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Title: Lénore et autres ballades
Author: Bürger, Gottfried August, 1748-1794
Language: French
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Gottfried August Bürger


LÉNORE, ET AUTRES BALLADES


(1748 -- 1794)



Table des matières

LÉNORE
LA FILLE DU PASTEUR DE TAUBENHAIN
LE FRÈRE GRIS ET LA PÈLERINE
L'ENLÈVEMENT
LA CHASSE INFERNALE
LENARDO ET BLANDINE



LÉNORE[1]

Aux premières lueurs du matin, Lénore, fatiguée de rêves lugubres,
s'élance de son lit. Es-tu infidèle, Wilhelm, ou es-tu mort?
tarderas-tu longtemps encore?--Il avait suivi l'armée du roi
Frédéric à la bataille de Prague, et n'avait rien écrit pour
rassurer son amie.

Lassés de leurs longues querelles, le roi et l'impératrice
revinrent de leurs prétentions et conclurent enfin la paix.
Couronnée de verts feuillages, chaque armée retourna, en chantant,
dans ses foyers, aux sons joyeux des fanfares et des cymbales.

De tous côtés, sur les chemins et sur les ponts, jeunes et vieux
se portaient en foule à leur rencontre. Dieu soit loué!
s'écriaient plus d'une épouse. Sois le bienvenu! disaient plus
d'une fiancée. Lénore seule attendait le baiser du retour.

Elle parcourt les rangs: elle les monte; elle les redescend, elle
interroge, hélas, en vain. Dans cette foule innombrable, personne
ne peut lui donner de réponse certaine. Déjà tous sont éloignés.
Alors elle arrache ses beaux cheveux, et se roule à terre dans le
délire du désespoir.

Sa mère s'approche: Dieu ait pitié de toi, ma pauvre enfant! et la
serrant dans ses bras, elle lui demandait la cause de sa douleur.

--Oh! ma mère! ma mère! il est mort! mort! Périsse le monde et
tout ce qu'il renferme; Dieu est sans pitié. Malédiction sur moi,
malheureuse que je suis!

--Que Dieu nous aide, ma fille, implore sa bonté[2] ce qu'il fait
est bien fait, et jamais il ne nous abandonne.

--Oh! ma mère, c'est une vaine illusion, Dieu m'a abandonnée: mes
prières sont restées inutiles; à quoi serviraient-elles
maintenant?

--Que Dieu nous aide! Celui qui connaît sa puissance sait qu'il
peut nous secourir jusque dans les enfers. Sa sainte parole
calmera tes douleurs[3].

--Oh! ma mère, la douleur qui me tue, aucune parole ne pourra la
calmer. Aucune parole ne peut rendre la vie aux morts!

--Écoute, mon enfant, peut-être le perfide a-t-il trahi sa foi
pour une fille de la lointaine Hongrie. Efface-le de ton souvenir.
Il ne sera jamais heureux, et, à l'heure de la mort, il sentira le
châtiment de son parjure.

--Oh! ma mère! les morts sont morts, et ce qui est perdu est
perdu. La mort, voilà mon lot. Oh! que je voudrais n'être pas née.
_Éteins-toi_ pour toujours, flambeau de ma vie! que je meure
dans l'horreur et dans les ténèbres! Dieu est sans pitié!
Malédiction sur moi, malheureuse que je suis!

--Mon Dieu! ayez pitié de nous; n'entrez pas en jugement avec ma
pauvre enfant, ne comptez pas ses péchés! Elle ne sait pas quelles
sont ses paroles. Oh! ma fille, oublie les souffrances de ce
monde: pense à Dieu, à la félicité éternelle; au moins ton âme
immortelle ne restera pas dans le veuvage[4].

--Oh! ma mère! qu'est-ce que la félicité, qu'est-ce que l'enfer?
Avec Wilhelm est la félicité, sans Wilhelm est l'enfer.
_Éteins-toi_ pour toujours, flambeau de ma vie! que je meure dans
l'horreur et dans les ténèbres! Dieu est sans pitié! Malédiction
sur moi, malheureuse que je suis!

Ainsi la douleur ravage son coeur et son âme, et lui fait
insulter[5] à la divine Providence. Elle se meurtrit le sein et se
tord les bras. Cependant les astres de la nuit s'élevaient
lentement sur la voûte du ciel.

Mais écoutez! Voilà qu'au-dehors retentit comme le galop d'un
cheval. Il semble qu'un cavalier en descend avec bruit au bas de
l'escalier. Écoutez! la sonnette a tinté doucement, et voilà qu'à
travers la porte, une voix fait entendre les paroles suivantes:

--Ouvre, mon enfant. Dors-tu, mon amie, ou es-tu éveillée? Penses-tu
encore à moi? Es-tu dans la joie ou dans les larmes?

--Ah! Wilhelm! est-ce toi? Si tard dans la nuit! Je veillais et je
pleurais! Ah! j'ai bien souffert. D'où viens-tu donc sur ton
cheval à cette heure?

--Nous ne montons nos coursiers qu'à minuit. J'arrive du fond de
la Bohème: tard je me suis mis en route, et je viens te chercher
pour te prendre avec moi.

--Oh! Wilhelm! entre d'abord que je te réchauffe dans mes bras.
Entends-tu le bruit du vent dans la forêt?

--Laisse l'aquilon mugir dans la forêt, enfant, laisse-le mugir.
Le coursier frappe la terre, les éperons résonnent; je ne puis
demeurer ici. Viens, chausse-toi, saute en croupe derrière moi. Il
me faut faire encore cent lieues aujourd'hui pour me précipiter
avec toi au lit nuptial!

--Comment veux-tu que nous fassions aujourd'hui cent lieues pour
aller au lit de noces! Écoute: la cloche qui a sonné onze heures
vibre encore.

--Regarde! La lune est claire et brillante. Nous et les morts nous
allons vite. Je te promets de te mener aujourd'hui même au lit
nuptial.

--Dis-moi, où est ta demeure, et comment est ton lit de noces?

--Loin, bien loin d'ici; étroit, humide et silencieux: six
planches et deux planchettes.

--Y a-t-il de la place pour toi et pour moi?

--Pour toi et pour moi. Viens, chausse-toi et monte en croupe: la
chambre nuptiale est ouverte, les conviés nous attendent.

La jeune fille se chausse et saute avec agilité sur le cheval:
elle enlace ses blanches mains autour de celui qu'elle aime, et
ils s'élancent avec le bruit et la rapidité de la tempête. Le
cheval et le cavalier respiraient à peine, les pierres
étincelaient sous leurs pas.

Oh! comme à gauche et à droite disparurent à leurs yeux les
prairies, les plaines et les campagnes! comme les ponts
retentirent à leur passage!

--A-t-elle peur, mon amie?... La lune est brillante. Hurrah! les
morts vont vite. A-t-elle peur des morts?

--Oh! non. Mais laisse les morts en repos.

Quelles sont ces voix lugubres! Où volent ces corbeaux? Écoutez:
c'est le glas des cloches et l'hymne des funérailles. «Laissez-nous
ensevelir ce corps[6].» Et de plus en plus approchait le
convoi funèbre, déjà on distinguait la bière, et le chant semblait
les accents sinistres des habitants des marais.

--Après minuit, vous ensevelirez ce corps avec vos chants et vos
plaintes. Maintenant je conduis chez moi ma fiancée, venez
assister au banquet: viens, chantre, viens avec le choeur, et
entonne l'hymne du mariage! prêtre, viens aussi, tu prononceras la
bénédiction quand nous entrerons au lit nuptial.

Le chant funèbre a cessé, la bière a disparu: obéissant à sa voix,
le convoi part à leur suite. Hurrah! Hurrah! Ils sont presque sur
les pieds du cheval, et ils s'élancent avec le bruit et la
rapidité de la tempête: le cheval et le cavalier respiraient à
peine; les pierres étincelaient sous leurs pas.

Oh! comme s'envolèrent à gauche et à droite les montagnes et les
forêts, les buissons et les campagnes, les hameaux et les villes!

-Crains-tu? mon amie...

Là lune est brillante. Hurrah! les morts vont vite! A-t-elle peur
des morts?

--Oh! laisse donc les morts en repos!

--Vois-tu, vois-tu auprès de ces potences ces fantômes aériens,
demi visibles à la pâle clarté de la lune? ils dansent autour de
la roue. Ici, ici, troupe vile et infâme, suivez-nous; dansez la
danse des noces, nous allons au lit nuptial.

Et la foule des esprits s'élance après eux avec des cris et un
bruit semblable à celui de l'ouragan dans les bruyères desséchées.
Et ils allaient toujours au galop avec le fracas et la rapidité de
la tempête: le cheval et le cavalier respiraient à peine; les
pierres étincelaient sous leurs pas.

Oh! comme s'envolait au loin tout ce que la lune éclairait autour
d'eux! Comme le ciel et les astres glissaient au-dessus de leurs
têtes.--A-t-elle peur, mon amie?... La lune est brillante.
Hurrah! Les morts vont vite! A-t-elle peur des morts?

--Oh! mon Dieu! laisse donc les morts en repos!

--Mon cheval noir! Il me semble entendre déjà le chant du coq.
Bientôt le sablier sera écoulé! Mon noir! mon noir! Je sens l'air
du matin. Dépêche-toi, hâte-toi!... Finie, finie est notre
course! Le lit nuptial s'ouvre pour nous: les morts vont vite:
nous voici arrivés!»

Il s'élance à bride abattue contre une grille de fer: de sa
houssine légère, il frappe... les verrous se brisent et les deux
battants s'ouvrent avec fracas. Leur élan rapide les emporte
par-delà les tombes qui apparaissent de tous côtés à la clarté de
la lune.

Mais voyez, voyez! Au même instant, Dieu! quel affreux miracle! Le
manteau du cavalier tombé en poussière[7], sa tête est changée en
une tête de mort décharnée, son corps est un squelette armé d'une
faux et d'un sablier!

Le cheval noir se cabre furieux; il hennit, vomit des flammes, et
s'abîme dans de sombres profondeurs. Des hurlements, des
hurlements descendent des sphères célestes, des gémissements
sortent du fond des tombes. Le coeur de Lénore palpitait avec
angoisse entre la vie et la mort.

Alors, à la lueur de l'astre nocturne, et se tenant par la main,
dansèrent en rond, autour d'elle, de pâles fantômes, et ils
entonnèrent l'hymne suivante:

«Patience! Patience! si la douleur brise ton coeur, ne blasphème
jamais le Dieu du ciel! Ton corps est délivré; Dieu ait pitié de
ton âme!»



LA FILLE DU PASTEUR DE TAUBENHAIN

Dans le jardin du pasteur de Taubenhain[8] il y a un bosquet,
fréquenté chaque nuit par des esprits: on y entend des bruits
étranges, semblables à un murmure plaintif, et quelquefois à un
pénible gémissement: on croit distinguer aussi les efforts et la
lutte d'une colombe qui se débat entre les serres de l'épervier.

Une flamme se promène lentement au bord de l'étang marécageux; sa
lumière est faible et triste. On voit une petite place qui ne
produit aucune herbe et que n'arrosent ni la pluie ni les rosées:
le vent en passant sur cet endroit rend des sons lugubres.

La fille du pasteur de Taubenhain était innocente comme la
tourterelle: encore au printemps de la vie, pleine de grâces[9] et
de beauté, elle était l'objet des hommages d'une foule d'amants
qui tous désiraient obtenir sa main.

De l'autre côté de la rivière, et sur le sommet du rocher, on
voyait un superbe château, dont les murs brillaient comme
l'argent, et les toits comme l'acier aux yeux des paisibles
habitants de la vallée.

Là vivait au sein des plaisirs le jeune chevalier de
Falkenstein[10]. Le château plaisait à la vue de la jeune fille,
mais le chevalier revêtu de l'élégant costume du chasseur,
plaisait encore mieux à son coeur.

Il lui adresse une lettre écrite sur un papier orné de filets
d'or: sa lettre accompagnait son portrait adroitement caché dans
un coeur d'or et de perles, avec une bague en diamant; elle
disait:

«Laisse soupirer en vain, ma Rosette, cette foule d'amants qui
t'obsède. Quelque chose de mieux t'est réservé. Tu es digne du
plus brillant chevalier qui ait jamais possédé terres et serfs.

» J'ai un mot bien doux à te dire, mais il faut que ce soit en
secret, et je voudrais obtenir de toi une réponse favorable. À
l'heure de minuit, je serai près de toi; alors rassemble ton
courage, et chasse la crainte.

» À l'heure de minuit, l'appeau imitera le chant de la caille,
dans les blés, derrière le jardin; et la flûte fera entendre les
accents harmonieux du rossignol qui appelle sa compagne. Alors,
rassemble ton courage et ne me fais pas attendre.»

À l'heure de minuit, il arriva, furtif et silencieux comme le
brouillard. Il était enveloppé d'un large manteau, et n'avait pas
oublié ses armes. Il s'approcha du jardin avec précaution et fit
taire les chiens vigilants en leur jetant du pain.

Alors l'appeau imita le chant de la caille, la flûte fit entendre
les accents harmonieux du rossignol qui appelle sa tendre
compagne, et Rosette ne se laissa pas attendre.

Il prononça le mot si doux à l'oreille et au coeur. Hélas! une
amante a tant de confiance; il mit tant d'art et d'adresse à
écarter la résistance que la pudeur lui opposait.

Il promit, par tout ce qui est sacré, d'être toujours fidèle: il
invoqua les noms les plus respectables et lui jura qu'elle
n'aurait jamais de regrets: elle résistait encore, mais
faiblement.

Enfin il l'entraîna dans le bosquet sombre et silencieux, embaumé
du parfum des pois odorants: son coeur battait avec force, son
sein se gonflait, et l'haleine brûlante de la volupté flétrit
bientôt son innocence.

Et quand sur la terrasse parfumée, les pois se fanèrent, la pauvre
fille sentit un malaise inconnu: ses joues couleur de rose,
devinrent pâles comme la neige, et le feu de ses yeux s'éteignit.

Et quand les graines commencèrent à se former, quand la fraise
rougit et que la cerise se colora, le sein de Rosette devint
oppressé et sa ceinture trop étroite.

Et quand le temps arriva de faucher les prairies, elle sentit les
premiers mouvements de l'enfant qu'elle portait.

Et quand le vent du nord vint siffler à travers les chaumes, il
lui fut impossible de cacher son état.

Son père, homme sévère et emporté, s'en aperçut, et fit éclater sa
colère:--Puisque ta faute a causé ta honte, fuis loin de moi, et
songe que le lit nuptial soit prêt en même temps que le berceau de
ton enfant.

Et d'une main saisissant une courroie, de l'autre ses longs
cheveux, il couvrit de coups et de meurtrissures sa peau blanche
et délicate.

Puis il la mit hors de la maison: la nuit était noire et terrible.
Le vent secouait des nuages une pluie glacée. Elle se traîna
jusqu'au sommet du rocher escarpé, et chercha à tâtons la porte du
château pour confier sa peine à son ami.

--Hélas! malheur à moi! tu m'as rendue mère avant d'être épouse:
je suis déshonorée et mon corps, déchiré de coups, porte le
témoignage de ma douloureuse récompense!

Elle se jette à son cou, et l'inonde de larmes amères:--Oh!
répare le mal que tu m'as fait: tu m'as ôté l'honneur, rends-le
moi,  je t'en conjure.

--Pauvre petite, répond-il, je suis fâché de la violence de ton
père, nous nous en vengerons; en attendant, sois tranquille, entre
dans mon château, je veux avoir soin de toi: nous parlerons du
reste un autre jour.

--Hélas! il n'y a pas à différer: les soins que tu prendras de
moi, ne répareront pas mon honneur. Si tu étais sincère quand tu
juras de m'épouser, répète ce serment devant l'autel et sous la
main du prêtre.

--Petite fille, je ne l'entendais pas ainsi. Comment pourrais-tu
devenir mon épouse? Ne sais-tu pas que je suis d'une noble
famille? L'alliance ne peut exister qu'entre égaux: mes ancêtres
rougiraient de moi si j'agissais autrement. Je veux tenir ma
parole comme je l'ai donnée. Tu seras toujours mon amante: si mon
piqueur te plaît, je te donnerai une bonne dot, et je te garderai
mon amour.

--Que l'enfer soit ton partage, homme odieux et perfide! Si tu
crains de te déshonorer en m'épousant, pourquoi m'as-tu trouvée
digne d'être déshonorée par ta flamme coupable?

Va, prends une femme d'un sang illustre comme le tien. Ton tour
viendra: Dieu est juste, il entend et connaît tout. Un valet
souillera ta noble couche.

Alors, traître, tu sentiras quel bien cela fait de perdre honneur
et bonheur; tu frapperas ton front avili contre les murs, et de ta
main tu te donneras la mort!»

Elle se lève, le désespoir dans le coeur: elle court à travers les
ronces et les épines, les joncs et les marais, ses pieds étaient
tout en sang, et sa tête égarée par le délire.

«Où irai-je, Dieu de miséricorde! Où irai-je! À qui puis-je
m'adresser sur la terre, après avoir perdu honneur et bonheur!»
Elle revint enfin au jardin du Pasteur pour y terminer sa vie et
ses souffrances.

Ses pieds et ses mains étaient déchirés; elle chancelle et tombe
dans le bosquet fatal: les douleurs la saisissent sur un lit de
feuilles mortes et de branches couvertes de neige.

Là, au milieu des tourments les plus affreux, elle donne le jour à
un fils; et aussitôt tirant de ses cheveux une longue épingle
d'argent, elle la plonge au coeur de son enfant.

À peine a-t-elle commis le crime, que son délire cesse et que sa
raison revient.

L'effroi la saisit: «Oh! mon Dieu! mon Dieu! qu'ai-je fait!» et
elle se tord les bras.

Elle creuse avec ses mains sanglantes une fosse au bord du marais
fangeux:--«Repose en paix, mon pauvre enfant; ici tu es pour
toujours à l'abri de la misère et du mépris. Moi je serai la
pâture des corbeaux.»

C'est là que se promène la petite flamme sur les bords de l'étang
marécageux: sa lumière est faible et triste. C'est là qu'est la
place où ne croît aucune herbe, et que n'arrosent ni la pluie ni
les rosées; c'est là que le vent rend des sons si lugubres.

Derrière le jardin on a élevé la pierre des Corbeaux[11], et du
haut de la roue pend une tête de mort décharnée: c'est la tête de
la jeune fille; elle regarde la petite fosse placée à trois palmes
de l'étang fangeux.

Toutes les nuits une figure pâle et livide, se glisse au bas de la
roue et cherche à éteindre la flamme dans ses mains; mais elle ne
peut y parvenir, et elle gémit sur les rives du marais.



LE FRÈRE GRIS ET LA PÈLERINE

Une jeune et belle pèlerine s'approcha de la porte du couvent;
elle sonna, et un frère gris, pieds nus, se montra à demi.

--Jésus-Christ soit loué! dit-elle.

-Dans toute l'éternité! répondit-il; et, levant les yeux sur elle,
une émotion soudaine le saisit et son coeur battit fortement.

--Respectable frère, n'est-ce pas dans la solitude de ce couvent
que se cache l'ami de mon coeur? demanda la pèlerine à demi-voix
et avec une touchante modestie.

--Fille de Dieu, à quoi puis-je reconnaître l'ami de ton coeur?

--À son cilice, à sa discipline, à sa ceinture de corde et à son
bâton de saule; mais mieux encore à sa taille élancée, à son
visage brillant comme une aurore de mai, aux boucles d'or de sa
chevelure, à ses yeux d'azur, et à son coeur bon, aimable et
fidèle.

--Fille de Dieu, depuis longtemps il est mort et enseveli, un
marbre bien lourd le couvre; l'herbe siffle déjà sur sa tombe, car
il y a longtemps qu'il est mort et enseveli.

Vois-tu là-bas la fenêtre de sa cellule, entourée de lierre? Là il
vécut pleurant les torts de son amie; là il s'éteignit comme une
lampe qui manque d'aliment.

Aux sons de l'hymne funèbre, six jeunes filles le portèrent à sa
dernière demeure: plus d'une larme suivit le cercueil dans la
tombe.

--Oh! malheur! malheur! Il n'est donc plus! Il est mort et
enseveli! Oh mon coeur brise-toi! car tu es coupable.

-Ma fille, prends courage, ne pleure pas, mais élève ta prière
vers Dieu. En vain le chagrin déchire le coeur, en vain les yeux
s'éteignent dans les larmes: cesse donc d'en verser.

--Oh! non, non! respectable frère. Ne blâme pas mes larmes. Il
était la joie de mon coeur. Jamais sur la terre il n'y eut un
amant si tendre et si fidèle!

Laisse-moi pleurer et gémir nuit et jour, jusqu'à ce que mes yeux
s'éteignent dans mes larmes, et que ma langue desséchée bénisse
Dieu en disant: tout est fini...

--Ma fille, prends courage et patience, cesse de pleurer et de
gémir. Quand la violette est cueillie, aucune rosée, aucune pluie
bienfaisante ne peut la réjouir; elle se fane et pour toujours.

Le bonheur s'envole avec la rapidité de l'hirondelle qui fuit sur
ses ailes légères: pourquoi donc retenir ainsi le chagrin qui
écrase notre coeur sous sa masse de plomb; laisse-le s'éloigner!
Ce qui est mort est mort!

--Oh! non, non! respectable frère, ne mets point de bornes à ma
douleur. Si je souffrais pour celui que j'aimais tout ce qu'une
femme peut souffrir, ce ne serait pas trop!

Je ne le verrai donc plus! malheureuse! jamais! La tombe le
couvre, la neige et la pluie y tombent: l'herbe siffle sur lui.

Azur de ses yeux rose de ses joues; douceur ineffable de ses
lèvres, où êtes-vous? La tombe a tout dévoré, que le chagrin me
dévore à mon tour!

--Ma fille, ne t'afflige pas ainsi. Ignores-tu que l'homme doit
être prêt au bonheur comme à la peine, et qu'il est exposé à tout?

Tu es aimable et constante, et pourtant peut-être votre union
n'eût pas été heureuse: il était jeune; la jeunesse est changeante
comme le temps d'avril.

--Oh! non, non! respectable frère; ne parle pas ainsi. Mon ami
était fidèle et franc comme l'or: jamais la fausseté n'altéra sa
candeur.

Ah! puisque la tombe l'enchaîne dans ses noirs abîmes, je renonce
à ma patrie, j'irai porter au loin le bâton de pèlerinage.

Mais avant, je veux m'agenouiller sur son tombeau, je veux que
l'herbe y croisse plus verte, arrosée de mes larmes et rafraîchie
de mes soupirs.

--Ma fille, entre d'abord pour te reposer. Entends-tu le vent
mugir autour de cette enceinte, et la pluie froide retentir sur
les vitraux?

--Oh! non, non! respectable frère, ne me retiens pas; laisse
tomber la pluie sur moi, car toute la pluie du ciel ne laverait
pas ma faute.

--Ah! ma douce amie, reste et console-toi! Regarde-moi, ne
connais-tu donc pas le frère gris? Hélas! c'est moi qui suis ton
ami.

Dans la douleur d'un amour sans espoir, je revêtis ce vêtement.
Bientôt un serment éternel allait exiler ma vie et mes chagrins
dans la solitude.

Mais, Dieu soit béni! l'année du noviciat n'est pas encore
expirée! Ma tendre amie, si tu as été sincère et si tu veux me
donner ta main, nous partirons ensemble.

Dieu soit loué! Dieu soit béni! Fuyez chagrins et soucis! Salut,
bonheur et joie: viens, mon ami, viens sur mon coeur. La mort
seule pourra nous séparer.



L'ENLÈVEMENT

«Écuyer, selle mon cheval favori; je veux chercher le repos que je
ne puis trouver dans ce château: j'y suis trop à l'étroit pour
pouvoir respirer» Ainsi s'écriait le chevalier Charles
d'Eichenhorst, le coeur rempli d'un noir pressentiment et agité
comme un homme souillé de quelque forfait.

Il s'élance au galop du haut de la montagne; les étincelles
jaillissaient sous les pieds de son cheval: il jette un regard
dans la plaine, et la suivante de Gertrude se montre à ses yeux.
Il frissonne de la tête aux pieds, comme saisi d'un accès de
fièvre brûlante.

«Dieu vous garde, noble seigneur, qu'il vous donne la paix et la
prospérité! Ma pauvre maîtresse m'envoie vers vous pour la
dernière fois, elle est à jamais perdue pour vous. Son père l'a
promise au chevalier Plump, de Poméranie; il lui a donné sa
parole.

Charles, s'est-il écrié, j'en jure par ma lance et par mon épée,
si tu oses penser encore à elle, les souterrains de mon château te
serviront de demeure, et les reptiles qui l'habitent seront tes
compagnons. Je ne prendrai de repos ni jour ni nuit avant de
t'avoir terrassé, et de t'avoir arraché le coeur!

La malheureuse fiancée est maintenant devant lui; elle laisse
couler ses larmes et appelle la mort à grands cris. Le Seigneur
exaucera bientôt ses voeux: si vous entendez le glas funèbre des
cloches, vous comprendrez bien leur langage.

Va, dis-lui que je vais mourir, s'écriait-elle tout en pleurs.
Porte-lui ce dernier adieu. Va, sous la garde de Dieu; donne-lui
cet anneau et cette écharpe: qu'il les conserve pour l'amour de
moi.»

Cette terrible nouvelle éclata à ses oreilles, semblable au fracas
du tonnerre; ses yeux s'obscurcirent, et les montagnes semblèrent
chanceler autour de lui. Mais aussitôt, s'élançant comme la
tempête, il fit voler un nuage de poussière, et le désespoir lui
rendit ses forces.

«Dieu te récompense, fidèle suivante; qu'il te récompense, puisque
je ne puis moi-même te payer ton zèle, qu'il te comble de ses
bénédictions: va, cours vers elle, dis-lui que je la sauverai;
fût-elle chargée de mille chaînes.

Ne crains rien, hâte-toi; quand des géants veilleraient sur elle,
je voudrais encore la leur enlever. Dis-lui qu'à minuit je serai
sous les murs du château. Il arrivera ce qu'il pourra: bonheur ou
malheur, je brave le destin.

Pars, hâte-toi.» À ces mots, la jeune fille s'enfuit comme une
biche légère. Pour lui, il soupira profondément, et s'essuya les
yeux pour retrouver la vue. Il lança ensuite son cheval en tous
sens. La sueur inondait la croupe du noble animal. Enfin il prit
une résolution et s'y arrêta.

Il fit retentir son cor d'argent du haut de ses tours et aussitôt
une foule de vassaux fidèles accourut à la hâte. Il les prit
chacun en particulier, et leur donna de secrètes instructions.
«Soyez tous prêts et attentifs au signal de mon cor.»

La nuit avait couvert de ses voiles sombres les montagnes et les
vallons. Les lampes du château de Hochburg avaient cessé de
briller. Tout dormait; Gertrude seule veillait en pensant au
chevalier.

Voilà qu'un doux son d'amour s'élève du pied de la muraille. «Me
voici, ma Gertrude; allons, descends, c'est moi, c'est ton
chevalier qui t'appelle; l'échelle est prête, et mon coursier va
nous emporter loin d'ici.

--Oh! non, mon Charles, non! cesse de tenir ce langage; si je
fuyais seule avec toi je serais déshonorée; mais qu'un dernier
baiser d'amour nous console avant que je sois vêtue de la robe des
morts.

--Eh quoi! sur ma parole de chevalier tu pourrais asseoir le
monde: tu peux me confier, avec courage et franchise, ton honneur
et ta personne. Nous irons chez ma mère et le prêtre nous unira.
Viens, tu es en sûreté, abandonne-toi au ciel et à moi.

--Mais, mon père, un baron de l'empire, si fier de ses ancêtres et
de sa noblesse! Sa colère me fait déjà trembler. Il n'aura de
repos ni jour ni nuit avant de t'avoir arraché le coeur, et de
l'avoir jeté devant mes pieds.

--Songe seulement à te bien tenir en selle, et nous n'avons plus
rien à craindre. L'Orient et l'Occident nous sont ouverts. Mais ne
tarde pas davantage. Écoute! il me semble entendre du bruit. Pour
l'amour de Dieu! hâte-toi! Viens! La nuit a des oreilles. Si tu
hésites, nous sommes perdus!»

La jeune fille trembla, elle hésita; le frisson parcourait ses
membres; il saisit sa main d'albâtre et l'entraîna sur son coeur.
Oh! quel embrassement mêlé de désir et de refus, de plaisir et de
crainte, sous les regards silencieux des étoiles voyageant dans
l'immensité des cieux!

Il prit son amie entre ses bras, la plaça sur son cheval polonais,
et se mit lui-même derrière elle, rejetant son cor sur ses
épaules. Il donne de l'éperon, et Hochburg les vit s'éloigner
rapidement.

Mais, hélas! la nuit entend tout, et aucune parole ne fut perdue.
Dans la chambre voisine veillait la gouvernante de Gertrude. Le
coeur pressé par l'appât du gain et la soif de l'or, elle s'élança
en sursaut pour tout découvrir au vieillard.

«Debout, debout, noble baron quittez votre lit. Votre fille s'est
enfuie, elle vous couvre de honte et de chagrin. Déjà Charles
d'Eichenhorst traverse avec elle les forêts et les plaines; ne
perdez pas un instant si vous voulez les rejoindre!»

Au même instant le baron saisit ses armes, parcourt le château, et
appelle ses vassaux. «À cheval! mon gendre, prends ton épée et ta
lance; on enlève ta fiancée, courons au ravisseur.»

Le jour allait paraître; les deux amants s'avançaient avec
rapidité. Un bruit sourd comme celui de l'orage éloigné se fait
entendre. Bientôt ils distinguaient des pas de chevaux. Plump,
furieux, arrive sur eux à bride abattue; il les dépasse, et sa
lance siffle aux oreilles de Gertrude épouvantée.

«Arrête, arrête, larron d'honneur; ta proie est de peu de valeur;
mais n'importe, affronte une lance, et nous verrons si tu
enlèveras encore des fiancées. Et toi, courtisane vagabonde,
arrête, que ma vengeance t'étende à côté de ton séducteur, et que
l'infamie vous couvre tous deux!»

--Tu mens, Plump de Poméranie, j'en jure par Dieu et mon honneur
de chevalier. Descends, que mon épée t'enseigne la courtoisie.
Arrête, Gertrude. À pied, monsieur l'insolent, que je vous donne
une leçon de politesse!»

Oh! quelle fut la douleur de Gertrude à la vue des glaives
étincelants! Les premiers rayons de l'aurore vinrent briller sur
leurs lames acérées. L'écho s'éveilla autour d'eux au cliquetis de
leurs armes, et la terre fumait sous leurs pas.

L'épée du chevalier terrassa son discourtois ennemi comme un coup
de foudre. L'amant de Gertrude ne reçut point de blessure, et
Plump ne se releva plus. Mais, hélas! que le ciel les protège! À
peine le combat était-il terminé, que les autres arrivèrent en
toute hâte.

Alors le cor de Charles retentit dans la forêt, et ses vassaux se
précipitèrent de tous côtés. «Arrête, baron, écoute-moi; regarde,
vois-tu ces guerriers? ils sont prêts au combat et n'attendent que
mon signal.

Arrête, écoute-moi, évite de longs repentirs. Ta fille m'a donné
sa foi depuis longtemps, elle a reçu la mienne. Pourrais-tu
déchirer nos deux coeurs! Ses larmes et son sang iront-ils
t'accuser devant Dieu et les hommes? Si tu le veux, avance, et
nous allons combattre.

Mais écoute encore un instant: je t'en conjure au nom du ciel,
avant que tu te rendes la proie du remords. Mon amour pour ta
fille a toujours été pur et sans tache. Mon père, accorde-moi sa
main, le ciel m'a donné des richesses et surtout une noblesse qui
ne craint aucun reproche.»

Oh! comme Gertrude, pleine d'angoisses et de craintes, se flétrit
de la pâleur de la mort! Son père, bouillant de colère, semblait
une fournaise ardente. Elle se jeta à terre, et se tordit les
mains en versant un torrent de larmes.

«Oh! mon père, ayez pitié de votre fille! Que le ciel vous
pardonne, comme vous nous pardonnez! Croyez-moi, mon père, je ne
me serais jamais décidée à fuir, sans mon aversion pour Plump.

Combien de fois m'avez-vous bercée sur vos genoux et portée dans
vos bras! Combien de fois m'avez-vous appelée votre fille chérie,
la consolation de votre vieillesse! Oh! mon père, rappelez-vous
ces temps passés! Ne détruisez pas mon bonheur, et songez que du
même coup vous tuez votre fille!»

Le vieux baron détourna la tête, et passa la main sur son front
bruni par le soleil. Son coeur était touché et son regard
attendri; mais il maîtrisa son émotion pour empêcher les pleurs de
faire honte à son caractère de chevalier.

Enfin, la colère et le ressentiment durent céder à la tendresse
paternelle: un torrent de larmes vint inonder ses yeux. Il releva
sa fille prosternée à ses pieds; et, laissant un libre cours à son
amour pour elle, il se sentit presque défaillir d'un mal doux et
enchanteur.

«Eh bien! que Dieu me pardonne mes torts, comme je te pardonne les
tiens. Je te rends toutes mes affections, je te les rends devant
le Dieu du ciel;» et se tournant vers le chevalier: «Qu'elle soit
ton épouse, reçois sa main; et avec elle ma bénédiction!

Viens, sois mon fils, je serai ton père. J'ai déjà oublié toute
offense. Ton père fut jadis mon ennemi mortel, il me causa bien
des tourments; c'était lui que je haïssais dans son fils.

Répare ses erreurs, mon fils, et que ma fille et moi nous
trouvions la récompense de ma bonté dans la bonté de ton coeur.
Que celui qui veille sur nous, que Dieu vous bénisse, dans vous et
votre postérité.»



LA CHASSE INFERNALE[12]

Le cor retentit, on entend les cris du départ. Le coursier du
comte hennit et s'élance. Derrière lui se précipitent les valets
et les piqueurs; détachés de la lesse[13], les chiens frappent
l'air de leurs aboiements, ils se jettent à travers les champs,
les ronces et les prairies.

C'était le jour consacré au repos et à la prière. Les rayons du
soleil doraient le clocher, tandis que le son harmonieux et mesuré
des cloches appelait les chrétiens à l'office du matin. Déjà
s'élevaient vers le ciel les chants pieux des fidèles assemblés.

Le comte passait à un endroit où les chemins se croisaient, les
cris de ses chasseurs s'élevaient plus joyeux. Tout à coup deux
cavaliers sont à ses côtés. Celui de droite était monté sur un
coursier blanc, comme la neige, celui de gauche sur un coursier,
couleur de feu.

Le premier, dans tout l'éclat du printemps de la vie, brillait
d'une beauté céleste. Le second, pâle et livide, lançait des
regards pareils aux éclairs dans la tempête. Ce qu'ils étaient, je
le soupçonne; mais, qui pourrait l'affirmer?

«Soyez les bienvenus, Chevaliers; vous arrivez à propos. Sur la
terre ou dans le ciel il n'est rien de préférable au plaisir de la
chasse.» Le comte parlait ainsi d'un air d'enthousiasme, et
exprimait par ses gestes son ardeur et sa joie.

--Le son du cor s'accorde mal avec la voix pieuse des cloches et
les chants du matin, lui dit d'un ton plein de douceur son
compagnon de droite; reviens sur tes pas, ta chasse ne peut être
heureuse aujourd'hui; écoute ton bon génie et ne te laisse pas
guider par l'ennemi des hommes.

--En avant! en avant! s'écria aussitôt le chevalier de gauche. Que
nous importent les cloches et les hymnes! la chasse seule nous
divertit; suivez des conseils dignes d'un noble seigneur et non
des avis bons pour des moines.

--Bien parlé! mon brave compagnon de gauche! tu me parais un héros
digne de moi. Ceux qui n'osent pas courir le cerf peuvent aller
s'asseoir au lutrin. Pour toi, mon pieux ami, que cela te
convienne ou non, je n'en suivrai pas moins ma fantaisie.»

Il dit et s'élance à travers les champs et les forêts; les deux
étrangers ne quittent pas ses côtés. Voilà qu'un cerf dix cors,
d'une blancheur éblouissante, se montre dans le lointain et fuit
rapidement devant eux.

Le cor résonne. Les chasseurs impétueux se précipitent. À la
vérité, quelques-uns tombent et restent expirants sur la place.
«Laissez-les, laissez-les, que Satan les relève, le plaisir du
maître ne doit pas en souffrir.»

Le cerf se cache dans un champ prêt à être moissonné; il croit y
trouver une retraite sûre. Un vieux laboureur se jette aux pieds
du comte. «Miséricorde, Seigneur, miséricorde! ne détruisez pas le
fruit des sueurs du pauvre!»

Le chevalier de droite, s'approche et celui de gauche excite le
chasseur à satisfaire sa passion dévastatrice. Le comte, méprisant
les bons avis du premier, suivit les conseils funestes du second.

«Retire-toi, misérable! s'écrie-t-il d'une voix de tonnerre, hors
d'ici, ou, par le diable, je mets les chiens à ta piste: et vous,
faites claquer vos fouets à ses oreilles, pour qu'il voie que je
lui tiendrai parole.»

Ainsi dit, ainsi fait. Il franchit la barrière le premier; tous le
suivirent: hommes, chiens et chevaux, tous foulent aux pieds les
épis et la moisson.

Le cerf épouvanté s'enfuit de nouveau par les plaines et les
montagnes; toujours poursuivi, jamais atteint, il gagne une vaste
prairie, et pour échapper à la mort, il se mêle à un troupeau de
vaches paisibles.

Mais voilà que les chiens arrivent de toutes parts; ils
reconnaissent la trace odorante de ses pas et font retentir l'air
de leurs aboiements. Le berger, craignant pour son troupeau, se
prosterne devant le comte.

«Miséricorde, Seigneur, miséricorde, laissez en paix mon pauvre
troupeau! Daignez réfléchir qu'il y a là plus d'une vache qui fait
la seule richesse de quelque pauvre veuve. Ne lui enlevez pas tout
son bien.»

Le chevalier de droite s'approche encore et renouvelle ses
instances; mais celui de gauche, plein d'une joie maligne, excite
le chasseur à satisfaire sa passion. Le comte, méprisant les bons
avis du premier, suivit les funestes conseils du second.

«Quoi! vil pâtre, tu oses me barrer le passage; je voudrais
pouvoir te changer toi-même en boeuf, je te chasserais toi et tes
vieilles sorcières jusqu'aux nuages du ciel.

«En avant! en avant! compagnons! sus! sus!» Et les chiens se
jettent sur tout ce qui les environne; le berger tombe déchiré de
coups, son troupeau est dispersé et mis en pièces.

Au milieu du carnage le cerf échappe encore, mais déjà sa course
est ralentie; souillé de sang et d'écume, il s'enfonce dans
l'épaisseur de la forêt et se cache au fond d'une chapelle.

Sans repos ni relâche la foule avide se presse sur ses pas, aux
aboiements des chiens, aux cris des piqueurs et au son du cor.
L'ermite paraît alors à la porte de la chapelle et d'une voix
suppliante il s'adresse au comte:

«Abandonne ta poursuite, ne viole pas la maison de Dieu. Les
angoisses de ce pauvre animal, les souffrances de tes victimes
t'accusent déjà devant le Très-Haut. Pour la dernière fois, écoute
un avis salutaire; si tu le méprises ta perte est certaine.»

Le chevalier de droite s'approche de nouveau. Il conjure le comte
de céder à ses instances. Mais celui de gauche, avec une joie
méchante, l'excite à satisfaire sa passion; et, malgré l'avis du
premier, le malheureux se laisse entraîner aux conseils du second.

«Je ne m'effraie pas si aisément, s'écrie-t-il, Quand le cerf
s'envolerait au troisième ciel, je voudrais encore l'y poursuivre:
que cela convienne ou non à Dieu et à toi, vieux prêtre, je
suivrai ma fantaisie.

«En avant! en avant! compagnons!» Et il fait retentir son fouet et
son cor. Soudain l'ermite et l'ermitage disparaissent devant lui;
derrière lui ont disparu les hommes, les chevaux et la meute. Tout
le fracas de la chasse tombe englouti dans un vaste silence.

Le comte jette des regards effrayés autour de lui. Il embouche son
cor et ne peut en tirer de son. Il appelle, sa propre voix ne
frappe plus son oreille. Le fouet qu'il agite au-dessus de sa tête
retombe muet à son côté. Il enfonce ses éperons dans les flancs de
son cheval, et ne peut ni reculer ni avancer.

Et cependant l'obscurité s'épaissit toujours de plus en plus, elle
devient semblable à la nuit des tombeaux.........Un bruit sourd,
pareil à la tempête éloignée, se fait entendre. Une voix tonnante
lui annonce du haut des airs cette terrible sentence:

«Tyran voué à l'enfer, toi qui n'épargnes ni l'animal, ni l'homme,
ni la divinité, écoute son arrêt. Le cri de tes victimes et la
voix de tes forfaits t'accusent devant le tribunal où brûle la
torche de la vengeance.

«Fuis, monstre! fuis! dés ce moment tu seras poursuivi à jamais
par Satan et sa meute infernale. Tu serviras d'exemple aux princes
à venir qui, pour satisfaire une passion cruelle, ne ménagent rien
sur la terre.»

Au même instant une lueur sombre et blafarde éclaire la forêt. Le
comte frissonne, la terreur le glace jusqu'aux os; l'effroi
l'environne, un ouragan impétueux l'assaillit avec fracas.

Au milieu de la tempête, une main noire, horrible et gigantesque
sort de la terre, s'appuie sur sa tête, se referme, et lui tourne
le visage sur le dos.

Autour de lui éclate une flamme bleue, verte et rouge. Une mer de
feu l'entoure de ses flots; il distingue dans ses vapeurs tous les
suppôts de Satan. La horde infernale s'élance vers lui du fond du
vaste abîme.

Il fuit à travers les champs et les bois qui retentissent de ses
cris douloureux. Mais la meute furieuse le poursuit sans cesse, le
jour dans les profondeurs de la terre, la nuit dans l'espace des
airs.

Son visage est resté tourné sur son dos. Dans sa fuite rapide il
voit toujours les monstres excités contre lui par l'esprit des
enfers. Il les voit grincer des dents et chercher à le saisir.

C'est la chasse infernale qui durera jusqu'au jour du jugement, et
qui souvent, dans la nuit, vient effrayer l'habitant des forêts.
Maint chasseur pourrait en raconter de terribles récits, s'il
avait le courage d'en parler.



LENARDO ET BLANDINE

L'amour le plus tendre enflammait les regards de Lenardo et de
Blandine. Blandine était la plus belle des princesses: Lenardo le
plus beau de tous les pages.

De tous côtés, princes, ducs et comtes, couverts d'or et de
diamants, accouraient pour disputer la main de la plus belle des
princesses.

Mais, ni l'or, ni les bijoux, ni les diamants ne plaisaient à son
coeur comme la fleur modeste cueillie par le beau page.

Si Lenardo n'était pas issu d'une illustre origine, il possédait
de nobles sentiments. Le valet et le chevalier sont tous deux
créés d'un peu de boue. L'élévation de l'âme est la seule
noblesse.

Un jour la princesse, entourée d'une foule joyeuse de courtisans,
se reposait sous un pommier. Elle savourait avec délices les
fruits que cueillait l'agile Lenardo.

Elle choisit dans sa corbeille d'argent une pomme aux couleurs
d'or et de pourpre. Elle la lui présente et lui dit:

«Prends cette pomme, qu'elle soit la récompense de tes soins. Les
meilleurs fruits ne sont pas tous pour les princes. Celui-ci est
séduisant au dehors: je souhaite que ce qu'il contient te plaise
encore davantage.»

Le page se dérobe aux regards importuns. Retiré dans sa retraite,
il ouvre le fruit précieux. O surprise! une tablette y était
adroitement cachée. Il lit ces mots:

«O toi, plus aimable que les comtes et les seigneurs! toi dont les
sentiments sont plus nobles et plus tendres que ceux des hommes
sortis de races antiques.

À l'heure de minuit, abandonne le lit et le sommeil. Rends-toi
sous l'arbre qui porte la pomme de l'amour. Le bonheur t'y attend.
C'est t'en dire assez.»

Cette nouvelle parut au page si heureuse et si surprenante, qu'il
en douta longtemps. Son coeur flottait entre l'ivresse de l'amour
et les tourments de l'incertitude.

Mais, à l'heure de minuit, à l'heure où les astres innombrables
abaissaient leurs regards silencieux sur la terre, il sort de son
lit, il abandonne le sommeil, et se rend au jardin, au lieu
désigné.

Il attendait assis sous l'arbre de l'amour; un bruit léger se fait
entendre, le gazon est pressé par des pieds délicats; avant que
Lenardo se soit retourné, deux bras d'albâtre l'enlacent, et une
haleine suave a passé sur son visage.

Il veut parler; des baisers voluptueux ferment ses lèvres, et,
sans qu'un mot ait été prononcé, une main caressante l'entraîne.

Blandine le conduit avec précaution et d'un pas timide «Viens, mon
ami, viens avec moi: la brise nocturne est glacée. Il n'est ici
aucun abri. Viens dans ma chambre discrète.»

À travers les épines, les pierres et les ronces, ils arrivent à
une ancienne grotte faiblement éclairée par la pâle lueur d'une
lampe; ils traversent un long souterrain.

Princes, seigneurs et gardes, tout dormait. Mais hélas! veillait
la noire jalousie. Lenardo! Lenardo! quel sera ton sort avant que
le coq ait fait entendre le chant du matin!

De la plus riche province d'Espagne était venu un prince
orgueilleux, couvert d'or et de diamants. Il était venu pour
demander la main de la belle princesse.

Il brûlait, d'une passion ardente; mais en vain. Depuis plusieurs
années il restait en Bourgogne, sans espoir de succès, et sans
vouloir abandonner son entreprise.

Aussi l'orgueilleux étranger ne connaissait de repos ni le jour ni
la nuit: et à l'heure du rendez-vous, il était dans le jardin.

Il vit et entendit tout; car tout se passa près de lui. Il
grinçait des dents, et le sang ruisselait de ses lèvres.
«Avertissons sur-le-champ, le prince de Bourgogne.»

Et, au même instant, il pénètre dans l'appartement du prince,
malgré les gardes. «Je veux lui parler sur l'heure, dit-il, car la
trahison le menace.»

--Réveille-toi, prince de Bourgogne; l'ornement de ton trône a
perdu son éclat. Blandine, ta fille, est à cette heure dans les
bras d'un valet!»

Le vieillard se réveille: sa fille était tout son bonheur. Il
l'aimait plus que sceptre et couronne, il la préférait même à
l'éclat du trône.

Furieux, il s'élance de son lit: «Tu mens, traître, tu mens; mais
tout ton sang paiera ton mensonge, si tu as osé me tromper!»

--Vieillard, je me livre en otage. Mais hâte-toi. Tu verras la
vérité. Si j'ai menti, que la Bourgogne s'abreuve de mon sang!

Guidé par le serpent, le Prince, le poignard à la main, se dirige
vers l'entrée de la caverne.

Là s'élevait autrefois un château redoutable. Mais depuis
longtemps il n'en restait que des débris. Les voûtes seules
subsistaient encore, recouvertes de ronces et de broussailles.

Le souterrain était presqu'ignoré; mais l'Espagnol en sut trouver
l'entrée, et ils arrivèrent jusqu'à la chambre d'été de la
princesse.

Ils aperçurent la lueur de la lampe. Elle leur servit de guide
pour s'approcher de la porte. Ils marchaient sans bruit, et
respiraient à peine.

Et s'approchant encore plus, ils prêtèrent une oreille attentive:
«Entends-tu, Prince. On parle bas. Si tu ne crois pas maintenant,
tu ne croiras jamais.»

Le vieillard écoute, et reconnaît la voix des deux amants: au
milieu des baisers et des tendres caresses, ils causaient
joyeusement.

--Oh! mon ami! pourquoi es-tu embarrassé devant moi, qui suis à
toi pour la vie. Le jour je suis la fille du Prince, mais la nuit
je ne veux être que ton esclave.

--Ah! si au lieu d'être fille d'un roi, tu étais la plus pauvre
des filles des champs, que je serais heureux! Je ne sais quels
tristes pressentiments viennent se mêler à mon amour.

--Oh! mon ami! laisse là les idées sombres! Regarde-moi bien. Je
ne suis plus princesse. Aux charmes du pouvoir, à l'attrait de la
couronne, je préfère le bonheur de l'amour.

--Garderas-tu toujours ces sentiments? Hélas! un jour viendra
pourtant où l'un des seigneurs qui t'offrent leurs hommages
obtiendra ta main!

Les torrents se gonflent et s'écoulent. Les vents s'élèvent et
s'abaissent bientôt. Le coeur des femmes est, dit-on, semblable
aux ondes et aux vents; ton amour passera-t-il comme eux?

--Ne crains rien de tes rivaux; aucun d'eux n'obtiendra de moi
cette douce parole que je t'ai donnée pour la vie.

Oui! mon amour est comme l'onde et le vent, l'onde s'écoule et le
vent s'enfuit, mais ils ne cessent pas pour cela. Ainsi, mon amour
renaîtra sans cesse[14].

--Je ne sais, mais je crains. Je pressens un sinistre avenir. Les
unions se rompent et les alliances se brisent, quand elles ne sont
pas sanctifiées par la bénédiction du ciel.

Si ton père, si le roi apprenait...» le glaive trancherait ma vie,
et toi tu gémirais jusqu'à la fin de tes jours dans les horreurs
d'un cachot!

--O mon ami, le ciel protégera des noeuds formés par l'amour et la
fidélité. Notre bonheur, caché dans l'ombre et le silence de la
nuit, ne peut redouter aucune trahison.

Viens mon ami, viens mon époux, et qu'un baiser scelle notre
union.» Ses lèvres s'approchèrent des lèvres de rose de Blandine
et ses craintes s'évanouirent.

Longtemps encore ils devisèrent ensemble, mêlant à leurs discours
des caresses et des baisers. Le roi, furieux, voulut enfin
pénétrer dans la chambre; les serrures et les verrous s'y
opposaient.

Il attendit donc, semblable au chien qui guette sa proie à la
sortie du terrier. Mais, après s'être enivré de tous les plaisirs
de l'amour, Lenardo sentit de nouvelles terreurs.

«Réveille-toi, Princesse; le chant du coq a retenti. Laisse-moi
m'éloigner avant que le jour paraisse.»

--O mon ami, reste encore, le chant du coq n'annonce que la
première veille de la nuit!

--Regarde, princesse: l'horizon blanchit. Laisse-moi m'éloigner
avant que le matin ne me surprenne.

--Oh! mon ami, reste encore, c'est la lueur des astres nocturnes,
et elle ne trahit pas les secrets de l'amour.

--Écoute, entends-tu l'hirondelle saluer l'aurore de son chant
accoutumé?

--C'est la voix du rossignol qui célèbre la nuit et l'amour.

--Non! non! Le coq annonce le jour, l'horizon blanchit, le vent du
matin s'élève, et je reconnais le gazouillement de l'hirondelle.
Laisse-moi m'éloigner! mon coeur a de tristes pressentiments!

--Adieu donc, mon ami! Mais, non, reste encore. Dieu! quelle
tristesse me saisit! Approche, que je mette la main sur ton coeur:
comme il palpite! O coeur, sois-moi fidèle! continue de m'aimer! À
demain, à la nuit!

--Dors tranquille, mon amie.» Il dit, et se dérobe à ses
embrassements. Il se glisse le long du souterrain, à la lueur de
la lampe! mais l'effroi s'était emparé de lui, et un frisson
mortel parcourait tous ses membres.

Tout à coup le Prince et l'Espagnol se jettent sur lui, et le
poignardent. Il jette un cri étouffé. «Tu as épousé l'héritière de
Bourgogne, je te paie sa dot!»

--Ah! mon Dieu, ayez pitié de moi!» Son oeil se ferme, son âme
épouvantée s'enfuit privée des secours de la religion.

L'Espagnol, écumant de rage, lui déchire le sein; et, avec une
horrible joie: «Laisse-moi mettre la main sur ton coeur! ô coeur,
tu étais aimé, et tu es encore attendu demain à la nuit!»

Il arrache ce coeur sanglant: sa rage se change en une effrayante
ironie: «Te voilà donc! Comme tu palpites! Aime-la bien! Aime-la
surtout demain à la nuit!»

Pendant cette scène d'horreur, la princesse sentait un effroi
qu'elle ne pouvait dompter: un sommeil lourd et agité l'accablait.

Il lui semblait voir une couronne sanglante ornée de perles de
sang, un festin ensanglanté et une danse infernale.

Elle passa la journée dans son lit, abattue de tristesse et de
lassitude. «Quand donc sonnera minuit, pour me ramener celui qui
seul peut me consoler?»

Minuit arriva. Les astres silencieux brillaient au firmament. «Que
je suis oppressée! quelles sombres terreurs! Mais, Dieu! J'entends
ouvrir la porte dérobée!»

Un page, vêtu de deuil, entra, portant un flambeau, un anneau
rompu et taché de sang; il les déposa devant elle et sortit.

Un page vêtu de pourpre lui succède; il dépose un vase d'or fermé
d'un couvercle scellé du sceau royal.

Enfin un troisième, vêtu d'un habit d'argent, se présente, remet
une lettre à la princesse tremblante, s'incline, et se retire en
silence.

Glacée d'effroi, elle ouvre la lettre, la parcourt d'un oeil
égaré; sa vue se trouble et s'obscurcit comme chargée d'un épais
brouillard: elle tombe sans connaissance.

Bientôt rassemblant des forces convulsives, elle se relève et
s'élance, elle danse en chantant. «Allons, de la joie,
troubadours; de la joie, nobles dames; de la joie, nobles
seigneurs!

À la danse, à la danse joyeuse! Comme mes pieds sont agiles! Comme
la couronne retentit sur ma tête! Allons, abandonnez-vous au
plaisir, chevaliers, et vous aussi, nobles suzeraines!

Voyez-vous, l'ami de mon coeur s'élancer avec grâces. Une étoile
de pourpre orne sa poitrine couverte d'une tunique d'argent. De la
joie!

Pourquoi restez-vous éloignés! Pourquoi ce sourire de mépris?
Princes, princesses, il est mon époux, je suis son épouse; les
anges du ciel nous ont fiancés.

Allons! à la danse, à la danse joyeuse! Pourquoi donc vous tenir
éloignés? Pourquoi ce sourire de dédain? Fi! noble canaille! tes
royales bassesses me révoltent!

D'où sont sortis le valet et le chevalier! de la boue. La noblesse
est dans les sentiments. Mon époux est plus noble que vous, car
son âme est au-dessus de vos stupides prétentions!

À la danse, à la danse joyeuse! Comme mes pieds sont agiles, comme
la couronne retentit sur ma tête! Allons, de la joie! c'est
aujourd'hui le jour des noces!»

Ainsi, elle chanta et dansa jusqu'à ce que la rosée de la mort
couvrît son front et ses joues; alors elle tomba sur le parquet.

Et quand sa vie expirante se ranima pour la dernière fois, elle
saisit le vase d'or, le serra sur sa poitrine et le découvrit.

Fumant et palpitant encore, comme s'il était sensible à son
désespoir, le coeur de son amant parut à ses regards. Alors ses
yeux laissèrent échapper un torrent de larmes amères.

«Oh! mortelle douleur, tu es semblable à l'eau et au vent! le vent
s'enfuit, l'eau s'écoule, mais ils se renouvellent sans cesse; et
toi, douleur, comme eux tu es éternelle.»

Enfin, elle arrive aux dernières angoisses de la cruelle agonie;
et, d'une étreinte convulsive, elle serre le vase contre son sein.

«Pour toi je vivais, avec toi je meurs sans regret! Oh! malheur!
malheur! ton poids m'accable et m'écrase! Oh! malheur, tu es
pesant comme une montagne! Je succombe. Mon Dieu, ayez pitié de
moi!»

Ses yeux se fermèrent pour jamais. Un cri d'effroi retentit dans
le palais: «Sire, accourez, votre fille se meurt!»

Cette nouvelle éclata comme la foudre aux oreilles du vieillard.
Il chérissait tant sa fille! il l'aimait plus que sceptre et
couronne!

L'Espagnol s'offrit à ses regards, et sa vue rendit le prince
furieux: «C'est à tes conseils, monstre, que je dois mon
infortune; tout ton sang me le paiera et abreuvera le sol de la
Bourgogne!

Le sang de ma fille t'accuse devant le tribunal de Dieu; il
prononce ton arrêt!» Et, tirant son poignard, il en perça la
vipère étrangère.

«Oh! malheureux Lenardo! Blandine, ma fille! pardonne-moi: ne
m'accusez pas devant le tribunal suprême, je suis votre père, ne
m'accusez pas!»

Ainsi le prince se livrait au repentir, mais trop tard. Son
forfait fut en vain arrosé de ses larmes. Le même tombeau renferma
le corps des deux amants!



    [1] Bürger est né à Wolsmerwende, dans la principauté
d'Halberstadt, le 1er janvier 1748. Un soir, il entendit une
jeune paysanne chanter les mots suivants:
_La lune est si claire,_
_Les morts sont si vite à cheval!_
_Dis, chère amie, ne frissonne-tu pas?_
Ces paroles retentirent sans cesse à ses oreilles, et saisirent
tellement son imagination, qu'il n'eut pas de repos avant
d'avoir composé quelques strophes sur ce refrain. Il les
montra à ses amis, qui le pressèrent vivement de ne pas
laisser son ouvrage imparfait: ce n'était d'abord que des
couplets isolés qu'il réunit ensuite dans un même cadre.
Lorsque _Lénore_ fut achevée, Bürger la lut à la société
littéraire de Goettingue; arrivé à ces vers:
«Il s'élance à bride abattue contre une grille de fer; d'un
coup de sa houssine légère, il frappe... les verrous se
brisent...»
il frappa contre la cloison de la chambre, ses auditeurs
tressaillirent, et se levèrent en sursaut: le poète qui
tremblait pour le succès d'un ouvrage aussi différent des
formes ordinaires, commença à espérer qu'il avait réussi. Il
en eut bientôt la certitude par la vogue prodigieuse que
Lénore obtint dans toute l'Allemagne; les paysans mêmes
chantent cette romance, comme les gondoliers de Venise
répètent les vers du Tasse: Bürger est le poète le plus
populaire de l'Allemagne. Il n'est personne qui ne sache
par coeur des fragments de ses poésies. Il mourut de
misère, et on se hâta de lui élever un monument...
    [2] _Dis un_: Notre père qui êtes aux cieux.
    [3] Le Saint-Sacrement
    [4] La mère de Lénore lui parle ici de Jésus-Christ, que
les catholiques regardent comme réponse de toutes les
vierges dans le ciel.
    [5] Le verbe insulter était intransitif à l'époque de la
traduction.
    [6] Ces paroles sont le commencement du chant des
morts en Allemagne.
    [7] Le manteau tomba comme de l'amadou brûlé.
    [8] _Taubenhain:_ Bosquet des Tourterelles
    [9] Le coordonnant _et_ ne devrait unir que des
termes de même nombre.
    [10] _Falkenstein_: Pierre du Faucon
    [11] _La pierre des Corbeaux:_ Autrefois les coupables
étaient suppliciés au lieu où le crime avait été commis, et
leurs corps restaient placés sur la roue  même où ils
avaient expiré: cette roue était élevée sur un poteau qui
passait par son axe et supportait la tête du cadavre. On voit
encore de ces horribles monuments dans quelques parties
de l'Allemagne.
    [12] «Ce qu'il y a de vraiment beau dans cette poésie
de Bürger, c'est la peinture de l'ardente volonté du
chasseur. Elle était d'abord innocente comme toutes les
facultés de l'âme; mais elle se déprave toujours de plus en
plus, chaque fois qu'il résiste à sa conscience et cède à ses
passions. Il n'avait d'abord que l'enivrement de la force; il
arrive enfin à celui du crime, et la terre ne peut plus le
porter.
     Les bons et les mauvais penchants de l'homme sont
caractérisés par les deux chevaliers blanc et noir. Les mots
toujours les mêmes, prononcés pour arrêter le chasseur,
sont aussi ingénieusement combinés. Les anciens et les
poètes du moyen âge ont parfaitement connu l'effroi que
cause, en certaines circonstances, le retour des mêmes
paroles. Il semble que l'on réveille ainsi le sentiment de
l'inflexible nécessité. Les ombres, les oracles, toutes les
puissances surnaturelles doivent être monotones; ce qui
est immuable est uniforme, et c'est un grand art dans
certaines fictions, que d'imiter par les paroles la fixité
solennelle que l'imagination se représente dans l'empire
des ténèbres et de la mort.»
    (Madame de Staël: De l'Allemagne)
    [13] Ancienne orthographe du mot «laisse» [NduC]
    [14] Dans une petite pièce de Goethe, intitulée _Joery
et Boetely_, on retrouve la même idée et à peu prés les
mêmes images: voici la chanson de Goethe.
    _Boetely: L'eau murmure et ne s'arrête pas. Les astres
errent sans cesse dans le ciel. Les mages s'enfuient avec
vitesse. Ainsi murmure l'amour, et il passe._
    _Joery: Les eaux murmurent; les nuages fuient, mais
les astres demeurent; ils errent et ils restent. Ainsi, dans
les coeurs fidèles, l'amour s'agite et ne fuit pas._





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Lénore et autres ballades" ***

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