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Title: André Cornélis
Author: Bourget, Paul, 1852-1935
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "André Cornélis" ***


by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr)



PAUL BOURGET

ANDRÉ CORNÉLIS

_Tu ne tueras point._

Ex. XX, 13.

[Illustration: FAC ET SPERA AL. Marque d'imprimeur Alphonse Lemerre]

_PARIS_

ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR

27-31, PASSAGE CHOISEUL, 27-31

M D CCC LXXXVII



DÉDICACE

À MONSIEUR HIPPOLYTE TAINE,


_«L'ouvrage auquel on a le plus réfléchi doit être honoré par le nom de
l'ami qu'on a le plus respecté...» Permettez-moi, mon cher Maître,
d'emprunter cette phrase à la dédicace de votre livre_ De
l'Intelligence, _pour vous offrir celle de mes études qui, me
semble-t-il, s'éloigne le moins de mon rêve d'art:--un roman d'analyse
exécuté avec les données actuelles de la science de l'esprit. Certes, la
différence est grande entre votre vaste traité de psychologie et cette
simple planche d'anatomie morale, quelque conscience que j'aie mise à en
graver le minutieux détail. Mais le sentiment de vénération qu'exprime
votre dédicace à l'égard du noble et infortuné Franz Wœpke n'était pas
supérieur à celui dont vous apporte aujourd'hui un faible témoignage
votre fidèle_

PAUL BOURGET.

Paris, 7 janvier 1887.



       *       *       *       *       *



ANDRÉ CORNÉLIS



I


Quand j'étais enfant, je me confessais. Combien j'ai souhaité de fois
être encore celui qui entrait dans la chapelle vers les cinq heures du
soir, cette vide et froide chapelle du collège avec ses murs crépis à la
chaux, avec ses bancs numérotés, son maigre harmonium, sa criarde
_Sainte Famille_, sa voûte peinte en bleu et semée d'étoiles. Un maître
nous amenait, dix par dix. Quand arrivait mon tour de m'agenouiller
dans l'une des deux cases réservées aux pénitents sur chaque côté de
l'étroite guérite en bois, mon cœur battait à se rompre. J'entendais,
sans bien distinguer les paroles, la voix de l'aumônier en train de
questionner le camarade à la confession duquel succèderait la mienne. Ce
chuchotement me poignait, comme aussi le demi-jour et le silence de la
chapelle. Ces sensations, jointes à la honte de mes péchés à dire, me
rendaient presque insupportable le bruit de la planchette que tirait le
prêtre. À travers la grille, je voyais son regard aigu, son profil si
arrêté, quoique le visage fût gras et congestionné. Quelle minute
d'angoisse à en mourir, mais aussi quelle douceur ensuite! Quelle
impression de suprême liberté, d'intime allégeance, de faute effacée, et
comme d'une belle page blanche offerte à ma ferveur pour la bien
remplir! Je suis trop étranger aujourd'hui à cette foi religieuse de mes
premières années pour m'imaginer qu'il y eût là un phénomène d'ordre
surnaturel. Où gisait donc le principe de délivrance qui me rajeunissait
toute l'âme? Uniquement dans le fait d'avoir dit mes fautes, jeté au
dehors ce poids de la conscience qui nous étouffe. C'était le coup de
bistouri qui vide l'abcès. Hélas! Je n'ai pas de confessionnal où
m'agenouiller, plus de prière à murmurer, plus de Dieu en qui espérer!
Il faut que je me débarrasse pourtant de ces intolérables souvenirs. La
tragédie intime que j'ai subie pèse trop lourdement sur ma mémoire. Et
pas un ami à qui parler, pas un écho où jeter ma plainte. Certaines
phrases ne peuvent pas être prononcées, puisqu'elles ne doivent pas
avoir été entendues... C'est alors que j'ai conçu l'idée, afin de
tromper ma douleur, de me confesser ici, pour moi seul, sur un cahier de
papier blanc,--comme je ferais au prêtre. Je jetterai là tout le détail
de cette affreuse histoire, morceau par morceau, comme le souvenir
viendra. Une fois cette confession finie, je verrai bien si l'angoisse
est finie aussi. Ah! diminuée seulement!... Qu'elle soit moindre! Que je
puisse aller et venir, avoir ma part de la jeunesse et de la vie! J'ai
tant souffert et depuis si longtemps, et je l'aime, cette vie, malgré
ces souffrances. Un verre de cette noire drogue, de ce laudanum que j'ai
dans un flacon, pour les nuits où je ne dors pas, et cette lente torture
de mes remords cesserait du coup. Mais je ne peux pas, je ne veux pas.
L'instinct animal de durer s'agite en moi, plus fort que toutes les
raisons morales d'en finir. Vis donc, malheureux, puisque la nature te
fait trembler à l'image de la mort. La nature?... Et c'est aussi que je
ne veux pas aller encore là-bas, dans cet obscur monde où l'on se
retrouve peut-être. Non, pas cette épouvante-là. Je me suis promis de me
posséder, et déjà je me perds. Reprenons. Voici donc mon projet: fixer
sur ces feuilles cette image de ma destinée que je ne regarde qu'avec
tant de trouble dans le miroir incertain de ma pensée. Je brûlerai ces
feuilles quand elles seront couvertes de ma mauvaise écriture. Mais cela
aura pris corps et se tiendra devant moi, comme un être. J'aurai mis de
la lumière dans ce chaos d'atroces souvenirs qui m'affole. Je saurai où
j'en suis de mes forces. Ici, dans cet appartement où j'ai pris la
résolution suprême, il m'est trop aisé de me souvenir. Allons! Au fait!
Je me donne ma parole de tout écrire.--Pauvre cœur, laisse-moi compter
tes plaies.



II


Me souvenir?--J'ai l'impression d'avoir, durant des années, gravi un
calvaire de douleur! Mais quel fut mon premier pas sur ce chemin tout
mouillé de taches de sang? Par où prendre cette histoire du lent martyre
dont je subis aujourd'hui les affres dernières? Je ne sais plus.--Les
sentiments ressemblent à ces plages mangées de lagunes qui ne laissent
pas deviner où commence, où finit la mer, vague pays, sables noyés
d'eau, ligne incertaine et changeante d'une côte sans cesse reformée et
déformée. Cela n'a pas de bornes et pas de contours. On dessine pourtant
ces contrées sur la carte, et nos sentiments aussi, nous les dessinons
après coup, par la réflexion et avec de l'analyse. Mais la réalité,
qu'elle est flottante et mouvante! Comme elle échappe à l'étreinte!
Énigme des énigmes que la minute exacte où une plaie s'ouvre dans le
cœur,--une de ces plaies qui ne se sont pas refermées dans le
mien.--Afin de tout simplifier et de ne pas sombrer dans cette
douloureuse torpeur de la rêverie qui m'envahit comme un opium,
attaquons cette histoire par les événements. Marquons du moins le fait
précis qui fut la cause première et déterminante de tout le reste: cette
mort de mon père, si tragique et si mystérieuse. Essayons de retrouver
la sorte d'émotion qui me terrassa, dès lors, sans y rien mêler de ce
que j'ai compris et senti depuis...

J'avais neuf ans. C'était en 1864, au mois de juin, par une brûlante et
claire fin d'après-midi. Comme d'ordinaire, je travaillais dans ma
chambre, au retour du lycée Bonaparte, toutes persiennes closes. Nous
habitions rue Tronchet, auprès de la Madeleine, dans la septième maison
à gauche, en venant de l'église. On accédait à cette petite pièce,
coquettement meublée et toute bleue, où j'ai passé les dernières
journées complètement heureuses de ma vie, par trois marches cirées sur
lesquelles j'ai buté bien souvent. Tout se précise: j'étais vêtu d'un
grand sarreau noir, et, assis à ma table, je recopiais les temps d'un
verbe latin sur une copie réglée à l'avance et divisée en plusieurs
compartiments... J'entendis soudain un grand cri, puis des voix
affolées, puis des pas rapides le long du couloir contre lequel donnait
la porte de ma chambre. D'instinct, je me précipitai vers cette porte,
et, dans le corridor, je me heurtai à un valet de chambre qui courait,
tout pâle, une pile de linge à la main,--j'en compris l'usage
ensuite.--Je n'eus pas à questionner cet homme. Il m'eut à peine vu
qu'il s'écria comme malgré lui:

--Ah! Monsieur André, quel affreux malheur!...

Puis, épouvanté de ses paroles et reprenant son esprit:

--Rentrez dans votre chambre, rentrez vite...

Avant que j'eusse pu répondre, il me saisissait dans ses bras, me jetait
plutôt qu'il ne me déposait sur les marches de mon escalier, refermait
la porte à double tour, et je l'entendais s'éloigner en toute hâte.

--Non, m'écriai-je en me précipitant sur la porte; dites-moi tout, je
veux tout savoir...

Pas de réponse. Je pesai sur la serrure, je frappai le battant de mes
poings, je m'arcboutai contre le bois avec mon épaule. Vaines colères!
Et, m'asseyant sur la seconde marche, j'écoutai, fou d'inquiétude, aller
et venir dans le couloir les gens qui savaient, eux, «l'affreux
malheur»,--mais que savaient-ils? Tout enfant que je fusse, je me
rendais compte de la terrible signification que le cri du domestique
portait avec lui, dans les circonstances actuelles. Il y avait deux
jours que mon père était sorti, suivant son habitude, après le déjeuner,
pour se rendre à son cabinet d'affaires, installé depuis quatre ans rue
de la Victoire. Il avait été soucieux durant le repas, mais, depuis des
mois, son humeur, si gaie jadis, s'était assombrie. Au moment de cette
sortie, nous étions à table, ma mère, moi-même et un des familiers de
notre maison, un M. Jacques Termonde, que mon père avait connu à l'École
de Droit. Mon père s'était levé avant la fin du repas, après avoir
regardé la pendule et demandé l'heure exacte.

--Voyons, Cornélis, vous êtes si pressé? avait dit Termonde.

--Oui, avait répondu mon père, j'ai rendez-vous avec un client qui se
trouve souffrant... un étranger... Je dois passer à son hôtel pour y
prendre des pièces importantes... Un singulier homme et que je ne suis
pas fâché de voir de plus près... J'ai fait pour lui quelques démarches,
et je suis presque tenté de les regretter.

Et depuis lors, aucune nouvelle. Le soir de ce jour, quand le dîner,
reculé de quart d'heure en quart d'heure, eut eu lieu sans que mon père
rentrât, lui, si méticuleux, si ponctuel, ma mère commença de montrer
une inquiétude qui ne fit que grandir, et qu'elle put d'autant moins me
cacher que les dernières phrases de l'absent vibraient encore dans mes
oreilles. C'était chose si rare qu'il parlât ainsi de ses occupations!
La nuit passa, puis une matinée, puis une après-midi. La soirée revint.
Ma mère et moi, nous nous retrouvâmes en tête-à-tête, assis à la table
carrée où le couvert, tout dressé devant la chaise vide, donnait comme
un corps à notre épouvante. M. Jacques Termonde, qu'elle avait prévenu
par une lettre, était arrivé après le repas. On m'avait renvoyé tout de
suite, mais non sans que j'eusse eu le temps de remarquer
l'extraordinaire éclat des yeux de cet homme,--des yeux bleus qui
d'habitude luisaient froidement dans ce visage fin, encadré de cheveux
blonds et d'une barbe presque pâle. Les enfants ramassent ainsi de menus
détails, aussitôt effacés, mais qui réapparaissent plus tard, au
contact de la vie, comme certaines encres invisibles se montrent sur le
papier à l'approche du feu. Tandis que j'insistais pour rester,
machinalement j'observai avec quelle agitation ses belles mains, qu'il
tenait derrière son dos, tournaient et retournaient une canne de jonc,
objet de mes plus secrètes envies. Si je n'avais pas tant admiré cette
canne, et le combat de centaures, travail de la Renaissance, qui se
tordait sur le pommeau d'argent, ce signe d'extrême trouble m'eût
échappé. Mais comment M. Termonde n'eût-il pas été saisi de la
disparition de son meilleur ami? Sa voix cependant était calme, cette
voix si douce qui veloutait chacune de ses phrases, et il disait:

--Demain, je ferai toutes les recherches, si Cornélis n'est pas
revenu... mais il reviendra... Tout s'expliquera après coup... Qu'il
soit parti pour l'affaire dont il vous parlait, confiant une lettre à un
commissionnaire, et que cette lettre n'ait pas été remise....

--Ah! disait ma mère, vous croyez que c'est possible?...

Que j'ai souvent évoqué ce dialogue dans mes mauvaises heures, et revu
la pièce où il se prononçait,--un étroit salon qu'affectionnait ma
mère, tout garni d'étoffes à longues raies rouges et blanches, jaunes et
noires, que mon père avait rapportées d'un voyage au Maroc, et je la
revoyais, elle aussi, ma mère, avec ses cheveux noirs, ses yeux bruns,
sa bouche tremblante. Elle était blanche comme la robe d'été qu'elle
portait ce soir-là. M. Termonde était, lui, en redingote ajustée,
élégant et svelte. Que cela me fait sourire lorsqu'on parle des
pressentiments! Je m'en allai tout rassuré de ce qu'il avait dit. Je
l'admirais d'une manière si enfantine, et, jusque-là, il ne représentait
pour moi que des gâteries. J'avais donc assisté aux deux classes du
lycée, le cœur sinon tranquille, au moins plus apaisé... Mais, tandis
que j'étais assis sur les marches de mon petit escalier, toutes mes
inquiétudes avaient recommencé. De temps à autre, je frappais de nouveau
sur la porte, j'appelais. On ne me répondait pas, jusqu'au moment où la
bonne qui m'avait élevé entra dans ma chambre.

--Mon père? m'écriais-je, où est mon père?

--Pauvre! pauvre!... fit la vieille femme en me prenant dans ses bras.

On l'avait chargée de m'annoncer l'atroce nouvelle. Les forces lui
manquaient. Je m'échappai d'elle et courus dans le couloir. J'enfilai
deux pièces vides et j'arrivai dans la chambre à coucher de mon père,
avant qu'on pût m'arrêter. Ah! sur le lit, ce corps dont le drap moulait
la rigidité, sur l'oreiller cette face exsangue, immobile, avec ses yeux
fixes et grands ouverts, comme de quelqu'un à qui l'on n'a pas fermé les
paupières, cette mentonnière blanche et cette serviette autour du front,
et, au pied, agenouillée, écrasée de douleur, une femme encore vêtue de
couleurs gaies... c'était mon père et c'était ma mère! Je me jetai sur
elle comme un insensé. «Mon fils, mon André!» dit-elle en m'étreignant
avec passion. Il y avait dans ce cri une si ardente douleur, une si
frénétique tendresse dans cet embrassement, son cœur était si gros de
larmes dans cette minute, que j'ai encore chaud jusqu'au fond de l'âme,
lorsque j'y pense. Puis, tout de suite, elle m'emporta hors de la
chambre, pour que je ne visse plus le spectacle horrible. Ses forces
étaient décuplées par l'exaltation. «Dieu me punit! Dieu me punit!...»
répétait-elle sans prendre garde aux paroles qu'elle prononçait.--Elle
avait toujours eu des moments de piété mystique.--Et elle couvrait mon
visage, mon cou, mes cheveux, de baisers et de larmes.--Pour la
sincérité de ces larmes à cette seconde, que toutes nos souffrances,
celles du mort et les miennes, te soient, pauvre mère, pardonnées!
Vois-tu, même aux plus noires heures, et quand le fantôme était là, qui
m'appelait, du moins ta douleur d'alors a plaidé pour toi plus haut que
sa plainte. J'ai pu croire en toi toujours, malgré tout, à cause des
baisers de cette seconde. Oui, ces larmes et ces baisers ne cachèrent
pas une arrière-pensée. Ton cœur tout entier se révolta contre la
terrible aventure qui me privait de mon père. J'en jure par nos sanglots
unis de cette seconde, tu n'étais pour rien dans l'affreux complot. Ah!
pardonne-moi d'avoir, encore aujourd'hui, besoin de m'affirmer cela, de
redoubler cette évidence. Si tu savais comme on a soif et faim de
certitude, quelquefois,--jusqu'à l'agonie.



III


Quand je demandai à ma mère, à ce moment-là, un récit de l'affreux
événement, elle me dit que mon père avait été frappé d'une attaque dans
une voiture, et, comme il n'avait point de papiers sur lui, on était
demeuré deux jours sans le reconnaître. Les grandes personnes croient
trop volontiers qu'il est également aisé de mentir à tous les enfants.
J'étais de ceux qui travaillent longuement en pensée sur les discours
qu'on leur tient. À force de mettre ensemble une masse de petits faits,
j'arrivai bien vite à voir que je ne savais pas toute la vérité. Si mon
père était mort comme on me l'avait raconté, pourquoi le valet de
chambre m'avait-il demandé, un jour qu'il me ramenait chez nous, «ce
que l'on m'avait dit»? Et pourquoi cet homme avait-il ensuite gardé le
silence, lui si loquace d'ordinaire? Ce même silence, pourquoi le
sentais-je flotter autour de moi, s'abattre sur toutes les bouches,
dormir dans tous les regards? Pourquoi changeait-on sans cesse de sujet
de conversation, lorsque j'approchais? Je le devinais à tant de menus
signes! Pourquoi ne laissait-on plus traîner un seul journal, tandis
que, du vivant de mon père, les trois feuilles auxquelles nous étions
abonnés se trouvaient toujours sur la table du salon? Pourquoi surtout,
lorsque je rentrai au collège, dans les premiers jours d'octobre, près
de quatre mois après ce malheur, les yeux de mes camarades et même ceux
des maîtres se fixèrent-ils sur moi si curieusement? Ce fut, hélas!
cette curiosité qui me révéla toute l'étendue de la catastrophe. Il n'y
avait pas deux semaines que les cours avaient recommencé. Je me
trouvais, un matin, à jouer avec deux nouveaux; je me souviens de leurs
noms: Rastouaix et Servoin. Je revois leurs visages, la grosse face
bouffie du premier et la mine chafouine du second. C'était dans le quart
d'heure de récréation que nous prenions, quoique externes, à
l'intérieur, entre la classe de latin et celle d'anglais. Les deux
enfants m'avaient retenu, depuis la veille, pour une partie de billes,
et voici qu'à la fin de cette partie, s'approchant de moi,
s'encourageant du regard, ils me demandent, comme cela, sans
préparatifs:

--Est-ce que c'est vrai qu'on vient d'arrêter l'assassin de ton père?...

--Et qu'on va le guillotiner?...

Après seize ans, je ne peux pas me rappeler sans horreur la sorte de
battement de cœur qui me saisit à ces deux questions. Je dus devenir
affreusement pâle, car les deux étourdis qui m'avaient porté ce coup
avec la légèreté de leur âge,--de notre âge,--restèrent là tout
décontenancés. Une colère aveugle s'emparait de moi qui me poussait à
leur ordonner de se taire et à me jeter sur eux à poings fermés, s'ils
continuaient; une curiosité folle, en même temps;--si c'était là
l'explication de ce silence dont je me sentais enveloppé?--une timidité
aussi, la peur de l'inconnu. Et un flot de sang me monta au visage,
tandis que je balbutiais:

--Je ne sais pas.

Le tambour qui appelait les élèves en classe nous sépara. Quelle
journée je passai, perdu d'angoisse, à prendre et à reprendre les deux
phrases qui m'avaient bouleversé! Il eût été naturel que je
questionnasse ma mère, mais le fait est que je me sentis incapable de
lui répéter ce que mes deux bourreaux inconscients m'avaient dit. Chose
étrange! Dès cette époque, cette femme que j'aimais pourtant de tout mon
cœur exerçait sur moi une influence paralysante. Elle était si belle
dans sa pâleur, si royalement belle et fière! Non, je n'aurais jamais
osé lui montrer le doute irrésistible que deux simples demandes
d'écoliers avaient soulevé en moi, et instinctivement, sur le récit
qu'elle m'avait fait. Mais comme j'aurais étouffé de silence, je pris le
parti de m'adresser à Julie, la bonne qui m'avait élevé. C'était une
vieille fille de cinquante ans, petite, avec une face plate et ridée
comme une pomme trop mûre. Que de bonté dans ses yeux noirs, et sur
toute cette face, quoique ses lèvres un peu rentrées, à cause de la
chute de ses dents de devant, lui donnassent une bouche de sorcière!
Elle avait pleuré mon père auprès de moi, l'ayant servi autrefois, bien
avant son mariage. On la gardait pour mon service particulier et de
menus ouvrages, à côté de la femme de chambre, de la cuisinière et du
domestique mâle. C'était elle qui me couchait le soir, bordant mon lit,
me faisant dire mes prières et me confessant de mes petites peines. «Ah,
les mauvais!... s'écria-t-elle naïvement quand je lui eus ouvert mon
cœur et répété les phrases qui m'avaient tant remué, mais quoi? On ne
pouvait pas te le cacher toujours...» Et ce fut elle qui dans ma
chambrette de petit garçon, à voix basse, et tandis que je sanglotais
dans mon lit étroit,--oui, ce fut elle qui me raconta la vérité. Du
moins elle en souffrait autant que moi, et sa vieille main sèche de
travailleuse aux doigts piqués par l'aiguille était bien douce aux
boucles de mes cheveux, qu'elle caressait tout en parlant.

Cette lugubre histoire, et qui mit le poids de son mystère impénétrable
sur toute ma jeunesse,--je l'ai retrouvée écrite dans les journaux de
l'époque, mais pas plus nette qu'elle ne sortit de la bouche fanée de ma
vieille bonne. La voici, dans l'aridité de ses détails, telle que je
l'ai tournée et retournée, des jours et des jours, avec la stérile
espérance d'éclairer d'un rayon ce mystère. Mon père, avocat distingué,
avait depuis quelques années quitté la Cour, et acheté, dans l'intention
d'arriver plus vite à la grande fortune, un important cabinet
d'affaires. Quelques relations officielles, une probité scrupuleuse, une
entente accomplie des questions les plus ardues, une puissance rare de
travail lui avaient assuré bien vite une place à part. Il occupait dix
secrétaires, et le million et demi, dont nous héritâmes, ma mère et moi,
n'était que le commencement d'une richesse qu'il voulait considérable,
un peu pour lui, beaucoup pour son fils, mais surtout pour sa femme dont
il était follement épris. Les notes et les lettres trouvées dans ses
papiers attestèrent qu'il était, à l'époque de sa mort, en
correspondance depuis un mois avec un certain William Henry Rochdale, ou
soi-disant tel, chargé par la maison Crawford de San-Francisco,
d'obtenir du gouvernement français une concession de chemin de fer dans
la Cochinchine, alors tout récemment conquise. C'était à un rendez-vous
avec ce Rochdale que mon père allait en nous quittant, après avoir
déjeuné avec ma mère, M. Termonde et moi-même. Cela, l'instruction n'eut
aucune peine à l'établir. Le lieu de ce rendez-vous était l'hôtel
Impérial,--un grand bâtiment à longue façade, situé rue de Rivoli, pas
très loin du ministère de la marine. Les incendies de la Commune ont
détruit ce paquet de maisons, mais que de fois, durant mon enfance,
j'ai demandé à ma bonne de passer là, pour regarder, avec une émotion
poignante, la cour garnie de verdures, l'escalier et son tapis, la
plaque de marbre noir incrustée de lettres d'or, l'entrée de cette
funeste demeure vers laquelle ce pauvre père s'acheminait, tandis que ma
mère causait avec M. Termonde et que je jouais auprès d'eux! Mon père
nous avait quittés à midi un quart et il avait dû aller à pied en un
quart d'heure, car le concierge de l'hôtel, après avoir vu le cadavre,
le reconnut et se rappela que mon père lui avait demandé le numéro des
chambres occupées par M. Rochdale, aux environs de midi et demi. Cet
étranger était arrivé de la veille, et, après quelque hésitation, il
s'était décidé pour un appartement au second étage, composé d'une
chambre à coucher et d'un salon, le tout séparé du couloir par une
petite pièce. Il n'était pas sorti depuis ce moment, et il avait pris
dans son salon le dîner du soir, puis le déjeuner du lendemain. Le
concierge se rappelait encore que, vers deux heures, ce même Rochdale
était descendu, seul; mais, habitué aux continuelles allées et venues,
cet homme n'avait même pas songé à se demander si le visiteur de midi
et demi était ou non reparti. Rochdale avait remis la clef de son
appartement, en donnant l'ordre, si quelqu'un venait pour lui, qu'on fît
attendre en haut. Il était parti ainsi, de son pas tranquille, une
serviette sous le bras, fumant un cigare, et il n'avait point reparu.

La journée se passa. Vers la nuit, les femmes de chambre entrèrent dans
l'appartement de l'étranger pour préparer le lit. Elles traversèrent le
salon sans y rien remarquer d'anormal. Les bagages du voyageur, composés
d'une grande malle très fatiguée et d'un petit nécessaire tout neuf,
étaient là, ainsi que les objets de toilette disposés sur la commode. Le
lendemain matin, vers midi, les mêmes servantes entrèrent, et, trouvant
que le voyageur avait découché, elles ne se donnèrent pas d'autre peine
que de recouvrir le lit sans s'occuper du salon. Le même manège se
répéta le soir. Ce fut seulement le surlendemain qu'une de ces femmes,
étant entrée dans l'appartement au matin, et trouvant de nouveau toutes
choses intactes, s'en étonna, fureta un peu et découvrit sous le canapé
un corps couché tout du long, la tête enveloppée de serviettes. Au cri
qu'elle poussa, d'autres domestiques accoururent, et le cadavre de mon
père,--c'était lui, hélas!--fut tiré de la cachette où l'assassin
l'avait placé. Il ne fut pas malaisé de reconstituer la scène du
meurtre. Un trou à la nuque indiquait assez que le malheureux avait été
tué par derrière, presque à bout portant, sans doute quand il était
assis à la table, examinant des papiers. Le bruit du coup n'avait pas
été entendu, en raison de cette proximité même d'une part, puis à cause
du fracas de la rue et aussi de la place du salon, isolé derrière son
antichambre. D'ailleurs les précautions prises par le meurtrier
permettaient de croire qu'il s'était muni d'armes assez soigneusement
choisies pour que la détonation fût très légère. La balle avait touché
la moelle allongée, et la mort avait dû être foudroyante. L'assassin
avait préparé les serviettes toutes neuves et sans chiffres dont il
enveloppa aussitôt le visage et le cou de sa victime, afin d'éviter
toute trace de sang. Il s'était essuyé les mains à une serviette
semblable et il avait employé pour cela l'eau de la carafe, qu'il vida
ensuite à nouveau dans cette même carafe qu'on retrouva cachée sous le
tablier baissé de la cheminée. Était-ce un vol ou une simulation de vol?
Mon père n'avait plus sur lui ni sa montre, ni son portefeuille, ni
aucun papier propre à reconnaître son identité, qu'une indication
fortuite découvrit cependant aussitôt. Il portait à l'intérieur de la
poche de sa jaquette une petite bande de toile, mise là par son
tailleur, avec le numéro de la fourniture et l'adresse de la maison d'où
venait le vêtement. On s'y transporta et c'est ainsi que l'après-midi
qui suivit la triste découverte, et après les constatations légales, le
corps put être déposé chez nous.

Et l'assassin? Les seules données offertes à la justice furent bien vite
épuisées. On ouvrit la malle laissée par ce mystérieux Rochdale,--mais
ce n'était certainement pas son nom;--elle était remplie d'objets
achetés au hasard, comme la malle elle-même, chez un marchand de
bric-à-brac que l'on retrouva, et qui donna un signalement très
différent de celui qu'avait fourni le concierge de l'hôtel Impérial, car
il dépeignit le prétendu Rochdale comme un homme blond et sans barbe,
tandis que le concierge le décrivait comme un homme très brun, très
barbu, et très basané. On retrouva aussi le fiacre qui avait chargé la
malle aussitôt achetée, et la déposition du cocher fut identique à celle
du marchand de bric-à-brac. L'assassin s'était fait conduire par ce
fiacre, d'abord dans une boutique d'objets de voyage, où il avait acheté
un nécessaire, puis dans un magasin de blanc, où il s'était procuré les
serviettes, puis à la gare de Lyon, où il avait déposé la malle et le
nécessaire à la consigne. On retrouva l'autre fiacre, celui qui trois
semaines plus tard l'avait amené de la gare à l'hôtel Impérial, et le
signalement donné par ce second cocher se trouva être le même que celui
de la déposition du concierge. On en conclut que dans l'intervalle de
ces trois semaines l'assassin s'était grimé,--car les témoignages
concordaient sur l'allure, le timbre de la voix, les manières et la
carrure.--Cette hypothèse fut confirmée par un coiffeur du nom de
Jullien, lequel vint raconter de lui-même ce singulier détail: un
personnage au teint clair, aux cheveux blonds, glabre, grand et large
d'épaules, comme le marchand de bibelots et le premier cocher
décrivaient Rochdale, était venu, le mois précédent, à sa boutique,
commander une perruque et une barbe assez bien exécutées pour qu'on ne
pût le reconnaître. Il s'agissait, disait-il, de figurer dans une soirée
costumée. Cet inconnu prit livraison, en effet, d'une perruque et d'une
barbe noires; il se munit de tous les ingrédients nécessaires pour se
grimer en Américain du Sud, il acheta du Khôl pour se noircir les
paupières, une composition de terre de Sienne et d'ambre pour colorer
son teint. Le maquillage lui réussit assez bien pour qu'il pût revenir
chez Jullien sans que ce dernier le reconnût. Le coiffeur avait été trop
étonné de cette perfection dans le déguisement, et aussi de l'étrangeté
de ce bal masqué donné en plein été, pour que son attention ne fût pas
attirée lors des articles des journaux sur le mystère de l'hôtel
Impérial, comme on appela cette affaire. Mais quoi? cette révélation
rendait plus difficile encore la tâche des magistrats en démontrant
quelles précautions avait multipliées l'inconnu. On découvrit chez mon
père deux lettres signées Rochdale, datées de Londres, mais sans leurs
enveloppes, et toutes deux écrites d'une écriture renversée, que les
experts jugèrent simulée. Il avait dû remettre quelque mémoire
justificatif. Peut-être mon père le portait-il dans la serviette que
l'assassin avait prise aussitôt son crime accompli. La maison Crawford
de San-Francisco existait réellement, mais elle n'avait jamais formé le
projet d'une entreprise de voie ferrée en Cochinchine. On était en
présence d'un de ces problèmes criminels qui défient l'imagination. Ce
n'était probablement pas pour voler que l'assassin avait multiplié à ce
degré les habiletés de ses ruses. On n'attire pas un homme d'affaires
dans un piège combiné avec cette perfection, pour lui dérober quelques
billets de mille francs et une montre. Était-ce une vengeance? On
fouilla dans la vie privée de mon père, et l'on découvrit qu'il avait eu
quelques-unes de ces faiblesses communes aux jeunes gens de sa classe et
de son temps. Il avait été lié autrefois avec une femme mariée, mais
cette intrigue était rompue depuis longtemps, et, si le mari l'avait
jamais soupçonnée, pourquoi aurait-il attendu, avant de s'en venger, que
cette relation fût brisée? D'ailleurs cet homme, vieux de cinquante-cinq
ans à cette époque, engagé dans de grandes entreprises industrielles,
n'avait pas un caractère à pousser ainsi une passion jusqu'au crime, et
son signalement de Parisien chétif ne correspondait en rien à celui du
faux Rochdale. Était-il admissible que sa femme eût voulu se venger,
elle, par quelque instrument docile, d'un abandon ancien? Dans le délire
de mes premières recherches, plus tard, j'en suis venu à rêver cela.
J'ai tenu à la connaître. Je l'ai vue. Elle avait des cheveux blancs et
un fils plus âgé que moi,--qui sait? peut-être mon frère? L'étrange
impression que je ressentis à songer que mon père avait aimé cette femme
qui me regardait avec des yeux où elle ne savait pas que je cherchais
une inquiétude! Et je ne trouvais dans ces beaux yeux bleus, demeurés la
seule jeunesse d'un visage vieilli, qu'un attendrissement profond,
quelque chose de si doux et de si triste, une telle pitié mélangée à
tant de souvenirs que j'eus honte de mes soupçons comme d'une infamie.

La justice, qui n'a pas de ces pudeurs sentimentales, eut-elle ce
soupçon comme moi, ou d'autres encore? S'il en fut ainsi, l'imagination
de ses représentants se heurta au point indiscutable et inexplicable, à
la réalité de ce Rochdale, dont l'existence ne pouvait pas être
contestée, non plus que sa présence à l'hôtel Impérial depuis les sept
heures du soir la veille jusqu'à deux heures de l'après-midi le
lendemain; et puis il s'était évanoui, comme un être fantastique, sans
qu'une seule trace en demeurât,--une seule. Cet homme était venu,
d'autres hommes lui avaient parlé. On savait où il avait passé la nuit
et la matinée d'avant le crime. Il avait accompli son œuvre de meurtre,
et puis rien. Tout Paris se passionna pour cette affaire, et depuis,
lorsque j'ai voulu rechercher la collection des journaux relatifs à
elle, j'ai trouvé que, pendant plus de six semaines, les chroniqueurs en
avaient parlé chaque matin. Ensuite la rubrique fatale avait disparu des
colonnes des journaux, comme le souvenir de cette lugubre énigme s'était
effacé de la mémoire des lecteurs, comme le souci de cette enquête de la
pensée des limiers de police. La vie avait continué, roulant cette épave
dans sa vague qui emporte toutes choses. Oui; mais moi, le fils? Comment
oublier jamais le récit de la vieille femme, qui avait rempli d'une
tragique épouvante ma petite chambre d'enfant? Comment ne pas revoir
toujours et toujours la face pâle de l'assassiné, ses yeux ouverts, sa
bouche fermée par une mentonnière, le linge noué de son front? Comment
ne pas dire: je te vengerai, pauvre mort.--Pauvre mort!...--Lorsque je
lus l'_Hamlet_ de Shakespeare pour la première fois, avec cette avidité
passionnante que donne à l'esprit une analogie entre la situation morale
étudiée dans une œuvre d'art et quelque crise de notre propre vie, je me
souviens que ce jeune homme me fit horreur. Ah! si le fantôme de mon
père était venu me raconter, à moi, avec ses lèvres sans souffle, le
drame qui l'avait tué, aurais-je hésité une minute? Non! m'écriais-je;
et puis j'ai tout su, et puis j'ai hésité, comme lui, moins que lui
pourtant, à oser l'action terrible.--Silence! Silence!... Revenons
encore aux faits.



IV


Les faits qui suivirent? Je me les rappelle à peine. Ils furent si
petits, si médiocres, entre cette première vision d'épouvante et la
vision de tristesse qui lui succéda deux années plus tard. En 1864, mon
père mourait. En 1866, ma mère épousait M. Jacques Termonde. Dans
l'intervalle de ces deux dates se place une période qui n'est pourtant
pas abolie de mon souvenir, car c'est la seule où ma mère se soit
occupée de moi avec une attention suivie. Avant la date fatale, c'était
mon père, et, plus tard, ce ne fut personne. Nous avions quitté notre
appartement de la rue Tronchet, qui nous rappelait trop le sinistre
drame, et nous nous installâmes dans un petit hôtel du boulevard de
Latour-Maubourg, qui avait appartenu à un peintre amateur. Un mince
jardin l'entourait, qui semblait plus grand parce que d'autres jardins
verdoyaient derrière son mur d'enclos. Cet hôtel renfermait une espèce
de hall qui avait été l'atelier du précédent propriétaire, et dont ma
mère fit presque tout de suite sa pièce d'habitation. Il y avait en
elle, je le comprends aujourd'hui à distance, quelque chose d'irréel et
d'un peu théâtral, mais si naïvement, qui la poussait à exagérer
l'expression visible de tous les sentiments qu'elle éprouvait. Tandis
qu'elle s'occupait à étudier avec une enfantine coquetterie les
attitudes propres à traduire son émotion, elle laissait cette émotion
elle-même s'en aller de son cœur. C'est ainsi que, dans l'exil
volontaire où elle voulut se cloîtrer après son malheur, ne recevant
plus qu'un petit nombre d'amis dont était M. Jacques Termonde, elle
recommença bien vite de se parer et de parer toutes choses autour
d'elle, avec le goût délicat et subtil qui lui était inné. C'était une
femme d'une beauté singulière, mince et pâle, avec des cheveux si longs
qu'ils tombaient réellement jusqu'à terre quand elle les peignait devant
moi le matin. Devait-elle cette beauté originale de son fin profil, de
ses yeux si doux et de sa fragile personne aux gouttes du sang grec qui
coulaient dans ses veines? Son aïeul maternel était un M. Votronto, venu
du Levant à Marseille, lors de l'annexion des îles Ioniennes à la
France. Toujours est-il que souvent depuis j'ai pensé au contraste
étrange de cette beauté si rare et si menue avec la solide et lourde
carrure de mon père, et avec la mienne propre. Qui peut dire que ce ne
fut pas là une grande cause à tant de malentendus irréparables? Mais, à
cette époque, je ne raisonnais pas. Je subissais le charme de cet être
gracieux qui me disait: «mon fils». Quand elle était assise à son piano
dans cet asile élégant qu'elle s'était organisé parmi les étoffes
drapées, les plantes vertes et tout un petit décor si à elle, je la
contemplais avec une idolâtrie infinie. À cause d'elle, je m'efforçais,
malgré ma maladresse native, de me garder bien propre dans les costumes
de plus en plus composés qu'elle me faisait porter, et de plus en plus
aussi la terrible image de l'assassiné s'effaçait de cet
intérieur,--dont toute la délicatesse était cependant payée par la
fortune que nous avait laissée son travail à lui. La vie moderne
comporte si peu le drame sanglant, les rudes sauvageries du meurtre et
de la passion, que les scènes tragiques auxquelles une famille a pu
assister semblent bien vite, aux personnes mêmes de cette famille, une
espèce de songe, un cauchemar dont il est impossible de douter et auquel
on ne croit pourtant pas entièrement.

Oui, la vie avait repris son cours presque normal quand le second
mariage de ma mère me fut annoncé. Je me souviens, cette fois, avec une
précision minutieuse, non seulement de l'époque, mais du jour et de
l'heure. Je me trouvais en vacances chez mon unique tante, une sœur de
mon père, vieille demoiselle de quarante-cinq ans, qui habitait
Compiègne. Elle vivait là, dans une maison située à l'extrémité de la
ville, avec trois domestiques, parmi lesquels était ma bonne Julie, dont
le caractère ne convenait pas à maman. Ma tante Louise était petite,
avec un air d'une personne de province;--à peine si elle consentait à
visiter Paris pour quarante-huit heures, quand vivait mon père. Elle
portait presque toujours une robe de soie noire faite à la maison, avec
une ligne de blanc au cou et aux poignets, et autour du cou aussi une
vieille chaîne d'or, très longue, qui passait sous son corsage et
ressortait à sa ceinture avec sa montre et des breloques anciennes.
Quand elle n'avait pas son bonnet à rubans, noirs comme sa robe, ses
cheveux grisonnants montraient leurs bandeaux et encadraient un front et
des yeux d'une telle expression de douceur, que la pauvre femme plaisait
tout de suite, malgré son nez un peu fort, ses lèvres trop larges et son
menton trop long. Elle avait élevé mon père ici même, dans cette petite
ville de Compiègne. Elle lui avait donné de sa fortune ce qu'elle avait
pu distraire des besoins si simples de sa vie. Quand il avait voulu
épouser Mlle de Slane, c'était le nom de jeune fille de maman, elle
l'avait doté pour que la famille où il voulait entrer s'ouvrît plus
aisément devant lui. Combien elle avait souffert depuis deux ans, le
contraste entre le portrait que j'avais d'elle dans mon album d'enfant
et de son visage actuel le disait assez. Ses cheveux avaient beaucoup
blanchi, les rides qui vont des narines aux coins des lèvres s'étaient
creusées, ses paupières s'étaient comme flétries. Et cependant elle ne
s'était livrée à aucune démonstration. À mon regard de petit garçon
observateur, l'antithèse entre le caractère de ma mère et celui de ma
tante se précisait dans la différence de leurs douleurs. Alors j'avais
de la peine à comprendre la réserve de la vieille fille dont je ne
pouvais cependant pas suspecter la tendresse. Aujourd'hui, c'est pour
l'autre sorte de nature que je suis injuste. Ma mère aussi avait l'âme
tendre, si tendre qu'elle ne s'était pas sentie capable de me révéler sa
vie nouvelle, et c'était ma tante qui s'en chargeait. Elle n'avait pas
voulu assister au mariage, et M. Termonde avait préféré, je l'ai su
depuis, que je n'y assistasse point, afin sans doute d'épargner la
sensibilité de celle qui devenait sa femme. Mon Dieu! comme ma tante
Louise, malgré sa surveillance d'elle-même, avait des larmes au bord de
ses yeux bruns lorsqu'elle m'emmena dans le fond du jardin, où mon père
avait joué, enfant comme moi. Les teintes dorées du mois de septembre
commençaient à s'étendre sur le feuillage des arbres. Le berceau sous
lequel nous nous assîmes était garni d'une vigne dont les raisins, déjà
presque blonds, attiraient un vol bourdonnant de guêpes. Ma tante prit
mes deux mains dans les siennes et commença:

--André, j'ai à te faire part d'une grande nouvelle.

Je la regardai avec anxiété. De la secousse que m'avait infligée
l'affreux événement, il me restait une sorte de susceptibilité
nerveuse. Pour la moindre surprise, mon cœur battait à me faire mal.

--Ta mère se remarie, dit simplement la vieille fille, à laquelle mon
trouble ne put échapper.

Chose étrange, cette phrase ne me causa pas tout de suite l'impression
que mon regard de tout à l'heure aurait fait prévoir. À l'accent de ma
tante, j'avais pensé qu'elle allait m'apprendre une maladie de maman ou
sa mort. Mon imagination frappée avait de ces peurs. Ce fut donc avec un
certain calme que je répondis:

--Avec qui?

--Tu ne devines pas? demanda ma tante.

--Avec M. Termonde? fis-je brusquement.

Encore aujourd'hui, je ne me rends pas compte des raisons qui me
poussèrent ce nom aux lèvres, comme cela, tout de suite. Sans doute M.
Termonde était venu souvent chez nous depuis le veuvage de ma mère. Mais
n'y venait-il pas autant, sinon davantage, avant que ma mère ne fût
veuve? Ne s'était-il pas occupé du détail de nos affaires avec une
fidélité que je comprenais dès lors être bien rare? Et pourquoi la
nouvelle de son mariage avec ma mère m'apparaissait-elle tout d'un coup
comme plus triste que si elle eût épousé n'importe quel autre? C'est la
sensation contraire qui aurait dû se produire, semblait-il. Je
connaissais cet homme depuis si longtemps. Il m'avait beaucoup gâté
autrefois, et il me gâtait encore. Mes plus beaux jouets m'étaient venus
de lui, et mes plus beaux livres,--un merveilleux cheval de bois quand
j'avais sept ans, qui marchait avec une mécanique; avais-je assez amusé
mon pauvre père en lui disant de ce cheval qu'il était «deux fois pur
sang»?--le _Don Quichotte_, de Gustave Doré, cette année même, et sans
cesse quelque nouveau cadeau. Et cependant, je ne me sentais plus en sa
présence le cœur ouvert comme jadis. Quand ce malaise avait-il commencé?
Je n'aurais pu le dire; mais je le trouvais trop souvent entre ma mère
et moi. J'en étais jaloux, pour tout avouer, de cette jalousie
inconsciente des enfants, qui me faisait, quand il était dans la
chambre, prodiguer les caresses à maman pour mieux lui montrer qu'elle
était ma mère et qu'elle ne lui était rien, à lui. Avait-il reconnu ce
sentiment?... Qui sait? L'avait-il partagé? Toujours est-il que je
trouvais maintenant dans son regard, malgré sa voix toujours flatteuse
et ses manières toujours polies, une antipathie pareille à la mienne. À
l'âge que j'avais, l'instinct ne se trompe guère sur ces impressions-là.
C'était bien de quoi expliquer le petit frisson qui me saisit à
prononcer son nom. Mais, à ce frisson et au cri que j'avais jeté, je vis
ma tante tressaillir.

--Avec M. Termonde, fit-elle, oui, c'est vrai; mais pourquoi as-tu pensé
à lui tout de suite?... Et, me regardant jusqu'au fond des yeux, elle me
dit, à voix basse, comme si elle avait eu honte de poser une question
semblable à un enfant:

--Que sais-tu?

À ces mots, et sans autre motif qu'une espèce d'énervement presque
maladif auquel j'étais en proie depuis la mort de mon père, je me mis à
fondre en larmes.--Des crises pareilles me prenaient quelquefois, tout
seul, enfermé dans ma chambre, le verrou tiré, victime d'une angoisse
dont je ne pouvais pas triompher, et comme à l'approche d'un danger. Je
prévoyais d'avance les pires accidents: par exemple, que ma mère allait
être assassinée comme mon père, et moi ensuite, et j'épiais sous tous
les meubles. Quand je me promenais avec un domestique, il m'arrivait de
me demander si cet homme n'était pas complice du mystérieux criminel et
chargé de me conduire à lui, ou tout au moins de me perdre. Mon
imagination, trop excitée, me dominait. Je me voyais échappant au
complot, et, pour mieux m'y dérober, gagnant Compiègne. Aurais-je assez
d'argent? Et je me disais qu'il serait possible de vendre ma montre à un
vieil horloger que je regardais, en allant au lycée, travailler, sa
loupe contre son œil droit, derrière la vitre d'une petite échoppe.
Triste puissance de prévoir le pire qui m'a ainsi empoisonné tant
d'heures inoffensives de mon enfance!--C'était elle encore qui me
faisait à ce moment, et sous la tonnelle de ce jardin d'automne, éclater
en sanglots tandis que ma tante me demandait de lui dire ce que j'avais
sur le cœur contre M. Termonde. Le plus douloureux de mes griefs
d'alors, je le lui contai, la tête appuyée contre son épaule, et ce
grief résumait tous les autres. Il y avait de cela deux mois à peine. Je
revenais du collège, vers les cinq heures, contre l'habitude
parfaitement gai. Le professeur, comme il arrivait dans les dernières
classes de l'année, nous avait fait une lecture divertissante, et
j'avais reçu de sa bouche, à la sortie, des compliments sur mes
compositions de prix. Quelle bonne nouvelle à rapporter chez nous et
qui me vaudrait un baiser plus tendre! Je me précipitai, aussitôt mes
cahiers déposés et mes mains lavées sagement, vers le petit salon où se
tenait ma mère. J'entrai sans frapper, avec tant de vivacité qu'elle
poussa un léger cri lorsque je m'élançai vers elle pour l'embrasser.
Elle était debout contre la cheminée, toute pâle, et M. Termonde auprès
d'elle, debout aussi, qui me saisit par le bras, pour m'écarter.

--Ah! disait ma mère, que tu m'as fait peur!...

--Est-ce que c'est une manière d'entrer dans un salon? reprit, de son
côté, M. Termonde.

Sa voix s'était faite brutale comme son geste. En me prenant le bras, il
m'avait serré assez fort pour que, le soir, j'eusse trouvé une marque
noire à la place où ses doigts m'avaient étreint. Ce ne fut ni cette
phrase insolente ni la souffrance de cette étreinte qui me firent
demeurer comme stupide et le cœur oppressé. Non, mais d'entendre ma mère
qui répondait:

--Ne le grondez pas trop, il est si jeune... Il se corrigera...

Elle bouclait mes cheveux de ses doigts, et, dans ses paroles, dans leur
accent, dans son regard, dans son demi-sourire, je surprenais une
timidité singulière, presque une supplication adressée à cet homme qui
fronçait le sourcil en tirant sa moustache de ses doigts nerveux, comme
impatient de ma présence. De quel droit m'avait-il parlé en maître et
chez nous, lui, un étranger? Pourquoi avait-il porté la main sur moi, si
légèrement que ce fût? Oui, de quel droit? Est-ce que j'étais son fils
ou son élève? Pourquoi ma mère ne me défendait-elle pas contre lui? Même
si j'étais fautif, je ne l'étais qu'envers elle. Un accès de colère
s'empara de moi, qui me donna une envie furieuse de sauter sur M.
Termonde, comme une bête, de le griffer au visage et de le mordre. Je le
regardai avec rage, et aussi ma mère, et je m'en allai de la chambre,
sans rien répondre. J'étais boudeur, défaut douloureux qui tenait à mon
excessive et presque morbide sensibilité. Toutes mes émotions
s'exagéraient, en sorte que je me fâchais pour des riens, et que de
revenir m'était un supplice. L'impression de la honte à dompter était
trop forte. Même mon père avait eu beaucoup de peine à triompher
autrefois de ces accès de susceptibilité blessée, durant lesquelles je
luttais contre mes propres attendrissements avec une colère froide et
contenue, qui me soulageait tout ensemble et me torturait. Je me
connaissais cette infirmité morale, et, avec la bonne foi d'un enfant
très honnête, j'en rougissais. Ce me fut donc un comble d'humiliation
que M. Termonde, au moment où je sortais de la chambre, dît à ma mère:

--En voilà pour huit jours de bouderie maintenant. C'est un caractère
vraiment insupportable...

Ce dernier mot eut cet avantage que je mis un point d'honneur à le
démentir et que je ne boudai pas. Mais cette simple scène m'avait trop
profondément ulcéré pour que je l'eusse oubliée, et voici que tout mon
ressentiment se réveillait à mesure que je faisais ce récit à ma tante.
Hélas! ma double vue presque inconsciente d'enfant trop sensible ne s'y
trompait pas. C'était toute l'histoire de ma jeunesse que cette scène
puérile et douloureuse symbolisait ainsi: mon invincible antipathie
envers l'homme qui allait occuper la place de mon père, et la partialité
aveugle, en sa faveur, de celle qui aurait dû me défendre d'abord et
toujours.

--Il me déteste, disais-je en pleurant à ma tante Louise, que lui ai-je
fait?...

--Calme-toi, répondait l'excellente fille; tu es là, comme ton pauvre
père, à outrer toujours tes moindres chagrins... Et puis, tâche d'être
gentil pour lui, à cause de ta mère, de ne pas t'abandonner à ces
violences qui me font peur... Ne t'en fais pas un ennemi, ajouta-t-elle.

C'était si simple qu'elle me parlât de la sorte, et cependant son
insistance me parut un peu étrange, dès ce moment-là. Je ne sais
pourquoi aussi elle me sembla comme surprise de ma réponse à sa
question: «Que sais-tu?» Elle voulait m'apaiser, et elle augmenta encore
l'appréhension où j'étais de l'usurpateur,--ainsi je l'appelai
depuis,--par le léger tremblement qu'elle avait dans la voix lorsqu'elle
en parlait.

--Il faut que tu leur écrives dès ce soir, dit-elle enfin.

Leur écrire! Cette simple formule me fit mal. Ils étaient unis. Jamais,
jamais je ne pourrais plus penser à l'un sans penser à l'autre.

--Et vous? demandai-je à ma tante.

--J'ai déjà écrit, répondit-elle.

--Et quand se fait le mariage?

--Il est fait d'hier, fit-elle d'une voix si basse que je l'entendis à
peine.

--Et où? demandai-je de nouveau après un silence.

--À la campagne, chez des amis communs, dit-elle; et, tout de
suite:--Ils ont préféré que tu n'y fusses pas, pour ne pas déranger tes
vacances. Ils sont partis pour trois semaines, puis ils viendront te
voir à Paris avant d'aller en Italie... Moi, tu sais que je ne suis pas
assez bien pour voyager. Je te garderai jusque-là... Sois doux,
ajouta-t-elle, et va écrire.

J'avais bien d'autres questions à lui poser, bien d'autres larmes à
répandre. Je me contins pourtant, et, un quart d'heure plus tard,
j'étais assis dans le salon de la bonne et chère tante, et à son bureau.
Que j'aimais cette pièce du rez-de-chaussée qu'une porte-fenêtre
séparait du jardin! C'était une chambre tapissée de souvenirs. À côté du
secrétaire ancien, je pouvais voir, appendus au mur dans leurs cadres de
toutes formes, les portraits de ceux que la sainte fille avait aimés et
qui étaient morts. Que ce petit coin funèbre remuait doucement ma
rêverie! Il y avait là une miniature coloriée, représentant mon
arrière-grand'mère, la mère de mon aïeule, en costume du Directoire,
avec une taille courte et des cheveux à la Prudhon. Il y avait encore
mon grand-oncle, son fils, une miniature aussi. Quel aimable et
important visage à toupet d'admirateur de Louis-Philippe et de M.
Thiers! Il y avait mon grand-père paternel avec sa rude physionomie de
parvenu,--et mon père à tous les âges. Plusieurs de ces portraits, déjà
très anciens, avaient été faits au daguerréotype; la lumière qui jouait
sur les plaques à demi effacées rendait difficile de bien distinguer
tous les traits. Une bibliothèque basse régnait un peu plus loin, où je
retrouvais tous les livres de prix de mon père, gardés pieusement. Mon
Dieu! comme je me sentais protégé par les portières en velours vert
traversées de longues bandes de tapisseries,--chef-d'œuvre de ma
tante,--qui tombaient à gros plis sur les portes! Comme je regardais
avec complaisance le tapis aux nuances passées, dont j'avais, tout
petit, voulu cueillir les fleurs! C'était une des légendes de ma
première enfance, de ces anecdotes qui se redisent sur un fils qu'on
chérit et qui lui font sentir combien les moindres détails de son
existence ont été regardés, compris, aimés. J'ai touché plus tard la
glace de l'indifférence... Ma tante surtout, parmi ces meubles aux
formes démodées, comme je l'aimais, avec son visage où je ne lisais que
tendresse absolue pour moi, avec ses yeux dont le regard me faisait du
bien à une place mystérieuse de mon âme! Je la sentais si voisine de
moi par la seule ressemblance avec mon père,--et ce jour-là davantage
encore,--si bien que je me levai quatre ou cinq fois de table pour
l'embrasser dans l'intervalle du temps que je mis à écrire ma lettre de
félicitations adressée au pire ennemi que je me connusse au monde.--Et
ce fut la seconde date ineffaçable de ma vie.



V


Ineffaçables? Oui, ces deux dates le sont demeurées, et elles seules...
Lorsque je reviens en arrière, toujours et toujours je me heurte à
elles. Mon père assassiné, ma mère remariée, ces deux idées ont si
longtemps pesé sur mon cœur. Les autres enfants ont des âmes mobiles,
souples et qui se prêtent à toutes les sensations. Ils se donnent en
entier à la minute présente. Ils vont, ils viennent d'une gaieté à une
peine, oubliant, chaque soir, ce qu'ils ont éprouvé le matin, nouveaux à
tous les aspects du sentier tournant de leur vie... Et moi, non!... Mes
deux souvenirs réapparaissaient sans cesse devant ma pensée. Une
hallucination continue me montrait le profil du mort sur l'oreiller du
lit au pied duquel pleurait ma mère,--ou bien j'entendais la voix de ma
tante, m'annonçant l'autre nouvelle. Je revoyais son visage triste, ses
yeux bruns, les rubans noirs de son bonnet qui tremblaient au vent de
l'après-midi de septembre. Puis j'éprouvais, comme alors, l'impression
de déchirure intime que j'avais ressentie par deux fois, combien
cruelle, combien inguérissable! Aujourd'hui encore que je m'essaye à
retrouver l'histoire de mon âme, de l'André Cornélis véritable et
solitaire, je ne rencontre pas un souvenir qui ne disparaisse devant ces
deux-là, pas une phase de ma jeunesse que ces deux faits premiers ne
dominent, qu'ils n'expliquent, qu'ils ne contiennent en eux, comme le
nuage contient la foudre, et l'incendie, et la ruine des maisons
frappées de cette foudre. Par delà toutes les images qui assiègent ma
mémoire me représentant celui que je fus, durant mes longues années
d'enfance et de jeunesse, ce sont toujours ces deux journées de malheur
que j'aperçois en arrière. Fond sinistre du tableau de ma vie, morne
horizon d'un plus morne pays...

Quelles images?... Une grande cour plantée d'arbres anciens, des
enfants qui jouent, par une fin de jour en automne, et d'autres enfants
qui ne jouent pas, mais qui regardent, s'appuient au tronc des arbres
jaunis, ou se promènent avec des airs de petites créatures
abandonnées... C'est le préau du lycée de Versailles. Les écoliers
joueurs sont les anciens; les autres, les timides, les exilés, sont les
nouveaux, et je suis l'un d'eux. Voici quatre petites semaines que ma
tante me disait le mariage de ma mère, et déjà ma vie est toute changée.
À mon retour des vacances, il a été décidé que j'entrerais comme interne
au collège. Ma mère et mon beau-père entreprennent un voyage en Italie
qui durera jusqu'à l'été. M'emmener? Il n'en a pas été question une
seconde. Me laisser externe à Bonaparte sous la surveillance de ma tante
qui viendrait s'établir à Paris? Ma mère a proposé ce moyen, que mon
beau-père a repoussé tout de suite avec des arguments trop raisonnables.
Pourquoi imposer un tel sacrifice d'habitudes à une vieille fille?
Pourquoi redouter cette rudesse de l'internat qui façonne les
caractères?

--Et il a besoin de cette école, a-t-il ajouté en me regardant avec des
yeux froids, comme au moment où il m'a serré le bras si fort. Bref, on
a résolu que je serais pensionnaire, mais pas dans un collège de Paris.

--L'air y est trop mauvais..., a dit mon beau-père.

Pourquoi ne lui sais-je aucun gré du souci qu'il semble prendre de ma
santé? Je ne prévois pourtant guère ce qu'il prévoit déjà, lui, l'homme
qui veut m'écarter à jamais de ma mère, qu'il sera plus aisé de me
laisser interne dans un collège situé hors de la ville, quand ils
reviendront. Quel besoin a-t-il de ces calculs? Est-ce qu'il ne lui
suffit pas d'énoncer une volonté pour que Mme Termonde lui obéisse?
Comme je souffre lorsque j'entends sa voix, à elle, lui dire «tu», de
même qu'à mon père! Et je pense à mes rentrées d'autrefois lorsque je
commençais mes classes à Bonaparte, et que ce pauvre père m'aidait à mes
devoirs. C'est mon beau-père qui m'a conduit au lycée, hier dans
l'après-midi. C'est lui qui m'a présenté au proviseur, un maigre et long
bonhomme à tête chauve qui m'a tapé sur la joue en me disant:

--Ah! il vient de Bonaparte... le collège des muscadins...

J'ai eu, le soir même, la curiosité de chercher ce mot dans le
dictionnaire, et j'ai trouvé cette définition: «Jeune homme qui a de la
recherche dans sa parure...» Et c'est vrai qu'avec mes vêtements coquets
où s'est complue la fantaisie de ma mère, mon grand col blanc, mes
bottines anglaises, ma veste joliment coupée, je ne ressemble point aux
garnements en tunique parmi lesquels je vais vivre. Ils ont leurs képis
déformés. Presque tous leurs boutons sont arrachés. Leurs gros bas bleus
tombent sur leurs souliers éculés. Ils achèvent d'user à l'intérieur des
costumes de l'an passé. Plusieurs m'ont regardé avec curiosité dès les
premières récréations de ce premier jour. Un d'entre eux m'a même
demandé: «Que fait ton père?» Je n'ai pas répondu. Ce que j'appréhende
avec une angoisse insoutenable, c'est qu'on me parle de _cela_. Hier,
tandis que le train nous amenait à Versailles, mon beau-père et moi,
dans ce vagon où nous n'avons pas échangé une parole, comme j'aurais
voulu dire cette épouvante, le conjurer de ne pas me jeter au milieu
d'autres enfants, ainsi abandonné à leurs indiscrètes férocités, lui
promettre, si je demeurais à la maison, de travailler plus et mieux
qu'autrefois! Mais le regard de ses yeux bleus est si aigu quand il se
pose sur moi; j'ai besoin de tant d'efforts pour prononcer, en
m'adressant à lui, ces enfantines syllabes, ce mot de «papa» que je dis
toujours en pensée à l'autre, à l'endormi sans réveil possible qui est
là-bas dans le cimetière de Compiègne! Et je n'ai pas supplié M.
Termonde, et je me suis laissé enfermer au lycée sans une phrase de
regret. J'aime encore mieux, plutôt que de m'être plaint à lui, errer
comme je le fais parmi les étrangers. Maman doit venir demain, veille de
son départ, et cette entrevue toute prochaine m'empêche de trop sentir
l'inévitable séparation. Pourvu qu'elle vienne sans mon beau-père?...

Elle est venue,--et avec lui. Dans ce parloir, décoré de mauvais
portraits des élèves qui ont obtenu le prix d'honneur au concours
général, elle s'est assise. Mes camarades causaient aussi avec leurs
mères, mais laquelle était digne d'être aimée comme la mienne? Avec la
sveltesse de sa taille, la grâce de son cou un peu long, ses yeux
profonds, son fin sourire, encore une fois elle m'est apparue si belle!
Et je n'ai rien pu lui dire parce que mon beau-père, «Jack», comme elle
l'appelle avec la mutinerie d'une prononciation anglaise, était là
aussi, entre nous. Ah! cette antipathie qui paralyse toutes les
puissances affectueuses du cœur, l'ai-je assez connue alors, et depuis?
J'ai cru voir que ma mère était étonnée, presque attristée de ma
froideur à cette minute de nos adieux. Mais n'aurait-elle pas dû
comprendre que je ne lui montrerais jamais ma tendresse, à elle, devant
lui? Et elle est partie, elle voyage, et moi je suis resté...

D'autres images surgissent qui me montrent notre salle d'étude pendant
les soirs de ce premier hiver de mon emprisonnement. Le poêle de fonte
rougeoie au milieu de cette salle éclairée au gaz. Un bol rempli d'eau
est posé sur le couvercle de peur que la chaleur ne nous entête. Tout le
long des murs court la ligne de nos pupitres, et derrière chacun de nous
se trouve un petit placard où nous rangeons nos livres et nos papiers.
Un grand silence pèse sur la vaste pièce, rendu comme plus perceptible
par le bruissement des feuillets tournés, le grincement des plumes, et
une toux étouffée de moment à autre. Le maître se tient là-bas, sur une
estrade haute de deux marches. Il s'appelle Rodolphe Sorbelle, et il est
poète. L'autre jour, il a laissé tomber de sa poche un papier chargé de
ratures sur lequel nous avons déchiffré les vers suivants:

    _Je voudrais être oiseau des champs,
      Avoir un bec,
      Chanter avec;
    Je voudrais être oiseau des champs,
      Avoir des ailes,
      Voler sur elles.
    Mais je ne puis en faire autant,
      Car j'ai le bec
      Beaucoup trop sec,
      Et je suis pion,
      Cré nom de nom!..._

Cette prodigieuse poésie a fait notre joie, à nous autres petits
collégiens féroces. Nous la chantons continuellement, au dortoir, en
promenade, en cour, fredonnant les dernières paroles sur l'air classique
des «lampions». Mais le vieux chien de cour a la dent mauvaise, il se
défend à coups de retenues et on ne le brave guère en face. La lampe
suspendue au-dessus de sa tête éclaire ses cheveux d'un gris verdâtre,
son front rouge, et son paletot jadis bleu, aujourd'hui blanchâtre à
force d'usure. Il rime sans doute, car il écrit, il efface, et, par
instants, il relève ce front où les veines se gonflent, ses gros yeux
bleus, qui expriment une si réelle bonté lorsque nous ne le tourmentons
pas de nos taquineries, fouillent la salle et font le tour des
trente-cinq pupitres. Moi aussi je regarde ces compagnons de mon
esclavage actuel. Ils ont des visages que je commence à si bien
connaître: Rocquain, tout petit, avec un nez trop grand, rouge dans une
face longue et blême;--Parizelle, immense, avec sa mâchoire en avant. Il
est blond, il a des yeux verts, des taches de rousseur, et par gageure,
l'autre été, il a mangé un hanneton. Il y a aussi Gervais, un brun tout
frisé, qui écrit son testament chaque semaine. Il m'a communiqué le
dernier de ces opuscules où se trouve cette clause: «Je lègue à
Leyreloup un bon conseil enfermé dans ma lettre à Cornélis». Leyreloup
est son ancien ami qui lui a joué le tour de le rouler, l'automne
dernier, dans un tas de feuilles sèches, entraîné à cette malice par le
grand Parizelle, que le rancuneux Gervais considère depuis lors comme un
scélérat, et le conseil enfermé dans la lettre posthume est un avis de
défiance à l'égard du géant... Tout ce petit monde est la proie de mille
intérêts puérils et qui, dès cette époque, m'apparaissent tels, quand je
les compare aux souvenirs que je porte en moi. Et eux aussi, mes
camarades, semblent comprendre qu'il y a dans ma vie quelque chose qui
n'est pas dans la leur; ils ne m'ont infligé aucune des misères qui
sont l'épreuve accoutumée des nouveaux, mais je ne suis l'ami d'aucun
d'eux, excepté de ce même Gervais qui va en rangs avec moi lorsque nous
sortons. C'est un garçon imaginatif et qui dévore chez lui une
collection de numéros du _Journal pour tous_. Il a découvert là une
suite de romans qui s'appellent: _l'Homme aux figures de cire_, _le Roi
des Gabiers_, _le Chat du bord_, et, de jeudi en jeudi, les jours de
promenade, il me les raconte. Le fond tragique de mes rêveries me fait
trouver un étrange plaisir à ces récits où le crime joue le rôle
principal. J'ai eu le malheur de dire cette malsaine distraction à ma
bonne tante, et le proviseur a séparé le feuilletoniste improvisé de son
public. On nous défend, à Gervais et à moi, d'aller ensemble à la
promenade. Ma tante Louise a cru ainsi calmer les frénésies d'une
sensibilité qui l'effraye. Pauvre femme! Ni la sollicitude de sa
tendresse, ni les soins pieux de sa prévoyance,--elle vient de Compiègne
à Versailles chaque dimanche pour me faire sortir,--ni mon travail,--car
je redouble d'efforts pour que mon beau-père ne puisse pas triompher de
mes mauvaises notes,--ni ma religion exaltée,--car je suis devenu le
plus fervent de nous tous à la chapelle,--non, rien n'apaise l'espèce
de démon intérieur qui me ravage l'âme. Durant les études du soir, et
dans mes repos entre deux séances de travail, je relis une lettre dont
l'enveloppe porte un timbre à l'effigie du roi Victor-Emmanuel. C'est ma
pâture de la semaine que ces pages qui me viennent de maman. Elles me
disent sur son voyage beaucoup de détails que je ne comprends guère. Ce
que je comprends, c'est qu'elle est heureuse, sans moi, hors de
moi;--c'est que la pensée de mon père et de sa mort mystérieuse ne la
hante pas?--c'est surtout qu'elle aime son nouveau mari, et je suis
jaloux, misérablement, vilainement jaloux. Mon imagination, qui a ses
lacunes étranges, a ses minuties singulières... Je vois ma mère dans une
chambre d'hôtel, et, disposées sur une table, les pièces de son
nécessaire de voyage qui sont en vermeil avec son chiffre en relief, son
prénom tout entier et la première lettre de son nom de femme entrelacée
aux lettres de ce prénom: Marie C...--Ah! n'était-ce pas son droit de
refaire loyalement son existence? Pourquoi renierait-elle son passé?
Pourquoi ce mélange de ce passé à son présent me fait-il si mal,--si mal
que tout à l'heure, au dortoir, étendu sur mon étroit lit de fer, je ne
pourrai pas fermer les yeux?

Qu'elles me semblaient longues, ces nuits, lorsque je me couchais sur
cette impression-là, et comme je luttais en vain pour obtenir
l'anéantissement de mon esprit dans le doux abîme du sommeil! Je
demandais ce sommeil à Dieu, de toutes les forces de ma piété d'enfant.
Je disais mentalement douze fois douze _Pater_ et douze _Ave_,--et je ne
dormais pas. J'essayais alors de me forger une chimère. J'appelais ainsi
un bizarre pouvoir dont je me savais doué. Tout petit garçon, et une
fois que je souffrais d'une rage de dents, j'avais fermé les yeux,
ramené mon âme sur elle-même et forcé mon esprit à se représenter une
scène heureuse dont je fusse le héros. J'avais pu ainsi aliéner ma
sensation présente au point de ne plus me douter de mon mal. Maintenant,
chaque fois que je souffre, je fais de même, et ce procédé me réussit
presque toujours.--Je l'emploie en vain lorsqu'il s'agit de maman. Au
lieu du tableau de félicité que j'évoque, l'autre tableau se présente,
celui de l'intimité de l'être que j'aime le plus au monde avec l'homme
que je hais le plus. Car je le hais, animalement, et sans que j'en
puisse donner d'autre motif, sinon qu'il a pris la première place dans
ce cœur qui fut tout à moi. Allons, j'entendrai les heures sonner, une
fois au clocher d'une église voisine, et une fois à l'horloge de notre
collège,--un tintement grave, puis un tintement grêle. J'entendrai le
vieux Sorbelle marcher le long du dortoir, tristement éclairé de
quelques quinquets, puis rentrer dans la chambre qu'il occupe à une des
extrémités. Que les deux rangées de nos petits lits sont lugubres à
regarder, avec leurs boules de cuivre qui brillent dans l'ombre, et le
ronflement des dormeurs odieux à entendre! D'intervalle à intervalle, un
veilleur passe, un ancien soldat à la face large, à la grosse moustache
noire. Il est engoncé dans un caban de drap brun et porte une lanterne
sourde. Est-ce qu'il n'a pas peur la nuit, tout seul, le long des
escaliers de pierre du lycée où le vent s'engouffre avec un bruit
sinistre? Que je n'aimerais pas à en descendre les marches, dans ce
frisson des ténèbres, de crainte d'y rencontrer un revenant! Je chasse
cette nouvelle idée, mais vainement encore, et puis je songe... Où est
celui qui a tué mon père? Est-ce d'épouvante, est-ce d'horreur que je
frémis à cette question? Et je songe toujours... Sait-il que je suis
ici? Et la panique m'affole, et je me demande si l'assassin ne serait
pas capable de se déguiser en garçon de collège pour venir me frapper à
mon tour? Je recommande mon âme à Dieu, et c'est sur ces affreuses
pensées que je m'endors enfin, très tard, pour être réveillé en sursaut
à cinq heures et demie du matin, la tête lassée, les nerfs tendus, ma
pauvre âme malade, d'une maladie qui ne peut pas guérir.



VI


Autres images.--Trois années se sont écoulées depuis le soir d'automne
où une voiture de place nous a déposés, mon beau-père et moi, dans ce
coin d'une des avenues du vieux Versailles qu'attriste la muraille du
collège. Je devais passer dans ce collège dix mois seulement, ceux que
ma mère passerait, elle, en Italie. Oui, c'était un soir de l'automne de
1866,--nous voici dans l'hiver de 1870, et je suis demeuré interne dans
ce lycée «où l'air est si bon, où je travaille si bien»,--ce sont les
raisons que ma mère a données pour ne pas me reprendre chez elle; et la
naïve femme est de bonne foi en répétant les phrases de M. Termonde.
D'ailleurs ne m'a-t-elle pas consulté? N'ai-je pas répondu, moi aussi,
que je préférais l'internat? Une expérience de quelques semaines de
vacances, au retour de leur voyage, m'a démontré que mon cœur saignerait
trop, à la voir aimer son mari comme elle l'aime. Mes yeux aigus
d'enfant jaloux, et qui se souvient, surprennent trop de signes de ce
sentiment. Elle passe, comme autrefois, ses blanches mains sur ma tête,
pour me caresser, mais cette flatterie ne m'est plus douce depuis qu'une
seconde alliance brille sur une de ces mains, et un jour arriva où cette
seconde alliance y demeura seule! Du vivant de mon père, et lorsqu'il
s'approchait d'elle pour l'embrasser, toujours elle avait un premier
geste de défense, l'écartant de son bras, ou détournant la tête. Comme
elle est soumise aujourd'hui et docile à poser cette même tête sur
l'épaule de M. Termonde! Il la prend, sans qu'elle se défende, par cette
taille qu'elle a gardée si souple. Il posé un baiser sur ce front qui ne
se retire pas et que des boucles encadrent, au lieu des bandeaux qui
plaisaient à mon père. Chacune de ces familiarités m'est une torture.
Comment le devinerait-elle? Durant ces premières vacances, une
après-midi que nous devions sortir et que la femme de chambre n'était
pas là, M. Termonde lui a boutonné ses bottines de promenade. Je l'ai vu
qui lui prenait le pied, après lui avoir ôté un petit soulier découvert,
et qui mettait enfantinement un baiser sur ce pied chaussé d'un bas
couleur pensée. J'ai subi un trop fort accès de rage lors de cette
petite scène pour ne pas préférer le collège, qui ne me rappelle, du
moins, ni le second mariage que je déteste, ni mon père si profondément
oublié là où je voudrais tant que sa mémoire survécût. Et j'ai dit: Oui,
au désir de mon beau-père; et j'ai gardé la tunique.

Pourquoi cet hiver de 1869-1870 se représente-t-il à mon souvenir? Ce
n'est pas qu'il ait été distingué par aucun événement nouveau; mais j'ai
là devant les yeux une photographie de moi à cette date, et je retrouve,
en la regardant, la trace plus vive de mon âme d'alors. Je m'apparais à
moi-même comme une sorte de spectre rétrospectif, avec ma tête tondue,
ma maigreur de garçon qui a trop grandi. C'était l'époque des
conversations grossièrement libres, des lectures hâtives et
désordonnées, de l'irréligion précoce et outrageante. Les visages de mes
camarades me reviennent aussi dans le demi-jour de ce passé déjà si
distant. Rocquain, plus blême que jamais avec son nez rouge d'acteur
comique, chante des chansons de café-concert, fume des cigarettes dans
des endroits inavouables, et collectionne des photographies
d'actrices... Gervais, toujours brun et frisé, s'est passionné pour les
courses; il y joue avec bonheur; il s'est réconcilié avec Leyreloup,
«l'hérissé», comme nous l'appelons, et il lui a communiqué sa dangereuse
manie. Ils organisent à eux deux des steeple-chases d'insectes, de
chenilles et de tortues. Ils ont même imaginé une combinaison de paris à
laquelle prennent part une dizaine d'entre nous. Le jeu consiste à
placer devant un dictionnaire plusieurs morceaux de papier sur chacun
desquels est inscrit un nom de cheval. On ouvre et on ferme le
dictionnaire avec rapidité. Celui des morceaux de papier que ce petit
coup de vent porte le plus loin a gagné le prix, et ceux qui ont parié
sur lui se partagent les enjeux. L'immense Parizelle a grandi encore. À
seize ans, il porte déjà la barbe et il a des maîtresses. Des
sous-officiers d'artillerie, dont il a fait la connaissance, un jour que
son correspondant l'avait laissé vagabonder seul dans le parc, l'ont
mené dans un certain café dont il nous montre le chemin quand nous
allons en promenade. Il nous décrit ce café par le menu, les vitres
dépolies, la salle remplie de femmes habillées comme des bébés, avec des
chemisettes toutes courtes, des bas de couleur, de hautes bottines à
boutons dorés, et là-dedans un tapage, une gaieté, des chansons, des
soldats debout qui boivent, d'autres assis qui ont pendu aux murs leur
sabre et leur shako,--et les escaliers qui résonnent sous les grosses
bottes de ceux qui descendent. Quant à moi, j'ai un nouvel ami, Joseph
Dediot, qui m'a fait connaître quelques vers de Musset. Nous raffolons
de ce poète. Dediot se trouve placé en classe à côté de Scelles, le fils
du libraire, celui que nous avons surnommé Bel-Œil, parce qu'il est
louche. Bel-Œil est paresseux comme un homard, et Dediot a passé avec
lui le plus étrange marché. Dediot lui fait tous ses devoirs, et, en
retour de chacun, Bel-Œil livre la copie de vingt vers de _Rolla_.
Moyennant je ne sais combien de versions, de thèmes et de vers latins,
mon ami s'est procuré tout le poème, et nous récitons avec frénésie:

    _Ô Christ! je ne suis pas de ceux que la prière..._

Et encore, appliquant ces vers à notre lycée dont les mœurs sont celles
de tous les internats:

                    _.......Et la corruption_
    _Y baise en plein soleil la prostitution._

Nous sommes devenus sceptiques et misanthropes. Nous jouons à l'athéisme
désespéré, comme Parizelle et Rocquain jouent à la débauche, Gervais au
sport et au chic, d'autres à la politique et d'autres à l'amour. Le père
Sorbelle, renvoyé du lycée, vient de publier un pamphlet où il se peint
lui-même sous le pseudonyme de Lebros, et le proviseur sous le nom de M.
Bifteck. Ce petit livre nous occupe tout cet hiver et nous décide à une
conspiration qui n'aboutit pas. Nous voilà jouant aux révolutionnaires.
L'étrange discipline que celle de ces infâmes collèges, où les
adolescents gâtent leurs années d'innocence heureuse par la copie
puérile et anticipée des passions dont ils souffriront réellement un
jour;--tels les enfants qui doivent mourir à la guerre, et font les
soldats avec leurs boucles blondes et leurs rires gais! Hélas! le jeu,
pour moi, a fini trop vite.

C'était pourtant mon home, l'endroit où je me sentais vraiment chez
moi,--ce maussade collège avec ses cours stériles, ses études
renfermées, son réfectoire empoisonné d'odeur de vaisselle, ses classes
dont les pupitres étaient tatoués d'inscriptions au canif, ses dortoirs
aux lavabos douteux. J'aimais ce bagne qui tenait de la caserne et de
l'hôpital, parce que là du moins je ne retrouvais pas la preuve
incessante de mon double malheur. Je m'y détendais, après tout, dans la
naïveté de mon âge, et je cessais de m'hypnotiser dans l'idée fixe du
meurtrier de mon père à découvrir et de mon beau-père à détester. Mes
jours de sortie étaient pour moi des jours de supplice qui m'auraient
fait appréhender avec terreur la fin de mes années de lycée, si je
n'avais su qu'au lendemain de mon baccalauréat j'aurais ma fortune et
que je pourrais m'adonner tout entier à la recherche qui devait être le
but suprême de ma vie. Je m'étais juré d'atteindre, moi, ce mystérieux
assassin que la justice n'avait pas découvert, et je trouvais dans cette
résolution, que je gardais au fond de moi sans jamais en parler, une
extraordinaire force morale. Cela ne m'empêchait pas de souffrir pour
des vétilles, aussitôt que ces vétilles me devenaient des signes que
j'étais deux fois orphelin... Qu'ils me sont de nouveau présents les
supplices de ces jours de sortie! Quand le domestique qui doit me
conduire chez ma mère vient me chercher, ces dimanches-là, vers les huit
heures, je reconnais à son sans-gêne que je ne suis plus le fils de la
maison, l'enfant-roi auquel la servilité des gens tient à plaire.
Celui-ci, cet infâme François Niquet, avec son menton rasé, son œil
insolent, ne lève pas son chapeau quand j'arrive au parloir où il
m'attend. Quelquefois, et lorsque le temps est mauvais, il se permet de
bougonner. Il allume sa pipe dans le compartiment du vagon, sans me
demander la permission, et la fumée du tabac m'écœure. Je mourrais
plutôt que de lui faire une observation; car il m'est arrivé une fois de
me plaindre du valet de chambre de mon beau-père, un méchant drôle à qui
l'on a donné raison, et depuis lors j'ai décidé que jamais plus je ne
m'exposerais à cet affront. D'ailleurs, j'ai déjà trop souffert, et
souffrir, ainsi apprend à mépriser... Le train marche sans que j'échange
cinquante mots avec ce manant. Je sais que je passe pour très fier et
très difficile; mais par la même disposition d'esprit qui, tout enfant,
me rendait boudeur, j'aime à déplaire à qui me déplaît... À travers ce
silence et la fumerie du rustre, nous arrivons à la gare Montparnasse.
Jamais une voiture qui m'attende, quelque temps qu'il fasse. Nous allons
à pied jusqu'au boulevard de Latour-Maubourg, le long des avenues
bordées de masures, d'hospices et de boutiques de bric-à-brac. Nous
contournons l'église Saint-François-Xavier avec ses deux grêles tours,
puis nous traversons la place des Invalides et nous voici devant notre
hôtel. Je hais la figure de la maison. Je hais le concierge, une autre
créature de M. Termonde, et sa large face, où je lis une hostilité qui
n'est sans doute qu'une entière indifférence. Mais tout se transforme
pour moi en signe de haine, depuis ces visages des domestiques jusqu'au
visage de ma chambre. M. Termonde m'a pris ma chambre d'autrefois, une
belle et claire pièce inondée de soleil avec une fenêtre ouverte sur le
jardin et une porte sur la chambre de ma mère. J'occupe maintenant une
espèce de grand cabinet, au Nord, d'où j'ai pour unique vue un chantier
de bois. Quand j'arrive à la maison par ces matins de dimanche, c'est là
que je dois monter, en attendant que ma mère soit levée et puisse me
recevoir. On ne s'est pas donné la peine d'allumer du feu; j'en demande,
et tandis que le domestique accroupi souffle sur les fagots, je
m'assieds sur une chaise, je regarde le portrait de mon père, exilé
aujourd'hui chez moi, après avoir si longtemps figuré sur un chevalet,
drapé d'une étoffe noire, dans le petit salon de maman. L'odeur du bois
humide qui s'enflamme, âcre et forte, se mêle à la fade senteur de cette
pièce que l'on n'a pas aérée de toute la semaine. J'ai là quelques
minutes amères à passer. Ces mesquines douleurs me font sentir l'abandon
moral où je suis plongé, plus cruellement. Et ma mère vit, elle respire
à quelques pas de moi,--et elle m'aime!

Maintenant que je jette un regard lucide sur cette jeunesse malheureuse,
je reconnais que mon caractère entra pour beaucoup dans le malentendu
qui n'a pas cessé entre cette pauvre mère et moi. Oui, elle m'aimait et
elle aimait en même temps son mari. C'était à moi de lui expliquer la
sorte de peine qu'elle me causait, en unissant dans son cœur et en
mélangeant ces deux tendresses. Elle m'aurait compris, elle m'aurait
épargné cette suite de petits chagrins muets qui ont fini par nous
rendre impossible toute explication intime. Ces matins de mes jours de
sortie, quand je la retrouvais vers les onze heures, avant le déjeuner,
elle attendait de moi un élan, une effusion, comment eût-elle su que la
présence de son mari me paralysait, de même que jadis au moment de nos
adieux, lors de son départ pour l'Italie? C'était un mystère
inintelligible pour elle que cette incapacité absolue de montrer mon
âme, cette atonie qui m'accablait aussitôt que nous n'étions plus seuls,
elle et moi, moi et elle,--et nous ne l'étions jamais. Il n'est presque
pas de visite à Versailles,--elle venait une fois la semaine, le
mercredi,--durant laquelle mon beau-père ne l'ait accompagnée. Je ne lui
ai pas écrit une lettre qu'elle ne l'ait montrée à son mari, comme elle
faisait de toutes ses autres lettres. Je savais si bien son habitude, et
qu'elle devait dire: «André m'a écrit», puis tendre à cet homme la
feuille de papier où je ne pouvais pas tracer une ligne sincère, émue,
confiante,--à cause de cette idée que ses yeux, à lui, s'y poseraient.
En ai-je déchiré de ces billets où j'essayais de lui raconter le détail
des troubles parmi lesquels je vivais! Oui, j'aurais dû lui parler tout
de même, m'expliquer un peu, confesser ma peine, ma folle jalousie, mon
ombrageuse tristesse, le besoin d'avoir dans sa pensée un coin à moi
seul, ne fût-ce qu'une pitié... et je n'osais pas. Une fatalité de ma
nature voulait que je sentisse trop fortement la peine que je lui
causerais en parlant, et je me trouvais incapable de la supporter. Les
agitations diverses de mon cœur aboutissaient donc à un silence timide,
à une gêne devant elle, qui la gagnait. Elle était, comme beaucoup de
femmes, impuissante à comprendre un caractère différent du sien, une
façon de sentir opposée à la sienne. Elle était heureuse dans son second
mariage, elle aimait, elle était aimée. Elle avait rencontré dans M.
Termonde un homme à qui elle avait tout donné de sa vie, et elle m'avait
donné aussi, naïvement, généreusement. J'étais son fils, il lui semblait
si naturel que celui qu'elle aimait aimât aussi son enfant. Et, de fait,
M. Termonde n'avait-il pas été pour moi un protecteur vigilant,
irréprochable? N'avait-il pas pris garde aux moindres détails de mon
éducation? Sans doute il avait insisté pour que je fusse interne; mais
j'avais été, moi aussi, de cet avis. Il m'avait choisi des maîtres de
toutes choses: j'apprenais l'escrime, l'équitation, la danse, la
musique, les langues étrangères. Il s'était occupé et il continuait à
s'occuper des plus menus détails, depuis le cadeau du jour de l'an,
qu'il me donnait magnifique, jusqu'au chiffre de ma pension de chaque
jeudi, de «ma semaine», comme nous disions, qui atteignait le maximum
permis par le règlement. Jamais cet homme, si naturellement impérieux,
n'élevait la voix en me parlant. Il ne s'était plus une fois, depuis son
mariage, départi avec moi d'une politesse parfaite où une femme
amoureuse devait trouver la preuve du tact le plus exquis et de
l'affection la plus dévouée... Formuler mes griefs contre mon beau-père?
Eh bien! non, je ne le pouvais pas. Ils résidaient tous dans des nuances
dont je n'aurais pas su articuler avec des mots l'expression juste, et
je me taisais. Ce mutisme, mon absence de démonstrations à l'égard de
mon beau-père, ma réserve avec elle, comment ma mère se serait-elle
expliqué toutes ces singularités d'humeur, sinon par mon égoïsme et ma
sécheresse? Elle me croyait, en effet, un enfant égoïste et sec; et moi,
par une maladive disposition d'âme, je me sentais, en sa présence,
devenir malgré moi celui qu'elle croyait. Je me contractais et me
repliais comme un animal effarouché. Mais pourquoi ne m'épargnait-elle
pas ces épreuves qui achevaient de nous aliéner l'un à l'autre? Dans ce
revoir de chaque dimanche, pourquoi ne me ménageait-elle pas les cinq
minutes de tête à tête qui m'eussent permis, non pas de lui parler, je
n'en demandais pas tant, mais de l'embrasser, comme je l'aimais, avec
tout mon cœur. J'arrivais dans cette espèce de petit atelier qu'elle
avait transformé en un salon intime. J'en connaissais si bien les
moindres recoins pour y avoir joué, à mon gré, quand j'étais le maître,
le fils gâté dont chaque désir était un ordre. M. Termonde était là dans
son costume de matin, qui fumait des cigarettes en lisant les journaux.
Rien que le bruit du papier qu'il froissait, rien que le son de sa voix
quand il me disait bonjour, rien que le contact de sa main dont il ne me
donnait que le bout des doigts;--et je me ramassais sur moi-même. Mon
antipathie était si forte que je ne me rappelle pas avoir jamais mangé
de bon appétit, assis à une table où il se trouvait. Aussi les déjeuners
et les dîners de ces dimanches portaient-ils mon malaise à son extrême.
Ah! je haïssais tout de lui, et ses yeux bleus presque trop écartés
qu'il fixait parfois, et qui d'autres fois roulaient un peu dans leurs
orbites, et son front haut, avancé, précocement encadré de cheveux gris,
et la finesse de son profil et la distinction de ses manières qui
contrastaient avec la lourdeur de ma nature,--jusqu'à la cambrure de
son pied dans sa bottine. Il me semble que, même à l'heure présente, je
reconnaîtrais entre mille un vêtement porté par lui, tant je l'ai senti
vivant, sous l'influence de cette aversion! Avec mon instinct d'enfant
je comprenais si bien que cet homme mince, aux gestes félins, à la voix
flatteuse, avec son aristocratie native et acquise, était le vrai mari
de la créature gracieuse, parée et presque idéale à qui je ressemblais
aussi peu, moi son fils, que lui avait ressemblé mon pauvre père.--Dieu!
la sensation amère!

De ces abîmes de silence où je roulais par ces jours tristes de mes
sorties, avec quel intérêt passionné je suivais les conversations qui se
tenaient devant moi, surtout durant les déjeuners et les dîners que nous
prenions à d'autres heures que du vivant de mon père, dans la salle à
manger meublée à nouveau comme tout l'hôtel! Et cette nouveauté
d'ameublement était bien le symbole de la nouveauté de la vie de ma
mère. M. Termonde, fils d'un agent de change et qui avait traversé la
diplomatie, se trouvait avoir conservé des relations toutes différentes
de celles qui étaient les nôtres autrefois. Ma mère et lui étaient
lancés dans cette société cosmopolite et mêlée que dès lors on appelait
la société élégante. Qu'étaient devenus les habitués des rares soirées
que mon père donnait rue Tronchet? Il y avait bien trois ou quatre
personnes à dîner, pas plus, qui venaient, les dames en robe montante et
les hommes en redingote. On causait politique et affaires. Un ancien
ministre du roi Louis-Philippe, rentré au barreau, était l'oracle de ce
cercle. On mangeait à six heures et demie ces jours-là au lieu de sept
heures, parce que le vieil homme d'État se retirait à dix heures. Dans
ce coin de bourgeoisie riche et simple, aller au théâtre était un
événement et un bal faisait époque. Du moins les choses se
représentaient ainsi à mon imagination d'enfant. Maintenant le vieil
homme d'État ne venait plus, ni Mme Largeyx, la veuve de l'ingénieur
que mon père citait toujours comme modèle à maman, et celle-ci appelait
plaisamment la vieille dame «ma belle-mère». Maintenant, mon beau-père
et ma mère sortaient presque chaque soir. Ils avaient des chevaux et
plusieurs voitures, au lieu du coupé loué au mois dont se contentait la
femme de l'avocat en renom. Les hommes que je voyais venir après le
repas, les femmes que je rencontrais à six heures chez ma mère avaient
comme un air si jeune, si fringant. Il n'était question que de
divertissements, de comédies nouvelles et de bals costumés, de courses
et de toilettes. Mon père, imprégné des idées de la monarchie de
Juillet, comme l'ancien ministre son maître, parlait jadis avec sévérité
du régime impérial. Maintenant ma mère était invitée aux grandes
réceptions des Tuileries. Comment aurais-je osé l'entretenir des
pauvretés de ma vie de collège qui me paraissaient si mesquines en
regard de sa brillante et opulente existence? Jadis, quand je suivais
les cours de Bonaparte, je lui racontais par le menu les moindres faits
et gestes de mes camarades. J'aurais presque eu honte aujourd'hui de
l'ennuyer avec Rocquain, Gervais, Leyreloup et les autres. Il me
semblait qu'elle ne pourrait jamais s'intéresser à l'histoire, pour moi
tragique, de Joseph Dediot, lequel venait d'être trahi par sa cousine
Cécile. Malgré des boucles de cheveux données, un bouquet de roses
accepté, un baiser surpris et rendu, cette infidèle avait épousé un
pharmacien d'Avranches. Dediot écrivit même sur son infortune deux
poèmes, dont l'un, à moi dédié, commençait par ce vers:

    _Sèche ton cœur, André, ne sois jamais aimant..._

Comment aurais-je parlé de ce petit monde, avec ses petits intérêts, ses
petites passions, à une femme qui dînait chez la duchesse d'Arcole, qui
avait pour amies intimes une maréchale, deux marquises, et dont les
fêtes étaient racontées dans les journaux? Ma mère était à présent la
belle Madame Termonde, et son nouveau nom avait si bien remplacé son nom
d'autrefois, que je me trouvais presque le seul à me souvenir qu'elle
était aussi la veuve de M. Cornélis,--celui dont les mêmes journaux
avaient détaillé autrefois la fin sinistre.--Elle-même l'avait-elle
oublié? Se le rappelait-elle?...

«L'oubli? Est-ce donc là vraiment la loi du monde?...» me demandais-je
avec la révolte d'un cœur tout jeune et qui n'admet pas les compromis
inévitables du sentiment.--Et je me répondais que non. Il y avait une
personne qui se souvenait, autant que moi,--une personne pour laquelle
la mort tragique de mon père continuait d'être un cauchemar,--une
personne à qui je pouvais dire toute ma pensée et toute ma
douleur,--c'était ma bonne et douce tante. Chez elle du moins, rien
n'avait bougé des tendresses d'autrefois. Quand je me rendais à
Compiègne, chaque mois d'août, pour y passer une partie de mes
vacances, je retrouvais toute chose à sa place, et dans la maison de la
vieille fille et dans son cœur. Elle avait consenti à rester en
relations suivies avec maman,--parce que cela valait mieux pour moi, je
le sentais bien,--et elle dînait boulevard de Latour-Maubourg trois ou
quatre fois par an. Chère tante Louise! Qu'elle avait de complaisance à
m'écouter me plaindre enfantinement, et toujours elle me renvoyait
adouci, presque calmé, plus indulgent pour ma mère et convaincu que
j'avais tort de juger M. Termonde comme je le faisais. Pourtant je ne
lui disais pas mes représailles contre l'homme que j'accusais de m'avoir
volé le cœur de maman. Il m'était arrivé, de très bonne heure, de
surprendre, chez mon beau-père, des signes d'antipathie pareils à ceux
que je constatais en moi. Lorsque j'entrais au salon un peu brusquement
et qu'il soutenait une conversation soit avec ma mère, soit avec un de
ses amis, ma présence suffisait pour faire subir à sa voix une légère
altération, imperceptible peut-être à un autre; mais elle ne m'échappait
guère à moi qui, de mon côté, sentais ma gorge se serrer, mes lèvres
trembler, ma poitrine se contracter. Je n'aurais pas été l'adolescent
réfléchi et rancunier d'alors, si je n'avais pas songé à utiliser au
profit de ma haine cet étrange pouvoir de troubler cet homme exécré. Mon
procédé consistait à lui infliger cette sensation aiguë de ma présence
en me taisant et en le poursuivant de mes regards. Si maître de lui
fût-il, jamais je n'ai fixé ainsi mes yeux sur lui du fond d'une
chambre, sans qu'à un moment il ne tournât, lui aussi, les yeux vers
moi. Ses prunelles alors fuyaient les miennes; il continuait à causer,
puis, comme malgré lui, me regardait encore; nos yeux se croisaient et
les siens se dérobaient de nouveau. À un pli qui se formait sur son
front, je comprenais qu'il était sur le point de me défendre de le
regarder de la sorte. Puis il se domptait, et quelquefois quittait la
pièce. Cette sorte de renonciation à toute lutte avec moi était un parti
pris chez lui, je le devinais, car je le savais de nature très énergique
et surtout incapable de supporter qu'on le bravât. Il aimait à raconter
ce trait de sa jeunesse qu'il avait, attaché d'ambassade à Madrid, et
sur le défi d'un jeune Espagnol, tué un taureau dans une course
d'amateurs. Il devait terriblement en coûter à son orgueil de me
permettre la silencieuse insolence de mes yeux, mais il me la
permettait, et moi je n'avouais pas ce puéril triomphe à ma tante
Louise. Il faut tout dire, j'étais un enfant malheureux; je me savais
tel, et j'aimais à ne rien diminuer de mon malheur en le lui racontant,
à l'exagérer plutôt, pour avoir cette tendre sympathie qui émanait
d'elle et me caressait le cœur. Parfois aussi je lui parlais de mon
serment intime, de cette promesse solennelle que je m'étais faite de
découvrir l'assassin de mon père et de m'en venger, et elle me mettait
la main sur la bouche. Elle était pieuse et me répétait les mots de
l'Évangile: «Il faut laisser à Dieu le soin de punir, disait-elle, ses
volontés sont impénétrables...» Elle reprenait: «Souviens-toi des
phrases sacrées: Pardonnez, on vous pardonnera... ne dites jamais œil
pour œil, dent pour dent... Ah! chasse de ton cœur la haine, même
celle-là...» Et elle avait dans les yeux des larmes!



VII


Pauvre tante! Elle me croyait l'âme plus forte que je ne l'avais. Il
n'était pas besoin de ses conseils pour empêcher que je ne me consumasse
tout entier à suivre ce désir de vengeance qui avait été l'étoile fixe
de ma première jeunesse, le phare couleur de sang allumé dans ma nuit!
Ah! les résolutions de l'adolescence, les serments d'Annibal faits avec
nous-mêmes, le rêve de consacrer notre énergie à un unique but et qui ne
change pas,--la vie se charge de balayer tout cela, pêle-mêle avec les
généreuses illusions, les enthousiasmes naïfs, les nobles espoirs. Entre
le garçon de quinze ans, malheureux mais si fier, que j'étais en 1870,
et le jeune homme que je me trouvais être en 1878, huit années seulement
plus tard, quelle différence, quelle diminution déjà!... Et dire que
sans des hasards, si impossibles à prévoir, je le serais encore, ce
jeune homme, dont j'ai là, tandis que j'écris, le portrait accroché
au-dessus de ma table de travail. Certes, les visiteurs qui regardèrent
ce portrait au Salon de cette année-là, parmi tant d'autres, n'ont pas
soupçonné qu'il représentait le fils d'un père assassiné si
tragiquement. Je la regarde, à mon tour, cette image banale d'un
Parisien banal, avec son teint pâli par les veilles imbéciles, avec ses
yeux où aucune forte volonté n'allume son éclair, avec ses cheveux
coupés à la mode, la correction de toute sa tenue, et je demeure étonné
moi-même de songer que j'aie pu vivre comme je vivais à cette époque-là.
Mais quoi? Entre les malheurs qui ont frappé mon enfance et les tout
derniers qui viennent de me bouleverser pour toujours, mon existence ne
s'était-elle pas écoulée, si vulgaire, si terne, si pareille à celle du
premier venu? Notons-en les simples étapes.--Dans la seconde moitié de
1870, c'est la guerre. L'invasion me surprend à Compiègne, où je suis en
vacances auprès de ma tante. Mon beau-père et ma mère passent le siège
à Paris, moi je travaille chez un vieux prêtre de la petite ville, celui
qui a fait faire à mon père sa première communion. Dans l'automne de
1871, je rentre à Versailles en rhétorique. En 1873, au mois d'août, je
suis bachelier, je fais tout de suite mon volontariat d'un an à Angers
et dans des conditions parfaitement douces. Le colonel était le père de
mon vieux camarade Rocquain. En 1874, et sur le conseil de mon
beau-père, on m'émancipe. C'était le moment où je devais commencer mon
œuvre de justicier; et, quatre ans plus tard, en 1878, je n'avais pas
accompli cette vengeance qui avait été le tragique roman et comme la
religion de mon âme d'enfant; je ne l'avais pas accomplie,--et je m'en
occupais plus.

Cette indifférence me faisait honte, quand j'y songeais,--cruellement.
Mais je me rends compte aujourd'hui qu'elle ne résultait pas tant de la
faiblesse de ma nature, que de causes étrangères à moi qui eussent agi
de même sur tout jeune homme placé dans ma situation. Dès l'abord et
quand je m'attaquai à ma besogne de fils vengeur, un obstacle se dressa
devant moi, infranchissable. Il est aussi aisé que sublime de
s'exalter, de se prendre la main, de se dire: je jure de ne pas
m'arrêter avant d'avoir puni le coupable. Dans la réalité, on n'agit
jamais que par détails, et que pouvais-je? Il me fallait procéder comme
la justice, recommencer l'enquête qu'elle avait poussée jusqu'à son
extrémité sans rien découvrir. Je m'abouchai avec le juge d'instruction,
maintenant conseiller à la Cour, qui avait conduit l'affaire. C'était un
homme de cinquante ans, aux mœurs très simples, qui habitait, dans l'île
Saint-Louis, le premier étage d'une antique maison d'où la vue
s'étendait sur Notre-Dame, le Paris primitif et la Seine, mince à cet
endroit comme un canal. M. Massol, c'était son nom, voulut bien se
prêter à reprendre avec moi l'analyse des données fournies par
l'instruction...--Sur la personnalité de l'assassin, aucun doute, non
plus que sur l'heure du crime. Mon père avait été tué entre midi et demi
et deux heures, sans lutte, par ce personnage à haute taille, à larges
épaules, dont les extraordinaires déguisements annonçaient, d'après le
magistrat, un «amateur». L'excès de complication est toujours une
imprudence, car elle multiplie les chances d'insuccès. L'assassin
s'était-il grimé parce que mon père le connaissait? «Non, répondait M.
Massol, car M. Cornélis, très observateur et qui, en outre, était sur
ses gardes, ainsi que l'attestent ses dernières paroles quand il vous a
quittés, l'aurait reconnu à la voix, au regard et à l'attitude. On ne
change ni sa taille ni sa carrure comme son visage...» M. Massol
expliquait, lui, ce déguisement par le simple désir de gagner du temps
pour sortir de France, au cas où le cadavre eût été découvert le jour
même. En admettant qu'on eût télégraphié de tous côtés le signalement
d'un homme très brun, à barbe très noire, l'assassin, débarbouillé de
son maquillage, débarrassé de sa perruque et de cette barbe, habillé
d'autres vêtements, passait la frontière sans être même soupçonné.
D'après cette induction et une autre encore, le faux Rochdale habitait
l'étranger. Il avait parlé anglais à l'hôtel, et les gens l'avaient pris
réellement pour un Américain. Cela supposait ou qu'il appartenait à ce
pays, ou qu'il y séjournait d'habitude. En outre, les quelques notes
données par lui à mon père témoignaient d'une connaissance très précise
des procédés d'affaires pratiqués aux États-Unis. Donc un étranger,
Américain ou Anglais, peut-être un Français établi en Amérique, voilà
pour le criminel. Quant au mobile d'un crime aussi compliqué, il était
difficile d'admettre que ce fût le vol. «Et cependant, faisait observer
le juge d'instruction, nous ne savons pas ce que contenait le
portefeuille emporté par l'assassin... Mais, ajoutait-il, ce qui me
paraît détruire l'hypothèse du vol, c'est le soin que le faux Rochdale a
pris de dépouiller le mort de sa montre en lui laissant au doigt un
diamant qui valait plus que la montre... J'en conclus que ç'a été là une
simple précaution pour dépister la police. Je suppose, moi, que cet
homme a tué M. Cornélis par vengeance...» Et l'ancien juge d'instruction
me citait quelques exemples singuliers des ressentiments qui poursuivent
soit des médecins légistes, soit des procureurs de la république, soit
des présidents d'assises. Il concluait que dans sa vie d'avocat, au
palais, mon père pouvait avoir excité une de ces persistantes et féroces
rancunes. Il avait gagné force procès importants; il devait avoir eu
pour ennemis ceux contre lesquels s'était exercé son talent. Qu'un de
ceux-là, ruiné par la suite, lui eût attribué sa ruine, et c'était de
quoi expliquer tout l'appareil de cette vengeance. M. Massol me faisait
observer que l'assassin, étranger ou non, était connu à Paris. Comment
rendre compte sans cela du soin que cet homme avait pris de ne pas se
montrer dans la rue? On avait retrouvé la trace de son premier séjour,
fait à Paris à l'époque de la livraison de la perruque et de la barbe.
Cette fois-là, il était descendu rue d'Aboukir, dans un petit hôtel où
il s'était inscrit sous le nom de Rochester, et il ne sortait jamais
qu'en fiacre. «Remarquez aussi, disait le juge, qu'il a gardé la chambre
la veille et le matin du jour où M. Cornélis a été tué. Il a déjeuné
dans son appartement, comme il y avait déjeuné et dîné la veille, tandis
qu'à Londres et quand il habitait l'hôtel où votre père lui adressait
ses premières lettres, il allait et venait sans précautions aucunes...»
Et c'était tout. Trois adresses d'hôtel, de quoi suivre une piste
psychologique, si l'on peut dire, voilà quels pauvres détails
fournissait la sagacité du magistrat, que j'écoutais avec passion. Puis
il s'arrêtait. Avec ses yeux futés qui luisaient, tout clairs, dans son
visage presque poupin, il avait une expression de finesse extrême.
Toujours bien rasé, de langage mesuré, tout ensemble froid, complaisant
et doux, on devinait, à le voir, un de ces esprits équilibrés et
méthodiques dont la force professionnelle doit être très grande. Il
avouait n'avoir rien pu découvrir dans une analyse très minutieuse de
toute la situation présente de mon père, non plus que dans son passé.
«Ah! c'est une affaire à laquelle j'ai beaucoup songé,» disait-il, et il
ajoutait qu'avant de quitter son cabinet de juge d'instruction en 1872
il avait repris le dossier resté entre ses mains. Il avait interrogé de
nouveau le concierge de l'hôtel impérial et quelques autres personnes.
Depuis qu'il était conseiller à la cour, il avait cru pouvoir indiquer
une piste à son successeur, un vol commis par un Anglais soigneusement
grimé lui avait fait croire à une identité entre ce voleur et le
prétendu Rochdale. Puis rien. «Ces actes ont eu du moins cet avantage,
insistait-il, d'interrompre la prescription...» Je le consultais alors
sur la durée du temps qui me restait pour chercher de mon côté. Le
dernier acte d'instruction était de 1873. J'avais donc jusqu'en 1883
pour découvrir le coupable et le livrer à la vindicte publique... Quelle
folie! dix années avaient déjà passé depuis le crime, et tout seul, moi,
chétif, sans les ressources énormes dont dispose la police, j'avais la
prétention de triompher, là où un fureteur de cette habileté avait
échoué! J'essayai néanmoins. C'est à cette date que je me crus très
perspicace en nouant des relations avec l'ancienne maîtresse de mon
père, cette femme mariée dans les yeux de laquelle je lus tant de pitié
pour moi et un tel reflet d'anciennes tendresses. À cette date aussi, je
me plongeai dans la lecture de tous les papiers du mort. Ma mère en
avait confié la garde à mon beau-père, avec cette tendresse absolue pour
lui qui me faisait tant souffrir. Hélas! pourquoi aurait-elle compris
sur ce point, plus que sur les autres, les susceptibilités de mon cœur
qui répugnait si profondément à ces confusions de sa vie passée avec sa
vie présente? M. Termonde avait du moins respecté scrupuleusement ces
paquets de feuilles jaunies, où je trouvai de tout, depuis des projets
de Société jusqu'à des lettres intimes, et, parmi ces lettres, un
certain nombre étaient de M. Termonde lui-même et me prouvaient quelle
amitié avait uni autrefois le second mari de ma mère au premier. Est-ce
que je ne le savais pas et pourquoi en souffrir? Et rien toujours, aucun
indice qui me mît sur la voie même d'un soupçon... J'évoquais l'image de
mon père vivant, telle qu'elle m'était apparue pour la dernière fois; je
l'entendais répondant à la question de M. Termonde, dans la salle à
manger de la rue Tronchet, et parlant de celui qui l'attendait pour le
tuer: «un singulier homme et que je ne suis pas fâché de voir de plus
près»... Et il était sorti, et il avait marché vers la mort, tandis que
je jouais dans le petit salon, que ma mère travaillait en causant avec
l'ami qui devait être un jour son maître et le mien. Quel spectacle
d'intimité,--tandis que là-bas!... Ne saurais-je donc jamais le mot de
cette énigme sanglante? Mais où aller? Que faire? À quelle porte
frapper?

En même temps que ce sentiment de l'impossible décourageait mon effort,
les facilités soudaines de ma nouvelle existence contribuaient à
détendre en moi le ressort de la volonté. Durant mes années de collège,
les souffrances de la jalousie conçue à l'égard de mon beau-père, les
déceptions de mes tendresses comprimées, la médiocrité, la pauvreté des
choses autour de moi, dix influences de chagrin avaient entretenu
l'ardeur inquiète de mon cœur. Cela aussi avait changé. Certes, je
continuais à aimer profondément, douloureusement ma mère, mais sans plus
lui demander ce que je savais qu'elle ne me donnerait pas, ma place
unique, mon asile à part dans sa tendresse. J'acceptais son caractère au
lieu de me révolter là contre. Je n'avais pas cessé non plus de tenir
mon beau-père en une sombre antipathie, mais je ne le haïssais plus
avec la même violence. Ses procédés avec moi depuis ma sortie du collège
avaient été irréprochables. De même qu'il s'était fait, durant mon
enfance, un point d'honneur de ne jamais élever la voix en me parlant,
il semblait qu'il se piquât de n'intervenir en rien dans la direction de
ma vie d'homme fait. Lorsque, mon baccalauréat passé, je déclarai que je
ne voulais suivre aucune carrière, sans en donner de raison,--en réalité
pour me dévouer tout entier à l'idée fixe de mon œuvre de justice,--il
ne trouva pas un mot de critique pour cette étrange résolution. Ce fut
lui qui la fit admettre par ma mère, lui encore qui voulut qu'on
m'émancipât. Quand on me remit en mains ma fortune, il se trouva que ma
mère, qui m'avait servi de tutrice, et mon beau-père, son co-tuteur,
s'étaient entendus pour ne pas toucher à mes revenus durant toute mon
éducation; ces revenus s'étaient capitalisés et j'héritai, non pas de
sept cent cinquante mille francs, mais de plus d'un million. Si pénible
que me fût l'obligation de la reconnaissance envers celui que je
considérais depuis des années comme mon ennemi, je dus m'avouer qu'il
agissait envers moi en très galant homme. Il n'existait aucune
contradiction, je le sentais trop, entre cette délicatesse de procédés
et la dureté avec laquelle il m'avait interné au collège et comme
relégué en exil. Pourvu que je renonçasse à me mettre en tiers entre lui
et sa femme, il n'aurait avec moi que des rapports de parfaite
courtoisie. Mais il fallait que je fusse hors de la maison maternelle.
Il voulait régner tout entier sur le cœur et sur la vie de celle qui
portait son nom. Comment aurais-je lutté contre lui? Comment aussi
l'aurais-je blâmé, puisque je comprenais si bien qu'à sa place et jaloux
comme j'étais, ma conduite eût été pareille?... Je cédai donc par
impuissance à combattre une tendresse qui rendait ma mère heureuse, par
dégoût de soutenir la froideur quotidienne de mes relations avec elle et
lui, par espoir, d'ailleurs, de me trouver plus apte à ma tâche de
justicier, une fois libre. Moi-même je demandai qu'on me laissât quitter
la maison, de sorte qu'à dix-neuf ans j'avais mon indépendance absolue,
un appartement à moi, que je choisis avenue Montaigne, tout près du
rond-point des Champs-Élysées, plus de cinquante mille francs de rente,
une porte ouverte dans chacun des salons que fréquentait ma mère, et une
porte ouverte aussi dans tous les endroits où l'on s'amuse. Comment
aurais-je résisté aux entraînements qu'une pareille situation comporte?

Oui, j'avais rêvé d'être le Vengeur, le Justicier, et je me laissai
rouler presque aussitôt par le tourbillon de cette vie de plaisir dont
ceux qui la voient du dehors ne peuvent mesurer le pouvoir destructeur.
C'est une existence futile et dévorante qui vous déchiquette vos heures
comme elle vous déchiquette l'âme, qui met en charpie fil par fil
l'étoffe irréparable du temps et l'étoffe plus précieuse encore de notre
énergie. Je me trouvais, par rapport à ma besogne de vengeur, incapable
d'agir immédiatement--à quoi et à qui m'attaquer?--Je m'abandonnai donc
à toutes les occasions qui s'offraient de tromper mon inaction par du
mouvement, et bientôt les journées se précipitèrent, les unes après les
autres, parmi ces mille distractions qui deviennent, pour les élégants
de métier, comme un code de devoirs à remplir. Avec la promenade au Bois
le matin, les visites dans l'après-midi, les dîners en ville, les
parties de théâtre, et, après minuit, les séances de jeu au cercle ou de
débauche, ailleurs,--comment trouver le loisir de suivre un projet?
J'eus des chevaux, quelques intrigues, un duel ridicule où du moins le
fond d'idées tragiques sur lequel je vivais, malgré tout, me servit à
bien me tenir. Une femme de quarante ans me persuada que je l'avais
séduite, je fus son amant; puis je me persuadai, moi, que j'étais
amoureux d'une autre femme, une grande dame russe, établie à Paris.
Celle-là était, elle est encore une de ces illustres comédiennes du
monde, qui emploient à s'entourer d'une cour d'adorateurs, plus ou moins
récompensés, toutes les séductions du luxe, de l'esprit et de la beauté,
sans une rêverie dans la tête, sans une émotion dans le cœur, avec les
plus adorables dehors des plus délicates rêveries et des plus fines
émotions. Je menai cette existence d'esclave attaché aux caprices d'une
coquette sans âme pendant six mois environ. Je me consolai des faussetés
de cette cabotine exotique en m'acoquinant avec une fille entretenue.
Cette nouvelle aventure me prouva que la galanterie demi-mondaine ne
vaut pas beaucoup mieux que l'autre. Les femmes du monde sont
intolérables de mensonge, de prétention et de vanité; les autres de
vulgarité, de sottise, et de sordide amour du lucre. J'oubliai ces
liaisons absurdes aux tables de jeu, tout en me rendant bien compte de
la misère de ce divertissement, qui ne cesse de devenir insipide que
pour devenir hideux, comme un bon calcul d'argent à gagner sans
travail. Il y avait en moi quelque chose d'effréné à la fois et de
dégoûté qui me poussait à outrer tout ensemble et à flétrir mes
sensations. Il est vrai de dire que je ne pouvais me donner entièrement
à aucune. Je retrouvais toujours, dans les plus intimes replis de mon
être, le souvenir de mon père, qui m'empoisonnait toutes mes pensées,
comme à leur source. Lorsque, vers les trois heures du matin, je
traversais la ville en voiture pour regagner mon appartement d'où
j'étais sorti à sept heures, habillé comme à Londres, en cravate
blanche, en petits souliers, un bouquet à la boutonnière de mon frac,
mon portefeuille bourré de billets de banque, je regardais le ciel de la
nuit, les nuages qui couraient sur les étoiles, la froide et pâle lune,
les vastes rues noires avec la guirlande de leurs becs de gaz, et une
émotion inexprimable s'éveillait en moi qui me faisait sentir que toute
existence est un rêve. Une impression d'obscur fatalisme envahissait mon
esprit malade. C'était si étrange que je vécusse, moi, comme je vivais,
et je vivais ainsi pourtant, et le moi visible ressemblait si peu au moi
intime! Une destinée pesait-elle donc sur moi, pauvre être, comme sur
l'univers entier? «Qu'elle me pousse,» me disais-je, et je me livrais à
elle. Je me couchais sur des idées de philosophie noire, et je me
réveillais pour continuer une existence sans dignité, dans laquelle je
perdais, avec ma force d'exécuter mon programme de réparation envers le
fantôme qui hantait mes songes, toute estime propre et toute conscience.
Qui m'aurait aidé à remonter le courant?... Ma mère? Elle ne voyait de
cette vie que son décor mondain, et elle se félicitait que je me fusse,
comme elle disait, désauvagé.... Mon beau-père? Mais il avait,
volontairement ou non, favorisé tout ce désordre. Ne m'avait-il pas
rendu maître de ma fortune à l'âge le plus dangereux? N'avait-il pas
aidé, aussitôt l'âge venu, à mon admission dans les cercles dont il
était membre? N'avait-il pas facilité de toutes manières mon entrée dans
le monde?... Ma tante? Oui, ma tante souffrait de mon genre de vie. Et
cependant n'aimait-elle pas mieux que j'oubliasse du moins les sinistres
résolutions de haine qui l'avaient toujours épouvantée? Et puis je ne la
voyais guère. Mes voyages à Compiègne se faisaient rares. J'étais à
l'âge où l'on trouve toujours du temps pour ses plaisirs, où l'on n'en
trouve pas pour les devoirs qui vous tiennent le plus au cœur... S'il y
avait quelqu'un dont la voix s'élevât sans cesse contre la dissipation
de mon énergie dans de vulgaires plaisirs, c'était celle du mort qui
gisait sous terre, sans vengeance; cette voix montait, montait sans
cesse des profondeurs de toutes mes rêveries, mais je m'habituais à ne
plus lui répondre. Était-ce ma faute si tout conspirait à paralyser ma
volonté, depuis les plus importantes des circonstances jusqu'aux plus
petites?--Et je m'alanguissais dans une torpeur douloureuse que ne
distrayait même pas le remue-ménage de mes fausses passions et de mes
faux-plaisirs.

Un coup de foudre me réveilla de ce lâche sommeil de ma volonté. Ma
tante Louise fut frappée d'une attaque de paralysie. C'était vers la fin
de cette morne année de 1878, au mois de décembre. J'étais rentré le
soir, ou plutôt le matin, après avoir gagné au jeu quelques milliers de
francs. Des lettres m'attendaient et une dépêche. Je déchirai
l'enveloppe bleue en chantonnant un air à la mode, une cigarette aux
lèvres, et sans me douter que j'allais apprendre un événement qui
deviendrait, après la mort de mon père et le second mariage de ma mère,
la troisième grande date de ma vie. Le télégramme, signé du nom de
Julie, mon ancienne bonne, m'annonçait la maladie soudaine de ma tante
et me demandait de venir aussitôt, bien qu'on espérât la sauver. Un
détail me rendit cette subite nouvelle plus affreuse encore. J'avais
reçu de ma tante une lettre, il y avait juste huit jours, dans laquelle
la pauvre se plaignait, à son ordinaire, de ne pas me voir, et ma lettre
de réponse, à moi, était là, sur ma table de travail, à demi-écrite. Je
ne l'avais pas achevée. Dieu sait pour quelle futile raison? Il ne faut
rien moins que l'arrivée de la sinistre visiteuse, la mort, pour nous
faire comprendre que nous devons nous hâter de bien aimer ceux que nous
aimons, si nous ne voulons pas qu'ils s'en aillent à jamais, avant que
nous ne les ayons assez aimés. À l'anxiété que me causa le danger où se
trouvait la chère vieille fille se mélangea le remords de ne pas lui
avoir témoigné assez combien elle m'était chère. Il était deux heures du
matin, le premier train pour Compiègne partait à six heures, elle
pouvait mourir dans l'intervalle... Qu'elles furent longues ces minutes
d'attente que je tuai en repassant dans mon esprit, avec une amertume
extrême, tous mes torts envers cette sœur unique de mon père, ma seule
vraie parente! La possibilité d'une irréparable séparation me faisait
me juger si ingrat! Mon malaise moral augmenta encore dans le vagon,
tandis que je traversais, à la triste clarté d'une aube d'hiver, le
paysage parcouru si souvent jadis. Je redevenais, en reconnaissant
chaque détail, le collégien qui allait là-bas, le cœur débordant de
tendresses inépanchées, le cerveau chargé du poids d'une redoutable
mission. Je devançais en pensée le train si lent à mon gré. J'évoquais
ce visage aimé, si simple et si loyal, cette bouche aux lèvres un peu
fortes, ces yeux doublés de tant de bonté, que cernaient des paupières
plissées, machurées, comme rongées par les larmes, ces bandeaux
grisonnants. Dans quel état la reverrais-je? Peut-être si cette nuit de
repentir, cette angoisse, tout ce trouble intérieur n'avaient pas tendu
mes nerfs comme des cordes trop sensibles, oui, peut-être n'aurais-je
pas subi devant ce lit d'agonie les folles intuitions qui
m'assaillirent, qui me rendirent capable de désobéir à la mourante...
Mais comment regretter cette désobéissance, qui seule m'a mis sur la
voie de la vérité?--Non, je ne regrette rien, j'aime mieux avoir fait ce
que j'ai fait.



VIII


La vieille Julie m'attendait à la gare; elle n'y voyait presque plus
clair à présent, elle était bien cassée, bien usée, avec sa face plus
plate et plus ridée encore, ses lèvres plus rentrées; mais elle était
toujours la bonne, la fidèle Julie, qui continuait à me dire: tu, comme
au temps où elle venait border la couverture de mon petit lit, chaque
soir, dans ma chambre de la rue Tronchet. Malgré ses mauvais yeux de
soixante-dix ans, elle me reconnut aussitôt que je descendis de vagon,
et elle commença de me parler, comme elle faisait d'habitude,
interminablement, aussitôt que nous fûmes montés dans le coupé de
louage que ma tante envoyait au devant de moi depuis ma plus lointaine
enfance. Je connaissais si bien la caisse antique de la lourde voiture,
les coussins de cuir jaunâtre et le cocher que j'avais toujours vu au
service du loueur, un petit homme à figure guillerette avec des yeux
clignotants de malice, mais dont le bonjour essaya de se faire triste ce
matin-là.

--C'est hier que ça l'a prise, me racontait Julie, tandis que le
véhicule dévalait par les rues, lourdement; mais, vois-tu, ça devait
arriver... La pauvre demoiselle changeait, changeait depuis des
semaines.... Elle si confiante, si douce, si juste, elle grondait, elle
furetait, elle soupçonnait. Elle avait les idées tournées, quoi?....
Elle ne parlait que de voleurs, que d'assassins... Elle croyait que tous
lui voulaient du mal, les fournisseurs, Jean, Mariette, moi-même... Oui,
moi aussi... Elle descendait à la cave, tous les jours, compter les
bouteilles de vin, elle en inscrivait le nombre sur un papier. Le
lendemain, elle retrouvait le même compte et elle soutenait que ce
n'était pas le même papier, elle reniait sa propre écriture... Je
voulais te dire cela quand tu es venu la dernière fois, je n'ai pas osé,
j'avais peur de te tourmenter, et puis je croyais que c'était des
gyries, qu'elle était lunée, que ça passerait... Enfin, hier, je
descends à l'heure du dîner pour lui tenir compagnie, comme elle voulait
bien, car, tu sais, elle m'aimait au fond, même malade... Je ne la
trouve pas. Nous la cherchons partout avec Mariette et Jean, jusqu'à ce
que ce dernier a eu l'idée de lâcher le chien, qui nous a conduits droit
au bûcher. Nous la voyons là, tombée de son long à terre... Elle était
allée sans doute vérifier le bois. Nous la relevons, la pauvre chère
demoiselle. Sa bouche était toute tirée de travers, elle avait un côté
qui ne pouvait pas bouger... Elle se mit à parler... Alors nous l'avons
crue folle. C'étaient des mots sans suite que nous ne comprenions pas.
Mais le docteur prétend qu'elle a toute sa tête, seulement qu'elle dit
une parole pour une autre... Et elle s'impatiente qu'on ne lui obéisse
pas... Cette nuit, je la veillais, elle me demande des épingles; je lui
en apporte, elle se fâche. Croirais-tu que c'était l'heure qu'elle
voulait savoir? Enfin à force de la questionner, et par ses oui et par
ses non, qu'elle exprime avec sa main restée bonne, comme cela, je la
devine... Si tu savais comme elle était agitée cette nuit à cause de
toi? Je l'ai bien vu. Je lui ai prononcé ton nom, ses yeux ont brillé.
Elle répète des mots, des mots... Tu penserais qu'elle divague, elle
t'appelle... Vois-tu, ce qui l'a rendue malade, c'est les idées qu'elle
se forgeait par rapport à ton pauvre père. Les dernières semaines, elle
ne parlait pas d'autre chose. Elle disait:--Pourvu qu'on ne tue pas
aussi André, moi je suis vieille, mais lui, si jeune, si bon, si
doux...--et elle pleurait, elle pleurait sans cesse. Moi, je la
contrepointais:--Qui voulez-vous qui cherche du mal à Monsieur André,
lui demandais-je?--Alors elle s'écartait de moi avec une défiance qui me
faisait gros cœur; pourtant je comprenais qu'elle n'avait pas sa tête...
Le docteur a dit qu'elle se croyait persécutée, que c'était une manie;
il dit aussi qu'elle ne retrouvera plus la parole, mais qu'elle peut
guérir...

J'écoutais le bavardage de Julie et je ne répondais pas. Que ma tante
Louise eût un commencement de maladie mentale, cela ne me surprenait
guère, après les chagrins qu'elle avait traversés, et je m'expliquais
ainsi bien des singularités que j'avais observées dans son attitude
envers moi, lors de mes dernières visites. Elle m'avait stupéfié en me
réclamant un des livres de mon père que je n'avais jamais songé à
emporter. «Rends-le-moi...» m'avait-elle dit, avec une telle insistance
que je m'étais mis à la recherche du livre. J'avais fini par le
découvrir sous une pile d'autres, comme caché à dessein dans le bas
d'une armoire. Les phrases prolixes de Julie ne faisaient que m'éclairer
sur la triste cause de ce qui m'avait semblé une bizarrerie de vieille
fille minutieuse et solitaire. En revanche, ce que je ne pouvais prendre
avec autant de philosophie que faisait mon ancienne bonne, c'étaient les
idées de ma tante sur la mort de mon père. Quelles idées? Il m'était
arrivé plusieurs fois, au cours de conversations avec elle, de sentir
vaguement qu'elle ne m'ouvrait pas tout son cœur. L'obstination qu'elle
avait mise à combattre mes projets d'enquête personnelle pouvait
provenir de sa piété, qui répugnait à toute volonté de vengeance. Mais
cette piété entrait-elle seule en cause? L'inquiétude qu'elle m'avait si
souvent montrée à l'endroit de ma sécurité, allant jusqu'à me supplier
de m'armer le soir, de ne pas monter en chemin de fer dans les
compartiments vides, et autres conseils semblables, cette pusillanimité
dans le souci de ma personne avait sans doute pour principe une
exaltation morbide; mais aussi ces terreurs pouvaient reposer sur un
fondement moins vague que je ne l'imaginais. Aussi remarquai-je avec une
certaine appréhension que ces craintes étranges avaient reparu plus
fortes encore aussitôt qu'elle avait cessé de dominer entièrement son
esprit.--«Allons! me dis-je, lui ressemblerais-je? Est-ce que ces idées
fixes ne sont pas naturelles chez une personne dont le cerveau est
travaillé par la manie des persécutions et qui a perdu un frère adoré
dans des circonstances aussi mystérieuses que tragiques?» En écoutant
Julie et raisonnant ainsi presque malgré moi, nous arrivâmes devant la
maison de ma tante,--vraie maison de drame et de malheur, par ce matin
de décembre, avec la ligne sinistre de la forêt dépouillée sur
l'horizon, avec les nuages qui voûtaient de gris le ciel tout bas, avec
la solitude de ce coin de petite ville qu'enveloppait le plus triste des
silences, celui de la campagne en hiver. Le chien bondit au devant de
moi quand je descendis de voiture, un grand terre-neuve, noir et blanc,
que j'avais par plaisanterie, et au scandale de ma tante Louise,
surnommé Don Juan. Je le repoussai presque avec dureté, tant j'avais le
cœur serré à l'idée de l'état où j'allais retrouver la malheureuse
femme, et je gravis trois par trois les marches de l'escalier qui
conduisait à sa chambre.

Lorsque j'entrai, la domestique, assise au chevet du lit, m'arrêta d'un
geste sur le pas de la porte et me fit signe que ma tante reposait. Je
vins donc, en assurant mon pied sur le tapis, m'asseoir dans une bergère
au coin du feu, et je regardai la malade dormir, la face tournée du côté
du mur, au fond du vieux lit à colonnes droites qui avait été celui de
ma grand'mère, dans la ville de Provence d'où notre famille est sortie.
Les rideaux d'étoffe rouge brodée de velours noir que ma tante avait
fait suspendre aux tringles de ce lit, à la place des rideaux de
mousseline destinés à écarter les moustiques, la dérobaient à demi à ma
vue. J'écoutais son souffle court, et je regardais cette chambre qui
m'était aussi familière que le salon d'en bas, où j'avais écrit ma
lettre de compliment à mon beau-père lors de son mariage. Ces rideaux
rouges étaient aujourd'hui d'une nuance passée qui s'harmonisait aux
formes antiques des meubles, au papier fané du paravent plié devant la
fenêtre, à la couleur blanche du tapis, au reps décoloré des fauteuils,
à tout ce qu'il y avait, de ci de là, de vieilleries, épaves de notre
vie de famille, pieusement ramassées par la vieille fille; et elle était
si méticuleuse, ses mains à mitaines noires savaient si bien poursuivre
le grain de poussière oublié par Jean, le jardinier valet de chambre,
que ces objets usés, grâce à la teinte brunie du bois de lit, des
chaises et de la commode à poignées de bronze, donnaient à la pièce la
physionomie intime que les peintres primitifs recherchent dans leurs
tableaux de nativité. Le contraste était saisissant entre mon
appartement de jeune homme à la mode et cette paisible retraite. J'avais
trop brusquement passé de l'un à l'autre pour ne pas sentir, et ce
contraste, et le muet reproche qui se dégageait pour moi de cette
chambre de malade, dont l'atmosphère était maintenant affadie par
l'odeur de la tisane, au lieu d'être vivifiée par le frais arôme de
lavande cher à ma tante. Durant la demi-heure que je passai ainsi à
écouter son sommeil et à songer à sa vie solitaire, au coin du feu qui
brûlait à petit bruit, de quels reproches ne m'accablai-je pas! Quelles
résolutions je formai de venir ici de longues semaines, auprès d'elle,
quand elle serait mieux, car je ne pouvais, je ne voulais pas admettre
qu'elle fût en danger de mort, et j'attendais la minute où elle se
réveillerait pour lui demander pardon, pour lui dire combien je
l'aimais. Tout d'un coup, elle poussa un soupir plus fort que les
autres, je la vis qui soulevait son bras demeuré libre, et qui le
remuait plusieurs fois de bas en haut, par un geste qui avait quelque
chose de désespéré.

--Elle est réveillée, me dit Julie, qui avait remplacé au chevet du lit
la jeune domestique.

Je m'approchai de ma tante et je l'appelai par son nom; je vis son
pauvre visage déformé par la paralysie. Elle me reconnut, et comme je me
penchais sur elle pour l'embrasser, de sa main valide elle toucha ma
joue. Elle me fit cette caresse qui lui était accoutumée, plusieurs
fois, lentement. Je la mis sur le dos, aidé de Julie, car elle avait une
peine infinie à se retourner elle-même, de manière qu'elle pût bien me
voir; elle me regarda longtemps, et deux grosses larmes jaillirent de
ses yeux, dans lesquels je lisais une tendresse folle, une angoisse
suprême et une pitié inexprimable. J'y répondis par des larmes, moi
aussi, qu'elle essuya du revers de sa main; et elle voulut me parler,
mais elle ne put prononcer qu'une phrase incohérente qui acheva de me
fendre le cœur. Elle vit, à l'expression de mes traits, que je ne
l'avais pas comprise; elle fit un effort pour trouver les mots qui
traduiraient une pensée, qu'elle avait là précise et lucide. Elle dit
encore une phrase inintelligible, et c'est alors qu'elle recommença de
faire ce geste d'impuissance navrée qui m'avait tant frappé à son
réveil. Cependant elle parut, à une question que je lui posai: «Que
voulez-vous de moi, chère tante?» reprendre courage. Elle fit signe
qu'elle désirait que Julie sortît, et à peine fûmes-nous seuls que son
visage changea. Elle put, aidée par moi, glisser sa main sous son
oreiller, d'où elle retira le trousseau de ses clefs, et, en isolant une
des autres, elle fit le geste d'ouvrir une serrure. Je pensai aussitôt à
ces craintes chimériques d'être volée, dont je la savais victime, et je
lui demandai si elle voulait la cassette qu'ouvrait cette clef. C'était
une toute petite clef avec des dentelures au bout, et un cran un peu
bas, comme on en fabrique pour les serrures de sûreté, dites à pompe. Je
vis que je ne m'étais pas trompé. Elle put dire: oui, et, en même temps,
ses yeux s'éclairaient.

--Mais, où est cette cassette?... lui demandai-je encore.

Elle répliqua par une phrase dont il me fut impossible de saisir le
sens, et, comme je la voyais retomber dans son agitation douloureuse, je
la suppliai de me laisser l'interroger et qu'elle me répondît par des
gestes. Après quelques minutes, j'étais parvenu, de tâtonnements en
tâtonnements, à savoir qu'il s'agissait d'un coffret enfermé dans une
des deux grandes armoires d'en bas, laquelle s'ouvrait par une clef
attachée aussi au trousseau. Je descendis, la laissant seule, comme elle
me fit signe qu'elle le désirait. Je n'eus pas de peine à trouver le
coffret auquel la petite clef s'adaptait, quoiqu'il fût placé
soigneusement derrière un carton à chapeaux et des étuis d'argenterie.
Il était de bois odorant, avec les initiales J. C. incrustées en lettres
de platine et d'or... J. C.--Justin Cornélis...--Il avait donc appartenu
à mon père. J'ai supposé, depuis, que ce petit meuble d'un travail
délicat et d'une capacité moyenne, lui avait été donné en échange de
quelque coffret semblable avec d'autres initiales, par une amie qui lui
avait demandé d'enfermer là tous les menus objets qui sont les reliques
d'une affection cachée: les billets parfumés, les voiles portés pendant
une promenade heureuse, les bouquets séchés, les portraits tirés à un
seul exemplaire. Peut-être, cette amie était-elle la femme que j'avais
si indignement soupçonnée de complicité dans le crime de l'hôtel
Impérial? Puis, mon père s'était marié. Il n'avait voulu ni conserver,
ni détruire ce souvenir d'un passé avec lequel il rompait pour toujours,
et il l'avait confié en garde à ma tante... Sur le moment, je ne m'en
demandai pas si long, j'essayai la clef à la serrure pour bien m'assurer
que je ne me trompais pas. Je soulevai le couvercle et je regardai
presque machinalement, convaincu que j'allais trouver des liasses
d'obligations, quelques écrins à bijoux, des rouleaux de napoléons, tout
un petit trésor, enfin, craintivement enseveli. Au lieu de cela, je vis
plusieurs paquets enveloppés minutieusement de papier. J'en pris un et
je pus lire: «Lettres de Justin...» et le chiffre de l'année; même
inscription sur le deuxième, sur le troisième, sur le quatrième. C'était
toute la correspondance de mon père que ma tante conservait ainsi, avec
la religion qu'elle mettait à ne laisser ni se perdre, ni se détériorer
un seul des objets ayant appartenu à celui qui avait été la plus
profonde tendresse de sa vie. Mais pourquoi ne m'avait-elle jamais parlé
de ce trésor-ci, plus précieux pour moi que tous les autres? Je me posai
cette question en refermant le coffret. Puis, je me dis qu'elle avait
sans doute voulu ne se séparer de ces lettres qu'à la dernière minute.
Je remontai dans ces pensées. Dès la porte je rencontrai ses yeux. Ils
exprimaient une impatience et une anxiété dévorantes. À peine eut-elle
la petite cassette sur son lit qu'elle l'ouvrit, saisit un paquet de
lettres, puis un autre, finit par en garder un seul, remit ceux qu'elle
avait retirés, donna un tour de clef et me fit signe de porter le
coffret sur la commode. Tandis que j'exécutais cet ordre et que
j'écartais les petits bibelots dont cette commode était encombrée, je
vis la malade, dans la glace posée devant moi. Elle s'était, par un
effort suprême, retournée aux trois quarts, et, de sa main libre, elle
essayait de lancer le paquet de lettres, qu'elle avait mis à part des
autres, dans la cheminée placée à la droite de son lit, du côté du
chevet, à un mètre seulement. Mais elle put à peine se soulever, son
élan fut trop faible et le petit paquet de lettres roula par terre.
J'accourus vers elle, afin de lui remettre la tête sur les oreillers et
le corps au milieu du lit, et alors, avec son bras impuissant, elle
recommença de faire son grand geste triste, crispant sur le drap ses
doigts amaigris, et de nouvelles larmes coulèrent de ses pauvres
yeux.--Ah! comme j'ai honte de ce que je vais écrire ici!... Je
l'écrirai pourtant, car je me suis juré d'être vrai jusqu'à cette faute,
jusqu'à une pire encore!--Je n'avais pas eu de peine à comprendre ce qui
s'était passé dans l'esprit de la malade. Évidemment, le petit paquet,
tombé sur le tapis, entre le garde-feu et la table de nuit, contenait
des lettres qu'elle désirait détruire pour toujours, afin que je ne les
lusse pas. Elle aurait pu brûler depuis longtemps ces feuilles dont elle
redoutait pour moi la fatale influence. Je comprenais qu'elle eût reculé
d'année en année, de jour en jour peut-être, moi qui savais de quel
culte idolâtre elle entourait les moindres objets ayant appartenu à mon
père. Ne l'avais-je pas vu conserver le buvard dont il se servait quand
il venait à Compiègne, avec les enveloppes et le papier qui s'y
trouvaient lors de sa dernière visite? Oui, elle avait dû attendre,
attendre encore, avant de se séparer à jamais de ces chères et
dangereuses lettres. Puis la maladie l'avait surprise et, tout de suite,
elle avait ressenti l'angoisse que ce paquet demeurât en ma possession.
Je me rendais compte qu'une défiance déraisonnable, celle de ses
derniers moments, l'avait empêchée de demander le coffret à Jean ou à
Julie. C'était là, je le compris à cette minute même, le secret de
l'impatience avec laquelle la pauvre femme avait désiré mon arrivée, le
secret aussi du trouble où je l'avais vue. Et maintenant ses forces
l'avaient trahie. Elle avait tenté vainement de jeter les lettres dans
le feu, ce feu dont elle entendait le crépitement sans pouvoir se
soulever ni même regarder la flamme tant désirée. Toutes ces inductions
qui se présentèrent d'un coup à ma pensée ont pris forme plus tard. Sur
le moment, elles se fondirent en un immense mouvement de pitié devant
l'excès de la souffrance de la malheureuse femme.

--Ne vous tourmentez pas, chère tante, lui dis-je, en ramenant la
couverture jusqu'à ses épaules; je vais brûler ces lettres.

Elle leva des yeux remplis d'une supplication anxieuse. Je lui fermai
les paupières avec mes lèvres, et je me baissai pour prendre le petit
paquet. Sur le papier qui lui servait d'enveloppe, je lus distinctement
cette date: «1864.--Lettres de Justin.» 1864! c'était la dernière année
de la vie de mon père!--Je le sens, ce que je fis à ce moment-là fut
infâme; les suprêmes volontés des mourants sont chose sacrée. Je ne
devais pas, non, je ne devais pas tromper celle qui était là, sur le
point de me quitter pour toujours, et dont j'entendais le souffle
devenir plus rapide à cette seconde.--Ce fut un passage tourbillonnant
d'idées plus fortes que moi.... Si ma tante Louise tenait passionnément,
follement, à ce que ces lettres fussent brûlées, c'est qu'elles
pouvaient me mettre sur la voie de la vengeance... Des lettres de la
dernière année de mon père, et dont elle ne m'avait jamais parlé, à
moi!... Je ne raisonnai pas, je n'hésitai pas, j'aperçus dans un éclair
cette possibilité d'apprendre... Quoi? Je ne savais pas, mais
d'apprendre... Au lieu de jeter le paquet de ces lettres dans le feu, je
le lançai à côté sous un fauteuil, je revins me pencher sur la malade,
et, d'une voix que je tentai de faire assurée et calme, je lui dis que
son désir était accompli, et que les lettres brûlaient. Elle me prit la
main et la baisa. Comme cette caresse me fit mal! Je m'assis à côté de
son lit en cachant ma tête dans les draps pour que ses yeux ne
rencontrassent pas les miens. Hélas! je n'eus pas longtemps à craindre
son regard. Vers les dix heures, elle s'assoupit. À midi, son agitation
recommença. Le prêtre vint, à deux heures, lui donner les sacrements.
Elle eut une nouvelle attaque vers le soir qui lui enleva toute
connaissance et elle mourut dans la nuit...

Chère morte, ce mensonge que je t'ai fait ainsi, à ta dernière heure, me
le pardonneras-tu? En voulant que je ne lusse jamais ces lettres
fatales, qui ont commencé d'éclairer le passé d'une si terrible lumière,
tu espérais m'épargner des soupçons qui t'avaient torturée toi-même. Sur
ton lit de mort, tu ne pensais qu'à mon bonheur. Me pardonneras-tu
d'avoir rendu vaine cette prévoyance de ton agonie? Il faut que je te
parle, quoique je ne sache pas si tu peux me voir aujourd'hui, ou
m'entendre, ou seulement sentir l'émotion qui va du plus intime de moi
vers ta mémoire, douce morte. Vois: j'ai tant de honte de t'avoir menti,
quand tu ne songeais, toi, qu'à m'être bonne, si bonne, si bonne
qu'aucune créature humaine n'a jamais été meilleure pour une autre. Il
faut que je te dise cela, tendre femme, qu'ils ont ensevelie parmi des
draperies blanches, comme il convenait à ton être si pur. De toi, du
moins, je n'ai jamais douté. En pensant à toi, je n'ai pas une amertume,
sinon de ne t'avoir pas assez chérie quand tu vivais, sinon d'avoir
trahi le dernier vœu qu'ait formé ton âme. Je crois te voir avec tes
yeux qui disaient que dans ton cœur il n'y avait pas une tache; mais que
de blessures!... Tu viens à moi, et tu me pardonnes, et de ta main tu
caresses ma joue, triste, si triste caresse que tu m'as donnée, avant de
t'en aller dans ces ténèbres où les mains ne peuvent plus s'étreindre,
ni les larmes se mêler. Si la mort n'était pas venue sur toi trop vite,
si j'avais obéi à ton suprême désir, tu aurais emporté sous la terre le
secret de tes doutes les plus douloureux. Pauvre fantôme, tu ne me
blâmes plus maintenant, n'est-ce pas, d'avoir voulu savoir? Tu ne me
blâmes plus d'avoir souffert? Il existe, pesant sur nous, une destinée
qui veut que la clarté se fasse sur la nuit du crime, que la justice
reprenne son droit et que le vengeur arrive. Par quels chemins? Cette
puissance le sait, et elle emploie à son œuvre de réparation des armes
bien étranges. Il était dit, sœur pieuse de mon père, que ton culte
fidèle de cette chère mémoire aboutirait à réveiller en moi la volonté
qui s'endormait. Ame dévouée, âme inquiète, ne me reproche pas les
tourments que je me suis donnés, le dévouement tragique dans lequel j'ai
abîmé ma jeunesse. Et repose, repose; que la paix descende sur le
tombeau où vous dormez votre sommeil ensemble, mon père et toi, dans ce
cimetière de Compiègne qui me recevra un jour moi aussi. Dire que ce
jour pourrait être demain!...



IX


Ma tante était morte vers les neuf heures du soir. Je lui fermai les
yeux et je restai longtemps à pleurer. À onze heures, la vieille Julie
vint me chercher et me força de descendre pour manger un peu. Je n'avais
rien pris de la journée qu'une tasse de café noir à midi. Quel sinistre
repas je fis ainsi, dans cette salle aux murs garnis d'assiettes
anciennes, où je m'étais assis tant de fois en face d'elle, la pauvre
morte! Une lampe posée sur la table éclairait la nappe, devant moi, sans
dissiper entièrement les ombres de la pièce, que chauffait un grand
poêle de faïence, tout fendillé par le feu. J'écoutais le bruit de ce
poêle qui me rappelait les soirées de mon enfance, durant lesquelles je
mettais des châtaignes à cuire dans la braise d'un feu tout semblable,
après les avoir fendues, par crainte des éclats qui sautent. Je
regardais Julie qui avait voulu me servir elle-même, et qui essuyait, du
coin de son tablier bleu, de grosses larmes le long de ses joues ridées.
J'ai traversé dans ma vie des heures plus cruelles, je n'en ai pas connu
d'aussi poignantes. Je peux me rendre la justice que le chagrin commença
par abolir en moi toute autre pensée. Je ne songeai pas un instant à
ouvrir, durant cette nuit funèbre, le paquet de lettres que je m'étais
approprié par un mensonge si honteux. J'avais oublié jusqu'à son
existence, quoique j'eusse pris le soin, dans l'après-midi, de le
ramasser et de le porter dans ma chambre. Que m'importait maintenant la
curiosité de savoir les secrets de ces lettres? Je savais que je venais
de perdre pour toujours le seul être qui m'eut aimé complètement, et
cette idée me fendait le cœur. Je voulus veiller la morte une partie de
la nuit. Je ne pouvais me détacher de ce visage immobile, sur lequel
j'avais lu, pendant des années, la tendresse absolue, entière, et,
maintenant, rien que des traits rigides, des lèvres serrées, des
paupières baissées, et une sorte de tristesse navrée que je n'ai vue
sur la face d'aucun autre mort. Toutes les pensées mélancoliques, dont
la vivante s'était empoisonné le cœur en silence, remontaient à la
surface de cette physionomie rendue à sa vérité. Ah! Cette seule
expression d'infinie tristesse aurait dû me pousser dès cette minute à
en rechercher la cause mystérieuse dans les lettres, qui avaient
préoccupé son esprit jusqu'au bord des éternelles ténèbres, mais comment
aurais-je trouvé en moi la force de raisonner devant cette figure
douloureuse? Je me disais que cette bouche ne m'avait jamais fait
entendre que des paroles si douces et qu'elle, ne me parlerait plus, que
ces mains n'avaient eu pour moi que des caresses et qu'elles ne
répondraient plus à mon étreinte. Le désespoir s'unissait en moi à une
espèce d'étonnement épouvanté. Devant un mort qui nous fut cher, on a
tant de peine à croire que cela soit réel, bien réel, qu'il n'y ait plus
que le silence, et pour toujours, là où battait un cœur, où un esprit
brillait, où une âme aimait. Une sœur, qui veillait ma tante auprès de
moi, disait des prières. Je me laissai aller, moi aussi, à répéter les
formules auxquelles je ne croyais plus. Je récitai: «Notre père, qui
êtes aux cieux...» et «Je vous salue, Marie...» Et je songeais combien
de fois elle avait dû, elle, la pauvre vieille fille, prononcer ces
prières en demandant à Dieu, pour moi, la paix et le bonheur!...

À trois heures du matin, Julie vint me remplacer au chevet de la morte.
Je passai dans ma chambre, qui était sur le même étage que celle de ma
tante. Un cabinet de débarras séparait les deux pièces. Je me jetai sur
mon lit, recru de fatigue. La nature triompha de ma douleur. Je
m'endormis de ce sommeil qui suit les grandes déperditions de force
nerveuse, et d'où l'on sort capable de vivre à nouveau et de supporter
ce qui semblait insupportable. Quand je me réveillai, il faisait jour.
Un triste et sombre ciel d'hiver, voilé comme celui de la veille, mais
plus menaçant à cause de la nuance plus noire des nuages,
s'appesantissait sur le jardin dépouillé. J'allai à la fenêtre
contempler longtemps le sinistre paysage que fermait la ligne de la
forêt. Je note ces petits détails afin de mieux retrouver mon impression
exacte d'alors. En me retournant et marchant vers la cheminée pour
chauffer mes mains au feu que la domestique venait d'allumer, mon regard
tomba sur le paquet des lettres volées à ma tante... Oui, volées,
c'était bien le mot... Il était là, comme je l'avais posé la veille, en
hâte, sur le marbre de la cheminée, entre mon porte-monnaie, le
trousseau de mes clefs et mon étui à cigarettes. Je le pris avec un
battement de cœur, ce petit paquet, dont les plis témoignaient qu'il
avait été souvent rouvert et refermé. Il m'était encore possible de
réparer le criminel mensonge que j'avais fait à l'agonisante. Je n'avais
qu'à étendre la main, et ces papiers tombaient dans la flamme, et la
volonté dernière de la morte se trouvait accomplie. Je me laissai aller
sur un fauteuil et je regardai quelques minutes cette flamme qui
montait, jaune et souple, autour des bûches. Je soupesai le paquet. Au
juger, il devait contenir un grand nombre de lettres. Je me sentis en
proie à tout le malaise physique de l'indécision. Je ne cherche pas à
justifier cette seconde défaite de ma loyauté, je cherche à la
comprendre... Non, ces lettres n'étaient pas à moi. Je n'aurais jamais
dû me les approprier. Je devais les détruire sans les avoir ouvertes,
d'autant plus que l'entraînement des premières secondes était passé, ce
soudain afflux d'idées qui m'avait empêché d'obéir à la supplication
angoissée de ma tante. «Pourquoi cette angoisse?» me demandai-je
cependant de nouveau, tandis que je relisais l'inscription tracée par ma
tante sur l'enveloppe: «Lettres de Justin, 1864.» Comme la chambre où
j'étais là, partagé entre un devoir de piété indiscutable et le désir de
savoir, m'était une mauvaise conseillère!... Ç'avait été autrefois celle
de mon père, et le mobilier n'avait pas changé depuis cette époque. Le
temps avait seulement un peu effacé la nuance de l'étoffe claire dont ma
tante avait fait tendre la pièce pour que son frère y reposât ses yeux.
Il s'était chauffé à cette cheminée par des matins d'hiver pareils à
celui-ci, froids et noirs. Il s'était assis pour rêver, sur le fauteuil
profond où je me tenais. Il avait écouté le tintement des heures passer
dans le timbre à demi faux de la pendule d'albâtre, qui me sonnait à moi
maintenant cette heure de trouble. Le petit dogue de bronze, à face
bourrue, à bajoues pendantes, qui se tenait sur cette pendule, l'avait
vu aller et venir sur ce tapis aux fleurs éteintes. Il avait dormi son
sommeil de jeune homme et d'homme fait dans cette alcôve et sur ce lit
que je venais de quitter. Il avait travaillé, assis à ce bureau posé
près de la fenêtre, en travers, dans le jour qu'il affectionnait. Non,
cette chambre ne me laissait plus libre d'agir; elle me rendait mon père
trop vivant. C'était comme si le fantôme de l'assassiné fût sorti de son
tombeau pour me supplier de tenir la promesse de vengeance jurée tant de
fois à sa mémoire. Quand ces lettres n'eussent offert qu'une seule
chance, une contre mille, de me donner une indication, une seule, sur
les secrets de la vie intime de mon père, je ne pouvais pas hésiter. Que
m'importaient ces puériles scrupules de respect pour ce qui n'avait été
sans doute que le caprice dernier d'une malade d'esprit? Je dressai
contre mes restes de piété ce raisonnement sacrilège, afin de les
abattre. Je n'avais pas besoin d'arguments pour céder à l'effréné désir
qui grandissait, grandissait en moi. Ces lettres, les dernières que sa
main eût écrites; ces lettres qui me montreraient à nu sa vie intime, à
la veille du sanglant attentat, je les avais là et je ne les lirais
point!... Allons donc!... C'en était assez de ces enfantines
lenteurs!... Et je défis brusquement l'enveloppe qui contenait cette
correspondance. Les feuillets tremblaient entre mes doigts, maintenant,
tout jaunis, avec leurs caractères un peu décolorés. Je reconnaissais
l'écriture, tassée, carrée et nette, avec des trous au milieu des mots.
Les dates avaient été souvent omises par mon père, et alors ma tante
avait réparé l'omission en écrivant le quantième du mois elle-même.
Pauvre tante dont ce soin religieux attestait la tendresse, je ne
songeais plus, dans mon excitation folle, qu'à deux pas de moi était sa
chambre funéraire. À Julie, qui vint me demander des instructions pour
tous les détails matériels dont s'accompagne la mort, je répondis que
j'étais trop accablé, qu'elle décidât tout à son gré, que je voulais
être seul durant cette matinée, et je me plongeai dans ma lecture au
point d'en oublier et l'heure qui passait, et les événements autour de
moi, et de manger, et de m'habiller, et même d'aller revoir celle que
j'avais perdue, tandis que je pouvais encore me repaître de ses
traits... Oui, pauvre tante, et envers laquelle j'étais si ingrat, si
traître aussi!... Dès les premières pages, je compris trop bien pourquoi
elle avait voulu m'empêcher de boire le poison que chaque phrase
distillait dans mon cœur, comme elle l'avait distillé dans le sien. Les
terribles lettres! C'était maintenant comme si le fantôme eût parlé, de
cette parole sourde qui est celle des confessions, et un drame caché se
déroulait devant moi, dont je n'avais pas rêvé la tristesse. J'étais
tout enfant, lorsque se passaient les mille petites scènes dont cette
correspondance me représentait le détail. Je ne savais pas déchiffrer
l'énigme d'une situation, et, depuis, la seule personne qui eût pu
m'initier à cette lugubre histoire était précisément celle qui avait
poussé la discrétion jusqu'à me cacher, toute sa vie, l'existence de ces
papiers trop éloquents; celle qui, sur son lit de mort, avait pensé à
les détruire plus qu'à son salut éternel, et qui, sans doute,
s'accusait, comme d'un crime, d'avoir différé de jour en jour à brûler
ces feuilles fatales. Quand elle s'y était décidée, c'était trop tard.

La première lettre était datée de janvier 1864. Elle commençait par des
remerciements adressés à ma tante pour mon cadeau d'étrennes de cette
année-là: un fort avec des soldats de plomb, qui m'avaient charmé,
disait la lettre, parce que les cavaliers étaient en deux morceaux,
l'homme se détachant de la bête... Et, tout de suite, les phrases
banales de ce remerciement se changeaient en une effusion de tendresse
souffrante. Rien qu'à l'accent avec lequel le frère parlait à sa sœur,
se répandant en regrets pour son enfance passée et leur vie commune, on
devinait une âme anxieuse, avide d'affection et mécontente de son sort
actuel. Il s'exhalait, de cette première lettre, une plainte contenue
qui m'étonna aussitôt, car j'avais toujours cru que mon père et ma mère
avaient été parfaitement heureux l'un par l'autre. Hélas! cette plainte
ne faisait que grandir, que se préciser aussi. Mon père écrivait à sa
sœur, chaque dimanche, même quand il l'avait vue dans la semaine. Comme
il arrive dans les correspondances fréquentes et régulières, les
moindres événements se trouvaient notés dans leur minutie, et toutes nos
habitudes d'alors ressuscitaient devant ma pensée à cette lecture, mais
accompagnées d'un commentaire de mélancolie qui trahissait des
malentendus irréparables entre ceux que je jugeais alors si unis. Je
revoyais mon père, tel qu'il m'accueillait, à sept heures du matin, dans
son costume de chambre, qu'il passait pour déjeuner avec moi. Je devais
partir pour le collège à huit heures, et mon père me faisait répéter mes
leçons brièvement; puis nous nous asseyions dans la salle à manger,
devant la table sans nappe, sur laquelle Julie nous servait deux tasses
d'un chocolat dont l'odeur sucrée flattait mes gourmandes narines
d'enfant. Ma mère, elle, se levait beaucoup plus tard, et, depuis que
j'allais au collège, mon père, afin de ne pas la réveiller si tôt,
occupait une chambre à part. Que j'étais content de ce repas du matin,
durant lequel je bavardais à mon aise, parlant de mes devoirs à faire,
de mes lectures, de mes camarades! J'en avais gardé un délicieux
souvenir de minutes insouciantes, cordiales, délicieuses. Mon père aussi
dans ses lettres parlait de ces déjeuners du matin, mais en homme qui
souffrait de découvrir dans nos causeries que ma mère s'occupait trop
peu de moi à son gré, que je ne remplissais pas assez sa vie de femme
rêveuse et volontiers frivole. Il écrivait des phrases que l'avenir
s'était chargé de rendre tristement prophétiques: «Si je lui manquais
jamais, que deviendrait-il?...» À dix heures, je revenais de classe; mon
père était déjà occupé à ses affaires, j'avais moi-même un devoir à
préparer, et je ne le revoyais qu'à onze heures et demie, au second
déjeuner. Maman était là, dans une de ces toilettes du matin qui
seyaient merveilleusement à sa beauté mince et souple. À distance, et
par delà mes froides années d'adolescent, cette table de famille m'était
si souvent apparue dans un mirage de chaude intimité. En avais-je assez
éprouvé la nostalgie, plus tard, quand je m'asseyais entre ma mère et M.
Termonde, à nos déjeuners des jours de sortie? Et maintenant je
retrouvais, dans les lettres de mon père, la preuve que le divorce des
cœurs existait dès lors à notre table, entre les deux personnes que mon
culte de fils réunissait dans une seule tendresse; et le même divorce se
retrouvait dans nos dîners pris en commun et dans nos soirées à trois.
Mon père aimait passionnément sa femme, et il sentait que sa femme ne
l'aimait pas. C'était là le sentiment sans cesse exprimé dans ces
lettres, non pas de cette manière brutale et positive; mais comment
n'aurais-je pas compris cette signification secrète de toutes les
phrases, moi qui avais traversé une adolescence d'une si étrange
analogie avec le drame de cette vie d'homme? Comme moi, plus que moi
encore, mon père était un silencieux. Il avait laissé des malentendus
irréparables s'établir entre ma mère et lui. Comme moi plus tard,
passionné, gauche, étouffant de timidité devant cette femme si
aristocratique, si fière, si différente de lui, le fils d'un demi-paysan
devenu ingénieur civil par la force de son génie personnel, comme moi,
ah! pas plus que moi, il avait connu la torture des situations fausses
qui ne peuvent pas être éclairées, sinon par des mots que la bouche
n'aura jamais l'énergie de prononcer. Quelle pitié que les destinées se
recommencent ainsi, et que les mêmes dispositions de l'âme se
développent chez le fils, après s'être développées chez le père, afin
que le malheur de l'un soit identique au malheur de l'autre!... Père
trop semblable à moi, ses lettres étaient pleines de soupirs que ma mère
n'avait jamais soupçonnés,--vains soupirs vers une fusion complète de
leurs deux cœurs,--tendres soupirs vers l'impossible chimère d'un
bonheur partagé,--soupirs désespérés vers le terme d'une séparation
morale d'autant plus définitive que la cause en était, non point dans
des torts réciproques (tout se pardonne quand on s'aime), mais dans un
contraste indestructible, presque animal, de deux natures. Il ne lui
plaisait par aucune de ses qualités, il lui déplaisait par tout ce qu'il
pouvait avoir de défauts en lui, et il l'adorait... J'avais assez vu de
variétés de ménages mal arrangés, depuis que j'allais dans le monde,
pour ne pas comprendre quel enfer taciturne avait dû être celui-là, et
les deux figures se dessinaient devant moi, si nettes: ma mère avec ses
gestes naturellement un peu maniérés, la délicatesse fragile de ses
mains, sa pâleur, ses tours de tête, sa voix volontiers basse, le je ne
sais quoi de presque immatériel répandu sur toute sa personne, ses yeux
dont le regard pouvait se faire si froid, si dédaigneux, et, d'autre
part, la carrure robuste de grand travailleur qui était celle de mon
père, ses larges rires quand il s'abandonnait à la gaieté, le caractère
professionnel, utilitaire, et, à vrai dire, plébéien de tout son être,
idées et façons, gestes et discours. Mais ce plébéien était si noble, si
haut par sa généreuse sensibilité. Il ne savait pas la montrer, c'était
là son crime. Sur quelles misères reposent, quand on y songe, la
félicité absolue ou l'irrémédiable infortune!

Déjà, au cours de ces premières lettres, le nom de M. Termonde passait
et repassait sous la plume de mon père, et voilà que la onzième ou la
douzième de ces lettres, je ne sais plus laquelle, éclatait en un cri de
souffrance aiguë qui fit bondir mon cœur, trembler mes mains, se
mouiller mes yeux. Soudainement, et dans quelques pages datées de la
nuit, dont l'écriture seule trahissait une émotion profonde, le mari,
jusque-là maître de lui, avouait à sa sœur, à sa douce et fidèle
confidente, qu'il était jaloux... Il était jaloux, et de qui?... De
celui-là même qui devait, un jour, le remplacer à son foyer, donner un
nom nouveau à celle qui avait été Mme Cornélis; de cet homme aux
allures félines, aux prunelles pâles, à qui mon instinct d'enfant avait
voué une si précoce, une si fixe haine;--il était jaloux de Jacques
Termonde! Il la racontait, cette jalousie, dans cette confession subite,
avec l'âpreté d'accent qui soulage le cœur des malaises trop longtemps
contenus. Dans cette lettre, le début d'une série que la mort seule
devait interrompre, il disait la date lointaine de cette jalousie, et
comme elle lui était venue, à surprendre le regard dont Termonde
enveloppait ma mère. Il disait qu'il avait cru dès lors à une passion
naissante chez cet homme, puis que Termonde était parti pour un grand
voyage et que lui, mon père, avait attribué cette absence à une loyauté
d'ami sincère, à un noble effort pour combattre dès le commencement une
inclination criminelle. Puis, Termonde était revenu. Ses visites à la
maison avaient repris, de plus en plus fréquentes. Tout l'y autorisait:
mon père l'avait eu comme camarade intime à l'École de Droit, il
l'aurait choisi comme témoin de son mariage si l'autre n'eût pas été
retenu hors de France, à cette époque, par ses fonctions diplomatiques.
Mon père avouait, dans cette lettre, et aussi dans les suivantes,
l'avoir tendrement aimé, au point d'avoir considéré sa propre jalousie
comme un sentiment indigne et comme une espèce de trahison. Mais on a
beau se reprocher une passion, elle n'en est pas moins là, dans notre
cœur, qui nous le déchire et nous le ronge. Depuis le retour de
Termonde, cette jalousie avait augmenté, avec la certitude que l'amour
de celui qui en était le principe augmentait aussi. Le malheureux homme
ne s'était pas cru le droit cependant de fermer la porte à son ami. Sa
femme n'était-elle pas la plus pure, la plus honnête des femmes? Même le
penchant au mysticisme et à la dévotion exaltée, qu'il lui reprochait
quelquefois, offrait une garantie qu'elle ne se permettrait jamais rien
qui fût une tache sur sa conscience. D'ailleurs, les assiduités de
Termonde s'accompagnaient d'un si évident, d'un si absolu respect,
qu'elles ne donnaient aucune prise au reproche. Que faire? Avoir une
explication avec sa femme, lui qui était pris d'un battement de cœur à
la seule idée de discuter contre elle? Exiger qu'elle cessât de
recevoir son ami, à lui? Mais si elle cédait, il l'aurait privée d'une
distraction réelle, et il ne se le serait point pardonné à lui-même. Si
elle ne cédait pas?... Et mon pauvre père avait préféré se débattre dans
cette géhenne de la faiblesse et de l'indécision, où roulent, pour n'en
plus sortir, les silencieux et les timides. Et il détaillait cette
misère à ma tante, et il insistait sur le caractère maladif de son
sentiment, implorant un conseil, une pitié, accusant la puérilité de sa
jalousie, s'en moquant; et jaloux tout de même, et ne pouvant se retenir
de parler, de reparler de cette plaie ouverte dans son âme, et incapable
de l'énergie qui eût été sa guérison.

Les lettres se faisaient plus sombres encore. Comme il arrive quand on
n'a pas coupé court aussitôt à une situation fausse, mon père souffrait
des conséquences de sa faiblesse, et il les voyait se développer devant
lui,--sans agir, parce qu'il aurait fallu, pour les arrêter maintenant,
subir d'affreuses scènes. Après avoir toléré que son ami multipliât ses
visites, ce lui était un martyre de constater que sa femme avait subi à
ce degré l'influence envahissante de cette intimité. Il la voyait
prendre des conseils de Termonde pour les petites choses de la
vie,--sur un point de toilette, pour l'achat d'un cadeau, le choix d'une
lecture. Il retrouvait la trace de cet homme dans les changements de
goût de ma mère, en musique, par exemple. Il aimait, quand nous étions
seuls à la maison, le soir, qu'elle se mît au piano et qu'elle jouât,
longuement, au hasard. Elle n'exécutait plus aujourd'hui que des
morceaux indiqués par Termonde, qui avait rapporté de ses voyages une
connaissance assez approfondie des maîtres allemands, au lieu que mon
père, élevé en province et auprès de sa sœur, élève elle-même d'un
professeur de province, en était resté au culte des musiciens italiens.
Et puis ma mère se rattachait par sa famille à une société toute
différente de celle où mon père la faisait vivre. Les triomphes que son
extrême beauté lui assurait dans cette dernière, joints à sa native
douceur, avaient empêché, d'abord, qu'elle ne regrettât son ancien
milieu. Il en fut autrement, lorsque sa familiarité avec Termonde qui
appartenait, lui, au monde le plus élégant, lui rendit de nouveau
présentes toutes les habitudes de ce monde. Mon père la vit qui
s'ennuyait dans son propre salon, dont elle faisait les honneurs avec
une pensée absente. Il n'était pas jusqu'aux opinions politiques de son
ami qu'il ne retrouvât sur les lèvres de sa femme. Elle le raillait
finement de ce qui lui restait d'utopies libérales, et, derrière cette
moquerie sans méchanceté, mais qui était une moquerie pourtant, comme
derrière ses nouvelles sensations d'art, toujours il retrouvait
Termonde, et encore Termonde. Il se taisait pourtant, la timidité dont
il avait toujours été victime devant ma mère s'exaspérant avec sa
jalousie. Plus il était malheureux, plus il devenait sensible, incapable
de montrer sa peine. Il y a des âmes ainsi façonnées, que la souffrance
les paralyse et les empêche d'agir. Et puis c'était derechef la même
question: Que faire? Par quel biais aborder une explication, quand il
n'avait en définitive rien de précis à dire, pas un reproche positif
qu'il pût articuler? Est-ce qu'on dresse un acte d'accusation avec des
nuances? Il continuait à ne pas douter de l'honnêteté de sa femme. Du
moins, il affirmait son entière estime pour elle, à chaque page,
suppliant ma tante de ne pas retirer une parcelle de son amitié à sa
chère Marie, la conjurant de ne faire jamais devant elle, qui en était
l'innocente cause, une allusion à des tourments dont il rougissait
lui-même. Et il insistait sur ses propres torts, il s'accusait de ne
pas être assez tendre, de ne pas savoir se faire aimer, et c'étaient des
tableaux de son triste intérieur, évoqués d'un mot, avec une humilité
navrante. Il se décrivait, durant leur tête-à-tête du soir, regardant sa
femme, qui, couchée parmi de petits coussins brodés, dans un fauteuil,
en toilette claire, appuyait ses pieds chaussés de bas à jour sur un
tabouret à bascule et qui lisait à la clarté d'une lampe posée à côté
d'elle, sur une table mobile. Que lisait-elle? Un roman prêté par
Termonde. Elle lisait, caressant ses cheveux distraitement avec un
couteau à papier en or ciselé, donné par Termonde au jour de l'an. Mon
père déposait la revue qu'il tenait à la main. Il cherchait une phrase
par laquelle il pût atteindre cet être qu'il sentait si lointain, si
étranger à lui,--et si aimé. Mais ces phrases-là, on ne les prononce pas
ainsi. C'est le cœur contre le cœur, les mains unies, entre deux
caresses, qu'un homme tendre et fier peut avouer cette torture
déshonorante lorsqu'elle n'est pas touchante,--la jalousie dans
l'estime. Les autres, les brutaux, ne connaissent pas ces scrupules. Ils
disent: «Je suis jaloux,» sans plus s'inquiéter si c'est là une insulte
ou non. Ils ferment leur porte à qui leur déplaît, ils imposent à leur
femme un: «Suis-je le maître?» qui ne tient compte que de leur bon
plaisir, à eux. Ont-ils raison? En tous cas, cette brutalité n'était pas
le fait de mon pauvre père. Il trouvait en lui assez de force pour
montrer à Termonde un visage glacé, pour ne lui parler qu'à peine, pour
lui tendre la main avec cette politesse insultante qui creuse un abîme
entre deux sincères amis. L'autre n'avait pas l'air de s'en apercevoir.
Mon père, qui ne voulait pas d'une scène avec lui, parce que cette scène
eût eu pour conséquence immédiate une autre scène avec ma mère,
multipliait les petits affronts. Termonde en était quitte pour venir aux
heures où l'homme d'affaires était retenu à son bureau. Et mon père
racontait les rages qui le poignaient, à l'idée que sa femme et celui
dont il était jaloux causaient ensemble, intimement, parmi les fleurs du
petit salon, tandis qu'il s'abîmait, lui, le malheureux, dans le plus
aride travail, pour assurer toutes les royautés du luxe à cette femme
dont il ne serait jamais, jamais aimé, bien qu'elle portât son nom, bien
qu'il la crût fidèle. Mais cette fidélité glacée, ah! ce n'était pas de
cela qu'il avait soif, l'infortuné qui terminait sa dernière lettre par
cette phrase,--me la suis-je assez souvent répétée! «C'est si triste de
sentir qu'on est de trop dans sa propre maison, qu'on possède une femme
par tous les droits, qu'elle vous donne tout ce que ses devoirs
l'obligent à vous donner, tout, excepté son cœur qui est à un autre,
sans qu'elle s'en doute peut-être, à moins que... Vois-tu, j'ai
d'affreuses heures où je me dis que je suis un niais, un lâche, qu'il
est son amant, qu'elle est sa maîtresse, qu'ils se moquent de moi
ensemble, de ma stupide confiance, de mon aveuglement.... Ne me gronde
pas, ma pauvre Louise. Cette idée est infâme, et je la chasse en me
réfugiant auprès de toi, pour qui, du moins, je suis tout au monde...»

À moins que?...--et cette lettre était du premier dimanche du mois de
juin 1864, et le jeudi suivant, quatre jours plus tard, celui qui avait
écrit cette lettre et supporté ces douleurs allait au rendez-vous où il
devait trouver une mort mystérieuse,--cette mort qui allait permettre à
sa veuve d'épouser l'ami félon... Quelle idée aussi affreuse, aussi
infâme que celle dont mon père s'accusait dans cette terrible dernière
lettre venait de s'éveiller en moi? Je posai sur la cheminée la liasse
de ces feuilles révélatrices, je pris ma tête dans mes mains et la
tempête des imaginations cruelles passa sur cette tête, où je sentais le
sang battre la fièvre. Ah! la hideuse, la sinistre chose,
l'innommable!... Mon âme l'entrevoyait et elle se rejetait en arrière...
Mais quoi? le monstrueux soupçon, ma tante n'en avait-elle pas subi
l'assaut? Et, comme un encouragement à oser penser ce qui me donnait un
tel frisson d'horreur, de petits faits ressuscitaient dans ma mémoire,
me montrant cette sœur fidèle de mon père en proie à cette idée qui
venait de m'envahir si fortement. Que de bizarreries je comprenais tout
d'un coup, que je n'avais pas comprises! Le jour où elle m'avait annoncé
le second mariage de ma mère, et quand j'avais prononcé de moi-même le
nom maudit de Termonde, pourquoi m'avait-elle demandé d'une voix
tremblante et comme affolée: «Que sais-tu?» Que craignait-elle donc que
je n'eusse deviné? Quel renseignement redoutable attendait-elle de mon
innocente observation d'enfant?... Plus tard, et lorsqu'elle me
conjurait d'abandonner le soin de venger notre cher mort, lorsqu'elle me
répétait la parole sainte: «Je me suis réservé la vengeance, dit le
seigneur», quels coupables prévoyait-elle donc que je rencontrerais sur
ma route? Quand elle me suppliait de ménager mon beau-père, de me le
concilier plutôt, de ne pas m'en faire un ennemi, ses conseils
n'avaient-ils pour but que la facilité de ma vie quotidienne, ou bien
croyait-elle qu'un autre danger pût me menacer de ce côté-là? Lorsque
les craintes se multipliaient dans son cerveau, affaibli par la maladie,
et qu'elle en revenait toujours à ce conseil de prendre garde à mes
sorties du soir, quelle vision d'épouvante lui revenait à l'esprit, lui
montrant dans l'ombre une main capable de me frapper,--la même main qui
avait frappé mon père? Lorsque, à ses derniers moments, elle réunissait
toutes ses forces afin de détruire cette correspondance, sur quelle
piste supposait-elle donc que ces lettres me jetteraient? Tout
s'éclairait soudain d'une effrayante lumière... Ce que ma tante avait
aperçu par delà ces lettres je l'apercevais aussi. Ah! je n'ai pas
craint de penser ainsi, et j'ai honte à présent d'écrire ce que j'ai
pensé. Mais, comment aurais-je pu échapper à la logique de la situation?
Que ma tante eût livré ces lettres au juge chargé d'instruire l'affaire,
est-ce que ce magistrat n'aurait pas supposé aussitôt ce que je ne
pouvais pas m'empêcher de supposer? Non, je ne le pouvais pas... Un
homme est assassiné auquel on ne connaît pas d'ennemis; il est avéré que
le meurtre n'a pas le vol pour mobile, sa femme a un amant, et, presque
aussitôt après la mort de son mari, elle épouse cet amant... «Mais c'est
eux, c'est eux les coupables; ils ont tué le mari,» dirait le juge,
dirait le premier venu. Pourquoi ma tante qui avait ces lettres de mon
père entre les mains ne les avait-elles pas données à la justice?--Je le
comprenais trop: elle ne voulait pas que j'eusse à penser de ma mère ce
que j'en pensais, à cette minute, dans un accès de folle
douleur:--qu'elle avait trompé mon père, qu'elle avait été la maîtresse
de Jacques Termonde, que là gisait le secret de l'assassinat.--Concevoir
cela comme seulement possible, c'était commettre un parricide moral,
c'était la grande, l'inexpiable faute envers celle qui m'avait tiré de
sa chair et porté dans son sein. J'avais toujours tant aimé ma mère, si
tristement, si tendrement. Jamais, non, jamais, je ne l'avais jugée. Que
de fois, me trouvant en tête à tête avec elle, et ne sachant pas lui
dire ce qui m'oppressait le cœur, que de fois il m'était arrivé de
songer que l'obstacle dressé entre nous deux ne nous séparerait pas
toujours! Je deviendrais peut-être, un jour, son unique soutien, elle
verrait alors combien elle m'était restée chère.--Mes souffrances
n'avaient rien entamé de ma tendresse. Malheureux qu'elle me refusât une
certaine sorte d'affection, je ne la condamnais pas de ce qu'elle
prodiguait cette affection à un autre. Il y a une telle différence à
souffrir d'un être qu'on aime, dans le bien ou dans le mal, à le sentir
noble ou bas dans les chagrins qu'il nous inflige. En définitive, et
avant que ces fatales lettres n'eussent fait sur moi leur œuvre de
désenchantement, de quoi était-elle coupable à mes yeux? De s'être
remariée? D'avoir voulu, demeurée veuve à moins de trente ans, refaire
sa vie? Rien de plus légitime. De n'avoir pas compris les relations de
l'enfant qui lui restait avec l'homme qu'elle avait choisi? Rien de plus
naturel. Elle était plus épouse que mère, et puis, les êtres un peu
chimériques et frêles, comme elle, répugnent aux luttes quotidiennes.
Ils préfèrent ne pas voir en face la réalité qui leur imposerait une
énergie de tous les instants. J'avais admis, d'instinct d'abord, à la
réflexion ensuite, toutes ces explications de l'attitude de ma mère à
mon égard. Quelle source d'indulgence jaillit en nous, chaude, profonde,
inépuisable, pour ceux qui nous tiennent vraiment à la racine du cœur,
et cette source venait de se tarir tout d'un coup, et à sa place je
sentais s'épancher en moi le flot empoisonné des plus odieux, des plus
abominables soupçons....

Cette première, cette soudaine invasion d'une si affreuse idée ne dura
pas. Je n'y aurais point résisté; j'aurais pris un pistolet pour me tuer
et détruire du coup l'excessive douleur, si cette idée s'était implantée
en moi, comme cela, précise, accablante d'évidence, impossible à
repousser. Elle fut ainsi durant les instants qui suivirent la lecture
des lettres. Puis la crise diminua, je réfléchis, et tout de suite ma
tendresse pour ma mère entra en lutte contre le cauchemar. À l'attaque
de ces exécrables imaginations, j'opposai des faits, dans leur certitude
et leur netteté. Je me rappelai par le menu les moments où j'avais vu ma
mère et mon père, en présence l'un de l'autre, pour la dernière fois.
C'était à la table du déjeuner d'où il s'était levé pour aller là-bas,
vers l'assassin. Mais est-ce que ma mère n'était pas rieuse, à son
ordinaire, ce matin-là? Est-ce que Jacques Termonde n'avait pas déjeuné
avec nous? N'était-il pas demeuré ensuite, après le départ de mon père,
à causer, tandis que je jouais? C'était à ce moment même, entre une
heure et deux, que le mystérieux Rochdale commettait le crime. Termonde
ne pouvait pas être à la fois dans notre salon et à l'hôtel Impérial,
pas plus que ma mère n'aurait pu, impressionnable comme je la
connaissais, parler ainsi paisiblement, heureusement, si elle avait su
qu'à cette heure-là son mari tombait pour ne plus se relever... J'étais
un fou d'avoir laissé une pareille hypothèse dessiner son image
monstrueuse devant mes yeux, une seule minute. J'étais un infâme d'avoir
aussitôt dépassé les plus insultantes défiances de mon père. Déjà et
sans preuve aucune que l'expression d'une jalousie qui s'avouait
elle-même déraisonnable, j'en étais arrivé où cet homme, malheureux mais
aimant, n'avait pas osé aller: à cette extrémité d'outrage envers ma
mère de croire qu'elle avait été la maîtresse de Termonde. Et, quand
bien même elle eût inspiré, du vivant de son premier mari, un sentiment
trop vif à celui qu'elle devait épouser un jour, est-ce que cela
prouvait qu'elle eût partagé ce sentiment? L'eût-elle partagé, cela
prouvait-il qu'elle y eût cédé jusqu'au don entier de sa personne?
Précisément, les femmes délicates comme elle était, ces créatures très
fines, et qui vivent à côté du réel, caressent si volontiers la chimère
de romanesques affections qu'elles croient innocentes, puisque toute
action coupable en est bannie. Pourquoi n'aurait-elle pas aimé Termonde
d'une de ces affections-là, fidèle, en fait, à ses devoirs, et livrée en
pensée à une intimité dont il était trop naturel qu'un époux fût jaloux,
mais qui, au demeurant, n'entachait en rien l'honneur de l'épouse? Je la
justifiais ainsi, non seulement de toute participation au crime, mais
encore de toute faute contre ses devoirs. Cela l'aurait flétrie si
profondément pour mon cœur qu'elle eût eu un amant... Et puis mes idées
changeaient de nouveau; je me souvenais du cri qu'elle avait jeté devant
le cadavre de mon père: «Dieu me punit...» Je ne lui faisais pas la
charité d'admettre que ce cri eût trahi simplement les scrupules d'une
âme exaltée, qui se reprochait maintenant jusqu'à ses pensées. Je me
souvenais aussi des yeux étincelants de Termonde et de ses mains
frémissantes, lorsqu'il parlait avec ma mère de la disparition
mystérieuse de mon père. S'ils étaient complices, ils jouaient la
comédie devant moi, innocent témoin, pour qu'ils pussent, à l'occasion,
invoquer ma parole d'enfant... Ces souvenirs me rejetaient sur la voie
funeste. L'idée d'une liaison coupable entre elle et lui me saisissait
de nouveau, et, presque tout de suite, la pensée qu'ils avaient profité
de l'assassinat, qu'ils y avaient eu un intérêt puissant et unique...
L'assaut du soupçon recommençait, si violent, qu'il triomphait de toutes
les barrières que je dressais là contre. J'accumulais toutes les
objections tirées d'un alibi physique et d'une invraisemblance morale.
J'en arrivais à me dire: il est strictement impossible qu'ils soient
pour rien dans le meurtre; impossible, impossible, impossible,--je me
répétais ce mot avec frénésie, puis l'hallucination me revenait,
terrassante. Il y a des moments où l'âme désemparée se trouve inhabile à
dompter des visions qu'elle sait fausses, où l'imaginaire et le réel se
confondent en un cauchemar, pareil à ceux de la panique, et sans que le
jugement sache distinguer l'un de l'autre. Cette paralysie du jugement,
qui a été jaloux sans la connaître? Que j'en ai souffert, durant la
journée qui suivit la lecture de ces lettres! J'allais, je venais à
travers la maison, incapable de vaquer au moindre devoir, comme foudroyé
par des émotions que les gens qui m'entouraient attribuèrent au chagrin
de la perte que je venais de faire. À plusieurs reprises, je voulus
m'asseoir au chevet de la morte. La vue de son visage, aux narines déjà
pincées, avec son expression de tristesse encore accrue, m'était
intolérable. Elle renouvelait trop mes misérables doutes... Vers quatre
heures, un télégramme vint. Il était signé de ma mère et m'annonçait son
arrivée par le train du soir... Lorsque je tins cette feuille de papier
bleu dans ma main, ce fut une détente momentanée à mon angoisse... Elle
venait... Elle avait pensé à ma peine... Elle venait... Cette seule
assurance dissipait mes soupçons. J'allais la revoir... Pourvu qu'elle
ne les devinât pas, ces soupçons criminels, sur mon visage? Et puis les
hypothèses absurdes et infâmes me reprenaient... Elle pense peut-être
que la correspondance entre mon père et ma tante n'a pas été détruite,
elle vient pour essayer d'avoir ces lettres avant moi, pour savoir ce
que ma tante m'a dit en mourant. S'ils sont coupables, elle et Termonde,
ils doivent s'être défiés toute leur vie de la clairvoyance de la
vieille fille.... Certes, j'avais été très malheureux dans mon enfance,
mais que j'aurais voulu retourner en arrière, être le collégien qui
méditait sur la froideur de son beau-père, à l'étude triste et
interminable du soir,--et non pas le jeune homme qui, cette nuit-là, se
promenait dans la gare de Compiègne, attendant une mère soupçonnée
ainsi!... Dieu juste! N'ai-je pas tout expié d'avance par cette
heure-là?



X


Le train de Paris approchait. J'en entendais la sourde rumeur. Je vis
les feux aveuglants de la locomotive s'avancer dans la nuit rapidement,
puis me dépasser. Le train stoppa. L'homme de garde cria le nom de
Compiègne et le chiffre des minutes de l'arrêt, tout en ouvrant les
portières les unes après les autres. Chacun de ces détails me parut
durer un temps bien long... J'allais de voiture en voiture, cherchant ma
mère sans la trouver. Au dernier moment n'avait-elle pu se décider à
venir? Quelle épreuve pour moi s'il en était ainsi! Quelle nuit je
passerais, en proie à cette tourmente des soupçons que sa présence seule
dissiperait,--je le comprenais trop. Une voix m'appela. C'était la
sienne. Je l'aperçus, toute en noir. Non, jamais je ne m'étais jeté dans
ses bras comme je fis à cette minute, oubliant tout,--et que nous étions
dans un lieu public, et pourquoi elle venait,--tout, dans la joie de
sentir mes horribles imaginations s'en aller, se fondre au simple
contact de cet être que j'aimais si profondément, le seul qui me fût
cher, malgré les malentendus, jusqu'au plus profond de mon cœur,
maintenant que je venais de perdre la sœur de mon père. Après ce premier
mouvement presque animal, presque semblable à l'étreinte par laquelle un
noyé saisit le nageur qui plonge vers lui, je regardai ma mère sans
parler, en lui tenant les mains. Elle avait levé son voile, et, dans le
jour incertain de cette gare, je vis qu'elle était très pâle, et qu'elle
avait pleuré. Rien qu'à rencontrer ses yeux où roulaient encore des
larmes, je compris que j'avais été fou. Je le compris aux premières
phrases qu'elle prononça, me disant sa peine si tendrement, et qu'elle
avait voulu venir tout de suite, quoique mon beau-père fût
souffrant.--M. Termonde était sujet depuis deux ans à de violentes
crises de foie.--Mais ni le chagrin éprouvé à cause de moi, ni le souci
de la santé de son mari, n'avaient empêché cette pauvre mère de songer,
pour ce déplacement de quelques jours, à ses petites préoccupations
habituelles de confort et d'élégance. Sa femme de chambre était là,
auprès de nous, accompagnée d'un porteur; et tous les deux chargés de
trois ou quatre sacs de différentes grandeurs, en cuir anglais,
soigneusement boutonnés dans leur housse d'étoffe: un nécessaire, une
petite cassette contenant le papier et les instruments à écrire, une
sacoche où placer le porte-monnaie, le mouchoir, le livre, le voile de
rechange; et puis une boule où mettre l'eau chaude pour les pieds, deux
coussins pour reposer la tête, et une pendule légère suspendue dans sa
gaine ouverte.

--«Tu me reconnais...», me dit-elle, tandis que j'indiquais la voiture à
la femme de chambre pour s'y débarrasser de ses paquets; et, me montrant
sa robe, qui était de drap marron soutaché de noir: «Tu vois, je n'aurai
mes vêtements de deuil que demain... Ils ne pouvaient pas être prêts,
mais on les enverra dès la première heure...» Et comme je l'installais
dans la voiture, elle ajouta: «Il y a encore une boîte à chapeau et une
malle...» Elle souriait à demi en me disant cela, pour me faire sourire
à mon tour. C'était une vieille matière à gentilles querelles entre
nous que l'encombrement des menus et inutiles colis parmi lesquels elle
voyageait. En tout autre état d'esprit, j'aurais souffert de retrouver
chez elle, à côté de la marque d'affection qu'elle me donnait en venant,
la trace constante de cette frivolité mondaine. N'était-ce pas là une
des petites causes de mes grands malheurs? Mais cette frivolité m'était,
au contraire, si douce à remarquer dans cette minute... C'était donc là
cette femme que je m'imaginais tout à l'heure, arrivant vers moi avec le
projet ténébreux de fouiller les papiers de ma tante morte, de voler ou
de détruire les pages accusatrices qui s'y pourraient rencontrer!...
C'était là cette femme que je me représentais, le matin, comme une
criminelle chargée du poids du plus lâche assassinat!... Oui, j'avais
été fou, j'avais ressemblé au cheval emporté qui galope après son ombre.
Mais quel apaisement de constater cette folie, quelle détente! J'en
oubliais presque la douce et chère morte. J'étais bien triste au fond de
l'âme, et cependant heureux, tandis que le vieux coupé nous emportait à
travers la ville, dont les fenêtres éclairées brillaient dans la nuit.
Je tenais la main de ma mère, j'avais envie de lui demander pardon, de
baiser le bas de sa robe, de lui répéter que je l'aimais, que je la
vénérais. Elle voyait bien mon émotion, qu'elle attribuait au malheur
dont je venais d'être frappé. Elle me plaignait. À plusieurs reprises,
elle me dit: «Mon André...» C'était si rare que je la sentisse ainsi,
toute à moi, et juste dans la nuance de cœur que réclamait ma
sensibilité malade!

J'avais fait préparer pour elle la chambre du rez-de-chaussée, à côté du
salon. Je me rappelais que cette chambre était la sienne, lorsqu'elle
était venue à Compiègne avec mon père, quelques jours après son mariage,
et je m'étais dit que l'impression produite sur elle par la vue de la
maison d'abord, puis par celle de cette chambre, m'aiderait à dissiper
mes affreux soupçons. Je m'étais juré de noter minutieusement les plus
légers troubles qui passeraient en elle, à la rencontre d'un passé rendu
de nouveau vivant par cette physionomie des choses, qui ne change pas
aussi vite que le cœur d'une femme. Je rougissais à présent de cette
idée de policier. Je sentais combien il est honteux de juger sa mère, de
ne pas faire un acte de foi en elle qui prévale même contre l'évidence.
Je le sentais, hélas! d'autant mieux que l'innocente femme se
surveillait moins. Elle était entrée dans sa chambre avec un visage
recueilli, elle s'était assise devant le feu, étendant ses pieds fins du
côté de la flamme qui rosait ses joues pâles; et, avec ses cheveux
restés tout noirs, avec sa taille restée toute jeune, elle avait encore,
dans le demi-jour de cette pièce, le charme de délicatesse et
d'aristocratie dont parlait mon père dans ses lettres. Elle regarda
longuement autour d'elle, reconnaissant la plupart des objets que la
piété de ma tante avait laissés à leur place. D'une voix triste, elle
dit: «Que de souvenirs!...» Mais l'émotion qui détendait ses traits
n'était pas amère. Ah! elle n'a pas ces yeux, cette bouche, ce front,
une femme qui revient dans une chambre où elle a vécu, vingt ans
auparavant, auprès d'un mari qu'elle a fait assassiner après l'avoir
trahi!... Il n'y eut pas un détail durant toute cette soirée qui ne vînt
ainsi me démontrer combien ma puérile et déshonorante imagination avait
calomnié complaisamment celle qui eût dû m'être sacrée. Julie nous avait
dressé une espèce de souper qu'elle voulut nous servir comme elle
m'avait servi le jour précédent. Je les regardais toutes les deux, l'une
en face de l'autre, la vieille domestique et son ancienne maîtresse. Je
savais que leurs caractères ne s'étaient pas convenus autrefois, et
pourtant elles éprouvaient une grande douceur à se revoir. Cette pauvre
Julie surtout, simple fille, incapable de dissimuler, était si contente,
qu'elle me prit à part quelques minutes avant ce frugal repas, pour me
dire la consolation qu'elle éprouvait dans son chagrin à retrouver ma
mère si bonne pour moi, et à nous servir tous les deux assis à la même
table, comme aux temps lointains. Si, dans ces temps-là, il y eût eu
dans la vie de ma mère un de ces coupables secrets que les domestiques
fidèles devinent mieux que personne, non, l'honnête servante qui nous
avait élevés, mon père et moi, ne l'eût pas ignoré, ni pardonné. J'en
aurais surpris la trace sur cette face aux lèvres rentrées, dont chaque
ride avait pour moi son éloquence. Ma mère, de son côté, ne se fût pas
complue dans la présence de ce témoin d'une ancienne faute. Ses gestes
eussent traduit une gêne cachée, quand ce n'eût été que cette hauteur
par laquelle nous ripostons, comme à l'avance, au blâme deviné chez un
inférieur. La figure de Julie rentrait pour ma mère dans la série des
choses qui lui représentaient son premier mariage, et soit que la mort
presque subite de ma tante l'eût beaucoup remuée, soit que ce sentiment
du passé flattât son goût pour le romanesque, bien loin de repousser ces
souvenirs, elle s'y abandonnait, et, moi, je la bénissais intérieurement
de détruire par son attitude seule les derniers vestiges de ma muette
calomnie. Quel merci je lui murmurai encore dans ma pensée lorsque plus
tard, dans la nuit, elle me demanda de voir la morte, afin de lui dire
un dernier adieu! Nous entrâmes ensemble dans la pièce où l'agonisante
s'était débattue contre la préoccupation suprême d'où j'avais tiré de si
abominables conséquences. Ma mère s'approcha du lit... La mort, qui a de
ces singularités tragiques, avait exagéré la ressemblance qui existait
du vivant de ma tante entre son visage et celui de mon père. Ce profil,
immobile et livide, surtout à cause de la mentonnière qui maintenait la
bouche fermée, rappelait invinciblement l'autre profil que j'avais gardé
dans ma mémoire, et devant lequel ma mère m'avait embrassé d'une si
chaude étreinte. Nous nous trouvions de nouveau tous les deux en
présence d'une vision funèbre. Mais je n'étais plus un enfant, elle
n'était plus une jeune femme. Que d'années avaient passé entre ces deux
morts, et quelles années! Cette comparaison s'imposait à ma mère aussi
bien qu'à moi. Elle demeura d'abord silencieuse, enfin elle me dit:
«Comme elle lui ressemble...» Elle s'approcha de ma tante, appuya un
baiser sur ce front glacé, puis elle s'agenouilla au pied du lit et se
mit en prière. Cette épreuve, que j'avais à peine osé rêver, elle-même
était allée au-devant d'une façon si naturelle, si vraie... J'ai eu
depuis bien d'autres signes de la pureté absolue du cœur de ma mère,
j'ai entendu sortir de la bouche de celui qui avait conduit tout le
crime des paroles qui purifiaient pleinement la noble femme. Il n'en
était plus besoin. La voir à genoux devant la sœur morte de mon père
mort avait suffi pour exorciser le fantôme.

Quand elle eut achevé de prier, elle voulait rester à veiller auprès de
ce triste chevet. Je l'en empêchai parce que je redoutais pour elle
l'émotion d'une nuit ainsi passée et je la forçai de descendre. Mais
elle était trop troublée, et elle me demanda de lui tenir compagnie
encore un peu de temps. J'acceptai avec joie, tant j'avais peur de
retrouver loin d'elle les hallucinations que sa manière d'être avait si
complètement dissipées. Je me sentais si bien son enfant durant cette
soirée passée en tête à tête, que je m'extasiai comme jadis, dans ma
véritable enfance, devant ses moindres gestes. J'admirai avec quel art
elle transforma, tout de suite, le coin de la cheminée du salon, où nous
nous tenions, comme en un petit asile de causerie, bien retiré, bien à
nous. Elle me fit apporter le paravent auprès de la chaise longue. Elle
posa sur une petite table mobile sa pendule de voyage, son flacon de
sels, la boîte de mes cigarettes. Elle-même avait passé une robe de
chambre blanche, enroulé autour de sa tête et de ses épaules une
mantille noire; sur ses jambes elle mit une couverture de laine rose
tricotée à la main avec des rubans. Elle appuyait sa joue sur un des
deux petits coussins revêtus de soie rouge dont elle se servait dans le
chemin de fer. Quelques violettes des bois, dont Julie avait paré un
petit vase, mêlaient leur arôme au frais parfum qu'elle secouait autour
d'elle, et je l'aimais d'être ainsi, de me rappeler par les minuties de
sa fine élégance les impressions les plus lointaines que j'avais eues
d'elle. Je l'aimais surtout de me parler comme elle faisait, m'ouvrant
son âme, et en laissant échapper tant de souvenirs. Elle avait commencé
par me questionner sur la maladie de ma tante. Elle continua en
m'entretenant de mon père, ce qui lui arrivait bien rarement. Il était
si rare aussi que nous nous vissions dans une intimité pareille! Dans ce
salon tout peuplé des reliques du mort, avec le souvenir, si présent à
mon esprit, des lettres lues ce jour même, ce me fut une sensation bien
étrange de l'entendre me raconter à son tour l'histoire de son mariage.
Elle me dit, ce que je savais déjà, comment s'était fait ce mariage,
qu'elle avait rencontré mon père à un bal chez un grand avocat qui
connaissait les dames de Slane par des relations de monde. Elle me
décrivait sa propre toilette à ce bal, puis elle me peignait mon père un
peu engoncé dans son habit noir, avec une cravate blanche mal nouée et
des gants trop longs... «Quand on est jeune fille, ajoutait-elle, on est
si sotte... Il s'est fait présenter chez nous, il m'a demandé une
première fois, puis une seconde... Et les deux fois j'ai refusé parce
que j'avais dans le souvenir cette puérilité de ces gants trop longs...
La troisième fois, il a voulu me parler en tête-à-tête... Maman avait
une grande envie de ce mariage, malgré certaines différences de milieu
et d'éducation... Ton père était un si honnête homme, si travailleur, si
capable, et puis, il admirait maman avec tant de naïveté, comme une
idole... Enfin elle consentit à cette entrevue... Je reçus ton père avec
le ferme propos de lui répondre non, et il me parla si gentiment, avec
un tact si exquis, tant d'éloquence... Je vis si bien qu'il m'aimait...
Et je dis oui...» Quel commentaire pour moi de toute la correspondance
de mon père que cette entrée dans le mariage, symbole anticipé de toutes
les années qui allaient suivre! Oui, jusqu'à leur dernier déjeuner pris
en commun avant l'assassinat, ils avaient vécu ainsi, elle, se laissant
aimer avec l'indulgente fierté d'une femme qui se sait plus fine, plus
distinguée,--et lui, le laborieux homme d'affaires, tout voisin du
peuple, aimant cette femme délicate et d'un charme rare, avec un
sentiment idolâtre de sa supériorité à elle, avec une méconnaissance
naïve de ses supériorités à lui. Le grand poison du cœur, c'est le
silence. Je l'avais déjà trop senti pour moi-même, et je le sentais pour
le compte de celui dont j'étais le fils, dont j'avais hérité l'âme
ombrageuse et concentrée. Et ma mère continuait,--navrante
ironie,--insistant sur les qualités de mon père, sur sa droiture, son
énergie et aussi sur les portions de ce caractère qui lui étaient
demeurées fermées. «Depuis qu'il est mort si tristement,
reprenait-elle, je me suis demandé si je l'avais rendu aussi heureux
qu'il aurait pu l'être... J'étais bien jeune alors et nous n'avions
guère de goûts communs... J'ai toujours aimé le monde, c'est de
naissance; et lui, il ne l'aimait pas, il ne s'y sentait pas à l'aise...
J'étais très pieuse, et il était très voltairien... Il croyait les
autres hommes aussi bons que lui-même, et il pensait que l'on peut se
passer de religion... Nous avons vu, depuis, où cela mène... Il n'était
pas jaloux, jamais il ne m'a fait une observation sur les quelques
amitiés d'hommes que j'avais formées; mais il avait en lui un principe
inquiet... Lorsqu'il était obligé de quitter Paris pour quelques jours,
si je mettais un peu trop tard à la poste ma lettre quotidienne, c'était
tout de suite un télégramme qui me demandait anxieusement des nouvelles
de ma santé. Le soir, si je rentrais un peu après mon heure habituelle,
je le trouvais tout soucieux, persuadé qu'il m'était arrivé un
malheur... Et puis, il avait des tristesses sans causes, de grands
silences... Je n'osais pas le questionner... Tu tiens cela de lui, mon
pauvre André...»

Puis elle me parlait de cette mort mystérieuse:--«J'en ai tant pleuré,
disait-elle, et, depuis, j'y ai tant pensé. Ton père n'avait pas
d'ennemi. Il avait fait sa carrière trop loyalement... Ma conviction est
que l'assassin comptait qu'il apportait avec lui une grosse somme
d'argent. Remarque bien que nous ne savons pas ce que ton père avait en
portefeuille... Ah! mon André, si tu savais quels jours j'ai passés?
C'est dans ces moments-là que j'ai pu connaître mes vrais amis...» Et
elle se prit à nommer M. Termonde et à me détailler les preuves de son
dévouement. Mais je ne lui en voulais pas de ne pas comprendre, à
l'heure où nous étions, qu'elle ne pouvait prononcer ce nom sans me
faire de mal. Une fois lancée dans la voie des réminiscences, pourquoi
se serait-elle arrêtée? Quel scrupule l'eût empêchée de m'entretenir du
second mariage et des consolations qu'elle y avait trouvées? Avait-elle
jamais deviné ma véritable situation envers mon beau-père, pas plus
qu'autrefois les sentiments de mon père à l'égard du même personnage?
Certes il y avait pour moi une mélancolie affreuse dans ces confidences
qui formaient la contre-partie cruelle des autres, de celles que mon
père faisait à ma tante dans ses lettres. Mais quelque grande que fût ma
tristesse à constater les profondeurs du malentendu qui avait séparé
ces deux êtres, qu'était cela auprès du cauchemar tragique dont j'avais
subi l'assaut? Et j'écoutai, toute cette longue soirée d'hiver, ma mère
me parler ainsi, avec la douce, l'enivrante certitude que jamais, plus
jamais, les soupçons monstrueux ne me reprendraient. Tout s'expliquait
des lettres de mon père. Il avait été profondément jaloux de sa femme,
et il n'avait jamais osé dire cette jalousie dont le principe était une
influence morale, ignorée peut-être de celle-là même qui la subissait.
Non, la créature qui me racontait tout ce passé avec cette clarté dans
les yeux, avec cette douceur dans la voix, avec cette ingénuité dans
l'aveu de ses inintelligences, avec cette évidente sincérité de toute sa
personne, non, cette créature ne pouvait être qu'innocente, même des
douleurs qu'elle avait infligées,--ou bien elle eût été un monstre
d'hypocrisie. Du moins je n'ai pas pensé cela de toi, femme si faible
mais si bonne, si capable de méconnaître une souffrance, mais si
incapable de la provoquer en la comprenant; et depuis cette soirée ma
foi en toi n'a plus subi d'atteintes. J'étais sauvé de mes doutes
impies.

Oui, je peux me rendre cette justice qu'à partir de ce moment je n'ai
plus traversé une seule crise de ces doutes à l'égard de ma mère. Ni
pendant le reste de nuit qui suivit cet entretien, ni pendant le jour
d'après, qui fut celui de l'enterrement, ni pendant les jours qui
succédèrent, et quand elle m'eut quitté, je n'entendis de nouveau la
voix honteuse, celle qui m'avait parlé si fort contre celle que j'aurais
dû être le dernier, que j'avais été le premier à juger coupable. Il n'en
fut pas de même à l'endroit de mon beau-père. Lorsque la défiance est
éveillée sur un point, et qu'il s'agit d'un intérêt aussi tragique,
aussi poignant que l'assassinat d'un père, cette défiance ne s'endort
pas avant d'avoir touché, d'avoir palpé, d'avoir étreint une certitude.
Je l'avais tenue, cette certitude, à la minute où j'avais embrassé ma
mère, où je l'avais entendue parler. Mais quoi? Est-ce que l'innocence
de ma mère prouvait l'innocence de mon beau-père? Dès que je fus seul,
et que j'eus étudié, par le menu cette fois, les fatales lettres, cette
nouvelle position du problème s'imposa aussitôt à mon esprit. Sauf les
mauvais quarts d'heure d'injustice par excès de souffrance, mon père
avait toujours distingué, lui aussi, la responsabilité de sa femme et
celle de son ami dans la relation dont il était jaloux. Toujours il
avait innocenté ma mère dans sa pensée, et jamais, au contraire, il
n'avait révoqué en doute la passion de Termonde pour elle. C'était là le
fait positif, indéniable et que j'ignorais, avant la lecture des
lettres: à savoir que cet homme avait eu un intérêt prodigieux à la
suppression de mon père. Je pouvais, avant cette lecture, croire que sa
tendresse pour ma mère était née en lui, seulement lorsqu'elle avait été
libre de l'épouser. Malgré mes jalousies, j'avais trouvé cela si naturel
qu'une femme, jeune, belle et malheureuse, inspirât un passionné désir
de la consoler, bien vite transformé en amour, même au plus intime ami
de son mari mort. Les choses m'apparaissaient à présent sous un angle
tout autre. Je relisais les lettres dans la solitude de la maison de
Compiègne où je m'attardais au lieu de rentrer à Paris, en apparence
pour régler quelques affaires, en réalité parce que j'étais comme les
animaux blessés qui se terrent pour souffrir. Une relique, entre toutes
celles dont était peuplée cette maison, réveillait, plus que toutes les
autres, le désir de vengeance et de justice qui avait dominé mon
enfance. C'était, posé sur un petit secrétaire et à côté du buvard ayant
appartenu à mon père, qui renfermait encore les enveloppes et le papier
à lettres à son chiffre, un de ces calendriers à éphémérides dont on
arrache une feuille chaque jour. Il était, ce calendrier, de l'année
1864; ma tante l'avait conservé, sans plus y toucher, à la date du jour
où elle avait appris la terrible nouvelle de l'assassinat. Samedi, onze
juin, marquait la petite feuille posée sur l'épaisseur des autres, et
ces autres comptaient les jours de cette année-là, que mon père n'avait
pas vécus! Le onze juin 1864!... C'était donc le jeudi, neuf, qu'il
avait été tué. J'avais neuf ans alors, j'en avais vingt-quatre
aujourd'hui, et le mort n'était pas vengé... Pourquoi? Parce que le
hasard ne m'avait fourni aucune indication. Je n'avais pu former aucune
hypothèse qui reposât sur un fait observé, vérifié, certain. Aujourd'hui
que je tenais une de ces indications, si douteuse fût-elle, une de ces
hypothèses, quelle que fut son invraisemblance, non, je n'avais pas le
droit de reculer. Il fallait pousser mes soupçons jusqu'à leur
extrémité. «Si j'allais chez M. Massol, me disais-je, lui remettre cette
correspondance et le consulter, est-ce qu'il considérerait cette
nouvelle révélation sur notre intérieur, sur les sentiments de la
victime, sur ceux du second mari de ma mère--comme un document à
négliger?...» Non, mille fois non, si bien que je n'aurais pas osé lui
porter ces lettres. J'aurais tremblé de lancer les limiers de justice
sur cette piste. Nous avions tant cherché, tant étudié, lui et moi, qui
pouvait avoir eu intérêt à ce crime? S'il avait pensé à mon beau-père,
il ne m'en avait du moins jamais parlé. Quel indice possédait-il, qui
l'autorisât, une seconde, à jeter ce trouble dans mon esprit? Cet
indice, je pouvais le lui fournir, moi, et je le sentais, d'instinct, si
grave, d'une signification si redoutable! Comment me serais-je empêché
de m'y attacher ainsi, de le tourner et de le retourner, m'abandonnant à
cette espèce de dévidement d'idées qui s'accomplit en nous, presque à
notre insu, quand le rouet de notre rêverie a été une fois mis en
branle?

Je sentais mieux mon impuissance à dominer ma pensée, grâce au contraste
qui existait entre cette tempête intime et la profonde tranquillité de
la maison de la morte. Ma vie y coulait, si monotone en apparence, et
réellement si ardente, si effrénée. Je me levais tard, je classais des
papiers, je les lisais jusqu'à l'heure de mon déjeuner que je prenais
seul, toujours servi par Julie qui continuait à ne pas vouloir qu'une
autre personne s'occupât de moi. Dans cette salle à manger silencieuse,
j'avais comme compagnons le chien de garde don Juan et deux chats, que
j'avais donnés moi-même à ma tante autrefois, deux demi-angoras,
surnommés, l'un Boule-de-Poil, à cause de sa longue fourrure, l'autre
Pierrot, pour sa figure spirituelle et sa malice. J'étais là, donnant la
pâture à toutes ces bêtes. Je me souvenais de ce Robinson que j'aimais
tant durant mon enfance, et des scènes où le solitaire s'assied à sa
table, entouré de sa ménagerie privée. Hélas! j'étais, moi, le Robinson
qui a vu sur le sable l'empreinte d'un pied inconnu, et qui, retiré dans
l'asile paisible, y transporte avec lui son anxiété. Julie allait et
venait, dans ses vêtements de deuil. Les chats soufflaient lorsque don
Juan s'approchait d'eux. Si je les négligeais, ils étendaient la patte
et griffaient la nappe, en allongeant leur museau futé. J'écoutais le
bruit de l'horloge comtoise posée à terre dans sa gaine, et dont le
balancier de cuivre passait et repassait par la lucarne ronde découpée
au milieu du bois. Et dans ce décor si doucement bourgeois, j'étais en
train de raisonner les chances de culpabilité de mon beau-père. Je me
disais: «La grande objection préalable à toute enquête, c'est l'alibi
constaté; l'alibi se rapporte aux données physiques du crime, et dans
toute analyse de cet ordre, à côté de la série de ces données physiques,
il y a la série des données morales. Tant qu'elles ne coïncident pas, il
y a doute, et la grande affaire d'un assassin habile est justement de
créer ce doute. Si l'on s'en tenait à l'apparence d'impossibilité
matérielle, combien d'instructions on ne pousserait pas?...» Je me
levais parmi ces pensées, et le plus souvent je marchais vers la forêt.
Autour de moi s'étendait l'immense silence des après-midi d'hiver. Les
feuilles sèches vêtissaient la futaie d'admirables teintes fauves sur
lesquelles se mouvait par intervalle une tache de la même nuance, le
pelage de quelque chevreuil bondissant. Ces mêmes feuilles sèches
criaient sous mes pieds, et moi je poursuivais mon raisonnement. Je
déduisais les conditions de l'une et de l'autre hypothèse... «Soit, M.
Termonde est coupable. Il était, il est encore passionné jusqu'à la
violence: c'est un premier fait. Il aimait ma mère éperdûment: c'en est
un autre. Mon père en était jaloux jusqu'à la douleur: c'est un
troisième fait. Voici où commence l'incertitude: M. Termonde s'est-il
aperçu de cette jalousie? A-t-il eu avec mon père quelques-unes de ces
scènes muettes, à la suite desquelles un homme du monde comprend que la
maison de l'ami dont il courtise la femme va lui être fermée? Cette
supposition-là peut être admise sans difficulté. De là au furieux désir
de se débarrasser d'un obstacle qu'on sent à jamais invincible, le
passage est déjà plus malaisé à comprendre, mais la chose est encore
possible...» À ce moment de mon analyse, je me heurtais contre ce que
j'appelais les données physiques du crime. Le faux Rochdale existait,
c'était de nouveau un fait, des gens l'avaient vu, l'avaient entendu,
lui avaient parlé. Il attendait dans la chambre de l'hôtel Impérial,
tandis que M. Termonde était à notre table, causant avec nous. Pour que
M. Termonde fût coupable du crime, il fallait donc admettre entre ces
deux hommes une complicité, que l'un, le faux Rochdale, fût un
instrument, une espèce de bravo chargé de tuer pour le compte de
l'autre!

Le caractère d'exception de cette nouvelle hypothèse était trop évident
pour que je m'y abandonnasse. La première fois que je conçus cette idée,
je me moquai de moi cruellement. Je me rappelai mes paniques d'enfant et
les preuves étranges que j'avais eues alors de ma facilité à confondre
l'imaginaire avec le réel. Il m'était arrivé, à plusieurs reprises,
entre ma septième et ma dixième année, de me réveiller la nuit, et là,
seul au milieu des ténèbres, je me disais que peut-être il faisait jour,
et que j'étais devenu aveugle. C'était une folie. J'écarquillais mes
yeux pour percer l'ombre. Le noir s'épaississait autour de moi;
l'angoisse de ma cécité possible devenait si forte alors, que je devais,
pour me rassurer, chercher une allumette à tâtons, la frotter contre le
phosphore de sa boîte; et la vue de la flamme dissipait mon cauchemar.
Que j'étais resté pareil à moi-même, combien incapable de dominer les
chimères subitement apparues devant mon esprit! Je venais d'en avoir la
preuve, à l'occasion de maman, et tout de suite je recommençais d'être
la proie docile d'une chimère semblable!... J'avais beau me répéter
cela, et insister sur l'invraisemblance d'une telle aventure: le faux
Rochdale soudoyé par M. Termonde pour assassiner mon père,--en
définitive ce n'était là qu'une invraisemblance et non pas une
impossibilité absolue. En matière de crime, la moindre réflexion
démontre que tout arrive. Je me complaisais alors à me souvenir des
histoires extraordinaires de Cour d'assises que me représentait ma
mémoire. Mon imagination devenait couleur de sang, comme l'horizon où
le soleil se couchait derrière les taillis rouillés... Je rentrais. Je
dînais, comme j'avais déjeuné, tout seul, puis je passais la soirée dans
le salon, assis à la place où s'était assise ma mère. J'avais si peur
des furies de pensée, auxquelles je me laissais trop aisément entraîner,
que je demandais à Julie de me rejoindre, aussitôt son repas fini. La
vieille femme s'installait sur une petite chaise bretonne, toute basse,
dans le coin de l'âtre, comme une personne accoutumée à s'accagnarder
sur le banc du coin de la grande cheminée, à la cuisine. Elle tricotait
un bas, faisait aller et venir les aiguilles d'acier dans les mailles de
laine brune, et, pour cette besogne, elle assurait sur son nez une paire
de besicles qui donnaient à sa face ridée et tirée un aspect de
caricature. Il lui arrivait de travailler ainsi toute la soirée, sans
dire un mot, avec Boule-de-Poil, son favori, ronronnant à ses pieds,
tandis que Pierrot, jaloux, frottait sa tête contre elle, mendiant une
caresse et dressé sur ses pattes. D'autres fois, elle parlait, répondant
aux questions que je lui posais sur ma tante. Elle me répétait ce que je
savais déjà si bien: les angoisses de la pauvre créature à mon endroit,
ses idées sur les dangers que je pouvais courir, son anxiété à son lit
d'agonie. Elle insistait sur l'inconsolable chagrin que cette sœur
fidèle avait eu du mariage de la veuve de son frère, et sur la haine
vouée par elle à M. Termonde. «Chaque fois qu'elle se décidait à venir
chez ta mère, continuait Julie, à cause de toi, André... d'avance elle
était malade d'agitation; et huit jours de tristesse au retour à se
ronger l'âme...» Ces petits détails ne m'étaient pas nouveaux. Je les
connaissais depuis bien longtemps; mais avec ma disposition actuelle,
ils me rejetaient sur le chemin des hypothèses cruelles. Je recommençais
par un autre côté l'analyse de mes pensées sur M. Termonde. «Admettons
qu'il soit coupable, reprenais-je, y a-t-il un seul fait, depuis
l'événement, qui ne soit éclairci par cette culpabilité? L'horreur de ma
tante est cependant un indice que je ne suis pas un insensé, car elle a
nourri des soupçons pareils aux miens... Mais elle soupçonnait aussi ma
mère, sans quoi elle eût mis son veto à ce mariage, qu'elle devait
considérer comme le plus épouvantable sacrilège. Eh bien! elle pouvait
s'être trompée sur ma mère et avoir raison sur mon beau-père...» Est-ce
que l'antipathie de ce dernier pour moi n'était pas un signe aussi? Je
la mesurais à la mienne. N'y avait-il pas là quelque chose de plus que
l'antagonisme d'un beau-père et d'un beau-fils? Mais comme il a dû me
détester si je lui représentais mon père vivant, ce père à qui je
ressemblais d'une manière saisissante, et qu'il aurait tué! Et puis, ces
étranges inégalités de son humeur, ces besoins alternatifs
d'étourdissement et de solitude, les noires mélancolies où je savais,
par ma mère, qu'il tombait si souvent... j'avais expliqué jusqu'ici ces
bizarreries de caractère par la maladie de foie qui, depuis quelques
années, plombait ses joues, bistrait ses paupières, et, de temps à
autre, le couchait au lit, en proie à des souffrances si aiguës que cet
homme si ferme en criait. Mais ces bizarreries, et cette maladie
elle-même, ne pouvaient-elles pas être aussi l'effet de ce phénomène
obscur, indéniable pourtant et qui revêt des formes étranges, le
remords? Est-ce que je ne savais point par expérience l'étroit rapport
du moral et du physique, les ravages de l'idée fixe sur la santé, la
puissance meurtrière et irrésistible de la pensée, moi qui ne traversais
pas une émotion un peu violente sans être terrassé ensuite par la
névralgie? Et je me sentais de nouveau emporté par le soupçon. Combien
celui qui doute ainsi est malheureux! C'est comme un roulis et comme un
tangage auquel son esprit ballotté se trouve en proie. Le bateau
s'élève, puis il retombe, et, de droite à gauche, de bas en haut, le
passager malade est balancé, couvert de sueur, toute son énergie
vaincue, et, à chaque fois, il croit qu'il va mourir...



XI


Contre cet intolérable malaise, je n'avais qu'un remède, celui-là même
qui venait de si bien me réussir vis-à-vis de ma mère. Aux
envahissements de l'imagination, il fallait opposer le réel, me mettre
en présence de l'homme que je soupçonnais, le voir droit en face, tel
qu'il était, non point tel que me le présentait mon esprit, de jour en
jour plus fiévreux, plus incapable de juger ses visions. Je discernerais
alors si j'avais été victime d'un cauchemar; et le plus tôt serait le
mieux, car mon angoisse grandissait, grandissait dans ma solitude. Ma
tête se troublait. Je finissais par ne plus même douter. Ce qui n'aurait
dû être qu'un tout faible indice faisait maintenant preuve accablante
dans ma pensée. Il n'était que temps de réagir, dans l'intérêt même de
mon enquête, si je devais être amené à pousser plus avant; ou bien je
tomberais dans cet état nerveux que je connaissais trop, et qui me
rendait toute action de sang-froid impossible... Je me décidai donc à
quitter Compiègne. Je voulais revenir à Paris, voir mon beau-père, et,
d'après la première impression que je lui produirais en me présentant
devant lui à l'improviste, je jugerais du plus ou moins de valeur de mes
soupçons. Je fondais cette espérance sur un raisonnement que je m'étais
déjà fait à l'occasion de ma mère. Je me disais que M. Termonde, s'il
était mêlé à l'assassinat de mon père, avait redouté par-dessus tout la
pénétration de ma tante. Leurs relations avaient été cérémonieuses, avec
un fond de haine de sa part, à elle, qui n'avait certes pas échappé à
cet homme si fin. Coupable, ne devait-il pas craindre qu'à son lit de
mort la vieille fille ne m'eût confié ses pensées? L'attitude qu'il
aurait avec moi, lors de notre première entrevue, serait donc une
épreuve d'autant plus concluante que cette entrevue serait plus subite
et qu'il aurait moins de temps pour s'y préparer. Que risquais-je à la
tenter, cette épreuve? Tout au plus resterais-je dans le doute, mais il
était probable que je serais rassuré du coup.

Je rentrai donc à Paris, sans avoir prévenu personne, pas même mon valet
de chambre et mon concierge, et, presque aussitôt, je m'acheminai vers
le boulevard de Latour-Maubourg. Je me vois encore, m'arrêtant à la
porte du petit hôtel, vers deux heures de l'après-midi. C'était le
moment où j'étais presque certain de rencontrer M. Termonde à la maison.
D'ordinaire, il restait là jusqu'à trois heures à fumer dans le hall
après le déjeuner. Puis ma mère et lui vaquaient, chacun de son côté,
aux diverses courses et aux visites, pour se retrouver vers sept heures,
avant le dîner. J'étais venu à pied, afin d'user mes nerfs par
l'exercice, me traitant d'ailleurs tout le long de la route avec le
dernier mépris. À mesure que je me rapprochais de la réalité, les
chimères évoquées dans ma solitude me semblaient le produit d'une
fantaisie d'enfant malade. Je songeais à ce qu'il y avait eu
d'humiliant, de ridicule dans l'arrivée de ma mère à Compiègne. J'étais
allé au-devant d'elle comme Oreste au-devant de Clytemnestre, et j'avais
trouvé une femme occupée de sa robe de deuil, de son chapeau, de ses
sacs de voyage et de ses petits coussins. Le même ironique contraste
m'attendait-il dans ce premier entretien avec mon beau-père? C'était
vraisemblable, et je me convaincrais, une fois de plus, de ma facilité à
me griser de mes propres idées. Cela me peinait toujours profondément de
constater cette faiblesse, et ma constante impuissance à y voir juste,
précis et net. Je me comparais en pensée aux taureaux que j'avais vus
dans le cirque de Saint-Sébastien, lors d'un voyage de vacances aux
Pyrénées, à ces stupides bêtes qui s'affolent contre un morceau d'étoffe
écarlate au lieu de fondre tout droit sur le gladiateur alerte qui se
joue de leur colère. Je tirai la sonnette dans ces dispositions
découragées. Durant la demi-minute que j'attendis là, je regardai
l'espèce d'édifice de bûches artistement dressé presque à la hauteur de
la maison par le marchand qui occupait le terrain d'à côté. Je me
rappelai mes matinées du dimanche, autrefois, passées à contempler ces
piles symétriques et leurs dessins compliqués. Étais-je beaucoup plus
raisonnable qu'alors?... La porte s'ouvrit. Je reconnus la cour étroite,
la cage vitrée de la marquise, le tapis rouge de l'escalier. Le
concierge, qui me salua, n'était plus celui par lequel je me croyais
méprisé dans mon enfance; mais le valet de chambre qui m'ouvrit la porte
n'avait pas changé. Son visage rasé m'offrit son impassible physionomie
d'autrefois, celle qui me donnait, quand j'arrivais du collège, une
telle impression d'insolence et d'outrage,--ô puérilité! À une question
que je lui fis, cet homme me répondit que ma mère était là, ainsi que M.
Termonde et une dame de leurs amis, Mme Bernard. Ce nom acheva de me
remettre au vrai point de la situation. C'était une assez jolie
personne, toute mince et très brune, avec des cheveux sur le front, un
nez un peu retroussé, des dents très blanches, que découvrait dans un
sourire continuel sa lèvre supérieure un peu courte, l'air d'un
watteau-gavroche, et tout le bagout d'une femme du monde au fait des
moindres potins. Je tombais du haut de mes songes de justicier
imaginaire en pleine frivolité parisienne. J'allais entendre parler de
la pièce à la mode, de quelques procès en séparation, d'adultères et de
chapeaux. C'était bien la peine de m'être mangé le cœur tous ces jours
derniers,--amère nourriture.

Le domestique m'introduisit donc dans le hall que je connaissais si
bien, avec son divan oriental, avec ses plantes vertes, ses meubles
singuliers, ses tapis aux nuances doucement passées, son Meissonier sur
un chevalet drapé, à la place où était autrefois le portrait de mon
père, son fouillis de bibelots, l'énorme parasol japonais ouvert au
milieu du plafond. Sur les murs, de grands morceaux d'étoffe chinoise
montraient leurs personnages dont les moustaches, la barbe et les
cheveux étaient brodés avec de la soie blanche ou noire. Du premier coup
d'œil, je vis ma mère, à demi-couchée sur un fauteuil américain, qui
s'abritait du feu avec un écran; Madame Bernard, assise en face, tenait
son manchon d'une main et de l'autre faisait un geste; M. Termonde en
redingote, écoutait, debout, le dos à la cheminée, la jambe repliée pour
chauffer la semelle de sa bottine, en fumant un cigare. À mon entrée, ma
mère jeta un petit cri de joyeux étonnement et se leva pour venir à ma
rencontre. Madame Bernard prit aussitôt cet air contrit d'une femme
distinguée qui se prépare à témoigner une sympathie de commande à une
personne de sa connaissance éprouvée par un grand malheur. Oui,
j'aperçus ces petits détails tout de suite, et aussi le haut-de-corps
de M. Termonde, le battement subit de ses paupières, l'expression, bien
vite dissimulée, de désagréable surprise que lui causait ma présence.
Mais quoi? N'en était-il pas ainsi de moi-même? J'aurais juré qu'à cette
minute-là, son cœur se serrait un peu comme le mien, qu'il subissait une
sensation de gêne à la gorge et à la poitrine. Qu'est-ce que cela
prouvait? Qu'il existait, de lui à moi, le même courant d'antipathie que
de moi à lui. Était-ce une raison pour que cet homme fût un assassin?
C'était mon beau-père simplement, et un beau-père qui n'aimait pas son
beau-fils. Cela durait depuis des années, et pourtant, après la semaine
d'angoisse soupçonneuse dont je sortais, cet involontaire et fugitif
passage me frappa d'une impression singulière, tandis que je lui prenais
la main après avoir embrassé ma mère et salué Madame Bernard. La main?
Non, mais, comme toujours, le bout des doigts, et qui tremblaient un peu
entre les miens. Que de fois ma main, à moi, avait frémi de même, à ce
contact, par une invincible répulsion!... Je l'écoutai me débiter les
phrases de sympathie qu'il me devait dans ma peine et qu'il m'avait déjà
écrites à la campagne. J'écoutai Madame Bernard en prononcer d'autres.
Puis, la conversation reprit son cours, et, pendant la demi-heure que la
jeune femme resta encore, je regardai plutôt que je ne parlai, comparant
mentalement la physionomie de mon beau-père à la physionomie de la
visiteuse et à celle de ma mère. J'éprouvais devant ces trois visages
une impression qui ne s'était jamais ainsi précisée pour ma pensée,
celle de leur différence, non pas simplement d'âge, mais d'intensité,
mais de profondeur. Que celui de ma mère était peu mystérieux, facile à
lire comme une page écrite en caractères bien nets! Que l'âme de Madame
Bernard, cette légère, cette innocente et pauvre âme mondaine, se
révélait aussi au premier regard, à travers des traits délicats tout
ensemble et communs! Qu'il y avait peu de réflexion, de parti-pris
volontaires, de quant à soi impénétrable, derrière la grâce poétique de
l'une et derrière les gracieuses minauderies de l'autre! Quel masque
personnel, au contraire, et violemment expressif que celui de mon
beau-père! Avec ses yeux bleus, un peu écartés, et qui semblaient
toujours fuir l'observation, avec les touffes de ses cheveux
prématurément blanchis, avec les grandes rides amères de sa bouche, avec
son teint brouillé de bile, obscur et trouble, comme ce visage semblait
révéler, chez l'homme du monde qui causait avec ces deux femmes du
monde, une créature d'une autre race! Quelles passions avaient ravagé ce
sang, quelles pensées creusé ce front, quelles veilles meurtri ces
paupières? Était-ce la figure d'un homme heureux, à qui tous les
événements ont réussi; qui, né riche, d'une excellente famille, a épousé
la femme qu'il aimait; qui n'a connu ni les âpres soucis de l'ambition,
ni les tracas d'une fortune à faire, ni les affronts de l'amour-propre
humilié? Sans doute, il souffrait du foie. Mais pourquoi cette réponse
dont je m'étais contenté jusqu'alors me parut-elle soudain enfantine et
presque niaise? Pourquoi tous ces signes d'usure et de tourment me
semblèrent-ils les effets d'une cause secrète et que je m'étonnai de ne
pas avoir cherchée plus tôt? Pourquoi me trouvai-je soudain, en sa
présence, au rebours de ce que j'avais prévu, au rebours de ce qui
m'était arrivé avec ma mère, plongé plus avant dans le gouffre de
soupçons, duquel j'avais tant espéré sortir? Pourquoi eus-je peur, nos
yeux s'étant rencontrés une seconde, qu'il ne pût lire ma pensée dans
les miens et pourquoi les détournai-je avec une sorte de honte et
d'épouvante?... Ah! lâche que j'étais, triple lâche! Ou bien j'avais
tort de penser ainsi, et il fallait à tout prix le savoir, ou bien
j'avais raison, et il fallait le savoir encore! Mais la recherche
passionnée de cette certitude était la seule ressource qui me restât
pour continuer de m'estimer moi-même.

Cette recherche était difficile, je m'en rendis compte aussitôt. Des
faits? Je ne pouvais pas en rencontrer. Où et comment m'y prendre? La
seule position du problème que j'avais devant moi m'interdisait toute
espérance de découvrir quoi que ce fut par une enquête matérielle. De
quoi s'agissait-il, en effet? De m'assurer si, oui ou non, M. Termonde
était le complice de l'homme qui avait attiré mon père dans un
guet-apens. Mais je ne connaissais pas cet homme lui-même. Je n'avais
d'autres données, sur lui, que les détails de son déguisement et les
vagues hypothèses d'un juge d'instruction. Si seulement j'avais pu le
consulter, ce juge, et m'éclairer de son expérience? Que de fois j'ai
saisi le paquet des lettres dénonciatrices, décidé à le lui porter, à
implorer de lui un conseil, une indication, un appui! J'arrivais devant
la porte de sa maison et là je m'arrêtais. L'image de ma mère me barrait
l'entrée. S'il allait la soupçonner, comme avait fait ma tante? Je
reprenais alors le chemin de mon appartement, où je m'enfermais pendant
des heures et des heures, couché sur le canapé de mon fumoir, et
m'intoxiquant de tabac. C'était alors que je relisais les fatales
lettres, bien que je les susse quasi par cœur, afin de vérifier ma
première impression que j'espérais toujours anéantir. Elle augmentait,
au contraire, à chacune de ces lectures nouvelles. J'y gagnais du moins
de concevoir que cette certitude, dont je m'étais fait un point
d'honneur, ne pouvait être que psychologique. En définitive, toutes mes
imaginations avaient pour point de départ les données morales du crime,
en dehors des données physiques que je ne pouvais pas atteindre. Il
fallait donc m'attacher uniquement, passionnément, à ces données
morales. Et je recommençais à raisonner comme à Compiègne. «Supposons,
me disais-je, que M. Termonde soit coupable, dans quel état d'esprit
doit-il être? Cet état d'esprit une fois donné, comment agir de manière
à lui arracher, à lui-même, quelque signe de sa culpabilité?...» Sur
l'état d'esprit, je n'avais aucun doute. Souffrant et sombre comme je le
connaissais, l'âme angoissée jusqu'au tourment, si cette souffrance,
cette tristesse, cette angoisse s'accompagnaient du souvenir d'un
meurtre commis dans le passé, cet homme était la victime d'un secret
remords. La question était donc d'inventer un procédé qui donnât comme
une forme à ce remords, de dresser devant lui le spectre de l'action
commise, brusquement, brutalement. Coupable, il était impossible qu'il
ne frémît pas; innocent, il ne s'apercevrait pas même de l'épreuve. Mais
cette soudaine évocation du crime sous les yeux de celui que je
soupçonnais, comment la produire? C'est au théâtre et dans les romans
qu'on représente une scène d'assassinat devant l'assassin, en épiant sur
son visage la seconde où il ne se possède plus. Dans la réalité, on n'a
guère à son service, quand on veut donner un coup de sonde à travers la
conscience de quelqu'un, que l'outil de la parole, si malaisé à manier.
Je ne pouvais pourtant pas aller droit à M. Termonde et lui dire en
face: «Vous avez fait tuer mon père...» Innocent ou coupable, il me
jetterait à la porte comme un fou!

Après bien des heures de réflexion, je compris qu'un seul plan était
raisonnable, un seul utile: c'était d'avoir avec mon beau-père, en tête
à tête et au moment où il s'y attendrait le moins, un entretien tout en
nuances, tout en sous-entendus, dont chaque mot fût comme un doigt
appuyé sur les places les plus douloureuses de sa pensée, au cas où
cette pensée serait celle d'un meurtrier. Il fallait que chacune de mes
phrases le contraignît à se demander: «Pourquoi me dit-il cela, s'il ne
sait rien? Il sait quelque chose?... Que sait-il?...» Je connaissais ses
moindres jeux de physionomie, ses gestes les plus simples. Je le
possédais si bien physiquement! Aucun signe de trouble, si léger fût-il,
ne m'échapperait. Si je ne rencontrais pas le point malade en procédant
de la sorte, j'en concluerais à l'inanité des soupçons qui, depuis la
mort de ma tante, renaissaient et renaissaient sans cesse. J'admettrais
cette simple, cette vraisemblable explication, que rien ne démentait des
lettres de mon père, à savoir que M. Termonde avait aimé ma mère sans
espérance du vivant de son premier mari, puis bénéficié d'un veuvage
auquel il n'aurait pas même osé penser. Si, au contraire, je le voyais,
durant notre entretien, comprendre mes soupçons, les deviner, suivre mes
paroles avec anxiété, si je surprenais dans son regard cet éclair qui
révèle l'épouvante instinctive d'un animal attaqué à l'instant où il se
croit le plus en sûreté, si l'épreuve réussissait, alors... alors... Je
n'osais pas penser à cet alors. Cette seule possibilité me bouleversait
trop profondément. Mais cette conversation, en aurais-je, moi, la force?
Ç'allait être un de ces combats, pareils aux duels au sabre, où la
victoire est à celui qui prend tout de suite la garde haute; et je me
rendais bien compte que ma sensibilité toujours frémissante me rendait
ce rôle plus difficile qu'à un autre. Rien qu'à y songer, mon cœur
battait plus vite, mes nerfs se crispaient... Quoi? c'était la première
occasion offerte d'agir, de me dévouer à la besogne de vengeance,
acceptée, convoitée durant toute ma jeunesse, et j'hésiterais...
Heureusement, ou malheureusement, j'avais pour me conseiller un
compagnon plus fort que mes hésitations: le portrait de mon père,
suspendu à présent dans mon fumoir de jeune homme. La nuit, je me
réveillais, bourrelé par ces pensées. J'allumais ma bougie et j'allais
le regarder, détaché en clair sur la tenture en face de moi. Comme nous
nous ressemblions, quoique je fusse un peu moins robuste d'encolure! Que
nous étions bien le même être! Que je le sentais voisin de moi! Que je
l'aimais! Ce front haut, ces yeux bruns, cette bouche un peu large, ce
menton un peu long.--je les contemplais avec une émotion indicible.
Cette bouche surtout, que cachait à demi une moustache noire, coupée
comme la mienne, elle n'avait pas besoin de s'ouvrir et de me crier:
«André, André, souviens-toi de moi!» Non, pauvre mort, je ne pouvais pas
te laisser ainsi sans avoir tenté jusqu'à l'impossible pour te venger,
et c'était une conversation à soutenir--rien qu'une conversation. Mon
malaise nerveux cédait la place à une volonté tout à la fois fiévreuse
et froide,--oui, les deux ensemble; et ce fut avec une maîtrise de
moi-même presque absolue, qu'après une période assez longue de ces
luttes intimes, le plan de mon discours très arrêté, je me rendis à
l'hôtel du boulevard de Latour-Maubourg par une après-midi du
commencement de février. J'étais presque assuré de trouver mon beau-père
seul. Ma mère déjeunait chez Madame Bernard ce jour-là; je le savais. Il
était à la maison, et seul en effet.--«Allons, André, me dit la voix
intérieure qui défend au soldat de reculer, sois un homme.» Une fois de
plus, je sentis combien l'action est apaisante, et quel bienfait
l'audace emporte avec elle. C'est de trop penser qu'on souffre et de
trop regarder son propre cœur. Hélas! on ne peut pas toujours agir.

M. Termonde se tenait dans son cabinet de travail. Lorsque j'entrai, il
fumait, assis sur un fauteuil bas, frileusement, au coin du feu. Lui
aussi, comme moi dans mes mauvaises heures, se grisait de tabac, ne
quittant un cigare que pour en prendre un autre. Cette pièce, où je
venais rarement, n'offrait aucun caractère très spécial et qui permît de
rien préjuger sur la personne qui s'était choisi ce décor intime.
C'était une vaste chambre, luxueuse à la fois et insignifiante. Les
voussures de bois du plafond, toutes sombres, le cuir de Cordoue tendu,
sur les murs, de couleur feuille-morte avec des rehauts d'or, la nuance
du tapis d'un rouge obscur et les teintes effacées des gobelins des
portières, s'harmonisaient avec le demi-jour, tamisé par des vitraux
mobiles, en ce moment fermés. Et c'était une profusion de meubles de
toutes provenances qui rappelaient les voyages du diplomate élégant:
deux _bargueños_ d'Espagne aux éclatants reflets de pourpre, des chaises
basses aux dossiers sculptés de style florentin, dans la cheminée, de
hauts chenets en fer forgé achetés à Nuremberg, avec les monstres
chimériques de leur ciselure, et, au-dessus de cette cheminée, une
vieille copie du portrait de César Borgia par Raphaël. Une large
bibliothèque occupait un des pans de la pièce. Les livres d'histoire et
d'économie politique y montraient leur reliure verte ou noire, au-dessus
des casiers où s'empilaient d'autres livres brochés, aux couvertures
claires, qui étaient les romans à la mode. Un grand bureau plat
s'étendait au milieu de la chambre, avec les objets nécessaires pour
écrire, soigneusement rangés, et quelques photographies dans leurs
cadres de maroquin, celle de ma mère, celles du père et de la mère de M.
Termonde. Ce cabinet de travail révélait au moins un trait dominant de
celui qui l'emplissait, en ce moment, de la fumée bleuâtre de son
cigare: le souci méticuleux de la correction. Mais ce souci, qui lui
était commun avec tant de personnes de son monde, peut servir de
paravent à la banalité la plus entière, comme à l'hypocrisie la plus
raffinée. Ce n'était pas seulement dans la tenue extérieure de sa vie
que mon beau-père se montrait ainsi impénétrable, sans qu'on devinât
s'il cachait ou non des pensées profondes derrière sa politesse et son
élégance. Ces réflexions, je les avais faites souvent, à une époque où
je n'avais guère qu'un intérêt de curiosité à comprendre le plus intime
repli de ce caractère d'homme. Elles me saisirent avec une extrême
intensité, à cette minute où je venais à lui avec une volonté si nette
de lire dans son passé. Cependant, nous nous serrions la main, je
prenais place à l'autre côté de la cheminée, j'allumais, moi, une
cigarette, et je lui disais afin d'expliquer mon insolite présence:

--Maman n'y est pas?

--Mais ne t'a-t-elle pas raconté, l'autre jour, qu'elle déjeunait chez
Madame Bernard?... me répondit-il. C'est une petite expédition dans
l'atelier de Lozano,--c'était le nom d'un peintre espagnol très goûté
depuis deux ans,--pour voir le portrait qu'il termine de Madame
Bernard... Est-ce que tu as quelque chose à faire dire à ta mère?...
ajouta-t-il simplement.

Ce peu de mots suffisaient à me montrer qu'il avait remarqué la
singularité de ma visite. Devais-je m'en affliger ou m'en réjouir?... Je
le voyais donc prévenu que j'arrivais poussé par un motif particulier,
mais cela même donnerait toute leur portée à mes paroles. Je commençai
par mettre la conversation sur une matière indifférente, parlant de ce
peintre dont je connaissais un bon tableau, une danse de gitanes dans
une chambre d'auberge à Grenade. Je lui décrivais les poses hardies, les
teints pâles, les œillets rouges dans les cheveux noirs, la face de
Maure du guitariste, et je le questionnais sur l'Espagne. Visiblement,
il me répondait par simple politesse. Tout en continuant de fumer son
cigare, il fouillait le feu avec des pincettes, prenant entre leurs
pointes un morceau de braise, puis un autre. Au frémissement de ses
doigts, le seul signe de sa sensibilité nerveuse qu'il ne sût pas bien
dompter, je constatais que ma présence lui était, comme toujours,
désagréable. Il causait cependant avec son habituelle courtoisie, de
cette voix douce, presque sans timbre, qui donnait l'impression qu'il
s'était dressé à parler ainsi; ses yeux étaient fixés sur la flamme, et
son visage, que je voyais de profil, avait cet air d'infinie lassitude
que je connaissais bien, un je ne sais quoi d'immobile et de triste,
avec de longues rides et comme une contraction de la bouche dans une
pensée toujours amère. À un moment, je le fixai, ce profil détesté, avec
tout ce que j'avais en moi d'attention, et, passant d'un sujet à un
autre, sans transition, je laissai tomber cette phrase.

--J'ai fait, ce matin, une visite bien intéressante.

--C'est ce qui te distingue de moi, répliqua-t-il d'un ton indifférent,
qui ai gâché ma matinée à mettre au courant ma correspondance.

--Oui, continuai-je, bien intéressante... J'ai passé deux heures chez M.
Massol...

J'avais beaucoup compté sur l'effet de ce nom qui devait lui rappeler
tout d'un coup l'enquête sur le mystère de l'hôtel Impérial. Les muscles
de son visage ne bougèrent pas. Il posa les pincettes, se pencha en
arrière sur son fauteuil, et me demanda d'un air distrait:

--L'ancien juge d'instruction? Que fait-il maintenant?...

Était-il possible qu'il ne sût réellement pas où vivait cet homme, celui
dont il devait se défier le plus, s'il était coupable? Comment savoir si
cette indifférence était jouée? Le traquenard que j'avais tendu me
sembla soudain la conception d'un enfant naïf. En admettant que mon
beau-père eût maintenant le cœur serré, que son pouls battît la fièvre,
qu'il se demandât avec angoisse: «Où veut-il en venir?»--mais c'était
une raison pour lui de mieux cacher son émotion... N'importe. J'avais
commencé. Il fallait continuer et frapper fort.

--M. Massol est conseiller à la Cour, répondis-je, et
j'ajoutai,--quoique ce ne fût plus vrai:--Je le vois souvent... Nous
avons causé, ce matin, des criminels qui échappent au châtiment.
Imaginez-vous qu'il est persuadé que Troppmann avait un complice. Il
croit cela sur les détails du crime, qui, d'après lui, supposent deux
hommes... Si cela est vrai, il faut avouer que Messieurs les assassins
ont leur honneur à eux, quelque bizarre que cela paraisse, puisque ce
monstrueux tueur d'enfants s'est laissé couper le cou sans dénoncer
l'autre... C'est égal, le complice a dû passer de mauvaises heures à
partir de la découverte des cadavres et de l'arrestation de son
camarade... Je ne m'y fierais pas, à cet honneur-là, et, si la fantaisie
me prenait de commettre un crime, j'agirais seul... Et vous?
demandai-je, comme en plaisantant.

Ce n'était rien, ces deux petits mots, rien qu'une insignifiante
plaisanterie, si celui à qui je posais cette bizarre question était
innocent. Dans le cas contraire, ah! c'était de quoi lui geler la moelle
dans les os. Il m'avait écouté en s'enveloppant de fumée, les paupières
à demi-abaissées sur les yeux. Je ne voyais plus sa main gauche qu'il
laissait pendre de l'autre côté du fauteuil, et il avait passé la droite
dans la poche de sa jaquette. Il mit un peu de temps à me
répondre--bien peu, mais cette minute peut-être qui sépara ma demande
et sa réponse, s'écoula pour moi si brûlante. Mais quoi? Les
conversations précipitées n'étaient pas dans ses habitudes, puis, ma
question n'offrait rien d'intéressant pour lui s'il n'était pas
coupable, et, s'il l'était, ne lui fallait-il pas calculer dans un
éclair la portée de la phrase qu'il me lancerait? Comment le savoir
encore?... Il ferma les yeux tout à fait, ainsi que cela lui arrivait
souvent, et il me dit avec l'accent détaché d'un homme qui parle d'idées
générales:

--Il est certain que des morceaux de conscience demeurent intacts chez
des gens très corrompus. Cela se voit surtout quand on habite des pays
où les mœurs sont plus vraies que chez nous, plus voisines de la nature.
Tiens, cette Espagne qui t'intéresse tant, lorsque j'y vivais, elle
avait encore ses brigands... On passait des traités avec eux pour
traverser en sûreté un bout de sierra... Il n'y avait guère d'exemple
qu'ils manquassent au contrat... L'histoire des causes célèbres
fourmille en scélérats qui ont été des amis excellents, des fils
dévoués, des amants accomplis... Mais je suis comme toi, et je pense que
le mieux est de n'y pas trop compter...

Il souriait, lui aussi, en prononçant ces derniers mots, et, maintenant,
il me regardait avec ses prunelles d'un bleu si clair tout ensemble et
si mystérieux, si intraversable. Non, je n'étais pas de taille à lui
lire de force dans le cœur. Il fallait un autre talent que le mien, une
autre acuité de regard, une autre énergie pour jouer vis-à-vis de ce
personnage le rôle du policier qui magnétise un coupable. Pourquoi,
néanmoins, mes soupçons augmentaient-ils à sentir cet homme si
dissimulé, si masqué, si boutonné? N'y a-t-il pas des natures faites
ainsi, qui se ferment sans motifs comme d'autres s'ouvrent, des âmes
d'obscurité comme des âmes de jour?... Allons, du courage et frappons
encore.

--M. Massol et moi, repris-je, nous nous sommes aussi demandé quelle vie
pouvait bien mener ce complice de Troppmann ou encore ce Rochdale, que
nous n'avons pas renoncé à retrouver, ni lui ni moi... Car M. Massol a
eu bien soin, avant de quitter son cabinet, de faire un acte interruptif
de la prescription, et nous avons des années devant nous pour
chercher... Ces criminels dorment-ils en paix? Sont-ils punis, même dans
leur sécurité momentanée, par l'appréhension du danger, par le
remords?... Ce serait une ironie singulière s'ils étaient à présent de
bons et tranquilles bourgeois, fumant leur cigare comme vous et moi,
amoureux, aimés?... Est-ce que vous croyez au remords, vous?

--Oui, j'y crois, répondit-il.

Était-ce le contraste entre la légèreté affectée de mon discours, et le
sérieux avec lequel il avait parlé, qui me fit paraître sa voix grave et
profonde? Mais non, je me trompais, car il avait supporté sans un
frisson la nouvelle que la prescription du crime avait été
interrompue,--nouvelle effrayante pour lui s'il était mêlé au meurtre,
et il ajouta d'un ton paisible,--ne retenant de ma question que son côté
philosophique.

--Et M. Massol, croit-il au remords?...

--M. Massol, fis-je, est un cynique. Il a vu trop de vilaines histoires.
Il dit que c'est là une question d'estomac et d'éducation religieuse. Il
prétend qu'un homme qui digèrerait à merveille, et à qui, tout enfant,
on n'aurait jamais parlé de l'enfer, pourrait voler et tuer du matin au
soir, sans jamais connaître d'autres remords que la crainte des
gendarmes... Cette question de l'autre vie, on ne sait pas quel rôle
elle joue dans la solitude, prétend ce sceptique, et je crois qu'il a
raison, car bien souvent je me mets, sans raison, la nuit, à penser à la
mort, moi qui ne crois plus à grand chose, et j'ai peur... Oui, j'ai
peur... Et vous, continuai-je, croyez-vous à un autre monde?...

--Oui, dit-il... Et cette fois je crus bien discerner une altération
dans sa voix.

--Et à la justice de Dieu? insistai-je.

--À sa justice et sa miséricorde, répondit-il avec un accent singulier.

--Étrange justice, m'écriai-je, qui, pouvant tout, attendrait pour
punir! C'est ce que ma pauvre tante me disait toujours, quand je lui
parlais de venger mon père: Laisse à Dieu le soin de punir... Eh bien!
ajoutai-je, si je tenais l'assassin, si je l'avais là devant moi, si
j'étais sûr... Non, je n'attendrais pas l'heure de cette justice de
Dieu...

Je m'étais levé en prononçant ces paroles, en proie à une involontaire
exaltation dont je sentis aussitôt l'enfantillage. M. Termonde s'était,
lui, penché de nouveau sur le feu; il avait repris les pincettes. Il ne
répliqua rien à ma sortie. Avait-il vraiment, comme je l'avais cru
pendant une seconde, ressenti un peu de trouble à m'entendre parler de
cet inévitable et redoutable lendemain du tombeau, dont j'ai si peur,
moi, aujourd'hui que j'ai du sang sur mes mains? Je n'en pus rien
savoir. Son profil était, comme tout à l'heure, impassible et triste.
L'agitation de ses mains, qui me rappelait tant le geste avec lequel il
tournait et retournait sa canne de jonc, tandis que ma mère lui
annonçait la disparition de mon père, autrefois, oui, l'agitation de ses
mains était extrême, mais tout à l'heure elles tisonnaient avec une
fièvre pareille. Le silence s'était abattu entre nous subitement, mais
que de silences semblables nous avions traversés, à chaque tête à
tête!... Et puis, contre l'explosion de ma douleur et de ma haine
d'orphelin, qu'avait-il à dire ou à faire? Innocent ou coupable, il
devait également se taire, et il se taisait. Un découragement immense me
saisit. Ah! dans cette minute, j'aurais souhaité avoir à mon service les
instruments de torture du moyen âge, les chevalets, les fers rouges, le
plomb fondu, de quoi arracher leur secret aux bouches les mieux fermées.
Stérile et impuissante fureur! Mon beau-père avait regardé la pendule;
il s'était levé à son tour, et il me disait: «Veux-tu que je te mette
quelque part sur ma route? J'ai demandé la voiture pour trois heures,
j'ai rendez-vous au cercle à la demie afin de nous entendre sur une
élection qui aura lieu demain...» J'avais devant moi, au lieu du
criminel terrassé que j'avais rêvé, un homme du monde en train de penser
à ses devoirs de club. Je déclinai son offre presque en balbutiant. Il
me reconduisit jusque dans le hall avec un sourire... Pourquoi donc, un
quart d'heure plus tard, lorsque nous nous croisâmes sur le quai, par
hasard, moi m'en retournant à pied, lui, dans son coupé...--oui,
pourquoi son visage me sembla-t-il si bouleversé, si tragique, si
sombre? Il ne me vit pas. Il était dans le coin. Sa face se détachait,
toute terreuse, sur le fond de cuir vert... Ses yeux regardaient... où
et quoi?... C'était une vision de détresse qui passait devant moi,
tellement différente de la physionomie souriante de tout à l'heure,
qu'elle me fit soudain me redresser avec une émotion extraordinaire et
me dire, comme épouvanté de mon succès: «Aurais-je touché juste?»



XII


Cette impression d'épouvante me domina durant tout le soir de cette
journée et celles qui suivirent. Il y a une distance infinie entre nos
imaginations, si précises soient-elles, et le moindre atome de réalité.
Certes, les lettres de mon père avaient remué en moi des fibres
profondes, évoqué devant mes yeux des tableaux tragiques. Ce simple
petit fait: le bouleversement du visage de mon beau-père au sortir de
notre entretien me secoua, pourtant, d'une autre secousse. Au fond de
moi, après la lecture des lettres même répétée, j'avais gardé la secrète
espérance que je me trompais, qu'une épreuve légère dissiperait des
soupçons que je jugeais insensés, peut-être parce que j'appréhendais à
l'avance le formidable devoir qui surgirait devant moi, au jour de la
certitude. J'avais ressemblé à un amant que le hasard instruit d'une
infidélité de sa maîtresse. Trop fier pour supporter la trahison, il
procède à une enquête minutieuse, avec le désir, inavoué, mais cuisant,
mais passionné, que cette femme soit innocente; car, une fois l'enquête
finie, et si elle est démontrée coupable, il faudra vouloir. Il sait
trop bien ce que lui coûtera cette volonté!... Moi aussi, dès la
première heure, j'avais entrevu l'inévitable résultat, si mon beau-père
se trouvait coupable. Il me faudrait vouloir... Vouloir?... Je n'osais
pas regarder en face cette nécessité. Non, je ne l'avais pas regardée,
avant cette rencontre de mon ennemi, terrassé de douleur sur les
coussins de son coupé. Maintenant, je m'aventurais à y songer.
Qu'aurais-je à vouloir, s'il était coupable?... Une fois rentré chez
moi, j'eus l'énergie de me poser ce problème, nettement, et j'aperçus
toute l'horreur de la situation. De quelque côté que je me tournasse, je
rencontrais une souffrance impossible à soutenir.--Que les choses
durassent comme elles étaient, non, je ne le supporterais pas! Je voyais
ma mère s'approcher de M. Termonde comme elle faisait souvent, lui
toucher le front de la main par un geste amical, mettre un baiser sur ce
front... Qu'elle fut ainsi avec l'assassin de mon père, les os me
brûlaient rien que d'y penser, et c'était comme une pointe de flèche qui
me pénétrait la poitrine. Soit! J'agirais, j'aurais la force d'aller à
ma mère et de lui dire: «Cet homme est un assassin...» et de le lui
démontrer; et voici que je ressentais déjà l'effrayante douleur qu'elle
éprouverait, elle, à ce discours. Il me semblait que je verrais, en lui
parlant, ses yeux s'ouvrir, et, à travers ses prunelles, un déchirement
de tout son être, jusqu'à son cœur, et que, sur-le-champ, là, devant
moi, elle deviendrait folle ou tomberait morte... Non, je ne lui
parlerais pas moi-même. Si je tenais en main la preuve convaincante,
j'irais à la justice, et une scène nouvelle s'évoquait. J'apercevais ma
mère, maintenant, à la minute où l'on arrêtait son mari. Elle serait là,
dans la chambre, auprès de lui. «Et de quel crime est-il accusé?...»
demanderait-elle, et elle devrait entendre la terrible réponse. Et j'en
serais la cause volontaire, moi qui avais, depuis mon enfance et pour
lui épargner une tristesse, tout étouffé de mes plaintes, à l'époque où
mon cœur contenait tant de soupirs, tant de larmes, tant de douleurs,
que me plaindre à elle eût été un soulagement suprême. Je ne l'avais pas
fait alors. Je la savais heureuse de sa vie et que ce bonheur seul la
rendait aveugle à mes peines. Je l'aimais mieux aveugle et heureuse. Et
maintenant?... Je ne pouvais pas te porter ce coup, Être fragile, Être
si cher! Cette première vue de la double perspective d'infortune offerte
à mon avenir, si mes soupçons se trouvaient justes, fut trop cruelle.
Et, tout de suite, je me raidis de toutes mes forces contre une vision
qui devait emporter avec elle de pareilles conséquences. Au rebours de
mon habitude, je me fis le complice des hypothèses heureuses... Mon
beau-père triste dans son coupé, qu'est-ce que prouvait cette
apparition? N'avait-il pas dix motifs possibles de soucis, à commencer
par sa santé, plus chancelante chaque jour? Un seul fait m'eût été la
preuve absolue, indiscutable: s'il avait tressailli d'un sursaut
épouvanté tandis que nous causions, si je l'avais vu, comme l'oncle
d'Hamlet, de mon frère en agonie, se lever livide, la face convulsée,
devant le spectre de son crime évoqué subitement. Pas un muscle de son
visage n'avait bougé, pas un éclair n'avait échappé à ses yeux. Pourquoi
donc interpréter, et cette froideur comme une hypocrisie prodigieuse,
et le bouleversement des traits que j'avais constaté une demi-heure plus
tard comme le véritable aveu?.. C'étaient là des raisonnements justes,
ou du moins ils me paraissent tels, aujourd'hui que j'écris de
sang-froid ces souvenirs. Ils ne prévalaient pas contre l'espèce
d'instinct funeste qui me forçait de suivre cette piste. Oui, c'était
absurde, c'était fou de supposer presque gratuitement cette chose
énorme: que M. Termonde eût fait assassiner mon père par un autre. Cette
histoire invraisemblable, je ne pouvais pas m'empêcher de l'admettre, à
tous les moments comme possible, et, à quelques minutes, comme certaine.
Quand on a laissé place dans son esprit à des idées de cet ordre, on
n'est plus maître d'aller, de venir. Ou l'on est un lâche, ou bien on
coule à fond sa pensée. Je devais à mon père, je devais à ma mère, je me
devais à moi-même de savoir. Je me promenai des heures entières dans mon
cabinet de travail, roulant ces sinistres rêves. Il m'arriva plus d'une
fois de prendre un pistolet, de l'armer, de me dire: «Une petite
pression sur la gâchette, un tout faible mouvement comme celui-ci...--je
faisais le geste,--et je suis à jamais guéri de cette mortelle
angoisse.» Mais de manier seulement cette arme, de sentir le froid du
canon lisse, me rappelait la mystérieuse scène où mon père avait été
frappé. Je me représentais le salon de l'hôtel Impérial, l'homme grimé
qui attendait, mon père qui entrait, qui s'asseyait à la table,
feuilletant des papiers, et un pistolet, comme celui-ci, braqué à
quelques centimètres de la nuque, et le foudroiement subit, la tête
s'abattant sur la table, l'assassin enveloppant de serviettes ce cou
troué d'où jaillissait le sang, et il lavait ses mains comme s'il eût
achevé une besogne ordinaire, posément, à loisir. La rage de la
vengeance grondait en moi à ces images. J'allais vers le portrait du
mort qui me regardait de ses yeux immobiles... Et j'avais des soupçons
sur l'instigateur de ce meurtre, et je les laisserais sans les vérifier
parce que j'avais peur d'agir ensuite! Ah! je me déterminerais après. Il
fallait savoir d'abord, à tout prix.

Je passai ainsi trois jours à me torturer parmi ces irrésolutions
coupées de projets sans cesse rejetés comme impraticables. Savoir?...
C'était bientôt dit, mais je ne pourrais jamais extorquer son secret,
s'il en avait un, à cet homme si maître de lui qui était mon beau-père,
moi si passionné, si énervé, si peu capable de dominer la frénésie de
mes émotions changeantes! Ce sentiment de sa force et de ma faiblesse me
faisait redouter sa présence autant que je la désirais. Au vague et
douloureux malaise qui m'avait toujours rendu intolérable de respirer,
de parler, de manger à côté de lui, allait se joindre l'impression plus
pénible encore de la difficulté de mon attitude. J'étais comme un novice
qui doit se battre en duel avec un adversaire très adroit;--il veut se
défendre et vaincre, il est courageux, résolu, mais il doute de son
propre sang-froid. Que faire maintenant que j'avais porté un premier
coup, et qui ne s'était pas trouvé décisif? Si cet entretien avait eu
réellement une portée sur sa conscience, comment m'y prendre pour
redoubler le premier effet, pour achever de bouleverser cette âme? J'en
étais là de mes réflexions, formant, reformant des plans toujours
détruits, quand un billet de ma mère arriva, se plaignant que je ne
fusse pas revenu depuis le jour où je ne l'avais pas rencontrée, et
m'annonçant que, l'avant-veille, mon beau-père avait été repris d'une
crise de foie très violente... L'avant-veille? C'était donc le lendemain
même de notre conversation! Encore ici on eût dit que le sort se
complaisait à redoubler l'ambiguité des indices, principe de mes pires
désespoirs. Cette crise imminente expliquait-elle la physionomie
angoissée de mon beau-père dans sa voiture? Était-elle une cause ou bien
simplement l'effet de la foudroyante terreur dont il avait dû être
écrasé sous son masque d'indifférence, s'il était coupable, tandis que
je lui lançais en face mes phrases menaçantes? Ah! l'abominable
incertitude et que ma mère augmenta encore, dès que je me fus rendu
auprès d'elle, par ses paroles: «C'est la second crise depuis deux mois,
disait-elle; jamais les attaques du mal n'avaient été aussi
rapprochées... Ce qui m'effraye le plus, ce sont les doses de morphine
qu'il arrive à prendre pour échapper à ses douleurs... Il n'a jamais eu
un bon sommeil... Voici des années qu'il ne dort pas, une nuit, sans
avoir recours aux narcotiques, mais il était raisonnable, au lieu
qu'aujourd'hui...» Elle secouait la tête bien tristement, la pauvre
femme, et moi, au lieu de compatir à son chagrin, je me demandais si ce
n'était pas encore là un signe, si cette perte de sommeil n'était pas
liée à un atroce, à un invincible remords; et cela pouvait être aussi la
banale conséquence d'un désordre organique. «Veux-tu le voir?...»
continuait ma mère, presque timidement, et, comme j'hésitais, arguant de
ma crainte de le fatiguer, en réalité tout surpris de cette offre:
«C'est lui-même qui t'a demandé... Il voudrait avoir de toi des
nouvelles sur l'élection d'hier au cercle...» Était-ce bien le véritable
motif de ce désir de me voir, que je ne pouvais m'empêcher de trouver
singulier, ou voulait-il me prouver qu'il était demeuré indifférent à
notre entretien? Devais-je apercevoir dans cette commission, dont il
avait chargé ma mère, un signe de plus de l'extrême importance qu'il
attachait aux détails de sa vie mondaine, ou bien, appréhendant mes
défiances, les prévenait-il? Ou encore était-il lui-même torturé par
l'idée de savoir, par le besoin de repaître sa curiosité de la vue de
mes traits, pour y déchiffrer ma pensée?

Je me retrouvais, en pénétrant dans cette chambre à coucher qui, tout
enfant, avait été la mienne, mais où je ne venais plus guère depuis des
années, dans la même disposition anxieuse de l'âme que l'autre jour,
alors que le valet de chambre m'ouvrait la porte du cabinet de travail
de mon beau-père. J'avais pourtant une espérance de moins, celle que M.
Termonde fût terrassé par mes allusions directes au crime hideux dont
je l'imaginais coupable. Ma première sensation, quand la portière
retomba, fut cruelle. J'avais encore dans la mémoire quelques phrases
des lettres de mon père, où il indiquait, sans insister, le secret
divorce d'existence peu à peu établi entre lui et sa femme, et, tout de
suite, le seul aspect de cette chambre à coucher de mon beau-père me
fournissait une preuve nouvelle de l'étroite intimité dans laquelle ma
mère avait vécu avec son second mari. Avec sa couchette mince, avec son
mobilier un peu nu, cette pièce n'avait pas cette physionomie habitée
qui atteste une présence continuelle. Mon beau-père n'y dormait que
malade. En temps ordinaire, il ne faisait que s'y habiller. La tenture
d'un vert sombre, mal éclairée par l'unique lampe, à globe rose, posée
sur une petite colonne et assez loin du lit pour ne pas fatiguer le
malade, avait pour toute décoration un portrait de ma mère, une des
premières études de femme qu'ait exécutées Bonnat. Ce n'était qu'un
buste et qu'une tête, mais d'un relief surprenant, et qu'augmentait
encore le jour incertain de la chambre. La toile était pendue entre les
deux fenêtres, en face du lit, de manière à ce que M. Termonde, quand il
dormait là, pût reposer son dernier regard, la nuit, et son premier, le
matin, sur ce visage, dont le peintre avait rendu très fortement la
beauté de race, et très finement aussi le je ne sais quoi d'à demi
théâtral, le pli un peu affecté de la bouche, le regard distant, la
coiffure compliquée. Je regardai d'abord ce portrait, qui s'offrit à moi
dès que j'eus passé la porte qui ouvrait au pied du lit. Puis, dans ce
lit, j'aperçus mon beau-père, et, parmi les oreillers, sa tête aux
cheveux blanchis, au masque jauni et creusé. Il avait autour du cou un
foulard d'un bleu pâle que je reconnus pour l'avoir vu au cou de ma
mère; je reconnus aussi la couverture de laine rouge qu'elle lui avait
tricotée, toute pareille à une autre qu'elle avait faite pour moi, un
gentil ouvrage de femme auquel je l'avais vue s'occuper pendant des
heures, passementé de rubans et doublé de soie. Toujours et toujours les
plus minces détails renouvelleraient donc la cruelle impression de
partage dont j'avais si longtemps souffert! Aujourd'hui, cette
impression m'était rendue plus cruelle encore par mon soupçon. Je sentis
que mes yeux devaient trahir le tumulte de ces sentiments, et, tout en
m'asseyant au chevet du lit de mon beau-père et lui demandant de ses
nouvelles, avec une voix que j'entendais comme si c'eût été celle d'un
autre, j'évitai de rencontrer ses yeux à lui. Ma mère était sortie,
aussitôt après m'avoir introduit, sans doute pour vaquer durant ma
visite à quelques menus soins relatifs à la santé de son cher malade. Ce
dernier me questionnait sur cette élection au cercle qu'il avait donnée
comme prétexte à son désir de me voir. J'avais le coude appuyé sur le
marbre de la table de nuit et le front dans ma main. Quoique je ne visse
point son regard, je sentais qu'il étudiait mon visage, et je
m'obstinais à fixer dans le tiroir à demi-ouvert de cette table,--à côté
d'une montre et d'une bourse de soie brune, autre ouvrage de maman,--un
tout petit pistolet de poche, de fabrication anglaise. Quelles
préoccupations tragiques révélait la présence de cette arme, placée là
ainsi, à la portée de la main et probablement par une habitude
constante? Devina-t-il mes pensées à la fixité de mon attention? Ou bien
lui-même avait-il rencontré des yeux cette arme, par hasard, et
s'abandonnait-il aux idées que lui suggérait cette vue, afin de ne pas
laisser tomber la causerie toujours difficile entre nous? Le fait est
qu'il me dit comme répondant à la question que je m'adressais
mentalement:

--Tu regardes ce pistolet... Il est joli, n'est-ce pas?...--Il le prit,
le tourna, le retourna, puis le remit dans le tiroir qu'il
repoussa.--J'ai cette bizarre manie... Je ne pourrais pas dormir sans
une arme chargée, là, tout près de moi... Après tout, c'est une habitude
qui ne fait de mal à personne et qui peut avoir son avantage... Si ton
pauvre père avait eu sur lui une arme comme celle-là quand il est allé à
l'hôtel Impérial, les choses se seraient passées moins simplement pour
l'assassin...

Cette fois je ne pus me retenir de lever mes yeux et de chercher les
siens. Comment, s'il était coupable, osait-il rappeler ce souvenir?
Pourquoi, s'il ne l'était pas, cette brisure soudaine, cette fuite de
son regard sous le mien? En parlant ainsi de la mort de mon père,
obéissait-il à une simple association d'idées, ou bien tenait-il à
marquer la parfaite liberté de son esprit sur ce qui avait fait la
matière de notre dernier entretien? Ou bien encore était-ce un coup de
sonde destiné à mesurer la profondeur de ma défiance? Il ajouta, prenant
texte de cette allusion au meurtre mystérieux qui m'avait rendu
orphelin:

--Et, à ce propos, as-tu revu M. Massol?...

--Non, lui dis-je, pas depuis l'autre jour...

--C'est un homme bien intelligent, continua-t-il. Lors de cette terrible
histoire, en ma qualité d'ami intime du cher mort et de ta mère, j'ai
causé beaucoup avec lui... Si j'avais su que tu le voyais, ces temps-ci,
je t'aurais dit de le saluer de ma part...

--Il ne vous a pas oublié... répondis-je.--Et je mentais; car M. Massol
ne m'avait jamais parlé de mon beau-père; mais je me sentais repris de
cette rage froide qui m'avait fait, dans la conversation de l'autre
soir, redoubler mes attaques presque follement. Cette place endolorie
que je cherchais dans cette âme obscure, ne la rencontrerais-je donc
jamais? Ses yeux, cette fois, ne faiblirent point. Ce que ma phrase
pouvait présenter d'énigmatique ne l'entraîna pas à m'interroger
davantage. Tout au contraire, il mit un doigt sur sa bouche. Habitué aux
moindres bruits de la maison, il venait d'entendre qu'un pas approchait,
celui de ma mère. Me trompais-je? Y avait-il dans ce geste, par lequel
il me demandait le silence, une supplication de respecter la sécurité de
l'innocente femme? Devais-je traduire ainsi le regard dont ce mouvement
s'accompagna: «N'éveille pas de soupçons dans le cœur de ta mère, elle
souffrirait trop?...» Était-ce simplement la préoccupation d'un homme
qui veut éviter à sa femme un réveil de tristes souvenirs?... Elle
entra. Elle nous vit, d'un même regard, réunis sous le même rayon de la
lampe, et elle nous envoya un même sourire, qui nous enveloppait d'une
même tendresse. Ç'avait été le rêve de toute sa vie, que nous fussions
ainsi l'un auprès de l'autre, et tous les deux auprès d'elle. Elle
attribuait à mon caractère ombrageux,--elle m'en avait parlé à
Compiègne,--les difficultés éprouvées dans la réalisation de ce désir.
Et toujours souriante, elle venait à nous, ayant à la main un plateau
d'argent avec un verre rempli d'eau de Vichy, qu'elle tendit à mon
beau-père. Celui-ci but avidement et rendit le verre vide à sa femme en
lui baisant la main. «Laissons-le reposer, dit-elle, sa tête est
brûlante...» Et rien qu'à toucher l'extrémité de ses doigts qu'il
abandonna dans les miens, je sentis qu'en effet, il avait la fièvre.
Mais de quelle manière interpréter ce symptôme, aussi ambigu que tous
les autres, et qui pouvait, comme eux, signifier également le malaise
physique et le malaise moral? Je m'étais juré de savoir. Mais comment?
Comment?...

Si j'avais été surpris du désir de me voir, exprimé par mon beau-père
durant sa maladie, je le fus bien davantage, quinze jours plus tard,
d'entendre mon domestique l'annoncer chez moi en personne, tandis que
j'étais dans mon cabinet, en train de classer de nouveaux papiers de mon
père rapportés de Compiègne. J'avais passé ces deux semaines dans cette
ville, prenant pour prétexte la suite de mes affaires à régler, en
réalité pour réfléchir longuement sur la conduite à tenir vis-à-vis de
M. Termonde, et ces réflexions avaient encore accru mes doutes. Sur ma
demande, ma mère m'avait écrit à trois reprises pour me donner des
nouvelles du malade. J'avais su ainsi qu'il allait mieux et qu'il
sortait. Revenu de la veille, j'avais choisi, pour me rendre à leur
hôtel, un moment où j'étais presque sûr de ne rencontrer personne. Et
voici que, tout de suite, mon beau-père accourait chez moi, lui qui n'y
était pas venu dix fois depuis que je m'étais installé dans mon
appartement.--Ma mère l'avait, me disait-il, chargé pour moi d'une
commission. Elle m'avait prêté deux numéros de revue, dont elle avait
besoin pour envoyer toutes les livraisons de l'année à la reliure; et,
comme il passait devant ma porte, il était monté afin de me les
redemander... Je l'examinai, tandis qu'il me donnait cette explication
de sa visite, sans deviner si ce prétexte cachait ou non quelque motif
secret. Il avait le teint plus brouillé que d'habitude; le regard de ses
yeux brillait davantage; sa main maniait son chapeau, nerveusement. «Les
revues ne sont pas là, lui répondis-je; peut-être les trouverons-nous
dans le fumoir...» C'était faux que les deux volumes fussent là-bas, et
je connaissais très exactement leur place sur la table de mon cabinet,
mais dans le fumoir se trouvait le portrait de mon père, et l'idée
m'avait saisi d'entraîner M. Termonde en face de cette peinture, pour
voir de quel front il soutiendrait la rencontre. Il ne l'aperçut pas
tout d'abord, mais je me dirigeai du côté du chevalet qui le supportait,
ses yeux qui suivaient tous mes mouvements rencontrèrent la toile, ses
paupières battirent, une espèce de sombre frisson courut sur son visage,
puis il détourna ses regards vers un autre petit tableau accroché au
mur. Je ne lui laissai pas le temps de se remettre de la secousse, et,
fidèle au système presque brutal qui ne m'avait pourtant réussi qu'à
moitié, j'insistai.

--Ne trouvez-vous pas, lui dis-je, que ce portrait de mon père me
ressemble d'une manière frappante? Un de mes amis prétendait, l'autre
jour, qu'avec la même coiffure, j'aurais exactement la même tête...

Il me regarda, moi d'abord, puis la toile longuement. On eût dit un
expert en tableaux examinant une œuvre d'art sans autre motif que d'en
apprécier l'authenticité. Si cet homme avait fait tuer celui dont il
étudiait ainsi le portrait, son empire sur lui-même était véritablement
extraordinaire. Mais l'épreuve n'était-elle pas décisive pour lui?
Montrer son trouble, c'était avouer. Que j'aurais voulu mettre la main
sur son cœur, à cette minute, et en compter les battements!

--Tu lui ressembles... dit-il enfin, pas à ce degré... le bas du menton
surtout, le nez et la bouche; mais ce n'est pas du tout le même regard,
ni la même coupe de sourcils, du front et des joues...

--Croyez-vous, repris-je, que cette ressemblance soit assez grande pour
que je pusse faire tressaillir l'assassin s'il me rencontrait tout à
coup, là, ainsi?...--Et je m'avançai en le regardant jusqu'au fond des
prunelles, comme si je mimais une scène dramatique.--Oui, continuai-je,
cette analogie des traits serait-elle suffisante pour que je lui fisse
l'effet d'un spectre, en lui disant, reconnaissez-vous le fils de celui
que vous avez tué?

--Nous retombons dans notre discussion de l'autre soir, répliqua-t-il,
sans que son visage se contractât davantage; cela dépendrait des remords
de cet homme, s'il en avait, et de son système nerveux.

Nous nous tûmes de nouveau tous les deux. Son masque pâle et tourmenté,
mais immobile, m'exaspérait par son absence complète d'expression. Dans
ces minutes-là,--et combien de scènes pareilles n'avons-nous pas jouées
ensemble depuis cette première époque de mes soupçons,--je me sentais
aussi énergique, aussi résolu que je l'étais peu, tout seul, en
tête-à-tête avec ma propre pensée. Cette impassibilité m'affolait, et,
encore à ce moment, je ne me bornai pas à cette seconde tentative. J'en
imaginai aussitôt une troisième qui devait, s'il était coupable,
l'angoisser autant que les deux autres. J'étais comme un homme qui
frappe son ennemi en tenant à plein poing la lame d'un couteau dont le
manche est brisé. Le coup qu'il porte l'ensanglante lui-même; ses doigts
se déchirent sur le fil, tandis qu'il fouille la blessure avec la
pointe. Mais non, je n'étais pas exactement cet homme... Je ne pouvais
pas douter du mal que je me faisais à moi-même par ces cruelles
épreuves; et lui, mon adversaire, cachait si bien sa plaie que je ne la
voyais pas. N'importe, la folie de savoir était plus forte que ma
douleur.

--Que ces ressemblances sont étranges, lui dis-je, nous avons, mon père
et moi, exactement la même écriture... Voyez plutôt...

J'ouvris le coffre-fort scellé dans le mur où j'enfermais les papiers
auxquels je tenais particulièrement. J'y avais caché la correspondance
de mon père avec ma tante. Je pris les lettres qui étaient posées sur le
paquet, les premières. Je savais, que c'étaient aussi les dernières en
date, et je les lui tendis, telles que je les avais rangées, dans leurs
enveloppes. Ces lettres portaient comme suscription le nom et l'adresse
de ma tante: «Mademoiselle Louise Cornélis, à Compiègne». Elles avaient
sur elles le sceau de la poste, et, bien visiblement, la marque du jour
de l'expédition, en avril et en mai 1864. C'était toujours le même
procédé. Si M. Termonde était coupable, il devait se dire que ces
lettres expliquaient le changement subit de mon attitude à son égard,
l'audace de mes allusions, l'énergie de mes attaques, et aussi que
j'avais trouvé ces lettres dans les papiers de ma tante morte. Il était
impossible qu'il ne se demandât pas, avec une anxiété affreuse, ce que
ces lettres contenaient pour avoir éveillé en moi de tels soupçons.
Quand il eut les enveloppes entre les mains, je vis son sourcil se
froncer. Une seconde, j'eus l'espérance d'avoir brisé ce masque derrière
lequel il cachait son vrai visage, celui où se reflètent les intimes
sentiments de l'âme. Ce n'était que la contraction des muscles de l'œil,
familière à celui qui regarde minutieusement. Son front se rasséréna
tout de suite et il me rendit les lettres sans me poser aucune question
sur leur contenu.

--Cette fois, dit-il simplement, la ressemblance est réellement
surprenante;--puis revenant à l'objet officiel de sa visite:--Et les
revues?... demanda-t-il.

J'aurais versé des larmes de rage. De nouveau, je venais d'avoir la
sensation que j'étais un enfant nerveux en train de lutter contre un
homme absolument calme. J'avais enfermé les lettres dans le coffre-fort.
Je bousculai la petite bibliothèque du fumoir, puis la grande, celle du
cabinet. Je finis par feindre un grand étonnement à retrouver les deux
livraisons sur ma table, parmi d'autres journaux. Puérile comédie! Mon
beau-père en avait-il été seulement la dupe? Quand il eut les deux
numéros, il se leva du coin du feu où il s'était assis pendant ma
recherche, dans le fumoir qu'il n'avait pas quitté, le dos tourné au
portrait. Mais que prouvait encore cette attitude? Pourquoi se serait-il
complu dans la contemplation d'une image qui ne pouvait lui être que
pénible, même innocent.

--Je vais profiter de ce soleil pour faire un tour au Bois, dit-il, j'ai
mon coupé; viens-tu avec moi?...

Était-il sincère en me proposant cette promenade en tête à tête si
contraire à nos habitudes? À quel mobile obéissait-il: désir de me
démontrer qu'il n'avait seulement pas compris mes attaques, ou bien
attendrissement de malade qui redoute l'isolement?... J'acceptai à tout
hasard, pour continuer mes observations, et, un quart d'heure plus tard,
nous roulions tous les deux vers l'Arc de Triomphe, dans cette même
voiture où je l'avais vu passer, vaincu, brisé, comme tué, à la suite de
notre premier entretien. Cette fois-ci, on eût dit un autre homme.
Enveloppé dans son pardessus fourré de loutre, fumant un cigare,
saluant de la main celui-ci ou celui-là par la fenêtre ouverte, il
parlait, parlait, me racontant, sur les personnes dont la voiture
croisait la nôtre, des anecdotes de toutes sortes, que j'ignorais ou que
je connaissais. Il semblait causer devant moi, et non pas avec moi, tant
il se préoccupait peu de me répéter ce que je pouvais savoir ou de
m'apprendre ce que je ne savais pas. J'en concluais,--car, dans
certaines dispositions d'esprit, toute nuance devient un signe,--qu'il
parlait ainsi pour se dérober à quelque nouvel assaut de ma part. Mais
je n'avais pas l'énergie de recommencer aussitôt mes vains et douloureux
efforts pour faire saigner la blessure de son cœur. Je l'écoutais donc,
et, une fois de plus, je remarquai l'étrange contraste de ses pensées
intimes avec les rigides doctrines qu'il affichait d'ordinaire. On eût
dit qu'à ses yeux cette haute société dont il défendait habituellement
les principes n'était qu'une caverne. C'était l'heure où les femmes du
monde sortent pour leurs courses et leurs visites, et il me dénombrait
leurs scandales, ou vrais ou faux. L'une était, d'après lui, la
maîtresse du frère de son mari; une autre était notoirement entretenue
par un vieux diplomate, enrichi lui-même par un mariage déshonorant;
une troisième avait épousé un veuf imbécile, et, pour hériter de toute
la fortune, précipité le fils de cet homme dans des débauches qui
l'avaient tué à dix-neuf ans... Il me débitait ces médisances et ces
calomnies avec une horrible gaieté, comme s'il se fût réjoui de trouver
l'humanité abominable. Fallait-il y voir la facile misanthropie d'un
ancien viveur, habitué à ces conversations de club ou de retour de
chasse, durant lesquelles chacun montre à nu la férocité de son égoïsme,
et outre volontiers la noirceur de son désenchantement pour mieux
prouver son expérience? Était-ce le cynisme d'un scélérat, chargé du
forfait le plus hideux et content de se démontrer que les autres valent
moins que lui? À l'entendre ainsi rire et parler, je tombai dans une
tristesse singulière. Les derniers hôtels de l'avenue du Bois étaient
dépassés. Nous suivions une allée à droite dans laquelle les coupés se
faisaient rares. C'était, sur les taillis dépouillés, une jolie et fine
lumière, ce ciel léger, d'un bleu tout pâle, qui ne se voit qu'à Paris.
Il continuait de ricaner, et je songeais qu'il avait peut-être raison,
que c'était là l'envers infâme du monde... Pourquoi pas?... J'étais bien
là, dans la même voiture que cet homme, et je le soupçonnais d'avoir
fait assassiner mon père! Tout le fiel de la vie me crevait à la fois
sur le cœur... Mon beau-père comprit-il, à mon silence et à mon visage,
que sa gaieté me mettait au supplice? Se trouva-t-il lui-même lassé de
son effort? Brusquement, il cessa de causer. Nous étions arrivés à un
coin désert du bois. Nous descendîmes de voiture pour marcher un peu.
Comme cette image est présente à ma mémoire: le sentier écarté, tout
gris entre les gazons pauvres et les arbres nus, le ciel froid d'hiver,
la route à quelques pas de nous, sur laquelle le coupé vide avançait
lentement, traîné par le cheval bai, qui remuait sa tête, et conduit par
le cocher au visage immobile;--puis, devant moi, lui qui marchait, avec
sa haute taille prise dans un long pardessus! Le sombre collet de
fourrure faisait mieux ressortir la blancheur prématurée de ses cheveux.
Il tenait de sa main gantée une canne avec laquelle il chassait les
cailloux, comme impatiemment. Pourquoi cette silhouette me revient-elle
à cette heure avec une précision insoutenable? C'est qu'à le voir
cheminer ainsi, la tête un peu penchée, dans ce paysage d'hiver, je fus
saisi, comme je ne l'avais jamais été, du sentiment de son absolue, de
son irrémissible misère. Était-ce l'influence de notre conversation de
cette après-midi, de la tristesse où m'avait jeté son ricanement, de la
mort de la nature autour de nous? Pour la première fois depuis que je le
connaissais, une surprise de pitié se mélangea en moi à la haine, tandis
qu'il marchait, essayant de se réchauffer à ce pâle soleil et si
contracté, si évidemment lassé, si lamentable. Combien de temps
allâmes-nous ainsi?... Tout d'un coup, il se retourna et me dit, avec un
visage altéré de douleur.

--Je ne me sens pas bien. Rentrons...

Quand nous fûmes en voiture, il reprit, mettant son malaise soudain sur
le compte de sa santé:

--Je n'ai pas longtemps à vivre, je suis touché... Je souffre tant que
j'en aurais depuis bien des années fini avec cette vie, sans ta
mère...--Et il commença de me parler d'elle avec cet aveuglement que
j'avais déjà remarqué en lui. Jamais, dans mes heures les plus hostiles,
je n'avais douté que son culte pour sa femme ne fût sincère, et, cette
fois encore, je l'écoutais, dans ce commencement de crépuscule, et
tandis que nous redescendions sur Paris au grand trot, me dire des
phrases qui me prouvaient combien il l'avait aimée. Hélas! sa passion
en pensait plus de bien que ma tendresse. Il me vantait le tact exquis
avec lequel ma mère comprenait les choses du cœur; j'avais, moi, tant
connu ses insensibilités! Il exaltait la finesse de son intelligence;
elle m'avait si peu compris! Et il ajoutait, lui qui avait tant
contribué à nous séparer:

--Aime-la bien, tu seras bientôt seul à l'aimer...

S'il était le criminel que j'avais osé penser, certes il savait qu'en
dressant ainsi ma mère, entre lui et moi, il m'opposait la seule
barrière, que je ne pourrais jamais, jamais franchir, et je comprenais
de mon côté, lucidement, amèrement, que cet obstacle serait plus fort
même que les pires certitudes. À quoi bon tant chercher alors? Pourquoi
ne pas renoncer tout de suite à mon inutile enquête? Mais c'était déjà
trop tard.



XIII


Ai-je été un lâche? Quand je songe à ce que j'ai pu accomplir, de cette
même main qui tient la plume, il faut bien que je me réponde: «Non.»
Comment expliquer, alors, que ces toutes premières scènes, celle où
j'avais essayé de torturer mon beau-père dans son cabinet de travail en
lui parlant des crimes commis à plusieurs et du danger des
complicités;--celle au chevet de son lit, où je lui avais dit en le
regardant: «non, M. Massol ne vous a pas oublié»;--celle dans mon propre
appartement où je lui avais mis en main les lettres accusatrices:--oui,
comment expliquer que ces trois scènes aient été suivies de tant de
journées d'inaction? Je me suis reproché cruellement de n'avoir rien su
trouver pendant des mois, qui me donnât enfin la sensation de la vérité.
Ah! la preuve qu'on étreint, qu'on regarde en face, qu'on a auprès de
soi, comme une personne, c'est le hasard qui me l'a fournie. Ce n'est
pas moi qui l'ai arrachée des ténèbres où elle gisait. Mais était-ce ma
faute? Du moment que mon beau-père avait trouvé en lui assez d'énergie
pour ne pas succomber au premier assaut, le plus soudain, le moins
attendu, que me restait-il, qu'à veiller, épiant les moindres indices,
et aussi à creuser le fond et le tréfonds de son caractère? J'en
revenais à mon raisonnement primitif: puisque les données matérielles
m'échappaient, ramasser du moins toutes les raisons morales de croire
plus ou de croire moins à la probabilité du crime compliqué dont
j'accusais cet homme dans ma pensée. Cela supposait qu'au rebours de mes
habitudes anciennes je vécusse beaucoup dans la maison de ma mère. Cette
intimité aurait dû nous être, à M. Termonde et à moi, un intolérable
supplice. Comment me supportait-il, se sentant soupçonné de la sorte? Et
moi, comment supportais-je sa présence, le soupçonnant ainsi que je le
faisais? Eh bien! non... J'avais certes la morsure d'une vipère au cœur
lorsque je le voyais auprès de ma mère, installé dans la sécurité de ce
luxe et de cette tendresse, aimant sa femme, aimé d'elle, respecté de
tous et que je me disais:

--Si cet homme pourtant est un assassin, un lâche, un ignoble
assassin?...

Et je le voyais tel qu'il aurait dû être, livide, les cheveux coupés,
les mains liées, marchant vers l'échafaud dans le froid de l'aube, avec
l'agonie de l'expiation dans les prunelles, et, devant lui, le couteau
de la guillotine, noir sur le ciel pâle... Au lieu de cela:
«Souffres-tu, ami?...--Mon Jacques, pour quelle heure as-tu demandé la
voiture?...--Couvre-toi bien...--Qui aurons-nous à dîner mercredi?...»
C'était le jour où ils recevaient leurs amis, pendant l'hiver et jusqu'à
la fin du printemps. La voix douce de ma mère parlait ainsi, et la
constatation de leur vie à deux me crucifiait, mais l'attrait de savoir
était plus fort que cette douleur. Mes soupçons s'exaltaient jusqu'au
délire, et ils aboutissaient à un irrésistible besoin de le tenir, lui,
sous mes yeux, de lui infliger le tourment de ma présence. Il s'y
prêtait avec une facilité complaisante qui m'étonnait toujours.
Subissait-il des sensations analogues aux miennes? Aujourd'hui que tous
les mystères sont dévoilés et que je sais la part qu'il avait prise à
l'horrible complot, je comprends que j'exerçais sur lui une attraction
torturante. L'idée fixe du meurtre accompli le suppliciait, et je
faisais partie vivante de cette idée fixe, comme il faisait partie
vivante de ma continuelle, de ma sinistre rêverie. Il ne pouvait plus
penser qu'à moi, comme je ne pouvais plus penser qu'à lui. Notre haine
nous attirait l'un vers l'autre, comme un amour. Séparés, la tempête des
imaginations folles se déchaînait, trop furieuse. Du moins il en était
ainsi pour moi, et sa présence, qui m'était si douloureuse, calmait en
même temps les espèces d'ouragans intérieurs qui, loin de lui,
m'emportaient d'une extrémité à l'autre du possible. À peine étais-je
seul que les projets insensés tourbillonnaient en moi. Je me voyais lui
sautant à la gorge, lui criant: «Assassin...» et le contraignant
d'avouer, par la violence. Je me voyais déterminant M. Massol à
reprendre, pour mon compte, l'instruction jadis abandonnée, et ce
dernier arrivant au boulevard de Latour-Maubourg avec les données
nouvelles que je lui aurais fournies. Je me voyais soudoyant deux ou
trois coquins, enlevant mon beau-père et l'internant dans quelque
maison isolée de la banlieue, jusqu'à ce qu'il eût confessé le crime. Ma
raison s'en allait dans ces divagations auxquelles m'entraînait l'excès
de mon désir, avivé encore par le sentiment de mon impuissance. Et lui
aussi, quand je n'étais pas là, devait traverser des heures pareilles,
former mille plans divers et y renoncer. Il se demandait: «Que
sait-il?...» se répondant selon les heures: «Il sait tout, il ne sait
rien...--Que fera-t-il?...» et, tour à tour, concluant que je ferais
tout, que je ne ferais rien. Lorsque nous étions ensemble, au contraire,
en face l'un de l'autre, la réalité s'imposait à nous et détruisait tant
de chimères. Nous restions là tous les deux, à nous étudier, comme deux
bêtes qui vont s'affronter, mais aussi chacun de nous deux comprenait
exactement où l'autre en était. Nous ne pouvions montrer pleinement, ni
lui sa défiance, ni moi mes soupçons. Nous constations que nous n'avions
pas avancé d'une ligne depuis notre première causerie à mon retour de
Compiègne. Et pour ma part, cette évidence, tout en me désespérant,
m'apaisait un peu, elle soulageait ma conscience du reproche que je me
faisais trop souvent, de demeurer là, inefficace. Que pouvais-je?

Tristes souvenirs que ceux de cette époque, de ces longs mois qui se
passèrent ainsi; de ce février, de ce mars, de cet avril! Oui, jusqu'au
mois de mai de cette année 1879, je vécus cette vie étrange, voyant mon
beau-père quasi chaque jour, en proie, lorsqu'il n'était pas là, aux
pires orages de l'imagination, et, quand il était là, m'ensanglantant le
cœur à cette cruelle présence. Mon champ d'action était circonscrit à
l'étude minutieuse de son caractère, et, cette action-là, j'en usais du
moins, et j'en abusais, me livrant à l'anatomie de son être moral, avec
une ardeur de curiosité, tantôt déçue et tantôt satisfaite, suivant que
j'étreignais ou non quelques détails significatifs. Je m'attachais aux
plus petits de préférence, comme plus involontaires, par suite comme
moins susceptibles de tromper, comme plus capables de me renseigner sur
les arrière-replis de cette nature.... Nous montions à cheval, au Bois,
le matin, plusieurs fois par semaine et, ensemble, contrairement à nos
habitudes d'autrefois. Il venait me prendre, ou bien nous nous
rencontrions, sans nous être donné rendez-vous, attirés l'un vers
l'autre par l'instinct de notre passion commune. Tandis que nous
allions, causant de choses indifférentes, je le regardais manœuvrer son
cheval d'une façon si dure, qu'à chaque promenade, et quoique excellent
écuyer, il courait le risque d'être jeté à terre. Il avait le goût des
bêtes difficiles, et, avec cela, des passages de férocité froide, où il
brutalisait l'animal presque cruellement. Ce qu'il faisait ainsi avec
les chevaux, despotique, injuste, implacable, je songeais en moi-même
qu'il l'avait fait avec la vie, pliant toutes les choses et tous les
êtres, autour de lui, à sa volonté. Rancunier à l'excès, au point
d'avouer qu'il ne pouvait pas attacher de sens au mot «pardon», il
s'était taillé dans le monde une situation à part, peu aimé, très
redouté, reçu dans les salons du plus difficile accès. Sous les
apparences d'une correction parfaite, il cachait une énergie extrême et
qui s'était montrée pendant la guerre. Il s'était battu sous Paris,
admirablement. À propos de sa tenue à cheval, j'arrivais ainsi aux
inductions les plus éloignées de ce point de départ. Sa violence innée
me le faisait juger capable de tout pour satisfaire ses passions.
J'apercevais, dans le courage déployé par lui en 1870, une espèce de
contrat passé avec lui-même, comme une réhabilitation de sa personne à
ses propres yeux, au cas où il aurait réellement commis le crime.
D'autres fois je me demandais si ce courage n'avait pas été tout
simplement la mise en œuvre de cet instinct de férocité que je
constatais en lui, ou bien un débouché offert au fond de désespoir sur
lequel je le sentais vivre, dans son décor de bonheur. Mais d'où venait
ce désespoir? Était-ce uniquement d'une santé détruite?... J'examinais
alors sa physiologie, pendant que je galopais à son côté, cherchant une
correspondance entre la construction de son corps et les équivoques
indices fournis par les livres spéciaux sur l'aspect extérieur des
criminels: il avait le buste trop fort pour ses jambes, les bras trop
développés, une expression facilement dure de la mâchoire inférieure, et
le pouce un peu trop long. Ce dernier détail occupait une place d'autant
plus importante dans ma pensée, que mon beau-père avait l'habitude de
fermer la main, ce pouce en dedans, comme pour le cacher. Je me rendais
bien compte que je ne pouvais rien tirer de positif de pareilles
remarques, je les rejetais comme puériles, et aussitôt je les reprenais,
afin de les compléter par d'autres qui donnassent une valeur aux
premières. C'est ainsi que, toujours galopant le long des allées du
bois, je creusais l'hérédité de M. Termonde. Son aïeul maternel s'était
tiré un coup de pistolet; son frère, à lui, s'était noyé, après avoir
mangé sa fortune, pris du service, et déserté dans des circonstances
honteuses. Il y avait du tragique dans cette famille. Que de fois,
tandis que nous chevauchions botte à botte, tous deux silencieux, ai-je
roulé ces mornes et folles pensées dans ma tête, et de pires encore!...

Nous revenions. Quelquefois j'allais déjeuner chez ma mère, ou j'y
passais aussitôt après mon rapide repas, pris solitairement dans ma
petite salle à manger de l'avenue Montaigne, qui donnait sur le tir de
Gastine-Rainette, et le claquement des balles sur les tôles qui
m'arrivait même à travers les fenêtres fermées ne s'associait que trop
bien à ma sombre humeur.--Il était très rare que M. Termonde et moi
fussions en tête-à-tête durant mes visites au boulevard de
Latour-Maubourg. Que m'importait maintenant? S'il était le criminel que
je m'obstinais à poursuivre, il était prévenu, et je n'avais plus la
chance de lui arracher son secret par surprise. J'aimais beaucoup mieux
l'étudier pendant qu'il causait, et, au cours de ces causeries soutenues
devant moi avec l'un ou l'autre, je constatais combien sa maîtrise de
lui-même était entière. Dans mon enfance et ma première jeunesse,
j'avais haï ce pouvoir de se dominer si complètement que je sentais
être le sien, tandis que moi j'étais si fou, si naturellement victime de
ma sensibilité nerveuse, si incapable du sang-froid qui masque de calme
les violentes émotions. À présent, ce m'était une sorte de joie
d'observer la profondeur de son hypocrisie. Il avait une telle habitude,
presque une telle manie de la dissimulation, qu'il se taisait des
moindres événements de sa vie, même à sa femme. Jamais il ne disait ni
ses visites, ni les gens qu'il avait rencontrés, ni ses lectures, ni ses
projets. Manifestement, il s'était dressé à prévoir les conséquences les
plus éloignées de chaque phrase qu'il prononçait. Une surveillance de
soi aussi continue, dans une vie d'apparence si aisée, si unie, avait
quelque chose de trop étrange pour que cet homme ne donnât pas, même aux
indifférents, une impression de personnage énigmatique. En ajustant
ensemble les diverses pièces de ce caractère, et rapprochant cette
dissimulation de la frénésie passionnée que j'avais observée en lui, il
m'apparaissait, à moi, comme un être infiniment dangereux. Il
questionnait beaucoup et parlait très posément, très sobrement, à moins
qu'il ne fût dans un certain état singulier comme l'après-midi de notre
promenade en voiture, où il semblait s'étourdir du flot de ses paroles.
Alors il ricanait nerveusement, et découvrait des théories presque
cyniques ou des particularités d'esprit qui me faisaient, moi,
frissonner. Il avait par exemple une connaissance extraordinaire de
toutes les questions relatives à la médecine légale. À l'occasion d'un
procès retentissant qui se jugeait cet hiver-là, et au cours d'une
discussion très animée à laquelle prenaient part plusieurs personnes, il
lui échappa de citer la date du jour où fut arrêté le célèbre docteur La
Pommeraie. Je vérifiai le chiffre, il était exact. Quelle étrange
préoccupation des choses du crime et qui concordait trop bien avec
certaines données que je devais à mes entretiens avec M. Massol!
N'était-ce pas l'obsédante, l'unique pensée que le vieux juge prétendait
avoir observée chez la plupart des meurtriers, qui les amène à retourner
sur les lieux où ils ont tué, à revenir auprès du cadavre de leur
victime pour le regarder lorsque le cadavre est exposé dans un lieu
public, à rechercher ceux qui les soupçonnent, à lire minutieusement les
journaux où il est parlé de leurs forfaits, à suivre les affaires où
l'on poursuit des actes pareils au leur?... À d'autres heures, mon
beau-père tombait dans ces silences terribles dont rien ne le tirait,
fumant, fumant... Un cigare alors succédait à un autre, malgré toutes
les défenses du médecin, sans interruption aucune. Le tabac le jour, la
morphine la nuit,--quelle souffrance essayait-il donc de tromper avec
cet abus de stupéfiants? Étaient-ce les tortures de sa maladie, ou les
autres, celles que j'imaginais quand je me livrais à mes tragiques
hypothèses? Il avait aussi des instants d'une lassitude telle que même
ma présence le laissait indifférent,--les lassitudes d'un homme arrivé à
l'extrémité de ce qu'il peut supporter de douleur, et dont l'âme se
refuse à sentir, pour avoir trop senti. Je le surpris ainsi deux ou
trois fois, seul, dans la demi-obscurité de la nuit commençante, si
profondément abîmé dans sa fatigue, qu'il ne prenait pas garde à moi qui
m'asseyais en face de lui, et le regardais sans rien dire moi-même.
J'étais tenté de lui crier: «Avoue, avoue, mais avoue donc enfin!...» Et
je n'aurais pas été surpris qu'il se rendît, qu'il laissât s'échapper
son secret, qu'il me répondît: «C'est vrai...» C'est alors aussi que je
sentais l'inanité des petits faits que j'avais ramassés si
soigneusement. Et s'il n'était pas coupable?... Je me taisais, en proie
à cette fièvre de doute qui me rongeait depuis des semaines, et il
finissait, lui, par sortir de son silence pour me parler de ma mère. Il
évoquait de nouveau cette image entre nous. Pourquoi?... Y pensait-il
avec tant d'émotion parce qu'il se croyait très malade et sur le point
de la quitter à jamais? Voulait-il se défendre contre moi avec ce
bouclier devant lequel je reculerais toujours, il le savait bien?
Était-ce une supplication de lui éviter, à elle, une suprême douleur?
Oui, c'était cela plutôt que tout le reste. Avec sa bravoure native et
sa violence, il n'aurait pas supporté l'outrage de mes yeux fixés sur
lui, les allusions atroces de certaines de mes phrases, la menace
continue de ma présence, s'il n'avait point voulu à tout prix épargner à
ma mère une scène entre nous, quoiqu'il fut bien sûr que de cette scène
ne jaillirait aucune preuve certaine... Mais qu'il fut seulement accusé
de cela devant elle, non, il préférait souffrir comme il souffrait. Car
il l'aimait. Si intolérable que ce sentiment pût me paraître, il fallait
bien que je l'admisse, même dans l'hypothèse du crime,--surtout dans
cette hypothèse. Et alors je comprenais que, malgré notre haine, nous
nous trouvions devoir agir en commun pour ne pas toucher au bonheur de
cette créature qui nous était si chère à tous les deux. La différence
était pourtant grande entre nous. Que je fusse attaché à ma mère, il
pouvait en éprouver une impression d'ombrage et de jalousie, mais non
pas ce frisson d'horreur qui me saisissait quand je songeais qu'il
l'aimait autant que moi, et qu'il en était aimé... peut-être avec le
sang de mon père sur la conscience!

Il l'aimait!... C'était pour elle qu'il avait acheté la main d'un autre
et fait répandre ce sang, et c'était elle qui devait causer sa perte,
elle qui se mouvait entre nous deux avec ce même regard de tendresse
heureuse dont elle nous avait enveloppés l'un et l'autre, le soir où
elle m'avait vu assis au chevet de son mari malade et où son sourire
s'était fait si tendre pour lui et pour moi:--le même sourire! Les
efforts qu'il faisait pour entretenir la sécurité dans ce cœur de femme
devaient tourner à sa ruine. Oui, toutes les précautions prises par lui,
en vue de parer aux éventualités qu'il croyait possibles, furent le
principe même de cette ruine, depuis ses savantes confidences à la douce
créature jusqu'à la menteuse affection qu'il me témoignait devant elle.
Si nous n'avions pas fait semblant, lui et moi, de nous aimer, elle ne
m'aurait jamais parlé comme elle me parla, je n'aurais jamais su d'elle
ce que j'ai su et qui a terminé si brusquement le duel silencieux auquel
s'usait mon impuissante énergie... Y a-t-il donc une fatalité, ainsi que
l'ont pensé certains hommes, ceux-là même qui ont, comme Bonaparte,
manié le plus vigoureusement les choses réelles? Ce que je comprends, à
regarder ma vie par delà des événements accomplis, c'est qu'il existe
une logique profonde des situations et des caractères, et cette logique
développe toutes les conséquences de nos actions jusqu'à leur terme, si
bien que la réussite même de nos criminels projets emporte avec elle de
quoi nous briser un jour. Quand j'y songe avec un peu de suite, et
comment ce fut d'elle, de cette femme tant aimée par lui, que me vint le
suprême indice, que je n'espérais pas, et la certitude après laquelle je
ne pouvais plus reculer, un vertige de terreur m'envahit, comme si le
grand souffle de la destinée passait sur mon front. Oui, cela
m'épouvante, parce que j'ai aussi du sang sur les mains, et cela me
rassure en même temps, parce que je me dis que j'ai été l'ouvrier d'une
œuvre inévitable, l'esclave nécessaire d'un maître invisible... Pauvre
mère! Si tu avais su? Toi aussi, tu fus donc l'instrument meurtrier du
sort, mais un instrument aveugle, comme le couteau qui tue et qui ne le
sait pas. Au lieu que moi, j'ai vu, j'ai su, j'ai voulu... Ah! j'ai eu
jusqu'à présent la force de tenir le pacte fait avec moi-même, celui de
confesser mon histoire simplement, détail par détail, et sans me
juger... Et voici qu'à l'approche de la scène qui détermina la nouvelle
et dernière période du drame de ma vie, mon âme hésite. Lâche! lâche!
lâche!... Le rêve me saisit de nouveau, cette espèce de stupéfaction que
ce soit mon histoire à moi, que j'aie agi comme j'ai agi, que j'aie cela
sur ma mémoire... Non, je me suis donné ma parole, je continuerai. Oui,
j'ai commis l'acte, de cette main qui tient ma plume. Oui, j'ai du sang,
du sang, une ineffaçable tache, là, sur ces doigts qui tremblent, mais
il faudra bien qu'ils m'obéissent et qu'ils écrivent l'histoire jusqu'au
bout.



XIV


J'en étais donc avec mon beau-père, vers le commencement de l'été, six
mois après la mort de ma tante, juste au même point qu'au jour déjà si
lointain où j'étais venu dans son cabinet de travail, affolé de soupçons
par les lettres de mon père, jouer le rôle du médecin qui palpe un
corps, et cherche du doigt la place sensible, symptôme probable de
l'abcès caché. Comme à la minute où je l'avais vu, après cet entretien,
passer dans sa voiture la face décomposée, j'avais toutes les
intuitions, je n'étreignais pas une seule certitude. Aurais-je continué
cette lutte où je me sentais vaincu d'avance? Aurais-je renoncé à me
débattre dans cette atmosphère vide et noire où j'étouffais?... À coup
sûr, je n'attendais plus de solution au problème posé devant moi pour ma
douleur--et quelle douleur, stérile tout ensemble et mortelle!--lorsque
j'eus avec ma mère une conversation si foudroyante, qu'à l'heure
actuelle mon cœur s'arrête de battre en y songeant... Je parlais de
dates ineffaçables; si celle du 25 mai 1879 s'en va jamais de ma
mémoire, c'est que l'André Cornélis qui trace ces lignes, avec un tel
tremblement, sera lui-même anéanti jusqu'au cœur de son cœur, jusqu'à
l'âme de son âme... Mon beau-père, qui se trouvait sur le point de
partir pour Vichy, venait de subir une nouvelle crise de foie, la
première depuis celle du mois de janvier, au lendemain de notre terrible
conversation. J'avais la conscience de n'être pour rien dans cette
reprise aiguë de son mal, du moins d'une manière positive et directe. Le
combat que nous soutenions l'un contre l'autre, sans autres témoins que
nous-mêmes, et sans qu'un de nous prononçât une parole, n'avait été
marqué par aucun épisode nouveau. J'attribuais donc cette complication
au développement naturel de la maladie chronique dont il était atteint.
Je me rappelle très exactement ce que je pensais ce 25 mai, à cinq
heures du soir, tandis que je montais les marches de l'escalier de
l'hôtel du boulevard de Latour-Maubourg. Je souhaitais d'apprendre que
mon beau-père allait mieux, d'abord parce que je voyais ma mère
tourmentée depuis une semaine, et puis, il faut tout dire, ce départ
pour les eaux m'apparaissait comme une délivrance, à cause de la
séparation qu'il amènerait. J'étais si las de mes inefficaces douleurs!
Mes malheureux nerfs s'étaient tendus au point que les moindres
impressions désagréables me devenaient des blessures. Je ne dormais
plus, moi aussi, qu'à l'aide de narcotiques, et d'un sommeil traversé de
rêves cruels où toujours je me promenais avec mon père, en sachant et
sentant qu'il était mort. Il y avait particulièrement un cauchemar dont
le retour régulier me rendait l'appréhension de la nuit presque
insoutenable... Je me trouvais dans une rue pleine de peuple, occupé à
regarder une devanture de magasin. Tout d'un coup j'entendais
s'approcher le pas d'un homme, celui de M. Termonde. Je ne le voyais pas
et j'étais sûr que c'était lui... Je voulais m'en aller,--mes pieds
étaient de plomb, me retourner,--mon cou demeurait immobile. Le pas se
rapprochait encore. Mon ennemi était là derrière moi. J'entendais son
souffle. Je savais qu'il allait me frapper. Il passait le bras
par-dessus mon épaule. Je voyais sa main armée d'un couteau, qui
cherchait la place de mon cœur; elle y enfonçait le fer lentement,
lentement, et je me réveillais dans une inexprimable agonie... Ce
cauchemar s'était répété si souvent, depuis quelques semaines, que j'en
étais venu à compter les jours qui me séparaient du départ de mon
beau-père, d'abord fixé au 20, puis reculé jusqu'à son rétablissement.
J'espérais que ce départ m'apaiserait au moins pour un temps. Je ne
trouvais pas en moi l'énergie de m'en aller plutôt moi-même, attiré que
j'étais chaque jour par cette présence que je haïssais et recherchais à
la fois avec fièvre; mais je me réjouissais secrètement que l'obstacle
vînt de lui, et que son éloignement me fournît l'occasion de respirer,
sans avoir à me reprocher ma faiblesse.

Telles étaient mes réflexions tandis que je montais cet escalier de
bois, tendu d'un tapis rouge et joliment éclairé par des fenêtres à
vitraux, qui conduisait au hall affectionné par ma mère. Le valet de
chambre, qui m'ouvrit la porte de cette pièce, répondit, à ma question,
que mon beau-père allait mieux, et j'entrai avec plus de gaieté que
d'habitude dans cette pièce où tenaient pourtant mes plus tristes
souvenirs. Que j'étais loin de pressentir que le cartel appendu sur un
des murs marquait en ce moment une des heures les plus solennelles de ma
vie! Ma mère était assise devant un petit bureau, placé au coin de la
grande baie vitrée qui fermait la pièce du côté du jardin. Elle appuyait
son front sur sa main gauche, et, de la droite, au lieu de continuer la
lettre commencée, elle tenait son porte-plume levé, immobile,--un
porte-plume que je vois toujours, en or, avec une perle blanche à son
extrémité, petit détail qui à lui seul eût révélé la minutie de son
luxe.--Son absorption dans sa rêverie était si forte qu'elle ne
m'entendit pas entrer. Je la regardai longtemps, sans bouger, tout saisi
par l'expression désolée de son fin visage. Quelle pensée sombre fermait
sa bouche, plissait son front, crispait sa main, tendait ses traits?
Cette visible préoccupation contrastait trop avec la sérénité habituelle
de cette gracieuse physionomie pour que je n'en demeurasse pas comme
atterré. Rien qu'à la voir toute seule ainsi, par la fin d'une claire
journée de printemps, avec les feuillages verts du jardin qui faisaient
comme un fond de gaieté à sa mélancolie, j'éprouvai, une fois de plus,
que j'étais incapable de supporter sur ce visage chéri les stigmates
d'une vraie peine. Mais qu'avait-elle? Son mari allait mieux. Pourquoi
donc son souci de ces derniers jours s'était-il exaspéré jusqu'à la
douleur? Se doutait-elle du drame qui se jouait auprès d'elle, dans sa
maison, depuis des mois? M. Termonde s'était-il décidé à se plaindre à
elle, afin que je cessasse de lui infliger la torture de mes assiduités?
Non. S'il m'avait deviné depuis le premier jour, comme je le croyais,
sans en être sûr, il ne pouvait pas lui avoir dit: «André me soupçonne
d'avoir fait tuer son père...» Ou bien le docteur avait-il pronostiqué
des symptômes dangereux derrière l'apparente amélioration de l'état du
malade? Si mon beau-père était en péril de mort? À cette idée, une joie
me saisissait, puis aussitôt une souffrance,--la joie qu'il disparût de
ma vie, et à jamais; la souffrance que, coupable, il partît sans que je
me fusse vengé. Par-dessous mes hésitations, mes scrupules, mes doutes,
je l'avais laissé grandir en moi, ce sauvage appétit de la vengeance,
que ne contente pas la mort de l'être haï, si l'on n'en est pas soi-même
la cause. J'avais soif de cette vengeance, comme un chien a soif de
l'eau après avoir couru sous le soleil tout un jour d'été. Il me
fallait m'y rouler comme ce chien se roule dans cette eau, fût-ce la
bourbe d'une mare... Je continuais de regarder ma mère et de ne pas
bouger. Elle poussa tout d'un coup un profond soupir; elle dit tout
haut: «Ah! mon Dieu, quelle misère!...» et relevant son visage baigné de
larmes, elle me vit. Elle jeta un faible cri de surprise et je m'avançai
vers elle...

--Vous souffrez, maman, lui dis-je. Qu'avez-vous?

L'appréhension de, sa réponse rendait ma voix toute tremblante. Je me
mis à genoux devant elle, comme au temps où j'étais tout petit. Je pris
ses mains que je couvris de baisers. Hélas! Encore à cette heure ma
bouche rencontra cet anneau d'or, cette alliance que je haïssais à
l'égal d'une personne. Cette impression amère ne m'empêcha pas de lui
parler enfantinement. «Ah! lui disais-je, si vous avez des peines, à qui
les confier, sinon à moi?... Où trouverez-vous quelqu'un qui vous aime
plus?... Soyez-moi amie, reprenais-je, est-ce que vous ne sentez pas
combien vous m'êtes chère?...» Elle baissa la tête deux fois; elle fit
le signe qu'elle ne pouvait pas parler, et elle éclata en sanglots.

--Est-ce que je suis pour quelque chose dans votre chagrin?... lui
demandai-je.

Elle secoua la tête dans l'autre sens pour me faire comprendre que non.
Puis, d'une voix que l'émotion étouffait, elle me dit, en flattant mes
cheveux de sa main, comme autrefois:

--Tu es si gentil pour moi, mon André...

Qu'ils étaient simples, ces quelques mots, et ils me prirent le cœur
comme si une main me l'eût serré!... Lui en avais-je mendié, de ces
petites paroles qu'elle ne m'avait jamais dites, de ces gracieuses
phrases qui sont comme des gestes de l'âme, d'involontaires, de tendres
caresses d'esprit à esprit, et voilà que j'obtenais ce que j'avais tant
désiré, à quel moment et par quels moyens! Mais c'était si doux quand
même de sentir qu'elle m'aimait... Et je lui dis, employant, pour lui
être bon, des mots dont les syllabes me brûlaient la bouche:

--Est-ce que notre cher malade va plus mal?

--Non, il est mieux... Il repose maintenant, fit-elle en montrant du
doigt la chambre de mon beau-père.

--Ma mère, repris-je, parlez-moi, confiez-vous à moi, que je pleure avec
vous, que je vous aide peut-être... C'est si cruel qu'il me faille vous
surprendre, pour voir vos larmes!...

Je continuai, la pressant de mes questions et de mes plaintes.
Qu'espérais-je donc arracher à cette bouche dont les lèvres tremblaient
sans rien dire? À tout prix, je voulais savoir. Je n'étais pas en état
de supporter de nouveaux mystères. J'étais certain que l'idée de mon
beau-père était mêlée à cet inexplicable chagrin. Lui seul et moi
pouvions bouleverser ainsi ce cœur de femme. Elle ne se tourmentait pas
à cause de moi, elle venait de me le dire. C'était donc à lui que se
rapportait ce souci, et ce n'était pas une affaire de santé. Avait-elle,
elle aussi, surpris quelque indice? L'affreux soupçon avait-il traversé
son esprit? À cette simple hypothèse, la fièvre me gagnait. Et
j'insistai, j'insistai encore. Je la sentais céder, rien qu'à la manière
dont sa tête se penchait sur moi, à sa main tremblante sur mes cheveux,
au souffle plus court de sa poitrine.

--Si j'étais sûre, dit-elle enfin, que ce secret mourra entre toi et
moi?...

--Oh! maman!... fis-je, avec un tel reproche dans la voix qu'elle eut
honte et que je vis le sang monter à ses joues. Peut-être ce petit
mouvement de honte acheva-t-il de la déterminer. Elle me baisa le front
longuement, comme pour effacer le nuage que son injuste défiance venait
d'y amasser.

--Pardon, reprit-elle, j'ai tort... À qui confier cela, sinon à toi? À
qui demander conseil?... Et puis, continua-t-elle comme se parlant à
elle-même, s'il s'adressait jamais à lui?...

--Qui, il?... interrogeai-je.

--André, dit-elle presque solennellement, peux-tu me jurer sur ton amour
pour moi, que tu ne feras jamais, entends-tu, jamais la moindre allusion
à ce que je vais te raconter?

--Maman! répliquai-je avec le même accent de reproche, et, tout de
suite, pour l'entraîner:--Je vous en donne ma parole d'honneur.

--Ni...

Elle ne prononça pas de nom, mais elle me montra de nouveau du doigt la
porte de la chambre.

--Jamais, répondis-je.

--Tu as entendu parler d'Édouard Termonde, son frère?...

Sa voix s'était faite basse, comme si elle avait eu peur des mots
qu'elle prononçait, et, cette fois la direction seule de ses yeux,
tournés vers la porte toujours close, m'avait indiqué qu'il s'agissait
du frère de son mari. Je connaissais vaguement cette histoire. C'était à
ce frère que je pensais, lorsque j'étudiais la vie mentale de la famille
de mon beau-père. Je savais qu'Édouard Termonde avait gaspillé en
quelques années sa part d'héritage, une somme énorme, douze cent mille
francs; qu'il s'était ensuite engagé; qu'au régiment il avait continué
sa vie de débauches; que, privé d'argent du côté des siens, et à la
suite d'une perte de jeu, il s'était laissé entraîner à voler, avec
complication de faux. Puis, se voyant sur le point d'être découvert, il
avait déserté. Enfin, il s'était fait justice en se jetant à la Seine,
après avoir demandé pardon à son frère dans une lettre dont les termes
prouvaient un dernier reste de délicatesse morale. L'argent volé avait
été restitué par mon beau-père, le scandale étouffé, grâce à la
disparition du misérable. J'avais reconstitué toute cette aventure
d'après les indiscrétions de ma vieille bonne dans mon enfance, et pour
en avoir trouvé la trace dans quelques passages de la correspondance de
mon père. Aussi, quand ma mère me posa sa question d'un air si ému, je
prévis qu'elle allait me parler des peines de famille éprouvées par son
mari, lesquelles m'étaient absolument indifférentes, et ce fut avec un
sentiment de déception que je lui demandai:

--Édouard Termonde?... Celui qui s'est tué?...

Elle inclina la tête pour répondre: oui, à la première partie de ma
phrase; puis, d'une voix plus basse encore:

--Il ne s'est pas tué, il vit toujours, dit elle.

--Il vit toujours... répétai-je machinalement, et sans comprendre quel
rapport unissait l'existence de ce frère aux larmes que je venais de
voir sur ses joues à elle.

--Tu sais maintenant le secret de ma douleur, reprit-elle d'un ton plus
ferme et comme soulagée, c'est ce frère infâme qui est le bourreau de
Jacques, lui qui l'assassine jour par jour avec les transes affreuses
qu'il lui donne... Non, ce suicide n'eut pas lieu. Des hommes comme
celui-là n'ont pas le cœur qu'il faut pour se tuer... Ce fut Jacques qui
lui dicta cette lettre pour le sauver du bagne, après avoir tout préparé
pour sa fuite et lui avoir donné de quoi refaire sa vie, s'il l'avait
voulu... Pauvre ami, qui espérait du moins préserver de cette horrible
histoire l'intégrité de son nom!... Ce nom de Termonde, il fallut bien
qu'Édouard le quittât pour échapper à toute recherche, et il passa en
Amérique... Il y vécut... comme il avait vécu ici. L'argent qu'il avait
emporté fut bientôt dévoré. Il eut de nouveau recours à son frère... Ah!
le misérable avait compris que Jacques avait fait tant de sacrifices à
l'honneur du nom, et, quand mon mari lui refusa l'argent qu'il
demandait, il se servit de cette arme qu'il savait sûre... Alors
commença le plus odieux, le plus épouvantable chantage: Édouard menaça
son frère de revenir à Paris... Aller au bagne en France ou mourir de
faim en Amérique, il aimait mieux le bagne ici, disait-il, et Jacques a
cédé une première fois... Il l'aimait, malgré tout, c'était son frère
unique... Tu sais, quand on a montré à ces gens-là une faiblesse, on est
perdu... Cette menace de revenir avait réussi. L'autre en a usé jusqu'à
extorquer des sommes dont tu ne te fais pas une idée.... Il y a des
années que dure cette abominable exploitation, mais je ne la sais, moi,
que depuis la guerre... Je voyais mon mari si triste, si triste. Je
sentais qu'un chagrin le rongeait, et puis, un jour, il m'a tout dit...
Le croirais-tu? C'était pour moi qu'il avait peur... Que veux-tu qu'il
me fasse? lui demandais-je.--Ah! il est capable de tout pour se venger,
me répondait-il... Et puis, il me voyait si tourmentée moi-même de ses
mélancolies!... Je l'ai tant supplié qu'il a résisté à la fin. Il a
refusé net tout secours nouveau. Nous n'avons plus entendu parler du
misérable pendant quelque temps... Il a tenu sa menace, il est à
Paris!...

J'avais écouté ma mère avec une attention croissante. À toute époque de
ma vie, moi, qui n'avais pas les mêmes illusions qu'elle sur la
sensibilité de mon beau-père, je me serais étonné de l'influence étrange
exercée par ce frère déshonoré. Il y a des fléaux semblables dans trop
de familles pour que le monde n'ait pas intérêt à séparer les uns des
autres les divers représentants d'un même nom. Energique et violent
comme je le connaissais, je me serais demandé pourquoi M. Termonde
pliait sous la menace d'un scandale qu'il devait estimer à sa juste
valeur. Puis j'aurais expliqué cette faiblesse par des souvenirs
d'enfance, par une promesse faite à des parents à leur lit de mort. Mais
dans la disposition d'âme où je me trouvais, avec les soupçons que je
nourrissais depuis des semaines, il n'était pas possible qu'une autre
pensée ne se présentât point à moi. Et cette pensée grandissait,
grandissait, prenait corps. Mes yeux exprimèrent sans doute l'épouvante
subite que me donna l'éclair de cette idée soudaine. Car ma mère
s'interrompit de sa confidence pour me dire:

--Est-ce que tu te sens mal, André?...

--Non, eus-je la force de répondre, c'est de vous avoir surprise à
pleurer tout à l'heure qui m'a donné un coup. Cela va passer...

Elle me crut. Elle venait de me voir si bouleversé de son émotion. Elle
m'embrassa tendrement, et je la priai de continuer son récit. Elle me
dit alors que la semaine précédente un étranger avait demandé à voir mon
beau-père, venant de la part d'un de leurs amis de Londres. On l'avait
introduit dans ce même hall et devant elle. Aussitôt que M. Termonde
avait aperçu cet homme, elle avait deviné, à son agitation
extraordinaire, que c'était Édouard. Les deux frères s'étaient enfermés
dans le cabinet de travail. Elle était restée là, elle, morte d'anxiété,
entendant par minutes les voix qui grondaient sans pouvoir distinguer
les paroles. Le frère était sorti enfin par le hall, et l'avait regardée
en passant, avec des yeux qui l'avaient glacée de terreur.

--Et le soir même, dit-elle encore, Jacques prenait le lit...
Comprends-tu mon désespoir à présent?... Ah! ce n'est pas notre nom qui
m'importe à moi... Je m'épuise à le lui répéter: qu'est-ce que cela
nous fait? Est-ce que cette boue peut nous salir?... Mais sa santé!...
Le médecin dit que chaque émotion violente est pour lui un verre de
poison... Ah! s'écria-t-elle, il me le tuera...

Ce cri, qui me révélait une fois de plus la profondeur de sa passion
pour mon beau-père, l'entendre à cette minute, et penser ce que je
pensais!

--Vous l'avez vu? demandai-je sans presque me rendre compte de mes
propres paroles.

--Mais puisque je te dis qu'il a passé là,--et elle me montrait la place
du tapis, avec la terreur peinte sur son visage.

--Et vous êtes sûre que c'était son frère?

--Jacques me l'a dit le soir, fit-elle; mais je n'avais pas besoin de
cela, je l'aurais reconnu aux yeux... Comme c'est étrange! Ces deux
frères si différents, Jacques si fin, si distingué, une âme si noble...
Et lui ce gros, ce lourd personnage ignoble, commun, un abominable
scélérat... ils ont le même regard...

--Et sous quel nom est-il à Paris?

--Je ne sais pas, répondit-elle, je n'ose plus en parler. S'il savait
que je te l'ai dit... avec ses idées?... Mais quoi, petit, tu l'aurais
toujours appris un jour?... Et puis, ajouta-t-elle avec fermeté, il y a
longtemps que je t'aurais parlé de ce triste secret, si j'avais osé...
Tu es un homme, toi, et tu n'es pas retenu par ce scrupule excessif de
l'affection fraternelle. Conseille-moi, André, que faut-il faire?

--Je ne vous comprends pas, lui répondis-je.

--Oui, reprit-elle, il doit y avoir un moyen de prévenir la police et de
le faire arrêter sans qu'on en parle dans les journaux ni ailleurs...
Jacques ne voudrait pas, lui, parce que c'est son frère... Mais si nous
agissions, nous, de notre côté?... Je t'ai entendu dire que tu voyais ce
M. Massol, que nous avons connu lors de notre malheur... Si j'allais le
trouver, lui demander conseil? Ah! s'écria-t-elle, je veux que mon mari
vive, je l'aime trop!...

Pourquoi une panique s'empara-t-elle de moi à la pensée qu'elle pourrait
donner suite à ce projet nouveau et s'adresser au vieux juge
d'instruction,--moi qui n'avais pas osé retourner chez lui depuis la
mort de ma tante, de peur qu'il ne devinât mes soupçons, rien qu'à me
regarder? Qu'entrevoyais-je donc avec tant de netteté, pour que je me
misse à la supplier au nom même de cet amour qu'elle portait à son
mari?

--Vous ne ferez pas cela, lui disais-je, vous n'en avez pas le droit...
Il ne vous pardonnerait pas et il aurait raison... Ce serait le trahir.

--Le trahir, dit-elle... ce serait le sauver!...

--Et si l'arrestation de son frère lui portait un coup nouveau?... Si
vous le voyiez malade, plus malade à cause de ce que vous auriez
fait?...

J'avais trouvé le seul argument qui pût la convaincre. Étrange ironie du
sort! Je la calmai, je lui persuadai de ne pas agir, moi qui venais de
concevoir soudain cette monstrueuse hypothèse:--que l'exécuteur du
crime, l'instrument docile entre les mains de mon beau-père, avait été
ce frère infâme, qu'Édouard Termonde et Rochdale ne faisaient qu'un.--Ô
vision terrible!...



XV


La nuit que je passai après cette conversation est restée dans mon
souvenir comme la plus tourmentée que j'aie dû subir,--et cependant que
j'en ai connu de ces insomnies, de ces luttes, dans l'universel sommeil
autour de moi, avec une pensée qui me tenait éveillé moi-même et me
rongeait le cœur!... J'étais pareil au prisonnier qui a sondé toutes les
places de son cachot, les murailles, le plancher, le plafond, et qui,
étreignant pour la centième fois les barreaux de sa fenêtre, sent une de
ces tiges de fer se desceller sous la pression. À peine s'il ose croire
à cette fortune, et il s'assied à terre, rendu comme fou par la seule
possibilité de la délivrance apparue à son esprit. Depuis si longtemps,
j'étais là, comme verrouillé dans mon angoisse, me heurtant de toutes
parts à d'invincibles barrières et, tout d'un coup, quelle perspective
s'offrait devant moi!... «Du sang-froid», me disais-je, en marchant d'un
bout à l'autre de mon fumoir où je m'étais retiré, sans avoir touché au
repas que m'avait servi mon valet de chambre. Le soir était venu, puis
la nuit noire; l'aube arriva, puis le grand jour; et j'étais encore là,
qui essayais d'y voir clair dans le tourbillon d'hypothèses nouvelles
qu'un événement par lui-même si simple,--mais avec l'état de crise aiguë
de soupçons où je me trouvais il n'y avait plus d'événements
simples,--venait de soulever en moi... J'étais déjà trop habitué à ces
tempêtes intimes, pour ne pas savoir que le seul moyen de salut consiste
à s'attacher aux faits positifs comme à des rocs solides et qui ne
bougent pas. Dans le cas actuel, ces faits positifs se réduisaient à
deux:--je venais d'apprendre, premièrement, qu'il existait un frère de
M. Termonde, qui passait pour mort et dont mon beau-père ne parlait
jamais;--secondement, que ce frère, déshonoré, proscrit, ruiné, sans
état-civil, exerçait sur son frère, riche, honoré, irréprochable, une
dictature de terreur. De ces deux faits, le premier s'expliquait de
soi. C'était tout naturel que Jacques Termonde ne démentît point la
légende de suicide imaginée par lui-même et qui jadis avait sauvé
l'autre du bagne. Il n'est jamais agréable de reconnaître pour son plus
proche parent, un voleur, un faussaire et un déserteur... Mais ce n'est
qu'un désagrément cruel. Il n'en allait pas ainsi du second fait. La
disproportion était trop forte entre cette cause avouée par mon
beau-père et le résultat d'épouvante produit sur lui. L'empire d'Édouard
Termonde sur son frère ne se justifiait point par la menace d'un retour
sans autre conséquence qu'un scandale de monde aussitôt étouffé. Ma mère
pouvait se contenter de cette raison-là, elle, au regard de qui son mari
était un grand cœur, une belle âme, mais non pas moi... L'idée me vint
de consulter le Code de justice militaire. J'y trouvai à l'article 184
que la prescription du délit de désertion ne commence à courir que du
jour où l'insoumis atteint quarante-sept ans. Vraisemblablement Édouard
Termonde tombait encore sous le coup de la loi. Est-ce que le désir
d'épargner à ce frère infâme un châtiment disciplinaire pouvait
justifier chez mon beau-père une si longue faiblesse et dans des
conditions d'inquiétude semblable? J'apercevais une autre raison à cet
empire, quelque ténébreux, quelque effrayant lien de complicité entre
les deux hommes. Je venais de penser que peut-être Jacques Termonde
avait employé son frère à tuer mon père. Et si cela était, si l'assassin
possédait quelque preuve de cette complicité? Sans doute il se trouvait
les mains liées à l'égard des magistrats, mais c'était de quoi éclairer
ma mère, par exemple, et cette menace devait suffire à faire trembler un
mari aimant, à mater son féroce orgueil?

«Du sang-froid, me répétais-je, du sang-froid.» Et je mettais toute ma
force à reprendre les données physiques et morales que je possédais sur
le crime. Il s'agissait, pour moi, de chercher si un point, un seul
point demeurait obscur avec l'hypothèse de l'identité de Rochdale et
d'Édouard Termonde. Les témoignages s'étaient accordés à représenter
Rochdale comme grand et fort, ma mère m'avait dépeint Édouard Termonde
comme gros et lourd. Il y avait quinze ans de distance entre l'assassin
de 1864 et le noceur vieilli de 1879, mais rien qui empêchât que ce ne
fût le même personnage. Ma mère avait insisté sur la couleur des yeux
d'Édouard Termonde, bleus et pâles comme ceux de son frère. Or, le
concierge de l'hôtel Impérial avait, dans sa déposition, que je savais
par cœur pour l'avoir si souvent relue, signalé la nuance très bleue et
très claire des prunelles du soi-disant Rochdale. Il avait remarqué ce
détail à cause du contraste des yeux avec le ton bistré du visage.
Édouard Termonde s'était réfugié en Amérique, au lendemain de son faux
suicide, et qu'avait dit M. Massol? Je l'entendais encore me répéter,
avec sa voix flûtée et le geste méthodique de sa main: «Un étranger, un
Américain ou un Anglais, peut-être un Français établi en Amérique...»
D'impossibilité matérielle, je n'en trouvais pas. Et d'impossibilité
morale? Pas davantage. Afin de mieux m'en convaincre, je reprenais
l'histoire du crime au moment même où la correspondance de mon père se
faisait explicite sur le compte de Jacques Termonde, c'est-à-dire en
Janvier 1864. Pour dégager mon jugement de toute impression de haine
personnelle, je supprimais les noms dans ma pensée. Je ramenais cette
sinistre aventure, dont j'avais tant souffert, à la sécheresse d'une
anecdote abstraite... Un homme est éperdûment amoureux de la femme d'un
de ses amis intimes. Cet homme sait cette femme profondément,
absolument honnête; si elle était libre, elle l'aimerait, il le sent,
il le voit; mais, n'étant pas libre, elle ne sera jamais, jamais, à lui.
Cet homme est doué du tempérament qui fait les criminels: une violence
effrénée dans les passions, aucun scrupule, une volonté despotique,
l'habitude de tout briser devant son désir. Il s'aperçoit que son ami
devient jaloux. Encore quelque temps, et la porte de la maison lui sera
fermée. Comment cette pensée ne lui viendrait-elle pas: si le mari
disparaissait, cependant?... Ce rêve de la mort de celui qui fait seul
obstacle à son bonheur trouble la tête de cet homme, une fois, deux
fois. Il la tourne et la retourne, cette idée fatale, il s'y accoutume.
Il en arrive au: «Si j'osais», point de départ des scélératesses les
plus affreuses. L'idée se précise devant son esprit. Il conçoit qu'il
pourrait faire tuer celui qu'il hait maintenant et dont il se sent haï.
N'a-t-il pas, très au loin, un frère misérable dont tout le monde ignore
non seulement le domicile actuel, mais jusqu'à l'existence? Quel
admirable ouvrier de meurtre que ce frère dépravé, besogneux, infâme,
qu'il tient à sa dévotion par les secours d'argent qu'il lui envoie!...
Et la tentation s'accroît toujours. Une heure sonne où elle est plus
forte que tout le reste. Cet homme résolu à jouer cette partie suprême
appelle à Paris son frère... Comment? Par une ou deux lettres qui font
miroiter aux yeux du drôle l'espérance d'une énorme somme à gagner, en
même temps qu'elles mettent comme condition à cette espérance un mystère
absolu dans le voyage. L'autre accepte. Il débarque en Europe après
avoir multiplié autour de lui les précautions. Quoi de plus aisé?... Ce
failli de la vie n'a point de parents, point de relations; il mène,
depuis des années, une existence anonyme et de hasard... Voici les deux
frères face à face... Jusque-là rien que de logique, rien que de
conforme aux étapes possibles d'un projet de cet ordre.

J'en arrivais à l'exécution, et je continuais à raisonner de même, d'une
manière impersonnelle. Le frère riche propose au frère pauvre le marché
de sang. Il lui offre de l'argent, beaucoup d'argent: cent mille francs,
deux cent mille francs, trois cent mille francs. Quels motifs
empêcheraient le misérable d'accepter? Les idées morales?... Que vaut la
moralité d'un viveur qui a passé du libertinage au vol? Depuis des
années et sous l'influence de mes préoccupations vengeresses, j'avais lu
trop assidument les faits divers des journaux et les comptes rendus des
procès pour ne pas savoir comment on devient meurtrier. Des besoins
d'argent et l'habitude de la débauche, voilà un assassin en
disponibilité. Que de coups de couteau ont été donnés, que de révolvers
mis en jeu, que de gouttes de poison versées dans des verres, avec une
incertitude absolue du gain, parmi les pires conditions de danger,
simplement pour aller, tout à l'heure, dépenser l'argent du meurtre dans
quelque bouge. La crainte de l'échafaud?... Personne ne tuerait alors.
Les débauchés, d'ailleurs, qu'ils s'en tiennent au vice, ou qu'ils
roulent jusqu'au crime, n'ont pas la vision de l'avenir. La sensation
présente est pour eux trop forte. Son image abolit toutes les autres
images, elle absorbe toutes les forces vives du tempérament et de l'âme.
Une vieille mère mourante, des enfants qui ont faim, une femme qui se
désespère,--ces tableaux des conséquences de leurs actes, ont-ils jamais
arrêté les ivrognes, les joueurs et les coureurs de filles? Et pas
davantage les fantômes tragiques du tribunal, de la prison et de la
guillotine, quand, altérés d'or, ils tuent pour s'en procurer.
L'échafaud est loin, la porte du lupanar est au coin de la rue, et le
goujat saigne un rentier, comme un boucher saigne une bête, pour aller
ensuite là-bas, la poche garnie, vers le gros numéro, où il y a de la
crapule assurée. C'est le train quotidien du crime, cela. Pourquoi le
désir d'une débauche plus relevée n'exercerait-elle pas le même attrait
scélérat sur des hommes plus raffinés, mais aussi incapables de noblesse
morale que les chourineurs du cabaret borgne? Ah! c'était une pensée
trop cruelle et que je ne pouvais supporter,--que le sang de mon père
eût payé cela, des soupers dans un restaurant de nuit à New-York... Je
perdais l'énergie de continuer ma déduction froide, et une hallucination
commençait, qui me montrait un cabinet particulier semblable à ceux où
j'avais passé: la table servie, le divan de velours aux ressorts
fatigués, la glace rayée de lettres gravées avec le diamant des bagues,
le piano ouvert où l'on joue des valses canailles, et le Champagne qui
mousse dans les verres, et la fille qui rit, avec sa blanche gorge
dégrafée, ses bas de soie, ses dents de bête, l'odeur des parfums de sa
chair mélangée à l'odeur des mets, du tabac, des vins,--et l'homme à
côté d'elle... «Non, ne mange pas ce souper, ne bois pas ce vin, ne te
laisse pas pétrir par ces mains, ne prends pas cet or. Il y a du sang
sur toutes ces choses... Cet homme qui t'embrasse, qui te désire, qui
t'a payée, est un assassin, un assassin, un assassin!...»

Ma raison se perd, me disais-je, lorsque j'étais là, immobile, le cœur
battant, les yeux fixes, en proie à la même émotion que si j'eusse vu
réellement la scène hideuse, et je la voyais, en effet, dans un éclair.
Je me tournais alors vers le portrait de mon père, je le regardais
longtemps, je lui parlais comme s'il eût pu m'entendre, je le suppliais:
«Aide-moi... Aide-moi...» Et je retrouvais, non pas le calme, mais la
force du moins de reprendre la féroce hypothèse et de la critiquer
détail par détail. Elle avait contre elle, tout d'abord, d'être
invraisemblable comme le cauchemar d'une imagination malade. Un frère
qui emploie son frère à l'assassinat d'un homme dont il veut épouser la
femme!... Bien que la conception et l'offre d'un pareil complot
rentraient dans le domaine des plus extraordinaires fantaisies... «Soit,
me disais-je, mais en matière de crime, il n'y a pas d'invraisemblance.
Par cela seul qu'il se décide au meurtre, l'assassin cesse de se mouvoir
dans le cadre d'habitudes de la vie sociale.» Et vingt exemples se
présentaient à ma mémoire, de forfaits commis dans des circonstances
aussi exceptionnelles, aussi étranges que celles dont je discutais en
ce moment le plus ou moins de probabilité. Une objection surgissait tout
de suite. En admettant que ce crime compliqué fût seulement possible,
comment étais-je le premier à en avoir le soupçon? Pourquoi M. Massol,
le vieux magistrat si fin, si délié, si habile, n'avait-il pas cherché
de ce côté-là une explication du sanglant mystère devant lequel il
s'avouait impuissant? «Eh bien! me répondis-je, M. Massol n'y a point
pensé, voilà tout. La question est de savoir, non si le juge
d'instruction a soupçonné le fait ou non, mais si ce fait en lui-même
est réel ou s'il ne l'est point.» Et puis, quels indices auraient mis M.
Massol sur cette piste? S'il avait étudié à fond le ménage de mon père,
il avait acquis la certitude que ma mère était une très honnête femme.
Il avait vu sa douleur sincère, et il n'avait pas eu, comme moi, entre
les mains, les lettres où mon père avouait sa jalousie et dénonçait la
passion de son faux ami. Est-ce que, d'ailleurs, Jacques Termonde
n'avait pas dû se pourvoir à l'avance d'un alibi sentimental, comme il
s'était prémuni d'un alibi physique, et entretenir à cette époque une
maîtresse affichée? Mais supposons que le juge ait cherché de ce
côté-là, qu'il ait soupçonné dès les premiers jours la félonie de mon
futur beau-père. Il s'agissait de découvrir le complice, puisqu'en tout
état de choses la présence de M. Termonde chez nous à l'heure du meurtre
était un fait avéré. M. Massol est arrivé à penser au frère disparu,
soit. Où trouver les traces de ce frère? Où et comment? Si Édouard et
Jacques ont été complices dans le crime, leur premier soin n'a-t-il pas
dû être d'imaginer un moyen de correspondance qui défiât la surveillance
de la police? N'ont-ils même pas cessé, pour un temps, tout commerce de
lettres? Qu'avaient-ils à se communiquer? Édouard tenait l'argent du
meurtre, Jacques s'occupait d'achever de conquérir le cœur de ma mère...
«Soit encore, reprenais-je; mais si M. Massol manquait du document
essentiel, s'il ignorait la passion de Jacques Termonde pour la femme de
l'assassiné,--ma tante, elle, savait cette passion, elle avait en mains
la preuve indiscutable des défiances de mon père, comment n'avait-elle
pas pensé ce que je pensais à l'heure présente?...» Et qui m'assurait
qu'elle ne l'eût pas pensé? Les soupçons l'avaient dévorée, elle aussi;
elle avait vécu, elle était morte parmi eux. Seulement elle y avait
évidemment mêlé ma mère, incapable de lui pardonner les souffrances d'un
frère qu'elle adorait. Agir contre ma mère, c'était agir contre moi.
Cela, elle se l'était interdit à jamais. L'eût-elle osé, comment
fût-elle sortie du domaine des vagues inductions, puisqu'elle ne pouvait
ni douter, elle non plus, de l'alibi de mon beau-père, ni rien savoir de
l'existence actuelle d'Édouard Termonde?... Non, que je fusse le premier
à expliquer l'assassinat de mon père comme je faisais, cela prouvait
uniquement que je possédais des données nouvelles sur les alentours du
crime, et non pas que les hypothèses fondées sur ces données fussent
insensées.

D'autres objections se présentaient. Si mon beau-père avait employé son
frère à cette besogne d'assassinat, comment avait-il révélé à sa femme
l'existence de ce frère? La réponse à cette question s'offrait
d'elle-même. Si le crime avait été commis dans ces conditions de
complicité, une seule preuve pouvait en demeurer, à savoir les deux ou
trois lettres écrites par Jacques Termonde à Édouard pour l'appeler en
Europe et lui tracer son itinéraire. Ces lettres, Édouard les avait
gardées. C'était par elles qu'il devait tenir son frère et par la menace
de les livrer à ma mère. Prévenir cette dernière comme mon beau-père
l'avait fait et dans cette mesure, c'était parer d'avance à cette
menace, au moins en partie. Si jamais l'ouvrier du meurtre se décidait à
livrer le commun secret à la veuve de la victime, devenue la femme de
l'inspirateur de ce meurtre, ce dernier pourrait à tout le moins nier
l'authenticité des lettres, arguer de la confidence ancienne, montrer,
dans la dénonciation, l'infamie d'une atroce vengeance compliquée d'un
faux. Et puis, cette confidence à ma mère n'était-elle pas justifiée par
une autre raison, précisément si le crime avait été commis de la manière
que j'imaginais? Ces remords, dont je croyais mon beau-père torturé,
n'avaient certes pas échappé à l'affection inquiète de sa femme. Elle
n'avait pas eu de peine à démêler dans l'âme de celui qu'elle aimait, et
dont elle se savait aimée, la sombre et fixe présence d'une tristesse
jamais chassée. Que de nuages elle avait dû voir sur ce front, que sa
présence ne dissipait pas! Que de rêveries mornes dans ces yeux, que sa
tendresse ne suffisait point à remplir d'un profond, d'un absolu
bonheur! Qui sait? Elle avait peut-être connu cette jalousie, la pire de
toutes, celle d'une pensée constante et qu'on ne vous dit pas, d'une
émotion étrangère et qu'on vous cache. Et il lui avait révélé une
portion de la vérité, afin de lui épargner, à elle, une certaine sorte
d'inquiétude, afin de s'épargner à lui-même des questions que sa
conscience lui rendait intolérables. Il n'y avait donc pas de
contradiction entre cette demi-confidence faite à ma mère et mon
hypothèse sur la complicité des deux frères... Je comprenais aussi que,
dans cette confidence, il n'avait pas pu insister, au delà d'un certain
point, sur la nécessité du silence à mon égard,--silence qui n'eût
jamais été rompu sans un hasard d'émotion, sans mon insistance
attendrie, sans cette arrivée subite d'Édouard Termonde qui avait
littéralement affolé la pauvre femme... Mais comment expliquer cette
imprudence d'avoir refusé de l'argent à ce frère aux abois et capable de
tout oser? De cela encore, j'arrivais à me rendre compte. C'était avant
la mort de ma tante, à une époque où mon beau-père se jugeait pour
toujours garanti de mon côté. Il se croyait abrité de la justice par la
prescription. Il se sentait malade. Quoi de plus naturel que de désirer
reprendre à tout prix ces papiers qui pouvaient, lui, une fois mort, et
entre des mains scélérates, devenir un moyen de chantage exercé sur sa
veuve et déshonorer sa mémoire dans le cœur de cette femme, aimée
jusqu'au crime? Une négociation pareille ne pouvait être tentée que de
vive voix. Mon beau-père s'était dit que son frère n'exécuterait pas sa
menace sans avoir essayé une dernière tentative. Il viendrait à Paris,
les deux complices se retrouveraient face à face après tant d'années. Ce
serait une nouvelle offre d'argent à faire, mais la dernière et contre
la livraison de la seule preuve capable d'éclairer les ténèbres du
mystère de l'hôtel Impérial. Dans ce calcul, mon beau-père avait omis de
prévoir que son frère arriverait aussi à l'hôtel du boulevard de
Latour-Maubourg, qu'on l'introduirait dans le salon devant ma mère, et
que la secousse trop forte lui donnerait, à lui-même, déjà ébranlé par
de longues angoisses, une crise de sa maladie du foie. Il y a dans les
événements une part d'inconnu qui déjoue les habiletés de nos plus
subtiles prudences. Et quand je songeais que tant de ruse, une si
continuelle surveillance de soi-même et des autres avaient abouti à ce
résultat, je sentais de nouveau le passage sur nous tous du souffle de
la destinée,--à moins que ces hypothèses ne fussent un roman éclos dans
mon cerveau, envahi par la fièvre et par le désir de vengeance qui me
consumait!

Réalité ou roman, ces hypothèses se tenaient là, devant moi qui ne
pouvais pas demeurer sur une ignorance et sur un doute. À l'extrémité
de ces raisonnements divers, dont les uns appuyaient, les autres
combattaient la vraisemblance de ma nouvelle explication du sanglant
mystère, je rencontrais aussi un fait positif:--à tort ou à raison
j'avais conçu la possibilité d'un complot dans lequel Édouard Termonde
aurait servi d'instrument de meurtre à son frère. Quand il n'y eût eu
qu'une chance, une seule contre un millier, pour que mon père eût été
tué de la sorte, je devais suivre cette piste jusqu'au bout, sous peine
de me mépriser comme le dernier des lâches. Le temps était passé des
douloureuses rêveries; il fallait agir, et ici, agir, c'était savoir.

Le matin arrivait parmi ces pensées. Ma lampe, qui avait éclairé cette
veillée funèbre, mêlait sa clarté triste à la pâle lumière de l'aube.
J'ouvris ma fenêtre, je vis la face livide des hautes maisons dans le
jour naissant, et je me jurai solennellement, devant ce réveil de la
vie, que ce jour me verrait commencer de faire ce que je devais, et le
lendemain continuer, et les autres jours, jusqu'à ce que je pusse me
dire: «Je suis certain..» J'eus l'énergie de dompter la tempête de
sensations folles qui s'était déchaînée en moi durant toute la nuit et
de fixer mon esprit sur ce problème: «Existe-t-il un moyen de vérifier
si Édouard Termonde et le soi-disant Rochdale de 1864 ne font qu'un?»
Pour répondre à cette question ainsi posée, je ne pouvais compter que
sur moi seul, sur les ressources de mon intelligence et de ma volonté
personnelles. Je dois me rendre ce témoignage que je n'eus pas une
minute, durant ces cruelles heures, la tentation de me décharger une
fois pour toutes des difficultés de ma tâche tragique en m'adressant à
la justice, comme j'aurais fait, si je n'avais pas tenu compte de la
souffrance de ma mère. Je m'étais dit que jamais elle ne recevrait par
moi ce coup horrible: apprendre qu'elle avait été, quinze ans durant, la
femme d'un assassin. Pour qu'elle ignorât toujours ce drame criminel, il
fallait que la lutte restât circonscrite entre mon beau-père et moi. Et
cependant, si je le trouve coupable? pensais-je... À cette seule idée
qui maintenant n'était plus vague et lointaine, qui pouvait devenir une
vérité indiscutable, aujourd'hui, demain, dans quelques heures, un
projet terrible se dessinait devant les yeux de mon esprit.--Mais je ne
voulais pas regarder de ce côté-là; je me répondais: «J'y songerai plus
tard,» et je me contraignais à porter toutes mes réflexions sur le jour
actuel. Je reprenais mon problème: «Comment vérifier l'identité
d'Édouard Termonde et du faux Rochdale?» Arracher ce secret à mon
beau-père était impossible. Vainement, depuis des mois, j'avais cherché
le défaut de cette cuirasse de dissimulation contre les mailles de
laquelle j'avais brisé, non pas un, mais dix, mais vingt poignards.
J'aurais eu à mon service tous les bourreaux de l'Inquisition que je
n'aurais pas desserré ces lèvres minces, ni extorqué une confidence à ce
visage, si douloureux et si impénétrable à la fois. Restait l'autre.
Mais pour m'attaquer à lui, je devais découvrir, d'abord, sous quel nom
il était caché à Paris et à quelle adresse. Il n'était pas besoin de
beaucoup d'imagination pour apercevoir un moyen assuré de cette
découverte. Il ne suffisait que je me rappelasse les circonstances mêmes
où j'avais appris l'arrivée d'Édouard Termonde à Paris. Pour une raison
ou pour une autre,--souvenir d'une sanglante complicité ou crainte d'un
scandale mondain,--mon beau-père tremblait d'épouvante à la seule idée
du retour de son frère. Ce frère était revenu. Mon beau-père ferait
certainement tous ses efforts pour le décider à partir de nouveau. Il le
reverrait, et pas à l'hôtel du boulevard de Latour-Maubourg, à cause de
ma mère et à cause des domestiques. J'avais donc un procédé sûr pour
savoir la demeure d'Édouard Termonde: je ferais suivre mon beau-père.

De deux choses l'une;--ou bien il donnerait rendez-vous à son frère dans
quelque endroit désert, ou bien il se transporterait au domicile choisi
par l'autre. Dans le second cas, je tenais mon renseignement tout de
suite; dans le premier cas, il suffisait de donner le signalement
d'Édouard Termonde, tel que je l'avais recueilli de la bouche de ma mère
et de le faire suivre aussi, au moment même où il rentrerait chez lui au
sortir de ce rendez-vous. L'espionnage m'a toujours paru quelque chose
d'infâme, et, même à cette minute, je me rendais compte de l'ignominie
de ce traquenard tendu à mon beau-père. Mais, quand on se bat, on ne
choisit pas ses armes. Pour aller au but, que je voyais briller comme un
phare, j'aurais marché sur tout ce qui n'était pas le chagrin de ma
mère... «Eh bien! reprenais-je, une fois que je saurai le faux nom
d'Édouard Termonde et son adresse, que faire?»... Je ne pouvais pas, à
l'imitation de la police judiciaire, mettre main basse sur sa personne
et ses papiers, quitte à le relâcher avec force excuses, une fois la
perquisition finie. Je me souviens d'avoir machiné en pensée vingt plans
successifs, tous plus ou moins ingénieux et tous rejetés. Je finis par
m'attacher de nouveau aux faits. À supposer que cet homme eût tué mon
père, il était impossible que la scène du meurtre ne fût pas demeurée
dans sa mémoire en traits ineffaçables. Il devait donc avoir souvent
revu, dans ses mauvaises heures, le visage de ce mort auquel je
ressemblais tant. Je regardai de nouveau ce visage sur la toile que mon
beau-père avait à peine osé fixer. Je me souvins de la conversation que
nous avions eue dans cette même pièce et de ce que je lui avait dit:
«Croyez-vous que la ressemblance soit suffisante pour que je fasse au
criminel une impression de spectre?»... Pourquoi ne pas utiliser cette
ressemblance? Je n'avais qu'à me présenter à Édouard Termonde
brusquement, et à l'interpeller en même temps de ce nom de Rochdale dont
les syllabes devaient sonner pour lui comme un glas. Oui, c'était cela:
entrer dans sa chambre actuelle, comme mon père était entré dans sa
chambre de l'hôtel Impérial, et le demander par le nom sous lequel mon
père l'avait demandé, en lui montrant le visage même de sa
victime.--S'il n'était pas coupable, j'en serais quitte pour m'excuser
d'avoir frappé à sa porte, comme d'une erreur; s'il était coupable, il
subirait pendant quelques instants un mouvement de terreur, qui
équivaudrait à un aveu. Ce serait à moi de m'emparer de cette terreur
pour lui arracher tout son secret. Quels mobiles pourraient agir sur
lui? Deux sans plus: la crainte de l'expiation et l'amour de l'argent.
Il fallait arriver à lui, armé, avec une forte somme, et lui donner le
choix entre ces deux alternatives: ou bien il me vendrait les quelques
lettres qui lui avaient permis de tyranniser son frère depuis des
années, ou bien je le menacerais de lui brûler la cervelle. Et s'il
refusait de me livrer les lettres? Allons donc... Est-ce qu'un bandit
comme celui-là pouvait hésiter? Soit, il accepterait le marché. Il me
donnerait les papiers qui convainquaient mon beau-père d'assassinat,--et
il s'en irait ainsi, je le laisserais partir comme il était parti de
l'hôtel Impérial, fumant un cigare et payé de sa trahison envers son
frère comme il avait été payé de sa trahison envers mon père!... Oui, je
le laisserais s'en aller ainsi, puisque le tuer de ma main ce serait me
mettre dans la nécessité de tout dévoiler du crime que je voulais à tout
prix cacher. «Ah! ma mère! ce que tu m'auras coûté!...» sanglotais-je.
Et je revenais au portrait du mort et il me semblait que de cette
bouche, que de ces yeux s'échappait un ordre de ne jamais toucher au
cœur de celle que ce mort avait tant aimée,--fût-ce pour le venger!--«Je
t'obéirai,» répondais-je à mon père... et je disais adieu à cette partie
de ma vengeance.--Cela m'était très cruel; c'était cependant possible.
Après tout, éprouvais-je de la haine pour le misérable? Il avait frappé,
c'est vrai, mais comme un instrument servile au bras d'un autre. Ah! cet
autre, je ne le laisserais pas échapper, celui-là, quand je le
tiendrais, lui qui avait conçu, médité, machiné, payé l'attentat, lui
qui m'avait tout volé, depuis la vie de mon père jusqu'à la tendresse de
ma mère, lui, le réel, l'unique coupable. Oui, je le tiendrais, et
j'aurais du loisir pour combiner ma vengeance, pour l'exécuter, sans que
ma mère soupçonnât rien de ce duel d'où je sortirais vainqueur.
L'ivresse du supplice que je trouverais le moyen d'infliger à cet homme
exécré m'enivrait à l'avance. J'avais chaud dans le cœur en y songeant.
Cela me payait de ce long, de ce dur martyre... «À l'action! À
l'action!...» me dis-je. Je tremblais que tout cet espoir ne fût qu'un
leurre, qu'Édouard Termonde fût déjà reparti, que mon beau-père eût
déjà payé son silence... Dès neuf heures j'étais dans une de ces
abominables agences d'espionnage privé dont passer seulement le seuil
m'eût paru, la veille encore, une telle honte! À dix heures, je donnais
au bureau de la Société, où j'avais en dépôt une partie de ma fortune,
l'ordre de vendre pour cent mille francs de valeurs. Ce jour passa, puis
un second. Comment je supportai ces heures les unes après les autres, je
ne sais plus. Ce que je sais bien, c'est que je n'eus pas le courage de
passer au boulevard de Latour-Maubourg, ni de revoir ma mère. Je
tremblais qu'elle ne devinât dans mes yeux ma folle espérance et qu'elle
ne prévînt mon beau-père sans même s'en douter, comme elle m'avait
prévenu, par une phrase, un mot. Vers midi, le troisième jour, j'appris
que mon beau-père était sorti le matin même. C'était un mercredi; ce
jour-là, ma mère se rendait à une œuvre pieuse dont le siège était dans
le quartier de Grenelle.--M. Termonde avait changé de fiacre deux fois,
et il s'était fait conduire au Grand-Hôtel. Il y avait rendu visite à un
voyageur qui occupait, au second étage, une chambre numérotée 353; ce
voyageur était inscrit comme arrivant de New-York et sous le nom de
Stanbury. À midi, je savais ces détails, et, à deux heures, un revolver
chargé dans ma poche, mon portefeuille garni des cent billets de banque
qui devaient me servir à l'achat des lettres, décidé à jouer la partie
jusqu au bout, et à la gagner, je montais l'escalier du Grand-Hôtel...
Touchais-je à une scène formidable du drame de ma vie, ou bien étais-je
au moment de me convaincre qu'une fois encore j'avais été dupe de mon
imagination? Du moins j'aurais fait tout mon devoir.



XVI


J'étais arrivé au second étage. À l'angle d'un long corridor, était
fixée une plaque sur laquelle je pus lire écrit: «Du numéro 300 au
numéro 360...» Dans le corridor, un garçon de service passait en
sifflant. Deux filles riaient dans une espèce d'office ménagé à la
sortie de l'escalier. Un grand bruit montait de la cour à travers les
fenêtres ouvertes. Le moment était bien choisi pour l'exécution de mon
projet. L'homme ne pourrait pas espérer une fuite facile à travers la
maison ainsi remplie de monde. 345... 350... 351... 353... J'étais
devant la porte de la chambre où logeait Édouard Termonde. La clef
était sur la porte; le hasard servait donc mon projet au delà de ce que
j'eusse osé souhaiter. Ce petit détail témoignait aussi de la sécurité
où vivait celui que je venais surprendre. Soupçonnait-il seulement mon
existence? Je m'arrêtai une minute devant cette porte close. Je m'étais
habillé avec un veston, afin d'avoir mon revolver dans ma poche, bien à
portée. J'assurai ma main droite sur la crosse, et j'ouvris la porte
sans frapper.

--Qui est là?... fit la voix d'un homme qui lisait un journal, en
fumant, couché plutôt qu'assis dans un fauteuil, les pieds posés sur une
table, le dos tourné à l'entrée; il ne se donna même pas la peine de se
lever pour voir qui avait ouvert, persuadé sans doute que c'était un
domestique de l'hôtel. Je ne lui laissai pas le temps de se retourner
tout à fait.

--Monsieur Rochdale?... demandai-je.

À peine eus-je prononcé ces mots que l'homme fut sur pieds. Il repoussa
le fauteuil et se réfugia de l'autre côté de la table, me regardant en
face avec un visage décomposé... Ses yeux s'ouvraient démesurément, tout
clairs, dans ce visage livide qu'encadrait une barbe jadis blonde,
aujourd'hui grisonnante. Sa bouche béait, ses jambes flageolaient. Tout
ce grand et robuste corps venait de subir une de ces secousses
d'épouvante folle, devant lesquelles toutes les puissances de la vie
sont comme paralysées. Il avait seulement jeté un cri dans sa terreur:
«Cornélis!...»

Cette preuve que je poursuivais depuis des mois, je la tenais donc
enfin! À cette seconde, je sentais, moi, tous les ressorts de mon être
tendu. Oui, j'étais aussi lucide, aussi maître de moi que mon adversaire
était bouleversé. Il n'avait pas, comme son complice, l'habitude
quotidienne et réfléchie de la dissimulation. Ce nom de Rochdale, cette
ressemblance effrayante, cette arrivée inattendue... Je ne m'étais pas
trompé dans mon calcul. J'aperçus, avec cette prodigieuse rapidité de
pensée dont s'accompagne l'action, qu'il fallait redoubler ce premier
sursaut de terreur morale par un sursaut de terreur physique... Sinon,
cet homme allait s'élancer sur moi, dans le mouvement de réaction qui
suivrait ce saisissement, il me bousculerait, il s'enfuirait comme un
fou, au risque d'être arrêté dans l'escalier par les gens qui le
verraient courir, éperdu, et alors... Mais j'avais déjà tiré mon
revolver de ma poche. J'avais mis en joue le misérable et je lui disais,
l'appelant par son vrai nom, pour lui prouver que je savais tout de
lui:

--Monsieur Édouard Termonde, si vous faites un mouvement vers moi, je
vous tue, comme un assassin que vous êtes, comme vous avez tué mon
père...

J'ajoutai, lui montrant une chaise au coin de la fenêtre entrebâillée:

--Asseyez-vous!

Il m'obéit machinalement. J'exerçais sur lui, à cet instant, une espèce
de domination absolue, qui allait cesser, je le sentais, aussitôt qu'il
reprendrait ses esprits. Mais, quand le reste de l'entretien tournerait
contre moi, maintenant, est-ce que cela empêchait que je ne fusse maître
d'une certitude? J'avais voulu savoir si Édouard Termonde et Rochdale ne
faisaient qu'un seul et même personnage; cela, je le savais. Je venais
d'en étreindre l'indéniable preuve. Je me devais cependant d'arracher à
mon ennemi l'autre preuve, celle qui mettrait mon beau-père à ma
discrétion. C'était une nouvelle phase de la lutte. D'un coup d'œil je
fis le tour de la chambre où je me trouvais enfermé avec l'assassin. Sur
le lit, à ma gauche, une canne plombée, un chapeau et un pardessus; sur
la table de nuit, un coup de poing en acier et un revolver. À ma
droite, la commode, avec un couteau-poignard parmi des objets de
toilette; une malle, à côté de cette commode, contre une porte
condamnée; une armoire à glace contre une autre porte condamnée aussi,
le lavabo...,--et lui, acculé, sous le coup de mon arme braquée, entre
la table et la fenêtre. Il ne pouvait ni s'échapper, ni atteindre aucun
moyen de défense sans engager avec moi une lutte corps à corps. Mais il
devrait essuyer mon feu d'abord, et puis, s'il était grand et robuste,
je n'étais, moi, ni petit ni faible. J'avais vingt-cinq ans. Il en avait
cinquante. Toutes les forces morales étaient pour moi. Je devais
vaincre.

--Maintenant, lui dis-je en m'asseyant moi-même et sans cesser de le
tenir en joue, causons...

--Qu'est-ce que vous voulez de moi? répliqua-t-il brutalement.

Sa voix était sourde à la fois et rauque. Le sang était remonté à ses
joues, ses yeux brillaient, ces yeux si pareils à ceux de son frère.
C'était l'animal qui revient à lui après avoir subi un effroyable
danger, comme stupéfait de se retrouver encore vivant.

--Allons, ajouta-t-il en fermant les poings, je suis pris... Tirez-moi
dessus et que ce soit fini...

Et comme je ne répondais rien et que je continuais de le tenir ainsi,
sous la menace de mon pistolet:

--Ah! s'écria-t-il, je comprends; c'est cette canaille de Jacques qui
m'a vendu à vous pour se débarrasser de moi... Il y a prescription... Il
se croit en sûreté, lui. Mais est-ce qu'il vous a dit aussi qu'il en
était, lui, l'honnête homme, que j'en ai la preuve?... Ah! il croit que
je vais vous laisser me tuer comme cela, sans parler?... Non pas, je
vais crier, on nous arrêtera, et l'on saura tout...

La fureur le gagnait. Il allait appeler: «Au secours!...» Le pire était
que la colère me saisissait moi-même... C'était lui, de cette même main
que je voyais errer sur la table, forte, velue, cherchant un objet à me
jeter, oui, c'était lui qui avait tué mon père... Un degré d'émotion de
plus, et j'étais perdu, je lui logeais une balle dans le corps, je
voyais son sang couler... Que cela m'eût fait de bien! Mais non. J'avais
sacrifié cette vengeance-là. En une seconde, je me vis arrêté, obligé
d'expliquer tout, et la douleur réservée à ma mère. Heureusement pour
moi, il eut, lui aussi, un passage de réflexion. La première idée qui
avait dû lui venir à l'esprit était que son frère l'avait trahi, en ne
disant que la moitié de la vérité, afin de le livrer à ma vengeance. La
seconde fut sans doute que, pour un fils qui vient venger son père mort,
je paraissais peu décidé à en finir tout de suite. Il y eut un court
silence entre nous, qui me permit de reconquérir toute ma tête, et de
lui dire:--«Vous vous trompez, Monsieur», avec un calme qui fit naître
une stupeur nouvelle dans ses yeux. Il me regarda, puis je le vis fermer
les paupières en plissant le front. Ma ressemblance avec mon père lui
était insupportable, je le sentais.

--Oui, vous vous trompez,--continuai-je posément et pour amener ce
terrible entretien sur le ton d'une conversation d'affaires--je ne suis
venu, ni pour vous faire arrêter, ni pour vous tuer... À moins,
ajoutai-je, que vous ne m'y obligiez vous-même, comme j'ai craint que
vous ne fissiez tout à l'heure... Je suis venu vous proposer un marché,
mais c'est à la condition que vous m'écouterez, comme je vous parle,
avec sang-froid...

Nous nous tûmes de nouveau l'un et l'autre. Un bruit de voix et de pas
se faisait entendre dans le couloir, presque contre la porte, et des
éclats de rire. C'en était assez pour me rappeler à moi la nécessité de
me dominer, et à lui qu'il jouait une partie dangereuse. Une détonation
d'arme, un cri, et quelqu'un entrait dans cette chambre, placée comme
elle était, contre le corridor. Édouard Termonde m'avait écouté avec une
attention extrême. Un éclair d'espérance avait passé sur son visage,
puis une singulière expression de défiance.

--Faites vos conditions, dit-il d'une voix sourde encore, mais apaisée.

--Si j'avais voulu vous tuer, repris-je en insistant, afin de mieux le
convaincre de ma bonne foi par l'évidence... vous seriez déjà mort,--et
je levai mon arme.--Si j'avais voulu vous faire arrêter, je ne me serais
pas donné la peine d'entrer moi-même, deux agents de police auraient
suffi, car vous n'oubliez pas que vous êtes déserteur et toujours sous
le coup de la loi.

--Juste, répliqua-t-il simplement.

Puis il ajouta, suivant un raisonnement intérieur qui avait son
importance capitale pour l'issue de notre entretien:

--Si ce n'est pas Jacques, qui m'a vendu?

--Je vous tenais à ma disposition, continuai-je sans relever sa phrase,
et je n'en ai pas usé... J'avais donc une raison puissante pour vous
épargner hier, avant-hier, ce matin, tout à l'heure... maintenant... Et
il dépend de vous que je vous épargne tout à fait...

--Et vous voulez que je vous croie, répondit-il, en montrant du doigt
mon revolver que je continuais à tenir dans ma main, mais sans plus le
braquer sur lui. Non, non... fit-il; et il ajouta, employant un terme
énergique où réapparaissait le sous-officier qu'il avait été:--Je ne
coupe pas dans ces ponts-là...

--Écoutez-moi, répliquai-je sur un ton d'extrême mépris. Cette raison
puissante que j'ai de ne pas vous abattre comme un chien enragé, je vais
vous la dire... Je ne veux pas que ma mère sache jamais quel homme elle
a épousé dans votre frère... Comprenez-vous maintenant pourquoi je suis
décidé à vous laisser aller?... si vous vous y prêtez toutefois? Car
même l'idée de ma mère ne m'arrêterait pas, si vous me poussiez à bout.
J'ajouterai, pour votre gouverne, que la prescription, par laquelle vous
vous croyez couvert au sujet du meurtre de 1864, a été interrompue; vous
jouez donc votre tête en ce moment... En deux mots, voici ce que je
vous propose: Depuis une dizaine d'années, vous exercez sur votre frère
un chantage qui vous a réussi assez bien... Je ne suppose pas que vous
fassiez vibrer en lui la corde de l'affection fraternelle, n'est-il pas
vrai?... Quand vous êtes venu d'Amérique pour tenir le personnage de
Rochdale, il a bien fallu qu'il vous envoyât quelques instructions...
Ces lettres, vous les avez gardées... Je vous en offre cent mille
francs.

--Monsieur, me répondit-il,--et rien qu'à son accent je pouvais
constater qu'il était momentanément redevenu maître de lui,--pourquoi
voulez-vous que je prenne au sérieux une proposition pareille?... En
admettant que ces lettres aient été écrites, et que je les ai gardées,
pourquoi vous livrerais-je un document comme celui-là?... Qui me
garantirait qu'une fois ces papiers entre les mains, vous ne me feriez
pas empoigner aussitôt?... Ah! dit-il en me regardant cette fois bien en
face, vous ne saviez rien?... Ce nom... Cette ressemblance... Idiot que
je suis, vous m'avez joué...

La fureur empourpra de nouveau son visage; il poussa un juron.

--Tu me le paieras, cria-t-il. Et, à cette seconde où je ne le tenais
pas au bout du canon de mon arme, il poussa la table sur moi si
violemment, que j'eusse été renversé si je n'avais fait un bond en
arrière, mais il avait eu le temps déjà de se jeter sur moi et de me
prendre à bras-le-corps. Heureusement pour moi, la violence de l'attaque
avait fait tomber de mes mains mon pistolet, en sorte que je ne pus être
tenté de m'en servir, et une lutte commença entre nous durant laquelle
nous ne prononçâmes ni l'un ni l'autre une parole. De son premier élan
il m'avait jeté à terre, mais j'étais vigoureux, et les étranges
préoccupations de danger dont ma jeunesse avait été la victime m'avaient
poussé à développer en moi toutes les énergies et toutes les adresses
physiques. Je sentais son souffle sur mon visage, sa peau contre ma
peau, ses muscles sur les miens, l'odeur de son corps. La haine
décuplait mes forces, et, en même temps, l'angoisse que l'on entendît le
bruit de notre lutte me donnait le sang-froid qu'il avait perdu. Après
quelques minutes de cette sauvage étreinte, et, comme il se sentait
faiblir, il me mordit à l'épaule si cruellement que la douleur m'affola;
je pus dégager un de mes bras, et je le saisis à la gorge au risque de
l'étouffer... Je le tenais sous moi maintenant, et je lui frappai la
tête contre le parquet comme pour la briser. Il demeura une minute sans
mouvement. Je crus l'avoir tué. Je ramassai mon pistolet qui avait roulé
jusqu'à la porte, et je revins lui baigner le front avec de l'eau pour
le faire revenir à lui.

Quand je me vis dans l'armoire à glace de la chambre, le collet de mon
veston déchiré, la figure meurtrie, la cravate en lambeaux, je fus pris
d'un frisson comme si j'avais eu là devant moi le spectre d'un autre
André Cornélis. L'ignoble caractère de cette aventure me fit frémir de
dégoût, mais il ne s'agissait pas de mes délicatesses de gentleman. Mon
ennemi revenait à lui. Cette fois, j'étais résolu à en finir. J'avais la
conscience d'avoir fait tout le possible pour tenir mon serment envers
ma mère. Que la faute retombât sur la destinée... Le misérable s'était
relevé à demi et il me regardait, le buste en avant. J'allai à lui, et
je lui posai le canon du revolver presque sur le front.

--Il est encore temps, lui dis-je; je te donne cinq minutes pour te
décider au marché que je t'ai proposé tout à l'heure: les lettres, et
cent mille francs avec la liberté, sinon, une balle dans la tête...
Choisis... J'ai voulu t'épargner à cause de ma mère; mais je ne veux
pas perdre mes deux vengeances... Si tu bouges, tu es mort... On
m'arrêtera, on fouillera tes papiers, on trouvera les lettres, on saura
que j'avais le droit de te casser la tête... Ma mère sera folle de
douleur... Mais je serai vengé... J'ai dit. Tu as cinq minutes, pas une
de plus.

Sans doute mon visage exprimait une résolution invincible. L'assassin
regarda ce visage, puis la pendule. Il voulut faire un geste. Il vit que
mon doigt allait appuyer sur la gâchette.

--Je me rends, dit-il.

--Relevez-vous, repris-je.

Il m'obéit de nouveau machinalement.

--Où sont les lettres? lui demandai-je.

--Quand vous les aurez, implora-t-il, avec une lâcheté de bête traquée
sur sa face abjecte, vous me laisserez partir?...

--Je vous le jure, lui dis-je; et, comme je voyais une inquiétude
suprême dans ses prunelles, j'ajoutai:--Sur le souvenir de mon père...
Et encore une fois, je demandai:

--Où sont les lettres?...

--Là, dit-il, en me montrant la malle posée dans un coin.

--Voici l'argent, fis-je, en lui jetant le portefeuille qui contenait
la liasse des billets de banque.

Y a-t-il comme un magnétisme moral dans l'accent de certaines paroles et
dans certaines expressions de physionomies? Était-ce la nature,
particulièrement saisissante à cette minute, du serment que je venais de
prononcer? Ou bien cet homme avait-il eu assez de force d'esprit pour se
dire que la croyance à ma bonne foi lui offrait seule une chance de
salut? Quoi qu'il en soit, il n'eut pas un instant d'hésitation; il
ouvrit la malle cerclée de fer, retira de l'un des casiers une boîte de
cuir jaune fermée avec une serrure de sûreté, puis, de cette boîte, une
enveloppe assez grande qu'il me jeta comme je lui avais jeté les billets
de banque. Moi, de mon côté, je n'eus pas un moment la crainte qu'il ne
prît une arme dans sa malle, ni qu'il ne m'attaquât, tandis que je
vérifiais le contenu de l'enveloppe, laquelle renfermait trois lettres
seulement, timbrées, les deux premières au double timbre de Paris et de
New York, la troisième à ceux de Paris et de Liverpool, et toutes les
trois estampillées à la date de janvier ou de février 1864.

--Est-ce tout?... me demanda-t-il.

--Pas encore, répondis-je; il faut que vous vous engagiez à partir ce
soir par le premier train, sans vous être trouvé avec votre frère, sans
lui avoir écrit?...

--C'est promis, dit-il, et puis?...

--Quand devait-il revenir vous voir?...

--Samedi, fit-il, et il haussa les épaules... Le marché était conclu. Il
a voulu attendre, pour me compter l'argent, que ce fût le jour de mon
départ pour le Havre, afin d'être bien sûr que je ne m'attarderais pas à
Paris... C'est joué, ajouta-t-il, et maintenant je m'en lave les
mains...

--Édouard Termonde, dis-je en me levant, rappelez-vous que je vous ai
fait grâce, mais qu'il ne faudrait pas me tenter une seconde fois en
vous retrouvant sur mon chemin ou sur celui d'un être que j'aime...

Je fis un geste de menace et je sortis, le laissant assis à la table
près de la fenêtre. À peine fus-je dans le corridor, que mes nerfs,
après m'avoir été si étrangement soumis durant la lutte, me trahirent
tout d'un coup. Mes jambes défaillaient sous moi. J'eus peur de tomber
là, sur le tapis de ce couloir, et comment rendre compte du désordre de
mes vêtements? J'eus le courage d'ajuster les débris de ma cravate, de
relever le col de mon veston pour dissimuler et sa déchirure et l'état
de ma chemise, d'enlever la poussière de mon chapeau qui avait été tout
bossué dans la lutte. J'essuyai mon visage avec mon mouchoir, et je
descendis l'escalier d'un pas que je contraignis à rester paisible.
L'inspecteur du premier étage se trouvait sans doute occupé à un autre
bout du corridor. Deux garçons me regardèrent et parurent étonnés de mon
aspect. Mon bon destin voulut qu'ils ne s'attardassent pas à essayer de
savoir la cause du visible désordre où je me trouvais... J'étais prêt à
imaginer la fable d'une fausse agression, mais je sentais que mon
trouble eût entraîné les plus graves conséquences. Enfin, j'étais dans
la cour... Je la traversai avec épouvante. Si une personne de ma
connaissance eût été là?... Je me jetai dans le premier fiacre, je
donnai mon adresse. J'avais tenu ma parole. J'avais vaincu.



XVII


Ces lettres achetées bien cher,--puisque je les avais payées du
sacrifice d'une de mes deux vengeances,--ces lettres accablantes pour
mon beau-père, et qui le mettaient à ma discrétion comme elles l'avaient
mis à la discrétion de son frère, durant des années, qu'en allais-je
faire? Je commençai de les lire dans le fiacre qui me ramenait avenue
Montaigne. La première, très longue et très détaillée, rappelait à
Édouard Termonde ses fautes passées et l'irrémissible détresse de sa
situation. Cette lettre indiquait ensuite, sans rien préciser, un moyen
possible de réparer en partie tant de désastres et de reconquérir une
fortune. La première condition était que le proscrit se soumît
scrupuleusement aux ordres de son frère. Il devait d'abord annoncer, à
ceux qu'il fréquentait d'ordinaire, son départ de New-York, passer dans
un nouveau quartier sous un nouveau nom et y attendre la prochaine
lettre. Celle-ci était la seconde. Visiblement une réponse d'Édouard
avait pris place entre les deux, acceptant l'offre de Jacques. Cette
nouvelle lettre enjoignait au misérable de gagner Liverpool, où d'autres
instructions l'attendraient. Ces instructions, objet du troisième
billet, se bornaient à un rendez-vous fixé pour une date toute
rapprochée, vers dix heures du soir, dans Paris et sur la portion du
trottoir de la rue de Jussieu qui fait face à la rue Guy-de-la-Brosse. À
ce moment, ces deux rues, situées entre le vieux jardin des Plantes et
les bâtiments de l'Entrepôt des vins, sont aussi désertes qu'une place
abandonnée de province. Du projet conçu par Jacques Termonde et qui
devait faire la matière de leur premier entretien après tant d'années,
il n'en était pas plus question dans ce billet que dans les deux autres.
Mais quand je n'aurais pas eu, moi, l'aveu arraché à la surprise
épouvantée du faux Rochdale, la concordance des dates entre ce rappel
clandestin et l'assassinat de mon père constituait seule une preuve
indéniable. Je les lus et les relus, ces feuilles accusatrices,--comme
j'avais lu et relu les pages écrites à la même époque par mon
père--d'abord dans cette voiture de place, puis chez moi, dans la
solitude de mon appartement. Et l'horrible complot qui m'avait rendu
orphelin acheva de s'éclairer d'une lumière de plus en plus précise et
affreuse. Cette rue de Jussieu, où Jacques avait joué auprès d'Édouard
le rôle d'un sinistre tentateur, je me trouvais par hasard la connaître
parfaitement. Mon ancien camarade de Versailles, Joseph Dediot, avait
occupé à deux pas, rue Cuvier, un petit logement, durant les années qui
avaient suivi notre sortie du collège. Que de fois j'étais venu le
surprendre l'après-midi ou le matin, pour passer avec lui quelques
heures et l'emmener dans un de ces restaurants du quai à travers les
fenêtres desquels nous aimions à regarder l'eau verte de la Seine, le
travail des mariniers et le défilé des bateaux! Mes pieds avaient foulé
joyeusement ce pavé sur lequel les deux complices s'étaient promenés
durant les heures de ce premier rendez-vous du crime... Maintenant je
les voyais qui allaient et venaient, d'un bec de gaz à l'autre,
j'entendais le bruit de leurs pas, je discernais l'accent de la voix de
celui qui devait être mon beau-père. Elle disait, cette voix insinuante
et passionnée, des paroles dont les conséquences avaient pesé sur toute
ma vie. Mon père était mort de ces paroles, ma tante aussi, puisque le
chagrin était à la source de cette maladie du cerveau qui l'avait
emportée. Moi-même, je n'avais tant souffert durant mon enfance, je ne
souffrais si cruellement dans cette minute même, qu'à cause des phrases
prononcées sur ce trottoir... Et je revoyais aussi le visage décomposé
de l'infâme coquin dont la morsure avait si profondément marqué mon
épaule gauche que je la remuais avec douleur; je l'apercevais
maintenant, moi à peine sorti de sa chambre, qui réparait le désordre de
ses vêtements, bouclait ses malles, pressait sur le timbre pour appeler
le domestique, demandait sa note, la réglait avec un des billets que je
lui avait jetés...--et il partait. On chargeait la malle sur la voiture,
il se faisait conduire en hâte à une gare,--sans doute celle du Nord,
parce qu'elle est plus près de la frontière. Il prenait le premier
train, il l'avait pris... Et il s'en allait, et jamais plus je ne le
tiendrais à ma merci... La fureur m'envahissait de nouveau. Il n'avait
pas eu le temps de fuir très loin... Si je courais à la préfecture de
police. Le signalement que je pouvais donner suffirait. On l'arrêterait.
Je lui avais juré sur le souvenir de mon père que je le laisserais
partir. Allons donc! Des serments envers un pareil bandit!... On
l'arrêterait. On _les_ arrêterait.--Et ma mère?... Ma mère?... Pour la
première fois depuis que le soupçon de funeste vérité me possédait, je
me révoltai contre son souvenir. À cette minute, et sous le coup de la
colère dont m'enflammait l'image du meurtrier s'enfuyant, j'osai me
reprocher comme une faiblesse le mouvement de piété qui m'avait fait
sacrifier une moitié de ma vengeance au repos de cette mère tant aimée.
«Et qu'elle souffre, me disais-je avec férocité, qu'elle soit punie de
n'être pas demeurée fidèle au souvenir du pauvre mort!...» Et puis
j'avais honte d'un pareil égarement de ma pensée comme d'un crime...
Avoir vécu quinze ans auprès d'un assassin, portant son nom, partageant
sa vie! Ah! elle ne supporterait pas cette révélation; je ne
supporterais pas, moi, le remords de lui avoir révélé une si hideuse
chose. «Non, reprenais-je, qu'il s'échappe!...» Et, malgré moi, je
regardais la pendule. Le balancier allait, et à chacun de ces retours,
les chances de fuite du misérable devenaient plus nombreuses. «Quel
chemin a-t-il pris? me demandais-je; il doit être parti pour
l'Angleterre...» Et je me représentais un train dans la nuit, un vaste
port... La noire houle frissonne sous le paquebot, les voyageurs se
précipitent sur la passerelle, éclairée par des falots... Un long
sifflement... L'hélice bat la mer... Le bateau s'ébranle... Encore
quelques heures et l'homme est à Londres... Il a disparu dans l'immense
ville... «Ô ma mère!... ma mère!... m'écriais-je en me jetant sur le
canapé et me tordant de désespoir. Ce que j'aurai fait pour toi!...»

Je me relevai. J'écartai violemment cette image, afin de lui substituer
celle de l'autre, du frère. Celui-là, du moins, ne pouvait pas
m'échapper. Si la vengeance est un plat qui se mange froid, j'avais tout
le loisir de préparer la mienne,--à mon aise. Celui-là ne s'enfuirait
pas comme son complice. La réussite même de son crime, son mariage avec
ma mère faisait de lui mon prisonnier. Je savais où le trouver toujours,
et toujours j'aurais la liberté de l'aborder, de provoquer entre nous
deux la scène nécessaire à l'exécution de mon dessein. Quel dessein?
Mais celui-là même qui m'avait déjà hanté, celui qui d'avance m'avait
paru la compensation suffisante, si je laissais échapper l'un de mes
deux ennemis. Brusquement ce dessein se formula devant mon esprit, avec
la netteté d'une résolution prise, et je m'entendis prononcer à haute
voix ces paroles: «Je vais le tuer...» Je répétai plusieurs fois: «Je
vais le tuer, je vais le tuer...» avec une sorte de frénésie, comme
enivré d'une subite hallucination, qui me montrait le cadavre de cet
infâme mari de ma mère, rigide,--éteints ces yeux dont j'avais tant subi
le regard,--muette cette bouche qui avait proposé le marché,--glacé le
front où avait germé le projet. Il ne bougerait plus jamais ce corps
dont j'avais détesté tous les mouvements. Cette vision de haine me
procura quelques secondes d'un étrange délice. «Enfin, enfin, repris-je
tout haut encore, je vais le tuer...» Et tout de suite l'inévitable
question se posa:

--Comment?

Ce que j'avais voulu éviter à tout prix, c'était que ma mère fût
éclairée sur le drame de la mort de mon père; je n'avais pas sacrifié à
ce respect religieux de ses illusions ma première vengeance, pour
atteindre la malheureuse femme plus cruellement encore par les
conséquences de la seconde. Il fallait donc combiner cette seconde
vengeance, de manière à être bien sûr que j'échapperais moi-même à la
justice... Je devrais mettre, à tuer mon beau-père, autant de précaution
que lui autrefois à faire tuer mon père... Tranchons le mot. Il me
fallait l'assassiner?... L'assassiner, oui, c'est ainsi qu'on appelle
l'action de tuer un homme sans qu'il se défende,--et les choses se
passeraient ainsi. Quelque ingénieux que fût le piège où je
l'attirerais, que je lui versasse du poison goutte par goutte, que je
l'attendisse au coin d'une rue pour le poignarder, que je lui tirasse un
coup de pistolet, il n'y avait pas deux façons de nommer cela. Un
assassinat? Je serais, moi aussi, un assassin... Tout ce que ce terme
représente de basse infamie s'évoqua tout d'un coup devant ma pensée,
et, pour la première fois, j'eus peur de la vengeance que j'avais tant
souhaitée, à laquelle j'avais vécu suspendu depuis mon enfance, comme à
l'unique, à la suprême réparation de tant de misères. Lorsque je
constatai cette soudaine défaillance de mon énergie devant l'acte enfin
possible, je demeurai d'abord comme étonné. Je fermai les yeux pour
mieux ramasser mon âme sur elle-même, et je dus me dire de nouveau:
«J'ai peur...» Peur de quoi? Peur d'un mot!... Car ce n'était là qu'un
mot. Cette vengeance à laquelle j'avais sacrifié même le respect que
l'on doit à la volonté des mourants,--puisque j'avais manqué au vœu
exprimé par ma tante dans son agonie,--cette vengeance me trouvait
soudainement épouvanté, parce que la besogne à faire répugnait, à
quoi?... «Aux préjugés de ma classe et de mon temps», répondis-je,
aussitôt que j'eus lucidement aperçu ce brusque arrêt de ma lâcheté.
«Oui, continuai-je, de ma lâcheté... J'ai peur d'assassiner... Mais si
je fusse né dans l'Italie du quinzième siècle, hésiterais-je à
empoisonner le meurtrier de mon père? Hésiterais-je à lui tirer un coup
de fusil, si j'avais, seulement grandi dans la Corse d'il y a cinquante
ans? Ne suis-je donc rien qu'un civilisé, un misérable et impuissant
rêveur, qui voudrait bien agir, mais qui n'ose pas se tacher les mains à
l'action?...»

Et je me posai le dilemme de ma situation présente, dans toute sa
netteté impérieuse, absolue, inévitable:--ou bien venger mon père en
livrant son assassin à la justice des magistrats, puisque le sage M.
Massol avait eu la prudence d'accomplir les quelques actes interruptifs
de la prescription, ou bien me faire justice moi-même. Il y avait une
troisième hypothèse, une seule: épargner le scélérat, souffrir qu'il
occupât la place de sa victime, au foyer de ma mère, à mon foyer à moi,
dont il m'avait chassé. À cette idée, la fureur me reprenait. Si le
civilisé hésitait devant le scrupule, cette hésitation n'empêchait pas
le sauvage qui sommeille en nous d'éprouver cet appétit du talion qui
remue, comme la faim et la soif, toute la nature animale de l'homme,
toute sa chair et tout son sang. «Allons, me dis-je, j'assassinerai mon
beau-père, puisque c'est le mot propre. Est-ce qu'il a eu peur, lui,
d'assassiner mon père? Il a tué. Il sera tué. Œil pour œil, dent pour
dent, c'est le droit primitif, et le reste est mensonge...»

La nuit était venue tout à fait, à travers ces rêveries. J'étais la
proie d'une agitation fébrile, qui contrastait singulièrement avec le
calme dont j'étais rempli si peu d'heures auparavant, lorsque je montais
les marches de l'escalier du Grand-Hôtel. C'est qu'aussi la situation
avait bien changé. Alors je me préparais à une lutte, à une espèce de
duel. J'allais affronter un homme que j'avais à vaincre, l'attaquer en
face et sans traîtrise, et je n'avais pas tremblé. C'était l'espèce
d'ignoble hypocrisie qu'il y a dans l'assassinat clandestin qui venait
de me faire trembler à l'idée de tuer mon beau-père, ainsi, dans les
ténèbres d'un guet-apens. J'avais dominé ce tremblement une première
fois. J'appréhendai qu'il ne me ressaisît, et de subir une de ces
insomnies d'où l'on se lève incapable d'agir avec sang-froid, et déjà je
me sentais impuissant à supporter l'attente, je voulais agir dès le
lendemain, exécuter aussitôt le plan auquel je m'arrêterais,--dans les
vingt-quatre heures, quel qu'il fût. Dès maintenant, je pouvais tromper
mon trouble nerveux par un commencement de cette action. Pour parer
d'avance à tout soupçon, ne devais-je pas me montrer à des gens qui
attesteraient, au besoin, qu'ils m'avaient vu tranquille, insouciant et
presque gai? Je m'habillai, décidé à dîner dans un endroit où j'étais
connu, et à user le reste de cette nuit au club. Lorsque je fus dans
l'avenue des Champs-Élysées, toute fourmillante de voitures et de
promeneurs, par la tiède soirée de ce jour bleu du mois de mai, j'eus la
sensation physique d'une douceur de vivre, éparse dans l'air. Le ciel
frissonnait de l'innombrable palpitation des étoiles. Les jeunes
feuillages tremblaient sous la caresse d'une brise lente. Des
guirlandes de lumière annonçaient l'entrée des jardins de plaisir. Je
passai devant un restaurant qui avait répandu ses tables jusqu'au bord
de l'allée. Des jeunes gens et des jeunes femmes achevaient de dîner là,
gaiement. Les cuivres des cafés-concerts m'arrivaient affaiblis par la
distance, et les voitures roulaient, roulaient toujours, emportant du
côté du Bois des milliers de baisers et de paroles tendres.
L'opposition, entre cette fête de printemps à Paris et le tragique de ma
destinée, me saisit avec trop de force. Qu'avais-je fait au sort pour
mériter d'être le seul, parmi cette foule, à subir une pareille épreuve?
Pourquoi un homme s'était-il rencontré sur mon chemin, capable de
pousser la passion jusqu'au crime, dans un monde où la passion est si
bénigne, si chétive, si médiocre d'habitude? Il n'y avait peut-être pas,
dans toute la haute société, quatre personnages assez audacieux pour
simplement concevoir un projet semblable à celui que Jacques Termonde
avait exécuté avec une si intrépide logique dans son désir. Et justement
ce scélérat, d'une effrayante profondeur de sentiment, était mon
beau-père. Une fois de plus, je sentis passer sur moi ce souffle de
fatalité qui, souvent déjà, m'avait frappé d'une sorte d'horreur
mystérieuse. Je me sentis incapable de supporter la vue de la face
humaine. Je tournai brusquement le dos à la portion bruyante et claire
des Champs-Élysées, et je montai vers l'Arc-de-Triomphe. Je pris sans
réfléchir l'avenue du Bois, j'inclinai à droite pour fuir les voitures,
puis je m'engageai sur des routes presque désertes. Avais-je obéi, sans
m'en rendre compte, à une de ces réminiscences presque animales, qui
nous ramènent dans les chemins où nous avons déjà passé? Voici que je
reconnus, à la clarté de la molle et bleuâtre lune du printemps, la
place où j'avais marché cet hiver, en compagnie de mon beau-père, lors
de la première promenade que nous eussions faite au Bois, ensemble.
C'était le jour où, venu chez moi, sous le prétexte d'une livraison de
Revue à redemander, je l'avais contraint de regarder en face le portrait
de sa victime. Je le revis en pensée, qui avançait sous le ciel froid
d'hiver, sur le même sentier, entre les gazons pauvres, et ses cheveux
grisonnants; et sa haute taille, prise dans son pardessus. Je me
rappelai quelle étrange pitié avait serré mon cœur à le regarder ainsi,
tout triste, tout brisé, comme vaincu. L'évocation de ce souvenir me le
rendit soudain vivant, comme s'il eût été là encore, à deux pas de moi,
et cette sensation aiguë de son existence me fit mieux sentir, du même
coup, toute la signification du mot effrayant et mystérieux:--tuer...
Tuer?... J'allais le tuer, dans quelques heures peut-être, au plus tard
dans quelques jours. L'angoisse que j'avais essayé de fuir, en sortant
de ma maison, et en marchant ainsi, venait de me reprendre, et je me
posai enfin la question devant laquelle j'avais reculé tout à l'heure:
«Je vais le tuer, en ai-je le droit?...» Comme les feuillages remuaient
doucement autour de moi, qui m'étais laissé tomber sur un banc, écrasé
de souffrance! J'étais dans l'ombre... J'entendis des voix qui
s'approchaient; deux formes passèrent sur la route, à quelques mètres de
moi. C'étaient un jeune homme et une jeune femme qui ne me virent pas.
Ils s'arrêtèrent pour unir leurs lèvres. La lune les baignait de sa
lumière. Je me mis à fondre en larmes. Je pleurai, pleurai,
indéfiniment. Ah! j'étais jeune, moi aussi, j'avais dans le cœur un flot
de tendresse dont j'étouffais, et par cette nuit parfumée, étoilée et
frissonnante, j'étais là dans un coin d'ombre, farouche, à méditer un
assassinat!

«Non, me dis-je, une exécution.--Est-ce que mon beau-père a mérité la
mort?--Oui.--Est-ce que le bourreau qui fait tomber dans le panier la
tête du condamné, doit s'appeler un assassin?--- Non; eh bien! je serai
le bourreau, et pas autre chose...» Je me levai de ce banc où j'avais
versé mes dernières larmes de lâcheté.--C'est ainsi que je qualifiai en
moi-même, ces chaudes larmes dont je me souviens aujourd'hui, comme
d'une preuve dernière que je n'étais pas né pour ce que j'ai fait. Je
repris la route de Paris, et je tendis toutes les forces de mon esprit
sur ce point unique: «J'ai le droit d'exécuter l'assassin de mon père...
Quand la société frappe un coupable, au nom de quoi décrète-t-elle que
ce coupable a mérité la mort? Est-ce qu'elle possède mission d'en haut
pour cette œuvre de justice? Elle a simplement reçu délégation de tous
les membres qui la composent, pour agir en leur nom. C'est leur droit, à
eux, de se défendre, qui fait son droit, à elle, de punir. Il existe
comme un contrat tacite, passé entre elle et nous. Si chaque citoyen
n'avait pas son droit propre de se défendre, la communauté n'aurait pas
le droit de châtier les criminels, puisque son droit n'est que
l'addition des droits de tous. Il se trouve que le contrat passé entre
elle et moi ne peut pas s'exécuter, pour des raisons supérieures. Je
dénonce le pacte et je reprends mon droit premier... Quel droit? Celui
de me défendre... N'y a-t-il pas en effet un droit de défense morale,
comme il y a un droit de défense physique? Mon beau-père a tué mon père,
et il a épousé ma mère. Il m'a volé les deux plus chères affections de
ma vie, et il ne serait pas légitime de l'abattre comme un voleur qui
entre, la nuit, par la fenêtre!...» Je multipliais les arguments. Par
minute, j'arrivais à faire taire une voix qui parlait en moi, plus fort
que mon appétit de vengeance et que mes raisonnements, et cette voix
prononçait les paroles qui avaient été celles de ma tante autrefois: «Il
faut laisser à Dieu le soin de punir...--À Dieu? répliquais-je, et s'il
n'y a pas de Dieu? S'il y en a un, que la faute retombe sur lui qui a
laissé les circonstances se disposer de la sorte...» Je reprenais: «Ce
sont des images d'enfance qui me reviennent, parce que mon cerveau est
fatigué d'émotions. C'est mon christianisme qui reparaît, comme chez les
malades qui tremblent devant l'enfer auquel ils ne croyaient pas, quand
ils étaient bien portants...» Et puis tous ces scrupules de ma
conscience me paraissaient de froides et vaines discussions, bonnes
pour des philosophes ou des confesseurs. Il y avait un fait
indiscutable, absolu: je ne pouvais pas subir davantage que l'assassin
de mon père continuât d'être le mari de ma mère.--Il y avait un second
fait non moins évident: je ne pouvais pas dénoncer cet homme à la
justice, sans tuer ma mère du coup, ou du moins empoisonner à jamais sa
vie. Donc, c'était à moi d'être mon propre tribunal, le juge et le
bourreau dans ma propre cause. Que m'importaient les sophismes pour ou
contre? Je devais d'abord écouter mon instinct de fils, et cet instinct
me criait: «Tue!»--Je devais tuer.

Je marchais vite, fixant mon regard intérieur sur cette idée, avec une
espèce de tragique délice, car je sentais que, du moins, mes
irrésolutions avaient cessé, et que j'agirais. Tout d'un coup, et comme
je débouchais sur l'Arc-de-Triomphe, je me rappelai avoir rencontré là,
pour la dernière fois, un de mes compagnons de Cercle, qui s'était brûlé
la cervelle le lendemain. Par quel mystère ce souvenir fit-il tout d'un
coup surgir en moi une série de nouvelles pensées? Je m'arrêtai, le cœur
battant... Je venais d'entrevoir le salut. Fou que j'avais été, comme
toujours, et entraîné par une imagination sans discernement! Mon
beau-père mourrait, je l'avais condamné au nom de mon droit
imprescriptible de fils vengeur, mais ne pouvais-je pas le contraindre à
mourir de sa propre main? N'avais-je pas en ma possession de quoi
l'acculer au suicide? Si j'allais à lui sans plus d'ambages ni de
sous-entendus, et si je lui disais: «Je tiens la preuve que vous êtes le
meurtrier de mon père, je vous donne le choix, vous vous tuerez ou je
vous dénonce à ma mère...» Que me répondrait-il? Lui, qui aimait sa
femme avec cette idolâtrie partagée dont j'avais tant souffert, il
consentirait à ce qu'elle sût la vérité, à ce qu'elle le considérât
comme un infâme, un lâche assassin? Non, jamais. Il aimerait mieux
mourir... Et tout de suite mon cœur, épuisé de sensations douloureuses,
se précipita vers cette porte d'espérance, subitement ouverte. «J'aurai
fait mon devoir, me disais-je, et je n'aurai pas de sang sur les
mains... Ma conscience ne sera pas salie de cette tache...» Et
j'éprouvai comme un soulagement immense du poids des remords ressentis
par avance dans mon agonie de tout à l'heure. Je continuai, me traçant
le tableau de l'avenir, enfin délivré de ce sombre nuage qui avait voilé
de son deuil le ciel de ma jeunesse: «Il se tuera... Ma mère le
pleurera... Mais je saurai l'art d'essuyer ses larmes... Son cœur
saignera, mais sur cette blessure je poserai le baume de ma tendresse...
Toutes les heures douces que l'assassin nous a volées, nous les vivrons
ensemble quand il ne sera plus là, quand je pourrai lui montrer, à elle,
comment je l'aime. Les caresses que je ne lui ai pas données, lorsque
j'étais enfant, parce que l'autre me glaçait de sa seule présence, je
les lui donnerai. Les mots que je ne lui ai pas fait entendre, les
tendres phrases, qui se sont arrêtées sur le bord de mon cœur et de mes
lèvres, je les prononcerai. Nous quitterons Paris et ces tristes
souvenirs. Nous nous retirerons dans quelque endroit perdu, bien loin,
où elle n'aura que moi, où je n'aurai qu'elle... Je me consacrerai à sa
vieillesse. Qu'ai-je besoin d'autres amours, d'une autre famille...? La
souffrance attendrit l'âme. Cette souffrance la fera m'aimer davantage.
Ah! que nous serons heureux...!» Des larmes, de nouveau, me vinrent, qui
se séchèrent sur mes joues,--comme elles avaient jailli,--sous le coup
de la brusque apparition d'une pensée. La voix intérieure venait de
reprendre: «Et si le misérable refuse de se tuer?...» Oui, s'il allait
ne pas me croire, quand je le menacerais de le dénoncer? Ne m'avait-il
pas vu, depuis des mois, me faire son complice dans les soins qu'il
prenait d'entretenir l'aveuglement de ma mère? Ne savait-il pas combien
je l'aimais, cette mère, lui qui avait été jaloux de mon affection de
fils, comme j'étais jaloux de sa tendresse de mari? Ne me répondrait-il
pas: «Dénonce-moi...» sûr a l'avance que je ne voudrais pas porter ce
coup à la pauvre femme...? «Allons donc, répondais-je à ces objections;
jusqu'ici je soupçonnais; aujourd'hui je sais. Il ne doutera pas que
cette évidence ne me rende capable de tout oser... Et puis, s'il refuse,
j'aurai tenté l'impossible pour éviter le meurtre... Que la destinée
s'accomplisse!...»



XVIII


Il était quatre heures de l'après-midi, le lendemain, lorsque je me
présentai à l'hôtel du boulevard de Latour-Maubourg. Je savais que,
selon toute probabilité, ma mère serait sortie pour quelques visites. Je
pensais aussi que mon beau-père ne se serait pas senti mieux à la suite
de la course matinale qu'il avait faite la veille, jusqu'au Grand-Hôtel.
J'espérais donc le trouver au logis, peut-être couché. Ma mère, en
effet, n'était pas là, et il était, lui, resté à la maison. Il se tenait
dans ce cabinet de travail au plafond revêtu de sombres voussures de
bois, aux murs garnis de cuir de Cordoue, couleur de feuille-morte et
d'or, où nous avions eu notre première explication. Celle que je venais
provoquer était d'une autre importance, et cependant j'étais moins ému
cette fois-ci que l'autre. La certitude enfin possédée me procurait un
calme singulier, au point que je me souviens d'avoir pu causer une
minute avec le valet de pied qui m'introduisait et qui avait un enfant
malade. Je me rappelle aussi que je remarquai pour la première fois, à
travers une des fenêtres de l'escalier, un long et fumeux tuyau d'usine
dressé, depuis cet hiver sans doute, par delà le petit jardin. La
liberté de mon esprit était donc intacte--il faut bien que je le
reconnaisse pour être sincère jusqu'au bout--à la minute où je pénétrai
dans la vaste pièce. J'aperçus aussitôt mon beau-père qui, plongé dans
un grand fauteuil au coin de la cheminée dont la trappe était baissée,
coupait les pages d'un livre nouveau, avec un poignard à lame large,
courte et forte. Il avait rapporté ce couteau d'Espagne, comme beaucoup
d'autres armes qui traînaient un peu partout dans les diverses pièces où
il habitait. Je comprenais maintenant à quel ordre d'idées se rattachait
cette singulière manie. Il était habillé comme pour sortir, mais le
caractère altéré de sa physionomie témoignait de l'intensité de la crise
qu'il avait subie et qui pesait encore sur tout son être. Probablement
mon visage, à moi, exprimait une résolution extraordinaire, car je
reconnus à ses yeux, dès que nos regards se furent rencontrés, qu'il
venait de lire jusqu'au fond de ma pensée. Il me dit néanmoins un:
«C'est toi, André, comme tu es aimable d'être venu...» qui me prouva,
une fois de plus, le degré de son empire sur lui-même, et il me tendit
une main que je ne pris pas. Cet étrange refus opposé à son geste
d'accueil, le silence que je gardai pendant les premières minutes, la
contraction de mes traits sans doute et mes yeux menaçants, achevèrent
de l'éclairer sur la disposition d'esprit dans laquelle je venais à lui.
Tranquillement, il posa, sur la grande table qui tenait le milieu de la
chambre, et son livre et le couteau espagnol dont il venait de se
servir. Il se leva, s'adossa au marbre de la cheminée, et, croisant les
bras, me regarda de cet air altier qu'il savait prendre, et dont il
m'avait humilié tant de fois, durant toute ma jeunesse. Je fus le
premier à rompre le silence; je lui dis, répondant à sa phrase gracieuse
sur un ton de rudesse et le regardant, moi aussi, bien en face:

--Le temps des mensonges est passé... Vous avez deviné que je sais
tout?...

Il fronça le sourcil comme cela lui arrivait quand il était en proie à
une colère qu'il lui fallait dompter; ses yeux soutinrent les miens avec
une invincible fierté.

--Je ne te comprends pas..., me répondit-il simplement.

--Vous ne me comprenez pas?... répliquai-je, soit; je vais éclaircir vos
idées... Ma voix tremblait en prononçant ces mots, car mon sang-froid
commençait de s'en aller. La veille et dans ma conversation avec le
frère, j'avais pu voir à plein l'infâme bassesse d'un drôle et d'un
lâche. Tout au contraire, mon ennemi d'à présent, plus scélérat que
l'autre cependant, trouvait le moyen de garder une espèce de supériorité
morale, même à cette heure terrible où il sentait bien que son forfait
allait se dresser devant lui. Oui, cet homme était un criminel, mais de
grande race et sans vilenie. L'orgueil allumait toutes ses flammes sur
ce front chargé de sinistres pensées, où la peur n'apparaissait point,
non plus que le repentir. Dans ses yeux, tout semblables à ceux de son
frère, résidait une résolution farouche. Je sentis qu'il se défendrait
jusqu'au bout. Il ne se rendrait qu'à l'évidence, et cette force d'âme
déployée dans un pareil moment avait pour résultat de m'exaspérer. Le
sang me montait à la tête et mon cœur battait plus vite, tandis que je
continuais:

--Permettez-moi de reprendre les choses d'un peu haut... En 1864, il y
avait à Paris un homme qui aimait la femme de son ami le plus intime...
Quoique cet ami fût bien confiant, bien noble, bien facile à duper, il
s'aperçut de cet amour, et il commença d'en souffrir. Il devint jaloux,
quoiqu'il ne doutât point de la pureté du cœur de sa femme... jaloux
comme on est quand on aime trop... L'homme qui lui portait ainsi ombrage
s'aperçut de cette jalousie. Il comprit que la maison allait lui être
fermée. Il savait, lui, de son côté, que la femme dont il était amoureux
ne s'abaisserait jamais jusqu'à prendre un amant... Et voici le plan
qu'il osa concevoir: il avait un frère, quelque part, au loin, un infâme
qui passait pour mort, couvert d'ailleurs des pires hontes, voleur,
faussaire et déserteur. Il s'avisa que ce frère était un instrument tout
trouvé pour se débarrasser de l'ami qui gênait sa passion... Il fit
venir le misérable, secrètement. Il lui donna rendez-vous dans un des
coins les plus déserts de Paris,--sur le trottoir d'une rue qui touche
au Jardin des Plantes, et la nuit... Vous voyez que je suis bien
renseigné... Comment il s'y prit pour déterminer l'ancien voleur à jouer
le rôle de bravo, il n'est pas difficile de l'imaginer... Quelques mois
après, le mari était assassiné dans un guet-apens par ce frère qui
échappait à la justice. L'ami félon épousait celle qu'il aimait, presque
aussitôt... C'est aujourd'hui un homme du monde, riche, honoré, à qui sa
pure et sainte femme a voué un culte de tendresse et de respect...
Commencez-vous à comprendre maintenant?...

--Pas davantage..., répondit-il avec ce même visage impassible.--Il
avait raison de ne pas faiblir. Ce que je venais de lui dire pouvait
n'être qu'une tentative pour lui arracher son secret en feignant de tout
savoir. Déjà, cependant, le détail sur l'endroit où il avait donné le
premier rendez-vous à son frère l'avait fait tressaillir. C'était à
cette place qu'il fallait frapper, et vite.

--Le lâche assassin, continuai-je, oui, le lâche, puisqu'il n'avait pas
osé accomplir son crime lui-même, avait bien calculé toutes les
circonstances du meurtre... Mais il avait compté sans quelques petits
accidents, par exemple que son frère garderait les trois lettres reçues,
les deux premières à New-York, la dernière à Liverpool, et qui
contenaient les instructions relatives aux étapes de ce voyage
clandestin. Il n'avait pas compté non plus que le fils de sa victime
grandirait, deviendrait un homme, concevrait des soupçons sur les causes
véritables de la mort de son père et arriverait à se procurer la preuve
accablante du ténébreux complot... Allons, à bas les masques! ajoutai-je
brutalement; Monsieur Jacques Termonde, c'est vous qui avez fait tuer
mon malheureux père par votre frère Édouard... J'ai entre mes mains les
lettres que vous lui avez écrites en janvier 1864 pour le faire venir en
Europe sous le faux nom d'abord de Rochester, puis de Rochdale... Ce
n'est pas la peine de jouer l'indigné ou l'étonné avec moi... La comédie
est finie...

Il était devenu affreusement pâle. Ses bras cependant restaient croisés
et son audacieux regard ne faiblissait pas. Il fit une dernière
tentative pour parer le coup droit que je venais de lui porter, et il
eut l'énergie de me dire:

--Combien ce misérable Édouard t'a-t-il demandé d'argent pour te vendre
ce faux, fabriqué par lui afin de se venger de mes refus d'argent?...

--Taisez-vous donc, lui dis-je plus brutalement encore, c'est à moi que
vous osez parler ainsi, à moi!... Mais est-ce que j'avais besoin de ces
lettres pour tout apprendre? Est-ce que depuis des semaines nous ne
savons pas tous deux, moi que vous avez commis le crime, et vous que
j'ai deviné que vous l'avez commis?... Ce qui me manquait, c'était la
preuve écrite, indiscutable, indéniable, celle que l'on peut livrer à un
magistrat... Des refus d'argent?... Mais vous alliez lui en donner, de
l'argent, à votre frère; seulement vous vous êtes défié. Vous avez voulu
attendre le jour de son départ... Vous ne soupçonniez pas que je fusse
sur cette piste... Voulez-vous que je vous dise quand vous l'avez vu
pour la dernière fois?... Hier, vous êtes sorti à dix heures du matin,
vous avez changé de fiacre une première fois place de la Concorde, une
seconde fois au Palais-Royal... Vous êtes allé au Grand-Hôtel... Vous
avez demandé si M. Stanbury était dans sa chambre. Et quelques heures
après, j'y étais, moi, dans cette même chambre. Ah! combien Édouard
Termonde m'a demandé pour me vendre les lettres?... Mais je les lui ai
arrachées, le pistolet au poing, après une lutte où j'ai failli être
tué... Vous voyez bien que vous ne pouvez plus me tromper, et que ce
n'est plus la peine de nier...

Je crus qu'il allait tomber mort devant moi. Son visage se décomposait à
mesure que j'allais, j'allais, accumulant les faits précis, traquant son
mensonge comme on traque une bête sauvage et lui prouvant que son frère
s'était défendu, à sa manière, comme il se défendait lui-même. Il prit
sa tête dans ses mains, tandis que j'achevais de parler, afin de
comprimer les affolantes pensées qui l'envahissaient; puis, me regardant
de nouveau, mais cette fois avec des yeux où résidait un infini
désespoir, il me dit, sans me tutoyer cette fois, précisément la phrase
que m'avait dite son frère, mais avec quelle autre visage, quel autre
accent, quelle autre douleur!

--Cette heure aussi devait venir... Que voulez-vous de moi,
maintenant?...

--Que vous vous fassiez justice, répondis-je... Vous avez vingt-quatre
heures devant vous... Si demain, à pareil moment, vous ne vous êtes pas
tué, je livre les lettres à ma mère...

Toutes sortes de sentiments se peignirent sur cette face livide, pendant
que je lui jetais ce tragique ultimatum avec une voix raffermie et qui
n'admettait plus de discussion. J'étais debout, appuyé contre la grande
table; il s'avança vers moi, avec une espèce de délire dans ses
prunelles qui cherchaient les miennes.

--Non, s'écria-t-il, non, André, pas encore!... Pitié, André, pitié!...
Vois, je suis condamné, je n'en ai pas pour six mois à vivre... Ta
vengeance, tu n'as pas eu besoin de t'en charger... Va, si j'ai commis
une action terrible, crois-tu que je n'en ai pas été puni?... Mais,
regarde-moi, je meurs de cet effroyable secret... C'est fini. Mes jours
sont comptés. Ce peu qui me reste, ah! laisse-le-moi!... Comprends-le
bien, je n'ai pas peur de mourir; mais me tuer, m'en aller en léguant
cette douleur à celle que tu aimes comme moi... C'est vrai que j'ai osé,
pour la conquérir, un crime atroce; mais, depuis, est-ce qu'il s'est
écoulé une heure, une minute, réponds, où je n'aie eu pour but son
bonheur?... Et tu veux que je la quitte ainsi, que je lui inflige ce
supplice de penser que, pouvant vieillir auprès d'elle, j'ai préféré
partir, l'abandonner avant le temps?... Non, André, cette dernière
année, ah! laisse-la-moi!... laisse-la-nous!... Puisque je te dis que je
suis perdu, que je le sais, que les médecins ne me l'ont pas caché!...
Dans quelques mois, fixe une date... si la maladie ne m'a pas emporté,
alors tu reviendras... Mais je serai mort... Elle me pleurera, sans
l'horreur de cette idée que j'aie devancé mon heure, elle si pieuse! Tu
seras là pour la consoler, pour l'aimer seul... Pitié pour elle, si ce
n'est pour moi... Vois, je n'ai plus de fierté avec toi, je te supplie
en son nom, au nom de son cœur dont tu connais la tendresse... Tu
l'aimes, je le sais; je l'ai bien deviné, que tu lui cachais tes
soupçons pour lui épargner une douleur... Je te le dis encore une fois:
ma vie est un enfer, et je te la donnerais avec délice pour expier ce
que j'ai fait; mais elle, André, mais elle, ta mère, et qui n'a jamais,
jamais nourri une pensée qui ne fût noblesse et pureté, non, ne lui
impose pas cette torture...

--Des mots, des mots, répondis-je, remué malgré moi jusqu'au fond de
l'âme par l'explosion de cette souffrance où j'étais bien forcé de
reconnaître un accent sincère; c'est parce que ma mère est noble et pure
que je ne veux pas qu'elle soit un jour de plus la femme d'un ignoble
assassin... Vous vous tuerez, ou elle saura tout...

--Ose-le donc! répliqua-t-il, rendu soudain à l'orgueil naturel de son
caractère par la férocité de ma réponse, ose-le donc!... Oui, elle est
ma femme, oui, elle m'aime; va lui parler et l'assassiner toi-même avec
cette parole... Tu le vois bien... Tu pâlis à cette seule pensée... Je
t'ai bien laissé vivre, moi, à cause d'elle, et crois-tu que je ne te
haïsse pas autant que tu me hais?... Je t'ai respecté pourtant, parce
que tu lui étais cher, et il faudra bien que tu fasses de même avec moi;
entends-tu, il le faudra bien...

C'était lui qui commandait maintenant, lui qui menaçait. Comme il avait
lu dans mon âme pour se tenir devant moi dans une attitude semblable!...
Et la passion se déchaînait en moi, furieuse. J'apercevais la vérité de
ma situation. Cet homme avait aimé ma mère assez follement pour
l'acheter au prix du meurtre de son plus intime ami, et il l'aimait
assez profondément, après tant d'années, pour ne pas vouloir perdre un
seul des jours qu'il pouvait encore passer auprès d'elle. Et c'était
vrai aussi, que je ne trouverais jamais en moi l'énergie de révéler ce
mystère affreux à la pauvre femme. Je me sentis soudain exalté par la
colère, au point de perdre tout empire sur ma frénésie intérieure: «Ah!
m'écriai-je, puisque tu ne veux pas te faire justice toi-même, meurs
donc tout de suite!...» J'étendis le bras, je saisis le poignard qu'il
venait de poser sur la table. Il me regarda sans trembler, sans
reculer, m'offrant sa poitrine pour mieux braver ma rage d'enfant...
J'étais à sa gauche, ramassé sur moi-même et prêt à bondir. Je le vis
sourire de mépris, et alors, de toute ma force, je le frappai avec le
couteau dans la direction du cœur. La lame entra jusqu'à la garde. J'eus
à peine fait cela, que je reculai, fou de terreur devant ce que je
venais d'oser. Il jeta un cri. Une angoisse terrible se peignit sur son
visage, il porta la main droite vers sa blessure comme pour arracher le
poignard. Il me regarda, paralysé par une insoutenable souffrance. Je
vis qu'il voulait parler; ses lèvres remuèrent, mais aucun son ne sortit
de sa bouche. L'expression d'un suprême effort passa dans ses yeux, il
se tourna vers la table, il prit une plume qu'il eut encore l'énergie de
plonger dans l'encrier, il traça deux lignes sur une feuille de papier à
sa portée, il me regarda encore, ses lèvres remuèrent de nouveau, puis
il tomba comme une masse.

Je me souviens... Je vois le corps étendu sur le tapis, entre la table
et la haute cheminée, à deux pas de moi... Je marchai vers lui, je me
penchai sur son visage... Ses yeux semblaient me poursuivre de leur
regard, même après la mort... Oui, il était mort. Le médecin qui
constata le décès expliqua plus tard que le couteau avait traversé
l'épaisseur du muscle cardiaque, sans pénétrer tout à fait dans la
cavité gauche du cœur, et que le sang ne s'étant pas épanché tout d'un
coup, la mort n'avait pas du être instantanée. Moi, je ne peux pas dire
combien de minutes avait duré l'affreuse crise, je ne sais pas non plus
combien je restai de temps ainsi, foudroyé par cette pensée: «On va
venir, et je suis perdu...» Non, ce n'était pas pour moi que je
tremblais. Que pouvait-on faire à un fils qui, venait de venger son père
assassiné?... Mais ma mère?... Ces résolutions de la ménager à tout
prix, ce souci quotidien de son bonheur, mes larmes cachées, mes tendres
silences, voilà où venait aboutir cette sollicitude de tant de semaines.
Il faudrait bien maintenant, ou m'expliquer, ou lui laisser croire que
j'étais, moi, un vulgaire meurtrier... J'étais perdu... Mais si
j'appelais, si je criais subitement que mon beau-père venait de se tuer
devant moi?... Est-ce qu'on me croirait, et d'ailleurs ne venait-il pas
d'écrire lui-même de quoi me convaincre d'assassinat, sur cette feuille
de papier qui restait là, sur la table?... Allais-je la supprimer, comme
un bandit, avant de quitter le théâtre d'un crime, détruit tout vestige
de sa présence?... Je la saisis, cette feuille de papier, grande et
large, couverte de caractères tracés avec une écriture un peu plus
grosse que d'ordinaire. Comme elle tremblait dans ma main, tandis que
j'y lisais ces mots: «Pardon, Marie. Je souffrais trop. J'ai voulu en
finir...» Et il avait eu là force de signer!... Ainsi, sa dernière
pensée avait été pour elle. Dans ces courtes minutes, qui s'étaient
écoulées, entre mon coup de couteau et sa mort, il avait aperçu cette
terrible chose: que j'allais être arrêté, que je parlerais pour
expliquer mon acte, que ma mère saurait son crime, à lui, et il m'avait
sauvé en me forçant aussi de me taire... Mais allais-je profiter de ce
moyen de salut? Accepterais-je cette épouvantable générosité par
laquelle cet homme, que j'avais tant détesté, s'acquittait avec moi à
tout jamais?... Je dois rendre à mon honneur cette justice, que mon
premier mouvement fut de déchirer ce papier, d'anéantir avec lui
jusqu'au souvenir de cette dette imposée à ma haine par un atroce et
sublime dévouement de celui qui avait été l'assassin de mon père. À ce
moment, j'aperçus devant moi, sur la table, le portrait de ma mère, une
photographie de sa jeunesse, où elle était représentée en un adorable
costume de soirée, les bras nus dans des manches de dentelle, des perles
dans les cheveux, mieux que gaie, heureuse, avec une expression si pure
de son visage penché... Mon beau-père avait tout sacrifié pour la sauver
du désespoir d'apprendre la vérité, et elle recevrait par moi le coup
fatal, et elle saurait en même temps, que l'homme qu'elle aimait avait
tué son premier mari, puis qu'il avait été tué par son fils!... Je veux
croire, pour continuer de m'estimer encore, que l'image seule de sa
douleur me détermina... Je posai de nouveau la feuille de papier sur la
table, je m'éloignai du cadavre qui gisait sur le tapis, sans lui jeter
un regard. L'idée de ma fuite du Grand-Hôtel, la veille, me rendit du
courage. Il fallait essayer une seconde fois de partir sans trembler.
J'avisai mon chapeau, je sortis de la chambre, j'en refermai la porte
comme un indifférent. Je traversai le hall. Je descendis l'escalier. Je
passai devant le valet de pied qui se leva machinalement, puis devant le
concierge qui me salua. Ces deux domestiques ne m'avaient même pas
dévisagé. Je rentrai comme j'avais fait la veille, mais dans quelle
anxiété plus tragique encore!... Étais-je sauvé? Étais-je perdu? Tout
dépendait de l'instant où l'on entrerait chez mon beau-père. Que ma mère
fût revenue quelques minutes seulement après mon départ, qu'un autre
visiteur fût arrivé aussitôt, que le valet de pied fût monté avec
quelque lettre, je me voyais soupçonné, en dépit de la déclaration
écrite par M. Termonde,--et je sentais que mon énergie était à bout.
Non, si j'étais accusé, je ne trouverais pas assez de vigueur morale
pour me défendre, tant ma lassitude était grande, si grande que je ne
souffrais même plus. Il ne me restait qu'une force, celle de suivre sur
la pendule l'allée et la venue du balancier avec la marche des
aiguilles... Un quart d'heure s'écoula, puis une demi-heure, puis une
heure. Il y avait une heure et demie que j'étais sorti de la chambre
fatale quand un coup de sonnette retentit à la porte; je l'entendis à
travers les murs. Un domestique m'apportait un laconique billet de ma
mère, griffonné au crayon d'une main affolée et qui m'annonçait que mon
beau-père venait de se tuer dans une crise de douleur. La pauvre femme
me conjurait d'accourir aussitôt. Ah! du moins, elle ne saurait jamais
la vérité!



XIX


Cette confession que je voulais écrire, elle est écrite. À quoi bon y
ajouter à présent de nouveaux faits? J'espérais soulager mon cœur, et
voici qu'à repasser en esprit tout le détail de ce drame sinistre, j'ai
seulement ravivé la mémoire des scènes où je fus acteur, depuis la
première, celle où je vis mon père étendu, rigide, sur son lit, au pied
duquel pleurait ma mère, jusqu'à la dernière, celle où j'ai franchi le
seuil d'une chambre dans laquelle la malheureuse femme pleurait aussi,
agenouillée,--et sur le lit il y avait un cadavre encore, et elle se
leva comme autrefois, et elle jeta le même cri désespéré: «Mon André...
Mon fils...» Et j'ai dû répondre à ses questions, j'ai dû lui raconter
une fausse causerie avec mon beau-père, lui dire que je l'avais laissé
un peu triste, mais sans que rien pût annoncer une funeste résolution.
J'ai dû faire les démarches nécessaires pour que ce prétendu suicide
restât ignoré. J'ai dû voir le commissaire, le médecin des morts. J'ai
dû présider aux funérailles, recevoir les invités, conduire le deuil. Et
toujours, toujours, je le revoyais debout devant moi, le couteau dans la
poitrine, écrivant ces lignes qui m'avaient sauvé, me regardant, et
remuant les lèvres... Ah! va-t'en! va-t'en! fantôme abhorré! Oui! je
l'ai fait; oui! je t'ai tué; oui! c'était juste. Tu le sais bien que
c'était juste. Pourquoi es-tu là encore maintenant? Ah! je veux vivre,
je veux oublier. Si seulement je pouvais ne plus penser à toi, un jour,
rien qu'un jour, respirer, marcher, voir le ciel sans que ton image
revienne hanter ma pauvre tête que l'hallucination envahit, qui se
trouble?... Mon Dieu! ayez pitié de moi. Je n'ai pas demandé ce sort.
C'est vous qui me l'avez donné. Pourquoi m'en punissez-vous? Pitié, mon
Dieu. _Miserere mei, Domine..._

Folles prières! Est-ce qu'il y a un Dieu, un bien, un mal, une justice?
Rien, rien, rien, rien. Il n'y a qu'une destinée impitoyable qui pèse
sur la race humaine, inique, absurde, distribuant au hasard la douleur
et la joie. Un Dieu qui dit: «Tu ne tueras point», à celui dont on a tué
le père? Non, je n'y crois pas. Non, l'enfer fût-il là ouvert, je
répondrais: «J'ai bien fait,» et je ne me repentirais pas. Je ne me
repens pas. Mon remords n'est pas d'avoir pris l'arme et d'avoir frappé,
c'est de lui devoir,--à lui,--cet infâme bienfait, c'est de ne pouvoir,
à l'heure présente, secouer de moi ce don horrible que j'ai reçu de cet
homme. Si j'avais détruit ce papier, si j'étais allé me dénoncer, si
j'avais paru devant les jurés, révélant, proclamant mon acte, je le
sens, je n'aurais plus de honte, je porterais haut la tête. Quel délice
si je pouvais crier à tous que je l'ai tué, qu'il a menti, que j'ai
menti, que c'est moi, moi qui ai pris l'arme et qui l'ai enfoncée!... Et
cependant je ne devrais pas souffrir d'avoir accepté,--non,--d'avoir
subi l'affreux bienfait. Est-ce que j'ai agi ainsi par lâcheté? De quoi
ai-je eu peur? De torturer ma mère. Rien de plus. Pourquoi donc
éprouvé-je cette intolérable angoisse? Ah! c'est elle, c'est ma mère
qui, sans le vouloir, me rend de nouveau le mort si vivant, si présent,
par son désespoir. Enfermée au fond de cet hôtel ou ils ont vécu
ensemble treize ans, elle n'a pas touché à un seul des meubles; elle
entoure ce souvenir maudit du même culte pieux que ma tante eut jadis
pour mon malheureux père. C'est le mort dont je retrouve l'influence
invincible dans la pâleur de son teint, dans les rides de ses paupières,
dans les touffes blanchies de ses cheveux. Il me la dispute du fond de
sa bière, il me la reprend, heure par heure, et je ne peux rien contre
cet amour. Je voudrais tout lui dire, depuis le crime hideux qu'il avait
commis jusqu'à l'exécution que j'ai accomplie. C'est moi qu'elle haïrait
pour l'avoir frappé, lui. Elle vieillira ainsi, et je la verrai le
pleurer toujours, toujours.--À quoi bon avoir fait ce que j'ai fait,
puisque je ne l'ai pas tué dans son cœur?...

_Avril-Novembre 1886._

_Achevé d'imprimer_

Le vingt janvier mil huit cent quatre-vingt-sept

PAR

ALPHONSE LEMERRE

25, RUE DES GRANDS-AUGUSTINS

_PARIS_

       *       *       *       *       *



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