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Title: George Sand
Author: Caro, Elme
Language: French
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by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr



LES GRANDS ÉCRIVAINS FRANÇAIS

GEORGE SAND

PAR E. CARO DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE

PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET C^[ie]
79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79

1887

[Illustration: GEORGE SAND. REPRODUCTION DU DESSIN DE COUTURE.]

GEORGE SAND



CHAPITRE PREMIER

LES ANNÉES D'ENFANCE ET DE JEUNESSE

DE GEORGE SAND

LES ORIGINES ET LA FORMATION DE SON ESPRIT


«On ne lit plus George Sand», nous dit-on. Soit; mais, ne fût-ce que
pour l'honneur de la langue française, on reviendra, nous le croyons,
sinon à toute l'oeuvre, du moins à une partie de cette oeuvre épurée par
le temps, triée avec soin par le goût public, supérieure aux
vicissitudes et aux caprices de l'opinion. Quand on nous a demandé de
rassembler nos souvenirs sur cet auteur et de les faire revivre dans ce
temps si étrangement dédaigneux et si vite oublieux, on est allé
au-devant d'un secret désir que nous avions de faire appel, un jour ou
l'autre, à nos impressions d'autrefois, de les ranimer par une nouvelle
lecture, de les produire à la lumière en les rectifiant et les tempérant
par l'expérience acquise et la comparaison. Sand! cette syllabe magique
résumait pour nous des journées de rêveries délicieuses et de
discussions passionnées. Elle représente tant de passions généreuses,
tant d'aspirations confuses, de témérités de pensée, de découragements
profonds, d'espérances surhumaines mêlées à l'élégante torture du doute!
c'était en une seule conscience, en une seule imagination, une partie
d'une génération qui se tourmentait vaguement au milieu d'un état de
choses prospère et tranquille en apparence, aux approches de 1848, comme
si la tranquillité un peu monotone des événements était une excitation à
désirer autre chose, à souhaiter l'émotion, à se précipiter dans
l'inconnu des faits ou des idées: génération heureuse, en somme, bien
que déjà remuée par des pressentiments obscurs. Une vague idée de
réforme ou de rénovation sociale, plus ardente que précise, planait dans
beaucoup d'esprits, agités sans trop savoir pourquoi. C'était le temps
où un jeune homme «ayant le tourment des choses divines», comme disait
George Sand, pouvait se donner la joie d'entendre, dans la même journée,
les appels splendides de Lacordaire à Notre-Dame, et, le soir,
l'émouvante voix de Mlle Rachel au Théâtre-Français dans quelque grande
tragédie, ou bien encore s'enivrer de la prose exquise et presque
rythmée d'Alfred de Musset, révélé sur la même scène. On lisait quelque
grande et profonde poésie de Victor Hugo sur la mort récente de sa
fille; on discutait sur tel ou tel portrait des _Girondins_ de
Lamartine; on dévorait _la Mare au Diable_, ce petit chef-d'oeuvre de
poésie rustique qui rachetait par son charme l'erreur prolixe du
_Meunier d'Angibault_.

C'était un temps saturé d'idées et d'émotions, singulièrement
caractérisé par un de ces grands poètes qui disait alors: «La France
s'ennuie», et, chose plus singulière, qui le lui faisait croire,
confondant l'ennui avec la secrète fermentation des esprits, mécontents
du présent qui ne leur donnait pas assez d'émotions.

Je prends les années déjà lointaines de 1846 et 1847, parce qu'elles
marquent l'apogée d'influence et de gloire où s'éleva le nom de George
Sand, une gloire formée dans la tempête. On n'a pas perdu le souvenir
des polémiques exaltées dont George Sand était alors l'occasion ou le
prétexte. Doit-on s'étonner, si l'on y réfléchit, que cette renommée
brillante et orageuse oscillât, au souffle des opinions contraires,
entre l'admiration et l'anathème? Bien peu d'esprits gardaient la mesure
à son égard. C'étaient tantôt des fureurs justicières et vengeresses
contre une réformatrice audacieuse, tantôt une idolâtrie lyrique comme
les oeuvres qui en étaient l'objet, une acclamation bruyante en
l'honneur des idées et des principes confondus, dans une sorte
d'apothéose déréglée, avec la puissance de l'inspiration et la beauté du
style. Toutes ces passions sont bien tombées aujourd'hui. Il y a place
maintenant, à ce qu'il semble, au milieu d'une indifférence réelle ou
affectée, pour un jugement plus impartial, peut-être pour une admiration
mieux raisonnée et plus libre. En tout cas, s'il est vrai que ce soit
l'oubli qui ait fait disparaître également les deux partis, celui de
l'injure et celui de la louange à outrance, s'il est vrai qu'on ne lise
plus même les oeuvres qui ont été le prétexte enflammé de tant de
jugements contradictoires, notre étude aura un mérite, celui d'une
exploration dans des régions devenues inconnues, quelque chose comme un
voyage de découvertes.

De cette année de 1847 remontons de quelque quinze ou seize ans en
arrière, vers la fin de l'hiver de 1831, où George Sand vint s'installer
à Paris avec le berceau de sa fille et son très léger bagage, quelques
cahiers griffonnés à Nohant au milieu du bruit des enfants, sans une
connaissance, sans un appui dans le monde des lettres, au milieu de ce
vaste désert d'hommes, dont plusieurs étaient des concurrents
redoutables, armés pour la lutte et prêts à défendre contre la nouvelle
venue tous les accès des librairies, des journaux et des revues. J'ai
essayé souvent de me représenter l'état d'esprit de la baronne Aurore
Dudevant, quand, à l'âge de vingt-sept ans, elle vint tenter l'avenir
dans l'ignorance complète de ses forces, transfuge volontaire de la
maison et de la vie conjugales, prête à faire pour son compte, et
peut-être aussi pour l'instruction des autres, l'épreuve de ce grand
problème, l'indépendance absolue de la femme. Quelle nature déjà
complexe! Que d'influences contradictoires s'étaient croisées et mêlées
en elle! À la voir à sa table de travail, dans sa mansarde du quai
Saint-Michel, affublée de sa redingote en gros drap gris, ou bien
encore à la suivre avec ses amis berrichons au restaurant Pinson, à
l'estaminet, aux musées, aux concerts, au parterre des théâtres le soir
des premières représentations, naïvement curieuse de tout ce qui
intéressait alors la jeunesse intelligente, de tous les événements
littéraires et politiques des assemblées, des clubs et de la rue, qui
donc reconnaîtrait dans cet étudiant quelque peu tapageur l'élève
mystique du couvent des Anglaises, l'humble et douce amie de la soeur
Alicia, ou bien encore la pastoure des champs du Berry, l'aventureuse et
rêveuse enfant des bruyères et des bois? Ce petit jeune homme déluré qui
fait le soir de si gaies promenades dans le quartier Latin avec une
troupe de camarades, sous la conduite d'un très vieux jeune homme
vaniteux, Henri Delatouche, le chef de la bohème littéraire de ce
temps,--cet observateur vagabond, ce novice romancier, c'est une femme,
très sérieuse au fond, qui a connu déjà de mortelles tristesses, qui a
beaucoup vécu par la douleur, si la douleur fait vivre, qui a souffert
dans toutes ses affections intimes, qui a été meurtrie par tous les
liens de la famille; ces liens étaient même devenus pour elle un
supplice insupportable par la fatalité des circonstances et sans doute
aussi par cette autre fatalité que chacun porte en soi et dont chacun
est l'industrieux et cruel artiste. Elle vient essayer de se refaire à
Paris une existence nouvelle, en dehors de toutes les lois de l'opinion
et de tous les instincts de son sexe. Elle veut mettre la nature
elle-même dans son jeu et la contraindre à son caprice; elle _virilise_
autant qu'elle peut sa manière de vivre, son costume, ses goûts, ses
opinions, son talent. Elle va essayer de toutes les doctrines qui
circulent à travers le monde, qui lui font espérer un meilleur avenir
pour l'humanité; elle a toutes les curiosités intellectuelles; elle va
les expérimenter sur le vif; elle a l'impatience généreuse et déréglée
du vrai absolu, et ce qu'elle a conçu comme vrai, elle n'imagine pas
qu'on puisse l'ajourner un seul instant.

Déjà, à vingt-sept ans, que de régions d'idées n'a-t-elle pas explorées,
en les traversant toutes sans se satisfaire et s'arrêter dans aucune!
Comme Wilhelm Meister, elle peut compter ses années d'apprentissage, et
d'un apprentissage si rude! L'_Histoire de ma vie_[1] nous les fera
parcourir, et nous suivrons, dans cet itinéraire exact, plus d'un
sentier douloureux. Nous saisirons là, en même temps, les sources
mystérieuses d'où jaillit son imagination naissante.

La première de ces sources, c'est à son origine même qu'il faut la
rapporter. George Sand resta toute sa vie dans une dépendance assez
étroite des influences qui pesèrent sur son berceau.

Fille du peuple par sa mère, fille de l'aristocratie par son père, elle
devait, dit-elle, la plupart de ses instincts à la singularité de sa
position, à sa naissance _à cheval_, comme elle le disait, sur deux
classes, à son amour pour sa mère, contrarié et brisé par des préjugés
qui l'ont fait souffrir ayant qu'elle pût les comprendre, à son
affection non raisonnée pour son père, esprit frondeur et romanesque,
qui, dans un intervalle de sa vie militaire, ne sachant que faire de sa
jeunesse, de sa passion, de son idéal, se donne tout entier à un amour
exclusif et disproportionné qui le met en lutte, dans sa propre famille,
contre les principes d'aristocratie, contre le monde du passé; enfin à
une éducation qui fut tour à tour philosophique et religieuse, et à tous
les contrastes que sa propre vie lui a présentés dès l'âge le plus
tendre. Elle s'est formée au milieu des luttes que le sang du peuple a
soulevées dans son coeur et dans sa vie, «et si plus tard certains
livres firent de l'effet sur elle, c'est que leurs tendances ne
faisaient que confirmer et consacrer les siennes». Ajoutez à ces
sentiments de solidarité et d'hérédité irrésistibles les tiraillements
douloureux, les déchirements mêmes du coeur que lui imposent de cruels
malentendus, perpétuellement balancée entre les emportements de sa mère
et les mépris à peine dissimulés de sa grand'mère; véritable enfant de
Paris, imbue des préjugés d'une race à laquelle elle n'appartenait
cependant que d'un côté, on comprend à quelle école cette âme ardente,
souvent muette par contrainte, fut soumise et quel fonds d'amertume elle
dut amasser en elle contre cette différence des classes dont souffrit
cruellement son enfance. À ce point de vue, la lecture des premiers
volumes de l'_Histoire de ma vie_ est singulièrement instructive et nous
fait pénétrer dans les premières impressions auxquelles s'éveilla cette
existence, bizarrement divisée, dès qu'elle prit conscience d'elle-même.
De là ce qu'elle appela plus tard ses instincts égalitaires et
démocratiques, qui ne furent que l'explosion de vieilles rancunes et de
souffrances intimes, qui dataient de loin. Quand elle lut, encore
enfant, les _Battuécas_ de Mme de Genlis, un roman innocemment
socialiste (sans que le nom fût encore prononcé), ce fut l'institutrice
et l'amie des rois qui révéla à l'enfant rêveuse une partie de ses idées
futures. Elle en resta toujours là, avec une naïveté que l'âge ne
corrigea pas, à travers des lectures et des formules nouvelles qui
amenèrent cette naïveté à déclamer plus d'une fois toujours très
sincèrement, mais un peu au hasard.

Cependant, son imagination travaillait sans cesse, silencieusement et
activement. Plus tard elle en retrouvait la trace et l'action naissante
dans les souvenirs les plus lointains de sa vie. La vie d'imagination,
disait-elle, avait été toute sa vie d'enfant. Elle se rappelait fort
bien le moment où le doute lui était venu sur l'existence du père Noël,
le grand distributeur de cadeaux à l'enfance. Elle le regrettait
sincèrement. La première journée où l'enfant doute est la dernière de
son bonheur naïf. «Retrancher le merveilleux de la vie de l'enfant,
c'est procéder contre les lois mêmes de sa nature. L'enfant vit tout
naturellement dans un milieu pour ainsi dire surnaturel, où tout est
prodige en lui, et où tout ce qui est en dehors de lui doit, à la
première vue, lui sembler prodigieux.» L'enfance elle-même, la naissance
encore si voisine d'elle, ce flot de sensations qui lui apportent la
nouvelle d'un monde inconnu, tout cela n'est-il pas un cours continu de
merveilles? George Sand combat, en toute occasion, la chimère de
Rousseau, qui veut supprimer le merveilleux sous prétexte de mensonge.
Laissez faire la nature, elle sait son métier. Ne devancez rien. «On ne
rend pas service à l'enfant en hâtant sans ménagement et sans
discernement l'appréciation de toutes les choses qui le frappent. Il est
bon qu'il la cherche lui-même et qu'il l'établisse à sa manière durant
la période de sa vie où, à la place de son innocente erreur, nos
explications, hors de portée pour lui, le jetteraient dans des erreurs
plus grandes encore, et peut-être à jamais funestes à la droiture de son
jugement et, par suite, à la moralité de son âme.»

Elle était née rêveuse; tout enfant, elle se perdait dans des extases
sans fin qui l'isolaient du monde entier. L'habitude contractée, presque
dès le berceau, d'une rêverie dont il lui était impossible plus tard de
se rendre compte, lui donna de bonne heure l'_air bête_. «Je dis le mot
tout net parce que toute ma vie, dans l'enfance, au couvent, dans
l'intimité de la famille, on me l'a dit de même, et qu'il faut bien que
ce soit vrai.» Ces crises de rêverie prenaient quelquefois une durée et
une intensité extrêmes, comme il arriva dans les jours qui suivirent la
mort de son père (elle avait alors quatre ans). Quand elle se fut fait
une vague idée de ce que c'est que la mort, elle resta des heures
entières assise sur un tabouret aux pieds de sa mère, ne disant mot, les
bras pendants, les yeux fixes, la bouche entr'ouverte: «Je l'ai souvent
vue ainsi, disait sa mère pour rassurer la famille inquiète; c'est sa
nature; ce n'est pas bêtise. Soyez sûre qu'elle rumine toujours quelque
chose.» Elle _ruminait_, en effet; c'était la forme habituelle d'une
pensée active déjà. Elle a peint en traits expressifs ce premier travail
tout intérieur de son imagination. De son propre mouvement, dans cette
période de sa vie commençante, elle ne lisait pas, elle était paresseuse
par nature et avec délices; elle avouait qu'elle n'avait pu se vaincre
plus tard qu'avec de grands efforts. Tout ce qu'elle apprenait par les
yeux et par les oreilles entrait en ébullition dans sa petite tête, elle
y songeait au point de perdre souvent la notion de la réalité et du
milieu où elle se trouvait. Avec de pareilles dispositions, l'amour du
roman, sans qu'elle sût encore ce que c'était que le roman, s'empara
d'elle avant qu'elle eût fini d'apprendre à lire. Elle composait des
histoires interminables en les jouant avec sa soeur Caroline ou sa
petite compagne Ursule. C'était une sorte de pastiche de tout ce qui
entrait dans sa petite cervelle, mythologie et religion mêlées, dans la
singulière éducation que lui donnait sa mère, artiste et poète à sa
manière, «qui lui parlait des trois Grâces ou des neuf Muses avec autant
de sérieux que des vertus théologales ou des vierges sages», en
amalgamant les contes de Perrault et les pièces féeriques du boulevard,
«si bien que les anges et les amours, la bonne vierge et la bonne fée,
les polichinelles et les magiciens, les diablotins du théâtre et les
saints de l'Église produisaient dans sa tête le plus étrange gâchis
poétique qu'on puisse imaginer».

Cette fermentation d'images qui se réalisaient en scènes fantastiques au
dedans d'elle-même et qu'elle essayait de réaliser mieux encore dans ses
jeux au dehors, se modifiait, mais ne disparaissait pas quand elle
passait du petit appartement de la rue Grange-Batelière, où elle
demeurait à Paris avec sa mère, à la maison de Nohant, qui appartenait à
Mme Dupin. Là c'était une tout autre existence, de tout autres aliments
pour la vie _ruminante_. En dehors des heures d'étude, où elle
n'apportait qu'une régularité extérieure, elle vivait volontiers en
compagnie des petits paysans du voisinage, dans les _pâtureaux_ où ils
se réunissaient autour de leur feu, en plein vent, jouant, dansant ou se
racontant des histoires à faire peur. Elle s'animait, elle s'exaltait de
leurs terreurs. «On ne s'imagine pas, disait-elle en se rappelant cette
période de son enfance, ce qui se passe dans la tête de ces enfants qui
vivent au milieu des scènes de la nature sans y rien comprendre, et qui
ont l'étrange faculté de voir par les yeux du corps tout ce que leur
imagination leur représente.» C'est là qu'elle s'essayait de bonne foi à
ce genre d'hallucination particulière aux gens de la campagne, guettant
l'apparition de quelque animal fantastique, le passage de la
_grand'bête_ que presque tous ses petits compagnons avaient vue au moins
une fois. Elle était la première aux contes de la veillée, lorsque les
chanvreurs venaient broyer le chanvre à la ferme. Malgré toute la bonne
volonté qu'elle y mit, elle déclare qu'elle ne put jamais obtenir la
moindre vision pour son compte; elle ne put réussir à être complètement
dupe d'elle-même; mais l'ébranlement de l'imagination et des nerfs
persistait; elle en ressentait une sorte de frémissement et de volupté;
toute sa vie elle aima à raviver le plaisir frissonnant que lui
donnaient les émotions de ce genre. De toutes ces inventions rustiques
qu'elle recueillait avidement, de ces visions du soir qu'elle
sollicitait dans la campagne, il y avait juste de quoi troubler un
instant sa cervelle et lui ravir quelques heures de sommeil. Au fond, ce
n'étaient que des matériaux qu'elle amassait dans son magasin d'images;
elle les accumulait dans son incessante rêverie, pour l'oeuvre future
dont elle n'avait pourtant aucune idée; elle était artiste déjà et se
dédoublait comme le font les artistes, à la fois auteur et acteur dans
ces petits drames qu'elle se jouait à elle-même. Plus tard elle
consacra des études nombreuses à ce genre de littérature, la littérature
de la peur, qu'elle avait expérimentée sur elle-même, le _Diable aux
champs_, les _Contes d'une grand'mère_, les _Légendes rustiques, le
Drac_, etc., etc. Elle avait fini par se faire, sur ce sujet, une
érudition très curieuse dont elle s'amusait non sans un peu de frayeur.
L'élément fantastique lui semblait être une des forces de l'esprit
populaire. Elle se plaisait surtout à le saisir chez des populations qui
ne semblent pouvoir réagir que par l'imagination contre la rude misère
de leur vie matérielle. Le _Kobold_ en Suède, le _Korigan_ en Bretagne,
le _Follet_ en Berry, l'_Orco_ à Venise, le _Drac_ en Provence, il y a
peu de ses romans d'aventures qui ne garde quelque souvenir de ces noms,
quelque impression de ce genre, et qui ne soit une de ses rêveries
d'enfance continuée.

C'est ainsi qu'elle prélude à ce songe d'âge d'or, à ce mirage
d'innocence champêtre qui la prit dès l'enfance et la suivit jusque dans
l'âge mûr. Malgré ces préoccupations assez sombres, elle n'était pas
triste pourtant; elle avait ses heures de franche, d'exubérante gaieté.
Sa vie d'enfance et d'adolescence fut une alternative de solitude
recueillie et d'étourdissement complet. Au sortir de ses longues
rêvasseries, elle se livrait avec une sorte d'ivresse à des amusements
très simples et très actifs qui faisaient le plus singulier contraste
aux yeux des personnes habituées à la voir vivre. C'étaient «les deux
faces d'un esprit porté à s'assombrir et avide de s'égayer, peut-être
d'une âme impossible à contenter avec ce qui intéresse la plupart des
hommes, et facile à charmer avec ce qu'ils jugent puéril et
illusoire.... Je ne peux pas, disait-elle, m'expliquer mieux moi-même.
Grâce à ces contrastes, certaines gens prirent de moi l'opinion que
j'étais tout à fait bizarre.»

Cette vie intérieure, qu'elle portait déjà si vive et si intense dans le
secret de sa pensée, manqua prendre un autre courant et une direction
toute nouvelle, grâce à un assez grave événement; ce fut une crise
religieuse qui, vers la seizième année, se déclara chez elle. À la suite
de déchirements de coeur qui se renouvelaient sans cesse et de quelques
révélations maladroitement cruelles qui lui furent faites sur le passé
de sa mère, Aurore avait résolu de renoncer à tout ce qui devait mettre
dans l'avenir un plus grand intervalle entre sa mère et elle, qui
vivaient généralement séparées; elle voulut renoncer à la fortune de sa
grand'mère, à l'instruction, aux belles manières, à tout ce qu'on
appelle _le monde_. Elle prit en horreur les leçons de son pédagogue
Deschartres, dont elle a immortalisé plus tard la figure, les vanités,
les ridicules et la rude honnêteté; elle se révolta, elle tourna à
l'_enfant terrible_.

Mme Dupin, ne pouvant venir à bout de sa révolte, résolut de la mettre
au couvent des Anglaises, qui était alors la maison d'éducation en vogue
à Paris pour les jeunes filles de la haute société. La jeune
pensionnaire, qui arrivait là le coeur brisé des dernières luttes entre
sa mère et sa grand'mère, les deux êtres qu'elle chérissait le plus, se
reposa délicieusement dans cet abri. Elle nous a raconté avec un charme
exquis, dans l'_Histoire de ma vie_, son séjour au couvent, égayant son
récit de quelques vifs portraits de soeurs et de pensionnaires,
décrivant les moeurs et les habitudes, les salles d'étude et les
chambres, nous intéressant à ces petits drames de la vie des
religieuses, aux querelles des élèves, à leurs raccommodements, aux
fautes et aux punitions encourues ou subies, à cette oisiveté errante
dans les couloirs, dans les souterrains et sur les toits du couvent, à
la recherche d'un secret qui n'avait jamais existé et de victimes
imaginaires dont on ne savait pas même les noms, mais qu'on voulait
délivrer d'une captivité romanesque. C'est déjà, en action, la
conception qui se réalisera dans plusieurs de ses romans et qu'elle
semble poursuivre sans cesse, les mystères de _la Daniella_, de _la
Comtesse de Rudolstadt_, du _Château des Désertes_, de _Flamarande_ et
de tant d'autres récits où l'invention se complique de surprises
matérielles, de labyrinthes, de dédales d'architecture fantastique, et
où l'on croirait assister à une secrète collaboration d'Anne Radcliffe
avec un écrivain de génie. Il y a de ces idées fixes dans George Sand.
Celle-là s'était annoncée de bonne heure.

Dans cette compagnie de jeunes filles fort indisciplinées, dont
quelques-unes l'entraînaient soit à leur suite, soit à leur tête, sa
gaieté, un instant assoupie, se réveilla et même à l'excès; elle devint
_diable_, elle aussi, un nom caractéristique choisi par les
pensionnaires qui ne voulaient se classer ni parmi les _sages_, ni parmi
les _bêtes_. Puis tout d'un coup, après deux années d'études fort
irrégulières et agitées, après qu'elle eut épuisé des amusements qui
n'avaient guère de diabolique que le nom, et qui se réduisaient à un
mouvement sans but, à la rébellion muette et systématique contre la
règle, une révolution vint à s'opérer dans son esprit. «Cela s'était
fait tout d'un coup, comme une passion qui s'allume dans une âme
ignorante de ses propres forces.» Un jour arriva où son amour profond et
tranquille pour la mère Alicia ne lui suffit plus. «Tous ses besoins
étaient dans son coeur, et son coeur s'ennuyait.» Sous une vive
impulsion, qui ressemblait à un coup de la grâce, elle se sentit
transformée. Elle entendit, elle aussi, un jour, dans un coin sombre de
la chapelle où elle s'abîmait en méditations, le _Tolle, lege_ de saint
Augustin, qu'un tableau naïf représentait devant elle. Tout d'un coup
elle se donne, sans réserve, sans discussion, à la foi qui l'envahit;
elle n'était point lâche, nous dit-elle, et se fit un point d'honneur de
cet abandon total. Elle subit jusqu'au bout «la maladie sacrée»; la
dévotion s'empara d'elle; elle connut les larmes brûlantes de la piété,
les exaltations de la foi, et parfois aussi elle en ressentit les
défaillances et les langueurs. La fièvre mystique l'agitait, comme
saintement égarée, sous les arceaux du cloître; elle usait ses genoux,
elle répandait son âme en sanglots sur le pavé de la chapelle où elle
avait eu sa révélation. Plus tard elle reprendra les souvenirs de cette
période de sa vie dans un récit brûlant d'amour divin, dans _Spiridion_,
ou plutôt dans les premières pages du récit; car il arrive un moment où
l'âme tendrement exaltée du jeune moine est en proie à des troubles et à
des visions d'un autre genre qui le détournent de la foi simple et le
jettent dans des voies nouvelles. Mais le début du roman garde
l'empreinte d'une grande et sincère émotion religieuse qui ne se
rencontre nulle part, dans la vie de l'auteur, au même degré qu'au
couvent des Anglaises. Comme il arriva pour le jeune moine Spiridion, la
vie vint bientôt chez elle troubler ce beau rêve mystique, déconcerter
l'extase et apporter des éléments nouveaux qui modifièrent profondément
l'impression reçue. Mais elle en conserva toujours un germe d'idéalisme
chrétien que les accidents de la vie, ses aventures mêmes ne purent
jamais étouffer et qui reparaissait toujours après des éclipses
passagères.

La fièvre religieuse s'apaisa bientôt, à son retour à Nohant, où la
rappelait la sollicitude un peu inquiète de sa grand'mère et où des
incertitudes cruelles sur une santé précaire l'obligèrent à rentrer dans
les soucis de la vie pratique. Pendant les dix derniers mois que dura la
lente et inévitable destruction d'une vie qui lui était chère, Aurore
vécut près du lit de Mme Dupin, ou seule dans une tristesse presque
sauvage. Cette mélancolie profonde n'était un instant suspendue que par
des promenades à cheval, «par cette rêverie au galop», et sans but, qui
lui faisait parcourir une succession rapide de paysages, tantôt mornes,
tantôt délicieux, et dont les seuls épisodes, notés par elle et
consignés dans ses souvenirs, étaient des rencontres pittoresques de
troupeaux ou d'oiseaux voyageurs, le bruit d'un ruisseau dont l'eau
clapotait sous les pieds des chevaux, un déjeuner sur un banc de ferme
avec son petit page rustique André, stylé par Deschartres à ne pas
interrompre son silence plein de songes. C'est alors qu'elle devint tout
à fait poète par la tournure de son esprit et par la sensation aiguë des
choses extérieures, mais poète sans s'en apercevoir, sans le savoir.

En même temps elle prenait la résolution de s'instruire et se mit avec
ardeur à des lectures qui l'attachèrent passionnément. Elle sentait le
vide qu'avait laissé dans son esprit son éducation dispersée et fortuite
sous la discipline bizarre de Deschartres ou sous la règle trop
indulgente du couvent. Elle se mit à lire énormément, mais avec une
curiosité tumultueuse, sans direction et sans ordre. Un nouveau
changement se fit à cette époque dans son esprit. Elle abandonna
l'_Imitation de Jésus-Christ_ et le dogme de l'humilité pour le _Génie
du Christianisme_, qui l'initiait à la poésie romantique plutôt qu'à une
forme nouvelle de la vérité religieuse. Bientôt elle passa à la
philosophie; chaque livre nouveau marquait en elle comme une nouvelle
ère. Je ne connais rien de dangereux comme la métaphysique, prise à
grande dose et sans méthode par un esprit ardent et complètement
inexpérimenté. Il y a pour ces jeunes intelligences un égal péril ou de
s'attacher exclusivement à une doctrine, quand on est incapable de
l'examiner avec sang-froid, et d'y puiser l'enthousiasme exclusif d'un
sectaire, ou bien de tout confondre et de tout mêler dans un éclectisme
sans jugement, de rapprocher par des affinités de sentiment des noms et
des dogmes disparates, comme Jésus-Christ et Spinoza. La jeune rêveuse
ne put échapper à ce double péril: elle passa tour à tour de
l'enthousiasme qui confond tout à l'enthousiasme qui s'attache
exclusivement à une pensée ou à un nom, tout cela au gré de la sensation
présente ou du caprice de l'imagination. Mais elle augmentait rapidement
son capital de connaissances, qui fut bientôt considérable, bien
qu'assez mal classé. Sans façons, elle s'était mise aux prises avec
Mably, Locke, Condillac, Montesquieu, Bacon, Bossuet, Aristote, Leibniz
surtout, qu'elle mettait au-dessus de tous les autres comme
métaphysicien (ce qui était une vue et une préférence heureuses),
Montaigne, Pascal. Puis étaient venus les poètes et les moralistes, La
Bruyère, Pope, Milton, Dante, Virgile, Shakespeare; le tout sans idée de
suite, sans programme d'études, comme ils lui tombèrent sous la main.
Elle s'emparait de cette masse tourbillonnante d'idées avec une étrange
facilité d'intuition; la cervelle était profonde et large, la mémoire
était docile, le sentiment vif et rapide, la volonté tendue. Enfin
Rousseau était arrivé; elle avait reconnu son maître, elle avait subi le
charme impérieux de cette logique ardente, et son divorce avec le
catholicisme fut consommé.

Dans ce conflit d'opinions et de doctrines, sa force nerveuse s'était
épuisée à essayer de tout comprendre, de tout concilier ou de choisir.
_René_ de Chateaubriand, _Hamlet_ de Shakespeare, Byron enfin avaient
achevé l'oeuvre. Elle était tombée dans un désarroi intellectuel et
moral, dans une mélancolie qu'elle n'essayait même plus de combattre.
Elle avait résolu de s'abstenir autant que possible de la vie; elle
avait même passé du dégoût de la vie au désir de la mort. Elle ne
s'approchait jamais de la rivière sans éprouver dans sa tête comme une
gaieté fébrile, en se disant: «Comme c'est aisé! Je n'aurais qu'un pas à
faire.» Oui ou Non?--Voilà ce qu'elle se répétait assez souvent et assez
longtemps pour risquer d'être lancée par le _Oui_ au fond de cette eau
transparente qui la magnétisait. Un jour, le _Oui_ fut prononcé; elle
poussa son cheval hors de la voie marquée par le gué, dans le hasard des
eaux profondes. C'en était fait d'elle et des chefs-d'oeuvre futurs, si
la bonne jument Colette ne l'avait sauvée, d'un bond extraordinaire,
hors du gouffre.

La mort de sa grand'mère, dont elle raconte les derniers moments avec
une douleur sans phrase et une sincérité touchante, termina la période
d'initiation. La séparation entre les deux familles paternelle et
maternelle fut consommée, légalement au moins, par l'ouverture du
testament. Sa mère, prévenue par quelqu'un, connaissait depuis longtemps
la clause qui la séparait de sa fille; elle savait aussi l'adhésion
donnée à cette clause. De là de nouvelles tempêtes. On y céda dans une
certaine mesure. Aurore dut rompre avec ses parents de Villeneuve, à qui
elle était recommandée par le voeu de la morte. Ce fut un nouveau
déchirement de famille.

Pour obvier à une situation fausse et parfois intolérable, Mme Dupin
conduisit un jour sa fille à la campagne, chez des amis qu'elle avait
rencontrés trois jours auparavant et qui se trouvaient être les
meilleures gens de la terre, les Duplessis; ils habitaient avec leurs
enfants une belle villa de la Brie. Mme Dupin promit de venir la
chercher «la semaine prochaine». Elle l'y laissa cinq mois, et c'est là
que se fit, un jour, le mariage qui devait clore tout naturellement des
relations de famille orageuses et parfois même extravagantes et
constituer pour la jeune femme une existence normale en espérance.

Ici encore les déceptions ne manquèrent pas. Aurore passait pour une
riche héritière, d'assez belle figure et d'un caractère gai, quand elle
n'était pas en contact avec les emportements et les irritations de sa
mère, qui avaient le privilège de la rendre affreusement triste. C'est
dans la famille Duplessis qu'elle rencontra le fils naturel d'un colonel
en retraite, M. Dudevant, dont la fortune était en rapport avec la
sienne et qui la prit tout de suite à gré, «tout en ne lui parlant
point d'amour, et s'avouant peu disposé à la passion subite, à
l'enthousiasme, et, dans tous les cas, inhabile à l'exprimer d'une
manière séduisante». On fit à Aurore la plaisanterie de la traiter comme
sa femme future; il n'en fallut pas davantage. Elle se maria presque
passivement, comme elle faisait tous les actes extérieurs de sa vie. Le
mariage eut lieu en septembre 1822; ils partirent pour Nohant, où sa
première occupation, pendant l'hiver de 1823, fut le souci de la
maternité qui se préparait pour elle, à travers les plus doux rêves et
les plus vives aspirations. La transformation fut complète pour elle.
Les besoins de l'intelligence, l'inquiétude des pensées, les curiosités
de l'étude comme celles de l'observation, tout disparut, dit-elle,
aussitôt que le doux fardeau se fit sentir. «La Providence veut que,
dans cette phase d'attente et d'espoir, la vie physique et la vie du
sentiment prédominent. Aussi les veilles, les lectures, les rêveries, la
vie intellectuelle en un mot fut naturellement supprimée, et sans le
moindre mérite ni le moindre regret.» Son mari était une nature négative
et tatillonne; il passait sa vie à la chasse; elle, sans un seul point
d'appui autour d'elle, s'abstint de rêver; elle fit des layettes avec
une ardeur et bientôt une _maestria_ de coup de ciseaux qui la
surprirent elle-même.

Sauf l'épisode de la maternité, les commencements de cette existence
nouvelle furent assez ternes. Ce ne fut que par accident que revinrent
plus tard des accès de cette exaltation douloureuse qui avait fait
jusque-là son secret supplice et, ce qui est plus dangereux, sa secrète
et chère volupté. Quelques années se passèrent dans une sorte de
tranquillité prosaïque et de bonheur négatif. Le rêve semblait s'être
enfui bien loin; deux beaux enfants grandissaient autour d'elle. Elle
était devenue, s'il faut l'en croire, une _campagnarde engourdie_, en
apparence au moins; elle s'appliqua même à devenir une bonne femme de
ménage, ce qui est plus difficile encore. Si sa pensée travaillait
encore solitairement dans la condition très bourgeoise où elle semblait
condamnée à vivre, la jeune mère n'avait pas le pédantisme de ses
agitations morales; personne n'en avait le secret ni même le soupçon
autour d'elle, et quand elle eut écrit ses premiers romans, un de ses
plus chers amis, un habitué de Nohant, le Malgache, lui écrivait:
«_Lélia_, c'est une fantaisie. Ça ne vous ressemble pas, à vous qui êtes
gaie, qui dansez la bourrée, qui appréciez le lépidoptère, qui ne
méprisez pas le calembour, qui ne cousez pas mal et qui faites très bien
les confitures.» Quand définitivement son intérieur fut troublé, vers
1831, quand les projets d'un avenir à sa guise eurent pris le dessus,
quand on lui eut accordé une misérable pension et la liberté, qui devait
plus tard se transformer en une séparation légale à son profit, quand
elle fut arrivée à Paris pour y courir les risques effrayants d'une
existence complètement affranchie, ce fut alors que l'on connut Mme
Sand, une femme nouvelle avec un nom nouveau. Ce fut Henri Delatouche
qui la baptisa ainsi. Sand restait indivis entre Jules Sandeau et elle,
réunis par une collaboration pour la première oeuvre. On fut vite
d'accord sur les prénoms. Sandeau garda le sien; George était synonyme
de Berrichon. «Jules et George, inconnus au public, passeraient pour
frères ou cousins.» Les deux noms conquirent bientôt une célébrité qui
les sépara de plus en plus l'un de l'autre.

Nous ne racontons pas une biographie, nous essayons seulement de tracer
une esquisse psychologique. Notre dessein était de noter les épreuves
diverses et les phases intellectuelles qui avaient marqué la jeunesse de
Mme Sand. Elle arrivait à la vie littéraire avec un fonds de souffrances
très réelles, bien qu'exagérées sans doute par une imagination forte,
d'émotions intimes et d'agitations religieuses, irritée plutôt
qu'apaisée par des lectures sans règle, avec une sensibilité aiguë et
raffinée, un dédain profond pour les vérités relatives dont il faut bien
parfois se contenter dans le train du monde, la haine instinctive de
tous les jougs qu'impose la loi ou l'opinion, l'horreur innée de tout ce
qui engage la liberté de la pensée ou celle du coeur. Ajoutez à cela
qu'elle se trouve, presque à son coup d'essai et par le miracle d'une
nature prodigue, en possession d'un _style_ merveilleux, qui semble fait
tout exprès et comme préparé pour recevoir son ardente pensée, qui
s'était formé tout seul et sans conseils, depuis la longue série des
petits cahiers consacrés à l'épopée de _Corambé_ jusqu'au premier roman
qu'elle donnera au public.

Comment se fit la première révélation de son talent d'écrire? il est
curieux d'en connaître l'origine. Ce fut vers la fin du dernier automne
qu'elle passa à Nohant. Elle avait beaucoup lu Walter Scott, dont les
traces se retrouvent dans plusieurs de ses romans.

Elle ébauchait, pendant ces mois tristes, à travers ses longues
promenades, l'idée d'une espèce de roman qui ne devait jamais voir le
jour et qu'elle écrivit sur la tablette d'une vieille armoire, dans
l'ancien boudoir de sa grand'mère, près de ses enfants: «L'ayant lu,
dit-elle avec candeur, je me convainquis qu'il ne valait rien, mais que
j'en pouvais faire de moins mauvais», et comme elle était alors très
préoccupée du choix du métier qui lui assurerait sa liberté à Paris,
elle vint à penser qu'en somme il n'était pas plus mauvais que beaucoup
d'autres qui, tant bien que mal, faisaient vivre. «Je reconnus que
j'écrivais vite, facilement, longtemps, sans fatigue; que mes idées,
engourdies dans mon cerveau, s'éveillaient et s'enchaînaient, par la
déduction, au courant de la plume; que dans ma vie de recueillement
j'avais beaucoup observé et assez bien compris les caractères que le
hasard avait fait passer devant moi, et que, par conséquent, je
connaissais assez la nature humaine pour la dépeindre.» Cela
l'encouragea dans sa tentative; elle en conclut que, de tous les petits
travaux dont elle était capable, la littérature proprement dite, dont
elle avait le goût et l'instinct confus, était celui qui lui offrait le
plus de chances de succès comme métier. Elle fit son choix. Mais elle
avait bien hésité auparavant; elle avait essayé des portraits au crayon
ou à l'aquarelle en quelques heures. C'était ressemblant, paraît-il,
mais cela manquait d'originalité. Elle crut un instant avoir trouvé son
aptitude véritable: elle peignait avec goût des fleurs et des oiseaux
d'ornement, des compositions microscopiques sur des tabatières et des
étuis à cigares en bois de Spa. Elle faillit même en vendre un
quatre-vingts francs, chez un marchand à qui elle l'avait confié. À quoi
tiennent les destinées littéraires! Si elle en avait obtenu cent francs,
ce qu'elle demandait en tremblant, sans croire que ce fût possible,
_Consuelo_ et _la Mare au Diable_ n'auraient jamais paru. Heureusement
la mode de ces objets passa vite, et Mme Dudevant fut obligée de
chercher ailleurs ce qu'elle avait cru trouver là, _son gagne-pain_. Le
mot est d'elle; il était strictement vrai dans les conditions qui lui
étaient faites. Elle avait à payer de son travail son passage à travers
la vie libre, après qu'elle avait d'abord et de guerre lasse abandonné
tous ses droits à son mari, pour racheter son indépendance. Ce mari, que
nous ne retrouverons pas sur notre chemin, sans être précisément une
_réalité offensive_ dans les premières années, sans être d'ordinaire ni
méchant ni brutal, s'était arrangé de manière à devenir insupportable et
à rendre la vie commune bien difficile à une femme d'un caractère
solitaire et assez sauvage, qu'on ne pouvait ni asservir ni réduire dans
ses habitudes et ses goûts. Quelques autres défauts, plus graves,
paraît-il, vinrent s'ajouter aux difficultés conjugales et décidèrent
une séparation, qui, d'abord partielle et librement consentie, devint
définitive.

Il arriva enfin un jour où Mme Dudevant reconquit son droit entier à
l'indépendance qu'elle avait tant de fois souhaitée. En 1836 un jugement
du tribunal de Bourges prononça la séparation à son profit et lui laissa
l'éducation des deux enfants. Mais déjà elle avait fait l'essai
dangereux de la célébrité littéraire par des oeuvres qui avaient surpris
l'attention publique. Elle y était arrivée avec les qualités dont nous
lui avons vu faire l'essai dans la retraite, intérieurement si agitée,
où elle avait vécu: l'habitude des longues rêveries, qui était devenue
un abri contre la vie réelle, une sensibilité très vive pour toutes les
formes de la souffrance humaine, une bonté qui fut pour elle une source
d'inspirations et en même temps une occasion perpétuelle d'erreurs et de
malentendus dans son existence; enfin une imagination inépuisable dont
elle avait suivi en secret, avec délices, les jeux et les combinaisons
tour à tour ravissantes et terribles, jusqu'au jour où elle imagina de
les jeter dans le public, qui s'en éprit passionnément et acclama le nom
de l'enchanteresse. On lui donna presque aussitôt sa place, et ce fut
souvent la première, dans cette illustre pléiade de romanciers qui
embrassait les noms si divers de Balzac, d'Alexandre Dumas, de Jules
Sandeau, et dans laquelle le nom de George Sand garda son éclat
personnel sans rien emprunter aux astres fraternels et voisins.

NOTES:

[Note 1: Sa grand'mère était la propre fille du maréchal Maurice de Saxe
et d'une des demoiselles Verrière, bien connues au XVIIIe siècle. Son
grand-père était le célèbre M. Dupin de Francueil, que Jean-Jacques
Rousseau et Mme d'Epinay désignent sous le nom de Francueil seulement,
et qui, à l'âge de soixante-deux ans, était encore un _reste d'homme
charmant_ du dernier siècle. De ce mariage était né Maurice Dupin, un
militaire, brillant causeur la plume à la main, un peu trop ami des
aventures, qui, très jeune, unit son sort à celui d'une fort aimable et
spirituelle modiste de Paris, contre le gré de Mme Dupin, tour à tour
indulgente et courroucée. Maurice Dupin eut, en 1804, une fille, Aurore,
qui devait illustrer le nom de George Sand.]



CHAPITRE II

HISTOIRE DES OEUVRES DE GEORGE SAND

L'ORDRE ET LA SUCCESSION PSYCHOLOGIQUE DE SES ROMANS


Quelle idée George Sand se faisait-elle du roman quand elle entreprit
d'écrire pour le public? Même en faisant aussi large que l'on voudra la
part de la spontanéité, peut-on croire que cette intelligence, si
richement douée et si féconde, ait marché tout à fait au hasard, dans
les voies qui se sont offertes à elle, avec l'indifférence banale d'un
talent qui ne vise qu'au succès, ou bien s'est-elle développée selon la
règle inaperçue, mais active, d'instincts énergiques et permanents? Elle
va répondre pour nous:

«Je n'avais pas la moindre théorie quand je commençai à écrire, et je ne
crois pas en avoir jamais eu quand une envie de roman m'a mis la plume
en main. Cela n'empêche pas que mes instincts ne m'aient fait, à mon
insu, la théorie que je vais établir, que j'ai généralement suivie sans
m'en rendre compte, et qui, à l'heure où j'écris, est encore en
discussion. Selon cette théorie, le roman serait une oeuvre de poésie
autant que d'analyse. Il y faudrait des situations vraies et des
caractères vrais, réels même, se groupant autour d'un type destiné à
résumer le sentiment ou l'idée principale du livre. Ce type représente
généralement la passion de l'amour, puisque presque tous les romans sont
des histoires d'amour. Selon la théorie annoncée (et c'est là qu'elle
commence), il faut idéaliser cet amour, ce type par conséquent, et ne
pas craindre de lui donner toutes les puissances dont on a l'aspiration
en soi-même, ou toutes les douleurs dont on a vu ou senti la blessure.
Mais, en aucun cas, il ne faut l'avilir dans le hasard des événements;
il faut qu'il meure ou triomphe, et on ne doit pas craindre de lui
donner une importance exceptionnelle dans la vie, des forces au-dessus
du vulgaire, des charmes ou des souffrances qui dépassent tout à fait
l'habitude des choses humaines, et même un peu _le vraisemblable_ admis
par la plupart des intelligences. En résumé, idéalisation du sentiment
qui fait le sujet, en laissant à l'art du conteur le soin de placer ce
sujet dans des conditions et dans un cadre de réalité assez sensible
pour le faire ressortir.»

George Sand n'a pas été infaillible dans l'application de cette théorie.
Il lui est arrivé plus d'une fois d'idéaliser dans le chimérique et le
faux. Mais c'était là l'erreur de son jugement, non de ses instincts;
elle restait fidèle d'intention à sa théorie, alors même qu'elle la
trahissait. Cette théorie paraît bien simple et bien grande, par
comparaison surtout avec ce qui s'est vu plus tard.

À travers toutes les aventures de sa vie réelle et de sa vie littéraire,
George Sand garda intact son culte de l'idéal, elle resta poète. Le goût
changeant des générations nouvelles ne lui ravira jamais cet honneur.
C'est dans une conception poétique que naissent ces récits si riches, si
variés, qui souvent s'altèrent dans la suite des événements, mais qui
toujours ont des commencements merveilleux.

On comprend comment cette spontanéité d'une imagination dont j'ai essayé
de retracer les origines troublées, qui ne se gouverne guère, qui
s'excite elle-même, comment le souvenir des crises morales traversées,
l'espoir confus d'un avenir où sa crédulité enthousiaste voyait éclore
des rêves divins, comment toute cette nature inquiète, frémissante et
superbe, avec ses illusions et ses vraies douleurs, va trouver
d'instinct son expression dans des oeuvres étranges, audacieuses de
pensée, d'un style exalté et inquiétant, gémissantes et passionnées,
débordantes de lyrisme, à propos de l'amour, à propos de la religion, à
propos de la vie humaine. Que si, de plus, on vient à penser que cet
auteur est une femme froissée par la vie, déçue, irritée de mille
manières, que jusqu'alors dans une existence très active au dedans, mais
très solitaire et très retirée, elle est restée étrangère à tous les
grands spectacles de la politique et de la société, et qu'elle se
précipite dans ce monde inconnu, avec son inexpérience effrénée, ses
vastes désirs et une compassion profonde pour les misères et les
douleurs qui crient à travers l'humanité, et encore plus pour celles qui
souffrent et saignent silencieusement: on comprendra que cette femme
soit tout d'abord consternée et saisie à cette vue, comme toutes les
belles âmes qui jugent le monde avec leur coeur et dont les aspirations
sont violemment meurtries par la brutalité des faits. Elle demandera
alors si à tant de maux il n'y a pas de remède.

Ce seront d'abord les préoccupations personnelles, religieuses et
morales qui domineront son esprit et ses oeuvres. Puis ce sera le tour
des préoccupations sociales. Alors, autour de cette femme inspirée, de
ce poète applaudi, de cet écrivain déjà populaire, vous verrez se
presser en foule les docteurs de la rénovation universelle, les
empiriques et les utopistes, les sophistes et les rêveurs, les apôtres
sincères et les charlatans de la question sociale, les exploiteurs et
les exploités, les ambitieux et les naïfs. Ils ont trouvé dans George
Sand l'éclatant porte-voix de leurs doctrines. C'est à qui lui proposera
un plan nouveau, un système inédit, la philosophie, la politique, la
religion de l'avenir. La nature de Mme Sand la prédisposait à subir le
despotisme des convictions âpres et des imaginations fortes. Fanatique
du bien absolu ou, à son défaut, d'un mieux immédiat, rêvé plutôt
qu'expérimenté, plus paresseuse à concevoir l'idée qu'à la mettre en
oeuvre, reconnaissant elle-même que l'initiative intellectuelle lui
manque, elle laisse envahir toute une période de sa vie par l'utopie
politique, par le vague désir d'un âge d'or sur l'avènement duquel tout
le monde est d'accord autour d'elle, sans que chacun renonce à son plan
pour le faire éclore, et à son programme particulier pour le réaliser.
Enfin, un beau jour (oui, ce fut un beau jour pour son talent et sa
gloire) elle éprouvera comme une grande lassitude de cette agitation
d'idées dans le vide, de ces théories, immaculées et superbes tant
qu'elles demeurent sur le trône intérieur de la pensée pure, et qui, dès
qu'elles descendent dans les aventures de la politique active et dans
les mouvements de la rue, se laissent _avilir et souiller par les
événements_. Ce grand esprit, qui a l'horreur de la violence, rentrera
en soi sous une impression de fatigue et de dégoût; elle fera, si j'ose
dire, une retraite spirituelle en elle-même dans le sanctuaire de ses
plus chers souvenirs; elle se rendra à l'appel énergique que lui font
ses secrets instincts, trop longtemps froissés par la discussion
violente et la lutte ingrate; elle reviendra à son goût pour la
campagne, pour ces champs du Berry, théâtre de la première poésie de ses
rêveries d'enfant; il y aura en elle comme une éclosion soudaine et
inespérée de souvenirs frais et charmants, d'émotions exquises et
saines. Enfin, nous nous reposerons avec elle de toutes les agitations
et de toutes les haines; la douce lumière, un peu voilée, de la campagne
natale finira par éclipser l'éclat fiévreux du réformateur, le rêve
enflammé du poète humanitaire.

N'est-ce pas là précisément le cercle parcouru par Mme Sand, et cette
page de biographie intime n'est-elle pas l'histoire en raccourci de ses
oeuvres?


I

La première période de sa vie littéraire est toute au lyrisme spontané,
personnel. Et comme je voudrais faire ici un tableau non de fantaisie,
mais d'histoire, avec la précision relative que comportent ces sortes de
divisions d'un caractère tout psychologique, je crois pouvoir étendre
cette première période de 1832 à 1840 environ. Dans cet intervalle de
neuf années paraissent, coup sur coup, les chefs-d'oeuvre de la première
manière, _Indiana, Valentine, Jacques, André, Mauprat, Lélia_ et la
charmante série des contes vénitiens[2].

Rappelons rapidement le sujet des oeuvres principales. Nous verrons
qu'elles procèdent toutes d'un fonds commun d'émotions et de douleurs
personnelles, sans être pourtant la confidence et le récit de sa vie.
Mme Sand a toujours protesté contre les applications trop strictement
biographiques qui ont été faites de ses premiers romans.

Cependant il faut s'entendre sur ce point délicat. _Indiana_, elle nous
l'assure, n'est pas son histoire dévoilée. C'était du moins l'expression
de ses réflexions habituelles, de ses agitations morales, d'une partie
de ses souffrances réelles ou factices; ce n'était pas sa vie, soit,
c'était le roman ou le drame de sa vie, tel qu'elle l'avait conçu sous
les ombrages de Nohant. Que ce ne fût pas, je veux le croire, une
plainte formulée contre son maître particulier, c'était du moins une
protestation contre la tyrannie dans le mariage, personnifiée par le
colonel Delmare. C'était aussi la conception, l'idéal d'une femme
aimante, telle qu'elle l'imaginait alors; c'est pour son propre compte
qu'elle s'intéressait à la peinture d'un amour naïf et profond, exalté
et sincère, passionné et chaste, que sa naïveté même trahit, que sa
sincérité livre en proie et sans autre défense que le hasard à l'égoïsme
voluptueux et féroce d'un homme du monde, et que sauve enfin du dernier
désespoir un coeur héroïquement silencieux, un coeur digne d'elle, digne
de la réconcilier avec la vie et l'amitié.--_Valentine_ recommence, avec
des détails ravissants et une poésie incomparable, ce thème du mariage
impie et malheureux que les convenances sacrilèges du monde ont imposé,
et qui traîne à sa suite les plus lamentables et tragiques douleurs, le
réveil violent de la nature et du coeur, les ardeurs fatales, les
tentations plus fortes que la volonté, la famille déshonorée, une noble
maison brisée, un foyer anéanti.--_Jacques_, c'est son idéal de l'amour
dans l'homme (comme _Indiana_ est son idéal de l'amour dans la femme);
c'est un stoïcien devenu amoureux avec la profondeur et l'élévation
qu'un stoïcien peut mettre dans ces sortes de choses, avec un courage
triste jusqu'à la mort dès qu'il pressent une faiblesse ou une trahison,
un dévoué qui abdique sans éclat tous ses droits et se résigne au
suicide pour épargner à Fernande, adorée jusque dans sa faute,
l'humiliation de ses joies coupables et la honte de son bonheur
adultère.--L'amour dans une nature gracieuse et faible qu'il exalte et
qu'il brise, l'amour encore, mais dans une nature sauvage qu'il dompte
et qu'il élève à la plus haute éducation de l'intelligence et du coeur,
ce sont deux rêves sur les effets divers de la grande passion, c'est
_André_, c'est _Mauprat_.--_Lélia!_ Qui ne se rappelle toujours, après
l'avoir lu une fois, ce poème étrange, incohérent, magnifique et
absurde, où le spiritualisme tombe si bas, où la sensualité aspire si
haut, où le désespoir déclame en si beau style, où l'esprit, ravi,
étonné, scandalisé, passe brusquement d'une scène de débauche à une
prière sublime, où l'inspiration la plus fantasque s'élance de l'abîme
au ciel pour retomber au plus profond de l'abîme? C'est le doute qui
blasphème, qui maudit, qui s'attendrit jusqu'à l'extase; c'est l'amour
qui s'injurie lui-même sans pitié et qui analyse ses misères avec une
sorte de fureur désespérée; c'est la foi qui tantôt se renie et tantôt
se livre à ses transports; c'est l'idéal qui se déshonore dans les bras
des prostituées, et qui demande à l'orgie l'impuissante consolation de
ses rêves et de ses élans trompés. Ce lyrisme excessif, bien qu'il ait
vieilli, offre encore au lecteur un spectacle étonnant où le vertige et
la fièvre se mêlent à des aspirations de la plus grande beauté.--Dans
_Spiridion_, le jeune moine Alexis, qui n'est pas sans ressembler
beaucoup à George Sand elle-même en consultation auprès de Lamennais,
représente l'âme en peine à la recherche de la vérité religieuse,
touchée de l'idéal divin et le cherchant avec une douloureuse anxiété à
travers les symboles et les livres, et surtout à travers les angoisses
d'un vieux moine mourant qui lègue à son successeur la flamme,
recueillie dans le feu de l'orage, mais la flamme où s'allumera la
révolte religieuse et plus tard la Révolution.

À côté de ces grands romans il ne faut pas oublier des oeuvres moindres,
non par le talent, mais par l'étendue. Qui ne connaît pas les nouvelles
de Mme Sand l'ignore vraiment ou est exposé à la méconnaître dans
l'étonnante souplesse de son art. À travers ses plus grandes oeuvres, à
toutes les époques de sa vie, mais surtout dans la première période, se
joue par intervalles un courant vif et bondissant d'esprit tout
français, l'esprit renaissant du XVIIIe siècle, de fantaisie élégante et
de curiosité aventureuse qui trouve à se répandre en liberté dans des
fictions dont l'amour est le thème perpétuellement varié. A-t-on jamais
manié l'ironie légère d'une main plus gracieuse que celle qui a écrit
_Cora_, _Lavinia_, ou qui a tracé ces pages où la dernière marquise du
XVIIIe siècle nous peint, en jouant avec son éventail, les moeurs et les
caractères de son temps et nous raconte la seule émotion qui ait failli
troubler le cours harmonieux d'une longue existence, vouée aux amours
faciles! Et _Lavinia_, qui pourrait l'oublier? Nous gardons, longtemps
après qu'elle a disparu, l'impression de ce sourire où a passé la
maligne vengeance d'un coeur trahi, qui voit revenir à lui le transfuge
et qui l'abandonne à son tour, avec une tristesse souriante, à ses
remords vite consolés. Comme tous ces récits sont d'une invention
naturelle, d'une allure vive, d'un tour et d'un style exquis! _Metella_
nous montre, au vif et au naturel en même temps, l'art de peindre les
troubles les plus graves du coeur, d'un trait discret qui laisse tout
deviner presque sans rien marquer et en courant à la surface. _Le
Secrétaire intime_, _Teverino_ sont deux inspirations de la plus
brillante poésie.

J'aime moins _Leone Leoni_, malgré la vigueur extraordinaire du ton, et
je goûte médiocrement quelques pages dans _la Dernière Aldini_. La mère
ne me plaît guère quand elle veut épouser son gondolier, et la fille
m'effraye quand elle se jette à la tête du chanteur. Mais combien
d'autres pages pleines de fraîcheur et d'éclat, et quel riant coloris!
que de finesse et de grâce dans la scène où Lélio se trouve pour la
première fois en tête-à-tête avec la jeune Alezia! quelle lutte
ingénieuse, et le charmant triomphe pour tous les deux! L'éclat des
grandes oeuvres de George Sand a été trop vif; elles ont été célébrées
ou discutées avec trop de feu, pour que les _nouvelles_ n'eussent pas un
peu à en souffrir. Il y a là cependant quelques-uns des plus purs joyaux
de cet écrin déjà si riche. Toutes les élégances de l'esprit s'y
unissent comme pour faire un cadre d'or à un sentiment délicat. Grâce
émue, fantaisie souriante, originalité tour à tour piquante et
attendrie, que de dons aimables, et quel malheur que George Sand ne s'en
soit pas contentée! Pourquoi a-t-elle voulu faire de son talent un
instrument plus sonore, mais souvent faux, de doctrines mal étudiées?

De ces nouvelles, dont le cadre et le paysage sont empruntés à l'Italie
et surtout à Venise, il faut rapprocher les _Lettres d'un voyageur_,
publiées à différentes dates et à d'assez grands intervalles, mais dont
les premières, les lettres vénitiennes, offrent un intérêt étrange et
passionné que les autres n'ont pas au même degré. Ces premières lettres,
vrai poème en prose, chroniques de voyage dans les Alpes et vers le
Tyrol, récit de conversations ou d'impressions solitaires à Venise, sont
l'expression attristée, dramatique, d'un esprit souffrant, malade, déjà
cruellement éprouvé par la douleur, trompé par l'amour, comme si, après
quelques années à peine d'expérience, il avait dû se démontrer à
lui-même que les passions les plus romanesques ne sont pas à l'abri de
la souffrance, pas plus que les existences les plus bourgeoises. C'est
tantôt un jugement amèrement résigné sur la vie et les hommes, tantôt
une plainte aigre, un cri d'angoisse, un de ces cris qui se font
entendre à travers le monde, et qui ont un long retentissement. C'est, à
coup sûr, la confidence la plus sympathique et la plus curieuse que Mme
Sand nous ait donnée sur elle-même par la sincérité de l'accent, avec
une exquise discrétion de la douleur. Dans ces simples pages s'agitent
en une seule âme tous les sentiments les plus sacrés de l'âme; ils
s'agitent, ils palpitent sous le voile; ni le sexe ni l'âge de ce pauvre
et poétique voyageur de la vie ne s'y révèlent un seul instant; la
passion et la souffrance y gardent une admirable pudeur, et le charme en
est doublé.

Toutes ces oeuvres si diverses par la conception, par la fantaisie, par
le cadre, portent la trace brûlante d'un esprit jeune. Le sujet, à peu
près unique à travers la variété éblouissante des aventures, c'est la
peinture de l'amour noble aux prises avec les tentations et les
surprises de la vie, avec les défaillances ou les trahisons, ce sont les
fortunes de ce pauvre et grand coeur humain dans ses élans trompés vers
l'héroïsme et dans ses chutes prodigieuses; c'est aussi la lutte des
âmes aimantes contre les perfidies du sort, qui les jette en proie à la
violence; c'est la révolte de la nature contre les erreurs fatales de la
société; c'est une protestation contre les servitudes du code, ou de
l'opinion, en un mot, contre tout ce qui gêne le libre élan des amours
vrais. C'est enfin la poursuite inquiète et passionnée de l'idéal
religieux, d'un idéal souvent chimérique et troublé, mais ardemment
espéré, entrevu à travers les doubles ténèbres _de la superstition et du
scepticisme_. Telle est l'inspiration qui domine dans cette première
période, et tel est le motif de ces premiers chants. Chacune de ces
oeuvres est un poème consacré à l'amour divin et surtout à l'amour
humain, tous les deux fort étonnés d'être si intimement mêlés et
confondus. La question sociale ne paraît que dans un vague lointain et
incidemment. L'idée d'une réformation ne va guère d'abord au delà du
mariage, critiqué moins encore dans son principe que dans sa pratique.
Elle écrivait alors, comme elle le dit, sous l'empire d'une émotion, non
d'un système.


II

Le système se fait jour bientôt et refoule l'émotion dans certaines
limites. L'émotion et le système, l'une venue de l'âme même de l'auteur,
l'autre venu du dehors, se partageront, à parts plus ou moins égales,
les romans de la seconde période, ceux qui remplissent la vie littéraire
de Mme Sand de 1840 à 1848 environ.

Ce fut un malheur, au point de vue de l'art, que ce partage. On ne peut
pas dire précisément que le talent ait baissé dans les oeuvres de la
seconde manière; mais, à coup sûr, l'intérêt est moins vif, la
sympathie, à chaque instant déconcertée, se refroidit. Il y a des
parties entières frappées d'une mortelle langueur. Cela devait être, et
cela est. Ce qu'elle nous avait promis dans le roman, c'était la
peinture plus ou moins idéalisée du coeur humain, l'analyse de l'âme
jetée dans des situations fictives et se développant, dans cette
combinaison d'événements imaginaires, au gré de l'auteur, observateur ou
poète. Ce qui nous plaisait dans cette lecture, c'était d'y goûter
l'ineffable oubli du monde réel, le repos de ce labeur tumultueux où
tout ce que nous avons de sentiment et d'activité s'épuise, par l'effet
nécessaire de la vie pratique, dans des luttes si âpres et toujours
renaissantes, souvent pour de si misérables objets. On aimait à s'y
distraire du combat, du bruit et de la poussière de chaque jour. O
poète, vous m'avez présenté l'amorce d'une fiction aimable, je vous ai
suivi sans défiance et d'un coeur charmé; vous avez sollicité ma
curiosité, vous l'avez ravie; vous m'avez ému, je subis la douce ivresse
que votre art m'a préparée. Et, tout d'un coup, voici que mon émotion
s'arrête et se glace. Qu'avez-vous fait? Au milieu de l'idylle
enchantée, voici une tirade traîtresse dont je reconnais l'inspirateur,
voici le sermon socialiste qui commence, et le charme cesse d'agir. Vous
me rejetez de vive force, et par une sorte de perfidie, dans ce milieu
discordant et agité que je voulais fuir. Je reconnais ici le discours de
M. Michel (de Bourges), là le pamphlet enflammé de M. de Lamennais,
ailleurs le rêve philosophique et religieux de M. Pierre Leroux; courez
après mon émotion, essayez de la ressaisir, elle est bien loin. J'ajoute
que, par la force des choses, dans ces épisodes de prédication
intermittente, le talent ni le style ne sont plus les mêmes. On sent
trop bien que l'inspiration vient du dehors et que cette parole n'est
qu'un écho. L'inévitable déclamation arrive, comme toujours, quand le
style n'est plus le son même de l'âme, directement frappée par son
émotion propre. L'éloquence se guinde, la verve forcée prend des airs
d'emphase.

Que l'on éprouve cette critique sur les principaux romans de cette
seconde période. C'est vers 1840, avec _le Compagnon du tour de France_,
que le système arrive et que le socialisme entre en campagne. Certes il
y a des parties charmantes dans ce roman, des types et des situations
saisis avec art. Le fond de l'oeuvre est, ou du moins devrait être, le
contraste de l'amour généreux et vraiment grand de Pierre Huguenin, avec
la passion vaniteuse et sensuelle d'Amaury, l'un dévouant l'ardeur de sa
chaste pensée à une vierge austère, grave, qui est toute intelligence et
toute âme, l'autre cherchant la satisfaction d'un goût d'artiste dans la
séduction d'une femme élégante et coquette, qu'il aime avec tout
l'orgueil de ses sens et toute l'exaltation d'une fantaisie. Ce qui est
vrai dans ce roman, ce qui est bien observé et vraiment beau, c'est
l'effet de ce faux et mauvais amour sur Amaury. Ce coeur bien doué, mais
faible, dupe de sa vanité, expie cruellement sa faute, non par la perte
de son avenir, mais, ce qui est plus terrible, par la dégradation
successive de ses belles qualités. La volupté et l'ambition l'ont
touché, elles le posséderont à jamais. Ce qui est vrai aussi, et
admirablement décrit, c'est l'effet d'un noble amour sur Pierre
Huguenin; c'est la peinture de son élévation morale, de la délicate
fierté de ses sentiments, de ce courage et de cette probité du bon sens
qui se tient à l'écart et dans l'ombre où doivent se reléguer les
passions impossibles. Mais, à chaque instant, hélas! ces belles analyses
s'arrêtent brusquement. Cette étude profonde et charmante des effets de
deux passions contraires sur deux âmes plébéiennes s'interrompt pour
laisser passer le flot de la déclamation politique. Je ne connais pas de
personnage plus incommode, plus bruyant, plus sottement bavard que cet
Achille Lefort, qu'on est sûr de trouver à tous les détours des allées,
toutes les fois que l'idylle s'y promène. Je ne sache rien de plus
invraisemblable que le caractère de M. de Villepreux, ce complice
d'Achille Lefort qu'il méprise, mélange indéfinissable d'un grand
seigneur sceptique, d'un membre de l'opposition constitutionnelle, d'un
conspirateur sans conviction, qui, à certains moments, semble monter sur
le trépied de la sibylle humanitaire, et qui, l'instant d'après, en
redescend avec le sourire d'un Machiavel du Palais-Bourbon. Mais
surtout, je ne sache rien de plus faux, de plus déclamatoire de plus
dissonant que le personnage de la noble Yseult, dans la dernière partie
du roman, où l'on est tout étonné de découvrir que cette jeune fille,
qui semble être la raison même, avec tant de grâce et de charme, n'est
rien qu'une conspiratrice exaltée, une pédante infatuée. Voyez-la
initiant Pierre Huguenin aux mystères du carbonarisme, fondant, au
milieu de cette campagne splendide et de ce beau parc, la loge
_Jean-Jacques Rousseau_; puis, à son tour, initiée par la vertu de
l'ouvrier à la vraie doctrine de l'égalité, tout à coup, dans une scène
étrange, lui demandant, _devant Dieu qui les voit et qui les entend_,
s'il l'aime comme elle l'aime, et lui avouant que, depuis le jour où
elle a pu raisonner sur l'avenir, elle a résolu _d'épouser un homme du
peuple afin d'être peuple_, comme les esprits disposés au christianisme
se faisaient baptiser afin de pouvoir se dire chrétiens. Charmante et
douce Yseult, où êtes-vous? Je ne sais quel fantôme, échappé du club des
femmes, a pris votre place. Je ne vous reconnais plus[3]. Ainsi
s'entremêlent, à chaque instant, au grand dépit du lecteur, les deux
parties du roman, l'une tout aimable et tout émue, empreinte de ce
charme qui est la grâce dans l'art, l'autre surchargée de tons violents
et criards qui font peur à la grâce et qui la forcent à s'envoler bien
loin.

_Horace_ serait l'analyse intéressante d'un caractère misérablement
personnel et faible, si le roman n'était pas gâté par le contraste trop
visiblement cherché d'Arsène, l'homme du peuple sublime, héros du
socialisme naissant, type de toutes les vertus selon la morale nouvelle.
Dans _Jeanne_ on voit poindre l'_idée druidique_, si chère à quelques
amis de Mme Sand, mêlée à je ne sais quelle vague synthèse ou quel chaos
religieux. Ici encore, on voudrait choisir dans cette oeuvre si
mélangée. Quelques épisodes charmants, comme la rencontre de Jeanne
endormie dans les _Pierres Jomâtres_ et comme le poisson d'avril,
quelques scènes rustiques, admirablement peintes, comme l'incendie dans
un hameau, les lavandières, la mort à la campagne, la fenaison, ne
suffisent pas à sauver le roman de l'ennui que vous cause la
préoccupation du système, incessamment ramené à la traverse du
sentiment. Peu à peu le système tue le roman. Il arrive un moment où
Jeanne n'est plus cette fille des champs, admirablement simple et pure,
dont le charme naïf inspire de l'amitié ou de l'amour à tous ceux qui la
rencontrent, et qui s'en étonne ou s'en effraye avec tant de modestie et
de pudeur. Elle se transforme à vue d'oeil. Elle devient tantôt la
Velléda du Mont-Barlot, tantôt la Grande Pastoure, elle grandit sans
cesse, si c'est grandir, au point de vue de l'art, que de passer à
l'état de mythe et d'allégorie. Elle symbolise l'âme héroïque et rêveuse
du peuple des campagnes. Je le veux bien, mais je ferme le livre au
moment où la jeune paysanne devient une si belle parleuse, et je passe
avec empressement à _Consuelo_.

Ici encore, malgré les trésors d'invention et d'art qui s'y dépensent,
n'éprouverai-je aucune déconvenue? Certes je ne suis pas assez sottement
empressé de prouver ma critique, pour discuter l'étonnante fécondité
d'invention, la curiosité, la passion répandues dans tout ce roman et
même dans la première partie de _la Comtesse de Rudolstadt_, qui en est
la suite. Mme Sand, comme elle l'avoue, sentait là un beau sujet, des
types puissants, une époque et des pays semés d'accidents historiques,
dont le côté intime était précieux à explorer, et à travers lesquels son
imagination se promenait avec une émotion croissante, à mesure qu'elle
avançait au hasard, toujours frappée et tentée par des horizons
nouveaux. Des lectures récentes qui avaient vivement saisi son esprit
mobile l'attiraient à cette entreprise singulière et complexe, en lui
faisant pressentir tout ce que le XVIIIe siècle offre d'intérêt sous le
rapport de l'art, de la philosophie et du merveilleux, trois éléments
produits par ce siècle d'une façon très hétérogène en apparence, et dont
le lien était cependant curieux à établir sans trop de fantaisie. Siècle
de Marie-Thérèse et de Frédéric II, de Voltaire et de Cagliostro: siècle
étrange qui commence par des chansons, se développe dans des
conspirations bizarres, et aboutit par des idées profondes à des
révolutions formidables! Je reconnais volontiers, avec Mme Sand, la
grandeur du sujet, et, plus libéral qu'elle envers elle-même, je
reconnais qu'elle en a tiré le plus souvent un grand parti, par
l'intérêt de l'intrigue, le charme étrange de certaines situations, la
vive peinture des sentiments et des caractères. Comme on aime cette
Consuelo, intelligence élevée, noble coeur, admirable artiste, dans les
débuts chastement aventureux de sa vie errante à Venise, dans ses
premiers triomphes et ses premières tristesses, à son arrivée à ce
terrible château des Géants par une nuit de tempête, dans toute cette
fantasmagorie des vieilles ruines et des grands souterrains, dans son
amour pour le jeune comte Albert si longtemps combattu par l'effroi,
dans sa fuite, dans sa rencontre à travers champs avec Haydn presque
enfant, dans ce long voyage enfin, le plus ravissant et le plus
fantastique que l'imagination puisse rêver!

Et plus tard, quand, aux prises avec des événements terribles, triste
fiancée de la mort, sous le coup d'un effrayant mystère dont parfois sa
raison se trouble, nous voyons reparaître Consuelo, vierge et veuve,
comtesse de Rudolstadt, toujours grande et noble artiste, à la cour de
Frédéric et dans la dangereuse intimité de la princesse Amélie, que de
scènes pleines d'attrait et de terreur! Sa prison, son enlèvement, cette
fuite nouvelle sous la conduite des Invisibles, ces émotions
douloureuses d'une passion énigmatique qui l'attire comme un amour
permis et qui l'effraye comme une sorte d'adultère envers un mort, tout
cela est raconté avec un intérêt, un entrain incomparables. Mais, pour
Dieu! que le comte Albert ne soit donc pas si fatal, si prolixe et si
nuageux! S'il aime Consuelo, qu'il lui parle de son amour et qu'il ne
lui commente pas sans fin, dans une histoire de fantaisie, les
sanglantes légendes de Jean Ziska et des Hussites! Si sa démence n'était
pas si prétentieuse, il pourrait nous intéresser; s'il ne repassait pas
à chaque instant dans le roman, avec son front pâle, son oeil fixe et
son manteau noir semé de larmes d'argent comme un drap mortuaire, il
pourrait nous sembler aimable. Mais c'est bien mal à lui de déraisonner
si souvent pour effrayer Consuelo et pour impatienter le lecteur! Et
quand le moment de l'initiation arrive, quand l'oracle parle enfin au
fond du souterrain, est-ce que je me trompe? Est-ce le noble comte qui
parle? il me semble reconnaître de vieilles phrases qui ont fait un long
et vaillant service dans _la Démocratie pacifique_ de ce temps et
ailleurs: «Une secte mystérieuse et singulière rêva, entre beaucoup
d'autres, de réhabiliter la vie de la chair, et de réunir dans un seul
principe divin ces deux principes arbitrairement divisés. Elle voulut
sanctionner l'amour, l'_égalité_, la _communauté de tous_, les éléments
de bonheur. Elle chercha à relever de son abjection le prétendu principe
du mal et à le rendre, au contraire, serviteur et agent du bien» ...
etc., etc.... Le noble comte peut continuer longtemps ainsi, il y a
longtemps que je rêve, et je soupçonne Consuelo de n'avoir tant de
patience à l'entendre que parce qu'elle fait comme moi. Mais tout cela
n'est rien en regard du second volume de _la Comtesse de Rudolstadt_.
C'est ici qu'un grand courage pourrait se donner le spectacle de la
marée montante du système et de la déclamation. L'ennui atteint tout à
coup des hauteurs démesurées. Qui pourrait suivre Consuelo dans ce
Panthéon bizarre que lui ouvrent les prêtres et les prêtresses de la
vérité, qui est décoré, entre chaque colonne, des statues des plus
grands amis de l'humanité, et où l'on voit figurer Jésus-Christ entre
Pythagore et Platon, Apollonius de Tyane à côté de saint Jean, Abailard
auprès de saint Bernard, Jean Huss et Jérôme de Prague à côté de sainte
Catherine et de Jeanne d'Arc? De grâce, arrêtons-nous sur le seuil du
temple avant que Spartacus n'arrive pour clore l'histoire, et que toutes
les figures plus ou moins touchantes du roman ne disparaissent dans les
brumes d'un symbolisme universel. Encore un roman qui finit par ce qu'il
y a de plus froid au monde, l'allégorie, uni à ce qu'il y a de plus
pompeusement vide, la théosophie humanitaire.

Ce serait vraiment abuser de l'évidence que d'insister davantage et de
répéter longuement la même et triste épreuve sur le _Meunier
d'Angibault_, où l'on voit, au commencement, un artisan héroïque, le
grand Lémor, refuser la main d'une veuve patricienne qu'il adore, parce
que la richesse est contraire à ses principes, et la riche veuve, à la
fin du roman, se réjouir de l'incendie qui dévore son château, parce
qu'elle voit tomber, avec le dernier pan de mur qui lui appartient, le
dernier obstacle qui la séparait du socialisme et de son amant.
Parlerons-nous du _Péché de M. Antoine_, dont le plus gros péché n'est
pas, à mes yeux, d'avoir une aussi jolie fille que Gilberte, mais bien
d'avoir rendu M. de Boisguilbault le plus insupportable des hommes en
lui enlevant sa femme. Tout le monde est plus ou moins communiste ici,
dans le singulier monde où s'agitent les personnages du roman: M.
Antoine, gentilhomme déchu; Jean, le paysan philosophe; Janille, la
servante; Émile, Cardonnet, le jeune sage; M. de Boisguilbault, le vieux
fou. Il n'y a que M. Cardonnet le père qui ne trempe pas dans l'_idée
nouvelle_; mais aussi on a bien soin, comme si cela ne s'entendait pas
de soi-même, d'en faire le type de l'industriel sans coeur, dont la
froide brutalité fait mourir sa femme, et qui broie les idées comme les
hommes sous la meule de son usine. Tout ce monde-là (toujours M.
Cardonnet excepté) a les deux caractères obligés des personnages:
l'héroïsme du coeur et l'argumentation intarissable. C'est à qui fera
les plus belles actions et parlera le plus longtemps. La palme reste à
M. de Boisguilbault.



III


Déjà pourtant, à la même époque où le rêve humanitaire obsédait si
cruellement cette belle imagination, il s'était fait en elle plus d'une
révolte sourde contre la tyrannie des amitiés et des idées
systématiques. Plus d'une fois elle avait osé, pour respirer le grand
air des libres espaces, soulever un instant le joug de plomb qui
l'écrase. Entre _le Meunier d'Angibault_ et _le Péché de M. Antoine_,
ces deux grosses machines socialistes, elle avait donné au monde
attentif et ravi une délicieuse idylle, la _Mare au Diable_, et préludé
ainsi, par un petit chef-d'oeuvre d'exquise chasteté et de poésie
champêtre, à la nouvelle manière qui devait marquer pour elle une autre
période, une période de renaissance. Bonheur inattendu! Dans ces pages
privilégiées, pas un mot de politique ni d'utopie. Rien qui divise, rien
que de pudique et d'attendri, rien que de noble sans effort, de beau
sans emphase, de touchant sans phrase! Un petit voyage de trois lieues,
qui dure une nuit parce que l'on s'égare; une conversation plusieurs
fois interrompue, reprise, quittée, entre le fin laboureur Germain, qui
va chercher femme à Fourche, et la petite Marie, qui s'en va bergère aux
Ormeaux; deux personnages épisodiques, mais non étrangers à l'action,
Petit-Pierre, qui voudrait bien avoir Marie pour seconde mère, et la
Grise, une bonne et belle jument qu'on aime comme si elle était une
personne; le bivouac improvisé sous les grands chênes et où la nuit se
passe tout gentiment, pour Marie, à jaser et à dormir, pour Germain, à
causer et à rêver; une émotion bien vite réprimée par le brave paysan
devant tant d'innocence et de candeur, et, ce qui vaut mieux, un bon
projet de mariage qui germe dans sa tête et qu'il remportera demain à la
ferme, voilà tout; ce n'est rien, et ce _rien_ restera dans notre
littérature d'imagination parmi les oeuvres accomplies, nées sous un
rayon propice, et consacrées. La poésie est le talisman de Mme Sand; dès
qu'elle y touche, la sympathie renaît et les mauvais rêves avec l'ennui
s'enfuient.

Cette veine d'innocence et de poésie renouvelées devait porter bonheur à
Mme Sand. Après s'être efforcée d'oublier M. de Boisguilbault et son
communisme dans les brillantes aventures de son _Piccinino_, elle revint
avec amour à la veine d'or où elle avait déjà recueilli un trésor de
grâce et de sentiment: elle y puisa _François le Champi_. On eut peur en
ouvrant le livre. On avait aperçu, parmi les premières lignes, quelques
mots de funeste augure, je ne sais quelle théorie de la connaissance, de
la sensation et de leur rapport qui est le sentiment, et l'on tremblait
que M.P. Leroux n'eût répandu les lumières troublées de sa psychologie
sur cette oeuvre nouvelle. On se rassura bien vite. On respira en
s'apercevant que cette page était absolument un hors-d'oeuvre, une
dernière concession à l'amitié. On respira, mais l'alerte avait été
chaude. Il restait un roman berrichon de la tête aux pieds. Mme Sand
avait plié son beau style à cette fantaisie du langage rustique, imité
dans ses dernières finesses et saisi dans tout son naturel, pour
raconter l'histoire de ce brave Champi, de la bonne Madelon, de leur
bucolique amitié à l'ombre du moulin, amitié de mère de la part de
Madelon, amitié de fils de la part de Champi, mais qui se change avec
les événements et les années en une tendresse bien vive et qui les mène,
l'un donnant le bras à l'autre, jusqu'à l'église du village, avec le
petit Jeannie derrière eux, souriant de son plus fin sourire: ne
faut-il pas bien souvent un _Ascagne_ enfant dans les romans de village
comme dans les poèmes épiques, pour servir de prétexte aux premières
effusions de l'amour naissant? Mais pendant que se déroulait cette
épopée tranquille dans le feuilleton du _Journal des Débats_, au moment
même où le roman arrivait à son dénouement, un autre dénouement, qui fit
beaucoup de tort au premier, nous dit Mme Sand, trouvait sa place dans
le _premier Paris_ dudit journal. C'était la révolution de 1848.

La crise fut vive pour Mme Sand. L'émotion de la première heure faillit
arrêter la renaissance de son talent, et couper brusquement la veine
nouvelle. Des amitiés exigeantes arrivées au pouvoir faillirent
compromettre cette plume exquise dans les violences de la polémique; des
_Lettres au peuple_ et des _Bulletins du ministère de l'intérieur_,
voilà ce qui remplaça, pendant quelques mois, les fables charmantes dont
elle s'enchantait la veille et dont elle nous enchantait tous. Il fallut
l'insurrection terrible de Juin pour rompre le charme et affranchir
l'imagination devenue captive. «C'est à la suite de ces néfastes
journées, dit-elle, que, troublée et navrée jusqu'au fond de l'âme par
les orages extérieurs, je m'efforçai de retrouver dans la solitude,
sinon le calme, au moins la foi.... Dans ces moments-là un génie orageux
et puissant comme celui de Dante écrit, avec ses larmes, avec sa bile,
avec ses nerfs, un poème terrible, un drame tout plein de tortures et de
gémissements. De nos jours, plus faible et plus sensible, l'artiste,
qui n'est que le reflet et l'écho d'une génération assez semblable à
lui, éprouve le besoin impérieux de détourner la vue et de distraire
l'imagination, en se reportant vers un idéal de calme, d'innocence et de
rêverie. Dans les temps où le mal vient de ce que les hommes se
méconnaissent et se détestent, la mission de l'artiste est de célébrer
la douceur, la confiance, l'amitié, et de rappeler ainsi aux hommes
endurcis ou découragés que les moeurs pures, les sentiments tendres et
l'équité primitive sont ou peuvent être encore de ce monde. Les
allusions directes aux malheurs présents, l'appel aux passions qui
fermentent, ce n'est point là le chemin du salut; mieux vaut une douce
chanson, un son de pipeau rustique, un conte pour endormir les petits
enfants sans frayeur et sans souffrance, que le spectacle des maux
réels, renforcés et rembrunis encore par les couleurs de la fiction.»
Ces lignes sont écrites au devant de _la Petite Fadette_, comme un adieu
à la politique orageuse et un engagement, pris à demi-voix, de s'en
tenir désormais à des rêves plus doux. _La Petite Fadette_ fut le
premier gage de la réconciliation de Mme Sand avec son génie. Dans ces
années inquiètes, dans ces heures incertaines dont chacune apportait un
péril ou une menace, une discorde nouvelle entre les chefs des partis et
un frémissement des masses, avec quelle joie on échappait aux anxiétés
de cette vie précaire en suivant Mme Sand dans les _traînes_ fleuries,
vers la rivière qui s'endort là-bas, sous les branchages! Que de larmes
mêlées de sourires, un peu par contraste avec les événements, firent
couler l'amitié des deux _bessons_ de la Bessonnière, la jalousie de
Sylvinet, la tendresse étonnée d'abord, bientôt émue et vive, du beau
Landry pour la Fadette, la gentillesse croissante de la Fanchon,
transformée par le charme magique d'un amour vrai! Ce fut un succès de
grâce renaissante. Les plus beaux jours du talent étaient revenus,
l'émotion publique les reconnaissait et les saluait. C'est à la même
source d'inspiration champêtre qu'il faut rapporter quelques oeuvres,
plus voisines de nous par le temps, comme les _Maîtres sonneurs_, un
récit bien original, et _les Visions de la nuit dans les campagnes_,
piquante fantaisie d'une imagination qui aime à traduire les naïves
terreurs, les superstitions et les légendes, non sans s'émouvoir
elle-même de ces jeux de la peur, qui sont la poésie de minuit et le
drame nocturne des champs.

Vers cette époque, la passion du théâtre, qui avait été très vive chez
Mme Sand, se réveilla avec une force nouvelle. L'effort infructueux de
_Cosima_ avait irrité cette passion plus encore qu'elle ne l'avait
découragée. _Gabrielle_, _les Sept Cordes de la Lyre_, les
_Mississipiens_ avaient été comme un spectacle idéal que Mme Sand avait
donné à son imagination. Dans sa studieuse retraite de Nohant, sa
récréation la plus chère, avec ses enfants et ses amis, était, nous le
verrons plus tard, un théâtre de fantaisie, où chacun, sur un scénario
préparé d'avance, apportait la verve improvisée de son esprit ou la
malice piquante de sa raison, sa mélancolie ou sa gaieté.--En 1849 elle
fit jouer sa comédie pastorale de _François le Champi_. Nous ne la
suivrons pas longuement dans cette voie nouvelle, dans laquelle l'auteur
ne rencontrera jamais un succès égal à son mérite, à son effort, à son
visible désir de bien faire. Le tour particulier de son talent, amoureux
de l'analyse et de la poésie, ne lui profitait pas ici autant
qu'ailleurs. Ce qu'il faut, au théâtre, c'est la science du relief,
l'instinct de la perspective, l'habileté des combinaisons et surtout
l'action, encore l'action et toujours l'action; c'est la gaieté
naturelle qui enlève le rire, ou le secret des émotions fortes et
l'imprévu qui saisissent l'esprit. L'action vive et rapide n'était pas
le fait de Mme Sand. Ni l'esprit dramatique ni la _vis comica_ ne se
rencontrent chez elle. Son théâtre manque de relief; les formes trop
simples et trop nues de son art, son habitude des analyses délicates et
des sentiments fins, le style même, d'une prodigieuse facilité, mais un
peu prolixe et parfois un peu déclamatoire, qui tantôt ne brille que par
une simplicité savante et tantôt s'illumine de l'éclair lyrique, mieux à
sa place dans un roman, voilà autant d'obstacles à sa popularité sur la
scène. Quoi qu'il en soit, pendant de longues années, dans la dernière
période de sa vie, depuis _François le Champi_ et _le Mariage de
Victorine_ (1851) jusqu'au _Marquis de Villemer_ (1864), Mme Sand fut,
avec un succès inégal, passionnément occupée de son théâtre.

Elle sentait très vivement chez les autres, elle appréciait ce don du
théâtre qu'elle fit tant d'efforts pour acquérir et pour imposer au
public. Quoi qu'on en ait dit plus tard, elle n'y réussit jamais
complètement. Nous avons cependant assisté à des reprises récentes de
quelques-unes de ses pièces, un peu trop vite abandonnées autrefois, et
qui ont été très bien accueillies par un public nouveau; nous venons
d'applaudir[4] à cette jolie comédie romanesque _les Beaux Messieurs de
Bois-Doré_ et à ce drame sentimental _Claudie_, qui a réussi malgré le
ton de prédication suranné du père Remy. Je suis assuré qu'on pourrait
faire la même et heureuse épreuve sur d'autres pastorales, mises au
théâtre, comme _François le Champi_, ou des drames voués à l'étude des
âmes d'artistes, comme _Maître Favilla_. Il faut tenir compte d'un
mouvement de réaction très marqué qui s'opère dans les esprits en faveur
du théâtre idéaliste, pour comprendre ce genre de succès qui fait
honneur au public lettré. Malgré cela et quelques autres raisons tirées
du charme sentimental de l'écrivain tardivement retrouvé, on peut dire
que Mme Sand ne réussit que deux fois, d'une manière durable, au
théâtre: dans _le Mariage de Victorine_ et dans _le Marquis de
Villemer_. Encore est-il juste de dire que, ces deux fois, elle avait eu
deux précieux collaborateurs: pour la première pièce, Sedaine; pour la
seconde, Alexandre Dumas fils.

Pendant cette période, disputée au roman et en partie usurpée par des
tentatives dramatiques, Mme Sand n'abandonnait pas la voie que lui
montrait sa vraie vocation.


IV

Elle donnait successivement: des romans du genre historique, comme _les
Beaux Messieurs de Bois-Doré_, dont était sortie presque aussitôt la
pièce du même nom, cette étrange hallucination, ce rêve rétrospectif sur
les amours et la religion antédiluviennes, qu'elle a intitulé _Évenor et
Leucippe_; quelques romans agréables, comme _la Filleule_, _Adriani_,
_Mont-Revêche_, qui nous semblent particulièrement significatifs par la
peinture très vive et très soignée des caractères, par la gracieuse
variété des situations, par le mouvement de l'intrigue et surtout par le
désintéressement très marqué de toute théorie sociale, le parti pris de
revenir à sa conception primitive du roman, pur de toute préoccupation
étrangère[5].

Les bucoliques ne peuvent durer toujours. Elles avaient valu à Mme Sand
un regain de succès et une popularité qui avait monté pendant quelque
temps jusqu'au ton de l'enthousiasme; on avait pu craindre un instant
qu'elle ne se s'attardât dans ces paysanneries qui l'avaient si
heureusement affranchie de la haineuse politique. Aussi ce fut avec un
grand plaisir qu'on la vit revenir à la véritable patrie du roman, la
société tout entière, dans sa complexité infinie, aujourd'hui, mais pas
pour longtemps, parmi les ouvriers de la Ville-Noire, hier dans le salon
bourgeois et puritain des Obernay, avant-hier dans l'aristocratique
boudoir de la vieille marquise de Villemer ou sur les montagnes de
l'Auvergne.

Dans la longue série des oeuvres qui couronnent d'une flamme vive
encore, bien que par instants pâlissante, les derniers travaux de Mme
Sand, deux surtout méritent de fixer l'attention de la postérité, _Jean
de la Roche_ et _le Marquis de Villemer_. Je viens de relire ces deux
romans et je suis retombé sous le charme d'autrefois. Je l'ai senti
presque aussi vif et pénétrant. Combien y en a-t-il, parmi les oeuvres
de pure imagination, qui résistent à l'épreuve d'une seconde journée
quand elles ont perdu pour nous l'attrait de l'inconnu et cette première
fleur de la nouveauté, souvent si fragile et si artificielle?

Ces deux oeuvres sont de la meilleure manière de George Sand, avec le
progrès que l'expérience la plus délicate de la vie a pu apporter dans
les conceptions primitives de son art, sans que l'âge ait refroidi
l'inspiration. Le sujet de _Jean de la Roche_ est peut-être le plus
original et le plus simple. Il n'échappe pas à la poétique du genre qui
condamne tout roman à n'être, plus ou moins, que l'histoire d'un amour
malheureux. Ce sera donc encore l'éternelle lutte de l'amour contre les
obstacles qui l'entourent à chaque pas et le détournent de son but. Mais
la nouveauté est ici dans la nature de l'obstacle. Jean de la Roche est
d'une naissance au moins égale à celle de miss Love; sa fortune est
convenable, et M. Butler, grâce à Dieu, n'a rien de commun avec les
pères barbares qui remplissent les romans et les drames des éclats de
leur colère. Quand tout semble conspirer au bonheur de cet amour partagé
et béni, d'où vient donc l'obstacle? D'où jaillira la source des larmes?
Miss Love a pour frère un enfant, un terrible enfant, qui, voyant que sa
soeur va se marier, tombe dans une sorte de désespoir. Il est jaloux à
sa manière, chastement, mais maladivement jaloux. Sa langueur
silencieuse et obstinée, une fièvre nerveuse, des rechutes terribles,
voilà tout le noeud du roman. L'enfant est jaloux jusqu'à en mourir, et,
comme elle l'adore, comme elle est le sacrifice même, le sacrifice qui
garde le sourire aux lèvres, sans hésiter elle immole ses plus chères
espérances. L'analyse de cette passion étrange d'un enfant fait
l'originalité de ce roman. Ce n'est plus de vive lutte que l'on peut
enlever un obstacle de cette nature; il faut des soins et des
ménagements infinis pour traiter cette maladie de l'âme qui menace à
chaque instant d'emporter une vie fragile; il faut surtout une
résignation gaie et le plus difficile courage, celui qui ne craint pas
de se mesurer avec le temps et d'attendre, presque sans espérance, un
changement invraisemblable. À travers quels incidents variés un art
ingénieux conduit l'intérêt, le soutient en le graduant et le variant
sans cesse, comment tout se démêle enfin sous la main délicate de
l'auteur, comment l'épreuve de ces deux âmes vaillantes se termine et se
consacre par un bonheur qui n'est que le résultat naturel et comme
l'oeuvre de leurs généreuses qualités, voilà où se marque le talent
renouvelé de l'auteur. La dernière partie du roman, la rencontre de Jean
de la Roche, déguisé et méconnaissable, avec la famille Butler, une
excursion très pittoresque au Mont-Dore, qui lui fournit l'occasion de
s'assurer si on l'aime encore après cinq longues années d'absence et de
malentendu, le repentir tardif de Hope Butler, l'expiation qu'il offre
pour le mal déjà fait, mais qui, dans l'enfant devenu jeune homme, garde
encore son caractère étrange et maladif, ces dernières scènes, si
naturelles et si bien préparées en même temps, achèvent l'émotion du
lecteur.

Nous ne raconterons pas _le Marquis de Villemer_, popularisé par le
théâtre aussi bien que par le roman. Bien des fois déjà on avait vu le
drame ou le roman aux prises avec des données analogues. Ni dans la
littérature anglaise, ni dans la nôtre, l'histoire de l'institutrice ou
de la demoiselle de compagnie n'est nouvelle. Mais ce qui est nouveau
ici, c'est l'analyse des personnages, tracés avec autant de netteté que
d'élégance; c'est surtout l'abondance et la variété des plus charmants
détails d'intérieur. Quels piquants entretiens que ceux de Caroline de
Saint-Geneix avec la vieille marquise, une personne compliquée, faussée
par l'abus des relations sociales, incapable de vivre seule, incapable
même de penser quand elle est seule, mais esprit charmant dès qu'elle
est en communication avec l'esprit d'autrui, et dont la jouissance
unique en ce monde est la conversation, qui lui rend le service
d'activer ses idées, de les rendre _gaies_ par le mouvement, de la tirer
hors d'elle-même! Ce qui frappe le lecteur, c'est le grand air qui règne
d'un bout à l'autre de ce charmant récit, c'est l'attitude et le ton de
la vie aristocratique, si naturellement pris et si naturellement gardé
dans tout ce roman. On n'a pas assez remarqué ce caractère de l'esprit
de Mme Sand dans ses anciennes oeuvres. La démocratie des idées a fait
illusion et donné le change sur l'habitude et l'allure de ce style, qui
n'est jamais mieux à sa place que dans les peintures de la haute vie, où
il excelle sans effort, où il se meut avec une aisance merveilleuse.
Qu'on la compare, sur ce point, avec Balzac! quelle supériorité aisée
chez George Sand!

C'est le caractère des esprits vraiment supérieurs de se continuer sans
se répéter et de savoir se renouveler. Toutes les oeuvres de la dernière
période ne méritent pas cependant le même éloge. L'auteur y laisse
sentir quelques traces de fatigue, dont la plus marquée est une
prolixité que ne peuvent aviver quelques traits d'analyse morale et
quelques pages de description saisissante. Il n'en reste pas moins vrai
que c'est un prodige de fécondité que cette vie littéraire de Mme Sand,
vue dans son ensemble, enchantant de ses fictions ou troublant de ses
rêves quatre ou cinq générations, à travers tant de catastrophes
publiques ou privées, presque toujours égale à elle-même, mais n'ayant
jamais dit le dernier mot de son art, déconcertant à chaque instant la
critique, qui croit l'avoir enfin saisi, lui réservant toujours de
nouvelles surprises, tandis qu'autour d'elle, et sur la route qu'elle a
parcourue, se sont amoncelés tant de ruines intellectuelles, tant de
débris, de talents incomplets, frappés ou d'impuissance ou de ridicule
et, dans leur infatuation, ne s'apercevant même pas qu'ils ont cessé
d'exister.

Dans l'intervalle des romans, qui étaient l'oeuvre principale de sa vie,
elle trouvait le temps de se mêler activement, même sous forme
littéraire, de la vie des autres, soit qu'elle racontât toute sorte
d'histoires à ses petits-enfants, _le Château de Pictordu_, _la Tour de
Percemont_, _le Chêne parlant_, _les Dames Vertes_, _le Diable au
Champ_, toutes les variétés des _Contes d'une grand'mère_, où se montre
une imagination intarissable; soit qu'elle écrivît d'une plume
négligente sur le bord de la table de famille ses impressions un peu
vagues sur la littérature du jour; soit enfin que plus tard, sous le
coup des émotions les plus vives, à la date de l'année terrible, elle
retraçât dans le _Journal d'un Voyageur pendant la guerre_ les
angoisses publiques, les douleurs et les inquiétudes privées dans un
style attristé, mais viril, tout vibrant de patriotisme. Le reste de
cette vie prodigieusement active, s'il pouvait y avoir encore un
excédent de minutes libres dans des journées si occupées, était la
partie réservée à une _Correspondance_ infatigable, qui était comme le
complément tenu au jour le jour de cette biographie commencée d'après un
vaste plan, l'_Histoire de ma vie_, remontant beaucoup trop haut dans la
généalogie de sa famille, arrêtée trop tôt, où abondent les pages les
plus curieuses, d'autres tout simplement exquises, comme le récit du
séjour au couvent des Anglaises.

Et dans cette nomenclature rapide, que d'oeuvres nous omettons, que de
petits chefs-d'oeuvre nous laissons dans l'ombre!

Nous avons essayé de faire l'histoire des oeuvres de Mme Sand. C'est
quelque chose comme la biographie de son talent, réparti en quatre
périodes: la première (1831-1840), qui est celle du lyrisme personnel,
où les émotions contenues pendant une jeunesse solitaire et rêveuse
éclatent dans des fictions brillantes et passionnées; la seconde
(1840-1848), où l'inspiration est moins personnelle et où l'auteur
s'abandonne à l'influence des doctrines étrangères, c'est la période du
roman systématique; la troisième (1848-1860 environ), qui se marque par
une lassitude visible des théories, par une tendance à un genre simple,
naïf et vrai, par le triomphe de l'idylle et par la poursuite d'une
forme nouvelle du succès, le succès au théâtre; la dernière, qui
embrasse toute la fin de cette vie si féconde (1860-1876), et que
signale un retour au roman de la première manière, mais où la flamme est
tempérée par l'expérience, parfois même amortie par l'âge, quelque peu
languissante en dépit de chefs-d'oeuvre qui subsistent et semblent
protester contre cette impression par la vigueur toujours jeune et la
pureté de l'inspiration.

NOTES:

[Note 2: Citons les dates des principaux romans: En 1832, _Indiana,
Valentine_; en 1833, _Lélia_; en 1834, les _Lettres d'un voyageur_ et
_Jacques_; en 1835, _André_ et _Leone Leoni_; de 1833 à 1838, le
_Secrétaire intime, Lavinia, Metella, Mattea, la Dernière Aldini_;
_Mauprat_ fut écrit à Nohant en 1836, au moment où Mme Sand venait de
plaider en séparation. Ces rapprochements éclairent la pensée de
l'auteur.]

[Note 3: Le roman russe nous a montré souvent, dans ces derniers temps,
ce type d'une Yseult nihiliste. En France ce type est resté une
fiction.]

[Note 4: Mai 1887.]

[Note 5: Citons encore, mais sans nous arrêter: _la Daniella_, un roman
_très romanesque_; _Narcisse_, _les Dames Vertes_, _l'Homme de neige_,
_Constance Verrier_, _la Famille de Germandre_, _Valvèdre_, _la
Ville-Noire_, _Tamaris_ (1862); _Mademoiselle de La Quintinie_ (1863),
_la Confession d'une jeune fille_ (1865), _Monsieur Sylvestre_, _le
Dernier amour_, _Cadio_ (1868), _Mademoiselle Merquem_, _Pierre qui
roule_, _le Château de Pictordu_, _Flamarande_, etc., etc.; puis les
_Légendes rustiques_, _Impressions et souvenirs_, _Autour de la table_,
les _Contes d'une grand'mère_, etc., etc.]



CHAPITRE III

LES SOURCES DE L'INSPIRATION DE GEORGE SAND

LES IDÉES ET LES SENTIMENTS


Peut-on démêler exactement et réduire à quelques-unes les sources
principales de l'inspiration de Mme Sand dans sa longue vie littéraire?
Quelle était sa doctrine sur les grands sujets de la méditation humaine
dont elle se montre passionnément occupée: les lois sociales, l'amour,
la nature, les idées, le sentiment du divin dans le monde et dans la
vie? Comment gouverne-t-elle et mélange-t-elle ces diverses
inspirations? N'ont-elles pas produit quelquefois, par leur conflit,
quelque effet discordant, quelque confusion dans son oeuvre?

Certes ce serait un insupportable pédantisme que d'évoquer les ombres
charmantes et légères de ses divers romans, de demander à chacune
d'elles ce qu'elle représente dans le monde et de réduire en syllogismes
ces fantaisies d'un esprit si libre et si varié. Dans le sens rigoureux
du mot, il n'y a pas de doctrine chez Mme Sand: c'est une imagination
puissante qui s'épanche en liberté, ce n'est pas une théorie qui se
développe. D'ailleurs la passion est bien plus forte et bien plus
vivante chez elle que l'idée, et, quand c'est un principe, vrai ou faux,
qui l'inspire, il a fallu d'abord que ce principe cessât d'être une
abstraction et devînt un sentiment. On dit que Mme Sand a eu plusieurs
maîtres de philosophie. Je veux bien le croire, puisqu'elle-même nous le
laisse supposer. Mais son premier maître de philosophie a été son coeur,
un maître plein d'illusions et de chimères, et ce n'est que par
l'intermédiaire de celui-ci que les autres ont pu agir et se faire
écouter.

Il n'y a donc pas lieu de chercher bien rigoureusement la doctrine de
Mme Sand, mais seulement d'analyser ses idées à travers ses sentiments.

Trois sources d'inspiration semblent intarissables chez Mme Sand:
l'amour, la passion de l'humanité, le sentiment de la nature. Plusieurs
autres peuvent être distinguées à côté de celles-là, mais elles
s'absorbent insensiblement et finissent par disparaître.

Il semble, à l'en croire, que l'amour est l'unique affaire de la vie,
que la vie elle-même, c'est-à-dire l'action, sous ses formes les plus
variées, n'ait pas d'autre objet ni d'autre emploi. Avant d'avoir aimé,
on ne vivait pas; quand on n'aime plus ou qu'on n'est plus aimé, à peine
a-t-on le droit de vivre encore. Cela seul, aimer, être aimé donne du
prix à l'existence. Je vois bien apparaître un autre mobile, vaguement
déjà dans les romans de la première manière, très nettement dans les
romans de la seconde période, le sentiment humanitaire; mais ce mobile
lui-même se subordonne au premier. Dans des romans comme _le Compagnon
du tour de France_, _la Comtesse de Rudolstadt_, _le Meunier
d'Angibault_, c'est l'amour qui est l'initiateur suprême à la doctrine
égalitaire. On se dévoue au grand oeuvre, comme le comte Albert, soit,
mais Consuelo est la récompense espérée et prévue de ce dévouement. Tout
ce qu'il y a d'activité virile ou d'héroïsme dans le monde a pour but
l'amour à mériter ou à conquérir. Si l'opinion sociale ou les hasards de
la vie ont creusé un abîme entre eux et l'objet aimé, les héros de Mme
Sand déploient une force incalculable pour le franchir. Il y a même là
une idée touchante, que l'auteur a employée plusieurs fois avec un
singulier bonheur. Que d'énergie montre ce paysan demi-lettré, Simon,
dans le rude assaut de sa destinée! Pour s'élever jusqu'à Fiamma, il
aura la force de conquérir la fortune, le talent même. Mauprat, le coeur
pris par l'image d'Edmée, deviendra, avec une résolution et des peines
incroyables, de bandit et de sauvage, honnête homme, héros. Quand il n'y
a pas d'abîme à franchir, on se croise les bras et on aime; on ne sait
bien faire que cela dans le petit monde que gouverne l'amoureuse
fantaisie de Mme Sand. Voyez Octave, dans _Jacques_, il ne lui vient pas
à l'idée qu'il puisse y avoir d'autre occupation ou d'autre devoir
ici-bas. Il a aimé Sylvia; quand il ne l'aime plus, c'est Fernande
qu'il aime. Son inutilité dans la société n'est pour lui ni un souci ni
un remords; d'ailleurs il n'y pense pas, et s'il y pense, il n'y croit
pas. Sa fonction sociale est d'aimer; Dieu sait s'il s'en acquitte en
conscience. Bénédict, dans _Valentine_, ne s'imagine pas non plus que
son intelligence ou ses bras puissent servir à autre chose. Du jour où
il a rencontré Valentine, sa vie extérieure s'arrête. Il abdique toute
son activité, tout son avenir; il ne songe pas que l'existence a ses
exigences et ses devoirs. Il vit avec son amour et de son amour, dans
l'immobilité d'une extase orientale, que troublent seulement ses fureurs
et ses désespoirs.--La raison de vivre, c'est l'amour; le droit de vivre
cesse avec lui. Ceux qui persistent à traîner sur la terre l'inutile
fardeau d'une existence sans amour sont des âmes faibles qui n'ont pas
su trouver en elles l'énergie d'une résolution suprême. Mais croyez bien
que ces volontés inertes, qui n'ont pas l'énergie de la mort, n'ont pas
eu celle du véritable amour. André, après la mort de Geneviève, se
promène malade au bras de Joseph Marteau, le long des traînes,
lentement, les yeux baissés, comme s'il craignait encore de rencontrer
le regard de son père. _L'infortuné_, nous dit Mme Sand, _n'avait pas eu
la force de mourir_. C'est qu'aussi André n'a porté dans la passion que
les agitations et les terreurs de la faiblesse. Voyez les vrais héros de
l'amour, ils sauront quitter la vie quand l'amour les quittera.
Valentine mourra de la mort de Bénédict. Indiana ne veut pas survivre à
son coeur. Jacques, trahi, va chercher une mort inconnue dans les
glaciers. À qui n'a plus l'amour il ne reste plus rien à faire en ce
monde. Ainsi le veut l'esthétique du roman. Quel contraste avec les
idées de Carlyle, le philosophe anglais, sur le même sujet! «Ce qu'il
exécrait le plus violemment dans les romans de Thackeray, c'est que
l'amour y est représenté (à la façon française) comme s'étendant sur
toute notre existence et en formant le grand intérêt; tandis que
l'amour, au contraire (_la chose qu'on appelle l'amour_), est confiné à
un très petit nombre d'années de la vie de l'homme, et que, même dans
cette fraction insignifiante du temps, il n'est qu'un des objets dont
l'homme a à s'occuper, parmi une foule d'autres objets infiniment plus
importants.... À vrai dire, toute l'affaire de l'amour est une si
misérable futilité qu'à une époque héroïque personne ne se donnerait la
peine d'y penser, encore bien moins d'en ouvrir la bouche[6]?» Qui a
raison?

Si l'on s'étonne que l'amour soit, non pas le plus grand, mais presque
l'unique devoir de la vie, Mme Sand vous l'expliquera en disant qu'il
vient de Dieu. On sait qu'il était fort à la mode, en ce temps, de mêler
ce nom aux plus vifs emportements de la passion. Nos poètes mettaient
alors une sorte de mysticisme dans les aventures les plus risquées du
coeur. Mais aucun poète, aucun romancier n'a plus ouvertement que Mme
Sand, je dirai plus candidement, abusé de Dieu dans l'amour. Certes il y
a de nobles passions qui grandissent l'âme, et, comme la raison humaine
cherche l'idéal divin dans tout ce qui est grand et beau, on peut croire
parfois, en sentant l'homme meilleur, à une secrète intervention de Dieu
dans ces sentiments privilégiés. Mais quel enthousiasme indiscret et
périlleux d'appliquer à tous les amours, quels qu'ils soient, cette
complaisante faveur de la Providence! De quelles coupables lâchetés de
coeur, de quelles perfidies, de quelles défaillances morales on la rend
ainsi involontairement complice! Écoutez Mme Sand nous retracer à sa
façon les hautes origines de l'amour: «Ce qui fait l'immense supériorité
de ce sentiment sur tous les autres, _ce qui prouve son essence divine_,
c'est qu'il ne naît point de l'homme même, c'est que l'homme n'en peut
disposer; c'est qu'il ne l'accorde pas plus qu'il ne l'ôte par un acte
de sa volonté; c'est que le coeur humain le reçoit d'en haut sans doute
pour le reporter sur la créature choisie entre toutes dans les desseins
du ciel; et quand une âme énergique l'a reçu, c'est en vain que toutes
les considérations humaines élèveraient la voix pour le détruire; il
subsiste seul et par sa propre puissance. Tous ces auxiliaires qu'on lui
donne, ou plutôt qu'il attire à soi, l'amitié, la confiance, la
sympathie, l'estime même, ne sont que des alliés subalternes; il les a
créés, il les domine, il leur survit.» Et, quelques lignes plus loin,
elle ajoute: «La suprême Providence, qui est partout en dépit des
hommes, n'avait-elle pas présidé à ce rapprochement? L'un était
nécessaire à l'autre: Bénédict à Valentine, pour lui faire connaître ces
émotions sans lesquelles la vie est incomplète; Valentine à Bénédict,
pour apporter le repos et la consolation dans une vie orageuse et
tourmentée. Mais la société se trouvait là entre eux, qui rendait ce
choix absurde, coupable, impie! La Providence a fait l'ordre admirable
de la nature, les hommes l'ont détruit; à qui la faute?» Qu'il y ait une
prédestination divine entre Bénédict et Valentine, j'ai peine à le
croire, mais que Dieu intervienne exprès pour autoriser jusqu'aux
inconstances du coeur, voilà ce que je ne peux, en conscience, accorder
à Jacques. «Je n'ai jamais travaillé mon imagination, dit-il, pour
allumer ou ranimer en moi le sentiment qui n'y était pas encore ou celui
qui n'y était plus; je ne me suis jamais imposé la constance comme un
rôle. Quand j'ai senti l'amour s'éteindre, je l'ai dit sans honte et
sans remords, et _j'ai obéi à la Providence qui m'attirait ailleurs_.»
La singulière fonction pour la Providence, d'appeler Jacques à de
nouvelles amours! Du reste, Jacques fait des prosélytes à sa doctrine,
sa femme la première. Car, plus tard, lorsque sa femme le trahit, c'est
religieusement, si je puis dire. On n'avait jamais poussé la piété si
avant dans l'adultère. Imaginez, pour consacrer son bonheur, le projet
que forme l'aimable Fernande. «O mon cher Octave! écrit-elle à son
amant, nous ne passerons jamais une nuit ensemble sans nous agenouiller
et sans prier pour Jacques.» Voilà un mari bien consolé.

On ne doit pas s'étonner, d'après cela, si les héros de Mme Sand croient
rendre à Dieu une sorte de culte en cédant à l'amour. Les amants
prennent tout à coup, dans leurs extases, des airs d'inspirés. Quand ils
racontent leurs joies, c'est avec une sorte d'exaltation pieuse. Ils
semblent voir là quelque chose comme des rites sacrés, où ils apportent
un orgueil attendri. Ce ne sont plus des amants, ce sont des grands
prêtres.

De quel ton religieux Valreg raconte l'invraisemblable bonheur qui lui
est arrivé, le mensonge bizarre et l'héroïsme cynique par lequel la
Daniella s'est livrée à lui! Je n'insisterai pas, je veux seulement
indiquer la note qui domine dans cette étrange action de grâces. Les
métaphores les plus mystiques se pressent sous sa plume délirante. «Une
vierge sage calomniant sa pureté, éteignant sa lampe comme une vierge
folle, pour rassurer la mauvaise et lâche conscience de celui qu'elle
aime et qui la méconnaît! Mais c'est un rêve que je fais!... _Je suis
dans un état surnaturel.... Je me trouve tel que Dieu m'a fait. L'amour
primordial, le principal effluve de la divinité s'est répandu dans l'air
que je respire; ma poitrine s'en est remplie.... C'est comme un fluide
nouveau qui le pénètre et qui le vivifie.... Je vis enfin par ce sens
intellectuel qui voit, entend et comprend, un ordre de choses immuable,
qui coopère sciemment à l'oeuvre sans fin et sans limites de la vie
supérieure, de la vie en Dieu_», etc., etc. Ce n'est plus seulement un
apôtre de l'amour, c'est un illuminé.

Venant de Dieu, l'amour est sacré. Y céder, c'est faire acte pie; y
résister serait un sacrilège; le blâmer dans les autres, une impiété. Le
voeu de la nature, n'est-ce pas l'appel même de Dieu à ces élus d'une
nouvelle espèce? Est-il besoin d'ajouter que l'amour se légitime par
lui-même? Il est irresponsable, puisqu'il est divin. Les égarements
qu'il amène rencontrent dans l'auteur et dans ses principaux personnages
la plus large indulgence, la sympathie la plus illimitée: «Marthe, dit
Eugénie (dans le roman d'_Horace_), pourquoi donc cette douleur? Est-ce
du regret pour le passé, est-ce la crainte de l'avenir? Tu as disposé de
toi, tu étais libre, personne n'a le droit de t'humilier.» Ceux mêmes
qui auraient quelque droit de se plaindre, comme les maris abandonnés,
sont les premiers, quand ils ont de grandes âmes, à répandre leur
bénédiction héroïque sur le couple adultère: «Ne maudis pas ces deux
amants, écrit Jacques à Sylvia. Ils ne sont pas coupables, ils s'aiment.
Il n'y a pas de crime là où il y a de l'amour sincère». Et ailleurs:
«Fernande cède aujourd'hui à une passion qu'un an de combats et de
résistance a enracinée dans son coeur; je suis forcé de l'admirer, car
je pourrais l'aimer encore, y eût-elle cédé au bout d'un mois. Nulle
créature humaine ne peut commander à l'amour, et nul n'est coupable pour
le ressentir et pour le perdre.» Mais où donc s'arrêtera cette
indulgence pour les égarements de l'amour? J'ai peur qu'elle ne s'étende
bien loin, jusqu'aux dernières limites où peut s'étendre la vie libre.
Je me rappelle involontairement une apologie très vive (_pro domo suâ_)
d'Isidora la courtisane, démontrant à Laurent que toutes ces femmes de
plaisir et d'ivresse qu'un stoïcisme puéril méprise, ce sont les types
les plus rares et les plus puissants qui soient sortis des mains de la
nature. Mme Sand peut dire qu'Isidora parle ainsi par circonstance ou
par situation, et que d'ailleurs il ne faut pas discuter si sévèrement
les folles pensées qui s'échangent au bal masqué. Soit; mais plus loin,
dans le même livre, Laurent développe un thème analogue, et conclut
hardiment, devant la noble Alice, que la société n'a pas donné d'autre
issue aux facultés de la femme, belle et intelligente, mais née dans la
misère, que la corruption. Et la pudique Alice répond avec une expansion
douloureuse: «Vous avez raison, Laurent». Le mot est d'une bouche bien
grave, cette fois!

Dans toutes les fautes qui peuvent entraîner une femme, dans celles
mêmes qui l'avilissent aux yeux du monde, il n'y a de coupable que la
société, qui entrave les libres élans de Dieu dans les âmes. On va bien
loin avec cette théorie. J'ai peur que les âmes qui, par malheur, la
prendraient au sérieux, ne s'énervent dans une sorte de fatalisme
oriental. C'est la foi dans la liberté qui nous fait libres. Croyez-y
vigoureusement, vous la sentirez vivre et agir en vous. Cessez d'y
croire, et vous tomberez au rang de ces âmes serviles que la passion
agite sous son joug de fer. On est libre dans la mesure où l'on croit
l'être, car c'est précisément cette affirmation de notre force qui nous
affranchit. Ceci est un dogme de la plus pure philosophie; c'est un
dogme religieux aussi, car la religion nous dit que la grâce ne se
refuse pas à qui la mérite par l'effort. Je ne prétends pas que l'homme
soit impeccable, ni que l'opinion doive s'armer d'une ridicule sévérité
pour châtier ses défaillances. Ce que je veux uniquement, c'est rétablir
la responsabilité là où elle doit être, et empêcher qu'on n'aggrave
encore des faiblesses trop réelles par ces complaisances de doctrines
empressées à les absoudre. Il y a une certaine grandeur morale, même
dans une faute, à s'en reconnaître le libre auteur, plutôt que d'en
chercher la lâche excuse dans une fatalité que nous faisons nous-mêmes
en y croyant.

L'idéalité sensuelle, voilà le vice secret de presque tous les amours
dans Mme Sand. Ses héros s'élèvent aux plus hautes cimes du platonisme.
Mais regardez de plus près dans le coeur, vous y apercevrez un
sensualisme délicat ou violent qui gâte les plus nobles aspirations. Un
exemple suffira. Lélia est moins une femme qu'un symbole. Parmi tous les
grands sentiments qu'elle symbolise, il faut placer incontestablement
l'amour pur. Mme Sand a voulu en faire la plus brillante expression de
l'idéalisme dans la passion. Certes elle parle un magnifique langage
quand elle s'écrie: «L'amour, Sténio, n'est pas ce que vous croyez; ce
n'est pas cette violente aspiration de toutes les facultés vers un être
créé, c'est l'aspiration sainte de la partie la plus éthérée de notre
âme vers l'inconnu. Êtres bornés, nous cherchons sans cesse à donner le
change à ces insatiables désirs qui nous consument; nous cherchons un
but autour de nous, et, pauvres prodigues que nous sommes, nous parons
nos périssables idoles de toutes les beautés immatérielles aperçues dans
nos rêves. Les émotions des sens ne nous suffisent pas. La nature n'a
rien d'assez recherché dans le trésor de ses joies naïves pour apaiser
la soif de bonheur qui est en nous; il nous faut le ciel, et nous ne
l'avons pas!» Et le discours, lancé ainsi par une pensée impétueuse et
sublime vers l'infini, ne s'arrête plus. L'âme, entraînée à sa suite,
gravit les cîmes les plus élevées du sentiment. Mais tournez le
feuillet: l'âme redescend la montagne. Quelle scène! et comme le _grand
coeur_ de Lélia est près de faiblir! Se rappelle-t-on les pages
brûlantes qui commencent ainsi: «Lélia passa ses doigts dans les cheveux
parfumés de Sténio, et, attirant sa tête sur son sein, elle la couvrit
de baisers....» Il y a dans ces pages un si indéfinissable mélange de
platonisme et de volupté, l'un reprenant sans cesse ce que l'autre a
ravi, et la volupté vaincue revenant à chaque instant se jouer du
platonisme tour à tour indigné et attendri, il y a dans cette lutte
dangereuse et trop longtemps décrite quelque chose de si irritant pour
l'imagination, que je n'hésite pas à juger Pulchérie, la prêtresse du
plaisir, moins impudique dans ses ivresses, que cette sublime Lélia dans
les hallucinations de sa cynique chasteté. Les nobles idées elles-mêmes
qui se présentent au milieu de ce délire ne font qu'en aggraver
l'étrange abandon. «Comme ton coeur bat rude et violent dans ta
poitrine, jeune homme! C'est bien, mon enfant; mais ce coeur
renferme-t-il le germe de quelque mâle vertu? Traversera-t-il la vie
sans se corrompre ou sans se sécher?... Tu souris, mon gracieux poète,
endors-toi ainsi.» Je ne peux souffrir cette sollicitude pour la vertu
future de Sténio en un pareil moment. Lélia proteste en vain contre nos
soupçons. En vain elle déclare qu'elle se complaît dans la beauté de
Sténio avec _une candeur_, une _puérilité maternelle_. Je me défie
malgré moi de ces candeurs et de ces maternités factices.

Une des conséquences de la théorie sur l'origine providentielle de la
passion est cet axiome romanesque, que l'amour égalise les rangs. C'est
la société seule qui fait les castes. Dieu n'est pour rien dans nos
puériles combinaisons. D'où il faut conclure que, dans ce travail
providentiel qui prédestine les âmes les unes aux autres, il n'est tenu
aucun compte des degrés de la hiérarchie sociale où le hasard et le
préjugé distribueront ces âmes à leur entrée dans la vie. Il y a égalité
devant Dieu, il y aura égalité dans l'amour, qui est son oeuvre. Et l'on
verra toutes ces nobles héroïnes, Valentine de Raimbault, Marcelle de
Blanchemont, Yseult de Villepreux et tant d'autres, aller chercher leur
idéal sous la blouse du paysan ou la veste de l'ouvrier, jalouses de
relever leurs frères abaissés et de remettre chacun d'eux à sa vraie
place. Ainsi se font les mariages d'âmes, d'une extrémité à l'autre de
l'échelle sociale, dans le monde des romans de Mme Sand. Elle se plaît,
dans les jeux de son imagination, à rapprocher les conditions et à
préparer (elle le croit du moins) la fusion des castes par l'amour.

Qu'y a-t-il de vrai dans cette idée? L'amour égalise-t-il les rangs dans
la vie comme dans le roman? C'est une de ces questions délicates qui
n'admettent pas de réponse absolue, et que d'autres juges que les hommes
pourraient seuls éclairer avec leurs instincts et leurs fines
inductions. Si j'en crois quelques témoignages, cette idée de Mme Sand
séduirait beaucoup l'imagination des femmes. Il y a, en effet, dans le
coeur de chacune d'elles, une tendance au dévouement dans l'amour, une
sorte d'instinct chevaleresque qui s'exalte dans l'idée d'une lutte
généreuse avec les disgrâces imméritées de la société ou de la fortune.
Quelle âme féminine résisterait, en imagination au moins, au plaisir de
relever une grande intelligence refoulée dans l'ombre, un coeur vaillant
égaré, par les hasards d'un sort contraire, dans les rangs obscurs de la
vie? Mais cet héroïsme va-t-il au delà du rêve? Une femme née dans un
rang élevé, entourée de ce luxe et de cet éclat qui sont comme le cadre
naturel des hautes existences sociales, pourra-t-elle, de cette région
où elle vit, distinguer dans la foule humaine ce noble déclassé qu'elle
doit remettre à son vrai niveau? Et si par un hasard miraculeux elle le
découvre, les circonstances se feront-elles assez les complices de son
désir pour rapprocher ces deux coeurs entre lesquels le monde met des
intervalles plus infranchissables que l'Océan avec ses abîmes, que le
désert avec ses immensités? Je suppose ces obstacles vaincus et les deux
âmes mises en contact l'une avec l'autre par une destinée propice, tout
sera-t-il dit pour cela, et ne verra-t-on pas s'élever tout à coup, par
le seul effet d'une connaissance plus longue, des obstacles imprévus et
cette fois invincibles? L'amour survivra-t-il à cette délicate épreuve
de l'intimité familière? Songez que, de ces deux âmes, l'une apporte
cette indélébile habitude de manières, de langage et de ton, qui est
devenue pour elle une seconde nature plus nécessaire que la première.
Songez que l'autre vient d'ailleurs et que toute la distinction du coeur
ne rachète pas ces inexpériences de la vie sociale, ces ignorances qui
ne sont sublimes que dans les livres. Il faut au moins que la culture
intellectuelle et des instincts particulièrement délicats viennent
combler ces abîmes où l'amour, cruellement désappointé, risquerait fort
de s'engloutir. Sans doute, l'amour ne consulte pas les règles de la
hiérarchie sociale; mais il sera difficile d'admettre que ces règles
soient absolument interverties. Et, pour préciser ma pensée, j'accorde à
Mme Sand qu'Edmée puisse aimer Mauprat: il est de sa famille et, après
quelques années de soins, ce sera un fort galant homme; ou que la
dernière Aldini laisse son imagination d'abord, son coeur ensuite,
s'éprendre de Lélio: c'est un artiste célèbre, un esprit charmant, un
noble coeur; que Valentine enfin pardonne à Bénédict quelques rudesses
de manières: c'est une sorte de génie, inculte seulement à la surface,
plein d'éloquence naturelle et d'idées fortes. Mais je doute que les
grandes dames et les nobles demoiselles de Mme Sand puissent aimer,
ailleurs que dans les romans, les unes un gondolier ignare, les autres
un ouvrier illettré; surtout que, si elles ont eu le vertige de ces
amours disproportionnés, elles poussent l'imprudence au delà, et
qu'elles rêvent des unions plus impossibles que leur amour. En tout ceci
je ne fais qu'exprimer des doutes et marquer des nuances. Je pose des
questions, je me garderai bien de les résoudre. Qui oserait, sans folie,
affirmer qu'il y a quelque chose que l'amour ne puisse pas faire? Mais
alors c'est à titre d'exception.

Nous avons indiqué la théorie de l'amour dans Mme Sand, si pourtant ce
n'est pas forcer le sens des mots que de voir une théorie dans ces
inspirations ardentes d'une sensibilité sans règle. Et malgré tout, en
dépit des plus justes critiques, il est difficile de ne pas subir le
charme. Il faut tenir sa raison bien en garde pour l'empêcher d'être
entraînée. Jamais on n'a porté une candeur plus éloquente dans le
paradoxe, ni une loyauté plus enthousiaste dans l'erreur. Et puis,
quelle injustice ce serait de ne voir dans Mme Sand que le peintre
séduisant des égarements ou des sophismes de la passion! Comme il y a de
grandes et nobles parties dans sa conception de l'amour! Quelle
générosité, quelle délicate fierté, quel dévouement chevaleresque dans
ses types les plus aimés! Il y a sur quelques-uns d'entre eux
l'impérissable rayon de la grâce idéale. Geneviève, créature plus
fraîche et plus pure que les fleurs au milieu desquelles s'écoulait ta
vie, jusqu'au jour fatal où l'on te ravit ton bonheur en troublant ta
pureté; Consuelo, ravissante et fière image de la conscience dans l'art
et de l'honneur dans l'amour, chaste fille religieusement fidèle à un
souvenir à travers les aventures de votre vie errante; Edmée, type envié
des femmes, une des plus touchantes créations du roman moderne, douce
héroïne qui avez si souvent visité les rêves des jeunes âmes
enthousiastes, dans ce fantastique costume de chasse sous lequel vous
vit pour la première fois votre sauvage amant, avec cet air de calme
souriant, de franchise courageuse et d'inviolable honneur; et vous
aussi, vous Marie, l'héroïne de _la Mare au Diable_, qui n'aviez pour
inspirer un grand amour que votre ingénuité et qui avez vaincu avec
cette arme l'âme rude d'un paysan, qui avez fait par votre
désintéressement l'éducation de cette générosité ignorée d'elle-même,
qui avez fait éclore par votre honte sans art la justice et le
dévouement, là où le calcul régnait en maître; vous enfin, Caroline de
Saint-Geneix, qui avez vaincu un ennemi plus fort que la rudesse du
paysan, l'implacable orgueil d'un préjugé, et qui, à force de réserve,
de pudeur, de grandeur d'âme, d'héroïsme simple et modeste, avez soumis
toutes les résistances, amélioré toutes les âmes, transformé autour de
vous toutes les fatalités d'éducation et de race; vous toutes, vous avez
su noblement et délicatement aimer, vous avez fait connaître un jour,
une heure, la vraie grandeur dans l'amour vrai. Vous avez ému l'âme de
plusieurs générations. Vous vivrez maintenant au milieu de ce peuple
idéal que le génie crée et qui vit du souffle immortel de l'art.

La conception que Mme Sand s'est faite de l'amour n'a pas été
indifférente; elle a eu des conséquences d'une certaine portée. C'est
par l'idée de la passion irresponsable que la lutte de Mme Sand a
commencé contre l'opinion, contre les lois sociales, et que cette lutte
s'est tout d'abord introduite dans les romans, où plus tard elle s'est
fait une si large place.

Là s'est révélée une lacune qu'il serait inutile de ne pas signaler dans
la nature morale de Mme Sand, tant elle s'y trahit manifestement
d'elle-même. Ce qui manque à cette âme si puissante et si riche
d'enthousiasme, c'est une humble qualité morale qu'elle dédaigne et
qu'elle calomnie même, quand elle vient à en parler, la résignation, qui
n'est pas, comme elle semble le croire, l'inerte vertu des âmes basses,
pliées d'avance à tous les jougs dans une superstitieuse servilité
devant la force. C'est là une fausse et dégradante résignation; la
véritable procède de la conception de l'ordre universel, au prix duquel
les souffrances individuelles, sans cesser d'être une occasion de
mérite, cessent d'être un droit à la révolte. Que deviendrait la société
si chacun, armant sa passion de la force, la jetait en guerre à travers
les intérêts légitimes ou les droits contraires? Ce serait la société
élémentaire selon Hobbes, la lutte de l'homme devenu un loup pour
l'homme. La résignation, entendue dans son vrai sens, philosophique et
chrétien, est une acceptation virile des lois morales et aussi des lois
nécessaires au bon ordre des sociétés, elle est une adhésion libre à
l'ordre, un sacrifice consenti par la raison d'une partie de son bien
particulier et de sa liberté personnelle, non à la force ou à la
tyrannie d'un caprice humain, mais aux exigences du bien général, qui ne
subsiste que par l'accord des libertés individuelles et des passions
réglées. Cette conception manque tout à fait à Mme Sand. Elle ne sait
pas se résigner, et l'orgueil de la passion frémit dans toutes ses
oeuvres, superbe et révolté.

De là ces déclamations célèbres sur les droits de l'être humain à
secouer le joug des lois sociales, des lois sans pitié et sans
intelligence, qui meurtrissent le coeur et violentent la liberté. De là
tant de prophéties irritées et cette utopie du mariage idéal: «Je ne
doute pas, s'écrie Jacques, que le mariage ne soit aboli, si l'espèce
humaine fait quelque progrès vers la justice et la raison; un lien plus
humain et non moins sacré remplacera celui-là, et saura assurer
l'existence des enfants qui naîtront d'un homme et d'une femme, sans
enchaîner jamais la liberté de l'un et de l'autre. Mais les hommes sont
trop grossiers et les femmes trop lâches, pour demander une loi plus
noble que la loi de fer qui les régit; à des êtres sans conscience et
sans vertu il faut de lourdes chaînes.» Demander une loi, c'est bientôt
dit, une loi qui affranchisse la liberté des époux sans détruire la
famille que fonde le pacte de ces deux libertés. Qu'on essaye donc de la
concevoir, cette loi, dans la contradiction de ses termes! À moins de
conclure tout simplement à l'union libre, je défie les législateurs de
l'avenir de sortir de ce dilemme: il faut que l'homme et la femme
aliènent leur liberté ou que la famille périsse. Encore s'il n'y avait
que l'homme et la femme, le problème serait bientôt résolu. Ils se
quitteraient dès qu'ils ne s'aimeraient plus, à supposer pourtant qu'ils
puissent vivre l'un sans l'autre. C'est une panacée commode à l'usage
des deux époux, quand ils ont tous deux des rentes ou même quand ils
n'ont rien. Mais que deviendront les enfants, sous la loi de ces
mariages éphémères? Mme Sand ne s'en occupe pas. Pas davantage la
Sibylle, quand elle prépare dans le temple des _Invisibles_ les décrets
de l'avenir: «Oui, dit-elle, l'abandon de deux volontés qui se
confondent en une seule est un miracle, car toute âme est libre en vertu
d'un droit divin. Arrière donc les serments sacrilèges et les lois
grossières! Laissez-leur l'idéal, et ne les attachez pas à la réalité
par les chaînes de la loi. _Laissez à Dieu le soin de continuer le
miracle_.» À merveille; mais enfin, si Dieu ne continue pas le miracle?
Si l'enthousiasme qui a entraîné cet homme et cette femme à se donner
l'un à l'autre par le pacte toujours révocable de l'amour; si cette
ferveur qui les fait s'écrier à la première heure de l'amour: «Non pas
seulement dans cette vie, mais dans l'éternité»; si la passion, enfin,
se refroidit et disparaît, le mariage idéal cessera-t-il par là même?
L'enthousiasme est une base bien fragile pour supporter la famille. Le
roman de _Jacques_ nous montre une femme qui s'est mariée dans la
plénitude de sa liberté, qui a connu et pratiqué cette ferveur exigée
dans le mariage idéal et qui disait, elle aussi: «Pour l'éternité». Et
pourtant, après quelques années, que deviennent Fernande et la famille
qu'elle a fondée? Mme Sand élude la difficulté; elle envoie aux enfants
une maladie, qui les enlève, elle conseille à Jacques d'aller se tuer
dans quelque gouffre ignoré, pour laisser sa femme libre d'aimer
ailleurs. Fort bien, mais la réalité ne se laisse pas gouverner comme le
roman. Et si les enfants s'obstinent à vivre? Et si Jacques ne veut pas
mourir? Il serait trop cruel, en vérité, de recommander l'exemple de
Jacques à tous les maris que leurs femmes cessent d'aimer. Quelle
hécatombe!

George Sand avait-elle été coupable, dès ses premiers romans, de
pareilles intentions? Elle s'en était défendue dans une réponse bien
curieuse, courtoise mais vive, à M. Nisard, qui a dû être écrite vers
1836 et qui a été annexée, sous forme de post-scriptum, aux _Lettres
d'un Voyageur_. C'est comme une apologie personnelle des romans de sa
première manière et de leurs tendances: «S'il ne s'agissait pour moi que
de vanité satisfaite, disait-elle au critique sévère et délicat qui
s'était occupé de la partie sociale de ses oeuvres, je n'aurais que des
remerciements à vous offrir, car vous accordez à la partie imaginative
de mes contes beaucoup plus d'éloges qu'elle n'en mérite. Mais plus je
suis touché de votre suffrage, plus il m'est impossible d'accepter votre
blâme à certains égards.... Vous dites, monsieur, que la haine du
mariage est le but de tous mes livres. Permettez-moi d'en excepter
quatre ou cinq, entre autres _Lélia_, que vous mettez au nombre de mes
plaidoyers contre l'institution sociale, et où je ne sache pas qu'il en
soit dit un mot.... _Indiana_ ne m'a pas semblé, non plus, lorsque je
l'écrivais, pouvoir être une apologie de l'adultère. Je crois que dans
ce roman (où il n'y a pas d'adultère commis, s'il m'en souvient bien)
l'_amant_ (_ce roi de mes livres_, comme vous l'appelez spirituellement)
a un pire rôle que le mari--_André_ n'est ni _contre_ le mariage, ni
_pour_ l'amour adultère.--Enfin dans _Valentine_, dont le dénouement
n'est ni neuf ni habile, j'en conviens, la vieille fatalité intervient
pour empêcher la femme adultère de jouir, par un second mariage, d'un
bonheur qu'elle n'a pas su attendre--Reste _Jacques_, le seul qui ait
été assez heureux, je crois, pour obtenir de vous quelque attention.»

Et l'apologie, très habile, commence par l'aveu que l'artiste a pu
pécher, que sa main sans expérience et sans mesure a pu tromper sa
pensée, que son histoire ressemble un peu à celle de Benvenuto Cellini,
qui s'arrêtait trop au détail en négligeant la forme et les proportions
de l'ensemble. C'est quelque chose de semblable qui a dû lui arriver à
elle-même en écrivant ce roman, et sans doute aussi tous ses autres
romans se ressentent de cette hâte d'ouvrier ardent et malhabile, qui se
complaît à la fantaisie du moment, et qui manque le but à force de
s'amuser aux moyens. Cette première excuse une fois admise, on voudra
bien considérer qu'il y a en elle plus de la nature du poète que de
celle du législateur, qu'elle ne se sent pas la force d'être un
réformateur; qu'il lui est arrivé souvent d'écrire _lois sociales_ à la
place des vrais mots, qui eussent été les _abus_, les _ridicules_, les
_préjugés_ et les _vices_ du temps, lesquels lui semblent appartenir de
plein droit à la juridiction du roman, tout aussi bien qu'à celle de la
comédie. À ceux qui lui ont demandé ce qu'elle mettrait à la place des
_maris_, elle a répondu naïvement que c'était le _mariage_, de même qu'à
la place des prêtres, qui ont compromis la religion, elle croit que
c'est la religion qu'il faut mettre. Elle a fait peut-être une autre
grande faute contre le langage, lorsque, en parlant des _abus_ et _des
vices_ de la société, elle a dit _la société_; elle jure qu'elle n'a
jamais songé à refaire la Charte constitutionnelle; elle n'a pas eu,
d'ailleurs, l'intention qu'on lui prête de donner au monde son malheur
personnel en preuve de sa thèse, faisant ainsi d'un cas privé une
question sociale. Elle s'est bornée à développer des aphorismes aussi
péremptoires que ceux-ci: «Le désordre des femmes est très souvent
provoqué par la férocité ou l'infamie des hommes».--«Un mari qui méprise
ses devoirs de gaieté de coeur, en jurant, riant et buvant, est
_quelquefois_ moins excusable que la femme qui trahit les siens en
pleurant, en souffrant et en expiant.» Mais enfin quelle est sa
conclusion? Évidemment cet amour qu'elle édifie et qu'elle couronne sur
les ruines de l'_infâme_ est son utopie; cet amour est grand, noble,
beau, volontaire, éternel; mais cet amour, «c'est le mariage tel que l'a
fait Jésus, tel que l'a expliqué saint Paul, tel encore, si vous voulez,
que le chapitre VI du titre V du Code civil en exprime les devoirs
réciproques». C'est, en un mot, le mariage vrai, idéal, humanitaire et
chrétien à la fois, qui doit faire succéder la fidélité conjugale, le
véritable repos et la véritable sainteté de la famille à l'espèce de
contrat honteux et de despotisme stupide qu'a engendrés _la décrépitude_
du monde.

Malgré tout, l'objection de fond subsiste toujours. Comment tirer un
pacte irrévocable d'éléments aussi changeants, aussi fugaces que
l'amour? Comment le sacrement social du mariage pourra-t-il avoir une
chance quelconque de stabilité, s'il n'est que la constatation de la
passion? Ne faut-il pas toujours y faire intervenir un élément plus
solide, plus substantiel, ou l'honneur ou un serment social, ou un
engagement religieux qui lui donne une règle et un appui? Et que
deviendront, dans le péril de ces unions mobiles si facilement rompues,
la faiblesse de la femme abandonnée ou celle de l'enfant trahi?

On dirait que Mme Sand elle-même a reconnu tardivement la force de
l'objection. Elle s'est fort amendée dans les derniers romans. Comme
exemple, voyez _Valvèdre_, la contre-partie de _Jacques_ dont la
conclusion logique était que le mariage tombe de soi avec l'amour. Rien
n'est plus curieux que de voir le même sujet traité deux fois par un
auteur sincère, à vingt-sept ans de distance, chaque fois avec les
préoccupations différentes qu'apporte la vie et qui imposent aux héros
du roman des destinées si différentes, au roman lui-même deux
dénouements contraires. Le sujet est le même: la lutte du mari et de
l'amant; mais comme cette lutte se termine différemment! Par malheur,
_Valvèdre_ ne vaut pas _Jacques_. La verve et le charme se sont en
partie éclipsés. Alida, c'est encore Fernande, mais dépouillée de sa
poésie, passionnée à froid et dans le faux. L'amant n'a guère changé.
Qu'il s'appelle Octave ou Francis, c'est toujours le même personnage qui
prodigue l'héroïsme dans les mots et qui débute dans la vie par immoler
une femme à son amour-propre. Mais le mari n'est plus cet insensé
sublime qui se tue pour n'être pas un obstacle dans la vie de celle
qu'il aime follement et pour faire que le bonheur de sa femme ne soit
pas un crime. Jacques s'appelle maintenant Valvèdre; il a réfléchi, il a
cherché des consolations dans l'étude. Il a tué en lui la folie du
désespoir; il n'abdique pas son rôle et son devoir de mari; il ne cède
plus volontairement sa femme à Octave, et quand sa femme l'a quitté,
quand elle meurt de la situation fausse où l'a jetée le dépit plus que
l'amour, il apparaît près du lit funèbre; il reprend à l'amant faible et
inutile le coeur de cette femme qui va mourir. Il écrase Francis de sa
générosité, tout en lui enlevant la joie de la dernière pensée d'Alida.
Le dénouement est, on le voit, tout l'opposé de l'ancien roman. La
réflexion a fait son oeuvre, la vie aussi.

Il est certain que c'est l'attaque vive contre les lois à propos du
mariage qui introduisit plus tard la question sociale tout entière dans
les romans de George Sand. Elle s'enhardit en dehors des limites qu'elle
avait tout d'abord tracées autour de sa pensée. Elle ne s'arrêta pas,
comme en 1836, à la crainte de se poser en réformateur de la société;
elle entreprit de porter remède, sur les principaux points, à _l'infâme
décrépitude du monde_.

Exaltation dans le sentiment, faiblesse et incohérence dans la
conception, voilà ce qui caractérise les théories sociales de Mme Sand.
Nous n'insisterons pas sur ce côté si connu et si souvent discuté de ses
oeuvres, où d'ailleurs il y aurait bien des questions de propriété ou de
voisinage à résoudre entre elle et ceux qu'elle se plut à nommer ses
maîtres dans l'oeuvre de destruction et de reconstruction qu'elle
préparait. D'ailleurs, il faut bien se le dire, depuis ces âges
lointains des politiciens et des philosophes dont la pensée agitait les
réformes futures, cette partie des romans de Mme Sand a étrangement
vieilli. Il semble, lorsqu'on les relit à près de cinquante ans de
distance, que l'on assiste à une exhumation de doctrines
antédiluviennes. Étrange et magnifique supériorité de la poésie, qui est
la fiction dans l'art, sur l'utopie, qui est la fiction violente dans la
réalité sociale! Tout ce qui reste de l'art pur, de l'art désintéressé,
dans les récits de cette période, conserve à travers les années la
sérénité d'une incorruptible et radieuse jeunesse. Les figures aimées,
qu'on y rencontre avec tant de plaisir, dans les intervalles de la thèse
qui déclame, peuplent encore notre imagination et sont comme le charme
immortel de notre souvenir. Au contraire, tout ce qui relève du système,
toutes ces doctrines si trompeuses, si vagues, si pleines de spécieuses
promesses et de formules sibyllines, tout ce qui rappelle ces grandes
épopées de la philosophie de l'avenir, tout cela porte les traces d'une
effroyable caducité, tout cela est mort, irrémissiblement mort. Qui
aurait le courage, aujourd'hui, de relire ou de discuter des pages,
écrites pourtant avec une conviction ardente, sous la dictée des grands
prophètes, comme celles qui remplissent le second volume de _la Comtesse
de Rudolstadt_, les trois quarts du _Péché de M. Antoine_, et cet
_Évenor_, dont je ne peux évoquer le souvenir sans un indicible effroi?
Est-il besoin de rappeler même les traits fondamentaux de la doctrine,
le mélange d'un mysticisme _historique_ élaboré par Pierre Leroux, et
d'un radicalisme révolutionnaire naïvement imité de Michel (de
Bourges)? Mme Sand a toujours eu un goût très vif, une passion véritable
pour les idées, mais elle les interprète en les mêlant et les confondant
toutes. Sa métaphysique est fort incertaine et vague. George Sand est
idéaliste, sans doute, et c'est par là qu'elle se distingue profondément
de l'école des romanciers qui l'ont suivie. Mais qui pourrait définir
clairement sa pensée dans les oeuvres diverses où elle a essayé de
l'exprimer? Elle a l'élan vigoureux, elle a le coup d'aile vers les
régions mystérieuses. Mais quelle doctrine précise rapporte-t-elle de
ces explorations sublimes? Que l'on essaye seulement de comprendre quel
sens prend sous sa plume, en certaines circonstances solennelles, ce
grand mot Dieu, dont elle use avec une sorte de prodigalité? Que
devient-il, ce nom, au bout des transformations que sa pensée a subies
dans ses diverses phases, à travers les maîtres qu'elle a écoutés avec
une curiosité docile et passionnée? Que devient-il dans cet immense
laboratoire humanitaire, ce Dieu de l'amour pur, que Lélia appelait dans
sa prière désespérée, dans l'église des Camaldules, ce Dieu de vérité
que Spiridion invoquait, d'un coeur enflammé, à travers les persécutions
des moines, dans les sombres visions du cloître? Sous l'influence de
Pierre Leroux, il semble bien qu'il soit devenu le commencement et le
terme du _circulus_ universel. Plus tard, affranchie de la secte, Mme
Sand rendra au nom de Dieu une partie de sa signification compromise et
de ses attributs perdus. Mais ce serait toute une histoire que de
raconter l'odyssée de ce Dieu successivement transformé, anéanti et
finalement retrouvé. C'est tout un _avatar_ dont le sens reste souvent
une énigme.

Loin de nous toute pensée d'ironie! Ces choses sont graves, et il
faudrait être misérablement gai pour en rire; d'ailleurs ces idées
philosophiques et sociales ont vécu dans une âme sincère, c'est assez
pour que l'on n'en plaisante pas. J'accorde de grand coeur mon respect,
non aux théories elles-mêmes, mais au loyal enthousiasme qui les a
embrassées. Au reste, il faut bien le dire, ces doctrines sont mortes,
et bien mortes; elles ont succombé sous leur impuissance en face des
faits, et le socialisme doctrinal de 1848 a été trouvé incapable de
résoudre pratiquement le plus mince problème. Mais ce qui n'est pas
mort, ce sont les problèmes eux-mêmes; ce qui n'est pas mort, c'est la
nécessité économique et morale de les poser, et d'en chercher au moins
la solution partielle. Ce qui n'est pas mort, enfin, c'est la misère et
l'imprescriptible obligation, pour quiconque a une conscience et du
coeur, de dévouer une part de sa pensée et de sa vie à ces souffrances
de nos frères inconnus. Les théories de ce temps-là sont bien finies, je
le crois, mais la cause qui les a fait naître leur survit, et ce n'est
pas trop dire que de déclarer que cette cause est celle même du
christianisme, que ces deux causes n'en font qu'une, et que nul n'est
vraiment ni chrétien ni philosophe qui n'est pas résolu à opposer aux
tristes conquêtes de la misère l'effort croissant de la sympathie et du
dévouement. Ne nous inquiétons pas trop de savoir si le progrès est
indéfini et continu. Nous savons, en tout cas, qu'il n'est pas fatal et
qu'il dépend de nous. Travailler au progrès partiel, sur un atome de
l'étendue, sur un point du temps, c'est peut-être tout ce que nous
pouvons faire, faisons-le. Occupons-nous moins d'aimer l'humanité de
l'avenir que les hommes qui sont près de nous, à la portée de notre main
et de notre coeur. Tout cela n'est pas chose nouvelle, c'est le
socialisme de la charité, et c'est le bon.

Qui de nous ou de Mme Sand se trouve le plus rapproché de M. de
Lamennais, la seule intelligence vraiment philosophique qu'elle ait
connue? Avait-elle lu ces admirables lignes dans les _Oeuvres
posthumes_: «On ne saurait tromper plus dangereusement les hommes qu'en
leur montrant le bonheur comme le but de la vie terrestre. Le bonheur
n'est point de la terre, et se figurer qu'on l'y trouvera est le plus
sûr moyen de perdre la jouissance des biens que Dieu y a mis à notre
portée. Nous avons à remplir une fonction grande et sainte, mais qui
nous oblige à un rude et perpétuel combat. On nourrit le peuple d'envie
et de haine, c'est-à-dire de souffrances, en opposant la prétendue
félicité des riches à ses angoisses et à sa misère.» Et, avec un
admirable geste d'âme, l'illustre penseur s'écrie: «Je les ai vus de
près, ces riches si heureux! Leurs plaisirs sans saveur aboutissent à un
irrémédiable ennui qui m'a donné l'idée des tortures infernales. Sans
doute, il y a des riches qui échappent plus ou moins à cette destinée,
mais par des moyens qui ne sont pas de ceux que la richesse procure. La
paix du coeur est le fond du bonheur véritable, et cette paix est le
fruit du devoir parfaitement accompli, de la modération des désirs, des
saintes espérances, des pures affections. Rien d'élevé, rien de beau,
rien de bon ne se fait sur la terre qu'au prix de la souffrance et de
l'abnégation de soi, et le sacrifice seul est fécond.» Pour cette simple
page d'un vrai penseur qui tempère par des traits d'une raison si forte
ses indignations et ses colères, je donnerais de grand coeur tous les
discours de Pierre Leroux et surtout la fameuse conversation du pont des
Saints-Pères, un soir que les Tuileries ruisselaient de l'éclat d'une
fête, où M. Michel (de Bourges) tenta d'initier à des doctrines
farouches l'intelligence vraiment naïve de Mme Sand, où elle eut
l'étonnement et presque le scandale de cette éloquence furibonde,
débridée à cette heure jusqu'à une sorte de férocité apocalyptique. La
naïveté dans le génie, peut-on la nier, puisque, malgré l'horreur avouée
de cette conversation, tout entière en sanglants dithyrambes, Mme Sand
continua quelque temps encore à croire à l'esprit politique de son
prolixe et bruyant ami?

Pour moi, je ne pardonnerai jamais à cet ami et à beaucoup d'autres
d'avoir exalté dans le faux cette sensibilité d'artiste, si facile à
recevoir les impressions fortes, et jeté cette vive imagination dans les
chimériques violences de leurs doctrines. Au fond, ils trouvaient
d'avance un complice dans son coeur, qui longtemps ne vit pas la
transition trop facile entre les idées de réforme et les utopies
sanglantes; elle-même l'avoua plus tard. Son coeur fut la première dupe.

Tout enfant, dans les campagnes du Berry, plus tard au couvent, ce qui
avait éclaté dans les premiers traits de sa nature, c'était une immense
bonté, une compassion infinie, une tendresse profonde pour la misère
humaine. Il était impossible de s'approcher d'elle, même avec les
préventions les plus contraires, sans être désarmé par cette grâce
rayonnante du sentiment. Rarement elle se fâchait, soit contre les
hommes, soit contre les choses, même quand elle en souffrait le plus
cruellement. Elle se retirait avec tristesse, mais sans colère, des
contacts ou des situations les plus injurieux pour sa dignité. Et quand
elle regardait autour d'elle, c'était avec un regard de tendre et
profonde sympathie. Après bien des essais différents de morale
applicable à sa vie, elle avait fini par se faire à elle-même une morale
qui tenait dans cette règle unique: Être bon. Chacun se fait une morale
selon son coeur. Le jour où elle s'était élevée à cette conception
claire du but et de l'emploi de la vie, les grandes émotions qui avaient
soulevé la sienne jusque dans son fond s'étaient pacifiées. Une lumière
supérieure avait pénétré à travers le trouble et le tumulte de son coeur
qui, jusqu'alors, n'avait eu que des instincts facilement égarés. Cette
idée, qui résume en effet la morale sociale, avait pris chez elle une
importance et une sorte de royauté intellectuelle: _le devoir de sortir
de soi_. Elle avait fini par comprendre, à force de douloureuses
expériences, ce qu'il y a d'égoïsme implacable dans la passion. Elle
avait fini par concevoir que la vraie vie, c'est de penser non toujours
à soi et pour soi, mais aux autres et pour les autres, et aussi à tout
ce qui est grand, noble et beau, à tout ce qui peut nous distraire de ce
moi, toujours prêt à se prendre pour l'objet de sa monotone analyse et
de sa lugubre idolâtrie.

C'est par ce grand côté de sa nature, la sensibilité toute prête et la
bonté absolue, qu'elle avait été si facilement prise par les thèses
sociales émergées du cerveau de chaque réformateur en disponibilité. Ces
thèses elles-mêmes, qu'était-ce, sinon des formes variées de l'utopie
qui l'avait séduite dès son enfance et dont le premier mobile avait été
le sentiment profond du mal humain, du mal social; utopie qui pouvait se
croire innocente et sainte tant qu'elle n'avait pas essayé de régner en
dehors des imaginations et des coeurs, et qu'elle n'avait pas encore
tenté la force comme dernier moyen d'apostolat?

«Il n'y a en moi, disait-elle un jour, rien de fort que le besoin
d'aimer.» C'est par ce besoin d'aimer qu'elle parvint à maintenir en
elle, au-dessus des tentations du doute et même un peu contre l'opinion
de son siècle «qui n'allait pas de ce côté-là pour le moment», une
doctrine toute d'idéal et de sentiment qui ressemblait assez à une sorte
de platonisme chrétien. Leibniz d'abord, et puis Lamennais, Lessing,
puis Herder expliqué par Quinet, Pierre Leroux, Jean Reynaud enfin,
voilà les principaux maîtres qui l'empêchèrent, par des secours
successifs, de trop flotter dans sa route à travers les diverses
tentatives de la philosophie moderne. «Chaque secours de la sagesse des
maîtres vient à point en ce monde, où il n'est pas de conclusion absolue
et définitive. Quand, avec la jeunesse de mon temps, je secouais la
voûte de plomb des mystères, Lamennais vint à propos étayer les parties
sacrées du temple. Quand, indignés après les lois de septembre, nous
étions prêts encore à renverser le sanctuaire réservé, Leroux vint,
éloquent, _ingénieux, sublime_, nous promettre le règne du ciel sur
cette même terre que nous maudissions. Et, de nos jours, comme nous
désespérions encore, Reynaud, déjà grand, s'est levé plus grand encore,
pour nous ouvrir, au nom de la science et de la foi, au nom de Leibniz
et de Jésus, l'infini des mondes comme une patrie qui nous réclame.» Que
de noms divers et contradictoires successivement invoqués!

Elle n'avait pas eu trop de ces secours pour rester fidèle à
quelques-unes des idées qui, sous des formules plus ou moins variées,
donnent du prix à la vie et un sens à l'espérance. Après la période de
dévotion et d'extase qu'elle avait traversée au couvent des Anglaises
et les années qui suivirent, avec des oscillations diverses terminées un
jour par une rupture avec la foi ancienne, elle avait eu de grandes
perplexités et de grands abattements. Elle avait connu le doute et avait
révélé l'état de son âme dans plusieurs de ses livres.

«Tu me demandes, dit-elle à un de ces amis réels ou imaginaires qui sont
les confidents commodes du _Voyageur_, si c'est une comédie que ce livre
(_Lélia_), que tu as lu si sérieusement.--Je te répondrai que _oui_ et
que _non_, selon les jours. Il y eut des nuits de recueillement, de
douleur austère, de résignation enthousiaste, où j'écrivis de belles
phrases de bonne foi. Il y eut des matinées de fatigue, d'insomnie, de
colère, où je me moquais de la veille et où je pensai tous les
blasphèmes que j'écrivis. Il y eut des après-midi d'humeur ironique et
facétieuse, où je me plus à faire Trenmor (le forçat philosophe) plus
creux qu'une gourde.» Tous les types avaient représenté, à un certain
moment, des états de son esprit en lutte. Ce ne sont des personnages ni
complètement réels, ni complètement allégoriques. Pulchérie, c'était
l'épicurisme héritier de la partie mondaine et frivole du dernier
siècle; Sténio, l'enthousiasme et la faiblesse d'un temps sans point de
repère et sans appui; Magnus, le débris d'un clergé corrompu et abruti;
Lélia, l'aspiration sublime, qui est l'essence même des intelligences
élevées. Tel était son plan; jusqu'à quel point elle l'a exécuté, dans
quelle mesure elle l'a fait sortir d'une demi-réalité, où sont plongés
tous les personnages, pour lui confier parfois une réalité choquante,
c'est là la part et c'est aussi l'oeuvre de l'artiste, la responsabilité
de l'artiste. Quant à l'idée philosophique qui préside au livre, elle
ressort de chaque page; c'est l'idée conçue _sous le coup d'un
abattement profond_ devant l'énigme de la vie, qui jamais n'avait pesé
plus lourdement et plus cruellement sur elle. Elle s'étonna des fureurs
qui accueillirent ce livre, ne comprenant pas que l'on haïsse un auteur
à travers son oeuvre. C'était un livre de bonne foi, c'est-à-dire de
doute sincère, d'un doute qui remue à de grandes profondeurs les idées
et les âmes. Ceux qui ne comprirent pas ou qui n'entendirent pas ce cri
de conscience, cette plainte entrecoupée, mêlée de fièvre et de
sanglots, se scandalisèrent.

Ce qui dura toute sa vie, ce qui la consola infailliblement et toujours
dans ses heures de détresse, ce fut l'amour de la nature, un des rares
amours qui ne trompent pas. Cet amour fut le plus sûr de son inspiration
et la moitié au moins de son génie. Personne, comme elle, avec des mots,
de simples mots choisis et combinés entre eux, de ces mots qui servent à
chacun de nous et qui expriment les sensations communes avec une
désespérante froideur, personne n'a réussi à traduire, dans la réalité
vivante d'un paysage, ces lumières et ces ombres, ces harmonies et ces
contrastes, cette magie des sons, ces symphonies de la couleur, ces
profondeurs et ces lointains des bois, cet infini mouvant de la mer,
cet infini étoilé du ciel. Personne surtout n'a su comme elle saisir,
exprimer cette âme intérieure, cette âme secrète des choses qui répand
sur la face mystérieuse de la nature le charme de la vie.

À quoi tient cette supériorité de peintre de la nature, qui frappe au
premier aspect chez Mme Sand? La première raison qui s'offre est si
naïve que j'ose à peine l'exprimer. Mme Sand voit la nature, elle la
regarde, elle ne l'invente pas. La preuve en est dans la netteté des
détails et de l'ensemble, qui fait voir exactement ce qu'elle voit
elle-même. La pensée du lecteur reconstruit avec facilité les grandes
scènes qu'a décrites son ample et souple pinceau. J'ai trouvé
l'explication de cet effet si simple, et pourtant si rare, dans ces
lignes jetées au bas d'une page perdue: «Il est certain, dit Mme Sand,
que ce qu'on voit ne vaut pas toujours ce qu'on rêve. Mais cela n'est
vrai qu'en fait d'art et d'oeuvre humaine. Quant à moi, soit que j'aie
l'imagination paresseuse à l'ordinaire, soit que Dieu ait plus de talent
que moi (ce qui ne serait pas impossible), j'ai le plus souvent trouvé
la nature infiniment plus belle que je ne l'avais prévu, et je ne me
souviens pas de l'avoir trouvée maussade, si ce n'est à des heures où je
l'étais moi-même.» Le trait propre de Mme Sand, c'est précisément
d'avoir une imagination qui ne précède pas son regard, qui ne déflore
pas son plaisir, qui n'interpose pas les jeux d'un prisme personnel
entre elle et la nature. Elle voit la nature telle qu'elle est,
longuement, profondément. Elle garde gravé en traits indélébiles le
tableau qui a passé sous ses yeux, elle le conserve inaltéré. On
pourrait dire qu'elle apporte plus de mémoire imaginative que
d'imagination dans ses souvenirs et ses visions de la réalité. C'est
même cette absence d'un brillant défaut qui donne aux traits de son
paysage une si lumineuse précision. Un des grands peintres de son temps,
M. de Lamartine, avait trop de splendeurs dans son âme pour bien voir au
dehors. Je parierais qu'il trouvait toujours la nature moins belle qu'il
ne l'avait prévu. L'éclat de son rêve éclipsait la réalité tant qu'elle
était sous ses yeux, et, plus tard, quand il voulait revoir dans son
souvenir le paysage entrevu, quand il voulait le peindre, c'était encore
son imagination qui travaillait autant que sa mémoire. Sa peinture était
splendide, mais confuse; elle avait la mobilité scintillante d'un
rayonnement; le regard ébloui ne pouvait ni s'y fixer ni en rien saisir
avec tranquillité.

L'art fatigue à la longue l'esprit. La nature le repose et le récrée
sans cesse. Quand Mme Sand voyageait en Italie, son compagnon de voyage,
Alfred de Musset, n'était avide que de _marbres taillés_. «Quel est
donc, disait-on de lui, ce jeune homme qui s'inquiète tant de la
blancheur des marbres?» Au bout de peu de jours il fut rassasié de
statues, de fresques, d'églises et de galeries. Son plus doux souvenir
fut celui d'une eau limpide et froide où il lava son front chaud et
fatigué dans un jardin de Gênes. «C'est que les créations de l'art
parlent à l'esprit seul, et que le spectacle de la nature parle à
toutes les facultés. Il nous pénètre par tous les pores comme par toutes
les idées. Au sentiment tout intellectuel de l'admiration l'aspect des
campagnes ajoute le plaisir sensuel. La fraîcheur des eaux, les parfums
des plantes, les harmonies du vent circulent dans le sang et les nerfs,
en même temps que l'éclat des couleurs et la beauté des formes
s'insinuent dans l'imagination.»

La nature tout entière passe dans l'homme; elle lui parle le langage le
plus varié. Il y a quelques pages, à la fin du premier volume de _la
Daniella_, qui sont une tentative étonnante pour exprimer l'effet
d'orchestre que réalisent pour des oreilles intelligentes ces jeux
sonores et combinés de la campagne. Jean Valreg est monté, le soir, sur
la petite terrasse du château de Mondragon, et là il recueille tous les
bruits des collines et des vallées qui montent jusqu'à lui, il étudie
cette musique produite par la rencontre des sons épars qui constitue en
ce pays la musique naturelle, locale. «Il y a, dit-il, des endroits
comme cela qui chantent toujours», et celui-ci est le plus mélodieux où
il se soit jamais trouvé. Et il énumère, dans une langue bien curieuse,
tous ces bruits divers: la chanson des grandes girouettes, si
régulièrement phrasée à son début qu'il a pu écrire six mesures
parfaitement musicales, lesquelles reviennent invariablement à chaque
souffle du vent d'est. Ces girouettes pleurardes et radoteuses, avec
leurs notes d'une ténuité impossible, sont comme les ténors aigus qui
dominent l'ensemble. «Je ne sais quel esprit de l'air les met d'accord
avec le son des cloches des Camaldules.... D'autres chants se mêlent à
ces bruits: ce sont les refrains des paysans épars dans la campagne....
Les basses continues sont dans le bruissement lourd des pins démesurés
et d'une cascade qui recueille les eaux perdues des ruines. Puis il y a
les cris des oiseaux, des vautours, et des aigles surtout.» En écoutant
tout cela, Valreg poursuit une idée qui l'a bien souvent frappé dans ces
harmonies naturelles que produit le hasard; par cela même qu'elles
échappent aux règles tracées, elles atteignent à des effets d'une
puissance et d'une signification extraordinaires; elles remplissent
l'air d'une symphonie fantastique qui ressemble à la langue mystérieuse
de l'infini.

À la réalité découverte ou devinée du paysage se joint, chez Mme Sand,
un charme de sensibilité et un attrait tout particuliers. On ne
s'intéresse pas seulement à sa peinture, on en est ému, on l'aime. Ce
nouvel effet tient à l'art délicat ou plutôt à l'heureux instinct de ne
jamais décrire uniquement pour décrire, et d'associer toujours à la
nature quelque chose de l'âme humaine, une pensée ou un sentiment. Le
paysage ne va jamais seul, chez elle; il est choisi en harmonie ou en
contraste avec l'état de l'âme qui s'y répand. Mais ce contraste
lui-même est une sorte particulière d'harmonie plus intime. Au moment où
il semble que, dans l'imposante solitude des montagnes, tout le reste va
être oublié, il surgira de l'ombre du rocher une petite pastoure
espagnole, et nous voilà qui mettons dans un coin du paysage son piquant
profil, son joli sourire, sa chevelure flottante, _mêlée au vent comme
la queue d'une jeune cavale_. Et ainsi l'âme, en retrouvant la figure
humaine, se détend de la grandeur trop austère que lui imposent les
cimes et les torrents. Si nos regards se perdent dans les horizons de la
mer, on nous y montre une voile, et sous cette voile nous devinons un
rude travailleur qui peine et qui souffre. S'ils se portent vers les
profondeurs sans limites du ciel, on nous y fait supposer des peuples
d'âmes inconnues, animant de leurs joies ou de leurs souffrances la
bleue immensité. Toujours un sentiment joue autour du paysage et ajoute
à l'infini de la nature l'infini plus mystérieux de l'âme. Une fleur,
une herbe, tout s'harmonise avec nos pensées. Des traits charmants
éclatent à chaque instant à travers les dialogues ou les rêveries, comme
celui-ci: «En portant mes mains à mon visage, je respirai l'odeur d'une
sauge dont j'avais touché les feuilles quelques heures auparavant. Cette
petite plante fleurissait maintenant sur la montagne, à plusieurs lieues
de moi. Je l'avais respectée; je n'avais emporté d'elle que son exquise
senteur. D'où vient qu'elle l'avait laissée? Quelle chose précieuse est
donc le parfum, qui, sans rien faire perdre à la plante dont il émane,
s'attache aux mains d'un ami, et le suit en voyage pour le charmer et
lui rappeler longtemps la beauté de la fleur qu'il aime? Le parfum de
l'âme, c'est le souvenir....» Cette page m'a toujours frappé comme un
exemple de l'heureuse facilité avec laquelle Mme Sand mêle l'âme aux
choses et l'homme à la nature.

On n'oublie plus ces paysages. Ils se marient si bien à la situation du
roman ou au caractère des personnages, que les deux souvenirs restent
inséparablement liés et n'en font bientôt plus qu'un. Est-il possible de
penser à Valentine sans se reporter à cette scène enchanteresse où son
âme, vaguement impatiente d'amour, en pressent le mystérieux appel dans
la campagne déserte, qu'elle traverse seule, le soir de la fête, au pas
négligent de son cheval, quand tout à coup, aux murmures de l'eau
voisine et de la brise qui s'élève, vient se joindre une voix pure, un
chant jeune et vibrant? C'est Bénédict qui s'approche, c'est la
rencontre, c'est l'amour; la destinée fait son oeuvre. Et André, qui de
nous ne saurait le retrouver, s'il l'avait perdu?

Il est là, bien sûr, dans cette gorge inhabitée, où de rivière coule
silencieusement entre deux marges la verdure, promenant les rêves de son
adolescence romanesque et troublée. Il est là, je l'ai vu, évoquant ses
héroïnes, Alice et Diana Vernon, derrière ce massif de trembles où il a
cru voir un jour passer une ombre, une fée, qui sera Geneviève.--Il y a
des attitudes qui restent gravées dans l'esprit. «Il m'enveloppa dans
mon couvre-pied de satin rose et me porta auprès de la fenêtre. Je jetai
un cri de joie et d'admiration à la vue du sublime aspect déployé sous
mes yeux. Ce site sauvage et romantique me plaît à la folie.... Ah! ne
changeons rien aux lieux que tu aimes, Jacques! Comment aurais-je
d'autres goûts que les tiens? Crois-tu donc que j'aie des yeux à moi?»
Ainsi écrivait, ainsi parlait Fernande, et plus tard, quand Octave aura
passé dans sa vie et que Jacques sera trahi, nous la reverrons
involontairement à cette fenêtre d'où elle aperçut ses riches domaines,
et nous saisirons là, dans cette attitude et dans ce moment, les faciles
extases d'une âme faible.--Mauprat! son nom seul évoque l'ombre sinistre
de son château effondré, la herse brisée, les traces du feu encore
fraîches sur les murs et le souterrain à demi comblé où Edmée sentit
défaillir son courage. Sténio, enfin, le charmant poète, allez le
contempler pour la dernière fois dans le premier de ses sommeils que ne
vint pas troubler l'orgueilleuse et orageuse image de Lélia. Le voilà,
baigné du flot bleu, les pieds ensevelis dans le sable de la rive, sa
tête reposant sur un tapis de lotus, son regard attaché au ciel.

Ainsi tous ces souvenirs nous reviennent dans le cadre heureux qui les
reçut la première fois et les fixa pour toujours. Chacun des romans de
George Sand se résume dans une situation et dans un paysage dont rien ne
peut rompre ni déconcerter la poétique union. L'homme associé à la
nature, la nature associée à l'homme, c'est une grande loi de l'art. Nul
peintre ne l'a pratiquée avec un instinct plus délicat et plus sûr.

C'est qu'en effet la nature nous écrase de son silence et de sa
grandeur quand la voix de l'homme ne vient pas l'émouvoir, quand ses
muettes harmonies n'expriment pas une âme imaginaire que la nôtre
conçoit et interprète. L'homme, dit quelque part Mme Sand, n'est pas
fait pour vivre toujours avec des arbres, avec des pierres, ni même avec
l'eau qui court à travers les fleurs ou les montagnes, mais bien avec
les hommes ses semblables. Dans les jours orageux de la jeunesse on rêve
de vivre au désert, on s'imagine que la solitude est le grand refuge
contre les atteintes, le grand remède aux blessures que l'on recevra
dans le combat de la vie; c'est une grave erreur: l'expérience nous aura
bientôt détrompés et nous apprendra que, là où l'on ne vit pas avec des
semblables, il n'est point d'admiration poétique ni de jouissance d'art
capables de combler l'abîme. C'est la pensée, c'est la souffrance, c'est
le don humain de sentir ou d'aimer qui répand la vie au dehors et crée
le paysage avec l'âme particulière qui le contemple. Mais, pour aider à
ce travail d'idéalisation, la nature prête ses formes, ses harmonies,
ses couleurs, et le tout, ainsi combiné, devient la matière immortelle
de l'art.

La passion et la nature, Mme Sand est là tout entière. Tout ce qui est
en dehors de cette double inspiration lui est comme étranger, comme venu
d'une âme pour ainsi dire extérieure, et si les formes de son talent se
plient encore, avec leur admirable souplesse, à quelque nouvelle sorte
d'inspiration qui ne viendrait pas du fond même, on sent bientôt
l'effort et le parti pris. Elle n'est elle-même, dans la plénitude de
ses forces et la liberté de son art, qu'alors qu'elle raconte les
troubles délicats de l'amour naissant, les violentes émotions des coeurs
éprouvés par la vie ou qu'elle esquisse à grands traits les paysages
alpestres, comme dans le voyage aux Pyrénées[7], la vie et l'aspect de
Venise, comme dans les _Lettres d'un voyageur_, ou les scènes
tranquilles de la campagne du Berry, dont l'image la poursuivait à
travers les enchantements de l'Italie. Elle arrive au comble de son art
quand elle unit ces deux inspirations l'une à l'autre, et que, mêlant
l'âme de l'homme à la nature, elle attendrit le paysage et ajoute à la
grandeur la sympathie.

Cet amour de la nature, elle ne l'avait pas pris seulement à l'école de
Jean-Jacques Rousseau, elle l'avait pris en elle-même. Elle avait senti
la grandeur religieuse de la terre, la nourrice féconde; son âme
virgilienne avait vécu, pendant une grande partie de son enfance et de
sa jeunesse, dans l'intimité des champs et des bois; elle était vraiment
la fille de ce sol natal qui l'avait bercée dans ses sillons, nourrie
avec les petits pastours, façonnée à son image, formée de ses influences
familières, consolée dans bien des chagrins sans cause, charmée de ses
vagues terreurs. Par cette communauté de sensations, elle s'était faite
elle-même la soeur des petits paysans qui avaient été pendant de longs
mois sa compagnie vagabonde et qui, depuis, avaient grandi. De là lui
vint tout naturellement au coeur le goût de la bucolique et de l'idylle
qui apparaissent dans presque toutes ses oeuvres et qui deviendront
même, à un moment de sa vie, un refuge contre les émotions violentes de
la politique et comme un genre privilégié. C'est alors que, en face des
injustices sociales dont elle était blessée, elle évoquera l'image de la
vie champêtre et le tableau des intérieurs rustiques; elle transportera
de la scène du monde, qu'elle a jugée artificielle, sur une scène aussi
humaine et plus naturelle à son gré, le conflit des passions et les
drames du coeur, qu'elle poursuit toujours. Mais elle y transportera
aussi quelques-unes des illusions de son imagination; elle n'y verra
bien souvent que des types embellis ou rectifiés de paysan poète, prêtre
de la nature, officiant, bénissant les travaux de la campagne, ou de
paysanne vertueuse, sentimentale, chevaleresque, héroïque même (comme
Jeanne, la grande pastoure). C'est de la poésie, assurément, et si
sincère qu'elle paraît naturelle. Balzac et les romanciers modernes
concevront autrement les paysans et les peindront avec une âpreté dure,
même féroce, de pinceau; ne sera-ce pas une exagération dans un autre
sens? Ce que je reprocherais plus volontiers à George Sand, ce n'est pas
sa peinture du bon paysan, qui, après tout, a sa réalité, pourvu qu'on
l'aide un peu à se dégager d'une enveloppe de sensations et
d'impressions vulgaires, c'est sa conception chimérique du paysan
philosophe, lettré, comme Patience, qui serait plutôt un transfuge de la
société, un renégat des villes, un Jean-Jacques Rousseau réfugié dans
les forêts, et qui n'a plus rien de l'âme élémentaire des champs.

Quant au paysan, légèrement idéalisé par George Sand, il n'est pas aussi
faux qu'on l'a dit; cet ensemble de bons sentiments et ces germes de
poésie champêtre peuvent se trouver en lui, dans certaines circonstances
et par d'heureuses rencontres. L'auteur n'a fait que les dégager de leur
rudesse native et les éclaircir par le langage. Il ne les a pas créés,
il les a exprimés. Tous ses personnages de la campagne sont à la rigueur
possibles; il ne faut à chacun d'eux, pour devenir ce qu'ils sont dans
ses récits, qu'une occasion favorable, une excitation venue du dehors,
une combinaison d'événements qui les élève au-dessus de leur manière
ordinaire de sentir et de parler, et les révèle à eux-mêmes. C'est là
l'oeuvre de l'artiste, qui n'invente pas, à proprement parler, mais qui
ajoute à la réalité humaine la conscience, par laquelle elle s'aperçoit,
et la voix, par laquelle elle se rend compte d'elle-même en se
traduisant aux autres. C'est l'oeuvre propre de George Sand dans ses
adorables paysanneries. Elle est interprète plutôt que créatrice, si
l'on excepte quelques personnages faux et artificiels qui n'ont rien du
paysan que l'apparence et le nom, et qui se sont introduits, par une
sorte de fraude, dans ses bergeries.

NOTES:

[Note 6: _Mme Carlyle.--Portraits de femmes_, par Arvède Barine.]

[Note 7: _Histoire de ma vie_, t. VIII.]



CHAPITRE IV

L'INVENTION ET L'OBSERVATION CHEZ GEORGE SAND. SON STYLE. CE QUI DOIT
PÉRIR ET CE QUI SURVIVRA DANS SON OEUVRE


Quelle part Mme Sand fait-elle à l'imagination et quelle part à
l'observation? Comment se combinent en elle la puissance d'invention,
qui est si variée et si féconde, avec l'expérience de la vie réelle,
dans les différentes situations qu'elle décrit et les caractères qu'elle
met en jeu? On a souvent tranché la question d'un mot: Idéaliste et
romanesque, Mme Sand n'observe pas.

C'est bientôt dit; il serait pourtant injuste de croire que ces facultés
soient toujours contraires et divisées et d'en conclure qu'il y ait dans
le roman deux écoles radicalement opposées, celle de George Sand et
celle de Balzac. Il n'y aurait même pas de paradoxe à établir que Mme
Sand observe très finement, et que Balzac, de son côté, imagine avec une
sorte d'intrépidité. Au fond, il se pourrait bien qu'il n'y eût pas
deux écoles contraires en littérature, comme on se plaît à le répéter,
celle de l'imagination ou l'idéalisme, celle de l'observation ou le
réalisme. Je n'attache, pour ma part, qu'une médiocre importance à ces
distinctions tranchantes de programmes et à ces prétentions absolues en
sens divers. Peut-être même, en réalité, n'y a-t-il pas d'écoles
littéraires proprement dites; il n'y aurait que des tempéraments
différents, organisés plus spécialement pour l'observation ou
l'imagination: les uns plus sensibles à l'exactitude du détail, les
autres donnant libre carrière à leur puissance d'invention. Une école se
crée artificiellement lorsqu'un écrivain d'un tempérament donné, ayant
expérimenté son initiative ou son succès dans un certain sens,
s'institue, un beau jour, le maître d'un genre. Il se fait accepter, à
ce titre, par une foule d'esprits secondaires qui prennent le mot
d'ordre et se mettent à la suite, exagérant la _manière_ de l'initiateur
et dociles au succès, qui révèle souvent un goût changeant de l'opinion.
C'est ainsi qu'on arrive à faire un système tout simplement avec les
qualités et surtout avec les défauts d'un homme.

Toutes ces querelles d'écoles nous paraissent vaines. Il n'y avait pas
eu, à l'origine, de dissentiment absolu entre Mme Sand et Balzac,
qu'elle rencontra plusieurs fois dans les années de son noviciat
littéraire à Paris. Elle déclare elle-même, avec un éclectisme très
dégagé et une spirituelle tolérance, que toute manière est bonne et tout
sujet fécond pour qui sait s'en servir. «Il est heureux, disait-elle,
qu'il en soit ainsi. S'il n'y avait qu'une doctrine dans l'art, l'art
périrait vite, faute de hardiesse et de tentatives nouvelles.» Balzac
était une preuve vivante à l'appui de sa théorie. «Elle poursuivait
l'idéalisation du sentiment qui faisait le sujet de son roman, tandis
que Balzac sacrifiait cet idéal à la vérité de sa peinture.» Mais il se
gardait bien de faire de ce sacrifice un programme d'école; c'était une
simple tendance de son esprit qu'il exprimait ainsi. Plus libéral que ne
le furent plus tard ses disciples, il admettait au même titre la
tendance contraire et félicitait Mme Sand d'y rester fidèle. Ainsi, ces
deux grands artistes se maintenaient justes et tolérants l'un pour
l'autre. Balzac, d'ailleurs, lui aussi, ne s'asservissait pas à un
dogme. Il essayait de tout; il cherchait et tâtonnait pour son propre
compte. Ce n'est que beaucoup plus tard que l'école, s'étant formée,
attribua au chef un système absolu qui n'avait été d'abord qu'une
préférence de goût.

À plus forte raison peut-on le dire des dynasties qui se sont succédé
depuis Balzac, et dont les chefs principaux n'ont fait que rédiger dans
des programmes les qualités dominantes de leur esprit, soit Flaubert,
l'homme d'un chef-d'oeuvre unique et d'un immense labeur, soit les
frères Goncourt, deux artistes de la sensation subtile et aiguë, soit
Alphonse Daudet, dont l'observation profonde et cruelle a eu de si
fortes prises sur les esprits de son temps, ou bien encore Zola, qui a
créé l'épopée du roman ultra-démocratique, le maître de l'_Assommoir_
et de _Germinal_, jusqu'à l'avènement nouveau de Paul Bourget et de Guy
de Maupassant, l'un psychologue raffiné et souffrant «du mal de la vie»,
l'autre doué d'un humour naturel et d'un style de race qui dissimulent
mal un fond effrayant de mépris pour l'homme, peut-être même, si l'on
pénètre plus loin, une tristesse presque tragique. En réalité, peut-on
dire que chacun de ces noms représente une école? Assurément non; ce
qu'il faut y voir, ce sont des diversités d'esprits à l'infini, dont
chacun s'attribue l'initiative et la souveraineté d'un genre nouveau; il
y a des variations de genres d'un esprit à un autre, comme, à certains
moments, il y a des variations du goût dans l'esprit public. Les modes
n'ont qu'un temps; elles se succèdent les unes aux autres sans se
détruire et même sans se remplacer, par une sorte de rythme régulier.
Nul ne peut dire de quel côté ira la génération prochaine, quand on sera
fatigué des excès de l'observation brutale. Ce sera peut-être l'occasion
de revenir à George Sand, trop délaissée un instant par une époque
exclusivement positive, amoureuse des faits plus que des idées, éprise
de méthodes expérimentales là même où elles n'ont que faire, et défiante
des belles chimères. Et déjà paraissent chez des esprits en éveil des
symptômes d'une réaction vers la créatrice de tant de beaux romans.

George Sand était portée, par son tempérament d'esprit, à la conception
d'aventures plus ou moins chimériques, au conflit des passions idéales
avec des événements imaginaires; elle s'y complaisait délicieusement.
Mais on se tromperait fort en croyant qu'elle observât médiocrement la
vie réelle et qu'elle ne s'en inspirât que rarement. Que de preuves nous
pourrions donner du contraire! Dira-t-on qu'elle n'est pas, en même
temps qu'une merveilleuse artiste d'inventions superbes, une psychologue
pénétrante dans presque toutes ses oeuvres, dans certaines parties au
moins? Au moment où elle écrivait ses premiers romans, à l'aurore de sa
vie littéraire, que d'observations fines et variées elle déploie déjà,
quelle expérience de la vie réelle, profondément sentie, se révèle, bien
que moins en dehors que chez Balzac, moins étalée en surface, mais bien
délicate et d'un ton si juste, jusqu'au moment où la chimère s'empare de
l'auteur et l'emporte avec le lecteur au ciel ou aux abîmes.

Vous rappelez-vous, au hasard des premières oeuvres, l'intérieur glacial
de ce petit castel de la Brie? Comme cela est bien vu, finement observé!
Comme toutes ces attitudes diverses ont été notées dans un souvenir
exact! Comme tous ces détails d'intérieur sont rendus! Comme on sent
peser lourdement sur chacun des acteurs le poids d'une soirée d'automne
pluvieuse qui a suivi une journée plus monotone encore! Ce vieux salon,
meublé dans le goût Louis XV, que le colonel Delmare arpente avec la
gravité saccadée de sa mauvaise humeur, cette jeune créole, toute
fluette, toute pâle, Indiana, enfoncée sous le manteau de la cheminée,
le coude appuyé sur son genou, dans sa première attitude de tristesse
non encore révoltée, mais prête à l'être au premier signal de la
passion; en face d'elle, ce Ralph, fixe et pétrifié, comme s'il
craignait de déranger l'immobilité de la scène, de même que dans tout le
roman il craindra de troubler les événements par sa modeste
personnalité, jusqu'à ce que les événements lui imposent un rôle
d'héroïsme qui le trouvera prêt: n'y a-t-il pas dans chacun de ces
traits comme une expérience personnelle, une impression de vie réelle,
une préparation des destinées qui vont s'accomplir? Combien elle est
curieuse aussi, dans une autre oeuvre, voisine de celle-ci par la date,
la psychologie d'André, avec cette sensibilité naïve, emportée en
dedans, craintive au dehors, avec cette tendresse de coeur qui le
rendait presque repentant devant les reproches, même injustes! Ce sont
là d'admirables études de caractères. L'insurmontable langueur de ce
personnage, cette inertie triste et molle, l'effroi des récriminations,
cette avidité vague et fébrile de l'inconnu, tout cela ne fait-il pas de
lui la victime inévitable du conflit qui va briser sa vie entre le
marquis de Morand, son père, un tyran sans mauvaise humeur, un joyeux et
loyal butor, et sa maîtresse, Geneviève, une pauvre fleuriste qui
prendra tout ce coeur déshérité et qui mourra de cet amour! Pas une page
ici, pas une ligne qui ne soit du roman expérimental, sauf la poésie,
qui transfigure tout, même l'analyse, même l'observation. Nous
pourrions faire la même enquête, qui nous donnerait le même résultat,
jusqu'à _Jean de la Roche_, jusqu'au _Marquis de Villemer_, en insistant
sur ce trait que les situations données et les caractères indiqués sont
presque toujours pris dans la réalité la mieux observée, et que ce n'est
que dans la suite et sous la pression d'une imagination qui ne se
contient plus que les caractères s'altèrent, se déforment ou
s'idéalisent à l'excès.

Il y a un de ses romans surtout, dont elle dit elle-même «qu'il est un
livre tout d'analyse et de méditation», et qui m'a semblé se détacher en
relief sur l'ensemble de son oeuvre, comme une des plus fortes études
qui aient jamais été faites sur une des formes maladives de l'amour, la
jalousie; je veux parler de _Lucrezia Floriani_. Il importe peu que ce
soit un chapitre de psychologie intime, où les personnages réels du
drame de sa vie peuvent se reconnaître eux-mêmes sous des noms nouveaux.
Il importe moins encore que George Sand se soit faiblement défendue
d'avoir voulu faire dans ce roman des portraits très exacts[8]. Ce qui
importe, c'est l'exactitude de la peinture morale qu'elle nous a donnée,
quel que soit l'exemplaire vivant où elle en a pris les traits. Le point
de départ, ce fut un de ces amours réputés impossibles et qui sont
précisément ceux qui éclatent avec le plus de violence. «Comment le
prince Karoll, cet homme si beau, si jeune, si chaste, si pieux, si
poétique, si fervent et si recherché dans toutes ses pensées, dans
toutes ses affections, dans toute sa conduite, tomba-t-il, inopinément
et sans combat, sous l'empire d'une femme usée par tant de passions,
désabusée de tant de choses, sceptique et rebelle à l'égard de celles
qu'il respectait le plus, crédule jusqu'au fanatisme à l'égard de celles
qu'il avait toujours niées, et qu'il devait nier toujours?» Ce fut, en
effet, un terrible malentendu; le châtiment ne se fit pas attendre. À
peine la destinée de cet invraisemblable amour s'est-elle accomplie,
l'imagination du prince Karoll s'excite sur toutes les circonstances de
la vie de Lucrezia, même sur ce passé qu'on ne lui a pas caché; les
difficultés commencent; tout s'assombrit dans cette âme où le soupçon
est entré; la vie entre ces deux êtres n'est plus qu'un long orage.
Comment naît la jalousie, comment elle jette son poison secret dans les
rapides joies de ce bonheur, étonné d'abord de lui-même, comment elle le
corrompt sans le détruire, produisant les courtes folies, les angoisses
délirantes, les fureurs qui éclatent ou celles qui tuent par de longs
silences, comment les ruines morales s'accumulent sous les coups d'un
insensé, jusqu'au dénouement fatal, vulgaire et poignant, voilà ce que
raconte ce livre avec une logique de déductions, une sûreté de traits,
une profondeur d'analyse qui trahissent la vie observée de près et
profondément sentie. La jalousie incurable du passé, voilà la maladie
du prince Karoll. Les détails et la gradation du mal sont marqués avec
une précision presque scientifique. Il a aimé cette femme, sachant tout,
et, malgré tout, il l'a aimée quand elle n'était plus ni très jeune ni
très belle, en dépit d'un caractère qui était précisément l'opposé du
sien, et n'ayant pu prendre jamais son parti de ces moeurs imprudentes,
de ces dévouements effrénés, de cette faiblesse d'un coeur jointe à
cette hardiesse d'un esprit qui semblaient une violente protestation
contre tous les principes et les sentiments sur lesquels il a vécu
jusque-là. Il n'a jamais pu pardonner à cette femme d'être si différente
de lui-même. Il la poursuivra de sa folie croissante et devenue à la fin
presque furieuse jusqu'au jour où Lucrezia tombe, sans avoir, une seule
heure, inspiré de confiance à son étrange amant, sans avoir conquis son
estime, sans avoir cessé d'être aimée de lui comme une maîtresse, jamais
comme une amie.--Que ceux qui refusent à George Sand la faculté
d'analyse relisent ce roman et qu'ils disent s'il n'y a pas là une
admirable et profonde étude de passion, si chaque page n'est pas écrite
avec une observation ou un souvenir?

Ce qui a donné le change sur l'absence prétendue de la faculté
d'observation chez George Sand, c'est qu'il arrive un moment, même dans
ses plus belles fictions, où le romanesque s'introduit à forte dose dans
le roman, l'absorbe tout entier et efface tout le reste. Le romanesque,
c'est l'exaltation dans la chimère: il marque l'âge d'une génération et
la date d'un livre; il se reconnaît à la manière d'aimer (surtout à la
façon de dire que l'on aime), à la manière de concevoir et d'imaginer
les événements, à la manière plus ou moins agitée et surexcitée
d'écrire. Un maître de la critique, M. Brunetière, a marqué fortement
ces traits: «... Cette façon forcenée d'aimer fut celle de toute la
génération romantique. Tout le monde n'aime pas de la même manière, et
chacun a la sienne; mais les romantiques ont aimé comme personne avant
eux n'avait fait, ni depuis.... Certes, _Indiana_, _Valentine_, _Lélia_
même et _Jacques_ sont de curieuses études de l'amour romantique. George
Sand, selon son instinct, n'a pris, dans la réalité, qu'un point de
départ ou d'appui, qu'elle quitte aussitôt pour revenir au rêve
intérieur de son imagination.... Il y a dans ces romans une partie
romanesque et sentimentale qui a étrangement vieilli[9].»

Prenons, dès les débuts, deux des oeuvres les plus célèbres, _Valentine_
et _Mauprat_, et voyons comment ce jugement se vérifie, et aussi comment
le pronostic se réalise. Dans chacune d'elles il y a une matière riche,
neuve, variée, d'invention naturelle, et aussi semblable au vrai qu'il
est possible, mêlée bientôt à des exagérations de caractères ou de
détails qui étonnent ou révoltent l'imagination la plus docile et la
plus crédule. Que la ravissante Edmée aime son cousin Bernard, qu'elle
l'ait aimé dès sa rencontre avec lui dans la société épouvantable des
Mauprat, qu'elle ait tacitement choisi ce rustre, ce sauvage qui sait à
peine signer son nom, qu'elle ait pris à tâche de le civiliser pour le
rendre digne d'elle, qu'elle ait réussi enfin, à force de dévouement
actif et silencieux, à en faire un vaillant homme, un honnête homme, en
l'élevant jusqu'au niveau de son coeur, tout cela, c'est le roman même,
et quel beau, quel noble roman!

Mais à travers ce courant divers ou mélangé de deux existences, séparées
à l'origine par des abîmes et que le plus sincère amour a rapprochées
dans la vie, l'élément invraisemblable se glisse, grandit, intercepte
l'intérêt, contrarie à chaque instant les belles et saines émotions du
roman, les empêche de germer à l'aise. C'est la perpétuelle apparition
du père Patience à tous les carrefours du pays et à chaque page du
roman; c'est l'inévitable intervention de cet homme qui a tout appris
dans la vie des champs, qui sait tout du présent et de l'avenir, de ce
grand justicier, de ce magistrat improvisé qui impose silence aux
puissances de la province, de ce paysan qui joue, à chaque occasion, le
rôle de Mirabeau, conduisant par sa parole les événements, nouant et
dénouant l'action? N'est-ce pas le faux et l'invraisemblable en
personne? Qui nous délivrera de ce type artificiel, de son bavardage et
de son infaillibilité? C'est vraiment trop demander à notre bonne
volonté que de nous faire accepter ce prolixe collaborateur, éclairé des
feux de la révolution prochaine, travaillant, au nom du contrat social,
à la justification de Bernard, qui n'est pas coupable, et au dénouement
du roman, qui se dénouerait fort bien sans lui. Élément romanesque, et
d'autant plus blâmable ici qu'il est inutile. Ce bonhomme Patience m'a
bien l'air de jouer _la Mouche du coche_, et le mutisme actif de
Marcasse fait dix fois plus de besogne, sans en avoir l'air, bien qu'il
ait, lui aussi, une bonne part de romanesque.

_Valentine_ est, à côté de _Mauprat_, un des plus charmants et des plus
tragiques récits d'amour. Car, que demander à Mme Sand? Au fond, elle ne
sait que l'amour. Elle a prodigué, ici encore, les plus merveilleuses
peintures de ce sentiment, elle l'a encadré dans le théâtre de ses
longues et continuelles rêveries, dans ces paysages du Berry qu'elle a
tant aimés. Elle a trahi, par la grâce d'un incomparable pinceau,
l'_incognito_ de cette contrée modeste, de cette Vallée-Noire, dont elle
dit: «C'était moi-même, c'était le cadre, c'était le vêtement de ma
propre existence». Et tout cela elle l'a livré au public, comme attirée
par un charme secret et le répandant à son tour. De là est sortie cette
analyse de passion qu'on n'oublie plus et qui fait de chaque lecteur un
complice de Bénédict. On le suit, on le voit arrêté, contemplant
Valentine, sur le bord de l'Indre, tandis qu'assis sur un frêne mal
équarri, il s'enivre de son image, tantôt réfléchie dans l'onde
immobile, tantôt troublée par un frisson de l'eau. Il ne pense pas, dans
ce moment-là, il jouit, il est heureux; il boit par les yeux le poison
fatal dont il mourra. Les événements se développent; mais déjà peu à
peu quelques-uns des caractères d'abord indiqués changent et se
déforment. Bénédict est le paysan sublime et passionné. M. de Lansac, le
fiancé de Valentine, d'abord un très galant homme, devient le type
légèrement chargé d'abord, puis démesurément avili de l'homme du monde
sans passion généreuse, sans jeunesse morale, usé et flétri au dedans,
d'ailleurs cupide et débauché, tout ce qu'il faut pour rendre la lutte
difficile à Valentine, facile à Bénédict. Mme de Raimbault, une femme du
monde, qui a simplement des préjugés, passe tout à coup à l'état d'une
vieille coquette, coureuse de bals de sous-préfecture, qui se
désintéresse de sa fille à un point invraisemblable, ainsi que plus tard
M. de Lansac de sa femme, sans doute pour laisser les incidents les plus
graves se développer à leur aise, sans la gêne de la vie de famille, où
la plus simple surveillance entraverait les libres allures du roman.
Ainsi s'explique ce va-et-vient des personnages les plus compromettants
et les plus faciles à compromettre, qui entrent dans le parc et le
château, ou bien en sortent, comme il leur plaît, le jour et même la
nuit. Bénédict en profite à souhait, d'abord pour essayer de tuer à
l'affût, dans la soirée même du mariage, l'époux, M. de Lansac, sous le
prétexte étonnant de punir «une mère sans entrailles qui condamnait
froidement sa fille à _un opprobre légal_, au dernier des opprobres
qu'on puisse infliger à la femme, au viol», puis, pour s'introduire au
château furtivement, et prendre la place de M. de Lansac absent dans la
chambre nuptiale. Et de là une des plus incroyables folies qui puissent
traverser une imagination exaltée, cette scène capitale de la nuit de
noces entre Valentine malade, aliénée d'elle-même, tombée par désespoir
dans une sorte de somnambulisme, et Bénédict, qui passe près d'elle les
heures troublantes de la nuit, s'exaltant de la présence aimée, livré à
toutes les furies de la passion, qu'heureusement une série de hasards
transforme en un inoffensif et délirant monologue. Tout cela est bien
étrange. «Il ne faut pas oublier, dit Mme Sand ingénument, que Bénédict
était un naturel d'excès et d'exception.» Il le prouvera jusqu'à la fin,
à travers des incidents sans nombre, des surprises et des rendez-vous
manqués, jusqu'à un meurtre absurde, jusqu'au coup de fourche qui
atteint le héros par suite d'un ridicule malentendu. Toute cette seconde
partie du roman est une série de drames vulgaires et forcenés où
l'invraisemblable tue l'intérêt. Le charme s'est évanoui. Mais qu'il
était grand, irrésistible dans la première partie du livre!

George Sand avait elle-même conscience de cette impulsion étrange qui la
portait à un romanesque exagéré: «Je déclare aimer beaucoup, disait-elle
dans le préface de _Lucrezia Floriani_, les événements romanesques,
l'imprévu, l'intrigue, l'_action_ dans le roman.... J'ai fait tous mes
efforts, cependant, pour retenir la littérature de mon temps dans un
chemin praticable entre le lac paisible et le torrent.... Mon instinct
m'eût poussée vers les abîmes, je le sens encore à l'intérêt et à
l'avidité irréfléchie avec lesquels mes yeux et mes oreilles cherchent
le drame; mais quand je me retrouve avec ma pensée apaisée, je fais
comme le lecteur, je reviens sur ce que j'ai vu et entendu, et je me
demande le pourquoi et le comment de l'action qui m'a émue et emportée.
Je m'aperçois alors des brusques invraisemblances ou des mauvaises
raisons de ces faits que le torrent de l'imagination a poussés devant
lui, au mépris des obstacles de la raison ou de la vérité morale, et de
là le mouvement rétrograde qui me repousse, comme tant d'autres, vers le
lac uni et monotone de l'analyse».

On pourrait faire un travail de ce genre sur la plupart des romans de
George Sand et fixer les proportions variables de ces deux éléments
qu'elle emploie, le chimérique poussé à outrance et le réel finement
observé. C'est là que se révélerait le grand défaut de cette belle
imagination créatrice. Elle ne sait pas composer une oeuvre; elle ne
sait y conserver ni l'unité du sujet, qui change souvent, ni l'unité de
ton dans les caractères qui s'altèrent sans cesse. Elle n'en a d'avance
arrêté ni le but ni les proportions. Quand par hasard il lui arrive de
conserver l'unité de l'oeuvre, c'est à son insu et comme par un coup de
la grâce. Elle concevait des personnages dans une situation donnée, qui
était presque toujours un état de passion, elle s'éprenait d'eux, elle
s'y intéressait ardemment et pour son propre compte, tandis qu'elle les
racontait et les peignait avec la flamme intérieure; elle s'abandonnait
à une sorte de hasard d'inspiration qui amenait les grandes luttes, mais
qu'elle gouvernait bien peu, disait-elle, au point d'ignorer d'avance
comment ces batailles de la vie se termineraient et comment le roman se
dénouerait. C'était véritablement le triomphe de ce qu'on a nommé plus
tard l'_inconscient_ dans le talent ou dans le génie. Je ne puis, en
effet, mieux exprimer ce singulier phénomène dont elle donnait le
spectacle étonnant dans sa méthode de travail, qu'en disant que c'était
un phénomène d'inconscience superbe, mais bien peu sûre dans le
résultat. Rien de calculé, en apparence, rien de prémédité; pas même les
grandes lignes arrêtées; tout procédait dans son art comme dans la vie.
Quand une rencontre dramatique a lieu, quand une grande aventure
commence, qui peut dire, dans le train de l'existence, ce qui devra
arriver le lendemain? Il en était de même dans le domaine de son
imagination. Elle ne savait pas la veille ce qui arriverait de ses héros
ou à ses héros. Elle les livrait à la fatalité de son art, comme la vie
les livre à la fatalité des événements. De là ce contraste saillant dans
ses oeuvres: l'entrain, la fougue, les merveilleux préludes, le
commencement enchanteur de presque toutes ses fictions, des plus belles.
Puis, à un certain moment, il se produit une sorte de fatigue: la
richesse des développements devient de la prolixité, le récit se traîne
en méandres inutiles; le style aussi se lasse et se néglige. Et
cependant il faut bien finir. On finit, mais c'est une fin de raison,
non d'inspiration. La composition languit, tout simplement parce qu'il
n'y a pas eu de plan préparé, et que la composition n'est pas portée
jusqu'au bout par l'ardeur de la pensée ou de la passion. Les
dénouements n'égalent jamais les préludes de l'oeuvre. On la voyait
vivement préoccupée d'une idée de roman, possédée par son sujet, à tel
point que tous ceux qu'elle avait traités auparavant semblaient ne plus
exister pour elle, et, quelque temps après, elle avait hâte de dire
adieu à ses personnages les plus chers d'un jour. Elle avait usé et
comme consumé par le feu de son imagination les plus beaux enfants de
son rêve; elle les replongeait dans le passé, en un tour de main, je
pourrais dire dans le néant. N'était-ce pas un néant relatif que cet
oubli qui succédait si vite en elle à la présence réelle de tous ces
personnages, dont le nom même sortait parfois de sa mémoire? La
fournaise ardente s'était refroidie; pour se rallumer, elle attendait
d'autres types, d'autres moules d'où allait sortir un monde nouveau.

Quand le chimérique s'introduit ainsi dans ses oeuvres, forçant les
événements et les caractères, c'est une preuve que chez elle
l'inspiration s'épuise, que la fatigue se trahit et que l'auteur ressent
une certaine hâte d'en finir avec le sujet dont elle a déjà exprimé la
substance et la fleur. Mais il faut bien se garder de confondre ce
romanesque médiocre, qui exprime une lassitude dans son talent, avec un
autre genre de romanesque, qui produit chez elle des oeuvres exquises et
qui est un jeu enchanté de son imagination. Pour bien marquer cette
nuance, deux noms suffisent; nous pourrions en citer dix: _Teverino_ et
_le Secrétaire intime_. Ce sont là des récits conçus dans une heure de
fécondité heureuse et qui semblent avoir été achevés sous la même
inspiration fraîche et sans défaillance, de la première à la dernière
page, sans un intervalle de repos ni de fatigue. Songes d'une nuit
d'été, rêveries d'une journée de printemps, on ne sait de quel nom
désigner ces fictions magiques, qui vous tiennent comme suspendus dans
un monde légèrement idéal, où tout succède au voeu de l'auteur avec une
complaisance des événements et une docilité des personnages qu'on ne
trouve pas toujours en ce monde. _Le Secrétaire intime_ est une
fantaisie «qui lui est venue après avoir relu les _Contes fantastiques_
d'Hoffmann»; il a gardé quelque chose de son origine. Tout est
invraisemblable dans cette principauté bâtie entre ciel et terre, aux
ordres de cette souveraine énigmatique et ravissante, Quintilia
Cavalcanti, tour à tour folle du luxe et du plaisir, et adonnée au plus
sérieux labeur de la pensée, soupçonnée des plus noirs crimes d'amour,
une Marguerite de Bourgogne qui se montre dans un cadre enchanté, puis
tout à coup révélée à travers les aventures les plus contraires comme
une épouse admirable, vertueuse et fidèle à un époux qu'elle adore dans
l'_incognito_ de son exil errant. L'amour légitime avec des airs
d'aventurier! Quel rêve enfin réalisé par Mme Sand! C'est la seule
manière, à ce qu'il paraît, de faire supporter le mariage. Et que
d'épreuves pour le jeune comte de Saint-Julien, jeté en plein mystère
par un hasard de voyage, admis sur le grand chemin dans le carrosse de
la princesse, au grand déplaisir de la lectrice et de l'abbé, à la
stupéfaction de la petite cour fabuleuse et agitée où il débarque comme
un événement, puis montant en grade et en faveur avec une rapidité qui
lui donne le vertige, et dans ce vertige fatal concevant un impossible
amour qui le mène au bord des plus grands périls. Le dénouement arrive.
L'heureux époux, le mystérieux Marx, sauve Julien de ses imprudences.
Notre héros sort de cette féerie, tour à tour ravi, épouvanté, humilié,
meurtri. La guérison ne viendra que plus tard, après la maladie de
rigueur, qui suit les grandes défaillances, et le retour dans sa
famille, où il rapportera une imagination plus calme, une âme plus
indulgente et le souvenir, le rêve plutôt des aventures dont il a eu
pendant une année le spectacle éblouissant et tragique devant les yeux.
Il n'y a pas de bon sens dans cette fable. Mais quelle jolie suite aux
_Contes_ d'Hoffmann! C'est ainsi qu'un grand artiste imite et s'inspire.

C'est de la même source de romanesque heureux qu'est sorti _Teverino_.
Il arrive ainsi bien souvent à George Sand, lasse de la vie plate et
vulgaire, de vouloir s'en échapper à tout prix, et de se raconter à
elle-même de merveilleuses histoires, comme celles qui prenaient tant de
place autrefois dans sa vie d'enfant et qui finissaient par lui faire
une existence rêvée presque aussi importante, dix fois plus précieuse
et plus chère que l'autre. C'est dans un de ces jours où, comme
Scheherazade dans _les Mille et une Nuits_, mais pour satisfaire à son
caprice d'imagination et non pas à celui d'un sultan féroce, elle
s'amusait elle-même et s'enchantait de ces récits, qu'elle conçut l'idée
de cette journée unique, et qu'une fois conçue comme à travers un songe,
elle la jeta sur le papier, dans sa vivacité et sa fraîcheur intactes, à
peine entamées par le travail presque insensible de la composition.

Certes il y a bien de quoi crier à l'invraisemblance quand on voit
s'organiser, au hasard des événements, cette jolie caravane de voyage,
dans la villa de Sabina, au lever du soleil. Léonce conjure Sabina de se
laisser emmener où il voudra, sans rien lui désigner d'avance, à travers
les paysages les plus variés, aussi loin qu'on pourra aller dans une
seule journée. Il a touché la corde magique, l'inconnu; la fantaisie
enlève les dernières résistances; Léonce va devenir l'arbitre de cette
journée. On part à deux, avec la négresse de Sabina et le jockey sur le
siège. Et bientôt les rencontres commencent: on enlève un bon curé qui
marchait gravement sur la route, son bréviaire à la main; un peu plus
loin, une ravissante petite paysanne errante, qui a pour spécialité
d'apprivoiser les oiseaux et qu'on annexe à la caravane; plus loin
enfin, à travers mille aventures, le héros du roman, le plus singulier
et le plus merveilleux des héros, un voyageur que Léonce rencontre se
baignant dans un lac, bien différent dans sa noble nudité de ce qu'il
paraissait être, un instant auparavant, sous ses haillons sordides.
Léonce fait de lui un homme comme il faut en lui jetant des habits
convenables. Touchant apologue qui nous fait voir qu'il n'y a bien
souvent qu'une question de vêtements entre les hommes, surtout dans les
romans de Mme Sand! C'est une idée chère à l'auteur, et qu'elle
reprendra souvent, jamais avec autant de bonheur et de grâce. Teverino
s'est révélé à Léonce avec sa distinction naturelle; c'est le plus beau
des mortels et le plus éloquent des artistes. Dès lors il va prendre sa
place, qui sera la première, dans cette journée romantique; il marque en
tout genre une supériorité de virtuose, de philosophe, d'ami dévoué
(bien qu'improvisé), d'amant chevaleresque, si bien qu'il remplit toute
la fin de la journée, toute la soirée qui la termine et la matinée qui
la recommence, des propos les plus fins, les plus brillants, les plus
poétiques, des actes les plus audacieux, des engagements de coeur les
plus hardis, arrêtés à temps avec une discrétion que n'aurait pas un
homme du monde. Il éblouit de sa voix d'artiste toute une petite ville
italienne où l'on s'est arrêté pour le soir, il étonne de plus en plus
Léonce, il l'irrite même et le domine par la noblesse de sa conduite, il
se fait un instant presque aimer de l'élégante et hautaine Sabina; et ce
n'est que par générosité qu'après l'avoir troublée, comme pour faire
l'épreuve de sa puissance, il détache de lui ce coeur fragile, un
instant surpris, le rend à Léonce, et disparaît.--Ce souverain
improvisé de quelques heures, pendant cette journée unique, est l'enfant
gâté de George Sand. C'est bien l'artiste aventurier qu'elle a toujours
aimé, un de ces bohèmes de génie, déguenillés mais délicats, nobles et
superbes, qui doivent leurs riches facultés à la nature, et qui les ont
conservées avec soin, grâce à une indépendance, à une paresse, à un
désintéressement qui les rend pauvres, mais les garde purs. Elle l'a vu
agir devant ses yeux, cette fois; elle l'a vu marcher, ce héros
longtemps imaginé, elle l'a vu dominer le petit monde où elle l'a
introduit. Elle en a été heureuse, comme du succès d'un fils chéri de
son imagination. On peut sourire de ce facile bonheur qu'elle s'est
donné à elle-même. Mais les traits de la vie réelle se mêlent si bien
ici à la fable, il y a de si charmants épisodes dans cette journée
disposée par la plus aimable et la plus ingénieuse des providences, il y
a des conversations si élégantes et si délicates, qu'il faut bien en
passer par la fantaisie de l'auteur, et vraiment on aurait mauvaise
grâce à résister au charme qui vous pénètre et vous entraîne.

Le roman, ainsi conçu, est tout simplement de la poésie. Soit. Est-ce
donc là quelque chose de si malheureux, et George Sand perdra-t-elle
quelque chose à une accusation de ce genre? Il faut bien que le roman se
rapproche de la poésie ou de la science. Le roman scientifique est en
grand honneur de nos jours: la science des moeurs, des institutions, des
classes sociales, des caractères et des tempéraments, des influences
physiologiques et médicales qui déterminent l'individualité de chacun,
des hérédités que l'on subit à travers les âges, voilà la matière
indéfinie et toujours variée du roman expérimental. Mais faut-il
sacrifier à ce genre unique tous les autres genres et en particulier
celui qui considère le roman comme une oeuvre à la fois d'analyse et de
poésie, comme George Sand le définissait d'instinct? Prenons garde, le
roman selon George Sand, c'est le vrai roman national; si nous en
croyons les interprètes des origines de notre littérature[10], il est né
des anciennes chansons de geste; il est de la même famille que la
poésie; et qui pourra d'ailleurs démontrer qu'on a tort de le comprendre
ainsi?

On notera, avec un soin pédantesque, les invraisemblances qui abondent
dans les fictions de George Sand. Mais ne serait-il pas aisé de noter,
en regard de l'invraisemblance des événements que l'on peut signaler
chez elle, le défaut de logique des caractères chez les naturalistes le
plus en vogue, l'incohérence des sentiments, la bizarrerie maladive de
la conduite, sous prétexte de maladies ou d'hérédité? Et nous en
viendrions à nous demander de quel côté il y a le plus
d'invraisemblable. C'est une querelle qui durera longtemps et où nous
n'avons pas l'intention d'entrer. Il serait pourtant curieux de savoir
si les prétendus observateurs de la réalité ne font pas autant de
concessions que les autres romanciers à une certaine convention aussi
artificielle, aussi arbitraire, aussi fausse que celle dont ils font un
si terrible grief à l'école qu'ils veulent détruire, comme si l'on
détruisait des tempéraments et des goûts!

À cette manière de comprendre le roman, correspond le style, qui
mériterait une étude à part chez George Sand et dont nous n'indiquerons
que quelques traits, bien reconnaissables à travers la variété infinie
des sujets qu'elle a traités et dans la longue suite de cette vie
remplie pendant quarante-six ans des plus féconds travaux.

Certes on ne peut pas dire qu'elle n'ait pas fait, pendant un aussi long
intervalle de temps, son éducation d'écrivain, et qu'elle n'ait pas
modifié son instrument d'expression et ses ressources. Cependant, dès le
début, sa langue était formée, déjà ample et souple, pleine de mouvement
et de feu. Le long travail d'une vie littéraire ne fit que la
développer, il ne la créa pas; elle lui était venue comme d'instinct,
aussitôt que, dans sa retraite de Nohant, elle jeta sur quelques
feuilles éparses ses tristesses, ses larmes, ses révoltes, toute la
matière de son rêve intérieur. Les mots lui obéissaient déjà sans
résistance, les images suivaient d'elles-mêmes et s'entrelaçaient sans
effort avec une justesse que rencontrent seuls, du premier coup, les
écrivains de race. Écrire est, pour certaines personnes, aussi naturel
que respirer. George Sand écrivait en prose comme Lamartine en vers;
c'était pour tous les deux une sorte de fonction de la vie; ils la
remplissaient sans l'avoir étudiée; ni l'un ni l'autre n'aurait pu en
rendre compte à eux-mêmes ni aux autres. Ni l'un ni l'autre ne furent
des artistes de travail et de volonté; ils furent des artistes de
nature; ils étaient nés grands écrivains, ils l'étaient dès la première
page.

Cette facilité, qui est un don, est un piège. George Sand n'a pu
échapper à ce péril d'un abandon trop peu surveillé au courant qui
l'entraîne. Elle a une complaisance excessive à développer ses idées;
elle s'endort parfois, elle s'oublie dans une sorte de prolixité qui la
trompe elle-même; elle a ses négligences. On a aussi noté trop souvent
une certaine tendance à l'emphase, pour que ce grief n'ait pas quelque
motif. Dans les conversations, ou plutôt dans les discours dialogués de
_Lélia_ ou de _Spiridion_, de _Consuelo_ ou de _la Comtesse de
Rudolstadt_, il est certain que ce beau style devient la proie d'un
lyrisme philosophique assez nuageux, qu'il s'y dissout en vapeurs
fuyantes ou s'y assombrit jusqu'à une sorte d'obscurité volontaire. Les
ténèbres ne vont pas à ce tempérament sain et naturel de l'écrivain. Il
les secoue avec bonheur et se retrouve tout entier, quand la crise
philosophique est terminée, soit dans les descriptions de paysages, qui,
dans _Lélia_, sont d'un art merveilleux, soit dans les peintures de
caractères, dès que l'écrivain sort de ces régions d'une demi-réalité à
peine consistante, quand il touche terre, quand il se prend à la vie ou
qu'il s'égaye d'une de ces situations qu'il a inventées (comme les
diverses rencontres de voyageurs dans _Teverino_). Il y a là des parties
de dialogues très vives, spirituelles, d'autres très élégantes, des
remarques et des conversations pleines d'un esprit de belle tournure et
de bonne compagnie, même quand les personnages sont équivoques. On n'a
peut-être pas assez remarqué cette qualité de l'esprit dans le style de
George Sand: «Les romantiques, a-t-on dit, n'ont pas connu la bonne
plaisanterie: ni Chateaubriand, ni Lamartine, ni Vigny, ni Hugo, ni
Balzac, ni George Sand.» Cela n'est pas tout à fait juste pour Mme Sand.
Elle n'avait pas d'esprit dans la conversation, elle ne savait pas
plaisanter en causant. Mais tout changeait quand elle avait la plume à
la main. Elle suivait alors, d'un trait rapide, les conversations
qu'elle entendait au dedans d'elle-même; elle s'y absorbait, et, dans
ces improvisations qu'elle recueillait de ses interlocuteurs
imaginaires, le naturel, la grâce, la verve, la finesse ingénieuse
abondaient; la force de la situation se dessinait si vivement en elle,
qu'elle semblait n'être qu'un écho; mais la voix intérieure qui lui
dictait ces vives et fines reparties était bien à elle; c'était
_elle-même_ et _une autre_, très différente de ce qu'elle était dans la
vie réelle.

«Ce n'est, nous dit-on encore, ni par un éclat extraordinaire ni par la
perfection plastique que son style se recommande, mais par des qualités
qui semblent encore tenir de la bonté et en être parentes. Car il est
ample, aisé, généreux, et nul mot ne semble mieux fait pour le
caractériser que ce mot des anciens: _Lactea ubertas_, une abondance de
lait, un ruissellement copieux et bienfaisant de mamelle nourricière»,
et l'image entraîne une hardie et charmante apostrophe à la «_douce Io
du roman contemporain_»[11]. Rien de plus aimable, assurément. C'est
l'hommage d'un écrivain qui, parmi les jeunes, est un de ceux qui l'ont
le plus et le mieux aimée. Un mot pourtant nous inquiète. On reproche à
ce style si expressif et si coloré de n'être pas suffisamment
_plastique_. Que veut-on dire par là? Sans doute qu'il n'est pas assez
fortement modelé sur les formes réelles, qu'il n'en dessine pas assez
rigoureusement les contours, comme celui de Victor Hugo, de Théophile
Gautier ou de Flaubert, qu'il ne s'étudie pas à les mettre en relief?
Est-ce un tort? S'il n'est pas plastique, c'est-à-dire sculptural, ce
style est pourtant très pittoresque, et, quand il s'agit de décrire, il
ressemble à une belle peinture. N'est-ce pas une compensation? Ce style
est d'une transparence merveilleuse, au fond de laquelle on voit la
réalité telle que l'a vue le peintre, plus la pensée même du peintre qui
l'a interprétée. Soit dans les descriptions, soit dans les analyses,
soit dans la suite des événements, il suit l'idée d'un mouvement
continu, il l'exprime et le manifeste avec une aisance et une fluidité
qui n'empêchent pas la force.

J'ai vu, dans un repli des montagnes du Jura, une source que l'on
appelle la Source bleue, à cause de sa couleur, qui reflète le paysage
environnant, un coin du ciel ménagé au-dessus d'elle et peut-être aussi
la nature de la pierre où elle a creusé sa coupe d'azur. Elle est calme,
profonde, attirante comme par un charme magique. On ne peut voir cette
source sans s'éprendre d'elle et adorer la Naïade qui la consacre; on la
suit dans sa fuite à travers les prés voisins; elle s'excite par la
pente à laquelle elle obéit; elle murmure avec fracas en descendant
rapidement à travers son lit de cailloux; elle s'irrite et frémit, au
bas du coteau, contre un rocher immobile et brutal qui lui barre le
chemin; elle détourne de cette barrière sa colère et son cours, grondant
encore, élargissant à chaque pas son onde grossie des torrents voisins
qu'elle reçoit et qu'elle absorbe. Un instant, comme trop pleine des
trésors amassés de ces eaux étrangères, elle passe par-dessus ses rives,
elle s'épuise par ce débordement, elle va perdre une partie de ses flots
inutiles autour d'îlots de sables dénudés; puis enfin, se recueillant
par un dernier effort, elle se ramène en soi, elle s'offre apaisée à la
contemplation des hommes, après avoir porté dans son cristal tant de
paysages mobiles, tant de scènes variées des villes et des champs. C'est
l'image du style de George Sand, toujours fidèle au mouvement intérieur
de sa pensée, qu'il représente et dessine dans ses élans, dans ses
agitations, comme dans ses soudains apaisements.

On a beau jeu pour nous dire qu'après quarante ou cinquante années, ce
style, au moins dans certaines parties, a vieilli comme d'autres parties
de l'oeuvre. Il y a, à la vérité, tout un attirail d'idées extérieures,
de sentiments factices, de langage, propre à chaque génération et qui
nous fait l'effet, quand nous le revoyons au grand jour, d'une toilette
défraîchie, d'un habit hors d'usage. Cette loi de la décadence
inévitable, qui ne touche qu'aux dehors du personnage humain, au choix
passager qu'il a fait, à sa date, de certaines manières d'être ou de
paraître, cette loi n'a pas épargné, chez Mme Sand, toute la partie
sentimentale, le romanesque dans l'expression violente des sentiments ou
l'invention des situations, l'invraisemblance exagérée des événements,
l'emportement des thèses, la déclamation surabondante, l'excès d'un
style trop lyrique, dont l'auteur lui-même souriait par moments; voilà
les parties caduques et condamnées qui ont sombré pour toujours et qui,
pour tout autre écrivain, auraient entraîné le reste de l'oeuvre dans un
pareil et irréparable naufrage.

Mais ici quel désastre c'eût été que la perte de tant d'oeuvres en
partie supérieures et de récits que le rayon de l'art a touchés! Que de
choses resteront et renaîtront si un injuste oubli s'est un instant
mépris sur elles! Tout ce qui est grâce aisée, création élégante,
rêverie enchantée, sincérité de la passion, fantaisie merveilleuse,
charme du style, tout cela ne mérite-t-il pas de vivre? Le temps fera de
plus en plus sûrement son oeuvre, ici comme ailleurs. Et après ce
travail d'élimination, qu'il accomplit avec une justesse infaillible sur
chaque grande renommée, il proclamera avec un immortel honneur cette
puissance d'invention, qui n'exclut pas la faculté d'analyse, mais qui
lui crée un cadre merveilleux; il proclamera que, grâce à cette richesse
inépuisable d'imagination et ce don expressif du style, George Sand est
restée un poète qui a peu d'égaux, un des plus grands poètes de sa race
et de son temps.

Nous sommes maintenant à même, à ce qu'il semble, de répondre à la
question que nous posions à la première ligne de cette étude. Oui, on
reviendra à Mme Sand, après quelques années de négligence et quelques
éliminations nécessaires dans son oeuvre. Elle attirera de nouveau les
générations nouvelles par l'éclat de cette poésie que nous avons essayé
de définir. Quand elle ne servirait qu'à nous consoler, par
quelques-unes de ses oeuvres, de l'excès et du débordement du
naturalisme contemporain, elle aurait eu raison d'écrire, même pour
nous, même pour ce qui s'appelle la postérité. Elle aura sa place
marquée dans la renaissance infaillible du roman, du théâtre et de la
poésie idéalistes qui conserveront longtemps une clientèle considérable
dans l'humanité de demain et d'après-demain, quoi qu'on fasse pour
comprimer cet élan de l'esprit.

Ce sont des moeurs nouvelles qui ont amené le roman à prendre une si
grande place dans la vie moderne. Mais rien ne nous oblige à croire que
cette place sera éternellement occupée par le roman naturaliste. Comme
nous l'avons déjà dit, il y aura partage entre les deux théories
opposées ou peut-être oscillation périodique de l'esprit public entre
l'une et l'autre. Ce qui a fait la royauté littéraire du roman, c'est en
grande partie l'ennui moderne, cette maladie que les générations des
autres siècles, moins excitées et plus croyantes, n'ont pas connue au
même degré que nous; c'est l'ennui, ce vide absolu de l'esprit et du
coeur, qui est un trait irrécusable des hommes de notre temps. Autrefois
on avait pour se distraire et s'occuper, dans les intervalles du travail
quotidien, soit la passion de l'esprit et de la conversation, comme au
XVIIIe siècle, soit les passions religieuses, comme au XVIIe siècle, la
curiosité violemment excitée par la Réforme et la Renaissance, comme au
XVIe. Aujourd'hui, quand la vie, surmenée par le travail des affaires,
est contrainte au repos, quelle ressource lui reste dans ce vaste désert
des idées qui représente le monde intellectuel ou moral pour la majorité
des hommes? C'est le roman qui tient alors la place qu'occupaient
autrefois les livres de controverse dans les siècles anciens ou les
grandes questions de critique et de rénovation sociale au dernier
siècle. Le développement exagéré de la vie positive a créé du même coup
l'irrésistible besoin d'y échapper. Rien, non rien, même le désir de
faire vite fortune et d'appliquer cette rapide fortune à de rapides
plaisirs, ne prescrit contre certaines exigences de l'esprit. On a beau
jeter en pâture à l'homme de ce temps les amusements ou les
divertissements violents, on parvient bien à le distraire un instant, à
le passionner pendant une heure ou deux; on attire toute son activité au
dehors, on l'y excite, on l'y épuise. Et au même instant où on le croit
le plus oublieux de son _moi_ intérieur, il échappe à ces prises du
dehors; il fait de soudaines rentrées en lui; il y revient, tout fatigué
du train de vie qu'il menait hier, qu'il mènera demain. Mais aussi,
presque aussitôt, déshabitué depuis longtemps de penser, il s'effraye de
cette solitude inanimée, de ce silence qu'il trouve en lui; il a oublié
de remplir et d'orner de pensées solides ce fond intérieur de l'âme
qu'il n'habite qu'à de rares intervalles. L'idéal philosophique ou
religieux ne visite plus guère cette âme vouée aux divinités vulgaires
et faciles. Les lettres sévères rebutent depuis longtemps ces esprits
restés arides sous une couche de banale culture. Quelle ressource lui
restera pour remplir un instant ce grand vide qui s'ouvre devant lui? Le
théâtre et le roman, qui ne diffère du théâtre que par le développement
de l'action concentrée sur la scène intérieure. D'ailleurs, le roman est
toujours là, toujours à sa portée et sous sa main; il se prête à
remplir certaines heures où l'homme, en tête-à-tête avec lui-même, ne
sait que penser. Il prend telle oeuvre qui mène grand bruit, il la
laisse, il la reprend à sa fantaisie. Le roman semble s'adapter de
lui-même à ces intervalles inoccupés de la vie moderne; il remplit les
repos de l'action ou des affaires, où l'homme, même le plus ordinaire,
sent en lui je ne sais quelle vague lassitude ou quelle morne inquiétude
qui ressemble à un besoin de penser.

Mais l'influence du roman ne s'arrête pas là; il n'est pas uniquement
l'entretien et la distraction intellectuelle d'un grand nombre d'esprits
vides ou médiocrement cultivés. Les intelligences les plus hautes
elles-mêmes n'y échappent pas; c'est une sorte d'habitude qui s'est
créée pour l'esprit. Je demandais à un philosophe distingué de ce temps
quel était, d'ordinaire, le premier article qu'il lisait dans la _Revue
des Deux Mondes_. Il me répondit avec ingénuité que c'était toujours par
le roman qu'il commençait sa lecture. Le plus grave esprit de notre âge,
celui qu'on se figurait, surtout dans les dernières années de sa vie,
comme naturellement absorbé dans les plus hautes méditations
philosophiques ou religieuses, M. Guizot, me disait qu'il travaillait
dans la première partie de la journée, qu'il faisait une promenade selon
le temps, et que, tous les jours de sa vie, il rentrait à quatre heures
pour se faire lire un roman anglais. Mais c'est surtout dans la vie des
jeunes gens et des femmes que le roman s'est introduit, imposé comme
l'aliment principal de leur intelligence. On peut dire que, pour
beaucoup, il est devenu la littérature unique.

C'est ici que se place naturellement un voeu, une espérance, si l'on
aime mieux, en faveur de la renaissance de George Sand, comme un des
maîtres injustement oubliés. Si l'on rêve pour le roman d'être autre
chose que la distraction abaissée d'une intelligence en détresse,
l'élément d'une curiosité vulgaire, s'il doit, comme les autres formes
de l'art, racheter sa souveraineté par une fin élevée, la justifier,
avoir un but, en un mot, ne serait-ce pas à la condition qu'il mît un
peu d'idéal dans cette pauvre vie, si agitée en apparence, si surexcitée
au dehors, bruyante à la surface, au dedans si terne et si morne? Ne
serait-ce pas aller contre ce but que de proscrire cet idéal de la vie
factice qui se joue devant notre imagination, comme on le proscrit avec
tant de soin de la vie réelle? Et quel art est-ce donc, si c'en est un,
de nous donner dans une succession de types avilis, de situations tour à
tour ternes et violentes, de scènes triviales, de scandales odieux ou
mesquins, sous prétexte d'études de moeurs, la représentation des
réalités qui obsèdent notre vie de chaque jour, qui occupent et
poursuivent nos regards? Il semble que le vice incurable du roman ainsi
compris soit la négation même de sa fin légitime, qui est de relever
l'homme, un instant, de toutes les tristesses et des misères, des
trivialités et des ennuis de la vie quotidienne, de lui donner, pour
quelques heures, l'illusion d'un monde où il puisse changer au moins le
cours de ses idées et le train de ses soucis vulgaires, où les
sentiments aient plus de force, les caractères plus d'unité, les
passions plus de noblesse, l'amour plus d'élévation et de durée, le
soleil plus d'éclat. Le roman anglais, qui s'est depuis longtemps
acclimaté dans notre langue, et le roman russe, qui a fait récemment une
entrée si superbe et triomphante dans notre littérature, sont beaucoup
moins éloignés de cette conception qu'on ne le croirait. À un fond de
réalisme, qui est dans les exigences toutes naturelles de l'esprit
moderne, ces deux formes les plus récentes du roman, soit dans George
Eliot, soit dans le comte Tolstoï, joignent tout un ensemble
d'aspirations sévères et de poursuites élevées qui les rapprochent
singulièrement, par certains points, de l'idéal que nous venons de
décrire.

C'était aussi là, nous l'avons vu, l'idée que George Sand s'était faite
du roman, au début de sa vie littéraire[12]. Transformer la réalité des
caractères et des passions en l'élevant au-dessus des vulgarités et des
laideurs, craindre avant tout de l'avilir dans le hasard des événements,
qu'est-ce que cela, sinon chercher par tous les moyens l'expression la
plus complète et la plus saisissante du rêve de la vie, verser quelques
rayons d'idéal dans notre triste et pâle existence? N'est-ce pas là de
l'art, du vrai, du grand art? Notre vie est dure ici-bas, dit George
Sand, et nous n'y pouvons jamais être assez contents de nous ni des
autres pour ne pas désirer de rêver tout éveillés.--Personne, plus et
mieux qu'elle, et d'une main plus prodigue, n'a semé sur nous les
enchantements de ce rêve. Nous ne pourrons jamais nous soustraire à
cette soif de fiction, à moins que notre monde ne se transforme en une
sorte de paradis où l'idéal d'une vie meilleure ne sera plus possible.
En attendant, nous aspirerons toujours à sortir de nous-mêmes; toujours
notre imagination fera son charme et son ivresse de ce breuvage
délicieux, la poésie sous les formes variées de l'art, le poème, le
théâtre ou le roman. Que deviendrai-je si, à la place du breuvage
exquis, votre main impitoyable me verse une seconde fois le breuvage
vulgaire dont je suis rassasié? C'est la gloire de George Sand d'avoir,
dans sa longue carrière, toujours échappé à ce péril, et toujours
épargné à ses amis inconnus cet affreux déboire. Sur ce point-là, au
moins, elle ne les a jamais trompés.

NOTES:

[Note 8: «On a prétendu que, dans ce roman, j'avais peint le caractère
de Chopin avec une grande exactitude sous le nom du prince Karoll. On
s'est trompé, parce que l'on a cru reconnaître quelques-uns de ses
traits, et, procédant par ce système, trop commode pour être sûr, on
s'est fourvoyé de bonne foi.» (_Histoire de ma vie_, t. X, p. 231.)]

[Note 9: _Revue des Deux Mondes, Revue littéraire_, 1er janvier 1887.]

[Note 10: «_Roman_, veut dire, au moyen âge, composition en langue
romane, c'est-à-dire en français, et spécialement, comme les
compositions le plus en honneur sont les chansons de geste, il prend le
sens de chanson de geste. À la fin du moyen âge, il veut dire
successivement chanson de geste mise en prose (roman de chevalerie),
histoire en prose de quelques grandes aventures imaginaires, puis
histoire en prose de quelques aventures inventées à plaisir, et
finalement récit inventé à plaisir. Qu'on aille retrouver dans cette
dernière évolution de sens la poésie écrite en roman!» (A. Darmesteter,
_la Vie des mots_, p. 16).]

[Note 11: M. Jules Lemaître, _Revue Bleue_, 8 janvier 1887.]

[Note 12: Voir chapitre II]



CHAPITRE V

LA VIE INTIME À NOHANT

LA MÉTHODE DE TRAVAIL DE GEORGE SAND

SA DERNIÈRE CONCEPTION DE L'ART


Avant de prendre congé de George Sand, nous voudrions l'étudier un
instant dans sa vie intime et l'y saisir d'un coup d'oeil rétrospectif.
Quand cette étude n'est pas faite, on n'a jamais la notion complète d'un
écrivain, surtout si cet écrivain est une femme. Cette vie ne commence
véritablement qu'à l'époque de l'établissement définitif à Nohant, où
George Sand se fixa en 1839, après le voyage en Suisse avec Liszt et Mme
d'Agoult, et une retraite de quelques mois à Majorque, avec Chopin, le
grand artiste déjà bien malade. Il y eut encore, ici et là, plusieurs
séjours provisoires à Paris, pour l'éducation des enfants, Maurice et
Solange; mais dès ce moment-là, c'est Nohant qui est devenu son séjour
habituel, son centre d'action; c'est là que son existence est fixée et
qu'elle a pu réaliser son rêve, l'idée d'une vie arrangée pour elle,
ses enfants et ses amis. C'est là que se développe et s'achève, dans un
cadre fixe et familier, ce que je pourrais appeler la _dernière manière_
de George Sand, sur laquelle nous voudrions arrêter et retenir
l'attention du lecteur.

Nous devons rappeler cependant quelques traits de la vie antérieure,
celle qui a été l'objet ou le prétexte de tant de légendes. Se
souvient-on, à ce propos, du joli conte d'Alfred de Musset, l'_Histoire
d'un merle blanc_? C'était une bien vieille histoire que celle qui
s'était passée vers 1833 et 1834 à Paris et à Venise. Mais elle marque
bien l'origine et le point de départ de cette vie d'abord si fantasque
et livrée à l'aventure. On trouve tout, même l'histoire des autres dans
cette fantaisie, quelque peu arrangée, mais transparente, du poète
racontant les malentendus qui l'accueillent à son entrée dans la vie,
les malveillances qu'il subit dans sa famille même, à cause de son
plumage et de son ramage inusités, les accidents et les déceptions de
tout genre qui lui font sentir chaque jour combien il est pénible, bien
que glorieux, d'être en ce monde «un merle exceptionnel»!

Après plusieurs aventures dont il est sorti perdant chaque fois beaucoup
de ses illusions et un peu de ses plumes, il rencontre enfin sa
consolation sous la forme de la merlette de ses rêves, de la merlette
idéale. «Acceptez ma main sans délai; marions-nous à l'anglaise, sans
cérémonie, et partons ensemble pour la Suisse.--Je ne l'entends pas
ainsi, me répondit la jeune merlette; je veux que mes noces soient
magnifiques et que tout ce qu'il y a en France de merles un peu bien nés
y soient solennellement rassemblés.» Le mariage se fait, malgré tout, à
l'_anglaise_, mais avec un grand concours d'artistes emplumés, et l'on
part pour la Suisse, Venise ou autres lieux. «J'ignorais alors que ma
bien-aimée fût une femme de plume; elle me l'avoua au bout de quelque
temps; elle alla même jusqu'à me montrer le manuscrit d'un roman où elle
avait imité à la fois Walter Scott et _Scarron_. Je laisse à penser le
plaisir que me causa une si aimable surprise.... Dès cet instant nous
travaillâmes ensemble. Tandis que je composais mes poèmes, elle
barbouillait des rames de papier. Je lui récitais mes vers à haute voix,
et cela ne la gênait nullement pour écrire pendant ce temps-là.... Il ne
lui arrivait jamais de rayer une ligne ni de faire un plan avant de se
mettre à l'oeuvre. C'était le type de la merlette lettrée.» Bien des
traits sont justes dans cette esquisse; un seul détonne avec la
physionomie de la _romancière_. À aucune époque sa plume, libre dans le
domaine des idées, ne s'abaissa à la caricature ni à la parodie. Nous
comprenons que la merlette lettrée ait rappelé à son ami Walter Scott et
ses larges et puissants récits; mais nous sommes stupéfaits quand nous
voyons le satirique injuste joindre à ce nom celui de Scarron. Même dans
ses plus grandes hardiesses de pensée, Lélia resta Lélia, et jamais une
équivoque ni une plaisanterie cynique n'alourdit ou n'effleura son
aile, amie du grand vol et de la lumière.

Nous ne raconterons pas la fin de l'histoire, dont on peut voir la
contre-partie dans _Elle et Lui_. Elle est triste dans les deux récits;
elle l'avait été dans la réalité, et tout le monde la sait à peu près,
ce qui suffit. C'est affaire à la chronique d'entrer dans ce genre
d'intimité, bien au delà de ce qui est nécessaire. Nous avons voulu
seulement marquer, sans insister, la place d'une première George Sand,
très prompte à se prendre et aussi à se déprendre, mettant tout son
enjeu dans une passion, l'y perdant en belle joueuse, guérissant de
chaque passion, mais non du jeu lui-même, apportant en ces diverses
tentatives une sorte de naïveté incorrigible et de bonté facile, mêlant
à ces cultes changeants des cultes épisodiques pour tel art ou telle
science, la poésie avec l'un, la musique avec l'autre, la philosophie
avec un troisième. C'est celle dont l'image s'est imposée à l'esprit de
ses contemporains, dans l'ivresse de la jeunesse et des premiers
triomphes, celle qui vivait tantôt en étudiant ou en artiste, tantôt en
pèlerin, sous des habits d'homme, dans le quartier Latin ou sur toutes
les routes de l'Europe et particulièrement sur les grands chemins de la
bohème et autres pays imaginaires, abandonnant sa vie aux hasards des
bons ou des mauvais gîtes, à la camaraderie des voyageurs de rencontre,
dont elle illumine un instant le personnage des feux de son imagination,
dont elle partage ou subit l'aventureuse hospitalité, les étranges
fantaisies, les passions irréparables. Henri Heine, qui l'a vue souvent
à la fin de cette période (de 1833 à 1840), nous a laissé d'elle un vif
portrait, qui doit être ressemblant: «son visage peut être nommé plutôt
beau qu'intéressant, disait-il; la coupe de ses traits n'est cependant
pas d'une sévérité antique, mais adoucie par la sentimentalité moderne,
qui répand sur eux comme un voile de tristesse. Son front n'est pas
haut, et sa riche chevelure du plus beau châtain tombe des deux côtés de
la tête jusque sur ses épaules. Ses yeux sont un peu ternes, doux et
tranquilles. Elle n'a pas un nez aquilin et émancipé, ni un spirituel
petit nez camus. Son nez est simplement un nez droit et ordinaire.
Autour de sa bouche se joue habituellement un sourire plein de bonhomie,
mais qui n'est pas très attrayant; sa lèvre inférieure, quelque peu
pendante, semble révéler une certaine fatigue. Son menton est charnu,
mais de très belle forme. Aussi ses épaules, qui sont magnifiques.... Sa
voix est mate et voilée, sans aucun timbre sonore, mais douce et
agréable.... Elle brille peu par sa conversation. Elle n'a absolument
rien de l'esprit pétillant des Françaises ses compatriotes, mais rien
non plus de leur babil intarissable. Avec un sourire aimable et parfois
singulier, elle écoute quand d'autres parlent, comme si elle cherchait à
absorber en elle-même les meilleures de vos paroles.... Cette
particularité est un trait sur lequel M. de Musset appela un jour mon
attention. «_Elle a par là un grand avantage sur nous autres_», me
dit-il[13]» Et le portrait continue tranquillement sur ce ton modéré,
égayé par quelques-unes de ces épigrammes dont l'auteur ne pouvait pas
s'abstenir longtemps.

Pour ce premier portrait, il semble qu'il n'y ait plus à y revenir. La
seconde partie de cette vie, de beaucoup la plus longue d'ailleurs, nous
offre cet intérêt particulier, que c'est elle-même, par son propre
choix, qui l'organise et la gouverne, «qui la soustrait, autant que
possible, au hasard des événements ou au caprice des affections».
Suivons-la, quand elle est définitivement retirée de la vie d'aventure,
de l'existence errante et sans foyer, dans l'intimité de Nohant, dont
elle a si chèrement racheté les reliques et les souvenirs, où elle
recueille ses enfants, où elle les voit grandir, où elle les marie, où
plus tard sa joie profonde et calme de jeune aïeule se répandra sur la
tête de ses petits-enfants sans suspendre un seul instant sa production
incessante, sans gêner cette prodigalité d'un talent qui remplit près
d'un demi-siècle de ses inventions et de ses rêves, de ses idées ou de
ses passions, qui charme ou qui épouvante, qui remue l'âme de cinq à six
générations. Car c'est un trait à noter que le silence, cette forme de
l'oubli, n'a commencé pour elle qu'après sa mort. Tout le temps qu'elle
a vécu, elle a écrit, et par là elle a puissamment agi sur ses
contemporains; c'est agir assurément que d'agiter ainsi les esprits d'un
temps, d'inquiéter les consciences, d'y produire ces grands mouvements
de sympathie ou d'antipathie qui sont les flux et les reflux de
l'opinion publique. Et qui l'a fait plus que George Sand dans ce siècle?

Elle s'est peinte elle-même dans cette seconde partie de sa vie, presque
sans y penser, au moyen de sa _Correspondance_, bien plus instructive à
cet égard que l'_Histoire de ma vie_, qui s'arrête brusquement au plus
beau moment de sa carrière littéraire. C'est la _Correspondance_, et
surtout la partie très copieuse qui s'étend sur les vingt-cinq dernières
années, que nous avons relue pour confronter les impressions de l'auteur
avec nos souvenirs, ceux que nous avons emportés d'une visite que nous
fîmes à Nohant, au mois de juin 1861.

Vers cette époque déjà lointaine, George Sand écrivait à l'un de ses
amis, en l'engageant à venir la voir: «Nous avons encore de belles
journées ici. Notre climat est plus clair et plus chaud que celui des
environs de Paris; Le pays n'est pas beau généralement chez nous:
terrain calcaire, _très frumental_, mais peu propre au développement des
grands arbres; des lignes douces et harmonieuses; beaucoup d'arbres,
mais petits; un grand air de solitude, voilà tout son mérite. Il faudra
vous attendre à ceci, que mon pays est, comme moi, insignifiant
d'aspect. Il a du bon quand on le connaît; mais il n'est guère plus
opulent et plus démonstratif que ses habitants.»

Peu démonstrative, c'était vrai, comme l'avait indiqué autrefois Henri
Heine, et même insignifiante d'aspect, pourquoi ne pas le dire? c'était
vrai aussi, pendant les premiers instants. Quand je la vis, ses
cinquante-sept ans avaient marqué leur empreinte sur toute sa personne
et en avaient amorti l'effet, éteignant cette grâce jeune et passionnée
d'autrefois, cet éclat de physionomie qui, à travers la lourdeur de
certains traits, avait été sa principale beauté. La taille s'était
épaissie; les yeux restaient beaux, mais comme noyés dans un certain
vague ou une certaine indolence, qui s'étaient augmentés avec l'âge; il
y avait en tout cela un peu d'inertie et comme une sorte de fatigue
intellectuelle; elle semblait se refuser d'abord à de nouvelles
connaissances ou au commerce de nouvelles idées qui n'entraient pas
d'emblée dans les siennes, ou du moins ne s'y prêter qu'avec peine.

Hospitalière, mais gravement et silencieusement, si l'on s'en était tenu
à cette première impression, on aurait pu la juger assez sévèrement; il
ne fallait pas s'y tenir, et, selon son expression, elle et son pays
avaient du bon quand on les connaissait. On croira peut-être que cette
froideur de premier aspect était un fait accidentel, personnel au
visiteur inattendu de 1861. Il serait naturel de le croire; ce ne serait
pourtant pas exact. On nous a raconté une bien jolie histoire sur
l'impression que ressentit, à son arrivée, l'un de ses visiteurs les
plus attendus, les plus souhaités, Théophile Gautier; il avait fait pour
elle le grand sacrifice de quitter son boulevard, et il arrivait avec la
conviction des Parisiens qui s'imaginent être des héros pour aller voir
un ami dans sa province; il débarquait à Nohant avec l'idée de son
héroïsme et dans l'attente de le voir récompensé par la joie de George
Sand, mesurant d'avance l'effusion de l'accueil à la vivacité, presque à
la violence de l'invitation. Cependant George Sand restait calme, plus
que calme, silencieuse, avec cet air indolent et lassé qui m'avait
frappé en elle. Elle le quitte un instant pour donner des ordres. Lui,
étonné, de plus en plus mécontent, se plaint à son compagnon de voyage,
un habitué de la maison, d'un pareil accueil; son mécontentement, comme
il arrive, s'exalte en s'exprimant; il veut partir, il rassemble sa
canne, son chapeau, sa valise. Le témoin de cette grande colère va en
toute hâte prévenir George Sand pour qu'elle en conjure l'effet. Elle ne
comprend rien d'abord à ce qu'on lui raconte. Quand elle a compris, elle
frémit d'un pareil accident; une telle déception la bouleverse, elle se
désespère. «Vous ne lui aviez donc pas dit, s'écrie-t-elle ingénument,
_que j'étais une bête_?» On l'entraîne vers Théophile Gautier; les
explications commencent; elles ne furent pas longues; il comprit
bientôt, à l'accent de la désolation, combien il se trompait, et sa
rentrée fut triomphale.

La conversation de George Sand était à l'avenant. Elle n'avait jamais
été bavarde, elle l'était moins encore en vieillissant, hormis les jeux
de famille et les contes aux enfants. De l'esprit, elle n'en avait pas,
ni au sens parisien du mot, ni au sens gaulois. Elle l'admirait plus
que de raison chez les autres, tout en le comprenant avec une certaine
peine; il lui fallait un effort d'attention pour en saisir le jeu et
s'habituer à ces surprises qu'il lui causait toujours. D'elle-même, elle
serait restée volontiers en dehors de ces fantaisies étourdissantes, de
ces vives saillies, de cette gymnastique alerte de l'idée, de ces
attaques et de ces ripostes où excellaient quelques-uns de ses
contemporains et de ses amis; elle aurait fait, parmi eux, triste figure
si l'on n'avait connu d'ailleurs la haute valeur de cette intelligence.
Je me la représente difficilement dans ces fameux dîners de chez Magny,
où se réunissaient alors les plus brillants jouteurs de la plume ou de
la parole. Elle-même craignait, en y allant (ce qu'elle ne manquait pas
de faire chaque fois qu'elle passait par Paris), d'y apporter de
l'embarras pour les autres et de la gêne dans cette conversation
éblouissante, paradoxale, qui ne laissait pas de l'étonner. «Je vois,
grâce à vous, écrivait-elle à l'un de ses plus zélés correspondants, le
dîner Magny comme si j'y étais. Seulement il me semble qu'il doit être
encore plus gai sans moi; car Théo[14] a parfois des remords quand il
s'émancipe trop à mon oreille. Dieu sait pourtant que je ne voudrais,
pour rien au monde, mettre une sourdine à sa verve. Elle fait d'autant
plus ressortir l'inaltérable douceur de l'adorable Renan, avec sa tête
de _Charles le Sage_.» On ne se figure pas George Sand avec son calme,
avec son sérieux, donnant la réplique aux terribles malices de
Sainte-Beuve, le chef du choeur, aux ironies de Flaubert, aux paradoxes
«exubérants» de Théophile Gautier. Elle se plaignait parfois de cette
outrance dans la plaisanterie, et de ce qu'elle appelait, d'un mot qui
revient souvent dans sa correspondance, la _blague_, chez les artistes
et les lettrés de Paris. Elle a besoin de protester, au nom du bon sens,
du goût et du sérieux de la vie, quand la mesure a été dépassée. «Je ne
sais, écrit-elle à Flaubert, si tu étais chez Magny un jour où je leur
ai dit qu'ils étaient tous des _messieurs_. Ils disaient qu'il ne
fallait pas écrire pour les ignorants; ils me conspuaient, parce que je
ne voulais écrire que pour ceux-là, vu qu'eux seuls ont besoin de
quelque chose. Les maîtres sont pourvus, riches et satisfaits. Les
imbéciles manquent de tout, je les plains. Aimer et plaindre ne se
séparent pas. Et voilà le mécanisme peu compliqué de ma pensée.» Elle ne
convertissait personne, mais elle donnait à chacun une raison nouvelle
de l'estimer, en parlant ainsi.

Telle je la vis dans cette journée que nous passâmes à causer. Bien des
choses de fond nous séparaient; mais, parmi les écrivains célèbres, et
même parmi ceux qui ne le sont pas, je n'en ai pas connu un seul qui
respectât plus et mieux les opinions des autres et qui imposât moins ses
idées. Elle mettait à l'aise ses adversaires par un ton de bonhomie où
il n'y avait rien de simulé; elle indiquait sa manière de voir d'un
trait simple et sobre; elle n'insistait pas. Même dans ses lettres, elle
n'aimait guère la discussion, elle ne la prolongeait pas volontiers, au
moins dans l'ordre de ses idées sociales et politiques. Bien qu'elle y
mît toute son ardeur, elle ne recherchait pas pour elles l'occasion de
la controverse; elle craignait de les compromettre. «Je n'ai pas de
facultés pour la discussion, disait-elle, et je fuis toutes les
disputes, parce que j'y suis toujours battue, eusse-je dix mille fois
raison.» Et quand par hasard elle s'est aventurée sur le terrain brûlant
où ses rêves humanitaires essayent de prendre pied, elle interrompt, dès
qu'elle peut, la discussion: «Il paraît que je ne suis pas claire dans
mes sermons; j'ai cela de commun avec les orthodoxes, mais je n'en suis
pas; ni dans la notion de l'égalité, ni dans celle de l'autorité, je
n'ai pas de plan fixe. Tu as l'air de croire que je te veux convertir à
une doctrine, mais non, je n'y songe pas. Chacun part d'un point de vue
dont je respecte le libre choix. En peu de mots, je pense résumer le
mien: Ne pas se placer derrière la vitre opaque par laquelle on ne voit
rien que le reflet de son propre nez.»

Cette _insignifiance d'aspect_ n'était que pour le premier regard. Si le
hasard ou une bonne inspiration amenait l'entretien sur certains sujets
qui lui étaient familiers, sa parole froide et paresseuse s'animait un
peu; ses grands yeux alanguis reprenaient du mouvement et de l'éclat.
Sur deux sujets surtout, elle aimait à causer: la vie de famille et le
théâtre. Il n'était pas aisé de l'attirer sur le roman, même sur ses
romans à elle. Chose singulière! elle les avait presque tous oubliés, et
ce n'était pas une affectation, c'était une des formes ou l'un des
signes de ce génie naturel qui travaillait en elle presque sans un
effort de volonté. Avec les années survenantes, d'autres inspirations
avaient pris la place des premières. Aussi est-ce avec une parfaite
sincérité qu'elle raconte dans sa correspondance qu'elle est en train de
refaire connaissance avec quelques-uns de ses romans les plus célèbres.
À la lettre, c'est du nouveau pour elle. Ce qu'elle m'avait dit de cette
singulière sensation d'un auteur qui se ressaisit lui-même, elle
l'exprime à merveille, vers le même temps, dans une de ses lettres à
Dumas fils: «J'ai essayé, ces jours-ci, de devenir, moi aussi, un
lecteur de ce pauvre romancier. Ça m'arrive tous les dix ou quinze ans
de m'y remettre comme étude sincère et aussi désintéressée que s'il
s'agissait d'un autre, puisque j'ai oublié jusqu'aux noms des
personnages et que je n'ai que la mémoire du sujet sans rien des moyens
d'exécution. Je n'ai pas été satisfaite de tout; il s'en faut. J'ai relu
_l'Homme de neige_ et _le Château des Désertes_. Ce que j'en pense n'a
pas grand intérêt à rapporter; mais le phénomène que j'y cherchais et
que j'y ai trouvé est assez curieux et peut vous servir.» Elle était, à
ce moment, tombée dans un de ces états de stérilité passagère que
connaissent tous les écrivains. Il fallait pourtant se remettre à son
état. «Mais alors, votre serviteur! il n'y avait plus personne. George
Sand était aussi absent de lui-même que s'il fût passé à l'état de
fossile. Pas une idée d'abord, et puis, les idées revenues, pas moyen
d'écrire un mot.» Dans un accès de désespoir, elle prit un ou deux
romans d'elle. D'abord elle ne comprenait rien du tout. «Peu à peu ça
s'est éclairci. Je me suis reconnue, dans mes qualités et mes défauts,
et j'ai repris possession de mon _moi_ littéraire. À présent, c'est
fini, en voilà pour longtemps à ne pas me relire.»

Elle avait une sorte de modestie très particulière; elle était _homme_
de lettres sans en avoir le principal défaut, la préoccupation dominante
de soi-même et l'idée fixe de ses oeuvres. Elle était sensible à l'éloge
et ne laissait pas de connaître sa valeur; mais c'était le don de
produire qu'elle estimait chez elle plutôt que telle ou telle oeuvre.
Elle ne ramenait jamais d'elle-même le nom d'un de ses romans, et quand
ce nom revenait, elle ne s'en souvenait que confusément. J'ai rarement
vu à ce point le détachement d'un auteur; il m'arriva plusieurs fois de
l'étonner par la fidélité de ma mémoire, moins ingrate que la sienne
pour tant d'oeuvres charmantes et passionnées.

Au fond, j'ose à peine le dire, tant ce mot est décrié par l'école des
artistes raffinés, c'était une bourgeoise. Elle en avait les habitudes,
les instincts, particulièrement celui de la maternité, qui était à
l'état de prédestination chez elle, bien que souvent mal appliqué et
détourné de son but. C'était une âme bourgeoise avec une imagination
byronienne. Ce qu'il y a de constant, dans sa correspondance, c'est le
souci de son intérieur, de son ménage, de ses enfants. Tout s'y ramène;
elle presse sans cesse ses amis de venir la chercher là où sont ses
racines. Dans cette dernière partie de son existence, combien elle se
montre différente de cette fantasque et superbe amazone d'un idéal
chimérique, qui avait chevauché, dans de folles équipées, à travers tant
de coeurs brisés! C'est elle, c'est la même qui, ramenée dans des
conditions à peu près normales d'existence et dans son cadre familial,
décrit ainsi cette vie qui est devenue sa plus chère habitude et comme
sa dernière religion. «À Nohant, c'est toujours la même régularité
monastique: le déjeuner, l'heure de promenade, les cinq heures de
travail de ceux qui travaillent, le dîner, le cent de dominos, la
tapisserie, pendant laquelle Manceau[15] me fait la lecture de quelque
roman; Nini[16], assise sur la table, brodant aussi; l'ami Borie
ronflant, le nez dans le calorifère et prétendant qu'il ne dort plus du
tout; Solange le faisant enrager; Émile (Aucante) disant des sentences.»
Voilà bien le tableau de famille auquel se mêlent quelques profils
d'amis. Car ce Nohant est une auberge hospitalière, tout à fait
écossaise, ouverte toute l'année aux intimes. Le jour, quand elle se
porte bien, elle travaille à «son petit Trianon»; elle brouette des
cailloux, elle arrache de mauvaises herbes, elle plante du lierre; elle
s'éreinte dans un jardin de poupée, et cela la fait dormir, dit-elle, et
manger on ne peut mieux. On la voit d'ici, et dans quel costume négligé
je la surpris, cette bonne travailleuse de la terre!

La vie d'intérieur, elle l'avait d'ailleurs recherchée, même à travers
les circonstances les plus contraires, à condition que l'intérieur fût
réglé par elle et qu'on lui laissât certaines libertés, d'ordinaire
inconciliables. Quel est le sentiment qui dominait quand elle alla
s'établir avec ses enfants à Majorque, traînant avec elle le pauvre
Chopin, déjà très malade? Il faut lire ses lettres de l'hiver de 1839,
datées de l'abbaye de Valdemosa, pour se rendre compte de cette sorte de
maternité exaltée dans laquelle s'était transformée toute autre
affection et qu'elle étendait sur le grand artiste souffrant. Dans cette
famille réunie d'une façon assez bizarre, n'est-ce pas comme un autre
enfant à elle qu'elle soigne et pour lequel elle se dévoue ainsi? Ne
pourrait-on pas s'y tromper? La vieille Chartreuse était d'une poésie
incomparable; la nature était admirable, grandiose et sauvage; des
aigles traversaient l'air au-dessus de leur tête; mais le climat
devenait horrible, la pluie torrentielle; les habitants hostiles les
regardaient comme des pestiférés. Tout cela eût paru tolérable si Chopin
avait pu s'en arranger; mais cette poitrine, blessée à mort, allait de
mal en pis. Une femme de chambre, amenée de France à grands frais,
commençait à refuser le service, comme trop pénible. On voyait le
moment où Lélia, après avoir fait le coup de balai et le pot-au-feu,
allait aussi tomber de fatigue; car, outre son travail de précepteur
pour Maurice et Solange, outre son travail littéraire, il y avait les
soins continuels qu'exigeait le malade et l'inquiétude mortelle qu'il
lui causait. Enfin, faut-il le dire? Lélia était couverte de
rhumatismes. On partit enfin; Chopin put partir aussi et, grâce à elle,
arriver à Paris[17]. Il n'était que temps. Sans insister sur ce sujet,
on pourrait dire qu'il y eut presque toujours ainsi, dans les affections
les plus diverses de George Sand, je ne sais quel instinct maternel
indécis ou égaré, ce qui faisait dire à un homme d'esprit «qu'elle était
la fille de Jean-Jacques Rousseau et de Mme de Warens». L'infirmité
morale de cette nature, incomplète et prodigue, était de confondre des
sentiments trop différents dans une sorte de mélange que l'opinion, même
la plus indulgente, jugeait souvent équivoque et refusait de comprendre.

Quand l'instinct maternel fut à peu près dégagé de l'alliage et rendu à
ses véritables objets, il s'empara de cette vie en maître, presque en
tyran. La vie de famille l'envahit. Elle est l'esclave de ses enfants et
de ses petits-enfants; elle organise toute son existence pour les tenir
en joie avec des jouets, avec des récits, pour les élever, plus tard
pour leur gagner des dots et les bien marier. C'est pour eux qu'elle
fonde son fameux théâtre des marionnettes, qui tient une si grande place
dans sa vie. Maurice est l'_impresario_; elle-même est le poète de ces
petits drames[18]. «Je suis restée très gaie, sans initiative pour
amuser les autres, mais sachant les aider à s'amuser.»

Quand elle voulut bien me promener à travers toute sa maison, après une
station au jardin, non loin de la rivière où elle avait manqué, aux
jours d'autrefois, dans un accès de jeune désespoir, de chercher une fin
à une existence dont la perspective la troublait déjà, c'est dans la
petite salle de théâtre qu'elle me conduisit, comme dans un lieu
consacré par les rites joyeux de la famille. Mais le théâtre était vide
et démeublé. Sur les parois humides je pus voir encore

    Du spectacle d'hier l'affiche déchirée.

Tout sentait l'abandon momentané dans la gentille salle, habituée aux
applaudissements, aux rires de la famille et des amis. On avait passé
l'hiver et le printemps à Tamaris, près Toulon, sur les bords de la
Méditerranée. On revenait esseulé, un peu désorienté à Nohant. La vie
accoutumée n'avait pas encore repris son cours. La maîtresse de maison
ne savait encore «où fourrer sa personne, ses bouquins et ses
paperasses». On lui arrangeait un cabinet de travail. Maurice s'était
ennuyé à Tamaris, «de voir toujours la mer sans la franchir». Il s'était
envolé en Afrique. De là il était parti sur le yacht du prince Napoléon
pour Cadix et Lisbonne; il était même question pour lui d'aller en
Amérique. Les comédiens ordinaires de Nohant étaient tous en vacances,
et je crois me souvenir que _Balandard_, la grande marionnette dont il
est si souvent question dans les lettres, était en réparation.

On échappait difficilement, quand on venait à Nohant, à cette douce
manie dont toute la maison était possédée. Je n'y échappai, ce jour-là,
que grâce à l'absence des principaux personnages de l'illustre théâtre.
En temps ordinaire, George Sand s'y mettait tout entière, coeur et âme,
avec ses doigts de fée. Elle faisait des scénarios et des costumes pour
les bonshommes; elle cherchait des effets nouveaux de travestissements
et de mots; elle s'enthousiasmait franchement de ceux qu'avait trouvés
son fils Maurice. C'était pour elle comme une féerie perpétuelle dont
elle s'enchantait naïvement, ne croyant pas qu'il puisse y avoir de plus
grand plaisir pour les amis qu'elle invitait[19]. Il n'est pas douteux
que sa vocation littéraire, d'ailleurs assez discutable, pour le
théâtre, ne fût née et ne se fût développée au contact de ses
marionnettes.

Elle et ses enfants avaient fait, durant plusieurs hivers consécutifs
dans la retraite de Nohant, avec quelques amis, leur seule distraction
et leur principal souci de ces représentations, qui finissaient par
envahir les journées entières par le soin avec lequel on les préparait,
au grand étonnement des voisins immédiats et des paysans, intrigués par
une agitation sans but. Mme Sand a peint sous de vives couleurs cette
vie en partie double, vie réelle et vie d'artiste mélangées, en la
transfigurant sur une plus grande scène, dans une de ses plus
intéressantes nouvelles. Le fond est tout à fait le même. C'est «une
sorte de mystère, qui résultait naturellement du vacarme prolongé assez
avant dans les nuits, au milieu de la campagne, lorsque la neige ou le
brouillard enveloppaient la maison, et que les serviteurs mêmes,
n'aidant ni aux changements de décor ni aux soupers, quittaient de bonne
heure le logis; le tonnerre, les coups de pistolet, les roulements de
tambour, les cris du drame et la musique du ballet, tout cela avait
quelque chose de fantastique, et les rares passants qui en saisirent de
loin quelque chose n'hésitèrent pas à nous croire fous ou ensorcelés.»
C'est bien là le point de départ de cet ingénieux et charmant récit qui
servit de thème à l'analyse de quelques idées d'art et où il n'est pas
difficile de reconnaître dans _le Château des Désertes_ une sorte de
Nohant idéalisé, de même que dans Célio et dans Stella les enfants de
celle qui avait retracé avec complaisance quelques-uns de ses propres
traits dans la touchante image de Lucrezia Floriani. C'est ainsi que,
sous sa main habile, la réalité devenait de l'art et souvent du grand
art. Dans un autre roman, _l'Homme de neige_, un des récits les plus
dramatiques de George Sand, il faut remarquer le rôle considérable que
l'auteur attribue à une représentation de marionnettes. C'est un peu la
scène des _comédiens_ dans _Hamlet_ qui nous est rendue, avec de plus
petites proportions et sur un plus petit théâtre. Mais cette scène est
capitale, comme dans la pièce de Shakespeare, et les plus grands
intérêts, la révélation et le châtiment du crime, soupçonné non encore
connu, tout est suspendu à cette représentation où Christian Waldo et
l'avocat Socflé mettent tout leur esprit et toute leur âme à combiner
les jeux de scène et les surprises de la conversation imaginée, d'où
doit sortir le dénouement. Encore un souvenir dramatisé du _Théâtre de
Nohant_.

Mère de famille dévouée, tout entière à la vie intérieure qu'elle crée
autour d'elle, elle aimait qu'on la représentât sous cet aspect, et
c'est dans ce sens qu'elle répondait aux questions de M. Louis Ulbach,
qui avait l'intention de faire son portrait dans un journal. Elle
l'assurait que, depuis vingt-cinq années, sa vie était bien banale. «Que
voulez-vous, disait-elle, je ne puis me hausser. Je ne suis qu'une bonne
femme à qui on a prêté des férocités de caractère tout à fait
fantastiques.» Elle tenait beaucoup à ce que l'on détruisît, dans
l'opinion publique, la légende d'autrefois. «On m'a accusée de n'avoir
pas su aimer passionnément. Il me semble que j'ai vécu de tendresse et
qu'on pouvait bien s'en contenter. À présent, Dieu merci, on ne m'en
demande pas davantage, et ceux qui veulent bien m'aimer, malgré le
manque d'éclat de ma vie et de mon esprit, ne se plaignent pas de moi.»

Elle me disait à peu près la même chose, en termes fort simples. En
abrégeant cette lettre biographique, il me semble que je reproduis
quelques traits de sa conversation. Elle écrivait facilement,
disait-elle, et avec plaisir, c'était sa récréation; car la
correspondance était énorme, et c'était là le travail. Si encore on
n'avait à écrire qu'à ses amis! Mais elle était assaillie. «Que de
demandes touchantes ou saugrenues! Toutes les fois que je ne peux rien,
je ne réponds rien. Quelques-unes méritent que l'on essaye, même avec
peu d'espoir de réussir. Il faut alors répondre qu'on essayera...
J'espère, après ma mort, aller dans une planète où l'on ne saura ni lire
ni écrire.» Chacun fait à sa manière l'image de son Paradis. Elle avait
tant écrit pendant sa vie qu'elle voulait se reposer d'écrire toute
l'éternité. Et de fait elle était l'obligeance même, mais sans banalité.
Il est impossible de n'être pas touché, en parcourant cette vaste
correspondance, de la bienveillance, je dirai même de la charité d'âme
et d'art avec laquelle cette femme supérieure se met à la portée des
talents ou fractions de talent qui l'implorent, de la franchise d'éloge
qui encourage les uns, de la sincérité, non sans ménagements, destinée à
décourager les autres. C'est surtout l'avocat politique qui est
infatigable en elle. Plus libre que son parti, bien que républicaine de
naissance, comme elle le dit, elle ne cesse pas de demander, non pour
elle, grand Dieu! mais pour des amis ou des clients politiques, menacés
ou frappes après le coup d'État, de réclamer pour qu'on les laisse en
France ou qu'on les rappelle de l'exil, et auprès de qui? auprès du
prince Louis-Napoléon lui-même, d'abord président, puis empereur, qui
lui accordait un crédit presque illimité d'influence. George Sand ne
ménageait pas ce crédit; sans rien céder de ses opinions personnelles,
elle obtenait presque toujours ce qu'elle demandait, et cela fait le
plus grand honneur à la solliciteuse et au sollicité. C'est une des
rares circonstances où les droits de l'humanité l'emportaient soit sur
l'orgueil des partis irréconciliables, soit sur l'orgueil du pouvoir
infaillible.

George Sand ne cachait rien ou presque rien de ses affaires intimes;
elle ne modifiait cette vie si bien réglée que pour accomplir quelques
excursions en France, qui lui étaient nécessaires pour chercher des
cadres à ses romans; je ne parle pas d'un établissement qu'elle fit vers
la fin à Palaiseau, pour être, disait-elle, plus à la portée des
théâtres de Paris, ou elle avait plusieurs pièces en préparation. Sauf
cet épisode assez court, c'est à Nohant qu'elle avait destiné de
mourir, et c'est là, en effet, qu'elle mourut, à l'âge de soixante-douze
ans, le 8 février 1876. Elle n'avait aucune raison d'être discrète sur
sa position matérielle: «Mes comptes ne sont pas embrouillés. J'ai bien
gagné un million avec mon travail (en 1869); je n'ai pas mis un sou de
côté; j'ai tout donné, sauf vingt mille francs, que j'ai placés pour ne
pas coûter trop de tisane à mes enfants si je tombe malade; et encore ne
suis-je pas bien sûre de garder ce capital; car il se trouvera des gens
qui en auront besoin, et si je me porte assez bien pour le renouveler,
il faudra bien lâcher mes économies. Gardez-moi le secret, pour que je
les garde le plus possible.»

Quand il lui arrivait de faire allusion à quelque circonstance de sa vie
passée, elle avait une manière de s'absoudre elle-même, sans rien
dissimuler, qui ne manquait pas d'une certaine originalité de bonne
humeur: «Je dois avoir de gros défauts; je suis comme tout le monde, je
ne les vois pas. Je ne sais pas non plus si j'ai des qualités et des
vertus. Si on a fait le bien, on ne s'en loue pas soi-même, on trouve
qu'on a été logique, voilà tout. Si on a fait le mal, c'est qu'on n'a
pas su ce qu'on faisait. Mieux éclairé, on ne le ferait plus jamais.»
Peut-être trouvera-t-on cet examen de conscience trop complaisant et
trop commode. Je le donne pour ce qu'il est et pour ce qu'il vaut, comme
une preuve assez naïve qu'elle avait une indulgence universelle dont il
lui semblait juste de profiter pour elle-même, ajoutant plaisamment:
«Vous voulez savoir plus qu'il n'y en a.... L'individu nommé George Sand
cueille des fleurs, classe ses herbes, coud des robes et des manteaux
pour son petit monde, et des costumes de marionnettes, lit de la
musique, mais surtout passe des heures avec ses petits-enfants.... Ça
n'a pas été toujours si bien que ça. Il a eu la bêtise d'être jeune,
mais comme il n'a pas fait de mal, ni connu les mauvaises passions, ni
vécu pour la vanité, il a le bonheur d'être paisible et de s'amuser de
tout.»

À cette date où je la rencontrai à Nohant, elle arrivait chargée de
plantes recueillies sur les bords de la Méditerranée et dans la Savoie.
Elle s'effrayait du rangement qu'elle avait à faire dans ses herbes, et
de fait elle se livra presque tout le jour à ce travail, en causant.
Mais il y avait un bien autre rangement à faire dans la maison. Le
cabinet de travail était affreux, et rien qu'à le voir, il donnait le
spleen. On en arrangeait un autre, où George Sand comptait travailler
avec plaisir. En attendant, son atelier de travail était sa chambre à
coucher. Elle me montra sur une table très simple une pile de grandes
feuilles de papier bleu, coupées d'avance dans le format in-quarto.
«Quand vous partirez ce soir, me dit-elle, je me mettrai à l'ouvrage, et
je ne me coucherai que quand j'aurai rempli douze de ces pages.» C'était
la tâche quotidienne: le travail était ainsi réglé d'avance; elle
comptait sur l'exactitude de son inspiration, qui ne lui faisait presque
jamais défaut.

Ce fut pour moi une occasion presque inespérée de faire connaissance
intime avec son procédé de travail, dont les résultats m'avaient
toujours étonné par leur abondance non moins que par leur exacte
régularité. À cette époque de sa vie, elle faisait au moins son petit
roman tous les ans, avec une pièce de théâtre. «Ne voyez en moi qu'un
vieux troubadour retiré des affaires, qui chante de temps en temps sa
romance à la lune, sans grand souci de bien ou de mal chanter, pourvu
qu'il dise le motif qui lui trotte dans la tête, et qui, le reste du
temps, flâne délicieusement.»

J'avais étudié avec soin son oeuvre; deux caractères m'avaient frappé:
l'étonnante facilité du talent, poussée jusqu'à la négligence, et
l'absence trop visible de composition dans ses meilleurs romans. Elle
s'aperçut clairement que même au point de vue purement littéraire, en
dehors des questions de fond, pendant que je lui parlais de mes
impressions, j'y mettais des réserves. Elle parut mécontente, non que je
fisse des réserves, mais que je les gardasse pour moi; elle me demanda
une franchise entière. Je m'expliquai donc, comme je le devais, sur ces
deux points avec sincérité. Elle m'en remercia et poussa la critique
bien plus loin que je ne le faisais moi-même, ce qui me donna une idée
très favorable de sa nature littéraire, avide de vérité et assez forte
pour résister aux tentations subalternes de la flatterie. En réveillant
mes souvenirs et les complétant par les nombreuses confidences qui
remplissent ses lettres les plus intéressantes, je suis arrivé à me
faire une idée assez exacte de sa méthode de travail et de ses idées
sur les conditions et les exigences de son art, qu'elle portait à l'état
d'instinct jusqu'au jour où, dans une discussion célèbre, il fallut en
trouver l'expression claire et la formule définitive.

Il semble bien que c'était le plaisir d'écrire qui l'entraînait, presque
sans préméditation, à jeter un peu confusément sur le papier ses rêves,
ses tendresses, ses méditations et ses chimères, sous une forme concrète
et vivante.

Pour se rendre compte de cette facilité presque incroyable d'écrire, il
fallait se rappeler qu'il y avait en elle, avec le don naturel que rien
ne remplace, ce fonds d'expérience et de connaissances acquises, qui
multiplie les ressources du talent et permet de le varier, non sans le
fatiguer sans doute, mais sans l'épuiser jamais.--Le don de nature se
constate et ne s'analyse guère. Comment expliquer avec précision ce fait
extraordinaire d'une imagination qui s'éprend avec ardeur de ses propres
créations, d'une faculté d'expression qui se trouve un jour toute prête,
sans avoir été préparée, qui s'adapte presque sans tâtonnement et sans
effort aux sujets les plus divers, à l'analyse et à l'action, comme si
l'auteur ne trouvait rien de plus aisé et de plus naturel que de
raconter ses visions intérieures et de faire voir aux autres les
personnages et les drames qui s'agitent en lui à l'aide d'un style qui
n'est que sa pensée devenue visible? C'est là le don, il existe, et l'on
trouve de ces esprits prédestinés qui se jouent des difficultés de
l'expression avec une aisance lumineuse et une liberté pleine de grâce,
tandis que d'autres écrivains, artistes profonds, mais laborieux, se
travaillent eux-mêmes et fatiguent leur intelligence pour accomplir leur
oeuvre, non certes sans succès, mais avec un effort qui laisse sa trace
dans chaque page, dans chaque phrase, dans chaque mot. Le sillon est
creusé profondément, mais le lecteur semble y avoir collaboré lui-même.
De là, selon les degrés où se place l'écrivain, une estime ou une
admiration qui n'est pas exempte d'un certain sentiment de lassitude.

Mais chez George Sand, à ce don naturel se joignait une culture très
variée, très étendue. Elle avait beaucoup lu, et, bien qu'elle l'eût
fait à tort et à travers, il lui était resté de ces études diverses des
alluvions assez riches qui, mêlées à son propre fonds, l'enrichissaient
singulièrement et aidaient à sa fécondité. Personne n'a mieux compris
qu'elle et mieux exprimé la nécessité de l'étude pour l'art. «Je ne sais
rien, disait-elle; mais cependant il me reste quelque chose d'avoir
beaucoup lu et beaucoup appris.... Je ne sais rien, parce que je n'ai
plus de mémoire; mais j'ai beaucoup appris, et à dix-sept ans je passais
mes nuits à apprendre. Si les choses ne sont pas restées en moi à l'état
distinct, elles ont fait tout de même leur miel dans mon esprit.» Nous
avons vu, en effet, dans l'_Histoire de ma vie_, combien de lectures
elle avait traversées au hasard, mais non stérilement, puisque de chaque
auteur, poète, philosophe, publiciste, Byron, Goethe, Leibniz et
Rousseau, il était resté quelque parcelle qui roulait un peu confusément
dans le vaste et puissant courant de sa vie cérébrale. Elle ne cessait
de recommander cette méthode aux dilettantes, aux amateurs, ou bien
encore aux jeunes paresseux qui s'adressaient à elle, comme à une
conseillère commode qui allait leur dire: «Vous avez du génie; fiez-vous
à lui et marchez sans crainte». C'est ce que répondent d'ordinaire les
grands avocats consultants de la gloire à tous les solliciteurs qui les
importunent et à qui ils envoient bien vite, pour s'en débarrasser,
quelque compliment stéréotypé, avec leur bénédiction littéraire. George
Sand s'abstenait de payer en ce genre de monnaie banale les jeunes
aspirants à l'art: «Vous voulez être littérateur, écrivait-elle à l'un
d'eux, je le sais bien. Je vous ai dit: Vous pouvez l'être si vous
apprenez tout. L'art n'est pas un don qui puisse se passer d'un savoir
étendu dans tous les sens.... Vous pouvez être frappé du manque de
solidité de la plupart des écrits et des productions actuelles: tout
vient du manque d'étude. Jamais un bon esprit ne se formera s'il n'a pas
vaincu les difficultés de toute espèce de travail, ou au moins de
certains travaux qui exigent la tension de la volonté.» Elle est
implacable, pour ceux à qui elle s'intéresse, sur cette hygiène
préparatoire de la volonté qui ne conduit pas à l'érudition proprement
dite, mais qui développe une aptitude spéciale à tout comprendre, le
jour où il le faudra et où l'écrivain le voudra. L'art tout seul, livré
à lui-même, se dévore et se consume. «Vous avez les instincts et les
goûts de l'art, dit-elle à l'un des favoris de sa critique; mais vous
pouvez constater à chaque instant que l'artiste purement artiste est
impuissant, c'est-à-dire médiocre ou excessif, c'est-à-dire fou.... Vous
croyez pouvoir produire sans avoir amassé.... Vous croyez qu'on s'en
tire avec de la réflexion et des conseils. Non, on ne s'en tire pas. Il
faut avoir vécu et cherché. Il faut avoir digéré beaucoup; aimé,
souffert, attendu, et en piochant toujours. Enfin, il faut savoir
l'escrime à fond avant de se servir de l'épée. Voulez-vous faire comme
tous ces gamins de lettres qui se croient des gaillards parce qu'ils
impriment des platitudes et des billevesées? Fuyez-les comme la peste,
ils sont les vibrions de la littérature[20].» C'est là, on en
conviendra, une mâle et fière rhétorique qui vaut toutes les
rhétoriques de l'école. C'était la voix puissante d'un talent mûri; les
conseils de sa vieillesse à l'impatiente jeunesse de ses solliciteurs
confinaient à la plus haute morale: «L'art est une chose sacrée,
s'écriait-elle, un calice qu'il ne faut aborder qu'après le jeûne et la
prière. Oubliez-le, si vous ne pouvez mener de front l'étude des choses
de fond et l'essai des premières forces de l'invention.»

L'étude des choses de fond, c'est la condition de l'écrivain futur. S'il
ne s'est pas amassé d'avance un trésor de connaissances sérieuses, dans
un ordre quelconque des idées où s'est exercée la grande curiosité
humaine, histoire, sciences naturelles, droit, économie politique,
philosophie, qu'importe qu'il ait l'outil? L'outil travaille à vide; que
devient l'artiste dans son frivole labeur, s'il ne l'applique pas à
quelque matière résistante, s'il ne s'occupe que de la forme,
indifférent aux choses, s'il ne se fait pas une loi de pénétrer en tout
sujet au delà du banal et du convenu et de donner des dessous et de la
solidité à sa peinture?

Excellents conseils et qu'elle avait, toute sa vie, appliqués pour son
propre compte, ne cessant pas de porter, dans les ordres les plus divers
des connaissances humaines, sa mobile et enthousiaste curiosité.
D'ailleurs, s'il faut des racines dans l'art comme dans la vie, elle en
avait et qui dataient de loin et qu'elle ne cessait pas de développer et
de fortifier dans le sol d'où s'élançait son talent en superbes
moissons. C'était telle science, comme l'histoire naturelle, dont elle
avait fait une constante étude, ou d'une manière plus large, la nature,
qu'elle n'avait pas cessé de contempler des yeux de son corps et de son
esprit. Un problème d'histoire naturelle la passionnait, elle ne le
quittait pas qu'elle ne l'eût résolu, et pendant tout le temps qu'elle
en poursuivait la solution, rien n'existait plus pour elle. Il lui
arrivait, par exemple, pendant des mois entiers, de s'occuper de
recherches de ce genre avec son fils Maurice, qui en était épris de son
côté; elle n'avait plus dans sa cervelle que des noms plus ou moins
barbares. Dans ses rêves, elle ne voyait que prismes rhomboïdes, reflets
chatoyants, cassures ternes, cassures résineuses; ils passaient des
heures entières à se demander: «Tiens-tu l'_orthose_?--Tiens-tu
l'_albite_?» Elle avait, au lendemain de ces orgies scientifiques,
toutes les peines du monde à se remettre à la vie ordinaire et à ses
besognes accoutumées; mais elle y revenait avec plus de force. D'autres
fois, c'était la botanique qui la possédait: «Ce que j'aimerais, ce
serait de m'y livrer absolument; ce serait pour moi le paradis sur la
terre.» N'était-ce pas encore un travail de ce genre que ces excursions
annuelles qu'elle entreprenait à travers la France? «J'aime à avoir vu
ce que je décris. N'eussé-je que trois mots à dire d'une localité,
j'aime à la regarder dans mon souvenir et à me tromper le moins que je
peux.» Elle avait une manière à elle de regarder la nature,
silencieusement. Mais ce silence était actif; elle absorbait chaque
détail présent devant ses yeux, et l'emportait vivant dans sa vision
interne, aussi nette que la perception même. De là le charme et la
vérité de ses paysages. Même quand on ne les a pas vus dans la réalité,
on s'écrie devant eux, involontairement, comme devant le portrait d'un
grand maître, quand on ne connaît pas l'original: «C'est bien cela!»
L'art seul vous fait croire à la ressemblance.

D'autres racines, plus profondes encore, c'étaient celles qui
l'attachaient, depuis les premières années de sa jeunesse, à tout un
ensemble d'idées philosophiques, politiques et religieuses[21]. Elles
s'étaient enfoncées de bonne heure dans cette âme ouverte et avide;
elles s'y étaient, de bonne heure aussi, exagérées et faussées; à la
longue, pourtant, quelques-unes s'étaient redressées d'elles-mêmes par
la force naturelle d'un bon esprit; d'autres s'étaient assouplies, dans
leur rigidité primitive, à la rude école de la vie. Plutôt que
d'insister encore une fois sur les aberrations de goût et de bon sens
qui l'avaient désignée autrefois aux inquiétudes de la conscience
publique, ou même à des haines et à des vengeances terribles venues de
deux côtés bien différents de l'opinion, du côté de Proudhon et du côte
de Louis Veuillot, mieux vaudrait montrer George Sand dans la dernière
période de sa vie, la représenter non pas comme une convertie à la
modération, ni comme le transfuge de ses idées, mais s'appliquant, avec
une bonne foi méritoire, à les modifier dans une mesure plus acceptable
pour elle-même et à reconquérir, au moins sur certains points, la
liberté de son _moi_ et son indépendance d'esprit.

Certes il reste bien toujours en elle, soit en politique, soit en
philosophie, une part suffisante d'exagération et de paradoxes. Mais
comme il y a loin déjà--par l'intervalle du temps et des idées--de la
révoltée d'autrefois! Depuis l'expérience de la guerre et de la Commune,
ce n'est qu'à des traits assez rares, clairsemés dans la correspondance,
que l'on reconnaîtrait l'ancienne amie de Mazzini et d'Armand Barbès,
l'utopiste des réformes sur la condition des femmes et le mariage, la
disciple enthousiaste et fougueuse de l'Évangile de Pierre Leroux, la
sectaire du Christianisme réformé par le panthéisme sombre de Lamennais,
plus tard l'ardente révolutionnaire de 1848, la collaboratrice de
Ledru-Rollin, le menaçant rédacteur des _Bulletins de la République_
émanés du ministère de l'Intérieur. Tant d'événements n'ont pas été
perdus pour elle, ni en politique, ni en philosophie sociale. Nous n'en
voulons ici donner que quelques preuves. Je ne les veux même pas tirer
de ce fameux _Journal d'un Voyageur pendant la guerre_, que la _Revue
des Deux Mondes_ publia avec tant de succès, au grand scandale de
quelques lecteurs, mais de la Correspondance elle-même, un témoin qui ne
peut pas mentir. Le 28 avril 1871 elle écrivait à Flaubert:
«L'expérience que Paris essaye ou subit ne prouve rien contre les lois
du progrès, et si j'ai quelques principes acquis dans l'esprit, bons ou
mauvais, ils n'en sont ni ébranlés ni modifiés. Il y a longtemps que
j'ai accepté la patience, comme on accepte le temps qu'il fait, la durée
de l'hiver, la vieillesse, l'insuccès sous toutes ses formes. Mais je
crois que les gens de parti (sincères) doivent changer leurs formules ou
s'apercevoir peut-être du vide de toute formule _a priori_.» Et à Mme
Adam, le 15 juin de la même année: «Pleurons des larmes de sang sur nos
illusions et nos erreurs.... Nos principes peuvent et doivent rester les
mêmes; mais l'application s'éloigne, et il peut se faire que nous soyons
condamnés à vouloir ce que nous ne voudrions pas.»

Quoi qu'elle en dise, les principes eux-mêmes s'étaient, non pas
ébranlés dans le fond, mais modifiés dans l'application. À un jeune
enthousiaste qui lui envoyait des poésies politiques: «Merci,
répondait-elle; mais ne me dédiez pas ces vers-là.... Je hais le sang
répandu, et je ne veux plus de cette thèse: «Faisons le mal pour amener
le bien; tuons pour créer». Non, non, ma vieillesse proteste contre la
tolérance où ma jeunesse a flotté. Il faut nous débarrasser des théories
de 1793; elles nous ont perdus. Terreur et Saint-Barthélemy, c'est la
même voie.... Maudissez tous ceux qui creusent des _charniers_. La vie
n'en sort pas. C'est une erreur historique dont il faut nous dégager. Le
mal engendre le mal....» (21 octobre 1871.) Et dans le style familier
qu'elle aime jusqu'à l'abus, avec ce tutoiement qui est chez elle un
reste de la vie d'artiste, elle disait à Flaubert: «J'ai écrit jour par
jour mes impressions et mes réflexions durant la crise. La _Revue des
Deux Mondes_ publie ce journal. Si tu le lis, tu verras que partout la
vie a été déchirée à fond, même dans les pays où la guerre n'a pas
pénétré! Tu verras aussi que je n'ai pas gobé, quoique très gobeuse, la
blague des partis.» Le style n'est pas noble, mais combien expressif!

Elle raille son enthousiasme d'autrefois sans critique et sans défiance,
cet optimisme, impatient des délais, qui voulait réaliser le progrès,
immédiatement et à tout prix, fût-ce par la force. Elle avait cependant
beaucoup fait pour améliorer sa nature, et voilà que les événements de
Paris remettent tout en question à ses yeux: «J'avais gagné beaucoup sur
mon propre caractère, j'avais éteint les ébullitions inutiles et
dangereuses, j'avais semé sur mes volcans de l'herbe et des fleurs qui
venaient bien, et je me figurais que tout le monde pouvait s'éclairer,
se corriger ou se contenir..., et voilà que je m'éveille d'un rêve....
C'est pourtant mal de désespérer.... Ça passera, j'espère. Mais _je suis
malade du mal de ma nation et de ma race._»--«Défendons-nous de mourir!»
s'écrie-t-elle sans cesse, et elle ajoute: «Je parle comme si je devais
vivre longtemps, et j'oublie que je suis très vieille. Qu'importe? je
vivrai dans ceux qui vivront après moi.» (1871.)

En toute chose, même dans l'ordre philosophique, il se produit ainsi
chez elle un notable apaisement; la passion excessive, qui jette dans
chacune de ses idées une flamme d'orage, s'est calmée. Elle demeure
spiritualiste ardente, comme elle l'a toujours été, mais elle ne croit
plus nécessaire de faire la guerre au christianisme; elle reste en
dehors, elle ne fulmine plus. On chercherait en vain, dans sa
correspondance des dernières années, ces déclamations furibondes contre
le prêtre qui éclataient à tout propos et hors de propos, vingt ans
auparavant, dans ses romans et dans ses lettres. Quant à ses convictions
philosophiques, elle les défend avec une obstination indomptable et
méritoire contre l'intolérance à rebours du matérialisme qui se prétend
scientifique. Elle ne supporte pas qu'on lui dise: «Croyez cela avec
moi, sous peine de rester avec les hommes du passé, détruisons pour
prouver, abattons tout pour reconstruire». Elle répond: «Bornez-vous à
prouver et ne nous commandez rien». Ce n'est pas le rôle de la science
d'abattre à coups de colère et à l'aide des passions.... Vous dites: «Il
faut que la foi brûle et tue la science, ou que la science chasse et
dissipe la foi». Cette mutuelle extermination ne me paraît pas le fait
d'une bataille, ni l'oeuvre d'une génération. La liberté y
périrait[22].» Elle ne voit pas la nécessité de forcer son entendement
pour en chasser de nobles idées, et de détruire en soi certaines
facultés _pour faire pièce aux dévots_. «Il n'est pas nécessaire, il
n'est pas utile de tant affirmer le néant, dont nous ne savons rien. Il
me semble qu'en ce moment on va trop loin, dans l'affirmation d'un
réalisme étroit et un peu grossier, dans la science comme dans l'art.»

On le voit, elle s'est graduellement affranchie des jougs de coterie qui
ont pesé sur elle si durement, et de l'influence excessive de certains
personnages qui l'ont presque dépossédée d'elle-même. Elle se retrouve
et se ressaisit avec ses convictions et aussi ses chimères mais du moins
avec celles qui sont bien à elle et qui constituent son _moi_. Elle
remonte à un niveau d'où sa passion et surtout celle des autres
l'avaient fait trop souvent descendre.

Dans l'intervalle, des talents nouveaux avaient surgi. Au moins dans
l'ordre de ses travaux personnels, elle ne voulait en ignorer aucun.
Elle s'intéressait vivement à ces diverses manifestations de la vie
littéraire. Elle avait été en relations d'exquise courtoisie avec Octave
Feuillet, qu'elle loua vivement et spontanément pour le _Roman d'un
jeune homme pauvre_; elle resta même avec lui en excellents termes
jusqu'à l'apparition de l'_Histoire de Sibylle_, qui provoqua de sa part
une réponse amère et passionnée, _Mademoiselle de la Quintinie_. Elle
avait suivi avec intérêt les débuts d'Edmond About, elle y avait
applaudi non sans quelques protestations contre le système de la
raillerie perpétuelle. «On s'est beaucoup moqué de nos désespoirs d'il
y a trente ans. Vous riez, vous autres, mais bien plus tristement que
nous ne pleurions.» Elle s'étonnait surtout que les jeunes talents
s'obstinassent «à voir et à montrer uniquement la vie de manière à
révolter douloureusement tout ce que l'on a d'honnêteté dans le coeur.
Nous en étions, nous, à peindre l'homme souffrant, le blessé de la vie.
Vous peignez, vous, l'homme ardent qui regimbe contre la souffrance et
qui, au lieu de rejeter la coupe, la remplit à pleins bords et l'avale.
Mais cette coupe de force et de vie vous tue; à preuve que tous les
personnages de _Madelon_ sont morts à la fin du drame, honteusement
morts, sauf _Elle_, la personnification du vice, toujours jeune et
triomphant.» Cette sorte de partialité du succès, sinon de la sympathie,
l'irrite. «Donc, quoi? Ce vice seul est une force, l'honneur et la vertu
n'en sont pas?... Je conviendrai avec vous que Feuillet et moi nous
faisons, chacun à notre point de vue, des légendes plutôt que des romans
de moeurs. Je ne vous demande, moi, que de faire ce que nous ne savons
faire; et puisque vous connaissez si bien les plaies et les lèpres de
cette société, de susciter _le sens de la force_ dans le milieu que vous
montrez si vrai[23].» Elle avait pour Alexandre Dumas un vrai culte fait
d'admiration et de tendresse. Elle jouit profondément de son succès;
elle lit _l'Affaire Clémenceau_ avec une sollicitude maternelle; elle
lui suggère aussitôt la contre-partie, qui pourra devenir, quelque
temps après, en changeant le sexe, _la Princesse Georges_. Lorsque
Alexandre Dumas se fait pour un jour publiciste, après la guerre et la
Commune, empruntant à Junius son masque et sa plume, elle applaudit avec
ravissement, elle proclame que c'est un pur chef-d'oeuvre. «Comme vous
allez au fond des choses et comme vous savez mettre des faits où je ne
mets que des intentions! Et puis, comme c'est dit! développé et serré en
même temps, vigoureux, ému et solide!» Ce qu'elle ne se lassait pas
d'admirer, c'est l'entente et la force scénique, la _vis dramatica_
prédestinée à de si grands succès qu'elle se faisait gloire d'avoir
devinés: «Vous souvenez-vous que je vous ai dit, après _Diane de Lys_,
que vous les enterreriez tous!... Je m'en souviens, moi, parce que mon
impression était d'une force et d'une certitude complètes. Vous aviez
l'air de ne pas vous en douter, vous étiez si jeune! Je vous ai
peut-être révélé à vous-même, et c'est une des bonnes choses que j'ai
faites en ma vie.»

Elle qui avait tant de soucis pour transformer ses romans en pièces et
qui, d'ailleurs, ne se piquait pas d'une grande science des agencements
scéniques, elle était frappée de cette franchise d'allure, de cet accent
de vérité forte dans les situations et les sentiments où _les autres_
n'échappent pas à la convention. «Et quels progrès depuis ce temps-là!
Vous êtes arrivé à savoir ce que vous faites et à imposer votre volonté
au public. Vous irez plus loin encore, et toujours plus loin[24].»
Cette aimable prophétie qu'elle lui envoyait avec ses bénédictions
maternelles, c'est au public à dire si elle s'est réalisée.

Si je voulais définir l'esprit de George Sand, en dehors des épisodes et
des aventures de sa vie littéraire, je dirais que c'était un esprit
dogmatique et passionné. Dogmatique, en ce sens qu'elle avait des
convictions fermes sur des choses fondamentales. Il faut distinguer la
valeur des idées et la foi aux idées. Quelle que fût la valeur des
siennes, elle y croyait fortement, elle les prenait fort au sérieux;
elle ne permettait pas qu'en quelque milieu que ce fût, sceptique ou
gouailleur, on en plaisantât; elle y subordonnait instinctivement la
meilleure partie d'elle-même, son art. Or les idées ont une telle force
en soi, que, fussent-elles contestables, elles communiquent quelque
chose de cette force aux esprits qui s'en nourrissent; elles lui donnent
un caractère d'élévation et de générosité en comparaison de ceux qui se
font une sorte d'esthétique de l'indifférence absolue. C'est là le
secret de cette supériorité qu'elle semble avoir conservée dans sa
longue correspondance avec Flaubert, où furent abordées quelques-unes
des plus délicates questions de la littérature, où purent se contrôler
réciproquement deux manières tout à fait diverses et presque opposées de
concevoir l'art.

Cette controverse amicale dura près de douze années, de 1864 à 1876.
Comment était née cette amitié littéraire entre deux personnages si
différents, il importe peu; sans doute ils se rencontrèrent un jour à ce
fameux dîner Magny où George Sand ne manquait pas de paraître, quand
elle passait par Paris, ne fût-ce que pour reprendre langue dans ce pays
des lettrés qu'elle oubliait dans les longs séjours de Nohant. Après
cette rencontre, plus ou moins fortuite, Flaubert avait applaudi de
toutes ses forces à la première représentation de _Villemer_, et George
Sand, reconnaissante, lui écrivait «qu'elle l'aimait de tout son coeur».
La connaissance était faite; les lettres devinrent de plus en plus
fréquentes; elles devaient durer autant que la vie de George Sand. Elle
avait admiré _Madame Bovary_; pour _Salammbô_, elle avait tout de suite
vu le défaut de la cuirasse. «Ouvrage très fort, très beau, disait-elle,
mais qui n'a vraiment d'intérêt que pour les artistes et les érudits.
Ils le discutent d'autant plus, mais ils le lisent, tandis que le public
se contente de dire: «C'est peut-être superbe, mais les gens de ce
temps-là ne m'intéressent pas du tout[25].»

Elle avait laissé, sans doute, percer quelque chose de cette impression
en causant avec Flaubert, qui, de son côté, avait plaisanté, paraît-il,
«le vieux troubadour de pendule d'auberge, qui toujours chante et
chantera le parfait amour». Troubadour, le nom plaît à George Sand,
elle l'adopte en riant et se désigne ainsi elle-même depuis ce jour-là.
L'artiste et le troubadour, c'était bien là l'opposition des deux
auteurs, caractérisée par deux mots pittoresques, et ce fut l'occasion
toute naturelle de la controverse. Il est assez vraisemblable qu'avant
cette époque George Sand, bien qu'elle eût souvent touché en passant à
ce sujet de l'art, n'avait jamais porté sa réflexion sur son art
personnel, qu'elle ne s'était jamais rendu un compte bien exact ni de
ses procédés de compositions ni du but qu'elle poursuivait. Elle avait
en cela, comme en autre chose, obéi à ses instincts et particulièrement
à cette vocation d'écrire pour raconter et pour peindre, qui s'exprimait
chez elle avec une force irrésistible et une facilité qui tenait du
prodige. Ce qui l'amena à réfléchir sur ces sujets et à se définir
elle-même, ce fut le spectacle des tendances et des richesses contraires
qui surgissaient autour d'elle, et la comparaison des talents les plus
divers qui s'imposait à elle. Le réalisme ne faisait que commencer; elle
put à peine connaître le premier grand succès de M. Zola. Mais Flaubert,
mais Jules et Edmond de Goncourt révélaient dans chacune de leurs
oeuvres un art nouveau, où se combinaient l'influence de Balzac par
l'intensité de l'observation et celle de Théophile Gautier par la
préoccupation et le souci de la forme. Il y avait là des symptômes qui
saisirent la curiosité de George Sand, tenue en éveil et avertie. Elle
profita des hasards de la vie d'abord, puis des relations d'amitié qui
la rapprochèrent de Flaubert, pour préciser, dès qu'elle en eut
l'occasion, les différences de tempérament littéraire qu'elle sentait en
elle, en présence de ces groupes nouveaux ou des personnalités qui en
résumaient le mieux les tendances. Le contraste était frappant entre sa
nature, prodigue jusqu'à l'excès, toute en effusion littéraire, d'une
fécondité inépuisable, d'une abondance si spontanée et si naturelle
d'expression qu'elle-même se comparait à une «eau de source qui court
sans trop savoir ce qu'elle pourrait refléter en s'arrêtant[26]», et un
écrivain tel que Flaubert, esprit d'invention et d'expression
laborieuse, difficile envers soi-même comme envers les autres, inquiet
et mécontent de son oeuvre, un des représentants de ce groupe et de
cette race d'artistes excessifs, grands ouvriers de la forme, bijoutiers
de style, ciseleurs de camées rares, un chercheur acharné du mot le plus
expressif ou de l'épithète la plus décorative, se torturant sur une page
comme si l'avenir du monde ou mieux l'avenir de l'art en dépendait,
tourmenté par une sorte d'acuité et de subtilité maladive de sensations
littéraires, épuisant ainsi dans le détail sa riche personnalité
d'artiste, indifférent au fond des choses, ne prenant ni parti ni
passion pour les grandes idées qui mènent le monde, curieux seulement de
noter la diversité des caractères qu'elles inspirent ou des manies
qu'elles produisent, observateur impassible des marionnettes humaines
et des fils secrets qui les agitent. Il n'en avait pas été toujours
ainsi. _Madame Bovary_ avait représenté, dans l'histoire de cet esprit,
un moment de dilatation et d'épanouissement, une richesse et une largeur
de composition, une sorte de bonheur de produire, une joie dans la
fécondité qu'il ne trouve pas plus tard. Cette large veine s'était
détournée ensuite du grand courant humain sur des curiosités
archéologiques ou des singularités de cas pathologiques.

De là une certaine désaffection du public, une impopularité croissante,
et de là aussi, chez l'écrivain, bien des ombrages et des
découragements. George Sand ne cesse pas de le relever dans ses
défaillances; elle lui prodigue les meilleurs conseils, au hasard de son
coeur et de sa plume; elle l'excite, le rassure, semant, à travers sa
correspondance, les idées les plus saines sur la vraie situation de
l'artiste, qui ne doit pas s'isoler trop orgueilleusement de l'humanité,
sur les conditions de l'art, sur les devoirs qu'il impose et qu'il ne
faut pas confondre avec les servitudes et les exigences des coteries.
Dans toute cette partie de la correspondance, tout en se peignant au
naturel, George Sand se maintient à un niveau très élevé de raison et de
coeur. Pleine de sollicitude pour le cher artiste tourmenté et malade,
elle fait tous ses efforts pour lui communiquer quelque chose de sa
sérénité et de sa vigueur saine d'esprit. Qu'il s'abandonne un peu plus
à son imagination naturelle; qu'il la tourmente moins au risque de la
paralyser: «Vous m'étonnez toujours avec votre travail pénible; est-ce
une coquetterie? Ça paraît si peu.... Quant au style, j'en fais meilleur
marché que vous. Le vent joue de ma vieille harpe comme il lui plaît. Il
a ses _hauts_ et ses _bas_, ses grosses notes et ses défaillances; au
fond, ça m'est égal, pourvu que l'émotion vienne, mais je ne peux rien
trouver en _moi_. C'est l'_autre_ qui chante à son gré, mal ou bien, et,
quand j'essaye de penser à ça, je m'en effraye et me dis que je ne suis
rien, rien du tout. Mais une grande sagesse nous sauve; nous savons nous
dire: «Eh bien, quand nous ne serions absolument que des instruments,
c'est encore un joli état et une sensation à nulle autre pareille que de
se sentir vibrer....» Laissez donc le vent courir un peu dans vos
cordes. Moi, je crois que vous prenez plus de peine qu'il ne faut, et
que vous devriez laisser faire l'_autre_ plus souvent....» Elle revient
à chaque instant sur ce conseil qui contient en germe toute une hygiène
appropriée au talent de Flaubert, devenu le tourmenteur et le supplicié
de lui-même. «Ayez donc moins de cruauté envers vous. Allez de l'avant,
et, quand le souffle aura produit, vous remonterez le ton général et
sacrifierez ce qui ne doit pas venir au premier plan. Est-ce que ça ne
se peut pas? Il me semble que si. Ce que vous faites paraît si facile,
si abondant! C'est un trop-plein perpétuel. Je ne comprends rien à votre
angoisse.» Elle souffre aussi de voir qu'il se fâche à tout propos
contre le public, qu'il est _indécoléreux_. «À l'âge que tu as,
j'aimerais te voir moins irrité, moins occupé de la bêtise des autres.
Pour moi, c'est du temps perdu, comme de se récrier sur l'ennui de la
pluie et des mouches. Le public, à qui l'on dit tant qu'il est bête, se
fâche et n'en devient que plus bête. Après ça, peut-être que cette
indignation chronique est un besoin de ton organisation; moi, elle me
tuerait.» Elle combat sans cesse son hérésie favorite, qui est que l'on
écrit pour vingt personnes intelligentes et qu'on se moque du reste. «Ce
n'est pas vrai, puisque l'absence de succès t'irrite et t'affecte.»

Pas de mépris pour le public! Il faut écrire pour tous ceux qui ont soif
de lire et qui peuvent profiter d'une bonne lecture. Pas d'isolement
orgueilleux en dehors de l'humanité! Elle ne peut pas admettre que, sous
prétexte d'être artiste, on cesse d'être soi-même, et que l'homme de
lettres détruise l'homme. Quelle singulière manie, dès qu'on écrit, de
vouloir être un autre homme que l'être réel, d'être celui qui doit
disparaître, celui qui s'annihile, celui qui n'est pas! Quelle fausse
règle de bon goût! Pour elle, elle se met tant qu'elle peut dans _la
peau de ses bonshommes_. Tout écrivain doit faire ainsi, s'il veut
intéresser. Il ne s'agit pas de mettre sa personne en scène. Cela, en
effet, ne vaut rien. «Mais retirer son âme de ce que l'on fait, quelle
est cette fantaisie maladive? Cacher sa propre opinion sur les
personnages que l'on met en scène, laisser par conséquent le lecteur
incertain sur l'opinion qu'il en doit avoir, c'est vouloir n'être pas
compris, et, dès lors, le lecteur vous quitte; car, s'il veut entendre
l'histoire que vous lui racontez, c'est à la condition que vous lui
montriez clairement que celui-ci est un fort, celui-là un faible.» Ç'a
été le tort impardonnable de l'_Éducation sentimentale_ et l'unique
cause de son échec. «Cette volonté de peindre les choses comme elles
sont, les aventures de la vie comme elles se présentent à la vue, n'est
pas bien raisonnée, selon moi. Peignez en réaliste ou en poète les
choses inertes, cela m'est égal; mais quand on aborde les mouvements du
coeur humain, c'est autre chose. Vous ne pouvez pas vous abstraire de
cette contemplation; car l'homme, c'est vous, et les hommes, c'est le
lecteur.»

Flaubert répondait qu'il préférait une phrase bien faite à toute la
métaphysique, et il se renfermait, avec une sorte de mystère jaloux,
dans le culte de la forme. Tout récemment le _Journal des Goncourt_ nous
donnait un croquis intime d'une de ces séances du club des initiés, au
bureau de l'_Artiste_; il nous retraçait l'image alourdie de Théophile
Gautier répétant et rabâchant amoureusement cette phrase: «De la forme
naît l'idée», une phrase que lui avait dite le matin même Flaubert et
qu'il regardait comme la formule suprême de l'école, et qu'il voulait
qu'on gravât sur les murs. C'est contre cette école que George Sand use
les dernières armes de sa dialectique toujours jeune malgré l'âge. Ce
sont là des formules déplorables, des partis pris excessifs _en
paroles_. «Au fond, disait-elle à Flaubert, tu lis, tu creuses, tu
travailles plus que moi et qu'une foule d'autres. Tu es plus riche cent
fois que nous tous; tu es un riche et tu cries comme un pauvre. Faites
la charité à un gueux qui a de l'or plein sa paillasse, mais qui ne veut
se nourrir que de phrases bien faites et de mots choisis.... Mais, bêta,
fouille dans ta paillasse et mange ton or. Nourris-toi des idées et des
sentiments amassés dans ta tête et dans ton coeur; les mots et les
phrases, la _forme_, dont tu fais tant de cas, sortira toute seule de ta
digestion. Tu la considères comme un but, elle n'est qu'un effet.... La
suprême impartialité est une chose antihumaine; un roman doit être
humain avant tout. S'il ne l'est pas, on ne lui sait point gré d'être
bien écrit, bien composé et bien observé dans le détail. La qualité
essentielle lui manque: l'intérêt.» Et la note affectueuse venait
corriger ce que le conseil avait de sévère: «Il te faut un succès après
une mauvaise chance qui t'a troublé profondément; je te dis où sont les
conditions certaines de ce succès. Garde ton culte pour la forme; mais
occupe-toi davantage du fond (qui était, pour elle, les idées et la
signification précise de l'oeuvre). Ne prends pas la vertu vraie pour un
lieu commun en littérature. Donne-lui son représentant; fais passer
l'honnête et le fort à travers ces fous et ces idiots dont tu aimes à te
moquer. Quitte la caverne des réalistes et reviens à la vraie réalité,
qui est mêlée de beau et de laid, de terne et de brillant, mais où la
volonté du bien trouve quand même sa place et son emploi.»

J'ai tenu à terminer ce portrait par ces belles et simples paroles qui
lui donnent son vrai relief et sa vraie couleur. Quoi qu'on puisse dire
de George Sand, de ses aventures de toute sorte, des événements d'idée
ou autres, où l'a jetée la fougue de son imagination, enfin de ses
chimères qui, en un temps, sont allées jusqu'à la violence de la pensée,
il est certain qu'à mesure qu'on avance dans sa vie, notée presque jour
pour jour dans sa correspondance, on voit s'accroître le trésor de son
expérience et de sa raison, sa fortune intellectuelle, et se mieux fixer
l'emploi de ces biens chèrement payés. Et quoi qu'on puisse penser
d'elle un jour, de sa vie et de son oeuvre, il se dégage de ses lettres
comme une image ennoblie des qualités rares qui resteront son signe
privilégié dans l'histoire littéraire de ce temps: la fécondité
merveilleuse des conceptions, le génie naturel du style et une idée
fière de l'art, qui constitue la probité de son talent.

FIN


NOTES:

[Note 13: _Lutèce_.]

[Note 14: Théophile Gautier.]

[Note 15: Un jeune graveur malade, recueilli chez elle.]

[Note 16: Une de ses petites-filles.]

[Note 17: Voir spécialement les lettres des 14 novembre, 14 décembre
1838, des 15 et 20 janvier, 22 février et 8 mars 1839.]

[Note 18: Mme Sand a recueilli avec soin les principales de ces pièces
dans un volume à part: _le Théâtre de Nohant_, où se trouvent _le Drac,
Plutus, le Pavé, la Nuit de Noël, Marielle_. Ce ne sont pas tout à fait
les pièces telles qu'elles avaient été récitées sur la scène de Nohant,
d'après un canevas détaillé, mais telles que l'auteur les a écrites
après coup, sous l'impression qui lui en était restée.]

[Note 19: Voir la lettre, si curieuse à ce point de vue, à Flaubert, du
31 décembre 1867.]

[Note 20: À côté de ces conseils, nous voudrions en placer d'autres,
empruntés à des lettres inédites au comte d'A..., dont la belle-fille
est devenue plus tard un de nos meilleurs romanciers. Mme Sand voulait
qu'avant tout on respectât l'originalité de chaque esprit qui entre dans
la carrière des lettres: «Vous savez, disait-elle, que je suis toute à
votre service. Mais, croyez-moi, ne soumettez à aucune consultation, pas
même à la mienne, le talent et l'avenir de votre jeune écrivain.
Laissez-la se risquer et se produire dans sa spontanéité. Je sais par
expérience que les avis les plus sincères peuvent retarder l'élan et
faire dévier l'individualité.... Elle sait écrire, elle apprécie bien,
elle est très capable de faire de la bonne critique. Quant à
l'imagination, si elle n'en a pas, aucun conseil ne lui en donnera, et
si elle en a, les conseils risquent de lui en ôter. Dites-lui que tant
que j'ai consulté les autres, je n'ai pas eu d'inspiration, et que j'en
ai eu le jour où j'ai risqué d'aller seule.» (6 août 1860.)]

[Note 21: Ce qu'elle souffrait le moins, c'était l'opinion de certains
critiques légers qui disent «qu'on n'a pas besoin d'une croyance à soi
pour écrire, et qu'il suffit de réfléchir les faits et les figures comme
un miroir.... Non, ce n'est pas vrai, le lecteur ne s'attache qu'à
l'écrivain, qu'à une individualité, qu'elle lui plaise ou qu'elle le
choque. Il sent qu'il a affaire à une personne et non à un instrument.»
(1er mars 1803, _Correspondance inédite_, citée plus haut.)]

[Note 22: Lettre à M. Louis Viardot, 10 juin 1868.]

[Note 23: Lettre à M. Edmond About, mars 1863.]

[Note 24: Lettre à Alexandre Dumas, 23 mai 1871. Voir, pour le
commencement de cette amitié, la lettre à M. Charles Edmond, du 27
novembre 1857.]

[Note 25: Lettre à Maurice Sand du 20 juin 1865.]

[Note 26: Lettres du 10 mars 1862.]



TABLE DES MATIÈRES


CHAPITRE PREMIER

LES ANNÉES D'ENFANCE ET DE JEUNESSE DE GEORGE SAND.--LES ORIGINES ET LA
FORMATION DE SON ESPRIT.

CHAPITRE II

HISTOIRE DES OEUVRES DE GEORGE SAND.--L'ORDRE ET LA SUCCESSION
PSYCHOLOGIQUE DE SES ROMANS.

CHAPITRE III

LES SOURCES DE L'INSPIRATION DE GEORGE SAND.--LES IDÉES ET LES
SENTIMENTS.

CHAPITRE IV

L'INVENTION ET L'OBSERVATION CHEZ GEORGE SAND.--SON STYLE.--CE QUI DOIT
PÉRIR ET CE QUI SURVIVRA DANS SON OEUVRE.

CHAPITRE V

LA VIE INTIME À NOHANT.--LA MÉTHODE DE TRAVAIL DE GEORGE SAND.--SA
DERNIÈRE CONCEPTION DE L'ART.





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