait pour justifier
l'abandon, l'éloignement, l'oubli. Le privilège du malheur n'est-
il pas de faire le vide? Elle avait dévoré dans la solitude ses
larmes et son affliction. Elle en avait jalousement épuisé
l'amertume sans la partager. De quel droit celui-ci revenait-il
maintenant lui imposer son inutile présence et son inactive
sympathie? Mais sans doute une autre cause le déterminait à cette
démarche. Il savait quelque chose peut-être qui intéressait la
défense de l'accusé. À ce titre, à ce seul titre elle l'excusa
d'avoir forcé la consigne et de s'être introduit dans la maison.

Il ne se pressait point de s'expliquer. Visiblement il était sous
l'empire d'un grand trouble intérieur.

--Parlez, monsieur.

D'une voix blanche, il répondit:

--Il ne s'agit pas de Maurice.

--Alors?

Elle fit un pas vers lui, et repoussa le voile qui gênait ses
mouvements et la dissimulait à demi. Ainsi rapprochée, droite et
rigide, elle lui parut plus distante encore. Entre la robe et la
coiffure noires, le visage ressortait si pâle, avec les yeux
meurtris et les lèvres minces comme un unique trait rouge, que la
sentant lointaine et douloureuse, craignant de ne la pouvoir
fléchir et avide de lui porter le secours de sa tendresse
passionnée, il retint ses larmes, appela tout son courage à lui,
et commença en balbutiant, puis d'une voix qui peu à peu se
raffermit:

--Mademoiselle, écoutez-moi. Il faut que vous m'écoutiez. Après,
vous me comprendrez et vous me pardonnerez. Je devais vous parler,
vous parler aujourd'hui. Votre douleur, je la respecte, je la
ressens. Ne protestez pas, je, vous en prie. Vous ne pouvez pas
m'empêcher de sentir votre peine. Je souffre aussi, moi, depuis le
jour... Et ma souffrance me permet de mieux connaître celle des
autres. Je vous aimais. Ah! ne m'arrêtez pas. Laissez-moi finir.
Oui, je vous aimais. Je n'envisageais mon avenir qu'avec vous.
Mais je rencontrais chez moi tant d'opposition, tant d'obstacles,
à cause... à cause de votre frère. Ma mère, qui est si bonne au
fond, cède à tous les préjugés.
Mon père songeait à ma carrière. Il est homme de science, il vit
dans son cabinet, ou bien auprès de ses malades. À la maison, il
ne gouverne pas. Et moi... Ah! non, je ne veux pas continuer
d'accuser les autres pour atténuer ma faute. J'ai été lâche,
abominablement lâche. Mais j'en ai été bien puni. Je ne vous ai
pas défendue, je n'ai pas su vous défendre.

À plusieurs reprises, du geste, elle avait tenté de l'interrompre.
Redressée et inconsciemment dédaigneuse, elle le regardait en
face. Elle montrait dans l'action cet air de hauteur naturel aux
Roquevillard et qui leur avait valu tant d'ennemis. Mais elle le
corrigeait par la mélancolie voilée des yeux et par l'expression
mystique qu'elle tenait de sa mère:

--Je ne vous avais pas demandé de me défendre, répondit-elle
simplement.

--C'est vrai, Marguerite...

Il abandonnait, dans l'émotion, les formules de politesse, et
l'appelait comme autrefois, du temps qu'il était son fiancé.

--Et même, ajouta-t-il, je vous en voulais de votre mépris.

--Je ne méprise personne, monsieur.

--Vous m'avez tant blessé, rien qu'en me regardant, ce jour où
vous m'avez rendu ma parole. Vous avez été si dure...

--Dure, moi?

Elle prononça presque à mi-voix ces deux mots, estimant inutile
toute réplique, et révoltée intérieurement d'une telle injustice.

--Oui, reprit-il, je ne comprenais pas encore qu'il convient
d'être fier dans le malheur. Je vous maudissais, mais j'avais le
coeur brisé. Et je vous accusais, au lieu d'avouer la misère de
mes doutes, de mes craintes, et mon souci mesquin de l'opinion.
J'ai bien changé, je vous le jure. Maintenant je vous admire, je
vous vénère, je vous adore. Si.
Ne dites rien: laissez-moi achever. J'ai essayé de vous oublier.
Mes parents ont voulu me marier ailleurs, m'établir, comme ils
disent. Je n'ai pas pu. Je n'aime, je ne puis aimer que vous.

--Je vous en prie, monsieur.

--Le peu de bien que je puis faire, c'est vous qui en êtes la
cause. Petit à petit, je m'élèverai jusqu'à vous. Les hommes comme
moi, tous les hommes sont flottants entre le bien et le mal, entre
le dévouement et l'égoïsme. Ils ne réfléchissent pas, ils sont
entraînés par toute la médiocrité de la vie.

Mais il suffit parfois d'un élan pour qu'ils se dépassent. Votre
amour m'a donné cet élan, Marguerite.

Il s'arrêta, attendant un mot d'espoir. Elle baissait les yeux, et
le voile qu'elle ne retenait plus retombait sur l'épaule,
projetait un peu d'ombre sur l'un des côtés du visage. Il murmura
comme une prière:

--Marguerite, rendez-moi votre parole. Acceptez de devenir ma
femme... Je vous aime. Pour toute votre douleur, je vous aime
davantage.

Il la vit toute frissonnante, mais sans hésiter elle répondit:

--C'est impossible. Ne me demandez pas cela.

Interloqué par ce refus quand un reste de vanité le persuadait
encore de la générosité de sa démarche, il eut comme un cri de
détresse:

--C'est le bonheur de ma vie et je ne vous le demanderais pas?

Alors elle vint à lui et sa voix prit une douceur nouvelle pour
lui dire:

--Une autre femme vous donnera ce bonheur. J'en suis sûre. Je le
désire pour vous.

--Il n'est pas d'autre femme que vous à mes yeux.

--Non, non, c'est impossible. Ne me tourmentez pas.

--Impossible, pourquoi, Marguerite? Pourquoi me décourager? Vous
ne m'aimez pas. Un jour, peut-être, je saurai me faire aimer de
vous. Vous secouez la tête? Oh! mon Dieu! m'écarterez-vous sans
une raison?

Elle parut chercher, hésiter, prendre un détour. Anxieux, il
guettait sa réponse:

--Je ne suis plus la jeune fille que j'étais l'an dernier.

--Je ne comprends pas.

--Je n'ai plus de dot.

--C'était cela? Marguerite, je ne mérite plus que vous me traitiez
ainsi. Il y a en vous, dans vos yeux, comme une clarté de vie qui
rayonne. En vous regardant, je sens mon courage, un désir de bien,
et le dédain, l'oubli de toutes les pauvres satisfactions que
peuvent distribuer les choses matérielles. Auprès de cela que vous
me donnez et qui sera ma force, qu'est-ce que la fortune?

--Et si demain...

Comme elle n'achevait pas sa phrase, il répéta:

--Si demain?

--Si demain un plus grand malheur nous atteignait, si demain mon
frère Maurice était condamné?

--Je suis venu aujourd'hui à cause de cette menace. Je voulais
revendiquer l'honneur d'assister votre père demain aux assises
comme un fils. Il me fallait vous rencontrer aujourd'hui.

--Ah! murmura-t-elle interdite.

Par cette seule exclamation il comprit que toute l'indifférence
qu'elle lui témoignait tombait enfin. Sur ce visage pâle dont il
suivait toutes les expressions, il avait distingué subitement la
sympathie, la gratitude, peut-être davantage encore. Le bonheur
était là, incertain, voilé, mais présent. Et cette présence
agitait son coeur.

Marguerite le fortifia dans cet espoir en lui tendant la main:

--Je vous remercie, Raymond, dit-elle sans craindre de l'appeler
par son nom, comme autrefois. Je suis touchée, profondément
touchée.

Ce n'étaient pas tout à fait les paroles qu'il attendait d'elle.
Il la considérait dans une extase inquiète, suppliante. Comme elle
se taisait, il murmura timidement:

--Pourquoi me remercier puisque je vous aime? Il me semble que
vous aimer c'est valoir mieux...

Et il ajouta comme un soupir:

--Marguerite, vous voulez bien être ma femme?

Il lut sur le beau visage exsangue la compassion et la douleur.

--Raymond, je ne puis pas.

--Vous ne pouvez pas? Alors... alors vous en aimez un autre.

--Oh! mon ami.

--Oui, vous en aimez un autre. Un autre qui n'a pas été lâche
comme moi, qui a su vous deviner, vous comprendre, vous mériter,
tandis que moi j'ai perdu mon bonheur par ma faute. C'est juste,
mais cela fait mal quand on aime.

Il eut un sanglot déchirant.

--Raymond, dit-elle tremblante. Je vous en prie, ne parlez pas
ainsi.

--Je ne vous accuse pas. C'est moi le coupable. Et votre bonheur
m'est plus cher que le mien.

--Raymond, écoutez-moi.

Vaincu, l'âme défaillante, il s'était laissé choir brusquement sur
un fauteuil, et se cachant la tête dans les mains, il ne craignait
pas, en pleurant, de donner le spectacle de sa faiblesse. D'un
geste rapide, elle ôta sa coiffure, comme une garde-malade se
libère de vêtements inutiles pour mieux remplir ses fonctions, et
lui prenant les mains, elle les écarta d'autorité.

--Regardez-moi.

Elle commandait, non pas impérieusement à la façon de son père,
mais avec une persuasive douceur. Elle ne se contraignait plus,
elle ne se tenait plus sur la défensive, elle venait à lui en
toute simplicité. Machinalement il subit son ascendant et lui
obéit. Sitôt qu'il l'eut regardée, en effet, il cessa de se
plaindre. La jeune fille était transfigurée. Le regard extatique
semblait illuminer sa pâleur. Elle resplendissait d'une expression
surhumaine, l'expression de ceux qui, au delà des agitations et
des passions, mouvant témoignage de notre vie, ont rencontré la
paix. Elle portait, vivante, la sérénité que l'on voit au visage
des morts qui se sont endormis dans le Seigneur. Il n'y avait plus
trace de douleur sur ses joues exsangues, dans ses yeux meurtris,
mais un calme profond, inaltérable, presque effrayant.

--Marguerite, qu'avez-vous? implora-t-il avec angoisse, comme on
arrête d'un cri son compagnon qui court à l'abîme.

Elle répéta:

--Raymond, écoutez-moi. Oui, j'en aime un autre...

--Ah! je savais bien.

--Un autre dont vous - ne pouvez pas être jaloux. Je ne me
marierai pas, je ne serai la femme de personne. Je suivrai une
autre voie. Pourtant, je suis si imparfaite que tout à l'heure,
lorsque vous me parliez, j'éprouvais de la fierté. Je suis
orgueilleuse encore. C'est un défaut de chez moi. Mais nous avons
été si éprouvés qu'il fallait bien se raidir un peu.

Un frêle sourire se dessina au coin de sa bouche, puis disparut,
comme pour ne pas modifier la pureté des traits immobiles. Elle
reprit, tandis qu'il se taisait, subjugué par la puissance
mystérieuse qui se dégageait d'elle:

--Non, je n'oublierai pas que vous avez choisi l'heure de ma plus
grande détresse pour venir à moi.

Comme un enfant, il se lamenta.

--Je vous aime.

--Il ne faut plus m'aimer, Raymond. Avant le vôtre, j'ai entendu
un autre appel. Je vais vous révéler un secret que nul ne connaît,
pas même mon père. Je n'hésite pas à vous le confier. Gardez-le-
moi. Quand j'ai perdu ma mère, j'ai promis à Dieu de la remplacer
à notre foyer que le malheur avait ravagé.

--N'avez-vous pas empli votre rôle?

--Il n'est pas terminé.

--Le mariage vous empêcherait-il de le remplir? Nous ne
quitterions pas Chambéry.

--On ne se donne pas à demi, Raymond. J'ai renoncé à mon bonheur
personnel. Et du jour où j'y renonçai, je me sentis une grande
force.

Il eut, pour protester, un sursaut de violence.

--Mais c'est insensé, Marguerite. Vous n'avez pas le droit de vous
oublier ainsi vous-même. Après votre père, vous vivrez. Votre
frère, acquitté demain, se fera sa vie sans vous. À quoi bon vous
sacrifier pour de vains scrupules?

--Mon père a été frappé au coeur. Mon frère est toujours en
danger. Ne m'ôtez pas une part de mon courage en me disant que je
leur suis inutile.

Raymond cessa de lutter. Une intuition qui lui venait de
l'expression de Marguerite plus encore que de ses paroles
l'avertissait de la défaite. Pourtant, il essaya de retarder cette
défaite, et d'une voix attendrie et timide, il implora un délai.

--Et si je vous attendais, me repousseriez-vous? Si je vous
demeurais fidèle jusqu'à ce que, votre oeuvre de famille
accomplie, vous consentiez à venir à moi? Je vous aime tant que
plutôt que de vous perdre je saurais être patient. Ce serait cruel
et doux ensemble. Ne le voulez-vous pas?

À cette proposition héroïque et romanesque, les yeux de la jeune
fille cessèrent un instant de répandre leur rayonnement. La
découvrant plus humaine, il crut qu'elle se rapprochait de lui, et
il en conçut un nouvel espoir que les premiers mots de sa réponse
dissipèrent:

--Non, Raymond, je n'accepterai jamais de fonder mon avenir sur
votre douleur. C'est impossible. Vous ne m'avez pas entièrement
comprise. Je me suis donnée à Dieu. Ne cherchez pas à me
reprendre.

--Ah! Marguerite.

--Se donner à Dieu, c'est se donner à tous ceux qui souffrent.

--Je comprends, maintenant. Vous voulez entrer en religion.

--Je ne sais pas encore. Il y a bien des manières de servir Dieu.
Ce que je vous dis, ne le révélez à personne. Vous pleurez. Ne
pleurez pas, Raymond, Dieu vous consolera, comme il m'a consolée.

--Non, pas moi.

Et entre deux sanglots, il l'interrogea:

--Qu'allez-vous faire?

--Tant que mon père vivra, je l'assisterai. Tant que Maurice aura
besoin de moi, je l'aiderai. Au lit de mort de ma mère, je l'ai
promis. Après, je consacrerai mes forces aux malheureux, aux
vieillards, ou bien aux enfants qui n'ont pas de parents. Peut-
être tiendrai-je une école pour les petits pauvres. Je ne sais
pas. Je ne puis pas savoir. Il ne faut pas vouloir trop presser
l'avenir. Il vient de lui-même. Vous voyez: maintenant vous
connaissez tous mes secrets.

--Et moi, murmura-t-il, que deviendrai-je? Vous pensez à soulager
toutes les misères et vous oubliez la mienne.

--Raymond!

--Je suis plus malheureux que les plus misérables. Eux, du moins,
n'avaient pas entrevu leur bonheur, et moi, je suis précipité de
si haut.

--Non, ne me regrettez pas. Je n'étais pas destinée au mariage.
Dieu m'en a avertie, un peu rudement. À vous il a réservé sans
doute une autre femme qui vous rendra plus heureux.

-Vous ne ressemblez à aucune autre femme, Marguerite. Vous n'êtes
pas de celles qu'on oublie. Vous n'êtes pas de celles qu'on
remplace.

L'ombre envahissait le salon avec le soir. Et dans cette ombre où
les contours de la robe noire se confondaient, le visage diaphane
de la jeune fille gardait comme un reste de lumière. Mais cette
lumière animait à peine la pureté des traits et leur pâleur. Il
eût semblé qu'en touchant la joue, on eût craint de sentir, au
lieu de la chaleur de la vie, le froid de la pierre.

--Si, dit-elle, vous m'oublierez. Il le faut, et puis je le
désire.

Il la regardait avec découragement, comme un voyageur contemple la
cime qu'il n'atteindra pas.

--Vous ne pouvez rien sur mon souvenir.

--Alors, souvenez-vous de moi sans amertume, comme d'une soeur
perdue.

--Non, Marguerite, pas sans amertume. Vous m'aviez élevé la
pensée, le coeur. Maintenant, je vais retomber.

Elle s'émut de cette parole, et ce fut d'un ton grave, presque
solennel, qu'elle répondit:

--Si vous m'avez aimée, Raymond, si vous n'avez aimée vraiment,
vous me donnerez la joie suprême de penser que ma vocation, à vous
non plus, n'aura pas été inutile. Vous ne pouvez pas être
désespéré de mon refus: il ne vous atteint pas. Il ne peut ni vous
blesser ni vous amoindrir. Mon souvenir doit vous être doux et non
pas nuire à votre vie. Car je vous ai aimé, mon ami. Je voyais
s'approcher en paix le jour de notre mariage. Et la paix, c'est la
confiance de l'âme, c'est la sécurité de l'avenir. Un orage
imprévu nous a séparés. J'y ai discerné l'appel de Dieu. S'il n'a
pas voulu que je vous apporte le bonheur, s'il vous a éprouvé à
votre tour, laissez-moi croire que cette épreuve même vous
fortifiera, vous grandira, vous ennoblira. Si, tout imparfaite que
je suis, j'ai servi à votre élévation, ne me dites pas que vous
retomberez. Je prierai tant pour vous.

Absorbée dans sa supplication, elle, ne le vit pas qui, d'un lent
mouvement, avait fléchi le genou devant elle, mais elle sentit
tout à coup les lèvres du jeune homme sur sa main:

--Que faites-vous, Raymond? Relevez-vous, je vous en prie.

Elle le regardait à ses pieds, surprise de la résolution nouvelle
qu'elle lui découvrait. Il n'avait plus la figure tourmentée et
douloureuse, seulement sérieuse et triste. Il avait subi, malgré
lui,   l'influence de fermeté et de pacification qu'exerce la foi
jusque sur les autres.

--Je n'étais pas digne de vous, murmura-t-il. Mais je vous aimais
tant.

--Relevez-vous, je vous en prie.

Et, relevé, il lui rendit ce dernier hommage:

--Aucun homme ne vous méritait. C'est ma consolation.

Elle détourna la tête, comme pour repousser les louanges:

--Non, mon ami, ne me parlez plus ainsi.

Le sacrifice était achevé. Ils en éprouvèrent comme une sensation
physique, et ils se turent. Pendant ce silence oppressant, chargé
de mélancolie, la servante entra dans la pièce qui s'obscurcissait
tout à fait. Elle eut quelque peine à découvrir sa maîtresse dont
la silhouette se mêlait à l'ombre.

--Mademoiselle, appela-t-elle.

--Q'y a-t-il, Mélanie?

--Ces messieurs sont arrivés.

--Ah! Vous les avez introduits dans le cabinet de Monsieur?

--Oui, mademoiselle.

--Et Monsieur n'est pas rentré encore?

--Non, mademoiselle.

--Priez-les d'attendre quelques instants. Monsieur va rentrer.

Ce retard inexplicable devenait inquiétant. Raymond Bercy devina
que la pensée de la jeune fille s'éloignait de lui.

"Déjà"! songea-t-il.

Tout à l'heure, du moins, quand elle écartait doucement son amour,
il occupait cette pensée et ce coeur. La douleur même qu'elle lui
causait, le rapprochait d'elle, lui était chère puisqu'elle
émanait d'elle. Il la regarda une dernière fois, avec des yeux
désespérés, comme pour mesurer toute l'étendue de sa perte et
lever l'empreinte de son souvenir. Et se décidant, il murmura:

--Adieu, Marguerite.

Elle lui tendit la main.

--Adieu, mon ami. Allez en paix. Dans mes prières de chaque jour,
je joindrai votre nom à ceux de ma famille. Vous le voulez bien?

--Merci. J'avais conçu un grand espoir, et je l'ai moi-même brisé.

De sa voix grave, elle répondit:

--Dieu l'a voulu, et non pas nous. Que Dieu vous garde.

Il s'inclina et il partit. Demeurée seule, elle se cacha le front
dans les mains, puis se redressa. Elle se rendit dans le cabinet
de son père où elle invita MM. Hamel et Bastard à patienter
quelques minutes encore; puis, comme l'anxiété l'étreignait de
plus en plus, elle se disposa à sortir quand elle entendit la clef
qui grinçait dans la serrure. Elle se précipita vers la porte:

--Père, c'est vous, enfin!

M. Roquevillard, qui avait marché vite, s'essuya le front en sueur
malgré le froid.

--Marguerite, ces messieurs sont venus?

--Ils vous attendent.

--Bien, j'y vais.

Dans le corridor éclairé, ils se trouvaient face à face. Après
s'être quittés dans la débilité morale et le découragement, ils
s'étonnèrent de rencontrer sur le visage l'un de l'autre une
sortie de sérénité victorieuse de la douleur et de la crainte,
l'illumination spirituelle que donne la confiance. L'un avait
entendu l'appel du passé venu du fond permanent des générations,
et l'autre la voix de Dieu.


VI

LE DÉFENSEUR


Lorsque M. Roquevillard entra en coup de vent dans son cabinet de
travail, ses deux confrères qui discutaient se levèrent
immédiatement et s'avancèrent à sa rencontre. Ils ne purent
dissimuler leur surprise en découvrant, au lieu d'un homme abattu
par le désespoir à la suite du décès de son fils aîné, le
Roquevillard d'autrefois, celui qu'on redoutait à la barre, que
l'on appelait dans les délibérations difficiles et orageuses pour
la netteté de son jugement et l'autorité de ses résolutions, et
dont on supportait malaisément parfois le caractère dominateur
comme le regard perçant.

--Je vous ai fait attendre, leur dit-il avec cette aisance qui
dispense de s'excuser.

En sa présence, M. Hamel, dont la couronne de cheveux blancs, les
traits fins, la distinction un peu guindée composaient un ensemble
vénérable, et M. Bastard qui, la barbe étalée sur la poitrine et
la tête inclinée en arrière, s'imposait en tous lieux au premier
rang, semblèrent néanmoins reconnaître un chef, l'un de bonne
volonté, l'autre malgré lui. Leurs indices de supériorité
s'effaçaient devant d'autres signes incontestables.

--Mon ami, murmura le vieillard la main tendue.

--Mon cher confrère, formula son collègue.

Et ils lui adressèrent leurs condoléances, l'un cordialement et
avec émotion, l'autre en termes banals.

--Oui, répondit leur hôte, en les arrêtant d'un geste. Il ne me
reste plus qu'un fils. Celui-là je le sauverai, je veux le sauver.
Et voici ce que j'ai décidé.

Ce dernier conseil devait précisément être tenu entre les trois
avocats afin d'arrêter d'une façon définitive le plan de la
défense. Et voici que l'avis d'un seul prévalait à l'avance, sans
consultation.

--Ah! s'exclama le bâtonnier que subjuguaient tant de confiance et
de fermeté.

--Décidé? répéta d'un air de doute M. Bastard, partagé entre le
respect du deuil et le sentiment de son importance.

Tranquillement, de sa voix rajeunie, M. Roquevillard dévoila sans
retard en deux mots sa pensée:

--Vous m'assisterez tous les deux. C'est moi qui plaiderai.

--Vous!

--Vous!

L'étonnement et l'irritation se traduisaient dans ces deux
exclamations. M. Hamel fixa sur son vieux compagnon d'armes le
regard de ses yeux décolorés où la flamme de vie ne jetait plus
qu'une tremblante lueur si pure encore, tandis que l'avocat
d'assises, supportant malaisément un congé qui le privait d'une
affaire sensationnelle et d'une plaidoirie retentissante, oubliait
les circonstances de la cause et les malheurs de la race
provisoirement vaincue pour ne plus songer qu'au succès personnel
qui lui était brutalement arraché.

M. Roquevillard parlait en maître courtois, mais qui sait
commander.

--Oui, moi. Je réclamerai mon fils si énergiquement qu'on me le
rendra. On ne refuse pas un fils à son père.

Ayant ainsi dicté, comme des ordres, ses dispositions de combat,
il s'efforça aussitôt de ramener ses alliés par un peu de
diplomatie, car il savait plier sa manière impérieuse à l'art de
conduire les hommes. Comme il était certain, de l'assistance du
bâtonnier, il tourna spécialement ses efforts contre M. Bastard
qui lui échappait:

--Vous serez là tous deux. Je compte sur vous. Si je demande,
Bastard, à vous remplacer, ce n'est point que je compare mon
talent au vôtre.
Mais il est des choses que, par un douloureux privilège, seul je
puis expliquer aux jurés.

--Quelles choses?

--C'est mon secret. Vous l'apprendrez demain. Je crois pouvoir,
sans prononcer le nom de Mme Frasne, les convaincre de l'innocence
de mon fils.

--Par la suppression du préjudice?

--Non, directement.

--Je ne comprends pas.

--Vous entendrez. Cependant, si vous surprenez dans ma voix ou ma
parole une défaillance, si ma plaidoirie vous donne à craindre un
échec, je me fie entièrement à votre grande habitude des assises,
à votre merveilleuse présence d'esprit. Ces visages de juges sont
pour vous un livre ouvert. Vous connaissez le dossier aussi bien,
mieux que moi. Vous étiez prêt. Vous me suppléerez. Ainsi appuyé,
je me sentirai fort. Vous le voulez bien?

L'avocat éconduit se lissait la barbe avec soin, et dissimulait
son dépit sous un air d'indifférence:

--À quoi bon, mon cher confrère? Mon concours vous est inutile.
Vous n'avez besoin de personne. Vous ne redoutez point d'assumer
les plus hautes responsabilités, et les plus difficiles.
Permettez-moi de considérer ma mission comme terminée.

Les deux interlocuteurs, pendant ce colloque, étaient demeurés
debout. M. Hamel, assis au coin de la cheminée, les suivait de ses
yeux un peu troubles, sans prendre part à la discussion. M.
Roquevillard s'approcha de son confrère plus jeune, et lui posa la
main sur l'épaule d'un geste affectueux:

--Je sais, Bastard, que je réclame de vous un grand service. En
revendiquant l'honneur de défendre moi-même mon enfant, comprenez
que c'est mon nom que je compte défendre. Je ne méconnais point
les chances que représentent votre mérite, votre compétence, votre
rare éloquence. Mais à ma place, vous agiriez comme moi. Donnez-
moi ce témoignage d'amitié, de désintéressement et aussi d'estime.
Par là, vous me prouverez le cas que vous faites de ma parole. Je
vous en prie.

M. Bastard continuait de promener ses doigts nerveux le long des
poils de sa belle barbe. Il pesait le pour et le contre, se
livrait tour à tour aux traditions confraternelles de son ordre et
à sa vanité blessée qui s'accommodait mal du second rang. Il avait
presque imposé son concours, ses services. Il escomptait, sinon le
salut de son client, du moins son triomphe personnel devant une
salle bondée, et composée sans doute du meilleur monde,
principalement de dames avides de l'entendre. Au lieu de le
contempler dans sa gloire, debout et dominateur, ce public choisi
le verrait assis comme un secrétaire aux côtés de M. Roquevillard,
rival dangereux qui lui avait infligé au barreau tant de dures
répliques. Lui convenait-il d'accepter une posture aussi
humiliante? D'autre part, sa présence ne serait pas inutile à
l'audience. Pris d'un beau zèle subit, le père de l'accusé se
faisait probablement illusion sur l'argumentation soudaine qui le
fascinait, dont il n'osait point révéler le mystère et qu'il avait
conçue sous l'inspiration d'un chagrin par lequel sa force morale
et sa vigueur intellectuelle devaient être entamées. Cette ardeur
factice qui l'animait pouvait tomber d'un moment à l'autre,
laisser place tout à coup, sans transition, à la dépression la
plus lamentable. Comment attendre, comment espérer l'énergique, le
violent effort qu'exigerait une telle plaidoirie, après une
préparation aussi écourtée, d'un homme écrasé par le sort, ruiné,
privé tragiquement la veille de son fils aîné, et chargé de
protéger lui-même son dernier enfant contre la menace d'une
condamnation infamante? Ce n'était pas vraisemblable. Il fallait
interpréter cette décision nouvelle comme l'excitation mystique de
la douleur, et se tenir prêt à occuper la barre jusqu'au dernier
moment. La sagesse le conseillait. Le soin de la défense qui, chez
un avocat, doit primer tout autre souci, et spécialement toute
pensée personnelle, le commandait sans conteste.

Mais l'étrange sécurité que montrait M. Roquevillard en face du
péril arrêta ces velléités généreuses.

--Non, expliqua M. Bastard, je ne puis vous donner satisfaction.
Je le regrette. Ou je prendrai et garderai la responsabilité des
débats, ou je me retirerai tout à fait.

--Il s'agit de mon fils. Il est juste que je n'abandonne point sa
défense.

M. Hamel quitta son fauteuil pour intervenir opportunément:

--En ma qualité de bâtonnier, mon cher confrère, je vous demande
instamment de nous assister. Je comprends vos hésitations. Dans
toute autre circonstance, je comprendrais votre refus. M.
Roquevillard peut avoir des raisons particulières pour désirer
prendre la parole en faveur de son fils, bien que l'on confie
généralement à un autre le soin de défendre les siens. Fatigué par
le poids du malheur, il risque de présumer trop de sa volonté. Il
faut que vous soyez là. J'insiste dans mes conclusions.

Du moment que l'on invoquait le devoir au lieu de la flatterie, et
que l'on employait l'autorité au lieu de la persuasion, l'avocat
d'assises rejeta définitivement les scrupules, et, reprenant tout
son aplomb, il écarta presque durement le vieillard:

--Non, non, impossible. J'offrais mon concours le plus complet. On
le limite. On change sans me consulter le plan de la défense. On
me cache un argument qui doit être décisif. Dans ces conditions,
je n'ai qu'à me retirer, et je me retire.

Sa figure durcie n'exprimait plus que l'orgueil blessé. Il se
tourna vers M. Roquevillard pour ajouter avec une condescendance
laborieuse:

--Désirez-vous mes notes de plaidoirie? Elles vous épargneront
quelque travail. Je les tiens à votre disposition.

--Réfléchissez, mon confrère, mon ami. Ne nous quittez pas dans la
bataille.

--Ma résolution est prise.

--Absolument?

--Absolument.

M. Roquevillard, dans cette dernière tentative, conservait cet air
de hauteur et de tranquillité qui tout de suite avait déconcerté
ses visiteurs. Moins rassuré que lui sur les conséquences de cette
défection, le bâtonnier, malgré son antipathie naturelle pour M.
Bastard, chercha à le retenir encore:

--Je vous supplie de ne pas nous priver de votre secours.

--Je suis désolé, croyez-le.

--Alors, dit le père de l'accusé, prenant son parti sans aucune
émotion, je vous réclamerai le dossier, spécialement le procès-
verbal de constat, l'analyse des dépositions, l'arrêt de
contumace.

Cette désinvolture acheva d'offenser l'avocat qui n'entendait
point céder aux sollicitations, mais, par une contradiction bien
humaine, ne se résignait pas non plus à ce qu'on se passât de lui.
Il prit congé de ses deux confrères avec une irritation mal
déguisée. Hors du cabinet de travail, sur le pas de la porte
d'entrée, son hôte s'empara presque de force de sa main et la lui
serra en le remerciant chaleureusement d'avoir consenti à
s'effacer. Mais dans cette démonstration amicale, M. Bastard ne
vit qu'un suprême affront. Et il courut en ville ruiner dans
l'esprit public la cause des Roquevillard en annonçant
l'aberration du père et la condamnation probable du fils.

Après ce départ, M. Hamel ne put dissimuler sa tristesse, ses
doutes, l'inquiétude qui le tourmentait et qu'alourdissait l'âge.
Éloigner volontairement le maître habituel des assises, n'était-ce
pas bien imprudent, et ne risquait-on pas de payer cher cette
imprudence? Pourquoi cette mesure de la dernière heure qui jetait
dans le camp de la défense le trouble et la désorganisation? Il
formulait ces critiques d'un ton courtois mais ferme, et, les
estimant superflues, il les suspendit pour ajouter d'un ton
mélancolique:

--Mon ami, vous êtes arrivé, tout à l'heure, le visage illuminé
d'une inspiration intérieure. J'ai compris, en vous regardant, que
vous n'écouteriez personne. D'où veniez-vous donc?

--De la Vigie, répondit M. Roquevillard qui avait supporté
respectueusement les reproches. Les morts m'ont parlé. Ils ne
veulent pas d'un charlatan pour opposer leurs mérites à l'erreur
de leur descendant.

--Les morts?

--Oui, mes morts, ceux qui ont fait ma race et qui l'ont
maintenue. Ils seront demain les garants de notre honneur. Du
premier de mon nom jusqu'à mon fils aîné, combien se sont
sacrifiés à la chose commune, et vous voudriez que ces sacrifices
ne fussent pas comptés?

M. Hamel réfléchit, puis se leva:

--Je crois à la réversibilité et je comprends. Mais les jurés,
comprendront-ils?

--Il faudra bien, répliqua son hôte avec une telle assurance que
le vieillard en fut ébranlé.

--Il se passe en vous quelque chose, dit-il, qui agit sur ceux qui
vous parlent et qui les pénètre. Oui, mieux qu'aucun autre avocat
vous défendrez votre fils. Vous avez la force et l'autorité.
J'aurai l'honneur de vous assister demain. Adieu, je vous laisse
travailler.

Il drapa ses maigres épaules dans son pardessus râpé, et d'un air
soudainement hâtif gagna la porte.

--Marguerite! appela M. Roquevillard après avoir accompagné le
bâtonnier.

La jeune fille, qui, dans une pièce voisine, attendait le moment
où son père lui serait rendu, parut aussitôt:

--Me voici.

--Viens, je veux te parler.

Il l'emmena dans son cabinet, et rapidement lui demanda:

--Tu as vu Maurice à la prison?

--Oui, père. Nous avons pleuré ensemble.

--Pleuré? Oui, j'ai le coeur arraché. Pourtant je ne pleure pas.
Demain soir, je serai libre de pleurer tout mon saoul. Jusque-là,
je ne verserai pas une larme.

Marguerite, un peu effrayée de l'exaltation qui éclairait et
rajeunissait le cher visage sur lequel elle avait suivi tant de
fois la progression de leurs désastres de famille, en profita
néanmoins sans retard pour achever son oeuvre de réconciliation:

--Père, Maurice réclame sa place dans votre coeur.

--Il ne l'a jamais perdue.

--Je le savais bien. Lui pardonnez-vous?

--Il y a longtemps que je lui ai pardonné.

--Ah!

--Le soir de son retour, petite. As-tu douté de ton père?

--Oh! non. Pourquoi ne pas lui dire?

--Il ne me l'avait pas demandé.

--Il vous le demande, et il vous prie de diriger sa défense comme
vous l'entendrez, sans restriction. Il sait que vous aurez soin de
son honneur.

--Sans restriction? Il est trop tard.

--Pourquoi trop tard?

--Parce que j'ai licencié M. Bastard, son avocat.

--Qui le défendra?

--Moi.

--Ah! dit Marguerite en se jetant dans ses bras. Je ne l'espérais
plus. Je l'avais toujours désiré.

Et M. Roquevillard, déjà préoccupé de son devoir nouveau et
pressant, serra sa fille sur sa poitrine:

--Tu as toujours eu foi en moi, petite. Va me chercher les livres
de famille, tous, même les anciens.

Pendant la courte absence de sa fille, il reçut le dossier de
l'affaire que renvoyait M. Bastard selon sa promesse, l'ouvrit, le
feuilleta et regarda l'heure:

--Six heures bientôt. Aurai-je le temps?

Et il considéra avec tristesse le tas considérable que formaient
les livres de raison apportés en plusieurs voyages par Marguerite.

--Les voici tous, dit la jeune fille. Il y en a beaucoup, et de
bien vieux.

Cinq cents ans de travail et d'honneur tenaient dans ces cahiers.
Elle présenta à son père un dernier carnet de dimensions moins
volumineuses:

--Là, expliqua-t-elle en rougissant un peu, j'ai résumé notre
histoire, ses principaux traits, spécialement les services rendus
au pays. C'est une sorte d'abrégé moins intime.

--Tu avais deviné que nous en aurions besoin un jour?

--Non, père. J'ai écrit cela l'hiver dernier, pour protester
contre la défaveur qui nous atteignait. J'en lisais des morceaux à
maman qui, de son lit, m'approuvait.

--Et tu préparais la défense de Maurice.

--Avec cela?

--Oui. Maintenant laisse-moi travailler.

Comme elle s'éloignait, il la rappela:

--Marguerite, j'ai encore quelque chose à te dire.

Vite, elle revint à lui. Avant de parler, il l'enveloppa toute de
ce regard paternel qui donne, au lieu de prendre et protège au
lieu de convoiter, et il remarqua, en même temps que leur pâleur,
le calme des traits, la douceur sereine de leur expression:

--J'ai croisé Raymond Bercy, petite fille, comme je rentrais. Il
était en bas, sur le seuil de la porte cochère, immobile, absorbé,
ému. Il m'a salué, et a fait un pas vers moi, comme pour
m'aborder, mais trop tard: j'avais déjà passé.

Elle ne parut nullement impressionnée et répondit:

--Il sort d'ici, père.

--Ah! que désirait-il?

--Vous assister demain à l'audience.

--Quelle idée! et à quel titre?

--Comme un fils.

--Comme un fils? Il t'a donc demandé ta main?

--Oui.

--Et tu ne me le disais pas. Dieu a pitié de nous, Marguerite.
Notre excès de malheur l'a touché. Raymond se conduit noblement.
Il n'a pas attendu pour nous revenir que nous soyons publiquement
lavés de toute accusation. Et toi, qu'as-tu répondu?

--J'ai refusé.

M. Roquevillard fit un geste d'étonnement, et avec tendresse il
attira sa fille plus près de lui en regardant jusqu'au fond des
grands yeux limpides:

--Refusé, pourquoi? Je devine: tu as pensé à moi. Tu te sacrifies
à ton père. Ton père ne l'accepte pas, ma chérie. Je te l'ai dit
bien souvent: que les parents subordonnent leur vie à celle de
leurs enfants, c'est naturel, mais non pas le contraire.

--Père, murmura-t-elle, je vous aime bien. Vous le savez. Pourtant
vous vous trompez, je vous le jure.

--Ce n'est pas pour moi?

--Non, père.

À la flamme pure qui des yeux rayonnait sur tout le visage sans
couleur, il comprit l'âme de sa fille. Déjà n'avait-il pas dû
comprendre une autre fois? Dieu lui prenait ses enfants l'un après
l'autre. Quelle fièvre de renoncement et d'immolation les agitait,
les brûlait? Ne fallait-il pas voir, dans ces offrandes
successives, le rachat du coupable? Il se souvint d'un matin
d'été, à la lumière insultante, où, du quai de Marseille, il avait
vu partir le bateau qui emmenait en Chine Félicie. Et il pressa
plus fort Marguerite sur son coeur tremblant:

--Toi aussi, murmura-t-il simplement.

Elle lui noua les bras autour du cou et lui confia tout bas dans
un baiser:

--Pas maintenant, père.

--Après moi?

-Oui.

Il la garda un instant appuyée tout contre lui, comme une petite
fille, comme aux jours anciens où il la tenait avec précaution. Il
réfléchissait en la sentant si bien à lui encore, et il hésitait à
accepter un délai qu'inspirait la piété filiale. Mais en face de
lui, la glace de son cabinet lui renvoyait l'image du groupe qu'il
formait avec Marguerite. D'un coup, il constata les changements
qui s'étaient opérés en lui dans l'espace d'une année.

"Demain, songea-t-il, j'aurai sauvé Maurice, ma tâche sera
terminée. Après, je ne ferai pas de vieux os."

En se penchant sur le cher visage, il y posa ses lèvres en signe
d'acceptation. Puis, revenant au but principal de son esprit, il
chassa l'attendrissement et prit ses dispositions de combat:

--Fais servir le dîner à huit heures. J'ai presque deux heures de
travail devant moi, le temps de me remémorer dans ses détails ce
dossier que je connais. À neuf heures je me coucherai pour me
relever à trois heures du matin. De trois heures à neuf heures,
avant l'ouverture des assises, je préparerai ma plaidoirie.

--Bien, père. Il est arrivé de Lyon une lettre de Germaine. Son
coeur est avec nous.

--Tu me la liras en dînant.

--Charles sera ici demain par le train d'une heure. Il ne peut
arriver plus tôt.

--Je l'attendais.

--Je vous laisse, père.

La porte refermée sur Marguerite, il s'empara vivement sur la
table d'une photographie d'Hubert, et considéra le portrait de son
fils aîné.

"Pardonne-moi, lui disait-il intérieurement, de penser
exclusivement à ton frère. Ne crois pas que je t'oublie. Tu vois,
je ne suis pas libre. Demain je t'appellerai, je te parlerai, je
te pleurerai. Demain, je t'appartiendrai. Ce soir j'appartiens à
toute notre race."

Doucement, il replaça l'image devant lui. Et pliant sa douleur à
la nécessité immédiate, il se mit au travail.



VII

JEANNE SASSENAY


Pour obéir à son père, Marguerite Roquevillard avait déposé, à
titre de renseignement, au sujet de l'argent destiné à son
trousseau qu'elle avait remis à son frère Maurice le soir du
départ pour l'Italie, et de celui qu'elle lui avait envoyé à Orta;
puis elle était rentrée chez elle en toute hâte, comme si l'éc1at
donné à sa générosité la dût remplir de honte. Dans une faible
mesure, elle avait pu contribuer à la défense de l'accusé, et se
reprochait d'avoir montré tant de faiblesse et répondu si
timidement à l'interrogatoire du président des assises. Son
courage était intérieur, et s'accommodait mal des manifestations
publiques. Elle déplorait sa modestie qui lui apparaissait à elle-
même comme une lâcheté, et craignait d'avoir nui, par son
hésitation, à la franchise de son témoignage.

Que s'était-il passé, avant son introduction, dans la salle
d'audience, et après sa fuite? Elle n'en savait rien, mais
rapportait de son bref contact avec la justice une frayeur qu'elle
ne parvenait pas à vaincre. Enfermée avec les autres témoins, elle
avait entendu appeler ceux-ci un à un par la voix d'un huissier et
les avait vus disparaître, son grand-oncle Etienne et sa tante
Thérèse en dernier lieu. Restée presque seule, on l'avait conduite
à la barre, son tour venu. Tremblante comme une figurante qu'on
pousse sur la scène, elle avait aperçu en face d'elle, à son
entrée, en bas et aux tribunes, à l'orchestre et au balcon, une
multitude de regards qui la dévisageaient, qui la blessaient et la
fouillaient. Tout Chambéry était là qui épiait sans miséricorde la
peur d'une jeune fille, qui épierait tout à l'heure avidement
l'agonie d'une race. Elle s'était trouvée enfin devant trois
magistrats en robe rouge, ayant à leur droite les bancs des jurés.
Elle avait cru défaillir en déclinant son nom, quand la voix de
son père avait retenti à ses oreilles. Cette belle voix chaude,
qu'elle connaissait bien, l'avait fortifiée instantanément comme
un cordial. L'avocat était debout devant Maurice qu'il protégeait,
et si calme qu'elle en avait été surprise et tranquillisée par
contagion. Il dictait en une formule claire la question à poser.
Après avoir répondu à peine distinctement, elle s'était sauvée,
comme un pauvre gibier qui gagne les taillis.

"Père ne sera pas content de moi, se reprochait-elle. Quel empire
il a sur lui-même! Comme il se possède et comme on le redoute! Il
s'est levé deux fois, et j'ai senti à chaque fois un silence plus
profond dans la salle. Ses yeux jetaient des flammes. Il
paraissait jeune. Il est notre force"

À midi et demi, M. Roquevillard vint déjeuner.

--Servez-nous vite, Mélanie, dit-il dès la porte. Je suis pressé.

Il avait son air de bataille, un plu au front, le regard droit,
impossible à éviter, difficile à soutenir, et les muscles du
visage tendus. Les dernières veilles, la douleur, l'inquiétude
avaient vieilli les traits. Une volonté impérieuse suspendait
provisoirement l'effort combiné de l'âge, de la fatigue et du
chagrin.

--Eh bien, père? interrogea Marguerite suppliante.

Il la rassura en deux mots:

--L'audience rouvre à deux heures.

--Ce n'est pas fini?

--Non, non.

--Que s'est-il passé?

--Tu n'as donc rien vu, petite fille?

--Oh! non, père, je suis partie. Dites-moi tout. Voyez:je tremble
encore.

--Il ne faut pas trembler, Marguerite. Aie confiance.

À table, tout en mangeant rapidement et sans appétit, il résuma
les débats pour elle:

--Tu n'as pas compris grand'chose, sans doute, aux formalités de
l'installation des jurés, des prestations de serment, des
récusations, et de l'appel des témoins?

--J'étais près de vous dans la salle, père. À mon nom, je me suis
levée et l'on m'a emmenée dans une chambre où j'ai retrouvé oncle
Etienne et tante Thérèse.

--La salle des témoins. Puis les dépositions ont commencé après la
lecture de l'acte d'accusation, celle du procès-verbal, dressé par
le commissaire de police, constatant le vol de cent mille francs,
et l'interrogatoire de Maurice qui a protesté de son innocence
tout en refusant d'accuser personne, malgré l'insistance du
président. Des témoins à charge, le premier clerc de l'étude
Frasne s'est montré le plus acharné contre lui. C'est ce nommé
Philippeaux qui doit nous haïr, j'ignore pourquoi, car il a déposé
avec la rage de dénoncer, de compromettre, de présenter comme des
preuves accablantes, les présomptions qu'il inventait ou qu'il
interprétait méchamment.

--Quelles présomptions?

--La connaissance du dépôt d'argent dans le coffre-fort, la
découverte possible mais non pas démontrée du secret de la serrure
sur un agenda, la présence tardive à l'étude avec les clefs le
soir du vol, le manque de ressources personnelles, le départ pour
l'étranger, l'impossibilité d'imaginer un autre coupable, etc. Les
autres clercs ont réédité son témoignage comme une leçon apprise,
mais avec moins de détails et moins de certitude. Enfin,
l'ancienne femme de chambre de Mme Frasne, qu'on a dû circonvenir,
a prétendu que, pendant l'absence de son maître, jamais sa
maîtresse n'avait pénétré dans le bureau. Qu'est-ce que ça prouve?
Mme Frasne aurait-elle convoqué son personnel pour assister au
détournements des fonds?... Mais je ne dois pas l'accuser, moi non
plus.

--Pourtant Maurice ne s'y oppose plus.

--Je ne le ferai pas. Nous avons payé sa rançon: qu'elle la garde,
et ne reparaisse jamais... J'avais cité avec moi, comme témoins à
décharge, ton grand-oncle Etienne et ma belle-soeur Thérèse, afin
d'établir que Maurice n'était point parti sans ressources,
l'employé de la Société de crédit qui t'a délivré, à la fin
d'octobre dernier, le chèque de huit mille francs sur la Banque
internationale de Milan au nom de ton frère, et enfin Me Doudan,
le notaire.

--Pourquoi ce dernier?

--Pour qu'il déclarât la vérité du versement de cent mille francs
que j'ai opéré par ses soins entre les mains de M. Frasne, et
aussi le nom du véritable acquéreur de la Vigie. Le président,
après avoir conféré avec M. Latache, président de la Chambre des
notaires, l'a relevé du secret professionnel, et il a bien fallu
qu'il révélât aux jurés la fructueuse spéculation de M. Frasne.

--C'est donc M. Frasne, demanda la jeune fille, qui a acheté la
Vigie, pour lui, pour s'y installer à notre place?

--Ne le savais-tu pas?

--Je ne pouvais pas le croire. Il y a tant de choses que je ne
comprends pas. L'an dernier, aux vendanges, il avait déjà l'air de
faire une enquête: il furetait partout.

--Oui, petite, c'est lui qui remplace les Roquevillard et continue
la tradition. Le tout, gratuitement.

Reprenant son récit après cet accès d'amertume, il ajouta:

--Son avocat a pris la parole à onze heures.

--Quel avocat, père?

--Un M. Porterieux, de Lyon. Il n'a trouvé personne au barreau de
Chambéry.

--À cause de vous?

--Sans doute.

--Et qu'a-t-il osé dire?

--C'est un homme habile, insinuant, d'une violence froide et
calculée. Il a commencé par tracer de Maurice un portrait
tendancieux: jeune homme aujourd'hui que nul frein ne retient
plus, très imbu de ses droits individuels, avide de développer sa
personnalité, de conquérir son bonheur, fût-ce en piétinant celui
des autres, refusant de s'encadrer dans une société organisée,
enfin un de ces intellectuels de l'anarchie capables de passer du
domaine des idées dans celui des faits. "Interrogez, a-t-il
ajouté, ses camarades, ses amis. Ils ne pourront nier que dans ses
conversations il ne cessait de dénigrer, de démolir l'ordre des
choses établies, et qu'il réservait son admiration aux théories
pernicieuses d'un philosophe allemand pour qui le type supérieur
de l'humanité, le surhomme, édifie sa fortune sur la ruine et la
douleur des petits, des humbles, des faibles. Et ce n'est, dans
Chambéry, un secret pour personne, qu'il ne parvenait pas à
s'entendre avec son père dont il supportait l'autorité
malaisément."

--Il a dit cela? murmura Marguerite révoltée.

--Oui, je te donne le ton. De moi-même, il a tiré un argument. De
notre famille, il en a tiré un autre, l'accusé ne pouvant invoquer
l'excuse d'une éducation mauvaise, du manque d'instruction, des
fâcheux exemples ou le bénéfice d'une enfance malheureuse qui
risque d'aigrir pour toujours le caractère. Je passe sur la
séduction préméditée et intéressée de Mme Frasne.

--Intéressée?

--Oui, dans son nihilisme moral Maurice convoitait à la fois la
femme et l'argent, sans scrupules. Ayant ainsi rendu ou cru rendre
vraisemblable l'abus de confiance, Me Porterieux a abordé
l'accusation et ce qu'il n'a pas craint d'appeler les preuves
matérielles. Mme Frasne consent à partir. Le mari est absent, le
jour est propice, l'heure est unique. Son amant, dépourvu de
fortune personnelle, cherche, doit chercher le prix du voyage. Il
connaît l'existence du dépôt qui provient de la vente de Belvade,
il a découvert sur un agenda le chiffre du secret, il se fait
remettre les clés, il s'arrange pour demeurer seul à l'étude. Il
prend et il s'enfuit à l'étranger avec sa maîtresse. Non seulement
il est coupable, mais seul il peut l'être.

--Et Mme Frasne?

--Mme Frasne? Qu'il l'accuse, qu'il ose donc l'accuser! Il s'est
tu à l'instruction, il se tait à l'audience. "Je le mets au défi
de l'incriminer, a conclu l'avocat, peut-être mis imprudemment au
courant par Bastard du généreux entêtement de Maurice, et ce
silence, qui est un aveu, le condamne."

De la salle à manger ils avaient passé dans le cabinet de travail.
Marguerite, dans ce résumé virulent et pourtant impartial de la
plaidoirie adverse, entendait gronder la fureur et le désespoir
paternels et en était bouleversée.

--Père, murmura-t-elle, ne sommes-nous pas perdus? Espérez-vous
encore?

--Si j'espère!

--Quand sera-ce-fini?

--À deux heures, dans quarante minutes, Me Porterieux reprendra sa
plaidoirie.

--Ne nous a-t-il pas assez fait de mal?

--Il paraît que non. Il lui reste un dernier argument à
développer.

--Lequel?

--Le nouvel aveu qui, d'après lui, résulte de la restitution, par
moi, des cent mille francs. Avant trois heures, je suppose, mon
tour viendra. À quatre heures ou quatre heures et demie j'aurai
terminé.

Et il ajouta, en affectant la tranquillité:

--Le train de Charles arrive à une heure. Ton beau-frère devrait
être là.

Peu après, Charles Marcellaz sonna en effet.

--Quelles nouvelles, mon père? demanda-t-il en entrant. Germaine
pleurait ce matin en me disant adieu, et les trois petits
l'imitaient. Votre télégramme d'hier nous a causé tant de chagrin.
Pauvre Hubert!

--Je vous attendais, Charles. Votre place est à côté de moi.
Marguerite vous renseignera en vous faisant servir à déjeuner.
Laissez-moi quelques minutes. Soyez prêt à deux heures moins cinq.

--Je serai prêt. Ah! je vous préviens que j'ai pris mes mesures
pour vous restituer la moitié de la dot de Germaine. Plus tard, ce
sera le reste.

L'avoué annonçait cela d'un ton de mauvaise humeur, comme un homme
peu accoutumé à la bienfaisance et qui s'en cache. Il était
conquis, lui aussi, à la cause commune; mais comme sa raison
suivait en protestant, il n'affichait pas sa défaite.

--Je n'accepte pas, mon ami, répondit M. Roquevillard.

Et plus ému de ce concours que de tous les efforts adverses qu'il
s'apprêtait à repousser, il ajouta:

--Embrassez-moi.

Ainsi le lien de famille se resserrait dans l'infortune.

L’avocat s’isola un quart d’heure pour ramasser en faisceau les
arguments de sa plaidoirie. Le récit qu’il avait fait à sa fille,
sous l’empire de la surexcitation nerveuse, avait été pour lui un
dérivatif de la colère et de la honte qui s'accumulaient en lui
depuis le matin, à écouter les infamantes accusations portées
contre son fils. Ses nerfs se détendirent, le bouillonnement de
son coeur se calma comme la mer quand le vent tombe. Lorsque ce
fut le moment de regagner le Palais de Justice, Marguerite lui
découvrit un visage moins orageux et dans le regard cette sérénité
que la veille il avait rapportée de sa visite à la Vigie.

--À ce soir, père, dit-elle. Que Dieu vous aide!

Sur le pas de la porte, il répondit rapidement.

--À ce soir, petite... avec Maurice...

La jeune fille venait de s’enfermer dans sa chambre pour y prier,
quand Jeanne Sassenay demanda à la voir:

— Mademoiselle Marguerite, je vous prie.

Plus rigide et circonspecte depuis l’insistance de Raymond Bercy,
la bonne écarta d’un ton péremptoire l’importune question:

--Mademoiselle est fatiguée. Elle ne reçoit personne.

--Tant pis, j’entre quand même.

Et dépassant la servante effarée avant que celle-ci n’eût eu le
temps de lui barrer le chemin, Jeanne traversa le corridor en
courant, chercha la chambre de son amie qu’elle connaissait,
frappa rapidement, entra et se jeta dans les bras de Marguerite.

--C’est moi. Ne me renvoyez pas. Ce n’est pas la faute de Mélanie.

--Vous, Jeanne? Pourquoi venir?

--Parce que vous êtes seule et que vous avez de l’ennui. Il y a un
tas de dames qui sont allées à l’audience comme à une partie de
plaisir. Alors, moi, j’ai pensé que ma place était ici avec vous.
Je vous aime bien.

Marguerite caressa la joue de son amie:

--Vous êtes bonne.

--Oh! non. Seulement j’ai tant d’amitié pour vous... Toute petite,
je vous admirais déjà. Et je voudrais tant vous ressembler.

Puis, d’un ton mystérieux, elle changea brusquement de sujet:

--Figurez-vous qu’elles ont fait toilette pour se rendre au Palais
de Justice. Parfaitement, comme à une matinée.

—Qui?

--Ces dames.

--Oui, dit Mlle Roquevillard amèrement. Il s’agit de notre
honneur. C’est un spectacle.

Jeanne Sassenay lui prit la main:

--Moi, je ne suis pas inquiète.

Et d’un ton doctoral elle parut trancher le débat:

--En somme, que lui reproche-t-on de grave à votre frère? D’avoir
enlevé une femme? Cela n’est rien.

Malgré sa tristesse, Marguerite ne put réprimer un sourire, ce qui
encouragea sa compagne.

--Vous comprenez bien qu’une femme ne s’enlève pas comme une tache
d’un habit. Moi, celui qui voudrait m’enlever, je le grifferais,
je le mordrais, je lui ferais un mal effroyable... À moins que je
parte avec lui.

--Taisez-vous, Jeanne.

--Ah! peut-on savoir? Quand on aime, on est capable de tout.
Aimer, c’est quelque chose de terrible.

--Qu’en savez-vous?

--Pourquoi ne le saurais-je pas? Je ne suis plus une petite fille.

Mlle Sassenay donna un coup à son chapeau qui, sur la chevelure
blonde, perdait l’équilibre, vérifia les frisons qui descendaient
sur le front et prit un air détaché pour dissimuler sa rougeur
tandis qu’elle demandait:

--Cette méchante femme, il ne l’aime plus?

--Maurice? Je ne crois pas.

--Vous en êtes sûre?

--Il n’en parle jamais.

--On ne l’a plus revue?

--Non.

--Tant mieux. Je la déteste. D’abord elle n’était pas si belle que
ça. De beaux yeux, oui; mais elle s’en servait un peu trop. Et des
sourires, et des oeillades, et des mines, et des balancements de
tête, et des flexions de cou, et des ondulations d’épaules, et des
tortillements de hanches.

Levée en hâte de sa chaise, elle contrefaisait Mme Frasne à
travers la chambre en caricaturant ses gestes et ce perpétuel
mouvement qui trahissait l’agitation intérieure.

--Jeanne, je vous en prie, se récria Marguerite.

--Non, non, je vous assure, continua la jeune fille tout à fait
lancée, les brunes ne valent pas les blondes, ni pour le teint, ni
pour la grâce. Vous, avec vos cheveux châtains, vous réunissez la
beauté de toutes, mais vous n’en faites rien... Et puis, je la
déteste encore...

--Mais qui?

--Mme Frasne, donc, parce que c’est une femme fatale, qui porte le
guignon. Votre frère en a été bien puni. Elle l’a rendu
malheureux: elle ne l’aimait pas. C’est elle qu’on devrait mettre
en prison.
Quant à votre frère, on l’acquittera. Vous savez: papa et maman
sont pour lui. Papa rechignait, mais je l’ai grondé. J’aurais
voulu le voir acquitter. Vous le féliciterez pour moi. Ce doit
être beau, un acquittement.

Elle babillait sans s’arrêter. Marguerite, doucement,
l’interrompit:

--Voulez-vous prier avec moi, Jeanne?

--Si vous voulez.

Les deux jeunes filles s’agenouillèrent côte à côte. Mais à peine
avaient-elles commencé leurs oraisons, que l’on frappa à la porte:

--C’est le courrier, dit la bonne, en remettant quelques lettres à
Mlle Roquevillard.

--Vous permettez? demanda celle-ci à sa compagne. C’était le jour
d’Hubert... Ah! une lettre de lui... je l'attendais un peu.

D’une main frémissante, elle décacheta l’enveloppe qui venait du
Soudan. Par delà la mort, le jeune officier intervenait dans le
drame de famille. Il est peu d’impressions aussi poignantes que de
recevoir des témoignages de ceux qui ne sont plus. Marguerite,
dont la résignation farouche ressemblait au calme jusqu’alors,
laissa échapper, en lisant, un long gémissement. Jeanne, discrète,
émue, n’osait la consoler. Mais d’elle-même, la jeune fille se
ressaisit. Ce n’était point l’heure de pleurer, de s’abandonner.
Son père ne lui avait-il pas montré la conduite à tenir?

--Hubert, murmura-t-elle.

Elle parut chercher un instant quelle décision prendre.

--Il faut... il faut que j’aille au Palais de Justice. Tout de
suite.

--Pourquoi?

--Ah! parce qu’Hubert aussi a pensé à nous.

--Hubert?

--Oui. Il savait qu’il allait mourir. Au commencement de sa lettre
il tâche de nous tromper, de nous égayer. Et puis, et puis il
écrit... Là, tenez, mon Dieu. Mes yeux ne voient plus. Là... "Si
pourtant je devais rester ici, toujours, j’offrirais le sacrifice
de ma vie, pour l’honneur de notre nom, pour le salut de
Maurice..." Vous voyez. Il m’ordonne d’aller là-bas.

Jeanne éclata en larmes. Déjà Marguerite exaltée mettait son
chapeau et son voile.

--Je suis sûre que père a besoin de cette lettre. Je ne puis pas
hésiter.

C’était, dans la famille, entre les morts et les vivants une
connivence mystérieuse qui les unissait à travers le temps et
l’espace.

--Je vous accompagne, dit son amie, tout aussi résolue.

--Oui, venez. Avec vous, je serai plus brave.

Et les deux jeunes filles s’élancèrent au dehors, longèrent le
château dont la façade morose se réchauffait au soleil d’hiver,
suivirent des ruelles qui raccourcissaient la distance, et au delà
du marché, atteignirent le Palais de Justice en quelques minutes.

--La salle des assises, monsieur? demanda humblement Marguerite au
concierge.

--Là, madame, au rez-de-chaussée. Mais la salle est remplie. Vous
ne pourrez pas entrer.

Jeanne Sassenay intervint avec assurance.

--Il faut, pourtant que nous entrions. Nous avons une lettre, une
pièce à remettre à l’avocat de l’accusé. Une pièce importante.

--Impossible, mesdames. On plaide. C’est trop tard. Qui êtes-vous?

La soeur de Maurice releva son voile:

--Mlle Roquevillard.

--Ah! bien... Suivez-moi.

Impressionné par ce nom, il les conduisit jusqu’à la porte
réservée aux témoins.

--Vous n’avez qu’à ouvrir, mademoiselle. La barre des avocats est
devant vous, un peu à gauche. Après, vous sortirez par là. Ou bien
vous trouverez une place libre.

Et, fonctionnaire prudent et craintif, il ajouta en quittant les
deux jeunes filles:

--Surtout, ne dites pas que c’est moi.

Marguerite qui était en avant posa la main sur le loquet. Elle
entendait parler. Ce n’était pas la voix de son père. Derrière
cette porte, le sort de Maurice, celui des Roquevillard, se jouait
à cette.
heure. De la part d’Hubert, elle apportait la suprême réserve.

VIII

LA VOIX DES MORTS


Elles entrèrent. Il était un peu plus de deux heures et demie: Me
Porterieux, venimeux et insolent, achevait de plaider. Aux
tribunes et dans la salle, le public se pressait, gens du monde et
gens du peuple confondus, pour happer la curée chaude que leur
servait l’avocat, expert et cruel veneur, avec le coeur palpitant
des Roquevillard. On remarqua la présence des deux jeunes filles
qui, la porte franchie, hésitaient dans leur marche.

--Elles viennent chercher des maris, expliqua l’avoué Coulanges
qui, assisté de Me Paillet, faisait au premier rang du balcon les
honneurs de l'audience à quelques dames de la société et qui, pour
cette raison, se croyait tenu de montrer de l’esprit.

--Ah! par exemple, s’écria l’une de ces dames suffoquée
d’indignation. Regardez plutôt cette effrontée.

Tandis que Marguerite s’approchait de son père et lui remettait la
lettre d’Hubert, Jeanne, sa compagne, avec une tranquille audace,
se procurait la satisfaction de narguer toute la ville en se
tournant ostensiblement vers Maurice Roquevillard assis au banc
d’infamie, et en lui faisant signe de la main avec le plus
gracieux sourire.

Elle fut immédiatement récompensée de son courage, en voyant
quelle gratitude illuminait le visage du jeune homme, un visage
amaigri, resserré, et comme contracté par la volonté de demeurer
impassible sous les injures et les calomnies. Cet incident rapide
suscitait déjà les commentaires de toute la salle. Marguerite,
penchée, ne s’en était point doutée. Elle aussi, salua son frère,
mais plus discrètement, et murmura à l’oreille de son amie:

--Partons.

--Oh! non, je reste, répliqua celle-ci, trop désireuse d’assister
aux débats.

M. Roquevillard, d’un geste bref, leur indiqua des places vides au
banc des témoins. Le soleil pénétrait à travers les vitres,
laissant dans l’ombre les jurés qui étaient assis à contre-jour,
éclairant spécialement la cour, l’avocat général, les avocats et
l’accusé comme on favorise la scène d’un théâtre pendant la
représentation. Ainsi Me Porterieux s’agitait en pleine lumière.
Il reprenait en charge finale toute son argumentation condensée.
Il répétait comme des affirmations la liste des présomptions qu’il
avait accumulées, et transformait une fois de plus le silence de
l’inculpé sur Mme Frasne et le paiement intégral des cent mille
francs à M. Frasne, comme d’indiscutables aveux. Enfin, il réclama
violemment, comme une chose due, une condamnation sévère et
flétrissante pour ce jeune homme qui pratiquait l’amour
utilitaire, et, nouveau Chérubin d’une époque pratique, n’avait
pas craint d’emporter la caisse du mari avec l’honneur de la
femme. Il s’assit, et sa péroraison, prononcée avec tous les
simulacres de l’indignation et de la colère, provoqua ce murmure
innombrable et mystérieux comme la voix des vagues qui s’égare sur
les lèvres de la foule sans révéler son origine. Sa plaidoirie
avait été comme un vol de flèches empoisonnées, se succédant sans
relâche dans la même direction. Et même on eût dit qu’à travers le
fils il visait le père contraint par la honte à la restitution, et
voulait atteindre toute la race effondrée dans la boue avec son
descendant. Il s’était acharné plus qu’il n’était nécessaire sur
sa victime, en ennemi implacable prêt à piétiner les cadavres. En
vérité, le notaire avait bien choisi son porte-parole; il n’aurait
pu désirer plus de venin et de fiel dans une seule bouche. À
diverses reprises, M. Roquevillard, tourné vers son fils ou vers
son gendre, les avait calmés par l’égalité d’âme dont lui-même
faisait preuve dans l’orage.

--La parole est à M. l’avocat général, articula le président des
assises d’une voix morne qui signifiait: "À quoi bon un deuxième
réquisitoire? "

Le procureur, M Vallerois, attiré par la curiosité, s’était placé
derrière l’avocat général, M. Barré, qui occupait le siège du
ministère public. Il se porta en avant pour adresser quelques mots
à son collègue du parquet, mais celui-ci parut écarter un avis
importun et se contenta de dire qu’il s’en rapportait à
l’appréciation de MM. les jurés dans une affaire introduite sur la
plainte de la partie civile et déjà jugée par contumace.

--La parole est à la défense, reprit le président d’un ton plus
éveillé, qui montrait son contentement d’éviter un discours.

Me Hamel, assis à côté de M. Roquevillard, demanda à son confrère:

--Êtes-vous prêt?

--Mais oui. Pourquoi?

--Alors, parlez le premier. Si c’est nécessaire, je vous
suppléerai.

M. Roquevillard comprit que le vieillard, encore chancelant sous
une attaque dont ses vieilles traditions n’admettaient pas les
procédés, réservait son effort pour le cas où la défense serait
paralysée par l’émotion, inférieure ou incomplète.

--Bien, approuva-t-il.

Pendant ces conciliabules, les conversations particulières
recommençaient peu à peu, de-ci de-là, dans le public,
s’étendaient comme la poussière après le passage d’un convoi.

--Les Roquevillard, constata. l’avoué Coulanges qui tenait pour M.
Frasne, ne se relèveront jamais de telles blessures.

--Eh! eh! objecta Me Paillet, toujours de bonne humeur, attendez
la réplique du père, et gare à Me Porterieux.

Un homme du peuple qui avait entendu, et qui était un habitué des
audiences, commenta cette opinion pour son voisin en termes plus
vifs:

--Oui, le vieux est coriace.

Et Me Paillet de rire et d’insister:

--Vous verrez s’il sait mordre et s’il a la dent dure.

--Il a l’air bien fatigué, murmura une dame compatissante.

--Vous voulez dire effondré, reprit M. Coulanges en rectifiant un
menu détail de toilette. Deux vieillards ne valent pas un jeune
homme.

Et son attitude fringante ajoutait: "surtout auprès des femmes",
tandis qu’il montrait, en bas, les deux avocats échangeant leurs
observations non loin de Me Bastard qui, les doigts perdus dans la
barbe, guettait la défense pour la voir s’écrouler.

M. Roquevillard ôta sa toque et se leva. Il regarda tour à tour,
sans hâte, sa fille et son fils, et cueillit leur espoir et leur
confiance. Le silence se fit immédiat, profond, tout frémissant de
l’attente qui suspendait les respirations et le mouvement des
coeurs. Rien qu’en se levant, cet homme aux cheveux gris, presque
blancs, ce vieillard qui
représentait à lui seul toute une longue suite de générations
honorables et de services rendus, en plus de soixante années de
probité, de talent et de courage dans la vie, protestait avec
éloquence contre les injures et les diffamations qui, tout le long
de la plaidoirie adverse, avaient cru renverser le prestige de sa
race: n’avait-on pas insinué que le prix de la Vigie avait soldé
la restitution d’un argent qui n’avait pas été entièrement dépensé
par le voleur? Cette protestation, tous les Bastard du monde ne
l’eussent pas ainsi clairement imposée avant même d’avoir parlé.

L’horloge de la salle marquait trois heures. Lentement redressé,
l’avocat prit toute sa taille et la tête droite apparut dans la
large bande de clarté que découpaient les rayons d’un soleil trop
pâle pour être incommode. Le haut front découvert, les beaux
traits accentués que l’âge avait épaissis et qui gardaient
néanmoins leur fierté, la rude moustache en croc lui composaient
ce visage de lutteur et de chef qu’on ne regardait pas sans en
recevoir une impression de force et d’ardeur à vivre. Mais la
flamme qui brillait au fond de ses yeux, jadis si aiguë, si
impérieuse, exprimait, au lieu de la passion de vaincre, la
sérénité.

--Effondré! voyez-le, protesta la dame que M. Coulanges
courtisait.

--Pourtant, je ne le reconnais plus, observa Me Paillet.

Marguerite et M. Hamel, attentifs et tout vibrants d’inquiétude,
reconnaissaient au contraire l’exaltation surhumaine qu’il avait
rapportée de son étrange promenade à la Vigie. Il préluda d’une
voix un peu basse, ce qui inspira cette réflexion à M. Bastard
satisfait:

--Il n’a plus son bel organe.

Puis, brusquement, comme un rideau se déchire, la voix
s’éclaircit, sonna le ralliement, l’appel aux morts qui, la
veille, sur les pentes glacées de la colline envahies par le soir,
avaient composé son armée de fantômes. Ce silence vivant,
oppressant, lourd de tempêtes, il le laboura comme un vaisseau la
mer.

Pour juger l’accusé, il fallait le connaître, et pour le
connaître, remonter à ses origines. Car le destin inégal de
l’homme est de naître dans tel lieu de la terre, de telle race, et
soumis à une prédestination dont sa volonté doit découvrir
l’efficace et le but. "...Vous qui appartenez à des lignées
d’honnêtes gens et qui avez fondé une famille, c’est l’histoire
d’une famille qu’avant de rendre votre verdict vous devez
entendre..."

À ces paysans de la plaine ou de la montagne qui composaient le
jury et qui, par nature et par réflexion, ne pouvaient être
insensibles à ce récit d’humanité réelle dont la vérité et
l’exemple frapperaient leur esprit, il lit la longue suite des
Roquevillard, le premier ancêtre posant la première pierre de la
vieille maison, plantant dans le sol natal les racines de son
arbre de vie, les efforts successifs des générations s’ajoutant
les uns aux autres, la sueur répandue sur la terre défrichée,
l’obstination devant les résistances de la glèbe, devant les
intempéries et les injures des saisons, devant ces ruines
accidentelles des récoltes qu’une grêle ou une gelée anéantit, et
la sobriété qui se contente de peu, et l’épargne qui, aux dépens
de la jouissance personnelle, prépare l’avenir, l’épargne qui, en
même temps qu’elle est un acte de désintéressement, est un acte de
foi dans sa descendance. Ainsi, le beau domaine de la Vigie, dont
les vignes, les bois, les champs et les vergers produisaient
abondamment et riaient au soleil à l’époque des moissons,
représentait le labeur, l’économie et l’endurance de toute une
race poussée en droite ligne comme un haut peuplier. Car la terre
cultivée revêt un visage humain, et quand nous regardons nos
propriétés, c’est la face des aïeux que nous considérons.
Pourtant, à quoi avait abouti l’oeuvre collective des
Roquevillard? Aujourd’hui leur domaine appartenait à leur
adversaire qui l’avait reçu gratuitement. Pendant cinq cents ans
les Roquevillard avaient-ils travaillé pour faire ce cadeau? Non,
de leur patrimoine constitué patiemment et péniblement ils
soldaient le rachat du dernier d’entre eux. Qui donc se trouvait
dépouillé et quel était le voleur?
Pour cent mille francs disparus, M. Frasne recevait, acceptait une
terre qui valait presque le double. Qui s’était enrichi? qui
s’était ruiné? Au nom des morts qui payaient sa rançon, l’accusé
devait être acquitté.

Mais la famille n’était-elle qu’une grande force matérielle
exprimée visiblement par la continuité du patrimoine, et dont la
solidarité permettait de solder les dettes des uns avec le travail
des autres? N’était-elle pas bien autre chose encore, de moins
palpable, mais de plus sacré: une chaîne solide de traditions, une
hérédité d’honneur, de probité, de courage? À quoi bon transmettre
la vie, si ce n’est pour lui fournir un cadre digne d’elle,
l’appui du passé, l’occasion d’un avenir étayé, --car transmettre
la vie, c’est admettre l’immortalité... Et il dit les actes
publics, toute l’existence extérieure, utile, et parfois illustre
des Roquevillard. Celui-ci, syndic de sa commune, était décédé à
son poste pendant une épidémie contre laquelle il organisait la
résistance. Tel autre, plus tard, dans une période de troubles et
de désordres, avait administré la ville de Chambéry et sauvé ses
finances compromises. Magistrats intègres du Sénat de Savoie,
soldats morts à l’ennemi pendant les grandes guerres, ils avaient
porté sous la toge ou l’uniforme ce même coeur audacieux et brave
qui déjà battait sous la blouse des plus anciens aïeux. Le dernier
de tous, Hubert, mourant pour la patrie, seul, loin des siens, sur
un sol brûlé et hostile, avait exprimé le voeu formel de la race
quand il avait écrit: "J’offre le sacrifice de ma vie pour
l’honneur de notre nom, pour le salut de mon frère." Pouvait-on
rejeter cette offrande, oublier les holocaustes qui, le long des
âges, signalaient la vertu sans cesse renouvelée de la famille,
comme ces feux qui, le soir, purifient les champs de leurs herbes
séchées? Ainsi, il jetait dans la balance le poids des mérites
acquis et la faisait pencher.

Toute l’armée des morts, qui, la veille, étaient descendus de la
Vigie pour franchir le val dans l’ombre et rejoindre, au plateau
de Saint-Cassin, leur chef debout au pied du chêne, défilait comme
à la parade.

Aux mérites des morts il ajouta ceux des vivants. L’heure n’était
plus de la pudeur et du respect des intimités. À l’hôpital
d’Hanoi, méritait Félicie. Ses soeurs, qui avaient appelé la
pauvreté pour supprimer jusqu’au soupçon de détournement,
méritaient encore. Car le paiement effectué entre les mains de M.
Frasne n’était, ne pouvait être pour la famille de l'accusé et
pour les juges, ni une restitution ni un aveu, mais le rejet
définitif de toute complicité même ignorante et involontaire.

À peine s’excusa-t-il d’énumérer avec insistance, et comme un
reproche d’ingratitude, tant de services rendus. De l’autre côté
de la barre on n’avait pas craint de les oublier ou, pis encore,
d’en accabler l’accusé. On voulait bien remonter d’un prétendu
coupable au passé pour abattre d’un coup l’importance de ce passé,
on refusait injustement de couvrir l’inculpé de cette protection.

Or les mérites d’une race la défendent jusqu’au jour où, la somme
des démérites l’emportant, elle provoque volontairement sa propre
chute. Et qui donc oserait prétendre que la somme des démérites
l’avait remporté? Oui, les morts, ses morts servaient de caution
morale au dernier des Roquevillard comme ils venaient de lui
servir de caution matérielle par le moyen de la Vigie sacrifiée.
Même coupable, ses juges ne le condamneraient point sans
injustice.

Mais comment pouvait-il être coupable? Par quel phénomène le
descendant de tant d'honnêtes gens s’était-il subitement mué en
criminel? Quelles preuves, en définitive, fournissait-on de son
crime?
Que pesaient, en face des présomptions morales qui découlaient de
son milieu de famille comme les eaux d’un torrent, ces misérables
présomptions qu’un hasard fait éclore et que l’interprétation des
circonstances se charge de grossir? Les clefs de l’étude elles
avaient passé de main en main. Le chiffre du secret: comment
l’accusé l’aurait-il cherché, surpris, deviné, et quand le clerc
Philippeaux l’avait-il inscrit sur son agenda? Le manque de
ressources? Il avait liquidé tous les frais, principaux et
accessoires, sans exception, qu’entraînait son voyage, soit avec
l’argent qu’il avait emporté et dont l’enquête à l’audience avait
donné le décompte, soit avec celui qu’il avait reçu à Orta. Les
notes d’hôtel retrouvées le démontraient. Qu’avait-il donc fait
des cent mille francs du vol, puisque toutes ses dépenses, il les
avait acquittées avec les avances de sa famille? Et s’il les avait
placés, comme on l'avait insinué, pourquoi était-il revenu se
constituer prisonnier dès qu’il avait eu connaissance du jugement
qui l’atteignait par contumace?

Rien ne restait debout de l’accusation, rien qu’une vengeance qui
n’avait même pas su résister à un profit. Singulière affaire où
c’était le volé qui portait les dépouilles de son voleur prétendu!

Et M. Roquevillard termina en quelques mots sa plaidoirie:

"J’ai fini, messieurs les jurés. Au nom de tous nos morts dont la
suite compose notre honneur toujours vivant, au nom de la terre,
lentement acquise et cultivée par l’effort successif des
générations, et abandonnée aujourd’hui par un libre sacrifice pour
consolider cet honneur, je vous réclame mon enfant. Rendez-le-moi,
non point par pitié, mais par justice, non par faveur, mais à
l’unanimité. Toute sa race et moi-même nous répondons de son
innocence..."

Il s’assit. Il n’avait parlé qu’une heure. Après que sa voix
calme, sonore mais toujours contenue, eut cessé de se répandre et
de monter comme un hymne grave, le silence se prolongea quelques
instants, un silence d’église, religieux, solennel. Au lieu de
l’explosion de colère et d’amertume qu’on s’était cru en droit
d’attendre du vieil avocat réputé pour son énergie, en réponse aux
violences haineuses de M. Porterieux, au lieu du scandale escompté
des imputations renvoyées d’amant à maîtresse, le public avait
entendu cette défense hautaine, dédaigneuse de l’invective,
confiante dans l’autorité de sa force morale, admirablement
émouvante dans ses lignes simples et droites comme ces statues
immobiles et sereines qui purifient les désirs et ploient les
âmes. Et le nom de Mme Frasne n’avait pas été prononcé.

Tout à coup, un cri retentit:

--Vivent les Roquevillard!

C’était la Fauchois qui jetait son coeur. Et la foule convaincue,
dominée, conquise, éclata en applaudissements.

Pendant que le président réprimait cette manifestation qui mit en
fuite M. Bastard agacé, M. Vallerois se pencha de nouveau sur M.
Barré. Et celui-ci demanda la parole après que M. Hamel eut refusé
de la prendre, en s’excusant d’user de son droit de réplique après
avoir négligé d’user de son droit de conclure.

--J’ai entendu comme vous, dit-il en substance en s’adressant aux
jurés, la plaidoirie de Me Roquevillard. Non, le coupable n’est
pas ce jeune homme que vous jugerez dans quelques minutes.
Le coupable n’est pas ici. Et puisque l’accusé a eu la générosité
de ne pas le désigner, je ne vous le désignerai pas davantage.
Mais je dénoncerai la machination trop habile de cet accusateur
qui décourage la sympathie en faisant servir ses malheurs privés à
l’édification de sa fortune. Hâtez-vous d’acquitter Maurice
Roquevillard, de le rendre à son père qui est l’honneur de notre
barreau. S’il fut répréhensible dans sa vie privée, il ne saurait
être retenu plus longtemps pour abus de confiance..."

Le jour baissait, livrant toute la salle au recueillement du soir.
Le jury se retira pour délibérer et rapporta immédiatement un
verdict d’acquittement à l’unanimité.

--Bravo! approuva Jeanne Sassenay à haute voix.

--Père, murmura doucement Marguerite, maman serait contente.

Et le public, retourné, échangeait, en sortant, ses commentaires.
M. Latache, qui pérorait dans un groupe, agitait sa tête
sentencieuse:

--C’est un camouflet pour M. Frasne. Après le blâme du ministère
public, il devra résigner son étude et quitter le pays.

--Il revendra la Vigie, découvrit M. Paillet.

La dame que reconduisait l’avoué Coulanges s’en réjouit pour mieux
énerver son cavalier, à quoi elle prenait du plaisir:

--Et la petite Sassenay la rachètera. Elle a une grosse dot. Vous
avez remarqué les mines qu’elle adressait au jeune prévenu, au
triomphateur? Elle l’épousera.

--Oui, c’est cela, résuma d’un mot M. Coulanges assombri: ces
Roquevillard ont toujours eu de la chance.


IX

LA FORCE DE VIVRE



La bonne volonté du président des assises hâtait les formalités de
la libération. Tandis que la foule, ayant évacué la salle, se
massait devant le Palais de Justice, sur la place, pour guetter la
sortie de l’accusé et de son défenseur afin de les acclamer avec
d’autant plus d’enthousiasme qu’elle éprouvait à leur endroit de
tardifs remords, M. Roquevillard attendait son fils dans la cour
intérieure. Il était seul, car il avait prié Charles Marcellaz de
reconduire M. Hamel. La lutte finie, il sentait la fatigue et
l’usure, et il s’absorbait dans ses méditations. Une voix timide
l’appela:

--Père,

--C’est toi?

Au lieu de se jeter dans les bras l’un de l’autre, simplement, ils
demeuraient immobiles, comme figés. Un premier geste manqué suffit
quelquefois à créer des séparations, des obstacles. Le père lisait
sur le visage du fils l’admiration, la reconnaissance, la piété
filiale; le fils lisait sur le visage du père l’amour, la bonté,
et aussi les poignants stigmates de la lassitude et de l’âge. Et
ils se taisaient douloureusement, invinciblement.

Au dehors, des vivats retentirent.

--Viens! dit brusquement M. Roquevillard.

Et il entraîna Maurice vers la porte qui, de l’autre côté de la
cour, donnait sur un jardin public, heureusement désert. D’un pas
rapide ils le traversèrent, franchirent la passerelle de fer jetée
sur la Leysse qui roulait des eaux bourbeuses, et gagnèrent le
cimetière sans avoir échangé une parole.

Le cimetière de Chambéry, à l’est de la ville, à l’entrée de la
vaste plaine qui s’étend jusqu’au lac du Bourget, est dominé par
la colline rocheuse de Lémenc, et, au delà, par le Nivolet aux
étages réguliers. L’ombre s’était installée dans le champ sacré.
Elle gagnait peu à peu les coteaux. Mais les feux du couchant
embrasaient la montagne dont la blancheur s'animait comme d’un
afflux de sang. Les beaux soirs d’hiver, froids et calmes, nus
comme des marbres, sont d’une pureté divine.

Maurice, en face de lui, distingua les minces colonnettes du
Calvaire où l’amour, dans son coeur, l’avait emporté. Un dernier
rayon détachait leurs contours. Puis elles parurent rentrer dans
le petit monument, se confondre en lui.

"Comme c’est loin!" pensa-t-il.

Les cyprès en fer de lance, saupoudrés de givre, graves comme des
sentinelles préposées à la garde de l’enclos, les laissèrent
passer. Après les tombes des pauvres gens, à peine indiquées sous
la neige par des levées de sol, c’était la double allée des
concessions perpétuelles.

--Père, je comprends où nous allons, murmura enfin Maurice tandis
qu’il pensait à sa mère.

--Nous allons au caveau de famille, expliqua M. Roquevillard,
remercier les morts qui t’ont sauvé.

--Père, c’est vous qui m’avez sauvé.

--Je parlais en leur nom.

Comme ils touchaient au terme de leur pèlerinage à travers le
cimetière vide, ils distinguèrent une forme noire agenouillée sur
la pierre funéraire qui précédait un mur chargé d’inscriptions.

--Père, c’est là. Il y a quelqu’un.

--Marguerite. Elle nous a devancés.

La jeune fille perçut le bruit sourd de la neige foulée et
retourna la tête. Elle rougit en les reconnaissant, et se leva,
comme pour ne pas troubler leur entretien.

--Je venais chez maman, dit-elle.

--Reste, ordonna doucement son père.

Le long des pentes du Nivolet, le soir montait. Seule, la neige
des gradins supérieurs résistait encore, et la lumière glissait,
coulait sur elle comme une cascade d’or et de pourpre. Après un
éclat d’apothéose, l’ombre victorieuse escalada la dernière marche
et occupa le sommet.

Ils avaient en face d’eux le mur qui portait un nom unique, le
leur, mais des prénoms et des dates en grand nombre. Un rameau de
lierre vivace aux feuilles vertes le surmontait et même retombait
à demi, comme une couronne de printemps.

--Écoute, dit M. Roquevillard, dont le visage était empreint de la
même sérénité qu’à l’audience. C’est la nuit et c’est le champ des
morts. Pourtant, dans aucun lieu de la terre, tu n’entendras de
plus fortes paroles de vie. Regarde. Avant que les ténèbres ne le
recouvrent, c’est, autour de toi, l’horizon que ton coeur préfère.
Et c’est, ici, ta famille qui repose.

À son tour, Maurice s’agenouilla et se souvenant de celle qui
était partie sans lui dire adieu, se souvenant de celui qui, pour
lui, avait fait l’offrande de sa vie, il se cacha la figure dans
les mains. Mais son père lui toucha l’épaule et reprit d’une voix
ferme:

--Mon enfant, je suis maintenant un vieillard. Tu vas bientôt me
succéder. Il faut m’écouter en ce jour où j’ai le devoir de te
parler. C’est ici l’image de ce qui dure. Le culte des morts,
c’est le sens de notre destinée immortelle. Qu’est-ce que la vie
d’un homme, qu’est-ce que ma vie si le passé et l’avenir ne leur
donnaient leur véritable sens? Tu l’avais oublié lorsque tu
poursuivis ton destin individuel. Il n’y a pas de beau destin
individuel et il n’est de grandeur que dans la servitude. On sert
sa famille, sa patrie, Dieu, l’art, la science, un idéal. Honte à
qui ne sert que soi-même! Toi, tu trouvais ton appui en nous, mais
aussi ta dépendance. L’honneur de l’homme est d’accepter sa
subordination.

Maurice, se relevant, entrevit dans le crépuscule le Calvaire de
Lémenc.

"Et l’amour?" pensa-t-il tristement.

Son père le devina:

--Si peu de chose, mon ami, sépare quelquefois l’honnête et le
malhonnête homme. L’amour supprime cette barrière. La famille la
consolide. Pourtant, même à cette heure, Maurice, je ne dirai pas
de mal de l’amour, si tu sais le comprendre. Il est notre soupir
après tout ce qui nous dépasse. Garde ce soupir dans ton coeur. Il
t’appartient. Tu le retrouveras devant les belles actions, devant
la nature, en te donnant à ta destinée sans peur et sans
faiblesse. Ne l’égare pas. Ne l’égare plus. Avant d’aimer une
femme, songe à ta mère, songe à tes soeurs, songe au bonheur qui
t’est réservé peut-être d’avoir une fille et de l’élever. À ta
naissance, comme à celle de ton frère et de tes soeurs, je me suis
réjoui. De toutes mes forces je t’ai protégé. À ma mort, je te le
dis, tu sentiras comme l’écroulement d’un mur, et tu te
découvriras face à face avec la vie. Alors, tu me comprendras
mieux.

--Père, murmura Maurice qui succombait à l’émotion, pardonnez-moi,
je ne serai pas indigne de vous.

--Mon enfant! répondit simplement M. Roquevillard.

Et Marguerite, les voyant enfin dans les bras l’un de l’autre, se
souvint du voeu maternel.

Au ciel qui se fonçait, dans la direction de la Vigie, une
première étoile commença de jeter son feu. M. Roquevillard, qui
tenait sur son coeur son fils reconquis, son dernier fils, son
fils unique, la distingua comme un signe d’espérance. Et dans le
cimetière obscurci où il était venu rendre à ses morts leur visite
de la veille, bien qu’il se sentit lui-même menacé, le chef de
famille fit un acte de foi dans la vie.


Thonon, juillet 1904 — Paris, juin 1905.


FIN



TABLE DES MATIÈRES

DÉDICACE

PREMIERE PARTIE

I. -- Les vendanges
Il. -- Le conflit
III. -- Le calvaire de Lémenc
IV. -- La vengeance de Me Frasne
V. -- La famille en danger

DEUXIÈME PARTIE

I. -- Le fabricant de ruines
Il. -- L’anniversaire
III. -- Les ruines
IV. -- Le retour

TROISIÈME PARTIE

I. -- Le compagnon d’armes
Il. -- Le conseil de famille
III. --La belle opération de Me Frasne
IV. -- Le conseil de la terre
V. -- Les fiançailles de Marguerite
VI. -- Le défenseur
VII. -- Jeanne Sassenay
VIII. -- La voix des morts
IX. -- La force de vivre





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