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Title: L'ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche - Tome I
Author: Cervantes Saavedra, Miguel de, 1547-1616
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "L'ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche - Tome I" ***


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Miguel de Cervantès Saavedra



L'ingénieux hidalgo
DON QUICHOTTE
de la Manche


Tome I



Première publication en 1605
Traduction et notes de Louis Viardot



Table des matières

Prologue
LIVRE PREMIER
Chapitre I
Chapitre II
Chapitre III
Chapitre IV
Chapitre V
Chapitre VI
Chapitre VII
Chapitre VIII
LIVRE DEUXIÈME
Chapitre IX
Chapitre X
Chapitre XI
Chapitre XII
Chapitre XIII
Chapitre XIV
LIVRE TROISIÈME
Chapitre XV
Chapitre XVI
Chapitre XVII
Chapitre XVIII
Chapitre XIX
Chapitre XX
Chapitre XXI
Chapitre XXII
Chapitre XXIII
Chapitre XXIV
Chapitre XXV
Chapitre XXVI
Chapitre XXVII
LIVRE QUATRIÈME
Chapitre XXVIII
Chapitre XXIX
Chapitre XXX
Chapitre XXXI
Chapitre XXXII
Chapitre XXXIII
Chapitre XXXIV
Chapitre XXXV
Chapitre XXXVI
Chapitre XXXVII
Chapitre XXXVIII
Chapitre XXXIX
Chapitre XL
Chapitre XLI
Chapitre XLII
Chapitre XLIII
Chapitre XLIV
Chapitre XLV
Chapitre XLVI
Chapitre XLVII
Chapitre XLVIII
Chapitre XLIX
Chapitre L
Chapitre LI
Chapitre LII



Prologue

Lecteur inoccupé, tu me croiras bien, sans exiger de serment, si
je te dis que je voudrais que ce livre, comme enfant de mon
intelligence[1], fût le plus beau, le plus élégant et le plus
spirituel qui se pût imaginer; mais, hélas! je n'ai pu contrevenir
aux lois de la nature, qui veut que chaque être engendre son
semblable. Ainsi, que pouvait engendrer un esprit stérile et mal
cultivé comme le mien, sinon l'histoire d'un fils sec, maigre,
rabougri, fantasque, plein de pensées étranges et que nul autre
n'avait conçues, tel enfin qu'il pouvait s'engendrer dans une
prison, où toute incommodité a son siège, où tout bruit sinistre
fait sa demeure? Le loisir et le repos, la paix du séjour,
l'aménité des champs, la sérénité des cieux, le murmure des
fontaines, le calme de l'esprit, toutes ces choses concourent à ce
que les muses les plus stériles se montrent fécondes, et offrent
au monde ravi des fruits merveilleux qui le comblent de
satisfaction. Arrive-t-il qu'un père ait un fils laid et sans
aucune grâce, l'amour qu'il porte à cet enfant lui met un bandeau
sur les yeux pour qu'il ne voie pas ses défauts; au contraire, il
les prend pour des saillies, des gentillesses, et les conte à ses
amis pour des traits charmants d'esprit et de malice. Mais moi,
qui ne suis, quoique j'en paraisse le père véritable, que le père
putatif[2] de don Quichotte, je ne veux pas suivre le courant de
l'usage, ni te supplier, presque les larmes aux yeux, comme
d'autres font, très-cher lecteur, de pardonner ou d'excuser les
défauts que tu verras en cet enfant, que je te présente pour le
mien. Puisque tu n'es ni son parent ni son ami; puisque tu as ton
âme dans ton corps avec son libre arbitre, autant que le plus
huppé; puisque tu habites ta maison, dont tu es seigneur autant
que le roi de ses tributs, et que tu sais bien le commun proverbe:
«Sous mon manteau je tue le roi,» toutes choses qui t'exemptent à
mon égard d'obligation et de respect, tu peux dire de l'histoire
tout ce qui te semblera bon, sans crainte qu'on te punisse pour le
mal, sans espoir qu'on te récompense pour le bien qu'il te plaira
d'en dire.

Seulement, j'aurais voulu te la donner toute nue, sans l'ornement
du prologue, sans l'accompagnement ordinaire de cet innombrable
catalogue de sonnets, d'épigrammes, d'éloges, qu'on a l'habitude
d'imprimer en tête des livres[3].

Car je dois te dire que, bien que cette histoire m'ait coûté
quelque travail à la composer, aucun ne m'a semblé plus grand que
celui de faire cette préface que tu es à lire. Bien souvent j'ai
pris la plume pour l'écrire, et je l'ai toujours posée, ne sachant
ce que j'écrirais. Mais un jour que j'étais indécis, le papier
devant moi, la plume sur l'oreille, le coude sur la table et la
main sur la joue, pensant à ce que j'allais dire, voilà que tout à
coup entre un de mes amis, homme d'intelligence et d'enjouement,
lequel, me voyant si sombre et si rêveur, m'en demanda la cause.
Comme je ne voulais pas la lui cacher, je lui répondis que je
pensais au prologue qu'il fallait écrire pour l'histoire de don
Quichotte, et que j'étais si découragé que j'avais résolu de ne
pas le faire, et dès lors de ne pas mettre au jour les exploits
d'un si noble chevalier.

«Car enfin, lui dis-je, comment voudriez-vous que je ne fusse pas
en souci de ce que va dire cet antique législateur qu'on appelle
le public, quand il verra qu'au bout de tant d'années où je
dormais dans l'oubli, je viens aujourd'hui me montrer au grand
jour portant toute la charge de mon âge[4], avec une légende sèche
comme du jonc, pauvre d'invention et de style, dépourvue de jeux
d'esprit et de toute érudition, sans annotations en marge et sans
commentaires à la fin du livre; tandis que je vois d'autres
ouvrages, même fabuleux et profanes, si remplis de sentences
d'Aristote, de Platon et de toute la troupe des philosophes,
qu'ils font l'admiration des lecteurs, lesquels en tiennent les
auteurs pour hommes de grande lecture, érudits et éloquents? Et
qu'est-ce, bon Dieu! quand ils citent la sainte Écriture? ne
dirait-on pas que ce sont autant de saints Thomas et de docteurs
de l'Église, gardant en cela une si ingénieuse bienséance,
qu'après avoir dépeint, dans une ligne, un amoureux dépravé, ils
font, dans la ligne suivante, un petit sermon chrétien, si joli
que c'est une joie de le lire ou de l'entendre? De tout cela mon
livre va manquer: car je n'ai rien à annoter en marge, rien à
commenter à la fin, et je ne sais pas davantage quels auteurs j'y
ai suivis, afin de citer leurs noms en tête du livre, comme font
tous les autres, par les lettres de l'A B C, en commençant par
Aristote et en finissant par Xénophon, ou par Zoïle ou Zeuxis,
bien que l'un soit un critique envieux et le second un peintre.
Mon livre va manquer encore de sonnets en guise d'introduction, au
moins de sonnets dont les auteurs soient des ducs, des comtes, des
marquis, des évêques, de grandes dames ou de célèbres poëtes; bien
que, si j'en demandais quelques-uns à deux ou trois amis, gens du
métier, je sais qu'ils me les donneraient, et tels que ne les
égaleraient point ceux des plus renommés en notre Espagne. Enfin,
mon ami et seigneur, poursuivis-je, j'ai résolu que le seigneur
don Quichotte restât enseveli dans ses archives de la Manche,
jusqu'à ce que le ciel lui envoie quelqu'un qui l'orne de tant de
choses dont il est dépourvu; car je me sens incapable de les lui
fournir, à cause de mon insuffisance et de ma chétive érudition,
et parce que je suis naturellement paresseux d'aller à la quête
d'auteurs qui disent pour moi ce que je sais bien dire sans eux.
C'est de là que viennent l'indécision et la rêverie où vous me
trouvâtes, cause bien suffisante, comme vous venez de l'entendre,
pour m'y tenir plongé.»

Quand mon ami eut écouté cette harangue, il se frappa le front du
creux de la main, et, partant d'un grand éclat de rire:

«Par Dieu, frère, s'écria-t-il, vous venez de me tirer d'une
erreur où j'étais resté depuis le longtemps que je vous connais.
Je vous avais toujours tenu pour un homme d'esprit sensé, et sage
dans toutes vos actions; mais je vois à présent que vous êtes
aussi loin de cet homme que la terre l'est du ciel. Comment est-il
possible que de semblables bagatelles, et de si facile rencontre,
aient la force d'interdire et d'absorber un esprit aussi mûr que
le vôtre, aussi accoutumé à aborder et à vaincre des difficultés
bien autrement grandes? En vérité, cela ne vient pas d'un manque
de talent, mais d'un excès de paresse et d'une absence de
réflexion. Voulez-vous éprouver si ce que je dis est vrai? Eh
bien! soyez attentif, et vous allez voir comment, en un clin
d'oeil, je dissipe toutes ces difficultés et remédie à tous ces
défauts qui vous embarrassent, dites-vous, et vous effrayent au
point de vous faire renoncer à mettre au jour l'histoire de votre
fameux don Quichotte, miroir et lumière de toute la chevalerie
errante.

-- Voyons, répliquai-je à son offre; de quelle manière pensez-vous
remplir le vide qui fait mon effroi, et tirer à clair le chaos de
ma confusion?»

Il me répondit:

«À la première chose qui vous chagrine, c'est-à-dire le manque de
sonnets, épigrammes et éloges à mettre en tête du livre, voici le
remède que je propose: prenez la peine de les faire vous-même;
ensuite vous les pourrez baptiser et nommer comme il vous plaira,
leur donnant pour parrains le Preste-Jean des Indes[5] ou
l'empereur de Trébizonde, desquels je sais que le bruit a couru
qu'ils étaient d'excellents poëtes; mais quand même ils ne
l'eussent pas été, et que des pédants de bacheliers s'aviseraient
de mordre sur vous par derrière à propos de cette assertion, n'en
faites pas cas pour deux maravédis; car, le mensonge fût-il avéré,
on ne vous coupera pas la main qui l'aura écrit.

«Quant à citer en marge les livres et les auteurs où vous auriez
pris les sentences et les maximes que vous placerez dans votre
histoire[6], vous n'avez qu'à vous arranger de façon qu'il y vienne
à propos quelque dicton latin, de ceux que vous saurez par coeur,
ou qui ne vous coûteront pas grande peine à trouver. Par exemple,
en parlant de liberté et d'esclavage, vous pourriez mettre:

_Non bene pro toto libertas venditur aura,_

et citer en marge Horace, ou celui qui l'a dit[7]. S'il est
question du pouvoir de la mort, vous recourrez aussitôt au
distique:

_Pallida mors aequo pulsat pede pauperum tabernas_
_Regumque turres._

S'il s'agit de l'affection et de l'amour que Dieu commande d'avoir
pour son ennemi, entrez aussitôt dans la divine Écriture, ce que
vous pouvez faire avec tant soit peu d'attention, et citez pour le
moins les paroles de Dieu même: «Ego autem dico vobis: Diligite
inimicos vestros.» Si vous traitez des mauvaises pensées, invoquez
l'Évangile: «De corde exeunt cogitationes malae;» si de
l'instabilité des amis, voilà Caton[8] qui vous prêtera son
distique:

_Donec eris felix, multos numerabis amicos;_
_Tempora si fuerint nubila, solus eris._

Avec ces bouts de latin, et quelques autres de même étoffe, on
vous tiendra du moins pour grammairien, ce qui, à l'heure qu'il
est, n'est pas d'un petit honneur ni d'un mince profit.

«Pour ce qui est de mettre des notes et commentaires à la fin du
livre, vous pouvez en toute sûreté le faire de cette façon: si
vous avez à nommer quelque géant dans votre livre, faites en sorte
que ce soit le géant Goliath, et vous avez, sans qu'il vous en
coûte rien, une longue annotation toute prête; car vous pourrez
dire: «Le géant Golias, ou Goliath, fut un Philistin que le berger
David tua d'un grand coup de fronde dans la vallée de Térébinthe,
ainsi qu'il est conté dans le _livre des Rois, _au chapitre où
vous en trouverez l'histoire.» Après cela, pour vous montrer homme
érudit, versé dans les lettres humaines et la cosmographie,
arrangez-vous de manière que le fleuve du Tage soit mentionné en
quelque passage de votre livre, et vous voilà en possession d'un
autre magnifique commentaire. Vous n'avez qu'à mettre: «Le fleuve
du Tage fut ainsi appelé du nom d'un ancien roi des Espagnes; il a
sa source en tel endroit, et son embouchure dans l'Océan, où il se
jette, après avoir baigné les murs de la fameuse cité de Lisbonne.
Il passe pour rouler des sables d'or, etc.» Si vous avez à parler
de larrons, je vous fournirai l'histoire de Cacus, que je sais par
coeur; si de femmes perdues, voilà l'évêque de Mondoñedo[9] qui
vous prêtera Lamia, Layda et Flora, et la matière d'une note de
grand crédit; si de cruelles, Ovide vous fournira Médée; si
d'enchanteresses, Homère a Calypso, et Virgile, Circé; si de
vaillants capitaines, Jules César se prêtera lui-même dans ses
_Commentaires, _et Plutarque vous donnera mille Alexandres. Avez-
vous à parler d'amours? pour peu que vous sachiez quatre mots de
la langue italienne, vous trouverez dans Leone Hebreo[10] de quoi
remplir la mesure toute comble; et s'il vous déplaît d'aller à la
quête en pays étrangers, vous avez chez vous Fonseca et son _Amour
de Dieu, _qui renferme tout ce que vous et le plus ingénieux
puissiez désirer en semblable matière. En un mot, vous n'avez qu'à
faire en sorte de citer les noms que je viens de dire, ou de
mentionner ces histoires dans la vôtre, et laissez-moi le soin
d'ajouter des notes marginales et finales: je m'engage, parbleu, à
vous remplir les marges du livre et quatre feuilles à la fin.

«Venons, maintenant, à la citation d'auteurs qu'ont les autres
livres et dont le vôtre est dépourvu. Le remède est vraiment très-
facile, car vous n'avez autre chose à faire que de chercher un
ouvrage qui les ait tous cités depuis l'_a _jusqu'au _z__[11]_,
comme vous dites fort bien; et ce même abécédaire, vous le mettrez
tout fait dans votre livre. Vît-on clairement le mensonge, à cause
du peu d'utilité que ces auteurs pouvaient vous offrir, que vous
importe? il se trouvera peut-être encore quelque homme assez
simple pour croire que vous les avez tous mis à contribution dans
votre histoire ingénue et tout unie. Et, ne fût-il bon qu'à cela,
ce long catalogue doit tout d'abord donner au livre quelque
autorité. D'ailleurs, qui s'avisera, n'ayant à cela nul intérêt,
de vérifier si vous y avez ou non suivi ces auteurs? Mais il y a
plus, et, si je ne me trompe, votre livre n'a pas le moindre
besoin d'aucune de ces choses que vous dites lui manquer; car
enfin, il n'est tout au long qu'une invective contre les livres de
chevalerie, dont Aristote n'entendit jamais parler, dont Cicéron
n'eut pas la moindre idée, et dont saint Basile n'a pas dit un
mot. Et, d'ailleurs, ses fabuleuses et extravagantes inventions
ont-elles à démêler quelque chose avec les ponctuelles exigences
de la vérité, ou les observations de l'astronomie? Que lui
importent les mesures géométriques ou l'observance des règles et
arguments de la rhétorique? A-t-il, enfin, à prêcher quelqu'un, en
mêlant les choses humaines et divines, ce qui est une sorte de
mélange que doit réprouver tout entendement chrétien? L'imitation
doit seulement lui servir pour le style, et plus celle-là sera
parfaite, plus celui-ci s'approchera de la perfection. Ainsi donc,
puisque votre ouvrage n'a d'autre but que de fermer l'accès et de
détruire l'autorité qu'ont dans le monde et parmi le vulgaire les
livres de chevalerie, qu'est-il besoin que vous alliez mendiant
des sentences de philosophes, des conseils de la sainte Écriture,
des fictions de poëtes, des oraisons de rhétoriciens et des
miracles de bienheureux? Mais tâchez que, tout uniment, et avec
des paroles claires, honnêtes, bien disposées, votre période soit
sonore et votre récit amusant, que vous peigniez tout ce que votre
imagination conçoit, et que vous fassiez comprendre vos pensées
sans les obscurcir et les embrouiller. Tâchez aussi qu'en lisant
votre histoire, le mélancolique s'excite à rire, que le rieur
augmente sa gaieté, que le simple ne se fâche pas, que l'habile
admire l'invention, que le grave ne la méprise point, et que le
sage se croie tenu de la louer. Surtout, visez continuellement à
renverser de fond en comble cette machine mal assurée des livres
de chevalerie, réprouvés de tant de gens, et vantés d'un bien plus
grand nombre. Si vous en venez à bout, vous n'aurez pas fait une
mince besogne.»

J'avais écouté dans un grand silence tout ce que me disait mon
ami, et ses propos se gravèrent si bien dans mon esprit, que, sans
vouloir leur opposer la moindre dispute, je les tins pour sensés,
leur donnai mon approbation, et voulus même en composer ce
prologue, dans lequel tu verras, lecteur bénévole, la prudence et
l'habileté de mon ami, le bonheur que j'eus de rencontrer en temps
si opportun un tel conseiller, enfin le soulagement que tu
goûteras toi-même en trouvant dans toute son ingénuité, sans
mélange et sans détours, l'histoire du fameux don Quichotte de la
Manche, duquel tous les habitants du district de la plaine de
Montiel ont l'opinion qu'il fut le plus chaste amoureux et le plus
vaillant chevalier que, de longues années, on ait vu dans ces
parages. Je ne veux pas trop te vanter le service que je te rends
en te faisant connaître un si digne et si notable chevalier; mais
je veux que tu me saches gré pourtant de la connaissance que je te
ferai faire avec le célèbre Sancho Panza, son écuyer, dans lequel,
à mon avis, je te donne rassemblées toutes les grâces du métier
qui sont éparses à travers la foule innombrable et vaine des
livres de chevalerie. Après cela, que Dieu te donne bonne santé,
et qu'il ne m'oublie pas non plus. _Vale._


LIVRE PREMIER

Chapitre I

_Qui traite de la qualité et des occupations du fameux hidalgo
don Quichotte de la Manche._


Dans une bourgade de la Manche, dont je ne veux pas me rappeler le
nom, vivait, il n'y a pas longtemps, un hidalgo, de ceux qui ont
lance au râtelier, rondache antique, bidet maigre et lévrier de
chasse. Un pot-au-feu, plus souvent de mouton que de boeuf, une
vinaigrette presque tous les soirs, des abatis de bétail[12] le
samedi, le vendredi des lentilles, et le dimanche quelque
pigeonneau outre l'ordinaire, consumaient les trois quarts de son
revenu. Le reste se dépensait en un pourpoint de drap fin et des
chausses de panne avec leurs pantoufles de même étoffe, pour les
jours de fête, et un habit de la meilleure serge du pays, dont il
se faisait honneur les jours de la semaine. Il avait chez lui une
gouvernante qui passait les quarante ans, une nièce qui
n'atteignait pas les vingt, et de plus un garçon de ville et de
campagne, qui sellait le bidet aussi bien qu'il maniait la
serpette. L'âge de notre hidalgo frisait la cinquantaine; il était
de complexion robuste, maigre de corps, sec de visage, fort
matineux et grand ami de la chasse. On a dit qu'il avait le surnom
de Quixada ou Quesada, car il y a sur ce point quelque divergence
entre les auteurs qui en ont écrit, bien que les conjectures les
plus vraisemblables fassent entendre qu'il s'appelait Quijana.
Mais cela importe peu à notre histoire; il suffit que, dans le
récit des faits, on ne s'écarte pas d'un atome de la vérité.

Or, il faut savoir que cet hidalgo, dans les moments où il restait
oisif, c'est-à-dire à peu près toute l'année, s'adonnait à lire
des livres de chevalerie, avec tant de goût et de plaisir, qu'il
en oublia presque entièrement l'exercice de la chasse et même
l'administration de son bien. Sa curiosité et son extravagance
arrivèrent à ce point qu'il vendit plusieurs arpents de bonnes
terres à labourer pour acheter des livres de chevalerie à lire.
Aussi en amassa-t-il dans sa maison autant qu'il put s'en
procurer. Mais, de tous ces livres, nul ne lui paraissait aussi
parfait que ceux composés par le fameux Feliciano de Silva[13]. En
effet, l'extrême clarté de sa prose le ravissait, et ses propos si
bien entortillés lui semblaient d'or; surtout quand il venait à
lire ces lettres de galanterie et de défi, où il trouvait écrit en
plus d'un endroit: «La raison de la déraison qu'à ma raison vous
faites, affaiblit tellement ma raison, qu'avec raison je me plains
de votre beauté;» et de même quand il lisait: «Les hauts cieux qui
de votre divinité divinement par le secours des étoiles vous
fortifient, et vous font méritante des mérites que mérite votre
grandeur.»

Avec ces propos et d'autres semblables, le pauvre gentilhomme
perdait le jugement. Il passait les nuits et se donnait la torture
pour les comprendre, pour les approfondir, pour leur tirer le sens
des entrailles, ce qu'Aristote lui-même n'aurait pu faire, s'il
fût ressuscité tout exprès pour cela. Il ne s'accommodait pas
autant des blessures que don Bélianis donnait ou recevait, se
figurant que, par quelques excellents docteurs qu'il fût pansé, il
ne pouvait manquer d'avoir le corps couvert de cicatrices, et le
visage de balafres. Mais, néanmoins, il louait dans l'auteur cette
façon galante de terminer son livre par la promesse de cette
interminable aventure; souvent même il lui vint envie de prendre
la plume, et de le finir au pied de la lettre, comme il y est
annoncé[14]. Sans doute il l'aurait fait, et s'en serait même tiré
à son honneur, si d'autres pensées, plus continuelles et plus
grandes, ne l'en eussent détourné. Maintes fois il avait discuté
avec le curé du pays, homme docte et gradué à Sigüenza[15], sur la
question de savoir lequel avait été meilleur chevalier, de
Palmérin d'Angleterre ou d'Amadis de Gaule. Pour maître Nicolas,
barbier du même village, il assurait que nul n'approchait du
chevalier de Phébus, et que si quelqu'un pouvait lui être comparé,
c'était le seul don Galaor, frère d'Amadis de Gaule; car celui-là
était propre à tout, sans minauderie, sans grimaces, non point un
pleurnicheur comme son frère, et pour le courage, ne lui cédant
pas d'un pouce.

Enfin, notre hidalgo s'acharna tellement à sa lecture, que ses
nuits se passaient en lisant du soir au matin, et ses jours, du
matin au soir. Si bien qu'à force de dormir peu et de lire
beaucoup, il se dessécha le cerveau, de manière qu'il vint à
perdre l'esprit. Son imagination se remplit de tout ce qu'il avait
lu dans les livres, enchantements, querelles, défis, batailles,
blessures, galanteries, amours, tempêtes et extravagances
impossibles; et il se fourra si bien dans la tête que tout ce
magasin d'inventions rêvées était la vérité pure, qu'il n'y eut
pour lui nulle autre histoire plus certaine dans le monde. Il
disait que le Cid Ruy Diaz avait sans doute été bon chevalier,
mais qu'il n'approchait pas du chevalier de l'Ardente-Épée,
lequel, d'un seul revers, avait coupé par la moitié deux farouches
et démesurés géants. Il faisait plus de cas de Bernard del Carpio,
parce que, dans la gorge de Roncevaux, il avait mis à mort Roland
l'enchanté, s'aidant de l'adresse d'Hercule quand il étouffa
Antée, le fils de la Terre, entre ses bras. Il disait grand bien
du géant Morgant, qui, bien qu'issu de cette race géante, où tous
sont arrogants et discourtois, était lui seul affable et bien
élevé. Mais celui qu'il préférait à tous les autres, c'était
Renaud de Montauban, surtout quand il le voyait sortir de son
château, et détrousser autant de gens qu'il en rencontrait, ou
voler, par delà le détroit, cette idole de Mahomet, qui était
toute d'or, à ce que dit son histoire[16]_. _Quant au traître
Ganelon[17], pour lui administrer une volée de coups de pied dans
les côtes, il aurait volontiers donné sa gouvernante et même sa
nièce pardessus le marché.

Finalement, ayant perdu l'esprit sans ressource, il vint à donner
dans la plus étrange pensée dont jamais fou se fût avisé dans le
monde. Il lui parut convenable et nécessaire, aussi bien pour
l'éclat de sa gloire que pour le service de son pays, de se faire
chevalier errant, de s'en aller par le monde, avec son cheval et
ses armes, chercher les aventures, et de pratiquer tout ce qu'il
avait lu que pratiquaient les chevaliers errants, redressant
toutes sortes de torts, et s'exposant à tant de rencontres, à tant
de périls, qu'il acquît, en les surmontant, une éternelle
renommée. Il s'imaginait déjà, le pauvre rêveur, voir couronner la
valeur de son bras au moins par l'empire de Trébizonde. Ainsi
emporté par de si douces pensées et par l'ineffable attrait qu'il
y trouvait, il se hâta de mettre son désir en pratique. La
première chose qu'il fit fut de nettoyer les pièces d'une armure
qui avait appartenu à ses bisaïeux, et qui, moisie et rongée de
rouille, gisait depuis des siècles oubliée dans un coin. Il les
lava, les frotta, les raccommoda du mieux qu'il put. Mais il
s'aperçut qu'il manquait à cette armure une chose importante, et
qu'au lieu d'un heaume complet elle n'avait qu'un simple morion.
Alors son industrie suppléa à ce défaut: avec du carton, il fit
une manière de demi-salade, qui, emboîtée avec le morion, formait
une apparence de salade entière. Il est vrai que, pour essayer si
elle était forte et à l'épreuve d'estoc et de taille, il tira son
épée, et lui porta deux coups du tranchant, dont le premier
détruisit en un instant l'ouvrage d'une semaine. Cette facilité de
la mettre en pièces ne laissa pas de lui déplaire, et, pour
s'assurer contre un tel péril il se mit à refaire son armet, le
garnissant en dedans de légères bandes de fer, de façon qu'il
demeurât satisfait de sa solidité; et, sans vouloir faire sur lui
de nouvelles expériences, il le tint pour un casque à visière de
la plus fine trempe.

Cela fait, il alla visiter sa monture; et quoique l'animal eût
plus de tares que de membres, et plus triste apparence que le
cheval de Gonéla, qui _tantum pellis et ossa fuit__[18]_, il lui
sembla que ni le Bucéphale d'Alexandre, ni le Babiéca du Cid, ne
lui étaient comparables. Quatre jours se passèrent à ruminer dans
sa tête quel nom il lui donnerait: «Car, se disait-il, il n'est
pas juste que cheval d'aussi fameux chevalier, et si bon par lui-
même, reste sans nom connu.» Aussi essayait-il de lui en
accommoder un qui désignât ce qu'il avait été avant d'entrer dans
la chevalerie errante, et ce qu'il était alors. La raison voulait
d'ailleurs que son maître changeant d'état, il changeât aussi de
nom, et qu'il en prît un pompeux et éclatant, tel que l'exigeaient
le nouvel ordre et la nouvelle profession qu'il embrassait. Ainsi,
après une quantité de noms qu'il composa, effaça, rogna, augmenta,
défit et refit dans sa mémoire et son imagination, à la fin il
vint à l'appeler _Rossinante__[19]__, _nom, à son idée,
majestueux et sonore, qui signifiait ce qu'il avait été et ce
qu'il était devenu, la première de toutes les rosses du monde.

Ayant donné à son cheval un nom, et si à sa fantaisie, il voulut
s'en donner un à lui-même; et cette pensée lui prit huit autres
jours, au bout desquels il décida de s'appeler _don Quichotte.
_C'est de là, comme on l'a dit, que les auteurs de cette véridique
histoire prirent occasion d'affirmer qu'il devait se nommer
Quixada, et non Quesada[20] comme d'autres ont voulu le faire
accroire. Se rappelant alors que le valeureux Amadis ne s'était
pas contenté de s'appeler Amadis tout court, mais qu'il avait
ajouté à son nom celui de sa patrie, pour la rendre fameuse, et
s'était appelé Amadis de Gaule, il voulut aussi, en bon chevalier,
ajouter au sien le nom de la sienne, et s'appeler _don Quichotte
de la Manche, _s'imaginant qu'il désignait clairement par là sa
race et sa patrie, et qu'il honorait celle-ci en prenant d'elle
son surnom.

Ayant donc nettoyé ses armes, fait du morion une salade, donné un
nom à son bidet et à lui-même la confirmation[21], il se persuada
qu'il ne lui manquait plus rien, sinon de chercher une dame de qui
tomber amoureux, car, pour lui, le chevalier errant sans amour
était un arbre sans feuilles et sans fruits, un corps sans âme. Il
se disait: «Si, pour la punition de mes péchés, ou plutôt par
faveur de ma bonne étoile, je rencontre par là quelque géant,
comme il arrive d'ordinaire aux chevaliers errants, que je le
renverse du premier choc ou que je le fende par le milieu du
corps, qu'enfin je le vainque et le réduise à merci, ne serait-il
pas bon d'avoir à qui l'envoyer en présent, pour qu'il entre et se
mette à genoux devant ma douce maîtresse, et lui dise d'une voix
humble et soumise: «Je suis, madame, le géant Caraculiambro,
seigneur de l'île Malindrania, qu'a vaincu en combat singulier le
jamais dignement loué chevalier don Quichotte de la Manche, lequel
m'a ordonné de me présenter devant Votre Grâce, pour que Votre
Grandeur dispose de moi tout à son aise?» Oh! combien se réjouit
notre bon chevalier quand il eut fait ce discours, et surtout
quand il eut trouvé à qui donner le nom de sa dame! Ce fut, à ce
que l'on croit, une jeune paysanne de bonne mine, qui demeurait
dans un village voisin du sien, et dont il avait été quelque temps
amoureux, bien que la belle n'en eût jamais rien su, et ne s'en
fût pas souciée davantage. Elle s'appelait Aldonza Lorenzo, et ce
fut à elle qu'il lui sembla bon d'accorder le titre de dame
suzeraine de ses pensées. Lui cherchant alors un nom qui ne
s'écartât pas trop du sien, qui sentît et représentât la grande
dame et la princesse, il vint à l'appeler _Dulcinée du Toboso,
_parce qu'elle était native de ce village: nom harmonieux à son
avis, rare et distingué, et non moins expressif que tous ceux
qu'il avait donnés à son équipage et à lui-même.

Chapitre II

_Qui traite de la première sortie que fit de son pays l'ingénieux
don Quichotte._


Ayant donc achevé ses préparatifs, il ne voulut pas attendre
davantage pour mettre à exécution son projet. Ce qui le pressait
de la sorte, c'était la privation qu'il croyait faire au monde par
son retard, tant il espérait venger d'offenses, redresser de
torts, réparer d'injustices, corriger d'abus, acquitter de dettes.
Ainsi, sans mettre âme qui vive dans la confidence de son
intention, et sans que personne le vît, un beau matin, avant le
jour, qui était un des plus brûlants du mois de juillet, il s'arma
de toutes pièces, monta sur Rossinante, coiffa son espèce de
salade, embrassa son écu, saisit sa lance, et, par la fausse porte
d'une basse-cour, sortit dans la campagne, ne se sentant pas
d'aise de voir avec quelle facilité il avait donné carrière à son
noble désir. Mais à peine se vit-il en chemin qu'une pensée
terrible l'assaillit, et telle, que peu s'en fallut qu'elle ne lui
fît abandonner l'entreprise commencée. Il lui vint à la mémoire
qu'il n'était pas armé chevalier; qu'ainsi, d'après les lois de la
chevalerie, il ne pouvait ni ne devait entrer en lice avec aucun
chevalier; et que, même le fût-il, il devait porter des armes
blanches, comme chevalier novice, sans devise sur l'écu, jusqu'à
ce qu'il l'eût gagnée par sa valeur. Ces pensées le firent hésiter
dans son propos; mais, sa folie l'emportant sur toute raison, il
résolut de se faire armer chevalier par le premier qu'il
rencontrerait, à l'imitation de beaucoup d'autres qui en agirent
ainsi, comme il l'avait lu dans les livres qui l'avaient mis en
cet état. Quant aux armes blanches, il pensait frotter si bien les
siennes, à la première occasion, qu'elles devinssent plus blanches
qu'une hermine. De cette manière, il se tranquillisa l'esprit, et
continua son chemin, qui n'était autre que celui que voulait son
cheval, car il croyait qu'en cela consistait l'essence des
aventures.

En cheminant ainsi, notre tout neuf aventurier se parlait à lui-
même, et disait:

«Qui peut douter que dans les temps à venir, quand se publiera la
véridique histoire de mes exploits, le sage qui les écrira, venant
à conter cette première sortie que je fais si matin, ne s'exprime
de la sorte: «À peine le blond Phébus avait-il étendu sur la
spacieuse face de la terre immense les tresses dorées de sa belle
chevelure; à peine les petits oiseaux nuancés de mille couleurs
avaient-ils salué des harpes de leurs langues, dans une douce et
mielleuse harmonie, la venue de l'aurore au teint de rose, qui,
laissant la molle couche de son jaloux mari, se montre aux mortels
du haut des balcons de l'horizon castillan, que le fameux
chevalier don Quichotte de la Manche, abandonnant le duvet oisif,
monta sur son fameux cheval Rossinante, et prit sa route à travers
l'antique et célèbre plaine de Montiel.»

En effet, c'était là qu'il cheminait; puis il ajouta:

«Heureux âge et siècle heureux, celui où paraîtront à la clarté du
jour mes fameuses prouesses dignes d'être gravées dans le bronze,
sculptées en marbre, et peintes sur bois, pour vivre éternellement
dans la mémoire des âges futurs! Ô toi, qui que tu sois, sage
enchanteur, destiné à devenir le chroniqueur de cette merveilleuse
histoire, je t'en prie, n'oublie pas mon bon Rossinante, éternel
compagnon de toutes mes courses et de tous mes voyages.»

Puis, se reprenant, il disait, comme s'il eût été réellement
amoureux:

«Ô princesse Dulcinée, dame de ce coeur captif! une grande injure
vous m'avez faite en me donnant congé, en m'imposant, par votre
ordre, la rigoureuse contrainte de ne plus paraître en présence de
votre beauté. Daignez, ô ma dame, avoir souvenance de ce coeur,
votre sujet, qui souffre tant d'angoisses pour l'amour de
vous.[22]«

À ces sottises, il en ajoutait cent autres, toutes à la manière de
celles que ses livres lui avaient apprises, imitant de son mieux
leur langage. Et cependant, il cheminait avec tant de lenteur, et
le soleil, qui s'élevait, dardait des rayons si brûlants, que la
chaleur aurait suffi pour lui fondre la cervelle s'il en eût
conservé quelque peu.

Il marcha presque tout le jour sans qu'il lui arrivât rien qui fût
digne d'être conté; et il s'en désespérait, car il aurait voulu
rencontrer tout aussitôt quelqu'un avec qui faire l'expérience de
la valeur de son robuste bras.

Des auteurs disent que la première aventure qui lui arriva fut
celle du Port-Lapice[23]; d'autres, celle des moulins à vent. Mais
ce que j'ai pu vérifier à ce sujet, et ce que j'ai trouvé consigné
dans les annales de la Manche, c'est qu'il alla devant lui toute
cette journée, et qu'au coucher du soleil, son bidet et lui se
trouvèrent harassés et morts de faim.

Alors regardant de toutes parts pour voir s'il ne découvrirait pas
quelque château, quelque hutte de bergers, où il pût chercher un
gîte et un remède à son extrême besoin, il aperçut non loin du
chemin où il marchait une hôtellerie[24], ce fut comme s'il eût vu
l'étoile qui le guidait aux portiques, si ce n'est au palais de sa
rédemption. Il pressa le pas, si bien qu'il y arriva à la tombée
de la nuit. Par hasard, il y avait sur la porte deux jeunes
filles, de celles-là qu'on appelle _de joie, _lesquelles s'en
allaient à Séville avec quelques muletiers qui s'étaient décidés à
faire halte cette nuit dans l'hôtellerie. Et comme tout ce qui
arrivait à notre aventurier, tout ce qu'il voyait ou pensait, lui
semblait se faire ou venir à la manière de ce qu'il avait lu, dès
qu'il vit l'hôtellerie, il s'imagina que c'était un château, avec
ses quatre tourelles et ses chapiteaux d'argent bruni, auquel ne
manquaient ni le pont-levis, ni les fossés, ni aucun des
accessoires que de semblables châteaux ont toujours dans les
descriptions. Il s'approcha de l'hôtellerie, qu'il prenait pour un
château, et, à quelque distance, il retint la bride à Rossinante,
attendant qu'un nain parût entre les créneaux pour donner avec son
cor le signal qu'un chevalier arrivait au château. Mais voyant
qu'on tardait, et que Rossinante avait hâte d'arriver à l'écurie,
il s'approcha de la porte, et vit les deux filles perdues qui s'y
trouvaient, lesquelles lui parurent deux belles damoiselles ou
deux gracieuses dames qui, devant la porte du château, folâtraient
et prenaient leurs ébats.

En ce moment il arriva, par hasard, qu'un porcher, qui rassemblait
dans des chaumes un troupeau de cochons (sans pardon ils
s'appellent ainsi), souffla dans une corne au son de laquelle ces
animaux se réunissent. Aussitôt don Quichotte s'imagina, comme il
le désirait, qu'un nain donnait le signal de sa venue. Ainsi donc,
transporté de joie, il s'approcha de l'hôtellerie et des dames,
lesquelles voyant venir un homme armé de la sorte, avec lance et
bouclier, allaient, pleines d'effroi, rentrer dans la maison. Mais
don Quichotte comprit à leur fuite la peur qu'elles avaient. Il
leva sa visière de carton, et, découvrant son sec et poudreux
visage, d'un air aimable et d'une voix posée, il leur dit:


«Que Vos Grâces ne prennent point la fuite, et ne craignent nulle
discourtoise offense; car, dans l'ordre de chevalerie que je
professe, il n'appartient ni ne convient d'en faire à personne, et
surtout à des damoiselles d'aussi haut parage que le démontrent
vos présences.»

Les filles le regardaient et cherchaient de tous leurs yeux son
visage sous la mauvaise visière qui le couvrait. Mais quand elles
s'entendirent appeler demoiselles, chose tellement hors de leur
profession, elles ne purent s'empêcher d'éclater de rire, et ce
fut de telle sorte que don Quichotte vint à se fâcher. Il leur dit
gravement:

«La politesse sied à la beauté, et le rire qui procède d'une cause
légère est une inconvenance; mais je ne vous dis point cela pour
vous causer de la peine, ni troubler votre belle humeur, la mienne
n'étant autre que de vous servir.»

Ce langage, que ne comprenaient point les dames, et la mauvaise
mine de notre chevalier augmentaient en elles le rire, et en lui
le courroux, tellement que la chose eût mal tourné, si, dans ce
moment même, n'eût paru l'hôtelier, gros homme que son embonpoint
rendait pacifique; lequel, voyant cette bizarre figure, accoutrée
d'armes si dépareillées, comme étaient la bride, la lance, la
rondache et le corselet, fut tout près d'accompagner les
demoiselles dans l'effusion de leur joie. Mais cependant, effrayé
de ce fantôme armé en guerre, il se ravisa et résolut de lui
parler poliment:

«Si Votre Grâce, seigneur chevalier, lui dit-il, vient chercher un
gîte, sauf le lit, car il n'y en a pas un seul dans cette
hôtellerie, tout le reste s'y trouvera en grande abondance.»

Don Quichotte voyant l'humilité du commandant de la forteresse,
puisque tels lui paraissaient l'hôte et l'hôtellerie, lui
répondit:

«Pour moi, seigneur châtelain, quoi que ce soit me suffit. _Mes
parures, ce sont les armes; mon repos, c'est le combat, _etc.[25]«

L'hôte pensa que l'étranger l'avait appelé châtelain parce qu'il
lui semblait un échappé de Castille[26], quoiqu'il fût Andalous, et
de la plage de San-Lucar, aussi voleur que Cacus, aussi goguenard
qu'un étudiant ou un page. Il lui répondit donc:

«À ce train-là, _les lits de Votre Grâce sont des rochers durs, et
son sommeil est toujours veiller__[27]__. _S'il en est ainsi,
vous pouvez mettre pied à terre, bien assuré de trouver dans cette
masure l'occasion et les occasions de ne pas dormir, non de la
nuit, mais de l'année entière.»

En disant cela, il fut tenir l'étrier à don Quichotte, lequel
descendit de cheval avec beaucoup de peine et d'efforts, comme un
homme qui n'avait pas rompu le jeûne de toute la journée.

Il dit aussitôt à l'hôtelier d'avoir grand soin de son cheval,
parce que c'était la meilleure bête qui portât selle au monde.
L'autre la regarda, et ne la trouva pas si bonne que disait don
Quichotte, pas même de moitié. Il l'arrangea pourtant dans
l'écurie, et revint voir ce que voulait son hôte, que les
demoiselles s'occupaient à désarmer, s'étant déjà réconciliées
avec lui. Elles lui avaient bien ôté la cuirasse de poitrine et
celle d'épaules; mais jamais elles ne purent venir à bout de lui
déboîter le hausse-col, ni de lui ôter l'informe salade que
tenaient attachée des rubans verts. Il fallait couper ces rubans,
dont on ne pouvait défaire les noeuds; mais don Quichotte ne
voulut y consentir en aucune façon, et préféra rester toute cette
nuit la salade en tête, ce qui faisait la plus étrange et la plus
gracieuse figure qui se pût imaginer; et, pendant cette cérémonie,
se persuadant que les coureuses qui le désarmaient étaient de
grandes dames du château, il leur dit, avec une grâce parfaite,
ces vers d'un vieux _romance:_

«Jamais ne fut chevalier si bien servi des dames que don Quichotte
quand il vint de son village; les damoiselles prenaient soin de
lui, et les princesses de son rossin», ou Rossinante, car tel est,
Mesdames, le nom de mon cheval, comme don Quichotte de la Manche
est le mien; et, bien que je ne voulusse pas me découvrir jusqu'à
ce que m'eussent découvert les exploits faits en votre service et
profit, leur besoin d'ajuster à l'occasion présente ce vieux
_romance _de Lancelot a été cause que vous avez su mon nom avant
la juste époque. Mais un temps viendra pour que Vos Seigneuries
commandent et que j'obéisse, et pour que la valeur de mon bras
témoigne du désir que j'ai de vous servir.»

Les donzelles, qui n'étaient pas faites à de semblables
rhétoriques, ne répondaient mot. Elles lui demandèrent s'il
voulait manger quelque chose.

«Quoi que ce fût, je m'en accommoderais, répondit don Quichotte;
car, si je ne me trompe, toute chose viendrait fort à point.»

Par bonheur, ce jour-là tombait un vendredi, et il n'y avait dans
toute l'hôtellerie que des tronçons d'un poisson séché qu'on
appelle, selon le pays, morue, merluche ou truitelle. On lui
demanda si, par hasard, Sa Grâce mangerait de la truitelle,
puisqu'il n'y avait pas d'autre poisson à lui servir.

«Pourvu qu'il y ait plusieurs truitelles, répondit don Quichotte,
elles pourront servir de truites, car il m'est égal qu'on me donne
huit réaux en monnaie ou bien une pièce de huit réaux. D'ailleurs,
il se pourrait qu'il en fût de ces truitelles comme du veau, qui
est plus tendre que le boeuf, ou comme du chevreau, qui est plus
tendre que le bouc. Mais, quoi que ce soit, apportez-le vite; car
la fatigue et le poids des armes ne se peuvent supporter sans
l'assistance de l'estomac.»

On lui dressa la table à la porte de l'hôtellerie, pour qu'il y
fût au frais, et l'hôte lui apporta une ration de cette merluche
mal détrempée et plus mal assaisonnée, avec du pain aussi noir et
moisi que ses armes. C'était à mourir de rire que de le voir
manger; car, comme il avait la salade mise et la visière levée, il
ne pouvait rien porter à la bouche avec ses mains. Il fallait
qu'un autre l'embecquât; si bien qu'une de ces dames servit à cet
office. Quant à lui donner à boire, ce ne fut pas possible, et ce
ne l'aurait jamais été si l'hôte ne se fût avisé de percer de part
en part un jonc dont il lui mit l'un des bouts dans la bouche,
tandis que par l'autre il lui versait du vin. À tout cela, le
pauvre chevalier prenait patience, plutôt que de couper les rubans
de son morion.

Sur ces entrefaites, un châtreur de porcs vint par hasard à
l'hôtellerie, et se mit, en arrivant, à souffler cinq ou six fois
dans son sifflet de jonc. Cela suffit pour confirmer don Quichotte
dans la pensée qu'il était en quelque fameux château, qu'on lui
servait un repas en musique, que la merluche était de la truite,
le pain bis du pain blanc, les drôlesses des dames, et l'hôtelier
le châtelain du château. Aussi donnait-il pour bien employées sa
résolution et sa sortie. Pourtant, ce qui l'inquiétait le plus,
c'était de ne pas se voir armé chevalier; car il lui semblait
qu'il ne pouvait légitimement s'engager dans aucune aventure sans
avoir reçu l'ordre de chevalerie.

Chapitre III

_Où l'on raconte de quelle gracieuse manière don Quichotte se fit
armer chevalier._


Ainsi tourmenté de cette pensée, il dépêcha son maigre souper
d'auberge; puis, dès qu'il l'eut achevé, il appela l'hôte, et, le
menant dans l'écurie, dont il ferma la porte, il se mit à genoux
devant lui en disant:

«Jamais je ne me lèverai d'où je suis, valeureux chevalier, avant
que Votre Courtoisie m'octroie un don que je veux lui demander,
lequel tournera à votre gloire et au service du genre humain.»

Quand il vit son hôte à ses pieds, et qu'il entendit de semblables
raisons, l'hôtelier le regardait tout surpris, sans savoir que
faire ni que dire, et s'opiniâtrait à le relever. Mais il ne put y
parvenir, si ce n'est en lui disant qu'il lui octroyait le don
demandé.

«Je n'attendais pas moins, seigneur, de votre grande magnificence,
répondit don Quichotte; ainsi, je vous le déclare, ce don que je
vous demande, et que votre libéralité m'octroie, c'est que demain
matin vous m'armiez chevalier. Cette nuit, dans la chapelle de
votre château, je passerai la veillée des armes, et demain, ainsi
que je l'ai dit, s'accomplira ce que tant je désire, afin de
pouvoir, comme il se doit, courir les quatre parties du monde,
cherchant les aventures au profit des nécessiteux, selon le devoir
de la chevalerie et des chevaliers errants comme moi, qu'à de
semblables exploits porte leur inclination.»

L'hôtelier, qui était passablement matois, comme on l'a dit, et
qui avait déjà quelque soupçon du jugement fêlé de son hôte,
acheva de s'en convaincre quand il lui entendit tenir de tels
propos; mais, pour s'apprêter de quoi rire cette nuit, il résolut
de suivre son humeur, et lui répondit qu'il avait parfaitement
raison d'avoir ce désir; qu'une telle résolution était propre et
naturelle aux gentilshommes de haute volée, comme il semblait
être, et comme l'annonçait sa bonne mine.

«Moi-même, ajouta-t-il, dans les années de ma jeunesse, je me suis
adonné à cet honorable exercice; j'ai parcouru diverses parties du
monde, cherchant mes aventures, sans manquer à visiter le faubourg
aux Perches de Malaga, les îles de Riaran, le compas de Séville,
l'aqueduc de Ségovie, l'oliverie de Valence, les rondes de
Grenade, la plage de San-Lucar, le haras de Cordoue, les
guinguettes de Tolède[28], et d'autres endroits où j'ai pu exercer
aussi bien la vitesse de mes pieds que la subtilité de mes mains,
causant une foule de torts, courtisant des veuves, défaisant
quelques demoiselles, et trompant beaucoup d'orphelins, finalement
me rendant célèbre dans presque tous les tribunaux et cours que
possède l'Espagne. À la fin je suis venu me retirer dans ce mien
château, où je vis de ma fortune et de celle d'autrui, y recevant
tous les chevaliers errants de quelque condition et qualité qu'ils
soient, seulement pour la grande affection que je leur porte, et
pourvu qu'ils partagent avec moi leurs finances en retour de mes
bonnes intentions.»

L'hôtelier lui dit aussi qu'il n'y avait dans son château aucune
chapelle où passer la veillée des armes, parce qu'on l'avait
abattue pour en bâtir une neuve; mais qu'il savait qu'en cas de
nécessité, on pouvait passer cette veillée partout où bon
semblait, et qu'il pourrait fort bien veiller cette nuit dans la
cour du château; que, le matin venu, s'il plaisait à Dieu, on
ferait toutes les cérémonies voulues, de manière qu'il se trouvât
armé chevalier, et aussi chevalier qu'on pût l'être au monde.

Il lui demanda de plus s'il portait de l'argent. Don Quichotte
répondit qu'il n'avait pas une obole, parce qu'il n'avait jamais
lu dans les histoires des chevaliers errants qu'aucun d'eux s'en
fût muni. À cela l'hôte répliqua qu'il se trompait: car, bien que
les histoires n'en fissent pas mention, leurs auteurs n'ayant pas
cru nécessaire d'écrire une chose aussi simple et naturelle que
celle de porter de l'argent et des chemises blanches, il ne
fallait pas croire pour cela que les chevaliers errants n'en
portassent point avec eux; qu'ainsi il tînt pour sûr et dûment
vérifié que tous ceux dont tant de livres sont pleins et rendent
témoignage portaient, à tout événement, la bourse bien garnie,
ainsi que des chemises et un petit coffret plein d'onguents pour
panser les blessures qu'ils recevaient.

«En effet, ajoutait l'hôte, il ne se trouvait pas toujours dans
les plaines et les déserts où se livraient leurs combats, où
s'attrapaient leurs blessures, quelqu'un tout à point pour les
panser, à moins qu'ils n'eussent pour ami quelque sage enchanteur
qui vînt incontinent à leurs secours, amenant dans quelque nue, à
travers les airs, quelque damoiselle ou nain avec quelque fiole
d'une eau de telle vertu, que d'en avaler quelques gouttes les
guérissait tout aussitôt de leurs blessures, comme s'ils n'eussent
jamais eu le moindre mal; mais, à défaut d'une telle assistance,
les anciens chevaliers tinrent pour chose fort bien avisée que
leurs écuyers fussent pourvus d'argent et d'autres provisions
indispensables, comme de la charpie et des onguents pour les
panser; et s'il arrivait, par hasard, que les chevaliers n'eussent
point d'écuyer, ce qui se voyait rarement, eux-mêmes portaient
tout cela sur la croupe de leurs chevaux, dans une toute petite
besace, comme si c'eût été autre chose de plus d'importance; car,
à moins de ce cas particulier, cet usage de porter besace ne fut
pas très-suivi par les chevaliers errants.»

En conséquence, il lui donnait le conseil, et l'ordre même au
besoin, comme à son filleul d'armes, ou devant bientôt l'être, de
ne plus se mettre désormais en route sans argent et sans
provisions, et qu'il verrait, quand il y penserait le moins, comme
il se trouverait bien de sa prévoyance. Don Quichotte lui promit
d'accomplir ponctuellement ce qu'il lui conseillait.

Aussitôt tout fut mis en ordre pour qu'il fît la veillée des armes
dans une grande basse-cour à côté de l'hôtellerie. Don Quichotte,
ramassant toutes les siennes, les plaça sur une auge, à côté d'un
puits; ensuite il embrassa son écu, saisit sa lance, et, d'une
contenance dégagée, se mit à passer et repasser devant
l'abreuvoir. Quand il commença cette promenade, la nuit commençait
à tomber. L'hôtelier avait conté à tous ceux qui se trouvaient
dans l'hôtellerie la folie de son hôte, sa veillée des armes et la
cérémonie qui devait se faire pour l'armer chevalier. Étonnés
d'une si bizarre espèce de folie, ils allèrent le regarder de
loin. Tantôt il se promenait d'un pas lent et mesuré; tantôt,
appuyé sur sa lance, il tenait fixement les yeux sur ses armes, et
ne les en ôtait d'une heure entière. La nuit se ferma tout à fait;
mais la lune jetait tant de clarté, qu'elle pouvait le disputer à
l'astre qui la lui prêtait, de façon que tout ce que faisait le
chevalier novice était parfaitement vu de tout le monde.

En ce moment, il prit fantaisie à l'un des muletiers qui s'étaient
hébergés dans la maison d'aller donner de l'eau à ses bêtes, et
pour cela il fallait enlever de dessus l'auge les armes de don
Quichotte; lequel, voyant venir cet homme, lui dit à haute voix:

«Ô toi, qui que tu sois, téméraire chevalier, qui viens toucher
les armes du plus valeureux chevalier errant qui ait jamais ceint
l'épée, prends garde à ce que tu fais, et ne les touche point, si
tu ne veux laisser ta vie pour prix de ton audace.»

Le muletier n'eut cure de ces propos, et mal lui en prit, car il
se fût épargné celle de sa santé; au contraire, empoignant les
courroies, il jeta le paquet loin de lui; ce que voyant, don
Quichotte tourna les yeux au ciel, et, élevant son âme, à ce qu'il
parut, vers sa souveraine Dulcinée, il s'écria:

«Secourez-moi, ma dame, en cette première offense qu'essuie ce
coeur, votre vassal; que votre aide et faveur ne me manquent point
dans ce premier péril.»

Et tandis qu'il tenait ces propos et d'autres semblables, jetant
sa rondache, il leva sa lance à deux mains, et en déchargea un si
furieux coup sur la tête du muletier, qu'il le renversa par terre
en si piteux état, qu'un second coup lui eût ôté tout besoin
d'appeler un chirurgien. Cela fait, il ramassa ses armes, et se
remit à marcher de long en large avec autant de calme
qu'auparavant.

Peu de temps après, et sans savoir ce qui s'était passé, car le
muletier gisait encore sans connaissance, un de ses camarades
s'approcha dans la même intention d'abreuver ses mules. Mais, au
moment où il enlevait les armes pour débarrasser l'auge, voilà
que, sans dire mot et sans demander faveur à personne, don
Quichotte jette de nouveau son écu, lève de nouveau sa lance, et,
sans la mettre en pièces, en fait plus de trois de la tête du
second muletier, car il la lui fend en quatre. Tous les gens de la
maison accoururent au bruit, et l'hôtelier parmi eux. En les
voyant, don Quichotte embrassa son écu, et, mettant l'épée à la
main, il s'écria:

«Ô dame de beauté, aide et réconfort de mon coeur défaillant,
voici le moment de tourner les yeux de ta grandeur sur ce
chevalier, ton esclave, que menace une si formidable aventure.»

Ces mots lui rendirent tant d'assurance, que, si tous les
muletiers du monde l'eussent assailli, il n'aurait pas reculé d'un
pas. Les camarades des blessés, qui les virent en cet état,
commencèrent à faire pleuvoir de loin des pierres sur don
Quichotte, lequel, du mieux qu'il pouvait, se couvrait avec son
écu, et n'osait s'éloigner de l'auge, pour ne point abandonner ses
armes. L'hôtelier criait qu'on le laissât tranquille, qu'il leur
avait bien dit que c'était un fou, et qu'en qualité de fou il en
sortirait quitte, les eût-il tués tous. De son côté, don Quichotte
criait plus fort, les appelant traîtres et mécréants, et disant
que le seigneur du château était un chevalier félon et malappris,
puisqu'il permettait qu'on traitât de cette manière les chevaliers
errants.

«Si j'avais reçu, ajoutait-il, l'ordre de chevalerie, je lui
ferais bien voir qu'il est un traître; mais de vous, impure et
vile canaille, je ne fais aucun cas. Jetez, approchez, venez et
attaquez-moi de tout votre pouvoir, et vous verrez quel prix
emportera votre folle audace.»

Il disait cela d'un air si résolu et d'un ton si hautain, qu'il
glaça d'effroi les assaillants, tellement que, cédant à la peur et
aux remontrances de l'hôtelier, ils cessèrent de lui jeter des
pierres. Alors don Quichotte laissa emporter les deux blessés, et
se remit à la veillée des armes avec le même calme et la même
gravité qu'auparavant.

L'hôtelier cessa de trouver bonnes les plaisanteries de son hôte,
et, pour y mettre fin, il résolut de lui donner bien vite son
malencontreux ordre de chevalerie, avant qu'un autre malheur
arrivât. S'approchant donc humblement, il s'excusa de l'insolence
qu'avaient montrée ces gens de rien, sans qu'il en eût la moindre
connaissance, lesquels, au surplus, étaient assez châtiés de leur
audace. Il lui répéta qu'il n'y avait point de chapelle dans ce
château; mais que, pour ce qui restait à faire, elle n'était pas
non plus indispensable, ajoutant que le point capital pour être
armé chevalier consistait dans les deux coups sur la nuque et sur
l'épaule, suivant la connaissance qu'il avait du cérémonial de
l'ordre, et que cela pouvait se faire au milieu des champs; qu'en
ce qui touchait à la veillée des armes, il était bien en règle,
puisque deux heures de veillée suffisaient, et qu'il en avait
passé plus de quatre.

Don Quichotte crut aisément tout cela; il dit à l'hôtelier qu'il
était prêt à lui obéir, et le pria d'achever avec toute la
célérité possible.

«Car, ajouta-t-il, si l'on m'attaquait une seconde fois, et que je
me visse armé chevalier, je ne laisserais pas âme vivante dans le
château, excepté toutefois celle qu'il vous plairait, et que
j'épargnerais par amour de vous.»

Peu rassuré d'un tel avis, le châtelain s'en alla quérir un livre
où il tenait note de la paille et de l'orge qu'il donnait aux
muletiers. Bientôt, accompagné d'un petit garçon qui portait un
bout de chandelle, et des deux demoiselles en question, il revint
où l'attendait don Quichotte, auquel il ordonna de se mettre à
genoux; puis, lisant dans son manuel comme s'il eût récité quelque
dévote oraison, au milieu de sa lecture, il leva la main, et lui
en donna un grand coup sur le chignon; ensuite, de sa propre épée,
un autre coup sur l'épaule, toujours marmottant entre ses dents
comme s'il eût dit des patenôtres. Cela fait, il commanda à l'une
de ces dames de lui ceindre l'épée, ce qu'elle fit avec beaucoup
de grâce et de retenue, car il n'en fallait pas une faible dose
pour s'empêcher d'éclater de rire à chaque point des cérémonies.
Mais les prouesses qu'on avait déjà vu faire au chevalier novice
tenaient le rire en respect. En lui ceignant l'épée, la bonne dame
lui dit:

«Que Dieu rende Votre Grâce très-heureux chevalier, et lui donne
bonne chance dans les combats.»

Don Quichotte lui demanda comment elle s'appelait, afin qu'il sût
désormais à qui rester obligé de la faveur qu'elle lui avait
faite; car il pensait lui donner part à l'honneur qu'il acquerrait
par la valeur de son bras. Elle répondit avec beaucoup d'humilité
qu'elle s'appelait la Tolosa, qu'elle était fille d'un ravaudeur
de Tolède, qui demeurait dans les échoppes de Sancho-Bienaya, et
que, en quelque part qu'elle se trouvât, elle s'empresserait de le
servir, et le tiendrait pour son seigneur. Don Quichotte,
répliquant, la pria, par amour de lui, de vouloir bien désormais
prendre le _don, _et s'appeler doña Tolosa: ce qu'elle promit de
faire. L'autre lui chaussa l'éperon, et il eut avec elle presque
le même dialogue qu'avec celle qui avait ceint l'épée: quand il
lui demanda son nom, elle répondit qu'elle s'appelait la Meunière,
et qu'elle était fille d'un honnête meunier d'Antéquéra. À celle-
ci don Quichotte demanda de même qu'elle prît le _don _et
s'appelât doña Molinera, lui répétant ses offres de service et de
faveurs. Ces cérémonies, comme on n'en avait jamais vu, ainsi
faites au galop et en toute hâte, don Quichotte brûlait
d'impatience de se voir à cheval, et de partir à la quête des
aventures; il sella Rossinante au plus vite, l'enfourcha, et,
embrassant son hôte, il lui dit des choses si étranges, pour le
remercier de la faveur qu'il lui avait faite en l'armant
chevalier, qu'il est impossible de réussir à les rapporter
fidèlement. Pour le voir au plus tôt hors de sa maison, l'hôtelier
lui rendit, quoique en moins de paroles, la monnaie de ses
compliments, et sans lui demander son écot, le laissa partir à la
grâce de Dieu.

Chapitre IV

_De ce qui arriva à notre chevalier quand il quitta
l'hôtellerie_


L'aube du jour commençait à poindre quand don Quichotte sortit de
l'hôtellerie, si content, si glorieux, si plein de ravissement de
se voir armé chevalier, que sa joie en faisait tressaillir
jusqu'aux sangles de son cheval. Toutefois, venant à se rappeler
les conseils de son hôte au sujet des provisions si nécessaires
dont il devait être pourvu, entre autres l'argent et les chemises,
il résolut de s'en retourner chez lui pour s'y accommoder de tout
ce bagage, et encore d'un écuyer, comptant prendre à son service
un paysan, son voisin, pauvre et chargé d'enfants, mais très-
propre à l'office d'écuyer dans la chevalerie errante. Cette
résolution prise, il tourna Rossinante du côté de son village, et
celui-ci, comme s'il eût reconnu le chemin de son gîte, se mit à
détaler de si bon coeur, qu'il semblait que ses pieds ne
touchaient pas à terre.

Don Quichotte n'avait pas fait encore grand trajet, quand il crut
s'apercevoir que, de l'épaisseur d'un bois qui se trouvait à sa
droite, s'échappaient des cris plaintifs comme d'une personne qui
se plaignait. À peine les eut-il entendus qu'il s'écria:

«Grâces soient rendues au ciel pour la faveur qu'il m'accorde,
puisqu'il m'envoie si promptement des occasions de remplir les
devoirs de mon état et de recueillir le fruit de mes bons
desseins. Ces cris, sans doute, sont ceux d'un nécessiteux ou
d'une nécessiteuse qui nécessite mon secours et ma protection.»

Aussitôt, tournant bride, il dirigea Rossinante vers l'endroit
d'où les cris lui semblaient partir. Il n'avait pas fait vingt pas
dans le bois, qu'il vit une jument attachée à un chêne, et, à un
autre chêne, également attaché un jeune garçon de quinze ans au
plus, nu de la tête à la ceinture. C'était lui qui jetait ces cris
plaintifs, et non sans cause vraiment, car un vigoureux paysan lui
administrait une correction à grand coups d'une ceinture de cuir,
accompagnant chaque décharge d'une remontrance et d'un conseil.

«La bouche close, lui disait-il, et les yeux éveillés!»

Le jeune garçon répondait:

«Je ne le ferai plus, mon seigneur; par la passion de Dieu, je ne
le ferai plus, et je promets d'avoir à l'avenir plus grand soin du
troupeau.»

En apercevant cette scène, don Quichotte s'écria d'une voix
courroucée:

«Discourtois chevalier, il vous sied mal de vous attaquer à qui ne
peut se défendre; montez sur votre cheval, et prenez votre lance
(car une lance[29] était aussi appuyée contre l'arbre où la jument
se trouvait attachée), et je vous ferai voir qu'il est d'un lâche
de faire ce que vous faites à présent.»

Le paysan, voyant tout à coup fondre sur lui ce fantôme couvert
d'armes, qui lui brandissait sa lance sur la poitrine, se tint
pour mort, et d'un ton patelin répondit:

«Seigneur chevalier, ce garçon que vous me voyez châtier est un
mien valet qui me sert à garder un troupeau de brebis dans ces
environs; mais il est si négligent, que chaque jour il en manque
quelqu'une; et parce que je châtie sa paresse, ou peut-être sa
friponnerie, il dit que c'est par vilenie, et pour ne pas lui
payer les gages que je lui dois. Mais, sur mon Dieu et sur mon
âme, il en a menti.

-- Menti devant moi, méchant vilain! reprit don Quichotte. Par le
soleil qui nous éclaire, je ne sais qui me retient de vous passer
ma lance à travers le corps. Payez-le sur-le-champ, et sans
réplique; sinon, je jure Dieu, que je vous extermine et vous
anéantis sur le coup. Qu'on le détache.»

Le paysan baissa la tête, et, sans répondre mot, détacha son
berger, auquel don Quichotte demanda combien lui devait son
maître.

«Neuf mois, dit-il, à sept réaux chaque.»

Don Quichotte fit le compte, et, trouvant que la somme montait à
soixante-trois réaux, il dit au laboureur de les débourser sur-le-
champ, s'il ne voulait mourir. Le vilain répondit, tout tremblant,
que, par le mauvais pas où il se trouvait, et, par le serment
qu'il avait fait déjà (il n'avait encore rien juré), il affirmait
que la somme n'était pas si forte; qu'il fallait en rabattre et
porter en ligne de compte trois paires de souliers qu'il avait
fournies à son valet, et un réal pour deux saignées qu'on lui
avait faites étant malade.

«Tout cela est bel et bon, répliqua don Quichotte; mais que les
souliers et la saignée restent pour les coups que vous lui avez
donnés sans motif. S'il a déchiré le cuir des souliers que vous
avez payés, vous avez déchiré celui de son corps; et si le barbier
lui a tiré du sang étant malade, vous lui en avez tiré en bonne
santé. Partant, il ne vous doit rien.

-- Le malheur est, seigneur chevalier, que je n'ai pas d'argent
ici; mais qu'André s'en retourne à la maison avec moi, et je lui
payerai son dû, un réal sur l'autre.

-- Que je m'en aille avec lui! s'écria le jeune garçon; ah bien
oui, seigneur; Dieu m'en préserve d'y penser! S'il me tenait seul
à seul, il m'écorcherait vif comme un saint Barthélemi.

-- Non, non, il n'en fera rien, reprit don Quichotte. Il suffit
que je le lui ordonne pour qu'il me garde respect; et, pourvu
qu'il me le jure par la loi de la chevalerie qu'il a reçue, je le
laisse aller libre, et je réponds du payement.

-- Que Votre Grâce, seigneur, prenne garde à ce qu'elle dit,
reprit le jeune garçon; mon maître que voici n'est point
chevalier, et n'a jamais reçu d'ordre de chevalerie; c'est Juan
Haldudo le riche, bourgeois de Quintanar.

-- Qu'importe? répondit don Quichotte; il peut y avoir des Haldudo
chevaliers; et d'ailleurs chacun est fils de ses oeuvres.

-- C'est bien vrai, reprit André; mais de quelles oeuvres ce
maître-là est-il fils, lui qui me refuse mes gages, le prix de ma
sueur et de mon travail?

-- Je ne refuse pas, André, mon ami, répondit le laboureur;
faites-moi le plaisir de venir avec moi, et je jure par tous les
ordres de chevalerie qui existent dans le monde de vous payer,
comme je l'ai dit, un réal sur l'autre, et même avec les intérêts.

-- Des intérêts je vous fais grâce, reprit don Quichotte; payez-le
en bons deniers comptants, c'est tout ce que j'exige. Et prenez
garde d'accomplir ce que vous venez de jurer; sinon, et par le
même serment, je jure de revenir vous chercher et vous châtier; je
saurai bien vous découvrir, fussiez-vous mieux caché qu'un lézard
de muraille. Et si vous voulez savoir qui vous donne cet ordre,
pour être plus sérieusement tenu de l'accomplir, sachez que je
suis le valeureux don Quichotte de la Manche, le défaiseur de
torts et le réparateur d'iniquités. Maintenant, que Dieu vous
bénisse! mais n'oubliez pas ce qui est promis et juré, sous peine
de la peine prononcée.»

Disant cela, il piqua des deux à Rossinante, et disparut en un
instant.

Le laboureur le suivit des yeux, et quand il vit que don Quichotte
avait traversé le bois et ne paraissait plus, il revint à son
valet André:

«Or çà, lui dit-il, venez ici, mon fils, je veux vous payer ce que
je vous dois, comme ce défaiseur de torts m'en a laissé l'ordre.

-- Je le jure bien, reprit André, et Votre Grâce fera sagement
d'exécuter l'ordonnance de ce bon chevalier, auquel Dieu donne
mille années de vie pour sa vaillance et sa bonne justice, et qui
reviendra, par la vie de saint Roch, si vous ne me payez, exécuter
ce qu'il a dit.

-- Moi aussi, je le jure, reprit le laboureur; mais, par le grand
amour que je vous porte, je veux accroître la dette pour accroître
le payement.»

Et le prenant par le bras, il revint l'attacher au même chêne, où
il lui donna tant de coups, qu'il le laissa pour mort.

«Appelez maintenant, seigneur André, disait le laboureur, appelez
le défaiseur de torts; vous verrez s'il défait celui-ci; quoique
je croie pourtant qu'il n'est pas encore complètement fait, car il
me prend envie de vous écorcher tout vif, comme vous en aviez
peur.»

À la fin, il le détacha, et lui donna permission d'aller chercher
son juge pour qu'il exécutât la sentence rendue. André partit tout
éploré, jurant qu'il irait chercher le valeureux don Quichotte de
la Manche, qu'il lui conterait de point en point ce qui s'était
passé, et que son maître le lui payerait au quadruple. Mais avec
tout cela, le pauvre garçon s'en alla pleurant, et son maître
resta à rire; et c'est ainsi que le tort fut redressé par le
valeureux don Quichotte.

Celui-ci, enchanté de l'aventure, qui lui semblait donner un
heureux et magnifique début à ses prouesses de chevalerie,
cheminait du côté de son village, disant à mi-voix:

«Tu peux bien te nommer heureuse par-dessus toutes les femmes qui
vivent aujourd'hui dans ce monde, ô par-dessus toutes les belles
belle Dulcinée du Toboso, puisque le sort t'a fait la faveur
d'avoir pour sujet et pour esclave de tes volontés un chevalier
aussi vaillant et aussi renommé que l'est et le sera don Quichotte
de la Manche, lequel, comme tout le monde le sait, reçut hier
l'ordre de chevalerie, et dès aujourd'hui a redressé le plus
énorme tort qu'ait inventé l'injustice et commis la cruauté, en
ôtant le fouet de la main à cet impitoyable bourreau qui déchirait
avec si peu de raison le corps de ce délicat enfant.»

En disant cela, il arrivait à un chemin qui se divisait en quatre,
et tout aussitôt lui vint à l'esprit le souvenir des carrefours où
les chevaliers errants se mettaient à penser quel chemin ils
choisiraient. Et, pour les imiter, il resta un moment immobile;
puis, après avoir bien réfléchi, il lâcha la bride à Rossinante,
remettant sa volonté à celle du bidet, lequel suivit sa première
idée, qui était de prendre le chemin de son écurie. Après avoir
marché environ deux milles, don Quichotte découvrit une grande
troupe de gens, que depuis l'on sut être des marchands de Tolède,
qui allaient acheter de la soie à Murcie. Ils étaient six, portant
leurs parasols, avec quatre valets à cheval et trois garçons de
mules à pied. À peine don Quichotte les aperçut-il, qu'il
s'imagina faire rencontre d'une nouvelle aventure, et, pour imiter
autant qu'il lui semblait possible les passes d'armes qu'il avait
lues dans ses livres, il crut trouver tout à propos l'occasion
d'en faire une à laquelle il songeait. Ainsi, prenant l'air fier
et la contenance assurée, il s'affermit bien sur ses étriers,
empoigna sa lance, se couvrit la poitrine de son écu, et, campé au
beau milieu du chemin, il attendit l'approche de ces chevaliers
errants, puisqu'il les tenait et jugeait pour tels. Dès qu'ils
furent arrivés à portée de voir et d'entendre, don Quichotte éleva
la voix, et d'un ton arrogant leur cria:

«Que tout le monde s'arrête, si tout le monde ne confesse qu'il
n'y a dans le monde entier demoiselle plus belle que l'impératrice
de la Manche, la sans pareille Dulcinée du Toboso.»

Les marchands s'arrêtèrent, au bruit de ces paroles, pour
considérer l'étrange figure de celui qui les disait, et, par la
figure et par les paroles, ils reconnurent aisément la folie du
pauvre diable. Mais ils voulurent voir plus au long où pouvait
tendre cette confession qu'il leur demandait, et l'un d'eux, qui
était quelque peu goguenard et savait fort discrètement railler,
lui répondit:

«Seigneur chevalier, nous ne connaissons pas cette belle dame dont
vous parlez; faites-nous-la voir, et, si elle est d'une beauté
aussi incomparable que vous nous le signifiez, de bon coeur et
sans nulle contrainte nous confesserons la vérité que votre bouche
demande.

-- Si je vous la faisais voir, répliqua don Quichotte, quel beau
mérite auriez-vous à confesser une vérité si manifeste?
L'important, c'est que, sans la voir, vous le croyiez, confessiez,
affirmiez, juriez et souteniez les armes à la main. Sinon, en
garde et en bataille, gens orgueilleux et démesurés; que vous
veniez un à un, comme l'exige l'ordre de chevalerie, ou bien tous
ensemble, comme c'est l'usage et la vile habitude des gens de
votre trempe, je vous attends ici, et je vous défie, confiant dans
la raison que j'ai de mon côté.

-- Seigneur chevalier, reprit le marchand, je supplie Votre Grâce,
au nom de tous tant que nous sommes de princes ici, qu'afin de ne
pas charger nos consciences en confessant une chose que nous
n'avons jamais vue ni entendue, et qui est en outre si fort au
détriment des impératrices et reines de la Castille et de
l'Estrémadure, vous vouliez bien nous montrer quelque portrait de
cette dame; ne fût-il pas plus gros qu'un grain d'orge, par
l'échantillon nous jugerons de la pièce, et tandis que nous
garderons l'esprit en repos, Votre Grâce recevra pleine
satisfaction. Et je crois même, tant nous sommes déjà portés en sa
faveur, que son portrait nous fît-il voir qu'elle est borgne d'un
oeil, et que l'autre distille du soufre et du vermillon, malgré
cela, pour complaire à Votre Grâce, nous dirions à sa louange tout
ce qu'il vous plaira.

-- Elle ne distille rien, canaille infâme, s'écria don Quichotte
enflammé de colère; elle ne distille rien, je le répète, de ce que
vous venez de dire, mais bien du musc et de l'ambre; elle n'est ni
tordue, ni bossue, mais plus droite qu'un fuseau de Guadarrama. Et
vous allez payer le blasphème énorme que vous avez proféré contre
une beauté du calibre de celle de ma dame.»

En disant cela, il se précipite, la lance baissée, contre celui
qui avait porté la parole, avec tant d'ardeur et de furie, que, si
quelque bonne étoile n'eût fait trébucher et tomber Rossinante au
milieu de la course, mal en aurait pris à l'audacieux marchand.
Rossinante tomba donc, et envoya rouler son maître à dix pas plus
loin, lequel s'efforçait de se relever, sans en pouvoir venir à
bout, tant le chargeaient et l'embarrassaient la lance, l'écu, les
éperons, la salade et le poids de sa vieille armure; et, au milieu
des incroyables efforts qu'il faisait vainement pour se remettre
sur pied, il ne cessait de dire:

«Ne fuyez pas, race de poltrons, race d'esclaves; ne fuyez pas.
Prenez garde que ce n'est point par ma faute, mais par celle de
mon cheval, que je suis étendu sur la terre.»

Un garçon muletier, de la suite des marchands, qui sans doute
n'avait pas l'humeur fort endurante, ne put entendre proférer au
pauvre chevalier tombé tant d'arrogances et de bravades, sans
avoir envie de lui en donner la réponse sur les côtes.
S'approchant de lui, il lui arracha sa lance, en fit trois ou
quatre morceaux, et de l'un d'eux se mit à frapper si fort et si
dru sur notre don Quichotte, qu'en dépit de ses armes il le moulut
comme plâtre. Ses maîtres avaient beau lui crier de ne pas tant
frapper, et de le laisser tranquille, le muletier avait pris goût
au jeu, et ne voulut quitter la partie qu'après avoir ponté tout
le reste de sa colère. Il ramassa les autres éclats de la lance,
et acheva de les briser l'un après l'autre sur le corps du
misérable abattu, lequel, tandis que cette grêle de coups lui
pleuvait sur les épaules, ne cessait d'ouvrir la bouche pour
menacer le ciel et la terre et les voleurs de grand chemin qui le
traitaient ainsi. Enfin le muletier se fatigua, et les marchands
continuèrent leur chemin, emportant de quoi conter pendant tout le
voyage sur l'aventure du pauvre fou bâtonné.

Celui-ci, dès qu'il se vit seul, essaya de nouveau de se relever;
mais s'il n'avait pu en venir à bout lorsqu'il était sain et bien
portant, comment aurait-il mieux réussi étant moulu et presque
anéanti? Et pourtant il faisait contre fortune bon coeur,
regardant sa disgrâce comme propre et commune aux chevaliers
errants, et l'attribuant d'ailleurs tout entière à la faute de son
cheval. Mais, quant à se lever, ce n'était pas possible, tant il
avait le corps meurtri et disloqué.

Chapitre V

_Où se continue le récit de la disgrâce de notre chevalier_


Voyant donc qu'en effet il ne pouvait remuer, don Quichotte prit
le parti de recourir à son remède ordinaire, qui était de songer à
quelque passage de ses livres; et sa folie lui remit aussitôt en
mémoire l'aventure de Baudouin et du marquis de Mantoue, lorsque
Charlot abandonna le premier, blessé dans la montagne: histoire
sue des enfants, comme des jeunes gens, vantée et même crue des
vieillards, et véritable avec tout cela, comme les miracles de
Mahomet. Celle-là donc lui sembla venir tout exprès pour sa
situation; et, donnant les signes de la plus vive douleur, il
commença à se rouler par terre, et à dire d'une voix affaiblie,
justement ce que disait, disait-on, le chevalier blessé: «Ô ma
dame, où es-tu, que mon mal te touche si peu? ou tu ne le sais
pas, ou tu es fausse et déloyale.» De la même manière, il continua
de réciter le romance, et quand il fut aux vers qui disent: «Ô
noble marquis de Mantoue, mon oncle et seigneur par le sang», le
hasard fit passer par là un laboureur de son propre village et
demeurant tout près de sa maison, lequel venait de conduire une
charge de blé au moulin. Voyant cet homme étendu, il s'approcha,
et lui demanda qui il était, et quel mal il ressentait pour se
plaindre si tristement. Don Quichotte crut sans doute que c'était
son oncle le marquis de Mantoue; aussi ne lui répondit-il pas
autre chose que de continuer son romance, où Baudouin lui rendait
compte de sa disgrâce, et des amours du fils de l'empereur avec sa
femme, tout cela mot pour mot, comme on le chante dans le
romance[30]. Le laboureur écoutait tout surpris ces sottises, et
lui ayant ôté la visière, que les coups de bâton avaient mise en
pièces, il lui essuya le visage, qui était plein de poussière; et
dès qu'il l'eut un peu débarbouillé, il le reconnut.

«Eh, bon Dieu! s'écria-t-il, seigneur Quijada (tel devait être son
nom quand il était en bon sens, et qu'il ne s'était pas encore
transformé, d'hidalgo paisible, en chevalier errant), qui vous a
mis en cet état?»

Mais l'autre continuait son romance à toutes les questions qui lui
étaient faites.

Le pauvre homme, voyant cela, lui ôta du mieux qu'il put le
corselet et l'épaulière, pour voir s'il n'avait pas quelque
blessure; mais il n'aperçut pas trace de sang. Alors il essaya de
le lever de terre, et, non sans grande peine, il le hissa sur son
âne, qui lui semblait une plus tranquille monture. Ensuite il
ramassa les armes jusqu'aux éclats de la lance, et les mit en
paquet sur Rossinante. Puis, prenant celui-ci par la bride, et
l'âne par le licou, il s'achemina du côté de son village, tout
préoccupé des mille extravagances que débitait don Quichotte. Et
don Quichotte ne l'était pas moins, lui qui, brisé et moulu, ne
pouvait se tenir sur la bourrique, et poussait de temps en temps
des soupirs jusqu'au ciel. Si bien que le laboureur se vit obligé
de lui demander encore quel mal il éprouvait. Mais le diable, à ce
qu'il paraît, lui rappelait à la mémoire toutes les histoires
accommodées à la sienne; car, en cet instant, oubliant tout à coup
Baudouin, il se souvint du More Aben-Darraez, quand le gouverneur
d'Antéquéra, Rodrigo de Narvaez, le fit prisonnier et l'emmena
dans son château fort. De sorte que, le laboureur lui ayant
redemandé comment il se trouvait et ce qu'il avait, il lui
répondit les mêmes paroles et les mêmes propos que l'Abencerrage
captif à Rodrigo de Narvaez, tout comme il en avait lu l'histoire
dans _Diane _de Montemayor, se l'appliquant si bien à propos, que
le laboureur se donnait au diable d'entendre un tel fracas
d'extravagances. Par là il reconnut que son voisin était
décidément fou; et il avait hâte d'arriver au village pour se
délivrer du dépit que lui donnait don Quichotte avec son
interminable harangue. Mais celui-ci ne l'eut pas achevée, qu'il
ajouta:

«Il faut que vous sachiez, don Rodrigo de Narvaez, que cette
Xarifa, dont je viens de parler, est maintenant la charmante
Dulcinée du Toboso, pour qui j'ai fait, je fais et je ferai les
plus fameux exploits de chevalerie qu'on ait vus, qu'on voie et
qu'on verra dans le monde.

-- Ah! pécheur que je suis! répondit le paysan; mais voyez donc,
seigneur, que je ne suis ni Rodrigo de Narvaez, ni le marquis de
Mantoue, mais bien Pierre Alonzo, votre voisin; et que Votre Grâce
n'est pas davantage Baudouin, ni Aben-Darraez, mais bien l'honnête
hidalgo seigneur Quijada.

-- Je sais qui je suis, reprit don Quichotte, et je sais qui je
puis être, non-seulement ceux que j'ai dits, mais encore les douze
pairs de France, et les neuf chevaliers de la Renommée[31], puisque
les exploits qu'ils ont faits, tous ensemble et chacun en
particulier, n'approcheront jamais des miens.»

Ce dialogue et d'autres semblables les menèrent jusqu'au pays, où
ils arrivèrent à la chute du jour. Mais le laboureur attendit que
la nuit fût close, pour qu'on ne vît pas le disloqué gentilhomme
si mal monté.

L'heure venue, il entra au village et gagna la maison de don
Quichotte, qu'il trouva pleine de trouble et de confusion, Le curé
et le barbier du lieu, tous deux grands amis de don Quichotte, s'y
étaient réunis, et la gouvernante leur disait, en se lamentant:

«Que vous en semble, seigneur licencié Pero Perez (ainsi
s'appelait le curé), et que pensez-vous de la disgrâce de mon
seigneur? Voilà six jours qu'il ne paraît plus, ni lui, ni le
bidet, ni la rondache, ni la lance, ni les armes. Ah! malheureuse
que je suis! je gagerais ma tête, et c'est aussi vrai que je suis
née pour mourir, que ces maudits livres de chevalerie, qu'il a
ramassés et qu'il lit du matin au soir, lui ont tourné l'esprit.
Je me souviens maintenant de lui avoir entendu dire bien des fois,
se parlant à lui-même, qu'il voulait se faire chevalier errant, et
s'en aller par le monde chercher les aventures. Que Satan et
Barabbas emportent tous ces livres, qui ont ainsi gâté le plus
délicat entendement qui fût dans toute la Manche!»

La nièce, de son côté, disait la même chose, et plus encore:

«Sachez, seigneur maître Nicolas, car c'était le nom du barbier,
qu'il est souvent arrivé à mon seigneur oncle de passer à lire
dans ces abominables livres de malheur deux jours avec leurs
nuits, au bout desquels il jetait le livre tout à coup, empoignait
son épée, et se mettait à escrimer contre les murailles. Et quand
il était rendu de fatigue, il disait qu'il avait tué quatre géants
grands comme quatre tours, et la sueur qui lui coulait de
lassitude, il disait que c'était le sang des blessures qu'il avait
reçues dans la bataille. Puis ensuite il buvait un grand pot d'eau
froide, et il se trouvait guéri et reposé, disant que cette eau
était un précieux breuvage que lui avait apporté le sage
Esquife[32], un grand enchanteur, son ami. Mais c'est à moi qu'en
est toute la faute; à moi, qui ne vous ai pas avisés des
extravagances de mon seigneur oncle, pour que vous y portiez
remède avant que le mal arrivât jusqu'où il est arrivé, pour que
vous brûliez tous ces excommuniés de livres, et il en a beaucoup,
qui méritent bien d'être grillés comme autant d'hérétiques.

-- Ma foi, j'en dis autant, reprit le curé, et le jour de demain
ne se passera pas sans qu'on en fasse un _auto-da-fé _et qu'ils
soient condamnés au feu, pour qu'ils ne donnent plus envie à ceux
qui les liraient de faire ce qu'a fait mon pauvre ami.»

Tous ces propos, don Quichotte et le laboureur les entendaient
hors de la porte, si bien que celui-ci acheva de connaître la
maladie de son voisin. Et il se mit à crier à tue-tête:

«Ouvrez, s'il vous plaît, au seigneur Baudouin, et au seigneur
marquis de Mantoue, qui vient grièvement blessé, et au seigneur
More Aben-Darraez, qu'amène prisonnier le valeureux Rodrigo de
Narvaez, gouverneur d'Antéquéra.»

Ils sortirent tous à ces cris, et, reconnaissant aussitôt, les uns
leur ami, les autres leur oncle et leur maître, qui n'était pas
encore descendu de l'âne, faute de le pouvoir, ils coururent à
l'envi l'embrasser. Mais il leur dit:

«Arrêtez-vous tous. Je viens grièvement blessé par la faute de mon
cheval; qu'on me porte à mon lit, et qu'on appelle, si c'est
possible, la sage Urgande, pour qu'elle vienne panser mes
blessures.

-- Hein! s'écria aussitôt la gouvernante, qu'est-ce que j'ai dit?
est-ce que le coeur ne me disait pas bien de quel pied boitait mon
maître? Allons, montez, seigneur, et soyez le bienvenu, et, sans
qu'on appelle cette Urgande, nous saurons bien vous panser.
Maudits soient-ils, dis-je une autre et cent autres fois, ces
livres de chevalerie qui ont mis Sa Grâce en si bel état!»

On porta bien vite don Quichotte dans son lit; mais quand on
examina ses blessures, on n'en trouva aucune. Il leur dit alors:

«Je n'ai que les contusions d'une chute, parce que Rossinante, mon
cheval, s'est abattu sous moi tandis que je combattais contre dix
géants, les plus démesurés et les plus formidables qui se puissent
rencontrer sur la moitié de la terre.

-- Bah! bah! dit le curé, voici des géants en danse! Par le saint
dont je porte le nom, la nuit ne viendra pas demain que je ne les
aie brûlés.»

Ils firent ensuite mille questions à don Quichotte; mais celui-ci
ne voulut rien répondre, sinon qu'on lui donnât à manger, et qu'on
le laissât dormir, deux choses dont il avait le plus besoin, On
lui obéit. Le curé s'informa tout au long, près du paysan, de
quelle manière il avait rencontré don Quichotte. L'autre raconta
toute l'histoire, sans omettre les extravagances qu'en le trouvant
et en le ramenant il lui avait entendu dire. C'était donner au
licencié plus de désir encore de faire ce qu'en effet il fit le
lendemain, à savoir: d'aller appeler son ami le barbier maître
Nicolas, et de s'en venir avec lui à la maison de don Quichotte...

Chapitre VI

_De la grande et gracieuse enquête que firent le curé et le
barbier dans la bibliothèque de notre ingénieux hidalgo_


...Lequel dormait encore. Le curé demanda à la nièce les clefs de
la chambre où se trouvaient les livres auteurs du dommage, et de
bon coeur elle les lui donna.

Ils entrèrent tous, la gouvernante à leur suite, et ils trouvèrent
plus de cent gros volumes fort bien reliés et quantité d'autres
petits. Dès que la gouvernante les aperçut, elle sortit de la
chambre en grande hâte, et revint bientôt, apportant une écuelle
d'eau bénite avec un goupillon.

«Tenez, seigneur licencié, dit-elle, arrosez cette chambre, de
peur qu'il n'y ait ici quelque enchanteur, de ceux dont les livres
sont pleins, et qu'il ne nous enchante en punition de la peine que
nous voulons leur infliger en les chassant de ce monde.»

Le curé se mit à rire de la simplicité de la gouvernante, et dit
au barbier de lui présenter ces livres un à un pour voir de quoi
ils traitaient, parce qu'il pouvait s'en rencontrer quelques-uns,
dans le nombre, qui ne méritassent pas le supplice du feu.

«Non, non, s'écria la nièce, il n'en faut épargner aucun, car tous
ont fait le mal. Il vaut mieux les jeter par la fenêtre dans la
cour, en faire une pile, et y mettre le feu, ou bien les emporter
dans la basse-cour, et là nous ferons le bûcher, pour que la fumée
n'incommode point.»

La gouvernante fut du même avis, tant elles désiraient toutes deux
la mort de ces pauvres innocents. Mais le curé ne voulut pas y
consentir sans en avoir au moins lu les titres: et le premier
ouvrage que maître Nicolas lui remit dans les mains fut les quatre
volumes d'_Amadis de Gaule._

«Il semble, dit le curé, qu'il y ait là-dessous quelque mystère;
car, selon ce que j'ai ouï dire, c'est là le premier livre de
chevalerie qu'on ait imprimé en Espagne; tous les autres ont pris
de celui-là naissance et origine. Il me semble donc que, comme
fondateur d'une si détestable secte, nous devons sans rémission le
condamner au feu.

-- Non pas, seigneur, répondit le barbier; car j'ai ouï dire aussi
que c'est le meilleur de tous les livres de cette espèce qu'on ait
composés, et, comme unique en son genre, il mérite qu'on lui
pardonne.

-- C'est également vrai, dit le curé; pour cette raison, nous lui
faisons, quant à présent, grâce de la vie[33]. Voyons cet autre qui
est à côté de lui.

-- Ce sont, répondit le barbier, les _Prouesses d'Esplandian, fils
légitime d'Amadis de Gaule__[34]__._

_-- _Pardieu! dit le curé, il ne faut pas tenir compte au fils
des mérites du père. Tenez, dame gouvernante, ouvrez la fenêtre,
et jetez-le à la cour: c'est lui qui commencera la pile du feu de
joie que nous allons allumer.»

La gouvernante ne se fit pas prier, et le brave Esplandian s'en
alla, en volant, dans la cour, attendre avec résignation le feu
qui le menaçait.

«À un autre, dit le curé.

-- Celui qui vient après, dit le barbier, c'est _Amadis de Grèce,
_et tous ceux du même côté sont, à ce que je crois bien, du même
lignage des Amadis[35].

-- Eh bien! dit le curé, qu'ils aillent tous à la basse-cour; car,
plutôt que de ne pas brûler la reine Pintiquinestra et le berger
Darinel, et ses églogues, et les propos alambiqués de leur auteur,
je brûlerais avec eux le père qui m'a mis au monde, s'il
apparaissait sous la figure du chevalier errant.

-- C'est bien mon avis, dit le barbier.

-- Et le mien aussi, reprit la nièce.

-- Ainsi donc, dit la gouvernante, passez-les, et qu'ils aillent à
la basse-cour.»

On lui donna le paquet, car ils étaient nombreux, et, pour
épargner la descente de l'escalier, elle les envoya par la fenêtre
du haut en bas.

«Quel est ce gros volume? demanda le curé.

-- C'est, répondit le barbier, _Don Olivante de Laura._

_-- _L'auteur de ce livre, reprit le curé, est le même qui a
composé le _Jardin des fleurs; _et, en vérité, je ne saurais guère
décider lequel des deux livres est le plus véridique, ou plutôt le
moins menteur. Mais ce que je sais dire, c'est que celui-ci ira à
la basse-cour comme un extravagant et un présomptueux[36].

-- Le suivant, dit le barbier, est _Florismars d'Hircanie.__[37]_

_-- _Ah! ah! répliqua le curé, le seigneur Florismars se trouve
ici? Par ma foi, qu'il se dépêche de suivre les autres, en dépit
de son étrange naissance[38] et de ses aventures rêvées; car la
sécheresse et la dureté de son style ne méritent pas une autre
fin: à la basse-cour celui-là et cet autre encore, dame
gouvernante.

-- Très-volontiers, seigneur,» répondit-elle.

Et déjà elle se mettait gaiement en devoir d'exécuter cet ordre.

«Celui-ci est le _Chevalier Platir__[39]__, _dit le barbier.

-- C'est un vieux livre, reprit le curé, mais je n'y trouve rien
qui mérite grâce. Qu'il accompagne donc les autres sans réplique.»

Ainsi fut fait. On ouvrit un autre livre, et l'on vit qu'il avait
pour titre le _Chevalier de la Croix__[40]__._

«Un nom aussi saint que ce livre le porte, dit le curé, mériterait
qu'on fît grâce à son ignorance. Mais il ne faut pas oublier le
proverbe: derrière la croix se tient le diable. Qu'il aille au
feu!»

Prenant un autre livre:

«Voici, dit le barbier, le _Miroir de Chevalerie.__[41]_

_-- _Ah! je connais déjà Sa Seigneurie, dit le curé. On y
rencontre le seigneur Renaud de Montauban, avec ses amis et
compagnons, tous plus voleurs que Cacus, et les douze pairs de
France, et leur véridique historien Turpin. Je suis, par ma foi,
d'avis de ne les condamner qu'à un bannissement perpétuel, et cela
parce qu'ils ont eu quelque part dans l'invention du fameux Mateo
Boyardo, d'où a tissé sa toile le poëte chrétien Ludovic
Arioste[42]. Quant à ce dernier, si je le rencontre ici, et qu'il
parle une autre langue que la sienne, je ne lui porterai nul
respect; mais s'il parle en sa langue, je l'élèverai, par
vénération, au-dessus de ma tête.

-- Moi, je l'ai en italien, dit le barbier, mais je ne l'entends
pas.

-- Il ne serait pas bon non plus que vous l'entendissiez, répondit
le curé; et mieux aurait valu que ne l'entendît pas davantage un
certain capitaine[43], qui ne nous l'aurait pas apporté en Espagne
pour le faire castillan, car il lui a bien enlevé de son prix.
C'est au reste, ce que feront tous ceux qui voudront faire passer
les ouvrages en vers dans une autre langue; quelque soin qu'ils
mettent, et quelque habileté qu'ils déploient, jamais ils ne les
conduiront au point de leur première naissance. Mon avis est que
ce livre et tous ceux qu'on trouvera parlant de ces affaires de
France soient descendus et déposés dans un puits sec, jusqu'à ce
qu'on décide, avec plus de réflexion, ce qu'il faut faire d'eux.
J'excepte, toutefois, un certain _Bernard del Carpio__[44]_, qui
doit se trouver par ici, et un autre encore appelé
_Roncevaux__[45]_,_ _lesquels, s'ils tombent dans mes mains,
passeront aussitôt dans celles de la gouvernante, et de là, sans
aucune rémission, dans celles du feu.»

De tout cela, le barbier demeura d'accord, et trouva la sentence
parfaitement juste, tenant son curé pour si bon chrétien et si
amant de la vérité, qu'il n'aurait pas dit autre chose qu'elle
pour toutes les richesses du monde. En ouvrant un autre volume, il
vit que c'était _Palmerin d'Olive, _et, près de celui-là, s'en
trouvait un autre qui s'appelait _Palmerin d'Angleterre. _À cette
vue, le licencié s'écria:

«Cette olive, qu'on la broie et qu'on la brûle, et qu'il n'en
reste pas même de cendres; mais cette palme d'Angleterre, qu'on la
conserve comme chose unique, et qu'on fasse pour elle une cassette
aussi précieuse que celle qu'Alexandre trouva dans les dépouilles
de Darius, et qu'il destina à renfermer les oeuvres du poëte
Homère. Ce livre-ci, seigneur compère, est considérable à deux
titres: d'abord parce qu'il est très-bon en lui-même; ensuite,
parce qu'il passe pour être l'ouvrage d'un spirituel et savant roi
du Portugal. Toutes les aventures du château de Miraguarda sont
excellentes et d'un heureux enlacement; les propos sont clairs,
sensés, de bon goût, et toujours appropriés au caractère de celui
qui parle, avec beaucoup de justesse et d'intelligence[46]. Je dis
donc, sauf votre meilleur avis, seigneur maître Nicolas, que ce
livre et l'_Amadis de Gaule _soient exemptés du feu, mais que tous
les autres, sans plus de demandes et de réponses, périssent à
l'instant.

-- Non, non, seigneur compère, répliqua le barbier, car celui que
je tiens est le fameux _Don Bélianis._

_-- _Quant à celui-là, reprit le curé, ses deuxième, troisième
et quatrième parties auraient besoin d'un peu de rhubarbe pour
purger leur trop grande bile; il faudrait en ôter aussi toute
cette histoire du château de la Renommée, et quelques autres
impertinences de même étoffe[47]._ _Pour cela, on peut lui donner
le délai d'outre-mer[48], et, s'il se corrige ou non, l'on usera
envers lui de miséricorde ou de justice. En attendant, gardez-les
chez vous, compère, et ne les laissez lire à personne.

-- J'y consens,» répondit le barbier.

Et, sans se fatiguer davantage à feuilleter des livres de
chevalerie, le curé dit à la gouvernante de prendre tous les
grands volumes et de les jeter à la basse-cour. Il ne parlait ni à
sot ni à sourd, mais bien à quelqu'un qui avait plus envie de les
brûler que de donner une pièce de toile à faire au tisserand,
quelque grande et fine qu'elle pût être. Elle en prit donc sept ou
huit d'une seule brassée, et les lança par la fenêtre; mais
voulant trop en prendre à la fois, un d'eux était tombé aux pieds
du barbier, qui le ramassa par envie de savoir ce que c'était, et
lui trouva pour titre _Histoire du fameux chevalier Tirant le
Blanc._

«Bénédiction! dit le curé en jetant un grand cri; vous avez là
_Tirant le Blanc! _Donnez-le vite, compère, car je réponds bien
d'avoir trouvé en lui un trésor d'allégresse et une mine de
divertissements. C'est là que se rencontrent don Kyrie-Eleison de
Montalban, un valeureux chevalier, et son frère Thomas de
Montalban, et le chevalier de Fonséca, et la bataille que livra au
dogue le valeureux Tirant, et les finesses de la demoiselle
Plaisir-de-ma-vie, avec les amours et les ruses de la veuve
Reposée[49], et Madame l'impératrice amoureuse d'Hippolyte, son
écuyer. Je vous le dis en vérité, seigneur compère, pour le style,
ce livre est le meilleur du monde. Les chevaliers y mangent, y
dorment, y meurent dans leurs lits, y font leurs testaments avant
de mourir, et l'on y conte mille autres choses qui manquent à tous
les livres de la même espèce. Et pourtant je vous assure que celui
qui l'a composé méritait, pour avoir dit tant de sottises sans y
être forcé, qu'on l'envoyât ramer aux galères tout le reste de ses
jours[50]. Emportez le livre chez vous, et lisez-le, et vous verrez
si tout ce que j'en dis n'est pas vrai.

-- Vous serez obéi, répondit le barbier; mais que ferons-nous de
tous ces petits volumes qui restent?

-- Ceux-là, dit le curé, ne doivent pas être des livres de
chevalerie, mais de poésie.»

Il en ouvrit un, et vit que c'était la _Diane _de Jorge de
Montemayor[51]. Croyant qu'ils étaient tous de la même espèce:

«Ceux-ci, dit-il, ne méritent pas d'être brûlés avec les autres;
car ils ne font ni ne feront jamais le mal qu'ont fait ceux de la
chevalerie. Ce sont des livres d'innocente récréation, sans danger
pour le prochain.

-- Ah! bon Dieu! monsieur le curé, s'écria la nièce, vous pouvez
bien les envoyer rôtir avec le reste; car si mon oncle guérit de
la maladie de chevalerie errante, en lisant ceux-là il n'aurait
qu'à s'imaginer de se faire berger, et de s'en aller par les prés
et les bois, chantant et jouant de la musette; ou bien de se faire
poëte, ce qui serait pis encore, car c'est, à ce qu'on dit, une
maladie incurable et contagieuse.

-- Cette jeune fille a raison, dit le curé, et nous ferons bien
d'ôter à notre ami, si facile à broncher, cette occasion de
rechute. Puisque nous commençons par la _Diane _de Montemayor, je
suis d'avis qu'on ne la brûle point, mais qu'on en ôte tout ce qui
traite de la sage Félicie et de l'Onde enchantée et presque tous
les grands vers. Qu'elle reste, j'y consens de bon coeur, avec sa
prose et l'honneur d'être le premier de ces sortes de livres.

-- Celui qui vient après, dit le barbier, est la _Diane _appelée
la _seconde du Salmantin; _puis un autre portant le même titre,
mais dont l'auteur est Gil Polo.

-- Pour celle du Salmantin[52], répondit le curé, qu'elle aille
augmenter le nombre des condamnés de la basse-cour; et qu'on garde
celle de Gil Polo[53] comme si elle était d'Apollon lui-même. Mais
passons outre, seigneur compère, et dépêchons-nous, car il se fait
tard.

-- Celui-ci, dit le barbier, qui en ouvrait un autre, renferme les
_Dix livres de Fortune d'amour, _composés par Antonio de Lofraso,
poëte de Sardaigne[54].

-- Par les ordres que j'ai reçus, s'écria le curé, depuis
qu'Apollon est Apollon, les muses des muses et les poëtes des
poëtes, jamais on n'a composé livre si gracieux et si extravagant.
Dans son espèce, c'est le meilleur et l'unique de tous ceux qui
ont paru à la clarté du jour, et qui ne l'a pas lu peut se vanter
de n'avoir jamais rien lu d'amusant. Amenez ici, compère, car je
fais plus de cas de l'avoir trouvé que d'avoir reçu en cadeau une
soutane de taffetas de Florence.»

Et il le mit à part avec une grande joie.

«Ceux qui suivent, continua le barbier, sont le _Pasteur
d'Ibérie__[55]__, _les _Nymphes de Hénarès__[56]__, _et les
_Remèdes à la jalousie__[57]__._

_-- _Il n'y a rien de mieux à faire, dit le curé, que de les
livrer au bras séculier de la gouvernante, et qu'on ne me demande
pas le pourquoi, car je n'aurais jamais fini.

-- Voici maintenant le _Berger de Philida__[58]__._

_-- _Ce n'est pas un berger, dit le curé, mais bien un sage et
ingénieux courtisan. Qu'on le garde comme une relique.

-- Ce grand-là qui vient ensuite, dit le barbier, s'intitule
_Trésor de poésies variées__[59]__._

_-- _Si elles étaient moins nombreuses, reprit le curé, elles
n'en vaudraient que mieux. Il faut que ce livre soit sarclé,
échardonné et débarrassé de quelques bassesses qui nuisent à ses
grandeurs. Qu'on le garde pourtant, parce que son auteur est mon
ami, et par respect pour ses autres oeuvres, plus relevées et plus
héroïques.

-- Celui-ci, continua le barbier, est le _Chansonnier de Lopez
Maldonado__[60]__._

_-- _L'auteur de ce livre, répondit le curé, est encore un de
mes bons amis. Dans sa bouche, ses vers ravissent ceux qui les
entendent, et telle est la suavité de sa voix, que, lorsqu'il les
chante, il enchante. Il est un peu long dans les églogues; mais ce
qui est bon n'est jamais de trop. Qu'on le mette avec les
réservés. Mais quel est le livre qui est tout près?

-- C'est la _Galatée _de Miguel de Cervantès, répondit le barbier.

-- Il y a bien des années, reprit le curé, que ce Cervantès est un
de mes amis, et je sais qu'il est plus versé dans la connaissance
des infortunes que dans celle de la poésie. Son livre ne manque
pas d'heureuse invention; mais il propose et ne conclut rien.
Attendons la seconde partie qu'il promet[61]; peut-être qu'en se
corrigeant il obtiendra tout à fait la miséricorde qu'on lui
refuse aujourd'hui. En attendant, seigneur compère, gardez-le
reclus en votre logis.

-- Très-volontiers, répondit maître Nicolas. En voici trois autres
qui viennent ensemble. Ce sont l'_Araucana _de don Alonzo de
Ercilla, l'_Austriada _de Juan Rufo, juré de Cordoue, et le
_Monserrate _de Cristoval de Viruès, poëte valencien.

-- Tous les trois, dit le curé, sont les meilleurs qu'on ait
écrits en vers héroïques dans la langue espagnole, et ils peuvent
le disputer aux plus fameux d'Italie. Qu'on les garde comme les
plus précieux bijoux de poésie que possède l'Espagne.[62]«

Enfin le curé se lassa de manier tant de livres et voulut que,
sans plus d'interrogatoire, on jetât tout le reste au feu. Mais le
barbier en tenait déjà un ouvert qui s'appelait _les Larmes
d'Angélique.__[63]_

«Ah! je verserais les miennes, dit le curé, si j'avais fait brûler
un tel livre, car son auteur fut un des fameux poëtes, non-
seulement de l'Espagne, mais du monde entier, et il a
merveilleusement réussi dans la traduction de quelques fables
d'Ovide.»

Chapitre VII

_De la seconde sortie de notre bon chevalier don Quichotte de la
Manche_


On en était là, quand don Quichotte se mit à jeter de grands cris.

«Ici, disait-il, ici, valeureux chevaliers, c'est ici qu'il faut
montrer la force de vos bras invincibles, car les gens de la cour
emportent tout l'avantage du tournoi.»

Pour accourir à ce tapage, on laissa là l'inventaire des livres
qui restaient. Aussi croit-on que sans être entendus ni
confrontés, la _Caroléa__[64]__ _et _Léon d'Espagne__[65]__
_s'en allèrent au feu avec les _Gestes de l'empereur, _composés
par don Luis de Avila[66], car sans doute ils se trouvaient dans la
bibliothèque; et peut-être, si le curé les eût vus, n'auraient-ils
point subi ce rigoureux arrêt.

Quand ils arrivèrent auprès de don Quichotte, il avait quitté son
lit, et continuait à la fois ses cris et ses extravagances,
frappant de tous côtés, d'estoc et de taille, mais aussi éveillé
que s'il n'eût jamais dormi. On le prit à bras-le-corps, et par
force on le recoucha. Quand il se fut un peu calmé, il se tourna
vers le curé pour lui adresser la parole, et lui dit:

«En vérité, seigneur archevêque Turpin, c'est une grande honte que
ceux de nous qui nous appelons les douze pairs, nous laissions si
bonnement remporter la victoire de ce tournoi aux chevaliers de la
cour, après que nous autres, les chevaliers errants, en avons
enlevé les prix ces trois jours passés[67].

-- Faites silence, seigneur compère, répondit le curé; s'il plaît
à Dieu, la chance tournera, et ce qu'on perd aujourd'hui se peut
gagner demain; ne vous occupez, pour le moment, que de votre
santé, car il me semble que vous devez être harassé et peut-être
blessé grièvement.

-- Blessé, non, reprit don Quichotte; mais moulu et rompu, cela ne
fait pas doute: car ce bâtard de Roland m'a roué de coups avec le
tronc d'un chêne, et tout cela de pure jalousie, parce qu'il voit
que je suis le seul pour tenir tête à ses fanfaronnades. Mais je
ne m'appellerais pas Renaud de Montauban, s'il ne me le payait,
quand je sortirai de ce lit, en dépit de tous les enchantements
qui le protègent. Quant à présent, qu'on me donne à manger; car
c'est ce qui peut me venir de plus à propos, et qu'on laisse à ma
charge le soin de ma vengeance.»

On s'empressa d'obéir et de lui apporter à manger; après quoi ils
restèrent, lui, encore une fois endormi, et les autres,
émerveillés de sa folie.

Cette même nuit, la gouvernante brûla et calcina autant de livres
qu'il s'en trouvait dans la basse-cour et dans toute la maison, et
tels d'entre eux souffrirent la peine du feu, qui méritaient
d'être conservés dans d'éternelles archives. Mais leur mauvais
sort et la paresse de l'examinateur ne permirent point qu'ils en
échappassent, et ainsi s'accomplit pour eux le proverbe, que
souvent le juste paye pour le pécheur.

Un des remèdes qu'imaginèrent pour le moment le curé et le barbier
contre la maladie de leur ami, ce fut qu'on murât la porte du
cabinet des livres, afin qu'il ne les trouvât plus quand il se
lèverait (espérant qu'en ôtant la cause, l'effet cesserait aussi),
et qu'on lui dît qu'un enchanteur les avaient emportés, le cabinet
et tout ce qu'il y avait dedans; ce qui fut exécuté avec beaucoup
de diligence. Deux jours après, don Quichotte se leva, et la
première chose qu'il fit fut d'aller voir ses livres. Mais ne
trouvant plus le cabinet où il l'avait laissé, il s'en allait le
cherchant à droite et à gauche, revenait sans cesse où il avait
coutume de rencontrer la porte, en tâtait la place avec les mains,
et, sans mot dire, tournait et retournait les yeux de tous côtés.
Enfin, au bout d'un long espace de temps, il demanda à la
gouvernante où se trouvait le cabinet des livres. La gouvernante,
qui était bien stylée sur ce qu'elle devait répondre, lui dit:

«Quel cabinet ou quel rien du tout cherche Votre Grâce? Il n'y a
plus de cabinet ni de livres dans cette maison, car le diable lui-
même a tout emporté.

-- Ce n'était pas le diable, reprit la nièce, mais bien un
enchanteur qui est venu sur une nuée, la nuit après que Votre
Grâce est partie d'ici, et, mettant pied à terre d'un serpent sur
lequel il était à cheval, il entra dans le cabinet, et je ne sais
ce qu'il y fit, mais au bout d'un instant il sortit en s'envolant
par la toiture, et laissa la maison toute pleine de fumée; et
quand nous voulûmes voir ce qu'il laissait de fait, nous ne vîmes
plus ni livres, ni chambre. Seulement, nous nous souvenons bien,
la gouvernante et moi, qu'au moment de s'envoler, ce méchant
vieillard nous cria d'en haut que c'était par une secrète inimitié
qu'il portait au maître des livres et du cabinet qu'il faisait
dans cette maison le dégât qu'on verrait ensuite. Il ajouta aussi
qu'il s'appelait le sage Mugnaton.

-- Freston, il a dû dire[68], reprit don Quichotte.

-- Je ne sais, répliqua la gouvernante, s'il s'appelait Freston ou
Friton, mais, en tout cas, c'est en _ton _que finit son nom.

-- En effet, continua don Quichotte, c'est un savant enchanteur,
mon ennemi mortel, qui m'en veut parce qu'il sait, au moyen de son
art et de son grimoire, que je dois, dans la suite des temps, me
rencontrer en combat singulier avec un chevalier qu'il favorise,
et que je dois aussi le vaincre, sans que sa science puisse en
empêcher: c'est pour cela qu'il s'efforce de me causer tous les
déplaisirs qu'il peut; mais je l'informe, moi, qu'il ne pourra ni
contredire ni éviter ce qu'a ordonné le ciel.

-- Qui peut en douter? dit la nièce. Mais, mon seigneur oncle,
pourquoi vous mêlez-vous à toutes ces querelles? Ne vaudrait-il
pas mieux rester pacifiquement dans sa maison que d'aller par le
monde chercher du meilleur pain que celui de froment, sans
considérer que bien des gens vont quérir de la laine qui
reviennent tondus?

-- Ô ma nièce! répondit don Quichotte, que vous êtes peu au
courant des choses! avant qu'on me tonde, moi, j'aurai rasé et
arraché la barbe à tous ceux qui s'imagineraient me toucher à la
pointe d'un seul cheveu.»

Toutes deux se turent, ne voulant pas répliquer davantage, car
elles virent que la colère lui montait à la tête.

Le fait est qu'il resta quinze jours dans sa maison, trèscalme et
sans donner le moindre indice qu'il voulût recommencer ses
premières escapades; pendant lequel temps il eut de fort gracieux
entretiens avec ses deux compères, le curé et le barbier, sur ce
qu'il prétendait que la chose dont le monde avait le plus besoin
c'était de chevaliers errants, et qu'il fallait y ressusciter la
chevalerie errante. Quelquefois le curé le contredisait,
quelquefois lui cédait aussi; car, à moins d'employer cet
artifice, il eût été impossible d'en avoir raison.

Dans ce temps-là, don Quichotte sollicita secrètement un paysan,
son voisin, homme de bien (si toutefois on peut donner ce titre à
celui qui est pauvre), mais, comme on dit, de peu de plomb dans la
cervelle. Finalement il lui conta, lui persuada et lui promit tant
de choses, que le pauvre homme se décida à partir avec lui, et à
lui servir d'écuyer. Entre autres choses, don Quichotte lui disait
qu'il se disposât à le suivre de bonne volonté, parce qu'il
pourrait lui arriver telle aventure qu'en un tour de main il
gagnât quelque île, dont il le ferait gouverneur sa vie durant.
Séduit par ces promesses et d'autres semblables, Sancho Panza
(c'était le nom du paysan) planta là sa femme et ses enfants, et
s'enrôla pour écuyer de son voisin. Don Quichotte se mit aussitôt
en mesure de chercher de l'argent, et, vendant une chose,
engageant l'autre, et gaspillant toutes ses affaires, il ramassa
une raisonnable somme. Il se pourvut aussi d'une rondache de fer
qu'il emprunta d'un de ses amis, et raccommoda du mieux qu'il put
sa mauvaise salade brisée; puis il avisa son écuyer Sancho du jour
et de l'heure où il pensait se mettre en route, pour que celui-ci
se munît également de ce qu'il jugerait le plus nécessaire.
Surtout il lui recommanda d'emporter un bissac. L'autre promit
qu'il n'y manquerait pas, et ajouta qu'il pensait aussi emmener un
très-bon âne qu'il avait, parce qu'il ne se sentait pas fort
habile sur l'exercice de la marche à pied. À ce propos de l'âne,
don Quichotte réfléchit un peu, cherchant à se rappeler si, par
hasard, quelque chevalier errant s'était fait suivre d'un écuyer
monté comme au moulin. Mais jamais sa mémoire ne put lui en
fournir un seul. Cependant il consentit à lui laisser emmener la
bête, se proposant de l'accommoder d'une plus honorable monture
dès qu'une occasion se présenterait, c'est-à-dire en enlevant le
cheval au premier chevalier discourtois qui se trouverait sur son
chemin. Il se pourvut aussi de chemises, et des autres choses
qu'il put se procurer, suivant le conseil que lui avait donné
l'hôtelier, son parrain.

Tout cela fait et accompli, et, ne prenant congé, ni Panza de sa
femme et de ses enfants, ni don Quichotte de sa gouvernante et de
sa nièce, un beau soir ils sortirent du pays sans être vus de
personne, et ils cheminèrent si bien toute la nuit, qu'au point du
jour ils se tinrent pour certains de n'être plus attrapés, quand
même on se mettrait à leurs trousses. Sancho Panza s'en allait sur
son âne, comme un patriarche, avec son bissac, son outre, et, de
plus, une grande envie de se voir déjà gouverneur de l'île que son
maître lui avait promise. Don Quichotte prit justement la même
direction et le même chemin qu'à sa première sortie, c'est-à-dire
à travers la plaine de Montiel, où il cheminait avec moins
d'incommodité que la fois passée, car il était fort grand matin,
et les rayons du soleil, ne frappant que de biais, ne le gênaient
point encore. Sancho Panza dit alors à son maître:

«Que Votre Grâce fasse bien attention, seigneur chevalier errant,
de ne point oublier ce que vous m'avez promis au sujet d'une île,
car, si grande qu'elle soit, je saurai bien la gouverner.»

À quoi répondit don Quichotte:

«Il faut que tu saches, ami Sancho Panza, que ce fut un usage
très-suivi par les anciens chevaliers errants de faire leurs
écuyers gouverneurs des îles ou royaumes qu'ils gagnaient, et je
suis bien décidé à ce qu'une si louable coutume ne se perde point
par ma faute. Je pense au contraire y surpasser tous les autres:
car maintes fois, et même le plus souvent, ces chevaliers
attendaient que leurs écuyers fussent vieux; c'est quand ceux-ci
étaient rassasiés de servir et las de passer de mauvais jours et
de plus mauvaises nuits, qu'on leur donnait quelque titre de comte
ou pour le moins de marquis[69], avec quelque vallée ou quelque
province à l'avenant; mais si nous vivons, toi et moi, il peut
bien se faire qu'avant six jours je gagne un royaume fait de telle
sorte qu'il en dépende quelques autres, ce qui viendrait tout à
point pour te couronner roi d'un de ceux-ci. Et que cela ne
t'étonne pas, car il arrive à ces chevaliers des aventures si
étranges, d'une façon si peu vue et si peu prévue, que je pourrais
facilement te donner encore plus que je ne te promets.

-- À ce train-là, répondit Sancho Panza, si, par un de ces
miracles que raconte Votre Grâce, j'allais devenir roi, Juana
Gutierrez, ma ménagère, ne deviendrait rien moins que reine, et
mes enfants infants.

-- Qui en doute? répondit don Quichotte.

-- Moi, j'en doute, répliqua Sancho; car j'imagine que, quand même
Dieu ferait pleuvoir des royaumes sur la terre, aucun ne
s'ajusterait bien à la tête de Mari-Gutierrez. Sachez, seigneur,
qu'elle ne vaut pas deux deniers pour être reine. Comtesse lui
irait mieux; encore serait-ce avec l'aide de Dieu.

-- Eh bien! laisses-en le soin à Dieu, Sancho, répondit don
Quichotte; il lui donnera ce qui sera le plus à sa convenance, et
ne te rapetisse pas l'esprit au point de venir à te contenter
d'être moins que gouverneur de province.

-- Non, vraiment, mon seigneur, répondit Sancho, surtout ayant en
Votre Grâce un si bon et si puissant maître, qui saura me donner
ce qui me convient le mieux et ce que mes épaules pourront
porter.»

Chapitre VIII

_Du beau succès qu'eut le valeureux don Quichotte dans
l'épouvantable et inimaginable aventure des moulins à vent, avec
d'autres événements dignes d'heureuse souvenance_


En ce moment ils découvrirent trente ou quarante moulins à vent
qu'il y a dans cette plaine, et, dès que don Quichotte les vit, il
dit à son écuyer:

«La fortune conduit nos affaires mieux que ne pourrait y réussir
notre désir même. Regarde, ami Sancho; voilà devant nous au moins
trente démesurés géants, auxquels je pense livrer bataille et ôter
la vie à tous tant qu'ils sont. Avec leurs dépouilles, nous
commencerons à nous enrichir; car c'est prise de bonne guerre, et
c'est grandement servir Dieu que de faire disparaître si mauvaise
engeance de la face de la terre.

-- Quels géants? demanda Sancho Panza.

-- Ceux que tu vois là-bas, lui répondit son maître, avec leurs
grands bras, car il y en a qui les ont de presque deux lieues de
long.

-- Prenez donc garde, répliqua Sancho; ce que nous voyons là-bas
ne sont pas des géants, mais des moulins à vent, et ce qui paraît
leurs bras, ce sont leurs ailes, qui, tournées par le vent, font
tourner à leur tour la meule du moulin.

-- On voit bien, répondit don Quichotte, que tu n'es pas expert en
fait d'aventures: ce sont des géants, te dis-je; si tu as peur,
ôte-toi de là, et va te mettre en oraison pendant que je leur
livrerai une inégale et terrible bataille.»

En parlant ainsi, il donne de l'éperon à son cheval Rossinante,
sans prendre garde aux avis de son écuyer Sancho, qui lui criait
qu'à coup sûr c'étaient des moulins à vent et non des géants qu'il
allait attaquer. Pour lui, il s'était si bien mis dans la tête que
c'étaient des géants, que non-seulement il n'entendait point les
cris de son écuyer Sancho, mais qu'il ne parvenait pas, même en
approchant tout près, à reconnaître la vérité. Au contraire, et
tout en courant, il disait à grands cris:

«Ne fuyez pas, lâches et viles créatures, c'est un seul chevalier
qui vous attaque.»

Un peu de vent s'étant alors levé, les grandes ailes commencèrent
à se mouvoir; ce que voyant don Quichotte, il s'écria:

«Quand même vous remueriez plus de bras que le géant Briarée, vous
allez me le payer.»

En disant ces mots, il se recommande du profond de son coeur à sa
dame Dulcinée, la priant de le secourir en un tel péril; puis,
bien couvert de son écu, et la lance en arrêt, il se précipite, au
plus grand galop de Rossinante, contre le premier moulin qui se
trouvait devant lui; mais, au moment où il perçait l'aile d'un
grand coup de lance, le vent la chasse avec tant de furie qu'elle
met la lance en pièces, et qu'elle emporte après elle le cheval et
le chevalier, qui s'en alla rouler sur la poussière en fort
mauvais état.

Sancho Panza accourut à son secours de tout le trot de son âne, et
trouva, en arrivant près de lui, qu'il ne pouvait plus remuer,
tant le coup et la chute avaient été rudes.

«Miséricorde! s'écria Sancho, n'avais-je pas bien dit à Votre
Grâce qu'elle prît garde à ce qu'elle faisait, que ce n'était pas
autre chose que des moulins à vent, et qu'il fallait, pour s'y
tromper, en avoir d'autres dans la tête?

-- Paix, paix! ami Sancho, répondit don Quichotte: les choses de
la guerre sont plus que toute autre sujettes à des chances
continuelles; d'autant plus que je pense, et ce doit être la
vérité, que ce sage Freston, qui m'a volé les livres et le
cabinet, a changé ces géants en moulins pour m'enlever la gloire
de les vaincre: tant est grande l'inimitié qu'il me porte! Mais en
fin de compte son art maudit ne prévaudra pas contre la bonté de
mon épée.

-- Dieu le veuille, comme il le peut,» répondit Sancho Panza.

Et il aida son maître à remonter sur Rossinante, qui avait les
épaules à demi déboîtées.

En conversant sur l'aventure, ils suivirent le chemin du Port-
Lapice, parce que, disait don Quichotte, comme c'est un lieu de
grand passage, on ne pouvait manquer d'y rencontrer toutes sortes
d'aventures. Seulement, il s'en allait tout chagrin de ce que sa
lance lui manquât et, faisant part de ce regret à son écuyer, il
lui dit:

«Je me souviens d'avoir lu qu'un chevalier espagnol nommé Diego
Perez de Vargas, ayant eu son épée brisée dans une bataille,
arracha d'un chêne une forte branche, ou peut-être le tronc, et,
avec cette arme, fit de tels exploits, et assomma tant de Mores,
qu'on lui donna le surnom d'_assommoir, _que lui et ses
descendants ajoutèrent depuis au nom de Vargas[70]. Je t'ai dit
cela, parce que je pense arracher du premier chêne, gris ou vert,
que je rencontre, une branche aussi forte que celle-là, avec
laquelle j'imagine faire de telles prouesses, que tu te tiennes
pour heureux d'en avoir mérité le spectacle et d'être témoin de
merveilles qu'on aura peine à croire.

-- À la volonté de Dieu, répondit Sancho; je le crois tout comme
vous le dites. Mais Votre Grâce ferait bien de se redresser un
peu, car il me semble qu'elle se tient quelque peu de travers, et
ce doit être l'effet des secousses de sa chute.

-- Aussi vrai que tu le dis, reprit don Quichotte; et si je ne me
plains pas de la douleur que j'endure, c'est parce qu'il est
interdit aux chevaliers errants de se plaindre d'aucune blessure,
quand même les entrailles leur sortiraient de la plaie[71].

-- S'il en est ainsi, je n'ai rien à répondre, répliqua Sancho;
mais Dieu sait si je ne serais pas ravi de vous entendre plaindre,
dès que quelque chose vous ferait mal. Pour moi, je puis dire que
je me plaindrais au plus petit bobo, à moins toutefois que cette
défense de se plaindre ne s'étende aux écuyers des chevaliers
errants.»

Don Quichotte ne put s'empêcher de rire de la simplicité de son
écuyer, et lui déclara qu'il pouvait fort bien se plaindre, quand
et comme il lui plairait, avec ou sans envie, n'ayant jusque-là
rien lu de contraire dans les lois de la chevalerie.

Sancho lui fit remarquer alors qu'il était l'heure du dîner. Don
Quichotte répondit qu'il ne se sentait point d'appétit pour le
moment, mais que lui pouvait manger tout à sa fantaisie. Avec
cette permission, Sancho s'arrangea du mieux qu'il put sur son
âne, et, tirant de son bissac des provisions qu'il y avait mises,
il s'en allait mangeant et cheminant au petit pas derrière son
maître. De temps en temps il portait l'outre à sa bouche de si
bonne grâce, qu'il aurait fait envie au plus galant cabaretier de
Malaga. Et tandis qu'il marchait ainsi, avalant un coup sur
l'autre, il ne se rappelait aucune des promesses que son maître
lui avait faites, et regardait, non comme un rude métier, mais
comme un vrai délassement, de s'en aller cherchant des aventures,
si périlleuses qu'elles pussent être.

Finalement, ils passèrent cette nuit sous un massif d'arbres, de
l'un desquels don Quichotte rompit une branche sèche qui pouvait
au besoin lui servir de lance, et y ajusta le fer de celle qui
s'était brisée. Don Quichotte ne dormit pas de toute la nuit,
pensant à sa dame Dulcinée, pour se conformer à ce qu'il avait lu
dans ses livres, que les chevaliers errants passaient bien des
nuits sans dormir au milieu des forêts et des déserts,
s'entretenant du souvenir de leurs dames. Sancho Panza ne la passa
point de même; car, comme il avait l'estomac plein, et non d'eau
de chicorée, il n'en fit d'un bout à l'autre qu'un somme. Au
matin, il fallut la voix de son maître pour l'éveiller, ce que ne
pouvaient faire ni les rayons du soleil, qui lui donnaient en
plein sur le visage, ni le chant de mille oiseaux qui saluaient
joyeusement la venue du nouveau jour. En se frottant les yeux,
Sancho fit une caresse à son outre, et, la trouvant un peu plus
maigre que la nuit d'avant, son coeur s'affligea, car il lui
sembla qu'ils ne prenaient pas le chemin de remédier sitôt à sa
disette. Don Quichotte ne se soucia point non plus de déjeuner,
préférant, comme on l'a dit, se repaître de succulents souvenirs.

Ils reprirent le chemin du Port-Lapice, et, vers trois heures de
l'après-midi, ils en découvrirent l'entrée:

«C'est ici, dit à cette vue don Quichotte, que nous pouvons, ami
Sancho, mettre les mains jusqu'aux coudes dans ce qu'on appelle
aventures. Mais prends bien garde que, me visses-tu dans le plus
grand péril du monde, tu ne dois pas mettre l'épée à la main pour
me défendre, à moins que tu ne t'aperçoives que ceux qui
m'attaquent sont de la canaille et des gens de rien, auquel cas tu
peux me secourir; mais si c'étaient des chevaliers, il ne t'est
nullement permis ni concédé par les lois de la chevalerie de me
porter secours, jusqu'à ce que tu sois toi-même armé chevalier.

-- Par ma foi, seigneur, répondit Sancho, Votre Grâce en cela sera
bien obéie, d'autant plus que de ma nature je suis pacifique, et
fort ennemi de me fourrer dans le tapage et les querelles. Mais, à
vrai dire, quand il s'agira de défendre ma personne, je ne
tiendrai pas compte de ces lois; car celles de Dieu et des hommes
permettent à chacun de se défendre contre quiconque voudrait
l'offenser.

-- Je ne dis pas le contraire, répondit don Quichotte; seulement,
pour ce qui est de me secourir contre les chevaliers, tiens en
bride tes mouvements naturels.

-- Je répète que je n'y manquerai pas, répondit Sancho, et que je
garderai ce commandement aussi bien que celui de chômer le
dimanche».

En devisant ainsi, ils découvrirent deux moines de l'ordre de
Saint-Benoît, à cheval sur deux dromadaires, car les mules qu'ils
montaient en avaient la taille, et portant leurs lunettes de
voyage et leurs parasols. Derrière eux venait un carrosse entouré
de quatre ou cinq hommes à cheval, et suivi de deux garçons de
mules à pied. Dans ce carrosse était, comme on le sut depuis, une
dame de Biscaye qui allait à Séville, où se trouvait son mari prêt
à passer aux Indes avec un emploi considérable. Les moines ne
venaient pas avec elle, mais suivaient le même chemin. À peine don
Quichotte les eut-il aperçus, qu'il dit à son écuyer:

«Ou je suis bien trompé, ou nous tenons la plus fameuse aventure
qui se soit jamais vue. Car ces masses noires qui se montrent là-
bas doivent être, et sont, sans nul doute, des enchanteurs qui
emmènent dans ce carrosse quelque princesse qu'ils ont enlevée; il
faut que je défasse ce tort à tout risque et de toute ma
puissance.

-- Ceci, répondit Sancho, m'a l'air d'être pire que les moulins à
vent. Prenez garde, seigneur; ce sont là des moines de Saint-
Benoît, et le carrosse doit être à des gens qui voyagent. Prenez
garde, je le répète, à ce que vous allez faire, et que le diable
ne vous tente pas.

-- Je t'ai déjà dit, Sancho, répliqua don Quichotte, que tu ne
sais pas grand-chose en matière d'aventures. Ce que je te dis est
la vérité, et tu le verras dans un instant.»

Tout en disant cela, il partit en avant, et alla se placer au
milieu du chemin par où venaient les moines; et dès que ceux-ci
furent arrivés assez près pour qu'il crût pouvoir se faire
entendre d'eux, il leur cria de toute sa voix:

«Gens de l'autre monde, gens diaboliques, mettez sur-le-champ en
liberté les hautes princesses que vous enlevez et gardez
violemment dans ce carrosse; sinon préparez-vous à recevoir
prompte mort pour juste châtiment de vos mauvaises oeuvres.»

Les moines retinrent la bride et s'arrêtèrent, aussi émerveillés
de la figure de don Quichotte que de ses propos, auxquels ils
répondirent:

«Seigneur chevalier, nous ne sommes ni diaboliques ni de l'autre
monde, mais bien des religieux de Saint-Benoît, qui suivons notre
chemin, et nous ne savons si ce carrosse renferme ou non des
princesses enlevées.

-- Je ne me paye point de belles paroles, reprit don Quichotte, et
je vous connais déjà, déloyale canaille.»

Puis, sans attendre d'autre réponse, il pique Rossinante, et se
précipite, la lance basse, contre le premier moine, avec tant de
furie et d'intrépidité, que, si le bon père ne se fût laissé
tomber de sa mule, il l'aurait envoyé malgré lui par terre, ou
grièvement blessé, ou mort peut-être. Le second religieux, voyant
traiter ainsi son compagnon, prit ses jambes au cou de sa bonne
mule, et enfila la venelle, aussi léger que le vent. Sancho Panza,
qui vit l'autre moine par terre, sauta légèrement de sa monture,
et se jetant sur lui, se mit à lui ôter son froc et son capuce.
Alors, deux valets qu'avaient les moines accoururent, et lui
demandèrent pourquoi il déshabillait leur maître. Sancho leur
répondit que ses habits lui appartenaient légitimement, comme
dépouilles de la bataille qu'avait gagnée son seigneur don
Quichotte. Les valets, qui n'entendaient pas raillerie et ne
comprenaient rien à ces histoires de dépouilles et de bataille,
voyant que don Quichotte s'était éloigné pour aller parler aux
gens du carrosse, tombèrent sur Sancho, le jetèrent à la renverse,
et, sans lui laisser poil de barbe au menton, le rouèrent si bien
de coups, qu'ils le laissèrent étendu par terre, sans haleine et
sans connaissance. Le religieux ne perdit pas un moment pour
remonter sur sa mule, tremblant, épouvanté, et le visage tout
blême de frayeur. Dès qu'il se vit à cheval, il piqua du côté de
son compagnon, qui l'attendait assez loin de là, regardant comment
finirait cette alarme; et tous deux, sans vouloir attendre la fin
de toute cette aventure, continuèrent en hâte leur chemin, faisant
plus de signes de croix que s'ils eussent eu le diable lui-même à
leurs trousses.

Pour don Quichotte, il était allé, comme on l'a vu, parler à la
dame du carrosse, et il lui disait:

«Votre Beauté, madame, peut désormais faire de sa personne tout ce
qui sera le plus de son goût; car la superbe de vos ravisseurs gît
maintenant à terre, abattue par ce bras redoutable. Afin que vous
ne soyez pas en peine du nom de votre libérateur, sachez que je
m'appelle don Quichotte de la Manche, chevalier errant, et captif
de la belle sans pareille doña Dulcinée du Toboso. Et, pour prix
du bienfait que vous avez reçu de moi, je ne vous demande qu'une
chose: c'est de retourner au Toboso, de vous présenter de ma part
devant cette dame, et de lui raconter ce que j'ai fait pour votre
liberté.»

Tout ce que disait don Quichotte était entendu par un des écuyers
qui accompagnaient la voiture, lequel était Biscayen; et celui-ci,
voyant qu'il ne voulait pas laisser partir la voiture, mais qu'il
prétendait, au contraire, la faire retourner au Toboso, s'approcha
de don Quichotte, empoigna sa lance, et, dans une langue qui
n'était pas plus du castillan que du biscayen, lui parla de la
sorte:

«Va, chevalier, que mal ailles-tu; par le Dieu qui créa moi, si le
carrosse ne laisses, aussi bien mort tu es que Biscayen suis-je.»

Don Quichotte le comprit très-bien, et lui répondit avec un
merveilleux sang-froid:

«Si tu étais chevalier, aussi bien que tu ne l'es pas, chétive
créature, j'aurais déjà châtié ton audace et ton insolence.»

À quoi le Biscayen répliqua:

«Pas chevalier, moi! je jure à Dieu, tant tu as menti comme
chrétien. Si lance jettes et épée tires, à l'eau tu verras comme
ton chat vite s'en va. Biscayen par terre, hidalgo par mer,
hidalgo par le diable, et menti tu as si autre chose dis.

-- C'est ce que nous allons voir,» répondit don Quichotte; et,
jetant sa lance à terre, il tire son épée, embrasse son écu, et
s'élance avec fureur sur le Biscayen, résolu à lui ôter la vie.

Le Biscayen, qui le vit ainsi venir, aurait bien désiré sauter en
bas de sa mule, mauvaise bête de louage sur laquelle on ne pouvait
compter; mais il n'eut que le temps de tirer son épée, et bien lui
prit de se trouver près du carrosse, d'où il saisit un coussin
pour s'en faire un bouclier. Aussitôt ils se jetèrent l'un sur
l'autre, comme s'ils eussent été de mortels ennemis. Les
assistants auraient voulu mettre le holà; mais ils ne purent en
venir à bout, parce que le Biscayen jurait en son mauvais jargon
que, si on ne lui laissait achever la bataille, il tuerait lui-
même sa maîtresse et tous ceux qui s'y opposeraient. La dame du
carrosse, surprise et effrayée de ce qu'elle voyait, fit signe au
cocher de se détourner un peu, et, de quelque distance, se mit à
regarder la formidable rencontre.

En s'abordant, le Biscayen déchargea un si vigoureux coup de
taille sur l'épaule de don Quichotte, que, si l'épée n'eût
rencontré la rondache, elle ouvrait en deux notre chevalier
jusqu'à la ceinture. Don Quichotte, qui ressentit la pesanteur de
ce coup prodigieux, jeta un grand cri en disant:

«Ô dame de mon âme, Dulcinée, fleur de beauté, secourez votre
chevalier, qui, pour satisfaire à la bonté de votre coeur, se
trouve en cette dure extrémité.»

Dire ces mots, serrer son épée, se couvrir de son écu, et
assaillir le Biscayen, tout cela fut l'affaire d'un moment; il
s'élança, déterminé à tout aventurer à la chance d'un seul coup.
Le Biscayen, le voyant ainsi venir à sa rencontre, jugea de son
emportement par sa contenance, et résolut de jouer le même jeu que
don Quichotte. Il l'attendait de pied ferme, bien couvert de son
coussin, mais sans pouvoir tourner ni bouger sa mule, qui,
harassée de fatigue et peu faite à de pareils jeux d'enfants, ne
voulait avancer ni reculer d'un pas. Ainsi donc, comme on l'a dit,
don Quichotte s'élançait, l'épée haute, contre le prudent
Biscayen, dans le dessein de le fendre par moitié, et le Biscayen
l'attendait de même, l'épée en l'air, et abrité sous son coussin.
Tous les assistants épouvantés attendaient avec anxiété l'issue
des effroyables coups dont ils se menaçaient. La dame du carrosse
offrait, avec ses femmes, mille voeux à tous les saints du paradis
et mille cierges à toutes les chapelles d'Espagne, pour que Dieu
délivrât leur écuyer et elles-mêmes du péril extrême qu'ils
couraient. Mais le mal de tout cela, c'est qu'en cet endroit même
l'auteur de cette histoire laisse la bataille indécise et
pendante, donnant pour excuse qu'il n'a rien trouvé d'écrit sur
les exploits de don Quichotte, de plus qu'il n'en a déjà raconté.
Il est vrai que le second auteur de cet ouvrage ne voulut pas
croire qu'une si curieuse histoire fût ensevelie dans l'oubli, et
que les beaux esprits de la Manche se fussent montrés si peu
jaloux de sa gloire, qu'ils n'eussent conservé dans leurs archives
ou leurs bibliothèques quelques manuscrits qui traitassent de ce
fameux chevalier. Ainsi donc, dans cette supposition, il ne
désespéra point de rencontrer la fin de cette intéressante
histoire, qu'en effet, par la faveur du ciel, il trouva de la
manière qui sera rapportée dans la seconde partie.


LIVRE DEUXIÈME[72]

Chapitre IX

_Où se conclut et termine l'épouvantable bataille que se
livrèrent le gaillard Biscayen et le vaillant Manchois_


Nous avons laissé, dans la première partie de cette histoire, le
valeureux Biscayen et le fameux don Quichotte, les épées nues et
hautes, prêts à se décharger deux furieux coups de tranchant, tels
que, s'ils eussent frappé en plein, ils ne se fussent rien moins
que pourfendus de haut en bas, et ouverts en deux comme une
grenade; mais justement à cet endroit critique, on a vu cette
savoureuse histoire rester en l'air et démembrée, sans que
l'auteur nous fît connaître où l'on pourrait en trouver la suite.
Cela me causa beaucoup de dépit, car le plaisir d'en avoir lu si
peu se changeait en déplaisir, quand je songeais quelle faible
chance s'offrait de trouver tout ce qui me semblait manquer d'un
conte si délectable. Toutefois il me parut vraiment impossible, et
hors de toute bonne coutume, qu'un si bon chevalier eût manqué de
quelque sage qui prît à son compte le soin d'écrire ses prouesses
inouïes, chose qui n'avait manqué à aucun de ces chevaliers
errants desquels les gens disent qu'ils vont à leurs aventures;
car chacun d'eux avait toujours à point nommé un ou deux sages,
qui non-seulement écrivaient leurs faits et gestes, mais qui
enregistraient leurs plus petites et plus enfantines pensées, si
cachées qu'elles pussent être[73]. Et vraiment un si bon chevalier
ne méritait pas d'être à ce point malheureux, qu'il manquât tout à
fait de ce qu'un Platir et d'autres semblables avaient eu de
reste. Aussi ne pouvais-je me décider à croire qu'une histoire si
piquante fût restée incomplète et estropiée; j'en attribuais la
faute à la malignité du temps, qui dévore et consume toutes
choses, supposant qu'il la tenait cachée, s'il ne l'avait
détruite. D'un autre côté, je me disais:

«Puisque, parmi les livres de notre héros, il s'en est trouvé
d'aussi modernes que les _Remèdes à la jalousie _et les _Nymphes
de Hénarès, _son histoire ne peut pas être fort ancienne, et, si
elle n'a point été écrite, elle doit se retrouver encore dans la
mémoire des gens de son village et des pays circonvoisins.»

Cette imagination m'échauffait la tête et me donnait un grand
désir de connaître d'un bout à l'autre la vie et les miracles de
notre fameux Espagnol don Quichotte de la Manche, lumière et
miroir de la chevalerie manchoise, et le premier qui, dans les
temps calamiteux de notre âge, ait embrassé la profession des
armes errantes; le premier qui se soit mis à la besogne de défaire
les torts, de secourir les veuves, de protéger les demoiselles,
pauvres filles qui s'en allaient, le fouet à la main, sur leur
palefrois, par monts et par vaux, portant la charge et l'embarras
de leur virginité, avec si peu de souci, que si quelque chevalier
félon, quelque vilain armé en guerre, ou quelque démesuré géant ne
leur faisait violence, il s'est trouvé telle de ces demoiselles,
dans les temps passés, qui, au bout de quatre-vingts ans, durant
lesquels elle n'avait pas couché une nuit sous toiture de maison,
s'en est allée à la sépulture aussi vierge que la mère qui l'avait
mise au monde[74]. Je dis donc que, sous ce rapport et sous bien
d'autres, notre don Quichotte est digne de perpétuelles et
mémorables louanges; et vraiment, on ne doit pas me les refuser à
moi-même pour la peine que j'ai prise et la diligence que j'ai
faite dans le but de trouver la fin de cette histoire. Cependant
je sais bien que si le ciel, le hasard et la fortune ne m'eussent
aidé, le monde restait privé du passe-temps exquis que pourra
goûter, presque deux heures durant, celui qui mettra quelque
attention à la lire. Voici donc de quelle manière j'en fis la
découverte:

Me trouvant un jour à Tolède, au marché d'Alcana, je vis un jeune
garçon qui venait vendre à un marchand de soieries de vieux
cahiers de papier. Comme je me plais beaucoup à lire, et jusqu'aux
bribes de papier qu'on jette à la rue, poussé par mon inclination
naturelle, je pris un des cahiers que vendait l'enfant, et je vis
que les caractères en étaient arabes. Et comme, bien que je les
reconnusse, je ne les savais pas lire, je me mis à regarder si je
n'apercevais point quelque Morisque espagnolisé qui pût les lire
pour moi, et je n'eus pas grande peine à trouver un tel
interprète; car si je l'eusse cherché pour une langue plus sainte
et plus ancienne, je l'aurais également trouvé[75]. Enfin, le
hasard m'en ayant amené un, je lui expliquai mon désir, et lui
remis le livre entre les mains. Il l'ouvrit au milieu, et n'eut
pas plutôt lu quelques lignes qu'il se mit à rire. Je lui demandai
pourquoi il riait:

«C'est, me dit-il, d'une annotation qu'on a mise en marge de ce
livre.»

Je le priai de me la faire connaître, et lui, sans cesser de rire:

«Voilà, reprit-il, ce qui se trouve écrit en marge: «Cette
Dulcinée du Toboso, dont il est si souvent fait mention dans la
présente histoire, eut, dit-on, pour saler les porcs, meilleure
main qu'aucune autre femme de la Manche.»

Quand j'entendis prononcer le nom de Dulcinée du Toboso, je
demeurai surpris et stupéfait, parce qu'aussitôt je m'imaginai que
ces paperasses contenaient l'histoire de don Quichotte. Dans cette
pensée, je le pressai de lire l'intitulé, et le Morisque[76],
traduisant aussitôt l'arabe en castillan, me dit qu'il était ainsi
conçu: _Histoire de don Quichotte de la Manche, écrite par Cid
Hamed Ben-Engéli, historien arabe._

Il ne me fallut pas peu de discrétion pour dissimuler la joie que
j'éprouvai quand le titre du livre parvint à mon oreille.
L'arrachant des mains du marchand de soie, j'achetai au jeune
garçon tous ces vieux cahiers pour un demi-réal; mais s'il eût eu
l'esprit de deviner quelle envie j'en avais, il pouvait bien se
promettre d'emporter plus de six réaux du marché.

M'éloignant bien vite avec le Morisque, je l'emmenai dans le
cloître de la cathédrale, et le priai de me traduire en Castillan
tous ces cahiers, du moins ceux qui traitaient de don Quichotte,
sans rien mettre ni rien omettre, lui offrant d'avance le prix
qu'il exigerait. Il se contenta de cinquante livres de raisin sec
et de quatre boisseaux de froment, et me promit de les traduire
avec autant de promptitude que de fidélité. Mais moi, pour
faciliter encore l'affaire, et ne pas me dessaisir d'une si belle
trouvaille, j'emmenai le Morisque chez moi, où, dans l'espace d'un
peu plus de six semaines, il traduisit toute l'histoire de la
manière dont elle est ici rapportée[77].

Dans le premier cahier on voyait, peinte au naturel, la bataille
de don Quichotte avec le Biscayen; tous deux dans la posture où
l'histoire les avait laissés, les épées hautes, l'un couvert de sa
redoutable rondache, l'autre de son coussin. La mule du Biscayen
était si frappante qu'on reconnaissait qu'elle était de louage à
une portée de mousquet. Le Biscayen avait à ses pieds un écriteau
où on lisait: _Don Sancho de Azpeitia, _c'était sans doute son
nom; et aux pieds de Rossinante il y en avait un autre qui disait:
_Don Quichotte. _Rossinante était merveilleusement représenté, si
long et si roide, si mince et si maigre, avec une échine si
saillante et un corps si étique, qu'il témoignait bien hautement
avec quelle justesse et quel à-propos on lui avait donné le nom de
Rossinante. Près de lui était Sancho Panza, qui tenait son âne par
le licou, et au pied duquel on lisait sur un autre écriteau:
_Sancho Zancas. _Ce nom venait sans doute de ce qu'il avait, comme
le montrait la peinture, le ventre gros, la taille courte, les
jambes grêles et cagneuses. C'est de là que durent lui venir les
surnoms de Panza et de Zancas, que l'histoire lui donne
indifféremment, tantôt l'un, tantôt l'autre[78].

Il y avait bien encore quelques menus détails à remarquer; mais
ils sont de peu d'importance et n'ajoutent rien à la vérité de
cette histoire, de laquelle on peut dire que nulle n'est mauvaise,
pourvu qu'elle soit véritable. Si l'on pouvait élever quelque
objection contre la sincérité de celle-ci, ce serait uniquement
que son auteur fût de race arabe, et qu'il est fort commun aux
gens de cette nation d'être menteurs. Mais, d'une autre part, ils
sont tellement nos ennemis, qu'on pourrait plutôt l'accuser d'être
resté en deçà du vrai que d'avoir été au delà. C'est mon opinion:
car, lorsqu'il pourrait et devrait s'étendre en louanges sur le
compte d'un si bon chevalier, on dirait qu'il les passe exprès
sous silence, chose mal faite et plus mal pensée, puisque les
historiens doivent être véridiques, ponctuels, jamais passionnés,
sans que l'intérêt ni la crainte, la rancune ni l'affection, les
fassent écarter du chemin de la vérité, dont la mère est
l'histoire, émule du temps, dépôt des actions humaines, témoin du
passé, exemple du présent, enseignement de l'avenir. Dans celle-
ci, je sais qu'on trouvera tout ce que peut offrir la plus
attrayante; et s'il y manque quelque bonne chose, je crois, à part
moi, que ce fut plutôt la faute du chien de l'auteur que celle du
sujet[79]. Enfin, suivant la traduction, la seconde partie
commençait de la sorte:

À voir lever en l'air les tranchantes épées des deux braves et
courroucés combattants, à voir leur contenance et leur résolution,
on eût dit qu'ils menaçaient le ciel, la terre et l'abîme. Le
premier qui déchargea son coup fut le colérique Biscayen, et ce
fut avec tant de force et de fureur, que, si l'épée en tombant ne
lui eût tourné dans la main, ce seul coup suffisait pour mettre
fin au terrible combat et à toutes les aventures de notre
chevalier. Mais sa bonne étoile, qui le réservait pour de plus
grandes choses, fit tourner l'épée de son ennemi de manière que,
bien qu'elle lui frappât en plein sur l'épaule gauche, elle ne lui
fit d'autre mal que de lui désarmer tout ce côté-là, lui emportant
de compagnie la moitié de la salade et la moitié de l'oreille; et
tout cela s'écroula par terre avec un épouvantable fracas. Vive
Dieu! qui pourrait à cette heure bonnement raconter de quelle rage
fut saisi le coeur de notre Manchois, quand il se vit traiter de
la sorte? On ne peut rien dire de plus, sinon qu'il se hissa de
nouveau sur ses étriers, et, serrant son épée dans ses deux mains,
il la déchargea sur le Biscayen avec une telle furie, en
l'attrapant en plein sur le coussin et sur la tête, que, malgré
cette bonne défense, et comme si une montagne se fût écroulée sur
lui, celui-ci commença à jeter le sang par le nez, par la bouche
et par les oreilles, faisant mine de tomber de la mule en bas, ce
qui était infaillible s'il ne se fût accroché par les bras à son
cou. Mais cependant ses pieds quittèrent les étriers, bientôt
après ses bras s'étendirent, et la mule, épouvantée de ce terrible
coup, se mettant à courir à travers les champs, en trois ou quatre
bonds jeta son cavalier par terre.

Don Quichotte le regardait avec un merveilleux sang-froid: dès
qu'il le vit tomber, il sauta de cheval, accourut légèrement, et,
lui mettant la pointe de l'épée entre les deux yeux, il lui cria
de se rendre ou qu'il lui couperait la tête. Le Biscayen était
trop étourdi pour pouvoir répondre un seul mot; et son affaire
était faite, tant la colère aveuglait don Quichotte, si les dames
du carrosse, qui jusqu'alors avaient regardé le combat tout
éperdues, ne fussent accourues auprès de lui, et ne l'eussent
supplié de faire, par faveur insigne, grâce de la vie à leur
écuyer. À cela, don Quichotte répondit avec beaucoup de gravité et
de hauteur:

«Assurément, mes belles dames, je suis ravi de faire ce que vous
me demandez; mais c'est à une condition, et moyennant
l'arrangement que voici: que ce chevalier me promette d'aller au
village du Toboso, et de se présenter de ma part devant la sans
pareille Dulcinée, pour qu'elle dispose de lui tout à sa guise.»

Tremblantes et larmoyantes, ces dames promirent bien vite, sans se
faire expliquer ce que demandait don Quichotte, et sans s'informer
même de ce qu'était Dulcinée, que leur écuyer ferait
ponctuellement tout ce qui lui serait ordonné.

«Eh bien! reprit don Quichotte, sur la foi de cette parole, je
consens à lui laisser la vie, bien qu'il ait mérité la mort.»

Chapitre X

_Du gracieux entretien qu'eurent don Quichotte et Sancho Panza,
son écuyer_


Il y avait déjà quelque temps que Sancho Panza s'était relevé, un
peu maltraité par les valets des moines, et, spectateur attentif
de la bataille que livrait son seigneur don Quichotte, il priait
Dieu du fond de son coeur de vouloir bien donner à celui-ci la
victoire pour qu'il y gagnât quelque île et l'en fît gouverneur
suivant sa promesse formelle. Voyant donc le combat terminé, et
son maître prêt à remonter sur Rossinante, il accourut lui tenir
l'étrier; mais avant de le laisser monter à cheval, il se mit à
genoux devant lui, lui prit la main, la baisa, et lui dit:

«Que Votre Grâce, mon bon seigneur don Quichotte, veuille bien me
donner le gouvernement de l'île que vous avez gagnée dans cette
formidable bataille; car, si grande qu'elle puisse être, je me
sens de force à la savoir gouverner aussi bien que quiconque s'est
jamais mêlé de gouverner des îles en ce monde.»

À cela don Quichotte répondit:

«Prenez garde, mon frère Sancho, que cette aventure et celles qui
lui ressemblent ne sont pas aventures d'îles, mais de croisières
de grandes routes, où l'on ne gagne guère autre chose que s'en
aller la tête cassée, ou avec une oreille de moins. Mais prenez
patience, et d'autres aventures s'offriront où je pourrai vous
faire non-seulement gouverneur, mais quelque chose de mieux
encore.»

Sancho se confondit en remerciements, et, après avoir encore une
fois baisé la main de don Quichotte et le pan de sa cotte de
mailles, il l'aida à monter sur Rossinante, puis il enjamba son
âne, et se mit à suivre son maître, lequel, s'éloignant à grands
pas, sans prendre congé des dames du carrosse, entra dans un bois
qui se trouvait près de là.

Sancho le suivait de tout le trot de sa bête; mais Rossinante
cheminait si lestement, que, se voyant en arrière, force lui fut
de crier à son maître de l'attendre. Don Quichotte retint la bride
à Rossinante, et s'arrêta jusqu'à ce que son traînard d'écuyer
l'eût rejoint.

«Il me semble, seigneur, dit ce dernier en arrivant, que nous
ferions bien d'aller prendre asile dans quelque église; car ces
hommes contre qui vous avez combattu sont restés en si piteux
état, qu'on pourrait bien donner vent de l'affaire à la Sainte-
Hermandad[80], et nous mettre dedans. Et, par ma foi, s'il en était
ainsi, avant de sortir de prison, nous aurions à faire feu des
quatre pieds.

-- Tais-toi, reprit don Quichotte; où donc as-tu jamais vu ou lu
qu'un chevalier errant ait été traduit devant la justice, quelque
nombre d'homicides qu'il eût commis?

-- Je ne sais rien en fait d'_homéciles, _répondit Sancho et de ma
vie ne l'ai essayé sur personne; mais je sais bien que ceux qui se
battent au milieu des champs ont affaire à la Sainte-Hermandad, et
c'est de cela que je ne veux pas me mêler.

-- Eh bien! ne te mets pas en peine, mon ami, répondit don
Quichotte; je te tirerai, s'il le faut, des mains des Philistins,
à plus forte raison de celles de la Sainte-Hermandad. Mais, dis-
moi, par ta vie! as-tu vu plus vaillant chevalier que moi sur
toute la surface de la terre? As-tu lu dans les histoires qu'un
autre ait eu plus d'intrépidité dans l'attaque, plus de résolution
dans la défense, plus d'adresse à porter les coups, plus de
promptitude à culbuter l'ennemi?

-- La vérité est, répliqua Sancho, que je n'ai jamais lu
d'histoire, car je ne sais ni lire ni écrire; mais ce que j'oserai
bien gager, c'est qu'en tous les jours de ma vie, je n'ai pas
servi un maître plus hardi que Votre Grâce; et Dieu veuille que
ces hardiesses ne se payent pas comme j'ai déjà dit. Mais ce que
je prie Votre Grâce de faire à cette heure, c'est de se panser,
car elle perd bien du sang par cette oreille. J'ai dans le bissac
de la charpie et un peu d'onguent blanc.

-- Tout cela serait bien inutile, répondit don Quichotte, si je
m'étais souvenu de faire une fiole du baume de Fierabras[81]; il
n'en faudrait qu'une goutte pour épargner le temps et les remèdes.

-- Quelle fiole et quel baume est-ce là? demanda Sancho.

-- C'est un baume, répondit don Quichotte, dont je sais la recette
par coeur, avec lequel il ne faut plus avoir peur de la mort, ni
craindre de mourir d'aucune blessure. Aussi, quand je l'aurai
composé et que je te le donnerai à tenir, tu n'auras rien de mieux
à faire, si tu vois que, dans quelque bataille, on m'a fendu par
le milieu du corps, comme il nous arrive maintes et maintes fois,
que de ramasser bien proprement la partie du corps qui sera tombée
par terre; puis, avant que le sang soit gelé, tu la replaceras
avec adresse sur l'autre moitié qui sera restée en selle, mais en
prenant soin de les ajuster et de les emboîter bien exactement;
ensuite tu me donneras à boire seulement deux gorgées du baume, et
tu me verras revenir plus sain et plus frais qu'une pomme de
reinette.

-- S'il en est ainsi, reprit Sancho, je renonce dès maintenant au
gouvernement de l'île promise, et je ne veux pas autre chose pour
payement de mes bons et nombreux services, sinon que Votre Grâce
me donne la recette de cette merveilleuse liqueur; car je
m'imagine qu'en tout pays elle vaudra bien deux réaux l'once, et
c'est tout ce qu'il me faut pour passer cette vie en repos et en
joie. Mais il reste à savoir si la façon en est bien chère.

-- Pour moins de trois réaux, reprit don Quichotte, on en peut
faire plus de trois pintes.

-- Par la vie du Christ! s'écria Sancho, qu'attend donc Votre
Grâce, pour le faire et pour me l'apprendre?

-- Paix, paix, ami! répondit don Quichotte; je t'enseignerai,
j'espère, de bien plus grands secrets, et te ferai de bien plus
grandes faveurs; mais pansons maintenant mon oreille, car elle me
fait plus de mal que je ne voudrais.»

Sancho tira du bissac de la charpie et de l'onguent. Mais quand
don Quichotte vint à s'apercevoir que sa salade était brisée, peu
s'en fallut qu'il ne perdît l'esprit. Portant la main à son épée
et levant les yeux au ciel, il s'écria:

«Je fais serment au Créateur de toutes choses, et sur les quatre
saints Évangiles, de mener la vie que mena le grand marquis de
Mantoue, lorsqu'il jura de venger la mort de son neveu Baudouin,
c'est-à-dire de ne pas manger pain sur table, de ne pas folâtrer
avec sa femme et de s'abstenir d'autres choses (lesquelles, bien
que je ne m'en souvienne pas, je tiens pour comprises dans mon
serment), jusqu'à ce que j'aie tiré pleine vengeance de celui qui
m'a fait un tel préjudice.»

Sancho, entendant cela, l'interrompit:

«Que Votre Grâce fasse attention, dit-il, seigneur don Quichotte,
que si le chevalier vaincu s'est acquitté de l'ordre qu'il a reçu,
en allant se présenter devant ma dame Dulcinée du Toboso, il doit
être quitte et déchargé, et ne mérite plus d'autre peine qu'il ne
commette d'autre délit.

-- Tu as parlé comme un oracle et touché le vrai point, répondit
don Quichotte; ainsi j'annule mon serment en ce qui touche la
vengeance à tirer du coupable; mais je le refais, le répète et le
confirme de nouveau, quant à mener la vie que j'ai dite, jusqu'à
ce que j'enlève par force, à quelque chevalier, une salade aussi
belle et aussi bonne que celle-ci. Et ne t'avise pas de croire,
Sancho, que je parle à l'étourdie; car je ne suis pas sans modèle
en ce que je fais, et c'est ce qui se passa au pied de la lettre à
propos de l'armet de Mambrin, qui coûta si cher à Sacripant[82].

-- Croyez-moi, monseigneur, répliqua Sancho, que Votre Grâce donne
au diable de tels serments, qui nuisent à la santé autant qu'ils
troublent la conscience. Sinon, dites-moi: nous n'avons, par
hasard, qu'à passer plusieurs jours sans rencontrer d'homme armé
et coiffé de salade, que ferons-nous dans ce cas? Faudra-t-il
accomplir le serment malgré tant d'inconvénients et
d'incommodités, comme de dormir tout vêtu, de ne pas coucher en
lieu habité, et mille autres pénitences que contenait le serment
de ce vieux fou de marquis de Mantoue, que Votre Grâce veut
ratifier à présent[83]? Prenez donc garde qu'il ne passe pas
d'hommes armés par ces chemins-ci, mais bien des muletiers et des
charretiers, qui non-seulement ne portent pas de salades, mais
peut-être n'en ont pas entendu seulement le nom en tous les jours
de leur vie.

-- C'est en cela que tu te trompes, reprit don Quichotte; car nous
n'aurons pas cheminé deux heures par ces croisières de routes que
nous y verrons plus de gens armés qu'il n'en vint devant la
citadelle d'Albraque, à la conquête d'Angélique la Belle[84].

-- Paix donc, et ainsi soit-il! répondit Sancho; Dieu permette que
tout aille bien, et que le temps vienne de gagner cette île qui me
coûte déjà si cher, dussé-je en mourir de joie!

-- Je t'ai déjà dit, Sancho, reprit don Quichotte, de ne pas te
mettre en souci de cela. Si nous manquons d'îles, voici le royaume
de Dinamarque ou celui de Sobradise[85], qui t'iront comme une
bague au doigt, d'autant mieux qu'étant en terre ferme, ils
doivent te convenir davantage. Mais laissons chaque chose à son
temps, et regarde dans ce bissac si tu n'aurais rien à manger,
afin d'aller ensuite à la recherche de quelque château où nous
puissions loger cette nuit, et faire le baume dont je t'ai parlé;
car je jure Dieu que l'oreille me cuit cruellement.

-- J'ai bien ici, répondit Sancho, un oignon, un peu de fromage,
et je ne sais combien de vieilles croûtes de pain; mais ce ne sont
pas des mets à l'usage d'un aussi vaillant chevalier que Votre
Grâce.

-- Que tu entends mal les choses! répondit don Quichotte. Apprends
donc, Sancho, que c'est la gloire des chevaliers errants de ne pas
manger d'un mois; et, s'ils mangent, de prendre tout ce qui se
trouve sous la main. De cela tu ne ferais aucun doute, si tu avais
lu autant d'histoires que moi. Quel qu'en ait été le nombre, je
n'y ai pas trouvé la moindre mention que les chevaliers errants
mangeassent, si ce n'est par hasard et dans quelques somptueux
banquets qu'on leur offrait; mais, le reste du temps, ils vivaient
de l'air qui court. Et, bien qu'il faille entendre qu'ils ne
pouvaient passer la vie sans manger et sans satisfaire les autres
nécessités naturelles, car, en effet, ils étaient hommes comme
nous, il faut entendre aussi que, passant la vie presque entière
dans les déserts et les forêts, sans cuisinier, bien entendu,
leurs repas ordinaires devaient être des mets rustiques, comme
ceux que tu m'offres à présent. Ainsi donc, ami Sancho, ne
t'afflige pas de ce qui me fait plaisir, et n'essaye pas de rendre
le monde neuf, ni d'ôter de ses gonds la chevalerie errante.

-- Excusez-moi, reprit Sancho; car, ne sachant ni lire ni écrire,
comme je l'ai déjà dit à Votre Grâce, je n'ai pas eu connaissance
des règles de la profession chevaleresque; mais, dorénavant, je
pourvoirai le bissac de toutes espèces de fruits secs pour Votre
Grâce, qui est chevalier; et pour moi, qui ne le suis pas, je le
pourvoirai d'autres objets volatiles et plus nourrissants.

-- Je ne dis pas, Sancho, répliqua don Quichotte, qu'il soit
obligatoire aux chevaliers errants de ne manger autre chose que
les fruits dont tu parles; mais que leurs aliments les plus
ordinaires devaient être ces fruits et quelques herbes qu'ils
trouvaient au milieu des champs, lesquelles herbes ils savaient
reconnaître, ce que je sais aussi bien qu'eux.

-- C'est une grande vertu, répondit Sancho, que de connaître ces
herbes; car, à ce que je vais m'imaginant, nous aurons besoin
quelque jour de mettre cette connaissance à profit.»

Et, tirant en même temps du bissac ce qu'il avait dit y porter,
ils se mirent à dîner tous deux en paisible et bonne compagnie.
Mais désirant trouver un gîte pour la nuit, ils dépêchèrent
promptement leur sec et pauvre repas. Ils remontèrent ensuite à
cheval, et se donnèrent hâte pour arriver à quelque habitation
avant la chute du jour; mais le soleil leur manqua, et avec lui
l'espérance d'atteindre ce qu'ils cherchaient, près de quelques
huttes de chevriers. Ils se décidèrent donc à y passer la nuit; et
autant Sancho s'affligea de n'avoir pas trouvé l'abri d'une
maison, autant son maître se réjouit de dormir à la belle étoile,
parce qu'il lui semblait, chaque fois qu'il lui arrivait pareille
chose, qu'il faisait un nouvel acte de possession, et justifiait
d'une nouvelle preuve dans l'ordre de sa chevalerie.

Chapitre XI

_De ce qui arriva à don Quichotte avec des chevriers_


Notre héros reçut des chevriers un bon accueil; et Sancho, ayant
accommodé du mieux qu'il put pour la nuit Rossinante et son âne,
flaira et découvrit, au fumet qu'ils répandaient, certains
quartiers de chevreau qui bouillaient devant le feu dans une
marmite.

Il aurait voulu, à l'instant même, voir s'ils étaient cuits assez
à point pour les transvaser de la marmite en son estomac; mais les
chevriers lui en épargnèrent la peine. Ils les tirèrent du feu;
puis, étendant sur la terre quelques peaux de moutons, ils
dressèrent en diligence leur table rustique, et convièrent de bon
coeur les deux étrangers à partager leurs provisions. Six d'entre
eux, qui se trouvaient dans la bergerie, s'accroupirent à l'entour
des peaux, après avoir prié don Quichotte, avec de grossières
cérémonies, de s'asseoir sur une auge en bois qu'ils avaient
renversées pour lui servir de siége.

Don Quichotte s'assit, et Sancho resta debout pour lui servir à
boire dans une coupe qui n'était pas de cristal, mais de corne.
Son maître, le voyant debout, lui dit:

«Pour que tu voies, Sancho, tout le bien qu'enferme en soi la
chevalerie errante, et combien ceux qui en exercent quelque
ministère que ce soit sont toujours sur le point d'être honorés et
estimés dans le monde, je veux qu'ici, à mon côté, et en compagnie
de ces braves gens, tu viennes t'asseoir, et que tu ne fasses
qu'un avec moi, qui suis ton maître et seigneur naturel, que tu
manges dans mon assiette, que tu boives dans ma coupe; car on peut
dire de la chevalerie errante précisément ce qu'on dit de l'amour,
qu'elle égalise toutes choses.

-- Grand merci! répondit Sancho. Mais je puis dire à Votre Grâce
que pourvu que j'aie de quoi bien manger, je m'en rassasie, debout
et à part moi, aussi bien et mieux qu'assis de pair avec un
empereur. Et même, s'il faut dire toute la vérité, je trouve bien
plus de goût à ce que je mange dans mon coin, sans contrainte et
sans façons, ne fût-ce qu'un oignon sur du pain, qu'aux dindons
gras des autres tables où il faut mâcher doucement, boire à petits
coups, s'essuyer à toute minute; où l'on ne peut ni tousser, ni
éternuer, quand l'envie vous en prend, ni faire autre chose enfin
que permettent la solitude et la liberté. Ainsi donc, mon
seigneur, ces honneurs que Votre Grâce veut me faire comme membre
adhérent de la chevalerie errante, ayez la bonté de les changer en
autres choses qui me soient plus à profit et à commodité; car ces
honneurs, quoique je les tienne pour bien reçus, j'y renonce pour
d'ici à la fin du monde.

-- Avec tout cela, reprit don Quichotte, il faut que tu t'assoies,
car celui qui s'humilie, Dieu l'élève.»

Et, le prenant par le bras, il le fit asseoir, par force, à côté
de lui.

Les chevriers n'entendaient rien à ce jargon d'écuyers et de
chevaliers errants, et ne faisaient autre chose que se taire,
manger et regarder leurs hôtes, qui, d'aussi bonne grâce que de
bon appétit, avalaient des morceaux gros comme le poing.

Quand le service des viandes fut achevé, ils étalèrent sur les
nappes de peaux une grande quantité de glands doux, et mirent au
milieu un demi-fromage, aussi dur que s'il eût été fait de
mortier. Pendant ce temps, la corne ne restait pas oisive; car
elle tournait si vite à la ronde, tantôt pleine, tantôt vide,
comme les pots d'une roue à chapelet, qu'elle eut bientôt desséché
une outre, de deux qui étaient en évidence.

Après que don Quichotte eut pleinement satisfait son estomac, il
prit une poignée de glands dans sa main, et, les regardant avec
attention, il se mit à parler de la sorte:

«Heureux âge, dit-il, et siècles heureux, ceux auxquels les
anciens donnèrent le nom d'âge d'or, non point parce que ce métal,
qui s'estime tant dans notre âge de fer, se recueillit sans aucune
peine à cette époque fortunée, mais parce qu'alors ceux qui
vivaient ignoraient ces deux mots, _tien _et _mien! _En ce saint
âge, toutes choses étaient communes. Pour se procurer l'ordinaire
soutien de la vie, personne, parmi les hommes, n'avait d'autre
peine à prendre que celle d'étendre la main, et de cueillir sa
nourriture aux branches des robustes chênes, qui les conviaient
libéralement au festin de leurs fruits doux et mûrs. Les claires
fontaines et les fleuves rapides leur offraient en magnifique
abondance des eaux limpides et délicieuses. Dans les fentes des
rochers, et dans le creux des arbres, les diligentes abeilles
établissaient leurs républiques, offrant sans nul intérêt, à la
main du premier venu, la fertile moisson de leur doux labeur. Les
liéges vigoureux se dépouillaient d'eux-mêmes, et par pure
courtoisie, des larges écorces dont on commençait à couvrir les
cabanes, élevées sur des poteaux rustiques, et seulement pour se
garantir de l'inclémence du ciel. Tout alors était paix, amitié,
concorde. Le soc aigu de la pesante charrue n'osait point encore
ouvrir et déchirer les pieuses entrailles de notre première mère;
car, sans y être forcée, elle offrait, sur tous les points de son
sein spacieux et fertile, ce qui pouvait alimenter, satisfaire et
réjouir les enfants qu'elle y portait alors[86]. Alors aussi les
simples et folâtres bergerettes s'en allaient de vallée en vallée
et de colline en colline, la tête nue, les cheveux tressés, sans
autres vêtements que ceux qui sont nécessaires pour couvrir
pudiquement ce que la pudeur veut et voulut toujours tenir
couvert; et leurs atours n'étaient pas de ceux dont on use à
présent, où la soie de mille façons martyrisée se rehausse et
s'enrichit de la pourpre de Tyr; c'étaient des feuilles
entrelacées de bardane et de lierre, avec lesquelles, peut-être,
elles allaient aussi pompeuses et parées que le sont aujourd'hui
nos dames de la cour avec les étranges et galantes inventions que
leur a enseignées l'oisive curiosité. Alors les amoureux
mouvements de l'âme se montraient avec ingénuité, comme elle les
ressentait, et ne cherchaient pas, pour se faire valoir,
d'artificieux détours de paroles. Il n'y avait point de fraude,
point de mensonge, point de malice qui vinssent se mêler à la
franchise, à la bonne foi. La justice seule faisait entendre sa
voix, sans qu'osât la troubler celle de la faveur ou de l'intérêt,
qui l'étouffent maintenant et l'oppriment. La loi du bon plaisir
ne s'était pas encore emparée de l'esprit du juge, car il n'y
avait alors ni chose ni personne à juger. Les jeunes filles et
l'innocence marchaient de compagnie, comme je l'ai déjà dit, sans
guide et sans défense, et sans avoir à craindre qu'une langue
effrontée ou de criminels desseins les souillassent de leurs
atteintes; leur perdition naissait de leur seule et propre
volonté. Et maintenant, en ces siècles détestables, aucune d'elles
n'est en sûreté, fût-elle enfermée et cachée dans un nouveau
labyrinthe de Crète: car, à travers les moindres fentes, la
sollicitude et la galanterie se font jour; avec l'air pénètre la
peste amoureuse, et tous les bons principes s'en vont à vau-l'eau.
C'est pour remédier à ce mal que, dans la suite des temps, et la
corruption croissant avec eux, on institua l'ordre des chevaliers
errants, pour défendre les filles, protéger les veuves, favoriser
les orphelins et secourir les malheureux[87]. De cet ordre-là, je
suis membre, mes frères chevriers, et je vous remercie du bon
accueil que vous avez fait à moi et à mon écuyer; car, bien que,
par la loi naturelle, tous ceux qui vivent sur la terre soient
tenus d'assister les chevaliers errants, toutefois, voyant que,
sans connaître cette obligation, vous m'avez bien accueilli et
bien traité, il est juste que ma bonne volonté réponde autant que
possible à la vôtre.»

Toute cette longue harangue, dont il pouvait fort bien faire
l'économie, notre chevalier l'avait débitée parce que les glands
qu'on lui servit lui remirent l'âge d'or en mémoire, et lui
donnèrent la fantaisie d'adresser ce beau discours aux chevriers,
lesquels, sans lui répondre un mot, s'étaient tenus tout ébahis à
l'écouter. Sancho se taisait aussi; mais il avalait des glands
doux, et faisait de fréquentes visites à la seconde outre, qu'on
avait suspendue à un liége pour que le vin se tînt frais.

Don Quichotte avait été plus long à parler que le souper à finir,
et dès qu'il eut cessé, un des chevriers lui dit:

«Pour que Votre Grâce, seigneur chevalier errant, puisse dire avec
plus de raison que nous l'avons régalée de notre mieux, nous
voulons lui donner encore plaisir et divertissement, en faisant
chanter un de nos compagnons, qui ne peut tarder à revenir. C'est
un garçon très-entendu et très-amoureux, qui sait lire et écrire
par-dessus le marché, et de plus est musicien, jouant d'une viole
à ravir les gens.»

À peine le chevrier achevait ces mots, qu'on entendit le son de la
viole[88], et bientôt on vit paraître celui qui en jouait, lequel
était un jeune homme d'environ vingt-deux ans, et de fort bonne
mine.

Ses compagnons lui demandèrent s'il avait soupé; il répondit que
oui. Alors celui qui l'avait annoncé lui dit:

«De cette manière, Antonio, tu pourras bien nous faire le plaisir
de chanter un peu, afin que ce seigneur, notre hôte, voie que,
dans les montagnes et les forêts, on trouve aussi des gens qui
savent la musique. Nous lui avons raconté tes talents, et nous
désirons que tu les montres, afin de ne point passer pour
menteurs. Ainsi, assieds-toi, je t'en prie, et chante-nous la
chanson de tes amours, celle qu'a versifiée ton oncle le
bénéficier, et que le village a trouvée si jolie.

-- Très-volontiers,» répondit Antonio.

Et, sans se faire prier davantage, il s'assit sur une souche de
chêne, accorda sa viole, et, un moment après, chanta de fort bonne
grâce les couplets suivants:


«Je sais, Olalla, que tu m'adores, bien que tu ne m'en aies rien
dit, même avec les yeux, ces langues muettes des amours.

Parce que je sais que tu m'as compris, je me persuade que tu
m'aimes, car jamais l'amour qui fut connu n'est resté malheureux.

Il est vrai que maintes fois, Olalla, tu m'as fait croire que tu
as l'âme de bronze, et que ton sein blanc couvre un coeur de
rocher.

Mais, à travers l'honnêteté de tes refus et de tes reproches,
l'espérance laisse peut-être voir le pan de sa robe.

Ma foi se jette sur l'amorce, n'ayant jamais eu de motif, ni de
diminuer parce que j'étais refusé, ni de grandir parce que j'étais
choisi.

Si l'amour est courtoisie, de celle que tu montres je conclus que
la fin de mes espérances sera telle que je l'imagine.

Et si de bons offices sont capables d'adoucir un coeur, ceux que
j'ai pu te rendre fortifient mon espoir.

Car, pour peu que tu aies pris garde, tu auras vu plus d'une fois
que je me suis vêtu le lundi de ce qui me faisait honneur le
dimanche.

Comme l'amour et la parure suivent toujours le même chemin, en
tout temps à tes yeux j'ai voulu me montrer galant.

Je laisse la danse à cause de toi, et je n'ai pas besoin de te
rappeler les musiques que tu as entendues, à la nuit close ou au
premier chant du coq.

Je ne compte pas toutes les louanges que j'ai faites de ta beauté,
lesquelles, si vraies qu'elles soient, m'ont mis très-mal avec
quelques-unes de tes compagnes.

Teresa del Berrocal me dit un jour que je te vantais:

«Tel pense adorer un ange qui n'adore qu'un singe. Grâce à de
nombreux joyaux, à des cheveux postiches, et à d'hypocrites
beautés qui trompent l'amour même.»

Je lui donnai un démenti; elle se fâcha; son cousin prit sa
défense, il me défia, et tu sais bien ce qu'il a fait et ce que
j'ai fait.

Je ne t'aime pas à l'étourdie, et ne te fais pas une cour assidue
pour que tu deviennes ma maîtresse; mon intention est plus
honnête.

L'Église a de saints noeuds qui sont des liens de soie; mets ta
tête sous le joug, tu verras comme j'y mettrai la mienne.

Si tu refuses, je jure ici, par le saint le plus révéré, de ne
plus sortir de ces montagnes, sinon pour me faire capucin.»


En cet endroit, le chevrier cessa de chanter; et, quoique don
Quichotte le priât de chanter encore quelque chose, Sancho Panza
ne voulut pas y consentir, lui qui avait plus d'envie de dormir
que d'entendre des chansons.

«Votre Grâce, dit-il à son maître, peut bien s'arranger dès à
présent un gîte pour la nuit; car le travail que se donnent ces
bonnes gens toute la journée ne permet pas qu'ils passent la nuit
à chanter.

-- Je te comprends, Sancho, lui répondit don Quichotte, et je
m'aperçois bien que tes visites à l'outre exigent en retour plus
de sommeil que de musique.

-- Dieu soit loué! répondit Sancho, personne n'en a fait le
dégoûté.

-- J'en conviens, reprit don Quichotte, permis à toi de t'arranger
à ta fantaisie; mais aux gens de ma profession, il sied mieux de
veiller que de dormir. Cependant, il sera bien, Sancho, que tu me
panses encore une fois cette oreille, qui me fait vraiment plus de
mal qu'il n'est besoin.»

Sancho se mit en devoir d'obéir; mais un des chevriers, voyant la
blessure, dit à don Quichotte de ne pas s'inquiéter, et qu'il
allait employer un remède qui l'aurait bientôt guéri. Cueillant
aussitôt quelques feuilles de romarin, qui était très-abondant en
cet endroit, il les mâcha, les mêla d'un peu de sel, et lui
appliquant cet emplâtre sur l'oreille, qu'il banda fortement, il
l'assura qu'il n'était pas besoin d'un second médecin; ce qui fut
vrai.

Chapitre XII

_De ce que raconta un chevrier à ceux qui étaient avec don
Quichotte_


Sur ces entrefaites, arriva un autre garçon, de ceux qui
apportaient les provisions du village.

«Compagnons, leur dit-il, savez-vous ce qui se passe au pays?

-- Et comment pourrions-nous le savoir? répondit l'un d'eux.

-- Eh bien! sachez, reprit le nouveau venu, que, ce matin, est
mort ce fameux Chrysostome, l'étudiant berger, et l'on murmure
qu'il est mort d'amour pour cette endiablée de Marcelle, la fille
de Guillaume le riche, celle qui se promène en habits de bergère à
travers ces landes.

-- Pour Marcelle, dis-tu? interrompit un chevrier.

-- Pour elle-même, te dis-je; et ce qu'il y a de bon, c'est qu'il
a ordonné par son testament qu'on l'enterrât au milieu des champs,
comme s'il était More, et précisément au pied de la roche d'où
coule la fontaine du Liége; car, à ce qu'on rapporte qu'il a dit,
ce fut en cet endroit qu'il la vit pour la première fois. Et il a
aussi ordonné d'autres choses telles que les marguilliers du pays
disent qu'il ne faut pas les exécuter et que ce serait très-mal
fait, parce qu'elles sentent le païen. À tout cela son grand ami
Ambroise l'étudiant, qui s'est aussi déguisé en berger comme lui,
répond qu'il faut tout accomplir, sans que rien y manque, de ce
qu'a ordonné Chrysostome, et c'est là-dessus que le village s'est
mis en émoi. Mais enfin, dit-on, il faudra faire ce que veulent
Ambroise et tous les autres bergers ses amis. Demain on vient
l'enterrer en grande pompe où je viens de vous dire; et m'est avis
que ce sera une belle chose à voir; du moins je ne manquerais pas
d'aller m'en régaler, si je savais n'avoir pas besoin de retourner
au pays.

-- Nous ferons tous de même, répondirent les chevriers, et nous
tirerons au sort à qui gardera les chèvres des autres.

-- Tu as raison, Pédro, reprit l'un d'eux; mais il ne sera pas
besoin de se donner cette peine, car je resterai pour tous; et ne
crois pas que ce soit vertu de ma part, ou manque de curiosité:
c'est que l'épine qui me traversa le pied l'autre jour ne me
laisse pas faire un pas.

-- Nous ne t'en sommes pas moins obligés,» répondit Pédro.

Alors, don Quichotte pria celui-ci de lui dire quel était ce mort
et quelle était cette bergère. À quoi Pédro répondit que tout ce
qu'il savait, c'est que ce mort était un fils d'hidalgo, fort
riche, qui habitait un bourg de ces montagnes; qu'il avait passé
plusieurs années étudiant à Salamanque, au bout desquelles il
était revenu dans son pays, avec la réputation d'être très-savant
et grand liseur de livres.

«On dit, ajouta Pédro, qu'il savait principalement la science des
étoiles, et tout ce que font là-haut dans le ciel le soleil et la
lune: car il nous annonçait ponctuellement les _éclisses _de la
lune et du soleil.

-- C'est éclipses, mon ami, et non éclisses, interrompit don
Quichotte, que s'appelle l'obscurcissement momentané de ces deux
grandes lumières célestes.»

Mais Pédro, qui ne regardait pas à ces bagatelles, poursuivit son
conte en disant:

«Il devinait tout de même quand l'année devait être abondante ou
_strile._

-- Stérile, vous voulez dire, mon ami, interrompit de nouveau don
Quichotte.

-- Stérile ou strile, reprit Pédro, c'est tout un, et je dis donc
que de ce qu'il leur disait, ses parents et ses amis
s'enrichirent, ceux du moins qui avaient confiance en lui, et qui
suivaient ses conseils. Cette année, leur disait-il, semez de
l'orge et non du froment; celle-ci, vous pouvez semer des pois,
mais pas d'orge; celle qui vient sera d'une grande abondance en
huile, et les trois suivantes on n'en récoltera pas une goutte.

-- Cette science s'appelle _astrologie, _dit don Quichotte.

-- Je ne sais comment elle s'appelle, répliqua Pédro, mais je sais
qu'il savait tout cela, et bien d'autres choses. Finalement, il ne
s'était pas encore passé bien des mois depuis son retour de
Salamanque, quand, un beau matin, il s'éveilla vêtu en berger avec
sa houlette et sa veste de peau, ayant jeté aux orties le long
manteau d'étudiant. Et en même temps, son grand ami Ambroise, qui
avait été son camarade d'étude, s'habilla aussi en berger.
J'oubliais de dire que Chrysostome le défunt fut un fameux homme
pour composer des chansons, tellement qu'il faisait les noëls qui
se chantent pour la naissance du Seigneur, et les comédies de la
Fête-Dieu, que représentaient les garçons de notre village, et
tout le monde disait que c'était d'un beau achevé. Quand ceux du
village virent tout à coup en bergers les deux étudiants, ils
restèrent bien étonnés, et personne ne pouvait deviner pour quelle
raison ils avaient fait une si drôle de transformation. Dans ce
temps-là, le père de notre Chrysostome venait de mourir; de
manière qu'il resta héritier d'une bien jolie fortune, tant en
meubles qu'en biens-fonds, sans compter bon nombre de têtes de
bétail gros et menu, et une grande quantité d'argent comptant. De
tout cela, le jeune homme resta maître absolu et dissolu; et il le
méritait bien, en vérité; car c'était un bon compagnon,
charitable, ami des braves gens, et il avait une figure de
bénédiction. Ensuite, on vint à reconnaître que ce changement
d'habit ne s'était fait que pour courir dans les déserts de ces
montagnes après cette bergère Marcelle que notre camarade a nommée
tout à l'heure, et de qui s'était amouraché le pauvre défunt
Chrysostome.

«Et je veux vous dire à présent, parce qu'il faut que vous le
sachiez, quelle est cette créature; peut-être, et même sans peut-
être, vous n'aurez rien entendu de pareil dans tous les jours de
votre vie, dussiez-vous vivre plus d'années que Mathieu Salé[89].

-- Dites Mathusalem, interrompit don Quichotte, qui ne pouvait
souffrir les équivoques du chevrier.

-- Salem ou Salé, la distance n'est pas grande, répliqua Pédro, et
si vous vous mettez, seigneur, à éplucher toutes mes paroles, nous
n'aurons pas fini au bout de l'année.

-- Pardon, mon ami, reprit don Quichotte, la distance est plus
grande que vous ne pensez; mais continuez votre histoire, et je ne
vous reprendrai plus sur rien.

-- Je disais donc, seigneur de mon âme, reprit le chevrier, qu'il
y eut dans notre village un laboureur encore plus riche que le
père de Chrysostome, qui s'appelait Guillaume, et auquel Dieu
donna, par-dessus toutes ses grandes richesses, une fille dont la
mère mourut en la mettant au monde. Cette mère était bien la plus
respectable femme qu'il y eût dans tous les environs. Il me semble
que je la vois encore, avec cette figure qui était la moitié du
soleil et la moitié de la lune; et surtout elle était bonne
ménagère et bonne amie des pauvres, si bien que je crois qu'au
jour d'aujourd'hui son âme est dans la gloire de Dieu. Du chagrin
de la mort d'une si brave femme, son mari Guillaume en mourut,
laissant sa fille Marcelle toute petite, mais grandement riche, au
pouvoir d'un sien oncle, prêtre et bénéficier dans le pays.
L'enfant grandit en âge, et grandit en beauté, tellement qu'elle
nous rappelait sa mère, qui en avait eu beaucoup, et l'on jugeait
même que la fille passerait un jour la mère. Et il en fut ainsi,
car dès qu'elle eut atteint quatorze à quinze ans, personne ne
pouvait la voir sans bénir Dieu de l'avoir créée si belle, et la
plupart s'en retournaient fous d'amour. Son oncle la gardait dans
la retraite et le recueillement; mais néanmoins la renommée de sa
grande beauté s'étendit de telle façon qu'à cause d'elle et de sa
richesse, non-seulement les jeunes gens du pays, mais ceux de
plusieurs lieues à la ronde, et les plus huppés, sollicitaient et
importunaient l'oncle afin qu'il la leur donnât pour femme. Mais
lui, qui va droit son chemin comme un bon chrétien, quoiqu'il eût
voulu la marier dès qu'il la vit en âge de l'être, il ne voulut
pas pourtant forcer son consentement, et cela, sans prendre garde
au bénéfice qu'il trouvait à garder la fortune de la petite tant
qu'il différait son mariage. Et, par ma foi, c'est ce qu'on a dit
à plus d'une veillée du village à la louange du bon prêtre. Et je
veux que vous sachiez, seigneur errant, que, dans ces petits pays,
on parle de tout et on mord sur tout; et vous pouvez bien vous
mettre dans la tête comme je me le suis mis, qu'un curé doit être
bon hors de toute mesure pour obliger ses paroissiens à dire du
bien de lui, surtout dans les villages.

-- C'est bien la vérité, s'écria don Quichotte; mais continuez, je
vous prie, car l'histoire est bonne, et vous la contez, bon Pédro,
avec fort bonne grâce.

-- Que celle du Seigneur ne me manque pas, reprit Pédro, c'est
celle qui importe le plus.

«Et vous saurez, du reste, que l'oncle proposait bien exactement à
la nièce chacun des partis qui se présentaient, en lui vantant
leurs qualités et en la pressant de choisir un mari de son goût;
elle, jamais ne lui répondit autre chose, sinon qu'alors elle ne
voulait pas se marier, et qu'étant si jeune, elle se sentait trop
faible pour porter le fardeau d'un ménage. Avec ces excuses, qui
lui semblaient raisonnables, l'oncle cessait de l'importuner, et
attendait qu'elle eût pris un peu d'âge, et qu'elle sût choisir
une compagnie de son goût:

«Car, disait-il, et il disait fort bien, il ne faut pas que les
parents engagent les enfants contre leur gré.»

«Mais ne voilà-t-il pas qu'un beau matin, sans que personne s'y
fût attendu, la dédaigneuse Marcelle se fait et se montre bergère;
et, sans que son oncle et tous les gens du pays pussent l'en
dissuader, la voilà qui s'en va aux champs avec les autres filles
du village, et garde elle-même son troupeau; et, par ma foi, dès
qu'elle se fit voir en public et que sa beauté parut au grand
jour, je ne saurais plus vous dire combien de riches jeunes gens,
hidalgos ou laboureurs, ont pris le costume de Chrysostome, et
s'en vont lui faire la cour à travers les champs.

«Un d'eux, comme vous le savez déjà, était notre défunt, duquel on
disait qu'il ne l'aimait pas, mais qu'il l'adorait. Et qu'on ne
pense pas que, pour s'être mise en cette vie si libre et si
relâchée, Marcelle ait rien fait, même en apparence, qui fût au
détriment de sa chasteté; au contraire, elle garde son honneur
avec tant de vigilance, que, de tous ceux qui la servent et la
sollicitent, aucun n'a pu ni ne pourra se flatter qu'elle lui ait
laissé la plus petite espérance d'agréer ses désirs, et, bien
qu'elle ne fuie ni la compagnie ni la conversation des bergers, et
qu'elle les traite fort amicalement, dès que l'un d'eux s'avise de
lui découvrir son intention, quoique juste et sainte autant que
l'est celle du mariage, elle le chasse bien loin d'elle comme avec
un mousquet. De manière qu'avec cette humeur et cette façon
d'être, elle fait plus de mal dans ce pays que si une contagion de
peste s'y était déclarée, car sa douceur et sa beauté attirent les
coeurs de tous ceux qui la voient: ils s'empressent de la servir,
de l'aimer, et bientôt son indifférence et sa rigueur les mènent
au désespoir. Aussi ne savent-ils faire autre chose que de
l'appeler à grands cris ingrate et cruelle, et de lui donner
d'autres noms semblables qui peignent bien son genre de caractère,
et si vous deviez rester ici quelques jours, vous entendriez,
seigneur, résonner ces montagnes et ces vallées des plaintes de
ces amants rebutés qui la suivent.

«Près de ces huttes est un endroit où sont réunis presque deux
douzaines de grands hêtres, et il n'y en a pas un qui n'ait sur sa
lisse écorce le nom de Marcelle écrit et gravé; quelquefois une
couronne est gravée au-dessus du nom, comme si son amant avait
voulu dire qu'elle mérite et porte la couronne de la beauté. Ici
soupire un berger, là se plaint un autre; par ici on entend des
chants d'amour; par là, des stances de tristesse et de désespoir.
Tel passe toutes les heures de la nuit assis au pied d'un chêne ou
d'un rocher, et le soleil le trouve, au matin, absorbé dans ses
pensées, sans qu'il ait fermé ses paupières humides; tel autre,
pendant la plus insupportable ardeur de l'été, reste étendu sur la
poussière brûlante pour envoyer ses plaintes au ciel compatissant.
De l'un, de l'autre et de tous ensemble se moque et triomphe la
belle Marcelle. Nous tous qui la connaissons, nous sommes curieux
de voir où aboutira sa fierté, et quel sera l'heureux prétendant
qui doit venir à bout de dompter une humeur si farouche, de
posséder une beauté si parfaite. Et, comme tout ce que j'ai dit
est la vérité la plus avérée, je me figure qu'il en est de même de
ce qu'a conté notre compagnon sur la mort de Chrysostome. Je vous
conseille donc, seigneur, de ne pas manquer de vous trouver à son
enterrement: c'est une chose à voir, car Chrysostome a bien des
amis, et d'ici à l'endroit où il a ordonné qu'on l'enterrât, il
n'y a pas une demi-lieue.

-- J'en fais mon affaire, répondit don Quichotte, et je vous
remercie du plaisir que vous m'avez fait en me contant une si
intéressante histoire.

-- Oh! ma foi, répliqua le chevrier, je ne sais pas la moitié des
aventures arrivées aux amants de Marcelle; mais il se pourrait
que, chemin faisant, nous rencontrassions demain quelque berger
qui nous contât le reste. Quant à présent, vous ferez bien d'aller
dormir sous l'abri d'un toit; car le serein pourrait faire mal à
votre blessure, bien que le remède qu'on y a mis soit tel qu'il
n'y ait plus d'accident à craindre.»

Sancho Panza, qui donnait au diable le chevrier et ses bavardages,
pressa son maître d'aller se coucher dans la cabane de Pédro. Don
Quichotte à la fin céda; mais ce fut pour donner le reste de la
nuit au souvenir de sa dame Dulcinée, à l'imitation des amants de
Marcelle. Quant à Sancho, il s'arrangea sur la paille, entre
Rossinante et son âne, et dormit, non comme un amant rebuté, mais
comme un homme qui a l'estomac plein et le dos roué de coups.

Chapitre XIII

_Où se termine l'histoire de la bergère Marcelle avec d'autres
événements_


Mais à peine l'aurore commençait à se montrer, comme disent les
poëtes, sur les balcons de l'Orient, que cinq des six chevriers se
levèrent, furent appeler don Quichotte, et lui dirent, s'il avait
toujours l'intention d'aller voir l'enterrement de Chrysostome,
qu'ils étaient prêts à lui tenir compagnie. Don Quichotte, qui ne
désirait pas autre chose, se leva, et ordonna à Sancho de mettre à
leurs bêtes la selle et le bât. Sancho obéit en diligence, et,
sans plus de retard, toute la troupe se mit en chemin.

Ils n'eurent pas fait un quart de lieue, qu'à la croisière du
sentier ils virent venir de leur côté six à sept bergers vêtus de
vestes de peaux noires, la tête couronnée de guirlandes de cyprès
et de laurier-rose, et tenant chacun à la main un fort bâton de
houx. Après eux venaient deux gentilshommes à cheval, en bel
équipage de route, avec trois valets qui les accompagnaient. En
s'abordant, les deux troupes se saluèrent avec courtoisie, et
s'étant demandé les uns aux autres où ils allaient, ils surent que
tous se rendaient au lieu de l'enterrement; ils se mirent donc à
cheminer tous de compagnie. Un des cavaliers, s'adressant à son
compagnon:

«Il me semble, seigneur Vivaldo, lui dit-il, que nous n'aurons
point à regretter le retard que nous coûtera le spectacle de cette
fameuse cérémonie, qui ne pourra manquer d'être fameuse, d'après
les choses étranges que nous ont contées ces bonnes gens, aussi
bien du berger défunt que de la bergère homicide.

-- C'est ce que je pense aussi, répondit Vivaldo, et j'aurais
retardé mon voyage, non d'un jour, mais de quatre, pour en être
témoin.»

Don Quichotte alors leur demanda ce qu'ils avaient ouï dire de
Marcelle et de Chrysostome. Le voyageur répondit que, ce matin
même, ils avaient rencontré ces bergers, et que, les voyant en ce
triste équipage, ils leur avaient demandé pour quelle cause ils
allaient ainsi costumés; que l'un d'eux la leur conta, ainsi que
la beauté et l'étrange humeur d'une bergère appelée Marcelle, la
multitude d'amoureux qui la recherchaient, et la mort de ce
Chrysostome à l'enterrement duquel ils allaient assister.
Finalement, il répéta tout ce qu'avait conté Pédro à Don
Quichotte.

Cet entretien fini, un autre commença, le cavalier qui se nommait
Vivaldo ayant demandé à don Quichotte quel était le motif qui le
faisait voyager armé de la sorte, en pleine paix et dans un pays
si tranquille. À cela, don Quichotte répondit:

«La profession que j'exerce et les voeux que j'ai faits ne me
permettent point d'aller d'une autre manière. Le repos, la bonne
chère, les divertissements furent inventés pour d'efféminés gens
de cour; mais les fatigues, les veilles et les armes ne furent
inventées que pour ceux que le monde appelle chevaliers errants,
desquels, quoique indigne et le moindre de tous, j'ai l'honneur de
faire partie.»

Dès qu'on entendit sa réponse, tout le monde le tint pour fou;
mais, afin de s'en assurer davantage, et de voir jusqu'au bout de
quelle espèce était sa folie, Vivaldo, revenant à la charge, lui
demanda ce qu'on entendait par chevaliers errants.

«Vos Grâces n'ont-elles jamais lu, répondit don Quichotte, les
chroniques et les annales d'Angleterre, où il est question des
fameux exploits du roi Arthur, que dans notre idiome castillan
nous appelons le roi Artus, et duquel une antique tradition, reçue
dans tout le royaume de la Grande-Bretagne, raconte qu'il ne
mourut pas, mais qu'il fut, par art d'enchantement, changé en
corbeau, et que, dans la suite des temps, il doit venir reprendre
sa couronne et son sceptre; ce qui fait que, depuis cette époque
jusqu'à nos jours, on ne saurait prouver qu'aucun Anglais ait tué
un corbeau[90]. Eh bien! c'est dans le temps de ce bon roi que fut
institué ce fameux ordre de chevalerie appelé la _Table
Ronde__[91]__, _et que se passèrent de point en point, comme on
les conte, les amours de don Lancelot du Lac et de la reine
Genièvre, amours dont la confidente et la médiatrice était cette
respectable duègne Quintagnonne, pour laquelle fut fait ce romance
si connu et si répété dans notre Espagne:

«_Onc chevalier ne fut sur terre_
_Des dames si bien accueilli,_
_Qu'à son retour de l'Angleterre_
_Don Lancelot n'en fût servi__[92]_«

ainsi que cette progression si douce et si charmante de ses hauts
faits amoureux et guerriers. Depuis lors, et de main en main, cet
ordre de chevalerie alla toujours croissant et s'étendant aux
diverses parties du monde. Ce fut en son sein que se rendirent
fameux et célèbres par leurs actions le vaillant Amadis de Gaule,
avec tous ses fils et petits-fils, jusqu'à la cinquième
génération, et le valeureux Félix-Mars d'Hyrcanie, et cet autre
qu'on ne peut jamais louer assez, Tirant le Blanc; et qu'enfin,
presque de nos jours, nous avons vu, entendu et connu l'invincible
chevalier don Bélianis de Grèce. Voilà, seigneur, ce que c'est que
d'être chevalier errant; voilà de quel ordre de chevalerie je vous
ai parlé, ordre dans lequel, quoique pécheur, j'ai fait
profession, professant tout ce qu'ont professé les chevaliers dont
je viens de faire mention. Voilà pourquoi je vais par ces
solitudes et ces déserts, cherchant les aventures, bien déterminé
à risquer mon bras et ma vie dans la plus périlleuse que puisse
m'envoyer le sort, si c'est au secours des faibles et des
affligés.»

Il n'en fallut pas davantage pour achever de convaincre les
voyageurs que don Quichotte avait le jugement à l'envers, et pour
leur apprendre de quelle espèce de folie il était possédé; ce qui
leur causa le même étonnement qu'à tous ceux qui, pour la première
fois, en prenaient connaissance. Vivaldo, qui avait l'esprit vif
et l'humeur enjouée, désirant passer sans ennui le peu de chemin
qui leur restait à faire pour arriver à la colline de
l'enterrement, voulut lui offrir l'occasion de poursuivre ses
extravagants propos:

«Il me semble, seigneur chevalier errant, lui dit-il, que Votre
Grâce a fait profession dans un des ordres les plus rigoureux
qu'il y ait sur la terre; et, si je ne m'abuse, la règle même des
frères chartreux n'est pas si étroite.

-- Aussi étroite, c'est possible, répondit notre don Quichotte;
mais aussi nécessaire au monde, c'est une chose que je suis à deux
doigts de mettre en doute; car, s'il faut parler vrai, le soldat
qui exécute ce que lui ordonne son capitaine ne fait pas moins que
le capitaine qui a commandé. Je veux dire que les religieux, en
tout repos et en toute paix, demandent au ciel le bien de la
terre; mais nous, soldats et chevaliers, nous mettons en pratique
ce qu'ils mettent en prière, faisant ce bien par la valeur de nos
bras et le tranchant de nos épées, non point à l'abri des injures
du temps, mais à ciel découvert, en butte aux insupportables
rayons du soleil d'été, et aux glaces hérissées de l'hiver. Ainsi,
nous sommes les ministres de Dieu sur la terre, et les bras par
qui s'y exerce sa justice. Et, comme les choses de la guerre et
toutes celles qui s'y rattachent ne peuvent être mises à exécution
que par le travail excessif, la sueur et le sang, il suit de là
que ceux qui en font profession accomplissent, sans aucun doute,
une oeuvre plus grande que ceux qui, dans le calme et la sécurité,
se contentent d'invoquer Dieu pour qu'il prête son aide à ceux qui
en ont besoin. Je ne veux pas dire pour cela (rien n'est plus loin
de ma pensée) que l'état de chevalier errant soit aussi saint que
celui de moine cloîtré; je veux seulement inférer des fatigues et
des privations que j'endure, qu'il est plus pénible, plus
laborieux, plus misérable, plus sujet à la faim, à la soif, à la
nudité, à la vermine. Il n'est pas douteux, en effet, que les
chevaliers errants des siècles passés n'aient éprouvé bien des
souffrances dans le cours de leur vie; et si quelques-uns
s'élevèrent par la valeur de leur bras jusqu'à devenir
empereurs[93], il leur en a coûté, par ma foi, un bon prix payé en
sueur et en sang; encore, si ceux qui montèrent jusqu'à ce haut
degré eussent manqué d'enchanteurs et de sages qui les
protégeassent, ils seraient restés bien déçus dans leurs
espérances et bien frustrés dans leurs voeux.

-- C'est assurément mon avis, répliqua le voyageur; mais une chose
qui, parmi beaucoup d'autres, me choque de la part des chevaliers
errants, c'est que, lorsqu'ils se trouvent en occasion d'affronter
quelque grande et périlleuse aventure, où ils courent
manifestement risque de la vie, jamais, en ce moment critique, ils
ne se souviennent de recommander leur âme à Dieu, comme tout bon
chrétien est tenu de le faire en semblable danger; au contraire,
ils se recommandent à leurs dames avec autant d'ardeur et de
dévotion que s'ils en eussent fait leur Dieu; et cela, si je ne me
trompe, sent quelque peu le païen[94].

-- Seigneur, répondit don Quichotte, il n'y a pas moyen de faire
autrement; et le chevalier qui ferait autre chose se mettrait dans
un mauvais cas. Il est reçu en usage et passé en coutume dans la
chevalerie errante, que le chevalier errant qui est en présence de
sa dame au moment d'entreprendre quelque grand fait d'armes,
tourne vers elle amoureusement les yeux, comme pour lui demander
par son regard qu'elle le secoure et le favorise dans le péril qui
le presse; et même lorsque personne ne peut l'entendre, il est
tenu de murmurer quelques mots entre les dents pour se recommander
à elle de tout son coeur; et de cela nous avons dans les histoires
d'innombrables exemples. Mais il ne faut pas croire cependant que
les chevaliers s'abstiennent de recommander leur âme à Dieu; ils
trouveront temps et lieu pour le faire pendant la besogne[95].

-- Avec tout cela, répliqua le voyageur, il me reste un scrupule.
J'ai lu bien des fois que deux chevaliers errants en viennent aux
gros mots, et, de parole en parole, voilà que leur colère
s'enflamme, qu'ils font tourner leurs chevaux pour prendre du
champ, et que tout aussitôt, sans autre forme de procès, ils
reviennent se heurter à bride abattue, se recommandant à leurs
dames au milieu de la carrière. Et ce qui arrive le plus
ordinairement de ces rencontres, c'est que l'un des chevaliers
tombe à bas de son cheval, percé d'outre en outre par la lance de
son ennemi, et que l'autre, à moins de s'empoigner aux crins,
descendrait aussi par terre. Or comment le mort a-t-il eu le temps
de recommander son âme à Dieu dans le cours d'une besogne si vite
expédiée? Ne vaudrait-il pas mieux que les paroles qu'il emploie
pendant la course à se recommander à sa dame fussent employées à
ce qu'il est tenu de faire comme bon chrétien? d'autant plus que
j'imagine, à part moi, que les chevaliers errants n'ont pas tous
des dames à qui se recommander, car enfin ils ne sont pas tous
amoureux.

-- Cela ne peut être, s'écria don Quichotte; je dis que cela ne
peut être, et qu'il est impossible qu'il y ait un chevalier errant
sans dame: pour eux tous, il est aussi bien de nature et d'essence
d'être amoureux, que pour le ciel d'avoir des étoiles. À coup sûr
vous n'avez jamais vu d'histoires où se rencontre un chevalier
errant sans amours, car, par la raison même qu'il n'en aurait
point, il ne serait pas tenu pour légitime chevalier, mais pour
bâtard, et l'on dirait qu'il est entré dans la forteresse de
l'ordre, non par la grande porte, mais par-dessus les murs, comme
un larron et un brigand[96].

-- Néanmoins, reprit le voyageur, il me semble, si j'ai bonne
mémoire, avoir lu que don Galaor, frère du valeureux Amadis de
Gaule, n'eut jamais de dame attitrée, de laquelle il pût se
réclamer dans les périls; et pourtant il n'en fut pas moins tenu
pour un vaillant et fameux chevalier.»

À cela notre don Quichotte répondit:

«Seigneur, une seule hirondelle ne fait pas le printemps;
d'ailleurs, je sais de bonne source qu'en secret ce chevalier
était réellement amoureux. En outre, cette manie d'en conter à
toutes celles qu'il trouvait à son gré, c'était une complexion
naturelle et particulière qu'il ne pouvait tenir en bride. Mais
néanmoins, il est parfaitement avéré qu'il n'avait qu'une seule
dame maîtresse de sa volonté et de ses pensées, à laquelle il se
recommandait mainte et mainte fois, mais très-secrètement, car il
se piquait d'être amant discret[97].

-- Puisqu'il est de l'essence de tout chevalier errant d'être
amoureux, reprit le voyageur, on peut bien croire que Votre Grâce
n'a point dérogé à cette règle de l'état qu'elle professe, et si
Votre Grâce ne se pique pas d'être aussi discret que don Galaor,
je vous supplie ardemment, au nom de toute cette compagnie et au
mien propre, de nous apprendre le nom, la patrie, la qualité et
les charmes de votre dame. Elle ne peut manquer de tenir à grand
bonheur que tout le monde sache qu'elle est aimée et servie par un
chevalier tel que nous paraît Votre Grâce.»

À ces mots don Quichotte poussa un grand soupir:

«Je ne pourrais affirmer, dit-il, si ma douce ennemie désire ou
craint que le monde sache que je suis son serviteur; seulement je
puis dire, en répondant à la prière qui m'est faite avec tant de
civilité, que son nom est Dulcinée; sa patrie, le Toboso, village
de la Manche; sa qualité, au moins celle de princesse, puisqu'elle
est ma reine et ma dame; et ses charmes, surhumains, car en elle
viennent se réaliser et se réunir tous les chimériques attributs
de la beauté que les poëtes donnent à leurs maîtresses. Ses
cheveux sont des tresses d'or, son front des champs élyséens, ses
sourcils des arcs-en-ciel, ses yeux des soleils, ses joues des
roses, ses lèvres du corail, ses dents des perles, son cou de
l'albâtre, son sein du marbre, ses mains de l'ivoire, sa blancheur
celle de la neige, et ce que la pudeur cache aux regards des
hommes est tel, je m'imagine, que le plus judicieux examen
pourrait seul en reconnaître le prix, mais non pas y trouver des
termes de comparaison.

-- Maintenant, reprit Vivaldo, nous voudrions savoir son lignage,
sa souche et sa généalogie.

-- Elle ne descend pas, répondit don Quichotte, des Curtius, Caïus
et Scipion de l'ancienne Rome, ni des Colonna et Ursini de la
moderne, ni des Moncada et Réquésen de Catalogne, ni des Rébella
et Villanova de Valence, ni des Palafox, Nuza, Rocaberti, Corella,
Luna, Alagon, Urréa, Foz et Gurréa d'Aragon; ni des Cerda,
Manrique, Mendoza et Guzman de Castille; ni des Alencastro, Palha
et Ménesès de Portugal; elle est de la famille du Toboso de la
Manche, race nouvelle, il est vrai, mais telle qu'elle peut être
le généreux berceau des plus illustres races des siècles à venir.
Et qu'à cela l'on ne réplique rien, si ce n'est aux conditions que
Zerbin écrivit au pied du trophée des armes de Roland:

Que nul de les toucher ne soit si téméraire,
S'il ne veut de Roland affronter la colère[98].

_-- _Quoique ma famille, répondit le voyageur, soit des Cachopin
de Larédo, je n'oserais point la mettre en parallèle avec celle du
Toboso de la Manche; et pourtant, à vrai dire, ce nom et ce titre
n'étaient pas encore arrivés jusqu'à mes oreilles.

-- C'est pour cela qu'ils n'y sont point arrivés[99],» répondit don
Quichotte.

Cet entretien des deux interlocuteurs, tous les autres
l'écoutaient avec une grande attention, si bien que les chevriers
et les bergers eux-mêmes reconnurent le vide qu'il y avait dans la
cervelle de notre héros. Le seul Sancho Panza s'imaginait que tout
ce que disait son maître était pure vérité, et cela parce qu'il
savait de longue main quel homme c'était, l'ayant connu depuis sa
première enfance. Si pourtant quelque chose éveillait ses doutes
et lui semblait difficile à croire, c'était cette invention de la
charmante Dulcinée du Toboso; car, demeurant si près de ce
village, jamais il n'avait eu connaissance de tel nom ni de telle
princesse.

Ils cheminaient discourant ainsi, quand ils virent descendre, par
un ravin creusé entre deux hautes montagnes, une vingtaine de
bergers, tous vêtus de longues vestes de laine noire, et couronnés
de guirlandes, qu'ensuite on reconnut être, les unes d'if, les
autres de cyprès. Six d'entre eux portaient un brancard couvert
d'une infinité de fleurs et de branches vertes. En les apercevant,
un des chevriers s'écria:

«Voici venir ceux qui apportent le corps de Chrysostome, et c'est
au pied de cette montagne qu'il a ordonné qu'on l'enterrât.»

Cela fit hâter la marche, et toute la troupe arriva au moment où
les autres avaient déjà déposé leur brancard à terre, et où quatre
d'entre eux s'occupaient, avec des pieux aigus, à creuser la
sépulture au pied d'une roche vive. Ils s'abordèrent courtoisement
les uns les autres; puis, les saluts échangés, don Quichotte et
ceux qui l'accompagnaient se mirent à considérer le brancard, sur
lequel était étendu, tout couvert de fleurs, un cadavre vêtu en
berger[100] auquel on pouvait donner trente ans d'âge. Quoique mort,
il montrait avoir été, pendant la vie, de belle tournure et de
beau visage. Autour de lui, et sur le brancard même, on avait
placé quelques livres et plusieurs papiers ouverts ou pliés.

Ceux qui l'examinaient, comme ceux qui creusaient la fosse, et
tous les autres assistants, gardaient un merveilleux silence;
enfin un de ceux qui l'avaient apporté dit à l'un de ses
compagnons:

«Regarde, Ambroise, si c'est bien là l'endroit qu'a désigné
Chrysostome, puisque tu veux si ponctuellement accomplir ce qu'il
a ordonné dans son testament.

-- C'est bien là, répondit Ambroise; car mon malheureux ami cent
fois m'y a conté sa déplorable histoire. C'est là, m'a-t-il dit,
qu'il vit pour la première fois cette mortelle ennemie du genre
humain; là que, pour la première fois, il lui déclara son amour
aussi pur que passionné; là, enfin, que Marcelle acheva de le
désespérer par son indifférence et ses dédains, et l'obligea de
mettre une fin tragique au misérable drame de sa vie; c'est là
qu'en souvenir de tant d'infortunes, il a voulu qu'on le déposât
dans le sein d'un éternel oubli.»

Se tournant alors vers don Quichotte et les voyageurs, il continua
de la sorte:

«Ce corps, seigneurs, que vous regardez avec des yeux attendris,
fut le dépositaire d'une âme en qui le ciel avait mis une grande
partie de ses plus riches dons. C'est le corps de Chrysostome, qui
fut unique pour l'esprit et pour la courtoisie, extrême pour la
grâce et la noblesse, phénix en amitié, généreux et magnifique
sans calcul, grave sans présomption, joyeux sans bassesse;
finalement, le premier en tout ce qui s'appelle être bon, et sans
second en tout ce qui s'appelle être malheureux. Il aima, et fut
haï; il adora, et fut dédaigné; il voulut adoucir une bête féroce,
attendrir un marbre, poursuivre le vent, se faire entendre du
désert; il servit enfin l'ingratitude, et le prix qu'il en reçut,
ce fut d'être la proie de la mort au milieu du cours de sa vie, à
laquelle mit fin une bergère qu'il voulait faire vivre
éternellement dans la mémoire des hommes. C'est ce que
prouveraient au besoin ces papiers sur lesquels vous portez les
regards, s'il ne m'avait enjoint de les livrer au feu dès que
j'aurais livré son corps à la terre.

-- Mais, seigneur, reprit Vivaldo, ce serait les traiter avec plus
de rigueur et de cruauté que leur auteur lui-même. Il n'est ni
juste ni raisonnable d'exécuter à la lettre la volonté de celui
qui commande des choses hors de toute raison. Qu'aurait fait
Auguste s'il eût consenti qu'on exécutât ce qu'ordonnait par son
testament le divin chantre de Mantoue? Ainsi donc, seigneur
Ambroise, c'est assez de donner le corps de votre ami à la terre;
ne donnez pas encore ses oeuvres à l'oubli. Ce qu'il ordonna en
homme outragé, ne l'accomplissez pas en instrument aveugle. Au
contraire, en rendant la vie à ses écrits, rendez-la de même pour
toujours à la cruauté de Marcelle, afin que, dans les temps à
venir, elle serve d'exemple aux hommes, pour qu'ils évitent de
tomber dans de semblables abîmes. Nous savons, en effet, nous tous
qui vous entourons, l'histoire des amours et du désespoir de votre
ami; nous savons l'affection que vous lui portiez, la raison de sa
mort, et ce qu'il ordonna en mettant fin à sa vie; et de cette
lamentable histoire nous pouvons inférer combien furent grands
l'amour de Chrysostome, la cruauté de Marcelle, la foi de votre
amitié, et quel terme fatal attend ceux qui, séduits par l'amour,
se précipitent sans frein dans le sentier de perdition où il les
entraîne. Hier au soir, en apprenant la mort de Chrysostome, nous
avons su que son enterrement devait se faire en cet endroit; et
non moins remplis de compassion que de curiosité, nous avons
résolu de quitter notre droit chemin pour venir voir de nos
propres yeux ce dont le seul récit nous avait si vivement touchés.
Pour prix de cette compassion, et du désir que nous avons formé de
remédier, si nous avions pu, à cette infortune, nous vous prions,
ô discret Ambroise, et moi, du moins, je vous supplie que
renonçant à brûler ses écrits, vous m'en laissiez enlever
quelques-uns.»

Sans attendre la réponse du berger, Vivaldo étendit la main et
saisit quelques papiers, de ceux qui se trouvaient le plus à sa
portée. Voyant cela, Ambroise lui dit:

«Par courtoisie, je consentirai, seigneur, à ce que vous gardiez
ceux que vous avez pris; mais espérer que je renonce à jeter le
reste au feu, c'est une espérance vaine.»

Vivaldo, qui brûlait de savoir ce que contenaient ces papiers, en
ouvrit un précipitamment, et il vit qu'il avait pour titre _Chant
de désespoir. _Quand Ambroise l'entendit citer:

«Voilà, s'écria-t-il, les derniers vers qu'écrivit l'infortuné;
et, pour que vous voyiez, seigneur, en quelle situation l'avait
réduit sa disgrâce, lisez-les de manière que vous soyez entendu:
vous en aurez bien le temps pendant qu'on achèvera de creuser la
tombe.

-- C'est ce que je ferai de bon coeur,» répondit Vivaldo; et comme
tous les assistants partageaient son envie, ils se mirent en
cercle autour de lui, et voici ce qu'il leur lut d'une voix haute
et sonore.

Chapitre XIV

_Où sont rapportés les vers désespérés du berger défunt, avec
d'autres événements inespérés_


Chant de Chrysostome[101]

«Puisque tu veux, cruelle, que l'on publie de bouche en bouche et
de pays en pays l'âpre violence de ta rigueur, je ferai en sorte
que l'enfer lui-même communique à ma triste poitrine un accent
lamentable qui change l'ordinaire accent de ma voix. Et, au gré de
mon désir, qui s'efforce de raconter ma douleur et tes prouesses,
il en sortira un effroyable cri, auquel seront mêlés, pour plus de
tourment, des morceaux de mes misérables entrailles. Écoute donc,
et prête une oreille attentive, non pas au son harmonieux, mais au
bruit confus qui, pour ma satisfaction et pour ton dépit, s'exhale
du fond de ma poitrine amère:

«Que le rugissement du lion, le féroce hurlement du loup, le
sifflement horrible du serpent écailleux, l'effroyable cri de
quelque monstre, le croassement augural de la corneille, le
vacarme du vent qui agite la mer, l'implacable mugissement du
taureau vaincu, le plaintif roucoulement de la tourterelle veuve,
le chant sinistre du hibou, et les gémissements de toute la noire
troupe de l'enfer accompagnent la plainte de mon âme, et se mêlent
en un son qui trouble tous les sens; car la peine qui me déchire a
besoin, pour être contée, de moyens nouveaux.

«Ce ne sont point les sables dorés du Tage, ni les oliviers du
fameux Bétis, qui entendront les échos de cette étrange confusion:
c'est sur le sommet des rochers et dans la profondeur des abîmes
que, d'une langue morte, mais de paroles toujours vivantes, se
répandront mes déchirantes peines; ou dans d'obscurs vallons, ou
sur des plages arides, ou dans des lieux que le soleil n'éclaira
jamais de sa lumière, ou parmi la multitude de bêtes venimeuses
que nourrit le limon du Nil. Et, tandis que, dans les déserts
sauvages, les échos sourds et incertains résonneront de mon mal et
de ta rigueur sans pareille, par privilège de mon misérable
destin, ils seront portés dans l'immensité du monde.

«Un dédain donne la mort; un soupçon faux ou vrai met à bout la
patience; la jalousie tue d'une pointe cruelle; une longue absence
trouble la vie, et à la crainte de l'oubli ne résiste nulle
espérance d'un sort heureux; en tout se montre la mort inévitable.
Mais moi, prodige inouï! je vis jaloux, absent, dédaigné, et
certain des soupçons qui me tuent. Dans l'oubli où mon feu
s'avive, et parmi tant de tourments, ma vue ne peut atteindre
l'ombre de l'espérance, et, dans mon désespoir, je ne la désire
pas; au contraire, pour me plonger et m'opiniâtrer dans ma
plainte, je jure de la fuir éternellement.

«Peut-on, par hasard, dans le même instant, espérer et craindre?
ou est-ce bien de le faire, quand les raisons de craindre sont les
plus certaines? Dois-je, si la cruelle jalousie se présente à moi,
dois-je fermer les yeux, quand je ne peux manquer de la voir à
travers les mille blessures dont mon âme est percée? Qui
n'ouvrirait toutes grandes les portes à la méfiance et à la
crainte, quand il voit l'indifférence à découvert, ses soupçons
devenus, par une amère conviction, des vérités palpables, et la
vérité nue déguisée en mensonge? Ô jalousie, tyran du royaume
d'Amour, mets-moi des fers à ces deux mains! Donne-moi, Dédain, la
corde du supplice! Mais, hélas! par une cruelle victoire, la
Souffrance étouffe votre souvenir!

«Je meurs enfin, et pour n'espérer jamais aucun bon succès, ni
dans la vie, ni dans la mort, je m'obstinerai et resterai ferme en
ma pensée; je dirai qu'on a toujours raison de bien aimer, et que
l'âme la plus libre est celle qui est le plus esclave de la
tyrannie de l'amour; je dirai que celle qui fut toujours mon
ennemie a l'âme aussi belle que le corps, que son indifférence
naît de ma faute, et que c'est par les maux qu'il nous fait
qu'Amour maintient en paix son empire. Cette opinion et un lacet
misérable, accélérant le terme fatal où m'ont conduit tes dédains,
j'offrirai aux vents le corps et l'âme sans laurier, sans palme de
gloire à venir.

«Toi qui fais voir, par tant de traitements cruels, la raison qui
m'oblige à traiter de même la vie qui me lasse et que j'abhorre;
puisque cette profonde blessure de mon coeur te donne d'éclatantes
preuves de la joie qu'il sent à s'offrir aux coups de ta rigueur,
si, par bonheur, tu me reconnais digne que le pur ciel de tes
beaux yeux soit troublé par la mort, n'en fais rien: je ne veux
pas que tu me donnes un regret en échange des dépouilles de mon
âme. Au contraire, que ton rire, dans le moment funeste, prouve
que ma fin est une fête pour toi. Mais c'est une grande simplicité
de te donner cet avis, sachant que tu mets ta gloire à ce que ma
vie arrive si promptement à son terme.

«Viennent donc, puisque l'heure a sonné, viennent du profond de
l'abîme, Tantale avec sa soif, Sisyphe avec le poids de son
rocher; que Prométhée amène son vautour, qu'Ixion n'arrête point
sa roue, ni les cinquante Soeurs leur interminable travail; que
tous ensemble transportent dans mon coeur leur mortel supplice, et
qu'à voix basse (si l'on en doit à celui qui meurt de sa main) ils
chantent de tristes obsèques à ce corps auquel on refusera un
saint linceul; que le portier de l'enfer, aux trois têtes, que
mille autres chimères et mille autres monstres fassent à ce
concert un douloureux contre-point: il me semble que nulle autre
pompe ne peut mieux convenir aux funérailles d'un homme mort
d'amour.

«Chant de désespoir, n'éclate pas en plaintes quand tu
abandonneras ma triste compagnie; au contraire, puisque la cause
qui t'a fait naître augmente de mon malheur son bonheur, garde-
toi, même en la sépulture, de montrer ta tristesse.»

Bons furent trouvés les vers de Chrysostome par ceux qui en
avaient entendu la lecture. Toutefois Vivaldo fit remarquer qu'ils
ne paraissaient pas d'accord avec ce qu'on lui avait raconté de la
modestie et de la vertu de Marcelle; Chrysostome, en effet, s'y
plaignait de jalousie, de soupçons, d'absences, toutes choses fort
au détriment de la bonne et pure renommée de son amante. Mais
Ambroise, comme un homme qui avait su les plus secrètes pensées de
son ami, répondit aussitôt:

«Il faut que vous sachiez, seigneur, pour éclaircir votre doute,
qu'au moment où cet infortuné écrivit les vers que vous venez de
lire, il était loin de Marcelle, qu'il avait volontairement
quittée pour essayer si l'absence userait avec lui de son
ordinaire pouvoir, et comme, pour l'amant absent, il n'est soupçon
qui ne le poursuive ni crainte qui ne l'assiége, de même
Chrysostome souffrait les tourments trop réels d'une jalousie
imaginaire. Ainsi demeure hors de toute atteinte la vérité que
publie la renommée sur la vertu de Marcelle, à laquelle, au défaut
près d'être cruelle, un peu arrogante et très-dédaigneuse, l'envie
même ne pourrait reprocher ni découvrir la moindre tache.»

Vivaldo lui répondit qu'il avait raison; et, comme il voulait lire
un autre papier de ceux qu'il avait sauvés du feu, il en fut
empêché par une merveilleuse vision (tel en paraissait du moins
l'objet) qui tout à coup s'offrit à leurs yeux. Sur la roche au
pied de laquelle se creusait la sépulture apparut la bergère
Marcelle, si belle, que sa beauté passait sa renommée. Ceux qui ne
l'avaient point encore vue la regardaient dans le silence de
l'admiration, et ceux qui avaient l'habitude de la voir ne
restèrent pas moins étonnés que les autres. Mais dès qu'Ambroise
l'eut aperçue, il s'écria avec l'accent d'une âme indignée:

«Viens-tu par hasard, sauvage basilic de ces montagnes, dont le
seul regard empoisonne, viens-tu voir si ta présence fera couler
le sang des blessures de ce malheureux que ta cruauté a privé de
la vie? Viens-tu t'applaudir et te glorifier des cruelles
prouesses de ta bizarre humeur? ou bien voir, du haut de cette
colline, comme un autre impitoyable Néron, l'incendie de sa Rome
en flammes, ou fouler aux pieds ce misérable cadavre, comme la
fille dénaturée de Tarquin foula celui de son père[102]? Dis-nous
vite ce qui t'amène, et ce que tu souhaites de nous; car, sachant
que jamais la volonté de Chrysostome ne cessa de t'obéir durant sa
vie, je ferai en sorte, après sa mort, que tu sois également obéie
par les volontés de tous ceux qui s'appelèrent ses amis.

-- Je ne viens, ô Ambroise, répondit Marcelle, pour aucune des
choses que tu as dites; je viens prendre moi-même ma défense, et
prouver combien ont tort ceux qui m'accusent de leurs peines et de
la mort de Chrysostome. Je vous prie donc, vous tous qui êtes ici
présents, de m'écouter avec attention; il ne faut dépenser ni
beaucoup de temps ni beaucoup de paroles pour démontrer une vérité
aux esprits intelligents.

«Le ciel, à ce que vous dites, m'a faite belle, de telle sorte
que, sans pouvoir vous en défendre, ma beauté vous force de
m'aimer; et, en retour de l'amour que vous avez pour moi, vous
dites et vous prétendez que je suis tenue de vous aimer. Je
reconnais bien, par l'intelligence naturelle que Dieu m'a donnée,
que tout ce qui est beau est aimable; mais je ne puis comprendre
que, par la raison qu'il est aimable, ce qui est aimé comme beau
soit tenu d'aimer ce qui l'aime, d'autant mieux qu'il pourrait
arriver que ce qui aime le beau fût laid: or le laid étant digne
de haine, il vient mal à propos de dire: Je t'aime parce que tu es
belle; tu dois m'aimer quoique je sois laid. Mais supposons que
les beautés soient égales: ce n'est pas une raison pour que les
désirs soient égaux, car de toutes les beautés ne naît pas
l'amour: il y en a qui réjouissent la vue sans soumettre la
volonté. Si toutes les beautés touchaient et forçaient les coeurs,
le monde serait une confusion où les volontés se croiseraient et
s'entrechoqueraient sans savoir où se prendre et se fixer; car,
rencontrant des beautés en nombre infini, les désirs seraient
également infinis; et l'amour véritable, à ce que j'ai ouï dire,
ne se divise point: il doit être volontaire et non forcé. S'il en
est ainsi, comme je le crois, pourquoi voulez-vous que mon coeur
cède à la contrainte, et seulement parce que vous dites que vous
m'aimez bien? Mais, dites-moi, si le ciel, au lieu de me faire
belle, m'eût faite laide, serait-il juste que je me plaignisse de
vous parce que vous ne m'aimeriez pas? D'ailleurs, vous devez
considérer que la beauté que j'ai, je ne l'ai pas choisie; telle
qu'elle est, le ciel me l'a donnée par pure grâce, sans prière,
sans choix de ma part; et, de même que la vipère ne mérite pas
d'être accusée du venin qu'elle porte dans sa bouche, bien que ce
venin cause la mort, parce que la nature le lui a donné, de même
je ne mérite pas de reproches pour être née belle. La beauté, dans
la femme honnête, est comme le feu éloigné, comme l'épée immobile;
ni l'un ne brûle, ni l'autre ne blesse ceux qui ne s'en approchent
point. L'honneur et la vertu sont des ornements de l'âme, sans
lesquels le corps peut, mais ne doit point paraître beau. Eh bien,
si l'honnêteté est un des mérites qui ornent et embellissent le
plus le corps et l'âme, pourquoi la femme qu'on aime pour ses
charmes devrait-elle la perdre, afin de correspondre aux désirs de
l'homme qui, pour son plaisir seul, essaye, par tous les moyens,
de la lui enlever? Libre je suis née, et, pour pouvoir mener une
vie libre, j'ai choisi la solitude des champs. Les arbres de ces
montagnes sont ma compagnie, les eaux claires de ces ruisseaux,
mes miroirs; c'est aux arbres et aux ruisseaux que je communique
mes pensées et mes charmes. Je suis un feu éloigné, une épée mise
hors de tout contact. Ceux que j'ai rendus amoureux par ma vue, je
les ai détrompés par mes paroles; et si les désirs ne s'alimentent
que d'espérance, n'en ayant jamais donné la moindre ni à
Chrysostome ni à nul autre, on peut dire que c'est plutôt son
obstination que ma cruauté qui lui a donné la mort. Si l'on
m'objecte que ses désirs étaient honnêtes, et que, pour cela,
j'étais obligée de m'y rendre, je répondrai que quand, dans ce
même endroit où l'on creuse à présent sa fosse, il me découvrit
l'honnêteté de son intention, je lui dis que la mienne était de
vivre en perpétuelle solitude, et que la terre seule possédât les
dépouilles intactes de ma beauté; que si, malgré cet avis qui
devait lui dessiller les yeux, il voulut s'obstiner contre
l'espérance et naviguer contre le vent, est-il étonnant qu'il ait
fait naufrage au milieu du golfe de son imprudence? Si je l'avais
abusé, j'aurais été fausse; si je l'avais satisfait, j'aurais
manqué à ma sainte résolution. Il s'opiniâtra, quoique détrompé;
il se désespéra, sans être haï. Voyez maintenant s'il est juste
qu'on m'accuse de ses tourments. Ai-je trompé quelqu'un, qu'il se
plaigne; ai-je manqué à mes promesses, qu'il se désespère; l'ai-je
appelé, qu'il prenne confiance; l'ai-je admis à mes faveurs, qu'il
se glorifie. Mais doit-il me nommer cruelle et homicide, celui que
je n'ai point trompé, point appelé, point choisi? Le ciel, jusqu'à
présent, n'a pas voulu que j'aimasse par fatalité; croire que
j'aimerai par choix, c'est une erreur. Que cet avertissement
général serve à tous ceux qui me sollicitent pour leur goût
particulier, et que l'on sache dorénavant que, si quelqu'un meurt
pour moi, ce ne sera ni de jalousie ni de dédain; car celle qui
n'aime personne ne peut donner de jalousie à personne, et
détromper les gens n'est pas les dédaigner. Celui qui m'appelle
basilic et bête féroce, qu'il me fuie comme une chose haïssable et
dangereuse; celui qui m'appelle ingrate, qu'il ne me serve pas;
étrange et impénétrable, qu'il ne cherche point à me connaître;
cruelle, qu'il cesse de me poursuivre. Cette bête, ce basilic,
cette ingrate, cette cruelle, cette impénétrable, ne veut les
chercher, les suivre, les servir et les connaître en aucune façon.
Si ses impatiences et ses ardents désirs ont fait périr
Chrysostome, la faute en est-elle à ma conduite honnête et à ma
circonspection? Si je conserve ma vertu parmi les arbres de ces
solitudes, pourquoi veut-il me la faire perdre, celui qui veut que
je la garde parmi les hommes? J'ai, comme vous le savez, des biens
à moi; je ne convoite pas ceux des autres; ma situation me rend
libre, et il ne me plaît pas de me faire esclave. Je n'aime ni ne
hais personne. On ne peut dire que je trompe celui-ci, que je
flatte celui-là, que je me raille de l'un et m'adoucis avec
l'autre. L'honnête compagnie des bergères de ces villages et le
soin de mes chèvres suffisent à mes plaisirs. Ces montagnes
forment tout le domaine de mes désirs, et si parfois ils en
franchissent les limites, c'est pour contempler la beauté du ciel,
où l'âme doit diriger ses pas, comme à son premier et dernier
séjour.»

En achevant ces mots, et sans attendre aucune réponse, la bergère
se retourna, et disparut dans le plus épais d'un bois qui couvrait
la montagne, laissant dans l'admiration, aussi bien de son esprit
que de sa beauté, tous ceux qui l'avaient entendue. Quelques-uns
de ceux qu'avait blessés la puissante flèche des rayons de ses
beaux yeux firent mine de vouloir la suivre, sans mettre à profit
l'avertissement qu'elle venait de leur donner. Mais aussitôt que
don Quichotte s'aperçut de leur intention, il lui sembla que
l'occasion était belle d'exercer sa chevalerie, en portant secours
aux demoiselles qui en avaient besoin. Mettant la main à la garde
de son épée, d'une voix haute et intelligible, il s'écria:

«Que personne, de quelque état et condition que ce soit, ne
s'avise de suivre la belle Marcelle, sous peine d'éveiller mon
indignation et d'encourir ma colère. Elle a prouvé, par
d'éclatantes raisons, qu'elle est à peu près, ou plutôt tout à
fait innocente de la mort de Chrysostome; elle a prouvé combien
elle est éloignée de condescendre aux voeux d'aucun de ses amants.
Au lieu donc d'être suivie et poursuivie, il est juste qu'elle
soit estimée et honorée de toutes les âmes honnêtes qui peuplent
le monde; car elle y est sans doute la seule femme qui passe sa
vie en de si pures intentions.»

Soit que les menaces de don Quichotte leur imposassent, soit
qu'Ambroise les priât de remplir jusqu'au bout leur devoir envers
son ami, aucun des bergers ne fit un pas pour s'éloigner jusqu'à
ce que, la fosse creusée, et les papiers de Chrysostome brûlés,
ils eussent déposé son corps dans la tombe: ce qui ne s'acheva
point sans arracher des larmes à tous les assistants. On couvrit
la fosse d'un large éclat de rocher, en attendant qu'on eût achevé
une pierre tumulaire sur laquelle, à ce que dit Ambroise, il
pensait faire graver ces vers pour épitaphe:

«Ci-gît le corps glacé d'un amant malheureux, qui fut un berger de
troupeaux, et que perdit un refus d'amour[103].

«Il mourut sous les coups de la rigueur d'une ingrate beauté par
qui l'Amour étend la tyrannie de son empire.»

On répandit ensuite sur la sépulture une infinité de fleurs et de
branchages, et tous les bergers, ayant témoigné à leur ami
Ambroise la part qu'ils prenaient à sa douleur, lui dirent
successivement adieu. Vivaldo et son compagnon en firent autant,
et, de son côté, don Quichotte prit congé de ses hôtes et des
voyageurs, lesquels le conviaient à les accompagner à Séville,
lieu si fécond en aventures, lui disaient-ils, qu'on en trouve
plus au coin de chaque rue qu'en nulle autre ville du monde. Don
Quichotte les remercia de leur conseil et de la bonne grâce qu'ils
montraient à lui rendre service; mais il ajouta qu'il ne voulait
ni ne devait aller à Séville avant qu'il eût purgé toutes ces
montagnes des bandits dont elles passaient pour être infestées.

Les voyageurs, le voyant en cette bonne résolution, ne voulurent
pas l'importuner davantage. Au contraire, après lui avoir dit une
autre fois adieu, ils poursuivirent leur chemin, pendant lequel
les sujets d'entretien ne leur manquèrent pas, ayant à converser
sur l'histoire de Marcelle et de Chrysostome, et sur les folies de
don Quichotte. Celui-ci résolut d'aller à la recherche de la
bergère Marcelle, et de s'offrir à son service. Mais les choses
n'arrivèrent point comme il l'imaginait, ainsi qu'on le verra dans
la suite de cette véridique histoire, dont la seconde partie se
termine en cet endroit.


LIVRE TROISIÈME

Chapitre XV

_Où l'on raconte la disgracieuse aventure que rencontra don
Quichotte en rencontrant quelque Yangois__[104]__ dénaturés_


Le sage Cid Hamet Ben-Engeli raconte qu'aussitôt que don Quichotte
eut pris congé de ses hôtes et de tous ceux qui s'étaient trouvés
à l'enterrement de Chrysostome, il entra, suivi de son écuyer,
dans le bois où ils avaient vu disparaître la bergère Marcelle;
mais, après avoir erré çà et là pendant deux heures, la cherchant
de toutes parts, sans avoir pu la rencontrer, ils arrivèrent à une
prairie couverte d'herbe fraîche, au milieu de laquelle coulait un
doux et limpide ruisseau. Conviés par la beauté du lieu, ils
résolurent d'y passer les heures de la sieste; car l'ardeur de
midi commençait à se faire rudement sentir.

Don Quichotte et Sancho mirent pied à terre, et, laissant l'âne et
Rossinante paître tout à leur aise l'herbe abondante que le pré
leur offrait, ils donnèrent l'assaut au bissac, et, sans
cérémonie, en paix et en bonne société, maître et valet se mirent
à manger ensemble ce qu'ils y trouvèrent.

Sancho n'avait pas songé à mettre des entraves à Rossinante; car
il le connaissait pour si bonne personne et si peu enclin au péché
de la chair, que toutes les juments des herbages de Cordoue ne lui
auraient pas donné la moindre tentation. Mais le sort ordonna, et
le diable aussi, qui ne dort pas toujours, que justement dans ce
vallon se trouvassent à paître un troupeau de juments galiciennes
que menaient des muletiers yangois, lesquels ont coutume de faire
la sieste avec leurs bêtes dans les endroits où se trouvent
l'herbe et l'eau. Celui où s'était arrêté don Quichotte était donc
fort à leur convenance. Or, il arriva que Rossinante sentit tout à
coup le désir d'aller folâtrer avec mesdames les juments, et
sortant, dès qu'il les eut flairées, de ses habitudes et de ses
allures naturelles, sans demander permission à son maître, il prit
un petit trot coquet, et s'en alla leur communiquer son amoureuse
envie. Mais les juments, qui avaient sans doute plus besoin de
paître que d'autre chose, le reçurent à coups de pieds et à coups
de dents, si bien qu'en un moment elles rompirent les sangles de
la selle, et le laissèrent tout nu sur le pré. Mais une autre
disgrâce l'attendait, plus cuisante encore: les muletiers, voyant
qu'il voulait faire violence à leurs juments, recoururent aux
pieux qui servaient à les attacher, et lui assenèrent une telle
bastonnade, qu'ils l'eurent bientôt jeté les quatre fers en l'air.

Cependant don Quichotte et Sancho, qui voyaient la déconfiture de
Rossinante, accouraient tout haletants, et don Quichotte dit à son
écuyer:

«À ce que je vois, ami Sancho, ces gens-là ne sont pas des
chevaliers, mais de la vile et basse canaille. Ainsi, tu peux, en
toute sûreté de conscience, m'aider à tirer une vengeance légitime
de l'outrage qu'ils ont fait devant nos yeux à Rossinante.

-- Quelle diable de vengeance avons-nous à tirer, répondit Sancho,
s'ils sont plus de vingt, et nous seulement deux, ou plutôt un et
demi?

-- Moi, j'en vaux cent,» répliqua don Quichotte; et, sans plus de
discours, il mit l'épée à la main et fondit sur les Yangois.
Sancho fit de même, excité par l'exemple de son maître.

À la première attaque, don Quichotte porta à l'un des muletiers un
si grand coup d'épée, qu'il lui fendit un pourpoint de cuir, dont
il était vêtu, et, de compagnie, un bon morceau de l'épaule. Les
Yangois, qui se virent malmener par deux hommes seuls, étant si
nombreux, accoururent avec leurs gourdins, et, enfermant au milieu
de la troupe les deux téméraires, se mirent à jouer du bâton sur
leurs reins avec une merveilleuse diligence. Il est vrai qu'à la
seconde décharge ils avaient jeté Sancho sur le carreau, et que
don Quichotte, en dépit de son adresse et de son courage, n'avait
pas été quitte à meilleur marché. Son étoile voulut même qu'il
allât tomber aux pieds de Rossinante, qui ne s'était pas encore
relevé: tableau qui démontre bien avec quelle fureur officie le
bâton entre des mains grossières et courroucées. Les Yangois,
voyant donc la méchante besogne qu'ils avaient faite, se
dépêchèrent de charger leurs bêtes, et s'éloignèrent en toute
hâte, laissant les deux aventuriers en mauvaise mine et en pire
état.

Le premier qui reprit ses sens fut Sancho Panza, lequel, se
trouvant tout auprès de son maître, lui dit d'une voix plaintive
et dolente:

«Seigneur don Quichotte, aïe! aïe! seigneur don Quichotte!

-- Que veux-tu, mon frère Sancho? répondit le chevalier d'un
accent aussi lamentable.

-- Je voudrais bien, si c'était possible, répondit Sancho, que
Votre Grâce me donnât deux gorgées de ce breuvage du _Fier-Blas,
_si elle en a par hasard sous la main; peut-être sera-t-il aussi
bon pour les os rompus que pour la chair ouverte.

-- Ah! si j'en avais, malheureux que je suis, répondit don
Quichotte, que nous manquerait-il? Mais je te jure, Sancho Panza,
foi de chevalier errant, que deux jours ne se passeront pas, si la
fortune n'ordonne autre chose, sans que j'aie ce baume en mon
pouvoir, ou j'aurai perdu l'usage des mains.

-- Deux jours! répliqua Sancho; mais en combien donc Votre Grâce
croit-elle que nous aurons recouvré l'usage des pieds?

-- Pour mon compte, reprit le moulu chevalier, je ne pourrais trop
en dire le nombre. Mais je crois que de ce malheur toute la faute
est à moi: je ne devais pas tirer l'épée contre des hommes qui ne
fussent pas armés chevaliers; et c'est pour avoir violé les lois
de la chevalerie que le Dieu des batailles a permis que je reçusse
ce châtiment. C'est pourquoi, mon frère Sancho, il est bon que je
t'avertisse d'une chose qui importe beaucoup au salut de tous
deux; à savoir, que, dès que tu verras qu'une semblable canaille
nous fait insulte, tu n'attendes pas que je tire l'épée pour les
châtier, ce que je ne ferai plus d'aucune façon; mais toi, mets
l'épée à la main, et châtie-les tout à ton aise; et si des
chevaliers accourent à leur aide et défense, alors je saurai bien
te défendre et les repousser de la bonne manière, car tu as vu
déjà, par mille preuves et expériences, jusqu'où s'étendent la
force et la valeur de ce bras invincible.»

Tant le pauvre gentilhomme avait conservé d'arrogance depuis sa
victoire sur le vaillant Biscayen!

Mais Sancho ne trouva pas tellement bon l'avis de son maître,
qu'il ne crût devoir y répondre:

«Seigneur, dit-il, je suis un homme doux, calme et pacifique, et
je sais dissimuler toute espèce d'injures, parce que j'ai une
femme à nourrir et des enfants à élever. Ainsi, que Votre Grâce
reçoive également cet avis, puisque je ne peux dire cet ordre, que
je ne mettrai d'aucune manière l'épée à la main, ni contre vilain,
ni contre chevalier, et que, dès à présent jusqu'au jugement
dernier, je pardonne toutes les offenses qu'on m'a faites ou qu'on
pourra me faire, qu'elles soient venues, viennent ou doivent venir
de personne haute ou basse, de riche ou de pauvre, d'hidalgo ou de
manant, sans excepter aucun état ni condition.»

Quand il entendit cela, son maître répondit:

«Je voudrais avoir assez d'haleine pour parler posément, et que la
douleur dont je souffre à cette côte brisée se calmât un peu, pour
te faire comprendre, ô Panza! dans quelle erreur tu es. Or çà,
pécheur impénitent, si le vent de la fortune, jusqu'à présent si
contraire, tourne en notre faveur et remplit les voiles de notre
désir, pour nous faire, sans plus de tempêtes, prendre port en
quelqu'une des îles que je t'ai promises, qu'arrivera-t-il de toi,
si, quand j'aurai conquis cette île, je veux t'en faire seigneur?
Tu vas m'en empêcher, parce que tu ne seras pas chevalier, et que
tu ne veux pas l'être, et que tu n'as ni courage ni point
d'honneur pour venger tes injures et défendre ta seigneurie: car
il faut que tu saches que, dans les provinces ou royaumes
nouvellement conquis, les esprits des naturels ne sont pas
tellement tranquilles, ni tellement dans le parti de leur nouveau
maître, qu'on ne doive craindre qu'ils ne veuillent encore
brouiller les affaires, et, comme on dit, tenter fortune. Il faut
donc que le nouveau possesseur ait assez d'entendement pour savoir
se gouverner, et assez de valeur pour prendre, en tout événement,
l'offensive et la défensive.

-- Dans celui qui vient de nous arriver, répondit Sancho, j'aurais
bien voulu avoir cet entendement et cette valeur que vous dites.
Mais je vous jure, foi de pauvre homme, qu'à cette heure j'ai plus
besoin d'emplâtres que de sermons. Voyons, que Votre Grâce essaye
de se lever, et nous aiderons ensuite Rossinante, bien qu'il ne le
mérite guère, car c'est lui qui est la cause principale de toute
cette pluie de coups. Jamais je n'aurais cru cela de Rossinante,
que je tenais pour une personne chaste et pacifique autant que
moi. Enfin, on a bien raison de dire qu'il faut bien du temps pour
connaître les gens, et que rien n'est sûr en cette vie. Qui aurait
dit qu'après les grands coups d'épée que Votre Grâce a donnés à ce
malheureux errant, viendrait si vite à leur suite cette grande
tempête de coups de bâton qui est venue fondre sur nos épaules?

-- Encore les tiennes, Sancho, répliqua don Quichotte, sont-elles
faites à de semblables averses; mais pour les miennes, élevées
dans la fine toile de Hollande, il est clair qu'elles sentiront
bien plus longtemps la douleur de cette triste aventure; et si je
n'imaginais, que dis-je, imaginer! si je n'étais certain que
toutes ces incommodités sont attachées forcément à la profession
des armes, je me laisserais mourir à cette place de honte et de
dépit.»

À cela l'écuyer répondit:

«Seigneur, puisque ces disgrâces sont dans les revenus de la
chevalerie, pourriez-vous me dire si elles arrivent tout le long
de l'année, ou si elles ont des époques fixes, comme les moissons?
car il me semble que si nous faisons deux récoltes comme celle-ci,
nous ne serons guère en état d'en faire une troisième, à moins que
Dieu ne nous prête le secours de son infinie miséricorde.

-- Sache donc, ami Sancho, répondit don Quichotte, que la vie des
chevaliers errants est sujette à mille dangers et à mille
infortunes; mais aussi qu'ils sont incessamment en passe de
devenir rois et empereurs, comme l'a prouvé l'expérience en divers
chevaliers, dont je sais parfaitement les histoires; et je
pourrais maintenant, si la douleur me le permettait, te conter
celles de quelques-uns d'entre eux qui, par la seule valeur de
leur bras, sont montés jusqu'au trône. Eh bien! ces mêmes
chevaliers s'étaient vus avant et se virent depuis plongés dans
les malheurs et les misères. Ainsi le valeureux Amadis de Gaule se
vit au pouvoir de son mortel ennemi, l'enchanteur Archalaüs, et
l'on tient pour avéré que celui-ci, le tenant prisonnier, lui
donna plus de deux cents coups de fouet avec les rênes de son
cheval, après l'avoir attaché à une colonne de la cour de son
château[105]. Il y a même un auteur secret et fort accrédité qui
raconte que le chevalier de Phébus, ayant été pris dans une
certaine trappe qui s'enfonça sous ses pieds dans un certain
château, se trouva en tombant dans un profond souterrain, les
pieds et les mains attachés; que là, on lui administra un remède
d'eau de neige et de sable, qui le mit à deux doigts de la mort;
et que s'il n'eût été secouru dans cette transe par un sage, son
grand ami, c'en était fait du pauvre chevalier. Ainsi je puis bien
passer par les mêmes épreuves que de si nobles personnages; car
ils eurent à souffrir de plus grands affronts que celui que nous
essuyons à cette heure. Et je veux en effet t'apprendre, Sancho,
que les blessures faites avec les instruments qui se trouvent sous
la main ne causent point d'affront, et cela se trouve écrit en
termes exprès dans la loi du duel. «Si le cordonnier, y est-il
dit, en frappe un autre avec la forme qu'il tient à la main, bien
que véritablement cette forme soit de bois, on ne dira pas que
celui qui a reçu le coup soit bâtonné.» Je te dis cela pour que tu
ne t'avises pas de penser qu'ayant été moulus dans cette
rencontre, nous ayons aussi été outragés; car les armes que
portaient ces hommes, et avec lesquelles ils nous ont assommés,
n'étaient autre chose que leurs pieux, et nul d'entre eux, si j'ai
bonne mémoire, ne portait épée, poignard ou coutelas.

-- Ma foi, répondit Sancho, ils ne m'ont pas donné le temps d'y
regarder de si près; car à peine eus-je mis ma tisonne[106] au vent,
qu'ils me chatouillèrent les épaules avec leurs rondins, tellement
qu'ils m'ôtèrent la vue des yeux et la force des pieds, et qu'ils
me jetèrent juste à l'endroit où je suis encore gisant; et ce qui
m'y donne de la peine, ce n'est pas de penser si les coups de
pieux m'ont ou non causé d'outrage, mais bien la douleur que m'ont
laissée ces coups, qui resteront aussi longtemps gravés dans ma
mémoire que sur mes épaules.

-- Avec tout cela, répondit don Quichotte, je dois te rappeler,
mon frère Panza, qu'il n'y a point de ressentiment que le temps
n'efface, ni de douleur que la mort ne guérisse.

-- Oui-da, répliqua Sancho; mais quel plus grand mal peut-il y
avoir que celui qui doit attendre le temps pour s'effacer et la
mort pour se guérir? Si du moins notre mal d'aujourd'hui était de
ceux que guérit une paire d'emplâtres, patience; mais je commence
à croire que tous les cataplasmes d'un hôpital ne suffiraient pas
seulement pour nous remettre sur pied.

-- Allons, Sancho, reprit don Quichotte, cesse de te plaindre, et
fais contre fortune bon coeur; je te donnerai l'exemple. Et voyons
un peu comment se porte Rossinante; car il me semble que le pauvre
animal a reçu sa bonne part de l'orage.

-- Il n'y a pas de quoi s'en étonner, répondit Sancho, puisqu'il
est aussi chevalier errant. Mais ce qui m'étonne, c'est que mon
âne en soit sorti sain et sauf, et qu'il n'ait pas perdu un poil
où nous avons, comme on dit, laissé la toison.

-- Dans le malheur, reprit don Quichotte, la fortune laisse
toujours une porte ouverte pour en sortir. Je dis cela, parce que
cette bonne bête pourra suppléer au défaut de Rossinante, et me
porter d'ici à quelque château où je sois pansé de mes blessures.
D'autant plus que je ne tiendrai pas une telle monture à
déshonneur; car je me rappelle avoir lu que ce bon vieux Silène,
le père nourricier du dieu de la joie, se prélassait à cheval sur
un bel âne quand il fit son entrée dans la ville aux cent portes.

-- Il devait être à cheval, en effet, comme dit Votre Grâce,
répondit Sancho; mais il y a bien de la différence entre aller de
cette manière, jambe de çà, jambe de là, ou bien être étendu de
travers comme un sac de farine.

-- Les blessures qui se reçoivent dans les batailles, repartit
gravement don Quichotte, donnent de l'honneur loin de l'ôter.
Ainsi donc, ami Panza, ne réplique pas davantage; mais, au
contraire, comme je te l'ai dit, lève-toi du mieux qu'il te sera
possible, mets-moi sur ton âne de la manière qu'il te conviendra
le plus, et partons d'ici, avant que la nuit nous surprenne dans
cette solitude.

-- Mais j'ai souvent ouï dire à Votre Grâce, répondit Sancho,
qu'il est très-habituel aux chevaliers errants de coucher dans les
déserts à la belle étoile, et qu'ils s'en font un vrai plaisir.

-- Cela arrive, reprit don Quichotte, quand ils ne peuvent faire
autrement, ou quand ils sont amoureux. Et tu as si bien dit vrai,
qu'il y a eu tel chevalier qui est resté sur une roche, exposé au
soleil, à l'ombre et à toutes les inclémences du ciel, pendant
deux années entières, sans que sa dame le sût. Et l'un de ceux-là
fut Amadis, lorsque s'étant appelé Beau-Ténébreux[107], il se gîta
sur la Roche-Pauvre, et y passa je ne sais pas trop si ce fut huit
ans ou huit mois, car le compte m'en est échappé; il suffit de
savoir qu'il y resta en pénitence pour je ne sais quelle rebuffade
qu'il avait essuyée de sa dame Oriane. Mais laissons tout cela,
Sancho, et finissons-en, avant qu'une autre disgrâce arrive à
l'âne comme à Rossinante.

-- Ce serait bien le diable,» répliqua Sancho; puis, poussant
trente soupirs, soixante aïe! aïe! et cent vingt jurons ou
malédictions contre qui l'avait amené là, il finit par se mettre
sur pied; mais, s'arrêtant à mi-chemin de la besogne, il resta
ployé comme un arc, sans pouvoir achever de se redresser.

Dans cette douloureuse posture, il lui fallut rattraper et
harnacher l'âne, qui avait pris aussi quelque distraction, à la
faveur des libertés de cette journée. Ensuite il releva
Rossinante, lequel, s'il eût eu une langue pour se plaindre,
aurait bien tenu tête au maître et au valet. Finalement, Sancho
accommoda don Quichotte sur la bourrique, attacha Rossinante en
arrière-garde, et, tirant sa bête par le licou, il s'achemina du
côté où il lui semblait que pouvait se trouver le grand chemin. En
effet, au bout d'une petite heure de marche, la fortune, qui
menait de mieux en mieux ses affaires, lui présenta tout à coup la
grande route, sur laquelle il découvrit une hôtellerie, qui,
malgré lui, mais au gré de don Quichotte, devait être un château.
Sancho soutenait que c'était une hôtellerie, et don Quichotte un
château; et la querelle dura si longtemps, qu'avant de l'avoir
terminée, ils étaient à la porte de la maison, où Sancho entra,
sans autre vérification, avec toute sa caravane.

Chapitre XVI

_De ce qui arriva à l'ingénieux hidalgo dans l'hôtellerie qu'il
prenait pour un château_


L'hôtelier qui vit don Quichotte mis en travers sur un âne,
demanda à Sancho quel mal s'était fait cet homme. Sancho répondit
que ce n'était rien; qu'il avait roulé du haut d'une roche en bas,
et qu'il venait avec les reins tant soit peu meurtris. Cet
hôtelier avait une femme qui, bien au rebours de celles d'un
semblable métier, était naturellement charitable et s'apitoyait
sur les afflictions du prochain. Aussi elle accourut bien vite
pour panser don Quichotte, et se fit aider par une fille qu'elle
avait, jeune personne avenante et de fort bonne mine.

Il y avait encore, dans la même hôtellerie, une servante
asturienne, large de face, plate du chignon, camuse du nez, borgne
d'un oeil et peu saine de l'autre. À la vérité, l'élégance du
corps suppléait aux défauts du visage. Elle n'avait pas sept
palmes des pieds à la tête, et ses épaules, qui chargeaient et
voûtaient quelque peu son dos, lui faisaient baisser les yeux à
terre plus souvent qu'elle n'aurait voulu. Cette gentille personne
vint aider la fille de la maison, et toutes deux dressèrent un
méchant lit à don Quichotte dans un galetas qui, selon toutes les
apparences, avait servi de longues années de grenier à paille.
Dans la même pièce logeait aussi un muletier, qui avait son lit un
peu plus loin que celui de notre don Quichotte; et, quoique le lit
du manant fût fait des bâts et des couvertures de ses mules, il
valait cent fois mieux que celui du chevalier: car c'étaient tout
bonnement quatre planches mal rabotées posées sur deux bancs
inégaux; un matelas, si mince qu'il avait l'air d'une
courtepointe, tout couvert d'aspérités qu'on aurait prises au
toucher pour des cailloux, si l'on n'eût vu, par quelques trouées,
que c'étaient des tapons de laine; deux draps en cuir de buffle,
et une couverture dont on aurait compté les fils, sans en échapper
un seul. Ce fut dans ce méchant grabat que s'étendit don
Quichotte; et tout aussitôt l'hôtesse et sa fille vinrent l'oindre
d'onguent des pieds à la tête, à la lueur d'une lampe que tenait
Maritornes, car c'est ainsi que s'appelait l'Asturienne.

Pendant l'opération, l'hôtesse, voyant don Quichotte noir et
meurtri en tant d'endroits:

«Ceci, dit-elle, ressemble plus à des coups qu'à une chute.

-- Ce ne sont pourtant pas des coups, répondit Sancho; mais la
roche où il est tombé avait beaucoup de pointes, et chacune a
marqué sa place.»

Puis il ajouta:

«Faites en sorte, madame, s'il plaît à Votre Grâce, qu'il reste
quelques étoupes; je sais quelqu'un qui saura bien en tirer parti,
car les reins me cuisent aussi quelque peu.

-- Vous êtes donc aussi tombé? demanda l'hôtesse.

-- Non vraiment, répliqua Sancho; mais de la frayeur et de la
secousse que j'ai eues en voyant tomber mon maître, le corps me
fait si mal qu'on dirait que j'ai reçu cent coups de bâton.

-- Cela pourrait bien être, interrompit la jeune fille; car il
m'est arrivé souvent de rêver que je tombais du haut d'une tour en
bas, et que je ne finissais jamais d'arriver jusqu'à terre; et,
quand je me réveillais, j'étais aussi lasse et aussi brisée que si
je fusse tombée réellement.

-- Voilà justement l'affaire, mademoiselle, s'écria Sancho; et
moi, sans rien rêver du tout, et plus éveillé que je ne le suis à
présent, je me trouve presque autant de marques noires et bleues
sur le corps que mon seigneur don Quichotte.

-- Comment appelez-vous ce cavalier? demanda l'Asturienne
Maritornes.

-- Don Quichotte de la Manche, répondit Sancho Panza; c'est un
chevalier errant, l'un des plus braves et des plus dignes qu'on
ait vus de longtemps sur la terre.

-- Qu'est-ce qu'un chevalier errant? répliqua la gracieuse
servante.

-- Quoi! reprit Sancho, vous êtes si neuve en ce monde que vous ne
le sachiez pas? Eh bien! sachez, ma soeur, qu'un chevalier errant
est quelque chose qui, en un tour de main, est bâtonné ou
empereur; aujourd'hui, c'est la plus malheureuse créature du
monde, et la plus affamée; demain, il aura trois ou quatre
couronnes de royaumes à donner à son écuyer.

-- Comment alors, interrompit l'hôtesse, puisque vous êtes celui
de ce bon seigneur, n'avez-vous pas au moins quelque comté?

-- Il est de bonne heure encore, répondit Sancho; car il n'y a pas
plus d'un mois que nous sommes à chercher les aventures, et,
jusqu'à présent, nous n'en avons pas encore rencontré qui valût la
peine de s'appeler ainsi. Il arrive quelquefois de chercher une
chose et d'en trouver une autre. Mais que mon seigneur don
Quichotte guérisse de cette blessure, ou de cette chute, et que je
n'en reste pas moi-même estropié, et je ne troquerais pas mes
espérances pour la meilleure seigneurie d'Espagne.»

Tout cet entretien, don Quichotte l'écoutait de son lit avec
grande attention; se mettant comme il put sur son séant, il prit
tendrement la main de l'hôtesse, et lui dit:

«Croyez-moi, belle et noble dame, vous pouvez vous appeler
heureuse pour avoir recueilli dans votre château ma personne, qui
est telle que, si je ne la loue pas, c'est parce qu'on a coutume
de dire que la louange propre avilit; mais mon écuyer vous dira
qui je suis. Je veux seulement vous dire que j'aurai éternellement
gravé dans la mémoire le service que vous m'avez rendu, pour vous
en garder reconnaissance autant que durera ma vie. Et plût au ciel
que l'amour ne me tînt pas assujetti à ses lois, et ne m'eût pas
fait l'esclave des yeux de cette belle ingrate que je nomme entre
mes dents; car ceux de cette aimable damoiselle seraient
maintenant les maîtres de ma liberté.»

L'hôtesse, sa fille et la bonne Maritornes restaient toutes
confuses aux propos du chevalier errant, qu'elles n'entendaient
pas plus que s'il eût parlé grec. Elles devinaient bien pourtant
que tout cela tirait à des remercîments et à des galanteries;
mais, peu faites à semblable langage, elles le regardaient et se
regardaient, et don Quichotte leur semblait un tout autre homme
que les autres. Après l'avoir remercié de ses politesses en propos
d'hôtellerie, elles le quittèrent, et Maritornes alla panser
Sancho, qui n'en avait pas moindre besoin que son maître.

Or il faut savoir que le muletier et l'Asturienne avaient comploté
de prendre ensemble cette nuit leurs ébats. Celle-ci lui avait
donné sa parole qu'aussitôt que les hôtes seraient retirés et ses
maîtres endormis, elle irait le trouver pour lui faire plaisir en
tout ce qu'il lui commanderait. Et l'on raconte de cette bonne
fille que jamais elle ne donna semblable parole sans la tenir,
l'eût-elle donnée au fond d'un bois, et sans aucun témoin; car
elle se piquait d'avoir du sang d'hidalgo dans les veines, et ne
se tenait pas pour avilie d'être servante d'auberge, disant que
des malheurs et des revers de fortune l'avaient jetée dans cet
état.

Le lit dur, étroit, chétif et traître sur lequel reposait don
Quichotte, se trouvait le premier au milieu de cet appartement
d'où l'on voyait les étoiles. Auprès de lui, Sancho fit le sien,
tout bonnement avec une natte de jonc et une couverture qui
semblait plutôt de crin que de laine. À ces deux lits succédait
celui du muletier, fabriqué, comme on l'a dit, avec les bâts et
tout l'attirail de ses deux meilleurs mulets; et il en menait
douze, tous gras, brillants et vigoureux, car c'était un des
riches muletiers d'Arevalo, à ce que dit l'auteur de cette
histoire, lequel fait dudit muletier mention particulière, parce
qu'il le connaissait très-intimement, et l'on assure même qu'il
était tant soit peu son parent[108]. Cid Hamet Ben-Engeli fut, en
effet, un historien très-curieux et très-ponctuel en toutes
choses, ce que prouvent assez celles qu'il a rapportées jusqu'à
présent, puisque, si communes et chétives qu'elles soient, il n'a
pas voulu les passer sous silence. De lui pourront prendre exemple
les historiens sérieux et graves, qui nous racontent les actions
de leurs personnages d'une façon si courte et si succincte, qu'à
peine le goût nous en touche les lèvres, et qui laissent dans
l'encrier, par négligence, ignorance ou malice, le plus
substantiel de l'ouvrage. Loué soit mille fois l'auteur de
_Tablante de Ricamonte, _et celui du livre qui rapporte les faits
et gestes du _Comte Tomillas! _Avec quelle exactitude tout est
décrit par eux!

Je dis donc, pour en revenir à notre histoire, que le muletier,
après avoir visité ses bêtes et leur avoir donné la seconde ration
d'orge, s'étendit sur ses harnais, et se mit à attendre sa
ponctuelle Maritornes. Sancho Panza était bien graissé et couché;
mais, quoiqu'il fît tout ce qu'il put pour dormir, la douleur de
ses côtes l'en tenait empêché, et quant à don Quichotte, avec la
douleur des siennes, il avait les yeux ouverts comme un lièvre.
Toute l'hôtellerie était ensevelie dans le silence, et il n'y
avait pas, dans la maison entière, d'autre lumière que celle d'une
lampe qui brûlait suspendue sous le portail. Cette merveilleuse
tranquillité, et les pensées qu'entretenait toujours en l'esprit
de notre chevalier le souvenir des événements qui se lisent à
chaque page dans les livres auteurs de sa disgrâce, lui firent
naître en l'imagination l'une des plus étranges folies que de
sang-froid l'on pût imaginer. Il se persuada qu'il était arrivé à
un fameux château, puisque toutes les hôtelleries où il logeait
étaient autant de châteaux à ses yeux, et que la fille de
l'hôtelier était la fille du châtelain, laquelle, vaincue par sa
bonne grâce, s'était éprise d'amour pour lui, et résolue à venir
cette nuit même, en cachette de ses parents, le visiter dans son
alcôve.

Prenant toute cette chimère, qu'il avait fabriquée, pour réelle et
véritable, il commença à se troubler et à s'affliger, en pensant à
l'imminent péril que sa chasteté courait; mais il résolut au fond
de son coeur de ne commettre aucune déloyauté contre sa dame
Dulcinée du Toboso, quand la reine Genièvre elle-même, assistée de
sa duègne Quintagnonne, viendrait l'en solliciter.

En continuant de rêver à ces extravagances, le temps passa, et
l'heure arriva, pour lui fatale, où devait venir l'Asturienne,
laquelle, en chemise et pieds nus, les cheveux retenus dans une
coiffe de futaine, se glissa à pas de loup dans l'appartement où
logeaient les trois hôtes, à la quête de son muletier. Mais à
peine eut-elle passé la porte, que don Quichotte l'entendit, et,
s'asseyant sur son lit, en dépit de ses emplâtres et de son mal de
reins, il étendit les bras pour recevoir sa charmante damoiselle
l'Asturienne, qui, toute ramassée et retenant son haleine, allait
les mains en avant, cherchant à tâtons son cher ami. Elle vint
donner dans les bras de don Quichotte, qui la saisit fortement par
un poignet, et, la tirant vers lui sans qu'elle osât souffler mot,
la fit asseoir sur son lit. Il tâta sa chemise, qui lui sembla,
bien qu'elle fût de toile à faire des sacs, de la plus fine
percale de lin. Elle portait aux bras des espèces de bracelets en
boules de verre qui lui parurent avoir le reflet des perles
orientales; ses cheveux, qui tiraient un peu sur la nature et la
couleur du crin, il les prit pour des tresses d'or fin d'Arabie,
dont l'éclat obscurcissait celui du soleil, et son haleine, qui
sentait assurément la salade à l'ail marinée de la veille, lui
parut répandre une odeur suave et parfumée. Finalement, il se la
peignit dans son imagination avec les mêmes charmes et les mêmes
atours que cette autre princesse qu'il avait lu dans ses livres
être venue visiter de nuit le chevalier blessé, vaincue par
l'amour dont elle s'était éprise. Tel était l'aveuglement du
pauvre hidalgo, que rien ne pouvait le détromper, ni le toucher,
ni l'haleine, ni certaines autres choses qui distinguaient la
pauvre fille, lesquelles auraient pourtant fait vomir les
entrailles à tout autre qu'un muletier; au contraire, il croyait
serrer dans ses bras la déesse des amours, et, la tenant
amoureusement embrassée, il lui dit d'une voix douce et tendre:

«Je voudrais bien, haute et charmante dame, me trouver en passe de
payer une faveur infinie comme celle que, par la vue de votre
extrême beauté, vous m'avez octroyée; mais la fortune, qui ne se
lasse pas de persécuter les bons, a voulu me jeter dans ce lit, où
je gis moulu et brisé, tellement que si ma volonté voulait
correspondre à la vôtre, elle n'en aurait pas le pouvoir. Mais à
cette impossibilité s'en ajoute une plus grande: c'est la foi que
j'ai promise et donnée à la sans pareille Dulcinée du Toboso,
unique dame de mes plus secrètes pensées. Certes, si ces obstacles
ne venaient pas à la traverse, je ne serais pas un assez niais
chevalier pour laisser passer en fumée l'heureuse occasion que
m'offre votre infinie bonté.»

Maritornes était dans une mortelle angoisse de se voir retenue si
fortement par don Quichotte, et, ne prêtant nulle attention aux
propos qu'il lui tenait, elle faisait, sans dire mot, tous les
efforts possibles pour se dégager.

Le bon muletier, que tenaient éveillé ses méchants désirs, avait
aussi entendu sa nymphe dès qu'elle eut passé le seuil de la
porte. Il écouta très-attentivement tout ce que disait don
Quichotte, et, jaloux de ce que l'Asturienne lui eût manqué de
parole pour un autre, il se leva, s'approcha davantage du lit de
don Quichotte, et se tint coi pour voir où aboutiraient ces propos
qu'il ne pouvait entendre. Mais quand il vit que la pauvre fille
travaillait à se dépêtrer, tandis que don Quichotte s'efforçait de
la retenir, le jeu lui déplut; il éleva le bras tout de son long,
et déchargea un si terrible coup de poing sur les étroites
mâchoires de l'amoureux chevalier, qu'il lui mit la bouche tout en
sang; et, non content de cette vengeance, il lui monta sur la
poitrine, et, d'un pas un peu plus vite que le trot, il lui
parcourut toutes les côtes du haut en bas. Le lit, qui était de
faible complexion et de fondements peu solides, ne pouvant
supporter la surcharge du muletier, s'enfonça et tomba par terre.
Au bruit de ses craquements, l'hôtelier s'éveilla, et bientôt il
s'imagina que ce devait être quelque démêlé de Maritornes, car,
quoiqu'il l'appelât à tue-tête, elle ne répondait pas. Dans ce
soupçon, il se leva, alluma sa lampe à bec, et s'avança du côté
d'où venait le tapage. La servante, entendant venir son maître,
dont elle connaissait l'humeur terrible, toute troublée et
tremblante, alla se réfugier dans le lit de Sancho Panza, qui
dormait encore, et s'y tapit, recoquillée comme un peloton.
L'hôtelier entra en disant:

«Où es-tu, carogne? car, à coup sûr, ce sont ici de tes équipées.»

En ce moment, Sancho entr'ouvrit les yeux, et, sentant cette masse
sur son estomac, il crut qu'il avait le cauchemar; il se mit donc
à allonger des coups de poing de droite et de gauche dont la
meilleure partie attrapèrent Maritornes, laquelle, excitée par la
douleur, et perdant avec la patience toute retenue, rendit à
Sancho la monnaie de sa pièce, et si dru, qu'elle eut bientôt
achevé de l'éveiller. Sancho, se voyant traiter ainsi, sans savoir
par qui ni pourquoi, se releva du mieux qu'il put, et, prenant
Maritornes à bras le corps, ils commencèrent entre eux la plus
acharnée et la plus gracieuse escarmouche qu'on ait jamais vue.
Cependant le muletier, voyant à la lueur de la lampe la transe où
se trouvait sa dame, laissant enfin don Quichotte, accourut lui
porter le secours dont elle avait tant besoin. L'hôtelier fit de
même, mais dans une intention différente, car il voulait châtier
l'Asturienne, croyant bien qu'elle était l'unique cause de cette
diabolique harmonie. Et de même qu'on a coutume de dire le chien
au chat, et le chat au rat, le muletier tapait sur Sancho, Sancho
sur la fille, la fille sur Sancho et l'hôte sur la fille; et tous
les quatre y allaient de si bon coeur et de si bon jeu, qu'ils ne
se donnaient pas un instant de répit. Le meilleur de l'affaire,
c'est que la lampe de l'hôtelier s'éteignit, et, comme ils se
trouvèrent tout à coup dans les ténèbres, les coups donnés à
tâtons roulaient si impitoyablement à tort et à travers, que,
partout où portaient leurs mains, ils ne laissaient ni chair saine
ni morceau de chemise.

Par hasard logeait cette nuit dans l'hôtellerie un archer de ceux
qu'on appelle de la Sainte-Hermandad vieille de Tolède[109]. Quand
il entendit l'étrange vacarme de la bataille, il empoigna sa verge
noire et la boîte de fer-blanc qui contenait ses titres; puis,
entrant à tâtons dans la pièce où se livrait le combat:

«Holà! s'écria-t-il, arrêtez au nom de la justice, au nom de la
Sainte-Hermandad!»

Le premier qu'il rencontra sous sa main fut le déplorable don
Quichotte, qui était encore sur les débris de sa couche, étendu la
bouche en l'air, et sans aucune connaissance. L'archer,
l'empoignant par la barbe, ne cessait de crier:

«Main-forte à la justice!»

Mais, voyant que celui qu'il tenait à poignée ne bougeait ni ne
remuait le moins du monde, il s'imagina qu'il était mort et que
les autres étaient ses meurtriers. Dans cette croyance, il haussa
encore la voix, et s'écria:

«Qu'on ferme la porte de la maison, et qu'on ait soin que personne
ne s'échappe. On vient de tuer un homme ici.»

Ce cri effraya tous les combattants; chacun d'eux laissa la
bataille indécise, et justement au point où l'avait trouvée la
voix de l'archer. L'hôtelier se retira dans sa chambre, la
servante dans son taudis, le muletier sur ses harnais entassés;
les deux malheureux don Quichotte et Sancho furent les seuls qui
ne purent bouger de la place. L'archer, lâchant enfin la barbe de
don Quichotte, sortit pour aller chercher de la lumière et revenir
arrêter les coupables; mais il n'en trouva pas une étincelle,
l'hôtelier ayant exprès éteint la lampe du portail en se retirant.
L'archer fut donc obligé de recourir à la cheminée, où ce ne fut
qu'à force de patience et de temps perdu qu'il trouva moyen de
rallumer une autre mèche.

Chapitre XVII

_Où se poursuit l'histoire des innombrables travaux qu'eut à
supporter le brave don Quichotte avec son bon écuyer Sancho Panza,
dans l'hôtellerie qu'il avait crue, pour son malheur, être un
château_


Dans cet intervalle, don Quichotte était enfin revenu de son
évanouissement; et, de ce même accent plaintif avec lequel il
avait appelé la veille son écuyer, quand il était étendu dans la
vallée des Gourdins, il se mit à l'appeler de nouveau:

«Sancho, mon ami, dors-tu? Dors-tu, mon ami Sancho?

-- Que diable voulez-vous que je dorme, répondit Sancho, plein de
désespoir et de dépit, si tous les démons de l'enfer se sont
déchaînés cette nuit contre moi?

-- Ah! tu peux bien le croire en effet, reprit don Quichotte; car,
ou je ne sais pas grand'chose, ou ce château est enchanté. Il faut
que tu saches... Mais, avant de parler, je veux que tu me jures
que tu tiendras secret ce que je vais te dire, jusqu'après ma
mort.

-- Oui, je le jure, répondit Sancho.

-- Je te demande ce serment, reprit don Quichotte, parce que je
hais de faire tort à l'honneur de personne.

-- Puisque je vous dis que je le jure, répéta Sancho, et que je
tairai la chose jusqu'à la fin de vos jours! Mais plût à Dieu que
je pusse la découvrir dès demain!

-- Est-ce que je me conduis si mal envers toi, Sancho, répondit
don Quichotte, que tu veuilles me voir sitôt trépassé?

-- Ce n'est pas pour cela, répliqua Sancho, c'est que je n'aime
pas garder beaucoup les secrets: je craindrais qu'ils ne se
pourrissent dans mon estomac d'être trop gardés.

-- Que ce soit pour une raison ou pour une autre, reprit don
Quichotte, je me confierai plus encore à ton affection et à ta
courtoisie. Eh bien! sache donc qu'il m'est arrivé cette nuit une
des plus étranges aventures dont je puisse tirer gloire; et, pour
te la conter le plus brièvement possible, tu sauras qu'il y a peu
d'instants je vis venir près de moi la fille du seigneur de ce
château, qui est bien la plus accorte et la plus ravissante
damoiselle qu'on puisse trouver sur une grande partie de la terre.
Que pourrais-je te dire des charmes de sa personne, des grâces de
son esprit, et d'autres attraits cachés que, pour garder la foi
que je dois à ma dame Dulcinée du Toboso, je laisserai passer sans
y toucher, et sans en rien dire! Je veux te dire seulement que, le
ciel se trouvant envieux du bonheur extrême que m'envoyait la
fortune, ou peut-être, ce qui est plus certain, ce château, comme
je viens de dire, étant enchanté, au moment où j'étais avec elle
dans le plus doux, le plus tendre et le plus amoureux entretien,
voilà que, sans que je la visse, ou sans que susse d'où elle
venait, une main qui pendait au bras de quelque géant démesuré
m'assena un si grand coup de poing sur les mâchoires, qu'elles
sont encore toutes baignées de sang; puis ensuite le géant me
battit et me moulut de telle sorte, que je suis en pire état
qu'hier, lorsque les muletiers, à propos de l'incontinence de
Rossinante, nous firent l'affront que tu sais bien. D'où je
conjecture que le trésor de la beauté de cette damoiselle doit
être confié à la garde de quelque More enchanté, et qu'il n'est
pas réservé pour moi.

-- Ni pour moi non plus, s'écria Sancho; car plus de quatre cents
Mores m'ont tanné la peau de telle manière que la mouture d'hier
sous les gourdins n'était que pain bénit en comparaison. Mais
dites-moi, seigneur, comment appelez-vous belle et rare cette
aventure qui nous laisse dans l'état où nous sommes? Encore, pour
Votre Grâce, le mal n'a pas été si grand, puisqu'elle a tenu dans
ses bras cette incomparable beauté. Mais moi, qu'ai-je attrapé,
bon Dieu, sinon les plus effroyables gourmades que je pense
recevoir en toute ma vie? Malheur à moi et à la mère qui m'a mis
au monde! Je ne suis pas chevalier errant, et je n'espère jamais
le devenir; et de toutes les mauvaises rencontres j'attrape la
meilleure part!

-- Comment, on t'a donc aussi gourmé? demanda don Quichotte.

-- Qu'il en cuise à ma race! s'écria Sancho; qu'est-ce que je
viens donc de vous dire?

-- Ne te mets pas en peine, ami, reprit don Quichotte; je vais
préparer tout à l'heure le baume précieux avec lequel nous
guérirons en un clin d'oeil.»

En ce moment, l'archer de la Sainte-Hermandad, qui venait
d'allumer sa lampe, rentra pour visiter celui qu'il pensait avoir
été tué. Quand Sancho le vit entrer, en chemise, un mouchoir roulé
sur la tête, sa lampe à la main, et, pardessus le marché, ayant
une figure d'hérétique, il demanda à son maître:

«Seigneur, ne serait-ce pas là, par hasard, le More enchanté qui
revient achever la danse, si les mains et les pieds lui démangent
encore?

-- Non, répondit don Quichotte, ce ne peut être le More, car les
enchantés ne se font voir de personne.

-- Ma foi, reprit Sancho, s'ils ne se font pas voir, ils se font
bien sentir; sinon, qu'on en demande des nouvelles à mes épaules.

-- Les miennes pourraient en donner aussi, répondit don Quichotte;
mais ce n'est pas un indice suffisant pour croire que celui que
nous voyons soit le More enchanté.»

L'archer s'approcha, et, le trouvant en si tranquille
conversation, s'arrêta tout surpris. Il est vrai que don Quichotte
était encore la bouche en l'air, sans pouvoir bouger, de ses coups
et de ses emplâtres. L'archer vint à lui.

«Eh bien, dit-il, comment vous va, bonhomme?

-- Je parlerais plus courtoisement, reprit don Quichotte, si
j'étais à votre place. Est-il d'usage, dans ce pays, de parler
ainsi aux chevaliers errants, malotru?»

L'archer, qui s'entendit traiter de la sorte par un homme de si
pauvre mine, ne put souffrir son arrogance; et, levant la lampe
qu'il tenait à la main, il l'envoya avec toute son huile sur la
tête de don Quichotte, qui en fut à demi trépané; puis, laissant
tout dans les ténèbres, il s'enfuit aussitôt.

«Sans aucun doute, seigneur, dit Sancho Panza, c'est bien là le
More enchanté: il doit garder le trésor pour d'autres; mais pour
nous, il ne garde que les coups de poing et les coups de lampe.

-- Ce doit être ainsi, répondit don Quichotte; mais il ne faut
faire aucun cas de tous ces enchantements, ni prendre contre eux
dépit ou colère: comme ce sont des êtres invisibles et
fantastiques, nous chercherions vainement de qui nous venger.
Lève-toi, Sancho, si tu peux; appelle le commandant de cette
forteresse, et fais en sorte qu'il me donne un peu d'huile, de
vin, de sel et de romarin, pour en composer le baume salutaire. En
vérité, je crois que j'en ai grand besoin maintenant, car je perds
beaucoup de sang par la blessure que m'a faite ce fantôme.»

Sancho se leva, non sans douleur de la moelle de ses os, et s'en
fut à tâtons chercher l'hôte; et, rencontrant sur son chemin
l'archer, qui s'était arrêté près de la porte, inquiet de savoir
ce que devenait son ennemi blessé:

«Seigneur, lui dit-il, qui que vous soyez, faites-nous la grâce et
la charité de nous donner un peu de romarin, d'huile, de vin et de
sel, dont nous avons besoin pour panser un des meilleurs
chevaliers errants qu'il y ait sur toute la surface de la terre,
lequel gît à présent dans ce lit, grièvement blessé par les mains
du More enchanté qui habite cette hôtellerie.»

Quand l'archer entendit de semblables propos, il prit Sancho pour
un cerveau timbré; mais, le jour commençant à poindre, il alla
ouvrir la porte de l'hôtellerie, et appela l'hôte pour lui dire ce
que ce bonhomme voulait. L'hôte pourvut Sancho de toutes les
provisions qu'il était venu chercher, et celui-ci les porta bien
vite à don Quichotte, qu'il trouva la tête dans ses deux mains, se
plaignant du mal que lui avait causé le coup de lampe, qui ne lui
en avait causé d'autre pourtant que de lui faire pousser au front
deux bosses assez renflées; car ce qu'il prenait pour du sang
n'était que l'huile de la lampe mêlée à la sueur qu'avaient fait
couler de son front les angoisses de la tempête passée.
Finalement, il prit ses drogues, les mêla dans une marmite et les
fit bouillir sur le feu jusqu'à ce qu'il lui semblât qu'elles
fussent à leur point de cuisson. Il demanda ensuite quelque fiole
pour y verser cette liqueur; mais, comme on n'en trouva point dans
toute l'hôtellerie, il se décida à la mettre dans une burette
d'huile en fer-blanc, dont l'hôte lui fit libéralement donation.
Puis il récita sur la burette plus de quatre-vingts _Pater noster,
_autant d'_Ave Maria, _de _Salve _et de _Credo, _accompagnant
chaque parole d'un signe de croix en manière de bénédiction. À
cette cérémonie se trouvaient présents Sancho, l'hôte et l'archer,
car le muletier avait repris paisiblement le soin et le
gouvernement de ses mulets.

Cela fait, don Quichotte voulut aussitôt expérimenter par lui-même
la vertu de ce baume, qu'il s'imaginait si précieux. Il en but
donc, de ce qui n'avait pu tenir dans la burette et qui restait
encore dans la marmite où il avait bouilli, plus d'une bonne demi-
pinte. Mais à peine eut-il fini de boire qu'il commença de vomir,
de telle manière qu'il ne lui resta rien au fond de l'estomac; et
les angoisses du vomissement lui causant, en outre, une sueur
abondante, il demanda qu'on le couvrît bien dans son lit et qu'on
le laissât seul. On lui obéit, et il dormit paisiblement plus de
trois grandes heures, au bout desquelles il se sentit, en
s'éveillant, le corps tellement soulagé et les reins si bien remis
de leur foulure, qu'il se crut entièrement guéri; ce qui, pour le
coup, lui fit penser qu'il avait vraiment trouvé la recette du
baume de Fierabras, et qu'avec un tel remède il pouvait désormais
affronter sans crainte toute espèce de rencontres, de querelles et
de batailles, quelque périlleuses qu'elles fussent. Sancho Panza,
tenant aussi à miracle le soulagement de son maître, le pria de
lui laisser prendre ce qui restait dans la marmite, et qui n'était
pas une faible dose. Don Quichotte le lui abandonna, et Sancho,
prenant le pot à deux anses de la meilleure foi du monde, comme de
la meilleure grâce, s'en versa dans le gosier presque autant que
son maître.

Or, il arriva que l'estomac du pauvre Sancho n'avait pas sans
doute toute la délicatesse de celui de son seigneur; car, avant de
vomir, il fut tellement pris de sueurs froides, de nausées,
d'angoisses et de haut-le-coeur, qu'il pensa bien véritablement
que sa dernière heure était venue; et, dans son affliction, il
maudissait, non-seulement le baume, mais le gredin qui le lui
avait fait prendre. Don Quichotte, le voyant en cet état, lui dit
gravement:

«Je crois, Sancho, que tout ce mal te vient de ce que tu n'es pas
armé chevalier, car j'ai l'opinion que cette liqueur ne doit pas
servir à ceux qui ne le sont pas.

-- Malédiction sur moi et sur toute ma race! s'écria Sancho; si
Votre Grâce savait cela d'avance, pourquoi donc me l'a-t-elle
seulement laissé goûter?»

En ce moment, le breuvage fit enfin son opération, et le pauvre
écuyer commença à se vider par les deux bouts, avec tant de hâte
et si peu de relâche, que la natte de jonc sur laquelle il s'était
recouché, et la couverture de toile à sac qui le couvrait furent à
tout jamais mises hors de service. Il faisait, cependant, de tels
efforts et souffrait de telles convulsions, que non-seulement lui,
mais tous les assistants, crurent qu'il y laisserait la vie. Cette
bourrasque et ce danger durèrent presque deux heures, au bout
desquelles il ne se trouva pas soulagé comme son maître, mais, au
contraire, si fatigué et si rompu, qu'il ne pouvait plus se
soutenir.

Mais don Quichotte, qui se sentait, comme on l'a dit, guéri
radicalement, voulut aussitôt se remettre en route à la recherche
des aventures; car il lui semblait que tout le temps qu'il perdait
en cet endroit, c'était le faire perdre au monde et aux malheureux
qui attendaient son secours, surtout joignant à cette habituelle
pensée la confiance qu'il mettait désormais en son baume. Aussi,
dans son impatient désir, il mit lui-même la selle à Rossinante,
le bât à l'âne de Sancho; puis aida Sancho à se hisser sur l'âne,
après l'avoir aidé à se vêtir. Ayant ensuite enfourché son cheval,
il s'avança dans un coin de la cour de l'hôtellerie, et prit une
pique de messier qui était là pour qu'elle lui servît de lance.
Tous les gens qui se trouvaient dans l'hôtellerie, et leur nombre
passait vingt personnes, s'étaient mis à le regarder. La fille de
l'hôte le regardait aussi, et lui ne cessait de tenir les yeux sur
elle, jetant de temps à autre un soupir qu'il tirait du fond de
ses entrailles; mais tout le monde croyait que c'était la douleur
qui le lui arrachait, ceux du moins qui l'avaient vu graisser et
emplâtrer la veille.

Dès qu'ils furent tous deux à cheval, don Quichotte, s'arrêtant à
la porte de la maison, appela l'hôtelier, et lui dit d'une voix
grave et posée:

«Grandes et nombreuses, seigneur châtelain, sont les grâces que
j'ai reçues dans votre château, et je suis étroitement obligé à
vous en être reconnaissant tous les jours de ma vie. Si je puis
les reconnaître et les payer en tirant pour vous vengeance de
quelque orgueilleux qui vous ait fait quelque outrage, sachez que
ma profession n'est pas autre que de secourir ceux qui sont
faibles, de venger ceux qui reçoivent des offenses, et de châtier
les félonies. Consultez donc votre mémoire, et, si vous trouvez
quelque chose de cette espèce à me recommander, vous n'avez qu'à
le dire, et je vous promets, par l'ordre de chevalerie que j'ai
reçu, que vous serez pleinement quitte et satisfait.»

L'hôte lui répondit avec le même calme et la même gravité:

«Je n'ai nul besoin, seigneur chevalier, que Votre Grâce me venge
d'aucun affront; car, lorsque j'en reçois, je sais bien moi-même
en tirer vengeance. J'ai seulement besoin que Votre Grâce me paye
la dépense qu'elle a faite cette nuit dans l'hôtellerie, aussi
bien de la paille et de l'orge données à ses deux bêtes que des
lits et du souper.

-- Comment! c'est donc une hôtellerie? s'écria don Quichotte.

-- Et de très-bon renom, répondit l'hôtelier.

-- En ce cas, reprit don Quichotte, j'ai vécu jusqu'ici dans
l'erreur; car, en vérité, j'ai pensé que c'était un château, et
non des plus mauvais. Mais, puisque c'est une hôtellerie et non
point un château, ce qu'il y a de mieux à faire pour le moment,
c'est que vous renonciez au payement de l'écot; car je ne puis
contrevenir à la règle des chevaliers errants, desquels je sais de
science certaine, sans avoir jusqu'à ce jour lu chose contraire,
que jamais aucun d'eux ne paya logement, nourriture, ni dépense
d'auberge. En effet, on leur doit, par droit et privilège spécial,
bon accueil partout où ils se présentent, en récompense des peines
insupportables qu'ils se donnent pour chercher les aventures de
nuit et de jour, en hiver et en été, à pied et à cheval, avec la
soif et la faim, sous le chaud et le froid, sujets enfin à toutes
les inclémences du ciel et à toutes les incommodités de la terre.

-- Je n'ai rien à voir là dedans, répondit l'hôtelier: qu'on me
paye ce qu'on me doit, et trêve de chansons: tout ce qui
m'importe, c'est de faire mon métier et de recouvrer mon bien.

-- Vous êtes un sot et un méchant gargotier,» repartit don
Quichotte; puis, piquant des deux à Rossinante, et croisant sa
pique, il sortit de l'hôtellerie sans que personne le suivît; et,
sans voir davantage si son écuyer le suivait, il gagna champ à
quelque distance.

L'hôtelier, voyant qu'il s'en allait et ne le payait point, vint
réclamer son dû à Sancho Panza, lequel répondit que, puisque son
maître n'avait pas voulu payer, il ne le voulait pas davantage; et
qu'étant écuyer de chevalier errant, il devait jouir du même
bénéfice que son maître pour ne payer aucune dépense dans les
auberges et hôtelleries. L'hôte eut beau se fâcher, éclater, et
menacer, s'il ne le payait pas, de lui faire rendre gorge d'une
façon qui lui en cuirait, Sancho jura, par la loi de chevalerie
qu'avait reçue son maître, qu'il ne payerait pas un maravédi, dût-
il lui en coûter la vie.

«Car, disait-il, ce n'est point par mon fait que doit se perdre
cette antique et excellente coutume des chevaliers errants, et je
ne veux pas que les écuyers de ceux qui sont à venir au monde
aient à se plaindre de moi pour me reprocher la violation d'un si
juste privilège»

La mauvaise étoile de l'infortuné Sancho voulut que, parmi les
gens qui avaient couché dans l'hôtellerie, se trouvassent quatre
drapiers de Ségovie, trois merciers de Cordoue et deux marchands
forains de Séville, tous bons diables et bons vivants, aimant les
niches et la plaisanterie. Ces neuf gaillards, comme poussés d'un
même esprit, s'approchèrent de Sancho, le firent descendre de son
âne, et, l'un d'eux ayant couru chercher la couverture du lit de
l'hôtesse, on jeta dedans le pauvre écuyer. Mais, en levant les
yeux, ils s'aperçurent que le plancher du portail était trop bas
pour leur besogne. Ils résolurent donc de sortir dans la basse-
cour, qui n'avait d'autre toit que le ciel; et là, ayant bien
étendu Sancho sur la couverture, ils commencèrent à l'envoyer
voltiger dans les airs, se jouant de lui comme on fait d'un chien
dans le temps du carnaval[110].

Les cris que poussait le malheureux berné étaient si perçants,
qu'ils arrivèrent jusqu'aux oreilles de son maître, lequel,
s'arrêtant pour écouter avec attention, crut d'abord qu'il lui
arrivait quelque nouvelle aventure; mais il reconnut bientôt que
c'était son écuyer qui jetait ces cris affreux. Tournant bride
aussitôt, il revint de tout le pesant galop de son cheval à
l'hôtellerie, et, la trouvant fermée, il en fit le tour pour voir
s'il ne rencontrerait pas quelque passage. Mais il ne fut pas
plutôt arrivé devant les murs de la cour, qui n'étaient pas fort
élevés, qu'il aperçut le mauvais jeu qu'on faisait jouer à son
écuyer. Il le vit monter et descendre à travers les airs, avec
tant de grâce et d'agilité, que, si la colère ne l'eût suffoqué,
je suis sûr qu'il aurait éclaté de rire. Il essaya de grimper de
son cheval sur le mur; mais il était si moulu et si harassé, qu'il
ne put pas seulement mettre pied à terre. Ainsi, du haut de son
cheval, il commença à proférer tant d'injures et de défis à ceux
qui bernaient Sancho, qu'il n'est pas possible de parvenir à les
rapporter. Mais, en dépit de ses malédictions, les berneurs ne
cessaient ni leur besogne ni leurs éclats de rire, et le voltigeur
Sancho ne cessait pas non plus ses lamentations, qu'il entremêlait
tantôt de menaces et tantôt de prières; rien n'y faisait, et rien
n'y fit, jusqu'à ce qu'ils l'eussent laissé de pure lassitude.

On lui ramena son âne, et l'ayant remis dessus, on le couvrit bien
de son petit manteau. Le voyant si harassé, la compatissante
Maritornes crut lui devoir le secours d'une cruche d'eau, et
l'alla tirer du puits pour qu'elle fût plus fraîche. Sancho prit
la cruche, et l'approcha de ses lèvres; mais il s'arrêta aux cris
de son maître, qui lui disait:

«Sancho, mon fils, ne bois pas de cette eau; n'en bois pas, mon
enfant, elle te tuera. Vois-tu, j'ai ici le très-saint baume (et
il lui montrait sa burette); avec deux gouttes que tu boiras, tu
seras guéri sans faute.»

À ces cris, Sancho tourna les yeux tant soit peu de travers, et
répondit en criant plus fort:

«Est-ce que, par hasard, Votre Grâce oublie déjà que je ne suis
pas chevalier, et veut-elle que j'achève de vomir le peu
d'entrailles qui me restent d'hier soir? Gardez votre liqueur, de
par tous les diables! et laissez-moi tranquille.»

Achever de dire ces mots et commencer de boire, ce fut tout un;
mais voyant, à la première gorgée, que c'était de l'eau, il ne
voulut pas continuer, et pria Maritornes de lui apporter du vin,
ce qu'elle fit aussitôt de très-bonne grâce, et même elle le paya
de sa poche; car on dit d'elle, en effet, que quoiqu'elle fût
réduite à cet état, elle avait encore quelque ombre éloignée de
vertu chrétienne.

Dès que Sancho eut achevé de boire, il donna du talon à son âne,
et, lui faisant ouvrir toute grande la porte de l'hôtellerie, il
sortit, enchanté de n'avoir rien payé du tout, et d'être venu à
bout de sa résolution, bien que c'eût été aux dépens de ses
cautions ordinaires, c'est-à-dire de ses épaules. Il est vrai que
l'hôtelier garda son bissac en payement de ce qui lui était dû;
mais Sancho s'était enfui si troublé qu'il ne s'aperçut pas de
cette perte. Dès qu'il le vit dehors, l'hôtelier voulut barricader
la porte, mais les berneurs l'en empêchèrent; car c'étaient de
telles gens que, si don Quichotte eût été réellement un des
chevaliers de la Table-Ronde, ils n'en auraient pas fait cas pour
deux liards de plus.

Chapitre XVIII

_Où l'on raconte l'entretien qu'eurent Sancho Panza et son
seigneur don Quichotte, avec d'autres aventures bien dignes d'être
rapportées_


Sancho rejoignit son maître, si abattu, si affaissé, qu'il ne
pouvait plus seulement talonner son âne. Quand don Quichotte le
vit en cet état:

«Pour le coup, bon Sancho, lui dit-il, j'achève de croire que ce
château, ou hôtellerie si tu veux, est enchanté sans aucun doute.
Car enfin ceux qui se sont si atrocement joués de toi, que
pouvaient-ils être, sinon des fantômes et des gens de l'autre
monde? Ce qui me confirme dans cette pensée, c'est que, tandis que
je regardais les actes de ta déplorable tragédie par-dessus
l'enceinte de la cour, il ne me fut possible ni de monter sur les
murs, ni de les franchir, ni même de descendre de cheval. Sans
doute ils me tenaient moi-même enchanté; car je te jure, par la
foi d'un homme tel que je suis, que si j'avais pu monter au mur ou
mettre pied à terre, je t'aurais si bien vengé de ces félons et
mauvais garnements, qu'ils auraient à tout jamais gardé le
souvenir de leur méchant tour, quand bien même j'eusse dû, pour
les châtier, contrevenir aux lois de la chevalerie, qui ne
permettent pas, comme je te l'ai déjà dit maintes fois, qu'un
chevalier porte la main sur celui qui ne l'est pas, sinon pour la
défense de sa propre vie et en cas d'urgente nécessité.

-- Chevalier ou non, répondit Sancho, je me serais, pardieu! bien
vengé moi-même, si j'avais pu, mais le mal est que je ne pouvais
pas. Et pourtant je jurerais bien que ces gens-là qui se sont
divertis à mes dépens n'étaient ni fantômes ni hommes enchantés,
comme dit Votre Grâce, mais bien de vrais hommes de chair et d'os
tout comme nous; et je le sais bien, puisque je les entendais
s'appeler l'un l'autre pendant qu'ils me faisaient voltiger, et
que chacun d'eux avait son nom. L'un s'appelait Pedro Martinez;
l'autre, Tenorio Fernandez, et l'hôtelier, Jean Palomèque le
gaucher. Ainsi donc, seigneur, si vous n'avez pu sauter la
muraille, ni seulement mettre pied à terre, cela venait d'autre
chose que d'un enchantement. Quant à moi, ce que je tire au clair
de tout ceci, c'est que ces aventures que nous allons cherchant
nous mèneront à la fin des fins à de telles mésaventures, que nous
ne saurons plus reconnaître quel est notre pied droit. Ce qu'il y
a de mieux à faire et de plus raisonnable, selon mon faible
entendement, ce serait de nous en retourner au pays, maintenant
que c'est le temps de la moisson, et de nous occuper de nos
affaires, au lieu de nous en aller, comme on dit, de fièvre en
chaud mal, et de l'alguazil au corregidor.

-- Que tu sais peu de chose, Sancho, répondit don Quichotte, en
fait de chevalerie errante! Tais-toi, et prends patience: un jour
viendra où tu verras par la vue de tes yeux quelle grande et noble
chose est l'exercice de cette profession. Sinon, dis-moi, quelle
plus grande joie, quel plus doux ravissement peut-il y avoir dans
ce monde, que celui de remporter une victoire et de triompher de
son ennemi? Aucun, sans doute.

-- Cela peut bien être, repartit Sancho, encore que je n'en sache
rien; mais tout ce que je sais, c'est que, depuis que nous sommes
chevaliers errants, ou Votre Grâce du moins, car je ne mérite pas
de me compter en si honorable confrérie, nous n'avons jamais
remporté de victoire, si ce n'est pourtant contre le Biscayen:
encore Votre Grâce en est-elle sortie en y laissant une moitié
d'oreille et une moitié de salade. Depuis lors, tout a été pour
nous coups de poing sur coups de bâton, et coups de bâton sur
coups de poing; mais j'ai reçu, pardessus le marché, les honneurs
du bernement, et encore de gens enchantés, dont je ne pourrais
tirer vengeance pour savoir jusqu'où s'étend, comme dit Votre
Grâce, le plaisir de vaincre son ennemi.

-- C'est bien la peine que je ressens, répondit don Quichotte, et
celle que tu dois ressentir aussi. Mais sois tranquille; je vais
dorénavant faire en sorte d'avoir aux mains une épée forgée avec
tant d'art, que celui qui la porte soit à l'abri de toute espèce
d'enchantement. Il se pourrait même bien que la fortune me fît
présent de celle que portait Amadis quand il s'appelait le
_chevalier de l'Ardente-Épée__[111]__, _laquelle fut une des
meilleures lames que chevalier posséda jamais au monde; car, outre
qu'elle avait la vertu dont je viens de parler, elle coupait comme
un rasoir, et nulle armure, quelque forte ou enchantée qu'elle
fût, ne résistait à son tranchant.

-- Je suis si chanceux, moi, reprit l'écuyer, que, quand même ce
bonheur vous arriverait, et qu'une semblable épée tomberait en vos
mains, elle ne pourrait servir et profiter qu'aux chevaliers
dûment armés tels, tout de même que le baume; et quant aux
écuyers, bernique.

-- N'aie pas cette crainte, Sancho, reprit don Quichotte; le ciel
en agira mieux avec toi.»

Les deux aventuriers s'entretenaient ainsi, quand, sur le chemin
qu'ils suivaient, don Quichotte aperçut un épais nuage de
poussière qui se dirigeait de leur côté. Dès qu'il le vit, il se
tourna vers Sancho, et lui dit:

«Voici le jour, ô Sancho, où l'on va voir enfin la haute destinée
que me réserve la fortune; voici le jour, dis-je encore, où doit
se montrer, autant qu'en nul autre, la valeur de mon bras; où je
dois faire des prouesses qui demeureront écrites dans le livre de
la Renommée pour l'admiration de tous les siècles à venir. Tu vois
bien, Sancho, ce tourbillon de poussière? eh bien! il est soulevé
par une immense armée qui s'avance de ce côté, formée
d'innombrables et diverses nations.

-- En ce cas, reprit Sancho, il doit y en avoir deux; car voilà
que, du côté opposé, s'élève un autre tourbillon.»

Don Quichotte se retourna tout empressé, et, voyant que Sancho
disait vrai, il sentit une joie extrême, car il s'imagina sur-le-
champ que c'étaient deux armées qui venaient se rencontrer et se
livrer bataille au milieu de cette plaine étendue. Il avait, en
effet, à toute heure et à tout moment, la fantaisie pleine de
batailles, d'enchantements, d'aventures, d'amours, de défis, et de
toutes les impertinences que débitent les livres de chevalerie
errante, et rien de ce qu'il faisait, disait ou pensait, ne
manquait de tendre à de semblables rêveries.

Ces tourbillons de poussière qu'il avait vus étaient soulevés par
deux grands troupeaux de moutons qui venaient sur le même chemin
de deux endroits différents, mais si bien cachés par la poussière,
qu'on ne put les distinguer que lorsqu'ils furent arrivés tout
près. Don Quichotte affirmait avec tant d'insistance que c'étaient
des armées, que Sancho finit par le croire.

«Eh bien! seigneur, lui dit-il, qu'allons-nous faire, nous autres?

-- Qu'allons-nous faire? reprit don Quichotte: porter notre aide
et notre secours aux faibles et aux abandonnés. Or, il faut que tu
saches, Sancho, que cette armée que nous avons en face est
conduite et commandée par le grand empereur Alifanfaron, seigneur
de la grande île Taprobana[112], et que cette autre armée qui vient
par derrière nous est celle de son ennemi le roi des
Garamantes[113], Pentapolin au bras retroussé, qu'on appelle ainsi
parce qu'il entre toujours dans les batailles avec le bras droit
nu jusqu'à l'épaule.

-- Et pourquoi, demanda Sancho, ces deux seigneurs-là s'en
veulent-ils ainsi?

-- Ils s'en veulent, répondit don Quichotte, parce que cet
Alifanfaron est un furieux païen qui est tombé amoureux de la
fille de Pentapolin, très-belle et très-accorte dame, laquelle est
chrétienne, et son père ne la veut pas donner au roi païen, à
moins que celui-ci ne renonce d'abord à la loi de son faux
prophète Mahomet pour embrasser celle de sa fiancée.

-- Par ma barbe! s'écria Sancho, je jure que Pentapolin a bien
raison, et que je l'aiderai de bon coeur du mieux que je pourrai.

-- Tu ne feras en cela que ce que tu dois, Sancho, reprit don
Quichotte; car pour prendre part à de semblables batailles, il
n'est pas requis et nécessaire d'être armé chevalier.

-- J'entends bien cela, répondit Sancho; mais où mettrons-nous cet
âne, pour être sûrs de le retrouver après la fin de la mêlée? car
s'y fourrer sur une telle monture, je ne crois pas que cela se
soit vu jusqu'à présent.

-- C'est vrai, reprit don Quichotte; mais ce que tu peux faire de
lui, c'est de le laisser aller à la bonne aventure, qu'il se perde
ou se retrouve; car, après la victoire, nous aurons tant et tant
de chevaux à choisir, que Rossinante lui-même court grand risque
d'être troqué pour un autre. Mais fais silence, regarde, et prête-
moi toute ton attention. Je veux te désigner et te dépeindre les
principaux chevaliers qui viennent dans les deux armées; et pour
que tu les voies et distingues plus facilement, retirons-nous sur
cette éminence, d'où l'on doit aisément découvrir l'une et
l'autre.»

Ils quittèrent le chemin, et gravirent une petite hauteur, de
laquelle on aurait, en effet, parfaitement distingué les deux
troupeaux que don Quichotte prenait pour des armées, si les nuages
de poussière qui se levaient sous leurs pieds n'en eussent
absolument caché la vue. Mais enfin, voyant dans son imagination
ce qu'il ne pouvait voir de ses yeux et ce qui n'existait pas, don
Quichotte commença d'une voix élevée:

«Ce chevalier que tu vois là-bas, avec des armes dorées, qui porte
sur son écu un lion couronné, rendu aux pieds d'une jeune
damoiselle, c'est le valeureux Laurcalco, seigneur du Pont-
d'Argent. Cet autre, aux armes à fleurs d'or, qui porte sur son
écu trois couronnes d'argent en champ d'azur, c'est le redoutable
Micocolembo, grand-duc de Quirocie. Cet autre, aux membres
gigantesques, qui se trouve à sa main droite, c'est le toujours
intrépide Brandabarbaran de Boliche, seigneur des trois Arabies;
il a pour cuirasse une peau de serpent, et pour écu une porte,
qu'on dit être une de celles du temple que renversa Samson de fond
en comble, quand, au prix de sa vie, il se vengea des Philistins
ses ennemis[114]. Mais tourne maintenant les yeux de ce côté, et tu
verras, à la tête de cette autre armée, le toujours vainqueur et
jamais vaincu Timonel de Carcaxona, prince de la Nouvelle-Biscaye;
il est couvert d'armes écartelées d'azur, de sinople, d'argent et
d'or, et porte sur son écu un chat d'or, en champ lionné, avec ces
quatre lettres: _Miou, _qui forment le commencement du nom de sa
dame, laquelle est, à ce qu'on assure, l'incomparable Mioulina,
fille du duc Alfégniquen des Algarves. Cet autre, qui charge et
fait plier les reins de cette puissante cavale, dont les armes
sont blanches comme la neige et l'écu sans aucune devise, c'est un
chevalier novice, Français de nation, qu'on appelle Pierre Papin,
seigneur des baronnies d'Utrique. Cet autre, qui de ses larges
étriers bat les flancs mouchetés de ce zèbre rapide, et porte des
armes parsemées de coupes d'azur, c'est le puissant duc de Nerbie,
Espartafilardo du Boccage, dont l'emblème, peint sur son écu, est
un champ d'asperges, avec cette devise espagnole: _Rastrea mi
suerte__[115]__.»_

Don Quichotte continua de la même manière à nommer une foule de
chevaliers qu'il s'imaginait voir dans l'une et l'autre armée,
leur donnant à chacun, sans hésiter, les armes, les couleurs et
les devises que lui fournissait son intarissable folie; puis, sans
s'arrêter un instant, il poursuivit de la sorte:

«Ces escadrons que tu vois en face de nous sont formés d'une
infinité de nations diverses. Voici ceux qui boivent les douces
eaux du fleuve appelé Xante par les dieux, et par les hommes
Scamandre; ici sont les montagnards qui foulent les champs
massyliens; là, ceux qui criblent la fine poudre d'or de
l'heureuse Arabie; là, ceux qui jouissent des fraîches rives du
limpide Thermodon; là, ceux qui épuisent, par mille saignées, le
Pactole au sable doré; là, les Numides, de foi douteuse et
inconstante; les Perses, fameux par leur adresse à tirer de l'arc;
les Parthes et les Mèdes, qui combattent en fuyant; les Arabes,
aux tentes nomades; les Scythes, aussi cruels de coeur que blancs
de peau; les Éthiopiens, qui s'attachent des anneaux aux lèvres;
et enfin cent autres nations dont je vois bien et reconnais les
visages, mais dont les noms m'ont échappé. Dans cette autre armée,
voici venir ceux qui s'abreuvent au liquide cristal du Bétis, père
des oliviers; ceux qui lavent et polissent leurs visages dans les
ondes dorées que le Tage roule toujours à pleins bords; ceux qui
jouissent des eaux fertilisantes du divin Génil[116]; ceux qui
foulent les champs tartésiens[117] aux gras pâturages; ceux qui
folâtrent dans les prés élyséens de Xérès; les riches Manchois
couronnés de blonds épis; ceux qui se couvrent de fer, antiques
restes du sang des Gots[118]; ceux qui se baignent dans la Pisuerga,
fameuse par la douceur de ses courants; ceux qui paissent
d'innombrables troupeaux dans les vastes pâturages qu'enserre en
ses détours le tortueux Guadiana, célèbre par son cours
souterrain; ceux qui tremblent de froid sous les vents qui
sifflent dans les vallons des Pyrénées, ou sous les flocons de
neige qui blanchissent le sommet de l'Apennin; finalement, toutes
les nations diverses que l'Europe renferme en son sein populeux.»

Qui pourrait redire toutes les provinces que cita don Quichotte et
tous les peuples qu'il nomma, en donnant à chacun d'eux, avec une
merveilleuse célérité, ses attributs les plus caractéristiques,
tout absorbé qu'il était par le souvenir de ses livres mensongers?
Sancho Panza restait, comme on dit, pendu à ses paroles, sans
trouver moyen d'en placer une seule; seulement, de temps à autre,
il tournait la tête pour voir s'il apercevait les géants et les
chevaliers que désignait son maître; et comme il ne pouvait en
découvrir aucun:

«Par ma foi! seigneur, s'écria-t-il enfin, je me donne au diable,
si homme, géant ou chevalier paraît de tous ceux que vous avez
nommés là; du moins, je n'en vois pas la queue d'un, et tout cela
doit être des enchantements comme les fantômes d'hier soir.

-- Comment peux-tu parler ainsi? répondit don Quichotte;
n'entends-tu pas les hennissements des chevaux, le son des
trompettes, le bruit des tambours?

-- Je n'entends rien autre chose, répliqua Sancho, sinon des
bêlements d'agneaux et de brebis.»

Ce qui était parfaitement vrai, car les deux troupeaux s'étaient
approchés assez près pour être entendus.

«C'est la peur que tu as, reprit don Quichotte, qui te fait,
Sancho, voir et entendre tout de travers; car l'un des effets de
cette triste passion est de troubler les sens, et de faire
paraître les choses autrement qu'elles ne sont. Mais, si ta
frayeur est si grande, retire-toi à l'écart, et laisse-moi seul;
seul, je donnerai la victoire au parti où je porterai le secours
de mon bras.»

En disant ces mots, il enfonce les éperons à Rossinante, et, la
lance en arrêt, descend comme un foudre du haut de la colline.
Sancho lui criait de toutes ses forces:

«Arrêtez! seigneur don Quichotte, arrêtez! Je jure Dieu que ce
sont des moutons et des brebis que vous allez attaquer. Revenez
donc, par la vie du père qui m'a engendré. Quelle folie est-ce là?
Mais regardez qu'il n'y a ni géant, ni chevalier, ni chat, ni
asperges, ni champ, ni écu d'azur, ni quartier d'écu, ni diable,
ni rien. Par les péchés que je dois à Dieu, qu'est-ce que vous
allez faire?»

Ces cris n'arrêtaient point don Quichotte, lequel, au contraire,
criait encore plus haut:

«Courage! chevaliers qui combattez sous la bannière du valeureux
empereur Pentapolin au bras retroussé; courage! suivez-moi tous,
et vous verrez avec quelle facilité je tirerai pour lui vengeance
de son ennemi, Alifanfaron de Taprobana.»

En disant cela, il se jette à travers l'escadron des brebis, et
commence à les larder à coups de lance, avec autant d'ardeur et de
rage que s'il eût réellement frappé ses plus mortels ennemis. Les
pâtres qui menaient le troupeau lui crièrent d'abord de laisser
ces pauvres bêtes; mais, voyant que leurs avis ne servaient de
rien, ils délièrent leurs frondes, et se mirent à lui saluer les
oreilles avec des cailloux gros comme le poing. Don Quichotte,
sans se soucier des pierres qui pleuvaient sur lui, courait çà et
là, et disait:

«Où donc es-tu, superbe Alifanfaron? Viens à moi, c'est un seul
chevalier qui veut éprouver tes forces corps à corps, et t'ôter la
vie en peine de la peine que tu causes au valeureux Garamante
Pentapolin.»

En cet instant arrive une amande de rivière qui, lui donnant droit
dans le côté, lui ensevelit deux côtes au fond de l'estomac. À ce
coup, il se crut mort ou grièvement blessé; et, se rappelant
aussitôt son baume, il tire la burette, la porte à ses lèvres, et
commence à se verser dans le corps la précieuse liqueur. Mais,
avant qu'il eût fini d'avaler ce qui lui en semblait nécessaire,
voilà qu'une seconde dragée lui arrive, qui frappe si en plein sur
sa main et sur sa burette, qu'elle fait voler celle-ci en éclats,
lui écrase deux doigts horriblement, et lui emporte, chemin
faisant, trois ou quatre dents de la bouche. Telle fut la roideur
du premier coup, et telle celle du second, que force fut au pauvre
chevalier de se laisser tomber de son cheval en bas. Les pâtres
s'approchèrent de lui, et, croyant qu'ils l'avaient tué, ils se
dépêchèrent de rassembler leurs troupeaux, chargèrent sur leurs
épaules les brebis mortes, dont le nombre passait six à huit, et,
sans autre enquête, s'éloignèrent précipitamment.

Sancho était resté tout ce temps sur la hauteur, d'où il
contemplait les folies que faisait son maître, s'arrachant la
barbe à pleines mains et maudissant l'heure où la fortune avait
permis qu'il en fît la connaissance. Quand il le vit par terre et
les bergers loin, il descendit de la colline, s'approcha de lui,
et le trouva dans un piteux état, quoiqu'il n'eût pas perdu le
sentiment.

«Eh bien, seigneur don Quichotte, lui dit-il, ne vous disais-je
pas bien de revenir, et que vous alliez attaquer, non pas des
armées, mais des troupeaux de moutons?

-- C'est ainsi, répondit don Quichotte, qu'a fait disparaître et
changer les choses ce larron de sage enchanteur, mon ennemi. Car
apprends, ô Sancho, qu'il est très-facile à ces gens-là de nous
faire apparaître ce qu'ils veulent; et ce malin nécromant qui me
persécute, envieux de la gloire qu'il a bien vu que j'allais
recueillir dans cette bataille, a changé les escadrons de soldats
en troupeaux de brebis. Sinon, Sancho, fais une chose, par ma vie!
Pour que tu te détrompes et que tu voies la vérité de ce que je
dis, monte sur ton âne, et suis-les, sans faire semblant de rien;
dès qu'ils se seront éloignés quelque peu, ils reprendront leur
forme naturelle, et, cessant d'être moutons, redeviendront hommes
faits et parfaits, tout comme je te les ai dépeints d'abord. Mais
non, n'y va pas à présent: j'ai trop besoin de ton secours et de
tes services. Approche et regarde combien il me manque de dents;
car je crois, en vérité, qu'il ne m'en reste pas une seule dans la
bouche.»

Sancho s'approcha de son maître, et si près, qu'il lui mettait
presque les yeux dans le gosier. C'était alors que le baume venait
d'opérer dans l'estomac de don Quichotte; au moment où Sancho se
mettait à regarder l'état de ses mâchoires, l'autre leva le coeur,
et, plus violemment que n'aurait fait une arquebuse, lança tout ce
qu'il avait dans le corps à la barbe du compatissant écuyer.

«Sainte Vierge! s'écria Sancho, qu'est-ce qui vient de m'arriver
là? Sans doute que ce pécheur est blessé à mort, puisqu'il vomit
le sang par la bouche.»

Mais dès qu'il eut regardé de plus près, il reconnut, à la
couleur, odeur et saveur, que ce n'était pas du sang, mais bien le
baume de la burette qu'il lui avait vu boire. Alors il fut pris
d'une horrible nausée, que, le coeur aussi lui tournant, il vomit
ses tripes au nez de son seigneur, et qu'ils restèrent tous deux
galamment accoutrés.

Sancho courut à son âne pour prendre de quoi s'essuyer et panser
son maître; mais, ne trouvant plus le bissac, il fut sur le point
d'en perdre l'esprit. Il se donna de nouveau mille malédictions,
et résolut, dans le fond de son coeur, d'abandonner son maître
pour regagner le pays, dût-il perdre ses gages et les espérances
du gouvernement de l'île tant promise. Don Quichotte se leva
cependant, et, tenant ses mâchoires de la main droite pour
empêcher de tomber le reste de ses dents, il prit la bride de
Rossinante, lequel n'avait pas bougé des côtés de son maître, tant
il était fidèle et loyal serviteur; puis il s'en alla trouver son
écuyer qui, la poitrine appuyée sur son âne et la joue sur sa
main, se tenait comme un homme accablé de tristesse.

En voyant sa posture et ses marques de profond chagrin, don
Quichotte lui dit:

«Apprends, ô Sancho, qu'un homme n'est pas plus qu'un autre, s'il
ne fait plus qu'un autre. Tous ces orages dont nous sommes
assaillis sont autant de signes que le temps va enfin reprendre sa
sérénité, et nos affaires un meilleur cours; car il est impossible
que le bien ou le mal soient durables: d'où il suit que le mal
ayant beaucoup duré, le bien doit être proche. Ainsi tu ne dois
pas t'affliger outre mesure des disgrâces qui m'arrivent, puisque
tu n'en prends aucune part.

-- Comment non? répondit Sancho; est-ce que par hasard celui qu'on
faisait danser hier sur la couverture était un autre que le fils
de mon père? Et le bissac qui me manque aujourd'hui, avec tout mon
bagage, était-il à d'autres qu'au même?

-- Quoi! tu n'as plus le bissac? s'écria douloureusement don
Quichotte.

-- Non, je ne l'ai plus, répliqua Sancho.

-- En ce cas nous n'avons rien à manger aujourd'hui, reprit don
Quichotte.

-- Ce serait vrai, répondit Sancho, si ces prés manquaient des
plantes que Votre Grâce dit connaître si bien, et avec lesquelles
ont coutume de suppléer à de telles privations d'aussi
malencontreux chevaliers errants que vous l'êtes.

-- Avec tout cela, reprit don Quichotte, j'aimerais mieux, à
l'heure qu'il est, un quartier de pain bis avec deux têtes de
harengs, que toutes les plantes que décrit Dioscorides, fût-il
commenté par le docteur Laguna[119]. Mais allons, bon Sancho, monte
sur ton âne, et viens-t'en derrière moi; Dieu, qui pourvoit à
toutes choses, ne nous manquera pas, surtout travaillant, comme
nous le faisons, si fort à son service: car il ne manque ni aux
moucherons de l'air, ni aux vermisseaux de la terre, ni aux
insectes de l'eau; il est si miséricordieux, qu'il fait luire son
soleil sur les bons et les méchants, et tomber sa pluie sur le
juste et l'injuste.

-- En vérité, répondit Sancho, vous étiez plus fait pour devenir
prédicateur que chevalier errant.

-- Les chevaliers errants, Sancho, reprit don Quichotte, savaient
et doivent savoir de tout; et tel d'entre eux, dans les siècles
passés, s'arrêtait à faire un sermon au milieu du grand chemin,
comme s'il eût pris ses licences à l'université de Paris. Tant il
est vrai que jamais l'épée n'émoussa la plume, ni la plume l'épée.

-- À la bonne heure, répondit Sancho, qu'il en soit comme veut
Votre Grâce. Allons-nous-en de là, et tâchons de trouver un gîte
pour la nuit; mais que Dieu veuille que ce soit en tel lieu qu'il
n'y ait ni berne, ni berneur, ni fantômes, ni Mores enchantés:
car, si j'en retrouve, j'envoie à tous les diables le manche après
la cognée.

-- Demandes-en la grâce à Dieu, mon fils, répliqua don Quichotte,
et mène-nous où tu voudras; je veux, cette fois-ci, laisser à ton
choix le soin de notre logement. Mais, avant tout, donne voir ta
main, et tâte avec le doigt pour savoir combien de dents me
manquent de ce côté droit de la mâchoire supérieure; car c'est là
que je sens le plus de mal.»

Sancho lui mit la main dans la bouche, et tâtant de haut en bas:

«Combien de dents, lui demanda-t-il, aviez-vous l'habitude d'avoir
de ce côté?

-- Quatre, répondit don Quichotte, sans compter l'oeillère, toutes
bien entières et bien saines.

-- Faites attention à ce que vous dites, seigneur, reprit Sancho.

-- Je dis que j'en avais quatre, si ce n'est même cinq, répondit
don Quichotte; car en toute ma vie, on ne m'a pas tiré une dent de
la bouche, et je n'en ai perdu ni de carie ni de pituite.

-- Eh bien! à ce côté d'en bas, di Sancho, Votre Grâce n'a plus
que deux dents et demie, et, à celui d'en haut, ni demie ni
entière: tout est ras et plat comme la paume de la main.

-- Oh! malheureux que je suis! s'écria don Quichotte aux tristes
nouvelles que lui donnait son écuyer; j'aimerais mieux qu'ils
m'eussent enlevé un bras, pourvu que ce ne fût pas celui de
l'épée: car il faut que tu saches, Sancho, qu'une bouche sans
dents est comme un moulin sans meule, et qu'on doit mille fois
plus estimer une dent qu'un diamant. Mais enfin, ce sont des
disgrâces auxquelles nous sommes sujets, nous tous qui avons fait
profession dans l'ordre austère de la chevalerie errante. Allons,
monte sur ton âne, ami, et conduis-nous; je te suivrai au train
que tu voudras.»

Sancho fit ce qu'ordonnait son maître, et s'achemina du côté où il
lui parut plus sûr de trouver un gîte, sans s'écarter toutefois du
grand chemin, qui, là, se dirigeait en ligne droite. Comme ils
s'en allaient ainsi l'un devant l'autre et pas à pas, parce que la
douleur des mâchoires ne laissait à don Quichotte ni repos ni
envie de se hâter beaucoup, Sancho, voulant endormir son mal et le
divertir en lui contant quelque chose, lui dit ce qu'on verra dans
le chapitre suivant.

Chapitre XIX

_Des ingénieux propos que Sancho tint à son maître, et de
l'aventure arrivée à celui-ci avec un corps mort, ainsi que
d'autres événements fameux_


«Il me semble, seigneur, que toutes ces mésaventures qui nous sont
arrivées depuis quelques jours doivent être la peine du péché que
Votre Grâce a commis contre l'ordre de sa chevalerie, en manquant
d'accomplir le serment que vous aviez fait de ne pas manger pain
sur nappe, ni badiner avec la reine, ni tout ce qui s'ensuit, et
que vous aviez juré d'accomplir jusqu'à ce que vous ayez enlevé
cet armet de Malandrin, ou comme s'appelle le More, car je ne me
souviens pas très-bien de son nom.

-- Tu as vraiment raison, Sancho, répondit don Quichotte; mais, à
vrai dire, cela m'était tout à fait sorti de la mémoire. Et tu
peux bien être assuré de même que c'est pour la faute que tu as
commise en manquant de m'en faire ressouvenir à temps, que tu as
attrapé l'aventure de la berne. Mais je vais réparer la mienne;
car il y a aussi, dans l'ordre de la chevalerie, des compositions
sur toutes sortes de péchés.

-- Est-ce que, par hasard, j'ai juré quelque chose, moi? reprit
Sancho.

-- Peu importe que tu n'aies pas juré, répliqua don Quichotte: il
suffit que tu ne sois pas très à l'abri du reproche de complicité.
Ainsi, pour oui ou pour non, il vaut mieux nous pourvoir de
dispenses.

-- Ma foi, s'il en est ainsi, reprit Sancho, que Votre Grâce
prenne garde à ne pas oublier ce nouveau serment comme l'autre;
car les fantômes pourraient bien reprendre l'envie de se divertir
encore avec moi, et même avec Votre Grâce, s'ils la voient en
rechute.»

Durant ces entretiens et d'autres semblables, la nuit les surprit
au milieu du chemin, sans qu'ils sussent comment avoir ni comment
découvrir où se mettre à l'abri; et le pis de l'affaire, c'est
qu'ils mouraient de faim, car avec le bissac s'était envolée toute
la provision.

Pour achever pleinement leur disgrâce, il leur arriva une aventure
qui cette fois, et sans artifice, pouvait bien s'appeler ainsi. La
nuit était venue, et fort obscure; cependant ils cheminaient
toujours, Sancho croyant que, de bon compte, on ne pouvait faire
plus d'une à deux lieues sur la grande route sans rencontrer
quelque hôtellerie.

Or donc, pendant qu'ils marchaient ainsi par la nuit noire,
l'écuyer mourant de faim, et le chevalier avec grand appétit,
voilà qu'ils aperçurent venir, sur le chemin qu'ils suivaient, une
grande multitude de lumières qui semblaient autant d'étoiles
mouvantes. À cette vue, Sancho perdit la carte, et son maître
sentit un peu la chair de poule. L'un tira son âne par le licou,
l'autre son bidet par la bride, et tous deux se tinrent cois,
regardant avec grande attention ce que ce pouvait être. Ils virent
que les lumières venaient droit de leur côté, et que plus elles
s'approchaient, plus elles semblaient grandes.

Pour le coup, Sancho se mit à trembler de tous ses membres, comme
un épileptique, et les cheveux se dressèrent sur la tête de don
Quichotte, lequel, s'animant néanmoins un peu:

«Voici sans doute, dit-il, une grande et périlleuse aventure, où
il va falloir, Sancho, que je montre toute ma force et tout mon
courage.

-- Malheureux que je suis! répondit Sancho, si c'est une aventure
de fantômes, comme elle m'en a tout l'air, où trouver des côtes
pour y suffire?

-- Tout fantômes qu'ils puissent être, s'écria don Quichotte, je
ne permettrai pas qu'ils te touchent seulement au poil du
pourpoint. S'ils t'ont fait un mauvais tour l'autre fois, c'est
que je n'ai pu sauter les murs de la basse-cour; mais nous sommes
maintenant en rase campagne, où je pourrai jouer de l'épée tout à
mon aise.

-- Mais s'ils vous enchantent et vous engourdissent comme la fois
passée, répliqua Sancho, que vous servira-t-il d'avoir ou non la
clef des champs?

-- En tout cas, reprit don Quichotte, je te supplie, Sancho, de
reprendre courage; l'expérience te fera voir quel est le mien.

-- Eh bien! oui, j'en aurai, s'il plaît à Dieu,» répondit Sancho.

Et tous deux, se détournant un peu du chemin, se remirent à
considérer attentivement ce que pouvaient être ces lumières qui
marchaient.

Ils aperçurent bientôt un grand nombre d'hommes enchemisés dans
des robes blanches[120], et cette effrayante vision acheva si bien
d'abattre le courage de Sancho Panza, qu'il commença à claquer des
dents comme dans un accès de fièvre tierce; mais la peur et le
claquement augmentèrent encore quand ils virent enfin
distinctement ce que c'était. Ils découvrirent au moins une
vingtaine de ces gens en chemise, tous à cheval, tenant à la main
des torches allumées, derrière lesquels venait une litière tendue
en deuil, que suivaient six autres cavaliers habillés de noir
jusqu'aux pieds de leurs mules, car on voyait bien, au calme de
l'allure de ces bêtes, que ce n'étaient pas des chevaux. Ces
fantômes blancs cheminaient en murmurant d'inintelligibles paroles
d'une voix basse et plaintive.

Cette étrange apparition, à une telle heure et dans un tel lieu
désert, suffisait bien pour faire pénétrer l'effroi jusqu'au coeur
de Sancho, et même jusqu'à celui de son maître. Néanmoins, tandis
que toute la résolution de Sancho faisait naufrage, le contraire
arriva pour don Quichotte, auquel sa folle imagination représenta
sur-le-champ que c'était une des aventures de ses livres. Il se
figura que la litière était un brancard où l'on portait quelque
chevalier mort ou grièvement blessé, dont la vengeance était
réservée à lui seul. Sans plus de réflexion, il s'affermit bien
sur la selle, met en arrêt sa pique de messier, et, d'une
contenance assurée, va se planter au beau milieu du chemin où
devaient forcément passer les gens aux blancs manteaux. Dès qu'il
les vit s'approcher, il leur cria d'une voix terrible:

«Halte-là, chevaliers! qui que vous soyez, halte-là! Dites-moi qui
vous êtes, d'où vous venez, où vous allez, et ce que vous menez
sur ce brancard. Selon toutes les apparences, ou vous avez fait,
ou l'on vous a fait quelque tort et grief; il convient donc et il
est nécessaire que j'en sois instruit, soit pour vous châtier du
mal que vous avez fait, soit pour vous venger de celui qu'on vous
a fait.

-- Nous sommes pressés, et l'hôtellerie est loin, répondit un des
hommes en chemise; nous n'avons pas le temps de vous rendre tous
les comptes que vous demandez;» et, piquant sa mule, il voulut
passer outre.

Mais don Quichotte s'était grandement irrité de cette réponse;
saisissant la mule par le mors:

«Halte-là! vous dis-je, et soyez plus poli. Qu'on réponde à ce que
j'ai demandé, ou sinon je vous déclare la guerre à tous, et vous
livre bataille.»

La mule était ombrageuse: se sentant prise au mors, elle se cabra
et se renversa par terre sur son cavalier. Un valet, qui marchait
à pied, voyant tomber son maître, se mit à injurier don Quichotte,
lequel, déjà enflammé de colère, baisse sa lance sans attendre
davantage, et fondant sur un des habillés de noir, l'envoie rouler
sur la poussière atteint d'un mauvais coup; puis, se ruant à
travers la troupe, c'était merveille de voir avec quelle
promptitude il les attaquait et les culbutait l'un après l'autre;
l'on eût dit qu'il avait en cet instant poussé des ailes à
Rossinante, tant il se montrait fier et léger.

Tous ces manteaux blancs étaient des gens timides et sans armes;
dès les premiers coups, ils lâchèrent pied, et se mirent à courir
à travers champs avec leurs torches allumées, si bien qu'on les
aurait pris pour une des mascarades qui courent les nuits de
carnaval. Quant aux manteaux noirs, ils étaient si empêtrés dans
leurs longues jupes qu'ils ne pouvaient remuer. Don Quichotte put
donc les bâtonner et les chasser tout devant lui, restant à bon
marché maître du champ de bataille; car ils imaginaient tous que
ce n'était pas un homme, mais bien le diable en personne qui était
venu de l'enfer les attendre au passage, pour leur enlever le
corps mort qu'ils menaient dans la litière. Sancho, cependant,
regardait tout cela, admirant l'intrépidité de son seigneur, et il
disait dans sa barbe:

«Sans aucun doute, ce mien maître-là est aussi brave et vaillant
qu'il le dit.»

Une torche était restée, brûlant par terre, auprès du premier
qu'avait renversé la mule. Don Quichotte, l'apercevant à cette
lueur, s'approcha de lui, et, lui posant la pointe de sa lance sur
la gorge, il lui cria de se rendre, ou, sinon, qu'il le tuerait.

«Je ne suis que trop rendu, répondit l'homme à terre, puisque je
ne puis bouger, et que j'ai, je crois, la jambe cassée. Mais, si
vous êtes gentilhomme et chrétien, je supplie Votre Grâce de ne
pas me tuer; elle commettrait un sacrilège, car je suis licencié
et j'ai reçu les premiers ordres.

-- Et qui diable, étant homme d'Église, vous a conduit ici?
s'écria don Quichotte.

-- Qui, seigneur? répondit l'autre; mon malheur.

-- Eh bien! répliqua don Quichotte, un autre plus grand vous
menace, si vous ne répondez sur-le-champ à toutes les questions
que je vous ai faites.

-- Vous allez être aisément satisfait, reprit le licencié; et
d'abord Votre Grâce saura que, bien que j'aie dit tout à l'heure
que j'avais les licences, je ne suis encore que bachelier. Je
m'appelle Alonzo Lopez, et suis natif d'Alcovendas. Je viens de la
ville de Baéza, en compagnie d'onze autres prêtres, ceux qui
fuyaient avec des torches. Nous allons à Ségovie, accompagnant un
corps mort qui est dans cette litière: ce corps mort est celui
d'un gentilhomme qui mourut à Baéza, où il a été quelque temps
déposé au cimetière; mais, comme je vous ai dit, nous portons ses
os à Ségovie, où est la sépulture de sa famille.

-- Et qui l'a tué? demanda don Quichotte.

-- Dieu, par le moyen d'une fièvre maligne qu'il lui a envoyée,
répondit le bachelier.

-- En ce cas, reprit don Quichotte, le Seigneur m'a dispensé de la
peine que j'aurais prise de venger sa mort, si tout autre l'eût
tué. Mais, étant frappé de telle main, je n'ai plus qu'à me taire
et à plier les épaules, ce que je ferais s'il m'eût frappé moi-
même. Mais je veux apprendre à Votre Révérence que je suis un
chevalier de la Manche, appelé don Quichotte, et que ma profession
est d'aller par le monde redressant les torts et réparant les
injustices.

-- Je ne sais trop, répondit le bachelier, comment vous entendez
le redressement des torts, car de droit que j'étais, vous m'avez
fait tordu, me laissant avec une jambe cassée, qui ne se verra
plus droite en tous les jours de sa vie; et l'injustice que vous
avez réparée en moi, ç'a été de m'en faire une irréparable, et
nulle plus grande mésaventure ne pouvait m'arriver que de vous
rencontrer cherchant des aventures.

-- Toutes les choses ne se passent point de la même façon,
répliqua don Quichotte; le mal est venu, seigneur bachelier Alonzo
Lopez, de ce que vous cheminiez la nuit, vêtus de surplis blancs,
des torches à la main, marmottant entre vos lèvres et couverts de
deuil, tels enfin que vous ressembliez à des fantômes et à des
gens de l'autre monde. Aussi je n'ai pu me dispenser de remplir
mon devoir en vous attaquant, et je n'aurais pas manqué de le
faire, quand bien même vous auriez été réellement, comme je n'ai
cessé de le croire, une troupe de démons échappés de l'enfer.

-- Puisque ainsi l'a voulu ma mauvaise fortune, reprit le
bachelier, je vous supplie, seigneur chevalier errant, qui
m'empêcherez pour longtemps d'errer, de m'aider à me dégager de
cette mule, sous laquelle ma jambe est prise entre la selle et
l'étrier.

-- Vous parliez donc pour demain, à ce qu'il paraît? répondit don
Quichotte. Et que diable attendiez-vous pour me conter votre
souci?»

Il cria aussitôt à Sancho de venir; mais celui-ci n'avait garde de
se presser, parce qu'il s'occupait à dévaliser un mulet de bât que
ces bons prêtres menaient chargé d'excellentes provisions de
bouche. Sancho fit de son manteau une manière de havre-sac, et
l'ayant farci de tout ce qu'il put y faire entrer, il en chargea
son âne, puis il accourut aux cris de son maître, auquel il prêta
la main pour tirer le seigneur bachelier de dessous sa mule. Ils
parvinrent à le remettre en selle, lui rendirent sa torche, et don
Quichotte lui dit de suivre le chemin qu'avaient pris ses
compagnons, en le chargeant de leur demander de sa part pardon de
l'offense qu'il n'avait pu s'empêcher de leur faire. Sancho lui
dit encore:

«Si par hasard ces messieurs veulent savoir quel est le brave qui
les a mis en déroute, vous n'avez qu'à leur dire que c'est le
fameux don Quichotte de la Manche, autrement appelé _le chevalier
de la Triste-Figure.»_

Le bachelier s'éloigna sans demander son reste, et don Quichotte
alors s'informa de Sancho pour quel motif il l'avait appelé _le
chevalier de la Triste-Figure, _plutôt à cette heure qu'à toute
autre.

«Je vais vous le dire, répondit Sancho: c'est que je vous ai un
moment considéré à la lueur de cette torche que porte ce pauvre
boiteux; et véritablement Votre Grâce a bien la plus mauvaise mine
que j'aie vue depuis longues années: ce qui doit venir sans doute,
ou des fatigues de ce combat, ou de la perte de vos dents.

-- Ce n'est pas cela, répondit don Quichotte; mais le sage auquel
est confié le soin d'écrire un jour l'histoire de mes prouesses
aura trouvé bon que je prenne quelque surnom significatif, comme
en prenaient tous les chevaliers du temps passé. L'un s'appelait
_le chevalier de l'Ardente-Épée; _l'autre, _de la Licorne; _celui-
ci, _des Demoiselles; _celui-là, _du Phénix; _cet autre, _du
Griffon; _et cet autre, _de la Mort; _et c'est par ces surnoms et
ces insignes qu'ils étaient connus sur toute la surface de la
terre. Ainsi donc, dis-je, le sage dont je viens de parler t'aura
mis dans la pensée et sur la langue ce nom de _chevalier de la
Triste-Figure__[121]__, _que je pense bien porter désormais; et
pour que ce nom m'aille mieux encore, je veux faire peindre sur
mon écu, dès que j'en trouverai l'occasion, une triste et horrible
figure.

-- Par ma foi, seigneur, reprit Sancho, il est bien inutile de
dépenser du temps et de l'argent à faire peindre cette figure-là.
Votre Grâce n'a qu'à montrer la sienne, et à regarder en face ceux
qui la regarderont, et je vous réponds que, sans autre image et
sans nul écu, ils vous appelleront tout de suite _le chevalier de
la Triste-Figure. _Et croyez bien que je vous dis vrai; car je
vous assure, soit dit en badinage, que la faim et le manque de
dents vous donnent une si piteuse mine qu'on peut, comme je l'ai
dit, très-aisément épargner la peinture.»

Don Quichotte se mit à rire de la saillie de son écuyer, mais
pourtant n'en résolut pas moins de prendre ce surnom, en faisant
peindre son bouclier comme il l'entendait.

«Sais-tu bien, Sancho, lui dit-il ensuite, que me voilà excommunié
pour avoir violemment porté les mains sur une chose sainte,
suivant le texte: _Si quis, suadente diabolo__[122]__, _etc.? Et
cependant, à vrai dire, je n'ai pas porté les mains, mais cette
pique; et d'ailleurs je ne pensais guère offenser des prêtres et
des choses de l'Église, que je respecte et que j'adore comme
fidèle chrétien catholique que je suis, mais au contraire des
fantômes et des spectres de l'autre monde. Et quand il en serait
ainsi, je n'ai pas oublié ce qui arriva au Cid Ruy-Diaz quand il
brisa la chaise de l'ambassadeur d'un certain roi devant Sa
Sainteté le pape, qui l'excommunia pour ce fait; ce qui n'empêcha
pas que le bon Rodrigo de Vivar n'eût agi ce jour-là en loyal et
vaillant chevalier.[123]«

Le bachelier s'étant éloigné sur ces entrefaites, don Quichotte
avait envie de voir si le corps qui venait dans la litière était
de chair ou d'os; mais Sancho ne voulut jamais y consentir.

«Seigneur, lui dit-il, Votre Grâce a mis fin à cette aventure à
moins de frais que toutes celles que j'ai vues jusqu'à présent. Il
ne faut pas tenter le diable. Ces gens, quoique vaincus et mis en
déroute, pourraient bien cependant s'apercevoir qu'une seule
personne les a battus; la honte et le dépit pourraient bien les
ramener sur nous prendre leur revanche, et ils nous donneraient du
fil à retordre. Croyez-moi, l'âne est pourvu, la montagne est
près, la faim nous talonne: il n'y a rien de mieux à faire que de
nous en aller bravement les pieds l'un devant l'autre; et, comme
on dit, que le mort aille à la sépulture et le vivant à la
pâture.»

Là-dessus, prenant son âne par le licou, il pria son maître de le
suivre, lequel obéit, voyant que Sancho avait la raison de son
côté.

Après avoir cheminé quelque temps entre deux coteaux, ils
arrivèrent dans un large et frais vallon, où ils mirent pied à
terre. Sancho soulagea bien vite son âne; puis, maître et valet,
étendus sur l'herbe verte, ayant toute la sauce de leur appétit,
déjeunèrent, dînèrent, goûtèrent et soupèrent tout à la fois,
pêchant dans plus d'un panier de viandes froides que messieurs les
prêtres du défunt, gens qui rarement oublient les soins d'ici-bas,
avaient eu l'attention de charger sur les épaules du mulet. Mais
il leur arriva une autre disgrâce, que Sancho trouva la pire de
toutes: c'est qu'ils n'avaient pas de vin à boire, pas même une
goutte d'eau pour se rafraîchir la bouche. La soif à son tour les
tourmentait, et Sancho, voyant que le pré sur lequel ils étaient
assis avait beaucoup d'herbe fraîche et menue, dit à son maître ce
qui se dira dans le chapitre suivant.

Chapitre XX

_De l'aventure inouïe que mit à fin le valeureux don Quichotte,
avec moins de péril que n'en courut en nulle autre nul fameux
chevalier_


«Il est impossible, mon seigneur, que ce gazon vert ne rende pas
témoignage qu'ici près coule quelque fontaine ou ruisseau qui le
mouille et le rafraîchit. Nous ferons donc bien d'avancer un peu,
car nous trouverons sans doute de quoi calmer cette terrible soif
qui nous obsède, et dont le tourment est pire encore que celui de
la faim.»

Don Quichotte approuva cet avis: il prit Rossinante par la bride,
et Sancho son âne par le licou, après lui avoir mis sur le dos les
débris du souper; puis ils commencèrent à cheminer en remontant la
prairie à tâtons, car l'obscurité de la nuit ne laissait pas
apercevoir le moindre objet. Ils n'eurent pas fait deux cents pas
que leurs oreilles furent frappées par un grand bruit d'eau, comme
serait celui d'une cascade qui tomberait du haut d'un rocher. Ils
sentirent à ce bruit une joie infinie, et s'étant arrêtés pour
écouter attentivement d'où il partait, ils entendirent tout à coup
un autre vacarme qui calma tout à la fois leur joie et leur soif,
surtout pour Sancho, naturellement poltron. Ils entendirent de
grands coups sourds, frappés en cadence, et accompagnés d'un
certain cliquetis de fer et de chaînes, qui, joint au bruit du
torrent, aurait jeté l'effroi dans tout autre coeur que celui de
don Quichotte. La nuit, comme je viens de le dire, était très-
obscure, et le hasard les avait amenés sous un bouquet de grands
arbres, dont les feuilles, agitées par la brise, faisaient un
autre bruit à la fois doux et effrayant; si bien que la solitude,
le site, l'obscurité, le bruit de l'eau et le murmure des
feuilles, tout répandait l'horreur et l'épouvante. Ce fut pis
encore quand ils virent que les coups ne cessaient de frapper, ni
le vent de souffler, et que le jour tardait à poindre pour leur
apprendre du moins où ils se trouvaient.

Mais don Quichotte, soutenu par son coeur intrépide, sauta sur
Rossinante, embrassa son écu, et, croisant sa lance:

«Ami Sancho, s'écria-t-il, apprends que je suis né, par la volonté
du ciel, dans notre âge de fer, pour y ressusciter l'âge d'or.
C'est à moi que sont réservés les périls redoutables, les
prouesses éclatantes et les vaillants exploits. C'est moi, dis-je
encore une fois, qui dois ressusciter les vingt-cinq de la Table-
Ronde, les douze de France et les neuf de la Renommée; qui dois
mettre en oubli les Platir, les Phébus, les Bélianis, les Tablant,
Olivant et Tirant, et la foule innombrable des fameux chevaliers
errants des siècles passés, faisant en ce siècle où je me trouve
de si grands et de si merveilleux faits d'armes, qu'ils
obscurcissent les plus brillants dont les autres aient à se
vanter. Remarque bien, écuyer loyal et fidèle, les ténèbres de
cette nuit et son profond silence, le bruit sourd et confus de ces
arbres, l'effroyable tapage de cette eau que nous étions venus
chercher, et qui semble se précipiter du haut des montagnes de la
Lune[124]; enfin le vacarme incessant de ces coups redoublés qui
nous déchirent les oreilles; toutes choses qui, non-seulement
ensemble, mais chacune en particulier, sont capables de jeter la
surprise, la peur et l'effroi dans l'âme même du dieu Mars, à plus
forte raison de celui qui n'est pas fait à de tels événements. Eh
bien! toutes ces choses que je viens de te peindre sont autant
d'aiguillons qui réveillent mon courage, et déjà le coeur me
bondit dans la poitrine du désir que j'éprouve d'affronter cette
aventure, toute périlleuse qu'elle s'annonce. Ainsi donc, Sancho,
serre un peu les sangles de Rossinante, et reste à la garde de
Dieu. Tu m'attendras ici l'espace de trois jours, au bout
desquels, si je ne reviens pas, tu pourras t'en retourner à notre
village, et de là, pour faire une bonne oeuvre et me rendre
service, tu iras au Toboso, où tu diras à Dulcinée, mon
incomparable dame, que son captif chevalier est mort pour
accomplir des choses mémorables qui le rendissent digne de se
nommer ainsi.»

Lorsque Sancho entendit son maître parler de la sorte, il se prit
à pleurer avec le plus profond attendrissement.

«Seigneur, lui dit-il, je ne sais pourquoi Votre Grâce veut
absolument s'engager dans une si périlleuse aventure. Il est nuit
à cette heure, personne ne nous voit; nous pouvons bien changer de
route et échapper au danger, dussions-nous ne pas boire de trois
jours; et puisqu'il n'y a personne pour nous voir, il n'y en aura
pas davantage pour nous traiter de poltrons. Et d'ailleurs, j'ai
souvent entendu prêcher au curé de notre endroit, ce curé que
Votre Grâce connaît bien, que quiconque cherche le péril y
succombe. Ainsi donc il ne serait pas bien de tenter Dieu, en se
jetant dans une si effroyable affaire qu'on ne pût s'en tirer que
par miracle. C'est bien assez de ceux qu'a faits le ciel en votre
faveur, lorsqu'il vous a préservé d'être berné comme moi, et qu'il
vous a donné pleine victoire sans qu'il vous en coûtât la moindre
égratignure, sur tous ces ennemis qui accompagnaient le corps du
défunt. Mais si tout cela ne peut toucher ni attendrir ce coeur de
rocher, qu'il s'attendrisse du moins en pensant qu'à peine Votre
Grâce aura fait un pas pour s'éloigner d'ici, je rendrai de
frayeur mon âme à qui voudra la prendre. J'ai quitté mon pays,
j'ai laissé ma femme et mes enfants pour suivre et servir Votre
Grâce, croyant valoir plutôt plus que moins. Mais, comme on dit,
l'envie d'y trop mettre rompt le sac: elle a détruit mes
espérances; car, au moment où je comptais le plus attraper enfin
cette île malencontreuse que Votre Grâce m'a tant de fois promise,
voilà qu'en échange et en payement de mes services, vous voulez
maintenant me laisser tout seul dans un lieu si éloigné du
commerce des hommes. Ah! par un seul Dieu, mon seigneur, n'ayez
pas à mon égard tant de cruauté. Et si Votre Grâce ne veut pas
absolument renoncer à courir cette aventure, attendez au moins
jusqu'au matin; car, à ce que m'apprend la science que j'ai
apprise quand j'étais berger, il ne doit pas y avoir trois heures
d'ici à l'aube du jour: en effet, la bouche de la petite Ourse est
par-dessus la tête de la Croix, tandis que minuit se marque à la
ligne du bras gauche[125].

-- Mais, Sancho, répondit don Quichotte, comment peux-tu voir
cette ligne, ni où sont la bouche et la tête, puisque la nuit est
si obscure qu'on ne distingue pas une seule étoile?

-- C'est bien vrai, répliqua Sancho; mais la peur a de bons yeux,
et puisqu'elle voit, à ce qu'on dit, sous la terre, elle peut bien
voir en haut dans le ciel; d'ailleurs il est aisé de conjecturer
qu'il n'y a pas loin d'ici au jour.

-- Qu'il vienne tôt ou qu'il vienne tard, reprit don Quichotte, il
ne sera pas dit, à cette heure ni dans aucun temps, que des larmes
ou des prières m'aient empêché de faire ce que je dois en qualité
de chevalier. Je te prie donc, Sancho, de te taire. Dieu, qui m'a
mis dans le coeur l'envie d'affronter cette aventure inouïe et
formidable, aura soin de veiller à mon salut et de consoler ton
affliction. Ce que tu as à faire, c'est de bien serrer les sangles
de Rossinante, et de te tenir ici; je te promets d'être bientôt de
retour, mort ou vif.»

Sancho, voyant l'inébranlable résolution de son maître et le peu
d'influence qu'avaient sur lui ses conseils, ses prières et ses
larmes, résolut de recourir à son adresse, et de lui faire, s'il
était possible, attendre le jour bon gré mal gré. Pour cela,
tandis qu'il serrait les sangles du cheval, sans faire semblant de
rien et sans être aperçu, il attacha avec le licou de l'âne les
deux pieds de Rossinante, de façon que, lorsque don Quichotte
voulut partir, il n'en put venir à bout, car le cheval ne pouvait
bouger, si ce n'est par sauts et par bonds. Voyant le succès de sa
ruse, Sancho Panza lui dit aussitôt:

«Eh bien! seigneur, vous le voyez: le ciel, touché de mes pleurs
et de mes supplications, ordonne que Rossinante ne puisse bouger
de là, et si vous vous opiniâtrez, si vous tourmentez cette pauvre
bête, ce sera vouloir fâcher la fortune, et donner, comme on dit,
du poing contre l'aiguillon.»

Cependant don Quichotte se désespérait; mais, plus il frappait son
cheval de l'éperon, moins il le faisait avancer. Enfin, sans se
douter de la ligature, il trouva bon de se calmer et d'attendre,
ou que le jour vînt, ou que Rossinante remuât. Toutefois,
attribuant son refus de marcher à toute autre cause que
l'industrie de Sancho:

«Puisqu'il en est ainsi, lui dit-il, et que Rossinante ne veut pas
avancer, il faut bien me résigner à attendre que l'aube nous rie,
quoique j'aie à pleurer tout le temps qu'elle va tarder à poindre.

-- Il n'y a pas de quoi pleurer, répondit Sancho; j'amuserai Votre
Grâce en lui contant des contes jusqu'au jour; à moins pourtant
que vous n'aimiez mieux descendre de cheval, et dormir un peu sur
le gazon, à la mode des chevaliers errants, pour vous trouver
demain mieux reposé, et plus en état d'entreprendre cette furieuse
aventure qui vous attend.

-- Qu'appelles-tu descendre, qu'appelles-tu dormir? s'écria don
Quichotte. Suis-je par hasard de ces chevaliers musqués qui
prennent du repos dans les périls? Dors, toi qui es né pour
dormir, et fais tout ce que tu voudras; mais je ferai, moi, ce qui
convient le plus à mes desseins.

-- Que votre Grâce ne se fâche pas, mon cher seigneur, répondit
Sancho; j'ai dit cela pour rire.»

Et, s'approchant de lui, il mit une main sur l'arçon de devant,
passa l'autre sur l'arçon de derrière, de sorte qu'il se tint
embrassé à la cuisse gauche de son maître, sans oser s'en éloigner
d'une seule ligne, tant sa frayeur était grande au bruit des coups
qui continuaient à frapper alternativement.

Don Quichotte dit alors à Sancho de lui conter un conte, comme il
le lui avait promis.

«Je le ferais de bon coeur, répondit l'écuyer, si la peur me
laissait la parole; et cependant je vais m'efforcer de vous dire
une histoire telle, que, si je parviens à la conter et si je n'en
oublie rien, ce sera la meilleure de toutes les histoires. Que
Votre Grâce soit donc attentive, je vais commencer.

«Il y avait un jour ce qu'il y avait... que le bien qui vient soit
pour tout le monde, et le mal pour celui qui l'est allé
chercher[126]... Et je vous prie de remarquer, mon seigneur, le
commencement que les anciens donnaient à leurs contes de la
veillée; ce n'était pas le premier venu, mais bien une sentence de
Caton, l'encenseur romain, qui dit: «Et le mal pour celui qui
l'est allé chercher.» Laquelle sentence vient ici comme une bague
au doigt, pour que Votre Grâce reste tranquille, et pour qu'elle
n'aille chercher le mal d'aucun côté; mais bien plutôt pour que
nous prenions un autre chemin, puisque personne ne nous force à
continuer celui où nous assaillent tant de frayeurs.

-- Continue ton conte, Sancho, dit don Quichotte; et du chemin que
nous devons prendre, laisse-m'en le souci.

-- Je dis donc, continua Sancho, que, dans un endroit de
l'Estrémadure, il y avait un pâtre chevrier, c'est-à-dire qui
gardait les chèvres, lequel pâtre ou chevrier, comme dit mon
histoire, s'appelait Lope Ruiz, et ce Lope Ruiz était amoureux
d'une bergère qui s'appelait Torralva, laquelle bergère appelée
Torralva était fille d'un riche propriétaire de troupeaux, et ce
riche propriétaire de troupeaux...

-- Mais si c'est ainsi que tu contes ton histoire, Sancho,
interrompit don Quichotte, répétant deux fois ce que tu as à dire,
tu ne finiras pas en deux jours. Conte-la tout uniment, de suite,
et comme un homme d'intelligence; sinon, tais-toi, et n'en dis pas
davantage.

-- De la manière que je la conte, répondit Sancho, se content dans
mon pays toutes les histoires de veillées; je ne sais pas la
conter autrement, et il n'est pas juste que Votre Grâce exige que
je fasse des modes nouvelles.

-- Conte donc comme tu voudras, s'écria don Quichotte, et, puisque
le sort m'a réduit à t'écouter, continue.

-- Vous saurez donc, seigneur de mon âme, poursuivit Sancho, que,
comme j'ai déjà dit, ce berger était amoureux de Torralva la
bergère, laquelle était une fille joufflue et rebondie, assez
farouche et même un peu hommasse, car elle avait quelques poils de
moustache, si bien que je crois la voir d'ici.

-- Tu l'as donc connue quelque part? demanda don Quichotte.

-- Non, je ne l'ai pas connue, reprit Sancho; mais celui qui m'a
conté l'histoire m'a dit qu'elle était si véritable et si
certaine, que, quand je la raconterais à un autre, je pourrais
bien jurer et affirmer que j'avais vu tout ce qui s'y passe. Or
donc, les jours allant et venant, comme on dit, le diable qui ne
s'endort pas et qui se fourre partout pour tout embrouiller, fit
si bien, que l'amour qu'avait le berger pour la bergère se changea
en haine et en mauvais vouloir; et la cause en fut, selon les
mauvaises langues, une certaine quantité de petites jalousies
qu'elle lui donna les unes sur les autres, et telles, ma foi,
qu'elles passaient la plaisanterie. Depuis ce temps, la haine du
berger devint si forte, que, pour ne plus voir la bergère, il
résolut de quitter son pays, et d'aller jusqu'où ses yeux ne
pussent jamais la revoir. La Torralva, tout aussitôt qu'elle se
vit dédaignée de Lope, l'aima bien plus fort que lui ne l'avait
jamais aimée.

-- C'est la condition naturelle des femmes, interrompit don
Quichotte, de dédaigner qui les aime, et d'aimer qui les dédaigne.
Continue, Sancho.

-- Il arriva donc, reprit Sancho, que le berger mit en oeuvre son
projet, et, poussant ses chèvres devant lui, il s'achemina dans
les champs de l'Estrémadure, pour passer au royaume de Portugal.
La Torralva, qui eut vent de sa fuite, se mit aussitôt à ses
trousses; elle le suivait de loin, à pied, ses souliers dans une
main, un bourdon dans l'autre, et portant à son cou un petit
bissac qui contenait, à ce qu'on prétend, un morceau de miroir, la
moitié d'un peigne, et je ne sais quelle petite boîte de fard à
farder pour le visage. Mais, qu'elle portât ces choses ou
d'autres, ce que je n'ai pas envie de vérifier à présent, toujours
est-il que le berger arriva avec son troupeau pour passer le
Guadiana, dans le temps où les eaux avaient tellement crû, que la
rivière sortait presque de son lit; et du côté où il arriva, il
n'y avait ni barque, ni bateau, ni batelier, pour le passer lui et
ses chèvres, ce qui le fit bien enrager, parce qu'il voyait déjà
la Torralva sur ses talons, et qu'elle allait lui faire passer un
mauvais quart d'heure avec ses pleurs et ses criailleries. Mais il
regarda tant de côté et d'autre, qu'à la fin il aperçut un pêcheur
qui avait auprès de lui un petit bateau, mais si petit qu'il ne
pouvait y tenir qu'une chèvre et une personne. Et pourtant il
l'appela, et fit marché pour qu'il le passât à l'autre bord, lui
et trois cents chèvres qu'il conduisait. Le pêcheur se met dans la
barque, vient prendre une chèvre et la passe; puis revient et en
passe une autre, puis revient encore et en passe encore une
autre... Ah çà! que Votre Grâce fasse bien attention de compter
les chèvres que passe le pêcheur; car si vous en échappez une
seule, le conte finira sans qu'on puisse en dire un mot de plus.
Je continue donc, et je dis que la rive de l'autre côté était
escarpée, argileuse et glissante, de sorte que le pêcheur tardait
beaucoup pour aller et venir. Il revint pourtant chercher une
autre chèvre, puis une autre, puis une autre encore.

-- Eh, pardieu! suppose qu'il les a toutes passées! s'écria don
Quichotte, et ne te mets pas à aller et venir de cette manière,
car tu ne finirais pas de les passer en un an.

-- Combien y en a-t-il de passées jusqu'à cette heure? demanda
Sancho.

-- Et qui diable le sait? répondit don Quichotte.

-- Je vous le disais bien, pourtant, d'en tenir bon compte, reprit
Sancho. Eh bien! voilà que l'histoire est finie, et qu'il n'y a
plus moyen de la continuer.

-- Comment cela peut-il être? s'écria don Quichotte; est-il donc
si essentiel à ton histoire de savoir par le menu le nombre de
chèvres qui ont passé, que, si l'on se trompe d'une seule, tu ne
puisses en dire un mot de plus?

-- Non, seigneur, en aucune façon, répondit Sancho; car, au moment
où je demandais à Votre Grâce combien de chèvres avaient passé, et
que vous m'avez répondu que vous n'en saviez rien, tout aussitôt
ce qui me restait à dire s'en est allé de ma mémoire, et c'était,
par ma foi, le meilleur et le plus divertissant.

-- De façon, reprit don Quichotte, que l'histoire est finie?

-- Comme la vie de ma mère, répondit Sancho.

-- Je t'assure, en vérité, répliqua don Quichotte, que tu viens de
conter là l'un des plus merveilleux contes, histoires ou
historiettes, qu'on puisse inventer dans ce monde[127], et qu'une
telle manière de le conter et de le finir ne s'est vue et ne se
verra jamais. Je ne devais pas, au surplus, attendre autre chose
de ta haute raison. Mais pourquoi m'étonner? Peut-être que ces
coups, dont le bruit ne cesse pas, t'ont quelque peu troublé la
cervelle?

-- Tout est possible, répondit Sancho; mais, à propos de mon
histoire, je sais qu'il n'y a plus rien à dire, et qu'elle finit
juste où commence l'erreur du compte des chèvres qui passent.

-- À la bonne heure, répondit don Quichotte, qu'elle finisse où tu
voudras. Mais voyons si maintenant Rossinante peut remuer.»

En disant cela, il se remit à lui donner de l'éperon, et le cheval
se remit à faire un saut de mouton, sans bouger de place, tant il
était bien attaché.

En ce moment il arriva, soit à cause de la fraîcheur du matin qui
commençait à se faire sentir, soit parce que Sancho avait mangé la
veille au soir quelque chose de laxatif, soit enfin, ce qui est le
plus probable, que la nature opérât en lui, il arriva qu'il se
sentit envie de déposer une charge dont personne ne pouvait le
soulager. Mais telle était la peur qui s'était emparée de son âme,
qu'il n'osait pas s'éloigner de son maître de l'épaisseur d'un
ongle. D'une autre part, essayer de remettre ce qu'il avait à
faire était impossible. Dans cette perplexité, il imagina de
lâcher la main droite avec laquelle il se tenait accroché à
l'arçon de derrière; puis, sans faire ni bruit ni mouvement, il
détacha l'aiguillette qui soutenait ses chausses, lesquelles lui
tombèrent aussitôt sur les talons, et lui restèrent aux pieds
comme des entraves; ensuite il releva doucement le pan de sa
chemise, et mit à l'air les deux moitiés d'un postérieur qui
n'était pas de mince encolure. Cela fait, et lorsqu'il croyait
avoir achevé le plus difficile pour sortir de cette horrible
angoisse, un autre embarras lui survint, plus cruel encore; il lui
sembla qu'il ne pouvait commencer sa besogne sans laisser échapper
quelque bruit, et le voilà, serrant les dents et pliant les
épaules, qui retient son souffle de toute la force de ses poumons.
Mais en dépit de tant de précautions, il fut si peu chanceux, qu'à
la fin il fit un léger bruit, fort différent de celui qui causait
sa frayeur. Don Quichotte l'entendit.

«Quel est ce bruit? demanda-t-il aussitôt.

-- Je ne sais, seigneur, répondit l'autre; mais ce doit être
quelque chose de nouveau, car les aventures et mésaventures ne
commencent jamais pour un peu.»

Puis il se remit à tenter la fortune, et cette fois avec tant de
succès, que, sans plus de scandale ni d'alarme, il se trouva
délivré du fardeau qui l'avait si fort mis à la gêne.

Mais, comme don Quichotte avait le sens de l'odorat tout aussi fin
que celui de l'ouïe, et comme Sancho était si près et si bien
cousu à ses côtés que les vapeurs lui montaient à la tête presque
en ligne droite, il ne put éviter que quelques-unes n'arrivassent
jusqu'à ses narines. Dès qu'il les eut senties, il appela ses
doigts au secours de son nez, qu'il serra étroitement entre le
pouce et l'index.

«Il me semble, Sancho, dit-il alors d'un ton nasillard, que tu as
grand'peur en ce moment.

-- C'est vrai, répondit Sancho; mais à quoi Votre Grâce
s'aperçoit-elle que ma peur est plus grande à présent que tout à
l'heure?

-- C'est qu'à présent tu sens plus fort que tout à l'heure, reprit
don Quichotte, et ce n'est pas l'ambre, en vérité.

-- C'est encore possible, répliqua Sancho; mais la faute n'en est
pas à moi: elle est à Votre Grâce, qui m'amène à ces heures indues
dans ces parages abandonnés.

-- Retire-toi deux ou trois pas, mon ami, reprit don Quichotte
sans lâcher les doigts qui lui tenaient le nez; et désormais
prends un peu plus garde à ta personne et à ce que tu dois à la
mienne; c'est sans doute de la grande liberté que je te laisse
prendre avec moi qu'est née cette irrévérence.

-- Je gagerais, répliqua Sancho, que Votre Grâce s'imagine que
j'ai fait de ma personne quelque chose que je ne devais point
faire.

-- Laisse, laisse, ami Sancho, s'écria don Quichotte: ce sont
matières qu'il vaut mieux ne pas agiter.»

Ce fut en ces entretiens et d'autres semblables que le maître et
le valet passèrent le reste de la nuit. Dès que Sancho vit que
l'aube allait poindre, il détacha tout doucement les liens de
Rossinante et releva ses chausses. Se voyant libre, Rossinante se
sentit, à ce qu'il parut, un peu de coeur au ventre. Quoiqu'il ne
fût nullement fougueux de sa nature, il se mit à piétiner du
devant, car, quant à faire des courbettes, je lui en demande bien
pardon, mais il n'en était pas capable. Don Quichotte, voyant
qu'enfin Rossinante remuait, en tira bon augure, et vit là le
signal d'entreprendre cette aventure redoutable.

Pendant ce temps, le jour achevait de venir, et les objets se
montraient distinctement. Don Quichotte vit qu'il était sous un
groupe de hauts châtaigniers, arbres qui donnent une ombre très-
épaisse; mais, quant au bruit des coups, qui ne cessaient pas un
instant, il ne put en découvrir la cause. Ainsi donc, sans
attendre davantage, il fit sentir l'éperon à Rossinante, et,
prenant encore une fois congé de son écuyer, il lui ordonna de
l'attendre en cet endroit trois jours au plus, comme il lui avait
dit précédemment, au bout desquels, si Sancho ne le voyait pas
revenir, il pourrait tenir pour certain qu'il avait plu à Dieu de
lui faire laisser la vie dans cette périlleuse aventure. Il lui
rappela ensuite l'ambassade qu'il devait présenter de sa part à sa
dame Dulcinée; enfin il ajouta que Sancho ne prît aucun souci du
payement de ses gages, parce que lui don Quichotte, avant de
quitter le pays, avait laissé son testament, où se trouvait
l'ordre de lui payer gages et gratifications au prorata du temps
qu'il l'avait servi.

«Mais, continua-t-il, s'il plaît à Dieu de me tirer de ce péril
sain et sauf et sans encombre, tu peux regarder comme bien plus
que certaine la possession de l'île que je t'ai promise.»

Quand Sancho entendit les touchants propos de son bon seigneur, il
se remit à pleurer, et résolut de ne plus le quitter jusqu'à
l'entière et complète solution de l'affaire. De ces pleurs et de
cette honorable détermination, l'auteur de notre histoire tire la
conséquence que Sancho Panza devait être bien né, et tout au moins
vieux chrétien[128]. Son affliction attendrit quelque peu son
maître, mais pas assez pour qu'il montrât la moindre faiblesse. Au
contraire, dissimulant du mieux qu'il put, il s'achemina sans
retard du côté d'où semblait venir le bruit continuel de l'eau et
des coups frappés.

Sancho le suivit à pied, selon sa coutume, menant par le licou son
âne, éternel compagnon de sa bonne et de sa mauvaise fortune.
Quand ils eurent marché quelque temps sous le feuillage de ces
sombres châtaigniers, ils arrivèrent dans une petite prairie, au
pied de quelques roches élevées, d'où tombait avec grand bruit une
belle chute d'eau. Au bas de ces roches étaient quelques mauvaises
baraques, plus semblables à des ruines qu'à des maisons, du milieu
desquelles ils s'aperçurent que partait le bruit de ces coups
redoublés qui continuaient toujours. Rossinante s'effraya du bruit
que faisaient les coups et la chute de l'eau. Mais don Quichotte,
après l'avoir calmé de la voix et de la main, s'approcha peu à peu
des masures, se recommandant du profond de son coeur à sa dame,
qu'il suppliait de lui accorder faveur en cette formidable
entreprise, et, chemin faisant, invoquant aussi l'aide de Dieu.
Pour Sancho, qui ne s'éloignait pas des côtés de son maître, il
étendait tant qu'il pouvait le cou et la vue par-dessous le ventre
de Rossinante, pour voir s'il apercevrait ce qui le tenait depuis
si longtemps en doute et en émoi. Ils avaient fait encore une
centaine de pas dans cette posture, lorsqu'enfin, au détour d'un
rocher, se découvrit manifestement à leurs yeux la cause de cet
infernal tapage qui, pendant la nuit tout entière, leur avait
causé de si mortelles alarmes. Et c'était tout bonnement, si cette
découverte, ô lecteur, ne te donne ni regret ni dépit, six
marteaux de moulin à foulon, qui, de leurs coups alternatifs,
faisaient tout ce vacarme.

À cette vue, don Quichotte devint muet; il pâlit et défaillit du
haut en bas. Sancho le regarda, et vit qu'il avait la tête baissée
sur sa poitrine, comme un homme confus et consterné. Don Quichotte
aussi regarda Sancho: il le vit les deux joues enflées, et la
bouche tellement pleine d'envie de rire qu'il semblait vouloir en
étouffer; et toute sa mélancolie ne pouvant tenir contre la
comique grimace de Sancho, il se laissa lui-même aller à sourire.
Dès que Sancho vit que son maître commençait, il lâcha la bonde,
et s'en donna de si bon coeur, qu'il fut obligé de se serrer les
rognons avec les poings pour ne pas crever de rire. Quatre fois il
se calma, et quatre fois il se reprit avec la même impétuosité que
la première. Don Quichotte s'en donnait au diable, surtout quand
il l'entendit s'écrier, par manière de figue, et contrefaisant sa
voix et ses gestes:

«Apprends, ami Sancho, que je suis né, par la volonté du ciel,
dans notre âge de fer pour y ressusciter l'âge d'or: c'est à moi
que sont réservés les périls redoutables, les prouesses éclatantes
et les vaillants exploits;» continuant de répéter ainsi les propos
que lui avait tenus son maître lorsqu'il entendit pour la première
fois le bruit des coups de marteau. Voyant donc que Sancho se
moquait de lui décidément, don Quichotte fut saisi d'une telle
colère, qu'il leva le manche de sa pique, et lui en assena deux
coups si violents, que, s'ils eussent frappé sur la tête aussi
bien que sur les épaules, son maître était quitte de lui payer ses
gages, à moins que ce ne fût à ses héritiers. Quand Sancho vit que
ses plaisanteries étaient payées de cette monnaie, craignant que
son maître ne doublât la récompense, il prit une contenance humble
et un ton contrit:

«Que Votre Grâce s'apaise! lui dit-il; ne voyez-vous pas que je
plaisante?

-- Et c'est justement parce que vous plaisantez que je ne
plaisante pas, répondit don Quichotte. Venez ici, monsieur le
rieur, et répondez. Vous semble-t-il, par hasard, que si ces
marteaux à foulon eussent été aussi bien une périlleuse aventure,
je n'avais pas montré assez de courage pour l'entreprendre et la
mettre à fin? et suis-je obligé, par hasard, chevalier que je
suis, à distinguer les sons, et à reconnaître si le bruit que
j'entends vient de marteaux à foulon ou d'autre chose? et ne
pourrait-il pas arriver, comme c'est la vérité toute pure, que je
n'en aie jamais entendu de ma vie, comme vous les avez vus et
entendus, vous, rustre et vilain que vous êtes, né et élevé dans
leur voisinage? Sinon, faites voir un peu que ces six marteaux se
changent en six géants, et jetez les-moi à la barbe l'un après
l'autre, ou tous ensemble; et si je ne les mets pas tous les six
les quatre fers en l'air, alors je vous permets de vous moquer de
moi tout à votre aise.

-- En voilà bien assez, mon cher seigneur, répliqua Sancho; je
confesse que j'ai trop lâché la bride à ma bonne humeur. Mais,
dites-moi, maintenant que nous sommes quittes et que la paix est
faite (que Dieu vous tire de toutes les aventures aussi sain et
aussi sauf que de celle-ci!), dites-moi, n'y a-t-il pas de quoi
rire, et aussi de quoi conter, dans cette grande frayeur que nous
avons eue? dans la mienne, je veux dire, car je sais bien que
Votre Grâce n'a jamais connu le nom même de la peur.

-- Je ne nie pas, répondit don Quichotte, que dans ce qui nous est
arrivé, il n'y ait réellement matière à rire; mais je ne pense pas
qu'il y ait matière à conter, car tous les gens qui vous écoutent
n'ont pas assez de sens et d'esprit pour mettre les choses à leur
vrai point.

-- Tout au moins, reprit Sancho, vous avez su mettre à son vrai
point le manche de la lance; car, en me visant sur la tête, vous
m'avez donné sur les épaules, grâce à Dieu et au soin que j'ai
pris de gauchir à droite. Mais passe: tout s'en va, comme on dit,
dans la lessive, et j'ai souvent ouï dire encore: Celui-là t'aime
bien qui te fait pleurer; et d'autant plus que les grands
seigneurs, après une mauvaise parole dite à leurs valets, ont
coutume de leur donner une nippe. Je ne sais trop ce qu'ils leur
donnent quand ils leur ont donné des coups de bâton; mais
j'imagine que les chevaliers errants donnent après le bâton des
îles ou des royaumes en terre ferme.

-- La chance pourrait tourner de telle sorte, répondit don
Quichotte, que tout ce que tu dis vînt à se vérifier. Et d'abord,
pardonne le passé: tu es raisonnable, et tu sais que les premiers
mouvements ne sont pas dans la main de l'homme. Mais je veux aussi
que tu sois désormais informé d'une chose, afin que tu te
contiennes et t'abstiennes de trop parler avec moi: c'est que,
dans tous les livres de chevalerie que j'ai lus, et le nombre en
est infini, jamais je n'ai vu qu'aucun écuyer bavardât avec son
seigneur aussi hardiment que tu bavardes avec le tien. Et, à vrai
dire, nous avons aussi grand tort l'un que l'autre: toi, parce que
tu ne me respectes pas assez; moi, parce que je ne me fais pas
assez respecter. Voilà Gandalin, l'écuyer d'Amadis, qui devint
comte de l'Île-Ferme; eh bien! on dit de lui que jamais il ne
parlait à son seigneur, sinon le bonnet à la main, la tête penchée
et le corps incliné, _more turquesco. _Mais que dirons-nous de
Gasabal, l'écuyer de don Galaor, lequel fut si discret, que, pour
nous instruire de son merveilleux talent à garder le silence, son
nom n'est cité qu'une fois dans tout le cours de cette grande et
véridique histoire? De tout ce que je viens de dire tu dois
inférer, Sancho, qu'il est nécessaire de faire la différence du
maître au valet, du seigneur au vassal, du chevalier à l'écuyer.
Ainsi donc désormais nous devrons nous traiter avec plus de
respect, sans prendre trop de corde et nous permettre trop de
badinage. Car enfin, de quelque manière que je vienne à me fâcher
contre vous, ce sera toujours tant pis pour la cruche[129]. Les
récompenses et les bienfaits que je vous ai promis viendront à
leur temps, et s'ils ne viennent pas, du moins, comme je vous l'ai
dit, votre salaire ne se perdra point.

-- Tout ce que dit Votre Grâce est parfaitement bien, répondit
Sancho; mais je voudrais savoir, si le temps des récompenses ne
devait jamais venir, et qu'il fallût s'en tenir aux gages, combien
gagnait dans ce temps-là un écuyer de chevalier errant, et s'il
faisait marché au mois ou à la journée, comme les goujats des
maçons.

-- À ce que je crois, répliqua don Quichotte, les écuyers de ce
temps-là n'étaient pas à gages, mais à merci; et si je t'ai
assigné des gages dans le testament clos que j'ai laissé chez moi,
c'est en vue de ce qui pourrait arriver. Car, en vérité, je ne
sais pas encore comment prendra la chevalerie dans les siècles
calamiteux où nous sommes, et je ne voudrais pas que, pour si peu
de chose, mon âme fût en peine dans l'autre monde. Il faut en
effet que tu saches, ami Sancho, qu'en celui-ci, il n'est pas
d'état plus scabreux et plus périlleux que celui des coureurs
d'aventures.

-- Je le crois bien, reprit Sancho, puisque le seul bruit des
marteaux à foulon a pu troubler et désarçonner le coeur d'un
errant aussi valeureux que Votre Grâce. Au reste, vous pouvez être
bien certain que désormais je ne desserrerai plus les dents pour
badiner sur vos affaires, mais seulement pour vous honorer comme
mon maître et seigneur naturel.

-- En ce cas, répliqua don Quichotte, tu vivras, comme on dit, sur
la face de la terre; car, après les parents, ce sont les maîtres
qu'on doit respecter le plus, et comme s'ils avaient les mêmes
droits et la même qualité.»

Chapitre XXI

_Qui traite de la haute aventure et de la riche conquête de
l'armet de Mambrin__[130]__ ainsi que d'autres choses arrivées à
notre invincible chevalier_


En ce moment, il commença de tomber un peu de pluie, et Sancho
aurait bien voulu se mettre à l'abri en entrant dans les moulins à
foulon. Mais don Quichotte les avait pris en telle aversion pour
le mauvais tour qu'ils venaient de lui jouer, qu'il ne voulut en
aucune façon consentir à y mettre le pied. Il tourna bride
brusquement à main droite, et tous deux arrivèrent à un chemin
pareil à celui qu'ils avaient suivi la veille.

À peu de distance, don Quichotte découvrit de loin un homme à
cheval, portant sur sa tête quelque chose qui luisait et brillait
comme si c'eût été de l'or. À peine l'avait-il aperçu qu'il se
tourna vers Sancho, et lui dit:

«Il me semble, Sancho, qu'il n'y a point de proverbe qui n'ait un
sens véritable; car que sont-ils, sinon des sentences tirées de
l'expérience même, qui est la commune mère de toutes les sciences?
Cela est vrai spécialement du proverbe qui dit: Quand une porte se
ferme, une autre s'ouvre. En effet, si la fortune hier soir nous a
fermé la porte de l'aventure que nous cherchions, en nous abusant
sur le bruit des marteaux à foulon, voilà maintenant qu'elle nous
ouvre à deux battants la porte d'une autre aventure meilleure et
plus certaine; et cette fois, si je ne réussis pas à en trouver
l'entrée, ce sera ma faute, sans que je puisse m'excuser sur mon
ignorance des moulins à foulon, ni sur l'obscurité de la nuit. Je
dis tout cela, parce que, si je ne me trompe, voilà quelqu'un qui
vient de notre côté portant coiffé sur sa tête cet armet de
Mambrin à propos duquel j'ai fait le serment que tu n'as pas
oublié.

-- Pour Dieu! seigneur, répondit Sancho, prenez bien garde à ce
que vous dites, et plus encore à ce que vous faites; je ne
voudrais pas que ce fussent d'autres marteaux à foulon qui
achevassent de nous fouler et de nous marteler le bon sens.

-- Que le diable soit de l'homme! s'écria don Quichotte. Qu'a de
commun l'armet avec les marteaux?

-- Je n'en sais rien, répondit Sancho; mais, par ma foi, si je
pouvais parler comme j'en avais l'habitude, je vous donnerais de
telles raisons, que Votre Grâce verrait bien qu'elle se trompe en
ce qu'elle dit.

-- Comment puis-je me tromper en ce que je dis, traître
méticuleux? reprit don Quichotte. Dis-moi, ne vois-tu pas ce
chevalier qui vient à nous, monté sur un cheval gris pommelé, et
qui porte sur la tête un armet d'or?

-- Ce que j'avise et ce que je vois, répondit Sancho, ce n'est
rien autre qu'un homme monté sur un âne gris comme le mien, et
portant sur la tête quelque chose qui reluit.

-- Eh bien! ce quelque chose, c'est l'armet de Mambrin, reprit don
Quichotte. Range-toi de côté, et laisse-moi seul avec lui. Tu vas
voir comment, sans dire un mot, pour ménager le temps, j'achève
cette aventure, et m'empare de cet armet que j'ai tant souhaité.

-- De me ranger à l'écart, c'est mon affaire, répondit Sancho;
mais Dieu veuille, dis-je encore, que ce soit de la fougère et non
des foulons.

-- Je vous ai déjà dit, frère, s'écria don Quichotte, que vous
cessiez de me rebattre les oreilles de ces foulons; car je jure de
par tous les..., vous m'entendez bien, que je vous foulerai l'âme
au fond du corps.»

Sancho se tut aussitôt, craignant que son maître n'accomplît son
serment, car il l'avait assaisonné à se déchirer la bouche.

Or, voici ce qu'étaient cet armet, ce cheval et ce chevalier que
voyait don Quichotte. Il y avait dans ces environs deux villages
voisins: l'un si petit qu'il n'avait ni pharmacie ni barbier; et
l'autre plus grand, ayant l'une et l'autre. Le barbier du grand
village desservait le petit, dans lequel un malade avait besoin
d'une saignée, et un autre habitant de se faire la barbe. Le
barbier s'y rendait pour ces deux offices, portant un plat à barbe
en cuivre rouge; le sort ayant voulu que la pluie le prît en
chemin, pour ne pas tacher son chapeau qui était neuf sans doute,
il mit par-dessus son plat à barbe, lequel, étant bien écuré,
reluisait d'une demi-lieue. Il montait un âne gris, comme avait
dit Sancho; et voilà pourquoi don Quichotte crut voir un cheval
pommelé, un chevalier et un armet d'or: car toutes les choses qui
frappaient sa vue, il les arrangeait aisément à son délire
chevaleresque et à ses mal-errantes pensées.

Dès qu'il vit que le pauvre chevalier s'approchait, sans entrer en
pourparlers, il fondit sur lui, la lance basse, de tout le galop
de Rossinante, bien résolu à le traverser d'outre en outre; mais,
au moment de l'atteindre, et sans ralentir l'impétuosité de sa
course, il lui cria:

«Défends-toi, chétive créature, ou livre-moi de bonne grâce ce qui
m'est dû si justement.»

Le barbier, qui, sans y penser ni le prévoir, vit tout à coup
fondre sur lui ce fantôme, ne trouva d'autre moyen de se garer du
coup de lance que de se laisser choir en bas de son âne; puis, dès
qu'il eut touché la terre, il se releva plus agile qu'un daim, et
se mit à courir si légèrement à travers la plaine, que le vent
même n'eût pu l'attraper. Il laissa son bassin par terre, et c'est
tout ce que demandait don Quichotte, lequel s'écria que le païen
n'était pas bête, et qu'il avait imité le castor, qui, se voyant
pressé par les chasseurs, coupe de ses propres dents ce que son
instinct naturel lui apprend être l'objet de leurs poursuites.

Il ordonna ensuite à Sancho de ramasser l'armet, et celui-ci, le
pesant dans la main:

«Pardieu! dit-il, ce plat à barbe est bon, et vaut une piastre
comme un maravédi.»

Puis il le donna à son maître, qui le mit aussitôt sur sa tête, le
tournant et le retournant de tous côtés pour en trouver
l'enchâssure; et comme il ne pouvait en venir à bout:

«Il faut, s'écria-t-il, que ce païen, à la mesure duquel on a
forgé pour la première fois cette fameuse salade, ait eu la tête
bien grosse; et le pis, c'est qu'il en manque la moitié.»

Quand Sancho entendit appeler salade un plat à barbe, il ne put
retenir un grand éclat de rire; mais la colère de son maître lui
revenant en mémoire, il fit halte à mi-chemin.

«De quoi ris-tu, Sancho? lui demanda don Quichotte.

-- Je ris, répondit-il, en considérant quelle grosse tête devait
avoir le païen, premier maître de cet armet, qui ressemble à un
bassin de barbier comme une mouche à l'autre.

-- Sais-tu ce que j'imagine, Sancho? reprit don Quichotte: que
cette pièce fameuse, cet armet enchanté, a dû, par quelque étrange
accident, tomber aux mains de quelqu'un qui ne sut ni connaître ni
estimer sa valeur, et que ce nouveau maître, sans savoir ce qu'il
faisait, et le voyant de l'or le plus pur, s'imagina d'en fondre
la moitié pour en faire argent; de sorte que l'autre moitié est
restée sous cette forme, qui ne ressemble pas mal, comme tu dis, à
un plat de barbier. Mais qu'il en soit ce qu'il en est; pour moi
qui le connais, sa métamorphose m'importe peu; je le remettrai en
état au premier village où je rencontrerai un forgeron, et de
telle façon qu'il n'ait rien à envier au casque même que fourbit
le dieu des fournaises pour le dieu des batailles. En attendant,
je le porterai comme je pourrai, car mieux vaut quelque chose que
rien du tout, et d'ailleurs il sera bien suffisant pour me
défendre d'un coup de pierre.

-- Oui, répondit Sancho, pourvu qu'on ne les lance pas avec une
fronde, comme dans la bataille des deux armées, quand on vous
rabota si bien les mâchoires, et qu'on mit en morceaux la burette
où vous portiez ce bienheureux breuvage qui m'a fait vomir la
fressure.

-- Je n'ai pas grand regret de l'avoir perdu, reprit don
Quichotte; car tu sais bien, Sancho, que j'en ai la recette dans
la mémoire.

-- Moi aussi, je la sais par coeur, répondit Sancho; mais si je le
fais ou si je le goûte une autre fois en ma vie, que ma dernière
heure soit venue. Et d'ailleurs, je ne pense pas me mettre
davantage en occasion d'en avoir besoin; au contraire, je pense me
garer, avec toute la force de mes cinq sens, d'être blessé et de
blesser personne. Quant à être une autre fois berné, je n'en dis
rien: ce sont de ces malheurs qu'on ne peut guère prévenir; et
quand ils arrivent, il n'y a rien de mieux à faire que de plier
les épaules, de retenir son souffle, de fermer les yeux, et de se
laisser aller où le sort et la couverture vous envoient.

-- Tu es un mauvais chrétien, Sancho, dit don Quichotte lorsqu'il
entendit ces dernières paroles; car jamais tu n'oublies l'injure
qu'on t'a faite. Apprends donc qu'il est d'un coeur noble et
généreux de ne faire aucun cas de tels enfantillages. Dis-moi, de
quel pied boites-tu? Quelle côte enfoncée, ou quelle tête rompue
as-tu tirée de la bagarre, pour ne pouvoir oublier cette
plaisanterie? Car enfin, en examinant la chose, il est clair que
ce ne fut qu'une plaisanterie et un passe-temps. Si je ne
l'entendais pas ainsi, je serais déjà retourné là-bas, et j'aurais
fait pour te venger plus de ravage que n'en firent les Grecs pour
venger l'enlèvement d'Hélène; laquelle, si elle fût venue dans
cette époque, ou ma Dulcinée dans la sienne, pourrait bien être
sûre de n'avoir pas une si grande réputation de beauté.»

En disant cela, il poussa un profond soupir, qu'il envoya
jusqu'aux nuages.

«Eh bien! reprit Sancho, que ce soit donc pour rire, puisqu'il n'y
a pas moyen de les en faire pleurer; mais je sais bien, quant à
moi, ce qu'il y avait pour rire et pour pleurer, et ça ne s'en ira
pas plus de ma mémoire que de la peau de mes épaules. Mais
laissons cela de côté, et dites-moi, s'il vous plaît, seigneur, ce
que nous ferons de ce cheval gris pommelé, qui semble un âne gris,
et qu'a laissé à l'abandon ce Martin que Votre Grâce a si joliment
flanqué par terre. Au train dont il a pendu ses jambes à son cou,
pour prendre la poudre d'escampette, il n'a pas la mine de revenir
jamais le chercher; et, par ma barbe, le grison n'a pas l'air
mauvais.

-- Je n'ai jamais coutume, répondit don Quichotte, de dépouiller
ceux que j'ai vaincus; et ce n'est pas non plus l'usage de la
chevalerie de leur enlever les chevaux et de les laisser à pied, à
moins pourtant que le vainqueur n'ait perdu le sien dans la
bataille; car alors il lui est permis de prendre celui du vaincu,
comme gagné de bonne guerre. Ainsi donc, Sancho, laisse ce cheval,
ou âne, ou ce que tu voudras qu'il soit, car dès que son maître
nous verra loin d'ici, il viendra le reprendre.

-- Dieu sait pourtant si je voudrais l'emmener, répliqua Sancho,
ou tout au moins le troquer contre le mien, qui ne me semble pas
si bon. Et véritablement les lois de votre chevalerie sont bien
étroites, puisqu'elles ne s'étendent pas seulement à laisser
troquer un âne contre un autre. Mais je voudrais savoir si je
pourrais tout au moins troquer les harnais.

-- C'est un cas dont je ne suis pas très-sûr, répondit don
Quichotte; de façon que, dans le doute, et jusqu'à une plus ample
information, je permets que tu les échanges, si tu en as un
extrême besoin.

-- Si extrême, répliqua Sancho, que si ces harnais étaient pour ma
propre personne, je n'en aurais pas un besoin plus grand.»

Aussitôt, profitant de la licence, il fit _mutatio capparum,
_comme disent les étudiants, et para si galamment son âne, qu'il
lui en parut avantagé du quart et du tiers.

Cela fait, ils déjeunèrent avec les restes des dépouilles prises
sur le mulet des bons pères, et burent de l'eau du ruisseau des
moulins à foulon, mais sans tourner la tête pour les regarder,
tant ils les avaient pris en aversion pour la peur qu'ils en
avaient eue. Enfin, la colère étant passée avec l'appétit, et même
la mauvaise humeur, ils montèrent à cheval, et, sans prendre aucun
chemin déterminé, pour se mieux mettre à l'unisson des chevaliers
errants, ils commencèrent à marcher par où les menait la volonté
de Rossinante; car celle du maître se laissait entraîner, et même
celle de l'âne, qui le suivait toujours en bon camarade quelque
part que l'autre voulût le conduire. De cette manière, ils
revinrent sur le grand chemin, qu'ils suivirent à l'aventure, et
sans aucun parti pris.

Tandis qu'ils cheminaient ainsi tout droit devant eux, Sancho dit
à son maître:

«Seigneur, Votre Grâce veut-elle me donner permission de deviser
un peu avec elle? Depuis que vous m'avez imposé ce rude
commandement du silence, plus de quatre bonnes choses m'ont pourri
dans l'estomac, et j'en ai maintenant une sur le bout de la
langue, une seule, que je ne voudrais pas voir perdre ainsi.

-- Dis-la, répondit don Quichotte; et sois bref dans tes propos;
aucun n'est agréable s'il est long.

-- Je dis donc, seigneur, reprit Sancho, que, depuis quelques
jours, j'ai considéré combien peu l'on gagne et l'on amasse à
chercher ces aventures que Votre Grâce cherche par ces déserts et
ces croisières de grands chemins, où, quels que soient les dangers
qu'on affronte et les victoires qu'on remporte, comme il n'y a
personne pour les voir et les savoir, vos exploits restent enfouis
dans un oubli perpétuel, au grand détriment des bonnes intentions
de Votre Grâce et de leur propre mérite. Il me semble donc qu'il
vaudrait mieux, sauf le meilleur avis de Votre Grâce, que nous
allassions servir un empereur, ou quelque autre grand prince, qui
eût quelque guerre à soutenir, au service duquel Votre Grâce pût
montrer la valeur de son bras, ses grandes forces et son
intelligence plus grande encore. Cela vu du seigneur que nous
servirons, force sera qu'il nous récompense, chacun selon ses
mérites. Et là se trouveront aussi des clercs pour coucher par
écrit les prouesses de Votre Grâce, et pour en garder mémoire. Des
miennes je ne dis rien, parce qu'elles ne doivent pas sortir des
limites de la gloire écuyère; et pourtant j'ose dire que, s'il
était d'usage dans la chevalerie d'écrire les prouesses des
écuyers, je crois bien que les miennes ne resteraient pas entre
les lignes.

-- Tu n'as pas mal parlé, Sancho, répondit don Quichotte; mais
avant que d'en arriver là, il faut d'abord aller par le monde,
comme en épreuves, cherchant les aventures, afin de gagner par ces
hauts faits nom et renom, tellement que, dès qu'il se présente à
la cour d'un grand monarque, le chevalier soit déjà connu par ses
oeuvres, et qu'à peine il ait franchi les portes de la ville, tous
les petits garçons le suivent et l'entourent, criant après lui:

«Voici le chevalier du Soleil[131], ou bien du Serpent[132], ou de
quelque autre marque distinctive sous laquelle il sera connu pour
avoir fait de grandes prouesses; voici, diront-ils, celui qui a
vaincu en combat singulier l'effroyable géant Brocabruno de la
grande force, celui qui a désenchanté le grand Mameluk de Perse
d'un long enchantement où il était retenu depuis bientôt neuf
cents années.»

Ainsi, de proche en proche, ils iront publiant ses hauts faits; et
bientôt, au tapage que feront les enfants et le peuple tout
entier, le roi de ce royaume se mettra aux balcons de son royal
palais; et, dès qu'il aura vu le chevalier, qu'il reconnaîtra par
la couleur des armes et la devise de l'écu, il devra forcément
s'écrier:

«Or sus, que tous les chevaliers qui se trouvent à ma cour sortent
pour recevoir la fleur de la chevalerie qui s'avance!»

À cet ordre, ils sortiront tous, et lui-même descendra jusqu'à la
moitié de l'escalier, puis il embrassera étroitement son hôte, et
lui donnera le baiser de paix au milieu du visage[133]; aussitôt il
le conduira par la main dans l'appartement de la reine, où le
chevalier la trouvera avec l'infante sa fille, qui ne peut manquer
d'être une des plus belles et des plus parfaites jeunes personnes
qu'à grand'peine on pourrait trouver sur une bonne partie de la
face de la terre. Après cela, il arrivera tout aussitôt que
l'infante jettera les yeux sur le chevalier, et le chevalier sur
l'infante, et chacun d'eux paraîtra à l'autre plutôt une chose
divine qu'humaine; et, sans savoir pourquoi ni comment, ils
resteront enlacés et pris dans les lacs inextricables de l'amour,
et le coeur percé d'affliction de ne savoir comment se parler pour
se découvrir leurs sentiments, leurs désirs et leurs peines. De
là, sans doute, on conduira le chevalier dans quelque salle du
palais richement meublée, où, après lui avoir ôté ses armes, on
lui présentera une riche tunique d'écarlate pour se vêtir; et s'il
avait bonne mine sous ses armes, il l'aura meilleure encore sous
un habit de cour. La nuit venue, il soupera avec le roi, la reine
et l'infante, et n'ôtera pas les yeux de celle-ci, la regardant en
cachette des assistants, ce qu'elle fera de même et avec autant de
sagacité; car c'est, comme je l'ai dit, une très-discrète
personne. Le repas desservi, on verra tout à coup entrer par la
porte de la salle un petit vilain nain, et, derrière lui, une
belle dame entre deux géants, laquelle vient proposer une certaine
aventure préparée par un ancien sage, et telle que celui qui en
viendra à bout sera tenu pour le meilleur chevalier du monde[134].
Aussitôt le roi ordonnera que tous les chevaliers de sa cour en
fassent l'épreuve; mais personne ne pourra la mettre à fin, si ce
n'est le chevalier étranger, au grand accroissement de sa gloire,
et au grand contentement de l'infante, qui se tiendra satisfaite
et même récompensée d'avoir placé en si haut lieu les pensées de
son âme. Le bon de l'affaire, c'est que ce roi, ou prince, ou ce
qu'il est enfin, soutient une guerre acharnée contre un autre
prince aussi puissant que lui, et le chevalier, son hôte, après
avoir passé quelques jours dans son palais, lui demandera
permission d'aller le servir dans cette guerre. Le roi la lui
donnera de très-bonne grâce, et le chevalier lui baisera
courtoisement les mains pour la faveur qui lui est octroyée. Et
cette nuit même, il ira prendre congé de l'infante sa maîtresse, à
travers le grillage d'un jardin sur lequel donne sa chambre à
coucher. Il l'a déjà entretenue plusieurs fois en cet endroit, par
l'entremise d'une demoiselle, leur confidente, à qui l'infante
confie tous ses secrets[135]. Il soupire, elle s'évanouit; la
damoiselle apporte de l'eau, et s'afflige de voir venir le jour,
ne voulant pas, pour l'honneur de sa maîtresse, qu'ils soient
découverts. Finalement, l'infante reprend connaissance, et tend à
travers la grille ses blanches mains au chevalier, qui les couvre
de mille baisers et les baigne de ses larmes; ils se concertent
sur la manière de se faire savoir leurs bonnes ou mauvaises
fortunes, et la princesse le supplie d'être absent le moins
longtemps possible; il lui en fait la promesse avec mille
serments, et, après lui avoir encore une fois baisé les mains, il
s'arrache d'auprès d'elle avec de si amers regrets, qu'il est près
de laisser là sa vie; il regagne son appartement, se jette sur son
lit, mais ne peut dormir du chagrin que lui cause son départ; il
se lève de grand matin, va prendre congé du roi, de la reine et de
l'infante; mais les deux premiers, en recevant ces adieux, lui
disent que l'infante est indisposée et ne peut recevoir de visite.
Le chevalier pense alors que c'est de la peine de son éloignement;
son coeur est navré, et peu s'en faut qu'il ne laisse éclater
ouvertement son affliction. La confidente est témoin de la scène,
elle remarque tout, et va le conter à sa maîtresse, qui l'écoute
en pleurant, et lui dit qu'un des plus grands chagrins qu'elle
éprouve, c'est de ne savoir qui est son chevalier, s'il est ou non
de sang royal. La damoiselle affirme que tant de grâce, de
courtoisie, de vaillance ne peuvent se trouver ailleurs que dans
une personne royale et de qualité. La princesse affligée accepte
cette consolation; elle essaye de cacher sa tristesse pour ne pas
donner une mauvaise opinion d'elle à ses parents, et au bout de
deux jours elle reparaît en public. Cependant le chevalier est
parti; il prend part à la guerre, combat et défait l'ennemi du
roi, emporte plusieurs villes, gagne plusieurs victoires. Il
revient à la cour, voit sa maîtresse à leur rendez-vous
d'habitude, et convient avec elle qu'il la demandera pour femme à
son père, en récompense de ses services; le roi ne le veut pas
accepter pour gendre, ne sachant qui il est; et pourtant, soit par
enlèvement, soit d'autre manière, l'infante devient l'épouse du
chevalier, et son père finit par tenir cette union à grand
honneur, parce qu'on vient à découvrir que ce chevalier est fils
d'un vaillant roi de je ne sais quel royaume, car il ne doit pas
se trouver sur la carte. Le père meurt, l'infante hérite, et voilà
le chevalier roi[136]. C'est alors le moment de faire largesse à son
écuyer et à tous ceux qui l'ont aidé à s'élever si haut. Il marie
son écuyer avec une damoiselle de l'infante, qui sera sans doute
la confidente de ses amours, laquelle est fille d'un duc de
première qualité.

-- C'est cela! s'écria Sancho; voilà ce que je demande, et vogue
la galère! Oui, je m'en tiens à cela, et tout va nous arriver au
pied de la lettre, pourvu que Votre Grâce s'appelle le _chevalier
de la Triste-Figure_.

-- N'en doute pas, Sancho, répondit don Quichotte, car c'est par
les mêmes degrés et de la même manière que je viens de te conter
que montaient et que montent encore les chevaliers errants
jusqu'au rang de rois ou d'empereurs[137]. Il ne manque plus
maintenant que d'examiner quel roi des chrétiens ou des païens a
sur les bras une bonne guerre et une belle fille. Mais nous avons
le temps de penser à cela; car, ainsi, que je te l'ai dit, il faut
d'abord acquérir ailleurs de la renommée avant de se présenter à
la cour. Pourtant, il y a bien encore une chose qui me manque: en
supposant que nous trouvions un roi avec une guerre et une fille,
et que j'aie gagné une incroyable renommée dans l'univers entier
je ne sais pas trop comment il pourrait se faire que je me
trouvasse issu de roi, ou pour le moins cousin issu de germain
d'un empereur. Car enfin, avant d'en être bien assuré, le roi ne
voudra pas me donner sa fille pour femme, quelque prix que
méritent mes éclatants exploits; et voilà que, par ce manque de
parenté royale, je vais perdre ce que mon bras a bien mérité. Il
est vrai que je suis fils d'hidalgo, de souche connue, ayant
possession et propriété, et bon pour exiger cinq cents sous de
réparation[138]. Il pourrait même se faire que le sage qui écrira
mon histoire débrouillât et arrangeât si bien ma généalogie, que
je me trouvasse arrière-petit-fils de roi, à la cinquième ou
sixième génération. Car il est bon, Sancho, que je t'apprenne une
chose: il y a deux espèces de descendances et de noblesses. Les
uns tirent leur origine de princes et de monarques; mais le temps,
peu à peu, les a fait déchoir, et ils finissent en pointe comme
les pyramides; les autres ont pris naissance en basse extraction,
et vont montant de degré en degré jusqu'à devenir de grands
seigneurs. De manière qu'entre eux il y a cette différence, que
les uns ont été ce qu'ils ne sont plus, et que les autres sont ce
qu'ils n'avaient pas été; et, comme je pourrais être de ceux-là,
quand il serait bien avéré que mon origine est grande et
glorieuse, il faudrait à toute force que cela satisfît le roi mon
futur beau-père: sinon l'infante m'aimerait si éperdument, qu'en
dépit de son père, et sût-il à n'en pouvoir douter que je suis
fils d'un porteur d'eau, elle me prendrait encore pour son époux
et seigneur. Sinon, enfin, ce serait le cas de l'enlever et de
l'emmener où bon me semblerait, jusqu'à ce que le temps ou la mort
eût apaisé le courroux de ses parents.

-- C'est aussi le cas de dire, reprit Sancho, ce que disent
certains vauriens: Ne demande pas de bon gré ce que tu peux
prendre de force. Quoique cependant cet autre dicton vienne plus à
propos: Mieux vaut le saut de la haie que la prière des braves
gens. Je dis cela parce que si le seigneur roi, beau-père de Votre
Grâce, ne veut pas se laisser fléchir jusqu'à vous donner Madame
l'infante, il n'y a pas autre chose à faire, comme dit Votre
Grâce, que de l'enlever et de la mettre en lieu sûr. Mais le mal
est qu'en attendant que la paix soit faite, et que vous jouissiez
paisiblement du royaume, le pauvre écuyer pourra bien rester avec
ses dents au crochet dans l'attente des faveurs promises; à moins
pourtant que la damoiselle confidente, qui doit devenir sa femme,
ne soit partie à la suite de l'infante, et qu'il ne passe avec
elle sa pauvre vie, jusqu'à ce que le ciel en ordonne autrement;
car, à ce que je crois, son seigneur peut bien la lui donner tout
de suite pour légitime épouse.

-- Et qui l'en empêcherait? répondit don Quichotte.

-- En ce cas, reprit Sancho, nous n'avons qu'à nous recommander à
Dieu, et laisser courir le sort comme soufflera le vent.

-- Oui, répliqua don Quichotte, que Dieu fasse ce qui convient à
mon désir et à ton besoin, Sancho, et que celui-là ne soit rien
qui ne s'estime pour rien.

-- À la main de Dieu! s'écria Sancho; je suis vieux chrétien, et
pour être comte, c'est tout assez.

-- Et c'est même trop, reprit don Quichotte; tu ne le serais pas
que cela ne ferait rien à l'affaire. Une fois que je serai roi, je
puis bien te donner la noblesse, sans que tu l'achètes ou que tu
la gagnes par tes services; car, si je te fais comte, te voilà du
coup gentilhomme, et, quoi que disent les mauvaises langues, par
ma foi, ils seront bien obligés, malgré tout leur dépit, de te
donner de la seigneurie.

-- Et quand même! s'écria Sancho, croit-on que je ne saurais pas
faire valoir mon litre?

-- Titre il faut dire, et non litre, reprit son maître.

-- Volontiers, dit Sancho; et je dis que je saurais bien m'en
affubler, car j'ai été, dans un temps, bedeau d'une confrérie, et,
par ma vie, la robe de bedeau m'allait si bien, que tout le monde
disait que j'avais bonne mine pour être marguillier. Que sera-ce,
bon Dieu, quand je me mettrai un manteau ducal sur le dos, et que
je serai tout habillé d'or et de perles, à la mode d'un comte
étranger! J'ai dans l'idée qu'on me viendra voir de cent lieues.

-- Assurément tu auras bonne mine, répondit don Quichotte, mais il
sera bon que tu te râpes souvent la barbe; car tu l'as si épaisse,
si emmêlée et si crasseuse, que, si tu n'y mets pas le rasoir au
moins tous les deux jours, on reconnaîtra qui tu es à une portée
d'arquebuse.

-- Eh bien! répliqua Sancho, il n'y a qu'à prendre un barbier et
l'avoir à gages à la maison; et même, si c'est nécessaire, je le
ferai marcher derrière moi comme l'écuyer d'un grand seigneur.

-- Et comment sais-tu, demanda don Quichotte, que les grands
seigneurs mènent derrière eux leurs écuyers?

-- Je vais vous le dire, répondit Sancho. Il y a des années que
j'ai été passer un mois à la cour; et là, je vis à la promenade un
seigneur qui était très-petit, et tout le monde disait qu'il était
très-grand[139]. Un homme le suivait à cheval à tous les tours qu'il
faisait, si bien qu'on aurait dit que c'était sa queue. Je
demandai pourquoi cet homme ne rejoignait pas l'autre et restait
toujours derrière lui. On me répondit que c'était son écuyer, et
que les grands avaient coutume de se faire suivre ainsi de ces
gens[140]. Voilà comment je le sais depuis ce temps-là, car je n'ai
jamais oublié l'aventure.

-- Je dis que tu as pardieu raison, reprit don Quichotte, et que
tu peux fort bien mener ton barbier à ta suite. Les modes ne sont
pas venues toutes à la fois; elles s'inventent l'une après
l'autre, et tu peux bien être le premier comte qui se fasse suivre
de son barbier. D'ailleurs c'est plutôt un office de confiance,
celui de faire la barbe, que celui de seller le cheval.

-- Pour ce qui est du barbier, dit Sancho, laissez-m'en le souci;
et gardez celui de faire en sorte d'arriver à être roi et à me
faire comte.

-- C'est ce qui sera, avec l'aide de Dieu,» répondit don
Quichotte; et, levant les yeux, il aperçut ce qu'on dira dans le
chapitre suivant.
Chapitre XXII

_De la liberté que rendit don Quichotte à quantité de malheureux
que l'on conduisait, contre leur gré, où ils eussent été bien
aises de ne pas aller_


Cid Hamet Ben-Engeli, auteur arabe et manchois, raconte, dans
cette grave, douce, pompeuse, humble et ingénieuse histoire,
qu'après que le fameux don Quichotte de la Manche et Sancho Panza,
son écuyer, eurent échangé les propos qui sont rapportés à la fin
du chapitre XXI, don Quichotte leva les yeux, et vit venir, sur le
chemin qu'il suivait, une douzaine d'hommes à pied, enfilés par le
cou à une longue chaîne de fer, comme les grains d'un chapelet, et
portant tous des menottes aux bras. Ils étaient accompagnés de
deux hommes à cheval et de deux hommes à pied, ceux à cheval
portant des arquebuses à rouet, ceux à pied, des piques et des
épées. Dès que Sancho les aperçut, il s'écria:

«Voilà la chaîne des galériens, forçats du roi, qu'on mène ramer
aux galères.

-- Comment! forçats? répondit don Quichotte. Est-il possible que
le roi fasse violence à personne?

-- Je ne dis pas cela, reprit Sancho; je dis que ce sont des gens
condamnés, pour leurs délits, à servir par force le roi dans les
galères.

-- Finalement, répliqua don Quichotte, et quoi qu'il en soit, ces
gens que l'on conduit vont par force et non de leur plein gré?

-- Rien de plus sûr, répondit Sancho.

-- Eh bien! alors, reprit son maître, c'est ici que se présente
l'exécution de mon office, qui est d'empêcher les violences et de
secourir les malheureux.

-- Faites attention, dit Sancho, que la justice, qui est la même
chose que le roi, ne fait ni violence ni outrage à de semblables
gens, mais qu'elle les punit en peine de leurs crimes.»

Sur ces entrefaites, la chaîne des galériens arriva près d'eux, et
don Quichotte, du ton le plus honnête, pria les gardiens de
l'informer de la cause ou des causes pour lesquelles ils menaient
de la sorte ces pauvres gens.

«Ce sont des forçats, répondit un des gardiens à cheval, qui vont
servir Sa Majesté sur les galères. Je n'ai rien de plus à vous
dire, et vous rien de plus à demander.

-- Cependant, répliqua don Quichotte, je voudrais bien savoir sur
chacun d'eux en particulier la cause de leur disgrâce.»

À cela il ajouta d'autres propos si polis pour les engager à
l'informer de ce qu'il désirait tant savoir, que l'autre gardien
lui dit enfin:

«Nous avons bien ici le registre où sont consignées les
condamnations de chacun de ces misérables; mais ce n'est pas le
moment de nous arrêter pour l'ouvrir et en faire lecture.
Approchez-vous, et questionnez-les eux-mêmes; ils vous répondront
s'ils en ont envie, et bien certainement ils l'auront, car ce sont
des gens qui prennent également plaisir à faire et à raconter des
tours de coquins.»

Avec cette permission, que don Quichotte aurait bien prise si on
ne la lui eût accordée, il s'approcha de la chaîne, et demanda au
premier venu pour quels péchés il allait en si triste équipage.

«Pour avoir été amoureux, répondit l'autre.

-- Quoi! pas davantage? s'écria don Quichotte. Par ma foi! si l'on
condamne les gens aux galères pour être amoureux, il y a longtemps
que je devrais y ramer.

-- Oh! mes amours ne sont pas de ceux qu'imagine Votre Grâce,
répondit le galérien. Quant à moi, j'aimai si éperdument une
corbeille de lessive remplie de linge blanc, et je la serrai si
étroitement dans mes bras, que, si la justice ne me l'eût arrachée
par force, je n'aurais pas encore, à l'heure qu'il est, cessé mes
caresses. Je fus pris en flagrant; il n'était pas besoin de
question; la cause fut bâclée: on me chatouilla les épaules de
cent coups de fouet, et quand j'aurai, de surcroît, fauché le
grand pré pendant trois ans, l'affaire sera faite.

-- Qu'est-ce que cela, faucher le grand pré? demanda don
Quichotte.

-- C'est ramer aux galères,» répondit le forçat, qui était un
jeune homme d'environ vingt-quatre ans, natif, à ce qu'il dit, de
Piédraïta.

Don Quichotte fit la même demande au second, qui ne voulut pas
répondre un mot, tant il marchait triste et mélancolique. Mais le
premier répondit pour lui:

«Celui-là, seigneur, va aux galères en qualité de serin de
Canarie, je veux dire de musicien et de chanteur.

-- Comment donc! s'écria don Quichotte, envoie-t-on aussi les
musiciens et les chanteurs aux galères?

-- Oui, seigneur, répondit le forçat; il n'y a rien de pire au
monde que de chanter dans le tourment.

-- Mais, au contraire, reprit don Quichotte; j'avais toujours
entendu dire, avec le proverbe: Qui chante, ses maux enchante.

-- Eh bien! c'est tout au rebours ici, repartit le galérien; qui
chante une fois pleure toute sa vie.

-- Je n'y comprends rien,» dit don Quichotte.

Mais un des gardiens lui dit:

«Seigneur cavalier, parmi ces gens de bien, chanter dans le
tourment veut dire confesser à la torture. Ce drôle a été mis à la
question, et a fait l'aveu de son crime, qui est d'avoir été
voleur de bestiaux; et, sur son aveu, on l'a condamné à six ans de
galères, sans compter deux cents coups de fouet qu'il porte déjà
sur les épaules. Il marche toujours triste et honteux, à cause que
les autres voleurs, aussi bien ceux qu'il laisse là-bas que ceux
qui l'accompagnent ici, le méprisent, le bafouent et le
maltraitent, parce qu'il a confessé le délit, et n'a pas eu le
courage de tenir bon pour le nier; car ils disent qu'il n'y a pas
plus de lettres dans un _non _que dans un _oui, _et que c'est trop
de bonheur pour un accusé d'avoir sur sa langue sa vie ou sa mort,
et non pas sur la langue des témoins et des preuves; et, quant à
cela, je trouve que tout le tort n'est pas de leur côté.

-- C'est bien aussi ce que je pense,» répondit don Quichotte,
lequel, passant au troisième, lui fit la même question qu'aux
autres; et celui-ci, sans se faire tirer l'oreille, répondit d'un
ton dégagé:

«Moi, je vais faire une visite de cinq ans à mesdames les galères
faute de dix ducats.

-- J'en donnerais bien vingt de bon coeur pour vous préserver de
cette peine, s'écria don Quichotte.

-- Cela ressemble, reprit le galérien, à celui qui a sa bourse
pleine au milieu de la mer, et qui meurt de faim, ne pouvant
acheter ce qui lui manque. Je dis cela, parce que, si j'avais eu
en temps opportun les vingt ducats que m'offre à présent Votre
Grâce, j'aurais graissé la patte du greffier, avivé l'esprit et la
langue de mon avocat, de manière que je me verrais aujourd'hui au
beau milieu de la place de Zocodover à Tolède, et non le long de
ce chemin, accouplé comme un chien de chasse. Mais Dieu est grand,
la patience est bonne, et tout est dit.»

Don Quichotte passa au quatrième. C'était un homme de vénérable
aspect, avec une longue barbe blanche qui lui couvrait toute la
poitrine; lequel, s'entendant demander pour quel motif il se
trouvait à la chaîne, se mit à pleurer sans répondre un mot; mais
le cinquième condamné lui servit de truchement.

«Cet honnête barbon, dit-il, va pour quatre ans aux galères, après
avoir été promené en triomphe dans les rues, à cheval et
magnifiquement vêtu.

-- Cela veut dire, si je ne me trompe, interrompit Sancho, qu'il a
fait amende honorable, et qu'il est monté au pilori.

-- Tout justement, reprit le galérien; et le délit qui lui a valu
cette peine, c'est d'avoir été courtier d'oreille, et même du
corps tout entier; je veux dire que ce gentilhomme est ici en
qualité de Mercure galant, et parce qu'il avait aussi quelques
pointes et quelques grains de sorcellerie.

-- De ces pointes et de ces grains, je n'ai rien à dire, répondit
don Quichotte; mais, quant à la qualité de Mercure galant tout
court, je dis que cet homme ne mérite pas d'aller aux galères, si
ce n'est pour y commander et pour en être le général. Car l'office
d'entremetteur d'amour n'est pas comme le premier venu; c'est un
office de gens habiles et discrets, très-nécessaire dans une
république bien organisée, et qui ne devrait être exercé que par
des gens de bonne naissance et de bonne éducation. On devrait même
créer des inspecteurs et examinateurs pour cette charge comme pour
les autres, et fixer le nombre des membres en exercice, ainsi que
pour les courtiers de commerce. De cette manière on éviterait bien
des maux, dont la seule cause est que trop de gens se mêlent du
métier; gens sans tenue et sans intelligence, femmelettes, petits
pages, drôles de peu d'années et de nulle expérience, qui, dans
l'occasion la plus pressante, et quand il faut prendre un parti,
ne savent plus reconnaître leur main droite de la gauche, et
laissent geler leur soupe de l'assiette à la bouche. Je voudrais
pouvoir continuer ce propos, et démontrer pourquoi il conviendrait
de faire choix des personnes qui exerceraient dans l'État cet
office si nécessaire; mais ce n'est ici ni le lieu ni le temps.
Quelque jour j'en parlerai à quelqu'un qui puisse y pourvoir. Je
dis seulement aujourd'hui que la peine que m'a causée la vue de
ces cheveux blancs et de ce vénérable visage, mis à si rude
épreuve pour quelques messages d'amour, s'est calmée à cette autre
accusation de sorcellerie. Je sais bien pourtant qu'il n'y a dans
le monde ni charmes ni sortilèges qui puissent contraindre ou
détourner la volonté, comme le pensent quelques simples. Nous
avons parfaitement notre libre arbitre: ni plantes ni
enchantements ne peuvent lui faire violence. Ce que font quelques
femmelettes par simplicité, ou quelques fripons par fourberie, ce
sont des breuvages, des mixtures, de vrais poisons avec lesquels
ils rendent les hommes fous, faisant accroire qu'ils ont le
pouvoir de les rendre amoureux, tandis qu'il est, comme je le dis,
impossible de contraindre la volonté[141].

-- Cela est bien vrai, s'écria le bon vieillard. Et en vérité,
seigneur, quant à la sorcellerie, je n'ai point de faute à me
reprocher: je ne puis nier quant aux entremises d'amour; mais
jamais je n'ai cru mal faire en cela. Ma seule intention était que
tout le monde se divertît, et vécût en paix et en repos, sans
querelles comme sans chagrins. Mais ce désir charitable ne m'a pas
empêché d'aller là d'où je pense bien ne plus revenir, tant je
suis chargé d'années, et tant je souffre d'une rétention d'urine
qui ne me laisse pas un instant de répit.»

À ces mots, le bonhomme se remit à pleurer de plus belle, et
Sancho en prit tant de pitié, qu'il tira de sa poche une pièce de
quatre réaux, et lui en fit l'aumône.

Don Quichotte, continuant son interrogatoire, demanda au suivant
quel était son crime; celui-ci, d'un ton non moins vif et dégagé
que le précédent, répondit:

«Je suis ici pour avoir trop folâtré avec deux de mes cousines
germaines, et avec deux autres cousines qui n'étaient pas les
miennes. Finalement, nous avons si bien joué tous ensemble aux
petits jeux innocents, qu'il en est arrivé un accroissement de
famille tel et tellement embrouillé, qu'un faiseur d'arbres
généalogiques n'aurait pu s'y reconnaître. Je fus convaincu par
preuves et témoignages; la faveur me manqua, l'argent aussi, et je
fus mis en danger de périr par la gorge. On m'a condamné à six ans
de galères; je n'ai point appelé: c'est la peine de ma faute. Mais
je suis jeune, la vie est longue, et tant qu'elle dure, il y a
remède à tout. Si Votre Grâce, seigneur chevalier, a de quoi
secourir ces pauvres gens, Dieu vous le payera dans le ciel, et
nous aurons grand soin sur la terre de prier Dieu dans nos
oraisons pour la santé et la vie de Votre Grâce, afin qu'il vous
les donne aussi bonne et longue que le mérite votre respectable
personne.»

Celui-ci portait l'habit d'étudiant, et l'un des gardiens dit
qu'il était très-élégant discoureur, et fort avancé dans le latin.

Derrière tous ceux-là venait un homme d'environ trente ans, bien
fait et de bonne mine, si ce n'est cependant que lorsqu'il
regardait il mettait l'un de ses yeux dans l'autre. Il était
attaché bien différemment de ses compagnons; car il portait au
pied une chaîne si longue, qu'elle lui faisait, en remontant, le
tour du corps, puis deux forts anneaux à la gorge, l'un rivé à la
chaîne, l'autre comme une espèce de carcan duquel partaient deux
barres de fer qui descendaient jusqu'à la ceinture et
aboutissaient à deux menottes où il avait les mains attachées par
de gros cadenas; de manière qu'il ne pouvait ni lever ses mains à
sa tête, ni baisser sa tête à ses mains. Don Quichotte demanda
pourquoi cet homme portait ainsi bien plus de fers que les autres.
Le gardien répondit que c'était parce qu'il avait commis plus de
crimes à lui seul que tous les autres ensemble, et que c'était un
si hardi et si rusé coquin, que, même en le gardant de cette
manière, ils n'étaient pas très-sûrs de le tenir, et qu'ils
avaient toujours peur qu'il ne vînt à leur échapper.

«Mais quels grands crimes a-t-il donc faits, demanda don
Quichotte, s'ils ne méritent pas plus que les galères?

-- Il y est pour dix ans, répondit le gardien, ce qui emporte la
mort civile. Mais il n'y a rien de plus à dire, sinon que c'est le
fameux Ginès de Passamont, autrement dit Ginésille de Parapilla.

-- Holà! seigneur commissaire, dit alors le galérien, tout
doucement, s'il vous plaît, et ne nous amusons pas à épiloguer sur
les noms et surnoms. Je m'appelle Ginès et non Ginésille; et
Passamont est mon nom de famille, non point Parapilla, comme vous
dites. Et que chacun à la ronde se tourne et s'examine, et ce ne
sera pas mal fait.

-- Parlez un peu moins haut, seigneur larron de la grande espèce,
répliqua le commissaire, si vous n'avez envie que je vous fasse
taire par les épaules.

-- On voit bien, reprit le galérien, que l'homme va comme il plaît
à Dieu; mais, quelque jour, quelqu'un saura si je m'appelle ou non
Ginésille de Parapilla.

-- N'est-ce pas ainsi qu'on t'appelle, imposteur? s'écria le
gardien.

-- Oui, je le sais bien, reprit le forçat; mais je ferai en sorte
qu'on ne me donne plus ce nom, ou bien je m'arracherai la barbe,
comme je le dis entre mes dents. Seigneur chevalier, si vous avez
quelque chose à nous donner, donnez-nous-le vite, et allez à la
garde de Dieu, car tant de questions sur la vie du prochain
commencent à nous ennuyer; et si vous voulez connaître la mienne,
sachez que je suis Ginès de Passamont, dont l'histoire est écrite
par les cinq doigts de cette main.

-- Il dit vrai, reprit le commissaire; lui-même a écrit sa vie, et
si bien, qu'on ne peut rien désirer de mieux. Mais il a laissé le
livre en gage dans la prison pour deux cents réaux.

-- Et je pense bien le retirer, s'écria Ginès, fût-il engagé pour
deux cents ducats.

-- Est-il donc si bon? demanda don Quichotte.

-- Si bon, reprit le galérien, qu'il fera la barbe à _Lazarille de
Tormès__[142]__, _et à tous ceux du même genre écrits ou à
écrire. Ce que je puis dire à Votre Grâce, c'est qu'il rapporte
des vérités, mais des vérités si gracieuses et si divertissantes,
qu'aucun mensonge ne peut en approcher.

-- Et quel est le titre du livre? demanda don Quichotte.

-- _La vie de Ginès de Passamont, _répondit l'autre.

-- Est-il fini? reprit don Quichotte.

-- Comment peut-il être fini, répliqua Ginès, puisque ma vie ne
l'est pas? Ce qui est écrit comprend depuis le jour de ma
naissance jusqu'au moment où l'on m'a condamné cette dernière fois
aux galères.

-- Vous y aviez donc été déjà? reprit don Quichotte.

-- Pour servir Dieu et le roi, répondit Ginès, j'y ai déjà fait
quatre ans une autre fois, et je connais le goût du biscuit et du
nerf de boeuf, et je n'ai pas grand regret d'y retourner encore,
car j'aurai le temps d'y finir mon livre; il me reste une foule de
bonnes choses à dire, et, dans les galères d'Espagne, on a plus de
loisir que je n'en ai besoin, d'autant plus qu'il ne m'en faut pas
beaucoup pour ce qui me reste à écrire, car je le sais déjà par
coeur[143].

-- Tu as de l'esprit, lui dit don Quichotte.

-- Et du malheur, répondit Ginès, car le malheur poursuit toujours
l'esprit.

-- Poursuit toujours la scélératesse! s'écria le gardien.

-- Je vous ai déjà dit, seigneur commissaire, répliqua Passamont,
de parler plus doux. Ces messieurs de la chancellerie ne vous ont
pas mis cette verge noire en main pour maltraiter les pauvres gens
qui sont ici, mais pour nous conduire où l'ordonne Sa Majesté.
Sinon, et par la vie de... Mais suffit. Quelque jour les taches
faites dans l'hôtellerie pourraient bien s'en aller à la lessive;
que chacun se taise, et vive bien, et parle mieux encore; et
suivons notre chemin, car c'est bien assez de fadaises comme
cela.»

Le commissaire leva sa baguette pour donner à Passamont la réponse
à ses menaces; mais don Quichotte, se jetant au-devant du coup, le
pria de ne point le frapper:

«Ce n'est pas étonnant, lui dit-il, que celui qui a les mains si
bien attachées ait du moins la langue un peu libre.»

Puis, s'adressant à tous les forçats de la chaîne, il ajouta:

«De tout ce que vous venez de me dire, mes très-chers frères, je
découvre clairement que, bien qu'on vous ait punis pour vos
fautes, les châtiments que vous allez subir ne sont pas fort à
votre goût, et qu'enfin vous allez aux galères tout à fait contre
votre gré. Je découvre aussi que le peu de courage qu'a montré
l'un dans la question, le manque d'argent pour celui-ci, pour
celui-là le manque de faveur, et, finalement, l'erreur ou la
passion du juge, ont été les causes de votre perdition, et vous
ont privés de la justice qui vous était due. Tout cela maintenant
s'offre à ma mémoire pour me dire, me persuader et me certifier
que je dois montrer à votre égard pourquoi le ciel m'a mis au
monde, pourquoi il a voulu que je fisse profession dans l'ordre de
chevalerie dont je suis membre, et pourquoi j'ai fait voeu de
porter secours aux malheureux et aux faibles qu'oppriment les
forts. Mais, comme je sais qu'une des qualités de la prudence est
de ne pas faire par la violence ce qui peut se faire par la
douceur, je veux prier messieurs les gardiens et monsieur le
commissaire de vouloir bien vous détacher et vous laisser aller en
paix; d'autres ne manqueront pas pour servir le roi en meilleures
occasions, et c'est, à vrai dire, une chose monstrueuse de rendre
esclaves ceux que Dieu et la nature ont faits libres. Et
d'ailleurs, seigneurs gardiens, continua don Quichotte, ces
pauvres diables ne vous ont fait nulle offense; eh bien! que
chacun d'eux reste avec son péché: Dieu est là-haut dans le ciel,
qui n'oublie ni de châtier le méchant ni de récompenser le bon, et
il n'est pas bien que des hommes d'honneur se fassent les
bourreaux d'autres hommes, quand ils n'ont nul intérêt à cela. Je
vous prie avec ce calme et cette douceur, afin d'avoir, si vous
accédez à ma demande, à vous remercier de quelque chose. Mais, si
vous ne le faites de bonne grâce, cette lance et cette épée, avec
la valeur de mon bras, vous feront bien obéir par force.

-- Voilà, pardieu, une gracieuse plaisanterie! s'écria le
commissaire; c'était bien la peine de tant lanterner pour
accoucher de cette belle idée. Tiens! ne veut-il pas que nous
laissions aller les forçats du roi, comme si nous avions le
pouvoir de les lâcher, ou qu'il eût celui de nous en donner
l'ordre! Allons donc, seigneur, passez votre chemin, et redressez
un peu le bassin que vous avez sur la tête, sans vous mêler de
chercher cinq pattes à notre chat.

-- C'est vous qui êtes le chat, le rat et le goujat!» s'écria don
Quichotte.

Et sans dire gare, il s'élance sur lui avec tant de furie,
qu'avant que l'autre ait eu le temps de se mettre en garde, il le
jette sur le carreau grièvement blessé d'un coup de lance. Le
bonheur voulut que ce fût justement l'homme à l'arquebuse. Les
autres gardes restèrent d'abord étonnés et stupéfaits à cette
attaque inattendue; mais, reprenant bientôt leurs esprits, ils
empoignèrent, ceux à cheval leurs épées, ceux à pied leurs piques,
et assaillirent tous ensemble don Quichotte, qui les attendait
avec un merveilleux sang-froid. Et sans doute il eût passé un
mauvais quart d'heure, si les galériens, voyant cette belle
occasion de recouvrer la liberté, n'eussent fait tous leurs
efforts pour rompre la chaîne où ils étaient attachés côte à côte.
La confusion devint alors si grande, que les gardiens, tantôt
accourant aux forçats qui se détachaient, tantôt attaquant don
Quichotte, dont ils étaient attaqués, ne firent enfin rien qui
vaille. Sancho aidait de son côté à délivrer Ginès de Passamont,
qui prit le premier la clef des champs; et celui-ci, dès qu'il se
vit libre, sauta sur le commissaire abattu, lui prit son épée et
son arquebuse, avec laquelle, visant l'un, visant l'autre, sans
tirer jamais, il eut bientôt fait vider le champ de bataille à
tous les gardes, qui échappèrent, en fuyant, aussi bien à
l'arquebuse de Passamont qu'aux pierres que leur lançaient sans
relâche les autres galériens délivrés.

Sancho s'affligea beaucoup de ce bel exploit, se doutant bien que
ceux qui se sauvaient à toutes jambes allaient rendre compte de
l'affaire à la Sainte-Hermandad, laquelle se mettrait, au son des
cloches et des tambours, à la poursuite des coupables. Il
communiqua cette crainte à son maître, le priant de s'éloigner
bien vite du chemin et de s'enfoncer dans la montagne qui était
proche.

«C'est fort bien, répondit don Quichotte, mais je sais ce qu'il
convient de faire avant tout.»

Appelant alors tous les galériens qui couraient pêle-mêle, et qui
avaient dépouillé le commissaire jusqu'à la peau, ces honnêtes
gens se mirent en rond autour de lui pour voir ce qu'il leur
voulait. Don Quichotte leur tint ce discours:

«Il est d'un homme bien né d'être reconnaissant des bienfaits
qu'il reçoit, et l'un des péchés qui offensent Dieu davantage,
c'est l'ingratitude. Je dis cela, parce que vous avez vu,
seigneurs, par manifeste expérience, le bienfait que vous avez
reçu de moi en payement duquel je désire, ou plutôt telle est ma
volonté, que, chargés de cette chaîne dont j'ai délivré vos
épaules, vous vous mettiez immédiatement en chemin pour vous
rendre à la cité du Toboso; que là vous vous présentiez devant ma
dame, Dulcinée du Toboso, à laquelle vous direz que son chevalier,
celui de la Triste-Figure, lui envoie ses compliments, et vous lui
conterez mot pour mot tous les détails de cette fameuse aventure,
jusqu'au moment où je vous ai rendu la liberté si désirée. Après
quoi vous pourrez vous retirer, et vous en aller chacun à la bonne
aventure.[144]«

Ginès de Passamont, se chargeant de répondre pour tous, dit à don
Quichotte:

«Ce que Votre Grâce nous ordonne, seigneur chevalier notre
libérateur, est impossible à faire, de toute impossibilité; car
nous ne pouvons aller tous ensemble le long de ces grands chemins,
mais, au contraire, seuls, isolés, chacun tirant à part soi, et
s'efforçant de se cacher dans les entrailles de la terre, pour
n'être pas rencontrés par la Sainte-Hermandad, qui va sans aucun
doute lâcher ses limiers à nos trousses. Ce que Votre Grâce peut
faire, et ce qu'il est juste qu'elle fasse, c'est de commuer ce
service et cette obligation de passage devant cette dame Dulcinée
du Toboso en quelques douzaines de _Credo _et d'_Ave Maria, _que
nous dirons en votre intention. C'est du moins une pénitence qu'on
peut faire, de nuit et de jour, pendant la fuite comme pendant le
repos, en paix comme en guerre. Mais penser que nous allons
maintenant retourner en terre d'Égypte, je veux dire que nous
allons reprendre notre chaîne et suivre le chemin du Toboso, c'est
penser qu'il fait nuit à présent, quoiqu'il ne soit pas dix heures
du matin; et nous demander une telle folie, c'est demander des
poires à l'ormeau.

-- Eh bien! je jure Dieu, s'écria don Quichotte, s'enflammant de
colère, don fils de mauvaise maison, don Ginésille de Paropillo,
ou comme on vous appelle, que vous irez tout seul, l'oreille basse
et la queue entre les jambes, avec toute la chaîne sur le dos.»

Passamont, qui n'était pas fort endurant de sa nature, et qui
n'était plus à s'apercevoir que la cervelle de don Quichotte avait
un faux pli, puisqu'il avait commis une aussi grande extravagance
que celle de leur rendre la liberté, se voyant traiter si
cavalièrement, cligna de l'oeil à ses compagnons, lesquels,
s'éloignant tout d'une volée, firent pleuvoir sur don Quichotte
une telle grêle de pierres, qu'il n'avait pas assez de mains pour
se couvrir de sa rondache; et quant au pauvre Rossinante, il ne
faisait pas plus de cas de l'éperon que s'il eût été coulé en
bronze.

Sancho se jeta derrière son âne, et se défendit avec cet écu du
nuage de pierres qui crevait sur tous les deux. Mais don Quichotte
ne put pas si bien s'abriter, que je ne sais combien de cailloux
ne l'atteignissent dans le milieu du corps, et si violemment,
qu'ils l'emmenèrent avec eux par terre. Dès qu'il fut tombé,
l'étudiant lui sauta dessus, et lui ôta de la tête son plat à
barbe, dont il lui donna trois ou quatre coups sur les épaules,
qu'il frappa ensuite autant de fois sur la terre, et qu'il mit
presque en morceaux. Ces vauriens prirent ensuite au pauvre
chevalier un pourpoint à doubles manches qu'il portait par-dessus
ses armes, et lui auraient enlevé jusqu'à ses bas, si l'armure des
grèves n'en eût empêché. Ils débarrassèrent aussi Sancho de son
manteau court, et le laissèrent en justaucorps; puis, ayant
partagé entre eux tout le butin de la bataille, ils s'échappèrent
chacun de son côté, ayant plus de soin d'éviter la Sainte-
Hermandad, dont ils avaient grand'peur, que de se mettre la chaîne
au cou, et de se présenter en cet état devant madame Dulcinée du
Toboso. Il ne resta plus sur la place que l'âne, Rossinante,
Sancho et don Quichotte: l'âne, pensif et tête basse, secouant de
temps en temps les oreilles, comme si l'averse de pierres n'eût
pas encore cessé; Rossinante, étendu le long de son maître, car
une autre décharge l'avait aussi jeté sur le carreau; Sancho, en
manches de chemise, et tremblant à l'idée de la Sainte-Hermandad;
enfin don Quichotte, l'âme navrée de se voir ainsi maltraité par
ceux-là mêmes qui lui devaient un si grand bienfait.

Chapitre XXIII

_De ce qui arriva au fameux don Quichotte dans la Sierra
Moréna__[145]__, l'une des plus rares aventures que rapporte
cette véridique histoire_


Don Quichotte, se voyant en si triste état, dit à son écuyer:

«Toujours, Sancho, j'ai entendu dire que faire du bien à de la
canaille, c'est jeter de l'eau dans la mer. Si j'avais cru ce que
tu m'as dit, j'aurais évité ce déboire; mais la chose est faite,
prenons patience pour le moment, et tirons expérience pour
l'avenir.

-- Vous tirerez expérience, répondit Sancho, tout comme je suis
Turc. Mais, puisque vous dites que, si vous m'aviez cru, vous
eussiez évité ce malheur, croyez-moi maintenant, et vous en
éviterez un bien plus grand encore. Car je vous déclare qu'avec la
Sainte-Hermandad il n'y a pas de chevalerie qui tienne, et qu'elle
ne fait pas cas de tous les chevaliers errants du monde pour deux
maravédis. Tenez, il me semble déjà que ses flèches me sifflent
aux oreilles[146].

-- Tu es naturellement poltron, Sancho, reprit don Quichotte;
mais, afin que tu ne dises pas que je suis entêté, et que je ne
fais jamais ce que tu me conseilles, pour cette fois, je veux
suivre ton avis, et me mettre à l'abri de ce courroux qui te fait
si peur. Mais c'est à une condition: que jamais, en la vie ou en
la mort, tu ne diras à personne que je me suis éloigné et retiré
de ce péril par frayeur, mais bien pour complaire à tes
supplications. Si tu dis autre chose, tu en auras menti, et dès à
présent pour alors, comme alors pour dès à présent, je te donne un
démenti, et dis que tu mens et mentiras toutes les fois que tu
diras ou penseras pareille chose. Et ne me réplique rien, car, de
penser seulement que je m'éloigne d'un péril, de celui-ci
principalement, où il me semble que je montre je ne sais quelle
ombre de peur, il me prend envie de rester là, et d'y attendre
seul, non-seulement cette Sainte-Hermandad ou confrérie qui
t'épouvante, mais encore les frères des douze tribus d'Israël, et
les sept frères Macchabées, et les jumeaux Castor et Pollux, et
tous les frères, confrères et confréries qu'il y ait au monde.

-- Seigneur, répondit Sancho, se retirer n'est pas fuir, et
attendre n'est pas sagesse quand le péril surpasse l'espérance et
les forces. Il est d'un homme sage de se garder aujourd'hui pour
demain, et de ne pas s'aventurer tout entier en un jour. Et sachez
que, tout rustre et vilain que je suis, j'ai bien quelque idée
pourtant de ce qu'on appelle se bien gouverner. Ainsi, ne vous
repentez pas d'avoir suivi mon conseil; montez plutôt sur
Rossinante, si vous pouvez, ou sinon je vous aiderai; et suivez-
moi, car le coeur me dit que nous avons plus besoin maintenant de
nos pieds que de nos mains.»

Don Quichotte monta sur sa bête, sans répliquer un mot; et, Sancho
prenant les devants sur son âne, ils entrèrent dans une gorge de
la Sierra-Moréna, dont ils étaient proches. L'intention de Sancho
était de traverser toute cette chaîne de montagnes, et d'aller
déboucher au Viso ou bien à Almodovar del Campo, après s'être
cachés quelques jours dans ces solitudes, pour échapper à la
Sainte-Hermandad, si elle se mettait à leur piste. Ce qui
l'encouragea dans ce dessein, ce fut de voir que le sac aux
provisions qu'il portait sur son âne avait échappé au pillage des
galériens, chose qu'il tint à miracle, tant ces honnêtes gens
avaient bien fureté, et pris tout ce qui leur convenait.

Les deux voyageurs arrivèrent cette nuit même au coeur de la
Sierra-Moréna, où Sancho trouva bon de faire halte, et même de
passer quelques jours, au moins tant que dureraient les vivres.
Ils s'arrangèrent donc pour la nuit entre deux roches et quantité
de grands liéges. Mais la destinée, qui, selon l'opinion de ceux
que n'éclaire point la vraie foi, ordonne et règle tout à sa
fantaisie, voulut que Ginès de Passamont, cet insigne voleur
qu'avaient délivré de la chaîne la vertu et la folie de don
Quichotte, poussé par la crainte de la Sainte-Hermandad, qu'il
redoutait avec juste raison, eût aussi songé à se cacher dans ces
montagnes. Elle voulut de plus que sa frayeur et son étoile
l'eussent conduit précisément où s'étaient arrêtés don Quichotte
et Sancho Panza, qu'il reconnut aussitôt, et qu'il laissa
paisiblement s'endormir. Comme les méchants sont toujours ingrats,
comme la nécessité est l'occasion qui fait le larron, et que le
présent fait oublier l'avenir, Ginès, qui n'avait pas plus de
reconnaissance que de bonnes intentions, résolut de voler l'âne de
Sancho Panza, se souciant peu de Rossinante, qui lui parut un
aussi mauvais meuble à vendre qu'à mettre en gage. Sancho dormait;
Ginès lui vola son âne, et, avant que le jour vînt, il était trop
loin pour qu'on pût le rattraper.

L'aurore parut, réjouissant la terre, et attristant le bon Sancho
Panza; car, ne trouvant plus son âne, et se voyant sans lui, il se
mit à faire les plus tristes et les plus douloureuses
lamentations, tellement que don Quichotte s'éveilla au bruit de
ses plaintes, et l'entendit qui disait en pleurant:

«Ô fils de mes entrailles, né dans ma propre maison, jouet de mes
enfants, délices de ma femme, envie de mes voisins, soulagement de
mes charges, et finalement nourricier de la moitié de ma personne,
car, avec vingt-six maravédis que tu gagnais par jour, tu
fournissais à la moitié de ma dépense!»

Don Quichotte, qui vit les pleurs de Sancho et en apprit la cause,
le consola par les meilleurs raisonnements qu'il put trouver, et
lui promit de lui donner une lettre de change de trois ânons sur
cinq qu'il avait laissés dans son écurie. À cette promesse, Sancho
se consola, sécha ses larmes, calma ses sanglots, et remercia son
maître de la faveur qu'il lui faisait.

Celui-ci, dès qu'il eut pénétré dans ces montagnes, qui lui
semblaient des lieux tout à fait propres aux aventures qu'il
cherchait, s'était senti le coeur bondir de joie. Il repassait en
sa mémoire ces merveilleux événements qui, dans de semblables
lieux, âpres et solitaires, étaient arrivés à des chevaliers
errants, et ces pensées l'absorbaient et le transportaient au
point qu'il oubliait toute autre chose. Quant à Sancho, il n'avait
d'autre souci, depuis qu'il croyait cheminer en lieu sûr, que de
restaurer son estomac avec les débris qui restaient du butin fait
sur les prêtres du convoi. Il s'en allait donc derrière son
maître, chargé de tout ce qu'aurait dû porter le grison[147], et
tirant du sac pour mettre en son ventre; et il se trouvait si bien
de cette manière d'aller, qu'il n'aurait pas donné une obole pour
rencontrer toute autre aventure. En ce moment il leva les yeux, et
vit que son maître, s'étant arrêté, essayait de soulever avec la
pointe de sa lance je ne sais quel paquet qui gisait par terre. Se
hâtant alors d'aller lui aider, s'il en était besoin, il arriva au
moment où don Quichotte soulevait sur le bout de sa pique un
coussin et une valise attachés ensemble, tous deux en lambeaux et
à demi pourris. Mais le paquet pesait tant que Sancho fut obligé
de l'aller prendre à la main, et son maître lui dit de voir ce
qu'il y avait dans la valise. Sancho s'empressa d'obéir, et,
quoiqu'elle fût fermée avec une chaîne et son cadenas, il lui fut
facile, par les trous qu'avait faits la pourriture, de voir ce
qu'elle contenait. C'étaient quatre chemises de fine toile de
Hollande, et d'autres hardes aussi élégantes que propres; et de
plus, Sancho trouva dans un mouchoir un bon petit tas d'écus d'or.
Dès qu'il les vit:

«Béni soit le ciel tout entier, s'écria-t-il, qui nous envoie
enfin une aventure à gagner quelque chose.»

Il se remit à chercher, et trouva un petit livre de poche
richement relié.

«Donne-moi ce livre, lui dit don Quichotte; quant à l'argent,
garde-le, je t'en fais cadeau.»

Sancho lui baisa les mains pour le remercier de cette faveur, et,
dévalisant la valise, il mit la lingerie dans le sac aux
provisions. À la vue de toutes ces circonstances, don Quichotte
dit à son écuyer:

«Il me semble, Sancho, et ce ne peut être autre chose, que quelque
voyageur égaré aura voulu traverser ces montagnes, et que des
brigands, l'ayant surpris au passage, l'auront assassiné, et
seront venus l'enterrer dans cet endroit désert.

-- Cela ne peut pas être, répondit Sancho; car des voleurs
n'auraient point laissé l'argent.

-- Tu as raison, reprit don Quichotte, et je ne devine vraiment
pas ce que ce peut être. Mais attends, nous allons voir s'il n'y a
pas dans ces tablettes quelque note d'où nous puissions dépister
et découvrir ce que nous désirons savoir.»

Il ouvrit le petit livre, et la première chose qu'il vit écrite,
comme en brouillon, quoique d'une belle écriture, fut un sonnet
qu'il lut à haute voix pour que Sancho l'entendît. Ce sonnet
disait:

«Ou l'amour n'a point assez de discernement, ou il a trop de
cruauté, ou bien ma peine n'est point en rapport avec la faute qui
me condamne à la plus dure espèce de tourment.

«Mais, si l'amour est un dieu, personne n'ignore, et la raison le
veut ainsi, qu'un dieu ne peut être cruel. Qui donc ordonne
l'amère douleur que j'endure et que j'adore?

«Si je dis que c'est vous, Philis, je me trompe; car tant de mal
ne peut sortir de tant de bien, et ce n'est pas du ciel que me
vient cet enfer.

«Il faut donc mourir, voilà le plus certain: car au mal dont la
cause est inconnue, ce serait miracle de trouver le remède.»

«Cette chanson-là ne nous apprend rien, dit Sancho; à moins
pourtant que, par ce fil dont il y est question, nous ne tirions
le peloton de toute l'aventure.

-- De quel fil parles-tu? demanda don Quichotte.

-- Il me semble, répondit Sancho, que Votre Grâce a parlé de fil.

-- De Philis j'ai parlé, reprit don Quichotte, et c'est sans doute
le nom de la dame dont se plaint l'auteur de ce sonnet; et, par ma
foi! ce doit être un poëte passable, ou je n'entends rien au
métier.

-- Comment donc! s'écria Sancho; est-ce que Votre Grâce s'entend
aussi à composer des vers?

-- Et plus que tu ne penses, répondit don Quichotte. C'est ce que
tu verras bientôt, quand tu porteras à madame Dulcinée du Toboso
une lettre écrite en vers du haut en bas. Il faut que tu saches,
Sancho, que tous, ou du moins la plupart des chevaliers errants
des temps passés, étaient de grands troubadours, c'est-à-dire de
grands poëtes et de grands musiciens: car ces deux talents, ou ces
deux grâces, pour les mieux nommer, sont essentielles aux amoureux
errants. Il est vrai que les strophes des anciens chevaliers ont
plus de vigueur que de délicatesse[148].

-- Lisez autre chose, dit Sancho; peut-être trouverez-vous de quoi
nous satisfaire.»

Don Quichotte tourna la page.

«Ceci est de la prose, dit-il, et ressemble à une lettre.

-- À une lettre missive[149]? demanda Sancho.

-- Elle ne me semble, au commencement, qu'une lettre d'amour,
répondit don Quichotte.

-- Eh bien! que Votre Grâce ait la bonté de lire tout haut, reprit
Sancho; j'aime infiniment ces histoires d'amour.

-- Volontiers,» dit don Quichotte; et, lisant à haute voix, comme
Sancho l'en avait prié, il trouva ce qui suit:

«La fausseté de tes promesses et la certitude de mon malheur me
conduisent en un lieu d'où arriveront plus tôt à tes oreilles les
nouvelles de ma mort que les expressions de mes plaintes. Tu m'as
trahi, ingrate, pour un homme qui a plus, mais qui ne vaut pas
plus que moi. Si la vertu était estimée une richesse, je
n'envierais pas le bonheur d'autrui, je ne pleurerais pas mon
propre malheur. Ce qu'avait édifié ta beauté, tes actions l'ont
détruit. Par l'une, je te crus un ange; par les autres, j'ai
reconnu que tu étais une femme. Reste en paix, toi qui me fais la
guerre; et fasse le ciel que les perfidies de ton époux demeurent
toujours cachées, afin que tu ne te repentes point de ce que tu as
fait, et que je ne tire pas vengeance de ce que je ne désire
plus.»

Quand don Quichotte eut achevé de lire cette lettre:

«Elle nous en apprend encore moins que les vers, dit-il, si ce
n'est pourtant que celui qui l'a écrite est quelque amant rebuté.»

Feuilletant ensuite le livre entier, il y trouva d'autres poésies
et d'autres lettres, tantôt lisibles, tantôt effacées. Mais elles
ne contenaient autre chose que des plaintes, des lamentations, des
reproches, des plaisirs et des peines, des faveurs et des mépris,
célébrant les unes et déplorant les autres.

Pendant que don Quichotte faisait l'examen des tablettes, Sancho
faisait celui de la valise, sans y laisser, non plus que dans le
coussin, un coin qu'il ne visitât, un repli qu'il ne furetât, une
couture qu'il ne rompît, un flocon de laine qu'il ne triât
soigneusement, pour que rien ne se perdît faute de diligence et
d'attention: tant lui avaient éveillé l'appétit les écus d'or déjà
trouvés, et dont le nombre passait la centaine! Bien qu'il ne
rencontrât rien de plus que cette trouvaille, il donna pour bien
employés les sauts sur la couverture, les vomissements du baume de
Fierabras, les caresses des gourdins, les coups de poing du
muletier, l'enlèvement du bissac, le vol du manteau, et toute la
faim, la soif et la fatigue qu'il avait souffertes au service de
son bon seigneur, trouvant qu'il en était plus que payé et
récompensé par l'abandon du trésor découvert.

Le chevalier de la Triste-Figure conservait un grand désir de
savoir quel était le maître de la valise, conjecturant par le
sonnet et la lettre, par la monnaie d'or et par les chemises
fines, qu'elle devait avoir appartenu à quelque amoureux de haut
étage, que les dédains et les perfidies de sa dame avaient conduit
à quelque fin désespérée. Mais, comme en cet endroit âpre et
sauvage il ne se trouvait personne dont il pût recueillir des
informations, il ne pensa qu'à passer outre, sans prendre d'autre
chemin que celui qui convenait à Rossinante, c'est-à-dire où la
pauvre bête pouvait mettre un pied devant l'autre, et s'imaginant
toujours qu'au travers de ces broussailles devait enfin s'offrir
quelque étrange aventure. Tandis qu'il cheminait dans ces pensées,
il aperçut tout à coup, à la cime d'un monticule qui se trouvait
en face de lui, un homme qui allait sautant de roche en roche et
de buisson en buisson avec une étonnante légèreté. Il crut
reconnaître qu'il était à demi-nu, la barbe noire et touffue, les
cheveux longs et en désordre, la tête découverte, les pieds sans
chaussures, et les jambes sans aucun vêtement. Des chausses, qui
semblaient de velours jaune, lui couvraient les cuisses, mais
tellement en lambeaux, qu'elles laissaient voir la chair en
plusieurs endroits. Bien qu'il eût passé avec la rapidité de
l'éclair, cependant tous ces détails furent remarqués et retenus
par le chevalier de la Triste-Figure. Celui-ci aurait bien voulu
le suivre; mais il n'était pas donné aux faibles jarrets de
Rossinante de courir à travers ces pierrailles, ayant d'ailleurs
de sa nature le pas court et l'humeur flegmatique. Don Quichotte
s'imagina aussitôt que ce devait être le maître de la valise, et
il résolut à part soi de se mettre à sa poursuite, dû-t-il, pour
le trouver, courir toute une année par ces montagnes. Il ordonna
donc à Sancho de prendre par un côté du monticule, tandis qu'il
prendrait par l'autre, espérant, à la faveur d'une telle
manoeuvre, rencontrer cet homme qui avait disparu si vite à leurs
yeux.

«Je ne puis faire ce que vous commandez, répondit Sancho; car, dès
que je quitte Votre Grâce, la peur est avec moi, qui m'assaille de
mille espèces d'alarmes et de visions. Et ce que je dis là doit
vous servir d'avis pour que dorénavant vous ne m'éloigniez pas
d'un doigt de votre présence.

-- J'y consens, reprit le chevalier de la Triste-Figure, et je
suis ravi que tu aies ainsi confiance en mon courage, qui ne te
manquera pas, quand même l'âme te manquerait au corps. Viens donc
derrière moi, pas à pas, ou comme tu pourras, et fais de tes yeux
des lanternes. Nous ferons le tour de ces collines, et peut-être
tomberons-nous sur cet homme que nous venons d'entrevoir, et qui
sans aucun doute n'est autre que le maître de notre trouvaille.

-- En ce cas, répondit Sancho, il vaut bien mieux ne pas le
chercher; car si nous le trouvons, et s'il est par hasard le
maître de l'argent, il est clair que me voilà contraint de le lui
restituer. Mieux vaut, dis-je, sans faire ces inutiles démarches,
que je reste en possession de bonne foi, jusqu'à ce que, sans tant
de curiosité et de diligence, le véritable propriétaire vienne à
se découvrir. Ce sera peut-être après que j'aurai dépensé
l'argent, et alors le roi m'en fera quitte.

-- Tu te trompes en cela, Sancho, répondit don Quichotte. Dès que
nous soupçonnons que c'est le maître de cet argent que nous avons
eu devant les yeux, nous sommes obligés de le chercher et de lui
faire restitution; et si nous ne le cherchions pas, la seule
puissante présomption qu'il en est le maître nous mettrait dans la
même faute que s'il l'était réellement. Ainsi donc, ami Sancho,
n'aie pas de peine de le chercher, car ce sera m'en ôter une
grande si je le trouve.»

Cela dit, il donna de l'éperon à Rossinante, et Sancho le suivit à
pied, portant la charge de l'âne, grâce à Ginès de Passamont.

Quand ils eurent presque achevé le tour de la montagne, ils
trouvèrent, au bord d'un ruisseau, le cadavre d'une mule portant
encore la selle et la bride, à demi dévoré par les loups et les
corbeaux: ce qui confirma davantage leur soupçon que ce fuyard
était le maître de la valise et de la mule. Pendant qu'ils la
considéraient, ils entendirent un coup de sifflet, comme ceux des
pâtres qui appellent leurs troupeaux; puis tout à coup, à leur
main gauche, ils virent paraître une grande quantité de chèvres,
et derrière elles parut, sur le haut de la montagne, le chevrier
qui les gardait, lequel était un homme d'âge. Don Quichotte
l'appela aussitôt à grands cris, et le pria de descendre auprès
d'eux. L'autre répondit en criant de même, et leur demanda comment
ils étaient venus dans un lieu qui n'était guère foulé que par le
pied des chèvres, ou des loups et d'autres bêtes sauvages. Sancho
lui répliqua qu'il n'avait qu'à descendre, et qu'on lui rendrait
bon compte de toute chose. Le chevrier descendit donc, et en
arrivant auprès de don Quichotte, il lui dit:

«Je parie que vous êtes à regarder la mule de louage qui est morte
dans ce ravin. Eh bien! de bonne foi, il y a bien six mois qu'elle
est à la même place. Mais, dites-moi, avez-vous rencontré par là
son maître?

-- Nous n'avons rencontré personne, répondit don Quichotte, mais
seulement un coussin et une valise que nous avons trouvés près
d'ici.

-- Je l'ai bien aussi trouvée, moi, cette valise, repartit le
chevrier; mais je n'ai voulu ni la relever ni m'en approcher tant
seulement, craignant quelque malheur, et qu'on ne m'accusât de
l'avoir eue par vol, car le diable est fin, et il jette aux jambes
de l'homme de quoi le faire trébucher et tomber, sans savoir
pourquoi ni comment.

-- C'est justement ce que je disais, répondit Sancho; moi aussi,
je l'ai trouvée, mais je n'ai pas voulu m'en approcher d'un jet de
pierre. Je l'ai laissée là-bas, où elle est comme elle était, car
je n'aime pas attacher des grelots aux chiens.

-- Dites-moi, bonhomme, reprit don Quichotte, savez-vous, par
hasard, quel est le maître de ces objets?

-- Ce que je saurai vous dire, répondit le chevrier, c'est qu'il y
a au pied de six mois environ qu'à des huttes de bergers, qui sont
comme à trois lieues d'ici, arriva un jeune homme de belle taille
et de bonne façon, monté sur cette même mule qui est morte par là,
et avec cette même valise que vous dites avoir trouvée et n'avoir
pas touchée. Il nous demanda quel était l'endroit de la montagne
le plus âpre et le plus désert. Nous lui dîmes que c'était celui
où nous sommes à présent; et c'est bien la vérité, car si vous
entriez une demi-lieue plus avant, peut-être ne trouveriez-vous
plus moyen d'en sortir, et je m'émerveille que vous ayez pu
pénétrer jusqu'ici, car il n'y a ni chemin ni sentier qui conduise
en cet endroit. Je dis donc qu'en écoutant notre réponse, le jeune
homme tourna bride et s'achemina vers le lieu que nous lui avions
indiqué, nous laissant tous ravis de sa bonne mine et de la hâte
qu'il se donnait à s'enfoncer dans le plus profond de la montagne.
Et depuis lors nous ne le vîmes plus jamais, jusqu'à ce que,
quelques jours après, il coupa le chemin à un de nos pâtres; et,
sans lui rien dire, il s'approcha de lui, et lui donna une
quantité de coups de pied et de coups de poing. Ensuite, il s'en
fut à la bourrique aux provisions, prit tout le pain et le fromage
qu'elle portait, et, cela fait, il s'enfuit et rentra dans la
montagne plus vite qu'un cerf. Quand nous apprîmes cette aventure,
nous nous mîmes, quelques chevriers et moi, à le chercher, presque
pendant deux jours, dans le plus épais des bois de la montagne, au
bout desquels nous le trouvâmes blotti dans le creux d'un gros
liège. Il vint à nous avec beaucoup de douceur, mais les habits
déjà en pièces, et le visage si défiguré, si brûlé du soleil, qu'à
peine nous le reconnaissions; si bien que ce furent ses habits,
tout déchirés qu'ils étaient, qui, par le souvenir que nous en
avions gardé, nous firent entendre que c'était bien là celui que
nous cherchions. Il nous salua très-poliment; puis, en de courtes
mais bonnes raisons, il nous dit de ne pas nous étonner de le voir
aller et vivre de la sorte, que c'était pour accomplir certaine
pénitence que lui avaient fait imposer ses nombreux péchés. Nous
le priâmes de nous dire qui il était; mais nous ne pûmes jamais
l'y décider. Nous lui dîmes aussi, quand il aurait besoin de
nourriture et de provisions, de nous indiquer où nous le
trouverions, parce que nous lui en porterions de bon coeur et
très-exactement; et, si cela n'était pas plus de son goût, qu'il
vînt les demander, mais non les prendre de force aux bergers. Il
nous remercia beaucoup de nos offres, nous demanda pardon des
violences passées, et nous promit de demander dorénavant sa
nourriture pour l'amour de Dieu, sans faire aucun mal à personne.
Quant à son habitation, il nous dit qu'il n'en avait pas d'autre
que celle qu'il pouvait rencontrer où la nuit le surprenait;
enfin, après ces demandes et ces réponses, il se mit à pleurer si
tendrement, que nous aurions été de pierre, nous tous qui étions à
l'écouter, si nous n'eussions fondu en larmes. Il suffisait de
considérer comment nous l'avions vu la première fois, et comment
nous le voyions alors; car, ainsi que je vous l'ai dit, c'était un
gentil et gracieux jeune homme, et qui montrait bien, dans la
politesse de ses propos, qu'il était de bonne naissance et
richement élevé, si bien que nous étions tous des rustres, et que,
pourtant, sa gentillesse était si grande, qu'elle se faisait
reconnaître même par la rusticité. Et tout à coup pendant qu'il
était au milieu de sa conversation, le voilà qui s'arrête, qui
devient muet, qui cloue ses yeux en terre un bon morceau de temps,
et nous voilà tous étonnés, inquiets, attendant comment allait
finir cette extase, et prenant de lui grande pitié; en effet,
comme tantôt il ouvrait de grands yeux, tantôt les fermait, tantôt
regardait à terre sans ciller, puis serrait les lèvres et fronçait
les sourcils, nous reconnûmes facilement qu'il était pris de
quelque accident de folie. Mais il nous fit bien vite voir que
nous pensions vrai; car il se releva tout à coup, furieux, de la
terre où il s'était couché, et se jeta sur le premier qu'il trouva
près de lui, avec tant de vigueur et de rage, que si nous ne le
lui eussions arraché des mains, il le tuait à coups de poing et à
coups de dents. Et tout en le frappant il disait:

«Ah! traître de Fernand! c'est ici, c'est ici que tu me payeras le
tour infâme que tu m'as joué; ces mains vont t'arracher le coeur
où logent et trouvent asile toutes les perversités réunies,
principalement la fraude et la trahison;» et il ajoutait à cela
d'autres propos qui tendaient tous à mal parler de ce Fernand, et
à l'appeler traître et perfide. Enfin, nous lui ôtâmes, non sans
peine, notre pauvre camarade, et alors, sans dire un mot, il
s'éloigna de nous à toutes jambes, et disparut si vite entre les
roches et les broussailles qu'il nous fut impossible de le suivre.
Nous avons de là conjecturé que la folie le prenait par accès, et
qu'un particulier nommé Fernand a dû lui faire quelque méchant
tour, aussi cruel que le montre l'état où il l'a réduit. Et tout
cela s'est confirmé depuis par le nombre de fois qu'il est venu à
notre rencontre, tantôt pour demander aux bergers de lui donner
une part de leurs provisions, tantôt pour la leur prendre de
force; car, quand il est dans ses accidents de folie, les bergers
ont beau lui offrir de bon coeur ce qu'ils ont, il ne veut rien
recevoir, mais il prend à coups de poing. Au contraire, quand il
est dans son bon sens, il demande pour l'amour de Dieu, avec
beaucoup de politesse; et quand il a reçu, il fait tout plein de
remerciements, sans manquer de pleurer aussi. Et je puis vous
dire, en toute vérité, seigneurs, continua le chevrier, qu'hier
nous avons résolu, moi et quatre bergers, dont deux sont mes
pâtres et deux mes amis, de le chercher jusqu'à ce que nous le
trouvions, et, quand nous l'aurons trouvé, de le conduire, de gré
ou de force, à la ville d'Almodovar, qui est à huit lieues d'ici;
et là nous le ferons guérir si son mal peut être guéri, ou du
moins nous saurons qui il est, quand il aura son bon sens, et s'il
a des parents auxquels nous puissions donner avis de son malheur.
Voilà, seigneurs, tout ce que je puis vous dire touchant ce que
vous m'avez demandé, et comptez bien que le maître des effets que
vous avez trouvés est justement le même homme que vous avez vu
passer avec d'autant plus de légèreté que ses habits ne le gênent
guère.»

Don Quichotte, qui avait dit, en effet, au chevrier comment il
avait vu courir cet homme à travers les broussailles, resta tout
surpris de ce qu'il venait d'entendre; et, sentant s'accroître son
désir de savoir qui était ce malheureux fou, il résolut de
poursuivre sa première pensée, et de le chercher par toute la
montagne, sans y laisser une caverne, une fente, un trou qu'il ne
visitât jusqu'à ce qu'il l'eût trouvé. Mais la fortune arrangea
mieux les choses qu'il ne l'espérait; car, en ce même instant,
parut dans une gorge de la montagne qui débouchait sur eux, le
jeune homme qu'il voulait chercher. Celui-ci s'avançait en
marmottant dans ses lèvres des paroles qu'il n'eût pas même été
possible d'entendre de près. Son costume était tel qu'on l'a
dépeint; seulement, lorsqu'il fut proche, don Quichotte s'aperçut
qu'un pourpoint en lambeaux qu'il portait sur les épaules était de
peau de daim parfumée d'ambre[150]: ce qui acheva de le convaincre
qu'une personne qui portait de tels habits ne pouvait être de
basse condition. Quand le jeune homme arriva près d'eux, il les
salua d'une voix rauque et brusque, mais avec beaucoup de
courtoisie. Don Quichotte lui rendit ses saluts avec non moins de
civilité, et, mettant pied à terre, il alla l'embrasser avec une
grâce affectueuse, et le tint quelques minutes étroitement serré
sur sa poitrine, comme s'il l'eût connu depuis longues années.
L'autre, que nous pouvons appeler _le Déguenillé de la mauvaise
mine, _comme don Quichotte _le chevalier de la Triste-Figure,
_après s'être laissé donner l'embrassade, l'écarta un peu de lui,
et, posant ses deux mains sur les épaules de don Quichotte, il se
mit à le regarder comme s'il eût voulu chercher à le reconnaître,
n'étant peut-être pas moins surpris de voir la figure, l'air et
les armes de don Quichotte, que don Quichotte ne l'était de le
voir lui-même en cet état. Finalement le premier qui parla, après
leur longue accolade, ce fut le Déguenillé, qui dit ce que nous
rapporterons plus loin.

Chapitre XXIV

_Où se continue l'histoire de la Sierra-Moréna_


L'histoire rapporte que don Quichotte écoutait avec une extrême
attention le misérable chevalier de la Montagne, lequel,
poursuivant l'entretien, lui dit:

«Assurément, seigneur, qui que vous soyez, car je ne vous connais
pas, je vous rends grâce des marques de courtoisie et d'affection
que vous me donnez; et je voudrais me trouver en position de
répondre autrement que par ma bonne volonté à celle que vous me
témoignez dans l'aimable accueil que je reçois de vous. Mais ma
triste destinée ne me donne rien autre chose, pour correspondre
aux bons offices qui me sont rendus, que de bons désirs de les
reconnaître.

-- Les miens, repartit don Quichotte, sont de vous servir,
tellement que j'avais résolu de ne pas sortir de ces montagnes
jusqu'à ce que je vous eusse découvert, et que j'eusse appris de
votre bouche si la douleur dont l'étrangeté de votre vie montre
que vous êtes atteint peut trouver quelque espèce de remède, pour
le chercher, dans ce cas, avec toute la diligence possible. Et si
votre malheur est de ceux qui tiennent la porte fermée à toute
espèce de consolation, je voulais du moins vous aider à le
supporter, en mêlant aux vôtres mes gémissements et mes pleurs;
car, enfin, c'est un soulagement dans les peines que de trouver
quelqu'un qui s'y montre sensible. Si donc mes bonnes intentions
méritent d'être récompensées par quelque preuve de courtoisie, je
vous supplie, seigneur, par celle que je vois briller en vous, et
je vous conjure aussi par l'objet que vous avez aimé, ou que vous
aimez le plus au monde, de me dire qui vous êtes, et quel motif
vous a poussé à vivre et à mourir comme une bête brute au milieu
de ces solitudes, où vous séjournez si différent de vous-même,
ainsi que le prouvent les dehors de votre personne. Je jure,
continua don Quichotte, par l'ordre de chevalerie que j'ai reçu,
quoique pécheur indigne, et par la profession de chevalier errant,
que si vous consentez, seigneur, à me complaire en cela, je vous
servirai avec toute l'ardeur et le dévouement auxquels je suis
tenu, étant ce que je suis, soit en soulageant votre disgrâce,
s'il s'y trouve quelque remède, soit, comme je vous l'ai promis,
en vous aidant à la pleurer.»

Le chevalier de la Forêt, qui entendait parler de cette façon
celui de la Triste-Figure, ne faisait autre chose que le regarder,
l'examiner, le considérer du haut en bas, et quand il l'eut
contemplé tout à son aise:

«Si l'on a, dit-il, quelque chose à me donner à manger, qu'on me
le donne pour l'amour de Dieu; et quand j'aurai mangé, je ferai et
je dirai tout ce qu'on voudra, en reconnaissance des bonnes
intentions qui me sont témoignées.»

Aussitôt Sancho tira de son bissac et le chevrier de sa panetière
ce qu'il fallait au Déguenillé pour apaiser sa faim. Celui-ci se
jeta sur ce qu'on lui offrit, comme un être abruti et stupide, et
se mit à manger avec tant de voracité, qu'une bouchée n'attendait
pas l'autre, et qu'il semblait plutôt les engloutir que les
avaler.

Tant qu'il mangea, ni lui ni ceux qui le regardaient ne
soufflèrent mot; mais dès qu'il eut fini son repas, il leur fit
signe de le suivre, et les conduisit dans une petite prairie verte
et fraîche, qui se trouvait près de là au détour d'un rocher. En
arrivant à cet endroit, il s'étendit sur l'herbe, les autres
firent de même, et tout cela sans rien dire, jusqu'à ce qu'enfin
le chevalier Déguenillé, s'étant bien arrangé dans sa place, leur
parla de la sorte:

«Si vous voulez, seigneur, que je vous conte en peu de mots
l'immensité de mes malheurs, il faut que vous me promettiez que,
par aucune question, par aucun geste, vous n'interromprez le fil
de ma triste histoire; car, à l'instant où vous le feriez, ce que
je raconterais en resterait là.»

Ce préambule du chevalier Déguenillé rappela aussitôt à la mémoire
de don Quichotte l'histoire que lui avait contée son écuyer, et
qui resta suspendue faute d'avoir trouvé le nombre de chèvres qui
avaient passé la rivière. Cependant le Déguenillé poursuivit:

«Si je prends cette précaution, dit-il, c'est parce que je
voudrais passer rapidement sur l'histoire de mes infortunes; car
les rappeler à ma mémoire ne peut servir à rien qu'à m'en causer
de nouvelles; et moins vous m'interrogerez, plus tôt j'aurai fait
de les dire: mais je n'omettrai rien toutefois de ce qui a quelque
importance pour satisfaire pleinement votre curiosité.»

Don Quichotte lui fit, au nom de tous, la promesse qu'il ne serait
point interrompu; et lui, sur cette assurance, commença de la
sorte:

«Mon nom est Cardénio, mon pays une des principales villes de
l'Andalousie, ma famille noble, mes parents riches, et mon malheur
si grand, que mes parents l'auront pleuré et que ma famille l'aura
ressenti, sans que leur richesse puisse l'adoucir; car pour
remédier aux maux que le ciel envoie, les biens de la fortune ont
peu de puissance. Dans ce même pays vivait un ange du ciel, en qui
l'amour avait placé toutes les perfections, toutes les gloires
qu'il me fût possible d'ambitionner. Telle était la beauté de
Luscinde, demoiselle aussi noble, aussi riche que moi, mais plus
heureuse, et moins constante que ne méritaient mes honnêtes
sentiments. Cette Luscinde, je l'aimai, je l'adorai dès mes plus
tendres années. Elle aussi, elle m'aima avec cette innocence et
cette naïveté que permettait son jeune âge. Nos parents s'étaient
aperçus de notre mutuelle affection, mais sans regret, car ils
voyaient bien qu'en continuant au delà de l'enfance, elle ne
pouvait avoir d'autre fin que le mariage, chose que semblait
arranger d'avance l'égalité de notre noblesse et de nos fortunes.

«Pour tous deux, en effet, l'amour grandit avec l'âge, et le père
de Luscinde crut devoir, par bienséance, me refuser l'entrée de sa
maison, imitant ainsi les parents de cette Thisbé, tant de fois
célébrée par les poëtes. Cette défense de nous voir ne fit
qu'ajouter un désir au désir, une flamme à la flamme; car, bien
qu'elle imposât silence à nos lèvres, elle ne put l'imposer à nos
plumes, lesquelles savent, plus librement que la langue, faire
entendre à qui l'on veut les sentiments que l'âme renferme,
puisque souvent la présence de l'objet aimé trouble la résolution
la mieux arrêtée, et rend muette la langue la plus hardie. Ô ciel!
combien de billets je lui écrivis! combien de réponses je reçus,
honnêtes et tendres! combien de chansons je composai, et de vers
amoureux, où mon âme déclarait ses sentiments secrets, peignait
ses désirs brûlants, entretenait ses souvenirs, et se délassait de
ses transports!

«À la fin, me voyant réduit au désespoir, et sentant que mon âme
se consumait dans l'envie de revoir Luscinde, je résolus de tenter
et de mettre en oeuvre ce qui me semblait le plus convenable pour
atteindre le prix si désiré et si mérité de mon amour, c'est-à-
dire de la demander à son père pour légitime épouse. Je le fis en
effet; il me répondit qu'il était sensible à l'intention que je
montrais de vouloir l'honorer de mon alliance et m'honorer de la
sienne; mais que mon père vivant encore, c'était à lui qu'il
appartenait à juste droit de faire cette demande; car, si cette
union n'était pleinement de son agrément et de son goût, Luscinde
n'était point une femme à prendre un mari et à se donner pour
épouse à la dérobée. Comme il me parut avoir raison en tout ce
qu'il disait, je lui rendis grâce de ses bonnes intentions, et
j'espérai que mon père donnerait son consentement dès que je le
lui demanderais.

«Dans cet espoir, j'allai à l'instant même dire à mon père quel
était mon désir. Mais, au moment où j'entrai dans son appartement,
je le trouvai tenant à la main une lettre ouverte, qu'il me remit
avant que je lui eusse dit une parole. «Cardénio, me dit-il, tu
verras par cette lettre que le duc Ricardo te veut du bien.» Le
duc Ricardo, comme vous devez le savoir, seigneurs, est un grand
d'Espagne qui a ses terres dans la plus belle contrée de
l'Andalousie. Je pris la lettre, je la lus, et je vis qu'elle
était conçue en termes tels, qu'à moi-même il me parut impossible
que mon père manquât de condescendre à ce qui lui était demandé.
Le duc le priait de m'envoyer aussitôt où il résidait, disant
qu'il voulait que je fusse, non point attaché à la personne de son
fils aîné, mais son compagnon, et qu'il se chargeait de me placer
en une situation qui répondît à l'estime qu'il avait pour moi. Je
devins muet à la lecture de cette lettre, et surtout quand
j'entendis mon père ajouter: «D'ici à deux jours, Cardénio, tu
partiras pour obéir à la volonté du duc, et rends grâces à Dieu,
qui t'ouvre un chemin par lequel tu dois atteindre à ce que tu
mérites.» À ces propos, il ajouta les conseils que donne un père
en cette occasion.

«Le moment de mon départ arriva. J'avais entretenu Luscinde la
nuit précédente, et lui avais conté tout ce qui se passait. J'en
avais également rendu compte à son père, en le suppliant de me
garder quelque temps sa parole, et de différer de prendre un parti
pour sa fille, au moins jusqu'à ce que je susse ce que Ricardo
voulait de moi. Il m'en fit la promesse, et Luscinde la confirma
par mille serments, par mille défaillances. Je me rendis enfin
auprès du duc Ricardo, et je reçus de lui un accueil si
bienveillant, qu'aussitôt l'envie s'éveilla parmi les gens de sa
maison, car il leur sembla que les marques d'intérêt dont me
comblait le duc étaient à leur préjudice. Mais celui de tous qui
témoigna le plus de joie de mon arrivée, ce fut son second fils,
appelé don Fernand, beau jeune homme, de nobles manières, libéral,
et facile à s'éprendre, lequel voulut bientôt que je fusse à tel
point son ami, que notre liaison fit gloser tout le monde. L'aîné
m'aimait sans doute, et me traitait avec distinction, mais sans
avoir pour moi, néanmoins, l'affection et l'intimité de don
Fernand. Or il arriva que, comme entre amis rien n'est secret, et
que la privauté dont je jouissais auprès de don Fernand avait
cessé de s'appeler ainsi pour devenir amitié, il me confiait
toutes ses pensées, entre autres un sentiment amoureux qui lui
causait quelque souci. Il aimait une jeune paysanne, vassale de
son père, dont les parents étaient très-riches, et si belle, si
spirituelle, si sage, que ceux qui la connaissaient ne savaient en
laquelle de ces qualités elle excellait davantage. Tant d'attraits
réunis en la belle paysanne enflammèrent à tel point les désirs de
don Fernand, qu'il résolut, pour faire sa conquête, et tout autre
moyen demeurant sans succès, de lui donner parole de l'épouser.
Pour répondre à l'amitié qu'il me portait, je me crus obligé de
chercher, par les plus puissantes raisons et les exemples les plus
frappants que je pus trouver, à le détourner d'un tel dessein; et,
voyant que mes remontrances étaient vaines, je résolus de tout
découvrir au duc son père. Mais don Fernand, adroit et fin, se
douta que je prendrais ce parti: car il vit bien qu'en serviteur
loyal je ne pouvais tenir cachée une chose si déshonorante pour le
duc mon seigneur. Aussi, voulant me distraire et me tromper, il me
dit qu'il ne trouvait pas de meilleur remède pour écarter de son
souvenir la beauté qui l'avait soumis que de s'absenter quelques
mois, et qu'il voulait en conséquence que nous vinssions tous deux
chez mon père, en donnant au duc le prétexte d'aller acheter
quelques bons chevaux dans ma ville natale, où s'élèvent les
meilleurs de l'univers. Quand je l'entendis ainsi parler, poussé
par ma tendresse, j'aurais approuvé sa résolution, fût-elle moins
sage, comme la plus judicieuse qui se pût imaginer, en voyant
quelle occasion elle m'offrait de revoir ma Luscinde. Dans cette
pensée et dans ce désir, j'approuvai son avis, je l'affermis en
son dessein, et lui conseillai de le mettre en pratique sans
retard, disant que l'absence, en dépit des plus fermes sentiments,
a d'infaillibles effets. Mais, comme je l'appris ensuite, don
Fernand ne m'avait fait cette proposition qu'après avoir abusé de
la jeune paysanne sous le faux titre de son époux, et il cherchait
une occasion de se mettre en sûreté avant d'être découvert,
craignant le courroux que ferait éclater son père en apprenant sa
faute. Comme, chez la plupart des jeunes gens, l'amour ne mérite
pas ce nom, que c'est un désir passager qui n'a d'autre but que le
plaisir, et qu'une fois celui-ci obtenu l'autre s'éteint, ce qui
n'arrive point à l'amour véritable, aussitôt que don Fernand eut
possédé la paysanne, ses désirs s'apaisèrent, et sa flamme
s'éteignit; tellement que, s'il avait d'abord feint de vouloir
s'éloigner pour éviter de prendre un engagement, il voulait
s'éloigner alors pour éviter de le tenir. Le duc lui donna la
permission de partir, et me chargea de l'accompagner.

«Nous arrivâmes dans ma ville, où mon père le reçut comme
l'exigeait la qualité d'un tel hôte. Je revis bientôt Luscinde, et
mes feux renaquirent, sans avoir été ni morts ni refroidis. Pour
mon malheur, je les fis connaître à don Fernand, car il me
semblait que la loi de notre amitié m'obligeait à ne lui garder
aucun secret. Je lui vantai les charmes, les grâces et l'esprit de
Luscinde, avec une telle passion, que mes louanges lui donnèrent
l'envie de voir une personne ornée de tant d'attraits. Mon triste
sort voulut que je satisfisse son désir; une nuit, je la lui fis
voir à la lumière d'une bougie, par une fenêtre où nous avions
coutume de nous entretenir. Il la vit, et toutes les beautés qu'il
avait vues jusqu'alors furent mises en oubli. Il resta muet,
absorbé, insensible, et, finalement, épris d'amour au point où
vous le verrez dans le cours de ma triste histoire. Pour enflammer
davantage son désir, qu'il me cachait à moi, et ne découvrait
qu'au ciel, la destinée voulut qu'il trouvât un jour un billet
qu'elle m'écrivait pour m'engager à demander sa main à son père,
billet si plein de grâce, de pudeur et d'amour, qu'après l'avoir
lu il me dit qu'en la seule Luscinde se trouvaient réunis tous les
charmes de l'esprit et de la beauté répartis dans le reste des
femmes. Il est bien vrai, et je veux l'avouer à présent, que, tout
en voyant avec quels justes motifs don Fernand faisait l'éloge de
Luscinde, j'étais fâché d'entendre de telles louanges dans sa
bouche, et je commençai justement à me défier de lui. En effet, à
tous moments il voulait que nous parlassions de Luscinde, et sans
cesse il ramenait l'entretien sur son compte, dût-il le tirer par
les cheveux. Tout cela éveillait en mon âme quelque soupçon de
jalousie, non que je craignisse aucun revers de la constance et de
la loyauté de Luscinde, et pourtant ma destinée me faisait
craindre précisément ce qu'elle me préparait. Don Fernand
cherchait toujours à lire les billets que j'envoyais à Luscinde et
ceux qu'elle me répondait, sous le motif qu'il prenait un grand
plaisir à l'ingénieuse expression de notre tendresse.

«Un jour, il arriva que Luscinde m'ayant demandé à lire un livre
de chevalerie pour lequel elle avait beaucoup de goût, l'_Amadis
de Gaule_...»

À peine don Quichotte eut-il entendu prononcer le mot de livre de
chevalerie, qu'il s'écria:

«Si Votre Grâce m'eût dit, au commencement de son histoire, que Sa
Grâce Mlle Luscinde avait du goût pour les livres de chevalerie,
vous n'auriez eu nul besoin d'autre éloge pour me faire apprécier
l'élévation de son intelligence, qui ne pouvait être ornée
d'autant de mérite que vous, seigneur, nous l'avez dépeinte, si
elle eût manqué de goût pour une si exquise et si savoureuse
lecture. Aussi, quant à moi, n'est-il plus besoin d'entrer en
dépense de paroles pour me vanter ses charmes, son mérite et son
esprit; il m'a suffi d'apprendre où se dirigent ses goûts pour la
déclarer la plus belle et la plus spirituelle des femmes de ce
monde. Seulement j'aurais voulu, seigneur, que Votre Grâce lui eût
envoyé, en même temps qu'_Amadis de Gaule, _ce bon _don Rugel de
Grèce, _car je suis sûr que Mlle Luscinde se fût beaucoup divertie
de Daraïda et Garaya, et des élégants propos du pasteur
Darinel[151], et des admirables vers de ses bucoliques, qu'il
chantait et jouait avec tant de grâce, d'esprit et d'enjouement;
mais le temps viendra de réparer facilement cette faute; et ce
sera dès que Votre Grâce voudra bien s'en venir avec moi dans mon
village: car là, je pourrai lui donner plus de trois cents volumes
qui font les délices de mon âme et les délassements de ma vie,
bien que je croie me rappeler que je n'en ai plus aucun, grâce à
la malice et à l'envie des méchants enchanteurs. Et que Votre
Grâce me pardonne si j'ai contrevenu à la promesse que nous lui
avions faite de ne point interrompre son récit; mais dès que
j'entends parler de chevalerie et de chevaliers errants, il n'est
pas plus en mon pouvoir de m'empêcher d'y joindre mon mot qu'il
n'est possible aux rayons du soleil de cesser de répandre la
chaleur, ou à ceux de la lune, l'humidité. Ainsi donc, excusez, et
poursuivez, ce qui viendra maintenant le plus à propos.»

Pendant que don Quichotte débitait le discours qui vient d'être
rapporté, Cardénio avait laissé tomber sa tête sur sa poitrine,
dans l'attitude d'un homme qui rêve profondément. Et, bien que,
par deux fois, don Quichotte l'eût prié de continuer son histoire,
il ne voulait ni relever la tête ni répondre un mot. Mais enfin,
après un long silence, il se redressa et dit:

«Je ne puis m'ôter une chose de la pensée, et personne au monde ne
me l'en ôtera, et celui-là serait un grand maraud qui croirait ou
ferait croire le contraire: c'est que ce bélître insigne de maître
Élisabad[152] vivait en concubinage avec la reine Madasime.

-- Oh! pour cela non, de par tous les diables! s'écria don
Quichotte enflammé de colère, et donnant un démenti assaisonné
comme de coutume; c'est une grande malignité, ou plutôt une grande
coquinerie de parler ainsi. La reine Madasime fut une noble et
vertueuse dame, et l'on ne peut supposer qu'une si haute princesse
s'avisât de faire l'amour avec un guérisseur de hernies. Et qui
dira le contraire en a menti comme un misérable coquin; et c'est
ce que je lui ferai voir à pied ou à cheval, armé ou désarmé, de
jour ou de nuit, et de telle manière qu'il lui fera plaisir.»

Cependant Cardénio le regardait fixement, car il venait d'être
repris d'un accès de folie, et n'était pas plus en état de
continuer son histoire que don Quichotte de l'entendre, tant
celui-ci s'était piqué de l'injure faite à Madasime. Chose
étrange! il avait pris parti pour elle, tout comme si elle eût été
réellement sa véritable et légitime souveraine: tellement il
s'était entêté de ses excommuniés de livres!

Or donc, Cardénio étant redevenu fou, dès qu'il s'entendit donner
un démenti et traiter de coquin, avec d'autres gentillesses
semblables, il prit mal la plaisanterie, et, ramassant un gros
caillou qui se trouvait à ses pieds, il en donna un tel coup dans
la poitrine à don Quichotte, qu'il le culbuta sur le dos. Sancho
Panza, qui vit ainsi traiter son seigneur, se jeta sur le fou le
poing fermé; mais le fou le reçut de telle sorte que, d'une
gourmade, il l'envoya par terre; et, lui montant sur l'estomac, il
lui foula les côtes tout à plaisir. Le chevrier, qui voulut
défendre Sancho, courut la même chance, et après les avoir tous
trois moulus et rendus, le fou les laissa, et s'en fut, avec un
merveilleux sang-froid, regagner les bois de la montagne.

Sancho se releva; mais, dans la rage qu'il avait de se voir ainsi
rossé sans raison, il s'en prit au chevrier, lui disant que
c'était sa faute, puisqu'il ne les avait pas avertis que cet homme
avait de temps en temps des accès de folie, et que, s'ils
l'eussent su, ils se seraient tenus sur leurs gardes. Le chevrier
répondit qu'il avait dit cela précisément, et que, si l'autre ne
l'avait pas entendu, ce n'était pas sa faute. Sancho repartit, le
chevrier répliqua, et la fin des reparties et des répliques fut de
s'empoigner à la barbe, et de se donner de telles gourmades, que
si don Quichotte ne les eût séparés, ils se mettaient en pièces.
Sancho disait, tenant le chevrier à la poignée:

«Laisse-moi faire, seigneur chevalier de la Triste-Figure; celui-
ci est vilain comme moi, et n'est pas armé chevalier; et je puis
bien tout à mon aise me venger du tort qu'il m'a fait, en
combattant avec lui main à main, comme un homme d'honneur.

-- C'est vrai, répondit don Quichotte; mais je sais qu'il n'y a
nullement de sa faute dans ce qui nous est arrivé.»

En disant cela, il leur fit faire la paix; puis il demanda de
nouveau au chevrier s'il serait possible de trouver Cardénio, car
il mourait d'envie de savoir la fin de son histoire. Le chevrier
lui répéta ce qu'il lui avait déjà dit, qu'il ne savait au juste
où Cardénio faisait sa demeure, mais que, s'il parcourait avec
soin ces alentours, il ne manquerait pas de le rencontrer, ou
raisonnable ou fou.

Chapitre XXV

_Qui traite des choses étranges qui arrivèrent dans la
SierraMoréna au vaillant chevalier de la Manche, et de la
pénitence qu'il fit à l'imitation du Beau-Ténébreux_


Don Quichotte, ayant fait ses adieux au chevrier, remonta sur
Rossinante, et donna ordre à Sancho de le suivre; lequel obéit,
mais de mauvaise grâce, forcé qu'il était d'aller à pied. Ils
pénétraient peu à peu dans le plus âpre de la montagne, et Sancho
mourait d'envie de deviser, tout en marchant, avec son maître,
mais il aurait voulu que celui-ci engageât la conversation, pour
ne pas contrevenir aux ordres qu'il en avait reçus. À la fin, ne
pouvant supporter un aussi long silence, il lui dit:

«Seigneur don Quichotte, que Votre Grâce veuille bien me donner sa
bénédiction et mon congé; je veux m'en aller d'ici, et retourner à
ma maison pour y trouver ma femme et mes enfants, avec lesquels je
pourrai du moins parler et converser tout à mon aise; car enfin,
prétendre que j'aille avec Votre Grâce à travers ces solitudes, de
jour et de nuit, sans que je puisse lui parler quand l'envie m'en
prend, c'est m'enterrer tout vif. Encore, si le sort voulait que
les animaux parlassent, comme au temps d'Isope, le mal ne serait
pas si grand, car je causerais avec mon âne[153] de tout ce qui me
passerait par l'esprit, et je prendrais ainsi mon mal en patience.
Mais c'est une rude chose, et qu'on ne peut bonnement supporter,
que de s'en aller cherchant des aventures toute sa vie, sans
trouver autre chose que des coups de poing, des coups de pied, des
coups de pierre et des sauts de couverture; et avec tout cela, il
faut se coudre la bouche, sans oser lâcher ce qu'on a sur le
coeur, comme si l'on était muet.

-- Je t'entends, Sancho, répondit don Quichotte: tu meurs d'envie
que je lève l'interdit que j'ai jeté sur ta langue. Eh bien!
tiens-le pour levé, et dis tout ce que tu voudras, mais à
condition que cette suspension de l'interdit ne durera pas au delà
du temps que nous passerons dans ces montagnes.

-- Soit, dit Sancho; pourvu que je parle maintenant, Dieu sait ce
qui viendra plus tard. Et pour commencer à jouir de ce sauf-
conduit, je vous demanderai à quel propos Votre Grâce s'avisait de
prendre le parti de cette reine Marcassine, ou comme elle
s'appelle? Et que diable vous importait que cet Élie l'abbé fût ou
non son bon ami? Je crois que si vous aviez laissé passer ce
point, dont vous n'étiez pas juge, le fou aurait passé plus avant
dans son histoire, et nous aurions évité, vous le caillou dans
l'estomac, moi plus de dix soufflets sur la face et autant de
coups de pied sur le ventre.

-- Par ma foi, Sancho, répondit don Quichotte, si tu savais aussi
bien que je le sais quelle noble et respectable dame fut cette
reine Madasime, je sais que tu dirais que ma patience a été grande
de ne pas briser la bouche d'où étaient sortis de tels blasphèmes,
et c'est un grand blasphème de dire ou de penser qu'une reine vive
en concubinage avec un chirurgien. La vérité de l'histoire est que
ce maître Élisabad dont le fou a parlé était un homme très-prudent
et de bon conseil, et qu'il servit autant de gouverneur que de
médecin à la reine; mais s'imaginer qu'elle était sa bonne amie,
c'est une insolence digne du plus sévère châtiment. Et d'ailleurs,
pour que tu conviennes que Cardénio ne savait ce qu'il disait, tu
dois observer que, lorsqu'il parlait ainsi, il était déjà retombé
dans ses accès.

-- C'est justement ce que je dis, reprit Sancho, et qu'il ne
fallait faire aucun cas des paroles d'un fou: car enfin, si votre
bonne étoile ne vous eût secouru, et si le caillou, au lieu de
s'acheminer à l'estomac, eût pris la route de la tête, nous
serions frais maintenant pour avoir voulu défendre cette belle
dame que Dieu a mise en pourriture.

-- Eh bien! Sancho, répliqua don Quichotte, mets-toi dans la tête
que sa folie même ne pouvait absoudre Cardénio. Contre les sages
et contre les fous, tout chevalier errant est obligé de prendre
parti pour l'honneur des femmes, quelles qu'elles puissent être; à
plus forte raison des princesses de haut étage, comme le fut la
reine Madasime, à laquelle je porte une affection toute
particulière pour ses rares qualités; car, outre qu'elle était
prodigieusement belle, elle se montra prudente, patiente et
courageuse dans les nombreux malheurs qui l'accablèrent. C'est
alors que les conseils et la société de maître Élisabad lui furent
d'un grand secours pour l'aider à supporter ses peines avec
prudence et fermeté. De là le vulgaire ignorant et malintentionné
prit occasion de dire et de croire qu'elle était sa maîtresse.
Mais ils en ont menti, dis-je encore, et ils en auront encore
menti deux cents autres fois, tous ceux qui oseront dire ou penser
telle chose.

-- Je ne le dis ni ne le pense, moi, répondit Sancho; et que ceux
qui mordent à ce conte le mangent avec leur pain. S'ils ont ou non
couché ensemble, c'est à Dieu qu'ils en auront rendu compte. Moi,
je viens de nos vignes, je ne sais rien de rien; et je n'aime pas
à m'enquérir de la vie d'autrui; et celui qui achète et ment, dans
sa bourse le sent. D'ailleurs, nu je suis né, nu je me trouve; je
ne perds ni ne gagne. Mais eussent-ils été bons amis, que
n'importe à moi? Bien des gens croient qu'il y a des quartiers de
lard où il n'y a pas seulement de crochets pour les pendre. Mais
qui peut mettre des portes aux champs? n'a-t-on pas glosé de Dieu
lui-même?

-- Ah! sainte Vierge, s'écria don Quichotte, combien de niaiseries
enfiles-tu, Sancho, les unes au bout des autres! Eh! quel rapport
y a-t-il entre l'objet qui nous occupe et les proverbes que tu
fais ainsi défiler? Par ta vie, Sancho, tais-toi une fois pour
toutes, et ne t'occupe désormais que de talonner ton âne, sans te
mêler de ce qui ne te regarde pas, et mets-toi bien dans la tête,
avec l'aide de chacun de tes cinq sens, que tout ce que je fis,
fais et ferai, est d'accord avec la droite raison, et parfaitement
conforme aux lois de la chevalerie, que je connais mieux que tous
les chevaliers qui en ont fait profession dans le monde.

-- Mais, seigneur, répondit Sancho, est-ce une bonne règle de
chevalerie que nous allions ainsi par ces montagnes comme des
enfants perdus, sans chemin ni sentier, et cherchant un fou,
auquel, dès que nous l'aurons trouvé, il pourrait bien prendre
envie de finir ce qu'il a commencé, non de son histoire, mais de
la tête de Votre Grâce et de mes côtes à moi, je veux dire
d'achever de nous les rompre?

-- Tais-toi, Sancho, je te le répète, reprit don Quichotte; car il
faut que tu saches que ce qui m'amène dans ces lieux déserts, ce
n'est pas seulement le désir de rencontrer le fou, mais bien aussi
celui que j'ai d'y faire une prouesse capable d'éterniser mon nom
et de répandre ma renommée sur toute la surface de la terre, telle
enfin qu'elle doit mettre le sceau à tous les mérites qui rendent
parfait et fameux un chevalier errant.

-- Et cette prouesse est-elle bien périlleuse? demanda Sancho.

-- Non, répondit le chevalier de la Triste-Figure, bien que le dé
puisse tourner de manière que nous ayons, au lieu de chance, du
guignon. Mais tout dépendra de ta diligence.

-- Comment, de ma diligence? reprit Sancho.

-- Oui, reprit don Quichotte: car si tu reviens vite d'où je vais
t'envoyer, vite finira ma peine et vite commencera ma gloire. Mais
comme il n'est pas juste que je te tienne davantage en suspens et
dans l'attente du sujet de mes propos, je veux que tu saches, ô
Sancho, que le fameux Amadis de Gaule fut un des plus parfaits
chevaliers errants: que dis-je? un des plus parfaits! le seul,
l'unique, le premier, le seigneur de tous les chevaliers qui
étaient au monde de son temps. J'en suis bien fâché pour don
Bélianis, et pour tous ceux qui disent qu'il l'égala en quelque
chose, car ils se trompent, sur ma foi. Je dis, d'un autre côté,
que, lorsqu'un peintre veut devenir célèbre dans son art, il
essaye d'imiter les originaux des meilleurs peintres qu'il
connaisse; et la même règle doit courir pour tous les métiers,
pour toutes les professions qui servent à la splendeur des
républiques. C'est encore ce que doit faire et ce que fait celui
qui veut gagner une réputation de prudence et de patience: il
imite Ulysse, dans la personne et les travaux duquel Homère nous a
tracé un portrait vivant de l'homme prudent et ferme dans le
malheur, de même que Virgile nous a montré, dans la personne
d'Énée, la valeur d'un fils pieux et la sagacité d'un vaillant
capitaine; les peignant tous deux, non tels qu'ils furent, mais
tels qu'ils devaient être, afin de laisser aux hommes à venir un
modèle achevé de leurs vertus. De la même manière, Amadis fut le
nord, l'étoile et le soleil des chevaliers vaillants et amoureux,
et c'est lui que nous devons imiter, nous tous qui sommes engagés
sous les bannières de l'amour et de la chevalerie. Cela donc étant
ainsi, il me paraît, Sancho, que le chevalier errant qui l'imitera
le mieux sera le plus près d'atteindre à la perfection de la
chevalerie. Or, l'une des choses où ce chevalier fit le plus
éclater sa prudence, sa valeur, sa fermeté, sa patience et son
amour, ce fut quand il se retira, dédaigné par sa dame Oriane,
pour faire pénitence sur la Roche-Pauvre, après avoir changé son
nom en celui du Beau-Ténébreux, nom significatif, à coup sûr, et
bien propre à la vie qu'il s'était volontairement imposée[154].
Ainsi, comme il m'est plus facile de l'imiter en cela qu'à
pourfendre des géants, à décapiter des andriaques[155], à défaire
des armées, à disperser des flottes et à détruire des
enchantements; comme, d'ailleurs, ces lieux sauvages sont
admirablement propres à de tels desseins, je n'ai pas envie de
laisser passer sans la saisir l'occasion qui m'offre si
commodément les mèches de ses cheveux.

-- En fin de compte, demanda Sancho, qu'est-ce que Votre Grâce
prétend faire dans cet endroit si écarté?

-- Ne t'ai-je pas dit, répondit don Quichotte, que je veux imiter
Amadis, faisant le désespéré, l'insensé, le furieux, afin d'imiter
en même temps le valeureux don Roland, quand il trouva sur les
arbres d'une fontaine les indices qu'Angélique la belle s'était
avilie dans les bras de Médor, ce qui lui donna tant de chagrin
qu'il en devint fou, et qu'il arracha des arbres, troubla l'eau
des claires fontaines, tua des bergers, détruisit des troupeaux,
incendia des chaumières, renversa des maisons, traîna sa jument,
et fit cent mille autres extravagances dignes d'éternelle
renommée[156]? Il est vrai que je ne pense pas imiter Roland, ou
Orland, ou Rotoland (car il avait ces trois noms à la fois) de
point en point, dans toutes les folies qu'il fit, dit ou pensa.
Mais j'ébaucherai du moins de mon mieux celles qui me sembleront
les plus essentielles. Peut-être même viendrai-je à me contenter
tout simplement de l'imitation d'Amadis, qui, sans faire de folies
d'éclat et de mal, mais seulement de pleurs et de désespoir,
obtint autant de gloire que personne.

-- Quant à moi, dit Sancho, il me semble que les chevaliers qui en
agirent de la sorte y furent provoqués, et qu'ils avaient des
raisons pour faire ces sottises et ces pénitences. Mais vous, mon
seigneur, quelle raison avez-vous de devenir fou? quelle dame vous
a rebuté? ou quels indices avez-vous trouvés qui fissent entendre
que ma dame Dulcinée du Toboso ait fait quelque enfantillage avec
More ou chrétien?

-- Eh! par Dieu, voilà le point, répondit don Quichotte; et c'est
là justement qu'est le fin de mon affaire. Qu'un chevalier errant
devienne fou quand il en a le motif, il n'y a là ni gré ni grâce;
le mérite est de perdre le jugement sans sujet, et de faire dire à
ma dame: «S'il fait de telles choses à froid, que ferait-il donc à
chaud?» D'ailleurs, n'ai-je pas un motif bien suffisant dans la
longue absence qui me sépare de ma dame et toujours maîtresse
Dulcinée du Toboso? car, ainsi que tu l'as entendu dire à ce
berger de l'autre jour, Ambroise: Qui est absent, tous les maux
craint ou ressent. Ainsi donc, ami Sancho, ne perds pas en vain le
temps à me conseiller que j'abandonne une imitation si rare, si
heureuse, si inouïe. Fou je suis, et fou je dois être jusqu'à ce
que tu reviennes avec la réponse d'une lettre que je pense te
faire porter à ma dame Dulcinée. Si cette réponse est telle que la
mérite ma foi, aussitôt cesseront ma folie et ma pénitence; si le
contraire arrive, alors je deviendrai fou tout de bon, et,
l'étant, je n'aurai plus nul sentiment. Ainsi, de quelque manière
qu'elle réponde, je sortirai de la confusion et du tourment où tu
m'auras laissé, jouissant du bien que tu m'apporteras, à la faveur
de ma raison, ou cessant de sentir le mal, à la faveur de ma
folie. Mais, dis-moi, Sancho, as-tu bien précieusement gardé
l'armet de Mambrin? J'ai vu que tu l'as relevé de terre quand cet
ingrat voulut le mettre en pièces, et ne put en venir à bout; ce
qui démontre bien clairement toute la finesse de sa trempe.»

À cela Sancho répondit:

«Vive Dieu! seigneur chevalier de la Triste-Figure, je ne puis
souffrir ni porter en patience certaines choses que dit Votre
Grâce. Elles me font imaginer à la fin que tout ce que vous me
dites d'aventures de chevalerie, de gagner des royaumes et des
empires, de donner des îles et de faire d'autres faveurs et
générosités à la mode des chevaliers errants, que tout cela, dis-
je, n'est que vent et mensonge, et autant de contes à dormir
debout. Car, enfin, quiconque entendrait dire à Votre Grâce qu'un
plat à barbe de barbier est l'armet de Mambrin, et ne vous verrait
pas sortir de cette erreur en plus de quatre jours, qu'est-ce
qu'il devrait penser, sinon que celui qui dit et affirme une telle
chose doit avoir le cerveau timbré? Le plat à barbe, je l'ai dans
mon bissac, tout aplati et tout bossué, et je l'emporte pour le
redresser à la maison, et m'y faire la barbe, si Dieu me fait
assez de grâce pour que je me retrouve un jour avec ma femme et
mes enfants.

-- Vois-tu, Sancho, reprit don Quichotte, par le même Dieu au nom
duquel tu viens de jurer, je te jure que tu as le plus étroit
entendement qu'écuyer eut jamais au monde. Est-il possible que,
depuis le temps que tu marches à ma suite, tu ne te sois pas
encore aperçu que toutes les choses des chevaliers errants
semblent autant de chimères, de billevesées et d'extravagances, et
qu'elles vont sans cesse au rebours des autres? Ce n'est point
parce qu'il en est ainsi, mais parce qu'au milieu de nous s'agite
incessamment une tourbe d'enchanteurs qui changent nos affaires,
les troquent, les dénaturent et les bouleversent à leur gré, selon
qu'ils ont envie de nous nuire ou de nous prêter faveur. Voilà
pourquoi cet objet, qui te paraît à toi un plat à barbe de
barbier, me paraît à moi l'armet de Mambrin, et à un autre
paraîtra toute autre chose. Et ce fut vraiment une rare précaution
du sage qui est de mon parti, de faire que tout le monde prît pour
un plat à barbe ce qui est bien réellement l'armet de Mambrin, car
cet objet étant de si grande valeur, tout le monde me poursuivrait
pour me l'enlever. Mais, comme on voit que ce n'est rien autre
chose qu'un bassin de barbier, personne ne s'en met en souci.
C'est ce qu'a bien prouvé celui qui voulait le rompre, et qui l'a
laissé par terre sans l'emporter; car, ma foi, s'il eût connu ce
que c'était, il ne serait pas parti les mains vides. Garde-le,
ami; à présent je n'en ai nul besoin, car je dois au contraire me
dépouiller de toutes ces armes, et rester nu comme lorsque je
sortis du ventre de ma mère, s'il me prend fantaisie d'imiter dans
ma pénitence plutôt Roland qu'Amadis.»

Ils arrivèrent, tout en causant ainsi, au pied d'une haute
montagne qui s'élevait seule, comme une roche taillée à pic, au
milieu de plusieurs autres dont elle était entourée. Sur son flanc
courait un ruisseau limpide, et tout alentour s'étendait une
prairie si verte et si molle qu'elle faisait plaisir aux yeux qui
la regardaient. Beaucoup d'arbres dispersés çà et là et quelques
fleurs des champs embellissaient encore cette douce retraite. Ce
fut le lieu que choisit le chevalier de la Triste-Figure pour
faire sa pénitence. Dès qu'il l'eut aperçu, il se mit à s'écrier à
haute voix comme s'il eût déjà perdu la raison:

«Voici l'endroit, ô ciel! que j'adopte et choisis pour pleurer
l'infortune où vous-même m'avez fait descendre; voici l'endroit où
les pleurs de mes yeux augmenteront les eaux de ce petit
ruisselet, où mes profonds et continuels soupirs agiteront
incessamment les feuilles de ces arbres sauvages, en signe et en
témoignage de l'affliction qui déchire mon coeur outragé. Ô vous,
qui que vous soyez, dieux rustiques, qui faites votre séjour dans
ces lieux inhabités, écoutez les plaintes de ce misérable amant
qu'une longue absence et d'imaginaires motifs de jalousie ont
réduit à venir se lamenter dans ces déserts, et à se plaindre des
rigueurs de cette belle ingrate, modèle et dernier terme de
l'humaine beauté. Ô vous! napées et dryades, qui habitez
d'ordinaire dans les profondeurs des montagnes, puissent les
légers et lascifs satyres dont vous êtes vainement adorées ne
troubler jamais votre doux repos, pourvu que vous m'aidiez à
déplorer mes infortunes, ou du moins que vous ne vous lassiez pas
d'entendre mes plaintes! Ô Dulcinée du Toboso, jour de mes nuits,
gloire de mes peines, nord de mes voyages, étoile de ma bonne
fortune, puisse le ciel te la donner toujours heureuse en tout ce
qu'il te plaira de lui demander, si tu daignes considérer en quels
lieux et en quel état m'a conduit ton absence, et répondre par un
heureux dénoûment à la constance de ma foi! Ô vous, arbres
solitaires, qui allez désormais tenir compagnie à ma solitude,
faites connaître par le doux bruissement de votre feuillage que ma
présence ne vous déplaît pas[157]. Et toi, ô mon écuyer, agréable et
fidèle compagnon de ma bonne et mauvaise fortune, retiens bien
dans ta mémoire ce qu'ici tu me verras faire, pour que tu le
transmettes et le racontes à celle qui en est la cause unique.»

En disant ces derniers mots, il mit pied à terre, se hâta d'ôter
le mors et la selle à Rossinante, et, le frappant doucement sur la
croupe avec la paume de la main:

«Reçois la liberté, lui dit-il, de celui qui l'a perdue, ô
coursier aussi excellent par tes oeuvres que malheureux par ton
sort; va-t'en, prends le chemin que tu voudras, car tu portes
écrit sur le front que nul ne t'a égalé en légèreté et en vigueur,
ni l'hippogriffe d'Astolphe, ni le renommé Frontin, qui coûta si
cher à Bradamante.[158]«

Sancho, voyant cela:

«Pardieu! s'écria-t-il, bien en a pris vraiment à celui qui nous a
ôté la peine de débâter le grison; on ne manquerait, par ma foi,
ni de caresses à lui faire, ni de belles choses à dire à sa
louange. Mais s'il était ici, je ne permettrais point que personne
le débâtât; car, à quoi bon? Il n'avait que voir aux noms
d'amoureux et de désespéré, puisque son maître n'était ni l'un ni
l'autre, lequel maître était moi, quand il plaisait à Dieu. En
vérité, seigneur chevalier de la Triste-Figure, si mon départ et
votre folie ne sont pas pour rire, mais tout de bon, il sera fort
à propos de resseller Rossinante, pour qu'il supplée au défaut du
grison; ce sera gagner du temps sur l'allée et le retour; car si
je fais à pied le chemin, je ne sais ni quand j'arriverai ni quand
je reviendrai, tant je suis pauvre marcheur.

-- Je dis, Sancho, répondit don Quichotte, que tu fasses comme tu
voudras, et que ton idée ne me semble pas mauvaise. Et j'ajoute
que tu partiras dans trois jours, afin que tu voies d'ici là tout
ce que je fais et dis pour elle, et que tu puisses le lui répéter.

-- Et qu'est-ce que j'ai à voir, reprit Sancho, de plus que je
n'ai vu?

-- Tu n'es pas au bout du compte, répondit don Quichotte. À
présent ne faut-il pas que je déchire mes vêtements, que je
disperse les pièces de mon armure, et que je fasse des culbutes la
tête en bas sur ces rochers, ainsi que d'autres choses de même
espèce qui vont exciter ton admiration?

-- Pour l'amour de Dieu, reprit Sancho, que Votre Grâce prenne
bien garde à la manière de faire ces culbutes; vous pourriez
tomber sur telle roche et en telle posture, qu'au premier saut se
terminerait toute la machine de cette pénitence. Moi, je suis
d'avis que, puisque Votre Grâce trouve ces culbutes tout à fait
nécessaires, et que l'oeuvre ne peut s'en passer, vous vous
contentiez, tout cela n'étant qu'une chose feinte et pour rire,
vous vous contentiez, dis-je, de les faire dans l'eau, ou sur
quelque chose de doux, comme du coton; et laissez-moi me charger
du reste: je saurai bien dire à ma dame Dulcinée que Votre Grâce
faisait ces culbutes sur une pointe de rocher plus dure que celle
d'un diamant.

-- Je suis reconnaissant de ta bonne intention, ami Sancho,
répondit don Quichotte; mais je veux te faire savoir que toutes
ces choses que je fais ici, loin d'être pour rire, sont très-
réelles et très-sérieuses: car, d'une autre manière, ce serait
contrevenir aux règlements de la chevalerie, qui nous défendent de
dire aucun mensonge, sous la peine des relaps; et faire une chose
pour une autre, c'est la même chose que mentir. Ainsi donc mes
culbutes doivent être franches, sincères et véritables, sans
mélange de sophistique ou de fantastique. Il sera même nécessaire
que tu me laisses quelques brins de charpie pour me panser,
puisque le sort a voulu que nous perdissions le baume.

-- Ça été bien pis de perdre l'âne, reprit Sancho, car avec lui
s'en est allée la charpie et toute la boutique. Et je supplie
Votre Grâce de ne plus se rappeler ce maudit breuvage; il suffit
que j'en entende le nom pour me mettre toute l'âme à l'envers, et
l'estomac sens dessus dessous. Je vous supplie, en outre, de tenir
pour passés les trois jours de délai que vous m'avez accordés afin
de voir quelles folies vous faites; je les donne pour dûment vues
et pour passées en force de chose jugée. J'en dirai des merveilles
à ma dame; mais écrivez la lettre, et dépêchez-moi vite, car j'ai
la meilleure envie de revenir tirer Votre Grâce de ce purgatoire
où je la laisse.

-- Purgatoire, dis-tu, Sancho? reprit don Quichotte. Tu ferais
mieux de l'appeler enfer, et pire encore s'il y a quelque chose de
pire.

-- Qui est en enfer, répliqua Sancho, _nulla est retentio__[159]_,
à ce que j'ai ouï dire.

-- Je n'entends pas ce que veut dire _retentio, _reprit don
Quichotte.

-- _Retentio _veut dire, repartit Sancho, que qui est en enfer
n'en sort plus jamais, et n'en peut plus sortir; ce qui sera tout
au rebours pour Votre Grâce, ou ma foi, je ne saurais plus jouer
des talons, au cas que je porte des éperons pour éveiller
Rossinante. Et plantez-moi une bonne fois pour toutes dans le
Toboso, et en présence de ma dame Dulcinée; je lui ferai un tel
récit des bêtises et des folies (c'est tout un) que Votre Grâce a
faites et qui lui restent encore à faire, que je finirai par la
rendre plus souple qu'un gant, dussé-je la trouver plus dure qu'un
tronc de liége. Avec cette réponse douce et mielleuse, je
reviendrai à travers les airs, comme un sorcier, et je tirerai
Votre Grâce de ce purgatoire, qui paraît un enfer, bien qu'il ne
le soit pas, puisqu'il y a grande espérance d'en sortir, ce que
n'ont pas, comme je l'ai dit, ceux qui sont en enfer; et je ne
crois pas que Votre Grâce dise autre chose.

-- Oui, c'est la vérité, répondit le chevalier de la Triste-
Figure; mais comment ferons-nous pour écrire la lettre?

-- Et puis aussi la lettre de change des ânons, ajouta Sancho.

-- Tout y sera compris, répondit don Quichotte. Et, puisque le
papier manque, il serait bon que nous l'écrivissions, comme
faisaient les anciens, sur des feuilles d'arbre, ou sur des
tablettes de cire, quoiqu'à vrai dire il ne serait pas plus facile
de trouver de la cire que du papier. Mais voilà qu'il me vient à
l'esprit où il sera bien et plus que bien de l'écrire: c'est sur
le livre de poche qu'a perdu Cardénio. Tu auras soin de la faire
transcrire sur une feuille de papier en bonne écriture, dans le
premier village où tu trouveras un maître d'école, ou sinon, le
premier sacristain venu te la transcrira; mais ne t'avise pas de
la faire transcrire par un notaire: ces gens-là ont une écriture
de chicane que Satan lui-même ne déchiffrerait pas.

-- Et que faut-il faire de la signature? demanda Sancho.

-- Jamais Amadis n'a signé ses lettres, répondit don Quichotte.

-- C'est très-bien, répliqua Sancho, mais la lettre de change doit
être signée forcément. Si je la fais transcrire, on dira que la
signature est fausse, et je resterai sans ânons.

-- La lettre de change, reprit don Quichotte, sera faite et signée
sur le livre de poche lui-même, et quand ma nièce la verra, elle
ne fera nulle difficulté d'y faire honneur. Quant à la lettre
d'amour, tu mettras pour signature: _À vous jusqu'à la mort, le
chevalier de la Triste-Figure._ Il importera peu qu'elle soit
écrite d'une main étrangère; car, si je m'en souviens bien,
Dulcinée ne sait ni lire ni écrire, et de toute sa vie n'a vu
lettre de ma main. En effet, mes amours et les siens ont toujours
été platoniques, sans s'étendre plus loin qu'à une honnête
oeillade, et encore tellement de loin en loin, que j'oserais jurer
d'une chose en toute sûreté de conscience: c'est que, depuis douze
ans au moins que je l'aime plus que la prunelle de ces yeux que
doivent manger un jour les vers de la terre, je ne l'ai pas vue
quatre fois; encore, sur ces quatre fois, n'y en a-t-il peut-être
pas une où elle ait remarqué que je la regardais, tant sont
grandes la réserve et la retraite où l'ont élevée son père Lorenzo
Corchuelo et sa mère Aldonza Nogalès.

-- Comment, comment! s'écria Sancho, c'est la fille de Lorenzo
Corchuelo qui est à cette heure ma dame Dulcinée du Toboso, celle
qu'on appelle, par autre nom, Aldonza Lorenzo?

-- C'est elle-même, répondit don Quichotte, celle qui mérite de
régner sur tout l'univers.

-- Oh! je la connais bien, reprit Sancho, et je puis dire qu'elle
jette aussi bien la barre que le plus vigoureux gars de tout le
village. Tudieu! c'est une fille de tête, faite et parfaite, et de
poil à l'estomac, propre à faire la barbe et le toupet à tout
chevalier errant qui la prendra pour dame. Peste! quelle voix elle
a, et quel creux de poitrine! Je puis dire qu'un jour elle monta
au clocher du village pour appeler des valets de ferme qui
travaillaient dans un champ de son père; et quoiqu'il y eût de là
plus d'une demi-lieue, ils l'entendirent aussi bien que s'ils
eussent été au pied de la tour. Et ce qu'elle a de mieux, c'est
qu'elle n'est pas du tout bégueule; elle a des façons de grande
dame; elle badine avec tout le monde, et fait la nique à tout
propos. À présent, seigneur chevalier de la Triste-Figure, je dis
que non-seulement Votre Grâce peut et doit faire des folies pour
elle, mais que vous pouvez à juste titre vous désespérer et vous
pendre, et que de ceux qui l'apprendront, il n'y a personne qui ne
dise que vous avez bien fait, dût le diable vous emporter. Oh! je
voudrais déjà me trouver en chemin, seulement pour le plaisir de
la revoir, car il y a longtemps que je l'ai vue; et vraiment elle
doit être bien changée. Rien ne gâte plus vite le teint des femmes
que d'être toujours à travers les champs, à l'air et au soleil. Il
faut pourtant que je confesse à Votre Grâce une vérité, seigneur
don Quichotte; car jusqu'à présent j'étais resté dans une grande
ignorance. Je pensais bien innocemment que ma dame Dulcinée devait
être quelque princesse dont Votre Grâce s'était éprise, ou quelque
personne de haut rang, et telle qu'elle méritât les riches
présents que vous lui avez envoyés, à savoir: celui du Biscayen
vaincu, ou celui des galériens délivrés, et beaucoup d'autres
encore, aussi nombreux que les victoires que doit avoir remportées
Votre Grâce dans le temps que je n'étais pas encore son écuyer.
Mais, tout bien considéré, que diable peut gagner ma dame Aldonza
Lorenzo, je veux dire ma dame Dulcinée du Toboso, à voir venir
s'agenouiller devant elle les vaincus que Votre Grâce lui envoie,
ou lui doit envoyer? Car il pourrait bien arriver qu'au moment où
ils paraîtraient, elle fût à peigner du chanvre ou à battre du blé
dans la grange, et qu'en la voyant, ces gens-là se missent en
colère, tandis qu'elle se moquerait ou se fâcherait aussi du
cadeau.

-- Je t'ai déjà dit bien des fois, Sancho, répondit don Quichotte,
que tu es un grand bavard, et qu'avec un esprit obtus et lourd tu
te mêles souvent de badiner et de faire des pointes. Mais pour que
tu reconnaisses combien tu es sot et combien je suis sage, je veux
que tu écoutes une petite histoire. Apprends donc qu'une jeune
veuve, belle, libre et riche, et surtout fort amie de la joie,
s'amouracha d'un frère lai, gros garçon, frais, réjoui et de large
encolure. Son aîné vint à le savoir, et dit un jour à la bonne
veuve, en manière de semonce fraternelle: Je suis étonné, madame,
et non sans raison, qu'une femme aussi noble, aussi belle, aussi
riche que Votre Grâce, aille s'amouracher d'un homme d'aussi bas
étage et d'aussi pauvre esprit qu'un tel, tandis qu'il y a dans la
même maison tant de docteurs, de maîtres et de théologiens, parmi
lesquels vous pourriez choisir comme au milieu d'un cent de
poires, et dire: «Celui-ci me convient, celui-là me déplaît.» Mais
la dame lui répondit avec beaucoup d'aisance et d'abandon: «Vous
êtes bien dans l'erreur, mon très-cher seigneur et frère, et vous
pensez à la vieille mode, si vous imaginez que j'ai fait un
mauvais choix en prenant un tel, quelque idiot qu'il vous
paraisse; car, pour ce que j'ai à faire de lui, il sait autant et
plus de philosophie qu'Aristote.» De la même manière, Sancho, pour
ce que j'ai à faire de Dulcinée, elle vaut autant que la plus
haute princesse de la terre. Il ne faut pas croire que tous les
poëtes qui chantent des dames sous des noms qu'ils leur donnent à
leur fantaisie les aient réellement pour maîtresses. Penses-tu que
les Amaryllis, les Philis, les Sylvies, les Dianes, les Galathées
et d'autres semblables, dont sont remplis les livres, les
romances, les boutiques de barbiers et les théâtres de comédie,
fussent de vraies créatures en chair et en os, et les dames de
ceux qui les ont célébrées? Non, vraiment; la plupart des poëtes
les imaginent pour donner un sujet à leurs vers, et pour qu'on les
croie amoureux, ou du moins capables de l'être[160]. Ainsi donc, il
me suffit de penser et de croire que la bonne Aldonza Lorenzo est
belle et sage. Quant à la naissance, elle importe peu; nous n'en
sommes pas à faire une enquête pour lui conférer l'habit de
chanoinesse, et je me persuade, moi, qu'elle est la plus haute
princesse du monde. Car il faut que tu saches, Sancho, si tu ne le
sais pas encore, que deux choses par-dessus tout excitent à
l'amour: ce sont la beauté et la bonne renommée. Or, ces deux
choses se trouvent dans Dulcinée au degré le plus éminent, car en
beauté personne ne l'égale, et en bonne renommée bien peu lui sont
comparables. Et pour tout dire en un mot, j'imagine qu'il en est
ainsi, sans qu'il faille rien ôter ni rien ajouter, et je la peins
dans mon imagination telle que je la désire, aussi bien pour la
noblesse que pour les attraits; à ce point, que nulle femme
n'approche d'elle, ni les Hélènes, ni les Lucrèces, ni toutes les
héroïnes des siècles passés, grecques, romaines ou barbares. Que
chacun en dise ce qu'il voudra; si je suis blâmé par les
ignorants, je ne serai pas du moins puni par les gens austères.

-- Et moi je dis, reprit Sancho, qu'en toutes choses Votre Grâce a
raison, et que je ne suis qu'un âne. Et je ne sais pourquoi ce nom
me vient à la bouche, car il ne faut point parler de corde dans la
maison d'un pendu. Mais donnez-moi la lettre, et que je déménage.»

Don Quichotte prit les tablettes de Cardénio, et, se mettant à
l'écart, il commença d'un grand sang-froid à écrire la lettre.
Quand il l'eut finie, il appela Sancho, et lui dit qu'il voulait
la lui lire pour qu'il l'apprît par coeur dans le cas où elle se
perdrait en route, car il fallait tout craindre de sa mauvaise
étoile.

«Votre Grâce ferait mieux, répondit Sancho, de l'écrire deux ou
trois fois, là, dans le livre, et de me le donner après: je saurai
bien le garder; mais penser que j'apprenne la lettre par coeur,
c'est une sottise. J'ai la mémoire si mauvaise, que j'oublie
souvent comment je m'appelle. Toutefois, lisez-la-moi, je serai
bien aise de l'entendre, car elle doit être faite comme en lettres
moulées.

-- Écoute donc, reprit don Quichotte; voici comment elle est
conçue:

LETTRE DE DON QUICHOTTE À DULCINÉE DU TOBOSO.

«Haute et souveraine dame,

«Le piqué au vif des pointes de l'absence, le blessé dans l'intime
région du coeur, dulcissime Dulcinée du Toboso, te souhaite la
bonne santé dont il ne jouit plus. Si ta beauté me dédaigne, si
tes mérites cessent d'être portés en ma faveur, et si tes rigueurs
entretiennent mes angoisses, bien que je sois passablement rompu à
la souffrance, mal pourrai-je me maintenir en une transe
semblable, qui n'est pas seulement forte, mais durable à
l'avenant. Mon bon écuyer Sancho te fera une relation complète, ô
belle ingrate, ô ennemie adorée, de l'état où je me trouve en ton
intention. S'il te plaît de me secourir, je suis à toi; sinon,
fais à ta fantaisie, car, en terminant mes jours, j'aurai
satisfait à mon désir et à ta cruauté.

«À toi jusqu'à la mort,

«Le chevalier de la TRISTE-FIGURE.»

-- Par la vie de mon père! s'écria Sancho, quand il eut entendu
lire cette lettre, voilà bien la plus haute et la plus
merveilleuse pièce que j'aie jamais entendue! Peste! comme Votre
Grâce lui dit bien là tout ce qu'elle veut lui dire! et comme vous
avez joliment enchâssé dans le parafe _le chevalier de la Triste-
Figure! _Je le dis en vérité, vous êtes le diable lui-même, il n'y
a rien que vous ne sachiez.

-- Tout est nécessaire, reprit don Quichotte, pour la profession
que j'exerce.

-- Or çà, reprit Sancho, mettez maintenant au revers de la page la
cédule pour les trois ânons, et signez-la très-clairement, pour
qu'en la voyant on reconnaisse votre écriture.

-- Volontiers,» dit don Quichotte.

Et, l'ayant écrite, il lui en lut ensuite le contenu:

«Veuillez, madame ma nièce, payer sur cette première d'ânons[161], à
Sancho Panza, mon écuyer, trois des cinq que j'ai laissés à la
maison, et qui sont confiés aux soins de Votre Grâce; lesquels
trois ânons je lui fais payer et délivrer pour un égal nombre
reçus ici comptant, et qui, sur cette lettre et sur sa quittance,
seront dûment acquittés. Fait dans les entrailles de la Sierra-
Moréna, le 27 août de la présente année.»

«C'est très-bien! s'écria Sancho, Votre Grâce n'a plus qu'à
signer.

-- Il n'est pas besoin de signature, répondit don Quichotte; je
vais mettre seulement mon parafe, ce qui vaudra tout autant que la
signature, non pour trois ânes, mais pour trois cents.

-- Je me fie en Votre Grâce, reprit Sancho. Laissez maintenant que
j'aille seller Rossinante, et préparez-vous à me donner votre
bénédiction; car je veux me mettre en route tout à l'heure, sans
voir les extravagances que vous avez à faire, et je saurai bien
dire que je vous en ai vu faire à bouche que veux-tu.

-- Pour le moins, je veux, Sancho, repartit don Quichotte, et
c'est tout à fait nécessaire, je veux, dis-je, que tu me voies
tout nu, sans autre habit que la peau, faire une ou deux douzaines
de folies. Ce sera fini en moins d'une demi-heure; mais quand tu
auras vu celles-là de tes propres yeux, tu pourras jurer en
conscience pour toutes celles qu'il te plaira d'ajouter, et je
t'assure bien que tu n'en diras pas autant que je pense en faire.

-- Par l'amour de Dieu, mon bon seigneur, s'écria Sancho, que je
ne voie pas la peau de Votre Grâce! j'en aurais trop de
compassion, et ne pourrais m'empêcher de pleurer; et pour avoir
pleuré hier soir le pauvre grison, j'ai la tête si malade que je
ne suis pas en état de me remettre à de nouveaux pleurs. Si Votre
Grâce veut à toute force que je voie quelques-unes de ses folies,
faites-les tout habillé, courtes et les premières venues.
D'ailleurs, quant à moi, rien de cela n'est nécessaire, et, comme
je vous l'ai dit, ce serait abréger le voyage et hâter mon retour,
qui doit vous rapporter d'aussi bonnes nouvelles que Votre Grâce
les désire et les mérite. Sinon, par ma foi, que ma dame Dulcinée
se tienne bon! Si elle ne répond pas comme la raison l'exige, je
fais voeu solennel à qui m'entend de lui arracher la bonne réponse
de l'estomac à coups de pied et à coups de poing. Car enfin qui
peut souffrir qu'un chevalier errant aussi fameux que Votre Grâce
aille devenir fou sans rime ni raison pour une... Que la bonne
dame ne me le fasse pas dire, car, au nom de Dieu, je lâche ma
langue et lui crache son fait à la figure. Ah! je suis bon,
vraiment, pour ces gentillesses! Elle ne me connaît guère, et, si
elle me connaissait, elle me jeûnerait comme la veille d'un
saint[162].

-- Par ma foi, Sancho, interrompit don Quichotte, à ce qu'il
paraît, tu n'es guère plus sage que moi.

-- Je ne suis pas si fou, reprit Sancho, mais je suis plus colère.
Maintenant, laissant cela de côté, qu'est-ce que Votre Grâce va
manger en attendant que je revienne? Allez-vous, comme Cardénio,
vous mettre en embuscade et prendre de force votre nourriture aux
bergers?

-- Que cela ne te donne pas de souci, répondit don Quichotte;
quand même j'aurais des vivres en abondance, je ne mangerais pas
autre chose que les herbes et les fruits que me fourniront cette
prairie et ces arbres. La fin de mon affaire est de ne pas manger
du tout, et de souffrir bien d'autres austérités.

-- À propos, dit Sancho, savez-vous ce que crains? c'est de ne
plus retrouver mon chemin pour revenir en cet endroit où je vous
laisse, tant il est désert et caché.

-- Prends-en bien toutes les enseignes, répondit don Quichotte; je
ferai en sorte de ne pas m'éloigner de ces alentours, et même
j'aurai soin de monter sur les plus hautes de ces roches, pour
voir si je te découvre quand tu reviendras. Mais, au reste, dans
la crainte que tu ne me manques et ne te perdes, ce qu'il y a de
mieux à faire, c'est que tu coupes des branches de ces genêts,
dont nous sommes entourés, et que tu les déposes de distance en
distance jusqu'à ce que tu arrives à la plaine. Ces branches te
serviront d'indices et de guides pour que tu me retrouves à ton
retour, à l'imitation du fil qu'employa Persée dans le
labyrinthe[163].

-- C'est ce que je vais faire,» répondit Sancho.

Et dès qu'il eut coupé quelques broussailles, il vint demander à
son seigneur sa bénédiction, et, non sans avoir beaucoup pleuré
tous deux, il prit congé de lui. Après être monté sur Rossinante,
que don Quichotte lui recommanda tendrement, l'engageant d'en
prendre soin comme de sa propre personne, Sancho se mit en route
pour la plaine, semant de loin en loin des branches de genêt,
comme son maître le lui avait conseillé, et bientôt s'éloigna, au
grand déplaisir de don Quichotte, qui aurait voulu lui faire voir
au moins une couple de folies. Mais Sancho n'avait pas encore fait
cent pas qu'il revint, et dit à son maître:

«Je dis, seigneur, que Votre Grâce avait raison; pour que je
puisse jurer en repos de conscience que je lui ai vu faire des
folies, il sera bon que j'en voie pour le moins une, bien que,
Dieu merci, j'en aie vu une assez grosse dans votre envie de
rester là.

-- Ne te l'avais-je pas dit? s'écria don Quichotte. Attends,
Sancho; en moins d'un _credo, _ce sera fait.»

Aussitôt, tirant ses chausses en toute hâte, il resta nu en pan de
chemise; puis, sans autre façon, il se donna du talon dans le
derrière, fit deux cabrioles en l'air et deux culbutes, la tête en
bas et les pieds en haut, découvrant de telles choses que, pour ne
les pas voir davantage, Sancho tourna bride, et se tint pour
satisfait de pouvoir jurer que son maître demeurait fou.
Maintenant nous le laisserons suivre son chemin jusqu'au retour,
qui ne fut pas long.

Chapitre XXVI

_Où se continuent les fines prouesses d'amour que fit don
Quichotte dans la Sierra-Moréna_


Et revenant à conter ce que fit le chevalier de la Triste-Figure
quand il se vit seul, l'histoire dit qu'à peine don Quichotte eut
achevé ses sauts et ses culbutes, nu de la ceinture en bas, et
vêtu de la ceinture en haut, voyant que Sancho s'en était allé
sans vouloir attendre d'autres extravagances, il gravit jusqu'à la
cime d'une roche élevée, et là se remit à réfléchir sur une chose
qui avait déjà maintes fois occupé sa pensée, sans qu'il eût
encore pu prendre une résolution: c'était de savoir lequel serait
le meilleur et lui conviendrait le mieux, d'imiter Roland dans ses
folies dévastatrices, ou bien Amadis dans ses folies
mélancoliques; et, se parlant à lui-même, il disait:

«Que Roland ait été aussi brave et vaillant chevalier que tout le
monde le dit, qu'y a-t-il à cela de merveilleux? car enfin, il
était enchanté, et personne ne pouvait lui ôter la vie, si ce
n'est en lui enfonçant une épingle noire sous la plante du pied.
Or, il portait toujours à ses souliers six semelles de fer[164]. Et
pourtant toute sa magie ne servit de rien contre Bernard del
Carpio, qui découvrit la feinte, et l'étouffa entre ses bras dans
la gorge de Roncevaux. Mais, laissant à part la question de sa
vaillance, venons à celle de sa folie, car il est certain qu'il
perdit le jugement sur les indices qu'il trouva aux arbres de la
fontaine, et sur la nouvelle que lui donna le pasteur qu'Angélique
avait dormi plus de deux siestes avec Médor, ce petit More aux
cheveux bouclés, page d'Agramont[165]. Et certes, s'il s'imagina que
cette nouvelle était vraie, et que la dame lui avait joué ce tour,
il n'eut pas grand mérite à devenir fou. Mais moi, comment puis-je
l'imiter dans les folies, ne l'ayant point imité dans le sujet qui
les fit naître? car, pour ma Dulcinée du Toboso, j'oserais bien
jurer qu'en tous les jours de sa vie elle n'a pas vu l'ombre d'un
More, en chair et en costume, et qu'elle est encore aujourd'hui
comme la mère qui l'a mise au monde. Je lui ferais donc une
manifeste injure, si, croyant d'elle autre chose, j'allais devenir
fou du genre de folie qu'eut Roland le Furieux. D'un autre côté,
je vois qu'Amadis de Gaule, sans perdre l'esprit et sans faire
d'extravagances, acquit en amour autant et plus de renommée que
personne. Et pourtant, d'après son histoire, il ne fit rien de
plus, en se voyant dédaigné de sa dame Oriane, qui lui avait
ordonné de ne plus paraître en sa présence contre sa volonté, que
de se retirer sur la Roche-Pauvre, en compagnie d'un ermite; et
là, il se rassasia de pleurer, jusqu'à ce que le ciel le secourût
dans l'excès de son affliction et de ses angoisses. Si telle est
la vérité, et ce l'est à coup sûr, pourquoi me donnerais-je à
présent la peine de me déshabiller tout à fait, et de faire du mal
à ces pauvres arbres qui ne m'en ont fait aucun? Et qu'ai-je
besoin de troubler l'eau claire de ces ruisseaux, qui doivent me
donner à boire quand l'envie m'en prendra? Vive, vive la mémoire
d'Amadis, et qu'il soit imité en tout ce qui est possible par don
Quichotte de la Manche, duquel on dira ce qu'on a dit d'un autre,
que, s'il ne fit pas de grandes choses, il périt pour les avoir
entreprises[166]! Et si je ne suis ni outragé ni dédaigné par ma
Dulcinée, ne me suffit-il pas, comme je l'ai déjà dit, d'être
séparé d'elle par l'absence? Courage donc, les mains à la besogne!
venez à mon souvenir, belles actions d'Amadis, enseignez-moi par
où je dois commencer à vous imiter. Mais je sais que ce qu'il fit
la plupart du temps, ce fut de réciter ses prières, et c'est ce
que je vais faire aussi.»

Alors, pour lui servir de chapelet, don Quichotte prit de grosses
pommes de liège, qu'il enfila, et dont il fit un rosaire à dix
grains. Mais ce qui le contrariait beaucoup, c'était de ne pas
avoir sous la main un ermite qui le confessât et lui donnât des
consolations. Aussi passait-il le temps, soit à se promener dans
la prairie, soit à écrire et à tracer sur l'écorce des arbres ou
sur le sable menu une foule de vers, tous accommodés à sa
tristesse, et quelques-uns à la louange de Dulcinée.

Mais les seuls qu'on put retrouver entiers, et qui fussent encore
lisibles quand on vint à sa recherche, furent les strophes
suivantes[167]:

«Arbres, plantes et fleurs, qui vous montrez en cet endroit si
hauts, si verts et si brillants, écoutez, si vous ne prenez
plaisir à mon malheur, écoutez mes plaintes respectables. Que ma
douleur ne vous trouble point, quelque terrible qu'elle éclate;
car, pour vous payer sa bienvenue, ici pleura don Quichotte
l'absence de Dulcinée
du Toboso.

«Voici le lieu où l'amant le plus loyal se cache loin de sa dame,
arrivé à tant d'infortune sans savoir ni comment ni pourquoi. Un
amour de mauvaise engeance le ballotte et se joue de lui: aussi,
jusqu'à remplir un baril, ici pleura don Quichotte l'absence de
Dulcinée
du Toboso.

«Cherchant les aventures à travers de durs rochers, et maudissant
de plus dures entrailles, sans trouver parmi les broussailles et
les rocs autre chose que des mésaventures, l'Amour le frappa de
son fouet acéré, non de sa douce bandelette, et, blessé sur le
chignon, ici pleura don Quichotte l'absence de Dulcinée
du Toboso.»

Ce ne fut pas un petit sujet de rire, pour ceux qui firent la
trouvaille des vers qu'on vient de citer, que cette addition _du
Toboso _faite hors ligne au nom de Dulcinée; car ils pensèrent que
don Quichotte s'était imaginé que si, en nommant Dulcinée, il
n'ajoutait aussi _du Toboso, _la strophe ne pourrait être
comprise; et c'est, en effet, ce qu'il avoua depuis lui-même, il
écrivit bien d'autres poésies; mais, comme on l'a dit, ces trois
strophes furent les seules qu'on put déchiffrer.

Tantôt l'amoureux chevalier occupait ainsi ses loisirs, tantôt il
soupirait, appelait les faunes et les sylvains de ces bois, les
nymphes de ces fontaines, la plaintive et vaporeuse Écho, les
conjurant de l'entendre, de lui répondre et de le consoler; tantôt
il cherchait quelques herbes nourrissantes pour soutenir sa vie en
attendant le retour de Sancho. Et si, au lieu de tarder trois
jours à revenir, celui-ci eût tardé trois semaines, le chevalier
de la Triste-Figure serait resté si défiguré, qu'il n'eût pas été
reconnu même de la mère qui l'avait mis au monde. Mais il convient
de le laisser absorbé dans ses soupirs et ses poésies, pour conter
ce que devint Sancho, et ce qui lui arriva dans son ambassade.

Dès qu'il eut gagné la grand'route, il se mit en quête du Toboso,
et atteignit le lendemain l'hôtellerie où lui était arrivée la
disgrâce des sauts sur la couverture. À peine l'eut-il aperçue,
qu'il s'imagina voltiger une seconde fois par les airs, et il
résolut bien de ne pas y entrer, quoiqu'il fût justement l'heure
de le faire, c'est-à-dire l'heure du dîner, et qu'il eût grande
envie de goûter quelque chose de chaud, n'ayant depuis bien des
jours rien mangé que des provisions froides. Son estomac le força
donc à s'approcher de l'hôtellerie, encore incertain s'il
entrerait ou brûlerait l'étape. Tandis qu'il était en suspens,
deux hommes sortirent de la maison, et, dès qu'ils l'eurent
aperçu, l'un d'eux dit à l'autre:

«Dites-moi, seigneur licencié, cet homme à cheval, n'est-ce pas
Sancho Panza, celui que la gouvernante de notre aventurier prétend
avoir suivi son maître en guise d'écuyer?

-- C'est lui-même, répondit le licencié, et voilà le cheval de
notre don Quichotte.»

Ils avaient, en effet, reconnu facilement l'homme et sa monture;
car c'étaient le curé et le barbier du village, ceux qui avaient
fait le procès et l'_auto-da-fé _des livres de chevalerie.
Aussitôt qu'ils eurent achevé de reconnaître Sancho et Rossinante,
désirant savoir des nouvelles de don Quichotte, ils s'approchèrent
du cavalier, et le curé, l'appelant par son nom:

«Ami Sancho Panza, lui dit-il, qu'est-ce que fait votre maître?»

Sancho les reconnut aussitôt, mais il résolut de leur cacher le
lieu et l'état où il avait laissé son seigneur; il leur répondit
donc que celui-ci était occupé en un certain endroit, à une
certaine chose qui lui était d'une extrême importance, mais qu'il
ne pouvait découvrir, au prix des yeux qu'il avait dans sa tête.

«Non, non, Sancho Panza, s'écria le barbier, si vous ne nous dites
point où il est et ce qu'il fait, nous croirons, comme nous avons
déjà droit de le croire, que vous l'avez assassiné et volé, car
enfin vous voilà monté sur son cheval. Et, par Dieu! vous nous
rendrez compte du maître de la bête, ou gare à votre gosier.

-- Oh! répondit Sancho, il n'y a pas de menace à me faire, et je
ne suis pas homme à tuer ni voler personne. Que chacun meure de sa
belle mort, à la volonté de Dieu qui l'a créé. Mon maître est au
beau milieu de ces montagnes, à faire pénitence tout à son aise.»

Et sur-le-champ il leur conta, d'un seul trait et sans prendre
haleine, en quel état il l'avait laissé, les aventures qui leur
étaient arrivées, et comment il portait une lettre à Mme Dulcinée
du Toboso, qui était la fille de Lorenzo Corchuelo, dont son
maître avait le coeur épris jusqu'au foie.

Les deux questionneurs restèrent tout ébahis de ce que leur
contait Sancho; et, bien qu'ils connussent déjà la folie de don
Quichotte et l'étrange nature de cette folie, leur étonnement
redoublait toutes les fois qu'ils en apprenaient des nouvelles.
Ils prièrent Sancho Panza de leur montrer la lettre qu'il portait
à Mme Dulcinée du Toboso. Celui-ci répondit qu'elle était écrite
sur un livre de poche, et qu'il avait ordre de son seigneur de la
faire transcrire sur du papier dans le premier village qu'il
rencontrerait; à quoi le curé répliqua que Sancho n'avait qu'à la
lui faire voir, et qu'il la transcrirait lui-même en belle
écriture. Sancho Panza mit aussitôt la main dans son sein pour y
chercher le livre de poche; mais il ne le trouva point, et n'avait
garde de le trouver, l'eût-il cherché jusqu'à cette heure, car don
Quichotte l'avait gardé sans songer à le lui remettre, et sans que
Sancho songeât davantage à le lui demander. Quand le bon écuyer
vit que le livre ne se trouvait point, il fut pris d'une sueur
froide et devint pâle comme un mort; puis il se mit en grande hâte
à se tâter tout le corps de haut en bas, et, voyant qu'il ne
trouvait toujours rien, il s'empoigna, sans plus de façon, la
barbe à deux mains, s'en arracha la moitié, et tout d'une haleine
s'appliqua cinq à six coups de poing sur les mâchoires et sur le
nez, si bien qu'il se mit tout le visage en sang. Voyant cela, le
curé et le barbier lui demandèrent à la fois ce qui lui était
arrivé pour se traiter d'une si rude façon.

«Ce qui m'est arrivé! s'écria Sancho, que j'ai perdu de la main à
la main trois ânons dont le moindre était comme un château.

-- Comment cela? répliqua le barbier.

-- C'est que j'ai perdu le livre de poche, reprit Sancho, où se
trouvait la lettre à Dulcinée, et de plus une cédule signée de mon
seigneur, par laquelle il ordonnait à sa nièce de me donner trois
ânons sur quatre ou cinq qui sont à l'écurie.»

Et là-dessus Sancho leur conta la perte du grison. Le curé le
consola, en lui disant que, dès qu'il trouverait son maître, il
lui ferait renouveler la donation, et que cette fois le mandat
serait écrit sur du papier, selon la loi et la coutume, attendu
que les mandats écrits sur des livres de poche ne peuvent jamais
être acceptés ni payés. Sancho, sur ce propos, se sentit consolé,
et dit qu'en ce cas il se souciait fort peu d'avoir perdu la
lettre à Dulcinée, puisqu'il la savait presque par coeur, et qu'on
pourrait la transcrire de sa mémoire, où et quand on en prendrait
l'envie.

«Eh bien! dites-la donc, Sancho, s'écria le barbier, et nous vous
la transcrirons.»

Sancho s'arrêta tout court, et se gratta la tête pour rappeler la
lettre à son souvenir; tantôt il se tenait sur un pied, tantôt sur
l'autre; tantôt il regardait le ciel, tantôt la terre; enfin,
après s'être rongé plus qu'à la moitié l'ongle d'un doigt, tenant
en suspens ceux qui attendaient sa réponse, il s'écria, au bout
d'une longue pause:

«Par le saint nom de Dieu, seigneur licencié, je veux bien que le
diable emporte ce que je me rappelle de la lettre! Pourtant, elle
disait pour commencer: _«Haute et souterraine dame.»_

-- Oh! non, interrompit le barbier, il n'y avait pas souterraine,
mais surhumaine ou souveraine dame.

-- C'est cela même, s'écria Sancho; ensuite, si je m'en souviens
bien, elle continuait en disant... si je ne m'en souviens pas
mal... _Le blessé et manquant de sommeil... et le piqué baise à
Votre Grâce les mains, ingrate et très-méconnaissable beauté.
_Puis je ne sais trop ce qu'il disait de bonne santé et de maladie
qu'il lui envoyait; puis il s'en allait discourant jusqu'à ce
qu'il vint à finir par: _À vous jusqu'à la mort, le chevalier de
la Triste-Figure.»_

Les deux auditeurs s'amusèrent beaucoup à voir quelle bonne
mémoire avait Sancho Panza; ils lui en firent compliment, et le
prièrent de répéter la lettre encore deux fois, pour qu'ils
pussent eux-mêmes l'apprendre par coeur, et la transcrire à
l'occasion. Sancho la répéta donc trois autres fois, et trois fois
répéta trois autres mille impertinences. Après cela, il se mit à
conter les aventures de son maître; mais il ne souffla mot de la
berne qu'il avait essuyée dans cette hôtellerie où il refusait
toujours d'entrer. Il ajouta que son seigneur, dès qu'il aurait
reçu de favorables dépêches de sa dame Dulcinée du Toboso, allait
se mettre en campagne pour tâcher de devenir empereur, ou monarque
pour le moins, ainsi qu'ils en étaient convenus entre eux; et que
c'était une chose toute simple et très-facile, tant étaient
grandes la valeur de sa personne et la force de son bras; puis,
qu'aussitôt qu'il serait monté sur le trône, il le marierait, lui
Sancho, qui serait alors veuf, parce qu'il ne pouvait en être
autrement, et qu'il lui donnerait pour femme une suivante de
l'impératrice, héritière d'un riche et grand État en terre ferme,
n'ayant pas plus d'îles que d'îlots, desquels il ne se souciait
plus.

Sancho débitait tout cela d'un air si grave, en s'essuyant de
temps en temps le nez et la barbe, et d'un ton si dénué de bon
sens, que les deux autres tombaient de leur haut, considérant
quelle violence devait avoir eue la folie de don Quichotte,
puisqu'elle avait emporté après elle le jugement de ce pauvre
homme. Ils ne voulurent pas se fatiguer à le tirer de l'erreur où
il était, car il leur parut que, sa conscience n'étant point en
péril, le mieux était de l'y laisser, et qu'il serait bien plus
divertissant pour eux d'entendre ses extravagances. Aussi lui
dirent-ils de prier Dieu pour la santé de son seigneur, et qu'il
était dans les futurs contingents et les choses hypothétiques
qu'avec le cours du temps il devînt empereur ou pour le moins
archevêque, ou dignitaire d'un ordre équivalent.

«En ce cas, seigneur, répondit Sancho, si la fortune embrouillait
les affaires de façon qu'il prît fantaisie à mon maître de ne plus
être empereur, mais archevêque, je voudrais bien savoir dès à
présent ce qu'ont l'habitude de donner à leurs écuyers les
archevêques errants[168].

-- Ils ont l'habitude, répondit le curé, de leur donner, soit un
bénéfice simple, soit un bénéfice à charge d'âmes, soit quelque
sacristie qui leur rapporte un bon revenu de rente fixe, sans
compter le casuel, qu'il faut estimer autant.

-- Mais pour cela, répondit Sancho, il sera nécessaire que
l'écuyer ne soit pas marié, et qu'il sache tout au moins servir la
messe. S'il en est ainsi, malheur à moi qui suis marié pour mes
péchés, et qui ne sais pas la première lettre de l'A B C! Que
sera-ce de moi, bon Dieu! si mon maître se fourre dans la tête
d'être archevêque et non pas empereur, comme c'est la mode et la
coutume des chevaliers errants?

-- Ne vous mettez pas en peine, ami Sancho, reprit le barbier;
nous aurons soin de prier votre maître, et nous lui en donnerons
le conseil, et nous lui en ferons au besoin un cas de conscience,
de devenir empereur, et non archevêque, ce qui lui sera plus
facile, car il est plus brave que savant.

-- C'est bien aussi ce que j'ai toujours cru, répondit Sancho,
quoique je puisse dire qu'il est propre à tout. Mais ce que je
pense faire de mon côté, c'est de prier Notre-Seigneur qu'il
l'envoie justement là où il trouvera le mieux son affaire, et le
moyen de m'accorder les plus grandes faveurs.

-- Vous parlez en homme sage, reprit le curé, et vous agirez en
bon chrétien. Mais ce qui importe à présent, c'est de chercher à
tirer votre maître de cette utile pénitence qu'il s'amuse à faire
là-bas, à ce que vous dites. Et pour réfléchir au moyen qu'il faut
prendre, aussi bien que pour dîner, car il en est l'heure, nous
ferons bien d'entrer dans cette hôtellerie.»

Sancho répondit qu'ils y entrassent, que lui resterait dehors, et
qu'il leur dirait ensuite quelle raison l'empêchait d'entrer; mais
qu'il les suppliait de lui faire apporter quelque chose à manger,
de chaud bien entendu, ainsi que de l'orge pour Rossinante. Les
deux amis entrèrent, le laissant là, et, peu de moments après, le
barbier lui apporta de quoi dîner.

Ensuite, ils se mirent à disserter ensemble sur les moyens qu'il
fallait employer pour réussir dans leur projet, et le curé vint à
s'arrêter à une idée parfaitement conforme au goût de don
Quichotte, ainsi qu'à leur intention.

«Ce que j'ai pensé, dit-il au barbier, c'est de prendre le costume
d'une damoiselle errante, tandis que vous vous arrangerez le mieux
possible en écuyer. Nous irons ensuite trouver don Quichotte; et
puis, feignant d'être une damoiselle affligée et quêtant du
secours, je lui demanderai un don, qu'il ne pourra manquer de
m'octroyer, en qualité de valeureux chevalier errant, et ce don
que je pense réclamer, c'est qu'il m'accompagne où il me plaira de
le conduire, pour défaire un tort que m'a fait un chevalier félon.
Je le supplierai aussi de ne point me faire lever mon voile, ni de
m'interroger sur mes affaires, jusqu'à ce qu'il m'ait rendu raison
de ce discourtois chevalier. Je ne doute point que don Quichotte
ne consente à tout ce qui lui sera demandé sous cette forme, et
nous pourrons ainsi le tirer de là, pour le ramener au pays, où
nous essayerons de trouver quelque remède à son étrange folie.

Chapitre XXVII

_Comment le curé et le barbier vinrent à bout de leur dessein,
avec d'autres choses dignes d'être rapportées dans cette grande
histoire_


Le barbier ne trouva rien à redire à l'invention du curé; elle lui
parut si bonne, qu'ils la mirent en oeuvre sur-le-champ. Ils
demandèrent à l'hôtesse de leur prêter une jupe et des coiffes, en
lui laissant pour gages une soutane neuve du curé. Le barbier se
fit une grande barbe avec une queue de vache, toute rousse, aux
poils de laquelle l'hôte accrochait son peigne. L'hôtesse les pria
de lui dire pour quoi faire ils demandaient ces nippes. Le curé
lui conta en peu de mots la folie de don Quichotte, et comment ils
avaient besoin de ce déguisement pour le tirer de la montagne où
il était encore abandonné. L'hôtelier et sa femme devinèrent
aussitôt que ce fou était leur hôte, le faiseur de baume et le
maître de l'écuyer berné; aussi contèrent-ils au curé tout ce qui
s'était passé chez eux, sans taire ce que taisait si bien Sancho.
Finalement, l'hôtesse accoutra le curé de la plus divertissante
manière. Elle lui mit une jupe de drap chamarrée de bandes de
velours noir d'un palme de large, et toute tailladée, avec un
corsage de velours vert, garni d'une bordure de satin blanc,
corsage et jupe qui devaient avoir été faits du temps du bon roi
Wamba[169]. Le curé ne voulut pas permettre qu'on lui mît des
coiffes; mais il se couvrit la tête d'un petit bonnet de toile
piquée, qu'il portait la nuit pour dormir; puis il se serra le
front avec une large jarretière de taffetas noir, et fit de
l'autre une espèce de voile qui lui cachait fort bien la barbe et
tout le visage. Par-dessus le tout, il enfonça son chapeau
clérical, qui était assez grand pour lui servir de parasol, et se
couvrant les épaules de son manteau, il monta sur sa mule à la
manière des femmes, tandis que le barbier enfourchait la sienne,
avec une barbe qui lui tombait sur la ceinture, moitié rousse et
moitié blanche, car elle était faite de la queue d'une vache
rouane. Ils prirent congé de tout le monde, même de la bonne
Maritornes, qui promit de réciter un chapelet, bien que
pécheresse, pour que Dieu leur donnât bonne chance dans une
entreprise si difficile et si chrétienne. Mais le curé n'eut pas
plutôt passé le seuil de l'hôtellerie, qu'il lui vint un scrupule
à la pensée. Il trouva que c'était mal à lui de s'être accoutré de
la sorte, et chose indécente pour un prêtre, bien que ce fût à
bonne intention.

«Mon compère, dit-il au barbier, en lui faisant part de sa
réflexion, changeons de costume, je vous prie; il est plus
convenable que vous fassiez la damoiselle quêteuse; moi je ferai
l'écuyer, et je profanerai moins ainsi mon caractère; si vous
refusez, je suis résolu à ne point passer outre, dût le diable
emporter don Quichotte.»

Sancho arriva dans ce moment, et ne put s'empêcher de rire en les
voyant tous deux en cet équipage. Le barbier consentit à tout ce
que voulut le curé, et celui-ci, changeant de rôle, se mit à
instruire son compère sur la manière dont il fallait s'y prendre,
et sur les paroles qu'il fallait dire à don Quichotte, pour
l'engager et le contraindre à ce qu'il s'en vînt avec eux et
laissât le gîte qu'il avait choisi pour sa vaine pénitence. Le
barbier répondit que, sans recevoir de leçon, il saurait bien
s'acquitter de son rôle. Il ne voulut pas se déguiser pour le
moment, préférant attendre qu'ils fussent arrivés près de don
Quichotte; il plia donc ses habits, tandis que le curé ajustait sa
barbe, et ils se mirent en route, guidés par Sancho Panza. Celui-
ci leur conta, chemin faisant, ce qui était arrivé à son maître et
à lui avec le fou qu'ils avaient rencontré dans la montagne, mais
en cachant toutefois la trouvaille de la valise et de ce qu'elle
renfermait; car, si benêt qu'il fût, le jeune homme n'était pas
mal intéressé.

Le jour suivant, ils arrivèrent à l'endroit où Sancho avait semé
les branches de genêt pour retrouver en quelle place son maître
était resté. Dès qu'il l'eut reconnu, il leur dit qu'ils étaient à
l'entrée de la montagne, et qu'ils n'avaient qu'à s'habiller, si
leur déguisement devait servir à quelque chose pour la délivrance
de son seigneur. Ceux-ci, en effet, lui avaient dit auparavant,
que d'aller ainsi en compagnie et de se déguiser de la sorte,
était de la plus haute importance, pour tirer son maître de la
méchante vie à laquelle il s'était réduit. Ils lui avaient en
outre recommandé de ne point dire à son maître qui ils étaient, ni
qu'ils les connut, et que, si don Quichotte lui demandait, comme
c'était inévitable, s'il avait remis la lettre à Dulcinée, il
répondît que oui, mais que la dame, ne sachant pas lire, s'était
contentée de répondre de vive voix qu'elle ordonnait, sous peine
d'encourir sa disgrâce, de venir, à l'instant même, se présenter
devant elle, chose qui lui importait essentiellement. Enfin, ils
avaient ajouté qu'avec cette réponse et ce qu'ils pensaient lui
dire de leur côté, ils avaient la certitude de le ramener à
meilleure vie, et de l'obliger à se mettre incontinent en route
pour devenir empereur ou monarque; car il n'y avait plus à
craindre qu'il voulût se faire archevêque.

Sancho écouta très-attentivement leurs propos, se les mit bien
dans la mémoire, et les remercia beaucoup de l'intention qu'ils
témoignaient de conseiller à son maître qu'il se fit empereur et
non pas archevêque, car il tenait, quant à lui, pour certain,
qu'en fait de récompenses à leurs écuyers, les empereurs pouvaient
plus que les archevêques errants.

«Il sera bon, ajouta-t-il, que j'aille en avant retrouver mon
seigneur, et lui donner la réponse de sa dame: peut-être suffira-
t-elle pour le tirer de là, sans que vous vous donniez tant de
peine.»

L'avis de Sancho leur parut bon, et ils résolurent de l'attendre
jusqu'à ce qu'il rapportât la nouvelle de la découverte de son
maître. Sancho s'enfonça dans les gorges de la montagne, laissant
ses deux compagnons au milieu d'une étroite vallée, où courait en
murmurant un petit ruisseau, et que couvraient d'une ombre
rafraîchissante de hautes roches et quelques arbres qui
croissaient sur leurs flancs. On était alors au mois d'août, temps
où, dans ces parages, la chaleur est grande, et il pouvait être
trois heures de l'après-midi. Tout cela rendait le site plus
agréable, et conviait nos voyageurs à y attendre le retour de
Sancho. Ce fut aussi le parti qu'ils prirent. Mais tandis qu'ils
étaient tous deux assis paisiblement à l'ombre, tout à coup une
voix parvint à leurs oreilles, qui, sans s'accompagner d'aucun
instrument, faisait entendre un chant doux, pur et délicat. Ils ne
furent pas peu surpris, n'ayant pu s'attendre à trouver dans ce
lieu quelqu'un qui chantât de la sorte. En effet, bien qu'on ait
coutume de dire qu'on rencontre au milieu des champs et des
forêts, et parmi les bergers, de délicieuses voix, ce sont plutôt
des fictions de poëtes que des vérités. Leur étonnement redoubla
quand ils s'aperçurent que ce qu'ils entendaient chanter étaient
des vers, non de grossiers gardeurs de troupeaux, mais bien
d'ingénieux citadins. Voici, du reste, les vers tels qu'ils les
recueillirent[170]:

«Qui cause le tourment de ma vie? le dédain. Et qui augmente mon
affliction? la jalousie. Et qui met ma patience à l'épreuve?
l'absence. De cette manière, aucun remède ne peut être apporté au
mal qui me consume, puisque toute espérance est tuée par le
dédain, la jalousie et l'absence.

«Qui m'impose cette douleur? l'amour. Et qui s'oppose à ma
félicité? la fortune. Et qui permet mon affliction? le ciel. De
cette manière, je dois appréhender de mourir de ce mal étrange,
puisqu'à mon détriment s'unissent l'amour, la fortune et le ciel.

«Qui peut améliorer mon sort? la mort. Et le bonheur d'amour, qui
l'obtient? l'inconstance. Et ses maux, qui les guérit? la folie.
De cette manière, il n'est pas sage de vouloir guérir une passion,
quand les remèdes sont la mort, l'inconstance et la folie.»

L'heure, le temps, la solitude, la belle voix et l'habileté du
chanteur, tout causait à la fois à ses auditeurs de l'étonnement
et du plaisir. Ceux-ci se tinrent immobiles dans l'espoir qu'ils
entendraient encore autre chose. Enfin, voyant que le silence du
musicien durait assez longtemps, ils résolurent de se mettre à sa
recherche, et de savoir qui chantait si bien. Mais, comme ils se
levaient, la même voix les retint à leur place en se faisant
entendre de nouveau. Elle chantait le sonnet suivant:

«Sainte amitié, qui, laissant ton apparence sur la terre, t'es
envolée d'une aile légère vers les âmes bienheureuses du ciel, et
résides, joyeuses, dans les demeures de l'empyrée;

«De là, quand il te plaît, tu nous montres ton aimable visage
couvert d'un voile à travers lequel brille parfois l'ardeur des
bonnes oeuvres, qui deviennent mauvaises à la fin.

«Quitte le ciel, ô amitié, et ne permets pas que l'imposture
revête ta livrée, pour détruire l'intention sincère;

«Si tu ne lui arraches tes apparences, bientôt le monde se verra
dans la mêlée de la discorde et du chaos.»

Ce chant fut terminé par un profond soupir, et les auditeurs
écoutaient toujours avec la même attention si d'autres chants le
suivraient encore. Mais, voyant que la musique s'était changée en
plaintes et en sanglots, ils s'empressèrent de savoir quel était
le triste chanteur dont les gémissements étaient aussi douloureux
que sa voix était délicieuse. Ils n'eurent pas à chercher
longtemps: au détour d'une pointe de rocher, ils aperçurent un
homme de la taille et de la figure que Sancho leur avait dépeintes
quand il leur conta l'histoire de Cardénio. Cet homme, en les
voyant, ne montra ni trouble ni surprise; il s'arrêta, et laissa
tomber sa tête sur sa poitrine, dans la posture d'une personne qui
rêve profondément, sans avoir levé les yeux pour les regarder, si
ce n'est la première fois, lorsqu'ils parurent à l'improviste
devant lui. Le curé, qui était un homme d'élégante et courtoise
parole, l'ayant reconnu au signalement qu'en avait donné Sancho,
s'approcha de lui, et, comme quelqu'un au fait de sa disgrâce, il
le pria, en termes courts mais pressants, de quitter la vie si
misérable qu'il menait en ce désert, crainte de l'y perdre enfin,
ce qui est, de tous les malheurs, le plus grand. Cardénio se
trouvait alors avec tout son bon sens, et libre de ces accès
furieux qui le mettaient si souvent hors de lui. Aussi, quand il
vit ces deux personnes dans un costume si peu à l'usage de ceux
qui fréquentent ces âpres solitudes, il ne laissa pas d'éprouver
quelque surprise, surtout lorsqu'il les entendit lui parler de son
histoire comme d'une chose à leur connaissance; car les propos du
curé ne lui laissaient pas de doute à cet égard. Il leur répondit
en ces termes:

«Je vois bien, seigneurs, qui que vous soyez, que le ciel, dans le
soin qu'il prend de secourir les bons, et maintes fois aussi les
méchants, m'envoie sans que je mérite cette faveur, en ces lieux
si éloignés du commerce des hommes, des personnes qui, retraçant à
mes yeux, sous les plus vives images, quelle est ma démence à
mener la vie que je mène, essayent de me tirer de cette triste
retraite pour me ramener en un meilleur séjour. Mais, comme elles
ne savent point ce que je sais, moi, qu'en sortant du mal présent
j'aurais à tomber dans un pire, elles doivent sans doute me tenir
pour un homme de faible intelligence, et peut-être même privé de
tout jugement. Ce ne serait point une chose surprenante qu'il en
fût ainsi, car je m'aperçois bien moi-même que le souvenir de mes
malheurs est si continuel et si pesant, et qu'il a tant
d'influence pour ma perdition, que, sans pouvoir m'en défendre, je
reste quelquefois comme une pierre, privé de tout sentiment et de
toute connaissance. Il faut bien que je reconnaisse cette vérité,
quand on me dit, en m'en montrant les preuves, ce que j'ai fait
pendant que ces terribles accès se sont emparés de moi. Alors je
ne sais qu'éclater en plaintes inutiles, que maudire sans profit
ma mauvaise étoile, et, pour excuse de ma folie, j'en raconte
l'origine à tous ceux qui veulent l'entendre. De cette manière,
quand les gens sensés apprennent la cause, ils ne s'étonnent plus
des effets; s'ils ne trouvent point de remède à m'offrir, du moins
ne trouvent-ils pas de faute à m'imputer, et l'horreur de mes
extravagances se change en pitié de mes malheurs. Si vous venez
donc, seigneurs, dans la même intention que d'autres sont venus,
je vous en supplie, avant de continuer vos sages et charitables
conseils, écoutez ma fatale histoire. Peut-être, après l'avoir
entendue, vous épargnerez-vous la peine que vous prendriez à
consoler une infortune à laquelle est fermée toute consolation.»

Les deux amis, qui ne désiraient autre chose que d'apprendre de sa
bouche même la cause de son mal, le prièrent instamment de la leur
conter, et lui promirent de ne faire rien de plus qu'il ne
voudrait pour le guérir ou le soulager. Le triste chevalier
commença donc sa déplorable histoire à peu près dans les mêmes
termes et avec les mêmes détails qu'il l'avait déjà contée à don
Quichotte et au chevrier, peu de jours auparavant, lorsque, à
l'occasion de maître Élisabad, et par la ponctualité de don
Quichotte à remplir les devoirs de la chevalerie, le récit, comme
on l'a vu, en resta inachevé. Mais à présent un heureux hasard
permit que l'accès de furie ne reprît point Cardénio, et lui
laissât le temps de continuer jusqu'au bout.

Quand il fut arrivé à l'endroit du billet que don Fernand trouva
dans un volume d'_Amadis de Gaule:_

«J'en ai parfaitement conservé le souvenir, ajouta-t-il, et voici
comment il était conçu:

LUSCINDE À CARDÉNIO

«Chaque jour je découvre en vous des mérites qui m'obligent à vous
estimer davantage. Si donc vous voulez que j'acquitte ma dette,
sans que ce soit aux dépens de l'honneur, vous pourrez facilement
réussir. J'ai un père qui vous connaît et qui m'aime, lequel, sans
contraindre ma volonté, satisfera celle qu'il est juste que vous
ayez, s'il est vrai que vous m'estimiez comme vous me le dites, et
comme je le crois.»

«C'est ce billet qui m'engagea à demander la main de Luscinde,
comme je vous l'ai conté; c'est ce billet qui la fit passer, dans
l'opinion de don Fernand, pour une des femmes les plus
spirituelles et les plus adroites de son temps, et qui fit naître
en lui l'envie de me perdre avant que mes désirs fussent comblés.
Je confiai à don Fernand que le père de Luscinde exigeait que le
mien la lui demandât, et que je n'osais en prier mon père, dans la
crainte qu'il ne voulût pas y consentir, non qu'il ne connût
parfaitement la qualité, les vertus et les charmes de Luscinde,
bien capables d'anoblir toute autre maison d'Espagne, mais parce
que je supposais qu'il ne voudrait point me laisser marier avant
de savoir ce que le duc Ricardo voulait faire de moi. Finalement,
je lui dis que je ne me hasarderais point à m'ouvrir à mon père,
tant à cause de cet obstacle que de plusieurs autres que
j'entrevoyais avec effroi, sans savoir quels ils fussent, et
seulement parce qu'il me semblait que jamais mes désirs ne
seraient satisfaits. À tout cela don Fernand me répondit qu'il se
chargeait, lui, de parler à mon père, et de le décider à parler
pour moi au père de Luscinde[171]. Traître ami, homme ingrat,
perfide et cruel, que t'avait fait cet infortuné qui te découvrait
avec tant d'abandon les secrets et les joies de son coeur? Quelle
offense as-tu reçue de moi? quelle parole t'ai-je dite, quel
conseil t'ai-je donné, qui n'eussent pour but unique ton intérêt
et ton illustration? Mais pourquoi me plaindre, hélas! N'est-ce
point une chose avérée que, lorsque le malheur nous vient d'une
fatale étoile, comme il se précipite de haut en bas avec une
irrésistible violence, il n'y a nulle force sur la terre qui
puisse l'arrêter, nulle prudence humaine qui puisse le prévenir?
Qui aurait pu s'imaginer que don Fernand, cavalier de sang
illustre et d'esprit distingué, mon obligé par mes services, assez
puissant pour obtenir tout ce qu'un désir amoureux lui faisait
souhaiter, quelque part qu'il s'adressât, irait se mettre en tête
de me ravir, à moi, ma seule brebis, que même je ne possédais pas
encore[172]? Mais laissons de côté ces considérations inutiles, et
renouons le fil rompu de ma triste histoire.

«Don Fernand, qui trouvait dans ma présence un obstacle à
l'exécution de son infâme dessein, résolut de m'envoyer auprès de
son frère aîné: ce fut sous le prétexte de demander quelque argent
à celui-ci, pour payer six chevaux qu'à dessein, et dans le seul
but de m'éloigner pour laisser le champ libre à sa perfidie, il
avait achetés le jour même qu'il s'offrit de parler à mon père.
Pouvais-je, hélas! prévenir cette trahison? pouvait-elle seulement
tomber dans ma pensée? Non, sans doute: au contraire, je m'offris
de bon coeur à partir aussitôt, satisfait de ce marché. Dans la
nuit, je parlai à Luscinde; je lui dis ce que nous avions
concerté, don Fernand et moi, et j'ajoutai qu'elle eût la ferme
espérance de voir combler bientôt nos justes et saints désirs.
Elle me répondit, aussi peu défiante que moi de la trahison de don
Fernand, que je fisse en sorte de revenir bien vite, parce qu'elle
croyait aussi que nos souhaits ne tarderaient à s'accomplir
qu'autant que mon père tarderait à parler au sien. Je ne sais ce
qui lui prit en ce moment; mais, comme elle achevait de me dire ce
peu de mots, ses yeux se remplirent de larmes, sa voix s'éteignit;
il sembla qu'un noeud qui lui serrait la gorge ne lui laissait
plus articuler les paroles qu'elle s'efforçait de me dire encore.
Je restai stupéfait de ce nouvel accident, qui jamais ne lui était
arrivé. En effet, chaque fois qu'un heureux hasard ou mon adresse
nous permettaient de nous entretenir, c'était toujours avec
allégresse et contentement, sans que jamais nos entretiens fussent
mêlés de pleurs, de soupirs, de jalousie ou de soupçons. Je ne
faisais, de mon côté, qu'exalter mon bonheur de ce que le ciel me
l'avait donnée pour dame et maîtresse; je vantais les attraits de
sa personne et les charmes de son esprit. Elle, alors, me rendait
ingénument la pareille, louant en moi ce que son amour lui faisait
paraître digne d'éloge. Au milieu de tout cela, nous nous contions
mille enfantillages, et les aventures de nos voisins ou de nos
connaissances; et jamais ma hardiesse n'allait plus loin qu'à
prendre, presque de force, une de ses belles mains blanches, que
j'approchais de ma bouche autant que le permettaient les étroits
barreaux d'une fenêtre basse par lesquels nous étions séparés.
Mais la nuit qui précéda le fatal jour de mon départ, elle pleura,
elle gémit, et s'en fut, me laissant plein de trouble et
d'alarmes, effrayé d'avoir vu chez Luscinde ces nouveaux et
tristes témoignages de regret et d'affliction. Toutefois, pour ne
pas détruire moi-même mes espérances, j'attribuai tout à la force
de l'amour qu'elle me portait et à la douleur que cause toujours
l'absence à ceux qui s'aiment avec ardeur. Enfin je partis, triste
et pensif, l'âme remplie de soupçons et de frayeur, sans savoir ce
qu'il fallait soupçonner et craindre: manifestes indices du coup
affreux qui m'attendait.

«J'arrivai au pays où j'étais envoyé; je remis les lettres au
frère de don Fernand; je fus bien reçu de lui, mais non pas bien
promptement dépêché, car il me fit attendre, à mon grand
déplaisir, huit jours entiers, et dans un endroit où le duc ne pût
me voir, parce que don Fernand écrivait qu'on lui envoyât de
l'argent sans que son père en eût connaissance. Tout cela fut une
ruse du perfide, puisque, l'argent ne manquant pas à son frère, il
pouvait m'expédier sur-le-champ. Cet ordre imprévu m'autorisait à
lui désobéir, car il me semblait impossible de supporter la vie
tant de jours en l'absence de Luscinde, surtout l'ayant laissée
dans la tristesse que je vous ai dépeinte. Cependant je me
résignai à obéir, en bon serviteur, bien que je visse que ce
serait aux dépens de mon repos et de ma santé. Au bout de quatre
jours, un homme arrive, me cherchant pour me remettre une lettre
que je reconnus être de Luscinde à l'écriture de l'adresse. Je
l'ouvre, tout saisi d'effroi, pensant bien que quelque grand motif
l'avait seul décidée à m'écrire pendant l'absence, car, présente,
elle le faisait rarement. Mais, avant de lire cette lettre, je
demande à l'homme quelle personne la lui avait donnée et quel
temps il avait mis à faire le chemin. Il me répond que, passant
par hasard dans une rue de la ville vers l'heure de midi, une
très-belle dame l'avait appelé d'une fenêtre, les yeux baignés de
larmes, et qu'elle lui avait dit en grande hâte: «Mon frère, si
vous êtes chrétien comme vous le paraissez, je vous supplie, pour
l'amour de Dieu, de porter vite, vite, cette lettre au pays et à
la personne qu'indique l'adresse, et que tout le monde connaît;
vous ferez une bonne oeuvre devant Notre-Seigneur. Et, pour que
vous puissiez commodément la faire, prenez ce que contient ce
mouchoir.» En disant cela, ajouta le messager, elle jeta par la
fenêtre un mouchoir où se trouvaient enveloppés cent réaux, cette
bague d'or que je porte, et cette lettre que vous tenez; puis
aussitôt, sans attendre ma réponse, elle s'éloigna de la fenêtre,
après avoir vu pourtant que j'avais ramassé le mouchoir et la
lettre, et quand je lui eus dit par signes que je ferais ce
qu'elle m'avait prescrit. Me voyant donc si bien payé de la peine
que j'allais prendre, et connaissant à l'adresse de la lettre
qu'on m'envoyait auprès de vous, seigneur, que je connais bien,
Dieu merci; touché surtout des larmes de cette belle dame, je
résolus de ne me fier à personne, et de venir moi-même vous
apporter la lettre: aussi, depuis seize heures qu'elle me l'a
donnée, j'ai fait le chemin, qui est, comme vous savez, de dix-
huit lieues.»

«Tandis que le reconnaissant messager me donnait ces détails,
j'étais, comme on dit, pendu à ses paroles, et les jambes me
tremblaient si fort que je pouvais à peine me soutenir. Enfin,
j'ouvris la lettre, et je vis qu'elle contenait ce peu de mots:

«La parole que vous avait donnée don Fernand de parler à votre
père pour qu'il parlât au mien, il l'a remplie plus à son
contentement qu'à votre profit. Sachez, seigneur, qu'il a demandé
ma main; et mon père, aveuglé par les avantages qu'il pense qu'a
sur vous don Fernand, consent à la lui donner. La chose est
tellement sérieuse, que, d'ici à deux jours, les fiançailles
doivent se faire, mais si secrètement, qu'elles n'auront d'autres
témoins que le ciel et quelques gens de la maison. En quel état je
suis, imaginez-le; s'il vous importe d'accourir, jugez-en; et si
je vous aime ou non, l'événement vous le fera connaître. Plaise à
Dieu que ce billet arrive en vos mains avant que la mienne se voie
contrainte de s'unir à celle d'un homme qui sait si mal garder la
foi qu'il engage!»

«Telles furent en substance les expressions de la lettre. À peine
eus-je achevé de la lire, que je partis à l'instant même, sans
attendre ni argent ni réponse à ma mission, car je reconnus bien
alors que ce n'était pas pour acheter des chevaux, mais pour
laisser le champ libre à ses désirs, que don Fernand m'avait
envoyé à son frère. La juste fureur que je conçus contre cet ami
déloyal, et la crainte de perdre un coeur que j'avais gagné par
tant d'années d'amour et de soumission, me donnèrent des ailes.
J'arrivai le lendemain dans ma ville, juste à l'heure convenable
pour entretenir Luscinde. J'y entrai secrètement, et je laissai la
mule que j'avais montée chez le brave homme qui m'avait apporté la
lettre. Un heureux hasard permit que je trouvasse Luscinde à la
fenêtre basse si longtemps témoin de nos amours. Elle me reconnut
aussitôt, et moi je la reconnus aussi; mais non point comme elle
devait me revoir, ni moi la retrouver. Y a-t-il, hélas! quelqu'un
au monde qui puisse se flatter d'avoir sondé l'abîme des confuses
pensées et de la changeante condition d'une femme? personne
assurément. Dès que Luscinde me vit: «Cardénio, me dit-elle, je
suis vêtue de mes habits de noces; déjà m'attendent dans le salon
don Fernand le traître et mon père l'ambitieux, avec d'autres
témoins qui seront plutôt ceux de ma mort que de mes fiançailles.
Ne te trouble point, ami, mais tâche de te trouver présent à ce
sacrifice; si mes paroles n'ont pas le pouvoir de l'empêcher, un
poignard est caché là, qui saura me soustraire à toute violence,
qui empêchera que mes forces ne succombent, et qui, en mettant fin
à ma vie, mettra le sceau à l'amour que je t'ai voué.» Je lui
répondis, plein de trouble et de précipitation, craignant de
n'avoir plus le temps de me faire entendre: «Que tes oeuvres, ô
Luscinde, justifient tes paroles; si tu portes un poignard pour
accomplir ta promesse, j'ai là une épée pour te défendre, ou pour
me tuer si le sort nous est contraire.» Je ne crois pas qu'elle
pût entendre tous mes propos, car on vint l'appeler en grande hâte
pour la mener où le fiancé l'attendait. Alors, je puis le dire
ainsi, le soleil de ma joie se coucha, et la nuit de ma tristesse
acheva de se fermer; je demeurai les yeux sans vue et
l'intelligence sans raison, ne pouvant ni trouver l'entrée de sa
demeure ni me mouvoir d'aucun côté. Mais enfin, considérant
combien ma présence importait dans une circonstance si critique et
si solennelle, je me ranimai du mieux que je pus, et j'entrai dans
la maison. Comme j'en connaissais dès longtemps toutes les issues,
j'y pénétrai, sans que personne me vît, à la faveur du trouble et
de la confusion qui régnaient; je parvins à me glisser jusque dans
un recoin que formait une fenêtre du salon même, et que couvraient
de leurs plis deux rideaux en tapisserie, à travers lesquels je
pouvais voir, sans être vu, tout ce qui se passait dans
l'appartement. Qui pourrait dire à présent quelles alarmes firent
battre mon coeur tout le temps que je passai dans cette retraite!
quelles pensées m'assaillirent! quelles résolutions je formai!
Elles furent telles qu'il est impossible et qu'il serait mal de
les redire. Il suffit que vous sachiez que le fiancé entra dans la
salle, sans autre parure que ses habits ordinaires. Il avait pour
parrain de mariage le cousin germain de Luscinde, et, dans tout
l'appartement, il n'y avait personne que les serviteurs de la
maison. Un peu après, Luscinde sortit d'un cabinet de toilette,
accompagnée de sa mère et de deux suivantes, vêtue et parée comme
l'exigeaient sa naissance et sa beauté, et comme l'avait pu faire
la perfection de son bon goût. L'égarement où j'étais ne me permit
pas de remarquer les détails de son costume; j'en aperçus
seulement les couleurs, qui étaient le rouge et le blanc, et les
reflets que jetaient les riches bijoux dont sa coiffure et tous
ses habits étaient ornés. Mais rien n'égalait la beauté singulière
de ses cheveux blonds, qui brillaient aux yeux d'un éclat plus vif
que les pierres précieuses, plus vif que les quatre torches qui
éclairaient la salle. Ô souvenir, ennemi mortel de mon repos! à
quoi sert-il de me représenter maintenant les incomparables
attraits de cette ennemie adorée? Ne vaut-il pas mieux, cruel
souvenir, que tu me rappelles et me représentes ce qu'elle fit
alors, afin qu'un si manifeste outrage me fasse chercher, sinon la
vengeance, au moins le terme de ma vie? Ne vous lassez point,
seigneurs, d'entendre les digressions auxquelles je me laisse
aller; mais ma douloureuse histoire n'est pas de celles qui se
peuvent conter succinctement, à la hâte; et chacune de ses
circonstances me semble, à moi, digne d'un long discours.»

Le curé lui répondit que non-seulement ils ne se lassaient point
de l'entendre, mais qu'ils prenaient au contraire grand intérêt à
tous ces détails, qui méritaient la même attention que le fond
même du récit.

Cardénio continua donc:

«Aussitôt, dit-il, que tout le monde fut réuni dans la salle, on
fit entrer le curé de la paroisse, lequel prit les deux fiancés
par la main, pour faire ce qu'exige une telle cérémonie. Lorsqu'il
prononça ces mots sacramentels: «Voulez-vous, madame, prendre le
seigneur don Fernand, ici présent, pour votre légitime époux,
comme l'ordonne la sainte mère Église?» je passai toute la tête et
le cou hors de la tapisserie, et me mis, d'une oreille attentive
et d'une âme troublée, à écouter ce que répondrait Luscinde,
attendant de sa réponse l'arrêt de ma mort ou la confirmation de
ma vie. Oh! pourquoi n'ai-je pas alors quitté ma retraite?
pourquoi ne me suis-je pas écrié: «Luscinde! Luscinde! vois ce que
tu fais, vois ce que tu me dois; considère que tu es à moi et ne
peux être à un autre; que prononcer le _oui _et m'ôter la vie, ce
sera l'affaire du même instant. Et toi, traître don Fernand,
ravisseur de mon bien, meurtrier de ma vie, que veux-tu? que
prétends-tu? ne vois-tu pas que tu ne peux chrétiennement
satisfaire tes désirs, puisque Luscinde est ma femme, et que je
suis son époux?» Malheureux insensé! à présent que je suis loin du
péril, je dis bien ce que je devais faire et ce que je ne fis pas;
à présent que j'ai laissé ravir mon plus cher trésor, je maudis
vainement le ravisseur, dont j'aurais pu me venger, si j'avais eu
autant de coeur pour frapper que j'en ai maintenant pour me
plaindre! Enfin, puisque je fus alors imbécile et lâche, il est
juste que je meure maintenant honteux, repentant et insensé. Le
curé attendait toujours la réponse de Luscinde, qui resta fort
longtemps à la faire; et, lorsque je pensais qu'elle allait tirer
son poignard pour tenir sa promesse, ou délier sa langue pour
déclarer la vérité et parler dans mes intérêts, j'entends qu'elle
prononce, d'une voix faible et tremblante: _Oui, je le prends.
_Don Fernand dit la même parole, lui mit au doigt l'anneau de
mariage, et ils furent unis d'un indissoluble noeud. Le marié
s'approcha pour embrasser son épouse; mais elle, posant la main
sur son coeur, tomba évanouie dans les bras de sa mère.

«Il me reste à dire maintenant en quel état je me trouvai lorsque,
dans ce _oui _fatal que j'avais entendu, je vis la perte de mes
espérances, la fausseté des promesses et de la parole de Luscinde,
et l'impossibilité de recouvrer, en aucun temps, le bien que cet
instant venait de me faire perdre. Je restai privé de sens, me
croyant abandonné du ciel et devenu pour la terre un objet
d'inimitié; car l'air ne fournissait plus d'haleine à mes soupirs,
ni l'eau de matière à mes larmes; le feu seul s'était accru, et
tout mon coeur brûlait de jalousie et de rage. L'évanouissement de
Luscinde avait mis en émoi toute l'assemblée; et sa mère l'ayant
délacée pour lui donner de l'air, on découvrit sur son sein un
papier cacheté que don Fernand saisit aussitôt, et qu'il se mit à
lire à la lueur d'une des torches. Dès qu'il eut achevé cette
lecture, il se jeta sur une chaise, et resta la tête appuyée sur
sa main, dans la posture d'un homme rêveur, sans se mêler aux
soins qu'on prodiguait à sa femme pour la faire revenir de son
évanouissement. Pour moi, quand je vis toute la maison dans cette
confusion et ce trouble, je me hasardai à sortir, sans me soucier
d'être vu, et bien déterminé, dans ce cas, à faire un si sanglant
éclat, que tout le monde connût la juste indignation qui poussait
mon coeur au châtiment du traître, et même à celui de
l'inconstante, encore évanouie. Mais mon étoile, qui me réservait
sans doute pour de plus grands maux, s'il est possible qu'il y en
ait, ordonna que j'eusse alors trop de jugement, elle qui, depuis,
m'en a complètement privé. Ainsi, sans vouloir tirer vengeance de
mes plus grands ennemis, ce qui m'était facile, puisque nul ne
pensait à moi, j'imaginai de la tirer de moi-même, et de
m'infliger la peine qu'ils avaient méritée; et sans doute avec
plus de rigueur que je n'en aurais exercé contre eux, si je leur
eusse en ce moment donné la mort, car celle qui frappe à
l'improviste a bientôt terminé le supplice, tandis que celle qui
se prolonge en tourments interminables tue perpétuellement sans
ôter la vie. Enfin, je m'échappai de cette maison, et me rendis
chez l'homme où j'avais laissé ma mule. Je la fis aussitôt seller;
et, sans prendre congé de lui, je quittai la ville, n'osant pas,
comme un autre Loth, tourner la tête pour la regarder. Quand je me
vis seul, au milieu de la campagne, couvert par l'obscurité de la
nuit, et invité par son silence à donner cours à mes plaintes,
sans crainte d'être écouté ou reconnu, je déliai ma langue et
j'éclatai en malédictions contre Luscinde et Fernand, comme si
j'eusse ainsi vengé l'outrage que j'avais reçu d'eux. Je
m'attachais surtout à elle, lui donnant les noms de cruelle,
d'ingrate, de fausse et de parjure, mais par-dessus tout
d'intéressée et d'avaricieuse, puisque c'était la richesse de mon
ennemi qui avait ébloui ses yeux, et lui avait fait préférer celui
envers qui la fortune s'était montrée plus libérale de ses dons;
puis au milieu de la fougue de ces emportements et de ces
malédictions, je l'excusais en disant: «Peut-on s'étonner qu'une
jeune fille, élevée dans la retraite, auprès de ses parents,
accoutumée à leur obéir toujours, ait voulu condescendre à leur
désir, lorsqu'ils lui donnaient pour époux un gentilhomme si
noble, si riche, si bien fait de sa personne, qu'en le refusant
elle aurait fait croire ou qu'elle avait perdu l'esprit, ou
qu'elle avait déjà donné son coeur, ce qui eût porté une grave
atteinte à sa bonne réputation?» Puis, je revenais au premier
sentiment, et me disais: Pourquoi n'a-t-elle pas dit que j'étais
son époux? on aurait vu qu'elle n'avait pas fait un choix si
indigne qu'elle ne pût s'en justifier; car, avant que don Fernand
s'offrît, ses parents eux-mêmes ne pouvaient, s'ils eussent mesuré
leur désir sur la raison souhaiter mieux que moi pour époux de
leur fille. Ne pouvait-elle donc, avant de s'engager dans ce
dernier et terrible pas, avant de donner sa main, dire qu'elle
avait déjà reçu la mienne, puisque je me serais prêté, dans ce
cas, à tout ce qu'elle eût voulu feindre?» Enfin, je me
convainquis que peu d'amour, peu de jugement, beaucoup d'ambition
et de désir de grandeur, lui avaient fait oublier les promesses
dont elle m'avait bercé, trompé et entretenu dans mon honnête et
fidèle espoir. Pendant cette agitation et ces entretiens avec moi-
même, je cheminai tout le reste de la nuit, et me trouvai, au
point du jour, à l'une des entrées de ces montagnes. J'y pénétrai,
et continuai de marcher devant moi trois jours entiers, sans
suivre aucun chemin; enfin, j'arrivai à une prairie, dont je ne
sais trop la situation, et je demandai à des bergers qui s'y
trouvaient où était l'endroit le plus désert et le plus âpre de
ces montagnes. Ils m'indiquèrent celui-ci; je m'y acheminai
aussitôt avec le dessein d'y finir ma vie. En entrant dans cette
affreuse solitude, ma mule tomba morte de faim et de fatigue, ou
plutôt, à ce que je crois, pour se débarrasser d'une charge aussi
inutile que celle qu'elle portait en ma personne. Je restai à
pied, accablé de lassitude, exténué de besoin, sans avoir et sans
vouloir chercher personne qui me secourût. Après être demeuré de
la sorte je ne sais combien de temps, étendu par terre, je me
levai, n'ayant plus faim, et je vis auprès de moi quelques
chevriers, ceux qui avaient sans doute pourvu à mes extrêmes
besoins. Ils me racontèrent, en effet, comment ils m'avaient
trouvé, et comment je leur avais dit tant de niaiseries et
d'extravagances que j'annonçais clairement avoir perdu l'esprit.
Hélas! j'ai bien senti moi-même, depuis ce moment, que je ne l'ai
pas toujours libre et sain; mais, au contraire, si affaibli, si
troublé, que je fais mille folies, déchirant mes habits, parlant
tout haut au milieu de ces solitudes, maudissant ma fatale étoile,
et répétant sans cesse le nom chéri de mon ennemie, sans avoir
alors d'autre intention que celle de laisser exhaler ma vie avec
mes cris. Quand je reviens à moi, je me trouve si fatigué, si
rendu, qu'à peine puis-je me soutenir. Ma plus commune habitation
est le creux d'un liége, capable de couvrir ce misérable corps.
Les pâtres et les chevriers qui parcourent ces montagnes avec
leurs troupeaux, émus de pitié, me donnent ma nourriture, en
plaçant des vivres sur les chemins et sur les rochers où ils
pensent que je pourrai les trouver en passant; car, même dans mes
accès de démence, la nécessité parle, et l'instinct naturel me
donne le désir de chercher à manger, et la volonté de satisfaire
ma faim. D'autres fois, à ce qu'ils me disent quand ils me
rencontrent en mon bon sens, je m'embusque sur les chemins, et
j'enlève de force, quoiqu'ils me les offrent de bon coeur, les
provisions que des bergers apportent du village à leurs cabanes.
C'est ainsi que je passe le reste de ma misérable vie, jusqu'à ce
qu'il plaise au ciel de la conduire à son dernier terme, ou de
m'ôter la mémoire, afin que je perde tout souvenir des charmes et
du parjure de Luscinde, et des outrages de don Fernand. S'il me
faisait cette grâce sans m'ôter la vie, je ramènerais sans doute
mes pensées vers la droite raison; sinon je n'ai plus qu'à le
prier de traiter mon âme avec miséricorde, car je ne sens en moi
ni le courage ni la force de tirer mon corps des austérités où l'a
condamné mon propre choix. Voilà, seigneurs, l'amère histoire de
mes infortunes. Dites-moi s'il est possible de la conter avec
moins de regret et d'affliction que je ne vous en ai montré;
surtout, ne vous fatiguez point à me vouloir persuader, par vos
conseils, ce que la raison vous suggérera pour remédier à mes
maux; ils ne me seraient pas plus utiles que n'est le breuvage
ordonné par un savant médecin au malade qui ne veut pas le
prendre. Je ne veux point de guérison sans Luscinde; et, puisqu'il
lui a plu d'appartenir à un autre, étant ou devant être à moi, il
me plaît d'appartenir à l'infortune, ayant pu être au bonheur.
Elle a voulu, par son inconstance, rendre stable ma perdition; eh
bien! je voudrai, en me perdant, contenter ses désirs. Et l'on
dira désormais qu'à moi seul a manqué ce qu'ont pour dernière
ressource tous les malheureux, auxquels sert de consolation
l'impossibilité même d'être consolés[173]; c'est au contraire, pour
moi, la cause de plus vifs regrets et de plus cruelles douleurs,
car j'imagine qu'ils doivent durer même au-delà de la mort.»

Ici, Cardénio termina le long récit de sa triste et amoureuse
histoire; et, comme le curé se préparait à lui adresser quelques
mots de consolation, il fut retenu par une voix qui frappa tout à
coup leurs oreilles, et qui disait, en plaintifs accents, ce que
dira la quatrième partie de cette narration; car c'est ici que mit
fin à la troisième le sage et diligent historien Cid Hamed Ben-
Engeli.


LIVRE QUATRIÈME

Chapitre XXVIII

_Qui traite de la nouvelle et agréable aventure qu'eurent le curé
et le barbier dans la Sierra-Moréna_


Heureux, trois fois heureux furent les temps où vint au monde
l'audacieux chevalier don Quichotte de la Manche! En effet, parce
qu'il prit l'honorable détermination de ressusciter l'ordre éteint
et presque mort de la chevalerie errante, nous jouissons
maintenant, dans notre âge si nécessiteux de divertissements et de
gaieté, non-seulement des douceurs de son histoire véridique, mais
encore des contes et des épisodes qu'elle renferme, non moins
agréables, pour la plupart, non moins ingénieux et véritables que
l'histoire elle-même[174]. Celle-ci, poursuivant le fil peigné,
retors et dévidé de son récit, raconte qu'au moment où le curé se
disposait à consoler de son mieux Cardénio, une voix l'en empêcha,
en frappant leurs oreilles de ses tristes accents.

«Ô mon Dieu, disait cette voix, est-il possible qu'enfin j'aie
trouvé un lieu qui puisse servir de sépulture cachée à ce corps
dont je porte si fort contre mon gré la charge pesante? Oui, je le
crois, à moins que la solitude que promettent ces montagnes ne
viennent à mentir aussi. Hélas! combien ces rochers et ces
broussailles, qui me laissent confier par mes plaintes mes
malheurs au ciel, me tiendront une plus agréable compagnie que
celle d'aucun homme de ce monde, car il n'en est aucun sur la
terre de qui l'on puisse attendre un conseil dans les perplexités,
un soulagement dans la tristesse, un remède dans les maux!»

Ces tristes propos furent entendus par le curé et ceux qui se
trouvaient avec lui; et, comme il leur parut qu'on les avait
prononcés tout près d'eux, ils se levèrent aussitôt pour chercher
qui se plaignait de la sorte. Ils n'eurent pas fait vingt pas,
qu'au détour du rocher ils aperçurent, assis au pied d'un frêne,
un jeune garçon, vêtu en paysan, dont ils ne purent voir alors le
visage, parce qu'il l'inclinait en se baignant les pieds dans un
ruisseau qui coulait en cet endroit. Ils étaient arrivés avec tant
de silence que le jeune garçon ne les entendit point; celui-ci,
d'ailleurs, n'était attentif qu'à se laver les pieds, qu'il avait
tels, qu'on aurait dit des morceaux de blanc cristal de roche
mêlés parmi les autres pierres du ruisseau. Tant de beauté et tant
de blancheur les surprit étrangement, car ces pieds ne leur
semblaient pas faits pour fouler les mottes de terre derrière une
charrue et des boeufs, comme l'indiquaient les vêtements de
l'inconnu. Voyant qu'ils ne s'étaient pas fait entendre, le curé,
qui marchait devant, fit signe aux deux autres de se blottir
derrière des quartiers de roche qui se trouvaient là. Ils s'y
cachèrent tous trois, épiant curieusement le jeune garçon. Celui-
ci portait un mantelet à deux pans, serré autour des reins par une
épaisse ceinture blanche. Il avait aussi de larges chausses en
drap brun, et, sur la tête, une _montera__[175]__ _de même
étoffe. Ses chausses étaient retroussées jusqu'à la moitié des
jambes, qui semblaient, assurément, faites de blanc albâtre. Quand
il eut fini de laver ses beaux pieds, il prit, pour se les
essuyer, un mouchoir sous sa _montera, _et, voulant soulever sa
coiffure, il releva la tête; alors ceux qui l'observaient eurent
occasion de voir une beauté si incomparable, que Cardénio dit à
voix basse au curé:

«Puisque ce n'est pas Luscinde, ce n'est pas non plus une créature
humaine.»

Le jeune homme ôta sa _montera, _et, secouant la tête d'un et
d'autre côté, il fit tomber et déployer des cheveux dont ceux du
soleil même devaient être jaloux. Alors nos trois curieux
reconnurent que celui qu'ils avaient pris pour un paysan était une
femme, jeune et délicate, la plus belle qu'eussent encore vue les
yeux des deux amis de don Quichotte, et même ceux de Cardénio,
s'il n'eût pas connu Luscinde, car il affirma depuis que la seule
beauté de Luscinde pouvait le disputer à celle-là. Ces longs et
blonds cheveux, non-seulement lui couvrirent les épaules, mais la
cachèrent tout entière sous leurs tresses épaisses, tellement que
de tout son corps on n'apercevait plus que ses pieds. Pour les
démêler, elle n'employa d'autre peigne que les doigts des deux
mains, telles que, si les pieds avaient paru dans l'eau des
morceaux de cristal, les mains ressemblaient dans les cheveux à
des flocons de neige. Tout cela redoublant l'admiration des trois
spectateurs et leur désir de savoir qui elle était, ils résolurent
enfin de se montrer. Mais, au mouvement qu'ils firent en se
levant, la belle jeune fille tourna la tête, et, séparant avec ses
deux mains les cheveux qui lui couvraient le visage, elle regarda
d'où partait le bruit. Dès qu'elle eut aperçu ces trois hommes,
elle se leva précipitamment; puis, sans prendre le temps de se
chausser et de rassembler ses cheveux, elle saisit un petit paquet
de hardes qui se trouvait près d'elle, et se mit à fuir, pleine de
trouble et d'effroi. Mais elle n'eut pas fait quatre pas que, ses
pieds délicats ne pouvant souffrir les aspérités des rocailles,
elle se laissa tomber par terre. À cette vue, les trois amis
accoururent auprès d'elle, et le curé, prenant le premier la
parole:

«Arrêtez-vous, madame, lui dit-il; qui que vous soyez, sachez que
nous n'avons d'autre intention que de vous servir. Ainsi n'essayez
pas vainement de prendre la fuite; vos pieds ne sauraient vous le
permettre, et nous ne pouvons nous-mêmes y consentir.»

À ces propos elle ne répondait mot, stupéfaite et confuse. Ils
s'approchèrent, et le curé, la prenant par la main, continua de la
sorte:

«Ce que nous cachent vos habits, madame, vos cheveux nous l'ont
découvert: clairs indices que ce ne sont pas de faibles motifs qui
ont travesti votre beauté sous ce déguisement indigne d'elle, et
qui vous ont amenée au fond de cette solitude, où nous sommes
heureux de vous trouver, sinon pour donner un remède à vos maux,
au moins pour vous offrir des conseils. Aucun mal, en effet, ne
peut, tant que la vie dure, arriver à cette extrémité que celui
qui l'éprouve ne veuille pas même écouter l'avis qui lui est
offert avec bonne intention. Ainsi donc, ma chère dame, ou mon
cher monsieur, ou ce qu'il vous plaira d'être, remettez-vous de
l'effroi que vous a causé notre vue, et contez-nous votre bonne ou
mauvaise fortune, sûre qu'en nous tous ensemble, et en chacun de
nous, vous trouverez qui vous aide à supporter vos malheurs en les
partageant.»

Pendant que le curé parlait ainsi, la belle travestie demeurait
interdite et comme frappée d'un charme; elle les regardait tour à
tour, sans remuer les lèvres et sans dire une parole, semblable à
un jeune paysan auquel on montre à l'improviste des choses rares
et qu'il n'a jamais vues. Enfin, le curé continuant ses propos
affectueux, elle laissa échapper un profond soupir et rompit le
silence:

«Puisque la solitude de ces montagnes, dit-elle, n'a pu me cacher
aux regards, et que mes cheveux en s'échappant ne permettent plus
à ma langue de mentir, en vain voudrais-je feindre à présent, et
dire ce qu'on ne croirait plus que par courtoisie. Cela posé, je
dis, seigneurs, que je vous suis très-obligée des offres de
service que vous m'avez faites, et qu'elles m'ont mise dans
l'obligation de vous satisfaire en tout ce que vous m'avez
demandé. Je crains bien, à vrai dire, que la relation de mes
infortunes, telle que je vous la ferai, ne vous cause autant de
contrariété que de compassion, car vous ne trouverez ni remède
pour les guérir, ni consolation pour en adoucir l'amertume. Mais
néanmoins, pour que mon honneur ne soit pas compromis dans votre
pensée, après que vous m'avez reconnue pour femme, que vous m'avez
vue jeune, seule et dans cet équipage, toutes choses qui peuvent,
ensemble ou séparément, détruire tout crédit d'honnêteté, je me
décide à vous dire ce que j'aurais voulu qu'il me fût possible de
taire.»

Ce petit discours fut adressé tout d'une haleine par cette
charmante fille aux trois amis, avec une voix si douce et tant
d'aisance de langage, que la grâce de son esprit ne leur causa pas
moins de surprise que sa beauté. Ils répétèrent leurs offres de
service, et lui firent de nouvelles instances pour qu'elle remplît
ses promesses; elle alors, sans se faire prier davantage, après
avoir décemment remis sa chaussure et relevé ses cheveux, prit
pour siège une grosse pierre, autour de laquelle s'assirent les
trois auditeurs, puis, se faisant violence pour retenir quelques
larmes qui lui venaient aux yeux, d'une voix sonore et posée, elle
commença ainsi l'histoire de sa vie:

«Dans cette Andalousie qui nous avoisine, est une petite ville
dont un duc prend son titre, et qui le met au rang de ceux qu'on
appelle grands d'Espagne[176]. Ce duc a deux fils: l'aîné, héritier
de ses États, l'est aussi, selon toute apparence, de ses belles
qualités; quant au cadet, je ne sais de quoi il est héritier, si
ce n'est des ruses de Ganelon ou des trahisons de Vellido[177]. De
ce seigneur mes parents sont vassaux, humbles de naissance, mais
tellement pourvus de richesses que, si les biens de la nature
eussent égalé pour eux ceux de la fortune, ils n'auraient pu rien
désirer davantage, et moi, je n'aurais pas eu non plus à craindre
de tomber dans la détresse où je me vois réduite, car tout mon
malheur naît peut-être de ce qu'ils n'ont pas eu le bonheur de
naître illustres. Il est vrai qu'ils ne sont pas d'extraction si
basse qu'ils aient à rougir de leur condition; mais elle n'est pas
si haute non plus qu'on ne puisse m'ôter de la pensée que de leur
humble naissance viennent toutes mes infortunes. Ils sont
laboureurs enfin, mais de sang pur, sans aucun mélange de race
malsonnante, et, comme on dit, vieux chrétiens de la vieille
roche, et si vieux, en effet, que leurs richesses et leur
somptueux train de vie leur acquièrent peu à peu le nom d'hidalgos
et même de gentilshommes. Cependant la plus grande richesse et la
plus grande noblesse dont ils se fissent gloire, c'était de
m'avoir pour fille. Aussi, comme ils n'ont pas d'autres enfants
pour hériter d'eux, et qu'ils m'ont toujours tendrement chérie,
j'étais bien une des filles les plus doucement choyées que jamais
choyèrent de bons parents. J'étais le miroir où ils se miraient,
le bâton où s'appuyait leur vieillesse, le but unique où tendaient
tous leurs désirs, qu'ils mesuraient sur la volonté du ciel, et
dont les miens, en retour de leur bonté, ne s'écartaient sur aucun
point. Et de la même manière que j'étais maîtresse de leurs
coeurs, je l'étais aussi de leurs biens. C'est moi qui admettais
ou congédiais les domestiques, et le compte de tout ce qui était
semé ou récolté passait par mes mains. Les moulins d'huile, les
pressoirs de vin, les troupeaux de grand et de petit bétail, les
ruches d'abeilles, finalement tout ce que peut avoir un riche
laboureur comme mon père, était remis à mes soins. J'étais le
majordome et la dame, et j'en remplissais les fonctions avec tant
de sollicitude et tant à leur satisfaction, que je ne saurais
parvenir à vous l'exprimer. Les moments de la journée qui me
restaient, après avoir donné les ordres aux contremaîtres, aux
valets de ferme et aux journaliers, je les employais aux exercices
permis et commandés à mon sexe, l'aiguille, le tambour à broder,
et le rouet bien souvent. Si, pour me récréer, je laissais ces
travaux, je me donnais le divertissement de lire quelque bon
livre, ou de jouer de la harpe, car l'expérience m'a fait voir que
la musique repose les esprits fatigués et soulage du travail de
l'intelligence. Voilà quelle était la vie que je menais dans la
maison paternelle; et si je vous l'ai contée avec tant de détails,
ce n'est point par ostentation, pour vous faire entendre que je
suis riche, mais pour que vous jugiez combien c'est sans ma faute
que je suis tombée de cette heureuse situation au triste état où
je me trouve à présent réduite. En vain je passais ma vie au
milieu de tant d'occupations, et dans une retraite si sévère
qu'elle pourrait se comparer à celle d'un couvent, n'étant vue de
personne, à ce que j'imaginais, si ce n'est des gens de la maison,
car les jours que j'allais à la messe, c'était de si grand matin,
accompagnée de ma mère et de mes femmes, si bien voilée d'ailleurs
et si timide, qu'à peine mes yeux voyaient plus de terre que n'en
foulaient mes pieds. Et néanmoins les yeux de l'amour, ou de
l'oisiveté, pour mieux dire, plus perçants que ceux du lynx, me
livrèrent aux poursuites de don Fernand. C'est le nom du second
fils de ce duc dont je vous ai parlé.»

À peine ce nom de don Fernand fut-il sorti de la bouche de celle
qui racontait son histoire, que Cardénio changea de visage et se
mit à frémir de tout son corps avec une si visible altération, que
le curé et le barbier, ayant jeté les yeux sur lui, craignirent
qu'il ne fût pris de ces accès de folies dont ils avaient ouï dire
qu'il était de temps en temps attaqué. Mais Cardénio, pourtant, ne
fit pas autre chose que de suer et de trembler, sans bouger de
place, et d'attacher fixement ses regards sur la belle paysanne,
imaginant bien qui elle était. Celle-ci, sans prendre garde aux
mouvements convulsifs de Cardénio, continua de la sorte son récit:

«Ses yeux ne m'eurent pas plutôt aperçue, qu'il se sentit, comme
il le dit ensuite, enflammé de ce violent amour dont il donna
bientôt des preuves. Mais, pour arriver plus vite au terme de
l'histoire de mes malheurs, je veux passer sous silence les
démarches que fit don Fernand pour me déclarer ses désirs. Il
suborna tous les gens de ma maison, il fit mille cadeaux et offrit
mille faveurs à mes parents; les jours étaient de perpétuelles
fêtes dans la rue que j'habitais, et, pendant la nuit, les
sérénades ne laissaient dormir personne; les billets en nombre
infini qui, sans que je susse comment, parvenaient en mes mains,
étaient remplis d'amoureux propos, et contenaient moins de
syllabes que de promesses et de serments. Tout cela, cependant,
loin de m'attendrir, m'endurcissait, comme s'il eût été mon plus
mortel ennemi, et que tous les efforts qu'il faisait pour me
séduire, il les eût faits pour m'irriter. Ce n'est pas que je ne
reconnusse tout le mérite personnel de don Fernand, et que je
tinsse à outrage les soins qu'il me rendait; j'éprouvais, au
contraire, je ne sais quel contentement à me voir estimée et
chérie par un si noble cavalier, et je n'avais nul déplaisir à
lire mes louanges dans ses lettres: car il me semble qu'à nous
autres femmes, quelque laides que nous soyons, il est toujours
doux de nous entendre appeler jolies. Mais ce qui m'empêchait de
fléchir, c'était le soin de mon honneur, c'étaient les continuels
conseils que me donnaient mes parents, lesquels avaient bien
facilement découvert l'intention de don Fernand, qui ne se mettait
d'ailleurs point en peine que tout le monde la connût. Ils me
disaient qu'en ma vertu seule reposaient leur honneur et leur
considération; que je n'avais qu'à mesurer la distance qui me
séparait de don Fernand, pour reconnaître que ses vues, bien qu'il
dît le contraire, se dirigeaient plutôt vers son plaisir que vers
mon intérêt; ils ajoutaient que si je voulais y mettre un obstacle
et l'obliger à cesser ses offensantes poursuites, ils étaient
prêts à me marier sur-le-champ avec qui je voudrais choisir non-
seulement dans notre ville, mais dans celles des environs,
puisqu'on pouvait tout espérer de leur grande fortune et de ma
bonne renommée. Ces promesses et leurs avis, dont je sentais la
justesse, fortifiaient si bien ma résolution, que jamais je ne
voulus répondre à don Fernand un mot qui pût lui montrer, même au
loin, l'espérance de voir ses prétentions satisfaites. Toutes ces
précautions de ma vigilance, qu'il prenait sans doute pour des
dédains, durent enflammer davantage ses coupables désirs; c'est le
seul nom que je puisse donner à l'amour qu'il me témoignait, car,
s'il eût été ce qu'il devait être, je n'aurais pas eu l'occasion
de vous en parler à cette heure. Finalement, don Fernand apprit
que mes parents cherchaient à m'établir, afin de lui ôter l'espoir
de me posséder, ou du moins que j'eusse plus de gardiens pour me
défendre. Cette nouvelle ou ce soupçon suffit pour lui faire
entreprendre ce que je vais vous raconter.

«Une nuit, j'étais seule dans mon appartement, sans autre
compagnie que celle d'une femme de chambre, ayant eu soin de bien
fermer les portes, dans la crainte que la moindre négligence ne
mît mon honneur en péril. Tout à coup, sans pouvoir imaginer
comment cela se fit, au milieu de tant de précautions, dans la
solitude et le silence de ma retraite, tout à coup il parut devant
moi. Cette vue me troubla de manière qu'elle m'ôta la lumière des
yeux et la parole de la langue; je ne pus pas même jeter des cris
pour appeler au secours, et je crois qu'il ne m'aurait pas laissé
le temps de crier, car aussitôt il s'approcha de moi, et me
prenant dans ses bras, puisque je n'avais pas la force de me
défendre, tant j'étais troublée, il se mit à tenir de tels propos,
que je ne sais comment le mensonge peut être assez habile pour les
arranger de manière à les faire croire des vérités. Le traître
faisait d'ailleurs en sorte que les larmes donnassent crédit à ses
paroles, et les soupirs à ses intentions. Moi, pauvre enfant,
seule parmi les miens, et sans expérience de semblables
rencontres, je commençai, ne sachant comment, à tenir pour vraies
toutes ces faussetés, non de façon, cependant, qu'elles me
donnassent plus qu'une simple compassion pour ses soupirs et ses
pleurs. Aussi, revenant un peu de ma première alarme, je retrouvai
mes esprits éperdus, et je lui dis avec plus de courage que je
n'avais cru pouvoir en conserver: «Si, comme je suis dans vos
bras, seigneur, j'étais entre les griffes d'un lion furieux, et
qu'il fallût, pour m'en délivrer avec certitude, faire ou dire
quelque chose au détriment de ma vertu, il ne me serait pas plus
possible de le faire ou de le dire qu'il n'est possible que ce qui
a été ne fût pas. Ainsi donc, si vous tenez mon corps enserré dans
vos bras, moi, je tiens mon âme retenue par mes bons sentiments,
qui sont aussi différents des vôtres que vous le verriez, s'il
vous convenait d'user de violence pour les satisfaire. Je suis
votre vassale, mais non votre esclave; la noblesse de votre sang
ne vous donne pas le droit de mépriser, de déshonorer l'humilité
du mien; et je m'estime autant, moi paysanne et vilaine, que vous
gentilhomme et seigneur. Vos forces n'ont aucune prise sur moi, ni
vos richesses aucune influence; vos paroles ne peuvent me tromper,
ni vos soupirs et vos larmes m'attendrir. Mais, si je voyais
quelqu'une des choses que je viens d'énumérer dans celui que mes
parents ne donneraient pour époux, alors ma volonté se plierait à
la sienne, et lui serait vouée à jamais. De manière que, même à
contre-coeur, pourvu que mon honneur fût intact, je vous livrerais
volontairement, seigneur, ce que vous voulez maintenant m'arracher
par la violence. C'est vous dire que jamais personne n'obtiendra
de moi la moindre faveur qu'il ne soit mon légitime époux. -- S'il
ne faut que cela pour te satisfaire, me répondit le déloyal
chevalier, vois, charmante Dorothée (c'est le nom de l'infortunée
qui vous parle), je t'offre ma main, et je jure d'être ton époux,
prenant pour témoins de mon serment les cieux, auxquels rien n'est
caché, et cette sainte image de la mère de Dieu, que voilà devant
nous.»

Au moment où Cardénio l'entendit se nommer Dorothée, il fut repris
de ses mouvements convulsifs, et acheva de se confirmer dans la
première opinion qu'il avait eue d'elle. Mais, ne voulant pas
interrompre l'histoire dont il prévoyait et savait presque la fin,
il lui dit seulement:

«Quoi! madame, Dorothée est votre nom? J'ai ouï parler d'une
personne qui le portait, et dont les malheurs vont de pair avec
les vôtres. Mais continuez votre récit: un temps viendra où je
vous dirai des choses qui ne vous causeront pas moins d'étonnement
que de pitié.»

À ces propos de Cardénio, Dorothée jeta les yeux sur lui,
considéra son étrange et misérable accoutrement, puis le pria,
s'il savait quelque chose qui la concernât, de le dire aussitôt.

«Tout ce que la fortune m'a laissé, ajouta-t-elle, c'est le
courage de souffrir et de résister à quelque désastre qui
m'atteigne, bien assurée qu'il n'en est aucun dont mon infortune
puisse s'accroître.

-- Je n'aurais pas perdu un instant, madame, à vous dire ce que je
pense, répondit Cardénio, si j'étais sûr de ne pas me tromper dans
mes suppositions; mais l'occasion de les dire n'est pas venue, et
il ne vous importe nullement encore de les connaître.

-- Comme il vous plaira, reprit Dorothée; je reviens à mon
histoire.

«Don Fernand, saisissant une image de la Vierge, qui se trouvait
dans ma chambre, la plaça devant nous pour témoin de nos
fiançailles, et m'engagea, sous les serments les plus solennels et
les plus formidables, sa parole d'être mon mari. Cependant, avant
qu'il achevât de les prononcer, je lui dis qu'il prît bien garde à
ce qu'il allait faire; qu'il considérât le courroux que son père
ne manquerait pas de ressentir en le voyant épouser une paysanne,
sa vassale; qu'il ne se laissât point aveugler par la beauté que
je pouvais avoir, puisqu'il n'y trouverait pas une excuse
suffisante de sa faute, et que, si son amour le portait à me
vouloir quelque bien, il laissât plutôt mon sort se modeler sur ma
naissance: car jamais des unions si disproportionnées ne
réussissent, et le bonheur qu'elles donnent au commencement n'est
pas de longue durée. Je lui exposai toutes ces raisons que vous
venez d'entendre, et bien d'autres encore dont je ne me souviens
plus; mais elles ne purent l'empêcher de poursuivre son dessein,
de la même manière que celui qui emprunte, pensant ne pas payer,
ne regarde guère aux conditions du contrat. Dans ce moment, je
fis, à part moi, un rapide discours, et je me dis à moi-même:
«Non, je ne serai pas la première que le mariage élève d'une
humble à une haute condition; et don Fernand ne sera pas le
premier auquel les charmes de la beauté, ou plutôt une aveugle
passion, aient fait prendre une compagne disproportionnée à la
grandeur de sa naissance.

Puisque je ne veux ni changer le monde, ni faire de nouveaux
usages, j'aurai raison de saisir cet honneur que m'offre la
fortune: car, dût l'affection qu'il me témoigne ne pas durer au
delà de l'accomplissement de ses désirs, enfin je serai son épouse
devant Dieu. Au contraire, si je veux l'éloigner par mes dédains
et mes rigueurs, je le vois en un tel état, qu'oubliant toute
espèce de devoir, il usera de violence, et je resterai, non-
seulement sans honneur, mais sans excuse de la faute que pourra me
reprocher quiconque ne saura pas combien j'en suis exempte.
Quelles raisons auraient, en effet, le pouvoir de persuader à mes
parents et aux autres que ce gentilhomme est entré dans ma chambre
sans mon consentement?» Toutes ces demandes et ces réponses, mon
imagination se les fit en un instant; mais ce qui commença surtout
à m'ébranler et à me pousser, sans que je le susse, à ma
perdition, ce furent les serments et les imprécations de don
Fernand, les témoins qu'il invoquait, les larmes qu'il répandait
en abondance, et finalement les charmes de sa bonne mine, qui,
soutenus par tant de véritable amour, auraient pu vaincre tout
autre coeur aussi libre, aussi sage que le mien. J'appelai la
fille qui me servait, pour qu'elle se joignît sur la terre aux
témoins invoqués dans le ciel; don Fernand renouvela et confirma
ses premiers serments; il prit de nouveaux saints à témoin; il se
donna mille malédictions s'il ne remplissait point sa promesse;
ses yeux se mouillèrent encore de larmes, sa bouche s'enflamma de
soupirs; il me serra davantage entre ses bras, dont je n'avais pu
me dégager un seul instant; enfin, quand ma servante eut de
nouveau quitté l'appartement, il mit le comble à mon déshonneur et
à sa trahison.

«Le jour qui succéda à la nuit de ma perte ne venait point, à ce
que je crois, aussi vite que le souhaitait don Fernand: car, après
avoir assouvi un désir criminel, il n'en est pas de plus vif que
celui de s'éloigner des lieux où on l'a satisfait. C'est du moins
ce que je pensai quand je vis don Fernand mettre tant de hâte à
partir. Cette même servante qui l'avait amené jusqu'en ma chambre
le conduisit hors de la maison avant que le jour parut. Quand il
me fit ses adieux, il me répéta, quoique avec moins d'empressement
et d'ardeur qu'à son arrivée, que je fusse tranquille sur sa foi,
que je crusse ses serments aussi valables que sincères; et, pour
donner plus de poids à ses paroles, il tira de son doigt un riche
anneau qu'il mit au mien. Enfin, il me quitta, et moi, je restai,
je ne sais trop si ce fut triste ou gaie. Ce que je puis dire,
c'est que je demeurai confuse et rêveuse, et presque hors de moi
d'un tel événement, sans avoir le courage ou même la pensée de
gronder ma fille de compagnie pour la trahison qu'elle avait
commise en cachant don Fernand dans ma propre chambre; car je ne
pouvais encore décider si ce qui venait de m'arriver était un bien
ou un mal. J'avais dit à don Fernand, au moment de son départ,
qu'il pourrait employer la même voie pour me visiter d'autres
nuits secrètement, puisque j'étais à lui, jusqu'à ce qu'il lui
convînt de publier notre mariage. Mais il ne revint plus, si ce
n'est la nuit suivante, et je ne pus plus le voir, ni dans la rue,
ni à l'église, pendant tout un mois que je me fatiguai vainement à
le chercher, bien que je susse qu'il n'avait pas quitté la ville,
et qu'il se livrait la plupart du temps à l'exercice de la chasse,
qu'il aimait avec passion. Je sais, hélas! combien ces jours me
parurent longs et ces heures amères; je sais que je commençai à
douter de sa bonne foi, et même à cesser d'y croire; je sais aussi
que ma servante entendit alors les reproches que je ne lui avais
pas faits auparavant pour me plaindre de son audace; je sais enfin
qu'il me fallut me faire violence pour retenir mes pleurs et
composer mon visage, afin de ne pas obliger mes parents à me
demander le sujet de mon affliction, et de ne pas être obligée
moi-même de recourir avec eux au mensonge. Mais cet état forcé
dura peu. Le moment vint bientôt où je perdis toute patience, où
je foulai aux pieds toute considération et toute retenue, où je
fis enfin éclater mon courroux au grand jour. Ce fut lorsque, au
bout de quelque temps, on répandit chez nous la nouvelle que, dans
une ville voisine, don Fernand s'était marié avec une jeune
personne d'une beauté merveilleuse et de noble famille, mais pas
assez riche, néanmoins, pour avoir pu prétendre, avec sa seule
dot, à si haute union. On disait qu'elle se nommait Luscinde, et
l'on racontait aussi des choses étranges arrivées pendant la
cérémonie des fiançailles.»

Quand il entendit le nom de Luscinde, Cardénio ne fit autre chose
que de plier les épaules, froncer le sourcil, se mordre les
lèvres, et laisser bientôt couler sur ses joues deux ruisseaux de
larmes. Dorothée n'interrompit point pour cela le fil de son
histoire, et continua de la sorte:

«Cette triste nouvelle arriva promptement jusqu'à moi; mais, au
lieu de se glacer en l'apprenant, mon coeur s'enflamma d'une telle
rage, qu'il s'en fallut peu que je ne sortisse de la maison, et ne
parcourusse à grands cris les rues de la ville pour publier
l'infâme trahison dont j'étais victime. Mais cette fureur se calma
par la pensée qui me vint d'un projet que je mis en oeuvre dès la
nuit suivante. Je m'habillai de ces vêtements, que me donna un
domestique de mon père, de ceux qu'on appelle _zagals _chez les
laboureurs, auquel j'avais découvert toute ma funeste aventure, et
que j'avais prié de m'accompagner jusqu'à la ville, où j'espérais
rencontrer mon ennemi. Ce zagal, après m'avoir fait des
remontrances sur l'audace et l'inconvenance de ma résolution, m'y
voyant bien déterminée, s'offrit, comme il le dit, à me tenir
compagnie jusqu'au bout du monde. Aussitôt j'enfermai dans un sac
de toile un habillement de femme, ainsi que de l'argent et des
bijoux pour me servir au besoin, et, dans le silence de la nuit,
sans rien dire de mon départ à la perfide servante, je quittai la
maison, accompagnée du zagal, et assaillie de mille pensées
confuses. Je pris à pied le chemin de la ville; mais le désir
d'arriver me donnait des ailes, afin de pouvoir, sinon empêcher ce
que je croyais achevé sans retour, au moins demander à don Fernand
de quel front il en avait agi de la sorte. J'arrivai en deux jours
et demi au but de mon voyage, et, tout en entrant dans la ville,
je m'informai de la maison des parents de Luscinde. Le premier
auquel j'adressai cette question me répondit plus que je n'aurais
voulu en apprendre. Il m'indiqua leur maison, et me raconta tout
ce qui s'était passé aux fiançailles de leur fille, chose
tellement publique dans la ville, qu'elle faisait la matière de
tous les entretiens et de tous les caquets. Il me dit que la nuit
où fut célébré le mariage de don Fernand avec Luscinde, celle-ci,
après avoir prononcé le _oui _de le prendre pour époux, avait été
saisie d'un long évanouissement, et que son époux, l'ayant voulu
délacer pour lui donner de l'air, trouva un billet écrit de la
main même de Luscinde, où elle déclarait qu'elle ne pouvait être
l'épouse de don Fernand, parce qu'elle était celle de Cardénio (un
noble cavalier de la même ville, à ce que me dit cet homme), et
que, si elle avait donné à don Fernand le _oui _conjugal, c'était
pour ne point désobéir à ses parents. Enfin, ce billet faisait
entendre, dans le reste de son contenu, qu'elle avait pris la
résolution de se tuer à la fin des épousailles, et donnait les
raisons qui l'obligeaient à s'ôter la vie. Cette intention était,
dit-on, clairement confirmée d'ailleurs par un poignard qu'on
trouva caché sous ses habits de noce. À cette vue, don Fernand, se
croyant joué et outragé par Luscinde, se jeta sur elle avant
qu'elle fût revenue de son évanouissement, et voulut la percer de
ce même poignard qu'on avait trouvé dans son sein; ce qu'il aurait
fait, si les parents et les assistants ne l'eussent retenu. On
ajoute que don Fernand sortit aussitôt, et que Luscinde ne revint
à elle que le lendemain; qu'alors elle conta à ses parents comment
elle était la véritable épouse de ce Cardénio dont je viens de
parler. J'appris encore, d'après les bruits qui couraient, que
Cardénio s'était trouvé présent aux fiançailles, et que, voyant sa
maîtresse mariée, ce qu'il n'avait jamais cru possible, il avait
quitté la ville en désespéré, après avoir écrit une lettre où, se
plaignant de l'affront que Luscinde lui faisait, il annonçait
qu'on ne le verrait plus. Tout cela était de notoriété publique
dans la ville, et l'on n'y parlait pas d'autre chose. Mais on
parla bien davantage encore, quand on sut que Luscinde avait
disparu de la maison de son père, et même de la ville, car on l'y
chercha vainement; et ses malheureux parents en perdaient
l'esprit, ne sachant quel moyen prendre pour la retrouver. Toutes
ces nouvelles ranimèrent un peu mes espérances, et je me crus plus
heureuse de n'avoir pas trouvé don Fernand que de l'avoir trouvé
marié. Il me sembla, en effet, que mon malheur n'était pas sans
remède, et je m'efforçais de me persuader que peut-être le ciel
avait mis cet obstacle imprévu au second mariage pour lui rappeler
les engagements pris au premier, pour le faire réfléchir à ce
qu'il était chrétien, et plus intéressé au salut de son âme qu'à
toutes les considérations humaines. Je roulais toutes ces pensées
dans ma tête, me consolant sans sujet de consolation, et rêvant de
lointaines espérances, pour soutenir une vie que j'ai prise en
haine à présent.

«Tandis que je parcourais la ville sans savoir que résoudre,
puisque je n'avais pas rencontré don Fernand, j'entendis le crieur
public annoncer dans les rues une grande récompense pour qui me
trouverait, donnant le signalement de mon âge, de ma taille, des
habits dont j'étais vêtue. J'entendis également rapporter, comme
un ouï-dire, que le valet qui m'accompagnait m'avait enlevée de la
maison paternelle. Ce nouveau coup m'alla jusqu'à l'âme; je vis
avec désespoir à quel degré de flétrissure était tombée ma
réputation, puisqu'il ne suffisait pas que je l'eusse perdue par
ma fuite, et qu'on me donnait pour complice un être si vil et si
indigne de fixer mes pensées. Aussitôt que j'entendis publier ce
ban, je quittai la ville, suivie de mon domestique, qui commençait
à montrer quelque hésitation dans la fidélité à toute épreuve
qu'il m'avait promise. La même nuit, dans la crainte d'être
découverts, nous pénétrâmes jusqu'au plus profond de ces
montagnes; mais, comme on dit, un malheur en appelle un autre, et
la fin d'une infortune est d'ordinaire le commencement d'une plus
grande. C'est ce qui m'arriva; car dès que mon bon serviteur,
jusque-là si sûr et si fidèle, se vit seul avec moi dans ce
désert, poussé de sa perversité plutôt que de mes attraits, il
voulut saisir l'occasion que semblait lui offrir notre solitude
absolue. Sans respect pour moi et sans crainte de Dieu, il osa me
tenir d'insolents discours; et, voyant avec quel juste mépris je
repoussais ses imprudentes propositions, il cessa les prières dont
il avait d'abord essayé, et se mit en devoir d'employer la
violence. Mais le ciel, juste et secourable, qui manque rarement
d'accorder son regard et son aide aux bonnes intentions, favorisa
si bien les miennes, que, malgré l'insuffisance de mes forces, je
le fis, sans grand peine, rouler dans un précipice, où je le
laissai, mort ou vif. Aussitôt, et plus rapidement que ma fatigue
et mon effroi ne semblaient le permettre, je m'enfonçai dans ces
montagnes, sans autre dessein que de m'y cacher, et d'échapper à
mes parents ou à ceux qu'ils enverraient à ma poursuite. Il y a de
cela je ne sais combien de mois. Je rencontrai presque aussitôt un
gardien de troupeaux, qui me prit pour berger, et m'emmena dans un
hameau, au coeur de la montagne. Je l'ai servi depuis ce temps,
faisant en sorte d'être aux champs tout le jour, pour cacher ces
cheveux qui viennent, bien à mon insu, de me découvrir. Mais toute
mon adresse et toute ma sollicitude furent vaines à la fin. Mon
maître vint à s'apercevoir que je n'étais pas homme, et ressentit
les mêmes désirs coupables que mon valet. Comme la fortune ne
donne pas toujours la ressource à côté du danger, et que je ne
trouvais point de précipice pour y jeter le maître après le
serviteur, je crus plus prudent de fuir encore et de me cacher une
seconde fois dans ces âpres retraites, que d'essayer avec lui mes
forces ou mes remontrances. Je revins donc chercher, parmi ces
rochers et ces bois, un endroit où je pusse sans obstacle offrir
au ciel mes soupirs et mes larmes, où je pusse le prier de prendre
en pitié mes infortunes, et de me faire la grâce, ou d'en trouver
le terme, ou de laisser ma vie dans ces solitudes, et d'y
ensevelir la mémoire d'une infortunée qui a donné si innocemment
sujet à la malignité de la poursuivre et de la déchirer.»

Chapitre XXIX

_Qui traite du gracieux artifice qu'on employa pour tirer notre
amoureux chevalier de la rude pénitence qu'il accomplissait_


«Telle est, seigneurs, la véritable histoire de mes tragiques
aventures. Voyez et jugez maintenant si les soupirs que vous avez
entendus s'échapper avec mes paroles, si les larmes que vous avez
vues couler de mes yeux, n'avaient pas de suffisants motifs pour
éclater avec plus d'abondance. En considérant la nature de mes
disgrâces, vous reconnaîtrez que toute consolation est superflue,
puisque tout remède est impossible. Je ne vous demande qu'une
chose, qu'il vous sera facile de m'accorder: apprenez-moi où je
pourrai passer ma vie sans être exposée à la perdre à tout instant
par la crainte et les alarmes, tant je redoute que ceux qui me
cherchent ne me découvrent à la fin. Je sais bien que l'extrême
tendresse qu'ont pour moi mes parents me promet d'eux un bon
accueil; mais j'éprouve une telle honte, seulement à penser que je
paraîtrais en leur présence autrement qu'ils ne devaient
l'espérer, que j'aime mieux m'exiler pour jamais de leur vue
plutôt que de lire sur leur visage la pensée qu'ils ne trouvent
plus sur le mien la pureté et l'innocence qu'ils attendaient de
leur fille.»

Elle se tut en achevant ces paroles, et la rougeur qui couvrit
alors son visage fit clairement connaître les regrets et la
confusion dont son âme était remplie. Ce fut au fond des leurs que
ceux qui avaient écouté le récit de ses infortunes ressentirent
l'étonnement et la compassion qu'elle inspirait. Le curé voulait
aussitôt lui donner des consolations et des avis, mais Cardénio le
prévint:

«Quoi! madame, s'écria-t-il, vous êtes la belle Dorothée, la fille
unique du riche Clenardo!»

Dorothée resta toute surprise quand elle entendit le nom de son
père, et qu'elle vit la chétive apparence de celui qui le nommait,
car on sait déjà de quelle manière était vêtu Cardénio.

«Qui êtes-vous, mon ami, lui dit-elle, pour savoir ainsi le nom de
mon père? Jusqu'à présent, si j'ai bonne mémoire, je ne l'ai pas
nommé une seule fois dans le cours de mon récit.

-- Je suis, répondit Cardénio, cet infortuné, que, suivant vous,
madame, Luscinde a dit être son époux; je suis le malheureux
Cardénio, que la perfidie du même homme qui vous a mise en l'état
où vous êtes, a réduit à l'état où vous me voyez, nu, déchiré,
privé de toute consolation sur la terre, et, ce qui est pire
encore, privé de raison, car je n'en ai plus l'usage que lorsqu'il
plaît au ciel de me l'accorder pour quelques instants. Oui,
Dorothée, c'est moi qui fus le témoin et la victime des
perversités de don Fernand; c'est moi qui attendis jusqu'à ce que
Luscinde, le prenant pour époux, eût prononcé le _oui _fatal; mais
qui n'eus pas assez de courage pour voir où aboutirait son
évanouissement et la découverte du billet caché dans son sein, car
mon âme n'eut pas assez de force pour supporter tant de malheurs à
la fois. Je quittai la maison quand je perdis patience, et,
laissant à mon hôte une lettre que je le priai de remettre aux
mains de Luscinde, je m'en vins dans ce désert avec l'intention
d'y finir ma vie, que j'ai détestée depuis lors comme mon ennemie
mortelle. Mais le ciel n'a pas voulu me l'ôter, se bornant à
m'ôter la raison, et me gardant peut-être pour le bonheur qui
m'arrive de vous rencontrer aujourd'hui. Car, si tout ce que vous
avez raconté est vrai, comme je le crois, il est possible que le
ciel ait réservé pour tous deux une meilleure fin que nous ne
pensons à nos désastres. S'il est vrai que Luscinde ne peut
épouser don Fernand, parce qu'elle est à moi, comme elle l'a
hautement déclaré, ni don Fernand l'épouser, parce qu'il est à
vous, nous pouvons encore espérer que le ciel nous restitue ce qui
nous appartient, puisque ces objets existent, et qu'ils ne sont ni
aliénés ni détruits. Maintenant que cette consolation nous reste,
non fondée sur de folles rêveries et de chimériques espérances, je
vous supplie, madame, de prendre, en vos honnêtes pensées, une
résolution nouvelle, telle que je pense la prendre moi-même, et de
vous résigner à l'espoir d'un meilleur avenir. Quant à moi, je
vous jure, foi de gentilhomme et de chrétien, de ne plus vous
abandonner que vous ne soyez rendue à don Fernand. Si je ne
pouvais, par le raisonnement, l'amener à reconnaître vos droits,
j'userais alors de celui que me donne ma qualité de gentilhomme,
pour le provoquer à juste titre au combat, en raison du tort qu'il
vous cause, mais sans me rappeler mes propres offenses, dont je
laisserai la vengeance au ciel, pour ne m'occuper que de celle des
vôtres sur la terre.»

Ce que venait de dire Cardénio accrut tellement la surprise de
Dorothée, que, ne sachant quelles grâces rendre à de telles offres
de service, elle voulut se jeter à ses genoux et les embrasser,
mais Cardénio l'en empêcha. Le bon licencié prit la parole pour
tous deux, approuva le sage projet de Cardénio, et leur persuada
par ses conseils et ses prières de l'accompagner à son village, où
ils pourraient se fournir des choses qui leur manquaient, et
prendre un parti pour chercher don Fernand, ramener Dorothée à la
maison paternelle, ou faire enfin ce qui semblerait le plus
convenable. Cardénio et Dorothée acceptèrent son offre avec des
témoignages de reconnaissance. Le barbier, qui jusqu'alors avait
écouté sans rien dire, fit aussi son petit discours, et s'offrit
d'aussi bonne grâce que le curé à les servir autant qu'il en était
capable. Par la même occasion, il conta brièvement le motif qui
les avait amenés en cet endroit, ainsi que l'étrange folie de don
Quichotte, dont ils attendaient l'écuyer, qu'ils avaient envoyé à
sa recherche. Cardénio se ressouvint alors, mais comme en un
songe, du démêlé qu'il avait eu avec don Quichotte, et raconta
cette aventure, sans pouvoir toutefois indiquer le motif de la
querelle. En ce moment, des cris se firent entendre; le curé et le
barbier reconnurent aussitôt la voix de Sancho Panza, qui, ne les
trouvant point dans l'endroit où il les avait laissés, les
appelait à tue-tête. Ils allèrent tous à sa rencontre, et, comme
ils lui demandaient avec empressement des nouvelles de don
Quichotte, Sancho leur conta comment il l'avait trouvé, nu, en
chemise, sec, maigre, jaune et mort de faim, mais soupirant
toujours pour sa dame Dulcinée.

«Je lui ai bien dit, ajouta-t-il, qu'elle lui ordonnait de quitter
cet endroit et de s'en aller au Toboso, où elle restait à
l'attendre; il m'a répondu qu'il était décidé à ne point paraître
en présence de ses charmes, jusqu'à ce qu'il eût fait des
prouesses qui le rendissent méritant de ses bonnes grâces. Mais,
en vérité, si cela dure encore un peu, mon maître court grand
risque de ne pas devenir empereur, comme il s'y est obligé, ni
même archevêque, ce qui est bien le moins qu'il puisse faire.
Voyez donc, au nom du ciel, comment il faut s'y prendre pour le
tirer de là.»

Le licencié répondit à Sancho qu'il ne se mît pas en peine, et
qu'on saurait bien l'arracher à sa pénitence, quelque dépit qu'il
en eût. Aussitôt il conta à Cardénio et à Dorothée le moyen qu'ils
avaient imaginé pour la guérison de don Quichotte, ou du moins
pour le ramener à sa maison. Dorothée s'offrit alors de bonne
grâce à jouer elle-même le rôle de la damoiselle affligée, qu'elle
remplirait, dit-elle, mieux que le barbier, puisqu'elle avait
justement des habits de femme qui lui permettaient de le faire au
naturel, ajoutant qu'on pouvait se reposer sur elle du soin de
représenter ce personnage comme il convenait au succès de leur
dessein, parce qu'elle avait lu assez de livres de chevalerie pour
savoir en quel style les damoiselles désolées demandaient un don
aux chevaliers errants.

«À la bonne heure, donc, s'écria le curé; il n'est plus besoin que
de se mettre à l'oeuvre. En vérité, la fortune se déclare en notre
faveur; car, sans penser à vous le moins du monde, madame et
seigneur, voilà qu'elle commence par notre moyen à rouvrir une
porte à votre espérance, et qu'elle nous fait trouver en vous
l'aide et le secours dont nous avions besoin.»

Dorothée tira sur-le-champ de son paquet une jupe entière de fine
et riche étoffe, ainsi qu'un mantelet de brocart vert, et, d'un
écrin, un collier de perles avec d'autres bijoux. En un instant,
elle fut parée de manière à passer pour une riche et grande dame.
Tous ces ajustements, elle les avait, dit-elle, emportés de la
maison de ses parents pour s'en servir au besoin; mais elle
n'avait encore eu nulle occasion d'en faire usage. Ils furent tous
enchantés de sa grâce parfaite et de sa beauté singulière, et
achevèrent de tenir don Fernand pour un homme de peu de sens,
puisqu'il dédaignait tant d'attraits. Mais celui qui éprouvait le
plus de surprise et d'admiration, c'était Sancho Panza. Jamais, en
tous les jours de sa vie, il n'avait vu une si belle créature.
Aussi demanda-t-il avec empressement au curé qui était cette si
charmante dame, et qu'est-ce qu'elle cherchait à travers ces
montagnes.

«Cette belle dame, mon ami Sancho, répondit le curé, est tout
bonnement, sans que cela paraisse, l'héritière en droite ligne, et
de mâle en mâle, du grand royaume de Micomicon: elle vient à la
recherche de votre maître pour le prier de lui octroyer un don,
lequel consiste à défaire un tort que lui a fait un déloyal géant;
et c'est au bruit de la renommée de bon chevalier qu'a votre
maître sur toute la surface de la terre, que cette princesse s'est
mise en quête de lui depuis les côtes de la Guinée.

-- Heureuse quête et heureuse trouvaille! s'écria Sancho
transporté, surtout si mon maître est assez chanceux pour venger
cette offense et redresser ce tort, en tuant ce méchant drôle de
géant que Votre Grâce vient de dire. Et oui, pardieu, il le tuera
s'il le rencontre, à moins pourtant que ce ne soit un fantôme;
car, contre les fantômes, mon seigneur est sans pouvoir. Mais,
seigneur licencié, je veux, entre autres choses, vous demander une
grâce. Pour qu'il ne prenne pas fantaisie à mon maître de se faire
archevêque, car c'est là tout ce que je crains, vous feriez bien
de lui conseiller de se marier tout de suite avec cette princesse:
il se trouvera ainsi dans l'impossibilité de recevoir les ordres
épiscopaux, et se décidera facilement à s'en tenir au titre
d'empereur, ce qui sera le comble de mes souhaits. Franchement,
j'y ai bien réfléchi, et je trouve, tout compté, qu'il ne me
convient pas que mon maître soit archevêque; car enfin, je ne suis
bon à rien pour l'Église, puisque je suis marié; et m'en aller
maintenant courir après des dispenses pour que je puisse toucher
le revenu d'une prébende, ayant, comme je les ai, femme et
enfants, ce serait à n'en jamais finir. Ainsi donc, seigneur, tout
le joint de l'affaire, c'est que mon maître se marie tout de suite
avec cette dame, que je ne peux nommer par son nom, ne sachant pas
encore comment elle s'appelle.

-- Elle s'appelle, répondit le curé, la princesse Micomicona, car,
son royaume s'appelant Micomicon, il est clair qu'elle doit
s'appeler ainsi.

-- Sans aucun doute, reprit Sancho, et j'ai vu bien des gens
prendre pour nom de famille et de terre celui du lieu où ils sont
nés, s'appelant Pedro de Alcala, ou Juan de Ubéda, ou Diégo de
Valladolid; et ce doit être aussi l'usage, par là en Guinée, que
les reines prennent le nom de leur royaume.

-- C'est probable, répondit le curé; et, quant au mariage de votre
maître, croyez que j'y emploierai toutes les ressources de mon
éloquence.»

Sancho demeura aussi satisfait de cette promesse que le curé
surpris de sa simplicité, en voyant que les contagieuses
extravagances de son maître s'étaient si bien nichées dans sa
cervelle, qu'il croyait très-sérieusement le voir devenir empereur
quelque beau jour.

Pendant cet entretien, Dorothée s'était mise à cheval sur la mule
du curé, et le barbier avait ajusté à son menton la barbe de queue
de vache. Ils dirent alors à Sancho de les conduire où se trouvait
don Quichotte, mais en l'avertissant bien qu'il ne fît pas
semblant de connaître le curé et le barbier, car c'était en cela
que consistait tout le prestige pour faire devenir son maître
empereur. Pour le curé et Cardénio, ils ne voulurent pas les
accompagner, Cardénio dans la crainte que don Quichotte ne se
rappelât leur querelle, et le curé parce que sa présence n'était
alors d'aucune utilité. Ils les laissèrent prendre les devants, et
les suivirent à pied sans presser leur marche. Le curé avait cru
prudent d'enseigner à Dorothée comment elle devait s'y prendre;
mais celle-ci lui avait répondu d'être sans crainte à cet égard,
et que tout se ferait exactement comme l'exigeaient les
descriptions et les récits des livres de chevalerie.

Après avoir fait environ trois quarts de lieue, elle et ses deux
compagnons découvrirent don Quichotte au milieu d'un groupe de
roches amoncelées, habillé déjà, mais non point armé. Dès que
Dorothée l'eut aperçu, et qu'elle eut appris de Sancho que c'était
don Quichotte, elle pressa son palefroi, suivi du barbu barbier.
En arrivant près de lui, l'écuyer sauta de sa mule et prit
Dorothée dans ses bras, laquelle ayant mis pied à terre avec
beaucoup d'aisance, alla se jeter à genoux aux pieds de don
Quichotte, et, bien que celui-ci fît tous ses efforts pour la
relever, elle, sans vouloir y consentir, lui parla de la sorte:

«D'ici je ne me lèverai plus, ô valeureux et redoutable chevalier,
que votre magnanime courtoisie ne m'ait octroyé un don, lequel
tournera à l'honneur et gloire de votre personne et au profit de
la plus offensée et plus inconsolable damoiselle que le soleil ait
éclairée jusqu'à présent. Et, s'il est vrai que la valeur de votre
invincible bras réponde à la voix de votre immortelle renommée,
vous êtes obligé de prêter aide et faveur à l'infortunée qui vient
de si lointaines régions, à la trace de votre nom célèbre, vous
chercher pour remède à ses malheurs.

-- Je ne vous répondrai pas un mot, belle et noble dame, répondit
don Quichotte, et n'écouterai rien de vos aventures que vous ne
soyez relevée de terre.

-- Et moi, je ne me relèverai point, seigneur, répliqua la
damoiselle affligée, avant que, par votre courtoisie, me soit
octroyé le don que j'implore.

-- Je vous l'octroie et concède, répondit don Quichotte, pourvu
qu'il ne doive pas s'accomplir au préjudice et au déshonneur de
mon roi, de ma patrie et de celle qui tient la clef de mon coeur
et de ma liberté.

-- Ce ne sera ni au préjudice ni au déshonneur de ceux que vous
venez de nommer, mon bon seigneur,» reprit la dolente damoiselle.

Mais, comme elle allait continuer, Sancho s'approcha de l'oreille
de son maître, et lui dit tout bas:

«Par ma foi, seigneur, Votre Grâce peut bien lui accorder le don
qu'elle réclame; c'est l'affaire de rien; il ne s'agit que de tuer
un gros lourdaud de géant; et celle qui vous demande ce petit
service est la haute princesse Micomicona, reine du grand royaume
de Micomicon en Éthiopie.

-- Qui qu'elle soit, répondit don Quichotte, je ferai ce que je
suis obligé de faire et ce que me dicte ma conscience, d'accord
avec les lois de ma profession.»

Puis se tournant vers la damoiselle:

«Que votre extrême beauté se lève, lui dit-il; je lui octroie le
don qu'il lui plaira de me demander.

-- Eh bien donc, s'écria la damoiselle, celui que je vous demande,
c'est que votre magnanime personne s'en vienne sur-le-champ avec
moi où je la conduirai, et qu'elle me promette de ne s'engager en
aucune aventure, de ne s'engager en aucune querelle jusqu'à ce
qu'elle m'ait vengée d'un traître qui, contre tout droit du ciel
et des hommes, tient mon royaume usurpé.

-- Je répète que je vous l'octroie, reprit don Quichotte; ainsi
vous pouvez dès aujourd'hui, madame, chasser la mélancolie qui
vous oppresse, et faire reprendre courage à votre espérance
évanouie. Avec l'aide de Dieu et celle de mon bras, vous vous
verrez bientôt de retour dans votre royaume, et rassise sur le
trône des grands États de vos ancêtres, en dépit de tous les
félons qui voudraient y trouver à redire. Allons donc, la main à
la besogne! car c'est, comme on dit, dans le retard que gît le
péril.»

La nécessiteuse damoiselle fit alors mine de vouloir lui baiser
les mains; mais don Quichotte, qui était en toute chose un galant
et courtois chevalier, ne voulut jamais y consentir. Au contraire,
il la fit relever et l'embrassa respectueusement; puis il ordonna
à Sancho de bien serrer les sangles à Rossinante, et de l'armer
lui-même sans délai. L'écuyer détacha les armes, qui pendaient
comme un trophée aux branches d'un chêne, et, après avoir ajusté
la selle du bidet, il arma son maître en un tour de main. Celui-
ci, se voyant en équipage de guerre, s'écria:

«Allons maintenant, avec l'aide de Dieu, prêter la nôtre à cette
grande princesse.» Le barbier se tenait encore à genoux, prenant
grand soin de ne pas éclater de rire ni de laisser tomber sa
barbe, dont la chute aurait pu ruiner de fond en comble leur bonne
intention. Quand il vit que le don était octroyé, et avec quelle
diligence don Quichotte s'apprêtait à l'aller accomplir, il se
leva, prit sa maîtresse de la main qui n'était pas occupée, et la
mit sur sa mule, avec l'aide du chevalier. Celui-ci enfourcha
légèrement Rossinante, et le barbier s'arrangea sur sa monture;
mais le pauvre Sancho resta sur ses pieds, ce qui renouvela ses
regrets et lui fit de nouveau sentir la perte du grison.
Toutefois, il prenait son mal en patience, parce qu'il lui
semblait que son maître était en bonne voie de se faire empereur,
n'ayant plus aucun doute qu'il ne se mariât avec cette princesse,
et qu'il ne devînt ainsi pour le moins roi de Micomicon. Une seule
chose le chagrinait: c'était de penser que ce royaume était en
terre de nègres, et que les gens qu'on lui donnerait pour vassaux
seraient tout noirs. Mais son imagination lui fournit bientôt une
ressource, et il se dit à lui-même:

«Eh! que m'importe, après tout, que mes vassaux soient des nègres?
Qu'ai-je à faire, sinon de les emballer et de les charrier en
Espagne, où je les pourrai vendre à bon argent comptant? et de cet
argent je pourrai m'acheter quelque titre ou quelque office qui me
fera vivre sans souci tout le reste de ma vie et de mes jours.
C'est cela; croyez-vous donc qu'on dorme des deux yeux, et qu'on
n'ait ni talent, ni esprit pour tirer parti des choses, et pour
vendre trente ou dix mille vassaux comme on brûle un fagot de
paille? Ah! pardieu, petit ou grand, je saurai bien en venir à
bout, et les rendre blancs ou jaunes dans ma poche, fussent-ils
noirs comme l'âme du diable. Venez, venez, et vous verrez si je
suce mon pouce.»

Plein de ces beaux rêves, Sancho marchait si occupé et si content
qu'il oubliait le désagrément d'aller à pied.

Toute cette étrange scène, Cardénio et le curé l'avaient regardée
à travers les broussailles, et ne savaient quel moyen prendre pour
se réunir au reste de la troupe. Mais le curé, qui était grand
trameur d'expédients, imagina bientôt ce qu'il fallait faire pour
sortir d'embarras. Avec une paire de ciseaux qu'il portait dans un
étui, il coupa fort habilement la barbe à Cardénio, puis il lui
mit un mantelet brun dont il était vêtu, ainsi qu'un collet noir,
ne gardant pour lui que ses hauts-de-chausses et son pourpoint.
Cardénio fut si changé par cette toilette qu'il ne se serait pas
reconnu lui-même, se fût-il regardé dans un miroir. Cela fait, et
bien que les autres eussent pris les devants pendant qu'ils se
déguisaient, les deux amis purent atteindre avant eux le grand
chemin, car les roches et les broussailles qui embarrassaient le
passage ne permettaient pas aux cavaliers d'aller aussi vite que
les piétons. Ceux-ci, ayant une fois gagné la plaine, s'arrêtèrent
à la sortie de la montagne; et, dès que le curé vit venir don
Quichotte suivi de ses compagnons, il se mit à le regarder
fixement, montrant par ses gestes qu'il cherchait à le
reconnaître; puis, après l'avoir longtemps examiné, il s'en fut à
lui, les bras ouverts, et s'écriant de toute la force de ses
poumons:

«Qu'il soit le bienvenu et le bien trouvé, le miroir de la
chevalerie, mon brave compatriote don Quichotte de la Manche, la
fleur et la crème de la galanterie, le rempart et l'appui des
affligés, la quintessence des chevaliers errants!»

En disant ces mots, il se tenait embrassé au genou de la jambe
gauche de don Quichotte, lequel, stupéfait de ce qu'il voyait
faire et entendait dire à cet homme, se mit à le considérer avec
attention, et le reconnut à la fin. Étrangement surpris de le
rencontrer là, don Quichotte fit aussitôt tous ses efforts pour
mettre pied à terre; mais le curé ne voulait pas y consentir.

«Eh! seigneur licencié, s'écria-t-il alors, que Votre Grâce me
laisse faire; il n'est pas juste que je reste à cheval, tandis que
Votre Révérence est à pied.

-- Je ne le souffrirai en aucune manière, répondit le curé; que
Votre Grandeur reste à cheval, puisque c'est à cheval qu'elle
affronte les plus grandes aventures et fait les plus merveilleuses
prouesses dont notre âge ait eu le spectacle. Pour moi, prêtre
indigne, il me suffira de monter en croupe d'une des mules de ces
gentilshommes qui cheminent en compagnie de Votre Grâce, s'ils le
veulent bien permettre, et je croirai tout au moins avoir pour
monture le cheval Pégase, ou le zèbre sur lequel chevauchait ce
fameux More Musaraque, qui, maintenant encore, gît enchanté dans
la grande caverne Zuléma, auprès de la grande ville de
Compluto[178].

-- Je ne m'en avisais pas, en effet, seigneur licencié, reprit don
Quichotte; mais je suis sûr que madame la princesse voudra bien,
pour l'amour de moi, ordonner à son écuyer qu'il cède à Votre
Grâce la selle de sa mule, et qu'il s'accommode de la croupe, si
tant est que la bête souffre un second cavalier.

-- Oui, vraiment, à ce que je crois, répondit la princesse; mais
je sais bien aussi qu'il ne sera pas nécessaire que je donne des
ordres au seigneur mon écuyer, car il est si courtois et si fait
aux beaux usages de la cour, qu'il ne souffrira pas qu'un
ecclésiastique aille à pied, pouvant aller à cheval.

-- Assurément non,» ajouta le barbier; et, mettant aussitôt pied à
terre, il offrit la selle au curé, qui l'accepta sans beaucoup de
façons.

Mais le mal est que c'était une mule de louage, ce qui veut assez
dire une méchante bête; et, quand le barbier voulut monter en
croupe, elle leva le train de derrière, et lança en l'air deux
ruades, telles que, si elle les eût appliquées sur l'estomac ou
sur la tête de maître Nicolas, il aurait bien pu donner au diable
la venue de don Quichotte en ce monde. Ces ruades toutefois
l'ébranlèrent si bien qu'il tomba par terre assez rudement, et
avec si peu de souci de sa barbe qu'elle tomba d'un autre côté.
S'apercevant alors qu'il l'avait perdue, il ne trouva rien de
mieux à faire que de se cacher le visage dans les deux mains et de
se plaindre que la maudite bête lui eût cassé les mâchoires. Quand
don Quichotte vit ce paquet de poils, n'ayant après eux ni chair
ni sang, loin du visage de l'écuyer tombé:

«Vive Dieu, s'écria-t-il, voici bien un grand miracle! elle lui a
enlevé et arraché la barbe du menton comme on l'aurait tranchée
d'un revers.»

Le curé, qui vit le danger que son invention courait d'être
découverte, se hâta de ramasser la barbe, et la porta où gisait
encore maître Nicolas, qui continuait à jeter des cris étouffés;
puis, lui prenant la tête contre son estomac, il la lui rajusta
d'un seul noeud, en marmottant sur lui quelques paroles qu'il dit
être un certain charme[179] très-propre à faire reprendre une barbe,
comme on allait le voir. En effet, dès qu'il eut attaché la queue,
il s'éloigna, et l'écuyer se trouva aussi bien portant et aussi
bien barbu qu'auparavant. Don Quichotte fut émerveillé d'une telle
guérison, et pria le curé de lui apprendre, dès qu'il en
trouverait le temps, les paroles de ce charme, dont la vertu lui
semblait devoir s'étendre plus loin qu'à recoller des barbes; car
il était clair que, dans les occasions où les barbes sont
arrachées, la chair aussi doit être meurtrie, et que, si le charme
guérissait le tout à la fois, il devait servir à la chair comme au
poil. Le curé en convint, et promit de lui enseigner le charme à
la première occasion.

Il fut alors arrêté que le curé monterait sur la mule, et que, de
loin en loin, le barbier et Cardénio se relayeraient pour prendre
sa place, jusqu'à ce qu'on fût arrivé à l'hôtellerie, qui pouvait
être à deux lieues de là. Trois étant donc à cheval, à savoir, don
Quichotte, le curé et la princesse, et trois à pied, Cardénio, le
barbier et Sancho Panza, le chevalier dit à la damoiselle:

«Que Votre Grandeur, madame, nous guide maintenant où il lui
plaira.»

Mais, avant qu'elle répondît, le licencié prit la parole:

«Vers quel royaume veut nous guider Votre Seigneurie? Est-ce, par
hasard, vers celui de Micomicon? C'est bien ce que j'imagine, ou,
par ma foi, j'entends peu de chose en fait de royaumes.»

Dorothée, dont l'esprit était prêt à tout, comprit bien ce qu'elle
devait répondre:

«Justement, seigneur, lui dit-elle, c'est vers ce royaume que je
me dirige.

-- En ce cas, reprit le curé, il faut que nous passions au beau
milieu de mon village; de là, Votre Grâce prendra le chemin de
Carthagène, où elle pourra s'embarquer à la garde de Dieu; si le
vent est bon, la mer tranquille et le ciel sans tempêtes, en un
peu moins de neuf ans vous serez en vue du grand lac Méona, je
veux dire des Palus-Méotides, qui sont encore à cent journées de
route en deçà du royaume de Votre Grandeur.

-- Votre Grâce, seigneur, me semble se tromper, répondit-elle, car
il n'y a pas deux ans que j'en suis partie, sans avoir eu jamais
le temps favorable, et cependant je suis parvenue à rencontrer
l'objet de mes désirs, le seigneur don Quichotte de la Manche,
dont la renommée a frappé mon oreille dès que j'eus mis le pied
sur la terre d'Espagne. C'est le bruit de ses exploits qui m'a
décidée à me mettre à sa recherche, pour me recommander à sa
courtoisie, et confier la justice de ma cause à la valeur de son
bras invincible.

-- Assez, assez, madame, s'écria don Quichotte; faites trêve à mes
louanges; je suis ennemi de toute espèce de flatterie, et,
n'eussiez-vous pas cette intention, de tels discours néanmoins
offensent mes chastes oreilles. Ce que je puis vous dire, madame,
que j'aie ou non du courage, c'est que celui que j'ai ou que je
n'ai pas, je l'emploierai à votre service jusqu'à perdre la vie.
Et maintenant, laissant cela pour son temps, je prie le seigneur
licencié de vouloir bien me dire quel motif l'a conduit en cet
endroit, seul, sans valet, et vêtu tellement à la légère que j'en
suis effrayé.

-- À cette question, je répondrai brièvement, repartit le curé.
Vous saurez donc, seigneur don Quichotte, que moi et maître
Nicolas, notre ami et notre barbier, nous allions à Séville
toucher certaine somme d'argent que vient de m'envoyer un mien
parent qui est passé aux Indes, il y a bien des années; et
vraiment la somme n'est pas à dédaigner, car elle monte à soixante
mille piastres de bon aloi; et, comme nous passions hier dans ces
lieux écartés, nous avons été surpris par quatre voleurs de grands
chemins, qui nous ont enlevé jusqu'à la barbe, et si bien jusqu'à
la barbe, que le barbier a trouvé bon de s'en mettre une postiche;
et, quant à ce jeune homme qui nous suit (montrant Cardénio), ils
l'ont mis comme s'il venait de naître. Ce qu'il y a de curieux,
c'est que le bruit court dans tous les environs, que ces gens qui
nous ont dévalisés sont des galériens qu'a mis en liberté, presque
au même endroit, un homme si valeureux, qu'en dépit du commissaire
et des gardiens, il leur a donné à tous la clef des champs. Sans
nul doute cet homme avait perdu l'esprit, ou ce doit être un aussi
grand scélérat que ceux qu'il a délivrés, un homme, enfin, sans
âme et sans conscience, puisqu'il a voulu lâcher le loup au milieu
des brebis, le renard parmi les poules et le frelon sur le miel;
il a voulu frustrer la justice, se révolter contre son roi et
seigneur naturel, dont il a violé les justes commandements; il a
voulu, dis-je, ôter aux galères les bras qui les font mouvoir, et
mettre sur pied la Sainte-Hermandad, qui reposait en paix depuis
longues années; il a voulu finalement faire un exploit où se
perdît son âme sans que son corps eût rien à gagner.»

Sancho avait raconté au curé et au barbier l'aventure des
galériens dont son maître s'était tiré avec tant de gloire, et
c'est pour cela que le curé appuyait si fort en la rapportant,
afin de voir ce que ferait ou dirait don Quichotte. Le pauvre
chevalier changeait de visage à chaque parole, et n'osait avouer
qu'il était le libérateur de cette honnête engeance.

«Voilà, continua le curé, quelles gens nous ont détroussés et mis
en cet état. Dieu veuille, en son infinie miséricorde, pardonner à
celui qui ne les a pas laissé conduire au supplice qu'ils avaient
mérité!»

Chapitre XXX

_Qui traite de la finesse d'esprit que montra la belle Dorothée,
ainsi que d'autres choses singulièrement divertissantes_


Le curé n'avait pas fini de parler, que Sancho lui dit:

«Par ma foi, seigneur licencié, savez-vous qui a fait cette belle
prouesse? c'est mon maître. Et pourtant je ne m'étais pas fait
faute de lui dire, par avance, qu'il prît garde à ce qu'il allait
faire, et que c'était un péché mortel que de leur rendre la
liberté, puisqu'on les envoyait tous aux galères comme de fieffés
coquins.

-- Imbécile, s'écria don Quichotte, est-ce, par hasard, aux
chevaliers errants à vérifier si les affligés, les enchaînés et
les opprimés qu'ils trouvent sur les grands chemins, vont en cet
état et dans ces tourments pour leurs fautes ou pour leurs
mérites? Ils n'ont rien à faire qu'à les secourir à titre de
malheureux, n'ayant égard qu'à leurs misères et non point à leurs
méfaits. J'ai rencontré un chapelet de pauvres diables, tristes et
souffrants, et j'ai fait pour eux ce qu'exige le serment de mon
ordre: advienne que pourra. Quiconque y trouverait à redire, sauf
toutefois le saint caractère du seigneur licencié et sa vénérable
personne, je lui dirai qu'il n'entend rien aux affaires de la
chevalerie, et qu'il ment comme un rustre mal-appris; je le lui
ferai bien voir avec la lance ou l'épée, à pied ou à cheval, ou de
telle manière qu'il lui plaira.»

En disant cela, don Quichotte s'affermit sur ses étriers, et
enfonça son morion jusqu'aux yeux; car, pour le plat à barbe, qui
était à son compte l'armet de Mambrin, il le portait pendu à
l'arçon de sa selle, en attendant qu'il le remît des mauvais
traitements que lui avaient fait essuyer les galériens.

Dorothée, qui était pleine de discrétion et d'esprit, connaissant
déjà l'humeur timbrée de don Quichotte, dont elle savait bien que
tout le monde se raillait, hormis Sancho Panza, ne voulut point
demeurer en reste; et, le voyant si courroucé:

«Seigneur chevalier, lui dit-elle, que Votre Grâce ne perde pas
souvenance du don qu'elle m'a promis sur sa parole, en vertu de
laquelle vous ne pouvez vous entremettre en aucune aventure,
quelque pressante qu'elle puisse être. Calmez votre coeur irrité;
car, assurément, si le seigneur licencié eût su que c'était à ce
bras invincible que les galériens devaient leur délivrance, il
aurait mis trois fois le doigt sur sa bouche, et se serait même
mordu trois fois la langue, plutôt que de lâcher une parole qui
pût causer à Votre Grâce le moindre déplaisir.

-- Oh! je le jure, sur ma foi, s'écria le curé, et je me serais
plutôt arraché la moustache.

-- Je me tairai donc, madame, répondit don Quichotte; je
réprimerai la juste colère qui s'était allumée dans mon âme, et me
tiendrai tranquille et pacifique, jusqu'à ce que j'aie satisfait à
la promesse que vous avez reçue de moi. Mais, en échange de ces
bonnes intentions, je vous supplie de me dire, si toutefois vous
n'y trouvez nul déplaisir, quel est le sujet de votre affliction,
quels et combien sont les gens de qui je dois vous donner une
légitime, satisfaisante et complète vengeance.

-- C'est ce que je ferai de bien bon coeur, répondit Dorothée,
s'il ne vous déplaît pas d'entendre des malheurs et des plaintes.

-- Non, sans doute, répliqua don Quichotte.

-- En ce cas, reprit Dorothée, que Vos Grâces me prêtent leur
attention.»

À peine eut-elle ainsi parlé, que Cardénio et le barbier se
placèrent à côté d'elle, désireux de voir comment la discrète
Dorothée conterait sa feinte histoire; et Sancho fit de même,
aussi abusé que son maître sur le compte de la princesse. Pour
elle, après s'être bien affermie sur sa selle, après avoir toussé
et pris les précautions d'un orateur à son début, elle commença de
la sorte, avec beaucoup d'aisance et de grâce:

«Avant tout, mes seigneurs, je veux faire savoir à Vos Grâces
qu'on m'appelle...»

Ici, elle hésita un moment, ne se souvenant plus du nom que le
curé lui avait donné; mais celui-ci, comprenant d'où partait cette
hésitation, vint à son aide et lui dit:

«Il n'est pas étrange, madame, que Votre Grandeur se trouble et
s'embarrasse dans le récit de ses infortunes. C'est l'effet
ordinaire du malheur d'ôter parfois la mémoire à ceux qu'il a
frappés, tellement qu'ils oublient jusqu'à leurs propres noms,
comme il vient d'arriver à Votre Seigneurie, qui semble ne plus se
souvenir qu'elle s'appelle la princesse Micomicona, légitime
héritière du grand royaume de Micomicon. Avec cette simple
indication, Votre Grandeur peut maintenant rappeler à sa triste
mémoire tout ce qu'il lui plaira de nous raconter.

-- Ce que vous dites est bien vrai, répondit la damoiselle; mais
je crois qu'il ne sera plus désormais nécessaire de me rien
indiquer ni souffler, et que je mènerai à bon port ma véridique
histoire. La voici donc:

«Le roi mon père, qui se nommait Tinacrio le Sage, fut très-versé
dans la science qu'on appelle magie. Il découvrit, à l'aide de son
art, que ma mère, nommée la reine Xaramilla, devait mourir avant
lui, et que lui-même, peu de temps après, passerait de cette vie
dans l'autre, de sorte que je resterais orpheline de père et de
mère. Il disait toutefois que cette pensée ne l'affligeait pas
autant que de savoir, de science certaine, qu'un effroyable géant,
seigneur d'une grande île qui touche presque à notre royaume,
nommé Pantafilando de la Sombre-Vue (car il est avéré que, bien
qu'il ait les yeux à leur place, et droits l'un et l'autre, il
regarde toujours de travers, comme s'il était louche, ce qu'il
fait par malice, pour faire peur à ceux qu'il regarde); mon père,
dis-je, sut que ce géant, dès qu'il apprendrait que j'étais
orpheline, devait venir fondre avec une grande armée sur mon
royaume, et me l'enlever tout entier pièce à pièce, sans me
laisser le moindre village où je pusse trouver asile; mais que je
pourrais éviter ce malheur et cette ruine si je consentais à me
marier avec lui. Du reste, mon père voyait bien que jamais je ne
pourrais me résoudre à un mariage si disproportionné; et c'était
bien la vérité qu'il annonçait: car jamais il ne m'est venu dans
la pensée d'épouser ce géant, ni aucun autre, si grand et si
colossal qu'il pût être. Mon père dit aussi qu'après qu'il serait
mort, et que je verrais Pantafilando commencer à envahir mon
royaume, je ne songeasse aucunement à me mettre en défense, ce qui
serait courir à ma perte; mais que je lui abandonnasse librement
la possession du royaume, si je voulais éviter la mort et la
destruction totale de mes bons et fidèles vassaux, puisqu'il
m'était impossible de résister à la force diabolique de ce géant.
Il ajouta que je devais sur-le-champ prendre avec quelques-uns des
miens le chemin des Espagnes, où je trouverais le remède à mes
maux dans la personne d'un chevalier errant, dont la renommée
s'étendrait alors dans tout ce royaume, et qui s'appellerait, si
j'ai bonne mémoire, don Fricote, ou don Gigote...

-- C'est don Quichotte qu'il aura dit, madame, interrompit en ce
moment Sancho Panza, autrement dit le chevalier de la Triste-
Figure.

-- Justement, reprit Dorothée; il ajouta qu'il devait être haut de
stature, sec de visage, et que, du côté droit, sous l'épaule
gauche, ou près de là, il devait avoir une envie de couleur brune,
avec quelques poils en manière de soies de sanglier.

-- Approche ici, mon fils Sancho, dit aussitôt don Quichotte à son
écuyer; viens m'aider à me déshabiller, car je veux voir si je
suis le chevalier qu'annonce la prophétie de ce sage roi.

-- Et pourquoi Votre Grâce veut-elle se déshabiller ainsi? demanda
Dorothée.

-- Pour voir si j'ai bien cette envie dont votre père a parlé,
répondit don Quichotte.

-- Il n'est pas besoin de vous déshabiller pour cela, interrompit
Sancho; je sais que Votre Grâce a justement une envie de cette
espèce au beau milieu de l'épine du dos, ce qui est un signe de
force dans l'homme.

-- Cela suffit, reprit Dorothée; entre amis, il ne faut pas y
regarder de si près. Qu'elle soit sur l'épaule, qu'elle soit sur
l'échine, qu'elle soit où bon lui semble, qu'importe, pourvu que
l'envie s'y trouve? après tout, c'est la même chair. Sans aucun
doute, mon bon père a rencontré juste; et moi aussi, j'ai bien
rencontré en m'adressant au seigneur don Quichotte, qui est celui
dont mon père a parlé, car le signalement de son visage concorde
avec celui de la grande renommée dont jouit ce chevalier, non-
seulement en Espagne, mais dans toute la Manche. En effet, j'étais
à peine débarquée à Osuna, que j'entendis raconter de lui tant de
prouesses, qu'aussitôt le coeur me dit que c'était bien celui que
je venais chercher.

-- Mais comment Votre Grâce est-elle débarquée à Osuna,
interrompit don Quichotte, puisque cette ville n'est pas un port
de mer?»

Avant que Dorothée répondît, le curé prit la parole:

«Madame la princesse, dit-il, a sûrement voulu dire qu'après être
débarquée à Malaga, le premier endroit où elle entendit raconter
de vos nouvelles, ce fut Osuna.

-- C'est bien cela que j'ai voulu dire, reprit Dorothée.

-- Et maintenant rien n'est plus clair, ajouta le curé. Votre
Majesté peut poursuivre son récit.

-- Je n'ai plus rien à poursuivre, répondit Dorothée, sinon qu'à
la fin ç'a été une si bonne fortune de rencontrer le seigneur don
Quichotte, que déjà je me regarde et me tiens pour reine et
maîtresse de tout mon royaume; car, dans sa courtoisie et sa
munificence, il m'a octroyé le don de me suivre où il me plairait
de le mener, ce qui ne sera pas ailleurs qu'en face de
Pantafilando de la Sombre-Vue, pour qu'il lui ôte la vie et me
fasse restituer ce que ce traître a usurpé contre tout droit et
toute raison. Tout cela doit arriver au pied de la lettre, comme
l'a prophétisé Tinacrio le Sage, mon bon père, lequel a également
laissé par écrit, en lettres grecques ou chaldéennes (je n'y sais
pas lire), que si le chevalier de la prophétie, après avoir coupé
la tête au géant, voulait se marier avec moi, je devais, sans
réplique, me livrer à lui pour sa légitime épouse, et lui donner
la possession de mon royaume en même temps que celle de ma
personne.

-- Eh bien! que t'en semble, ami Sancho! dit à cet instant don
Quichotte; ne vois-tu pas ce qui se passe? ne te l'avais-je pas
dit? Regarde si nous n'avons pas maintenant royaume à gouverner et
reine à épouser?

-- J'en jure par ma barbe, s'écria Sancho, et nargue du bâtard qui
ne se marierait pas dès qu'il aurait ouvert le gosier au seigneur
Pend-au-fil-en-dos. La reine est peut-être un laideron, hein! Que
toutes les puces de mon lit ne sont-elles ainsi faites!»

En disant cela, il fit en l'air deux gambades, se frappant le
derrière du talon, avec tous les signes d'une grande joie; puis il
s'en fut prendre par la bride la mule de Dorothée, la fit arrêter,
et se mettant à genoux devant la princesse, il la supplia de lui
donner ses mains à baiser, en signe qu'il la prenait pour sa reine
et maîtresse.

Qui des assistants aurait pu s'empêcher de rire, en voyant la
folie du maître et la simplicité du valet? Dorothée, en effet,
présenta sa main à Sancho, et lui promit de le faire grand
seigneur dans son royaume, dès que le ciel lui aurait accordé la
grâce d'en recouvrer la paisible possession. Sancho lui offrit ses
remercîments en termes tels qu'il fit éclater de nouveaux rires.

«Voilà, seigneur, poursuivit Dorothée, ma fidèle histoire. Je n'ai
plus rien à vous dire, si ce n'est que de tous les gens venus de
mon royaume à ma suite, il ne me reste que ce bon écuyer barbu:
tous les autres se sont noyés dans une grande tempête que nous
essuyâmes en vue du port. Lui et moi, nous arrivâmes à terre sur
deux planches, et comme par miracle, car tout est miracle et
mystère dans le cours de ma vie, ainsi que vous l'aurez observé.
Si j'ai dit des choses superflues, si je n'ai pas toujours
rencontré aussi juste que je le devais, il faut vous en prendre à
ce qu'a dit le seigneur licencié au commencement de mon récit, que
les peines extraordinaires et continuelles ôtent la mémoire à ceux
qui les endurent.

-- Elles ne me l'ôteront point à moi, haute et valeureuse
princesse, s'écria don Quichotte, quelque grandes et inouïes que
soient celles que je doive endurer à votre service. Ainsi, je
confirme de nouveau le don que je vous ai octroyé, et je jure de
vous suivre au bout du monde, jusqu'à ce que je me voie en face de
votre farouche ennemi, auquel j'espère bien, avec l'aide de Dieu
et de mon bras, trancher la tête orgueilleuse sous le fil de
cette... je n'ose dire bonne épée, grâce à Ginès de Passamont, qui
m'a emporté la mienne.»

Don Quichotte dit ces derniers mots entre ses dents, et continua
de la sorte:

«Après que je lui aurai tranché la tête, et que je vous aurai
remise en paisible possession de vos États, vous resterez avec
pleine liberté de faire de votre personne tout ce que bon vous
semblera; car, tant que j'aurai la mémoire occupée, la volonté
captive et l'entendement assujetti par celle... Je ne dis rien de
plus, et ne saurais envisager, même en pensée, le projet de me
marier, fût-ce avec l'oiseau phénix.»

Sancho se trouva si choqué des dernières paroles de son maître, et
de son refus de mariage, que, plein de courroux, il s'écria en
élevant la voix:

«Je jure Dieu, et je jure diable, seigneur don Quichotte, que
Votre Grâce n'a pas maintenant le sens commun! Comment est-il
possible que vous hésitiez à épouser une aussi haute princesse que
celle-là? Pensez-vous que la fortune va vous offrir à chaque bout
de champ une bonne aventure comme celle qui se présente? est-ce
que par hasard Mme Dulcinée est plus belle? Non, par ma foi, pas
même de moitié, et j'ai envie de dire qu'elle n'est pas digne de
dénouer les souliers de celle qui est devant nous. J'attraperai,
pardieu, bien le comté que j'attends, si Votre Grâce se met à
chercher des perles dans les vignes! Mariez-vous, mariez-vous
vite, de par tous les diables, et prenez ce royaume qui vous tombe
dans la main comme _vobis, vobis; _et quand vous serez roi,
faites-moi marquis, ou gouverneur, et qu'ensuite Satan emporte
tout le reste.»

Don Quichotte, qui entendit proférer de tels blasphèmes contre sa
Dulcinée, ne put se contenir. Il leva sa pique par le manche, et
sans adresser une parole à Sancho, sans crier gare, il lui
déchargea sur les reins deux coups de bâton tels qu'il le jeta par
terre, et que, si Dorothée ne lui eût crié de finir, il l'aurait
assurément tué sur la place.

«Pensez-vous, lui dit-il au bout d'un instant, misérable vilain,
qu'il soit toujours temps pour vous de me mettre la main dans
l'enfourchure, et que nous n'ayons d'autre chose à faire que vous
de pécher et moi de pardonner? N'en croyez rien, coquin
excommunié; et sans doute tu dois l'être, puisque tu as porté la
langue sur la sans pareille Dulcinée. Et ne savez-vous plus,
maraud, bélître, vaurien, que si ce n'était la valeur qu'elle
prête à mon bras, je n'aurais pas la force de tuer une puce?
Dites-moi, railleur à langue de vipère, qui donc pensez-vous qui
ait gagné ce royaume, et coupé la tête au géant, et fait de vous
un marquis (car tout cela je le donne pour accompli et passé en
force de chose jugée), si ce n'est la valeur de Dulcinée, laquelle
a pris mon bras pour instrument de ses prouesses? C'est elle qui
combat et qui triomphe en moi; et moi, je vis et je respire en
elle, et j'y puise l'être et la vie. Ô rustre mal né et malappris,
que vous êtes ingrat! On vous lève de la poussière des champs pour
vous faire seigneur titré, et vous répondez à cette bonne oeuvre
en disant du mal de qui vous fait du bien!»

Sancho n'était pas si maltraité qu'il n'eût fort bien entendu tout
ce que son maître lui disait. Il se releva le plus promptement
qu'il put, alla se cacher derrière le palefroi de Dorothée, et, de
là, répondit à son maître:

«Dites-moi, seigneur, si Votre Grâce est bien décidée à ne pas se
marier avec cette grande princesse, il est clair que le royaume ne
sera point à vous, et, s'il n'est pas à vous, quelle faveur
pouvez-vous me faire? C'est de cela que je me plains. Croyez-moi,
mariez-vous une bonne fois pour toutes avec cette reine, que nous
avons ici comme tombée du ciel; ensuite vous pourrez retourner à
Mme Dulcinée; car il doit s'être trouvé des rois dans le monde qui
aient eu, outre leur femme, des maîtresses. Quant à la beauté, je
ne m'en mêle pas; et s'il faut dire la vérité, toutes deux me
paraissent assez bien, quoique je n'aie jamais vu Mme Dulcinée.

-- Comment? tu ne l'as jamais vue, traître blasphémateur! s'écria
don Quichotte. Ne viens-tu pas à présent de me rapporter une
commission de sa part?

-- Je veux dire, répondit Sancho, que je ne l'ai pas vue assez à
mon aise pour avoir observé ses attraits en détail et l'un après
l'autre; mais comme cela, en masse, elle me semble bien.

-- À présent, je te pardonne, reprit don Quichotte, et pardonne-
moi aussi le petit déplaisir que je t'ai causé: les premiers
mouvements ne sont pas dans la main de l'homme.

-- Je le vois bien, répondit Sancho; mais chez moi le premier
mouvement est toujours une envie de parler, et je ne peux
m'empêcher de dire une bonne fois ce qui me vient sur la langue.

-- Avec tout cela, répliqua don Quichotte, prends garde, Sancho,
aux paroles que tu dis, car, tant va la cruche à l'eau... je ne
t'en dis pas davantage.

-- C'est très-bien, reprit Sancho, Dieu est dans le ciel qui voit
les tricheries, et il jugera entre nous qui fait le plus de mal,
ou de moi en ne parlant pas bien, ou de Votre Grâce en n'agissant
pas mieux.

-- Que ce soit fini, interrompit Dorothée; courez, Sancho, allez
baiser la main de votre seigneur, et demandez-lui pardon; et
désormais soyez plus circonspect dans vos éloges et dans vos
critiques, et surtout ne parlez jamais mal de cette dame Tobosa,
que je ne connais point, si ce n'est pour la servir, et prenez
confiance en Dieu, qui ne vous laissera pas manquer d'une
seigneurie où vous puissiez vivre comme un prince.»

Sancho s'en alla, humble et tête basse, demander la main à son
seigneur, qui la lui présenta d'un air grave et posé. Quand
l'écuyer lui eut baisé la main, don Quichotte lui donna sa
bénédiction, et lui dit de le suivre un peu à l'écart, qu'il avait
des questions à lui faire et qu'il désirait causer de choses fort
importantes. Sancho obéit, et quand ils eurent tous deux pris les
devants, don Quichotte lui dit:

«Depuis que tu es de retour, je n'ai eu ni le temps ni l'occasion
de t'interroger en détail sur l'ambassade que tu as remplie et sur
la réponse que tu m'as apportée. Maintenant que la fortune nous
accorde cette occasion et ce loisir, ne me refuse pas la
satisfaction que tu peux me donner par de si heureuses nouvelles.

-- Votre Grâce peut demander ce qu'il lui plaira, répondit Sancho;
tout sortira de ma bouche comme il sera entré par mon oreille.
Mais, je vous en supplie, ne soyez pas à l'avenir si vindicatif.

-- Pourquoi dis-tu cela, Sancho? répliqua don Quichotte.

-- Je dis cela, reprit-il, parce que les coups de bâton de tout à
l'heure me viennent bien plutôt de la querelle que le diable
alluma l'autre nuit entre nous deux, que de mes propos sur
Mme Dulcinée, laquelle j'aime et révère comme une relique, quand
même elle ne serait pas bonne à en faire, et seulement parce
qu'elle appartient à Votre Grâce.

-- Ne reprends pas ce sujet, Sancho, par ta vie, répondit don
Quichotte; il me déplaît et me chagrine. Je t'ai pardonné tout à
l'heure, et tu sais bien ce qu'on a coutume de dire: à péché
nouveau, pénitence nouvelle.»

Tandis qu'ils en étaient là de leur entretien, ils virent venir,
le long du chemin qu'ils suivaient, un homme monté sur un âne,
lequel, en s'approchant, leur parut être un bohémien. Mais Sancho
Panza, qui ne pouvait voir un âne sans que son âme s'y portât tout
entière avec ses yeux, n'eut pas plutôt aperçu l'homme, qu'il
reconnut Ginès de Passamont, et par le fil du bohémien il tira le
peloton de son âne, et c'était bien, en effet, le grison que
Passamont avait pour monture. Celui-ci, pour n'être point reconnu,
et pour vendre l'âne à son aise, s'était déguisé sous le costume
des bohémiens, gens dont le jargon lui était familier, aussi bien
que d'autres langues qu'il parlait comme la sienne propre. Sancho
le vit et le reconnut; il se mit à lui crier à plein gosier:

«Ah! voleur de Ginésille, laisse mon bien, lâche ma vie, descends
de mon lit de repos, rends-moi mon âne, rends-moi ma joie et mon
orgueil; fuis, garnement; décampe, larron, et restitue ce qui
n'est pas à toi.»

Il ne fallait ni tant de paroles, ni tant d'injures; car, au
premier mot, Ginès sauta par terre, et prenant un trot qui
ressemblait fort au galop de course, il fut bientôt loin de la
compagnie. Sancho courut à son âne, l'embrassa et lui dit:

«Eh bien! comment t'es-tu porté, mon enfant, mon compagnon, cher
grison de mes yeux et de mes entrailles?»

Et, tout en disant cela, il le baisait et le caressait comme si
c'eût été une personne raisonnable. L'âne se taisait, ne sachant
que dire, et se laissait baiser et caresser par Sancho, sans lui
répondre une seule parole. Toute la compagnie arriva, et chacun
fit compliment à Sancho de ce qu'il avait retrouvé le grison; don
Quichotte, entre autres, qui lui dit qu'il n'annulerait pas pour
cela la lettre de change des trois ânons: générosité dont Sancho
lui témoigna sa gratitude.

Pendant que le chevalier et l'écuyer s'entretenaient à part, le
curé avait complimenté Dorothée sur le tact et l'esprit qu'elle
avait montrés, aussi bien dans l'invention de son conte que dans
sa brièveté, et dans la ressemblance qu'elle avait su lui donner
avec les livres de chevalerie. Elle répondit qu'elle s'était fort
souvent amusée à en lire, mais que, ne sachant pas aussi bien où
étaient les provinces et les ports de mer, elle avait dit à tout
hasard qu'elle avait débarqué à Osuna.

«Je m'en suis aperçu, reprit le curé, et c'est pour cela que je me
suis empressé de dire ce que j'ai dit, et qui a tout réparé. Mais
n'est-ce pas une chose étrange que de voir avec quelle facilité ce
malheureux gentilhomme donne tête baissée dans toutes ces
inventions et dans tous ces mensonges, seulement parce qu'ils ont
l'air et le style des niaiseries de ses livres?

-- Oui, certes, ajouta Cardénio, c'est une folie tellement
bizarre, tellement inouïe, que je ne sais si, voulant l'inventer
et la fabriquer à plaisir, on trouverait un esprit assez ingénieux
pour l'imaginer.

-- Mais il y a, reprit le curé, une autre chose encore plus
étrange: c'est que hors des extravagances que dit ce bon
gentilhomme à propos de sa monomanie, on n'a qu'à traiter un autre
sujet, il va discourir très-pertinemment, et montrera une
intelligence claire et sensée en toutes choses. De sorte que, si
l'on ne touche à la corde de la chevalerie errante, il n'y aura
personne qui ne le prenne pour un homme de bon sens et de droite
raison.»

Chapitre XXXI

_De l'exquise conversation qu'eut don Quichotte avec Sancho
Panza, son écuyer, ainsi que d'autres aventures_


Tandis que ceux-ci s'entretenaient de la sorte, don Quichotte
continuait sa conversation avec Sancho.

«Ami Panza, lui dit-il, oublions nos querelles, faisons la paix,
et dis-moi maintenant, sans garder ni dépit ni rancune, où, quand
et comment tu as trouvé Dulcinée. Que faisait-elle? que lui as-tu
dit? que t'a-t-elle répondu? quelle mine a-t-elle faite à la
lecture de ma lettre? qui te l'avait transcrite? enfin, tout ce
qui te semblera digne, en cette aventure, d'être demandé et d'être
su, dis-le-moi sans faire de mensonges, sans rien allonger pour
augmenter mon plaisir, mais aussi sans rien accourcir pour me le
diminuer.

-- Seigneur, s'il faut dire la vérité, personne ne m'a transcrit
la lettre, car je n'en ai pas porté du tout.

-- C'est comme tu le dis, reprit don Quichotte; car, deux jours
après ton départ, j'ai trouvé le livre de poche où je l'avais
écrite, ce qui me causa une peine extrême, ne sachant ce que tu
allais faire quand tu te verrais sans la lettre; et je croyais
toujours que tu reviendrais la chercher dès que tu te serais
aperçu qu'elle te manquait.

-- C'est bien ce que j'aurais fait, répondit Sancho, si je ne
l'avais apprise par coeur quand Votre Grâce m'en fit la lecture,
de manière que je la récitai à un sacristain, qui me la
transcrivit de mémoire sur le papier, si bien mot pour mot, qu'il
me dit qu'en tous les jours de sa vie, et bien qu'il eût vu force
billets d'enterrement, il n'avait jamais lu si gentille lettre que
celle-là.

-- Et la sais-tu encore par coeur, Sancho? demanda don Quichotte.

-- Non, seigneur, répondit Sancho; car, dès que je l'eus donnée au
sacristain, comme je vis qu'il ne me servait à rien de la retenir,
je me mis à l'oublier. Si quelque chose m'en est resté dans la
mémoire, c'est le commencement, la _souterraine, _je veux dire la
_souveraine dame, _et la fin, _à vous jusqu'à la mort, le
chevalier de la Triste-Figure. _Et, entre ces deux choses, j'ai
mis plus de trois cents âmes, vies et beaux yeux.

-- Tout ceci ne me déplaît pas, reprit don Quichotte; continue ton
récit. Quand tu es arrivé près d'elle, que faisait cette reine de
beauté? À coup sûr, tu l'auras trouvée enfilant un collier de
perles, ou brodant avec un fil d'or quelque devise amoureuse, pour
ce chevalier son captif.

-- Je l'ai trouvée, répondit Sancho, qui vannait deux setiers de
blé dans sa basse-cour.

-- Eh bien! reprit don Quichotte, tu peux compter que, touchés par
ses mains, les grains de ce blé se convertissaient en grains de
perles. Mais as-tu fait attention si c'était du pur froment, bien
lourd et bien brun?

-- Ce n'était que du seigle blond, répliqua Sancho.

-- Je t'assure pourtant, reprit don Quichotte, qu'après avoir été
vanné par ses mains, ce seigle aura fait du pain de fine fleur de
froment. Mais passons outre. Quand tu lui as donné ma lettre, l'a-
t-elle baisée? l'a-t-elle élevée sur sa tête? a-t-elle fait
quelque cérémonie digne d'une telle épître? Qu'a-t-elle fait
enfin?

-- Au moment où j'allais la lui remettre, répondit Sancho, elle
était dans toute la fougue de son opération, et secouant une bonne
poignée de blé qui remplissait son van; alors elle me dit:

«Mon garçon, mettez cette lettre sur ce sac; je ne pense pas la
lire que je n'aie fini de vanner tout ce qui est là.»

-- Ô discrète personne! s'écria don Quichotte, c'était pour la
lire à son aise, et en savourer toutes les expressions. Continue,
Sancho. Pendant qu'elle achevait sa tâche, quel entretien eûtes-
vous ensemble? quelles questions te fit-elle à mon sujet? et que
lui répondis-tu? achève, enfin, conte-moi tout, sans me faire tort
d'une syllabe.

-- Elle ne m'a rien demandé, répliqua Sancho; mais moi, je lui ai
dit de quelle manière Votre Grâce était restée à faire pénitence
pour son service, que vous étiez nu de la ceinture au cou, perdu
au fond des montagnes et des rochers, comme un vrai sauvage,
couchant sur la terre, sans manger pain sur table, et sans vous
peigner la barbe, mais pleurant, soupirant et maudissant votre
fortune.

-- En disant que je maudissais ma fortune, tu as mal dit, reprit
don Quichotte; car, au contraire, je la bénis et la bénirai tous
les jours de ma vie, de ce qu'elle m'a rendu digne de mériter
d'aimer une aussi grande dame que Dulcinée du Toboso.

-- Elle est si grande, en effet, répondit Sancho, qu'en bonne
conscience elle me passe la tête de trois doigts.

-- Mais comment le sais-tu, Sancho! reprit don Quichotte; tu t'es
donc mesuré avec elle?

-- Je me suis mesuré de cette façon, répondit Sancho, qu'en
m'approchant pour l'aider à charger un sac de blé sur un âne, nous
nous trouvâmes si près l'un de l'autre que je pus bien voir
qu'elle avait la tête de plus que moi.

-- Mais n'est-il pas vrai, ajouta don Quichotte, qu'elle
accompagne et pare cette grandeur du corps par un million de
grâces de l'esprit? Il est une chose, du moins, que tu ne me
nieras pas, Sancho: quand tu t'es approché tout près d'elle, n'as-
tu pas senti une odeur exquise, un parfum d'aromates, je ne sais
quoi de doux et d'embaumé, une exhalaison délicieuse, comme si tu
eusses été dans la boutique d'un élégant parfumeur?

-- Tout ce que je puis dire, répondit Sancho, c'est que j'ai senti
une petite odeur un peu hommasse, et c'était sans doute parce qu'à
force d'exercice elle suait à grosses gouttes.

-- Ce n'est pas cela, répliqua don Quichotte: c'est que tu étais
enrhumé du cerveau, ou bien tu te sentais toi-même; car je sais,
Dieu merci, ce que sent cette rose parmi les épines, ce lis des
champs, cet ambre délayé.

-- Ça peut bien être, répondit Sancho, car souvent je sens sortir
de moi cette même odeur qui me semblait s'échapper de Sa Grâce
Mme Dulcinée. Mais il n'y a pas de quoi s'étonner, un diable et un
diable se ressemblent.

-- Eh bien, continua don Quichotte, maintenant qu'elle a fini de
nettoyer son blé et qu'elle l'a envoyé au moulin, que fit-elle
quand elle lut ma lettre?

-- La lettre, répondit Sancho, elle ne l'a pas lue, parce qu'elle
a dit, dit-elle, qu'elle ne savait ni lire ni écrire; mais, au
contraire, elle la déchira et la mit en petits morceaux, disant
qu'elle ne voulait pas que personne pût la lire, afin qu'on ne sût
pas ses secrets dans le pays, et que c'était bien assez de ce que
je lui avais dit verbalement touchant l'amour que Votre Grâce a
pour elle, et la pénitence exorbitante que vous faites à son
intention. Et finalement, elle me dit de dire à Votre Grâce
qu'elle lui baise les mains, et qu'elle a plus envie de vous voir
que de vous écrire; et qu'ainsi elle vous supplie et vous ordonne
qu'au reçu de la présente vous quittiez ces broussailles, et que
vous cessiez de faire des sottises, et que vous preniez sur-le-
champ le chemin du Toboso, si quelque affaire plus importante ne
vous en empêche, car elle meurt d'envie de vous voir. Elle a ri de
bon coeur quand je lui ai conté comme quoi Votre Grâce s'appelait
_le chevalier de la Triste-Figure. _Je lui ai demandé si elle
avait reçu la visite du Biscayen de l'autre fois; elle m'a dit que
oui et que c'était un fort galant homme. Je lui ai fait aussi la
même question à propos des galériens, mais elle m'a dit qu'aucun
d'eux n'avait encore paru.

-- Tout va bien jusqu'ici, continua don Quichotte; mais dis-moi,
quand tu pris congé d'elle, de quel bijou te fit-elle présent pour
les nouvelles que tu lui portais de son chevalier? car c'est une
ancienne et inviolable coutume parmi les errants et leurs dames de
donner aux écuyers, damoiselles ou nains, qui portent des
nouvelles aux chevaliers de leurs dames et aux dames de leurs
chevaliers, quelque riche bijou en étrennes, pour récompense du
message.

-- Cela peut bien être, répondit Sancho, et je tiens, quant à moi,
la coutume pour bonne; mais sans doute elle ne se pratiquait que
dans les temps passés, et l'usage doit être aujourd'hui de donner
tout bonnement un morceau de pain et de fromage, car c'est cela
que m'a donné Mme Dulcinée, par-dessus le mur de la basse-cour,
quand j'ai pris congé d'elle, à telles enseignes que c'était du
fromage de brebis.

-- Elle est libérale au plus haut degré, dit don Quichotte, et, si
tu n'as pas reçu d'elle quelque joyau d'or, c'est qu'elle n'en
avait point là sous la main pour t'en faire cadeau. Mais ce qui
est différé n'est pas perdu; je la verrai et tout s'arrangera.
Sais-tu de quoi je suis émerveillé, Sancho? c'est qu'il me semble
que tu as fait par les airs ton voyage d'allée et de venue, car tu
n'as mis guère plus de trois jours pour aller et venir de ces
montagnes au Toboso, et, d'ici là, il y a trente bonnes lieues au
moins. Cela me fait penser que ce sage magicien qui prend soin de
mes affaires, et qui est mon ami, car il faut bien qu'à toute
force j'en aie un, sous peine de ne point être un bon et vrai
chevalier errant, ce magicien, dis-je, a dû t'aider à cheminer
sans que tu t'en aperçusses. En effet, il y a de ces sages qui
vous prennent un chevalier errant au chaud du lit, et, sans savoir
comment la chose s'est faite, celui-ci s'éveille le lendemain à
mille lieues de l'endroit où il s'était couché. S'il n'en était
pas ainsi, jamais les chevaliers errants ne pourraient se secourir
les uns les autres dans leurs périls, comme ils se secourent à
tout propos. Il arrivera que l'un d'eux est à combattre dans les
montagnes de l'Arménie contre quelque vampire ou quelque
andriaque, ou bien contre un autre chevalier, et que dans la
bataille il court danger de mort, et voilà que tout à coup, quand
il y pense le moins, arrive sur un nuage ou sur un char de feu
quelque autre chevalier de ses amis, qui se trouvait peu d'heures
auparavant en Angleterre; celui-ci prend sa défense, lui sauve la
vie, et, à la nuit venue, se retrouve en son logis, assis à table
et soupant tout à son aise; et pourtant, d'un endroit à l'autre,
il y a bien deux ou trois mille lieues. Tout cela se fait par la
science et l'adresse de ces sages enchanteurs, qui veillent sur
ces valeureux chevaliers. Aussi, ami Sancho, ne fais-je aucune
difficulté de croire que tu sois réellement allé et venu d'ici au
Toboso; ainsi que je te le disais, quelque sage de mes amis t'aura
porté à vol d'oiseau sans que tu t'en sois aperçu.

-- C'est bien possible, répondit Sancho, car Rossinante allait,
par ma foi, d'un tel train qu'on aurait dit un âne de bohémien
avec du vif-argent dans les oreilles[180].

-- Que dis-tu? du vif-argent! s'écria don Quichotte; c'était bien
une légion de diables, gens qui cheminent et font cheminer les
autres, sans jamais se lasser, autant qu'ils en ont fantaisie.
Mais, laissant cela de côté, dis-moi, qu'est-ce qu'il te semble
que je doive faire maintenant touchant l'ordre que m'envoie ma
dame d'aller lui rendre visite? Je vois bien que je suis dans
l'obligation d'obéir à son commandement; mais alors je me vois
aussi dans l'impossibilité d'accomplir le don que j'ai octroyé à
la princesse qui nous accompagne, et les lois de la chevalerie
m'obligent à satisfaire plutôt à ma parole qu'à mon plaisir. D'une
part, me presse et me sollicite le désir de revoir ma dame; d'une
autre part, m'excitent et m'appellent la foi promise et la gloire
dont cette entreprise doit me combler. Mais voici ce que je pense
faire: je vais cheminer en toute hâte et me rendre bien vite où se
trouve ce géant; en arrivant, je lui couperai la tête, et je
rétablirai paisiblement la princesse dans ses États; cela fait, je
pars et viens revoir cet astre, dont la lumière illumine mes sens.
Alors je lui donnerai de telles excuses que, loin de s'irriter,
elle s'applaudira de mon retard, voyant qu'il tourne au profit de
sa gloire et de sa renommée, car toute celle que j'ai acquise, que
j'acquiers et que j'acquerrai par les armes dans le cours de cette
vie, vient de la faveur qu'elle m'accorde et de ce que je lui
appartiens.

-- Sainte Vierge! s'écria Sancho, que Votre Grâce est faible de
cervelle! Mais dites-moi, seigneur, est-ce que vous pensez faire
tout ce chemin-là pour prendre l'air? est-ce que vous laisserez
passer et perdre l'occasion d'un si haut mariage, où la dot est un
royaume qui a plus de vingt mille lieues de tour, à ce que je me
suis laissé dire, qui regorge de toutes les choses nécessaires au
soutien de la vie humaine, et qui est enfin plus grand que le
Portugal et la Castille ensemble? Ah! taisez-vous, pour l'amour de
Dieu, et rougissez de ce que vous avez dit, et suivez mon conseil,
et pardonnez-moi, et mariez-vous dans le premier village où nous
trouverons un curé; et sinon, voici notre licencié qui en fera
l'office à merveille; et prenez garde que je suis d'âge à donner
des avis, et que celui que je vous donne vous va comme un gant,
car mieux vaut le passereau dans la main que la grue qui vole au
loin, et quand on te donne l'anneau, tends le doigt.

-- Prends garde toi-même, Sancho, répondit don Quichotte: si tu me
donnes le conseil de me marier, pour que je sois roi dès que
j'aurai tué le géant, et que j'aie alors toutes mes aises pour te
faire des grâces et te donner ce que je t'ai promis, je t'avertis
que, sans me marier, je puis très-facilement accomplir ton
souhait. Avant de commencer la bataille, je ferai la clause et
condition que, si j'en sors vainqueur, on devra, que je me marie
ou non, me donner une partie du royaume, pour que je puisse la
donner à qui me conviendra; et quand on me l'aura donnée, à qui
veux-tu que je la donne, si ce n'est à toi?

-- Voilà qui est clair, reprit Sancho; mais que Votre Grâce fasse
bien attention de choisir ce morceau de royaume du côté de la mer,
afin que, si le séjour ne m'en plaît pas, je puisse embarquer mes
vaisseaux nègres, et faire d'eux ce que j'ai déjà dit. Et ne
prenez pas souci d'aller faire pour le moment visite à
Mme Dulcinée; mais allez vite tuer le géant, et finissons cette
affaire, qui me semble, en bonne foi de Dieu, de grand honneur et
de grand profit.

-- Je te dis, Sancho, répondit don Quichotte, que tu es dans le
vrai de la chose, et je suivrai ton conseil quant à ce qui est
d'aller plutôt avec la princesse qu'auprès de Dulcinée; mais je
t'avertis de ne rien dire à personne, pas même à ceux qui viennent
avec nous, de ce dont nous venons de jaser et de convenir: car,
puisque Dulcinée a tant de modestie et de réserve qu'elle ne veut
pas qu'on sache rien de ses secrets, il serait fort mal qu'on les
sût par moi ou par un autre à ma place.

-- Mais s'il en est ainsi, répliqua Sancho, comment Votre Grâce
s'avise-t-elle d'envoyer tous ceux que son bras a vaincus se
présenter devant Mme Dulcinée? N'est-ce pas signer de votre nom
que vous l'aimez bien, et que vous êtes son amoureux? et puisque
vous obligez tous ces gens-là à s'aller jeter à deux genoux devant
elle, et à lui dire qu'ils viennent de votre part lui prêter
obéissance, comment seront gardés vos secrets à tous deux?

-- Oh! que tu es simple et benêt! s'écria don Quichotte; ne vois-
tu pas, Sancho, que tout cela tourne à sa gloire, à son élévation?
Sache donc que, dans notre style de chevalerie, c'est un grand
honneur pour une dame d'avoir plusieurs chevaliers errants à son
service, sans que leurs pensées aillent plus loin que le plaisir
de la servir, seulement parce que c'est elle, et sans espérer
d'autre récompense de leurs voeux et de leurs bons offices, sinon
qu'elle veuille bien les admettre pour ses chevaliers.

-- Mais, reprit Sancho, c'est de cette façon d'amour que j'ai
entendu prêcher qu'il fallait aimer Notre-Seigneur, pour lui-même,
sans que nous y fussions poussés par l'espérance du paradis ou par
la crainte de l'enfer, bien que je me contentasse, quant à moi, de
l'aimer et de le servir pour quelque raison que ce fût.

-- Diable soit du vilain! s'écria don Quichotte; quelles heureuses
saillies il a parfois! on dirait vraiment que tu as étudié à
Salamanque.

-- Eh bien! ma foi, je ne sais pas seulement lire,» répondit
Sancho.

En ce moment, maître Nicolas leur cria d'attendre un peu, parce
que ses compagnons voulaient se désaltérer à une fontaine qui se
trouvait sur le bord du chemin. Don Quichotte s'arrêta, au grand
plaisir de Sancho, qui se sentait déjà las de tant mentir, et qui
avait grand'peur que son maître ne le prît sur le fait; car, bien
qu'il sût que Dulcinée était une paysanne du Toboso, il ne l'avait
vue de sa vie. Pendant cet intervalle, Cardénio s'était vêtu des
habits que portait Dorothée quand ils la rencontrèrent; lesquels,
quoiqu'ils ne fussent pas fort bons, valaient dix fois mieux que
ceux qu'il ôtait. Ils mirent tous pied à terre auprès de la
fontaine, et des provisions que le curé avait prises à
l'hôtellerie ils apaisèrent quelque peu le grand appétit qui les
talonnait.

Pendant leur collation, un jeune garçon vint à passer sur le
chemin. Il s'arrêta pour regarder attentivement ceux qui étaient
assis à la fontaine, puis accourut tout à coup vers don Quichotte,
et, lui embrassant les jambes, il se mit à pleurer à chaudes
larmes.

«Ah! mon bon seigneur, s'écria-t-il, est-ce que Votre Grâce ne me
reconnaît pas? Regardez-moi bien: je suis ce pauvre André que
Votre Grâce délia du chêne où il était attaché.»

À ces mots don Quichotte le reconnut, et, le prenant par la main,
se tourna gravement vers la compagnie.

«Afin que Vos Grâces, leur dit-il, voient clairement de quelle
importance il est qu'il y ait au monde des chevaliers errants,
pour redresser les torts et les griefs qu'y commettent les hommes
insolents et pervers, il faut que vous sachiez qu'il y a quelques
jours, passant auprès d'un bois, j'entendis des cris et des
accents plaintifs, comme d'une personne affligée et souffrante.
J'accourus aussitôt, poussé par mon devoir, vers l'endroit d'où
partaient ces plaintes lamentables, et je trouvai, attaché à un
chêne, ce jeune garçon qui est maintenant devant nous; ce dont je
me réjouis au fond de l'âme, car c'est un témoin qui ne me
laissera pas accuser de mensonge. Je dis donc qu'il était attaché
à un chêne, nu de la tête à la ceinture, et qu'un rustre, que je
sus, depuis, être son maître, lui déchirait la peau à coups
d'étrivières avec les sangles d'une jument. Dès que ce spectacle
frappa mes yeux, je demandai au paysan la cause d'un traitement
aussi atroce. Le vilain me répondit que c'était son valet, et
qu'il le fouettait ainsi parce que certaines négligences qu'il
avait à lui reprocher sentaient plus le larron que l'imbécile. À
cela cet enfant s'écria: «Seigneur, il ne me fouette que parce que
je lui demande mes gages.» Le maître répliqua par je ne sais
quelles harangues et quelles excuses, que je voulus bien entendre,
mais non pas accepter. À la fin, je fis détacher le pauvre garçon
et jurer par serment au vilain qu'il l'emmènerait chez lui et lui
payerait ses gages un réal sur l'autre, même avec intérêts. N'est-
ce pas vrai, tout ce que je viens de dire, André, mon enfant?
N'as-tu pas remarqué avec quel empire je commandai à ton maître,
avec quelle humilité il me promit de faire tout ce que lui
imposait et notifiait ma volonté? Réponds sans te troubler, sans
hésiter en rien; dis à ces seigneurs comment la chose s'est
passée, afin qu'on voie bien s'il n'est pas utile, comme je le
dis, qu'il y ait des chevalier errants sur les grands chemins.

-- Tout ce que Votre Grâce a dit est la pure vérité, répondit le
jeune garçon; mais la fin de l'affaire a tourné bien au rebours de
ce que vous imaginez.

-- Comment au rebours? s'écria don Quichotte; est-ce que ce vilain
ne t'a pas payé?

-- Non-seulement il ne m'a pas payé, répliqua le jeune homme;
mais, dès que Votre Grâce fut sortie du bois et que nous fûmes
restés seuls, il me prit, me rattacha au même chêne, et me donna
de nouveau tant de coups d'étrivières, qu'il me laissa écorché
comme un saint Barthélemi; et chaque coup qu'il m'appliquait, il
l'assaisonnait d'un badinage ou d'une raillerie, pour se moquer de
Votre Grâce, tellement que, sans la douleur de mes côtes, j'aurais
ri de bon coeur de ce qu'il disait. Enfin, il me mit en tel état
que, depuis ce temps, je suis resté à l'hôpital pour me guérir du
mal que ce méchant homme me fit alors. Et de tout cela, c'est
Votre Grâce qui en a la faute; car, si vous aviez suivi votre
chemin, sans venir où l'on ne vous appelait pas, et sans vous
mêler des affaires d'autrui, mon maître se serait contenté de me
donner une ou deux douzaines de coups de fouet, puis il m'aurait
lâché et m'aurait payé tout ce qu'il me devait. Mais Votre Grâce
vint l'insulter si mal à propos, et lui dire tant d'impertinences,
que la colère lui monta au nez, et, comme il ne put se venger sur
vous, c'est sur moi que le nuage a crevé, si bien qu'à ce que je
crois je ne deviendrai homme en toute ma vie.

-- Le mal fut, dit don Quichotte, que je m'éloignai trop tôt, et
que je ne restai pas jusqu'à ce que tu fusses payé. J'aurais dû
savoir, en effet, par longue expérience, que jamais vilain ne
garde sa promesse, à moins qu'il ne trouve son compte à la garder.
Mais tu te rappelles bien, André, que j'ai juré, s'il ne te payait
pas, de revenir le chercher, et que je le trouverais, se fût-il
caché dans le ventre de la baleine.

-- Oui, c'est vrai, répondit André, mais ça n'a servi de rien.

-- Maintenant tu vas voir si ça sert à quelque chose,» s'écria don
Quichotte; et, disant cela, il se leva brusquement, appela Sancho,
et lui commanda de seller Rossinante, qui s'était mise à paître
pendant que les autres mangeaient.

Dorothée demanda alors à don Quichotte ce qu'il pensait faire.
Celui-ci répondit qu'il pensait aller chercher le vilain, le
châtier de sa brutalité, et faire payer André jusqu'au dernier
maravédi, en dépit de tous les vilains du monde qui voudraient y
trouver à redire. Mais elle lui répliqua qu'il prît garde que,
d'après le don promis, il ne pouvait s'entremettre en aucune
entreprise avant qu'il eût mis la sienne à fin, et que, sachant
cela mieux que personne, il devait calmer cette juste indignation
jusqu'au retour de son royaume.

«J'en conviens, répondit don Quichotte; il faut bien qu'André
prenne patience jusqu'à mon retour, comme vous dites, madame; mais
je jure de nouveau et promets par serment de ne plus reposer alors
qu'il ne soit dûment vengé et payé.

-- Je me soucie peu de ces jurements, reprit André, et j'aimerais
mieux tenir maintenant de quoi me rendre à Séville que toutes les
vengeances du monde. Donnez-moi, si vous en avez là, quelque chose
à manger ou à mettre dans ma poche, et que Dieu vous conserve,
ainsi que tous les chevaliers errants, auxquels je souhaite aussi
bonne chance pour eux-mêmes qu'ils l'ont eue pour moi.»

Sancho tira de son bissac un quartier de pain et un morceau de
fromage, et les présentant au jeune homme:

«Tenez, lui dit-il, mon frère André; de cette manière chacun de
nous attrapera une part de votre disgrâce.

-- Et quelle part attrapez-vous? demanda André.

-- Cette part de fromage et de pain que je vous donne, répondit
Sancho. Dieu sait si elle doit ou non me faire faute, car il faut
que vous sachiez, mon ami, que nous autres écuyers de chevaliers
errants nous sommes sujets à endurer la faim et la misère, et
d'autres choses encore qui se sentent mieux qu'elles ne se
disent.»

André prit le pain et le fromage; et, voyant que personne ne se
disposait à lui donner autre chose, il baissa la tête, tourna le
dos, et, comme on dit, pendit ses jambes à son cou. Toutefois il
se retourna en partant, et dit à don Quichotte:

«Pour l'amour de Dieu, seigneur chevalier errant, si vous me
rencontrez une autre fois, bien que vous me voyiez mettre en
morceaux, ne prenez pas l'envie de me secourir, mais laissez-moi
dans ma disgrâce, qui ne pourra jamais être pire que celle qui me
viendrait du secours de Votre Seigneurie, que je prie Dieu de
confondre et de maudire avec tous les chevaliers errants que le
monde ait vus naître.»

Don Quichotte se levait pour châtier ce petit insolent; mais
l'autre se mit à courir de façon que personne n'eût l'idée de le
suivre. Notre chevalier resta donc sur la place, tout honteux de
l'histoire d'André, et les autres eurent besoin de faire grande
attention à ne point éclater de rire, pour ne pas achever de le
fâcher tout de bon.

Chapitre XXXII

_Qui traite de ce qui arriva dans l'hôtellerie à toute la
quadrille de don Quichotte_


Le splendide festin terminé, on remit bien vite les selles aux
montures, et, sans qu'il se passât aucun événement digne d'être
conté, toute la troupe arriva le lendemain à l'hôtellerie,
épouvante de Sancho Panza. Celui-ci aurait bien voulu n'y pas
mettre les pieds; mais il ne put éviter ce mauvais pas. L'hôte,
l'hôtesse, leur fille et Maritornes, qui virent de loin venir don
Quichotte et Sancho, sortirent à leur rencontre, et les
accueillirent avec de grands témoignages d'allégresse. Notre
chevalier les reçut d'un air grave et solennel, et leur dit de lui
préparer un lit meilleur que la première fois. L'hôtesse répondit
que, pourvu qu'il payât mieux, il trouverait une couche de prince.
Don Quichotte l'ayant promis, on lui dressa un lit passable dans
ce même galetas qui lui avait déjà servi d'appartement, et sur-le-
champ il alla se coucher, car il avait le corps en aussi mauvais
état que l'esprit.

Dès qu'il eut fermé sa porte, l'hôtesse s'approcha du barbier, lui
sauta au visage, et prenant sa barbe à deux mains:

«Par ma foi, dit-elle, vous ne ferez pas plus longtemps une barbe
de ma queue, et vous allez me la rendre sur l'heure. Depuis
qu'elle est partie, les saletés de mon mari traînent par terre que
c'est une honte, je veux dire le peigne que j'accrochais à ma
bonne queue.»

Mais l'hôtesse avait beau tirer, le barbier ne voulait pas se
laisser arracher la barbe; enfin le curé lui dit qu'il pouvait la
rendre, qu'il n'avait plus besoin de continuer la ruse, et qu'il
pouvait se montrer sous sa forme ordinaire:

«Vous direz à don Quichotte, ajouta-t-il, qu'après avoir été
dépouillé par les galériens, vous êtes venu en fuyant vous
réfugier dans cette hôtellerie, et, s'il s'informe de ce qu'est
devenu l'écuyer de la princesse, on lui dira qu'elle lui a fait
prendre les devants pour annoncer aux gens de son royaume qu'elle
s'y rendait accompagnée de leur commun libérateur.»

Sur cela, le barbier rendit de bon coeur la queue à l'hôtesse, et
on lui restitua de même toutes les nippes qu'elle avait prêtées
pour la délivrance de don Quichotte.

Tous les gens de la maison étaient restés émerveillés de la beauté
de Dorothée, et même de la bonne mine du berger Cardénio. Le curé
fit préparer à dîner avec ce qui se trouvait à l'hôtellerie, et,
dans l'espoir d'être grassement payé, l'hôte leur servit en
diligence un passable repas. Cependant don Quichotte continuait de
dormir, et l'on fut d'avis de ne point l'éveiller, le lit devant
lui faire plus de bien que la table. Au dessert, on s'entretint
devant l'hôtelier, sa femme, sa fille, Maritornes et tous les
voyageurs, de l'étrange folie du pauvre don Quichotte, et de
l'état où on l'avait trouvé dans la montagne. L'hôtesse raconta ce
qui lui était arrivé avec le muletier galant, et, voyant que
Sancho n'était pas là pour l'entendre, elle conta aussi l'aventure
de sa berne, ce qui divertit fort toute la compagnie. Le curé
prenant occasion de dire que c'étaient les livres de chevalerie
qu'avait lus don Quichotte qui lui avaient tourné la tête:

«Je ne sais comment cela peut se faire, s'écria l'hôtelier; car,
pour mon compte, en vérité, je ne connais pas de meilleure lecture
au monde. J'ai là deux ou trois de ces livres qui m'ont souvent
rendu la vie, non-seulement à moi, mais à bien d'autres. Dans le
temps de la moisson, quantité de moissonneurs viennent se réunir
ici les jours de fête, et, parmi eux, il s'en trouve toujours
quelqu'un qui sait lire, et celui-là prend un de ces livres à la
main, et nous nous mettons plus de trente autour de lui, et nous
restons à l'écouter avec tant de plaisir, qu'il nous ôte plus de
mille cheveux blancs. Du moins, je puis dire de moi que, quand
j'entends raconter ces furieux et terribles coups d'épée que vous
détachent les chevaliers, il me prend grande envie d'en faire
autant, et je voudrais entendre lire les jours et les nuits.

-- Et moi tout de même, ajouta l'hôtesse, puisque je n'ai de bons
moments dans ma maison que ceux que vous passez à entendre lire,
car vous êtes alors si occupé, si ébahi, que vous ne vous souvenez
pas seulement de gronder.

-- Oh! c'est bien vrai, continua Maritornes, et, en bonne foi de
Dieu, j'ai grand plaisir aussi à écouter ces choses, qui sont fort
jolies; surtout quand on raconte que l'autre dame est sous des
orangers, embrassant son chevalier tout à l'aise, tandis qu'une
duègne monte la garde, morte d'envie et pleine d'effroi. Je dis
que tout cela est doux comme miel.

-- Et à vous, que vous en semble, ma belle demoiselle? dit le
curé, s'adressant à la fille de l'hôtesse.

-- Sur mon âme, seigneur, je ne sais trop, répondit-elle; mais
j'écoute comme les autres, et, bien que je ne comprenne guère, en
vérité, je me divertis aussi d'entendre. Mais ce ne sont pas les
coups dont mon père s'amuse tant, qui m'amusent, moi; ce sont les
lamentations que font les chevaliers quand ils sont loin de leurs
dames, et vraiment j'en pleure quelquefois de la pitié qu'ils me
donnent.

-- Ainsi, mademoiselle, reprit Dorothée, vous ne les laisseriez
pas se lamenter longtemps, si c'était pour vous qu'ils fussent à
pleurer?

-- Je ne sais trop ce que je ferais, répondit la jeune fille; mais
je sais bien qu'il y en a parmi ces dames de si cruelles, que
leurs chevaliers les appellent tigres, panthères et autres
immondices. Ah! Jésus! quelle espèce de gens est-ce donc, sans âme
et sans conscience, qui, pour ne pas regarder un honnête homme, le
laissent mourir ou devenir fou? Je ne sais pas pourquoi tant de
façons; si elles font tout cela par sagesse, que ne se marient-
elles avec eux, puisqu'ils ne demandent pas autre chose?

-- Taisez-vous, petite fille, s'écria l'hôtesse; on dirait que
vous en savez long sur ce sujet, et il ne convient pas à votre âge
de tant savoir et de tant babiller.

-- Puisque ce seigneur m'interrogeait, répondit-elle, il fallait
bien lui répondre.

-- Maintenant, dit le curé, apportez-moi ces livres, seigneur
hôtelier, je voudrais les voir.

-- Très-volontiers,» répliqua celui-ci; et, passant dans sa
chambre, il en rapporta une vieille malle fermée d'un cadenas,
qu'il ouvrit, et de laquelle il tira trois gros volumes, avec
quelques papiers écrits à la main d'une belle écriture.

Le curé prit les volumes, et vit en les ouvrant que le premier
était _Don Cirongilio de Thrace__[181]_, l'autre, _Félix-Mars
d'Hyrcanie__[182]_, et le troisième, l'_Histoire du grand
capitaine Gonzalve de Cordoue__[183]__, _avec la _Vie de Diégo
Garcia de Parédès. _Après avoir lu le titre des deux premiers
ouvrages, le curé se tourna vers le barbier:

«Compère, lui dit-il, la gouvernante et la nièce de notre ami nous
font faute en ce moment.

-- Oh! que non, répondit le barbier; je saurai aussi bien qu'elles
les porter à la basse-cour, ou, sans aller plus loin, les jeter
dans la cheminée, car il y a vraiment un bon feu.

-- Est-ce que Votre Grâce veut brûler mes livres? s'écria
l'hôtelier.

-- Seulement ces deux-ci, répondit le curé: le _Don Cirongilio _et
le _Félix-Mars._

_-- _Allons donc, reprit l'hôte, est-ce que mes livres sont
hérétiques ou _flegmatiques, _que vous voulez les jeter au feu?

-- Schismatiques, vous voulez dire, mon ami, interrompit le
barbier, et non flegmatiques.

-- Comme il vous plaira, répondit l'hôtelier; mais si vous voulez
en brûler quelqu'un, que ce soit du moins celui de ce grand
capitaine, et de ce Diégo Garcia; car je laisserais plutôt brûler
ma femme et mes enfants qu'aucun des deux autres.

-- Mais, frère, répondit le curé, ces deux livres sont des contes
mensongers, tous farcis de sottises et d'extravagances; l'autre,
au contraire, est une histoire véritable. Il rapporte les faits et
gestes de Gonzalve de Cordoue, qui, par ses grands et nombreux
exploits, mérita d'être appelé dans tout l'univers le _Grand
Capitaine, _surnom illustre, clair, et que lui seul a mérité.
Quant à ce Diégo Garcia de Parédès, ce fut un noble chevalier,
natif de la ville de Truxillo en Estrémadure[184], guerrier de haute
valeur, et de si grande force corporelle, qu'avec un doigt il
arrêtait une roue de moulin dans sa plus grande furie. Un jour,
s'étant placé à l'entrée d'un pont avec une épée à deux mains, il
ferma le passage à toute une armée innombrable[185], et fit d'autres
exploits tels, que si, au lieu de les écrire et de les raconter
lui-même avec la modestie d'un chevalier qui est son propre
chroniqueur[186], il les eût laissé écrire plus librement par un
autre, ces exploits mettraient en oubli ceux des Hector, des
Achille et des Roland.

-- Ah! pardieu! vous me la donnez belle! s'écria l'hôtelier. Voilà
bien de quoi s'étonner, que d'arrêter une roue de moulin! Faites-
moi donc le plaisir de lire maintenant ce que j'ai ouï dire de
Félix-Mars d'Hyrcanie, qui, d'un seul revers, coupait cinq géants
par le milieu du corps, tout de même que s'ils eussent été faits
de chair de rave, comme les petits moinillons que font les
enfants; et, une autre fois, il attaqua tout seul une très-grande
et très-puissante armée, où l'on comptait plus d'un million six
cent mille soldats, tous armés de pied en cap, et il vous les
tailla en pièces comme si c'eût été des troupeaux de moutons. Et
que me direz-vous de ce brave don Cirongilio de Thrace, qui fut si
vaillant et si téméraire, comme vous le verrez dans son livre, où
l'on raconte qu'un jour, tandis qu'il naviguait sur une rivière,
voilà que du milieu de l'eau sort un dragon de feu, et, dès qu'il
le voit, don Cirongilio lui saute dessus, et se met à califourchon
sur ses épaules écailleuses, et lui serre des deux mains la gorge
avec tant de force, que le dragon voyant qu'il allait l'étrangler,
n'eut d'autre ressource que de se laisser aller au fond de la
rivière, emmenant avec lui le chevalier, qui ne voulut jamais
lâcher prise? et, quand ils furent arrivés là-bas au fond, il se
trouva dans un grand palais, et dans des jardins si jolis que
c'était un délice; et le dragon se changea en un beau vieillard,
qui lui dit tant de choses qu'il ne faut qu'ouvrir les oreilles.
Allez, allez, seigneur, si vous entendiez lire tout cela, vous
deviendriez fou de plaisir; et deux figues, par ma foi, pour ce
grand capitaine que vous dites, et pour ce Diégo Garcia.»

Quand Dorothée entendit ce beau discours, elle se pencha vers
Cardénio, et lui dit tout bas:

«Il s'en faut peu que notre hôte ne fasse la paire avec don
Quichotte.

-- C'est ce qui me semble, répondit Cardénio: car, à l'entendre,
il tient pour article de foi que tout ce que disent ses livres est
arrivé au pied de la lettre, comme ils le racontent, et je défie
tous les carmes déchaussés de lui faire croire autre chose.

-- Mais prenez garde, frère, répétait cependant le curé, qu'il n'y
a jamais eu au monde de Félix-Mars d'Hyrcanie, ni de Cirongilio de
Thrace, ni d'autres chevaliers de même trempe, tels que les
dépeignent les livres de chevalerie. Tout cela n'est que mensonge
et fiction; ce ne sont que des fables inventées par des esprits
oisifs, qui les composèrent dans le but que vous dites, celui de
faire passer le temps, comme le passent, en les lisant, vos
moissonneurs; et je vous jure, en vérité, que jamais il n'y eut de
tels chevaliers dans ce monde, et que jamais ils n'y firent de
tels exploits ni de telles extravagances.

-- À d'autres, s'écria l'hôtelier; trouvez un autre chien pour
ronger votre os: est-ce que je ne sais pas où le soulier me
blesse, et combien il y a de doigts dans la main? Ne pensez pas me
faire avaler de la bouillie, car je ne suis plus au maillot. Vous
me la donnez belle, encore une fois, de vouloir me faire accroire
que tout ce que disent ces bons livres en lettres moulées n'est
qu'extravagance et mensonge, tandis qu'ils sont imprimés avec
licence et permission de messieurs du conseil royal! comme si
c'étaient des gens capables de laisser imprimer tant de mensonges
à la douzaine, tant de batailles et d'enchantements qu'on en perd
la tête!

-- Mais je vous ai déjà dit, mon ami, répliqua le curé, que tout
cela s'écrit pour amuser nos moments perdus; et, de même que, dans
les républiques bien organisées, on permet les jeux d'échecs, de
paume, de billard, pour occuper ceux qui ne veulent, ne peuvent ou
ne doivent point travailler, de même on permet d'imprimer et de
vendre de tels livres, parce qu'on suppose qu'il ne se trouvera
personne d'assez ignorant et d'assez simple pour croire véritable
aucune des histoires qui s'y racontent. Si j'en avais le temps
aujourd'hui et un auditoire à propos, je dirais de telles choses
sur les romans de chevalerie et ce qui leur manque pour être bons,
qu'elles ne seraient peut-être ni sans profit ni même sans
plaisir; mais un temps viendra, je l'espère, où je pourrai m'en
entendre avec ceux qui peuvent y mettre ordre. En attendant,
seigneur hôtelier, croyez à ce que je viens de dire; reprenez vos
livres; arrangez-vous de leurs vérités ou de leurs mensonges; et
grand bien vous en fasse; Dieu veuille que vous ne clochiez pas du
même pied que votre hôte don Quichotte!

-- Oh! pour cela, non, répondit l'hôtelier, je ne serai pas assez
fou pour me faire chevalier errant; je vois bien que les choses ne
se passent point à présent comme elles se passaient alors, quand
ces fameux chevaliers couraient, à ce qu'on dit, par le monde.»

Sancho, qui s'était trouvé présent à la dernière partie de cet
entretien, demeura tout surpris et tout pensif d'entendre dire que
les chevaliers errants n'étaient plus de mode, et que tous les
livres de chevalerie n'étaient que sottises et mensonges; aussi se
proposa-t-il, au fond de son coeur, d'attendre seulement à quoi
aboutirait le voyage actuel de son maître, bien décidé, si l'issue
n'en était point aussi heureuse qu'il l'avait imaginé, de
retourner à sa femme et à ses enfants, et de reprendre avec eux
ses travaux habituels.

Cependant l'hôtelier emportait sa malle et ses livres. Mais le
curé lui dit:

«Attendez un peu; je veux voir ce que sont ces papiers écrits
d'une si belle main.»

L'hôtelier les tira du coffre, et, les donnant à lire au curé,
celui-ci vit qu'ils formaient un cahier de huit feuilles
manuscrites, et que, sur la première page, était écrit en grandes
lettres le titre suivant: _Nouvelle du curieux malavisé. _Le curé
ayant lu tout bas trois ou quatre lignes:

«En vérité, s'écria-t-il, le titre de cette nouvelle me tente, et
j'ai envie de la lire tout entière.

-- Votre Révérence fera bien, répondit l'hôtelier, car il faut que
vous sachiez que quelques-uns de mes hôtes, qui l'ont lue ici,
l'ont trouvée très-agréable, et me l'ont instamment demandée; mais
je n'ai jamais voulu la céder, pensant la rendre à celui qui a
oublié chez moi cette malle avec les livres et les papiers. Il
pourrait se faire que leur maître revînt un beau jour par ici, et,
bien qu'assurément les livres me fissent faute, par ma foi, je les
lui rendrais, car enfin, quoique hôtelier, je suis chrétien.

-- Vous avez grandement raison, mon ami, reprit le curé; mais
pourtant si la nouvelle me plaît, vous me la laisserez bien
copier?

-- Oh! très-volontiers,» répliqua l'hôte.

Pendant cette conversation, Cardénio avait pris la nouvelle, et
s'étant mis à lire quelques phrases, il en eut la même opinion que
le curé, et le pria de la lire à haute voix pour que tout le monde
l'entendît.

«Je la lirais de bon coeur, répondit le curé, s'il ne valait pas
mieux employer le temps au sommeil qu'à la lecture.

-- Pour moi, dit Dorothée, ce sera bien assez de repos que de
passer une heure ou deux à écouter quelque histoire, car je n'ai
pas encore l'esprit assez calme pour dormir à mon gré.

-- S'il en est ainsi, reprit le curé, je veux bien la lire, ne
fût-ce que par curiosité; peut-être la nôtre ne sera-t-elle pas
trompée.»

Maître Nicolas, et jusqu'à Sancho, vinrent aussi lui adresser la
même prière; alors le curé voyant qu'il ferait plaisir à tous les
assistants, et pensant d'ailleurs ne point perdre sa peine:

«Eh bien donc! s'écria-t-il, soyez tous attentifs; voici de quelle
manière commence la nouvelle:»

Chapitre XXXIII

_Où l'on raconte l'aventure du curieux malavisé_


À Florence, riche et fameuse ville d'Italie, dans la province
qu'on appelle Toscane, vivaient deux gentilshommes d'illustre
famille, Anselme et Lothaire, liés ensemble d'une si étroite
amitié, que tous ceux dont ils étaient connus les appelaient, par
excellence, _les deux amis. _Tous deux étaient jeunes et garçons;
tous deux avaient le même âge et les mêmes goûts, ce qui suffisait
pour qu'ils répondissent l'un à l'autre par une mutuelle
affection. Il est bien vrai qu'Anselme était plus enclin aux
passe-temps amoureux, et Lothaire plus emporté par les plaisirs de
la chasse; mais, à l'occasion, Anselme sacrifiait ses goûts pour
suivre ceux de Lothaire, et Lothaire, à son tour, renonçait aux
siens pour se livrer à ceux d'Anselme: de cette façon, leurs
volontés marchaient si parfaitement d'accord, qu'une horloge bien
réglée n'offrait pas la même harmonie.

Anselme était éperdument épris d'une noble et belle personne de la
même ville, fille de parents si recommandables, et si digne elle-
même d'estime, qu'il résolut, avec l'approbation de son ami
Lothaire, sans l'avis duquel il ne faisait rien, de la demander en
mariage. Ce projet fut aussitôt mis à exécution, et celui qui
porta l'ambassade fut Lothaire, lequel conduisit la négociation
tellement au gré de son ami, qu'en peu de temps Anselme se vit en
possession de l'objet de ses désirs, et Camille si satisfaite de
l'avoir obtenu pour époux, qu'elle ne cessait de rendre grâce au
ciel, ainsi qu'à Lothaire, par l'entremise duquel lui était venu
tant de bonheur.

Dans les premiers jours (ceux des noces sont toujours brillants et
joyeux), Lothaire continua, comme d'habitude, à fréquenter la
maison de son ami, pour l'honorer et le fêter de son mieux; mais
dès qu'on eut achevé les noces, dès que les visites et les
félicitations se furent calmées, Lothaire commença à ralentir peu
à peu, par réflexion, ses allées et venues dans la maison de son
ami. Il lui semblait, et ce doit être l'opinion de tous les hommes
sages et prudents, qu'il ne faut plus visiter un ami marié de la
même manière qu'un ami garçon: car, bien que la bonne et franche
amitié ne puisse et ne doive concevoir aucun soupçon, l'honneur
d'un mari est une chose si délicate, qu'il peut être blessé même
par les frères, à plus forte raison par les amis.

Anselme s'aperçut bientôt du refroidissement de Lothaire. Il lui
en fit les plaintes les plus vives, disant que, s'il eût su que
son mariage pouvait rompre leur habitude de se voir chaque jour,
jamais il ne l'aurait conclu, et que, si la mutuelle affection
qu'ils avaient l'un pour l'autre, tant qu'il était resté garçon,
leur avait mérité ce doux surnom des _deux amis, _il ne fallait
point permettre, par une circonspection mal entendue et sans
objet, qu'un nom si rare et si précieux vînt à se perdre; qu'il le
suppliait donc, si ce mot pouvait s'employer entre eux, de
redevenir maître de sa maison, d'y entrer et d'en sortir sans gêne
comme auparavant, l'assurant que son épouse Camille n'avait
d'autre volonté que celle qu'il voulait qu'elle eût, et que,
sachant quelle tendre amitié les avait unis, elle était surprise
et peinée de voir maintenant régner entre eux tant de froideur. À
toutes ces raisons et d'autres encore que fit valoir Anselme pour
persuader à Lothaire de reprendre ses anciennes habitudes,
Lothaire répondit avec tant de prudence et de discrétion,
qu'Anselme demeura satisfait des bonnes intentions de son ami. Ils
convinrent que, deux fois par semaine et les jours de fête,
Lothaire irait dîner chez lui. Mais, bien qu'il s'y fût engagé,
Lothaire se proposa de ne rien faire de plus que ce qu'autorisait
l'honneur de son ami, dont la réputation lui était plus chère que
la sienne propre. Il disait, et il disait bien, que le mari à qui
le ciel a donné une femme belle, doit être aussi prudent sur le
choix des amis qu'il reçoit dans sa maison, que sur celui des
amies que fréquente sa femme; car ce qui ne peut ni se faire ni se
comploter dans les promenades, dans les temples, dans les stations
dévotes et les fêtes publiques (chose que les maris ne doivent pas
toujours refuser à leurs femmes), se complote et se facilite chez
l'amie ou la parente dont on se croit le mieux assuré. Lothaire
disait aussi que les maris auraient besoin d'avoir chacun quelque
ami qui les avertît des négligences qu'ils pourraient commettre;
car il arrive d'habitude que le grand amour qu'un mari porte à sa
femme l'empêche, soit par aveuglement, soit par crainte de
l'affliger, de lui recommander qu'elle fasse ou cesse de faire
certaines choses qui méritent l'éloge ou le blâme: défaut que
corrigeraient aisément les conseils d'un ami. Mais où se trouvera-
t-il, cet ami, aussi discret, aussi loyal, aussi dévoué que le
demande Lothaire? Pour moi, je n'en sais rien assurément. Lothaire
seul pouvait l'être, lui qui veillait avec tous les soins de sa
prudence sur l'honneur de son ami, lui qui s'efforçait d'éloigner
par toutes sortes de prétextes les jours convenus pour ses
visites, afin que les yeux oisifs et les langues malicieuses ne
trouvassent point à redire sur la trop fréquente admission d'un
jeune et riche gentilhomme, doué de toutes les qualités qu'il
savait avoir, dans la maison d'une aussi belle personne que
Camille; car, bien que la vertu de celle-ci pût mettre un frein à
toute médisance, il ne voulait exposer ni sa bonne renommée ni
l'honneur de son mari. En conséquence, la plupart des jours
convenus, il les employait à d'autres choses qu'il disait être
indispensables; aussi les plaintes de l'un, les excuses de
l'autre, prenaient-elles une grande partie de leur temps.

Un jour qu'ils se promenaient tous deux dans une prairie hors de
la ville, Anselme prit Lothaire à part, et lui parla de la sorte:

«N'aurais-tu point pensé, ami Lothaire, que je dusse répondre par
une gratitude sans bornes aux grâces que Dieu m'a faites en me
faisant naître de parents tels que les miens, en me prodiguant
d'une main libérale les biens de la nature et ceux de la fortune,
surtout à la grâce plus grande encore qu'il a ajoutée en me
donnant toi pour ami, et Camille pour femme, deux bonheurs que
j'estime, sinon autant qu'ils le méritent, du moins autant que je
le puis? Eh bien! avec tous ces avantages dont se forme l'ensemble
de satisfactions qui peuvent et doivent rendre les hommes heureux,
je passe la vie de l'homme le plus triste, le plus abattu, le plus
désespéré qu'il y ait dans l'univers. Depuis je ne sais combien de
jours, un désir me presse et me tourmente, si étrange, si bizarre,
si hors de l'usage commun, que je m'étonne de moi-même, que je
m'accuse et me gronde, que je voudrais le taire et le cacher à mes
propres pensées. Mais, ne pouvant plus contenir ce secret, je veux
du moins le confier en dépôt à ta discrétion, dans l'espoir que,
par les soins que tu mettras à me guérir, en ami véritable, je me
verrai bientôt délivré des angoisses qu'il me cause, et que ma
joie reviendra par ta sollicitude au point où ma tristesse est
arrivée par ma folie.»

Lothaire écoutait avec étonnement les paroles d'Anselme, ne
sachant à quoi tendait un si long préambule; et, bien qu'il
cherchât et roulât dans son imagination quel désir pouvait être
celui qui tourmentait à ce point son ami, les coups portaient
toujours loin du blanc de la vérité. Enfin, pour sortir
promptement de l'agonie où le tenait cette incertitude, il lui dit
que c'était faire outrage à sa vive amitié que de chercher tant de
détours pour lui exposer ses plus secrètes pensées, puisqu'il
pouvait se promettre de trouver en lui, ou des conseils pour les
diriger, ou des ressources pour les accomplir.

«Tu as raison, répondit Anselme, et, dans cette confiance, je veux
t'apprendre, ami Lothaire, que le désir qui me poursuit, c'est de
savoir si Camille, mon épouse, est aussi vertueuse, aussi parfaite
que je me l'imagine. Or, je ne peux m'assurer de la vérité sur ce
point qu'en l'éprouvant de manière que l'épreuve démontre la
pureté de sa vertu, comme le feu prouve celle de l'or. Je pense en
effet, ô mon ami, qu'une femme n'est vertueuse que selon qu'elle
est ou n'est pas sollicitée, et que celle-là seulement peut
s'appeler forte, qui ne plie ni aux promesses, ni aux dons, ni aux
larmes, ni aux continuelles importunités d'un amant empressé. Quel
mérite y a-t-il à ce qu'une femme reste sage, si personne ne
l'engage à cesser de l'être? est-il étrange qu'elle soit réservée
et craintive, celle à qui l'on ne laisse aucune occasion de
s'échapper, celle qui connaît assez son mari pour savoir qu'elle
payera de sa vie la première faute où il la surprendra? Aussi la
femme vertueuse par crainte ou faute d'occasion, je ne veux pas la
tenir en même estime que celle qui est sollicitée, poursuivie, et
qui sort des tentations avec la couronne de la victoire. Enfin,
par toutes ces raisons, et beaucoup d'autres que je pourrais
ajouter à l'appui de mon opinion, je désire que mon épouse Camille
passe par ces difficultés, et qu'elle soit mise au creuset des
poursuites et des adorations d'un homme digne de prétendre à ses
faveurs. Si, comme je l'espère, elle sort de cette bataille avec
la palme du triomphe, alors je tiendrai mon bonheur pour sans
égal, je pourrai dire que le vide de mes désirs est comblé, et que
j'ai reçu en partage la femme forte, celle dont le sage a dit:
_Qui la trouvera__[187]__?_ Mais, quand même l'événement serait
au rebours de ce que j'imagine, le plaisir de voir que je ne
m'étais pas trompé dans mon opinion me fera supporter la peine que
pourra me causer à bon droit une si coûteuse expérience. Il y a
plus: comme rien de ce que tu pourras me dire à l'encontre de
cette fantaisie ne saurait me détourner de la mettre en oeuvre, je
veux, ô mon ami Lothaire, que tu te disposes à être l'instrument
qui élèvera l'édifice de ma satisfaction. Je te donnerai les
occasions d'agir, et rien ne te manquera de ce qui me semblera
nécessaire pour ébranler une femme honnête, modeste, chaste et
désintéressée. Ce qui me décide, entre autres choses, à te confier
plutôt qu'à tout autre une entreprise si épineuse, c'est de savoir
que, si Camille est vaincue par toi, la victoire n'ira pas jusqu'à
ses dernières exigences, mais seulement à tenir pour fait ce qu'il
était possible de faire. De cette manière, je ne serai offensé que
par l'intention, et mon outrage restera enseveli dans le secret de
ton silence, qui, je le sais, sera, pour ce qui me regarde,
éternel comme celui de la mort. Ainsi donc, si tu veux que je
goûte une vie qui se puisse appeler de ce nom, il faut que tu
ouvres sans délai cette campagne amoureuse, non point avec lenteur
et timidité, mais avec autant d'empressement et de zèle qu'en
exige mon désir et qu'en attend ma confiance en ton amitié.»

Tels furent les propos que tint Anselme à Lothaire, et celui-ci
les écoutait avec tant d'attention et de surprise, qu'il n'ouvrit
pas les lèvres avant que son ami eût cessé de parler. S'apercevant
qu'il gardait le silence, il se mit d'abord à le regarder
fixement, comme il aurait regardé quelque autre chose inconnue
pour lui jusqu'alors, et dont la vue exciterait son étonnement et
son effroi. Enfin, au bout d'une longue pause, il lui dit:

«Je ne peux me persuader, ami Anselme, que tout ce que tu viens de
dire ne soit pas une plaisanterie; certes, si j'avais pensé que tu
parlais sérieusement, je ne t'aurais pas laissé finir; en cessant
de t'écouter, j'aurais coupé court à ta longue harangue.
J'imagine, ou que tu ne me connais point, ou que je ne te connais
point. Mais non: je sais bien que tu es Anselme, et tu sais bien
que je suis Lothaire. Par malheur, je pense que tu n'es plus le
même Anselme, et que tu dois avoir aussi pensé que je ne suis pas
non plus le même Lothaire; car, ni les choses que tu m'as dites ne
sont de cet Anselme, mon ami, ni celles que tu me demandes ne
s'adressent à ce Lothaire que tu connais. Les bons amis, en effet,
doivent mettre leurs amis à l'épreuve _usque ad aras, _comme a dit
un poëte, c'est-à-dire qu'ils ne doivent pas exiger de leur amitié
des choses qui soient contre les préceptes de Dieu. Mais si un
gentil[188] a pensé cela de l'amitié, à combien plus forte raison
doit le penser un chrétien, qui sait que, pour nulle affection
humaine, on ne doit perdre l'affection divine! et si l'ami pousse
les choses au point d'oublier ses devoirs envers le ciel pour ses
devoirs envers l'amitié, ce ne doit pas être sur de frivoles
motifs, mais uniquement quand il y va de l'honneur ou de la vie de
son ami. Or, dis-moi, Anselme, laquelle de ces deux choses est en
danger chez toi, pour que je me hasarde à te complaire et à faire
une action détestable comme celle que tu me demandes? Aucune,
assurément. Tu me demandes, au contraire, à ce que j'aperçois, que
j'essaye, que je m'efforce de t'ôter l'honneur et la vie, et de me
les ôter en même temps; car enfin, si je t'ôte l'honneur, il est
clair que je t'ôte la vie, puisqu'un homme déshonoré est pire
qu'un homme mort; et si je suis, comme tu le veux, l'instrument de
ton malheur, je deviens également déshonoré, et partant sans vie.
Écoute, ami Anselme, prends patience, et ne m'interromps point,
jusqu'à ce que j'aie fini de te dire tout ce qui me viendra dans
la pensée à l'égard de ta fantaisie. Le temps ne nous manquera
point ensuite, à toi pour me répondre, à moi pour t'écouter.

-- Très-volontiers, reprit Anselme, dis ce que tu voudras.»

Lothaire, alors, poursuivit de la sorte:

«Il me semble, ô Anselme, que tu as à présent l'esprit comme l'ont
toujours eu les musulmans, auxquels on ne peut faire entendre la
fausseté de leur secte, ni par des citations de la sainte
Écriture, ni par des déductions tirées des raisonnements de
l'intelligence ou fondées sur des articles de foi; il faut leur
apporter des exemples palpables, intelligibles, indubitables; des
démonstrations mathématiques qui ne se puissent nier, comme
lorsqu'on dit: «Si de deux parties égales nous ôtons des parties
égales, celles qui restent sont encore égales;» et, comme ils
n'entendent même pas cela sur de simples paroles, il faut le leur
mettre sous les yeux, le leur démontrer avec les mains; et
pourtant personne ne peut venir à bout de les convaincre des
vérités de notre sainte religion. C'est précisément ce moyen que
je suis obligé d'employer avec toi; car le désir qui est né dans
ton coeur s'éloigne tellement du chemin de tout ce qui a une ombre
de raison, que ce serait assurément du temps perdu, celui que je
dépenserais à te faire connaître ta simplicité, à laquelle je veux
bien, quant à présent, ne pas donner d'autre nom. Et j'ai même
envie de te laisser, pour t'en punir, dans ton extravagance; mais
l'amitié que je te porte ne me permet point d'user de tant de
rigueur à ton égard: elle m'oblige, au contraire, à te tirer du
péril imminent que tu cours. Et pour que tu le voies bien à
découvert, réponds-moi, Anselme: ne m'as-tu pas dit qu'il me
fallait solliciter une femme vivant dans la retraite? émouvoir une
femme honnête? offrir des dons à une femme désintéressée? rendre
de bons offices à une femme prudente? Oui, tu m'as dit tout cela.
Eh bien, si tu sais que tu as une femme retirée, honnête,
désintéressée et prudente, que cherches-tu donc? Si tu penses
qu'elle sortira victorieuse de tous les assauts que je lui
livrerai, quels noms, quels titres espères-tu lui donner après,
plus grands et plus précieux que ceux qu'elle a dès maintenant?
Sera-t-elle meilleure, enfin, alors qu'aujourd'hui? Ou tu ne la
tiens pas pour ce que tu dis, ou tu ne sais pas ce que tu
demandes: dans le premier cas, pourquoi veux-tu l'éprouver? Il
vaut mieux la traiter en mauvaise femme, et comme il te plaira.
Mais si elle est aussi bonne, aussi sûre que tu le crois, ce
serait être malavisé que d'éprouver la vérité même, puisque,
l'épreuve faite, elle aurait tout juste la même estime et le même
prix qu'auparavant. Il est donc de stricte conclusion que vouloir
tenter les choses desquelles il doit résulter plutôt du mal que du
profit, c'est d'un esprit étourdi et téméraire, surtout lorsque
rien n'y force ou n'y engage, surtout lorsqu'il apparaît
clairement que la tentative est une manifeste folie. Les choses
difficiles s'entreprennent pour Dieu, pour le monde, ou pour tous
deux à la fois. Celles qu'on entreprend pour Dieu sont ce qu'ont
fait les saints, qui ont voulu vivre de la vie des anges avec des
corps d'hommes; celles qu'on entreprend pour le monde sont ce que
font ces gens qui traversent tant de mers immenses, tant de
climats divers, tant de pays étrangers, pour acquérir ce qu'on
appelle les biens de la fortune; enfin celles qui s'entreprennent
pour Dieu et pour le monde à la fois sont les actions de ces
vaillants soldats qui, en voyant aux murailles de l'ennemi un
espace ouvert, grand comme a pu le faire un boulet d'artillerie,
secouant toute crainte, sans raisonner, sans voir le péril évident
qui les menace, et emportés sur les ailes du désir de bien mériter
de leur foi, de leur nation et de leur roi, s'élancent
intrépidement au milieu de mille morts qui les attendent en face.
Voilà les choses qu'on a coutume d'entreprendre avec honneur,
gloire et profit, bien qu'offrant tant d'inconvénients et de
périls. Mais celle que tu veux tenter et mettre en pratique ne
saurait te faire acquérir ni mérite aux yeux de Dieu, ni biens de
la fortune, ni renommée parmi les hommes. Car enfin, si le succès
répond à ton désir, tu n'en seras ni plus glorieux, ni plus riche,
ni plus honoré qu'à présent, et, si l'issue était autre, tu te
verrais dans la plus profonde affliction qui se puisse imaginer.
Rien ne te servirait, en effet, de penser que personne ne connaît
ta disgrâce; il suffirait pour te déchirer le coeur, que tu la
connusses toi-même. En preuve de cette vérité, je veux te citer
une strophe du fameux poëte Luigi Tansilo, à la fin de la première
partie des _Larmes de saint Pierre__[189]_. Elle est ainsi conçue:

«La douleur augmente, et avec elle augmente la honte dans l'âme de
Pierre, quand le jour a paru. Et, bien qu'il ne soit aperçu de
personne, il a honte de lui-même en voyant qu'il a péché: car,
pour un coeur magnanime, ce ne sont pas seulement les yeux
d'autrui qui excitent la honte; ne serait-il vu que du ciel et de
la terre, il a honte de lui dès qu'il est en faute.»

«Ainsi, le secret ne saurait t'épargner la douleur: au contraire,
tu auras à pleurer sans cesse, non les larmes qui coulent des
yeux, mais les larmes de sang qui coulent du coeur, comme les
pleurait ce crédule docteur que notre poëte nous raconte avoir
fait l'épreuve du vase qu'avec plus de sagesse le prudent Renaud
s'abstint de tenter[190]; et, bien que ce soit une fiction poétique,
encore renferme-t-elle des secrets moraux dignes d'être compris et
imités. Mais d'ailleurs ce que je vais te dire à présent achèvera
de te faire connaître la grande faute que tu veux commettre. Dis-
moi, Anselme, si le ciel, ou une faveur de la fortune, t'avait
fait maître et possesseur légitime d'un diamant le plus fin, d'un
diamant dont les qualités satisfissent tous les lapidaires qui
l'auraient vu; si, d'une voix unanime, tous déclaraient que, pour
l'éclat et la pureté de l'eau, il est aussi parfait que permet de
l'être la nature de cette pierre précieuse, et que tu en eusses
toi-même une opinion semblable, sans rien savoir qui pût te
l'ôter; dis-moi, serait-il raisonnable qu'il te prît fantaisie
d'apporter ce diamant, de le mettre entre une enclume et un
marteau, et là, d'essayer à tour de bras s'il est aussi dur et
aussi fin qu'on le dit? serait-il plus raisonnable que tu misses
en oeuvre cette fantaisie? Si la pierre résistait à une si sotte
épreuve, elle n'y gagnerait ni valeur, ni célébrité; et si elle se
brisait, chose qui pourrait arriver, n'aurait-on pas tout perdu?
oui, certes, et de plus son maître passerait dans l'esprit de
chacun pour un niais imprudent. Eh bien, mon cher Anselme, sache
que Camille est ce fin diamant, dans ton estime et dans celle
d'autrui, et qu'il n'est pas raisonnable de l'exposer au hasard de
se briser, puisque, restât-elle intacte, elle ne peut hausser de
prix; mais si elle ne résistait point, et venait à céder,
considère dès à présent ce qu'elle deviendrait après avoir perdu
sa pureté, et comme tu pourrais à bon droit te plaindre toi-même,
pour avoir été cause de sa perdition et de la tienne. Fais bien
attention qu'il n'y a point en ce monde de bijou qui vaille autant
qu'une femme chaste et vertueuse, et que tout l'honneur des femmes
consiste dans la bonne opinion qu'on a d'elles; et, puisque ton
épouse possède l'extrême degré de sagesse que tu lui connais,
pourquoi veux-tu mettre en doute cette vérité? Prends garde, ami,
que la femme est un être imparfait; que, loin de lui susciter des
obstacles qui la fassent trébucher et tomber, il faut, au
contraire, les éloigner avec soin, et débarrasser son chemin de
tout encombre, pour qu'elle marche d'un pas sûr et facile vers la
perfection qui lui manque, et qui consiste dans la vertu. Les
naturalistes racontent que l'hermine est un petit animal qui a la
peau d'une éclatante blancheur, et que les chasseurs emploient
pour la prendre un artifice assuré. Quand ils connaissent les
endroits où elle a coutume de passer, ils les ferment avec de la
boue; puis, la poussant devant eux, ils la dirigent sur ces
endroits; dès que l'hermine arrive auprès de la boue, elle
s'arrête et se laisse prendre, plutôt que de passer dans la fange,
plutôt que de souiller sa blancheur, qu'elle estime plus que la
liberté et la vie. La femme honnête et chaste est une hermine, sa
vertu est plus blanche que la neige; celui donc qui veut qu'elle
ne la perde pas, mais qu'elle la garde et la conserve
précieusement, ne doit point agir avec elle comme les chasseurs
avec l'hermine: qu'il se garde bien de mettre sur son passage la
fange des cadeaux et des galanteries d'amants empressés, car peut-
être, et même sans peut-être, elle n'a point en elle-même assez de
force et de vertu naturelle pour renverser tous ces obstacles. On
doit les aplanir, et ne placer devant elle que la pureté de la
vertu, que la beauté qu'enferme la bonne renommée. La femme
vertueuse est comme un miroir de cristal, clair et brillant, mais
qui se tache et s'obscurcit au moindre souffle qui l'atteint. Il
faut en user avec la femme vertueuse comme avec les reliques,
l'adorer sans la toucher; il faut la garder comme un beau jardin
rempli de roses et de toutes sortes de fleurs, où le maître ne
permet de porter ni les pas ni la main: c'est assez que les
passants puissent, de loin et par une grille de fer, jouir de sa
vue et de ses parfums. Finalement, je veux te citer des vers qui
me reviennent à la mémoire, et que j'entendis réciter dans une
comédie moderne; ils viennent tout à point pour le sujet qui nous
occupe. Un prudent vieillard conseille à un autre, père d'une
jeune fille, de la tenir dans la retraite et de la garder
soigneusement sous clef; entre autres propos, il lui dit:

«La femme est fragile comme le verre; mais il ne faut pas éprouver
si elle peut se briser ou non, car tout pourrait bien arriver.

«Et comme la brisure est probable, il y aurait folie de s'exposer
au péril de rompre ce qui ne peut plus se souder.

«Telle est l'opinion commune, et bien fondée en raison; car s'il y
a des Danaé dans le monde, il y a aussi des pluies d'or.»

«Tout ce que je t'ai dit jusqu'à présent, ô Anselme! n'a eu trait
qu'à ce qui te touche; il est bon maintenant de te faire entendre
quelque chose de ce qui me regarde; et, si je suis long, excuse-
moi; c'est ce qu'exige le labyrinthe où tu t'es engagé et d'où tu
veux que je te tire. Tu me tiens pour ton ami, et cependant tu
veux m'ôter l'honneur, chose contraire à toute amitié; ce n'est
pas tout: tu veux encore que je te l'ôte à toi-même. Que tu
veuilles me l'ôter, rien de plus clair: car, dès que Camille verra
que je la courtise comme tu me le demandes, elle devra certes me
tenir pour un homme sans honneur et sans pudeur, puisque je ferais
une chose si éloignée de ce qu'exigent et ce que je suis et ce que
tu es pour moi. Que tu veuilles que je te l'ôte, il n'y a pas plus
de doute, puisque en voyant que je la sollicite, Camille doit
penser que j'ai découvert en elle quelque faiblesse qui m'a donné
l'audace de lui révéler mes désirs coupables; et, si elle se tient
pour déshonorée, son déshonneur te touche, toi à qui elle
appartient. C'est de là que naît cette commune opinion sur le mari
de la femme adultère: il a beau ne point le savoir, ou n'avoir
donné nulle occasion, nul prétexte pour que sa femme lui manque,
on ne l'appelle pas moins d'un nom bas et injurieux, et ceux qui
connaissent la mauvaise conduite de sa femme le regardent avec des
yeux de mépris plutôt qu'avec des yeux de pitié, tout en voyant
que ce n'est point par sa faute, mais par le caprice de sa
coupable compagne, que ce malheur l'a frappé. Mais je veux te dire
pourquoi le mari de la femme infidèle est à bon droit déshonoré,
bien qu'il n'en sache rien, bien qu'il n'y ait de sa part aucune
faute, et qu'il n'ait donné aucune occasion pour qu'elle ait
péché. Et ne te lasse pas de m'entendre, car tout cela doit
tourner à ton profit. Quand Dieu créa notre premier père dans le
paradis terrestre, la divine Écriture dit qu'il le jeta dans un
profond sommeil, et que, tandis qu'Adam dormait, il lui enleva une
côte du côté gauche, dont il forma notre mère Ève. Dès qu'Adam se
réveilla et l'eut aperçue, il s'écria: «Voilà la chair de ma chair
et les os de mes os.» Et Dieu dit: «Pour cette femme, l'homme
quittera son père et sa mère, et ils seront deux dans la même
chair.» C'est alors que fut institué le divin sacrement du
mariage, dont les liens sont si forts, que la mort seule peut les
rompre. Telle est la force et la vertu de ce miraculeux sacrement,
que par lui deux personnes distinctes ne font plus qu'une seule et
même chair. Il fait plus encore dans les bons ménages, où les
époux, bien qu'ils aient deux âmes, n'ont qu'une seule volonté. De
là vient que, comme la chair de l'épouse ne fait qu'une même chose
avec celle de l'époux, les taches qui la souillent ou les défauts
qui la déparent retombent sur la chair du mari, bien qu'il n'ait
donné, comme je le disais, aucune occasion, aucun prétexte à ce
grief: car, de même que la douleur du pied, ou de tout autre
membre du corps humain, est ressentie par le corps tout entier,
parce que c'est une seule et même chair; de même que la tête sent
le mal de la cheville, quoiqu'elle ne l'ait pas causé; de même le
mari participe au déshonneur de la femme, parce qu'il ne fait
qu'une même chose avec elle. Or, comme tous les honneurs et les
déshonneurs du monde naissent de la chair et du sang, et que ceux
de la femme infidèle sont de cette espèce, force est au mari d'en
prendre sa part, et, sans même qu'il le sache, d'être tenu pour
déshonoré[191]. Vois donc, ô Anselme! vois le péril auquel tu
t'exposes en voulant troubler le calme où vit ta vertueuse
compagne; vois pour quelle vaine et imprudente curiosité tu veux
éveiller les passions endormies dans son chaste coeur. Fais
attention que ce que tu hasardes de gagner est bien petit, et ce
que tu hasardes de perdre, si grand que je n'en dis rien de plus,
car les paroles me manquent pour l'exprimer. Mais, si tout ce que
je viens de dire ne suffit pas pour te détourner de ce mauvais
dessein, tu peux chercher un autre instrument de ton déshonneur et
de ton infortune; car, pour moi, je ne veux point l'être, dussé-je
perdre ton affection, ce qui est la plus grande perte et que je
puisse imaginer.»

Le prudent et vertueux Lothaire se tut après avoir ainsi parlé, et
Anselme demeura si troublé, si rêveur, que de longtemps il ne put
répondre un mot. Enfin s'étant remis:

«Tu as vu, dit-il, ami Lothaire, avec quelle attention j'ai écouté
tout ce qu'il t'a plu de me dire; dans tes raisonnements, tes
exemples et tes comparaisons, j'ai reconnu l'esprit judicieux dont
le ciel t'a doué, et le comble de la véritable amitié où tu es
parvenu. Je reconnais encore et je confesse que, si je m'éloigne
de ton avis pour continuer à suivre le mien, je fuis le bien et
cours après le mal. Cela convenu, tu dois me regarder comme
attaqué d'une de ces maladies qu'éprouvent quelquefois les femmes
enceintes, lorsqu'elles prennent fantaisie de manger de la terre,
du plâtre, du charbon, et des choses pires encore, répugnantes à
la seule vue, à plus forte raison au goût. Il faut donc employer
quelque artifice pour me guérir, et cela n'est pas difficile. Que
tu commences seulement, même avec mollesse, même avec
dissimulation à solliciter Camille, laquelle n'est pas si tendre
aux tentations que sa vertu succombe au premier choc: de ce seul
essai je serai satisfait, et tu auras ainsi tenu ce que tu dois à
notre amitié, non-seulement en me rendant la vie, mais en me
convainquant que je ne perdrai point l'honneur. Tu es forcé de te
rendre par une seule raison: c'est qu'étant déterminé comme je le
suis à mettre en oeuvre cette épreuve, tu ne peux pas consentir à
ce que je révèle mon extravagant projet à une autre personne, ce
qui me ferait risquer cet honneur que tu veux m'empêcher de
perdre. Quant à ce que le tien peut être compromis dans l'opinion
de Camille pendant que tu la solliciteras, peu importe vraiment,
puisque, bientôt après, trouvant chez elle la résistance que nous
espérons, tu pourras lui dire notre artifice et la vérité, ce qui
te rendra sa première estime. Ainsi donc, puisque tu hasardes si
peu, et qu'en le hasardant tu peux me donner tant de satisfaction,
ne refuse plus de le faire, quelques obstacles que tu y trouves,
certain, comme je te l'ai dit, qu'à peine commenceras-tu, je
tiendrai le procès pour gagné.»

Lothaire, voyant le parti pris d'Anselme, et ne sachant plus quels
exemples rappeler, ni quels raisonnements faire valoir pour l'en
détourner; voyant aussi que son ami le menaçait de confier à un
autre sa mauvaise pensée, résolut, pour éviter un plus grand mal,
de le contenter et de lui obéir, avec la ferme intention de
conduire cette affaire de façon que, sans troubler l'âme de
Camille, Anselme restât satisfait. Il lui répondit donc de ne
communiquer à nul autre son dessein, qu'il se chargeait, lui, de
cette entreprise, et la commencerait dès qu'il le trouverait bon.
Anselme le serra tendrement dans ses bras, et le remercia de son
offre comme s'il lui eût fait une faveur insigne. Ils convinrent
tous deux ensuite de se mettre à l'oeuvre dès le lendemain.
Anselme promit à Lothaire de lui fournir le temps et l'occasion
d'entretenir Camille tête à tête, ainsi que l'argent et les bijoux
qu'il emploierait en moyens de séduction; il lui conseilla de
donner des sérénades à sa femme, et d'écrire des vers à sa
louange, s'offrant, s'il ne voulait prendre cette peine, de les
composer lui-même. Lothaire consentit à tout, mais avec une
intention bien différente de celle que lui supposait Anselme.

Après ces arrangements, ils retournèrent chez ce dernier, où ils
trouvèrent Camille attendant avec inquiétude le retour de son
époux, qui avait, ce jour-là, plus tardé que de coutume.

Lothaire regagna sa maison, et Anselme demeura dans la sienne,
celui-ci aussi satisfait que l'autre s'en allait pensif, ne
sachant quel parti prendre pour sortir honorablement de cette
impertinente affaire. Dans la nuit, toutefois, il imagina un moyen
de tromper Anselme sans offenser Camille. Le lendemain, il alla
dîner chez son ami, et fut bien reçu de sa femme, qui
l'accueillait toujours affectueusement, en considération de
l'amitié que lui portait son mari. Le repas achevé, on desservit,
et Anselme pria Lothaire de rester à l'attendre avec Camille
tandis qu'il sortirait pour une affaire pressante qui le tiendrait
dehors une heure ou deux. Camille voulut retenir son mari, et
Lothaire s'offrit à l'accompagner; mais Anselme n'écouta ni l'un
ni l'autre: au contraire, il exigea de Lothaire qu'il restât et
l'attendît, voulant plus tard traiter avec lui d'une chose de
haute importance. Il recommanda également à Camille de ne point
laisser Lothaire seul jusqu'à son retour. Enfin, il sut feindre si
bien la nécessité de son absence, que personne n'aurait pu croire
qu'elle était feinte. Anselme sortit, Camille et Lothaire
restèrent seuls à table, car tous les gens de la maison avaient
été dîner. Voilà donc Lothaire entré dans le champ clos où son ami
désirait le voir aux prises; voilà l'ennemi en présence: un ennemi
dont la beauté seule aurait pu vaincre un escadron de chevaliers
armés. Qu'on juge si Lothaire le craignait à bon droit! Ce qui fit
alors, ce fut d'appuyer le coude sur le bras de son fauteuil, puis
sa joue sur sa main ouverte, et, demandant pardon à Camille d'une
telle impolitesse, il lui dit qu'il voulait reposer un peu en
attendant le retour d'Anselme. Camille lui répondit qu'il
dormirait plus à son aise sur des coussins que sur une chaise, et
l'engagea à passer dans son estrade. Mais Lothaire ne voulut point
y consentir, et resta endormi à sa place jusqu'à ce qu'Anselme
revînt. Quand celui-ci trouva Camille dans sa chambre et Lothaire
dormant, croyant qu'il avait assez tardé pour leur laisser à tous
deux le temps de parler, et même de dormir, il attendit
impatiemment que Lothaire s'éveillât pour sortir avec lui et
l'interroger sur la situation des choses. Tout arriva comme il le
désirait. Lothaire s'éveilla, et tous deux aussitôt quittèrent la
maison. Anselme alors le questionna, et Lothaire répondit qu'il
lui avait paru peu convenable de se découvrir entièrement dès la
première entrevue; qu'ainsi il n'avait rien fait de plus que de
louer Camille sur ses attraits, lui disant que, dans toute la
ville, on ne parlait que de son esprit et de sa beauté.

«Cela m'a semblé, ajouta-t-il, un heureux début pour gagner peu à
peu ses bonnes grâces et la disposer à m'entendre volontiers; j'ai
usé de l'artifice qu'emploie le démon quand il veut tromper une
âme qui est sur ses gardes: il se transforme en ange de lumière,
lui, esprit des ténèbres, et se cache derrière de belles
apparences; puis, à la fin, il découvre qui il est, et triomphe,
si, dès le principe, sa supercherie n'a point été reconnue.»

Tout cela satisfit pleinement Anselme, qui promit à Lothaire de
lui donner chaque jour la même occasion d'entretenir sa femme,
quand bien même il ne sortirait pas de la maison, où il saurait
s'occuper de façon que Camille ne s'aperçût point de la ruse.

Plusieurs jours se passèrent ainsi, sans que Lothaire adressât une
parole à Camille; et cependant il assurait Anselme que, chaque
fois, il lui parlait d'une manière plus pressante, mais qu'il
n'avait pu obtenir d'elle ni la plus légère faveur, ni la moindre
ombre d'espérance, et qu'elle le menaçait, au contraire, s'il ne
chassait ces mauvaises pensées, de tout révéler à son mari.

«Cela va bien, dit Anselme; jusqu'ici Camille a résisté aux
paroles, il faut voir comment elle résistera aux oeuvres. Je te
donnerai demain deux mille écus d'or, que tu lui offriras en
cadeau, et deux autres mille pour acheter des joyaux et des
pierreries dont l'appât puisse l'attirer: car toutes les femmes,
surtout quand elles sont belles, et si chastes qu'elles soient,
aiment avec passion à se parer et à se montrer dans leurs atours.
Si elle résiste à cette nouvelle tentation, je serai satisfait, et
ne te causerai plus d'ennui.»

Lothaire répondit que, puisqu'il avait commencé, il mènerait
jusqu'au bout son entreprise, bien qu'il fût certain d'en sortir
épuisé et vaincu.

Le lendemain, il reçut les quatre mille écus d'or, et avec eux
quatre mille confusions, car il ne savait plus quelle invention
trouver pour soutenir son mensonge. Toutefois, il résolut de dire
à son ami que Camille était aussi inaccessible aux promesses et
aux présents qu'aux paroles, et qu'il était inutile de pousser
plus loin l'épreuve, puisque c'était perdre son temps. Mais le
sort, qui menait les choses d'une autre façon, voulut qu'un jour
Anselme, ayant laissé comme d'habitude Lothaire seul avec Camille,
s'enfermât dans une chambre voisine, et se mît à regarder par le
trou de la serrure ce qui se passait entre eux. Or, il vit qu'en
plus d'une demi-heure Lothaire ne dit pas un mot à Camille, et
qu'il ne lui en aurait pas dit davantage, fût-il demeuré un siècle
auprès d'elle. Il comprit donc que tout ce que lui rapportait son
ami des réponses de Camille n'était que fictions et mensonges.
Pour s'en assurer, il sortit de la chambre, et, prenant Lothaire à
part, il lui demanda quelles nouvelles il avait à lui donner, et
de quelle humeur se montrait Camille. Lothaire répondit qu'il ne
voulait plus faire un pas dans cette affaire, parce qu'elle venait
de le traiter avec tant d'aigreur et de dureté qu'il n'aurait plus
le courage de lui adresser désormais la parole.

«Ah! Lothaire, Lothaire, s'écria Anselme, que tu tiens mal ta
promesse, et que tu réponds mal à l'extrême confiance que j'ai
mise en toi! Je viens de te regarder par le jour que me livrait
cette clef, et j'ai vu que tu n'as pas dit une seule parole à
Camille, d'où je dois conclure que tu es encore à lui dire le
premier mot. S'il en est ainsi, comme je ne puis en douter,
pourquoi donc me trompes-tu, ou pourquoi veux-tu m'ôter par ta
ruse les moyens que je pourrais trouver de satisfaire mon désir?»

Anselme n'en dit pas davantage; mais ce peu de mots suffirent pour
rendre Lothaire honteux et confus. Se faisant comme un point
d'honneur d'avoir été surpris en mensonge, il jura à Anselme que,
dès cet instant, il prenait à sa charge le soin de le contenter,
et sans plus lui mentir.

«Tu pourras t'en assurer, lui dit-il, si tu m'épies avec
curiosité; mais, au reste, toute diligence de ta part est inutile,
et celle que je vais mettre à te satisfaire aura bientôt dissipé
tes soupçons.»

Anselme le crut, et, pour lui laisser le champ libre avec plein
repos et pleine commodité, il résolut de faire une absence de huit
jours, et d'aller passer ce temps chez un de ses amis qui
demeurait à la campagne, non loin de la ville. Il se fit même
inviter formellement par cet ami, pour avoir auprès de Camille un
motif à son départ. Imprudent et malheureux Anselme! qu'est-ce que
tu fais, qu'est-ce que tu trames, qu'est-ce que tu prépares?
Prends garde que tu agis contre toi-même en tramant ton déshonneur
et en préparant ta perdition. Ton épouse Camille est vertueuse, tu
la possèdes en paix; personne ne te cause d'alarmes; ses pensées
ne vont point au delà des murs de sa maison; tu es son ciel sur la
terre, le but de ses désirs, l'accomplissement de ses joies, la
mesure où se règle sa volonté, qu'elle ajuste en toutes choses sur
la tienne et sur celle du ciel: eh bien! si la mine de son
honneur, de sa beauté, de sa vertu, te donne, sans aucun travail,
toutes les richesses qu'elle renferme et que tu puisses désirer,
pourquoi veux-tu creuser encore la terre, et chercher de nouveaux
filons d'un trésor inconnu, en courant le risque de la faire
écrouler tout entière, puisque enfin elle ne repose que sur les
faibles étais de sa fragile nature? Prends garde que celui qui
cherche l'impossible se voit à bon droit refuser le possible,
comme l'a mieux exprimé un poëte lorsqu'il a dit:

«Je cherche dans la mort la vie, dans la maladie la santé, dans la
prison la liberté, dans l'enfermé une issue, dans le traître la
loyauté.

«Mais ma destinée, de qui je n'espère jamais aucun bien, a réglé
d'accord avec le ciel, que, puisque je demande l'impossible, le
possible même me sera refusé.»

Anselme partit le lendemain pour la campagne, après avoir dit à
Camille que, pendant son absence, Lothaire viendrait prendre soin
de ses affaires et dîner avec elle, et après lui avoir recommandé
de le traiter comme lui-même. Camille, en femme honnête et
prudente, s'affligea de l'ordre que lui donnait son mari; elle le
pria de remarquer qu'il n'était pas convenable que, lui absent,
personne occupât son fauteuil à table; que s'il en agissait ainsi
par manque de confiance, et dans la crainte qu'elle ne gouvernât
pas bien sa maison, il n'avait qu'à la mettre cette fois à
l'épreuve, et qu'il verrait par expérience qu'elle pouvait suffire
à des soins plus graves. Anselme répliqua que tel était son bon
plaisir, et qu'elle n'avait rien de mieux à faire que de courber
la tête et d'obéir, ce que Camille promit de faire, bien que
contre son gré.

Anselme partit: Lothaire vint dès le lendemain s'installer dans sa
maison, où il reçut de Camille un affectueux et honnête accueil.
Mais elle s'arrangea de façon à n'être jamais en tête-à-tête avec
Lothaire, car elle marchait toujours accompagnée de ses gens, et
surtout d'une camériste appelée Léonella, qu'elle affectionnait
beaucoup, parce qu'elles avaient été élevées ensemble depuis l'âge
le plus tendre dans la maison paternelle, et qu'elle l'avait
amenée avec elle lors de son mariage. Pendant les trois premiers
jours, Lothaire ne lui dit rien, bien qu'il eût pu parler
lorsqu'on desservait la table, et que les gens allaient manger en
toute hâte, comme l'exigeait leur maîtresse. Léonella avait même
reçu l'ordre de dîner avant Camille, afin d'être toujours à ses
côtés; mais la camériste, qui avait la tête occupée d'autres
choses plus de son goût, et qui avait justement besoin de ces
heures-là pour les employer à sa guise, ne remplissait pas
toujours le commandement de sa maîtresse. Au contraire, elle la
laissait le plus souvent seule avec son hôte, comme si ce fût là
ce qu'elle lui avait ordonné. Mais le chaste maintien de Camille,
la gravité de son visage, la modestie de toute sa personne,
étaient tels, qu'ils mettaient un frein à la langue de Lothaire.
Toutefois, cet avantage que donnaient à tous deux les vertus de
Camille, en imposant silence à Lothaire, finit par tourner à leur
détriment: car, si la langue se taisait, l'imagination avait le
champ libre; elle pouvait contempler à loisir tous les charmes
dont Camille était pourvue, capables de toucher une statue de
marbre, et non-seulement un coeur de chair. Lothaire la regardait,
pendant le temps qu'il aurait pu lui parler, et considérait à quel
point elle était digne d'être aimée. Cette réflexion commença peu
à peu à donner l'assaut aux égards qu'il devait à son ami; cent
fois il voulut s'éloigner de la ville, et fuir si loin qu'Anselme
ne le vît plus, et qu'il ne vît plus Camille; mais déjà il se
sentait comme arrêté et retenu par le plaisir qu'il trouvait à la
regarder. Il combattait contre lui-même, il se faisait violence
pour repousser et ne point sentir la joie que lui causait la vue
de Camille. Il s'accusait, dans la solitude, de sa folle
inclination, il s'appelait mauvais ami et même mauvais chrétien;
puis la réflexion le ramenait à faire des comparaisons entre
Anselme et lui, qui toutes se terminaient par dire qu'il fallait
moins accuser son manque de fidélité que la folie et l'aveugle
confiance de son ami, et que, s'il avait auprès de Dieu les mêmes
excuses qu'auprès des hommes, il n'aurait à craindre aucun
châtiment pour sa faute. Bref, le mérite et les attraits de
Camille, en même temps que l'occasion que lui avait fournie
l'imprudent mari, triomphèrent enfin de la loyauté de Lothaire.
Trois jours après le départ d'Anselme, pendant lesquels il fut en
lutte continuelle pour résister à ses désirs, ne voyant plus que
l'objet vers qui l'entraînait sa passion, il la découvrit à
Camille, et lui fit une déclaration d'amour avec tant de trouble,
avec de si vives instances, que Camille resta confondue, et ne sut
faire autre chose que se lever de la place qu'elle occupait et
rentrer dans sa chambre sans lui répondre un seul mot. Mais ce
froid dédain n'ôta pas à Lothaire l'espérance, qui naît en même
temps que l'amour; au contraire, il en estima davantage la
conquête de Camille. Celle-ci, quand elle vit cette action de
Lothaire, à laquelle elle s'attendait si peu, ne savait à quoi se
résoudre. Enfin, comme il lui parut qu'il n'était ni sûr ni
convenable de laisser à l'infidèle ami le temps et l'occasion de
l'entretenir une seconde fois, elle résolut d'envoyer cette nuit
même un de ses gens à Anselme, avec un billet ainsi conçu:

Chapitre XXXIV

_Où se continue la nouvelle du curieux malavisé_


«Comme on a coutume de dire que mal sied l'armée sans son général,
et le château sans son châtelain, je dis que plus mal encore sied
la femme mariée et jeune sans son mari, quand de justes motifs ne
les tiennent pas séparés. Je me trouve si mal loin de vous, et
tellement hors d'état de supporter votre absence, que, si vous ne
revenez au plus tôt, je serai forcée de me réfugier dans la maison
de mes parents, dussé-je laisser la vôtre sans gardien; car celui
que vous m'avez laissé, si toutefois il mérite ce nom, vise, à ce
que je crois, plus à son plaisir qu'à vos intérêts. Vous êtes
intelligent: je ne vous dis rien de plus, et même il ne convient
pas que j'en dise davantage[192].»

En recevant cette lettre, Anselme comprit que Lothaire avait enfin
commencé l'entreprise, et que Camille devait l'avoir reçu comme il
désirait qu'elle le fît. Ravi de semblable nouvelle, il fit
répondre verbalement à Camille qu'elle ne quittât sa maison pour
aucun motif, et qu'il reviendrait très-promptement. Camille fut
fort étonnée de cette réponse d'Anselme, qui la mit dans un plus
grand embarras qu'auparavant, car elle n'osait ni rester dans sa
maison, ni moins encore s'en aller chez ses parents. À rester,
elle voyait sa vertu en péril; à s'en aller, elle désobéissait aux
ordres de son mari. Enfin, dans le doute, elle prit le plus
mauvais parti, celui de rester, et de plus la résolution de ne
point fuir la présence de Lothaire, afin de ne point donner à ses
gens matière à causer. Déjà même elle se repentait d'avoir écrit à
son époux, dans la crainte qu'il n'imaginât que Lothaire avait vu
chez elle quelque hardiesse qui l'avait poussé à manquer au
respect qu'il lui devait. Mais, confiante en la solidité de sa
vertu, elle se mit sous la garde de Dieu et de sa ferme intention,
espérant bien résister, par le silence, à tout ce qu'il plairait à
Lothaire de lui dire, sans rien révéler de plus à son mari, pour
ne pas le jeter dans les embarras d'une querelle. Elle chercha
même un moyen de disculper Lothaire auprès d'Anselme, quand ce
dernier lui demanderait le motif qui lui avait fait écrire son
billet. Dans ces pensées, plus honnêtes que sages, elle resta le
lendemain à écouter Lothaire, lequel pressa tellement son attaque,
que le fermeté de Camille commença à fléchir, et que sa vertu eut
assez à faire de veiller sur ses yeux, pour qu'ils ne donnassent
pas quelque indice de l'amoureuse compassion qu'avaient éveillée
dans son sein les propos et les pleurs de Lothaire. Rien
n'échappait à celui-ci, qui s'en enflammait davantage. Finalement,
il lui sembla nécessaire, pendant le temps que laissait encore
l'absence d'Anselme, de pousser vivement le siége de cette
forteresse. Il attaqua le côté de sa présomption par des louanges
à sa beauté; car rien ne bat mieux en brèche, et ne renverse plus
vite les tours de la vanité d'une belle, que cette même vanité
employée par la langue de l'adulation. En effet, il sut si
adroitement miner le roc de sa chasteté, et faire jouer de telles
machines de guerre, que Camille, fût-elle toute de bronze, ne
pouvait manquer de succomber. Lothaire pria, supplia, pleura,
adula, pressa, témoigna tant d'ardeur et de sincérité, qu'à la fin
il renversa les remparts de la vertu de Camille, et conquit ce
qu'il espérait le moins et désirait le plus. Camille se rendit,
Camille fut vaincue. Mais qu'y a-t-il d'étrange? l'amitié de
Lothaire avait-elle tenu bon? exemple frappant qui nous montre que
l'unique manière de vaincre l'amour, c'est de le fuir, et que
personne ne doit se prendre corps à corps avec un si puissant
ennemi; car, pour résister à ses efforts humains, il faudrait des
forces divines.

Léonella connut seule la faute de sa maîtresse, parce que les deux
mauvais amis et nouveaux amants ne purent la lui cacher. Lothaire
se garda bien de révéler à Camille le projet qu'avait eu Anselme,
et de lui dire que c'était de son mari lui-même qu'il avait tenu
les moyens de réussir auprès d'elle, de peur qu'elle ne cessât
d'estimer autant son amour, et qu'elle ne vînt à penser que
c'était par hasard, par occasion et sans dessein qu'il l'avait
sollicitée. Au bout de quelques jours, Anselme revint dans sa
maison; mais il ne vit pas ce qui y manquait, bien que ce fût ce
qu'il estimait et ce qu'il devait regretter le plus. Il alla sans
délai voir Lothaire, qu'il trouva chez lui. Les deux amis
s'embrassèrent, et le nouveau venu demanda aussitôt à l'autre des
nouvelles de sa vie ou de sa mort.

«Les nouvelles que j'ai à te donner, ô mon ami! répondit Lothaire,
sont que tu as une femme qui peut être, avec justice, l'exemple et
la gloire de toutes les femmes vertueuses. Les paroles que je lui
ai dites, le vent les a emportées; les offres, elle les a
repoussées; les présents, elle ne les a point admis; mes larmes
feintes, elle en a fait l'objet de ses railleries. En un mot, de
même que Camille est le sommaire de toute beauté, c'est le temple
où l'honnêteté a son autel, où résident à la fois la politesse et
la pudeur, et toutes les vertus qui peuvent parer une femme de
bien. Reprends, ami, reprends ton argent et tes bijoux; ils sont
là sans que j'aie eu besoin d'y toucher, car l'intégrité de
Camille ne se rend pas à d'aussi vils objets que les cadeaux et
les promesses. Sois satisfait, Anselme, et ne pense plus à tenter
d'autre épreuve. Puisque tu as passé à pied sec la mer des
embarras et des soupçons que les femmes ont coutume de donner, ne
t'embarque plus sur l'océan de nouvelles tempêtes; ne fais plus,
avec un autre pilote, l'expérience de la solidité du navire que le
ciel t'a donné en partage pour faire la traversée de ce monde:
mais persuade-toi, tout au contraire, que tu es arrivé à bon port;
affermis-toi bien sur les ancres de la bonne considération, et
reste en panne jusqu'à ce qu'on vienne te réclamer la dette dont
aucune noblesse humaine n'a le privilège d'éviter le payement.»

Anselme fut ravi des paroles de Lothaire, et les crut comme si
quelque oracle les eût prononcées. Cependant il le pria de ne pas
abandonner complètement l'entreprise, quand même il ne la suivrait
que par curiosité et passe-temps, sans faire d'aussi pressantes
démarches que par le passé.

«Je veux seulement, lui dit-il, que tu écrives quelques vers à sa
louange, sous le nom de Chloris, et je ferai croire à Camille que
tu es amoureux d'une dame à laquelle tu as donné ce nom, afin de
pouvoir célébrer ses attraits sans manquer aux égards qui lui sont
dus. Et si tu ne veux pas te donner la peine d'écrire ces vers, je
me charge de les composer.

-- Cela est inutile, reprit Lothaire; les Muses ne me sont pas
tellement ennemies qu'elles ne me fassent quelques visites dans le
cours de l'année. Parle à Camille de mes feintes amours; mais
quant aux vers, je les ferai, sinon tels que le mérite leur sujet,
au moins du mieux que je pourrai.»

Les deux amis, l'imprudent et le traître, ainsi tombés d'accord,
Anselme, de retour à sa maison, fit à Camille la question qu'elle
s'étonnait de ne point avoir reçue déjà: à savoir, quel motif lui
avait fait écrire ce billet qu'elle lui avait adressé. Camille
répondit qu'il lui avait semblé que Lothaire la regardait un peu
moins respectueusement que lorsque son mari était à la maison;
mais qu'elle était déjà détrompée, et voyait bien que c'était pure
imagination de sa part, puisque Lothaire fuyait sa présence et les
occasions de se trouver seul avec elle. Anselme lui dit qu'elle
pouvait être bien remise de ce soupçon; car il savait que Lothaire
était violemment épris d'une noble demoiselle de la ville, qu'il
célébrait sous le nom de Chloris; mais que, dans le cas même où
son coeur fût libre, il n'y avait rien à craindre de sa loyale
amitié. Si Camille n'eût pas été avisée par Lothaire que cet amour
pour Chloris était simulé, et qu'il ne l'avait dit à Anselme
qu'afin de pouvoir s'occuper quelques instants à célébrer les
louanges de Camille elle-même, sans aucun doute elle serait tombée
dans les filets cuisants de la jalousie; mais, étant prévenue,
elle reçut cette confidence sans alarme.

Le lendemain, comme ils étaient tous trois à table, après le
dessert, Anselme pria Lothaire de réciter quelqu'une des poésies
qu'il avait composées pour sa bien-aimée Chloris, lui faisant
observer que, puisque Camille ne la connaissait pas, il pouvait en
dire tout ce qu'il lui plairait.

«Encore qu'elle la connût, reprit Lothaire, je n'aurais rien à
cacher; car, lorsqu'un amant loue sa dame de ses attraits et lui
reproche sa cruauté, il ne fait nulle injure à sa bonne renommée.
Mais, quoi qu'il en soit, voici le sonnet que j'ai fait hier sur
l'ingratitude de Chloris.»

SONNET

«Dans le silence de la nuit, quand le doux sommeil règne sur les
mortels, je rends au ciel et à Chloris le pauvre compte de mes
riches douleurs;

«Dès que le soleil commence à se montrer aux portes rosées de
l'orient, avec des soupirs et des accents entrecoupés, je
renouvelle mon ancienne plainte;

«Et quand le soleil, du haut de son trône étoilé, lance sur la
terre de perpendiculaires rayons, mes pleurs augmentent et mes
gémissements redoublent.

«La nuit revient, et je reviens à ma triste lamentation; mais
toujours, dans cette lutte mortelle, je trouve le ciel sourd et
Chloris insensible.[193]«

Le sonnet plut à Camille, et plus encore à Anselme, qui le loua,
et dit que la dame était trop cruelle, puisqu'elle ne répondait
point à de si sincères aveux.

«En ce cas, s'écria Camille, tout ce que disent les poëtes
amoureux est donc la vérité?

-- Comme poëtes, ils ne la disent pas, répondit Lothaire; mais
comme amoureux, ils sont toujours aussi insuffisants que
véridiques.

-- Cela ne fait pas le moindre doute,» reprit Anselme, qui
semblait vouloir expliquer la pensée de Lothaire à Camille, aussi
peu soucieuse de l'artifice d'Anselme qu'éperdument éprise de
Lothaire.

Camille, sachant bien que les voeux et les vers de son amant
s'adressaient à elle, et qu'elle était la véritable Chloris, le
pria, s'il savait quelque autre sonnet, de le dire encore.

«Oui, j'en sais bien un, répondit Lothaire; mais je le crois moins
bon que le premier, ou, pour mieux dire, plus mauvais. Au reste,
vous allez en juger.»

SONNET

«Je sais bien que je meurs; et si je ne suis pas écouté, ma mort
est aussi certaine qu'il est certain que je me verrais plutôt mort
à tes pieds, ô belle ingrate! que repentant de t'adorer.

«Je pourrai me voir dans la région de l'oubli, déserté par la vie,
la gloire et la faveur; alors on pourra voir, dans mon coeur
ouvert, comment ton beau visage y est gravé.

«C'est une relique que je garde pour la crise terrible dont me
menace ma constance, qui se fortifie de ta rigueur même.

«Malheur à qui navigue, par un ciel obscur, sur une mer inconnue
et dangereuse, où nulle étoile, nul port ne s'offrent à sa vue!»

Anselme loua ce second sonnet, comme il avait fait du premier,
ajoutant, de cette manière, un anneau sur l'autre à la chaîne avec
laquelle il enlaçait et serrait son déshonneur. En effet, plus
Lothaire le déshonorait, plus il lui disait qu'il était honoré, et
chacun des degrés que descendait Camille vers le fond de son
avilissement, elle le montait, dans l'opinion de son mari, vers le
faîte de la vertu et de la bonne renommée.

Un jour que Camille se trouvait seule avec sa camériste, elle lui
dit:

«Je suis confuse, amie Léonella, de voir combien peu j'ai su
m'estimer, puisque je n'ai pas même fait acheter par le temps à
Lothaire l'entière possession que je lui ai si vite donnée de ma
volonté. Je crains qu'il n'accuse ma précipitation ou ma légèreté,
sans voir que je n'ai pu résister à sa pressante ardeur.

-- Que cela ne vous cause point de peine, ma chère dame, répondit
Léonella; la chose que l'on donne n'est pas dépréciée pour être
donnée vite, si elle est par elle-même précieuse et digne d'être
estimée. On a même coutume de dire que celui qui donne vite donne
deux fois.

-- Oui, reprit Camille; mais on dit aussi que ce qui coûte peu
s'estime encore moins.

-- Ce n'est pas à vous que s'adresse ce dicton, repartit Léonella:
car l'amour, à ce que j'ai ouï dire, tantôt vole, tantôt marche;
il court avec celui-là, se traîne avec celui-ci, refroidit l'un,
enflamme l'autre, blesse à gauche, tue à droite. Quelquefois il
entreprend la carrière de ses désirs, et au même instant il arrive
au bout; le matin, il met le siége à une forteresse, et le soir la
fait capituler, car aucune force ne résiste à la sienne. S'il en
est ainsi, pourquoi craindre? Lothaire a dû se dire la même chose,
puisque l'amour a pris pour instrument de votre défaite l'absence
de notre seigneur. Il fallait que, pendant cette absence, l'amour
achevât ce qu'il avait résolu, sans donner, comme on dit, le temps
au temps, pour qu'Anselme n'eût pas celui de revenir, et de
laisser par sa présence l'ouvrage imparfait: car l'amour n'a pas,
pour accomplir ses volontés, de meilleur ministre que l'occasion;
c'est de l'occasion qu'il se sert pour tous ses exploits, et
surtout dans le début. Tout cela, je le sais fort bien, et plus
encore par expérience que par ouï-dire, ainsi que je vous le
conterai quelque jour, car je suis de chair aussi, et j'ai du sang
jeune dans les veines. Et d'ailleurs, madame, vous ne vous êtes
pas rendue sitôt, que vous n'ayez d'abord vu toute l'âme de
Lothaire dans ses regards, dans ses soupirs, dans ses propos, dans
ses présents; que vous n'ayez enfin reconnu combien il était digne
d'être aimé. S'il en est ainsi, ne vous laissez pas assaillir
l'imagination par ces scrupules et ces pensées de prude; mais
soyez assurée que Lothaire vous estime autant que vous l'estimez,
et vivez joyeuse et satisfaite de ce qu'étant tombée dans les lacs
de l'amour, celui qui vous y retient mérite son triomphe. En
effet, il n'a pas seulement les quatre S S S S que doivent avoir,
à ce qu'on, dit, tous les amants parfaits[194], mais même un
alphabet tout entier. Écoutez-moi, et vous allez voir comme je le
sais par coeur. Il est, à ce que je vois et ce que j'imagine:

AIMANT
BON -- COURAGEUX
DISCRET -- EMPRESSÉ -- FIDÈLE
GÉNÉREUX
HABILE -- ILLUSTRE
JEUNE -- LOYAL -- MODESTE
NOBLE
ONNÊTE[195] -- PRUDENT -- QUALIFIÉ
RICHE
puis les quatre
S -- S -- S -- S
que nous venons de dire, puis
TENDRE -- et -- VÉRIDIQUE;
l'X ne lui va, c'est une lettre rude;
l'Y n'a rien qui lui convienne; enfin
ZÉLÉ
pour votre bonheur.»

Camille rit beaucoup de l'alphabet de sa suivante, et la tint pour
plus versée dans les choses d'amour qu'elle ne voulait le
paraître. L'autre en fit l'aveu, et découvrit à sa maîtresse
qu'elle était engagée dans une intrigue amoureuse avec un jeune
homme bien né de la même ville. À cette confidence, Camille se
troubla, craignant que ce ne fût une voie ouverte à son
déshonneur. Elle pressa de questions Léonella, pour savoir si ces
entrevues allaient plus loin que la conversation. Celle-ci,
perdant toute retenue, lui répondit effrontément qu'elle ne
s'amusait plus aux paroles. Il est, en effet, certain que les
fautes des dames ôtent jusqu'à la honte aux suivantes, lesquelles,
en voyant leurs maîtresses faire un faux pas, ne s'inquiètent plus
de boiter des deux pieds, ni même qu'on s'en aperçoive. Camille ne
put faire autre chose que prier Léonella de ne rien révéler de son
aventure à celui qu'elle disait être son amant, et de conduire sa
propre intrigue dans le plus grand secret, pour qu'il n'en vînt
rien à la connaissance d'Anselme ou de Lothaire. Léonella le lui
promit bien; mais elle tint parole de manière à confirmer Camille
dans la crainte que, par elle, sa réputation ne se perdît.

La coupable et audacieuse Léonella ne vit pas plutôt que sa
maîtresse avait succombé, qu'elle eut l'effronterie d'introduire
son amant dans la maison, bien assurée que sa maîtresse, le vît-
elle, n'oserait pas le découvrir. Telle est, avec beaucoup
d'autres, la triste suite qu'ont les faiblesses des dames: elles
deviennent esclaves de leurs propres servantes, et se voient
forcées de couvrir jusqu'aux méfaits de ces créatures. C'est ce
qu'éprouva Camille, qui, bien qu'elle sût maintes fois que sa
Léonella s'était enfermée en compagnie dans un appartement de la
maison, non-seulement n'osait pas l'en gronder, mais, au
contraire, prêtait les mains à l'arrivée du galant, et veillait à
ce qu'il ne fût pas découvert par son mari.

Toutefois elle ne sut pas si bien faire la garde, que Lothaire, un
jour, ne vît sortir l'amant à l'aube du matin. Ne sachant qui ce
pouvait être, il le prit d'abord pour quelque fantôme; mais quand
il le vit marcher, s'envelopper dans son manteau et s'échapper
avec précaution, il rejeta bien vite cette pensée d'enfant pour
s'arrêter à une autre qui devait les perdre tous, si Camille n'eût
réparé le mal. Lothaire s'imagina que cet homme qu'il venait de
voir sortir à une heure si indue de la maison d'Anselme n'y était
pas entré pour Léonella; se rappelait-il même qu'il y eût une
Léonella dans le monde? Il crut seulement que, de la même manière
qu'elle avait été facile et inconstante pour lui, Camille l'était
devenue pour un autre; car c'est encore une des conséquences
qu'entraîne la mauvaise conduite de la femme adultère: elle perd
le crédit de son honneur aux yeux de celui-là même à qui elle l'a
livré, vaincue par ses poursuites; il croit, à son tour, qu'elle
le livre à d'autres avec encore plus de facilité, et donne
infailliblement croyance à tout soupçon de cette espèce qui vient
l'assaillir. Il sembla qu'en ce moment Lothaire eût perdu tout son
bon sens, et que toutes ses prudentes résolutions lui fussent
sorties de la mémoire. Sans raisonner, sans réfléchir, impatient,
fougueux, aveuglé par la rage de jalousie qui lui rongeait les
entrailles, et brûlant de se venger de Camille, qui ne l'avait
nullement offensé, il courut chez Anselme avant l'heure de son
lever.

«Apprends, lui dit-il, apprends, Anselme, que depuis plusieurs
jours je lutte avec moi-même, me faisant violence pour ne point
t'avouer ce qu'il n'est ni possible ni juste de te cacher
davantage; apprends que la forteresse de Camille a capitulé,
qu'elle est rendue et prête à faire tout ce qu'il me plaira. Si
j'ai tardé à te découvrir cette vérité fatale, c'est que je
voulais voir si c'était de sa part un coupable caprice, ou bien si
elle ne feignait de se rendre que pour m'éprouver et s'assurer que
je menais sérieusement l'attaque amoureuse commencée avec ta
permission. J'ai cru également que, si elle eût été ce qu'elle
devait être, et ce que nous pensions tous deux, elle t'aurait déjà
révélé mes poursuites. Mais, voyant qu'elle tarde à t'en faire
l'aveu, je dois tenir pour sincère la promesse qu'elle m'a faite
de me recevoir, la première fois que tu t'absenterais de chez toi,
dans le cabinet qui te sert de garde-robe (et c'était là, en
effet, que se rencontraient Camille et Lothaire). Toutefois, je ne
veux pas que tu coures précipitamment tirer quelque vengeance de
l'infidèle, puisque le péché n'est encore commis que par pensée,
et qu'il pourrait arriver que, d'ici au moment de le commettre par
action, cette pensée de Camille vînt à changer et qu'à sa place
naquît le repentir; ainsi, comme jusqu'à présent tu as
ponctuellement suivi mes conseils, hors en un point, suis encore
un avis que je veux te donner maintenant pour que tu lèves tes
doutes sans erreur possible, et que tu puisses agir en pleine
connaissance de cause. Feins de t'absenter pour deux ou trois
jours, comme cela t'est maintes fois arrivé, et fais en sorte de
rester enfermé dans ta garde-robe, où les tapisseries et les
meubles t'offriront un commode moyen de te cacher. Alors, tu
verras par tes propres yeux, ainsi que moi par les miens, ce que
veut Camille. Si son intention est coupable, comme c'est à
craindre plus que le contraire à espérer, sans bruit, avec
discrétion et sagacité, tu pourras être le vengeur de ton
outrage.»

Le pauvre Anselme resta stupéfait et comme anéanti à cette
confidence de Lothaire. Elle venait, en effet, le surprendre au
moment où il s'y attendait le moins, car il croyait pieusement
Camille victorieuse des feintes attaques de Lothaire, et
commençait lui-même à goûter les joies du triomphe. Il demeura
longtemps les yeux fixés à terre, immobile et silencieux; enfin il
s'écria:

«Tu as agi, Lothaire, comme je l'attendais de ton amitié; en
toutes choses j'ai suivi ton conseil; fais maintenant ce qui te
semblera bon et surtout garde le secret qu'exige un événement si
inattendu.»

Lothaire le lui promit, et, dès qu'il se fut éloigné, il se
repentit amèrement de tout ce qu'il venait de dire, voyant avec
quelle impardonnable étourderie il avait agi, puisqu'il aurait pu
se venger lui-même de Camille, sans prendre une voie si cruelle et
si déshonorante. Il maudissait son peu de jugement, se reprochait
sa précipitation, et ne savait quel moyen prendre pour défaire ce
qu'il avait fait, ou trouver au moins à sa sottise une raisonnable
issue. À la fin il résolut de tout révéler à Camille, et, comme
les occasions ne lui manquaient pas de la voir en secret, il alla
ce jour même la trouver. Dès qu'elle l'aperçut, elle lui dit:

«Sachez, ami Lothaire, que j'ai au fond du coeur un chagrin qui me
le déchire et le fera quelque jour éclater dans ma poitrine.
L'effronterie de Léonella en est venue à ce point que, toutes les
nuits, elle fait entrer un galant dans cette maison, et le garde
auprès d'elle jusqu'au jour; jugez quel danger court ma
réputation, et quel champ libre aurait pour m'accuser celui qui le
verrait sortir de chez moi à ces heures indues. Mais ce qui
m'afflige le plus, c'est que je ne peux ni la chasser ni la
réprimander; car de ce qu'elle est la confidente de notre
intrigue, j'ai la bouche fermée sur la sienne, et je crains bien
que cela n'amène quelque catastrophe.»

Aux premières paroles de Camille, Lothaire crut que c'était un
artifice pour lui persuader que l'homme qu'il avait vu sortir
était venu pour Léonella et non pour elle; mais quand il la vit
pleurer, se désoler, et lui demander son secours pour la tirer
d'embarras, il reconnut enfin la vérité, ce qui accrut encore son
repentir et sa confusion. Cependant il répondit à Camille qu'elle
cessât de s'affliger, et qu'il trouverait bien moyen de mettre
ordre à l'impudence de Léonella. Ensuite il lui confia tout ce
que, dans le transport d'une fureur jalouse, il avait révélé à
Anselme, et le complot qu'ils avaient tramé pour que celui-ci se
cachât dans sa garde-robe et pût voir clairement de quelle
déloyauté sa tendresse était payée. Il lui demanda pardon de cette
folie, puis conseil pour la réparer et sortir de l'inextricable
labyrinthe où les avait jetés sa fatale irréflexion. Camille fut
épouvantée à l'aveu que faisait Lothaire, et commença par lui
reprocher, avec un tendre dépit, et sa mauvaise pensée, et la
résolution plus mauvaise encore qu'elle lui avait fait prendre.
Mais, comme naturellement la femme a l'esprit plus tôt prêt que
l'homme pour le bien et pour le mal, esprit qui lui échappe
lorsqu'elle veut réfléchir mûrement, Camille trouva sur-le-champ
le moyen de remédier à une faute si irrémédiable en apparence.
Elle dit à Lothaire de faire en sorte qu'Anselme se cachât le
lendemain, comme ils en étaient convenus, parce qu'elle espérait
tirer de cette épreuve même une facilité pour que leur amour pût
désormais se satisfaire sans alarme et sans effroi. Quoiqu'elle
refusât de lui révéler entièrement son dessein, elle l'avertit
qu'il ne manquât pas, lorsque Anselme serait dans sa cachette,
d'entrer dès que Léonella l'appellerait, et qu'il prît garde de
répondre à tout ce qu'elle pourrait lui dire, comme il ferait s'il
ne savait pas qu'Anselme était caché près d'eux. Lothaire la
pressa vainement d'achever de lui expliquer son intention, pour
qu'il pût agir avec plus de prudence et de sûreté; Camille se
borna seulement à lui répéter qu'il n'avait autre chose à faire
qu'à répondre aux questions qui lui seraient adressées. Elle ne
voulait pas le mettre plus au courant de ce qu'elle pensait faire,
dans la crainte qu'il ne refusât d'exécuter un projet qu'elle
trouvait excellent, et qu'il n'en cherchât d'autres beaucoup moins
profitables.

Lothaire s'éloigna; et, le lendemain, sous prétexte d'aller à la
maison de campagne de son ami, Anselme partit et revint aussitôt
se cacher, ce qu'il put faire aisément, Camille et Léonella lui en
ayant avec adresse préparé les moyens. Anselme donc, établi dans
sa cachette, avec ces angoisses qu'on peut supposer à l'homme qui
va voir de ses propres yeux faire la dissection des entrailles de
son honneur, se croyait sur le point de perdre le souverain bien,
qu'il plaçait en sa chère Camille. Une fois que celle-ci et
Léonella furent bien assurées qu'Anselme était caché, elles
entrèrent toutes deux dans le cabinet, et, dès qu'elle y eut mis
le pied, Camille s'écria, en laissant échapper un grand soupir:

«Hélas! amie Léonella, ne vaudrait-il pas mieux, avant que je me
décide à mettre en oeuvre ce que je ne veux pas te dire, de peur
que tu ne m'empêches de le faire, que tu prisses cette épée
d'Anselme que je t'ai demandée, pour percer le coeur infâme qui
bat dans ma poitrine? Mais non, il ne serait pas juste que je
portasse la peine de la faute d'autrui. Je veux d'abord savoir
qu'est-ce qu'ont vu en moi les yeux effrontés de Lothaire pour lui
donner l'audace de me découvrir un désir aussi coupable que celui
qu'il n'a pas eu honte de me témoigner, au mépris de mon honneur
et de son amitié pour Anselme. Ouvre cette fenêtre, Léonella, et
donne-lui le signal: sans doute il est dans la rue, espérant bien
satisfaire sa perverse intention; mais auparavant, je satisferai
la mienne, cruelle autant qu'honorable.

-- Ah! ma chère dame! répondit aussitôt l'habile Léonella, qui
savait bien son rôle; que pensez-vous faire de cette épée? Voulez-
vous, par hasard, vous tuer ou tuer Lothaire? mais l'une ou
l'autre de ces extrémités doit également compromettre votre bonne
réputation. Il vaut bien mieux dissimuler votre outrage, et ne pas
permettre que ce méchant homme entre à présent et nous trouve
seules dans la maison. Faites attention que nous sommes de faibles
femmes, qu'il est homme et déterminé, et que, venant poussé par
son aveugle passion, il pourrait bien, avant que vous missiez
votre projet en oeuvre, vous faire pis que vous ôter la vie.
Maudite soit la confiance de mon seigneur Anselme, qui a laissé
prendre pied dans sa maison à ce fat débauché! Mais, madame, si
vous le tuez, comme je vois que vous en avez l'envie, qu'est-ce
que nous ferons de lui quand il sera mort?

-- Ce que nous ferons? reprit Camille, nous le laisserons là pour
qu'Anselme l'enterre: car il est juste qu'il tienne à récréation
la peine qu'il prendra pour ensevelir sous terre son propre
déshonneur. Appelons ce traître, enfin; tout le temps que je tarde
à tirer de mon outrage une légitime vengeance, il me semble que
j'offense la loyauté que je dois à mon époux.»

Anselme écoutait toute cette conversation, et chaque parole que
disait Camille renversait toutes ses pensées. Mais quand il
entendit qu'elle était résolue à tuer Lothaire, il voulut sortir
de sa retraite et se montrer, pour l'empêcher de commettre une
telle action. Toutefois il fut retenu par le désir de voir où
aboutirait une résolution si énergique et si vertueuse, prêt à
paraître à temps pour prévenir toute catastrophe. En cet instant,
Camille parut atteinte d'un évanouissement profond, et sa
camériste, l'ayant jetée sur un lit qui se trouvait là, se mit à
pleurer amèrement.

«Ah! malheureuse! s'écriait-elle; est-ce que je suis destinée à
voir mourir entre mes bras cette fleur de chasteté, cet exemple de
vertu, ce modèle des femmes!» continuant sur le même ton, de
manière à faire croire qu'elle était la plus affligée et la plus
loyale des suivantes, et que sa maîtresse était une autre
Pénélope.

Camille revint bientôt de sa pâmoison, et s'écria tout en ouvrant
les yeux:

«Pourquoi, Léonella, ne vas-tu pas appeler le plus déloyal ami
d'ami véritable que le soleil ait éclairé et que la nuit ait
couvert? Cours, vole, hâte-toi, pour que le retard n'éteigne pas
le feu de la colère qui m'enflamme, et que ma juste vengeance ne
se passe point en menaces et en malédictions.

-- Je vais l'appeler, madame, reprit Léonella; mais auparavant
donnez-moi cette épée, pour qu'en mon absence vous ne fassiez pas
une chose qui laisserait à pleurer toute la vie à ceux qui vous
aiment.

-- Sois sans crainte, amie Léonella, répondit Camille; quelque
simple et quelque hardie que je te paraisse à prendre ainsi la
défense de mon honneur, je ne le serai pas autant que cette
Lucrèce qui se tua, dit-on, sans avoir commis aucune faute, et
sans avoir tué d'abord celui qui causa son infortune. Je mourrai,
si je meurs, bien vengée de celui qui m'a fait en ce lieu pleurer
sur ses hardiesses, dont je suis si peu coupable.»

Léonella se fit encore prier avant de sortir pour appeler
Lothaire; mais enfin elle quitta l'appartement; et, en attendant
son retour, Camille, restée seule, disait, comme se parlant à
elle-même:

«Dieu me pardonne! n'aurait-il pas été plus prudent de congédier
comme j'ai fait tant d'autres fois, plutôt que de lui donner le
droit de me tenir pour une femme légère et impudique, ne fût-ce
que le temps que je dois mettre à le désabuser? Oui, ç'aurait été
mieux, sans doute; mais serais-je vengée, et l'honneur de mon mari
satisfait, si le traître sortait ainsi, en s'en lavant les mains,
du pas où l'ont engagé ses pensées infâmes? Non; qu'il paye de sa
vie l'audace de ses désirs, et que le monde apprenne, s'il doit le
savoir, que non-seulement Camille a gardé la foi due à son époux,
mais qu'elle l'a vengé de celui qui osait lui faire outrage.
Cependant, ne vaudrait-il pas mieux tout révéler à Anselme? Mais,
déjà, je lui ai bien assez clairement parlé dans la lettre qu'il a
reçue à la campagne, et je crois que, s'il n'a sur-le-champ mis
ordre au mal que je lui signalais, c'est que, par excès de
confiance et de bonté, il n'a pu croire que le coeur de son
indigne ami renfermât la moindre pensée tournée contre son
honneur; moi-même je n'ai pu le croire de longtemps après, et
jamais je ne l'aurais cru, si son insolence n'en fût venue au
point d'éclater par les riches cadeaux, les promesses sans bornes
et les larmes continuelles. Mais à quoi bon faire ces réflexions
maintenant? Est-ce qu'une énergique résolution a besoin d'être si
mûrement pesée? Non, certes. Eh bien donc! hors d'ici, trahison! à
moi, vengeance! Vienne le traître; qu'il entre, qu'il meure, puis
advienne que pourra. Pure je suis entrée au pouvoir de celui que
le ciel m'a donné pour époux, et pure je dois en sortir; dussé-je
le faire baigner dans mon chaste sang et dans le sang impur du
plus déloyal ami qui ait jamais profané dans le monde le nom de
l'amitié.»

Tandis qu'elle parlait ainsi, Camille parcourait l'appartement,
l'épée nue à la main, d'un pas si brusque, et faisant des gestes
si furieux, qu'elle semblait avoir perdu l'esprit et s'être
changée de femme délicate en bravache désespéré.

Anselme, couvert par une tapisserie derrière laquelle il s'était
blotti, voyait et entendait tout cela. Surpris, émerveillé, il lui
semblait que ce qu'il avait vu et entendu était bien suffisant
pour détruire des soupçons plus grands même que les siens; aussi
désirait-il déjà que l'épreuve de l'arrivée de Lothaire vînt à
manquer, dans la crainte de quelque fâcheux accident. Comme il se
disposait à quitter sa retraite pour embrasser et désabuser son
épouse, il fut retenu par le retour de Léonella, qu'il vit entrer
amenant Lothaire par la main. Aussitôt que Camille l'aperçut, elle
fit avec la pointe de l'épée une grande raie devant elle sur le
plancher, et lui parla de la sorte:

«Lothaire, prends bien garde à ce que je vais te dire. Si par
malheur tu as l'audace de passer cette raie que tu vois à terre,
ou même de t'en approcher, à l'instant je me perce le coeur avec
cette épée que je tiens à la main. Avant qu'à cette injonction tu
répondes une seule parole, je veux t'en dire quelques-unes, et je
veux que tu m'écoutes en silence. Après, tu répondras ce qui te
semblera bon. Avant tout, je veux, Lothaire, que tu me dises si tu
connais Anselme, mon époux, et quelle opinion tu as de lui; puis
ensuite, je veux également savoir si tu me connais, moi qui te
parle. Réponds d'abord à cela sans te troubler, sans hésiter, car
ce ne sont pas, j'imagine, des difficultés que je te propose à
résoudre.»

Lothaire n'était pas si simple que, dès le premier instant où
Camille lui avait dit de faire cacher Anselme, il n'eût compris le
tour qu'elle pensait jouer. Aussi se trouva-t-il prêt à répondre à
son intention avec tant d'adresse et d'à-propos qu'ils auraient
pu, entre eux deux, faire passer ce mensonge pour la plus évidente
vérité. Voici de quelle manière il répondit:

«Je ne pensais pas, belle Camille, que tu me ferais appeler pour
m'adresser des questions si étrangères à l'intention qui m'amène
ici. Si tu le fais pour éloigner encore la récompense promise à
mes feux, tu aurais bien pu t'y prendre de plus loin; car le désir
du bonheur me presse et me tourmente d'autant plus que l'espérance
de l'atteindre est plus proche. Mais pour que tu ne dises pas que
je refuse de répondre à tes questions, je réponds que je connais
ton époux Anselme, que nous nous connaissons tous deux depuis
notre tendre enfance; mais je ne veux rien dire de plus de notre
amitié, que tu connais aussi bien que nous-mêmes, pour ne pas
rendre témoignage de l'offense que l'amour me force à lui faire,
l'amour, puissante excuse pour de plus grandes fautes. Je te
connais également, et je regarde ta possession comme aussi
précieuse qu'il la voit lui-même; s'il n'en était pas ainsi,
irais-je, pour de moindres attraits que les tiens, manquer à ce
que je me dois à moi-même, étant qui je suis, et trahir les
saintes lois de l'amitié, aujourd'hui violées en moi et foulées
aux pieds par un aussi redoutable ennemi que l'amour?

-- Si c'est là ce que tu confesses, reprit Camille, mortel ennemi
de tout ce qui mérite justement d'être aimé, de quel front oses-tu
te montrer devant celle que tu sais bien être le miroir où se mire
celui sur qui tu aurais dû porter tes regards pour voir avec
quelle injustice tu l'outrages! Mais, hélas! malheureuse que je
suis! je me rends compte à présent de ce qui t'a fait perdre le
respect que tu te dois à toi-même. Ce doit être quelque trop
grande liberté de ma part, que je ne veux pas appeler indécence,
puisqu'elle ne provient pas de propos délibéré, mais de ces
étourderies auxquelles se laissent aller les femmes lorsqu'elles
pensent n'avoir à se tenir en garde contre personne: sinon, dis-
moi, traître, quand est-ce que j'ai répondu à tes prières par un
mot, par un geste, qui pût éveiller en toi la moindre espérance de
voir exaucer tes infâmes désirs? Quand est-ce que tes propos
d'amour n'ont pas été repoussés, réprimandés par les miens avec
rigueur et dureté? Quand est-ce que j'ai donné croyance à tes
mille promesses, ou accepté tes dons séduisants? Mais, comme je ne
peux croire qu'on s'obstine longtemps dans une poursuite amoureuse
sans être soutenu par quelque espoir, il faut bien que je rejette
sur moi la faute de ton impertinence; sans doute quelque
involontaire négligence de ma part aura soutenu si longtemps ton
volontaire projet de séduction. Aussi, je veux me punir et faire
tomber sur moi le châtiment que mérite ta faute. Mais, afin que tu
voies qu'étant si cruelle avec moi-même, je ne peux manquer de
l'être également avec toi, j'ai voulu t'amener ici pour être
témoin du sacrifice que je pense faire à l'honneur offensé de mon
digne époux, outragé par toi aussi profondément qu'il t'a été
possible; et par moi aussi, qui n'ai pas mis assez de soin à fuir
toute occasion d'éveiller et d'encourager tes criminelles
intentions. C'est ce soupçon, je le répète, que quelque
inadvertance de ma part a pu faire naître en toi de si odieuses
pensées, qui m'afflige et me tourmente le plus; c'est lui que je
veux punir de mes propres mains: car, si je cherchais un autre
bourreau que moi-même, peut-être ma faute en serait-elle plus
publique. Mais je n'entends pas mourir seule; je veux emmener avec
moi celui dont la mort complétera ma vengeance, et qui apprendra,
quelque part qu'il aille, que la justice atteint toujours la
perversité.»

En achevant ces mots, Camille, avec une force et une légèreté
incroyables, se précipita, l'épée nue, sur Lothaire; elle
paraissait si résolue à lui percer le coeur, qu'il fut presque à
douter si ces démonstrations étaient feintes ou véritables, et
qu'il se vit contraint d'employer son adresse et sa force pour
éviter les coups qu'elle lui portait. Camille mettait tant
d'ardeur dans son étrange artifice, que, pour lui donner encore
davantage la couleur de la vérité, elle voulut le teindre de son
propre sang. Voyant qu'elle ne pouvait atteindre Lothaire, ou
plutôt feignant qu'elle ne le pouvait point:

«Puisque le sort, s'écria-t-elle, ne veut pas que je satisfasse
entièrement mon juste désir, il ne sera pas du moins assez
puissant pour m'empêcher de le satisfaire à demi.»

Faisant effort pour dégager des mains de Lothaire l'épée qu'il
avait saisie, elle la tourna contre elle, et la dirigeant à une
place où l'arme ne pouvait entrer profondément, elle en enfonça la
pointe au-dessus du sein gauche, près de l'épaule; puis elle se
laissa tomber par terre, comme sans connaissance. Lothaire et
Léonella étaient également frappés de surprise et de crainte à la
vue d'une telle aventure, et ne savaient qu'en croire, lorsqu'ils
virent Camille étendue à terre, baignée dans son sang. Hors de
lui, sans haleine, Lothaire se précipita pour arracher l'épée;
mais quand il vit combien la blessure était légère, il perdit tout
effroi, et admira de nouveau l'adresse et la sagacité de la belle
Camille. Du reste, pour remplir également son rôle, il se mit à
faire une longue et triste lamentation sur le corps de Camille,
comme si elle fût trépassée, s'accablant de malédictions, et non-
seulement lui, mais encore celui qui était la première cause de la
catastrophe. Et comme il savait que son ami Anselme était à
l'écouter, il disait de telles choses, que quiconque les aurait
entendues aurait eu plus pitié de lui que de Camille, même la
croyant morte. Léonella, qui la prit dans ses bras, la posa sur le
lit, en suppliant Lothaire d'aller chercher quelqu'un pour la
panser en secret. Elle lui demandait aussi conseil sur ce qu'il
fallait dire à son maître de la blessure de sa maîtresse, s'il
était de retour avant qu'elle fût guérie. Lothaire lui répondit de
dire tout ce qu'il lui plairait, car il n'était guère en état de
donner un conseil profitable; il ajouta seulement qu'elle essayât
d'arrêter le sang qui coulait, et que, pour lui, il allait où
personne ne pourrait le voir. Alors, avec de grands témoignages de
douleur, il quitta précipitamment la maison. Dès qu'il se vit
seul, et que personne ne put l'apercevoir, il se mit à faire des
signes de croix par douzaines, émerveillé qu'il était de l'adresse
de Camille et du jeu parfait de Léonella. Il considérait combien
Anselme devait être persuadé qu'il avait pour femme une seconde
Porcia, et brûlait de le trouver pour célébrer avec lui la vérité
la mieux dissimulée et le mensonge le mieux ourdi que jamais on
pût imaginer.

Léonella, cependant, étanchait le sang de sa maîtresse, qui
n'avait coulé que justement assez pour donner crédit à sa ruse.
Après avoir lavé la blessure avec un peu de vin, elle la banda le
mieux qu'elle put, en répétant de tels propos, tant que dura le
pansement, qu'ils auraient suffi, sans que d'autres les eussent
précédés, pour faire croire à Anselme qu'il possédait dans Camille
l'image vivante de la vertu. Aux paroles de Léonella vinrent se
joindre celles de Camille, qui s'accusait de lâcheté, puisqu'elle
avait manqué de coeur au moment où il lui était le plus nécessaire
d'en avoir pour s'ôter une vie qu'elle avait en horreur. Elle
demandait conseil à sa suivante pour savoir s'il fallait ou non
révéler toute l'aventure à son cher époux; mais Léonella lui dit
de s'en bien garder, parce qu'elle le mettrait dans l'obligation
de se venger de Lothaire, ce qu'il ne pouvait faire qu'au péril de
sa vie; et que la bonne épouse, loin de donner à son mari des
occasions de querelle, doit l'en préserver autant qu'elle le peut.
Camille répondit que cet avis lui semblait bon, et qu'elle le
suivrait; mais qu'il fallait, en tout cas, chercher que dire à
Anselme sur la cause de cette blessure qu'il ne pouvait manquer de
voir. À cela Léonella répondit que, même à bonne intention, elle
ne savait pas mentir.

«Et moi, s'écria Camille, le sais-je davantage? Je n'oserais pas
forger ni soutenir un mensonge, quand il s'agirait de ma vie. Si
nous ne savons trouver une issue à ces embarras, il vaut mieux lui
dire la vérité toute nue que de nous laisser prendre en délit de
mensonge.

-- Allons, madame, reprit Léonella, ne vous affligez pas ainsi;
d'ici à demain je penserai à ce qu'il convient de lui dire: peut-
être, à cause de la place où elle est, pourrons-nous cacher la
blessure sans qu'il l'aperçoive, et le ciel daignera favoriser nos
honnêtes desseins. Calmez-vous, madame, et tâchez de vous
remettre, afin que mon seigneur ne vous retrouve pas dans cette
agitation. Pour le reste, laissez-le à mes soins et à la bonté de
Dieu, qui vient toujours en aide aux bonnes intentions.»

Anselme, comme on le pense bien, avait mis une attention extrême à
entendre à voir représenter la tragédie de la mort de son honneur,
tragédie dont les personnages avaient joué leurs rôles avec tant
de naturel et de vérité, qu'on aurait dit qu'ils s'étaient
transformés réellement en ce qu'ils feignaient d'être. Il
attendait impatiemment la nuit, afin de trouver l'occasion de
quitter sa retraite et d'aller visiter Lothaire, son excellent
ami, pour qu'ils pussent se féliciter mutuellement de la pierre
précieuse qu'il avait trouvée dans l'épreuve de la vertu de sa
femme. Les deux comédiennes ne manquèrent pas de lui offrir un
moyen commode de s'échapper, et lui, saisissant l'occasion, courut
aussitôt à la demeure de Lothaire; il le trouva chez lui, et l'on
ne saurait convenablement raconter et les embrassements qu'il lui
donna, et les choses qu'il dit sur son bonheur, et les louanges
dont il accabla Camille. Lothaire écoutait tout cela sans pouvoir
donner aucun signe de joie, car sa conscience lui représentait
dans quelle erreur était son ami, et lui reprochait de l'avoir
offensé. Anselme voyait bien que Lothaire ne répondait point à son
allégresse; mais il attribuait cette froideur à ce que son ami
avait laissé Camille grièvement blessée, et qu'il était la cause
de son mal. Aussi, parmi tous ces propos, il lui dit de n'avoir
aucune inquiétude sur l'accident de Camille, et que sa blessure
sans doute était légère, puisqu'elle était convenue avec sa
suivante de la lui cacher.

«Ainsi donc, ajouta-t-il, n'aie rien à craindre sur ce point; il
ne te reste plus qu'à te réjouir avec moi, puisque c'est par ton
entremise et ton adresse que je me vois élevé au comble de la plus
haute félicité dont j'aie pu concevoir le désir. Je veux désormais
que tous mes passe-temps ne soient plus occupés qu'à faire des
vers à la louange de Camille, pour lui donner une éternelle
renommée dans la mémoire des siècles à venir.»

Lothaire loua beaucoup l'heureuse détermination de son ami, et lui
promit de l'aider, pour sa part, à construire cet illustre édifice
à la gloire de sa femme.

Après cette aventure, Anselme resta le mari le plus délicieusement
trompé qu'on pût rencontrer dans le monde; lui-même conduisait par
la main à sa maison, croyant y mener l'instrument de sa gloire,
celui qui était l'instrument de son déshonneur, et Camille
recevait celui-ci avec un visage courroucé, mais avec une âme
riante et gracieuse. Cette supercherie réussit encore quelque
temps; enfin, au bout de peu de mois, la fortune tourna sa roue;
l'infamie, jusque-là si bien dissimulée, parut au grand jour, et
Anselme paya de sa vie son imprudente curiosité.

Chapitre XXXV

_Qui traite de l'effroyable bataille que livra don Quichotte à
des outres de vin rouge, et où se termine la nouvelle du curieux
malavisé_


Il ne restait que peu de pages à lire de la nouvelle, lorsque tout
à coup, du gatelas où couchait don Quichotte, Sancho Panza sortit
tout effaré, en criant à pleine gorge:

«Au secours, seigneurs, au secours! venez à l'aide de mon
seigneur, qui est engagé dans la plus formidable et la plus
sanglante bataille que mes yeux aient jamais vue. Vive Dieu! il a
porté un tel revers au géant ennemi de madame la princesse
Micomicona, qu'il lui a tranché la tête à rasibus des épaules,
comme si c'eût été un navet.

-- Que dites-vous là, frère? s'écria le curé, interrompant sa
lecture. Avez-vous perdu l'esprit? comment diable serait-ce
possible, puisque le géant est à plus de deux mille lieues d'ici?»

En ce moment, un grand bruit se fit entendre dans le taudis de don
Quichotte, et sa voix par-dessus le bruit.

«Arrête, larron! s'écriait-il; arrête, félon, bandit, détrousseur
de passants; je te tiens ici, et ton cimeterre ne te sera bon à
rien.»

Puis on entendait résonner les coups d'épée qui tombaient sur les
murailles.

«Il ne s'agit pas, reprit Sancho, de rester là les bras croisés et
l'oreille au guet; entrez bien vite séparer les combattants, ou
secourir mon maître; encore n'en est-il pas grand besoin, et sans
doute le géant est mort à l'heure qu'il est, et rend compte à Dieu
de sa mauvaise vie passée: car j'ai vu le sang couler par terre,
et la tête coupée qui roulait dans un coin, grosse, par ma foi,
comme une grosse outre de vin.

-- Que je sois pendu, s'écria aussitôt l'hôtelier, si don
Quichotte ou don diable m'a donné quelque coup d'estoc au travers
d'une des outres de vin rouge qui sont rangées toutes pleines à la
tête de son lit! et c'est le vin qui en coule que ce bonhomme aura
pris pour du sang.»

Tout en disant cela, l'hôte courait au galetas, où le suivit toute
la compagnie; et ils y trouvèrent don Quichotte dans le plus
étrange accoutrement du monde. Il n'avait que sa chemise, dont les
pans n'étaient pas assez longs pour lui couvrir les cuisses plus
qu'à la moitié par devant, tandis que, par derrière, elle avait
six doigts de moins. Ses jambes étaient longues, sèches, velues,
et de propreté douteuse; il portait sur la tête un petit bonnet de
couleur rouge, qui avait longtemps ramassé la graisse sur celle de
l'hôtelier; à son bras gauche était roulée cette couverture de lit
à laquelle Sancho gardait rancune, pour des raisons à lui connues,
et de la main droite il tenait une épée nue, avec laquelle il s'en
allait frappant de tous côtés d'estoc et de taille, tout en
prononçant des paroles, comme s'il eût réellement combattu quelque
géant ennemi. Le bon de l'affaire, c'est qu'il avait les yeux
fermés, car il dormait, et c'était en dormant qu'il livrait
bataille au géant. Son imagination avait été tellement frappée de
l'aventure qu'il allait entreprendre, qu'elle lui fit rêver qu'il
était arrivé au royaume de Micomicon, et qu'il se mesurait avec
son ennemi. Aussi avait-il donné tant de coups d'épée dans les
outres, croyant frapper le géant, que toute la chambre était
pleine de vin.

Quand l'hôtelier vit ce dégât, il entra dans une telle fureur,
qu'il se jeta sur don Quichotte, les poings fermés, et commença à
son tour à lui donner tant de gourmades que, si Cardénio et le
curé ne le lui eussent ôté des mains, il mettait fin à la guerre
du géant. Et cependant, malgré cette pluie de coups, le pauvre
chevalier ne se réveillait pas. Il fallut que le barbier apportât
du puits un grand chaudron d'eau froide, qu'il lui lança d'un seul
jet sur le corps. Alors don Quichotte s'éveilla, mais non
toutefois si complètement qu'il s'aperçût de l'état où il était.
Dorothée, qui le vit si légèrement et si court vêtu, ne voulut
point entrer pour assister à la bataille entre son défenseur et
son ennemi. Quant à Sancho, il marchait à quatre pattes, cherchant
dans tous les coins la tête du géant, et comme il ne la trouvait
pas:

«Je savais déjà bien, s'écria-t-il, que dans cette maudite maison
tout est enchantement; l'autre fois, au même endroit où je me
trouve à présent, on m'a roué de coups de poing et de coups de
pied, sans que j'aie su qui me les donnait, et sans que j'aie pu
voir personne; et voilà que maintenant cette tête ne paraît pas,
moi qui l'ai vu couper de mes propres yeux, si bien que le sang
coulait du corps comme d'une fontaine.

-- De quel sang et de quelle fontaine parles-tu, ennemi de Dieu et
des saints? s'écria l'hôtelier; ne vois-tu pas, larron, que le
sang et la fontaine ne sont autre chose que ces outres criblées de
trous et le vin rouge qui nage dans la chambre? Puissé-je voir
nager dans l'enfer l'âme de celui qui les a crevées!

-- Je n'y entends plus rien, répondit Sancho; tout ce que je sais,
c'est que, faute de trouver cette tête, mon comté va se fondre
comme le sel dans l'eau.»

Sancho était pire, éveillé, que son maître dormant, tant les
promesses de don Quichotte lui avaient troublé la cervelle.

L'hôtelier se désespérait en voyant le sang-froid de l'écuyer,
après les dégâts du seigneur; il jurait bien qu'il n'en serait pas
de cette fois-ci comme de l'autre, où ils étaient partis sans
payer l'écot, et que maintenant les privilèges de leur chevalerie
ne leur serviraient à rien pour se dispenser de payer le tout à la
fois, même les coutures et les rapiéçages qu'il faudrait faire aux
peaux de bouc. Le curé tenait par la main don Quichotte, lequel,
croyant qu'il avait achevé l'aventure et qu'il se trouvait en
présence de la princesse Micomicona, se mit à genoux devant le
curé, et lui dit:

«De ce jour, Votre Grandeur, haute et charmante dame, peut vivre
en sécurité, sans craindre aucun mal de cette créature mal née, et
de ce jour aussi je suis quitte de la parole que je vous donnai,
puisque avec l'aide de Dieu et la faveur de celle pour qui je vis
et respire, je l'ai si heureusement accomplie.

-- Ne l'avais-je pas dit? s'écria Sancho, dès qu'il entendit ces
paroles. Hein! j'étais ivre peut-être? Voyez! est-ce que mon
maître n'a pas mis le géant dans le sel? Pardieu, l'enfant est au
monde, et mon comté dans son moule.»

Qui n'aurait éclaté de rire à toutes les extravagances de cette
paire de fous, maître et valet? Aussi tout le monde riait, sauf
l'hôtelier, qui se donnait au diable. À la fin, tant firent le
barbier, le curé et Cardénio, qu'ils parvinrent, non sans grand
travail, à remettre en son lit don Quichotte, qui se rendormit
aussitôt, comme un homme accablé de fatigue. Ils le laissèrent
dormir, et revinrent sous le portail de l'hôtellerie consoler
Sancho Panza de ce qu'il n'avait pas trouvé la tête du géant. Mais
ils eurent plus de peine encore à calmer l'hôte, désespéré de la
mort subite de ses outres. L'hôtesse disait aussi, criant et
gesticulant:

«À la male heure est entré chez moi ce maudit chevalier errant,
qui me coûte si cher. L'autre fois, il s'en est allé emportant la
dépense d'une nuit, souper, lit, paille et orge, pour lui, son
écuyer, un bidet et un âne, disant qu'il était chevalier
aventurier (Dieu lui donne mauvaise aventure, à lui et à tous les
aventuriers qui soient au monde!), qu'ainsi il n'était tenu à rien
payer, parce que c'est écrit dans les tarifs de sa chevalerie
errante. Et voilà maintenant qu'à propos de lui, cet autre beau
monsieur vient, qui m'emporte ma queue, et me la rend diminuée de
moitié, toute pelée qu'elle est, et qui ne peut plus servir à ce
qu'en faisait mon mari. Puis, pour couronner l'oeuvre, il me crève
mes outres et me répand mon vin. Que ne vois-je aussi répandre mon
sang! Mais par les os de mon père et l'éternité de ma grand'mère!
qu'il ne pense pas s'en aller cette fois sans me payer tout ce
qu'il doit, un denier sur l'autre, ou, pardieu, je ne
m'appellerais pas comme je m'appelle, et je ne serais pas la fille
de qui m'a mise au monde.»

À ces propos, que débitait l'hôtesse avec emportement, sa bonne
servante Maritornes faisait l'écho; la fille seule ne disait rien,
et souriait de temps en temps.

Enfin, le curé calma cette tempête en promettant de rembourser
tout le dégât, tant des outres crevées que du vin répandu, et
surtout le déchet de la queue, dont l'hôtesse faisait si grand
bruit. Dorothée consola Sancho Panza, en lui disant que, puisqu'il
paraissait vrai que son maître avait coupé la tête au géant, elle
lui promettait de lui donner, dès qu'elle se verrait pacifiquement
rétablie dans son royaume, le meilleur comté qui s'y trouvât.
Cette promesse consola Sancho, qui supplia la princesse de tenir
pour certain qu'il avait vu la tête du géant, à telles enseignes
qu'elle avait une barbe qui lui descendait jusqu'à la ceinture, et
que, si on ne la retrouvait pas, c'est que tout se faisait dans
cette maison par voie d'enchantement, comme il en avait fait
l'épreuve à ses dépens la dernière fois qu'il y avait logé.
Dorothée répondit qu'elle n'avait pas de peine à le croire: qu'il
cessât donc de s'affliger, et que tout s'arrangerait à bouche que
veux-tu.

La paix rétablie et tout le monde content, le curé voulut achever
le peu qui restait à lire de la nouvelle. C'est ce que lui
demandèrent Cardénio, Dorothée et le reste de la compagnie.
Voulant donc leur faire plaisir, et satisfaire aussi celui qu'il
trouvait à cette lecture, il continua l'histoire en ces termes:

Ce qui arriva de l'aventure, c'est qu'Anselme, rassuré désormais
sur la vertu de sa femme, passait une vie heureuse et tranquille.
Camille faisait avec intention mauvaise mine à Lothaire, afin
qu'Anselme comprît au rebours les sentiments qu'elle lui portait;
et, pour accréditer la ruse de sa complice, Lothaire pria son ami
de trouver bon qu'il ne revînt plus chez elle, parce qu'il voyait
clairement le déplaisir qu'éprouvait Camille à sa vue. Mais,
toujours dupe, Anselme ne voulut aucunement y consentir, se
faisant ainsi de mille façons l'artisan de son déshonneur, tandis
qu'il croyait l'être de sa félicité. Cependant Léonella, dans la
joie que lui donnaient ses amours de qualité, s'y livrait chaque
jour avec moins de mesure, confiante en sa maîtresse, qui fermait
les yeux sur ses déportements, et prêtait même la main à cette
intrigue. Une nuit enfin, Anselme entendit marcher dans la chambre
de Léonella, et, voulant entrer pour savoir qui faisait ce bruit,
il s'aperçut qu'on retenait la porte. Irrité de cette résistance,
il fit tant d'efforts qu'il parvint à ouvrir, et il entra
justement lorsqu'un homme sautait par la fenêtre dans la rue.
Anselme s'élança pour le saisir, ou du moins le reconnaître; mais
il en fut empêché par Léonella, qui, se jetant au devant de lui,
le tenait embrassé.

«Calmez-vous, mon seigneur, disait-elle, ne faites pas de bruit,
et ne suivez pas celui qui vient de s'échapper. Il me touche de
près, et de si près que c'est mon époux.»

Anselme ne voulut pas croire à cette défaite: au contraire,
transporté de fureur, il tira sa dague, et fit mine d'en frapper
Léonella, en lui disant que, si elle ne déclarait la vérité, il la
tuait sur place. L'autre, épouvantée, et ne sachant ce qu'elle
disait:

«Oh! ne me tuez pas, seigneur, s'écria-t-elle; je vous dirai des
choses plus importantes que vous ne pouvez l'imaginer.

-- Dis-les sur-le-champ, répondit Anselme, ou sinon tu es morte.

-- À présent, ce serait impossible, reprit Léonella, tant je suis
troublée. Mais laissez-moi jusqu'à demain, et je vous apprendrai
des choses qui vous étonneront. Et soyez assuré que celui qui a
sauté par la fenêtre est un jeune homme de la ville qui m'a donné
parole d'être mon mari.»

Ce peu de mots apaisèrent Anselme, qui voulut bien accorder le
délai que demandait Léonella, ne pensant guère entendre des
révélations contre Camille, dont il ne pouvait plus suspecter la
vertu. Il quitta la chambre, où il laissa Léonella bien enfermée
sous clef, après lui avoir dit qu'elle n'en sortirait plus qu'il
n'eût reçu les confidences qu'elle avait à lui faire. Puis il se
rendit en toute hâte auprès de Camille, pour lui conter tout ce
qui venait de lui arriver avec sa camériste, ajoutant qu'elle lui
avait donné sa parole de lui révéler des choses de grande
importance. Si Camille fut ou non troublée à ce coup inattendu, il
est superflu de le dire. L'épouvante qu'elle ressentit fut telle,
en s'imaginant, comme c'était à croire, que Léonella découvrirait
à Anselme tout ce qu'elle savait de sa trahison, qu'elle ne se
sentit même pas assez de courage pour attendre que ce soupçon fût
confirmé. Cette nuit même, dès qu'elle crut qu'Anselme dormait,
elle rassembla ses bijoux les plus précieux, prit quelque argent,
puis, sans être entendue de personne, elle sortit de la maison, et
courut chez Lothaire. Arrivé là, elle lui conta ce qui venait de
se passer, et lui demanda de la mettre en lieu sûr, ou de partir
avec elle pour échapper tous deux au courroux d'Anselme. La
confusion où la visite de Camille jeta Lothaire fut si grande
qu'il ne savait que répondre, ni moins encore quel parti prendre.
Enfin il proposa de conduire Camille dans un couvent dont sa soeur
était abbesse. Camille y consentit, et Lothaire, avec toute la
célérité qu'exigeait la circonstance, conduisit sa complice à ce
couvent, où il la laissa. Quant à lui, il s'éloigna sur-le-champ
de la ville, sans avertir personne de son départ.

Dès que le jour parut, Anselme, sans s'apercevoir que Camille
n'était plus à ses côtés, se leva, pressé par le désir d'apprendre
ce qu'avait à lui confier Léonella, et courut à la chambre où il
l'avait enfermée. Il ouvrit, entra, mais ne trouva plus la
camériste; seulement des draps de lit noués à la fenêtre lui
apprirent qu'elle s'était échappée par ce chemin. Il revint
tristement raconter à Camille sa mésaventure; mais, ne la trouvant
plus, ni dans le lit ni dans toute la maison, il resta stupéfait,
anéanti. Vainement il questionna tous les gens de la maison,
personne ne put lui donner de ses nouvelles. Tandis qu'il
cherchait Camille de chambre en chambre, le hasard fit qu'il
s'aperçut que ses coffres étaient ouverts et que la plupart de ses
bijoux ne s'y trouvaient plus. Alors la fatale vérité lui apparut
tout entière, et ce ne fut plus Léonella qu'il accusa de son
infortune. Sans achever même de se vêtir, il courut, triste et
pensif, confier ses chagrins à son ami Lothaire; mais, ne le
trouvant pas, et apprenant de ses domestiques qu'il était parti
dans la nuit avec tout l'argent qu'il possédait, Anselme pensa
perdre l'esprit.

Pour achever de le rendre fou, lorsqu'il revint chez lui, il ne
trouva plus aucun des valets et des servantes qu'il y avait
laissés: la maison était abandonnée et déserte. Pour le coup, il
ne sut plus que penser, ni que dire, ni que faire; et peu à peu il
sentait sa tête s'en aller. Il contemplait sa situation, et se
voyait, en un instant, sans femme, sans ami, sans domestiques,
abandonné du ciel et de la nature entière, et pardessus tout
déshonoré; car, dans la fuite de Camille, il vit bien sa
perdition. Enfin, après une longue incertitude, il résolut d'aller
à la maison de campagne de cet ami, chez lequel il avait passé le
temps que lui-même avait donné pour la machination de son
infortune. Il ferma les portes de sa maison, monta à cheval, et se
mit en route, pouvant à peine respirer. Mais il n'eut pas fait la
moitié du chemin, qu'assailli et vaincu par ses tristes pensées,
force lui fut de mettre pied à terre et d'attacher son cheval à un
arbre, au pied duquel il se laissa tomber, en poussant de
plaintifs et douloureux soupirs. Il resta là jusqu'à la chute du
jour. Alors vint à passer un homme à cheval qui venait de la
ville, et, après l'avoir salué, Anselme lui demanda quelles
nouvelles on disait à Florence.

«Les plus étranges, répondit le passant, qu'on y ait depuis
longtemps entendues. On dit publiquement que Lothaire, cet intime
ami d'Anselme le riche, qui demeure auprès de Saint-Jean, a enlevé
cette nuit Camille, la femme d'Anselme, et que celui-ci a
également disparu. C'est ce qu'a raconté une servante de Camille,
que le gouverneur a trouvée hier soir se glissant avec des draps
de lit d'une fenêtre de la maison d'Anselme. Je ne sais pas
exactement comment s'est passée l'affaire; mais je sais bien que
toute la ville est étonnée d'un tel événement, car on ne pouvait
guère l'attendre de l'étroite amitié qui unissait Anselme et
Lothaire, si grande qu'on les appelait, dit-on, _les deux amis._

_-- _Savez-vous par hasard, demanda Anselme, quel chemin ont
pris Lothaire et Camille?

-- Pas le moins du monde, répondit le Florentin, bien que le
gouverneur ait mis toute la diligence possible à découvrir leurs
traces.

-- Allez avec Dieu, seigneur, reprit Anselme.

-- Restez avec lui,» répliqua le passant; et il piqua des deux.

À de si terribles nouvelles, le pauvre Anselme fut sur le point de
perdre non-seulement l'esprit, mais encore la vie. Il se leva
comme il put, et se traîna jusqu'à la maison de son ami, qui ne
savait point encore son malheur. Quand celui-ci le vit arriver
pâle, effaré, tremblant, il le crut atteint de quelque mal
dangereux. Anselme aussitôt pria qu'on le mît au lit, et qu'on lui
donnât de quoi écrire. On s'empressa de faire ce qu'il demandait;
puis on le laissa couché et seul en sa chambre, dont il avait même
exigé qu'on fermât les portes. Dès qu'il se vit seul, la pensée de
son infortune l'accabla de telle sorte, qu'il reconnut clairement,
aux angoisses mortelles qui brisaient son coeur, que la vie allait
lui échapper. Voulant laisser une explication de sa mort
prématurée, il se hâta de prendre la plume; mais avant d'avoir
écrit tout ce qu'il voulait, le souffle lui manqua, et il expira
sous les coups de la douleur que lui avait causée son imprudente
curiosité.

Le lendemain, voyant qu'il était tard, et qu'Anselme n'appelait
point, le maître de la maison se décida à entrer dans sa chambre,
pour savoir si son indisposition continuait. Il le trouva étendu
sans mouvement, la moitié du corps dans le lit, et l'autre moitié
sur le bureau, ayant devant lui un papier ouvert, et tenant encore
à la main la plume avec laquelle il avait écrit. Son hôte
s'approcha, l'appela d'abord, et, ne recevant point de réponse, le
prit par la main, qu'il trouva froide, et reconnut enfin qu'il
était mort. Surpris et désespéré, il appela les gens de sa maison
pour qu'ils fussent témoins de la catastrophe. Finalement, il lut
le papier, qu'il reconnut bien écrit de la main d'Anselme, et qui
contenait ce peu de mots:

«Un sot et impertinent désir m'ôte la vie. Si la nouvelle de ma
mort arrive aux oreilles de Camille, qu'elle sache que je lui
pardonne: elle n'était pas tenue de faire un miracle, et je ne
devais pas exiger qu'elle le fît. Ainsi, puisque j'ai été moi-même
l'artisan de mon déshonneur, il ne serait pas juste...»

Anselme n'en avait pas écrit davantage, ce qui fit voir qu'en cet
endroit, sans pouvoir terminer sa phrase, il avait terminé sa vie.
Le lendemain, son ami informa de sa mort les parents d'Anselme,
lesquels savaient déjà son infortune; ils connaissaient aussi le
monastère où Camille était près de suivre son mari dans
l'inévitable voyage, par suite des nouvelles qu'elle avait reçues,
non de l'époux mort, mais de l'ami absent. On dit que, bien que
veuve, elle ne voulut pas quitter le monastère, mais qu'elle ne
voulut pas davantage y faire ses voeux, jusqu'à ce que, peu de
temps après, elle eut appris que Lothaire avait été tué dans une
bataille que livra M. de Lautrec au grand capitaine Gonzalve de
Cordoue[196], dans le royaume de Naples, où s'était rendu l'ami trop
tard repentant. À cette nouvelle, Camille se fit religieuse, et
termina bientôt sa vie dans les regrets et les larmes. Telle fut
la fin déplorable qu'eut pour tous trois un commencement insensé.

«Cette nouvelle, dit le curé, ne me semble pas mal; mais je ne
puis me persuader qu'elle ait un fond véritable. Si c'est une
invention, l'auteur a mal inventé, car on ne peut croire qu'il se
trouve un mari assez sot pour faire une aussi périlleuse
expérience que celle d'Anselme. Que l'aventure ait été supposée
entre un galant et sa belle, passe encore; mais entre mari et
femme, elle a quelque chose d'impossible; quant à la façon de la
raconter, je n'en suis pas mécontent.»

Chapitre XXXVI

_Qui traite d'autres étranges aventures, arrivées dans
l'hôtellerie_


En ce moment, l'hôtelier, qui était sur le seuil de sa porte,
s'écria:

«Vive Dieu! voici venir une belle troupe d'hôtes; s'ils s'arrêtent
ici, nous aurons du _gaudeamus._

_-- _Quels sont ces voyageurs? demanda Cardénio.

-- Ce sont, répondit l'hôtelier, quatre hommes montés à cheval à
l'écuyère, avec des lances et des boucliers, et portant tous
quatre des masques noirs[197]; au milieu d'eux se trouve une dame
vêtue de blanc, assise sur une selle en fauteuil, et le visage
pareillement masqué; puis deux valets de pied par derrière.

-- Et sont-ils bien près? demanda le curé.

-- Si près, répondit l'hôtelier, qu'ils arrivent à la porte.»

Quand Dorothée entendit cela, elle se couvrit aussitôt le visage,
et Cardénio s'empressa d'entrer dans la chambre où dormait don
Quichotte. À peine avaient-ils eu le temps de prendre l'un et
l'autre ces précautions, que toute la troupe qu'avait annoncée
l'hôtelier entra dans l'hôtellerie. Les quatre cavaliers, gens de
bonne mine et de riche apparence, ayant mis pied à terre, allèrent
descendre la dame de la selle où elle était assise, et l'un d'eux,
la prenant dans ses bras, la porta sur une chaise qui se trouvait
à l'entrée de la chambre où Cardénio s'était caché. Pendant tout
ce temps, ni elle ni eux n'avaient quitté leurs masques, ni
prononcé le moindre mot; seulement, lorsqu'on la posa sur sa
chaise, la dame poussant un profond soupir, laissa tomber ses
bras, comme une personne malade et défaillante. Les valets de pied
menèrent les chevaux à l'écurie. À la vue de ce qui se passait, le
curé, désireux de savoir quels étaient ces gens qui gardaient si
soigneusement le silence et l'incognito, s'en alla trouver les
valets de pied, et questionna l'un d'eux sur ce qu'il avait envie
de savoir.

«Pardine, seigneur, répondit celui-ci, je serais bien embarrassé
de vous dire qui sont ces cavaliers; seulement ça m'a l'air de
gens de distinction, principalement celui qui est venu prendre
dans ses bras cette dame que vous avez vue, et si je le dis, c'est
parce que tous les autres lui portent respect, et ne font rien que
ce qu'il ordonne.

-- Et la dame, qui est-elle? demanda le curé.

-- Je ne vous le dirai pas davantage, répondit le valet; car, en
toute la route, je ne lui ai pas vu un coin de la figure. Pour ce
qui est de soupirer, oh! ça, je l'ai entendue bien des fois, et
pousser des gémissements si tristes, qu'on dirait qu'avec chacun
d'eux elle veut rendre l'âme. Mais il n'est pas étonnant que nous
n'en sachions, mon camarade et moi, pas plus long que je ne vous
en dis, car il n'y a pas plus de deux jours que nous les
accompagnons. Ils nous ont rencontrés sur le chemin, et nous ont
priés et persuadés de les suivre jusqu'en Andalousie, en nous
promettant de nous bien payer.

-- Avez-vous entendu nommer quelqu'un d'entre eux? demanda le
curé.

-- Non, par ma foi, répondit l'autre; ils cheminent tous en si
grand silence, qu'on dirait qu'ils en ont fait voeu. On n'entend
rien autre chose que les soupirs et les sanglots de cette pauvre
dame, que c'est à vous fendre le coeur, et nous croyons sans aucun
doute qu'elle va contre son gré et par violence, en quelque part
qu'on la mène. Autant qu'on peut en juger par sa robe monastique,
elle est religieuse, ou va bientôt le devenir, ce qui est le plus
probable, et peut-être est-elle triste parce qu'elle n'a pas de
goût pour le couvent.

-- Tout cela peut bien être,» reprit le curé; et, quittant
l'écurie, il revint trouver Dorothée.

Celle-ci, dès qu'elle eut entendu soupirer la dame voilée, émue de
la compassion naturelle à son sexe, s'approcha d'elle et lui dit:

«Qu'avez-vous, madame? quel mal sentez-vous? Si c'était quelqu'un
de ceux que les femmes ont l'habitude et l'expérience de soigner,
je me mets de bien grand coeur à votre service.»

À tout cela, la plaintive dame se taisait et ne répondait mot, et,
bien que Dorothée renouvelât ses offres avec plus d'empressement,
elle continuait de garder le silence. Enfin, le cavalier masqué,
auquel, d'après le dire du valet de pied, obéissaient tous les
autres, revint auprès d'elle, et dit à Dorothée:

«Ne perdez pas votre temps, madame, à faire des offres de service
à cette femme: elle est habituée à n'avoir nulle reconnaissance de
ce qu'on fait pour elle, et n'essayez pas davantage d'obtenir
d'elle une réponse, à moins que vous ne vouliez entendre sortir de
sa bouche un mensonge.

-- Jamais je n'en ai dit, s'écria vivement celle qui s'était tue
jusqu'alors; au contraire, c'est pour avoir été trop sincère, trop
ennemie de tout artifice, que je me vois aujourd'hui si
cruellement malheureuse; et s'il faut en prendre quelqu'un à
témoin, je veux vous choisir vous-même, puisque c'est mon pur
amour de la vérité qui vous a rendu, vous, faux et menteur.»

Cardénio entendit clairement et distinctement ces propos, car il
était si près de celle qui venait de parler, que la seule porte de
la chambre de don Quichotte les séparait. Aussitôt jetant un cri
perçant:

«Ô mon Dieu! s'écria-t-il, que viens-je d'entendre? quelle est
cette voix qui a frappé mon oreille?»

À ces cris, la dame tourna la tête, pleine de surprise et de
trouble; et, ne voyant personne, elle se leva pour entrer dans la
chambre voisine; mais le cavalier, qui épiait ses mouvements,
l'arrêta sans lui laisser faire un pas de plus. Dans son
agitation, elle fit tomber le masque de taffetas qui lui cachait
la figure, et découvrit une incomparable beauté, un visage
céleste, bien que décoloré et presque hagard, car ses yeux se
portaient tour à tour et sans relâche sur tous les endroits où sa
vue pouvait atteindre. Elle avait le regard si inquiet, si
troublé, qu'elle semblait privée de raison, et ces signes de
folie, quoiqu'on en ignorât la cause, excitèrent la pitié dans
l'âme de Dorothée et de tous ceux qui la regardaient. Le cavalier
la tenait fortement des deux mains par les épaules, et, tout
occupé de la retenir, il ne put relever son masque, qui se
détachait et finit par tomber entièrement.

Levant alors les yeux, Dorothée, qui soutenait la dame dans ses
bras, vit que celui qui la tenait également embrassée était son
époux don Fernand. Dès qu'elle l'eut reconnu, poussant du fond de
ses entrailles un long et douloureux soupir, elle se laissa tomber
à la renverse, complètement évanouie; et, si le barbier ne se fût
trouvé près d'elle pour la retenir dans ses bras, elle aurait
frappé la terre. Le curé, accourant aussitôt, lui ôta son voile
pour lui jeter de l'eau sur le visage; don Fernand la reconnut
alors, car c'était bien lui qui tenait l'autre femme embrassée, et
il resta comme mort à cette vue. Cependant il ne lâchait point
prise, et continuait à retenir Luscinde (c'était elle qui
s'efforçait de s'échapper de ses bras), laquelle avait reconnu
Cardénio à ses cris, lorsqu'il la reconnaissait lui-même. Cardénio
entendit aussi le gémissement que poussa Dorothée en tombant
évanouie; et, croyant que c'était sa Luscinde, il s'élança de la
chambre tout hors de lui. La première chose qu'il vit fut don
Fernand, qui tenait encore Luscinde embrassée. Don Fernand
reconnut aussi sur-le-champ Cardénio, et tous quatre restèrent
muets de surprise, ne pouvant comprendre ce qui leur arrivait.
Tous se taisaient, et tous se regardaient: Dorothée avait les yeux
sur don Fernand, don Fernand sur Cardénio, Cardénio sur Luscinde,
et Luscinde sur Cardénio. La première personne qui rompit le
silence fut Luscinde, laquelle, s'adressant à don Fernand, lui
parla de la sorte:

«Laissez-moi, seigneur don Fernand, au nom de ce que vous devez à
ce que vous êtes, si nul autre motif ne vous y décide; laissez-moi
retourner au chêne dont je suis le lierre, à celui duquel n'ont pu
me séparer vos importunités, vos menaces, vos promesses et vos
dons. Voyez par quels chemins étranges, et pour nous inconnus, le
ciel m'a ramenée devant mon véritable époux. Vous savez déjà, par
mille épreuves pénibles, que la mort seule aurait la puissance de
l'effacer de ma mémoire. Eh bien! que vos illusions si clairement
détruites changent votre amour en haine, votre bienveillance en
fureur. Ôtez-moi la vie; pourvu que je rende le dernier soupir aux
yeux de mon époux bien-aimé, je tiendrai ma mort pour heureuse et
bien employée. Peut-être y verra-t-il la preuve de la fidélité que
je lui ai gardée jusqu'au dernier souffle de ma vie.»

Dorothée, cependant, ayant repris connaissance, avait entendu ces
paroles de Luscinde, dont le sens lui avait fait deviner qui elle
était. Voyant que don Fernand ne la laissait pas échapper de ses
bras et ne répondait rien à de si touchantes prières, elle fit un
effort, se leva, alla se jeter à genoux devant les pieds de son
séducteur, et, versant de ses beaux yeux deux ruisseaux de larmes,
elle lui dit d'une voix entrecoupée:

«Si les rayons de ce soleil, que tu tiens éclipsé dans tes bras,
ne t'ôtent plus, ô mon seigneur, la lumière des yeux, tu auras
reconnu que celle qui s'agenouille à tes pieds est l'infortunée,
tant qu'il te plaira qu'elle le soit, et la triste Dorothée. Oui,
c'est moi qui suis cette humble paysanne que, par ta bonté, ou
pour ton plaisir, tu as voulu élever assez haut pour qu'elle pût
se dire à toi; je suis cette jeune fille qui passait, dans les
limites de l'innocence, une vie heureuse et paisible, jusqu'au
moment où, à la voix de tes importunités, de tes propos d'amour,
si sincères en apparence, elle ouvrit les portes à toute retenue
et te livra les clefs de sa liberté: présent bien mal agréé par
toi, puisque tu m'as réduite à me trouver en ce lieu où tu me
trouves à présent, et à t'y voir dans l'état où je te vois. Mais
avant tout, je ne voudrais pas qu'il te vînt à l'imagination que
je suis venue ici sur les pas de mon déshonneur, tandis que je n'y
ai été conduite que par ma douleur et le regret de me voir oubliée
de toi. Tu as voulu que je fusse à toi, et tu l'as voulu de telle
sorte, qu'en dépit du désir que tu peux en avoir à présent, il ne
t'est plus possible de cesser d'être à moi. Prends garde, mon
seigneur, que l'incomparable affection que je te porte peut bien
compenser la beauté et la noblesse pour lesquelles tu
m'abandonnes. Tu ne peux être à la belle Luscinde, puisque tu es à
moi; ni elle à toi, puisqu'elle est à Cardénio. Fais-y bien
attention: il te sera plus facile de te réduire à aimer celle qui
t'adore que de réduire à t'aimer celle qui te déteste. Tu as
surpris mon innocence, tu as triomphé de ma vertu; ma naissance
t'étais connue, et tu sais bien à quelles conditions je me suis
livrée à tes voeux; il ne te reste donc aucune issue, aucun moyen
d'invoquer l'erreur et de te prétendre abusé. S'il en est ainsi,
et si tu n'es pas moins chrétien que gentilhomme, pourquoi
cherches-tu tant de détours pour éviter de me rendre aussi
heureuse à la fin que tu l'avais fait au commencement? Si tu ne
veux pas de moi pour ce que je suis, ta véritable et légitime
épouse, prends-moi du moins pour ton esclave; pourvu que je sois
en ton pouvoir, je me tiendrai pour heureuse et bien récompensée.
Ne permets pas, en m'abandonnant, que mon honneur périsse sous
d'injurieux propos; ne donne pas une si triste vieillesse à mes
parents, car ce n'est pas ce que méritent les loyaux services
qu'en bons vassaux ils ont toujours rendus aux tiens. S'il te
semble que tu vas avilir ton sang en le mêlant au mien, considère
qu'il y a peu de noblesse au monde qui n'aient passé par ce
chemin, et que ce n'est pas celle des femmes qui sert à relever
les illustres races. Et d'ailleurs, c'est dans la vertu que
consiste la vraie noblesse; si celle-là vient à te manquer, par
ton refus de me rendre ce qui m'appartient, je resterai plus noble
que toi. Enfin, seigneur, ce qui me reste à te dire, c'est que,
bon gré, mal gré, je suis ton épouse. J'en ai pour garant tes
paroles, qui ne peuvent être menteuses, si tu te vantes encore de
ce pour quoi tu me méprises, la signature que tu m'as donnée, le
ciel que tu as pris à témoin de tes promesses; et quand même tout
cela me manquerait, ce qui ne me manquera pas, c'est ta propre
conscience, qui élèvera ses cris silencieux au milieu de tes
coupables joies, qui prendra la défense de cette vérité que je
proclame, et troublera désormais toutes tes jouissances.»

Ces paroles, et d'autres encore, la plaintive Dorothée les
prononça d'un ton si touchant, et en versant tant de larmes, que
tous ceux qui étaient présents à cette scène, même les cavaliers
de la suite de Fernand, sentirent aussi se mouiller leurs yeux.
Don Fernand l'écouta sans répondre un seul mot, jusqu'à ce qu'elle
eût fini de parler, et que sa voix fût étouffée par tant de
soupirs et de sanglots, qu'il aurait fallu un coeur de bronze pour
n'être point attendri des témoignages d'une si profonde douleur.
Luscinde aussi la regardait, non moins touchée de son affliction
qu'étonnée de son esprit et de sa beauté. Elle aurait voulu
s'approcher d'elle et lui dire quelques paroles de consolation;
mais les bras de don Fernand la retenaient encore. Celui-ci, plein
de trouble et de confusion, après avoir quelque temps fixé ses
regards en silence sur Dorothée, ouvrit enfin les bras, et rendant
la liberté à Luscinde:

«Tu as vaincu, s'écria-t-il, belle Dorothée, tu as vaincu! Comment
aurait-on le courage de résister à tant de vérités réunies?»

Encore mal remise de son évanouissement, Luscinde ne se fut pas
plutôt dégagée, qu'elle défaillit et fut sur le point de tomber à
terre; mais près d'elle était Cardénio, qui se tenait derrière don
Fernand pour n'être pas reconnu de lui. Oubliant toute crainte, et
se hasardant à tout risque, il s'élança pour soutenir Luscinde; et
la recevant dans ses bras:

«Si le ciel miséricordieux, lui dit-il, permet que tu retrouves
quelque repos, belle, constante et loyale dame, nulle part tu ne
l'auras plus sûr et plus tranquille que dans les bras qui te
reçoivent aujourd'hui et qui te reçurent dans un autre temps,
alors que la fortune me permettait de te croire à moi.»

À ces mots, Luscinde jeta les yeux sur Cardénio; elle avait
commencé à le reconnaître par la voix; par la vue elle s'assura
que c'était bien lui. Hors d'elle-même, et foulant aux pieds toute
convenance, elle jeta ses deux bras au cou de Cardénio; et,
collant son visage au sien:

«C'est vous, mon seigneur, s'écria-t-elle; oh! oui, c'est bien
vous qui êtes le véritable maître de cette esclave qui vous
appartient, en dépit du destin contraire, en dépit des menaces
faites à une vie qui dépend de la vôtre.»

Ce fut un spectacle étrange pour don Fernand, et pour tous les
assistants, qu'étonnait un événement si nouveau. Dorothée
s'aperçut que don Fernand changeait de couleur et qu'il semblait
vouloir tirer vengeance de Cardénio, car elle lui vit avancer la
main vers la garde de son épée. Aussitôt, rapide comme l'éclair,
elle se jeta à ses genoux, les embrassa, les couvrit de baisers et
de pleurs, et, le tenant si étroitement serré qu'elle ne le
laissait pas mouvoir:

«Que penses-tu faire, lui disait-elle, ô mon unique refuge, dans
cette rencontre inattendue? Tu as à tes pieds ton épouse, et celle
que tu veux qui le soit est dans les bras de son mari. Vois: te
sera-t-il possible de défaire ce que le ciel a fait? Ne vaut-il
pas mieux que tu consentes à élever jusqu'à la rendre ton égale
celle qui, malgré tant d'obstacles, et soutenue par sa constance,
a les yeux sur tes yeux, et baigne de larmes amoureuses le visage
de son véritable époux? Je t'en conjure, au nom de ce qu'est Dieu,
au nom de ce que tu es toi-même, que cette vue, qui te désabuse,
n'excite point ta colère; qu'elle la calme au contraire à tel
point, que tu laisses ces deux amants jouir en paix de leur
bonheur, tout le temps que leur en accordera le ciel. Tu montreras
ainsi la générosité de ton noble coeur, et le monde verra que la
raison a sur toi plus d'empire que tes passions.»

Tandis que Dorothée parlait ainsi, Cardénio, sans cesser de tenir
Luscinde étroitement embrassée, ne quittait par Fernand des yeux,
bien résolu, s'il lui voyait faire quelque geste menaçant, à se
défendre de son mieux contre lui et contre tous ceux qui
voudraient l'attaquer, dût-il lui en coûter la vie. Mais, en ce
même instant, les amis de don Fernand accoururent d'un côté; de
l'autre, le curé et le barbier, qui s'étaient trouvés présents à
toute la scène, sans qu'il y manquât le bon Sancho Panza: tous
entouraient don Fernand, le suppliant de prendre pitié des larmes
de Dorothée, et de ne point permettre, si, comme ils en étaient
convaincus, elle avait dit la vérité, que ses justes espérances
fussent déçues.

«Considérez, seigneur, ajouta le curé, que ce n'est point le
hasard, ainsi que cela paraît être, mais une disposition
particulière de la providence, qui vous a tous réunis dans un
endroit où, certes, chacun de vous y pensait le moins; considérez
que la mort seule peut enlever Luscinde à Cardénio, et que, dût-on
les séparer avec le tranchant d'une épée, la mort leur semblerait
douce en mourant ensemble. Dans les cas désespérés, irrémédiables,
c'est le comble de la raison de se vaincre soi-même, et de montrer
un coeur généreux. Permettez donc, par votre propre volonté, que
ces deux époux jouissent d'un bonheur que le ciel leur accorde
déjà. D'ailleurs, jetez aussi les yeux sur la beauté de Dorothée;
voyez-vous beaucoup de femmes qui puissent, non la surpasser en
attraits, mais seulement l'égaler? À sa beauté se joignent encore
son humilité touchante et l'extrême amour qu'elle vous porte.
Enfin, considérez surtout que, si vous vous piquez d'être
gentilhomme et chrétien, vous ne pouvez faire autre chose que
tenir la parole engagée. C'est ainsi que vous apaiserez Dieu et
que vous satisferez les gens éclairés, qui savent très-bien
reconnaître que c'est une prérogative de la beauté, lorsque la
vertu l'accompagne, de pouvoir s'élever au niveau de toute
noblesse, sans faire déroger celui qui l'élève à sa hauteur, et
qui savent aussi qu'en cédant à l'empire de la passion, lorsqu'on
ne pèche point pour la satisfaire, on demeure à l'abri de tout
reproche.»

À ces raisons, chacun ajouta la sienne, si bien que le noble coeur
de don Fernand, où battait enfin un sang illustre, se calma,
s'attendrit, se laissa vaincre par la puissance de la vérité. Pour
témoigner qu'il s'était rendu et qu'il cédait aux bons avis, il se
baissa, prit Dorothée dans ses bras, et lui dit:

«Levez-vous, madame; il n'est pas juste que je laisse agenouiller
à mes pieds celle que je porte en mon âme; et si, jusqu'à présent,
je ne vous ai pas prouvé ce que je viens de dire, c'est peut-être
par un ordre exprès du ciel, qui a voulu qu'en voyant avec quelle
constance vous m'aimiez, je susse vous estimer autant que vous en
êtes digne. Je vous demande une chose: c'est de ne pas me
reprocher l'abandon et l'oubli dont vous avez été victime; car la
même force qui me contraignit à faire en sorte que vous fussiez à
moi, m'a poussé ensuite à tâcher de n'être plus à vous. Si vous en
doutez, tournez les yeux et regardez ceux de Luscinde, maintenant
satisfaite; vous y trouverez l'excuse de toutes mes fautes.
Puisqu'elle a trouvé ce qu'elle désirait, et moi ce qui
m'appartient, qu'elle vive, tranquille et contente, de longues
années avec son Cardénio; moi, je prierai le ciel à genoux qu'il
m'en laisse vivre autant avec ma Dorothée.»

En disant ces mots, il la serra de nouveau dans ses bras, et
joignit son visage au sien avec un si tendre transport, qu'il lui
fallut se faire violence pour que les larmes ne vinssent pas aussi
donner leur témoignage de son amour et de son repentir. Luscinde
et Cardénio ne retinrent point les leurs, non plus que ceux qui se
trouvaient présents, et tout le monde se mit à bien pleurer, les
uns de leur propre joie, les autres de la joie d'autrui, qu'on
aurait dit que quelque grave et subit accident les avait tous
frappés. Sancho lui-même fondait en larmes, mais il avoua depuis
qu'il n'avait pleuré que parce que Dorothée n'était pas, comme il
l'avait cru, la reine Micomicona, de laquelle il attendait tant de
faveurs.

Pendant quelque temps, les pleurs durèrent, ainsi que la surprise
et l'admiration. Enfin Luscinde et Cardénio allèrent se jeter aux
genoux de don Fernand, et lui rendirent grâce de la faveur qu'il
leur accordait, en termes si touchants, que don Fernand ne savait
que répondre, et que, les ayant fait relever, il les embrassa avec
les plus vifs témoignages de courtoisie et d'affection. Ensuite il
pria Dorothée de lui dire comment elle était venue en un endroit
si éloigné de son pays natal. Dorothée lui conta, en termes
succincts et élégants, tout ce qu'elle avait précédemment raconté
à Cardénio; et don Fernand, ainsi que les cavaliers qui
l'accompagnaient, furent si charmés de son récit, qu'ils auraient
voulu qu'il durât davantage, tant la belle paysanne avait de grâce
à conter ses infortunes. Dès qu'elle eut fini, don Fernand raconta
à son tour ce qui lui était arrivé dans la ville après avoir
trouvé sur le sein de Luscinde le papier où elle déclarait qu'elle
était l'épouse de Cardénio et ne pouvait être la sienne.

«Je voulus la tuer, dit-il, et je l'aurais fait si ses parents ne
m'eussent retenu; alors je quittai sa maison, confus et courroucé,
avec le dessein de me venger d'une manière éclatante. Le
lendemain, j'appris que Luscinde s'était échappée de chez ses
parents, sans que personne pût dire où elle était allée. Enfin, au
bout de plusieurs mois, je sus qu'elle s'était retirée dans un
couvent, témoignant la volonté d'y rester toute sa vie, si elle ne
pouvait la passer avec Cardénio. Dès que je sus cela, je choisis
pour m'accompagner ces trois gentilshommes, et je me rendis au
monastère où elle s'était réfugiée. Sans vouloir lui parler, dans
la crainte que, sachant mon arrivée, on ne fît bonne garde au
couvent, j'attendis qu'un jour le parloir fût ouvert; alors,
laissant deux de mes compagnons garder la porte, j'entrai avec
l'autre pour chercher Luscinde dans la maison. Nous la trouvâmes
au cloître, causant avec une religieuse, et, l'enlevant par force,
sans lui donner le temps d'appeler au secours, nous la conduisîmes
au premier village où nous pûmes nous munir de ce qui était
nécessaire pour l'emmener. Tout cela s'était fait aisément, le
couvent étant isolé au milieu de la campagne et loin des
habitations. Quand Luscinde se vit en mon pouvoir, elle perdit
d'abord connaissance; et depuis qu'elle fut revenue de cet
évanouissement, elle n'a fait autre chose que verser des larmes et
pousser des soupirs, sans vouloir prononcer un mot. C'est ainsi,
dans le silence et les larmes, que nous sommes arrivés à cette
hôtellerie, qui est pour moi comme si je fusse arrivé au ciel, où
se terminent et s'oublient toutes les disgrâces de la terre.»

Chapitre XXXVII

_Où se poursuit l'histoire de la fameuse infante Micomicona, avec
d'autres gracieuses aventures_


Sancho écoutait tous ces propos, non sans avoir l'âme navrée, car
il voyait s'en aller en fumée les espérances de sa dignité, depuis
que la charmante princesse Micomicona s'était changée en Dorothée
et le géant Pantafilando en don Fernand; et cela, tandis que son
maître dormait comme un bienheureux, sans se douter de tout ce qui
se passait. Dorothée ne pouvait se persuader que son bonheur ne
fût pas un songe; Cardénio avait la même pensée, que Luscinde
partageait aussi. Pour don Fernand, il rendait grâce au ciel de la
faveur qu'il lui avait faite, en le tirant de ce labyrinthe
inextricable, où il courait si grand risque de son honneur et de
son salut. Finalement, tous ceux qui se trouvaient dans
l'hôtellerie faisaient éclater leur joie de l'heureux dénoûment
qu'avaient eu à la fois tant d'aventures enlacées ensemble, et qui
paraissaient désespérées. Le curé, en homme d'esprit, faisait
ressortir ce miraculeux enchaînement, et félicitait chacun de la
part qu'il avait acquise dans ce bonheur général. Mais c'était
encore l'hôtesse qui se réjouissait le plus haut, à cause de la
promesse que lui avaient faite le curé et Cardénio de lui payer
tous les dommages et intérêts auxquels don Quichotte lui avait
donné droit.

Seul, comme on l'a dit, Sancho s'affligeait; seul il était triste
et désolé. Aussi, avec un visage long d'une aune, il entra près de
son maître, qui venait enfin de s'éveiller, et lui dit:

«Votre Grâce, seigneur Triste-Figure, peut bien dormir tant qu'il
lui plaira, sans se mettre en peine de tuer le géant, ni de rendre
à la princesse son royaume, car tout est fait et conclu.

-- Je le crois pardieu bien, répondit don Quichotte, puisque j'ai
livré au géant la plus démesurée et la plus épouvantable bataille
que je pense jamais avoir à soutenir en tous les jours de ma vie;
et d'un revers, crac, je lui ai fait voler la tête, et le sang a
jailli en telle abondance, que des ruisseaux en coulaient par
terre comme si c'eût été de l'eau.

-- Vous feriez mieux de dire comme si c'eût été du vin, repartit
Sancho; car il faut que Votre Grâce apprenne, si elle ne le sait
pas encore, que le géant mort est une outre crevée, que le sang
répandu sont les trente pintes de vin rouge qu'elle avait dans le
ventre, et que la tête coupée est la gueuse qui m'a mis au monde;
et maintenant, que la machine s'en aille à tous les diables!

-- Que dis-tu là, fou! s'écria don Quichotte; as-tu perdu
l'esprit?

-- Levez-vous, seigneur, répondit Sancho, vous verrez la belle
besogne que vous avez faite, et que nous avons à payer. Et vous
verrez aussi la reine Micomicona changée en une simple dame qui
s'appelle Dorothée, et d'autres aventures encore qui vous
étonneront, si vous y comprenez quelque chose.

-- Rien de cela ne m'étonnerait, reprit don Quichotte; car, si tu
as bonne mémoire, l'autre fois que nous nous sommes arrêtés dans
ce logis, ne t'ai-je pas dit que tout ce qui s'y passait était
chose de magie et d'enchantement? Il ne serait pas étonnant qu'il
en fût de même cette fois.

-- Je pourrais croire à tout cela, répondit Sancho, si ma berne
avait été de la même espèce; mais elle fut, par ma foi, bien
réelle et bien véritable. J'ai vu, de mes deux yeux, que
l'hôtelier, le même qui est là au jour d'aujourd'hui, tenait un
coin de la couverture, et qu'il me faisait sauter vers le ciel,
riant et se gaussant de moi, avec autant de gaieté que de vigueur.
Et je m'imagine, tout simple et pêcheur que je suis, qu'où l'on
reconnaît les gens il n'y a pas plus d'enchantement que sur ma
main, mais seulement des coups à recevoir et des marques à garder.

-- Allons, mon enfant, dit don Quichotte, Dieu saura bien y
remédier; mais donne que je m'habille, et laisse-moi sortir d'ici
pour aller voir ces aventures et ces transformations dont tu
parles.»

Sancho lui donna ses habits, et pendant qu'il lui aidait à les
mettre, le curé conta à don Fernand et à ses compagnons les folies
de don Quichotte, ainsi que la ruse qu'on avait employée pour le
tirer de la Roche-Pauvre, où il s'imaginait avoir été conduit par
les rigueurs de sa dame. Il leur conta aussi presque toutes les
aventures qu'il avait apprises de Sancho, ce qui les surprit et
les amusa beaucoup, car il leur sembla, comme il semblait à tout
le monde, que c'était la plus étrange espèce de folie qui pût
entrer dans une cervelle dérangée. Le curé ajouta que l'heureuse
métamorphose de la princesse ne permettant plus de mener à bout
leur dessein, il fallait chercher et inventer quelque autre
artifice pour pouvoir ramener don Quichotte jusque chez lui.
Cardénio s'offrit à continuer la pièce commencée, dans laquelle
Luscinde pourrait convenablement jouer le personnage de Dorothée.

«Non, non, s'écria don Fernand, il n'en sera point ainsi; je veux
que Dorothée continue son rôle, et, si le pays de ce bon
gentilhomme n'est pas trop loin, je serai ravi de servir à sa
guérison.

-- Il n'y a pas d'ici plus de deux journées de marche, dit le
curé.

-- Quand même il y en aurait davantage, reprit don Fernand, je les
ferais volontiers en échange de cette bonne oeuvre.»

En cet instant, don Quichotte parut armé de toutes pièces, l'armet
de Mambrin sur sa tête, bien que tout bossué, sa rondache au bras,
et dans la main sa pique de messier. Cette étrange apparition
frappa de surprise don Fernand et tous les nouveaux venus. Ils
regardaient avec étonnement ce visage d'une demi-lieue de long,
sec et jaune, l'assemblage de ces armes dépareillées, cette
contenance calme et fière, et ils attendaient en silence ce qu'il
allait leur dire. Don Quichotte, d'un air grave et d'une voix
lente, fixant les yeux sur Dorothée, lui parla de la sorte:

«Je viens d'apprendre, belle et noble dame, par mon écuyer ici
présent, que Votre Grandeur s'est annihilée, que votre être s'est
anéanti, puisque, de reine et grande dame que vous aviez coutume
d'être, vous vous êtes changée en une simple damoiselle. Si cela
s'est fait par ordre du roi nécromant votre père, dans la crainte
que je ne vous donnasse pas l'assistance convenable, je dis qu'il
n'a jamais su et ne sait pas encore la moitié de la messe, et
qu'il fut peu versé dans la connaissance des histoires de
chevalerie: car, s'il les avait lues et relues avec autant
d'attention et aussi souvent que j'ai eu le soin de les lire et de
les relire, il aurait vu, à chaque pas, comment les chevaliers
d'un renom moindre que le mien avaient mis fin à des entreprises
plus difficiles. Ce n'est pas grand'chose, en effet, que de tuer
un petit bout de géant, quelque arrogant qu'il soit; il n'y a pas
bien des heures que je me suis vu tête à tête avec lui, et... Je
ne veux rien dire de plus, pour qu'on ne dise pas que j'en ai
menti; mais le temps, qui découvre toutes choses, le dira pour
moi, quand nous y penserons le moins.

-- C'est avec deux outres, et non un géant, que vous vous êtes vu
tête à tête,» s'écria l'hôtelier, auquel don Fernand ordonna
aussitôt de se taire et de ne plus interrompre le discours de don
Quichotte.

«Je dis enfin, dit-il, haute dame déshéritée, que si c'est pour
une telle raison que votre père a fait cette métamorphose en votre
personne, vous ne devez lui prêter aucune croyance, car il n'y a
nul péril sur la terre à travers lequel cette épée ne s'ouvre un
chemin, cette épée qui, mettant à vos pieds la tête de votre
ennemi, vous remettra en même temps votre couronne sur la tête.»

Don Quichotte n'en dit pas davantage, et attendit la réponse de la
princesse. Dorothée, qui savait la résolution qu'avait prise don
Fernand de continuer la ruse jusqu'à ce qu'on eût ramené don
Quichotte dans son pays, lui répondit avec beaucoup d'aisance, et
non moins de gravité:

«Qui que ce soit, valeureux chevalier de la Triste-Figure, qui
vous ait dit que j'avais changé d'être, ne vous a pas dit la
vérité; car ce que j'étais hier, je le suis encore aujourd'hui. Il
est vrai que quelque changement s'est fait en moi, à la faveur de
certains événements d'heureuse conjoncture, qui m'ont donné tout
le bonheur que je pouvais souhaiter. Mais, toutefois, je n'ai pas
cessé d'être celle que j'étais auparavant, ni d'avoir la pensée
que j'ai toujours eue de recourir à la valeur de votre invincible
bras. Ainsi donc, mon seigneur, ayez la bonté de faire réparation
d'honneur au père qui m'engendra, et tenez-le désormais pour un
homme prudent et avisé, puisqu'il a trouvé, par sa science, un
moyen si facile et si sûr de remédier à mes malheurs; car je
crois, en vérité, seigneur, qu'à moins d'avoir fait votre
rencontre, jamais je n'aurais atteint le bonheur où je suis
parvenue. Je dis si vrai, que je prends à témoin de mes paroles la
plupart des seigneurs que voici présents. Ce qui reste à faire,
c'est de nous mettre en route demain matin: aujourd'hui l'étape
serait trop courte, et, pour l'heureuse issue de l'entreprise, je
l'abandonne à Dieu et à la vaillance de votre noble coeur.»

La gentille Dorothée cessa de parler, et don Quichotte, se
tournant vers Sancho avec un visage courroucé:

«Maintenant, mon petit Sancho, lui dit-il, j'affirme que vous êtes
le plus grand maraud qu'il y ait dans toute l'Espagne. Dis-moi,
larron vagabond, ne viens-tu pas de me dire que cette princesse
s'était changée en une damoiselle du nom de Dorothée, et que la
tête que j'imagine bien avoir coupée au géant était la gueuse qui
t'a mis au monde, avec cent autres extravagances qui m'ont jeté
dans la plus horrible confusion où je me sois vu en tous les jours
de ma vie? Par le Dieu!... (et il regardait le ciel en grinçant
des dents) je ne sais qui me tient de faire sur toi un tel ravage
que le souvenir en mette du plomb dans la tête à tout autant
d'écuyers menteurs qu'il y en aura désormais par le monde au
service des chevaliers errants.

-- Que Votre Grâce s'apaise, mon cher seigneur, répondit Sancho;
il se pourrait bien que je me fusse trompé quant à ce qui regarde
la transformation de madame la princesse Micomicona; mais quant à
ce qui regarde la tête du géant, ou plutôt la décollation des
outres, et à dire que le sang était du vin rouge, oh! vive Dieu!
je ne me trompe pas, car les peaux de bouc sont encore au chevet
de votre lit, percées de part en part, et la chambre est un lac de
vin. Sinon, vous le verrez quand il faudra faire frire les oeufs,
je veux dire quand Sa Grâce le seigneur hôtelier viendra vous
demander le payement de tout le dégât. Du reste, je me réjouis au
fond de l'âme de ce que madame la reine soit restée ce qu'elle
était; car j'ai ma part du profit comme chaque enfant de la
commune.

-- Eh bien! Sancho, reprit don Quichotte, je dis seulement que tu
es un imbécile: pardonne-moi et n'en parlons plus.

-- C'est cela, s'écria don Fernand; qu'il n'en soit plus question;
et, puisque madame la princesse veut qu'on ne se mette en marche
que demain, parce qu'il est trop tard aujourd'hui, faisons ce
qu'elle ordonne. Nous pourrons passer la nuit en agréable
conversation, jusqu'à l'arrivée du jour. Alors nous accompagnerons
tous le seigneur don Quichotte, parce que nous voulons être
témoins des exploits inouïs qu'accomplira sa valeur dans le cours
de cette grande entreprise dont il a bien voulu prendre le
fardeau.

-- C'est moi qui dois vous accompagner et vous servir, répondit
don Quichotte; et je suis très-sensible à la grâce qui m'est
faite, et très-obligé de la bonne opinion qu'on a de moi, laquelle
je m'efforcerai de ne pas démentir, dût-il m'en coûter la vie, et
plus encore, s'il est possible.»

Don Quichotte et don Fernand continuaient à échanger des
politesses et des offres de service, lorsqu'ils furent interrompus
par l'arrivée d'un voyageur qui entra tout à coup dans
l'hôtellerie, et dont la vue fit taire tout le monde. Son costume
annonçait un chrétien nouvellement revenu du pays des Mores. Il
portait un justaucorps de drap bleu, avec des pans très-courts et
des demi-manches, mais sans collet; les hauts-de-chausse étaient
également de drap bleu, et le bonnet de la même étoffe. Il portait
aussi des brodequins jaunes, et un cimeterre moresque pendu à un
baudrier de cuir qui lui passait sur la poitrine. Derrière lui
entra, assise sur un âne, une femme vêtue à la moresque, le visage
voilé, et la tête enveloppée d'une large coiffe. Elle portait,
par-dessous, une petite toque de brocart, et une longue robe arabe
la couvrait des épaules jusqu'aux pieds. L'homme était d'une
taille robuste et bien prise; son âge semblait dépasser un peu
quarante ans; il avait le visage brun, la moustache longue et la
barbe élégamment disposée. En somme, il montrait dans toute sa
tenue qu'avec de meilleurs vêtements on l'eût pris pour un homme
de qualité. Il demanda, en entrant, une chambre particulière, et
parut fort contrarié quand on lui dit qu'il n'en restait aucune
dans l'hôtellerie. S'approchant néanmoins de celle qui semblait à
son costume une femme arabe, il la prit dans ses bras, et la mit à
terre. Aussitôt Luscinde, Dorothée, l'hôtesse, sa fille et
Maritornes, attirées par ce nouveau costume qu'elles n'avaient
jamais vu, entourèrent la Moresque; et Dorothée, qui était
toujours accorte et prévenante, s'apercevant qu'elle semblait
partager le déplaisir qu'avait son compagnon de ne point trouver
une chambre, lui dit avec bonté:

«Ne vous affligez point, madame, du peu de commodité qu'offre
cette maison: c'est le propre des hôtelleries de n'en avoir
aucune. Mais, cependant, s'il vous plaisait de partager notre gîte
(montrant du doigt Luscinde), peut-être que, dans le cours de
votre voyage, vous n'auriez pas souvent trouvé meilleur accueil.»

L'étrangère, toujours voilée, ne répondit rien; mais elle se leva
du siége où on avait assise, et, croisant ses deux mains sur sa
poitrine, elle baissa la tête et plia le corps, en signe de
remercîment. Son silence acheva de faire croire qu'elle était
Moresque, et qu'elle ne savait pas la langue des chrétiens. En ce
moment revint le captif, qui s'était jusqu'alors occupé d'autres
choses. Voyant que toutes ces femmes entouraient celle qu'il avait
amenée avec lui, et que celle-ci ne répondait mot à tout ce qu'on
lui disait:

«Mesdames, leur dit-il, cette jeune fille entend à peine notre
langue, et ne sait parler que celle de son pays: c'est pour cela
qu'elle n'a pas pu répondre à ce que vous lui avez demandé.

-- Nous ne lui demandons rien autre chose, répondit Luscinde, que
de vouloir bien accepter notre compagnie pour cette nuit, et de
partager la chambre où nous la passerons. Elle y sera reçue aussi
bien que le permet un tel lieu, et avec tous les égards qu'on doit
à des étrangers, surtout lorsque c'est une femme qui en est
l'objet.

-- Pour elle et pour moi, madame, répliqua le captif, je vous
baise les mains, et j'estime à son prix la faveur que vous
m'offrez; dans une telle occasion, et de personnes telles que
vous, elle ne peut manquer d'être grande.

-- Dites-moi, seigneur, interrompit Dorothée, cette dame est-elle
chrétienne ou musulmane? Son costume et son silence nous font
penser qu'elle est ce que nous ne voudrions pas qu'elle fût.

-- Par le costume et par le corps, répondit le captif, elle est
musulmane; mais dans l'âme elle est grandement chrétienne, car
elle a grand désir de l'être.

-- Elle n'est donc pas baptisée? reprit Luscinde.

-- Pas encore, répliqua le captif; elle n'a pas eu l'occasion de
l'être depuis notre départ d'Alger, sa patrie; et jusqu'à présent
elle ne s'est pas trouvée en péril de mort si imminent qu'il ait
fallu la baptiser avant qu'elle eût appris les cérémonies qu'exige
notre sainte mère l'Église. Mais Dieu permettra qu'elle soit
bientôt baptisée avec toute la décence que mérite la qualité de sa
personne, plus grande que ne l'annoncent son costume et le mien.»

Ces propos donnèrent à tous ceux qui les avaient entendus le désir
de savoir qui étaient la Moresque et le captif; mais personne
n'osa le demander pour l'instant, voyant bien qu'il était plus
opportun de leur procurer du repos que de les questionner sur leur
histoire. Dorothée prit l'étrangère par la main, et, la faisant
asseoir auprès d'elle, elle la pria d'ôter son voile. Celle-ci
regarda le captif, comme pour lui demander ce qu'on venait de lui
dire et ce qu'il fallait faire. Il répondit en langue arabe qu'on
la priait d'ôter son voile, et qu'elle ferait bien d'obéir.
Aussitôt elle le détacha, et découvrit un visage si ravissant, que
Dorothée la trouva plus belle que Luscinde, et Luscinde plus belle
que Dorothée; et tous les assistants convinrent que, si quelque
femme pouvait égaler l'une et l'autre par ses attraits, c'était la
Moresque; il y en eut même qui lui donnèrent sur quelques points
la préférence. Et, comme la beauté a toujours le privilège de se
concilier les esprits et de s'attirer les sympathies, tout le
monde s'empressa de servir et de fêter la belle Arabe. Don Fernand
demanda au captif comment elle s'appelait, et il répondit: Lella
Zoraïda[198]; mais, dès qu'elle entendit son nom, elle comprit ce
qu'avait demandé le chrétien, et s'écria sur-le-champ, pleine à la
fois de dépit et de grâce: _No, no, Zoraïda; Maria, Maria,
_voulant faire entendre qu'elle s'appelait Marie, et non Zoraïde.
Ces paroles, et l'accent pénétré avec lequel la Moresque les
prononça, firent répandre plus d'une larme à quelques-uns de ceux
qui l'écoutaient, surtout parmi les femmes, qui sont de leur
nature plus tendres et plus compatissantes. Luscinde l'embrassa
avec transport, en lui disant: «Oui, oui, Marie, Marie;» et la
Moresque répondit: Si, si, _Maria. Zoraïda macangé__[199]_; c'est-
à-dire _plus de Zoraïde._

Cependant la nuit approchait, et, sur l'ordre des compagnons de
don Fernand, l'hôtelier avait mis tous ses soins et toute sa
diligence à préparer le souper de ses hôtes le mieux qu'il lui fut
possible. L'heure venue, ils s'assirent tous alentour d'une longue
table étroite, faite comme pour un réfectoire, car il n'y en avait
ni ronde ni carrée dans toute la maison. On offrit le haut bout à
don Quichotte, qui essaya vainement de refuser cet honneur, et
voulut qu'on mît à ses côtés la princesse Micomicona, puisqu'il
était son chevalier gardien. Ensuite s'assirent Luscinde et
Zoraïde, et, en face d'elles, don Fernand et Cardénio; au-dessous
d'eux, le captif et les autres gentilshommes; puis, à la suite des
dames, le curé et le barbier. Ils soupèrent ainsi avec appétit et
gaieté, et leur joie s'accrut quand ils virent que don Quichotte,
cessant de manger, et poussé du même esprit qui lui fit autrefois
adresser aux chevriers un si long discours, s'apprêtait à parler:

«En vérité, dit-il, mes seigneurs, il faut convenir que ceux qui
ont fait profession dans l'ordre de la chevalerie errante voient
des choses étranges, merveilleuses, inouïes. Sinon, dites-moi,
quel être vivant y a-t-il au monde, qui, entrant à l'heure qu'il
est par la porte de ce château, et nous voyant attablés de la
sorte, pourrait juger et croire que nous sommes qui nous sommes?
Qui dirait que cette dame assise à mes côtés est la grande reine
que nous connaissons tous, et que je suis ce chevalier de la
Triste-Figure, dont la bouche de la Renommée répand le nom sur la
terre? À présent, il n'en faut plus douter, cet exercice, ou
plutôt cette profession surpasse toutes celles qu'ont jamais
inventées les hommes, et il faut lui porter d'autant plus d'estime
qu'elle est sujette à plus de dangers. Qu'on ôte de ma présence
ceux qui prétendraient que les lettres l'emportent sur les armes;
car je leur dirais, quels qu'ils fussent, qu'ils ne savent ce
qu'ils disent[200]. En effet, la raison que ces gens ont coutume de
donner, et dont ils ne sortent jamais, c'est que les travaux de
l'esprit surpassent ceux du corps, et que, dans les armes, le
corps seul fonctionne: comme si cet exercice était un vrai métier
de portefaix qui n'exigeât que de bonnes épaules; ou comme si,
dans ce que nous appelons les armes, nous dont c'est la
profession, n'étaient pas comprises les actions de l'art
militaire, lesquelles demandent la plus haute intelligence; ou
comme si le guerrier qui commande une armée en campagne, et celui
qui défend une place assiégée, ne travaillaient point de l'esprit
comme du corps. Est-ce, par hasard, avec les forces corporelles
qu'on parvient à pénétrer les intentions de l'ennemi, à deviner
ses projets, ses stratagèmes, ses embarras, à prévenir le mal
qu'on redoute, toutes choses qui sont du ressort de l'entendement,
et où le corps n'a, certes, rien à voir? Maintenant, s'il est vrai
que les armes exigent, comme les lettres, la coopération de
l'esprit, voyons lequel des deux esprits a le plus à faire, celui
de l'homme de lettres, ou celui de l'homme de guerre. Cela sera
facile à connaître par la fin et le but que se proposent l'un et
l'autre, car l'intention qui se doit le plus estimer est celle qui
a le plus noble objet. La fin et le but des lettres (je ne parle
point à présent des lettres divines, dont la mission est de
conduire et d'acheminer les âmes au ciel; car, à une fin sans fin
comme celle-là, nulle autre ne peut se comparer; je parle des
lettres humaines[201]), c'est, dis-je, de faire triompher la justice
distributive, de rendre à chacun ce qui lui appartient,
d'appliquer et de faire observer les bonnes lois. Cette fin,
assurément, est grande, généreuse et digne d'éloge; mais non pas
autant, toutefois, que celle des armes, lesquelles ont pour objet
et pour but la paix, c'est-à-dire le plus grand bien que puissent
désirer les hommes en cette vie. Ainsi, les premières bonnes
nouvelles que reçut le monde furent celles que donnèrent les
anges, dans cette nuit qui devint notre jour, lorsqu'ils
chantaient au milieu des airs: _Gloire soit à Dieu dans les
hauteurs célestes, et paix sur la terre aux hommes de bonne
volonté! _De même, le meilleur salut qu'enseigna à ses disciples
bien-aimés le plus grand maître de la terre et du ciel, ce fut de
dire, lorsqu'ils entreraient chez quelqu'un: _Que la paix soit en
cette maison! _Et maintes fois encore il leur a dit: _Je vous
donne ma paix, je vous laisse ma paix, que la paix soit avec
vous__[202]__, _comme le plus précieux bijou que pût donner et
laisser une telle main, bijou sans lequel, ni sur la terre, ni
dans le ciel, il ne peut exister aucun bonheur. Or, cette paix est
la véritable fin de la guerre, et la guerre est la même chose que
les armes. Une fois cette vérité admise, que la fin de la guerre
c'est la paix, et qu'en cela elle l'emporte sur la fin des
lettres, venons maintenant aux travaux de corps du lettré et à
ceux de l'homme qui fait profession des armes, et voyons quels
sont les plus rudes.»

Don Quichotte poursuivait son discours avec tant de méthode et en
si bons termes, qu'il forçait alors tous ceux qui l'entendaient à
ne plus le prendre pour un fou; au contraire, comme ils étaient,
pour la plupart, des gentilshommes destinés par leur naissance à
l'état des armes, ils l'écoutaient avec beaucoup de plaisir.

«Je dis donc, continua-t-il, que voici les travaux et les peines
de l'étudiant[203]: d'abord, et par-dessus tout, la pauvreté, non
pas que tous les étudiants soient pauvres, mais pour prendre leur
condition dans tout ce qu'elle a de pire. Quand j'ai dit que
l'étudiant souffre la pauvreté, il me semble que je n'ai rien de
plus à dire de son triste sort: car qui est pauvre n'a rien de bon
au monde. Cette pauvreté, il la souffre quelquefois par parties;
tantôt c'est la faim, tantôt le froid, tantôt la nudité,
quelquefois aussi ces trois choses à la fois. Cependant il n'est
jamais si pauvre qu'il ne trouve à la fin quelque chose à manger,
bien que ce soit un peu plus tard que l'heure; bien que ce ne
soient que les restes des riches; et c'est là la plus grande
misère de l'étudiant, ce qu'ils appellent entre eux _aller à la
soupe__[204]__. _D'une autre part, ils ne manquent pas de
quelque cheminée de cuisine, de quelque _brasero _dans la chambre
d'autrui, où ils puissent, sinon se réchauffer, au moins se
dégourdir un peu; et enfin, la nuit venue, ils dorment tous sous
des toits de maisons. Je ne veux pas descendre jusqu'à d'autres
menus détails, à savoir, le manque de chemises et la non-abondance
de souliers, la vétusté et la maigreur de l'habit, et ce goût pour
s'empiffrer jusqu'à la gorge quand la bonne fortune leur envoie
quelque banquet.

» C'est par ce chemin que je viens de peindre, âpre et difficile,
qu'en bronchant par-ci et tombant par-là, se relevant d'un côté
pour retomber de l'autre, ils arrivent aux degrés qu'ils
ambitionnent. Une fois ce but atteint, nous en avons vu beaucoup
qui, après avoir passé à travers ces écueils, entre ces Charybde
et ces Scylla, arrivent, comme emportés par le vol de la fortune
favorable, à gouverner le monde du haut d'un fauteuil, ayant
changé leur faim en satiété, leur froid en douce fraîcheur, leur
nudité en habits de parade, et leur natte de jonc en draps de
toile de Hollande et en rideaux de damas: prix justement mérité de
leur science et de leur vertu. Mais si l'on compare et si l'on
balance leurs travaux avec ceux du guerrier, de combien ils
restent en arrière! C'est ce que je vais facilement démontrer.»

Chapitre XXXVIII

_Où se continue le curieux discours que fit don Quichotte sur les
armes et les lettres__[205]_


Don Quichotte prit haleine un moment, et continua de la sorte:

«Puisque nous avons commencé, à propos de l'étudiant, par la
pauvreté et ses diverses parties, examinons si le soldat est plus
riche, et nous verrons qu'il n'y a personne de plus pauvre que lui
dans la pauvreté même. En effet, il est toujours réduit, ou à la
misère de sa solde, qui arrive tard ou jamais, ou à ce qu'il pille
de ses mains, au notable péril de sa vie et de son âme.
Quelquefois son dénûment arrive à ce point qu'un justaucorps de
peau tailladé lui sert à la fois d'uniforme et de chemise; et, au
beau milieu de l'hiver, étant en rase campagne, qu'a-t-il pour se
défendre de l'inclémence du ciel? Uniquement le souffle de sa
bouche, lequel, sortant d'un lieu vide, doit infailliblement en
sortir froid, selon toutes les règles de la nature. Maintenant,
que la nuit vienne, pour qu'il puisse réparer les souffrances du
jour dans le lit qui l'attend. Par ma foi, ce sera bien sa faute
si ce lit pêche par défaut de largeur, car il peut mesurer sur la
terre autant de pieds qu'il lui en faut, puis s'y tourner et
retourner tout à son aise, sans crainte de chiffonner les draps.
Vienne à présent le jour et l'heure de recevoir les degrés de sa
profession, c'est-à-dire vienne un jour de bataille; on lui mettra
sur la tête, en guise de bonnet de docteur, une compresse de
charpie pour lui panser quelques blessures de balle qui lui aura
peut-être traversé les deux tempes, ou bien qui le laissera
estropié d'une jambe ou d'un bras. Si cela n'arrive point; si le
ciel, en sa miséricorde, le conserve vivant et sain de tous ses
membres, il pourra bien se faire qu'il reste dans la même pauvreté
qu'auparavant; il faudra que d'autres rencontres se présentent,
que d'autres batailles se livrent, et qu'il en sorte toujours
vainqueur pour arriver à quelque chose: ce sont des miracles qui
ne se voient pas souvent. Mais, dites-moi, seigneurs, si vous y
avez jamais fait attention, combien sont moins nombreux ceux qu'a
récompensés la guerre, que ceux qui ont péri dans ses hasards!
Sans doute vous allez me répondre qu'il n'y a point de comparaison
à faire, que les morts sont innombrables, et que les vivants
récompensés peuvent se compter avec trois chiffres. Tout cela est
au rebours chez les lettrés; car, avec le pan de leur robe, je ne
veux pas dire avec leurs manches[206], ils trouvent toujours de quoi
vivre; ainsi, bien que la peine du soldat soit beaucoup plus
grande, la récompense l'est beaucoup moins. À cela, l'on ne
manquera pas de répondre qu'il est plus facile de rémunérer
convenablement deux mille lettrés que trente mille soldats, car on
récompense les premiers en leur conférant des offices qui doivent
à toute force appartenir aux gens de leur profession, tandis que
les autres ne peuvent être récompensés qu'aux dépens du seigneur
qu'ils servent; mais cette impossibilité fortifie d'autant plus la
raison que j'ai pour moi. Au reste, laissons cela de côté, car
c'est un labyrinthe de fort difficile issue, et revenons à la
prééminence des armes sur les lettres. La question est encore à
décider, entre les raisons que chacune des parties allègue en sa
faveur. Les lettres disent, pour leur part, que, sans elles, les
armes ne pourraient subsister, car la guerre aussi a ses lois,
auxquelles elle est soumise, et toutes les lois tombent dans le
domaine des lettres et des lettrés. À cela les armes répondent
que, sans elles, les lois ne pourraient pas subsister davantage,
car c'est avec les armes que les républiques se défendent, que les
royaumes se conservent, que les villes se gardent, que les chemins
deviennent sûrs, que les mers sont purgées de pirates; finalement,
sans leur secours, les républiques, les royaumes, les monarchies,
les cités, les chemins de terre et de mer seraient perpétuellement
en butte aux excès et à la confusion qu'entraîne la guerre, tout
le temps qu'elle dure et qu'elle use de ses privilèges et de ses
violences. C'est un fait reconnu que, plus une chose coûte, plus
elle s'estime et doit s'estimer. Or, pour qu'on devienne éminent
dans les lettres, qu'en coûte-t-il? du temps, des veilles, la
faim, la nudité, des maux de tête, des indigestions d'estomac, et
d'autres choses de même espèce que j'ai déjà rapportées en partie.
Mais à celui qui veut devenir au même degré bon soldat, il en
coûte autant de souffrances qu'à l'étudiant, sauf qu'elles sont
incomparablement plus grandes, puisqu'à chaque pas il court risque
de la vie. Quelle crainte du dénûment ou de la pauvreté peut
tourmenter un étudiant, qui approche de celle que ressent un
soldat, lorsque, se trouvant enfermé dans une place assiégée, et
faisant sentinelle à l'angle de quelque ravelin, il entend que
l'ennemi creuse une mine dans la direction de son poste, et qu'il
ne peut remuer de là pour rien au monde, ni fuir le péril qui le
menace de si près? Tout ce qu'il peut faire, c'est d'avertir son
capitaine de ce qui se passe, pour qu'on remédie au danger par une
contre-mine; et lui reste là, attendant que tout à coup
l'explosion le fasse voler aux nues sans ailes, et retomber dans
l'abîme sans sa volonté. Si ce péril ne semble pas encore assez
formidable, voyons s'il n'est pas surpassé dans l'abordage de deux
galères qui s'accrochent par leurs proues au milieu du vaste
Océan, ne laissant, dans leur enlacement mutuel, d'autre espace au
soldat que les deux pieds de la planche d'éperon. Il voit devant
lui autant de ministres de la mort qu'il y a de bouches de canon
et d'arquebuses braquées sur le pont ennemi, à la longueur d'une
lance; il voit qu'au premier faux pas, il ira visiter les
profondeurs de l'empire de Neptune; et cependant, d'un coeur
intrépide, emporté par l'honneur qui l'excite, il s'offre pour but
à toute cette mousqueterie, et tâche de s'élancer par cet étroit
passage sur la galère opposée. Et ce qu'il faut le plus admirer,
c'est qu'un soldat n'est pas plutôt tombé là d'où il ne se
relèvera plus qu'à la fin du monde, qu'un autre aussitôt le
remplace; si celui-là tombe aussi à la mer, qui l'attend comme une
proie, un autre lui succède, puis un autre encore, sans leur
laisser le temps de mourir: audace et vaillance que rien ne peut
surpasser dans les chances de la guerre. Oh! bienheureux les
siècles qui ne connaissaient point la furie épouvantable de ces
instruments de l'artillerie, dont je tiens l'inventeur pour damné
au fond des enfers, où il reçoit le prix de sa diabolique
invention! C'est elle qui est cause qu'un bras infâme et lâche ôte
la vie au plus valeureux chevalier; que, sans savoir ni d'où, ni
comment, au milieu de l'ardeur et du transport qui enflamment un
coeur magnanime, arrive une balle égarée, tirée peut-être par tel
qui s'est enfui, épouvanté du feu de sa maudite machine: et voilà
qu'elle détruit les pensées et tranche la vie de tel autre qui
méritait d'en jouir de longues années[207]. Aussi, quand j'y fais
réflexion, il me prend envie de dire que je regrette au fond de
l'âme d'avoir embrassé cette profession de chevalier errant, dans
un âge aussi détestable que celui où nous avons le malheur de
vivre. Certes, aucun péril ne me fait sourciller; mais cependant
il me chagrine de penser qu'un peu de poudre et de plomb va m'ôter
l'occasion de me rendre célèbre sur toute la face de la terre par
la valeur de mon bras et le tranchant de mon épée. Mais que le
ciel fasse ce qu'il lui plaira; si j'arrive où je prétends, je
serai d'autant plus digne d'estime, que j'aurai affronté de plus
grands périls que ceux qu'affrontèrent les chevaliers errants des
siècles passés.»

Toute cette longue harangue, don Quichotte la débita pendant que
les autres soupaient, oubliant lui-même de porter, comme on dit,
bouchée à la bouche, bien que Sancho Panza lui eût rappelé à
plusieurs reprises de souper aussi, et qu'ensuite il aurait le
temps de prêcher autant qu'il lui plairait. Quant à ceux qui
l'avaient écouté, ils éprouvèrent une nouvelle compassion en
voyant qu'un homme d'une si saine intelligence, et qui discourait
si bien sur tous les sujets, eût perdu l'esprit sans ressource à
propos de sa maudite et fatale chevalerie. Le curé lui dit qu'il
avait eu parfaitement raison en tout ce qu'il avait avancé à
l'avantage des armes, et que lui-même, quoique lettré et gradué,
était précisément du même avis. Le souper fini, on leva la nappe,
et pendant que l'hôtesse, sa fille et Maritornes arrangeaient le
galetas de don Quichotte, où l'on avait décidé que les dames se
réfugieraient ensemble pour la nuit, don Fernand pria le captif de
raconter l'histoire de sa vie. Elle ne pouvait, disait-il, manquer
d'être intéressante et curieuse, à en juger par l'échantillon
qu'en donnait la compagne qu'il ramenait avec lui. Le captif
répondit qu'il ferait de bon coeur ce qu'on lui demandait; qu'il
craignait seulement que son histoire ne leur causât point autant
de plaisir qu'il souhaitait; mais qu'après tout, pour ne point
leur désobéir, il était prêt à la conter. Le curé et les autres
assistants le remercièrent et le prièrent de nouveau. Alors, se
voyant sollicité par tant de monde:

«Il n'est pas besoin de prières, dit le captif, à qui peut donner
des ordres. Que Vos Grâces me prêtent leur attention; vous
entendrez une relation véritable, dont n'approchent pas peut-être
les fables que l'on compose avec des efforts étudiés
d'imagination.»

À ces mots tous les assistants s'arrangèrent sur leurs siéges, et
firent bientôt un grand silence. Quand le captif vit que tout le
monde se taisait, attendant qu'il parlât, d'un son de voix
agréable et mesuré, il commença de la sorte:

Chapitre XXXIX

_Où le captif raconte sa vie et ses aventures_


C'est dans une bourgade des montagnes de Léon qu'est la souche de
ma famille, pour qui la nature se montra plus libérale que la
fortune. Néanmoins, au milieu de ces pays pauvres, mon père avait
acquis la réputation d'être riche, et réellement il l'aurait été,
s'il eût mis autant de diligence à conserver son patrimoine qu'il
en mettait à le dissiper. Cette humeur généreuse et dépensière, il
l'avait prise étant soldat, pendant les années de sa jeunesse: car
l'état militaire est une école où le chiche devient libéral, et le
libéral prodigue; et si quelque soldat se montre avare, c'est
comme un de ces phénomènes qui se voient bien rarement. Pour mon
père, il passait les limites de la libéralité, et touchait à
celles de la profusion, ce qui ne peut que nuire à un homme marié,
qui a des enfants pour lui succéder dans son nom et dans son
existence. Mon père en avait trois, tous garçons, et tous d'âge à
prendre un état. Voyant donc, comme il le disait lui-même, qu'il
ne pouvait résister à son penchant, il voulut se priver de la
cause qui le rendait si prompt à la dépense et aux largesses; il
voulut se dépouiller de son bien, chose sans laquelle Alexandre
lui-même ne semblerait qu'un ladre. Un jour donc, nous ayant
appelés tous trois et enfermés dans sa chambre, il nous tint à peu
près le discours que je vais rapporter:

«Mes chers fils, pour comprendre que je veux votre bien, il suffit
de dire et de savoir que vous êtes mes enfants; d'un autre côté,
pour croire que je veux votre mal, il suffit de voir que je ne
sais pas tenir la main à la conservation de votre patrimoine. Eh
bien! pour que vous soyez désormais persuadés que je vous aime
comme un père, et ne peux désirer votre ruine, je veux faire à
votre égard une chose à laquelle il y a longtemps que je pense, et
que j'ai mûrement préparée. Vous voilà tous trois en âge de
prendre un état dans le monde, ou du moins de choisir une
profession qui vous donne, lorsque vous serez tout à fait hommes,
honneur et profit. Ce que j'ai pensé, c'est de faire quatre parts
de mon bien. Je vous en donnerai trois, à chacun la sienne
parfaitement égale, et je garderai l'autre pour vivre le reste des
jours qu'il plaira au ciel de m'accorder. Seulement, je voudrais
que chacun de vous, après avoir reçu la part de fortune qui lui
reviendra, suivît une des carrières que je vais dire. Il y a dans
notre Espagne un vieux proverbe, à mon avis sage et véridique,
comme ils le sont tous, puisque ce sont de courtes maximes tirées
d'une longue expérience; celui-là dit: _Église, ou mer, ou maison
du roi__[208]_, ce qui signifie plus clairement: qui veut réussir
et devenir riche doit entrer dans l'Église, ou naviguer pour faire
le commerce, ou se mettre au service des rois dans leurs palais;
car on dit encore: _Mieux vaut miette de roi que grâce de
seigneur. _Je voudrais donc, et telle est ma volonté, que l'un de
vous suivît les lettres, un autre le négoce, et que le troisième
servît le roi dans ses armées, puisqu'il est fort difficile de le
servir dans sa maison, et que si la guerre ne donne pas beaucoup
de richesse, en revanche elle procure beaucoup de lustre et de
renommée. D'ici à huit jours, je vous donnerai toutes vos parts en
argent comptant, sans vous faire tort d'un maravédi, comme les
comptes vous le prouveront; maintenant, dites-moi si vous
consentez à suivre mon opinion et mon conseil au sujet de la
proposition que je vous ai faite.»

Mon père, alors, m'ordonna de répondre, comme étant l'aîné. Après
l'avoir engagé à ne pas se défaire de son bien et à en dépenser
tout ce qu'il lui plairait; après lui avoir dit que nous étions
assez jeunes pour avoir le temps d'en gagner, j'ajoutai que
j'obéirais à son désir, et que le mien était de suivre le métier
des armes, pour y servir Dieu et le roi. Mon second frère fit les
mêmes offres, et choisit d'aller aux Indes pour y porter en
marchandises la somme qui formerait son lot. Le plus jeune, et, je
le crois aussi, le mieux avisé, répondit qu'il voulait suivre la
carrière de l'Église, ou du moins aller terminer ses études à
Salamanque. Dès que nous eûmes fini de nous mettre d'accord et de
choisir nos professions, mon père nous embrassa tendrement, et mit
en oeuvre, avec autant de célérité qu'il l'avait dit, tout ce
qu'il venait de nous promettre. Il donna à chacun sa part, qui fut
(je ne l'ai pas oublié) de trois mille ducats, et en argent, parce
qu'un de nos oncles, ayant acheté tout le patrimoine pour qu'il ne
sortît pas de la famille, le paya comptant. Nous prîmes tous trois
ensemble congé de notre bon père, et, ce même jour, trouvant qu'il
y aurait de l'inhumanité à laisser mon père avec si peu de bien
pour ses vieux jours, je lui fis prendre deux mille ducats sur mes
trois mille, le reste suffisant pour me munir de tout ce qui est
nécessaire à un soldat. Mes deux frères, poussés par mon exemple,
lui donnèrent chacun mille ducats, de façon qu'il resta quatre
mille ducats en argent à mon père, outre les trois mille que
valait la portion de patrimoine qu'il avait voulu conserver en
biens-fonds; enfin nous prîmes congé de lui et de cet oncle dont
j'ai parlé, non sans regrets et sans larmes mutuelles. Ils nous
engagèrent, surtout, à leur faire connaître, chaque fois que nous
en aurions l'occasion, notre bonne ou mauvaise fortune. Nous le
promîmes, et, quand ils nous eurent donné le baiser d'adieu et
leur bénédiction, l'un de nous prit le chemin de Salamanque,
l'autre celui de Séville, et moi celui d'Alicante, où j'avais
appris que se trouvait un vaisseau génois faisant un chargement de
laine pour retourner en Italie. Il y a, cette année, vingt-deux
ans que j'ai quitté la maison de mon père, et pendant tout ce long
intervalle, bien que j'aie écrit plusieurs lettres, je n'ai reçu
aucune nouvelle de lui ni de mes frères.

Maintenant, je vais brièvement raconter ce qui m'est arrivé depuis
cette époque. Je m'embarquai au port d'Alicante; j'arrivai à
Gênes, après une heureuse traversée; de là, je me rendis à Milan,
où j'achetai des armes et quelques équipements de soldat, et je
voulus aller faire mon enrôlement dans les troupes du Piémont;
mais, tandis que j'étais en route pour Alexandrie, j'appris que le
grand-duc d'Albe passait en Flandre. Aussitôt, changeant d'avis,
je partis à sa suite; je le servis dans les batailles qu'il livra,
j'assistai à la mort des comtes de Horn et d'Egmont, et parvins à
être nommé enseigne d'un fameux capitaine, natif de Guadalaxara,
qu'on appelait Diégo de Urbina[209]. Quelque temps après mon arrivée
en Flandre, on y apprit la ligue formée par Sa Sainteté le pape
Pie V, d'heureuse mémoire, avec Venise et l'Espagne, contre
l'ennemi commun de la chrétienté, le Turc, qui venait d'enlever
avec sa flotte la fameuse île de Chypre, appartenant aux
Vénitiens, perte fatale et lamentable. On eut la certitude que le
général de cette ligue serait le sérénissime infant don Juan
d'Autriche, frère naturel de notre grand roi Philippe II. La
nouvelle se répandit aussi des immenses préparatifs de guerre qui
se faisaient. Tout cela me donna une si extrême envie de prendre
part à la campagne navale qui allait s'ouvrir, que, bien que
j'eusse l'espoir et l'assurance d'être promu au grade de capitaine
à la première occasion, j'aimai mieux tout abandonner et m'en
aller en Italie; ce que je fis en effet. Ma bonne étoile permit
que j'y arrivasse au moment où le seigneur don Juan d'Autriche,
ayant débarqué à Gênes, se rendait à Naples pour s'y réunir à la
flotte de Venise, jonction qui eut lieu plus tard à Messine. Que
dirai-je enfin? Devenu capitaine d'infanterie, honorable emploi
que me valut mon bonheur plutôt que mes mérites, je me trouvai à
cette grande et mémorable journée de Lépante[210]. Mais en ce jour,
si heureux pour la chrétienté, puisque toutes les nations du monde
furent désabusées de l'erreur qui leur faisait croire les Turcs
invincibles sur mer; en ce jour où fut brisé l'orgueil ottoman,
parmi tant d'heureux qu'il fit (car les chrétiens qui y périrent
eurent plus de bonheur encore que ceux qui restèrent vivants et
vainqueurs), moi seul je fus malheureux. Au lieu de recevoir,
comme au siècle de Rome, une couronne navale, je me vis, dans la
nuit qui suivit cette fameuse journée, avec des fers aux pieds et
des menottes aux mains. Voici comment m'arriva cette cruelle
disgrâce; Uchali[211], roi d'Alger, heureux et hardi corsaire, ayant
attaqué et pris à l'abordage la galère capitane de Malte, où trois
chevaliers restèrent seuls vivants, et tous trois grièvement
blessés[212], la capitane de Jean-André Doria vint à son secours. Je
montais cette galère avec ma compagnie, et, faisant ce que je
devais en semblable occasion, je sautai sur le pont de la galère
ennemie; mais elle s'éloigna brusquement de celle qui l'attaquait,
et mes soldats ne purent me suivre. Je restai seul, au milieu des
ennemis, dans l'impuissance de résister longtemps à leur nombre.
Ils me prirent, à la fin, couvert de blessures, et comme vous
savez, seigneurs, qu'Uchali parvint à s'échapper avec toute son
escadre, je restai son prisonnier. Ainsi, je fus le seul triste
parmi tant d'heureux, et le seul captif parmi tant de délivrés,
puisqu'en ce jour quinze mille chrétiens qui ramaient sur les
bancs des galères turques recouvrèrent leur chère liberté.

On me conduisit à Constantinople, où le Grand Seigneur Sélim fit
mon maître général de la mer[213], parce qu'il avait fait son devoir
dans la bataille, ayant remporté pour trophée de sa valeur
l'étendard de l'ordre de Malte. Je me trouvai l'année suivante,
qui était 1572[214], à Navarin, ramant dans la capitane appelée _les
Trois-Fanaux. _Là, je fus témoin de l'occasion qu'on perdit de
prendre dans le port toute la flotte turque, puisque les
Levantins[215] et les janissaires qui se trouvaient là sur les
bâtiments, croyant être attaqués dans l'intérieur même du port,
préparèrent leurs hardes et leurs babouches pour s'enfuir à terre,
sans attendre le combat, tant était grande la peur qu'ils avaient
de notre flotte. Mais le ciel en ordonna d'une autre façon, non
par la faiblesse ou la négligence du général qui commandait les
nôtres, mais à cause des péchés de la chrétienté, et parce que
Dieu permet que nous ayons toujours des bourreaux prêts à nous
punir. En effet, Uchali se réfugia à Modon, qui est une île près
de Navarin; puis, ayant jeté ses troupes à terre, il fit fortifier
l'entrée du port, et se tint en repos jusqu'à ce que Don Juan se
fût éloigné[216]. C'est dans cette campagne que tomba au pouvoir des
chrétiens la galère qu'on nommait _la Prise, _dont le capitaine
était un fils du fameux corsaire Barberousse. Elle fut emportée
par la capitane de Naples appelée _la Louve, _que commandait ce
foudre de guerre, ce père des soldats, cet heureux et invincible
capitaine don Alvaro de Bazan, marquis de SantaCruz[217]. Je ne veux
pas manquer de vous dire ce qui se passa à cette prise de _la
Prise. _Le fils de Barberousse était si cruel et traitait si mal
ses captifs, que ceux qui occupaient les bancs de sa chiourme ne
virent pas plutôt la galère _la Louve _se diriger sur eux et
prendre de l'avance, qu'ils lâchèrent tous à la fois les rames, et
saisirent leur capitaine, qui leur criait du gaillard d'arrière de
ramer plus vite; puis se le passant de banc en banc, de la poupe à
la proue, ils lui donnèrent tant de coups de dents, qu'avant
d'avoir atteint le mât, il avait rendu son âme aux enfers, tant
étaient grandes la cruauté de ses traitements et la haine qu'il
inspirait[218].

Nous retournâmes à Constantinople, et l'année suivante, 1573, on y
apprit que le seigneur don Juan d'Autriche avait emporté Tunis
d'assaut, et qu'il avait livré cette ville à Muley-Hamet, ôtant
ainsi toute espérance d'y recouvrer le trône à Muley-Hamida, le
More le plus cruel et le plus vaillant qu'ait vu le monde[219]. Le
Grand Turc sentit vivement cette perte, et avec la sagacité
naturelle à tous les gens de sa famille, il demanda la paix aux
Vénitiens, qui la désiraient plus que lui. L'année suivante, 1574,
il attaqua la Goulette et le fort que don Juan avait élevé auprès
de Tunis, le laissant à demi construit[220]. Pendant tous ces
événements de la guerre, je restai attaché à la rame sans nul
espoir de recouvrer la liberté, du moins par ma rançon, car
j'étais bien résolu de ne pas écrire à mon père la nouvelle de mes
malheurs. Enfin, la Goulette fut prise, puis le fort. On compta à
l'attaque de ces deux places jusqu'à 65 000 soldats turcs payés,
et plus de 400 000 Mores et Arabes, venus de toute l'Afrique.
Cette foule innombrable de combattants traînaient tant de
munitions et de matériel de guerre, ils étaient suivis de tant de
maraudeurs, qu'avec leurs seules mains et des poignées de terre
ils auraient pu couvrir la Goulette et le fort. Ce fut la Goulette
qui tomba la première au pouvoir de l'ennemi, elle qu'on avait
crue jusqu'alors imprenable, et non par la faute de sa garnison,
qui fit pour la défendre tout ce qu'elle devait et pouvait faire,
mais parce que l'expérience montra combien il était facile
d'élever des tranchées dans ce désert de sable, où l'on prétendait
que l'eau se trouvait à deux pieds du sol, tandis que les Turcs
n'en trouvèrent pas à deux aunes. Aussi, avec une immense quantité
de sacs de sable, ils élevèrent des tranchées tellement hautes,
qu'elles dominaient les murailles de la forteresse, et, comme ils
tiraient du terre-plein, personne ne pouvait se montrer ni veiller
à sa défense. L'opinion commune fut que les nôtres n'auraient pas
dû s'enfermer dans la Goulette, mais attendre l'ennemi en rase
campagne et au débarquement. Ceux qui parlent ainsi parlent de
loin, et n'ont guère l'expérience de semblables événements,
puisque, dans la Goulette et dans le fort, il y avait à peine sept
mille soldats. Comment, en si faible nombre, eussent-ils été plus
braves encore, pouvaient-ils s'aventurer en plaine, et en venir
aux mains avec une foule comme celle de l'ennemi? et comment est-
il possible de conserver une forteresse qui n'est point secourue,
quand elle est enveloppée de tant d'ennemis acharnés, et dans leur
propre pays? Mais il parut à bien d'autres, et à moi tout le
premier, que ce fut une grâce particulière que fit le ciel à
l'Espagne, en permettant la destruction totale de ce réceptacle de
perversités, de ce ver rongeur, de cette insatiable éponge qui
dévorait tant d'argent dépensé sans fruit, rien que pour servir à
conserver la mémoire de sa prise par l'invincible Charles-Quint,
comme s'il était besoin, pour la rendre éternelle, que ces pierres
la rappelassent.

On perdit aussi le fort; mais du moins les Turcs ne l'emportèrent
que pied à pied. Les soldats qui le défendaient combattirent avec
tant de valeur et de constance, qu'ils tuèrent plus de vingt-cinq
mille ennemis, en vingt-deux assauts généraux qui leur furent
livrés. Aucun ne fut pris sain et sauf des trois cents qui
restèrent en vie: preuve claire et manifeste de leur indomptable
vaillance, et de la belle défense qu'ils firent pour conserver ces
places. Un autre petit fort capitula: c'était une tour bâtie au
milieu de l'île de l'Estagno[221], où commandait don Juan Zanoguera,
gentilhomme valencien et soldat de grand mérite. Les Turcs firent
prisonnier don Pedro Puertocarrero, général de la Goulette, qui
fit tout ce qui était possible pour défendre cette place forte, et
regretta tellement de l'avoir laissé prendre, qu'il mourut de
chagrin dans le trajet de Constantinople, où on le menait captif.
Ils prirent aussi le général du fort, appelé Gabrio Cervellon,
gentilhomme milanais, célèbre ingénieur et vaillant guerrier[222].
Bien des gens de marque périrent dans ces deux places, entre
autres Pagano Doria, chevalier de Saint-Jean, homme de caractère
généreux, comme le montra l'extrême libéralité dont il usa envers
son frère, le fameux Jean-André Doria. Ce qui rendit sa mort plus
douloureuse encore, c'est qu'il périt sous les coups de quelques
Arabes, auxquels il s'était confié, voyant le fort perdu sans
ressource, et qui s'étaient offerts pour le conduire, sous un
habit moresque, à Tabarca, petit port qu'ont les Génois sur ce
rivage pour la pêche du corail. Ces Arabes lui tranchèrent la tête
et la portèrent au général de la flotte turque. Mais celui-ci
accomplit sur eux notre proverbe castillan, _bien que la trahison
plaise, le traître déplaît, _car on dit qu'il fit pendre tous ceux
qui lui présentèrent ce cadeau, pour les punir de ne lui avoir pas
amené le prisonnier vivant.

Parmi les chrétiens qui furent pris dans le fort, il s'en trouva
un, nommé don Pedro de Aguilar, natif de je ne sais quelle ville
d'Andalousie, qui avait été porte-enseigne du fort: c'était un
soldat de grande bravoure et de rare intelligence, doué surtout
d'un talent particulier pour ce qu'on appelle la poésie. Je puis
le dire, car son mauvais sort l'amena dans ma galère et sur mon
banc, esclave du même patron que moi; et, avant que nous
quittassions ce port, il composa deux sonnets en manière
d'épitaphes, l'un sur la Goulette et l'autre sur le fort. En
vérité, j'ai même envie de vous les dire, car je les sais par
coeur, et je crois qu'ils vous donneront plus de plaisir que
d'ennui.»

Au moment où le captif prononça le nom de don Pedro de Aguilar,
don Fernand regarda ses compagnons, qui, tous trois, se mirent à
sourire, et quand il vint à parler des sonnets, l'un d'eux lui
dit:

«Avant que Votre Grâce continue, je vous supplie de me dire ce
qu'est devenu ce don Pedro de Aguilar, dont vous parlez.

-- Tout ce que je sais, répondit le captif, c'est qu'après avoir
passé deux ans à Constantinople, il s'enfuit en costume
d'Arnaute[223], avec un espion grec; mais j'ignore s'il parvint à
recouvrer sa liberté, bien que je le suppose: car, moins d'un an
après, je revis ce Grec à Constantinople, mais sans pouvoir lui
demander des nouvelles de leur voyage.

-- Eh bien! je puis vous en donner, répliqua le gentilhomme, car
ce don Pedro est mon frère; il est maintenant dans notre pays,
bien portant, riche, marié et père de trois enfants.

-- Grâces soient rendues à Dieu, reprit le captif, pour tant de
faveurs qu'il lui a faites! car, à mon avis, il n'y a pas sur la
terre de contentement égal à celui de recouvrer la liberté perdue.

-- Au reste, continua le gentilhomme, je sais également les
sonnets qu'a faits mon frère.

-- Alors, répondit le captif, je les laisserai dire à Votre Grâce,
qui saura les citer mieux que moi.

-- Volontiers, répondit le gentilhomme; voici celui de la
Goulette:

Chapitre XL

_Où se continue l'histoire du captif_


SONNET

«Âmes heureuses, qui, libres, par vos belles actions, de
l'enveloppe mortelle, vous êtes élevées de la bassesse de la terre
à la hauteur du ciel;

«Vous qui, brûlant de zèle et de noble colère, avez exercé la
force de vos corps; qui de votre sang et du sang d'autrui avez
rougi les flots de la mer et le sable du sol;

«La vie a manqué avant la valeur à vos bras fatigués, qui, en
mourant, tout vaincus qu'ils sont, remportent la victoire;

«Et, dans cette triste chute mortelle, vous avez acquis, entre la
muraille et le fer, la renommée que donne le monde, et la gloire
éternelle des cieux.»

-- C'est précisément ainsi que je le sais, dit le captif.

-- Quant à celui du fort, reprit le gentilhomme, si j'ai bonne
mémoire, voici comment il est conçu:

SONNET

«Du milieu de cette terre stérile et bouleversée, du milieu de ces
bastions renversés à terre, les saintes âmes de trois mille
soldats montèrent vivantes à un meilleur séjour;

«Ils avaient d'abord vainement exercé la force de leurs bras
courageux, jusqu'à ce qu'enfin, de lassitude et de petit nombre,
ils rendirent la vie au fil de l'épée.

«Voilà le sol qu'ont incessamment rempli mille souvenirs
lamentables, dans les siècles passés et dans le temps présent.

«Mais jamais, dans son âpre sein, de plus pures âmes n'auront
monté au ciel, et jamais il n'aura porté des corps plus
vaillants.»

Les sonnets ne furent pas trouvés mauvais, et le captif, après
s'être réjoui des bonnes nouvelles qu'on lui donnait de son
compagnon, reprit le fil de son histoire.

Après la reddition de la Goulette et du fort, dit-il, les Turcs
ordonnèrent que la Goulette fût démantelée; car pour le fort, il
n'en restait plus rien à jeter par terre. Afin d'aller plus vite
en besogne, on la mina par trois côtés; mais on ne put en aucun
endroit faire sauter ce qui semblait le moins solide, c'est-à-dire
les murailles antiques, tandis que toutes les nouvelles
fortifications qu'avait élevées le Fratin[224] furent aisément
abattues. Finalement, la flotte, victorieuse et triomphante,
regagna Constantinople, où, peu de temps après, mourut mon maître
Uchali. On l'appelait _Uchali Fartax, _qui veut dire, en langue
turque, le _renégat teigneux__[225]_, parce qu'il l'était
effectivement, et c'est l'usage parmi les Turcs de donner aux gens
les noms des défauts ou des qualités qu'ils peuvent avoir. Chez
eux, en effet, il n'y a que quatre noms de famille, qui viennent
également de la maison ottomane; les autres, comme je l'ai dit,
prennent leurs noms des vices du corps ou des vertus de l'âme. Ce
teigneux, étant esclave, avait ramé quatorze ans sur les galères
du Grand Seigneur, et, quand il eut trente-quatre ans passés, il
se fit renégat, de dépit de ce qu'un Turc lui avait donné un
soufflet pendant qu'il ramait; et, pour s'en pouvoir venger, il
renia sa foi. Sa valeur fut si grande que, sans passer par les
routes viles et basses que prennent pour s'élever la plupart des
favoris du Grand Seigneur, il devint roi d'Alger[226], et ensuite
général de la mer, ce qui est la troisième charge de l'empire. Il
était Calabrais de nation, et fut moralement homme de bien; il
traitait avec beaucoup d'humanité ses captifs, dont le nombre
s'éleva jusqu'à trois mille. Après sa mort, et suivant l'ordre
qu'il en donna dans son testament, ceux-ci furent répartis entre
ses renégats et le Grand Seigneur (qui est aussi l'héritier de
tous ceux qui meurent, et qui prend part comme tous les autres
enfants à la succession du défunt). Je tombai en partage à un
renégat vénitien, qu'Uchali avait fait prisonnier étant mousse sur
un vaisseau chrétien, et qu'il aima tant, qu'il en fit un de ses
plus chers mignons. Celui-ci, le plus cruel renégat qu'on vît
jamais, s'appelait Hassan-Aga[227]: il devint très-riche, et fut
fait roi d'Alger. Je le suivis de Constantinople à cette ville,
satisfait d'être si près de l'Espagne; non que je pensasse à
écrire à personne ma douloureuse situation, mais pour voir si la
fortune ne me serait pas plus favorable à Alger qu'à
Constantinople, où j'avais, de mille manières, essayé de m'enfuir,
sans qu'aucune eût réussi. Je pensais, dans Alger, chercher
d'autres moyens d'arriver à ce que je désirais tant, car jamais
l'espoir de recouvrer ma liberté ne m'abandonna; et quand, en ce
que j'imaginais ou mettais en oeuvre, le succès ne répondait pas à
l'intention, aussitôt, sans m'abandonner à la douleur, je me
forgeais une autre espérance qui, si faible qu'elle fût, soutînt
mon courage.

C'est ainsi que j'occupais ma vie, enfermé dans la prison que les
Turcs appellent _bagne__[228]__, _où ils gardent tous les
captifs chrétiens, aussi bien ceux du roi que ceux des
particuliers, et ceux encore qu'on appelle de l'_almacen, _comme
on dirait de la municipalité, parce qu'ils appartiennent à la
ville, et servent aux travaux publics. Pour ces derniers, il est
difficile que la liberté leur soit rendue; car, étant à tout le
monde et n'ayant point de maître particulier, ils ne savent avec
qui traiter de leur rançon, même quand ils en auraient une. Dans
ces bagnes, comme je l'ai dit, beaucoup de particuliers conduisent
leurs captifs, surtout lorsque ceux-ci sont pour être rachetés,
parce qu'ils les y tiennent en repos et en sûreté jusqu'au rachat.
Il en est de même des captifs du roi quand ils traitent de leur
rançon; ils ne vont point au travail de la chiourme, à moins que
la rançon ne tarde à venir, parce qu'alors, pour les forcer
d'écrire d'une manière plus pressante, on les fait travailler, et
on les envoie comme les autres chercher du bois, ce qui n'est pas
une petite besogne. J'étais donc parmi les captifs du rachat; car,
lorsqu'on sut que j'étais capitaine, j'eus beau déclarer que je
n'avais ni ressources ni fortune, cela n'empêcha point qu'on ne me
rangeât parmi les gentilshommes et les gens à rançon. On me mit
une chaîne, plutôt en signe de rachat que pour me tenir en
esclavage, et je passais ma vie dans ce bagne, avec une foule
d'hommes de qualité désignés aussi pour le rachat. Bien que la
faim et le dénûment nous tourmentassent quelquefois, et même à peu
près toujours, rien ne nous causait autant de tourment que d'être
témoins des cruautés inouïes que mon maître exerçait sur les
chrétiens. Chaque jour il en faisait pendre quelqu'un; on empalait
celui-là, on coupait les oreilles à celui-ci, et cela pour si peu
de chose, ou plutôt tellement sans motif, que les Turcs eux-mêmes
reconnaissaient qu'il ne faisait le mal que pour le faire, et
parce que son humeur naturelle le portait à être le meurtrier de
tout le genre humain[229]. Un seul captif s'en tira bien avec lui:
c'était un soldat espagnol, nommé un tel de Saavedra, lequel fit
des choses qui resteront de longues années dans la mémoire des
gens de ce pays, et toutes pour recouvrer sa liberté. Cependant
jamais Hassan-Aga ne lui donna un coup de bâton, ni ne lui en fit
donner, ni ne lui adressa une parole injurieuse, tandis qu'à
chacune des nombreuses tentatives que faisait ce captif pour
s'enfuir, nous craignions tous qu'il ne fût empalé, et lui-même en
eut la peur plus d'une fois. Si le temps me le permettait, je vous
dirais à présent quelqu'une des choses que fit ce soldat; cela
suffirait pour vous intéresser et pour vous surprendre bien plus
assurément que le récit de mon histoire[230]. Mais il faut y
revenir.

Au-dessus de la cour de notre prison donnaient les fenêtres de la
maison d'un More riche et de haute naissance. Selon l'usage du
pays, c'étaient plutôt des lucarnes rondes que des fenêtres;
encore étaient-elles couvertes par des jalousies épaisses et
serrées. Un jour je me trouvais sur une terrasse de notre prison
avec trois de mes camarades, essayant, pour passer le temps, de
sauter avec nos chaînes, et seuls alors, car tous les autres
chrétiens étaient allés au travail. Je levai les yeux par hasard,
et je vis sortir, par l'une de ces lucarnes si bien fermées, une
canne de jonc au bout de laquelle pendait un petit paquet; et le
jonc s'agitait de haut en bas, comme si l'on nous eût fait signe
de venir le prendre. Nous regardâmes attentivement, et l'un de
ceux qui se trouvaient avec moi alla se mettre sous la canne, pour
voir ce que l'on ferait, et si on la laisserait tomber. Mais dès
qu'il fut près de la muraille, on releva la canne, et on la remua
de droite à gauche, comme si l'on eût dit _non _par un signe de
tête. Le chrétien s'en revint près de nous, et l'on recommença à
baisser la canne avec les mêmes mouvements que d'abord. Un autre
de mes compagnons alla tenter l'épreuve, et il lui arriva comme au
premier; le troisième ensuite, qui ne fut pas plus heureux que les
deux autres. Quand je vis cela, je voulus à mon tour courir la
chance, et je ne fus pas plutôt arrivé sous la canne de jonc,
qu'on la laissa tomber à mes pieds dans le bagne. Je courus
aussitôt détacher le petit paquet, et j'y trouvai un mouchoir noué
qui contenait dix _cianis_, monnaie d'or de bas aloi dont les
Mores font usage, et qui valent chacun dix de nos réaux. Combien
me réjouit la trouvaille, il est inutile de le dire; car ma joie
fut égale à la surprise que j'éprouvai en pensant d'où pouvait
nous venir cette bonne fortune, ou plutôt à moi, puisqu'en ne
voulant lâcher la canne qu'à mon approche, on avait clairement
fait entendre que c'était à moi que s'adressait le bienfait. Je
pris mon précieux argent, je brisai le jonc, je retournai sur la
terrasse pour regarder de nouveau la fenêtre, et j'en vis sortir
une très-blanche main, qui l'ouvrit et la ferma précipitamment.
Cela nous fit comprendre, ou du moins imaginer, que c'était de
quelque femme habitant cette maison que nous avions reçu cette
aumône, et en signe de reconnaissance nous fîmes des révérences[231]
à la manière moresque, en inclinant la tête, pliant le corps, et
croisant les bras sur la poitrine. Un moment après, on fit
paraître par la même lucarne une petite croix faite de morceaux de
jonc, que l'on retira aussitôt. Ce signe nous confirma dans la
pensée que quelque chrétienne devait être esclave en cette maison,
et que c'était elle qui nous faisait ce bien. Mais la blancheur de
la main et les bracelets dont elle était ornée détruisirent cette
supposition. Alors nous imaginâmes que ce devait être une
chrétienne renégate, de celles que leurs maîtres eux-mêmes ont
coutume de prendre pour épouses légitimes, chose qu'ils tiennent à
grand bonheur, car ils les estiment plus que les femmes de leur
nation.

Dans toutes nos conjectures, nous donnions bien loin de la vérité;
et, depuis lors, notre unique occupation était de regarder la
fenêtre, ce pôle où nous était apparue l'étoile de la canne de
roseau. Mais il se passa bien quinze jours sans que nous la
revissions, ni la main non plus, ni signal d'aucune espèce. Et
bien que, dans cet intervalle, nous eussions mis tous nos soins,
toute notre sollicitude à savoir qui habitait cette maison, et
s'il s'y trouvait quelque chrétienne renégate, nous ne pûmes
rencontrer personne qui nous dît autre chose, sinon que là
demeurait un More riche et de qualité, appelé Agi-Morato, qui
avait été kayd du fort de Bata, emploi de haute importance dans le
pays[232]. Mais, quand nous étions le plus loin de croire que
d'autres cianis viendraient à pleuvoir par là, nous vîmes tout à
coup reparaître la canne de jonc, avec un autre paquet au bout,
plus gros que le premier. C'était un jour que le bagne se
trouvait, comme la fois précédente, complètement vide. Nous fîmes
l'épreuve accoutumée, chacun de mes trois compagnons allant se
présenter avant moi; mais le jonc ne se rendit à aucun d'eux, et
ce fut seulement quand j'approchai qu'on le laissa tomber à terre.
Je trouvai dans le mouchoir quarante écus d'or espagnols, et un
billet écrit en arabe, à la fin duquel on avait fait une grande
croix. Je baisai la croix, je pris les écus, je revins à la
terrasse; nous fîmes tous nos révérences, la main se montra de
nouveau, puis je fis signe que je lirais le billet, et l'on ferma
la fenêtre. Nous restâmes tous étonnés et ravis de l'événement;
mais comme aucun de nous n'entendait l'arabe, si notre désir était
grand de savoir ce que contenait le papier, plus grande encore
était la difficulté de trouver quelqu'un qui pût le lire. Enfin je
résolus de me confier à un renégat, natif de Murcie[233], qui
s'était donné pour mon grand ami, et duquel j'avais pris des
garanties qui l'obligeassent à garder le secret que je lui
confierais. Il y a des renégats, en effet, qui ont coutume,
lorsqu'ils ont l'intention de retourner en pays de chrétiens,
d'emporter avec eux quelques attestations des captifs de qualité,
où ceux-ci certifient, dans la forme qu'ils peuvent employer, que
ce renégat est homme de bien, qu'il a rendu service aux chrétiens,
et qu'il a l'intention de s'enfuir à la première occasion
favorable. Il y en a qui recherchent ces certificats avec bonne
intention; d'autres, par adresse et pour en tirer parti. Ils
viennent voler en pays chrétiens; et, s'ils font naufrage, ou
s'ils sont arrêtés, ils tirent leurs certificats, et disent qu'on
verra par ces papiers qu'ils avaient le dessein de revenir à la
foi chrétienne, et que c'est pour cela qu'ils étaient venus en
course avec les autres Turcs. Ils se préservent ainsi du premier
mouvement d'horreur, se réconcilient avec l'Église, sans qu'il
leur en coûte rien; et, dès qu'ils trouvent leur belle, ils
retournent en Berbérie faire le même métier qu'auparavant.
D'autres font réellement usage de ces papiers, les recherchent à
bonne intention, et restent dans les pays chrétiens. Un de ces
renégats était l'ami dont je viens de parler, lequel avait des
attestations de tous nos camarades, où nous rendions de lui le
meilleur témoignage qu'il fût possible. Si les Mores eussent
trouvé sur lui ces papiers, ils l'auraient brûlé tout vif.
J'appris qu'il savait assez bien l'arabe, non-seulement pour le
parler, mais pour l'écrire. Toutefois, avant de m'ouvrir
entièrement à lui, je le priai de me lire ce papier que j'avais
par hasard trouvé dans une fente de mon hangar. Il l'ouvrit, le
regarda quelque temps avec soin, et se mit à l'épeler entre ses
dents; je lui demandai s'il le comprenait. «Très-bien, me dit-il,
et, si vous voulez que je vous le traduise mot pour mot, donnez-
moi une plume et de l'encre, ce me sera plus facile.» Nous lui
donnâmes aussitôt ce qu'il demandait, et il se mit à traduire peu
à peu. Quand il eut fini: «Tout ce qui est ici en espagnol, dit-
il, c'est ce que contient le papier, sans qu'il y manque une
lettre. Il faut seulement prendre garde qu'où il y a _Lella
Maryem, _cela veut dire _Notre-Dame la vierge Marie.»_ Nous lûmes
alors le billet, qui était ainsi conçu:

«Quand j'étais enfant, mon père avait une esclave[234] qui m'apprit
dans ma langue l'_azala__[235]__ _chrétienne, et qui me dit bien
des choses de Lella Maryem; la chrétienne mourut, et je sais
qu'elle n'est point allée au feu, mais auprès d'Allah, car depuis
je l'ai vue deux fois, et elle m'a dit d'aller en pays de
chrétiens pour voir Lella Maryem, qui m'aime beaucoup. Je ne sais
comment y aller. J'ai vu bien des chrétiens par cette fenêtre,
mais aucun ne m'a paru gentilhomme, si ce n'est toi. Je suis belle
et jeune, et j'ai beaucoup d'argent à emporter avec moi. Vois si
tu peux faire en sorte que nous nous en allions; là tu seras mon
mari, si tu veux l'être; et, si tu ne veux pas, cela me sera égal,
car Lella Maryem me donnera bien quelqu'un avec qui me marier.
C'est moi qui écris cela, mais prends garde à qui tu le feras
lire, et ne te fie à aucun More, car ils sont tous trompeurs. Cela
me fait grand'peine, et je voudrais que tu ne te découvrisses à
personne; car, si mon père le sait, il me jettera sur-le-champ
dans un puits et me couvrira de pierres. Je mettrai un fil au
jonc, attaches-y ta réponse, et si tu n'as personne qui te
l'écrive en arabe, fais-la-moi par signes: Lella Maryem fera que
je t'entendrai. Qu'elle et Allah te conservent, ainsi que cette
croix, que je baise souvent, comme me l'a recommandé la captive.»

Maintenant, seigneurs, voyez s'il était juste que le contenu de ce
billet surprît et nous enchantât. Notre étonnement et notre joie
éclatèrent de façon que le renégat s'aperçût bien que ce papier
n'avait pas été trouvé par hasard, mais qu'il avait été réellement
écrit à l'un de nous. Il nous conjura donc, si ce qu'il
soupçonnait était la vérité, de nous fier et de nous ouvrir à lui,
nous promettant de hasarder sa vie pour notre délivrance. En
parlant ainsi, il tira de son sein un petit crucifix de métal, et,
versant d'abondantes larmes, il nous jura, par le Dieu que
représentait cette image, et auquel, bien que pécheur et méchant,
il avait fidèlement conservé sa croyance, de nous garder le plus
loyal secret sur tout ce qu'il nous plairait de lui découvrir. Il
lui semblait, à ce qu'il nous dit, ou plutôt il pressentait que,
par le moyen de celle qui avait écrit ce billet, nous devions tous
obtenir notre liberté, et lui, l'objet de ses ardents désirs, qui
était de rentrer dans le giron de la sainte Église sa mère, dont
il s'était séparé comme un membre pourri, par son ignorance et son
péché. C'était avec tant de larmes et avec de telles marques de
repentir que le renégat parlait de la sorte, que tous, d'un commun
avis, nous consentîmes à lui révéler la vérité de l'aventure, et
nous lui en rendîmes en effet un compte exact, sans lui rien
cacher. Nous lui fîmes voir la petite fenêtre par où se montrait
le bâton de roseau, et lui, remarquant bien la maison, promit
qu'il mettrait tous ses soins à s'informer des gens qui
l'habitaient. Nous pensâmes aussi qu'il serait bon de répondre
sur-le-champ au billet de la Moresque, et, comme nous avions
maintenant quelqu'un qui savait le faire, le renégat écrivit
aussitôt la réponse que je lui dictai, et dont je vais vous dire
ponctuellement les propres expressions: car, de tous les détails
importants de cette aventure, aucun ne m'est sorti de la mémoire,
ni ne m'en sortira tant qu'il me restera un souffle de vie. Voici
donc ce que je répondis à la Moresque:

«Que le véritable Allah te conserve, madame, ainsi que cette
bienheureuse Maryem, qui est la véritable mère de Dieu, et celle
qui t'a mis dans le coeur de t'en aller en pays de chrétiens,
parce qu'elle t'aime tendrement. Prie-la de vouloir bien te
révéler comment tu pourras mettre en oeuvre ce qu'elle t'ordonne;
elle est si bonne, qu'elle le fera. De ma part, et de celle de
tous les chrétiens qui se trouvent avec moi, je t'offre de faire
pour toi tout ce que nous pourrons jusqu'à mourir. Ne manque pas
de m'écrire pour m'informer de ce que tu penses faire; je te
répondrai toujours. Le grand Allah nous a donné un chrétien captif
qui sait parler et écrire ta langue aussi bien que tu le verras
par ce billet. Ainsi, sans avoir aucune inquiétude, tu peux nous
informer de tout ce que tu voudras. Quant à ce que tu dis que, si
tu arrives en pays de chrétiens, tu dois être ma femme, je te le
promets comme bon chrétien, et tu sais que les chrétiens tiennent
mieux que les Mores ce qu'ils promettent. Qu'Allah et Maryem, sa
mère, t'aient en leur sainte garde.»

Quand ce billet fut écrit et cacheté, j'attendis deux jours que le
bagne fût vide, comme d'habitude, et j'allai aussitôt à la
promenade ordinaire de la terrasse, pour voir si la canne de jonc
paraîtrait; elle ne tarda pas beaucoup à se montrer. Dès que je la
vis, bien que je ne pusse voir qui la tenait, je montrai le
papier, comme pour faire entendre qu'on attachât le fil. Mais déjà
il pendait au bâton. J'y liai le billet, et peu de moments après
nous vîmes paraître de nouveau notre étoile, avec sa blanche
bannière de paix, le petit mouchoir. On le laissa tomber; j'allai
le ramasser aussitôt, et nous y trouvâmes, en toutes sortes de
monnaies d'or et d'argent, plus de cinquante écus, lesquels
doublèrent cinquante fois notre allégresse, et nous affermirent
dans l'espoir de la délivrance. Cette même nuit, notre renégat
revint au bagne. Il nous dit qu'il avait appris que, dans cette
maison, vivait en effet le More qu'on nous avait indiqué, nommé
Agi-Morato; qu'il était prodigieusement riche; qu'il avait une
fille unique, héritière de tous ses biens, qui passait unanimement
dans la ville pour la plus belle femme de toute la Berbérie, et
que plusieurs des vice-rois qui étaient venus dans la province
l'avaient demandée pour femme[236], mais qu'elle n'avait jamais
voulu se marier; enfin, qu'elle avait eu longtemps une esclave
chrétienne, morte depuis peu. Tout cela se rapportait parfaitement
au contenu du billet. Nous tînmes ensuite conseil avec le renégat
sur le parti qu'il fallait prendre pour enlever de chez elle la
Moresque, et venir tous en pays chrétien. Il fut d'abord résolu
qu'on attendrait le second avis de Zoraïde (c'est ainsi que
s'appelait celle qui veut à présent s'appeler Marie), car nous
reconnûmes bien qu'elle seule, et personne autre, pouvait trouver
une issue à ces difficultés. Après nous être arrêtés à cela, le
renégat nous dit de prendre courage, et qu'il perdrait la vie ou
nous rendrait la liberté.

Pendant quatre jours entiers le bagne resta plein de monde, ce qui
fut cause que le bâton de jonc tarda quatre jours à paraître. Au
bout de ce temps, et dans la solitude accoutumée, il se montra
enfin, avec un paquet si gros, qu'il promettait une heureuse
portée. Le jonc s'inclina devant moi, et je trouvai dans le
mouchoir un autre billet avec cent écus d'or, sans aucune monnaie.
Le renégat se trouvait présent; nous lui donnâmes à lire le papier
dans notre chambrée. Voici ce qu'il contenait:

«Je ne sais, mon seigneur, quel parti prendre pour que nous
allions en Espagne, et Lella Maryem ne me l'a pas dit, bien que je
le lui eusse demandé. Ce qui pourra se faire, c'est que je vous
donne par cette fenêtre beaucoup de pièces d'or. Rachetez-vous
avec cet argent, toi et tes amis, et qu'un de vous s'en aille en
pays de chrétiens, qu'il y achète une barque, et qu'il revienne
chercher les autres. On me trouvera, moi, dans le jardin de mon
père, qui est à la porte de Bab-Azoun[237], près du bord de la mer.
où je passerai tout l'été avec mon père et mes serviteurs. De là,
pendant la nuit, vous pourrez m'enlever facilement et me conduire
à la barque[238]. Et fais bien attention que tu dois être mon mari;
car sinon, je prierai Mayrem qu'elle te punisse. Si tu ne te fies
à personne assez pour l'envoyer chercher la barque, rachète-toi,
et vas-y; je sais que tu reviendras plutôt qu'un autre, puisque tu
es gentilhomme et chrétien. Tâche de savoir où est le jardin;
quand tu viendras te promener par là, je saurai qu'il n'y a
personne au bagne, et je te donnerai beaucoup d'argent. Qu'Allah
te conserve, mon seigneur.»

Tel était le contenu du second billet; et, dès que nous en eûmes
tous pris connaissance, chacun s'offrit pour être racheté et
remplir la mission, promettant d'aller et de revenir avec la plus
grande ponctualité. Moi-même je m'offris comme les autres. Mais le
renégat s'opposa à toutes ces propositions, disant qu'il ne
permettrait pas qu'aucun de nous fût mis en liberté avant que tous
les autres le fussent en même temps, parce que l'expérience lui
avait appris combien, une fois libre, on tenait mal les paroles
données dans l'esclavage. «Très-souvent, disait-il, des captifs de
grande naissance avaient employé ce moyen, rachetant quelqu'un de
leurs compagnons pour qu'il allât, avec de l'argent, à Valence ou
à Mayorque, armer une barque et revenir chercher ceux qui lui
avaient fourni sa rançon; mais jamais on ne les avait revus, parce
que le bonheur d'avoir recouvré la liberté et la crainte de la
perdre encore effaçaient de leur souvenir toutes les obligations
du monde.» Pour preuve de cette vérité, il nous raconta brièvement
une aventure qui était arrivée depuis peu à des gentilshommes
chrétiens, la plus étrange qu'on ait ouï conter dans ces parages,
où chaque jour se passent des choses étonnantes[239]. Enfin il finit
par nous dire que ce qu'il fallait faire c'était de lui donner, à
lui, l'argent destiné à la rançon du chrétien, pour acheter une
barque à Alger même, sous prétexte de se faire marchand et de
négocier avec Tétouan et les villes de la côte; et que, lorsqu'il
serait maître de la barque, il trouverait facilement le moyen de
nous tirer du bagne et de nous mettre tous à bord[240].

«D'ailleurs, ajoutait-il, si la Moresque, ainsi qu'elle le promet,
donne assez d'argent pour vous racheter tous, rien ne sera plus
facile, une fois libres, que de vous embarquer au beau milieu du
jour. La plus grande difficulté qui s'offre, c'est que les Mores
ne permettent à aucun renégat d'acheter ou d'avoir une barque en
sa possession, mais seulement de grands navires pour aller en
course, parce qu'ils craignent que celui qui achète une barque,
surtout s'il est Espagnol, ne la veuille avoir uniquement pour se
sauver en pays chrétien. Mais je lèverai cet obstacle en mettant
un More tagarin[241] de moitié dans l'acquisition de la barque et
les bénéfices du négoce. Sous l'ombre de son nom, je deviendrai
maître de la barque, et je tiens dès lors tout le reste pour
accompli.»

Bien qu'il nous eût paru préférable, à mes compagnons et à moi,
d'envoyer chercher la barque à Mayorque, ainsi que le disait la
Moresque, nous n'osâmes point contredire le renégat, dans la
crainte que, si nous ne faisions pas ce qu'il demandait, il ne
nous découvrît, et ne mît en danger de mort nous et Zoraïde, pour
la vie de qui nous aurions donné toutes les nôtres. Ainsi nous
résolûmes de remettre notre sort dans les mains de Dieu et dans
celles du renégat. On répondit à l'instant même à Zoraïde, en lui
disant que nous ferions tout ce qu'elle nous conseillait, parce
que son idée était aussi bonne que si Lella Maryem la lui eût
communiquée, et que c'était à elle seule qu'il appartenait
d'ajourner ce projet ou de le mettre immédiatement en oeuvre. Je
renouvelai enfin, à la suite de cette lettre, la promesse d'être
son époux; et, un autre jour que le bagne se trouvait solitaire,
elle nous descendit, en différentes fois, avec la canne et le
mouchoir, jusqu'à deux mille écus d'or. Elle disait, dans un
billet, que le prochain _dgiuma, _qui est le vendredi, elle allait
au jardin de son père; mais qu'avant de partir elle nous donnerait
encore de l'argent; que, si cela ne suffisait pas, nous n'avions
qu'à l'en avertir, qu'elle nous en donnerait autant que nous lui
en demanderions, parce que son père en avait tant qu'il n'y ferait
pas attention, et que d'ailleurs elle tenait les clefs de toutes
choses. Nous remîmes aussitôt cinq cents écus au renégat pour
l'achat de la barque. Avec huit cents écus je me rachetai. J'avais
donné l'argent à un marchand valencien qui se trouvait en ce
moment à Alger[242]. Celui-ci me racheta du roi, mais sur parole, et
en s'engageant à payer ma rançon à l'arrivée du premier vaisseau
qui viendrait de Valence: car, s'il eût aussitôt déboursé
l'argent, ç'aurait été donner au roi le soupçon que ma rançon
était depuis plusieurs jours à Alger, et que, pour faire un
bénéfice, le marchand n'en avait rien dit. Finalement, mon maître
était si madré que je n'osai point lui faire compter l'argent tout
d'abord.

La veille du vendredi où la belle Zoraïde devait aller au jardin
d'été, elle nous donna encore mille écus d'or, et nous informa de
son prochain départ, en me priant, dès que je serais racheté, de
me faire indiquer le jardin de son père, et de chercher, en tout
cas, l'occasion d'y aller et de la voir. Je lui répondis en peu de
mots que je ne manquerais pas de faire ainsi, et qu'elle eût bien
soin de nous recommander à Lella Maryem, avec toutes les oraisons
que l'esclave lui avait enseignées. Cela fait, on prit des mesures
pour que nos trois compagnons se rachetassent aussi, afin de
faciliter leur sortie du bagne, et que, me voyant racheté et eux
non, tandis qu'il y avait de l'argent pour le faire, le diable
n'allât pas leur monter la tête, et leur persuader de faire
quelque sottise au détriment de Zoraïde. Bien que leur qualité pût
me préserver de cette crainte, cependant je ne voulus pas laisser
courir une telle chance à l'affaire. Je les fis donc racheter par
le même moyen que j'avais pris pour moi, en remettant d'avance
l'argent de la rançon au marchand, pour qu'il pût s'engager en
toute sécurité; mais jamais nous ne lui découvrîmes notre secret
complot: cette confidence eût été trop dangereuse.

Chapitre XLI

_Où le captif continue son histoire_


Quinze jours ne se passèrent point sans que notre renégat eût
acheté une bonne barque, capable de tenir trente personnes. Pour
colorer la chose et prévenir tout soupçon, il résolut de faire, et
fit en effet le voyage d'un pays appelé Sargel, qui est à vingt
lieues d'Alger, du côté d'Oran, où il se fait un grand commerce de
figues sèches[243]. Il recommença deux ou trois fois ce voyage, en
compagnie du Tagarin dont il nous avait parlé. On appelle
_Tagarins, _en Berbérie, les Mores de l'Aragon, et _Mudejarès
_ceux de Grenade[244]. Ces derniers se nomment _Elchès _dans le
royaume de Fez, et ce sont eux que le roi de ce pays emploie le
plus volontiers à la guerre. Chaque fois que le renégat passait
avec sa barque, il jetait l'ancre dans une petite cale qui n'était
pas à deux portées d'arquebuse du jardin où demeurait Zoraïde. Là,
avec les jeunes Mores qui ramaient dans son bâtiment, il se
mettait à dessein, tantôt à dire l'_azala, _tantôt à essayer,
comme pour rire, ce qu'il pensait faire tout de bon. Ainsi, il
allait au jardin de Zoraïde demander des fruits, et le père lui en
donnait sans le connaître. Il aurait bien voulu parler à Zoraïde,
comme il me le confia depuis, pour lui dire que c'était lui qui
devait, par mon ordre, la mener en pays chrétien, et qu'elle
attendît patiemment, en toute confiance; mais il ne put jamais y
parvenir, parce que les femmes moresques ne se laissent voir
d'aucun More, ni Turc, à moins que ce ne soit par ordre de leur
père ou de leur mari. Quant aux captifs chrétiens, elles se
laissent voir et entretenir par eux peut-être plus qu'il ne serait
raisonnable. Pour moi, j'aurais été fâché qu'il lui eût parlé, car
elle se serait effrayée sans doute en voyant son sort confié à la
langue d'un renégat. Mais Dieu, qui ordonnait les choses d'autre
façon, ne donna point au désir du renégat l'occasion de se
satisfaire. Celui-ci, voyant qu'il allait et venait en toute
sûreté, dans ses voyages à Sargel; qu'il jetait l'ancre où, quand
et comme il lui plaisait; que son associé le Tagarin n'avait
d'autre volonté que la sienne; qu'enfin j'étais racheté, et qu'il
ne manquait plus que de trouver des chrétiens pour le service des
rames, me dit de choisir ceux que je voulais emmener avec moi,
outre les gentilshommes rachetés, et de les tenir prévenus pour le
premier vendredi, jour où il avait décidé qu'aurait lieu notre
départ. En conséquence, je parlai à douze Espagnols, tous
vigoureux rameurs, et de ceux qui pouvaient le plus librement
sortir de la ville. Ce n'était pas facile d'en trouver autant à
cette époque, car vingt bâtiments étaient sortis en course, et
l'on avait emmené tous les hommes des chiourmes. Ceux-ci ne se
rencontrèrent que parce que leur maître ne s'était pas mis en
course de toute la saison, ayant à terminer une galiote qui était
sur le chantier. Je ne leur dis rien autre chose, sinon que, le
premier vendredi, dans le tantôt, ils sortissent secrètement un à
un, et qu'ils prissent le chemin du jardin d'Agi-Morato, où ils
m'attendraient jusqu'à ce que j'arrivasse. Je donnai à chacun cet
avis en particulier, en leur recommandant, s'ils voyaient là
d'autres chrétiens, de leur dire simplement que je leur avais
commandé de m'attendre en cet endroit.

Cette démarche faite, il m'en restait une autre à faire qui me
convenait encore davantage: c'était d'informer Zoraïde de l'état
où se trouvaient nos affaires, pour qu'elle fût prête et sur le
qui-vive, et qu'elle ne s'effrayât point si nous l'enlevions à
l'improviste avant le temps que, dans sa pensée, devait mettre à
revenir la barque des chrétiens. Je résolus donc d'aller au
jardin, et de voir si je pourrais lui parler. Sous prétexte
d'aller cueillir quelques herbages, j'y entrai la veille de mon
départ, et la première personne que j'y rencontrai fut son père,
lequel s'adressa à moi dans cette langue qu'on parle entre captifs
et Mores, sur toutes les côtes de Berbérie, et même à
Constantinople, qui n'est ni l'arabe, ni le castillan, ni la
langue d'aucune nation, mais un mélange de toutes les langues,
avec lequel nous parvenions à nous entendre tous[245]. Il me demanda
donc, en cette manière de langage, qui j'étais, et ce que je
cherchais dans son jardin. Je lui répondis que j'étais esclave
d'Arnaute Mami[246] (et cela, parce que je savais que c'était un de
ses amis les plus intimes), et que je cherchais des herbes pour
faire une salade. Il me demanda ensuite si j'étais ou non un homme
de rachat, et combien mon maître exigeait pour ma rançon. Pendant
ces questions et ces réponses, la belle Zoraïde sortit de la
maison du jardin. Il y avait déjà longtemps qu'elle ne m'avait vu,
et, comme les Moresques, ainsi que je l'ai dit, ne font aucune
façon de se montrer aux chrétiens, et ne cherchent pas davantage à
les éviter, rien ne l'empêcha de s'avancer auprès de nous. Au
contraire, voyant qu'elle venait à petits pas, son père l'appela
et la fit approcher. Ce serait chose impossible que de vous dire à
présent avec quelle extrême beauté, quelle grâce parfaite et quels
riches atours parut à mes yeux ma bien-aimée Zoraïde. Je dirai
seulement que plus de perles pendaient à son beau cou, à ses
oreilles, à ses boucles de cheveux, qu'elle n'avait de cheveux sur
la tête. Au-dessus des cous-de-pied, qu'elle avait nus et
découverts à la mode de son pays, elle portait deux _carcadj
_(c'est ainsi qu'on appelle en arabe les anneaux ou bracelets des
pieds), d'or pur, avec tant de diamants incrustés, que son père, à
ce qu'elle m'a dit depuis, les estimait dix mille doublons, et les
bracelets qu'elle portait aux poignets des mains valaient une
somme égale. Les perles étaient très-fines et très-nombreuses, car
la plus grande parure des femmes moresques est de se couvrir de
perles en grains ou en semence. Aussi y a-t-il plus de perles chez
les Mores que chez toutes les autres nations. Le père de Zoraïde
avait la réputation d'en posséder un grand nombre, et des plus
belles qui fussent à Alger. Il passait aussi pour avoir dans son
trésor plus de deux cent mille écus espagnols, et c'est de tout
cela qu'était maîtresse celle qui l'est à présent de moi. Si elle
se montrait belle avec tous ses ornements, on peut se faire idée,
par les restes de beauté que lui ont laissés tant de souffrances
et de fatigues, de ce qu'elle devait être en ces temps de
prospérité. On sait que la beauté de la plupart des femmes a ses
jours et ses époques; que les accidents de leur vie la diminuent
ou l'augmentent, et qu'il est naturel que les passions de l'âme
l'élèvent ou l'abaissent, bien que d'ordinaire elles la
flétrissent. Enfin, elle se montra parée et belle au dernier
point; du moins elle me parut la plus riche et la plus ravissante
femme qu'eussent encore vue mes yeux. Et, joignant à cela les
sentiments de la reconnaissance que m'avaient inspirés ses
bienfaits, je crus avoir devant moi une divinité du ciel descendue
sur la terre pour mon plaisir et mon salut. Dès qu'elle approcha,
son père lui dit dans sa langue que j'étais esclave de son ami
Arnaute Mami, et que je venais chercher une salade. Elle prit
alors la parole, et, dans cette langue mêlée dont je vous ai
parlé, elle me demanda si j'étais gentilhomme, et pourquoi je ne
m'étais pas encore racheté; je lui répondis que je venais de
l'être et qu'elle pouvait voir, par le prix de ma rançon, combien
mon maître m'estimait, puisqu'il avait exigé et touché quinze
cents zoltanis[247].

«En vérité, dit-elle, si tu avais appartenu à mon père, j'aurais
fait en sorte qu'il ne te donnât pas pour deux fois autant; car
vous autres chrétiens, vous mentez en tout ce que vous dites, et
vous vous faites pauvres pour tromper les Mores.

-- Cela peut bien être, madame, répondis-je; mais je proteste que
j'ai dit à mon maître la vérité, que je la dis et la dirai à
toutes les personnes que je rencontre en ce monde.

-- Et quand t'en vas-tu? demanda Zoraïde.

-- Demain, à ce que je crois, lui dis-je. Il y a ici un vaisseau
de France qui met demain à la voile, et je pense partir avec lui.

-- Ne vaudrait-il pas mieux, répliqua Zoraïde, attendre qu'il
arrivât des vaisseaux d'Espagne pour t'en aller avec eux, plutôt
qu'avec des Français, qui ne sont pas vos amis?

-- Non, répondis-je; si toutefois il y avait des nouvelles
certaines qu'un bâtiment arrive d'Espagne, je me déciderais à
l'attendre; mais il est plus sûr de m'en aller dès demain: car le
désir que j'ai de me voir en mon pays, auprès des personnes que
j'aime, est si fort, qu'il ne me laissera pas attendre une autre
occasion, pour peu qu'elle tarde, quelque bonne qu'elle puisse
être.

-- Tu dois sans doute être marié dans ton pays? demanda Zoraïde;
et c'est pour cela que tu désires tant aller revoir ta femme.

-- Non, répondis-je, je ne suis pas marié: mais j'ai donné ma
parole de me marier en arrivant.

-- Est-elle belle, la dame à qui tu l'as donnée? demanda Zoraïde.

-- Si belle, répliquai-je, que, pour la louer dignement et te dire
la vérité, j'affirme qu'elle te ressemble beaucoup.»

À ces mots, le père de Zoraïde se mit à rire de bon coeur, et me
dit: «Par Allah, chrétien, elle doit être bien belle, en effet, si
elle ressemble à ma fille, qui est la plus belle personne de tout
ce royaume; si tu en doutes, regarde-la bien, et tu verras que je
t'ai dit la vérité.»

C'était Agi-Morato qui nous servait d'interprète dans le cours de
cet entretien, comme plus habile à parler cette langue bâtarde
dont on fait usage en ce pays; car Zoraïde, quoiqu'elle l'entendît
également, exprimait plutôt ses pensées par signes que par
paroles.

Tandis que la conversation continuait ainsi, arrive un More tout
essoufflé, disant à grands cris que quatre Turcs ont sauté par-
dessus les murs du jardin, et qu'ils cueillent les fruits, bien
que tout verts encore. À cette nouvelle, le vieillard tressaillit
de crainte, et sa fille aussi, car les Mores ont une peur générale
et presque naturelle des Turcs, surtout des soldats de cette
nation, qui sont si insolents et exercent un tel empire sur les
Mores leurs sujets, qu'ils les traitent plus mal que s'ils étaient
leurs esclaves. Agi-Morato dit aussitôt à Zoraïde:

«Fille, retourne vite à la maison, et renferme-toi pendant que je
vais parler à ces chiens; toi, chrétien, cherche tes herbes à ton
aise, et qu'Allah te ramène heureusement en ton pays.»

Je m'inclinai, et il alla chercher les Turcs, me laissant seul
avec Zoraïde, qui fit mine d'abord d'obéir à son père; mais, dès
qu'il eut disparu derrière les arbres du jardin, elle revint
auprès de moi et me dit, les yeux pleins de larmes:

«_Ataméji, _chrétien, _ataméji?» _ce qui veut dire: «Tu t'en vas,
chrétien, tu t'en vas?

-- Oui, madame, lui répondis-je; mais jamais sans toi. Attends-moi
le premier _dgiuma; _et ne t'effraye pas de nous voir, car, sans
aucun doute, nous t'emmènerons en pays de chrétiens.»

Je lui dis ce peu de mots de façon qu'elle me comprît trèsbien,
ainsi que d'autres propos que nous échangeâmes. Alors, jetant un
bras autour de mon cou, elle commença d'un pas tremblant à
cheminer vers la maison. Le sort voulut, et ce pouvait être pour
notre perte, si le ciel n'en eût ordonné autrement, que, tandis
que nous marchions ainsi embrassés, son père, qui venait déjà de
renvoyer les Turcs, nous vît dans cette posture, et nous vîmes
bien aussi qu'il nous avait aperçus. Mais Zoraïde, adroite et
prudente, ne voulut pas ôter les bras de mon cou; au contraire,
elle s'approcha de plus près encore, et posa sa tête sur ma
poitrine, en pliant un peu les genoux, et donnant tous les signes
d'un évanouissement complet. Moi, de mon côté, je feignis de la
soutenir contre mon gré. Son père vint en courant à notre
rencontre, et voyant sa fille en cet état, il lui demanda ce
qu'elle avait; mais comme elle ne répondait pas:

«Sans doute, s'écria-t-il, que l'effroi que lui a donné l'arrivée
de ces chiens l'aura fait évanouir.»

Alors, l'ôtant de dessus ma poitrine, il la pressa contre la
sienne. Elle jeta un soupir, et, les yeux encore mouillés de
larmes, se tourna de mon côté et me dit:

«_Améji, _chrétien, _améji,»_ c'est-à-dire: «Va-t'en, chrétien,
va-t'en.»

À quoi son père répondit:

«Peu importe, fille, que le chrétien s'en aille, car il ne t'à
point fait de mal; et les Turcs sont partis. Que rien ne t'effraye
maintenant, et que rien ne te chagrine, puisque les Turcs, ainsi
que je te l'ai dit, se sont, à ma prière, en allés par où ils
étaient venus.

-- Ce sont eux, seigneur, dis-je à son père, qui l'ont effrayée,
comme tu l'as pensé. Mais puisqu'elle dit que je m'en aille, je ne
veux pas lui causer de peine. Reste en paix, et, avec ta
permission, je reviendrai, au besoin, cueillir des herbes dans le
jardin; car, à ce que dit mon maître, on n'en saurait trouver en
aucun autre de meilleures pour la salade.

-- Tu pourras revenir toutes les fois qu'il te plaira, répondit
Agi-Morato; ma fille ne dit pas cela parce que ta vue ou celle des
autres chrétiens la fâche; c'était pour dire que les Turcs s'en
allassent qu'elle t'a dit de t'en aller, ou bien parce qu'il était
temps de chercher tes herbes.»

À ces mots, je pris sur-le-champ congé de tous les deux, et
Zoraïde, qui semblait à chaque pas se sentir arracher l'âme,
s'éloigna avec son père. Moi, sous prétexte de chercher les herbes
de ma salade, je parcourus à mon aise tout le jardin; je remarquai
bien les entrées et les sorties, le fort et le faible de la
maison, et les facilités qui se pouvaient offrir pour le succès de
notre entreprise. Cela fait, je revins, et rendis compte de tout
ce qui s'était passé au renégat et à mes compagnons, soupirant
après l'heure où je me verrais en paisible jouissance du bonheur
que m'offrait le ciel dans la belle et charmante Zoraïde.

Enfin, le temps s'écoula, et amena le jour par nous si désiré.
Nous suivîmes ponctuellement tous ensemble l'ordre arrêté dans nos
conciliabules après de mûres réflexions, et le succès répondit
pleinement à notre espoir. Le vendredi qui suivit le jour où
j'avais entretenu Zoraïde dans le jardin, le renégat vint, à
l'entrée de la nuit, jeter l'ancre avec sa barque presque en face
de la demeure où nous attendait l'aimable fille d'Agi-Morato. Déjà
les chrétiens qui devaient occuper les bancs des rameurs étaient
avertis et cachés dans divers endroits des environs. Ils étaient
tous vigilants et joyeux dans l'attente de mon arrivée, et
impatients d'attaquer le navire qu'ils avaient devant les yeux;
car, ne sachant point la convention faite avec le renégat, ils
croyaient que c'était par la force de leurs bras qu'il fallait
gagner la liberté, en ôtant la vie aux Mores qui occupaient la
barque. Il arriva donc qu'à peine je me fus montré avec mes
compagnons, tous les autres qui étaient cachés, guettant notre
arrivée, accoururent auprès de nous. C'était l'heure où les portes
de la ville venaient d'être fermées, et personne n'apparaissait
dans toute cette campagne. Quand nous fûmes réunis, nous hésitâmes
pour savoir s'il valait mieux aller d'abord chercher Zoraïde, ou
faire, avant tout, prisonniers les Mores bagarins[248] qui ramaient
dans la barque. Pendant que nous étions encore à balancer, arriva
notre renégat, qui nous demanda à quoi nous perdions le temps,
ajoutant que l'heure était venue d'agir, et que tous ses Mores, la
plupart endormis, ne songeaient guère à se tenir sur leurs gardes.
Nous lui dîmes ce qui causait notre hésitation; mais il répondit
que ce qui importait le plus, c'était d'abord de s'emparer de la
barque, chose très-facile et sans nul danger, puis qu'ensuite nous
pourrions aller enlever Zoraïde. Son avis fut unanimement
approuvé, et, sans tarder davantage, guidés par lui, nous
arrivâmes au petit navire. Il sauta le premier à bord, saisit son
cimeterre, et s'écria en langue arabe:

«Que personne de vous ne bouge, s'il ne veut qu'il lui en coûte la
vie.»

En ce moment, presque tous les chrétiens étaient entrés à sa
suite. Les Mores, qui n'étaient pas gens de résolution, furent
frappés d'effroi en écoutant ainsi parler leur _arraez__[249]__,
_et, sans qu'aucun d'eux étendît la main sur le peu d'armes
qu'ils avaient, ils se laissèrent en silence garrotter par les
chrétiens. Ceux-ci firent leur besogne avec célérité, menaçant les
Mores, si l'un d'eux élevait la voix, de les passer au fil de
l'épée. Quand cela fut fait, la moitié de nos gens restèrent pour
les garder, et je revins avec les autres, ayant toujours le
renégat pour guide, au jardin d'Agi-Morato. Le bonheur voulut
qu'en arrivant à la porte nous l'ouvrissions avec autant de
facilité que si elle n'eût pas été fermée. Nous approchâmes donc
en grand silence jusque auprès de la maison, sans donner l'éveil à
personne. La belle Zoraïde nous attendait à une fenêtre, et, dès
qu'elle entendit que quelqu'un était là, elle demanda d'une voix
basse si nous étions _nazarani__[250]__, _c'est-à-dire
chrétiens. Je lui répondis que oui, et qu'elle n'avait qu'à
descendre. Quand elle me reconnut, elle n'hésita pas un moment;
sans répliquer un mot, elle descendit en toute hâte, ouvrit la
porte et se fit voir à tous les yeux, si belle et si richement
vêtue, que je ne pourrais l'exprimer. Dès que je la vis, je lui
pris une main, et je la baisai; le renégat fit de même, ainsi que
mes deux compagnons, et les autres aussi, qui, sans rien savoir de
l'aventure, firent ce qu'ils nous virent faire, si bien qu'il
semblait que tous nous lui rendissions grâce, et la reconnussions
pour maîtresse de notre liberté. Le renégat lui demanda en langue
moresque si son père était dans le jardin. Elle répondit que oui
et qu'il dormait.

«Alors il faudra l'éveiller, reprit le renégat, et l'emmener avec
nous, ainsi que tout ce qu'il y a de précieux dans ce beau jardin.

-- Non, s'écria-t-elle, on ne touchera point à un cheveu de mon
père; et dans cette maison il n'y a rien de plus que ce que
j'emporte, et c'est bien assez pour que vous soyez tous riches et
contents. Attendez un peu, et vous allez voir.»

À ces mots, elle rentra chez elle, en disant qu'elle reviendrait
aussitôt, et que nous restassions tranquilles, sans faire aucun
bruit. Je questionnai le renégat sur ce qui venait de se passer
entre eux, et quand il me l'eut conté, je lui dis qu'il fallait ne
faire en toute chose que la volonté de Zoraïde. Celle-ci revenait
déjà, chargée d'un coffret si plein d'écus d'or, qu'elle pouvait à
peine le soutenir. La fatalité voulut que son père s'éveillât en
ce moment, et qu'il entendît le bruit qui se faisait dans le
jardin. Il s'approcha de la fenêtre, et reconnut sur-le-champ que
tous ceux qui entouraient sa maison étaient chrétiens. Aussitôt,
jetant des cris perçants, il se mit à dire en arabe:

«Aux chrétiens, aux chrétiens! aux voleurs, aux voleurs!»

Ces cris nous mirent tous dans une affreuse confusion. Mais le
renégat, voyant le péril que nous courions, et combien il lui
importait de terminer l'entreprise avant que l'éveil fût donné,
monta, en courant à toutes jambes, à l'appartement d'Agi-Morato.
Quelques-uns des nôtres le suivirent, car je n'osais, quant à moi,
abandonner Zoraïde, qui était tombée comme évanouie dans mes bras.
Finalement, ceux qui étaient montés mirent si bien le temps à
profit, qu'un moment après ils descendirent, amenant Agi-Morato,
les mains liées et un mouchoir attaché sur la bouche, et le
menaçant de lui faire payer un seul mot de la vie. Quand sa fille
l'aperçut, elle se couvrit les yeux pour ne point le voir, et lui
resta frappé de stupeur, ne sachant pas avec quelle bonne volonté
elle s'était remise en nos mains. Mais comme alors les pieds
étaient le plus nécessaires, nous regagnâmes en toute hâte notre
barque, où ceux qui étaient restés nous attendaient, fort inquiets
qu'il ne nous fût arrivé quelque malheur.

À peine deux heures de la nuit s'étaient écoulées que nous étions
tous réunis dans la barque. On ôta au père de Zoraïde les liens
des mains et le mouchoir de la bouche; mais le renégat lui répéta
encore que, s'il disait un mot, c'en était fait de lui. Dès qu'il
aperçut là sa fille, Agi-Morato commença à pousser de plaintifs
sanglots, surtout quand il vit que je la tenais étroitement
embrassée, et qu'elle, sans se plaindre, sans se défendre, sans
chercher à s'échapper, demeurait tranquille entre mes bras; mais
toutefois il gardait le silence, dans la crainte que le renégat ne
mît ses menaces à effet. Au moment où nous allions jeter les rames
à l'eau, Zoraïde, voyant dans la barque son père et les autres
Mores qui étaient attachés, dit au renégat de me demander que je
lui fisse la grâce de relâcher ces Mores, et de rendre à son père
la liberté, parce qu'elle se précipiterait plutôt dans la mer, que
de voir devant ses yeux, et par rapport à elle, emmener captif un
père qui l'avait si tendrement aimée. Le renégat me transmit sa
prière, et je répondis que j'étais prêt à la contenter. Mais il
répliqua que cela n'était pas possible.

«Si nous les laissons ici, me dit-il, ils vont appeler au secours,
mettre la ville en rumeur, et ils seront cause qu'on enverra de
légères frégates à notre poursuite, qu'on nous cernera par terre
et par mer, et que nous ne pourrons nous échapper. Ce qu'on peut
faire, c'est de leur donner la liberté en arrivant au premier pays
chrétien.»

Nous nous rendîmes tous à cet avis, et Zoraïde, à laquelle on
expliqua les motifs qui nous obligeaient à ne point faire sur-le-
champ ce qu'elle désirait, s'en montra satisfaite.

Aussitôt, en grand silence, mais avec une joyeuse célérité, chacun
de nos vigoureux rameurs saisit son aviron, et nous commençâmes,
en nous recommandant à Dieu du profond de nos coeurs, à voguer
dans la direction des îles Baléares, qui sont le pays chrétien le
plus voisin. Mais comme le vent d'est soufflait assez fort et que
la mer était un peu houleuse, il devint impossible de suivre la
route de Mayorque, et nous fûmes obligés de longer le rivage du
côté d'Oran, non sans grande inquiétude d'être découverts de la
petite ville de Sargel, qui, sur cette côte, n'est pas à plus de
soixante milles d'Alger. Nous craignions aussi de rencontrer dans
ces parages quelque galiote de celles qui amènent des marchandises
de Tétouan, bien que chacun de nous comptât assez sur lui et sur
les autres pour espérer, si nous rencontrions une galiote de
commerce qui ne fût point armée en course, non-seulement de ne pas
être pris, mais, au contraire, de prendre un bâtiment où nous
pourrions achever plus sûrement notre voyage. Tandis qu'on
naviguait ainsi, Zoraïde restait à mes côtés, la tête cachée dans
mes mains pour ne pas voir son père, et j'entendais qu'elle
appelait tout bas Lella Maryem, en la priant de nous assister.

Nous avions fait environ trente milles quand le jour commença de
poindre; mais nous étions à peine à trois portées d'arquebuse de
la terre, que nous vîmes entièrement déserte et sans personne qui
pût nous découvrir. Cependant, à force de rames, nous gagnâmes la
pleine mer, qui s'était un peu calmée, et, quand nous fûmes à deux
lieues environ de la côte, on donna l'ordre de ramer de quart
pendant que nous prendrions quelque nourriture, car la barque
était abondamment pourvue. Mais les rameurs répondirent qu'il
n'était pas encore temps de prendre du repos, qu'on pouvait donner
à manger à ceux qui n'avaient point affaire, et qu'ils ne
voulaient pour rien au monde déposer les rames. On leur obéit, et,
presque au même instant, un grand vent s'éleva, qui nous força
d'ouvrir les voiles et de laisser la rame, en mettant le cap sur
Oran, car il n'était pas possible de suivre une autre direction.
Cette manoeuvre se fit avec rapidité, et nous naviguâmes à la
voile, faisant plus de huit milles à l'heure, sans autre crainte
que celle de rencontrer un bâtiment armé en course. Nous donnâmes
à manger aux Mores bagarins, que le renégat consola en leur disant
qu'ils n'étaient point captifs, et qu'à la première occasion la
liberté leur serait rendue. Il tint le même langage au père de
Zoraïde; mais le vieillard répondit:

«Je pourrais, ô chrétiens, attendre tout autre chose de votre
générosité et de votre courtoisie; mais ne me croyez pas assez
simple pour imaginer que vous allez me donner la liberté. Vous ne
vous êtes pas exposés assurément aux périls qu'il y avait à me
l'enlever pour me la rendre si libéralement, surtout sachant qui
je suis et quels avantages vous pouvez retirer en m'imposant une
rançon. S'il vous plaît d'en fixer le prix, je vous offre dès
maintenant tout ce que vous voudrez pour moi et pour cette pauvre
enfant, qui est la meilleure et la plus chère partie de mon âme.»

En achevant ces mots, il se mit à pleurer si amèrement, qu'il nous
fit à tous compassion, et qu'il força Zoraïde à jeter la vue sur
lui. Quand elle le vit ainsi pleurer, elle s'attendrit, se leva de
mes genoux pour aller embrasser son père, et, collant son visage
au sien, ils commencèrent tous deux à fondre en larmes d'une
manière si touchante, que la plupart d'entre nous sentaient aussi
leurs yeux se mouiller de pleurs. Mais lorsque Agi-Morato la vit
en habit de fête et chargée de tant de bijoux, il lui dit dans sa
langue: «Qu'est-ce que cela, ma fille? hier, à l'entrée de la
nuit, avant que ce terrible malheur nous arrivât, je t'ai vue avec
tes habits ordinaires de la maison; et maintenant, sans que tu
aies eu le temps de te vêtir, et sans que je t'aie donné aucune
nouvelle joyeuse à célébrer en pompe et en cérémonie, je te vois
parée des plus riches atours dont j'aie pu te faire présent
pendant notre plus grande prospérité? Réponds à cela, car j'en
suis plus surpris et plus inquiet que du malheur même où je me
trouve.»

Tout ce que le More disait à sa fille, le renégat nous le
transmettait, et Zoraïde ne répondait pas un mot. Mais quand Agi-
Morato vit dans un coin de la barque le coffret où elle avait
coutume d'enfermer ses bijoux, et qu'il savait bien avoir laissé
dans sa maison d'Alger, ne voulant pas l'apporter au jardin, il
fut bien plus surpris encore, et lui demanda comment ce coffre
était tombé en nos mains, et qu'est-ce qu'il y avait dedans. Alors
le renégat, sans attendre la réponse de Zoraïde, répondit au
vieillard:

«Ne te fatigue pas, seigneur, à demander tant de choses à ta fille
Zoraïde; je vais t'en répondre une seule, qui pourra satisfaire à
toutes tes questions. Sache donc qu'elle est chrétienne, que c'est
elle qui a été la lime de nos chaînes et la délivrance de notre
captivité. Elle est venue ici de son plein gré, aussi contente, à
ce que je suppose, de se voir en cette situation, que celui qui
passe des ténèbres à la lumière, de la mort à la vie, et de
l'enfer au paradis.

-- Est-ce vrai, ma fille, ce que dit celui-là? s'écria le More.

-- Il en est ainsi, répondit Zoraïde.

-- Quoi! répliqua le vieillard, tu es chrétienne, et c'est toi qui
as mis ton père au pouvoir de ses ennemis?

-- Chrétienne, oui, je le suis, reprit Zoraïde, mais non celle qui
t'a mis en cet état, car jamais mon désir n'a été de t'abandonner,
ni de te faire du mal, mais seulement de faire mon bien.

-- Et quel bien t'es-tu fait, ma fille?

-- Pour cela, répondit-elle, demande-le à Lella Maryem; elle saura
te le dire mieux que moi.»

À peine le More eut-il entendu cette réponse, qu'avec une
incroyable célérité il se jeta dans l'eau la tête la première, et
il se serait infailliblement noyé si le long vêtement qu'il
portait ne l'eût un peu soutenu sur les flots. Aux cris de Zoraïde
nous accourûmes tous, et, le saisissant par son cafetan, nous le
retirâmes à demi noyé et sans connaissance; ce qui causa une si
vive douleur à Zoraïde qu'elle se mit, comme s'il eût été sans
vie, à pousser sur son corps les plus tendres et les plus
douloureux sanglots. Nous le pendîmes la tête en bas; il rendit
beaucoup d'eau, et revint à lui au bout de deux heures. Pendant ce
temps le vent ayant changé, nous fûmes obligés de nous rapprocher
de terre, et de faire force de rames pour ne pas être jetés à la
côte. Mais notre bonne étoile permit que nous arrivassions à une
cale que forme un petit promontoire appelé par les Mores cap de la
_Cava rhoumia, _qui veut dire en notre langue de la _Mauvaise
femme chrétienne. _C'est une tradition parmi eux qu'en cet endroit
est enterrée cette Cava qui causa la perte de l'Espagne, parce
qu'en leur langue _cava _veut dire _mauvaise femme__[251]__, _et
_rhoumia, chrétienne. _Ils tiennent même à mauvais augure de jeter
l'ancre dans cette cale quand la nécessité les y force, car ce
n'est jamais sans nécessité qu'ils y abordent. Pour nous, ce ne
fut pas un gîte de mauvaise femme, mais bien un heureux port de
salut, tant la mer était furieuse. Nous plaçâmes nos sentinelles à
terre, et, sans quitter un moment les rames, nous mangeâmes des
provisions qu'avait faites le renégat: après quoi nous priâmes, du
fond de nos coeurs, Dieu et Notre-Dame de nous prêter leur
assistance et leur faveur pour mener à bonne fin un si heureux
commencement.

On se prépara, pour céder aux supplications de Zoraïde, à mettre à
terre son père et les autres Mores qui étaient encore attachés;
car le coeur lui manquait, et ses tendres entrailles étaient
déchirées à la vue de son père lié comme un malfaiteur, et de ses
compatriotes prisonniers. Nous promîmes de lui obéir au moment du
départ, puisqu'il n'y avait nul danger à les laisser en cet
endroit, qui était complètement désert. Nos prières ne furent pas
si vaines que le ciel ne les entendît; en notre faveur, le vent
changea, la mer devint tranquille, et tout nous invita à continuer
joyeusement notre voyage. Voyant l'instant favorable, nous
déliâmes les Mores, et, à leur grand étonnement, nous les mîmes à
terre un à un. Mais quand on descendit le père de Zoraïde, qui
avait repris toute sa connaissance, il nous dit:

«Pourquoi pensez-vous, chrétiens, que cette méchante femelle se
réjouisse de ce que vous me rendez la liberté? croyez-vous que
c'est parce qu'elle a pitié de moi? Non, certes; c'est pour se
délivrer de la gêne que lui causerait ma présence quand elle
voudra satisfaire ses désirs criminels. N'allez pas imaginer que
ce qui l'a fait changer de religion, c'est d'avoir cru que la
vôtre vaut mieux que la nôtre; non, c'est d'avoir appris que chez
vous on se livre à l'impudicité plus librement que dans notre
pays.»

Puis, se tournant vers Zoraïde, tandis qu'avec un autre chrétien
je le retenais par les deux bras, pour qu'il ne fît pas quelque
extravagance:

«Ô jeune fille infâme et pervertie! s'écria-t-il, où vas-tu,
aveugle et dénaturée, au pouvoir de ces chiens, nos ennemis
naturels? Maudite soit l'heure où je t'ai engendrée, et maudits
soient les tendres soins que j'ai pris de ton enfance!»

Quand je vis qu'il prenait le chemin de n'en pas finir de sitôt,
je me hâtai de le descendre à terre, et là il continuait à grands
cris ses malédictions et ses plaintes, suppliant Mahomet de prier
Allah de nous détruire et de nous abîmer. Lorsque, après avoir mis
à la voile, nous ne pûmes plus entendre ses paroles, nous vîmes
encore ses actions; il s'arrachait les cheveux, se frappait le
visage et se roulait par terre. Mais, dans un moment, il éleva si
fort la voix, que nous pûmes distinctement l'entendre:

«Reviens, ma fille bien-aimée, disait-il, descends à terre; je te
pardonne tout. Donne à ces hommes ton argent, qui est déjà le
leur, et reviens consoler ton triste père, qui, si tu le laisses,
laissera la vie sur cette plage déserte.»

Zoraïde entendait tout cela, et, le coeur brisé, pleurait
amèrement. Elle ne sut rien trouver de mieux à lui répondre que ce
peu de paroles:

«Allah veuille, ô mon père, que Lella Maryem, qui m'a rendue
chrétienne, te console dans ta tristesse. Allah sait bien que je
n'ai pu m'empêcher de faire ce que j'ai fait, et que ces chrétiens
ne doivent rien à ma volonté. Quand même j'aurais voulu les
laisser partir et les laisser à la maison, cela ne m'aurait pas
été possible, tant mon âme avait hâte de mettre en oeuvre cette
résolution, qui me semble aussi sainte qu'à toi, mon bon père,
elle paraît coupable.»

Zoraïde parlait ainsi quand son père ne pouvait plus l'entendre,
et que déjà nous le perdions de vue. Tandis que je la consolais,
tout le monde se remit à l'ouvrage, et nous recommençâmes à voguer
avec un vent si favorable, que nous étions persuadés de nous voir,
au point du jour, sur les côtes d'Espagne. Mais comme rarement, ou
plutôt jamais, le bien ne vient pur et complet, sans qu'il soit
accompagné ou suivi de quelque mal qui le trouble et l'altère,
notre mauvaise étoile, ou peut-être les malédictions que le More
avait données à sa fille (car il faut les craindre de quelque père
que ce soit), vinrent troubler notre allégresse. Nous étions en
pleine mer, à plus de trois heures de la nuit, marchant voile
déployée et les rames au crochet, car le vent prospère nous
dispensait du travail de la chiourme, quand tout à coup, à la
clarté de la lune, nous aperçûmes un vaisseau rond, qui, toutes
voiles dehors et penché sur le flanc, traversait devant nous. Il
était si proche, que nous fûmes obligés de carguer à la hâte pour
ne point le heurter, et lui, de son côté, fit force de timon pour
nous laisser le chemin libre. On se mit alors, du tillac de ce
vaisseau, à nous demander qui nous étions, où nous allions et d'où
nous venions. Mais comme ces questions nous étaient faites en
langue française, le renégat s'écria bien vite:

«Que personne ne réponde: ce sont sans doute des corsaires
français, qui font prise de tout.»

Sur cet avis, personne ne dit mot, et, prenant un peu d'avance,
nous laissâmes le vaisseau sous le vent. Mais aussitôt on nous
lâcha deux coups de canon, sans doute à boulets enchaînés, car la
première volée coupa par la moitié notre mât, qui tomba dans la
mer avec sa voile; et le second coup, tiré presque au même
instant, porta dans le corps de notre barque, qu'il perça de part
en part, sans atteindre personne. Mais, nous sentant couler à
fond, nous nous mîmes tous à demander secours à grands cris, et à
prier les gens du vaisseau de nous recueillir, s'ils ne voulaient
nous voir sombrer. Ils mirent alors en panne, et jetant la
chaloupe en mer, douze Français, armés de leurs arquebuses,
s'approchèrent, mèches allumées, de notre bâtiment. Quand ils
virent notre petit nombre, et que réellement nous coulions bas,
ils nous prirent à leur bord, disant que c'était l'impolitesse que
nous leur avions faite en refusant de répondre qui nous valait
cette leçon. Notre renégat prit alors le coffre qui contenait les
richesses de Zoraïde, et le jeta dans la mer, sans que personne
prît garde à ce qu'il faisait. Finalement, tous nous passâmes sur
le navire des Français, qui s'informèrent d'abord de tout ce qu'il
leur plut de savoir de nous; puis, comme s'ils eussent été nos
ennemis mortels, ils nous dépouillèrent de tout ce que nous
portions; ils prirent à Zoraïde jusqu'aux anneaux qu'elle avait
aux jambes. Mais j'étais bien moins tourmenté des pertes dont
s'affligeait Zoraïde que de la crainte de voir ces pirates passer
à d'autres violences, et lui enlever, après ces riches et précieux
bijoux, celui qui valait plus encore et qu'elle estimait
davantage. Mais, par bonheur, les désirs de ces gens ne vont pas
plus loin que l'argent et le butin, dont ne peut jamais se
rassasier leur avarice, qui se montra, en effet, si insatiable,
qu'ils nous auraient enlevé jusqu'à nos habits de captifs, s'ils
eussent pu en tirer parti.

Quelques-uns d'entre eux furent d'avis de nous jeter tous à la
mer, enveloppés dans une voile, parce qu'ils avaient l'intention
de trafiquer dans quelques ports d'Espagne sous pavillon breton,
et que, s'ils nous eussent emmenés vivants, on aurait découvert et
puni leur vol. Mais le capitaine, qui avait dépouillé ma chère
Zoraïde, dit qu'il se contentait de sa prise, et qu'il ne voulait
toucher à aucun port d'Espagne, mais continuer sa route au plus
vite, passer le détroit de Gibraltar, de nuit et comme il
pourrait, et regagner la Rochelle, d'où il était parti. Ils
résolurent en conséquence, de nous donner la chaloupe de leur
vaisseau, et tout ce qu'il fallait pour la courte navigation qui
nous restait à faire; ce qu'ils exécutèrent le lendemain, en vue
de la terre d'Espagne: douce et joyeuse vue, qui nous fit oublier
tous nos malheurs, toutes nos misères, comme si d'autres que nous
les eussent essuyés: tant est grand le bonheur de recouvrer la
liberté perdue!

Il pouvait être à peu près midi quand ils nous mirent dans la
chaloupe, en nous donnant deux barils d'eau et quelques biscuits;
le capitaine, touché de je ne sais quelle compassion, donna même à
la belle Zoraïde, au moment de l'embarquer, quarante écus d'or, et
ne permit point que ses soldats lui ôtassent les vêtements qu'elle
porte aujourd'hui. Nous descendîmes dans la barque, et nous leur
rendîmes grâce du bien qu'ils nous faisaient, montrant plus de
reconnaissance que de rancune. Ils prirent aussitôt le large, dans
la direction du détroit; et nous, sans regarder d'autre boussole
que la terre qui s'offrait à nos yeux, nous nous mîmes à ramer
avec tant d'ardeur, qu'au coucher du soleil nous étions assez
près, à ce qu'il nous sembla, pour aborder avant que la nuit fût
bien avancée. Mais la lune était cachée et le ciel obscur; et,
comme nous ignorions en quels parages nous étions arrivés, il ne
nous parut pas prudent de prendre terre. Cependant plusieurs
d'entre nous étaient de cet avis; ils voulaient que nous
abordassions, fût-ce sur des rochers et loin de toute habitation,
parce que, disaient-ils, c'était le seul moyen d'être à l'abri de
la crainte que nous devions avoir de rencontrer quelques navires
des corsaires de Tétouan, lesquels quittent la Berbérie à l'entrée
de la nuit, arrivent au point du jour sur les côtes d'Espagne,
font quelque prise, et retournent dormir chez eux. Enfin, parmi
les avis contraires, on s'arrêta à celui d'approcher peu à peu,
et, si le calme de la mer le permettait, de débarquer où nous
pourrions. C'est ce que nous fîmes, et il n'était pas encore
minuit quand nous arrivâmes au pied d'une haute montagne, non si
voisine de la mer qu'il n'y eût un peu d'espace où l'on pût
commodément aborder. Nous échouâmes notre barque sur le sable, et,
sautant à terre, nous baisâmes à genoux le sol de la patrie; puis,
les yeux baignés des douces larmes de la joie, nous rendîmes
grâces à Dieu, notre Seigneur, du bien incomparable qu'il nous
avait fait pendant notre voyage. Nous ôtâmes ensuite de la barque
les provisions qu'elle contenait, et l'ayant tirée sur le rivage,
nous gravîmes une grande partie du flanc de la montagne; car, même
arrivés là, nous ne pouvions calmer l'agitation de nos coeurs, ni
nous persuader que cette terre qui nous portait fût bien une terre
de chrétiens.

Le jour parut plus tard que nous ne l'eussions désiré, et nous
achevâmes de gagner le sommet de la montagne pour voir si de là on
découvrirait un village ou des cabanes de bergers. Mais, quelque
loin que nous étendissions la vue, nous n'aperçûmes ni habitation,
ni sentier, ni être vivant. Toutefois, nous résolûmes de pénétrer
plus avant dans le pays, certains de rencontrer bientôt quelqu'un
qui nous fît connaître où nous étions. Ce qui me tourmentait le
plus, c'était de voir Zoraïde marcher à pied sur cet âpre terrain;
je la pris bien un moment sur mes épaules, mais ma fatigue la
fatiguait plus que son repos ne la reposait: aussi ne voulut-elle
plus me laisser prendre cette peine, et elle cheminait, en me
donnant la main, avec patience et gaieté. Nous avions à peine fait
un quart de lieue, que le bruit d'une clochette frappa nos
oreilles. À ce bruit qui annonçait le voisinage d'un troupeau,
nous regardâmes attentivement si quelqu'un se montrait, et nous
aperçûmes, au pied d'un liége, un jeune pâtre qui s'amusait
paisiblement à tailler un bâton avec son couteau. Nous
l'appelâmes, et lui, tournant la tête, se leva d'un bond. Mais, à
ce que nous sûmes depuis, les premiers qu'il aperçut furent
Zoraïde et le renégat, et, comme il les vit en habit moresque, il
crut que tous les Mores de la Berbérie étaient à ses trousses. Se
sauvant donc de toute la vitesse de ses jambes à travers le bois,
il se mit à crier à tue-tête:

«Aux Mores! aux Mores! Les Mores sont dans le pays! Aux Mores! aux
armes! aux armes!»

À ces cris, nous demeurâmes tous fort déconcertés, et nous ne
savions que faire; mais, considérant que le pâtre, en criant de la
sorte, allait répandre l'alarme dans le pays, et que la cavalerie
garde-côte viendrait bientôt nous reconnaître, nous fîmes ôter au
renégat ses vêtements turcs, et il mit une veste ou casaque de
captif, qu'un des nôtres lui donna, restant les bras en chemise;
puis, après nous être recommandés à Dieu, nous suivîmes le même
chemin qu'avait pris le berger, attendant que la cavalerie de la
côte vînt fondre sur nous. Notre pensée ne nous trompa point: deux
heures ne s'étaient pas écoulées, lorsqu'en débouchant des
broussailles dans la plaine, nous découvrîmes une cinquantaine de
cavaliers qui venaient au grand trot à notre rencontre. Dès que
nous les aperçûmes, nous fîmes halte pour les attendre. Quand ils
furent arrivés, et qu'au lieu de Mores qu'ils cherchaient, ils
virent tant de pauvres chrétiens, ils s'arrêtèrent tout surpris,
et l'un d'eux nous demanda si c'était par hasard à propos de nous
qu'un pâtre avait appelé aux armes.

«Oui,» lui répondis-je; et, comme je voulais commencer à lui
raconter mon aventure, à lui dire d'où nous venions et qui nous
étions, un chrétien de ceux qui venaient avec nous reconnut le
cavalier qui m'avait fait la question; et, sans me laisser dire un
mot de plus, il s'écria:

«Grâces soient rendues à Dieu, qui nous a conduits en si bon port!
car, si je ne me trompe, la terre que nous foulons est celle de
Velez-Malaga, à moins que les longues années de ma captivité ne
m'aient ôté la mémoire au point de ne plus me rappeler que vous,
seigneur, qui nous demandez qui nous sommes, vous êtes mon oncle
don Pedro de Bustamante.»

À peine le captif chrétien eut-il dit ces mots, que le cavalier
sauta de son cheval, et vint serrer le jeune homme dans ses bras.

«Ah! s'écria-t-il, je te reconnais, neveu de mon âme et de ma vie,
toi que j'ai pleuré pour mort, ainsi que ma soeur, ta mère, et
tous les tiens, qui sont encore vivants. Dieu leur a fait la grâce
de leur conserver la vie pour qu'ils jouissent du plaisir de te
revoir. Nous venions d'apprendre que tu étais à Alger, et je
comprends, à tes habits et à ceux de toute cette compagnie, que
vous avez miraculeusement recouvré la liberté.

-- Rien de plus vrai, reprit le jeune homme, et le temps ne nous
manquera pas pour vous conter toutes nos aventures.»

Quand les cavaliers entendirent que nous étions des captifs
chrétiens, ils mirent tous pied à terre, et chacun nous offrit son
cheval pour nous mener à la ville de Velez-Malaga, qui était à une
lieue et demie. Quelques-uns d'entre eux, auxquels nous dîmes où
nous avions laissé notre barque, retournèrent la chercher pour la
porter à la ville. Les autres nous firent monter en croupe, et
Zoraïde s'assit sur le cheval de l'oncle de notre compagnon. Toute
la population de la ville, ayant appris notre arrivée par
quelqu'un qui avait pris les devants, sortit à notre rencontre.
Ces gens ne s'étonnaient pas de voir des captifs délivrés, ni des
Mores captifs, puisque sur tout ce rivage ils sont habitués à voir
des uns et des autres; mais ils s'étonnaient de la beauté de
Zoraïde, qui était alors dans tout son éclat: car la fatigue de la
marche et la joie de se voir enfin, sans crainte de disgrâce, en
pays de chrétiens, animaient son visage de si vives couleurs, que,
si la tendresse ne m'aveuglait point, j'aurais osé dire qu'il n'y
avait pas dans le monde entier une plus belle créature. Nous
allâmes tout droit à l'église, rendre grâces à Dieu de la faveur
qu'il nous avait faite, et Zoraïde, en entrant dans le temple,
s'écria qu'il y avait là des figures qui ressemblaient à celle de
Lella Maryem. Nous lui dîmes que c'étaient ses images, et le
renégat lui fit comprendre du mieux qu'il put ce que ces images
signifiaient, afin qu'elle les adorât, comme si réellement chacune
d'elles eût été la même Lella Maryem qui lui était apparue.
Zoraïde, qui a l'intelligence vive et un esprit naturel pénétrant,
comprit aussitôt tout ce qu'on lui dit à propos des images[252]. De
là nous fûmes ramenés dans la ville, et distribués tous en
différentes maisons. Mais le chrétien qui était du pays nous
conduisit, le renégat, Zoraïde et moi, dans celle de ses parents,
qui jouissaient d'une honnête aisance, et qui nous accueillirent
avec autant d'amour que leur propre fils.

Nous restâmes six jours à Velez, au bout desquels le renégat,
ayant fait dresser une enquête, se rendit à Grenade pour rentrer,
par le moyen de la sainte Inquisition, dans le saint giron de
l'Église. Les autres chrétiens délivrés s'en allèrent chacun où il
leur plut. Nous restâmes seuls, Zoraïde et moi, n'ayant que les
écus qu'elle devait à la courtoisie du capitaine français. J'en
achetai cet animal qui fait sa monture, et, lui servant jusqu'à
cette heure de père et d'écuyer, mais non d'époux, je la mène à
mon pays, dans l'intention de savoir si mon père est encore
vivant, ou si quelqu'un de mes frères a trouvé plus que moi la
fortune favorable, bien que le ciel, en me donnant Zoraïde pour
compagne, ait rendu mon sort tel, que nul autre, quelque heureux
qu'il pût être, ne me semblerait aussi désirable. La patience avec
laquelle Zoraïde supporte toutes les incommodités, toutes les
privations qu'entraîne après soi la pauvreté, et le désir qu'elle
montre de se voir enfin chrétienne, sont si grands, si admirables,
que j'en suis émerveillé et que je me consacre à la servir tout le
reste de ma vie. Cependant le bonheur que j'éprouve à penser que
je suis à elle et qu'elle est à moi est troublé par une autre
pensée: je ne sais si je trouverai dans mon pays quelque humble
asile où la recueillir, si le temps et la mort n'auront pas fait
tant de ravages dans la fortune et la vie de mon père et de mes
frères, que je ne trouve, à leur place, personne qui daigne
seulement me reconnaître. Voilà, seigneurs, tout ce que j'avais à
vous dire de mon histoire; si elle est agréable et curieuse, c'est
à vos intelligences éclairées qu'il appartient d'en juger. Quant à
moi, j'aurais voulu la conter plus brièvement, bien que la crainte
de vous fatiguer m'ait fait taire plus d'une circonstance et plus
d'un détail[253].

Chapitre XLII

_Qui traite de ce qui arriva encore dans l'hôtellerie, et de
plusieurs autres choses dignes d'être connues_


Après ces dernières paroles, le captif se tut, et don Fernand lui
dit:

«En vérité, seigneur capitaine, la manière dont vous avez raconté
ces étranges aventures a été telle, qu'elle égale la nouveauté et
l'intérêt des aventures mêmes. Tout y est curieux, extraordinaire,
plein d'incidents qui surprennent et ravissent ceux qui les
entendent; et nous avons eu tant de plaisir à vous écouter, que,
dût le jour de demain nous trouver encore occupés à la même
histoire, nous nous réjouirions de l'entendre conter une seconde
fois.»

Cela dit, Cardénio et tous les autres convives se mirent au
service du capitaine captif avec des propos si affectueux et si
sincères, qu'il n'eut qu'à s'applaudir de leur bienveillance. Don
Fernand lui offrit, entre autres choses, s'il voulait revenir avec
lui, de faire en sorte que son frère le marquis fût parrain de
Zoraïde; il lui offrit également de le mettre en état d'arriver
dans son pays avec les commodités et la considération que méritait
sa personne. Le captif le remercia courtoisement, mais ne voulut
accepter aucune de ses offres libérales.

Cependant le jour baissait, et quand la nuit fut venue, un
carrosse s'arrêta devant la porte de l'hôtellerie, entouré de
quelques hommes à cheval, qui demandèrent à loger. L'hôtesse
répondit qu'il n'y avait pas un pied carré de libre dans toute la
maison.

«Parbleu! s'écria l'un des cavaliers qui avait déjà mis pied à
terre, quoi qu'il en soit, il y aura bien place pour monsieur
l'auditeur[254], qui vient dans cette voiture.»

À ce nom, l'hôtesse se troubla:

«Seigneur, reprit-elle, ce qu'il y a, c'est que je n'ai pas de
lits. Si Sa Grâce monsieur l'auditeur en apporte un, comme je le
suppose, qu'il soit le bienvenu. Mon mari et moi nous quitterons
notre chambre, pour que Sa Grâce s'y établisse.

-- À la bonne heure!» dit l'écuyer.

En ce moment descendait du carrosse un homme dont le costume
annonçait de quel emploi il était revêtu. Sa longue robe aux
manches tailladées faisait assez connaître qu'il était auditeur,
comme l'avait dit son valet. Il conduisait par la main une jeune
fille d'environ seize ans, en habit de voyage, si élégante, si
fraîche et si belle, que sa vue excita l'admiration de tout le
monde, au point que, si l'on n'eût pas eu sous les yeux Dorothée,
Luscinde et Zoraïde, qui se trouvaient ensemble dans l'hôtellerie,
on aurait cru qu'il était difficile de rencontrer une beauté
comparable à celle de cette jeune personne. Don Quichotte se
trouvait présent à l'arrivée de l'auditeur. Dès qu'il le vit
entrer avec la demoiselle, il lui dit:

«C'est en toute assurance que Votre Grâce peut entrer et prendre
ses ébats dans ce château. Il est étroit et assez mal fourni; mais
il n'y a ni gêne ni incommodité dans ce monde qui ne cèdent aux
armes et aux lettres, surtout quand les armes et les lettres ont
la beauté pour compagne et pour guide, comme l'ont justement les
lettres de Votre Grâce dans cette belle damoiselle, devant qui
non-seulement les châteaux doivent ouvrir leurs portes, mais les
rochers se fendre et les montagnes s'aplanir pour lui livrer
passage. Que Votre Grâce, dis-je, entre dans ce paradis: elle y
trouvera des étoiles et des astres dignes de faire compagnie au
soleil que Votre Grâce conduit par la main; elle y trouvera les
armes à leur poste, et la beauté dans toute son excellence.»

L'auditeur demeura tout interdit de la harangue de don Quichotte,
qu'il se mit à considérer des pieds à la tête, aussi étonné de son
aspect que de ses paroles; et, sans en trouver une seule à lui
répondre, il tomba dans une autre surprise quand il vit paraître
Luscinde, Dorothée et Zoraïde, qui, à la nouvelle de l'arrivée de
nouveaux hôtes, et au récit que leur avait fait l'hôtesse des
attraits de la jeune fille, étaient accourues pour la voir et lui
faire accueil. Don Fernand, Cardénio et le curé firent au seigneur
auditeur de plus simples politesses et des offres de meilleur ton.
Après quoi il entra dans l'hôtellerie, aussi confondu de ce qu'il
voyait que de ce qu'il avait entendu, et les beautés de la maison
souhaitèrent la bienvenue à la belle voyageuse. Finalement,
l'auditeur reconnut aussitôt qu'il n'y avait là que des gens de
qualité; mais l'aspect, le visage et le maintien de don Quichotte
le déconcertaient. Quand ils eurent tous échangé des courtoisies
et des offres de service, quand ils eurent reconnu et mesuré les
commodités que présentait l'hôtellerie, on s'arrêta au parti déjà
pris précédemment de faire entrer toutes les dames dans le galetas
tant de fois mentionné, tandis que les hommes resteraient dehors
pour leur faire garde. L'auditeur consentit volontiers à ce que sa
fille (car la jeune personne l'était en effet) s'en allât avec ces
dames, ce qu'elle fit de très-bon coeur. Avec une partie du chétif
lit de l'hôtelier et de celui qu'apportait l'auditeur; elles
s'arrangèrent pour la nuit mieux qu'elles ne l'avaient espéré.

Pour le captif, dès le premier regard jeté sur l'auditeur, le
coeur lui avait dit, par de secrets mouvements, que c'était son
frère. Il alla questionner l'un des écuyers qui l'accompagnaient,
et lui demanda comment s'appelait ce magistrat, et s'il savait
quel était son pays. L'écuyer répondit que son maître s'appelait
le licencié Juan Perez de Viedma, natif, à ce qu'il avait ouï
dire, d'un bourg des montagnes de Léon. Ce récit, joint à ce qu'il
voyait, acheva de confirmer le captif dans la pensée que
l'auditeur était celui de ses frères qui, par le conseil de leur
père, avait suivi la carrière des lettres. Ému et ravi de cette
rencontre, il prit à part don Fernand, Cardénio et le curé, pour
leur conter ce qui lui arrivait, en les assurant que cet auditeur
était bien son frère. L'écuyer lui avait dit également qu'il
allait à Mexico, revêtu d'une charge d'auditeur des Indes à
l'audience de cette capitale. Enfin, il avait appris que la jeune
personne qui l'accompagnait était sa fille, dont la mère, morte en
la mettant au monde, avait laissé son mari fort riche par la dot
restée en héritage à la fille. Le captif leur demanda conseil sur
la manière de se découvrir, ou plutôt d'éprouver d'abord si,
lorsqu'il se serait découvert, son frère le repousserait, en le
voyant pauvre, ou l'accueillerait avec des entrailles
fraternelles.

«Laissez-moi, dit le curé, le soin de faire cette expérience.
D'ailleurs, il n'y a point à douter, seigneur capitaine, que vous
ne soyez bien accueilli, car le mérite et la prudence que montre
votre frère dans ses manières et son maintien n'indiquent point
qu'il soit arrogant ou ingrat, et qu'il ne sache pas apprécier les
coups de la fortune.

-- Cependant, reprit le capitaine, je voudrais me faire connaître,
non pas brusquement, mais par un détour.

-- Je vous répète, répliqua le curé, que j'arrangerai les choses
de façon que nous soyons tous satisfaits.»

En ce moment, le souper venait d'être servi. Tous les hôtes
s'assirent à la table commune, excepté le captif, et les dames,
qui soupèrent seules dans leur appartement. Au milieu du repas, le
curé prit la parole:

«Du même nom que Votre Grâce, seigneur auditeur, dit-il, j'ai eu
un camarade à Constantinople, où je suis resté captif quelques
années. Ce camarade était un des plus vaillants soldats, un des
meilleurs capitaines qu'il y eût dans toute l'infanterie
espagnole; mais, autant il était brave et plein de coeur, autant
il était malheureux.

-- Et comment s'appelait ce capitaine, seigneur licencié? demanda
l'auditeur.

-- Il s'appelait, reprit le curé, Rui[255] Perez de Viedma, et il
était natif d'un bourg des montagnes de Léon. Il me raconta une
aventure qui lui était arrivée avec son père et ses frères, telle
que, si elle m'eût été rapportée par un homme moins sincère et
moins digne de foi, je l'aurais prise pour une de ces histoires
que les vieilles femmes content l'hiver au coin du feu. Il me dit,
en effet, que son père avait divisé sa fortune entre trois fils
qu'il avait, en leur donnant certains conseils meilleurs que ceux
de Caton. Ce que je puis dire, c'est que le choix qu'avait fait ce
gentilhomme de la carrière des armes lui avait si bien réussi,
qu'en peu d'années, par sa valeur et sa belle conduite, et sans
autre appui que son mérite éclatant, il parvint au grade de
capitaine d'infanterie, et se vit en passe d'être promu bientôt à
celui de mestre de camp. Mais alors la fortune lui devint
contraire; car, justement comme il devait attendre toutes ses
faveurs, il éprouva ses rigueurs les plus cruelles. En un mot, il
perdit la liberté dans l'heureuse et célèbre journée où tant
d'autres la recouvrèrent, à la bataille de Lépante. Moi, je la
perdis à la Goulette, et depuis, par une série d'événements
divers, nous fûmes camarades à Constantinople. De là il fut
conduit à Alger, où je sais qu'il lui arriva une des plus étranges
aventures qui se soient jamais passées au monde.»

Le curé, continuant de la sorte, raconta succinctement l'histoire
de Zoraïde et du capitaine. À tout ce récit, l'auditeur était si
attentif que jamais il n'avait été aussi auditeur qu'en ce moment.
Le curé, toutefois, n'alla pas plus loin que le jour où les
pirates français dépouillèrent les chrétiens qui montaient la
barque; il s'arrêta à la pauvre et triste condition où son
camarade et la belle Moresque étaient restés réduits, ajoutant
qu'il ignorait ce qu'ils étaient devenus; s'ils avaient pu aborder
en Espagne, ou si les Français les avaient emmenés avec eux.

Ce que disait le curé était écouté fort attentivement par le
capitaine, qui, d'un lieu à l'écart, examinait tous les mouvements
que faisait son frère. Celui-ci, quand il vit que le curé avait
achevé son histoire, poussa un profond soupir et s'écria, les yeux
mouillés de larmes:

«Oh! seigneur, si vous saviez à qui s'adressent les nouvelles que
vous venez de me conter, et comment elles me touchent dans un
endroit tellement sensible, qu'en dépit de toute ma réserve et
toute ma prudence, elles m'arrachent les pleurs dont vous voyez
mes yeux se remplir! Ce capitaine si valeureux, c'est mon frère
aîné, lequel, comme doué d'une âme plus forte et de plus hautes
pensées que moi et mon autre cadet, choisit le glorieux exercice
de la guerre, l'une des trois carrières que notre père nous
proposa, ainsi que vous le rapporta votre camarade, dans cette
histoire qui vous semblait un conte de bonne femme. Moi j'ai suivi
la carrière des lettres, où Dieu et ma diligence m'ont fait
arriver à l'emploi dont vous me voyez revêtu. Mon frère cadet est
au Pérou, si riche que, de ce qu'il nous a envoyé à mon père et à
moi, non-seulement il a bien rendu la part de fortune qu'il avait
emportée, mais qu'il a donné aux mains de mon père le moyen de
rassasier leur libéralité naturelle; et j'ai pu moi-même suivre
mes études avec plus de décence et de considération, et parvenir
plus aisément au poste où je me vois. Mon père vit encore, mais
mourant du désir de savoir ce qu'est devenu son fils aîné, et
suppliant Dieu, dans de continuelles prières, que la mort ne ferme
pas ses yeux qu'il n'ait vu vivants ceux de son fils. Ce qui
m'étonne, c'est que mon frère, sage et avisé comme il est, n'ait
point songé, au milieu de tant de traverses, d'afflictions et
d'événements heureux, à donner de ses nouvelles à sa famille.
Certes, si mon père ou quelqu'un de nous eût connu son sort, il
n'aurait pas eu besoin d'attendre le miracle de la canne de jonc
pour obtenir son rachat. Maintenant, ce qui cause ma crainte,
c'est de savoir si ces Français lui auront rendu la liberté, ou
s'ils l'auront mis à mort pour cacher leur vol. Cela sera cause
que je continuerai mon voyage, non plus joyeusement comme je l'ai
commencé, mais plein de mélancolie et de tristesse. Ô mon bon
frère, qui pourrait me dire où tu es à présent, pour que j'aille
te chercher et te délivrer de tes peines, fût-ce même au prix des
miennes? Oh! qui portera à notre vieux père la nouvelle que tu es
encore vivant, fusses-tu dans les cachots souterrains les plus
profonds de la Berbérie! car ses richesses, celles de mon frère et
les miennes, sauront bien t'en tirer. Et toi, belle et généreuse
Zoraïde, que ne puis-je te rendre le bien que tu as fait à mon
frère! que ne puis-je assister à la renaissance de ton âme, et à
ces noces qui nous combleraient tous de bonheur!»

C'était par ces propos et d'autres semblables que l'auditeur
exprimait ses sentiments aux nouvelles qu'il recevait de son
frère, avec une tendresse si touchante, que ceux qui l'écoutaient
montraient aussi la part qu'ils prenaient à son affliction.

Le curé, voyant quelle heureuse issue avaient eue sa ruse et le
désir du capitaine, ne voulut pas les tenir plus longtemps dans la
tristesse. Il se leva de table, et entra dans l'appartement où se
trouvait Zoraïde, qu'il ramena par la main, suivie de Luscinde, de
Dorothée et de la fille de l'auditeur. Le capitaine attendait
encore ce qu'allait faire le curé. Celui-ci le prit de l'autre
main, et, les conduisant tous deux à ses côtés, il revint dans la
chambre où étaient l'auditeur et les autres convives.

«Séchez vos larmes, seigneur auditeur, lui dit-il, et que vos
désirs soient pleinement comblés. Voici devant vous votre digne
frère et votre aimable belle-soeur. Celui-ci, c'est le capitaine
Viedma; celle-là, c'est la belle Moresque dont il a reçu tant de
bienfaits; et les pirates français les ont mis dans la pauvreté où
vous les voyez, pour que vous montriez à leur égard la générosité
de votre noble coeur.»

Le capitaine accourut aussitôt embrasser son frère, qui, dans sa
surprise, lui mit d'abord les deux mains sur l'estomac pour
l'examiner à distance; mais, dès qu'il eut achevé de le
reconnaître, il le serra si étroitement dans ses bras, en versant
des larmes de joie et de tendresse, que la plupart des assistants
ne purent retenir les leurs. Quant aux paroles que se dirent les
deux frères et aux sentiments qu'ils se témoignèrent, à peine, je
crois, peut-on les imaginer, à plus forte raison les écrire.
Tantôt ils se racontaient brièvement leurs aventures, tantôt ils
faisaient éclater la bonne amitié de deux frères; l'auditeur
embrassait Zoraïde, puis il lui offrait sa fortune, puis il la
faisait embrasser par sa fille; puis la jolie chrétienne et la
belle Moresque arrachaient de nouveau, par leurs transports, des
larmes à tout le monde. D'un côté, don Quichotte considérait avec
attention, et sans mot dire, ces événements étranges, qu'il
attribuait tous aux chimères de sa chevalerie errante; de l'autre,
on décidait que le capitaine et Zoraïde retourneraient avec leur
frère à Séville, et qu'ils informeraient leur père de la
délivrance et de la rencontre de son fils, pour qu'il accourût,
comme il pourrait, aux noces et au baptême de Zoraïde. Il n'était
pas possible à l'auditeur de changer de route ou de retarder son
voyage, parce qu'il avait appris qu'à un mois de là une flotte
partait de Séville pour la Nouvelle-Espagne, et qu'il lui aurait
été fort préjudiciable de perdre cette occasion.

Finalement, tout le monde fut ravi et joyeux de l'heureuse
aventure du captif, et, comme la nuit avait presque fait les deux
tiers de son chemin, chacun résolut d'aller reposer le peu de
temps qui restait jusqu'au jour.

Don Quichotte s'offrit à faire la garde du château, afin que
quelque géant, ou quelque autre félon malintentionné, attiré par
l'appât du trésor de beautés que ce château renfermait, ne vînt
les y troubler. Ceux qui le connaissaient lui rendirent grâce de
son offre, et apprirent à l'auditeur l'étrange humeur de don
Quichotte, ce qui le divertit beaucoup. Le seul Sancho Panza se
désespérait de veiller si tard, et seul il s'arrangea pour la nuit
mieux que tous les autres, en se couchant sur les harnais de son
âne, qui faillirent lui coûter si cher, comme on le verra dans la
suite.

Les dames rentrées dans leur appartement, et les hommes
s'arrangeant du moins mal qu'il leur fut possible, don Quichotte
sortit de l'hôtellerie pour se mettre en sentinelle, et faire,
comme il l'avait promis, la garde du château.

Or, il arriva qu'au moment où l'aube du jour allait poindre, les
dames entendirent tout à coup une voix si douce et si mélodieuse,
qu'elles se mirent toutes à l'écouter attentivement, surtout
Dorothée, qui s'était éveillée la première, tandis que doña Clara
de Viedma, la fille de l'auditeur, dormait à ses côtés. Aucune
d'elles ne pouvait imaginer quelle était la personne qui chantait
si bien; c'était une voix seule, que n'accompagnait aucun
instrument. Il leur semblait qu'on chantait, tantôt dans la cour,
tantôt dans l'écurie. Pendant qu'elles étaient ainsi non moins
étonnées qu'attentives, Cardénio s'approcha de la porte de leur
appartement:

«Si l'on ne dort pas, dit-il, qu'on écoute, et l'on entendra la
voix d'un garçon muletier qui de telle sorte chante, qu'il
enchante.

-- Nous sommes à l'écouter, seigneur,» répondit Dorothée, et
Cardénio s'éloigna.

Alors Dorothée, prêtant de plus en plus toute son attention,
entendit qu'on chantait les couplets suivants:

Chapitre XLIII

_Où l'on raconte l'agréable histoire du garçon muletier, avec
d'autres étranges événements, arrivés dans l'hôtellerie_


«Je suis marinier de l'Amour, et, sur son océan profond, je
navigue sans espérance de rencontrer aucun port.

«Je vais à la suite d'une étoile que je découvre de loin, plus
belle et plus resplendissante qu'aucune de celles qu'aperçut
Palinure.[256]

«Je ne sais point où elle me conduit; aussi navigué-je incertain,
ayant l'âme attentive à la regarder, soucieuse et sans autre
souci.

«D'importunes précautions, une honnêteté contre l'usage, sont les
nuages qui me la cachent, quand je fais le plus d'efforts pour la
voir.

«Ô claire[257] et brillante étoile, dont je me consume à suivre la
lumière, l'instant où je te perdrai de vue sera l'instant de ma
mort.»

Le chanteur en était arrivé là, quand Dorothée vint à penser qu'il
serait mal que Clara fût privée d'entendre une si belle voix. Elle
la secoua légèrement d'un et d'autre côté, et lui dit en
l'éveillant:

«Pardonne-moi, jeune fille, si je t'éveille, car je le fais pour
que tu aies le plaisir d'entendre la plus charmante voix que tu
aies peut-être entendue dans toute ta vie.»

Clara, à demi éveillée, se frotta les yeux, et, n'ayant pas
compris la première fois ce que lui disait Dorothée, elle la pria
de le lui répéter. Celle-ci lui redit la même chose, ce qui rendit
aussitôt Clara fort attentive; mais à peine eut-elle entendu deux
ou trois des vers que continuait à chanter le jeune homme, qu'elle
fut prise tout à coup d'un tremblement de tous ses membres, comme
si elle eût éprouvé un accès de violente fièvre quarte; et, se
jetant au cou de Dorothée:

«Ah! dame de mon âme et de ma vie, s'écria-t-elle, pourquoi m'as-
tu réveillée? Le plus grand bien que pouvait me faire la fortune
en ce moment, c'était de me tenir les yeux et les oreilles fermés
pour m'empêcher de voir et d'entendre cet infortuné musicien.

-- Que dis-tu là, jeune fille? répondit Dorothée. Pense donc que
le chanteur est, à ce qu'on dit, un garçon muletier.

-- C'est un seigneur de terres et d'âmes, reprit Clara, et si bien
seigneur de la mienne, que, s'il ne veut pas s'en défaire, elle
lui restera toute l'éternité.»

Dorothée demeura toute surprise des propos passionnés de la jeune
personne, trouvant qu'ils surpassaient de beaucoup la portée
d'intelligence qu'on devait attendre de son âge.

«Vous parlez de telle sorte, lui dit-elle, que je ne puis vous
comprendre. Expliquez-vous plus clairement: que voulez-vous dire
de ces âmes et de ces terres, et de ce musicien dont la voix vous
a causé tant d'émotion? Mais non, ne me dites rien à présent; je
ne veux pas, pour m'occuper de vos alarmes, perdre le plaisir que
j'éprouve à écouter le chanteur, qui commence, à ce qu'il me
semble, de nouveaux vers et un nouvel air.

-- Comme il vous plaira,» répondit la fille de l'auditeur; et,
pour ne point entendre, elle se boucha les oreilles avec les deux
mains.

Dorothée s'étonna de nouveau; mais prêtant toute son attention à
la voix du chanteur, elle entendit qu'il continuait de la sorte:

«Ô ma douce espérance, qui, surmontant les obstacles et les
impossibilités, suis avec constance la route que tu te traces et
t'ouvres toi-même, ne t'évanouis point en te voyant à chaque pas
près du pas de ta mort.

«Ce ne sont point des indolents qui remportent d'honorables
triomphes, d'éclatantes victoires; et ceux-là ne parviennent point
au bonheur, qui, sans faire face à la fortune, livrent
nonchalamment tous leurs sens à la molle oisiveté.

«Que l'amour vende cher ses gloires, c'est grande raison et grande
justice, car il n'est pas de plus précieux bijou que celui qui se
contrôle au titre de son plaisir; et c'est une chose évidente, que
ce qui coûte peu ne s'estime pas beaucoup.

«L'opiniâtreté de l'amour parvient quelquefois à des choses
impossibles; ainsi, bien que la mienne poursuive les plus
difficiles, toutefois je ne perds pas l'espoir de m'élever de la
terre au ciel.»

En cet endroit, la voix mit fin à son chant, et Clara recommença
ses soupirs. Tout cela enflammait le désir de Dorothée, qui
voulait savoir la cause de chants si doux et de pleurs si amers.
Aussi s'empressa-t-elle de lui demander une autre fois ce qu'elle
avait voulu dire. Alors Clara, dans la crainte que Luscinde ne
l'entendît, serrant étroitement Dorothée dans ses bras, mit sa
bouche si près de l'oreille de sa compagne, qu'elle pouvait parler
avec toute confiance, sans être entendue de nulle autre.

«Celui qui chante, ma chère dame, lui dit-elle, est fils d'un
gentilhomme du royaume d'Aragon, seigneur de deux seigneuries. Il
demeurait en face de la maison de mon père, à Madrid, et, bien que
mon père eût soin de fermer les fenêtres de sa maison avec des
rideaux de toile en hiver, et des jalousies en été[258], je ne sais
comment cela se fit, mais ce jeune gentilhomme, qui faisait ses
études, m'aperçut, à l'église ou autre part. Finalement, il devint
amoureux de moi, et me le fit comprendre des fenêtres de sa
maison, avec tant de signes et tant de larmes, que je fus bien
obligée de le croire, et même de l'aimer, sans savoir ce qu'il me
voulait. Parmi les signes qu'il me faisait, l'un des plus
fréquents était de joindre une de ses mains avec l'autre, pour me
faire entendre qu'il se marierait avec moi. Et moi j'aurais été
bien contente qu'il en fût ainsi; mais, seule et sans mère, je ne
savais à qui confier mon aventure. Aussi, je le laissais
continuer, sans lui accorder aucune faveur, si ce n'est, quand mon
père et le sien étaient hors de la maison, de soulever un peu les
rideaux ou la jalousie, et de me laisser voir tout entière, ce qui
lui faisait tellement fête, qu'il paraissait en devenir fou. Dans
ce temps arriva l'ordre du départ de mon père, que ce jeune homme
apprit, mais non de moi, car je ne pus jamais le lui dire. Il
tomba malade de chagrin, à ce que j'imagine, et, le jour que nous
partîmes, je ne pus parvenir à le voir pour lui dire adieu, au
moins avec les yeux. Mais, au bout de deux jours que nous faisions
route, en entrant dans l'auberge d'un village qui est à une
journée d'ici, je le vis sur la porte de cette auberge, en habits
de garçon muletier, et si bien déguisé que, si je n'avais eu son
portrait gravé dans l'âme, il ne m'eût pas été possible de le
reconnaître. Je le reconnus, je m'étonnai et je me réjouis. Lui me
regarde en cachette de mon père, dont il évite les regards, chaque
fois qu'il passe devant moi dans les chemins ou dans les auberges
où nous arrivons. Comme je sais qui il est, et que je considère
que c'est pour l'amour de moi qu'il fait la route à pied, avec
tant de fatigue, je meurs de chagrin, et, partout où il met les
pieds, moi je mets les yeux. Je ne sais pas quelle est son
intention en venant de la sorte, ni comment il a pu s'échapper de
la maison de son père, qui l'aime passionnément, parce que c'est
son unique héritier, et qu'il mérite d'ailleurs d'être aimé, comme
Votre Grâce en jugera dès qu'elle pourra le voir. Je puis vous
dire encore que toutes ces choses qu'il chante, il les tire de sa
tête, car j'ai ouï dire qu'il est grand poëte et étudiant. Et de
plus, chaque fois que je le vois ou que je l'entends, je tremble
de la tête aux pieds, dans la crainte que mon père ne le
reconnaisse et ne vienne à deviner nos désirs. De ma vie je ne lui
ai dit une parole, et pourtant je l'aime de telle sorte que je ne
peux vivre sans lui. Voilà, ma chère dame, tout ce que je puis
vous dire de ce musicien, dont la voix vous a si fort satisfaite,
et par laquelle vous reconnaîtrez bien qu'il n'est pas garçon
muletier, comme vous dites, mais seigneur d'âmes et de terres,
comme je vous ai dit.

-- C'est assez, doña Clara, s'écria Dorothée en lui donnant mille
baisers, c'est assez, dis-je. Attendez que le nouveau jour
paraisse, car j'espère, avec l'aide de Dieu, conduire vos affaires
de telle sorte qu'elles aient une aussi heureuse fin que le
méritent de si honnêtes commencements.

-- Hélas! ma bonne dame, reprit doña Clara, quelle fin se peut-il
espérer, quand son père est si noble et si riche qu'il lui
semblera que je ne suis pas digne, je ne dis pas d'être femme,
mais servante de son fils? et quant à me marier en cachette de mon
père, je ne le ferais pas pour tout ce que renferme le monde. Je
voudrais seulement que ce jeune homme me laissât et s'en retournât
chez lui; peut-être qu'en ne le voyant plus, et lorsque nous
serons séparés par la grande distance du chemin qui me reste à
faire, la peine que j'éprouve maintenant s'adoucira quelque peu,
bien que je puisse dire que ce remède ne me fera pas grand effet.
Et pourtant, je ne sais comment le diable s'en est mêlé, ni par où
m'est entré cet amour que j'ai pour lui, étant, moi, si jeune
fille, et lui, si jeune garçon: car, en vérité, je crois que nous
sommes du même âge, et je n'ai pas encore mes seize ans accomplis;
du moins, à ce que dit mon père, je ne les aurai que le jour de la
Saint-Michel.»

Dorothée ne put s'empêcher de rire en voyant combien doña Clara
parlait encore en enfant.

«Reposons, lui dit-elle, pendant le peu qui reste de la nuit; Dieu
nous enverra le jour, et nous en profiterons, ou je n'aurais ni
mains ni langue à mon service.»

Elles s'endormirent après cet entretien, et dans toute
l'hôtellerie régnait le plus profond silence. Il n'y avait
d'éveillé que la fille de l'hôtesse et sa servante Maritornes,
lesquelles sachant déjà de quel pied clochait don Quichotte, et
qu'il était à faire sentinelle autour de la maison, armé de pied
en cap et à cheval, résolurent entre elles de lui jouer quelque
tour, ou du moins de passer un peu le temps à écouter ses
extravagances.

Or, il faut savoir qu'il n'y avait pas, dans toute l'hôtellerie,
une seule fenêtre qui donnât sur les champs, mais uniquement une
lucarne de grenier par laquelle on jetait la paille dehors. C'est
à cette lucarne que vinrent se mettre les deux semi-demoiselles.
Elles virent que don Quichotte était à cheval, immobile et appuyé
sur le bois de sa lance, poussant de temps à autre de si profonds
et de si lamentables soupirs, qu'on eût dit qu'à chacun d'eux son
âme allait s'arracher. Elles entendirent aussi qu'il disait d'une
voix douce, tendre et amoureuse:

«Ô ma dame Dulcinée du Toboso, extrême de toute beauté, comble de
l'esprit, faîte de la raison, archives des grâces, dépôt des
vertus, et finalement, abrégé de tout ce qu'il y a dans le monde
de bon, d'honnête et de délectable, que fait en ce moment Ta
Grâce? Aurais-tu, par hasard, souvenance de ton chevalier captif,
qui, seulement pour te servir, à tant de périls s'est
volontairement exposé? Oh! donne-moi de ses nouvelles, astre aux
trois visages[259], qui peut-être, envieux du sien, t'occupes à
présent à la regarder, soit qu'elle se promène en quelque galerie
de ses palais somptueux, soit qu'appuyée sur quelque balcon, elle
considère quel moyen s'offre d'adoucir, sans péril pour sa
grandeur et sa chasteté, la tempête qu'éprouve à cause d'elle mon
coeur affligé, ou quelle félicité elle doit à mes peines, quel
repos à mes fatigues, quelle récompense à mes services, et,
finalement, quelle vie à ma mort. Et toi, soleil qui te hâtes sans
doute de seller tes coursiers pour te lever de bon matin et venir
revoir ma dame, je t'en supplie, dès que tu la verras, salue-la de
ma part; mais garde-toi bien, en la saluant, de lui donner un
baiser de paix sur le visage; je serais plus jaloux de toi que tu
ne le fus de cette légère ingrate qui te fit tant courir et tant
suer dans les plaines de Thessalie, ou sur les rives du Pénée[260],
car je ne me rappelle pas bien où tu courus alors, amoureux et
jaloux.»

Don Quichotte en était là de son touchant monologue, quand la
fille de l'hôtesse se mit à l'appeler du bout des lèvres, et lui
dit enfin:

«Mon bon seigneur, ayez la bonté, s'il vous plaît, de vous
approcher d'ici.»

À ces signes et à ces paroles, don Quichotte tourna la tête, et
vit, à la clarté de la lune, qui brillait alors de tout son éclat,
qu'on l'appelait à la lucarne, qui lui semblait une fenêtre, et
même avec des barreaux dorés, comme devait les avoir un aussi
riche château que lui paraissait l'hôtellerie; puis, au même
instant, il se persuada, dans sa folle imagination, que la jolie
damoiselle, fille de la dame de ce château, vaincue par l'amour
dont elle s'était éprise pour lui, venait, comme l'autre fois, le
tenter et le solliciter.

Dans cette pensée, pour ne pas se montrer ingrat et discourtois,
il tourna la bride à Rossinante, et s'approcha de la lucarne. Dès
qu'il eut aperçu les deux jeunes filles:

«Je vous plains sincèrement, dit-il, ô charmante dame, d'avoir
placé vos pensées amoureuses en un lieu où l'on ne peut répondre
comme le méritent votre grâce et vos attraits. Mais vous ne devez
pas en imputer la faute à ce misérable chevalier errant, que
l'amour tient dans l'impossibilité de rendre les armes à nulle
autre qu'à celle qu'il a faite, au moment où ses yeux la virent,
maîtresse absolue de son âme. Pardonnez-moi donc, aimable
damoiselle, et retirez-vous dans vos appartements, sans vouloir,
en me témoignant plus clairement vos désirs, que je me montre
encore plus ingrat; et, si l'amour que vous me portez vous fait
trouver en moi quelque chose en quoi je puisse vous satisfaire,
pourvu que ce ne soit pas l'amour lui-même, demandez-la-moi; et je
jure, par cette douce ennemie dont je pleure l'absence, de vous la
donner incontinent, dussiez-vous me demander une mèche des cheveux
de Méduse, qui n'étaient que des couleuvres, ou même des rayons du
soleil enfermés dans une fiole[261].

-- Ce n'est pas de tout cela qu'a besoin ma maîtresse, seigneur
chevalier, dit alors Maritornes.

-- Eh bien, discrète duègne, répondit don Quichotte, de quoi donc
votre maîtresse a-t-elle besoin?

-- Seulement d'une de vos belles mains, répondit Maritornes, afin
de pouvoir rassasier sur elle l'extrême désir qui l'a conduite à
cette lucarne, tellement au péril de son honneur, que si le
seigneur son père l'eût entendue, il en aurait fait un tel hachis
que la plus grosse tranche de toute sa personne eût été l'oreille.

-- Je voudrais bien voir cela, reprit don Quichotte; mais il s'en
gardera bien, s'il ne veut faire la fin la plus désastreuse que
fît jamais père au monde, pour avoir porté la main sur les membres
délicats de son amoureuse fille.»

Maritornes pensa bien que, sans nulle doute, don Quichotte
donnerait la main qui lui était demandée, et réfléchissant à ce
qu'elle devait faire, elle quitta la lucarne et descendit à
l'écurie, où elle prit le licou de l'âne de Sancho; puis elle
remonta rapidement au grenier, dans l'instant où don Quichotte
s'était levé tout debout sur la selle de Rossinante pour atteindre
à la fenêtre grillée où il s'imaginait qu'était la demoiselle au
coeur blessé. En lui tendant la main:

«Prenez, madame, lui dit-il, prenez cette main, ou plutôt ce
bourreau des malfaiteurs du monde; prenez cette main, dis-je,
qu'aucune main de femme n'a touchée, pas même celle de la beauté
qui a pris de tout mon corps entière possession. Je ne vous la
donne pas pour que vous la baisiez, mais pour que vous regardiez
la contexture des nerfs, l'entrelacement des muscles, la largeur
et l'épaisseur des veines, d'où vous jugerez quelle doit être la
force du bras auquel appartient une telle main.

-- C'est ce que nous allons voir,» dit Maritornes; et faisant du
licou un noeud coulant, elle le lui passa autour du poignet; puis
quittant aussitôt la lucarne, elle attacha solidement l'autre bout
au verrou de la porte du grenier.

Don Quichotte sentit à son poignet la dureté du cordeau.

«Il me semble, dit-il, que Votre Grâce m'égratigne plutôt qu'elle
ne me caresse la main; ne la traitez pas si durement, car elle
n'est point coupable du mal que vous fait ma volonté, et il ne
serait pas bien non plus que vous vengeassiez sur un si petite
partie de ma personne toute la grandeur de votre dépit. Faites
attention d'ailleurs que qui aime bien ne se venge pas si
méchamment.»

Mais tous ces propos de don Quichotte, personne ne les écoutait
plus; car dès que Maritornes l'eut attaché, elle et l'autre fille
se sauvèrent mourant de rire, et le laissèrent si bien pris au
piège, qu'il lui fut impossible de se dégager. Il était donc,
comme on l'a dit, tout debout sur le dos de Rossinante, le bras
passé dans la lucarne, et attaché par le poignet au verrou de la
porte; ayant une frayeur extrême que son cheval, en s'écartant
d'un côté ou de l'autre, ne le laissât pendu par le bras. Aussi
n'osait-il faire aucun mouvement, bien que le calme et la patience
de Rossinante lui promissent qu'il serait tout un siècle sans
remuer. Finalement, quand don Quichotte se vit bien attaché, et
que les dames étaient parties, il se mit à imaginer que tout cela
se faisait par voie d'enchantement, comme la fois passée, lorsque,
dans ce même château, ce More enchanté de muletier le roua de
coups. Il maudissait donc tout bas son peu de prudence et de
réflexion, puisque, après être sorti si mal, la première fois, des
épreuves de ce château, il s'était aventuré à y entrer encore,
tandis qu'il est de notoriété parmi les chevaliers errants que,
lorsqu'ils ont éprouvé une aventure et qu'ils n'y ont pas réussi,
c'est signe qu'elle n'est point gardée pour eux, mais pour
d'autres; et dès lors ils ne sont nullement tenus de l'éprouver
une seconde fois.

Néanmoins, il tirait son bras pour voir s'il pourrait le dégager;
mais le noeud était si bien fait, que toutes ses tentatives furent
vaines. Il est vrai qu'il tirait avec ménagement, de peur que
Rossinante ne remuât, et, bien qu'il eût voulu se rasseoir en
selle, il fallait rester debout ou s'arracher la main. C'est alors
qu'il se mit à désirer l'épée d'Amadis, contre laquelle ne
prévalait aucun enchantement; c'est alors qu'il maudit son étoile,
qu'il mesura dans toute son étendue la faute que ferait au monde
son absence tout le temps qu'il demeurerait enchanté, car il
croyait l'être bien réellement; c'est alors qu'il se souvint plus
que jamais de sa bien-aimée Dulcinée du Toboso; qu'il appela son
bon écuyer Sancho Panza, lequel, étendu sur le bât de son âne et
enseveli dans le sommeil, ne se rappelait guère en ce moment la
mère qui l'avait enfanté; c'est alors qu'il appela à son aide les
sages Alquife et Lirgandée; qu'il invoqua sa bonne amie Urgande,
pour qu'elle vînt le secourir. Finalement, l'aube du jour le
surprit, si confondu, si désespéré, qu'il mugissait comme un
taureau, n'espérant plus que le jour remédiât à son affliction,
car il la tenait pour éternelle, se tenant pour enchanté. Ce qui
lui donnait surtout cette pensée, c'était de voir que Rossinante
ne remuait ni peu ni beaucoup. Aussi croyait-il que de la sorte,
sans manger, sans boire, sans dormir, ils allaient rester, lui et
son cheval, jusqu'à ce que cette méchante influence des étoiles se
fût passée, ou qu'un autre plus savant enchanteur le désenchantât.

Mais il se trompa grandement dans sa croyance. En effet, à peine
le jour commençait-il à poindre, que quatre hommes à cheval
arrivèrent à l'hôtellerie, bien tenus, bien équipés, et portant
leurs escopettes pendues à l'arçon. Ils frappèrent à grands coups
à la porte de l'hôtellerie, qui n'était pas encore ouverte. Mais
don Quichotte, les apercevant de la place où il ne cessait de
faire sentinelle, leur cria d'une voix haute et arrogante:

«Chevaliers, ou écuyers, ou qui que vous soyez, vous avez tort de
frapper aux portes de ce château, car il est clair qu'à de telles
heures ceux qui l'habitent sont endormis; et d'ailleurs on n'a pas
coutume d'ouvrir les forteresses avant que le soleil étende ses
rayons sur la terre entière. Éloignez-vous un peu, et attendez que
le jour ait paru; nous verrons alors s'il convient ou non de vous
ouvrir.

-- Quelle diable de forteresse ou de château y a-t-il ici, dit
l'un des cavaliers, pour nous obliger à tant de cérémonies? Si
vous êtes l'aubergiste, faites-nous ouvrir; nous sommes des
voyageurs, et nous ne demandons qu'à donner de l'orge à nos
montures pour continuer notre chemin, car nous sommes pressés.

-- Vous semble-t-il, chevalier, que j'aie la mine d'un aubergiste?
répondit don Quichotte.

-- Je ne sais de quoi vous avez la mine, reprit l'autre; mais je
sais que vous dites une sottise en appelant château cette
hôtellerie.

-- C'est un château, répliqua don Quichotte, et même des meilleurs
de cette province, et il y a dedans telle personne qui a porté
sceptre à la main et couronne sur la tête.

-- Ce serait mieux au rebours, reprit le voyageur, le sceptre sur
la tête et la couronne à la main. Sans doute, si nous venons au
fait, il y aura là dedans quelque troupe de comédiens, parmi
lesquels sont communs ces sceptres et ces couronnes que vous
dites; car, dans une hôtellerie si chétive et où l'on garde un si
grand silence, je ne crois guère qu'il s'y héberge des gens à
sceptre et à couronne.

-- Vous savez peu des choses de ce monde, répliqua don Quichotte,
puisque vous ignorez les événements qui se passent dans la
chevalerie errante.»

Mais les compagnons du questionneur, s'ennuyant du dialogue qu'il
continuait avec don Quichotte, se remirent à frapper à la porte
avec tant de furie, que l'hôtelier s'éveilla, ainsi que tous les
gens de sa maison, et qu'il se leva pour demander qui frappait.

En ce moment, il arriva qu'un des chevaux qu'amenaient les quatre
cavaliers vint flairer Rossinante, qui, tout triste et les
oreilles basses, soutenait sans bouger le corps allongé de son
maître; et, comme enfin il était de chair, bien qu'il parût de
bois, il ne laissa pas de se ravigoter, et flaira à son tour
l'animal qui venait lui faire des caresses. Mais à peine eut-il
fait le moindre mouvement que les deux pieds manquèrent à don
Quichotte, qui, glissant de la selle, fût tombé à terre s'il n'eût
été pendu par le bras. Sa chute lui causa une si vive douleur
qu'il crut, ou qu'on lui coupait le poignet, ou que son bras
s'arrachait. Il était, en effet, resté si près de terre, qu'avec
la pointe des pieds il baisait celle des herbes; et c'était pour
son mal, car, en voyant le peu qui lui manquait pour mettre les
pieds à plat, il s'allongeait et se tourmentait de toutes ses
forces pour atteindre la terre. Ainsi les malheureux qui souffrent
la torture de la poulie[262] accroissent eux-mêmes leur supplice en
s'efforçant de s'allonger, trompés par l'espérance de toucher
enfin le sol.

Chapitre XLIV

_Où se poursuivent encore les événements inouïs de l'hôtellerie_


Enfin, aux cris perçants que jetait don Quichotte, l'hôte, ouvrant
à la hâte les portes de l'hôtellerie, sortit tout effaré pour voir
qui criait de la sorte, et ceux qui étaient dehors accoururent
aussi. Maritornes, que le même bruit avait éveillée, imaginant
aussitôt ce que ce pouvait être, monta au grenier, et détacha,
sans que personne la vît, le licou qui tenait don Quichotte. Le
chevalier tomba par terre à la vue de l'hôte et des voyageurs,
qui, s'approchant de lui tous ensemble, lui demandèrent ce qu'il
avait pour jeter de semblables cris. Don Quichotte, sans répondre
un mot, s'ôta le cordeau du poignet, se releva, monta sur
Rossinante, embrassa son écu, mit sa lance en arrêt, et s'étant
éloigné pour prendre du champ, revint au petit galop, en disant:

«Quiconque dira que j'ai été à juste titre enchanté, pourvu que
madame la princesse Micomicona m'en accorde la permission, je lui
donne un démenti, et je le défie en combat singulier.»

Les nouveaux venus restèrent tout ébahis à ces paroles; mais
l'hôtelier les tira de cette surprise en leur disant qui était don
Quichotte, et qu'il ne fallait faire aucun cas de lui, puisqu'il
avait perdu le jugement.

Ils demandèrent à l'hôtelier si par hasard il ne serait pas arrivé
dans sa maison un jeune homme de quinze à seize ans, vêtu en
garçon muletier, de telle taille et de tel visage, donnant enfin
tout le signalement de l'amant de doña Clara, L'hôtelier répondit
qu'il y avait tant de monde dans l'hôtellerie, qu'il n'avait pas
pris garde au jeune homme qu'on demandait. Mais l'un des
cavaliers, ayant aperçu le carrosse de l'auditeur, s'écria:

«Il est ici, sans aucun doute, car voilà le carrosse qu'on dit
qu'il accompagne. Qu'un de nous reste à la porte, et que les
autres entrent pour le chercher. Encore sera-t-il bon qu'un de
nous fasse aussi la ronde autour de l'hôtellerie, afin qu'il ne se
sauve point par-dessus les murs de la cour.

-- C'est ce qu'on va faire,» répondit un des cavaliers; et, tandis
que deux d'entre eux pénétraient dans la maison, un autre resta à
la porte, et le dernier alla faire le tour de l'hôtellerie.

L'hôtelier voyait tout cela sans pouvoir deviner à quel propos se
prenaient ces mesures, bien qu'il crût que ces gens cherchaient le
jeune homme dont ils lui avaient donné le signalement.

Cependant le jour arrivait, et, à sa venue, ainsi qu'au tapage
qu'avait fait don Quichotte, tout le monde s'était éveillé,
surtout doña Clara et Dorothée, qui, l'une par l'émotion d'avoir
son amant si près d'elle, l'autre par le désir de le voir,
n'avaient guère pu dormir de toute la nuit. Don Quichotte, voyant
qu'aucun des voyageurs ne faisait cas de lui et ne daignait
seulement répondre à son défi, se sentait suffoqué de dépit et de
rage; et certes, s'il eût trouvé, dans les règlements de sa
chevalerie, qu'un chevalier pût entreprendre une autre entreprise,
ayant donné sa parole et sa foi de ne se mêler d'aucune autre
jusqu'à ce qu'il eût achevé celle qu'il avait promis de mettre à
fin, il les aurait attaqués tous, et les aurait bien fait
répondre, bon gré mal gré. Mais comme il lui semblait tout à fait
inconvenant de se jeter dans une entreprise nouvelle avant d'avoir
replacé Micomicona sur son trône, il lui fallut se taire et se
tenir tranquille, attendant, les bras croisés, où aboutiraient les
démarches de ces voyageurs.

Un de ceux-ci trouva le jeune homme qu'il cherchait, dormant à
côté d'un garçon de mules, et ne songeant guère, ni qu'on le
cherchât, ni surtout qu'on dût le trouver. L'homme le secoua par
le bras, et lui dit:

«Assurément, seigneur don Luis, l'habit que vous portez sied bien
à qui vous êtes! et le lit où je vous trouve ne répond pas moins à
la façon dont vous a choyé votre mère!»

Le jeune homme frotta ses yeux endormis, et, regardant avec
attention celui qui le secouait, il reconnut aussitôt que c'était
un serviteur de son père. Cette vue le troubla de telle sorte
qu'il ne put de quelque temps parvenir à répondre un mot. Le
domestique continua:

«Ce qui vous reste à faire, seigneur don Luis, c'est de vous
résigner patiemment, et de reprendre le chemin de la maison, si
Votre Grâce ne veut pas que son père, mon seigneur, prenne celui
de l'autre monde; car on ne peut attendre autre chose de la peine
que lui cause votre absence.

-- Mais comment mon père a-t-il su, interrompit don Luis, que
j'avais pris ce chemin, et en cet équipage?

-- C'est un étudiant, répondit le valet, à qui vous avez confié
votre dessein, qui a tout découvert, ému de pitié à la vue du
chagrin que montra votre père quand il ne vous trouva plus. Il
dépêcha aussitôt quatre de ses domestiques à votre recherche, et
nous sommes tous quatre ici à votre service, plus contents qu'on
ne peut l'imaginer de la bonne oeuvre que nous aurons faite en
vous ramenant aux yeux qui vous aiment si tendrement.

-- Ce sera, répondit don Luis, comme je voudrai, ou comme en
ordonnera le ciel.

-- Que pouvez-vous vouloir, répliqua l'autre, ou que peut ordonner
le ciel, si ce n'est de consentir à ce que vous reveniez? Toute
autre chose est impossible.»

Le garçon muletier auprès duquel était couché don Luis avait
entendu tout cet entretien; et, s'étant levé, il alla dire ce qui
se passait à don Fernand, à Cardénio et aux autres, qui venaient
de s'habiller. Il leur conta comment cet homme appelait ce jeune
garçon par le titre de _don, _comment il voulait le ramener à la
maison de son père et comment l'autre ne le voulait pas. À cette
nouvelle, et sachant déjà du jeune homme ce qu'en annonçait la
belle voix que le ciel lui avait donnée, ils eurent tous un grand
désir de savoir plus en détail qui il était, et même de l'assister
si on voulait lui faire quelque violence. Ils se dirigèrent donc
du côté où il était encore, parlant et disputant avec son
domestique.

En ce moment, Dorothée sortit de sa chambre, et derrière elle doña
Clara toute troublée. Prenant à part Cardénio, Dorothée lui conta
brièvement l'histoire du musicien et de doña Clara. À son tour,
Cardénio lui annonça l'arrivée des gens de son père qui venaient
le chercher; mais il ne dit pas cette nouvelle à voix si basse que
doña Clara ne pût l'entendre, ce qui la mit tellement hors d'elle-
même, que, si Dorothée ne l'eût soutenue, elle se laissait tomber
à terre. Cardénio engagea Dorothée à la ramener dans sa chambre,
ajoutant qu'il allait faire en sorte d'arranger tout cela, et les
deux amies suivirent son conseil.

Au même instant, les quatre cavaliers venus à la recherche de don
Luis étaient entrés dans l'hôtellerie, et, le tenant au milieu
d'eux, essayaient de lui persuader de revenir sur-le-champ
consoler son père. Il répondit qu'il ne pouvait en aucune façon
suivre leur avis avant d'avoir terminé une affaire où il y allait
de sa vie, de son honneur et de son âme. Les domestiques le
pressèrent alors davantage, disant qu'ils ne reviendraient pas
sans lui, et qu'ils le ramèneraient, même contre son gré.

«Vous ne me ramènerez que mort, répliqua don Luis; aussi bien, de
quelque manière que vous m'emmeniez, ce sera toujours m'emmener
sans vie.»

Cependant le bruit de la querelle avait attiré la plupart de ceux
qui se trouvaient dans l'hôtellerie, notamment Cardénio, don
Fernand, ses compagnons, l'auditeur, le curé, le barbier et don
Quichotte, auquel il avait semblé qu'il n'était pas nécessaire de
garder plus longtemps le château. Cardénio, qui connaissait déjà
l'histoire du garçon muletier, demanda à ceux qui voulaient
l'entraîner de force quel motif ils avaient d'emmener ce jeune
homme contre sa volonté.

«Notre motif, répondit l'un des quatre, c'est de rendre la vie au
père de ce gentilhomme, que son absence met en péril de la perdre.

-- Il est inutile, interrompit don Luis, de rendre ici compte de
mes affaires. Je suis libre, et je m'en irai s'il me plaît; sinon,
aucun de vous ne me fera violence.

-- C'est la raison qui vous la fera, répondit l'homme; et si elle
ne suffit pas à Votre Grâce, elle nous suffira à nous, pour faire
ce pour quoi nous sommes venus, et à quoi nous sommes tenus.

-- Sachons la chose à fond,» dit l'auditeur.

Mais l'homme, qui le reconnut pour un voisin de sa maison,
répondit aussitôt:

«Est-ce que Votre Grâce, seigneur auditeur, ne reconnaît pas ce
gentilhomme? c'est le fils de votre voisin, qui s'est échappé de
la maison de son père, dans ce costume si peu convenable à sa
naissance, comme Votre Grâce peut s'en assurer.»

L'auditeur se mit alors à le considérer plus attentivement, et
l'ayant reconnu, il le prit dans ses bras:

«Quel enfantillage est-ce là, seigneur don Luis, lui dit-il, ou
quels motifs si puissants vous ont fait partir de la sorte, dans
cet équipage qui sied si mal à votre qualité?»

Le jeune homme sentit les larmes lui venir aux yeux; il ne put
répondre un seul mot à l'auditeur, qui dit aux quatre domestiques
de se calmer, et qu'il arrangerait l'affaire; puis, prenant don
Luis par la main, il le conduisit à part pour l'interroger sur son
escapade.

Tandis qu'il lui faisait cette question et d'autres encore, on
entendit de grands cris à la porte de l'hôtellerie. Voici quelle
en était la cause: deux hôtes qui s'étaient hébergés cette nuit
dans la maison, voyant que tout le monde était occupé à savoir ce
que cherchaient les quatre cavaliers, avaient tenté de déguerpir
sans payer ce qu'ils devaient. Mais l'hôtelier, qui était plus
attentif à ses affaires qu'à celles d'autrui, les arrêta au seuil
de la porte, et leur demanda l'écot, en gourmandant leur
malhonnête intention avec de telles paroles qu'il finit par les
exciter à lui répondre avec les poings fermés. Ils commencèrent
donc à le gourmer de telle sorte que le pauvre hôtelier fut
contraint de crier au secours. L'hôtesse et sa fille ne virent
personne plus inoccupé et plus à portée de le secourir que don
Quichotte, auquel la fille de l'hôtesse accourut dire:

«Secourez vite, seigneur chevalier, par la vertu que Dieu vous a
donnée, secourez vite mon pauvre père, que ces deux méchants
hommes sont à battre comme plâtre.»

À cela don Quichotte répondit d'une voix lente et du plus grand
sang-froid:

«Votre pétition, belle damoiselle, ne peut être accueillie en ce
moment: je suis dans l'impossibilité de m'entremettre en aucune
autre aventure jusqu'à ce que j'aie mis fin à celle où m'a engagé
ma parole. Mais ce que je puis faire pour votre service, le voici:
courez, et dites à votre père qu'il se soutienne dans cette
bataille le mieux qu'il pourra, et qu'il ne se laisse vaincre en
aucune façon, tandis que j'irai demander à la princesse Micomicona
la permission de le secourir en son angoisse; si elle me la donne,
soyez certaine que je saurai bien l'en tirer.

-- Ah! pécheresse que je suis, s'écria Maritornes, qui se trouvait
là; avant que Votre Grâce ait obtenu cette permission, mon maître
sera dans l'autre monde.

-- Eh bien! madame, reprit don Quichotte, faites que j'obtienne
cette permission dont j'ai besoin. Dès que je l'aurai, il
importera peu qu'il soit dans l'autre monde; car je l'en tirerai,
en dépit de ce monde-ci, qui voudrait y trouver à redire, ou du
moins je tirerai telle vengeance de ceux qui l'y auront envoyé,
que vous en serez plus que médiocrement satisfaite.»

Et, sans parler davantage, il alla se mettre à deux genoux devant
Dorothée, pour lui demander, avec des expressions chevaleresques
et errantes, que Sa Grandeur daignât lui donner permission de
courir et de secourir le châtelain de ce château qui se trouvait
en une grave extrémité. La princesse la lui donna de bon coeur, et
aussitôt embrassant son écu et mettant l'épée à la main, il
accourut à la porte de l'hôtellerie, où les deux hôtes étaient
encore à malmener l'hôtelier. Mais, dès qu'il arriva, il s'arrêta
tout court et se tint immobile, malgré les reproches de Maritornes
et de l'hôtesse, qui lui demandaient qu'est-ce qui le retenait en
place, au lieu de secourir leur maître et mari.

«Ce qui me retient? répondit don Quichotte; c'est qu'il ne m'est
pas permis de mettre l'épée à la main contre des gens de bas
étage; mais appelez mon écuyer Sancho, c'est lui que regarde cette
défense et cette vengeance.»

Voilà ce qui se passait à la porte de l'hôtellerie, où roulaient
les coups de poing et les gourmades, le tout au préjudice de
l'hôtelier et à la rage de Maritornes, de l'hôtesse et de sa
fille, qui se désespéraient de la lâcheté de don Quichotte et du
mauvais quart d'heure que passait leur maître, père et mari. Mais
laissons-le en cet état, car sans doute quelqu'un viendra le
secourir; sinon, tant pis pour celui qui se hasarde à plus que ses
forces ne permettent: qu'il souffre et ne dise mot. Revenons
maintenant, à cinquante pas en arrière, voir ce que don Luis
répondit à l'auditeur, que nous avons laissé l'ayant pris à part
pour lui demander la cause de son voyage, à pied et dans un si vil
équipage. Le jeune homme, lui saisissant les mains avec force,
comme si quelque grande affliction lui eût serré le coeur, et
versant un torrent de larmes, lui répondit:

«Je ne sais, mon seigneur, vous dire autre chose, si ce n'est que,
le jour où le ciel a voulu et où notre voisinage a permis que je
visse doña Clara, votre fille et ma dame, dès cet instant je l'ai
faite maîtresse de ma volonté; et si la vôtre, mon véritable
seigneur et père, n'y met obstacle, aujourd'hui même elle sera mon
épouse. C'est pour elle que j'ai abandonné la maison de mon père,
pour elle que j'ai pris ce costume, afin de la suivre partout où
elle irait comme la flèche suit le but, et le marinier l'étoile
polaire. Elle ne sait de mes désirs rien de plus que n'ont pu lui
faire entendre les pleurs qu'elle a vus de loin couler de mes
yeux. Vous connaissez déjà, seigneur, la fortune et la noblesse de
mes parents, vous savez que je suis leur unique héritier. Si ces
avantages vous semblent suffisants pour que vous vous hasardiez à
me rendre complètement heureux, agréez-moi dès maintenant pour
votre fils. Que si mon père, occupé d'autres vues personnelles,
n'était point satisfait du bien que j'ai su trouver pour moi, le
temps n'a pas moins de force pour changer les volontés humaines
que les choses de ce monde.»

À ces mots, l'amoureux jeune homme cessa de parler, et l'auditeur
demeura non moins surpris de la manière délicate et touchante dont
il lui avait découvert ses pensées, qu'indécis sur le parti qu'il
devait prendre dans une affaire si soudaine et si grave. Tout ce
qu'il put lui répondre, ce fut qu'il se calmât pour le moment, et
qu'il obtînt que ses domestiques ne l'emmenassent pas ce jour
même, afin d'avoir le temps de considérer ce qui conviendrait le
mieux à chacun. Don Luis voulut par force lui baiser les mains, et
même les baigna de ses larmes, chose qui aurait attendri un coeur
de pierre, et non pas seulement celui de l'auditeur, qui, en homme
habile, avait vu du premier coup d'oeil combien ce mariage était
avantageux à sa fille. Toutefois, il aurait voulu, si c'eût été
possible, l'effectuer avec le consentement du père de don Luis,
qu'il savait prétendre à faire de son fils un seigneur titré.

En ce moment, les hôtes querelleurs avaient fait la paix avec
l'hôtelier, après avoir consenti, plutôt par la persuasion et les
bons propos de don Quichotte que par ses menaces, à lui payer ce
qu'il demandait; d'un autre côté, les domestiques de don Luis
attendaient patiemment la fin de son entretien avec l'auditeur et
la résolution de leur maître, quand le diable, qui ne dort jamais,
fit entrer à cette heure même dans l'hôtellerie le barbier auquel
don Quichotte avait enlevé l'armet de Mambrin, et Sancho Panza les
harnais de son âne, pour les troquer contre ceux du sien. Ce
barbier, menant son âne à l'écurie, vit Sancho qui raccommodait je
ne sais quoi de son bât. Dès qu'il vit ce bât, il le reconnut, et,
prenant bravement Sancho par le collet, il lui dit:

«Ah! don larron, je vous tiens ici; rendez-moi vite mon plat à
barbe, et mon bât, et tous les harnais que vous m'avez volés.»

Sancho, qui se vit prendre à la gorge si à l'improviste, et qui
entendit les injures qu'on lui disait, saisit le bât d'une main,
et de l'autre donna une telle gourmade au barbier, qu'il lui mit
les mâchoires en sang. Mais, néanmoins, le barbier ne lâchait pas
prise et tenait bon son bât; au contraire, il éleva la voix de
telle sorte, que tous les gens de l'hôtellerie accoururent au
bruit et à la bataille.

«Au nom du roi et de la justice, criait-il, parce que je reprends
mon bien, il veut me tuer, ce larron, voleur de grands chemins.

-- Tu en as menti, répondit Sancho, je ne suis pas voleur de
grands chemins; et c'est de bonne guerre que mon seigneur don
Quichotte a gagné ces dépouilles.»

Celui-ci, qui était promptement accouru, se trouvait déjà présent
à la querelle, enchanté de voir avec quelle vigueur son écuyer
prenait la défensive et l'offensive. Il le tint même désormais
pour homme de coeur, et se proposa, dans le fond de son âme, de
l'armer chevalier à la première occasion qui s'offrirait, pensant
que l'ordre de chevalerie serait fort bien placé sur sa tête.
Parmi toutes les choses que le barbier débitait dans le courant de
la dispute, il vint à dire:

«Ce bât est à moi, comme la mort que je dois à Dieu, et je le
connais comme si je l'avais mis au monde; et voilà mon âne qui est
dans l'étable, qui ne me laissera pas mentir. Sinon, qu'on lui
essaye le bât, et, s'il ne lui va pas comme un gant, je passerai
pour infâme. Et il y a plus, c'est que le même jour qu'ils me
l'ont pris, ils m'ont enlevé aussi un plat à barbe de rosette,
tout neuf, qui n'avait pas encore été étrenné de sa vie, et qui
m'avait coûté un bel et bon écu.»

En cet endroit don Quichotte ne put se retenir; il se mit entre
les deux combattants, les sépara, et, déposant le bât par terre
pour que tout le monde le vît jusqu'à ce que la vérité fût
reconnue, il s'écria:

«Vos Grâces vont voir clairement et manifestement l'erreur où est
ce bon écuyer quand il appelle plat à barbe ce qui est, fut et
sera l'armet de Mambrin, que je lui ai enlevé de bonne guerre, et
dont je me suis rendu maître en tout bien tout honneur. Quant au
bât, je ne m'en mêle point; et tout ce que je peux dire, c'est que
mon écuyer Sancho me demanda permission pour ôter les
harnachements du cheval de ce poltron vaincu, et pour en parer le
sien. Je lui donnai la permission, il prit les harnais, et de ce
que la selle s'est changée en bât, je ne puis donner d'autre
raison que l'ordinaire, c'est-à-dire que ces métamorphoses se
voient dans les événements de la chevalerie. Pour preuve et
confirmation de ce que j'avance, cours vite, mon fils Sancho,
apporte ici l'armet que ce brave homme dit être un plat à barbe.

-- Pardine, seigneur, répliqua Sancho, si nous n'avons pas d'autre
preuve à faire valoir pour nous justifier que celle qu'offre Votre
Grâce, nous voilà frais. Aussi plat à barbe est l'armet de Mambrin
que la selle de ce bon homme est bât.

-- Fais ce que je te commande, reprit don Quichotte; peut-être que
toutes les choses qui arrivent en ce château ne doivent pas se
passer par voie d'enchantement.»

Sancho alla chercher le plat à barbe, l'apporta, et, dès que don
Quichotte le lui eût pris des mains, il s'écria:

«Regardez un peu, seigneurs: de quel front cet écuyer pourra-t-il
dire que ceci est un plat à barbe, et non l'armet que j'ai nommé?
Et je jure, par l'ordre de chevalerie dont je fais profession, que
cet armet est tel que je l'ai pris, sans en avoir ôté, sans y
avoir ajouté la moindre chose.

-- En cela, interrompit Sancho, il n'y a pas le plus petit doute:
car, depuis que mon seigneur l'a gagné jusqu'à cette heure, il n'a
livré avec lui qu'une seule bataille, lorsqu'il délivra ces
malheureux enchaînés; et, ma foi, sans l'assistance de ce plat-
armet, il aurait passé un mauvais moment, car, dans cette mêlée,
les pierres pleuvaient à verse.»

Chapitre XLV

_Où l'on achève d'éclaircir les doutes à propos du bât et de
l'armet de mambrin, avec d'autres aventures arrivées en toute
vérité_


«Que vous semble, seigneurs, s'écria le barbier, de ce
qu'affirment ces gentilshommes, puisqu'ils s'opiniâtrent à dire
que ceci n'est pas un plat à barbe, mais un armet?

-- Et qui dira le contraire, interrompit don Quichotte, je lui
ferai savoir qu'il ment, s'il est chevalier, et, s'il est écuyer,
qu'il en a menti mille fois.»

Notre barbier, maître Nicolas, qui se trouvait présent à la
bagarre, connaissant si bien l'humeur de don Quichotte, voulut
exciter encore son extravagance, et pousser plus loin la
plaisanterie, pour donner de quoi rire à tout le monde. Il dit
donc, parlant à l'autre barbier:

«Seigneur barbier, ou qui que vous soyez, sachez que je suis du
même état que vous; que j'ai reçu, il y a plus de vingt ans, mon
diplôme d'examen, et que je connais parfaitement tous les
instruments et ustensiles du métier de la barbe, sans en excepter
un seul; sachez de plus que, dans le temps de ma jeunesse, j'ai
été soldat, et que je ne connais pas moins bien ce que c'est qu'un
armet, un morion, une salade, et autres choses relatives à la
milice, c'est-à-dire aux espèces d'armes que portent les soldats.
Et je dis maintenant, sauf meilleur avis, car je m'en remets
toujours à celui d'un meilleur entendement, que cette pièce qui
est ici devant nous, et que ce bon seigneur tient à la main, non-
seulement n'est pas un plat à barbe de barbier, mais qu'elle est
aussi loin de l'être que le blanc est loin du noir, et la vérité
du mensonge. Et je dis aussi que bien que ce soit un armet, ce
n'est pas un armet entier.

-- Non certes, s'écria don Quichotte, car il lui manque une
moitié, qui est la mentonnière.

-- C'est cela justement,» ajouta le curé, qui avait compris
l'intention de son ami, maître Nicolas; et leur avis fut aussitôt
confirmé par Cardénio, don Fernand et ses compagnons. L'auditeur
lui-même, s'il n'eût été si préoccupé de l'aventure de don Luis,
aurait aidé, pour sa part, à la plaisanterie; mais les choses
sérieuses auxquelles il pensait l'avaient tellement absorbé, qu'il
ne faisait guère attention à ces badinages.

«Sainte Vierge! s'écria en ce moment le barbier mystifié, est-il
possible que tant d'honnêtes gens disent que ceci n'est pas un
plat à barbe, mais un armet! Voilà de quoi jeter dans l'étonnement
toute une université, si savante qu'elle soit. À ce train-là, si
ce plat à barbe est un armet, ce bât d'âne doit être aussi une
selle de cheval, comme ce seigneur l'a prétendu.

-- À moi, il me paraît un bât, reprit don Quichotte; mais j'ai
déjà dit que je ne me mêlais point de cela.

-- Que ce soit un bât ou une selle, dit le curé, c'est au seigneur
don Quichotte à le décider; car, en affaire de chevalerie, ces
seigneurs et moi nous lui cédons la palme.

-- Pardieu, mes seigneurs, s'écria don Quichotte, de si étranges
aventures me sont arrivées dans ce château, en deux fois que j'y
fus hébergé, que je n'ose plus rien décider affirmativement sur
les questions qu'on me ferait à propos de ce qu'il renferme; car
je m'imagine que tout ce qui s'y passe se règle par voie
d'enchantement. La première fois, je fus fort ennuyé des visites
d'un More enchanté qui se promène en ce château, et Sancho n'eut
guère plus à se louer des gens de sa suite; puis, hier soir, je
suis resté pendu par ce bras presque deux heures entières sans
savoir pourquoi ni comment j'étais tombé dans cette disgrâce.
Ainsi, me mettre à présent, au milieu d'une telle confusion, à
donner mon avis, ce serait m'exposer à un jugement téméraire. En
ce qui touche cette singulière prétention de vouloir que ceci soit
un plat à barbe et non un armet, j'ai déjà répondu; mais quant à
déclarer si cela est un bât ou une selle, je n'ose point rendre
une sentence définitive, et j'aime mieux laisser la question au
bon sens de Vos Grâces. Peut-être que, n'étant point armés
chevaliers comme moi, vous n'aurez rien à démêler avec les
enchantements de céans, et qu'ayant les intelligences parfaitement
libres, vous pourrez juger des choses de ce château comme elles
sont en réalité, et non comme elles me paraissent.

-- Il n'y a pas de doute, répondit à cela don Fernand; le seigneur
don Quichotte a parlé comme un oracle, et c'est à nous
qu'appartient la solution de cette difficulté; et, pour qu'elle
soit rendue avec plus de certitude, je vais recueillir en secret
les voix de ces seigneurs, et du résultat de ce vote je rendrai un
compte exact et fidèle.»

Pour ceux qui connaissaient l'humeur de don Quichotte, toute cette
comédie était une intarissable matière à rire; mais ceux qui
n'étaient pas au fait n'y voyaient que la plus grande bêtise du
monde, surtout les quatre domestiques de don Luis, et don Luis
lui-même, ainsi que trois autres voyageurs qui venaient par hasard
d'arriver à l'hôtellerie, et qui paraissaient des archers de la
Sainte-Hermandad, comme ils l'étaient en effet. Mais celui qui se
désespérait le plus, c'était le barbier, dont le plat à barbe
s'était changé, devant ses yeux, en armet de Mambrin, et dont le
bât, à ce qu'il pensait bien, allait sans aucun doute se changer
aussi en un riche harnais de cheval. Tous les autres spectateurs
riaient de voir don Fernand qui allait prendre les voix de l'un à
l'autre, leur parlant tout bas à l'oreille, pour qu'ils
déclarassent en secret si ce beau bijou sur lequel on avait tant
disputé était un bât ou une selle.

Après qu'il eut recueilli les votes de tous ceux qui connaissaient
don Quichotte, il dit à haute voix:

«Le cas est, brave homme, que je suis vraiment fatigué de prendre
tant d'avis, car je ne demande à personne ce que je désire savoir,
qu'on ne me réponde aussitôt qu'il y a folie à dire que ce soit un
bât d'âne, et que c'est une selle de cheval, et même d'un cheval
de race. Ainsi, prenez patience, car en dépit de vous et de votre
âne, ceci est une selle, et non un bât, et vous avez fort mal
prouvé votre allégation.

-- Que je perde ma place en paradis, s'écria le pauvre barbier, si
toutes Vos Grâces ne se trompent pas; et que mon âme paraisse
aussi bien devant Dieu que ce bât me paraît un bât, et non une
selle! Mais, ainsi vont les lois[263]... et je ne dis rien de plus.
Et pourtant je ne suis pas ivre, en vérité, car je n'ai pas même
rompu le jeûne aujourd'hui, si ce n'est par mes péchés.»

Les naïvetés que débitait le barbier ne faisaient pas moins rire
que les extravagances de don Quichotte, lequel dit en ce moment:

«Ce qu'il y a de mieux à faire ici, c'est que chacun reprenne son
bien; et, comme on dit: ce que Dieu t'a donné, que saint Pierre le
bénisse.»

Alors, un des quatre domestiques s'approchant:

«Si ce n'est pas, dit-il, un tour fait à plaisir, je ne puis me
persuader que des hommes d'aussi sage entendement que le sont ou
le paraissent tous ceux qui se trouvent ici, osent bien dire et
affirmer que cela n'est point un bât ni ceci un plat à barbe. Mais
comme je vois qu'on l'affirme et qu'on le prétend, je m'imagine
qu'il y a quelque mystère dans cet entêtement à dire une chose si
opposée à ce que nous démontrent la vérité et l'expérience même.
Car je jure bien (et son jurement était à pleine bouche) que tous
ceux qui vivent dans le monde à l'heure qu'il est ne me feraient
pas confesser que cela est autre chose qu'un plat à barbe de
barbier, et ceci un bât d'âne.

-- Ce pourrait être un bât de bourrique, interrompit le curé.

-- Tout de même, reprit le domestique; ce n'est pas là qu'est la
question, mais à savoir si c'est un bât, oui ou non, comme Vos
Grâces le prétendent.»

À ces propos, un des archers nouveaux venus dans l'hôtellerie, qui
avait entendu la fin de la querelle, ne put retenir son dépit et
sa mauvaise humeur.

«C'est un bât, s'écria-t-il, comme mon père est un homme, et qui a
dit ou dira le contraire doit être aviné comme une grappe de
raisin.

-- Tu en as menti comme un maraud de vilain,» répondit don
Quichotte.

Et levant sa lance, qu'il ne quittait jamais, il lui en déchargea
un tel coup sur la tête, que, si l'archer ne se fût détourné, il
l'étendait tout de son long. La lance se brisa par terre, et les
autres archers, voyant maltraiter leur camarade, élevèrent la voix
pour demander main-forte à la Sainte-Hermandad. L'hôtelier, qui
était de la confrérie, courut chercher sa verge et son épée, et se
rangea aux côtés de ses compagnons; les domestiques de don Luis
entourèrent leur maître, pour qu'il ne pût s'échapper à la faveur
du tumulte: le barbier, voyant la maison sens dessus dessous, alla
reprendre son bât, que Sancho ne lâchait pas d'un ongle; don
Quichotte mit l'épée à la main, et fondit sur les archers; don
Luis criait à ses valets de le laisser, et d'aller secourir don
Quichotte, ainsi que don Fernand et Cardénio, qui avaient pris sa
défense; le curé haranguait de tous ses poumons, l'hôtesse jetait
des cris, sa fille soupirait, Maritornes pleurait, Dorothée était
interdite, Luscinde épouvantée, et doña Clara évanouie. Le barbier
gourmait Sancho, Sancho rossait le barbier; don Luis, qu'un de ses
valets osa saisir par le bras pour qu'il ne se sauvât pas, lui
donna un coup de poing qui lui mit les mâchoires en sang;
l'auditeur le défendait; don Fernand tenait un des archers sous
ses talons, et lui mesurait le corps avec les pieds tout à son
aise; l'hôtelier criait de nouveau pour demander main-forte à la
Sainte-Hermandad; enfin, l'hôtellerie n'était que pleurs,
sanglots, cris, terreurs, alarmes, disgrâces, coups d'épée, coups
de poing, coups de pied, coups de bâton, meurtrissures et effusion
de sang. Tout à coup, au milieu de cette confusion, de ce
labyrinthe, de ce chaos, une idée frappe l'imagination de don
Quichotte: il se croit, de but en blanc, transporté au camp
d'Agramant[264]; et, d'une voix de tonnerre qui ébranlait
l'hôtellerie:

«Que tout le monde s'arrête, s'écrie-t-il, que tout le monde
dépose les armes, que tout le monde s'apaise, que tout le monde
m'écoute, si tout le monde veut rester en vie.»

À ces cris, en effet, tout le monde s'arrêta, et lui poursuivit de
la sorte:

«Ne vous ai-je pas dit, seigneurs, que ce château était enchanté,
et qu'une légion de diables l'habitait? En preuve de cela, je veux
que vous voyiez par vos propres yeux comment est passée et s'est
transportée parmi nous la discorde du camp d'Agramant. Regardez:
ici on combat pour l'épée, là pour le cheval, de ce côté pour
l'aigle blanche, de celui-ci pour l'armet, et tous nous nous
battons, et tous sans nous entendre. Venez ici, seigneur auditeur,
et vous aussi, seigneur curé; que l'un serve de roi Agramant, et
l'autre de roi Sobrin, et mettez-nous en paix: car, au nom du Dieu
tout-puissant, c'est une grande vilenie que tant de gens de
qualité, comme nous sommes ici, s'entre-tuent pour de si piètres
motifs.»

Les archers, qui n'entendaient rien à la rhétorique de don
Quichotte et qui se voyaient fort malmenés par don Fernand,
Cardénio et leurs compagnons, ne voulaient pas se calmer. Le
barbier, oui, car, dans la bataille, on lui avait mis en pièces
aussi bien la barbe que le bât. Sancho, en bon serviteur, obéit au
premier mot de son maître; les quatre domestiques de don Luis se
tinrent également tranquilles, voyant combien peu ils gagnaient à
ne pas l'être; le seul hôtelier s'obstinait à prétendre qu'il
fallait châtier les impertinences de ce fou, qui, à chaque pas,
troublait et bouleversait la maison. En définitive, le tapage
s'apaisa pour le moment, le bât resta selle jusqu'au jour du
jugement dernier, le plat à barbe armet, et l'hôtellerie château,
dans l'imagination de don Quichotte.

Le calme enfin rétabli, et la paix faite à l'instigation
persuasive de l'auditeur et du curé, les domestiques de don Luis
revinrent à la charge pour l'emmener à l'instant même; et, tandis
qu'il se débattait avec eux, l'auditeur consulta don Fernand,
Cardénio et le curé sur le parti qu'il devait prendre en une telle
occurrence, après leur avoir conté la confidence que don Luis
venait de lui faire. À la fin, on décida que don Fernand se fît
connaître aux domestiques de don Luis, et qu'il leur dît que
c'était son plaisir d'emmener ce jeune homme en Andalousie, où son
frère le marquis le recevrait comme il méritait de l'être, parce
qu'il était facile de voir, à l'intention de don Luis, qu'il se
laisserait plutôt mettre en morceaux que de retourner cette fois
auprès de son père. Quand les quatre domestiques connurent la
qualité de don Fernand et la résolution de don Luis, ils
résolurent que trois d'entre eux retourneraient conter à son père
ce qui s'était passé, tandis que l'autre resterait avec don Luis
pour le servir, et qu'il ne le perdrait point de vue que les
autres ne fussent revenus le chercher, ou qu'on ne sût ce
qu'ordonnerait son père.

C'est ainsi que s'apaisèrent ce monceau de querelles par
l'autorité d'Agramant et la prudence du roi Sobrin. Mais quand le
démon, ennemi de la concorde et rival de la paix, se vit méprisé
et bafoué; quand il reconnut le peu de fruit qu'il avait retiré de
les avoir enfermés tous dans ce labyrinthe inextricable, il
résolut de tenter encore une fois la fortune en suscitant de
nouveaux troubles et de nouvelles disputes.

Or, il arriva que les archers avaient quitté la partie parce
qu'ils eurent vent de la qualité de ceux contre lesquels ils
combattaient, et qu'ils s'étaient retirés de la mêlée,
reconnaissant bien que, quoi qu'il arrivât, ils auraient à porter
les coups; mais l'un d'eux, celui-là même que don Fernand avait si
bien moulu sous ses talons, vint à se rappeler que, parmi divers
mandats dont il était porteur pour arrêter des délinquants, il
s'en trouvait un contre don Quichotte, que la Sainte-Hermandad
avait ordonné de saisir par corps, à propos de la délivrance des
galériens, comme Sancho l'avait craint avec tant de raison. Frappé
de cette idée, l'archer voulut vérifier si le signalement donné
dans le mandat d'arrêt cadrait bien avec celui de don Quichotte.
Il tira de son sein un rouleau de parchemin, trouva le papier
qu'il cherchait; et, se mettant à lire très-posément, car il
n'était pas fort lecteur, à chaque mot qu'il épelait, il jetait
les yeux sur don Quichotte, et comparait le signalement du mandat
avec le visage du chevalier. Il reconnut que, sans nul doute,
c'était bien lui que désignait le mandat. À peine s'en fut-il
assuré que, serrant son rouleau de parchemin, il prit le mandat de
la main gauche, et de la droite empoigna don Quichotte au
collet[265], si fortement qu'il ne lui laissait pas prendre haleine.
En même temps il criait à haute voix:

«Main-forte à la Sainte-Hermandad! et, pour qu'on voie que cette
fois-ci je la demande sérieusement, on n'a qu'à lire ce mandat, où
il est ordonné d'arrêter ce voleur de grands chemins.»

Le curé prit le mandat, et reconnut qu'effectivement l'archer
disait vrai, et que le signalement s'appliquait à don Quichotte.
Quand celui-ci se vit maltraiter par ce coquin de manant, enflammé
de colère au point que les os du corps lui craquaient, il saisit
du mieux qu'il put, avec ses deux mains, l'archer à la gorge,
lequel, si ses camarades ne l'eussent secouru, aurait plutôt
laissé la vie que don Quichotte n'eût lâché prise.

L'hôtelier, qui devait forcément donner assistance à ceux de son
office, accourut aussitôt leur prêter main-forte. L'hôtesse, en
voyant de nouveau son mari fourré dans les querelles, jeta de
nouveau les hauts cris, et ce bruit lui amena Maritornes et sa
fille, qui l'aidèrent à demander le secours du ciel et de tous
ceux qui se trouvaient là. Sancho s'écria, à la vue de ce qui se
passait:

«Vive le seigneur! rien de plus vrai que ce que dit mon maître des
enchantements de ce château, car il est impossible d'y vivre une
heure en paix.»

Don Fernand sépara l'archer de don Quichotte, et, fort à la
satisfaction de tous deux, il leur fit mutuellement lâcher prise,
car ils accrochaient les ongles de toute leur force, l'un dans le
collet du pourpoint de l'autre, et l'autre à la gorge du premier.
Mais toutefois la quadrille des archers ne cessait de réclamer
leur détenu; ils criaient qu'on le leur livrât pieds et poings
liés, puisque ainsi l'exigeait le service du roi et de la Sainte-
Hermandad, au nom desquels ils demandaient secours et main-forte
pour arrêter ce brigand, ce voleur de grands chemins et de petits
sentiers. Don Quichotte souriait dédaigneusement à ces propos, et,
gardant toute sa gravité, il se contenta de répondre:

«Approchez, venez ici, canaille mal née et mal-apprise. Rendre la
liberté à ceux qu'on tient à la chaîne, délivrer les prisonniers,
relever ceux qui sont à terre, secourir les misérables et soulager
les nécessiteux, c'est là ce que vous appelez voler sur les grands
chemins! Ah! race infâme, race indigne, par la bassesse de votre
intelligence, que le ciel vous révèle la valeur que renferme en
soi la chevalerie errante, et vous laisse seulement comprendre le
péché que vous commettez en refusant votre respect à la présence,
que dis-je, à l'ombre de tout chevalier errant! Venez ici, larrons
en quadrilles plutôt qu'archers de maréchaussée, détrousseurs de
passants avec licence de la Sainte-Hermandad; dites-moi, quel est
donc l'ignorant qui a signé un mandat d'arrêt contre un chevalier
tel que moi? Qui ne sait pas que les chevaliers errants sont hors
de toute juridiction criminelle, qu'ils n'ont de loi que leur
épée, de règlements que leurs prouesses, de code souverain que
leur volonté? Quel est donc l'imbécile, dis-je encore, qui peut
ignorer qu'aucunes lettres de noblesse ne confèrent autant
d'immunités et de privilèges que n'en acquiert un chevalier errant
le jour où il est armé chevalier et s'adonne au dur exercice de la
chevalerie? Quel chevalier errant a jamais payé gabelle, corvées,
dîmes, octrois, douanes, chaîne de route ou bac de rivière? Quel
tailleur lui a demandé la façon d'un habit? Quel châtelain,
l'ayant recueilli dans son château, lui a fait payer l'écot de la
couchée? Quel roi ne l'a fait asseoir à sa table? Quelle
demoiselle ne s'est éprise de lui, et ne lui a livré, avec
soumission, le trésor de ses charmes? Enfin, quel chevalier errant
vit-on, voit-on et verra-t-on jamais dans le monde, qui n'ait
assez de force et de courage pour donner à lui seul quatre cents
coups de bâton à quatre cents archers en quadrilles qui oseraient
lui tenir tête?»

Chapitre XLVI

_De la notable aventure des archers de la Sainte-Hermandad, et de
la grande férocité de notre bon ami don Quichotte__[266]_


Tandis que don Quichotte débitait cette harangue, le curé
s'occupait à faire entendre aux archers que don Quichotte avait
l'esprit à l'envers, comme ils le voyaient bien à ses paroles et à
ses oeuvres, et qu'ainsi rien ne les obligeait à pousser plus loin
l'affaire, puisque, parvinssent-ils à le prendre et à l'emmener,
il faudrait bien incontinent le relâcher en qualité de fou. Mais
l'homme au mandat répondit que ce n'était point à lui à juger de
la folie de don Quichotte; qu'il devait seulement exécuter ce que
lui commandaient ses supérieurs, et que, le fou une fois arrêté,
on pourrait le relâcher trois cents autres fois.

«Néanmoins, reprit le curé, ce n'est pas cette fois-ci que vous
devez l'emmener, et, si je ne me trompe, il n'est pas d'humeur à
se laisser faire.»

Finalement, le curé sut leur parler et les persuader si bien, et
don Quichotte sut faire tant d'extravagances, que les archers
auraient été plus fous que lui s'ils n'eussent reconnu sa folie.
Ils prirent donc le parti de s'apaiser, et se firent même
médiateurs entre le barbier et Sancho Panza, qui continuaient
encore leur querelle avec une implacable rancune. À la fin, comme
membres de la justice, ils arrangèrent le procès en amiables
compositeurs, de telle façon que les deux parties restèrent
satisfaites, sinon complètement, du moins en quelque chose, car il
fut décidé que l'échange des bâts aurait lieu, mais non celui des
sangles et des licous. Quant à l'affaire de l'armet de Mambrin, le
curé, en grande cachette et sans que don Quichotte s'en aperçût,
donna huit réaux du plat à barbe, et le barbier lui en fit un
récépissé en bonne forme, par lequel il promettait de renoncer à
toute réclamation, pour le présent et dans les siècles des
siècles, amen.

Une fois ces deux querelles apaisées (c'étaient les plus
envenimées et les plus importantes), il ne restait plus qu'à
obtenir des valets de don Luis que trois d'entre eux s'en
retournassent, et que l'autre demeurât pour accompagner leur
maître où don Fernand voudrait l'emmener. Mais le destin moins
rigoureux et la fortune plus propice, ayant commencé de prendre
parti pour les amants et les braves de l'hôtellerie, voulurent
mener la chose à bonne fin. Les valets de don Luis se résignèrent
à tout ce qu'il voulut, ce qui donna tant de joie à doña Clara,
que personne ne l'aurait alors regardée au visage sans y lire
l'allégresse de son âme. Zoraïde, sans comprendre parfaitement
tous les événements qui se passaient sous ses yeux, s'attristait
ou se réjouissait suivant ce qu'elle observait sur les traits de
chacun, et notamment de son capitaine espagnol, sur qui elle avait
les yeux fixés et l'âme attachée. Pour l'hôtelier, auquel
n'avaient point échappé le cadeau et la récompense qu'avait reçus
le barbier, il réclama l'écot de don Quichotte, ainsi que le
dommage de ses outres et la perte de son vin, jurant que ni
Rossinante ni l'âne de Sancho ne sortiraient de l'hôtellerie qu'on
ne lui eût tout payé, jusqu'à la dernière obole. Tout cela fut
encore arrangé par le curé, et payé par don Fernand, bien que
l'auditeur en eût aussi offert le payement de fort bonne grâce.
Enfin la paix et la tranquillité furent si complètement rétablies,
que l'hôtellerie ne ressemblait plus, comme l'avait dit don
Quichotte, à la discorde du camp d'Agramant, mais à la paix
universelle du règne d'Octavien, et la commune opinion fut qu'il
fallait en rendre grâces aux bonnes intentions du curé, secondées
par sa haute éloquence, ainsi qu'à l'incomparable libéralité de
don Fernand.

Quand don Quichotte se vit ainsi libre et débarrassé de toutes ces
querelles, tant de son écuyer que des siennes propres, il lui
sembla qu'il était temps de poursuivre son voyage et de mettre fin
à cette grande aventure, pour laquelle il fut appelé et élu. Il
alla donc, avec une ferme résolution, plier les genoux devant
Dorothée, qui ne voulut pas lui laisser dire un mot jusqu'à ce
qu'il se fût relevé. Pour lui obéir, il se tint debout et lui dit:

«C'est un commun adage, ô belle princesse, que la diligence est la
mère de la bonne fortune; et l'expérience a montré, en des cas
nombreux et graves, que l'empressement du plaideur mène à bonne
fin le procès douteux. Mais en aucune chose cette vérité n'éclate
mieux que dans celle de la guerre, où la célérité et la
promptitude, prévenant les desseins de l'ennemi, remportent la
victoire, avant même qu'il se soit mis en défense. Tout ce que je
dis là, haute et précieuse dame, c'est parce qu'il me semble que
notre séjour dans ce château n'est plus d'aucune utilité, tandis
qu'il pourrait nous devenir si nuisible, que nous eussions quelque
jour à nous en repentir; car, enfin, qui sait si, par le moyen
d'habiles espions, votre ennemi le géant n'aura point appris que
je vais l'exterminer, et s'il n'aura pu, favorisé par le temps que
nous lui laissons, se fortifier dans quelque citadelle
inexpugnable, contre laquelle ne prévaudront ni mes poursuites ni
la force de mon infatigable bras? Ainsi donc, princesse,
prévenons, comme je l'ai dit, ses desseins par notre diligence, et
partons incontinent à la bonne aventure, car Votre Grandeur ne
tardera pas plus à l'avoir telle qu'elle la désire, que je ne
tarderai à me trouver en face de votre ennemi.»

Don Quichotte se tut à ces mots, et attendit gravement la réponse
de la belle infante. Celle-ci, prenant des airs de princesse
accommodés au style de don Quichotte, lui répondit en ces termes:

«Je vous rends grâces, seigneur chevalier, du désir que vous
montrez de me prêter faveur en ma grande affliction; c'est agir en
chevalier auquel il appartient de protéger les orphelins et de
secourir les nécessiteux. Et plaise au ciel que notre commun
souhait s'accomplisse, pour que vous confessiez qu'il y a dans le
monde des femmes reconnaissantes! Quant à mon départ, qu'il ait
lieu, sur-le-champ, car je n'ai de volonté que la vôtre. Disposez
de moi selon votre bon plaisir; celle qui vous a remis une fois la
défense de sa personne, et qui a confié à votre bras la
restauration de ses droits royaux, ne peut vouloir aller contre ce
qu'ordonne votre prudence.

-- À la main de Dieu! s'écria don Quichotte; puisqu'une princesse
s'humilie devant moi, je ne veux pas perdre l'occasion de la
relever, et de la remettre sur son trône héréditaire. Partons sur-
le-champ, car le désir et l'éloignement m'éperonnent, et, comme on
dit, le péril est dans le retard. Et puisque le ciel n'a pu créer,
ni l'enfer vomir aucun être qui m'épouvante ou m'intimide, selle
vite, Sancho, selle Rossinante, ton âne et le palefroi de la
reine; prenons congé du châtelain et de ces seigneurs, et quittons
ces lieux au plus vite.»

Sancho, qui était présent à toute la scène, s'écria, en hochant la
tête de droite et de gauche:

«Ah! seigneur, seigneur, il y a plus de mal au hameau que n'en
imagine le bedeau, soit dit sans offenser les honnêtes coiffes.

-- Quel mal, interrompit don Quichotte, peut-il y avoir en aucun
hameau et dans toutes les villes du monde réunies, qui puisse
atteindre ma réputation, manant que tu es?

-- Si Votre Grâce se fâche, dit Sancho, je me tairai et me
dispenserai de dire ce que je dois lui révéler en bon écuyer, ce
que tout bon serviteur doit dire à son maître.

-- Dis ce que tu voudras, répondit don Quichotte, pourvu que tes
paroles n'aient point pour objet de m'intimider; si tu as peur,
fais comme qui tu es: moi, qui suis sans crainte, je ferai comme
qui je suis.

-- Ce n'est pas cela, par les péchés que j'ai commis devant Dieu!
repartit Sancho; ce qu'il y a, c'est que je tiens pour certain et
pour dûment vérifié que cette dame, qui se dit être reine du grand
royaume de Micomicon, ne l'est pas plus que ma mère. Car si elle
était ce qu'elle dit, elle n'irait pas se becquetant avec
quelqu'un de la compagnie dès qu'on tourne la tête, et à chaque
coin de mur.»

À ce propos de Sancho, Dorothée rougit jusqu'au blanc des yeux:
car il était bien vrai que, maintes fois en cachette, son époux
don Fernand avait touché avec les lèvres un acompte sur le prix
que méritaient ses désirs. Sancho l'avait surprise, et il lui
avait paru qu'une telle familiarité était plutôt d'une courtisane
que de la reine d'un si grand royaume. Dorothée ne trouva pas un
mot à lui répondre, et le laissa continuer:

«Je vous dis cela, seigneur, ajouta-t-il, parce que, à la fin des
fins, quand nous aurons fait tant de voyages, quand nous aurons
passé de mauvaises nuits et de pires journées, si ce gaillard qui
se divertit dans cette hôtellerie vient cueillir le fruit de nos
travaux, pour quoi faire, ma foi, me tant dépêcher à seller
Rossinante, à bâter le grison et à brider le palefroi? Il vaut
mieux rester tranquilles, et que chaque femelle file sa
quenouille, et allons-nous-en dîner.»

Miséricorde! quelle effroyable colère ressentit don Quichotte
quand il entendit les insolentes paroles de son écuyer! elle fut
telle que, lançant des flammes par les yeux, il s'écria d'une voix
précipitée et d'une langue que faisait bégayer la rage:

«Ô manant, ô brutal, effronté, impudent, téméraire, calomniateur
et blasphémateur! Comment oses-tu prononcer de telles paroles en
ma présence et devant ces illustres dames? Comment oses-tu mettre
de telles infamies dans ta stupide imagination? Va-t'en loin de
moi, monstre de nature, dépositaire de mensonges, réceptacle de
fourberies, inventeur de méchancetés, publicateur de sottises,
ennemi du respect qu'on doit aux royales personnes; va-t'en, ne
parais plus devant moi, sous peine de ma colère.»

En disant cela, il fronça les sourcils, enfla les joues, regarda
de travers, frappa la terre du pied droit, signes évidents de la
rage qui lui rongeait les entrailles. À ces paroles, à ces gestes
furieux, Sancho demeura si atterré, si tremblant, qu'il aurait
voulu qu'en cet instant même la terre se fût ouverte sous ses
pieds pour l'engloutir. Il ne sut faire autre chose que se
retourner bien vite, et s'éloigner de la présence de son courroucé
seigneur. Mais la discrète Dorothée, qui connaissait si bien
maintenant l'humeur de don Quichotte, dit aussitôt pour calmer sa
colère:

«Ne vous fâchez point, seigneur chevalier de la Triste-Figure, des
impertinences qu'a dites votre bon écuyer; peut-être ne les a-t-il
pas dites sans motif, et l'on ne peut soupçonner sa conscience
chrétienne d'avoir porté faux témoignage contre personne. Il faut
donc croire, sans conserver le moindre doute à ce sujet, que,
puisqu'en ce château, comme vous le dites, seigneur chevalier,
toutes choses vont et se passent à la façon des enchantements, il
peut bien arriver que Sancho ait vu par cette voie diabolique ce
qu'il dit avoir vu de si contraire et de si offensant à ma vertu.

-- Par le Dieu tout-puissant! s'écria don Quichotte, je jure que
Votre Grandeur a touché le but. Oui, c'est quelque mauvaise vision
qui est arrivée à ce pécheur de Sancho, pour lui faire voir ce
qu'il était impossible qu'il vît autrement que par des sortilèges.
Je connais trop bien la bonté et l'innocence de ce malheureux pour
croire qu'il sache porter faux témoignage contre personne.

-- Voilà ce qui est et ce qui sera, reprit don Fernand; dès lors,
seigneur don Quichotte, vous devez lui pardonner et le rappeler au
giron de Votre Grâce, _sicut erat in principio, _avant que ses
maudites visions lui eussent tourné l'esprit.»

Don Quichotte ayant répondu qu'il lui pardonnait, le curé alla
quérir Sancho, lequel vint humblement se mettre à genoux devant
son maître et lui demander sa main. L'autre se la laissa prendre
et baiser, puis il lui donna sa bénédiction, et lui dit:

«Maintenant, mon fils Sancho, tu achèveras de reconnaître à quel
point était vrai ce que je t'ai dit mainte et mainte fois, que
toutes les choses de ce château arrivent par voie d'enchantement.

-- Je le crois sans peine, répondit Sancho, excepté toutefois
l'histoire de la couverture, qui est réellement arrivée par voie
ordinaire.

-- N'en crois rien, répliqua don Quichotte; s'il en était ainsi,
je t'aurais alors vengé et je te vengerais encore à présent. Mais
ni alors, ni à présent, je n'ai pu voir sur qui tirer vengeance de
ton outrage.»

Tous les assistants voulurent savoir ce que c'était que cette
histoire de la couverture, et l'hôtelier leur conta de point en
point les voyages aériens de Sancho Panza, ce qui les fit beaucoup
rire, et ce qui n'aurait pas moins fâché Sancho, si son maître ne
lui eût affirmé de nouveau que c'était un pur enchantement.
Toutefois la simplicité de Sancho n'alla jamais jusqu'au point de
douter que ce ne fût une vérité démontrée, sans mélange d'aucune
supercherie, qu'il avait été bien et dûment berné par des
personnages de chair et d'os, et non par des fantômes de rêve et
d'imagination, comme le croyait et l'affirmait son seigneur.

Il y avait déjà deux jours que tous les membres de cette illustre
société habitaient l'hôtellerie, et, comme il leur parut qu'il
était bien temps de partir, ils cherchèrent un moyen pour que,
sans que Dorothée et don Fernand prissent la peine d'accompagner
don Quichotte jusqu'à son village en continuant la délivrance de
la reine Micomicona, le curé et le barbier pussent l'y conduire,
comme ils le désiraient, et tenter la guérison de sa folie. Ce
qu'on arrêta d'un commun accord, ce fut de faire prix avec le
charretier d'une charrette à boeufs, que le hasard fit passer par
là, pour qu'il l'emmenât de la manière suivante: On fit une espèce
de cage avec des bâtons entrelacés, où don Quichotte pût tenir à
l'aise; puis aussitôt, sur l'avis du curé, don Fernand avec ses
compagnons, les valets de don Luis, et les archers réunis à
l'hôte, se couvrirent tous le visage, et se déguisèrent, celui-ci
d'une façon, celui-là d'une autre, de manière qu'ils parussent à
don Quichotte d'autres gens que ceux qu'il avait vus dans ce
château. Cela fait, ils entrèrent en grand silence dans la chambre
où il était couché, se reposant des alertes passées. Ils
s'approchèrent du pauvre chevalier, qui dormait paisiblement, sans
méfiance d'une telle aventure, et, le saisissant tous ensemble,
ils lui lièrent si bien les mains et les pieds, que, lorsqu'il
s'éveilla en sursaut, il ne put ni remuer, ni faire autre chose
que de s'étonner et de s'extasier en voyant devant lui de si
étranges figures. Il tomba sur-le-champ dans la croyance que son
extravagante imagination lui rappelait sans cesse: il se persuada
que tous ces personnages étaient des fantômes de ce château
enchanté, et que, sans nul doute, il était enchanté lui-même,
puisqu'il ne pouvait ni bouger ni se défendre. C'était justement
ainsi que le curé, inventeur de la ruse et de la machination,
avait pensé que la chose arriverait.

De tous les assistants, le seul Sancho avait conservé son même bon
sens et sa même figure; et, quoiqu'il s'en fallût de fort peu
qu'il ne partageât la maladie de son maître, il ne laissa pourtant
pas de reconnaître qui étaient tous ces personnages contrefaits.
Mais il n'osa pas découdre les lèvres avant d'avoir vu comment se
termineraient cet assaut et cette arrestation de son seigneur,
lequel n'avait pas plus envie de dire mot, dans l'attente du
résultat qu'aurait sa disgrâce. Ce résultat fut qu'on apporta la
cage auprès de son lit, qu'on l'enferma dedans, et qu'on cloua les
madriers si solidement qu'il aurait fallu plus de deux tours de
reins pour les briser. On le prit ensuite à dos d'homme, et,
lorsqu'il sortait de l'appartement, on entendit une voix
effroyable, autant du moins que put la faire le barbier, non celui
du bât, mais l'autre, qui parlait de la sorte:

«Ô chevalier de la Triste-Figure, n'éprouve aucun déconfort de la
prison où l'on t'emporte; il doit en être ainsi pour que tu
achèves plus promptement l'aventure que ton grand coeur t'a fait
entreprendre, laquelle aventure se terminera quand le terrible
lion manchois et la blanche colombe tobosine gîteront dans le même
nid, après avoir courbé leurs fronts superbes sous le joug léger
d'un doux hyménée. De cette union inouïe sortiront, aux regards du
monde étonné, les vaillants lionceaux qui hériteront des griffes
rapaces d'un père valeureux. Cela doit arriver avant que le dieu
qui poursuit la nymphe fugitive ait, dans son cours rapide et
naturel, rendu deux fois visite aux brillantes images du Zodiaque.
Et toi, ô le plus noble et le plus obéissant écuyer qui eût jamais
l'épée à la ceinture, la barbe au menton et l'odorat aux narines,
ne te laisse pas troubler et évanouir en voyant enlever sous tes
yeux mêmes la fleur de la chevalerie errante. Bientôt, s'il plaît
au grand harmonisateur des mondes, tu te verras emporté si haut,
que tu ne pourras plus te reconnaître, et qu'ainsi seront
accomplies les promesses de ton bon seigneur. Je t'assure même, au
nom de la sage Mentironiana, que tes gages te seront payés, comme
tu le verras à l'oeuvre. Suis donc les traces du vaillant et
enchanté chevalier, car il convient que tu ailles jusqu'à
l'endroit où vous ferez halte ensemble, et, puisqu'il ne m'est pas
permis d'en dire davantage, que la grâce de Dieu reste avec vous;
je m'en retourne où seul je le sais.»

À la fin de la prédiction, le prophète éleva la voix en fausset,
puis la baissa peu à peu avec une si touchante modulation, que
ceux même qui étaient au fait de la plaisanterie furent sur le
point de croire à ce qu'ils avaient entendu.

Don Quichotte se sentit consolé en écoutant la prophétie, car il
en démêla de point en point le sens et la portée. Il comprit qu'on
lui promettait de se voir engagé dans les liens d'un saint et
légitime mariage avec sa bien-aimée Dulcinée du Toboso, dont les
flancs heureux mettraient bas les lionceaux, ses fils, pour
l'éternelle gloire de la Manche. Plein d'une ferme croyance à ce
qu'il venait d'entendre, il s'écria en poussant un profond soupir:

«Ô toi, qui que tu sois, qui m'as prédit tant de bonheur, je t'en
supplie, demande de ma part au sage enchanteur qui s'est chargé du
soin de mes affaires, qu'il ne me laisse point périr en cette
prison où l'on m'emporte à présent, jusqu'à ce que je voie
s'accomplir d'aussi joyeuses, d'aussi incomparables promesses.
Qu'il en soit ainsi, et je tiendrai pour célestes jouissances les
peines de ma prison, pour soulagement les chaînes qui
m'enveloppent, et ce lit de planches sur lequel on m'étend, loin
de me sembler un dur champ de bataille, sera pour moi la plus
douce et la plus heureuse couche nuptiale. Quant à la consolation
que doit m'offrir la compagnie de Sancho Panza, mon écuyer, j'ai
trop de confiance en sa droiture et en sa bonté pour craindre
qu'il ne m'abandonne en la bonne ou en la mauvaise fortune; car,
s'il arrivait, par la faute de son étoile ou de la mienne, que je
ne pusse lui donner cette île tant promise, ou autre chose
équivalente, ses gages, du moins, ne seront pas perdus, puisque,
dans mon testament, qui est déjà fait, j'ai déclaré par écrit ce
qu'on doit lui donner, non suivant ses nombreux et loyaux
services, mais suivant mes faibles moyens.»

À ces mots, Sancho Panza lui fit une révérence fort courtoise, et
lui baisa les deux mains, car lui en baiser une n'était pas
possible, puisqu'elles étaient attachées ensemble. Ensuite les
fantômes prirent la cage sur leurs épaules, et la chargèrent sur
la charrette à boeufs[267].

Chapitre XLVII

_De l'étrange manière dont fut enchanté don Quichotte de la
Manche, avec d'autres fameux événements__[268]_


Lorsque don Quichotte se vit engagé de cette façon et hissé sur la
charrette, il se mit à dire:

«J'ai lu bien des histoires de chevaliers errants, de bien graves
et de bien authentiques; mais jamais je n'ai lu, ni vu, ni ouï
dire qu'on emmenât ainsi les chevaliers enchantés, avec la lenteur
que promet le pas de ces paresseux et tardifs animaux. En effet,
on a toujours coutume de les emporter par les airs avec une
excessive rapidité, enfermés dans quelque nuage obscur, ou portés
sur un char de feu, ou montés sur quelque hippogriffe. Mais me
voir maintenant emmené sur une charrette à boeufs, vive Dieu! j'en
suis tout confus. Néanmoins, peut-être que la chevalerie et les
enchantements de nos temps modernes suivent une autre voie que
ceux des temps anciens; peut-être aussi, comme je suis nouveau
chevalier dans le monde, et le premier qui ait ressuscité la
profession déjà oubliée de la chevalerie aventurière, a-t-on
nouvellement inventé d'autres espèces d'enchantements et d'autres
manières de conduire les enchantés. Que t'en semble, mon fils
Sancho?

-- Je ne sais trop ce qu'il m'en semble, répondit Sancho, car je
n'ai pas tant lu que Votre Grâce dans les écritures errantes;
mais, cependant, j'oserais affirmer et jurer que toutes ces
visions qui vont et viennent ici autour ne sont pas entièrement
catholiques.

-- Catholiques, bon Dieu! s'écria don Quichotte; comment seraient-
elles catholiques, puisque ce sont autant de démons qui ont pris
des corps fantastiques pour venir faire cette belle oeuvre, et me
mettre dans ce bel état? Et si tu veux t'assurer de cette vérité,
touche-les, palpe-les, et tu verras qu'ils n'ont d'autres corps
que l'air, et qu'ils ne consistent qu'en l'apparence.

-- Pardieu, seigneur, repartit Sancho, je les ai déjà touchés;
tenez, ce diable-là, qui se trémousse tant, a le teint frais comme
une rose, et une autre propriété bien différente de celle qu'ont
les démons: car, à ce que j'ai ouï dire, ils sentent tous la
pierre de soufre et d'autres mauvaises odeurs; mais celui-ci sent
l'ambre à une demi-lieue.»

Sancho disait cela de don Fernand, qui, en qualité de grand
seigneur, devait sentir comme il le disait.

«Que cela ne t'étonne point, ami Sancho, répondit don Quichotte,
car je t'avertis que les diables en savent long, et, bien qu'ils
portent des odeurs avec eux, par eux-mêmes ils ne sentent rien,
car ce sont des esprits, et s'ils sentent, ce ne peut être que de
puantes exhalaisons. La raison en est simple: comme, quelque part
qu'ils aillent, ils portent l'enfer avec eux, et ne peuvent
trouver aucun soulagement à leur supplice; comme, d'un autre côté,
une bonne odeur délecte et satisfait, il est impossible qu'ils
sentent jamais bon. Et s'il semble, à toi, que ce démon dont tu
parles sent l'ambre, c'est que tu te trompes, ou qu'il veut te
tromper pour que tu ne le croies pas un démon.»

Tout cet entretien se passait entre le maître et le serviteur.
Mais don Fernand et Cardénio, craignant que Sancho ne finît par
dépister entièrement leur invention, qu'il flairait déjà de fort
près, résolurent de hâter le départ. Appelant à part l'hôtelier,
ils lui ordonnèrent de seller Rossinante et de bâter le grison, ce
qu'il fit avec diligence. En même temps, le curé faisait marché
avec les archers de la Sainte-Hermandad pour qu'ils
l'accompagnassent jusqu'à son village, en leur donnant tant par
jour. Cardénio attacha aux arçons de la selle de Rossinante, d'un
côté l'écu de don Quichotte, et de l'autre son plat à barbe; il
ordonna par signes à Sancho de monter sur son âne et de prendre
Rossinante par la bride, puis il plaça de chaque côté de la
charrette les deux archers avec leurs arquebuses. Mais avant que
la charrette se mît en mouvement, l'hôtesse sortit du logis, avec
sa fille et Maritornes, pour prendre congé de don Quichotte, dont
elles feignaient de pleurer amèrement la disgrâce. Don Quichotte
leur dit:

«Ne pleurez pas, mes excellentes dames; tous ces malheurs sont
attachés à la profession que j'exerce, et si telles calamités ne
m'arrivaient point, je ne me tiendrais pas pour un fameux
chevalier errant. En effet, aux chevaliers de faible renom, jamais
rien de semblable n'arrive, et il n'y a personne au monde qui se
souvienne d'eux; c'est le lot des plus renommés, dont la vertu et
la vaillance excitent l'envie de beaucoup de princes et d'autres
chevaliers qui s'efforcent, par de mauvaises voies, de perdre les
bons. Et cependant la vertu est si puissante, que, par elle seule,
et malgré toute la magie qu'a pu savoir son premier inventeur
Zoroastre, elle sortira victorieuse de la lutte, et répandra sa
lumière dans le monde, comme le soleil la répand dans les cieux.
Pardonnez-moi, tout aimables dames, si, par négligence ou par
oubli, je vous ai fait quelque offense; car, volontairement et en
connaissance de cause, jamais je n'offensai personne. Priez Dieu
qu'il me tire de cette prison où m'a enfermé quelque enchanteur
malintentionné. Si je me vois libre un jour, je ne laisserai pas
sortir de ma mémoire les grâces que vous m'avez faites dans ce
château, voulant les reconnaître et les payer de retour comme
elles le méritent.»

Pendant que cette scène se passait entre don Quichotte et les
dames du château, le curé et le barbier prirent congé de don
Fernand et de ses compagnons, du capitaine et de son frère
auditeur, et de toutes ces dames, à présent si contentes,
notamment de Dorothée et de Luscinde. Ils s'embrassèrent tous, et
promirent de se donner mutuellement de leurs nouvelles. Don
Fernand indiqua au curé où il devait lui écrire pour l'informer de
ce que deviendrait don Quichotte, affirmant que rien ne lui ferait
plus de plaisir que de le savoir. Il s'engagea, de son côté, à le
tenir au courant de tout ce qu'il croirait devoir lui être
agréable, tant de son mariage que du baptême de Zoraïde, de
l'aventure de don Luis et du retour de Luscinde chez ses parents.
Le curé s'offrit à faire tout ce qui lui était demandé, avec une
ponctuelle exactitude. Ils s'embrassèrent de nouveau, et de
nouveau échangèrent des offres et des promesses de service.

L'hôte s'approcha du curé, et lui remit quelques papiers qu'il
avait, disait-il, trouvés dans la doublure de la malle où s'était
rencontrée la nouvelle du _Curieux malavisé._

«Leur maître, ajouta-t-il, n'ayant plus reparu, vous pouvez les
emporter tous; puisque je ne sais pas lire, ils ne me servent à
rien.»

Le curé le remercia, et les ayant aussitôt déroulés, il vit qu'en
tête se trouvait écrit le titre suivant: _Nouvelle de Rinconété et
Cortadillo, _d'où il comprit que ce devrait être quelque nouvelle;
et, comme celle du _Curieux malavisé _lui avait semblé bonne, il
imagina que celle-ci ne le serait pas moins, car il se pouvait
qu'elle fût du même auteur[269]. Il la conserva donc dans le dessein
de la lire dès qu'il en aurait l'occasion.

Montant à cheval, ainsi que son ami le barbier, tous deux avec
leur masque sur la figure, pour n'être point immédiatement
reconnus de don Quichotte, ils se mirent en route à la suite du
char à boeufs, dans l'ordre suivant: au premier rang marchait la
charrette, conduite par le charretier; de chaque côté, comme on
l'a dit, les archers avec leurs arquebuses; Sancho suivait, monté
sur son âne, et tirant Rossinante par la bride; enfin, derrière le
cortége, venaient le curé et le barbier sur leurs puissantes
mules, le visage masqué, la démarche lente et grave, ne cheminant
pas plus vite que ne le permettait la tardive allure des boeufs.
Don Quichotte se laissait aller, assis dans la cage, les pieds
étendus, le dos appuyé sur les barreaux, gardant le même silence
et la même immobilité que s'il eût été, non point un homme de
chair et d'os, mais une statue de pierre.

Ayant fait environ deux lieues de chemin, avec cette lenteur et
dans ce silence ininterrompu, ils arrivèrent à un vallon qui parut
au bouvier un endroit convenable pour donner à ses boeufs un peu
de repos et de pâture. Il en avertit le curé; mais le barbier fut
d'avis qu'on allât un peu plus loin, parce qu'il savait qu'au
détour d'une colline qui s'offrait à leurs yeux, il y avait un
autre vallon plus frais et mieux pourvu d'herbe que celui où l'on
voulait faire halte. On suivit le conseil du barbier, et toute la
caravane se remit en marche. À ce moment le curé tourna la tête et
vit venir, derrière eux, six à sept hommes à cheval, fort bien
équipés. Ceux-ci les eurent bientôt rejoints, car ils cheminaient,
non point avec le flegme et la lenteur des boeufs, mais comme gens
montés sur des mules de chanoines, et talonnés par le désir
d'aller promptement faire la sieste dans une hôtellerie qui se
montrait à moins d'une lieue de là.

Les diligents rattrapèrent donc les paresseux, et, en s'abordant,
ils se saluèrent avec courtoisie. Mais un des nouveaux venus, qui
était finalement chanoine de Tolède, et le maître de ceux qui
l'accompagnaient, ne put voir cette régulière procession de la
charrette, des archers, de Sancho, de Rossinante, du curé et du
barbier, et surtout don Quichotte emprisonné dans sa cage, sans
demander ce que cela signifiait, et pourquoi l'on emmenait cet
homme d'une telle façon. Cependant il s'était imaginé déjà, en
voyant les insignes des archers, que ce devait être quelque
brigand de grands chemins, ou quelque autre criminel dont le
châtiment appartenait à la Sainte-Hermandad. Un des archers, à qui
la question fut faite, répondit de la sorte:

«Seigneur, ce que signifie la manière dont voyage ce gentilhomme,
qu'il vous le dise lui-même, car nous ne le savons pas.»

Don Quichotte entendit la conversation:

«Est-ce que par hasard, dit-il, Vos Grâces sont instruites et
versées dans ce qu'on appelle la chevalerie errante? En ce cas, je
vous confierai mes disgrâces; sinon, il est inutile que je me
fatigue à les conter.»

En ce moment, le curé et le barbier étaient accourus, voyant que
la conversation s'engageait entre les voyageurs et don Quichotte,
pour répondre de façon que leur artifice ne fût pas découvert. Le
chanoine avait répondu à don Quichotte:

«En vérité, frère, je sais un peu plus des livres de chevalerie
que des éléments de logique du docteur Villalpando[270]. Si donc il
ne faut pas autre chose, vous pouvez me confier tout ce qu'il vous
plaira.

-- À la grâce de Dieu, répliqua don Quichotte. Eh bien! sachez
donc, seigneur chevalier, que je suis enchanté dans cette cage par
envie et par surprise de méchants enchanteurs; car la vertu est
encore plus persécutée des méchants que chérie des bons. Je suis
chevalier errant, et non pas de ceux dont jamais la renommée ne
s'est rappelé les noms pour les éterniser dans sa mémoire, mais
bien de ceux desquels, en dépit de l'envie même, en dépit de tous
les mages de la Perse, de tous les brahmanes de l'Inde, de tous
les gymnosophistes de l'Éthiopie[271], elle doit graver les noms
dans le temple de l'immortalité, afin qu'ils servent d'exemples et
de modèles aux siècles futurs, et que les chevaliers errants des
âges à venir y voient le chemin qu'ils doivent suivre pour arriver
au faîte de la gloire militaire.

-- Le seigneur don Quichotte dit parfaitement vrai, interrompit en
ce moment le curé. Il marche enchanté sur cette charrette, non par
sa faute et ses péchés, mais par la mauvaise intention de ceux
qu'offusque la vertu et que fâche la vaillance. C'est en un mot,
seigneur, le _chevalier de la Triste-Figure, _si déjà vous ne
l'avez entendu nommer quelque part, dont les valeureuses prouesses
et les grands exploits seront gravés sur le bronze impérissable et
sur le marbre d'éternelle durée, quelques efforts que fassent
l'envie pour les obscurcir et la malice pour les cacher.»

Quand le chanoine entendit parler en un semblable style l'homme en
prison et l'homme en liberté, il fut sur le point de se signer de
surprise; il ne pouvait deviner ce qui lui arrivait, et tous ceux
dont il était accompagné tombèrent dans le même étonnement. En cet
instant, Sancho Panza, qui s'était approché pour entendre la
conversation, ajouta pour tout raccommoder:

«Ma foi, seigneur, qu'on me veuille bien, qu'on me veuille mal
pour ce que je vais dire, le cas est que mon seigneur don
Quichotte est enchanté comme ma mère. Il a tout son jugement, il
boit, il mange, il fait ses nécessités aussi bien que les autres
hommes, et comme il les faisait hier avant qu'on le mît en cage.
Et puisqu'il en est ainsi, comment veut-on me faire croire à moi
qu'il est enchanté? J'ai ouï dire à bien des personnes que les
enchantés ne peuvent ni manger, ni dormir, ni parler, et mon
maître, si on ne lui ferme la bouche, parlera plus que trente
procureurs.»

Puis, tournant les yeux sur le curé, Sancho ajouta:

«Ah! monsieur le curé, monsieur le curé, est-ce que Votre Grâce
s'imagine que je ne la connais pas? Est-ce que vous pensez que je
ne démêle et ne devine pas fort bien où tendent ces nouveaux
enchantements? Eh bien! sachez que je vous connais, si bien que
vous vous cachiez le visage, et sachez que je vous comprends, si
bien que vous dissimuliez vos fourberies. Enfin, où règne l'envie,
la vertu ne peut vivre, ni la libéralité à côté de l'avarice. En
dépit du diable, si Votre Révérence ne s'était mise à la traverse,
à cette heure-ci mon maître serait déjà marié avec l'infante
Micomicona, et je serais comte pour le moins, puisqu'on ne pouvait
attendre autre chose, tant de la bonté de mon seigneur _de la
Triste-Figure, _que de la grandeur de mes services. Mais je vois
bien qu'il n'y a rien de plus vrai que ce qu'on dit dans mon pays,
que la roue de la fortune tourne plus vite qu'une roue de moulin,
et que ceux qui étaient hier sur le pinacle sont aujourd'hui dans
la poussière. Ce qui me fâche, ce sont ma femme et mes enfants:
car, lorsqu'ils pouvaient et devaient espérer de voir entrer leur
père par les portes de sa maison, devenu gouverneur de quelque île
ou vice-roi de quelque royaume, ils le verront revenir
palefrenier. Tout ce que je viens de dire, seigneur curé, c'est
seulement pour faire entendre à Votre Paternité qu'elle se fasse
conscience des mauvais traitements qu'endure mon bon seigneur.
Prenez garde qu'un jour, dans l'autre vie, Dieu ne vous demande
compte de cet emprisonnement de mon maître, et qu'il ne mette à
votre charge tous les secours et tous les bienfaits que mon
seigneur don Quichotte manque de donner aux malheureux, tout le
temps qu'il est en prison.

-- Allons, remettez-moi cette jambe! s'écria en ce moment le
barbier. Comment, Sancho, vous êtes aussi de la confrérie de votre
maître? Vive Dieu! je vois que vous avez besoin de lui faire
compagnie dans la cage, et qu'il faut vous tenir enchanté comme
lui, puisque vous tenez aussi de son humeur chevaleresque. À la
male heure vous vous êtes laissé engrosser de ses promesses, et
fourrer dans la cervelle cette île que vous convoitez, et qui doit
avorter.

-- Je ne suis gros de personne, répondit Sancho, et ne suis pas
homme à me laisser engrosser, même par un roi; et quoique pauvre,
je suis vieux chrétien; et je ne dois rien à âme qui vive; et si
je convoite des îles, d'autres convoitent de pires choses; et
chacun est fils de ses oeuvres; et puisque je suis un homme, je
peux devenir pape, à plus forte raison gouverneur d'une île, et
surtout lorsque mon seigneur en peut gagner tant qu'il ne sache à
qui les donner. Prenez garde comment vous parlez, seigneur
barbier; il y a quelque différence de pierre à Pierre. Je dis cela
parce que nous nous connaissons tous, et ce n'est pas à moi qu'il
faut jeter un dé pipé. Quant à l'enchantement de mon maître, Dieu
sait ce qui en est; et laissons l'ordure en son coin, car il ne
fait pas bon la remuer.»

Le barbier ne voulut plus répondre à Sancho, de peur que celui-ci
ne découvrît par ses balourdises ce que le curé et lui faisaient
tant d'efforts pour tenir caché.

Dans ce même sentiment de crainte, le curé avait dit au chanoine
de marcher un peu en avant, et qu'il lui dirait le mystère de cet
homme en cage, avec d'autres choses qui le divertiraient. Le
chanoine, en effet, prit les devants avec lui, suivi de ses
serviteurs, et écouta fort attentivement tout ce qu'il plut au
curé de lui dire sur la qualité, la vie, les moeurs et la folie de
don Quichotte. Le curé conta succinctement le principe et la cause
de sa démence, et tout le cours de ses aventures jusqu'à sa mise
en cage, ainsi que le dessein qu'ils avaient de l'emmener de force
dans son pays, pour essayer de trouver là quelque remède à sa
folie.

Le chanoine et ses domestiques redoublèrent de surprise en
écoutant l'étrange histoire de don Quichotte, et quand il eut
achevé d'en entendre le récit:

«Véritablement, seigneur curé, dit le chanoine, je trouve, pour
mon compte, que ces livres qu'on appelle de chevalerie sont un
vrai fléau dans l'État. Bien que l'oisiveté et leur faux attrait
m'aient fait lire le commencement de presque tous ceux qui ont été
jusqu'à ce jour imprimés, jamais je n'ai pu me décider à en lire
un seul d'un bout à l'autre, parce qu'il me semble que, tantôt
plus, tantôt moins, ils sont tous la même chose; que celui-ci n'a
rien de plus que celui-là, ni le dernier que le premier. Il me
semble encore que cette espèce d'écrit et de composition rentre
dans le genre des anciennes fables milésiennes, c'est-à-dire de
contes extravagants, qui avaient pour objet d'amuser et non
d'instruire, au rebours des fables apologues, qui devaient amuser
et instruire tout à la fois. Maintenant, si le but principal de
semblables livres est d'amuser, je ne sais, en vérité, comment ils
peuvent y parvenir, remplis comme ils le sont de si nombreuses et
si énormes extravagances. La satisfaction, le délice que l'âme
éprouve doivent provenir de la beauté et de l'harmonie qu'elle
voit, qu'elle admire, dans les choses que lui présente la vue ou
l'imagination, et toute autre chose qui réunit en soi laideur et
dérèglement ne peut causer aucun plaisir. Eh bien! quelle beauté
peut-il y avoir, ou quelle proportion de l'ensemble aux parties et
des parties à l'ensemble, dans un livre, ou bien dans une fable,
si l'on veut, où un damoiseau de seize ans donne un coup d'épée à
un géant haut comme une tour, et le coupe en deux comme s'il était
fait de pâte à massepains? Et qu'arrive-t-il quand on veut nous
décrire une bataille, après avoir dit qu'il y a dans l'armée
ennemie un million de combattants? Pourvu que le héros du livre
soit contre eux, il faut, bon gré, mal gré, nous résigner à ce que
ce chevalier remporte la victoire par la seule valeur et la seule
force de son bras. Que dirons-nous de la facilité avec laquelle
une reine ou une impératrice héréditaire se laisse aller dans les
bras d'un chevalier errant et inconnu? Quel esprit, s'il n'est
entièrement inculte et barbare, peut s'amuser en lisant qu'une
grande tour pleine de chevaliers glisse et chemine sur la mer
comme un navire avec le bon vent; que le soir elle quitte les
côtes de Lombardie, et que le matin elle aborde aux terres du
Preste-Jean des Indes ou en d'autres pays que n'a jamais décrits
Ptolomée, ni vus Marco-Polo[272]? Si l'on me répondait que ceux qui
composent de tels livres les écrivent comme des choses d'invention
et de mensonge, et que dès lors ils ne sont pas obligés de
regarder de si près aux délicatesses de la vérité, je
répliquerais, moi, que le mensonge est d'autant meilleur qu'il
semble moins mensonger, et qu'il plaît d'autant plus qu'il
s'approche davantage du vraisemblable et du possible. Il faut que
les fables inventées épousent en quelque sorte l'entendement de
ceux qui les lisent; il faut qu'elles soient écrites de telle
façon que, rendant l'impossible croyable, et aplanissant les
monstruosités, elles tiennent l'esprit en suspens, qu'elles
l'étonnent, l'émeuvent, le ravissent, et lui donnent à la fois la
surprise et la satisfaction. Or, toutes ces choses ne pourront se
trouver sous la plume de celui qui fuit la vraisemblance et
l'imitation de la nature, en quoi consiste la perfection d'un
récit. Je n'ai jamais vu de livre de chevalerie qui formât un
corps de fable entier, avec tous ses membres, de manière que le
milieu répondît au commencement, et la fin au commencement et au
milieu. Les auteurs les composent, au contraire, de tant de
membres dépareillés, qu'on dirait qu'ils ont eu plutôt l'intention
de fabriquer une chimère, un monstre, que de faire une figure
proportionnée. Outre cela, ils sont durs et grossiers dans le
style, incroyables dans les prouesses, impudiques dans les amours,
malséants dans les courtoisies, longs et lourds dans les
batailles, niais dans les dialogues, extravagants dans les
voyages, finalement dépourvus de tact, d'art et d'intelligente
invention, et dignes, par tous ces motifs, d'être exilés de la
république chrétienne comme gens désoeuvrés et dangereux.»

Notre curé, qui avait écouté fort attentivement le chanoine, le
tint pour homme de bon entendement, et trouva qu'il avait raison
en tout ce qu'il disait. Aussi lui répondit-il qu'ayant la même
opinion, et portant la même haine aux livres de chevalerie, il
avait brûlé tous ceux de don Quichotte, dont le nombre était
grand. Alors il lui raconta l'enquête qu'il avait faite contre
eux, ceux qu'il avait condamnés au feu, ceux auxquels il avait
fait grâce de la vie, ce qui divertit singulièrement le chanoine.

Celui-ci, reprenant son propos, ajouta que, malgré tout le mal
qu'il avait dit de ces livres, il y trouvait pourtant une bonne
chose, à savoir, le canevas qu'ils offraient pour qu'une bonne
intelligence pût se montrer et se déployer tout à l'aise.

«En effet, dit-il, il ouvre une longue et spacieuse carrière, où,
sans nul obstacle, la plume peut librement courir, peut décrire
des naufrages, des tempêtes, des rencontres, des batailles; peut
peindre un vaillant capitaine, avec toutes les qualités qu'exige
une telle renommée, habile et prudent, déjouant les ruses de
l'ennemi, éloquent orateur pour persuader ou dissuader ses
soldats, mûr dans le conseil, rapide dans l'exécution, aussi
patient dans l'attente que brave dans l'attaque. L'auteur
racontera, tantôt une lamentable et tragique aventure, tantôt un
événement joyeux et imprévu: là, il peindra une noble dame, belle,
honnête, spirituelle; ici, un gentilhomme, chrétien, vaillant et
de belles manières; d'un côté, un impertinent et barbare fanfaron;
de l'autre, un prince courtois, affable et valeureux; il
représentera la loyauté de fidèles vassaux, les largesses de
généreux seigneurs; il peut se montrer tantôt astronome, tantôt
géographe, tantôt homme d'État, et même, s'il en a l'envie,
l'occasion ne lui manquera pas de se montrer nécromant[273]. Il peut
successivement offrir les ruses d'Ulysse, la piété d'Énée, la
valeur d'Achille, les infortunes d'Hector, les trahisons de Sinon,
l'amitié d'Euryale, la libéralité d'Alexandre, la bravoure de
César, la clémence de Trajan, la fidélité de Zopire, la prudence
de Caton, et finalement toutes les actions qui peuvent faire un
héros parfait, soit qu'il les réunisse sur un seul homme, soit
qu'il les divise sur plusieurs. Si cela est écrit d'un style pur,
facile, agréable, et composé avec un art ingénieux, qui rapproche
autant que possible l'invention de la vérité, alors l'auteur aura
tissé sa toile de fils variés et précieux, et son ouvrage, une
fois achevé, offrira tant de beauté, tant de perfection, qu'il
atteindra le dernier terme auquel puissent tendre les écrits,
celui d'instruire en amusant. En effet, la libre allure de ces
livres permet à l'auteur de s'y montrer tour à tour épique,
lyrique, tragique, comique, et d'y réunir toutes les qualités que
renferment en soi les douces et agréables sciences de l'éloquence
et de la poésie, car l'épopée peut aussi bien s'écrire en prose
qu'en vers.[274]«

Chapitre XLVIII

_Où le chanoine continue à discourir sur les livres de chevalerie
avec d'autres choses dignes de son esprit_


«Votre Grâce, seigneur chanoine, reprit le curé, a parfaitement
raison, et c'est là ce qui rend plus dignes de blâme ceux qui ont
jusqu'à présent composé de semblables livres, sans réflexion, sans
jugement, sans s'attacher à l'art et aux règles qui auraient pu,
en les guidant, les rendre aussi fameux en prose que l'ont été en
vers les deux princes de la poésie grecque et latine.

-- Pour moi, du moins, répliqua le chanoine, j'ai eu certaine
tentation d'écrire un livre de chevalerie, en y gardant toutes les
conditions dont je viens de faire l'analyse. S'il faut même
confesser la vérité, je dois dire qu'il y en a bien cent feuilles
d'écrites; et, pour m'assurer par expérience si elles méritaient
la bonne opinion que j'en ai, je les ai communiquées à des hommes
passionnés pour cette lecture, mais doctes et spirituels, et à
d'autres, ignorants, qui ne cherchent que le plaisir d'entendre
conter des extravagances. Chez les uns comme chez les autres, j'ai
trouvé une agréable approbation. Néanmoins, je n'ai pas poussé
plus loin ce travail: d'abord, parce qu'il m'a paru que je faisais
une chose étrangère à ma profession; ensuite, parce que le nombre
des gens simples est plus grand que celui des gens éclairés, et
que, bien qu'il vaille mieux être loué du petit nombre des sages
que moqué du grand nombre des sots, je ne veux pas me soumettre au
jugement capricieux de l'impertinent vulgaire, auquel appartient
principalement la lecture de semblables livres. Mais ce qui me
l'ôta surtout des mains, et m'enleva jusqu'à la pensée de le
terminer, ce fut un raisonnement que je fis en moi-même, à propos
des comédies qu'on représente aujourd'hui. Si ces comédies à la
mode, me dis-je, aussi bien celles d'invention que celles tirées
de l'histoire, ne sont, pour la plupart, que d'évidentes
extravagances, qui n'ont réellement ni pieds ni tête; si pourtant
le vulgaire les écoute avec plaisir, les approuve et les tient
pour bonnes, quand elles sont si loin de l'être; si les auteurs
qui les composent et les acteurs qui les jouent disent qu'elles
doivent être ainsi, parce qu'ainsi le veut le public; que celles
qui respectent et suivent les règles de l'art ne sont bonnes que
pour quatre hommes d'esprit qui les entendent, quand tous les
autres ne comprennent rien à leur mérite, et qu'il leur convient
mieux de gagner de quoi vivre avec la multitude, que de la
réputation avec le petit nombre; la même chose arrivera à mon
livre, quand je me serai brûlé les sourcils pour garder les
préceptes, et je deviendrai, comme on dit, le tailleur de
Campillo, qui fournissait le fil et la façon. J'ai tâché
quelquefois de persuader aux auteurs qu'ils se trompent dans leur
opinion, qu'ils attireraient plus de monde et gagneraient plus de
renommée en représentant des comédies régulières que des pièces
extravagantes; mais ils sont si obstinés, si profondément ancrés
dans leur avis, qu'il n'y a plus ni raisonnement ni évidence qui
puisse les en faire revenir. Je me rappelle qu'un jour je dis à
l'un de ces entêtés: «Ne vous souvient-il pas qu'il y a peu
d'années, l'on représenta en Espagne trois tragédies composées par
un célèbre poëte de ces royaumes, telles toutes les trois qu'elles
étonnèrent et ravirent tous ceux qui les virent jouer, les simples
comme les sages, et qu'elles rapportèrent à elles seules plus
d'argent aux comédiens que trente des meilleures qu'on ait faites
depuis? -- Sans doute, répondit l'auteur dont je parle, que Votre
Grâce veut faire allusion à l'_Isabelle, _à la _Philis _et à
l'_Alexandra__[275]_? -- Justement, répliquai-je, c'est d'elles
qu'il s'agit. Elles suivaient assurément les préceptes de l'art;
eh bien! voyez: pour les avoir suivis, ont-elles manqué de
paraître ce qu'elles étaient, et de plaire à tout le monde? La
faute n'est donc pas au public, qui demande des sottises, mais à
ceux qui ne savent pas lui servir autre chose. On ne trouve pas
plus d'extravagance dans _l'Ingratitude vengée, _dans la
_Numancia, _dans le _Marchand amoureux, _moins encore dans
_l'Ennemie favorable__[276]__, _ni dans quelques autres que
composèrent des poëtes habiles au profit de leur renommée et de la
bourse des acteurs qui les jouèrent.» J'ajoutai encore d'autres
choses qui le laissèrent un peu confus, un peu ébranlé, mais non
pas assez convaincu pour le tirer de son erreur.

-- Votre Grâce, seigneur chanoine, reprit alors le curé, vient de
toucher un sujet qui a réveillé chez moi l'ancienne rancune que je
porte aux comédies à la mode aujourd'hui, et non moins forte que
celle qui m'anime contre les livres de chevalerie. Lorsque la
comédie, au dire de Cicéron, doit être le miroir de la vie
humaine, l'exemple des moeurs et l'image de la vérité, celles
qu'on joue à présent ne sont que des miroirs d'extravagance, des
exemples de sottise et des images d'impudicité. En effet, quelle
plus grande extravagance peut-il y avoir dans la matière qui nous
occupe que de faire paraître un enfant au maillot à la première
scène du premier acte, et de le ramener, à la seconde, homme fait
avec de la barbe au menton[277]? Quelle plus grande sottise que de
nous peindre un vieillard bravache, un jeune homme poltron, un
laquais rhétoricien, un page conseiller, un roi crocheteur, et une
princesse laveuse de vaisselle? Que dirai-je ensuite de
l'observation du temps pendant lequel pouvaient arriver les
événements que l'on représente? N'ai-je pas vu telle comédie dont
le premier acte commence en Europe, le second se continue en Asie,
le troisième finit en Afrique; et, s'il y avait quatre actes, le
quatrième se terminerait en Amérique, de façon que la pièce se
serait passée dans les quatre parties du monde[278]? Si l'imitation
historique est la principale qualité de la comédie, comment la
plus médiocre intelligence pourrait-elle être satisfaite lorsque,
dans une action qui arrive au temps de Pépin ou de Charlemagne, on
attribue au personnage principal d'avoir porté, comme l'empereur
Héraclius, la croix à Jérusalem, et d'avoir conquis le saint
sépulcre sur les Sarrasins, comme Godefroy de Bouillon, tandis
qu'un si grand nombre d'années séparent ces personnages[279]? Si, au
contraire, la comédie est toute de fiction, comment lui prêter
certaines vérités de l'histoire, comment y mêler des événements
arrivés à différentes personnes et à différentes époques, et cela,
non point avec l'art d'un arrangement vraisemblable, mais avec des
erreurs inexcusables de tous points? Ce qu'il y a de pis, c'est
qu'il se trouve des ignorants qui prétendent que cela seul est
parfait, et que vouloir toute autre chose, c'est avoir des envies
de femme grosse. Que sera-ce, bon Dieu! si nous arrivons aux
comédies divines[280]? Que de faux miracles, que de faits
apocryphes, que d'actions d'un saint attribuées à un autre! Même
dans les comédies humaines, on ose faire des miracles, sans autre
excuse, sans autre motif que de dire: en cet endroit viendrait
bien un miracle, ou un coup de théâtre, comme ils disent, pour que
les imbéciles s'étonnent et accourent voir la comédie. Tout cela,
certes, est au préjudice de la vérité, au détriment de l'histoire,
et même à la honte des écrivains espagnols; car les étrangers, qui
gardent ponctuellement les lois de la comédie, nous appellent des
barbares et des ignorants en voyant les absurdités de celles que
nous écrivons[281]. Ce ne serait pas une suffisante excuse de dire
que le principal objet qu'ont les gouvernements bien organisés, en
permettant la représentation des comédies, c'est de divertir le
public par quelque honnête récréation, et de le préserver des
mauvaises humeurs qu'engendre habituellement l'oisiveté; qu'ainsi,
cet objet étant rempli par la première comédie venue, bonne ou
mauvaise, il n'y a point de raison pour établir des lois, pour
contraindre ceux qui les composent et les jouent à les faire comme
elles devraient être faites, puisque toute comédie accomplit ce
qu'on attend d'elle. À cela, je répondrais que ce but serait sans
comparaison bien mieux atteint par les bonnes comédies que par
celles qui ne le sont pas: car, après avoir assisté à une comédie
régulière et ingénieuse, le spectateur sortirait amusé par les
choses plaisantes, instruit par les choses sérieuses, étonné par
les événements, réformé par le bon langage, mieux avisé par les
fourberies, plus intelligent par les exemples, courroucé contre le
vice et passionné pour la vertu. Tous ces sentiments, la bonne
comédie doit les éveiller dans l'âme de l'auditeur, si rustique et
si lourdaud qu'il soit. De même, il est impossible qu'une comédie
réunissant toutes ces qualités ne plaise, ne réjouisse et ne
satisfasse bien plus que celle qui en sera dépourvue, comme le
sont la plupart des pièces qu'on représente aujourd'hui. La faute
n'en est pas aux poëtes qui les composent, car plusieurs d'entre
eux connaissent fort bien en quoi ils pèchent, et ne savent pas
moins ce qu'ils devraient faire. Mais, comme les comédies sont
devenues une marchandise à vendre, ils disent, et avec raison, que
les acteurs ne les achèteraient pas si elles n'étaient taillées à
la mode. Ainsi le poëte est contraint de se plier à ce qu'exige le
comédien, qui doit lui payer son ouvrage. Veut-on une preuve de
cette vérité? qu'on voie les comédies en nombre infini qu'a
composées un heureux génie de ces royaumes, avec tant de
fécondité, tant d'esprit et de grâce, un vers si élégant, un
dialogue si bien assaisonné de saillies plaisantes et de graves
maximes, qu'il remplit le monde de sa renommée[282]. Eh bien, parce
qu'il cède aux exigences des comédiens, elles ne sont pas arrivées
toutes, comme quelques-unes d'entre elles, au degré de perfection
qu'elles devaient atteindre. D'autres auteurs écrivent leurs
pièces tellement à l'étourdie, qu'après les avoir jouées, les
comédiens sont obligés de fuir et de s'expatrier, dans la crainte
d'être punis, comme cela est arrivé mainte et mainte fois, pour
avoir représenté des choses irrévérencieuses pour quelques
souverains, ou déshonorantes pour quelques nobles lignages. Tous
ces inconvénients cesseraient, et bien d'autres encore que je
passe sous silence, s'il y avait à la cour une personne éclairée,
habile et discrète, chargée d'examiner toutes les comédies avant
leur représentation, non-seulement celles qu'on jouerait dans la
capitale, mais toutes celles qu'on aurait envie de jouer dans le
reste de l'Espagne. Il faudrait que, sans l'approbation, la
signature et le sceau de cet examinateur, aucune autorité locale
ne laissât représenter aucune comédie dans son pays. De cette
manière, les comédiens auraient soin d'envoyer leurs pièces à la
cour, et pourraient ensuite les représenter en toute sûreté. Ceux
qui les composent y mettraient aussi plus de soin, de travail et
d'étude, dans la crainte de l'examen rigoureux et éclairé que
devraient subir leurs ouvrages. Enfin, l'on ferait de bonnes
comédies, et l'on atteindrait heureusement le but qu'on se
propose, aussi bien le divertissement du public que la gloire des
écrivains de l'Espagne et l'intérêt bien entendu des comédiens,
qu'on serait dispensé de surveiller et de punir. Si, de plus, on
chargeait une autre personne, ou la même, d'examiner les livres de
chevalerie qui seraient composés désormais, sans doute il en
paraîtrait quelques-uns qui auraient toute la perfection dont
parle Votre Grâce. Ils enrichiraient notre langue d'un agréable et
précieux trésor d'éloquence; ils permettraient enfin que les
livres anciens s'obscurcissent à la lumière des livres nouveaux,
qui se publieraient pour l'honnête passe-temps, non-seulement des
oisifs, mais encore des hommes les plus occupés: car il est
impossible que l'arc soit toujours tendu, et l'humaine faiblesse a
besoin de se retremper dans des récréations permises.»

Le chanoine et le curé en étaient là de leur entretien, quand le
barbier, prenant les devants, s'approcha d'eux, et dit au curé:

«Voici, seigneur licencié, l'endroit où j'ai dit que nous serions
bien pour faire la sieste, tandis que les boeufs trouveraient une
fraîche et abondante pâture.

-- C'est aussi ce qu'il me semble,» répondit le curé.

Et, dès qu'il eut fait part de son projet au chanoine, celui-ci
résolut de s'arrêter avec eux, convié par le charme d'un joli
vallon qui s'offrait à leur vue. Pour jouir de ce beau paysage,
ainsi que de la conversation du curé, qu'il commençait à prendre
en affection, et pour savoir plus en détail les prouesses de don
Quichotte, il ordonna à quelques-uns de ses domestiques d'aller à
l'hôtellerie, qui n'était pas fort éloignée, et d'en rapporter ce
qu'ils y trouveraient pour le dîner de toute la compagnie, parce
qu'il se décidait à passer la sieste en cet endroit. L'un des
domestiques répondit que le mulet aux provisions, qui devait être
déjà dans l'hôtellerie, était assez bien chargé pour qu'on n'eût
rien à y prendre que l'orge.

«En ce cas, reprit le chanoine, conduisez-y toutes nos montures,
et faites revenir le mulet.»

Pendant que cet ordre s'exécutait, Sancho, voyant qu'il pouvait
enfin parler à son maître sans la continuelle surveillance du curé
et du barbier, qu'il tenait pour suspects, s'approcha de la cage
où gisait don Quichotte, et lui dit:

«Seigneur, pour la décharge de ma conscience, je veux vous dire ce
qui se passe au sujet de votre enchantement. D'abord ces deux
hommes qui vous accompagnent, avec des masques sur la figure, sont
le curé et le barbier de notre village; et j'imagine qu'ils ont
ourdi la trame de vous emmener de cette façon, par pure envie, et
parce qu'ils sont jaloux de ce que vous les surpassez à faire de
fameux exploits. Cette vérité une fois admise, il s'ensuit que
vous n'êtes pas enchanté dans cette cage, mais mystifié comme un
benêt. En preuve de ce que je vous dis, je veux vous faire une
question, et, si vous me répondez comme je crois que vous allez me
répondre, vous toucherez du doigt cette fourberie, et vous
reconnaîtrez que vous n'êtes pas enchanté, mais que vous avez
l'esprit à l'envers.

-- Voyons, répondit don Quichotte, demande ce que tu voudras, mon
fils Sancho; je suis prêt à te donner toute satisfaction. Quant à
ce que tu dis que ceux qui vont et viennent autour de nous sont le
curé et le barbier, nos compatriotes et nos connaissances, il est
bien possible qu'il te semble que ce soit eux-mêmes; mais que ce
soit eux réellement et en effet, ne t'avise de le croire en aucune
façon. Ce que tu dois croire et comprendre, c'est que, s'ils leur
ressemblent, comme tu le dis, ceux qui m'ont enchanté auront pris
cette forme et cette ressemblance. En effet, il est facile aux
enchanteurs de prendre la figure qui leur convient, et ils auront
revêtu celle de nos amis pour te donner occasion de penser ce que
tu penses, et pour te jeter dans un labyrinthe de doutes et
d'incertitudes dont le fil de Thésée ne parviendrait pas à te
faire sortir. Ils auront également pris cette apparence pour que
j'hésite dans ma conviction, et que je ne puisse deviner d'où me
vient ce grief. Car enfin, si, d'une part, on me dit que ceux qui
nous accompagnent sont le barbier et le curé de notre pays; si,
d'une autre part, je me vois encagé, sachant fort bien qu'aucune
force humaine, à moins d'être surnaturelle, ne serait capable de
me mettre en cage, que veux-tu que je dise ou que je pense, si ce
n'est que la façon de mon enchantement surpasse toutes celles que
j'ai lues dans toutes les histoires qui traitent des chevaliers
errants qu'on a jusqu'à présent enchantés? Ainsi, tu peux bien te
calmer et te rendre le repos en ce qui est de croire que ces gens
sont ce que tu dis, car ils ne le sont pas plus que je ne suis
Turc; et quant à me demander quelque chose, parle, je te
répondrai, dusses-tu me faire des questions jusqu'à demain matin.

-- Par le nom de Notre-Dame, s'écria Sancho en jetant un grand
cri, est-il possible que Votre Grâce soit assez dure de cervelle,
assez dépourvue de moelle sous le crâne, pour ne pas reconnaître
que ce que je dis est la vérité pure, et que, dans cet
emprisonnement qu'on vous fait subir, il entre plus de malice que
d'enchantement? Mais, puisqu'il en est ainsi, je veux vous prouver
avec la dernière évidence que vous n'êtes pas enchanté. Dites-moi
voir un peu... Puisse Dieu vous tirer de ce tourment, et puissiez-
vous tomber dans les bras de madame Dulcinée quand vous y penserez
le moins!...

-- Achève tes exorcismes, s'écria don Quichotte, et demande ce qui
te fera plaisir; je t'ai déjà dit que je suis prêt à répondre avec
toute ponctualité!

-- Voilà justement ce que je veux, répondit Sancho. Or, ce que je
désire savoir, c'est que vous me disiez, sans mettre ni omettre la
moindre chose, mais en toute vérité, comme on doit l'attendre de
la bouche de tous ceux qui font, comme Votre Grâce, profession des
armes sous le titre de chevaliers errants...

-- Je te répète, reprit don Quichotte, que je ne mentirai en quoi
que ce soit. Mais voyons, parle, demande; car, en vérité, Sancho,
tu me fatigues avec tant de préambules, d'ambages et de
circonlocutions.

-- Je dis, répliqua Sancho, que je suis parfaitement sûr de la
franchise et de la véracité de mon maître; et dès lors, comme cela
vient fort à point pour notre histoire, j'oserai lui faire une
question, parlant par respect. Depuis que Votre Grâce est encagée,
ou plutôt enchantée dans cette cage, est-ce que, par hasard, il
lui serait venu l'envie de faire, comme on dit, le petit ou le
gros?

-- Je n'entends rien, Sancho, répondit don Quichotte, à ces
paroles de petit et de gros. Explique-toi plus clairement, si tu
veux que je te réponde avec précision.

-- Est-il possible, reprit Sancho, que Votre Grâce n'entende pas
ce que c'est que le gros et le petit? Mais c'est avec cela qu'on
sèvre les enfants à l'école. Eh bien! sachez donc que je veux dire
s'il vous est venu quelque envie de faire ce que personne ne peut
faire à votre place.

-- J'y suis, j'y suis, Sancho, s'écria don Quichotte. Oh! oui,
bien des fois, et maintenant encore. Tire-moi de ce péril, si tu
ne veux que je me trouve dans de beaux draps.»

Chapitre XLIX

_Qui traite du gracieux entretien qu'eut Sancho Panza avec son
seigneur don Quichotte_


«Ah! par ma foi, vous voilà pris, s'écria Sancho; c'est justement
là ce que je voulais savoir, aux dépens de mon âme et de ma vie.
Dites donc, seigneur, pourrez-vous nier ce qu'on dit communément
dans le pays, lorsque quelqu'un est de mauvaise humeur: Je ne sais
ce qu'a un tel, il ne mange, ni ne boit, ni ne dort; il répond de
travers à ce qu'on lui demande; on dirait qu'il est enchanté. D'où
il faut conclure que ceux qui ne mangent, ni ne boivent, ni ne
dorment, ni ne font les oeuvres naturelles dont je viens de
parler, ceux-là sont enchantés véritablement; mais non pas ceux
qui ont les envies qu'a Votre Grâce, qui boivent quand on leur
donne à boire, qui mangent quand ils ont à manger, et qui
répondent à tout ce qu'on leur demande.

-- Tu dis vrai, Sancho, répondit don Quichotte; mais je t'ai déjà
dit qu'il y avait bien des façons d'enchantement: il se pourrait
faire qu'avec le temps la mode eût changé, et qu'il fût maintenant
d'usage que les enchantés fassent tout ce que je fais ou veux
faire, bien qu'ils ne l'eussent pas fait auparavant. Or, contre la
mode des temps, il n'y a pas à argumenter, ni à tirer de
conséquences. Je sais et je tiens pour certain que je suis
enchanté; cela suffit pour mettre ma conscience en repos: car je
me ferais, je t'assure, un grand cas de conscience, si je doutais
que je fusse enchanté, de rester en cette cage, lâche et fainéant,
frustrant du secours de mon bras une foule d'affligés et de
malheureux qui doivent, à l'heure qu'il est, avoir le plus
pressant besoin de mon aide et de ma faveur.

-- Avec tout cela, répliqua Sancho, je répète que, pour plus de
satisfaction et de sûreté, il serait bon que Votre Grâce essayât
de sortir de cette prison. Moi, je m'oblige à vous seconder de
tout mon pouvoir, et même à vous en tirer; vous essayerez ensuite
de remonter sur ce bon Rossinante, qui a l'air aussi d'être
enchanté, tant il marche triste et mélancolique; et puis nous
courrons encore une fois la chance de chercher des aventures. Si
elles tournent mal, nous aurons toujours le temps de nous en
revenir à la cage; alors je promets, foi de bon et loyal écuyer,
de m'y enfermer avec Votre Grâce, si vous êtes, par hasard, assez
malheureux, ou moi assez imbécile, pour que nous ne parvenions pas
à faire ce que je dis.

-- Soit, répliqua don Quichotte, j'y consens et j'y donne les
mains. Dès que tu saisiras quelque heureuse conjoncture pour
mettre en oeuvre ma délivrance, je t'obéirai en tout et pour tout.
Mais tu verras, Sancho, combien tu te trompes dans l'appréciation
de mon infortune.»

Cet entretien conduisit le chevalier errant et son maugréant
écuyer jusqu'à l'endroit où les attendaient, ayant déjà mis pied à
terre, le curé, le chanoine et le barbier.

Le bouvier détela aussitôt les boeufs de sa charrette, et les
laissa prendre leurs ébats dans cette vaste prairie, dont la
fraîcheur et le calme invitaient à jouir de ses attraits, non-
seulement les gens aussi enchantés que don Quichotte, mais aussi
fins et avisés que son écuyer. Celui-ci pria le curé de permettre
que son seigneur sortît un moment de la cage, parce qu'autrement
cette prison courrait grand risque de ne pas rester aussi propre
que l'exigeaient la décence et la dignité d'un chevalier tel que
lui. Le curé comprit la chose, et répondit à Sancho que de bon
coeur il consentirait à ce qui lui était demandé, s'il ne
craignait qu'en se voyant libre, son seigneur ne fît des siennes,
et ne se sauvât où personne ne le reverrait.

«Je me rends caution de sa fuite, répliqua Sancho.

-- Moi de même, ajouta le chanoine, et de tout ce qui en peut
résulter, surtout s'il m'engage sa parole de chevalier qu'il ne
s'éloignera point de nous sans notre permission.

-- Oui, je la donne, s'écria don Quichotte, qui avait écouté tout
ce dialogue. Et d'ailleurs, celui qui est enchanté comme moi n'est
pas libre de faire ce qu'il veut de sa personne, car le magicien
qui l'a enchanté peut vouloir qu'il ne bouge de la même place
trois siècles durant; et si l'enchanté s'enfuyait, l'enchanteur le
ferait revenir à tire-d'aile. Puisqu'il en est ainsi, vous pouvez
bien me lâcher; ce sera profit pour tout le monde: car, si vous ne
me lâchez pas, je vous proteste qu'à moins de vous tenir à
l'écart, je ne saurais m'empêcher de vous chatouiller
désagréablement l'odorat.»

Le chanoine lui fit étendre la main, bien qu'il eût les deux
poignets attachés, et, sous la foi de sa parole, on lui ouvrit la
porte de sa cage, ce qui lui causa le plus vif plaisir.

La première chose qu'il fit dès qu'il se vit hors de la cage, fut
d'étirer, l'un après l'autre, tous les membres de son corps; puis
il s'approcha de Rossinante, et, lui donnant sur la croupe deux
petits coups du plat de la main, il lui dit tendrement:

«J'espère toujours en Dieu et en sa sainte mère, fleur et miroir
des coursiers, que bientôt nous nous reverrons comme nous désirons
être, toi, portant ton seigneur, et moi, monté sur tes flancs,
exerçant ensemble la profession pour laquelle Dieu m'a jeté dans
le monde.»

Après avoir ainsi parlé, don Quichotte gagna, suivi de Sancho, un
lieu bien à l'écart, d'où il revint fort soulagé, et plus désireux
qu'auparavant de mettre en oeuvre le projet de Sancho.

Le chanoine le regardait et s'émerveillait de la grande étrangeté
de sa folie. Il était étonné surtout que ce pauvre gentilhomme
montrât, en tout ce qu'il disait ou répondait, une intelligence
parfaite, et qu'il ne perdît les étriers, comme on l'a dit mainte
autre fois, que sur le chapitre de la chevalerie. Ému de
compassion, il lui adressa la parole quand tout le monde se fut
assis sur l'herbe verte pour attendre les provisions:

«Est-il possible, seigneur hidalgo, lui dit-il, que cette oiseuse
et lecture des livres de chevalerie ait eu sur Votre Grâce assez
de puissance pour vous tourner l'esprit au point que vous veniez à
croire que vous êtes enchanté, ainsi que d'autres choses du même
calibre, aussi loin d'être vraies que le mensonge l'est de la
vérité même? Comment peut-il exister un entendement humain capable
de se persuader qu'il y ait eu dans le monde cette multitude
d'Amadis et cette tourbe infinie de fameux chevaliers? qu'il y ait
eu tant d'empereurs de Trébisonde, tant de Félix-Mars d'Hyrcanie,
tant de coursiers et de palefrois, tant de damoiselles errantes,
tant de serpents et de dragons, tant d'andriaques, tant de géants,
tant d'aventures inouïes, tant d'espèces d'enchantements, tant de
batailles, tant d'effroyables rencontres, tant de costumes et de
parures, tant de princesses amoureuses, tant d'écuyers devenus
comtes, tant de nains beaux parleurs, tant de billets doux, tant
de galanteries, tant de femmes guerrières, et finalement tant de
choses extravagantes comme en contiennent les livres de
chevalerie? Pour moi, je peux dire que, quand je les lis, tant que
mon imagination ne s'arrête pas à la pensée que tout cela n'est
que mensonge et dérèglement d'esprit, ils me donnent, je l'avoue,
quelque plaisir; mais, dès que je réfléchis à ce qu'ils sont,
j'envoie le meilleur d'entre eux contre la muraille, et je le
jetterais au feu si j'avais là des tisons. Oui, car ils méritent
tous cette peine, pour être faux et menteurs, et hors des lois de
la commune nature; ils la méritent comme fauteurs de nouvelles
sectes, et inventeurs de nouvelles façons de vivre, comme donnant
occasion au vulgaire ignorant de croire et de tenir pour vraies
toutes les rêveries qu'ils renferment. Ils ont même assez d'audace
pour oser troubler les esprits d'hidalgos bien nés et bien élevés,
comme on le voit par ce qu'ils ont fait sur Votre Grâce,
puisqu'ils vous ont conduit à ce point qu'il a fallu vous enfermer
dans une cage et vous mener sur une charrette à boeufs, comme on
mène de village en village un lion ou un tigre, pour gagner de
quoi vivre en le faisant voir. Allons, seigneur don Quichotte,
prenez pitié de vous-même, et revenez au giron du bon sens. Faites
usage de celui que le ciel a bien voulu vous départir, en
employant l'heureuse étendue de votre esprit à d'autres lectures
qui tournent au profit de votre conscience et de votre bonne
renommée. Si toutefois, poussé par votre inclination naturelle,
vous persistez à lire des histoires d'exploits chevaleresques,
lisez, dans la sainte Écriture, le livre des Juges: vous y
trouverez de pompeuses vérités, et des hauts faits non moins
certains qu'éclatants. La Lusitanie eut un Viriatès, Rome un
César, Carthage un Annibal, la Grèce un Alexandre, la Castille un
comte Fernan-Gonzalez[283], Valence un Cid[284], l'Andalousie un
Gonzalve de Cordoue, l'Estrémadure un Diego Garcia de Parédès,
Xerès un Garci-Perez de Vargas[285], Tolède un Garcilaso[286],
Séville un don Manuel Ponce de Léon[287]; le récit de leurs
vaillants exploits suffit pour amuser, pour instruire, pour ravir
et pour étonner les plus hauts génies qui en fassent la lecture.
Voilà celle qui est digne de votre intelligence, mon bon seigneur
don Quichotte; elle vous laissera, quand vous l'aurez faite,
érudit dans l'histoire, amoureux de la vertu, instruit aux bonnes
choses, fortifié dans les bonnes moeurs, vaillant sans témérité,
prudent sans faiblesse; et tout cela pour la gloire de Dieu, pour
votre propre intérêt et pour l'honneur de la Manche, d'où je sais
que Votre Grâce tire son origine.»

Don Quichotte avait écouté avec la plus scrupuleuse attention les
propos du chanoine. Quand il s'aperçut que celui-ci cessait de
parler, après l'avoir d'abord regardé fixement et en silence, il
lui répondit:

«Si je ne me trompe, seigneur hidalgo, le discours que vient de
m'adresser Votre Grâce avait pour objet de vouloir me faire
entendre qu'il n'y a jamais eu de chevaliers errants dans le
monde; que tous les livres de chevalerie sont faux, menteurs,
inutiles et nuisibles à la république; qu'enfin j'ai mal fait de
les lire, plus mal de les croire, et plus mal encore de les
imiter, en me décidant à suivre la dure profession de chevalier
errant qu'ils enseignent, parce que vous niez qu'il ait jamais
existé des Amadis de Gaule et de Grèce, ni cette multitude
d'autres chevaliers dont les livres sont pleins.

-- Tout est au pied de la lettre, comme Votre Grâce l'énumère,»
reprit en ce moment le chanoine.

Don Quichotte continua:

«Votre Grâce a, de plus, ajouté que ces livres m'avaient fait un
grand tort, puisque, après m'avoir dérangé l'esprit, ils ont fini
par me mettre en cage; et que je ferais beaucoup mieux de
m'amender, de changer de lecture, et d'en lire d'autres plus
véridiques, plus faits pour amuser et pour instruire.

-- C'est cela même, répondit le chanoine.

-- Eh bien! moi, répliqua don Quichotte, je trouve, à mon compte,
que l'insensé et l'enchanté c'est vous-même, puisque vous n'avez
pas craint de proférer tant de blasphèmes contre une chose
tellement reçue dans le monde, tellement admise pour véritable,
que celui qui la nie, comme le fait Votre Grâce, mériterait la
même peine que vous infligez aux livres dont la lecture vous
ennuie et vous fâche. En effet, vouloir faire accroire à personne
qu'Amadis n'a pas été de ce monde, pas plus que tous les autres
chevaliers d'aventure dont les histoires sont remplies toutes
combles, c'est vouloir persuader que le soleil n'éclaire pas, que
la gelée ne refroidit pas, que la terre ne nous porte pas. Quel
esprit peut-il y avoir en ce monde capable de persuader à un autre
que l'histoire de l'infante Floripe avec Guy de Bourgogne n'est
pas vraie[288], non plus que l'aventure de Fiérabras au pont de
Mantible, qui arriva du temps de Charlemagne[289]? Je jure Dieu que
c'est aussi bien la vérité qu'il est maintenant jour. Si c'est un
mensonge, alors il doit être de même d'Hector et d'Achille, et de
la guerre de Troie, et des douze pairs de France, et du roi Arthus
d'Angleterre, qui est encore à présent transformé en corbeau, et
que ses sujets attendent d'heure en heure[290]. Osera-t-on dire
aussi que l'histoire de Guarino Mezquino[291] est mensongère, ainsi
que celle de la conquête du Saint-Grial[292]; que les amours de
Tristan et de la reine Iseult sont apocryphes, aussi bien que ceux
de la reine Geneviève et de Lancelot[293], tandis qu'il y a des gens
qui se rappellent presque d'avoir vu la duègne Quintagnone,
laquelle fut le meilleur échanson de vin qu'eut la grande-
Bretagne. Cela est si vrai que je me souviens qu'une de mes
grand'mères, celle du côté de mon père, me disait, quand elle
rencontrait quelque duègne avec de respectables coiffes: «Celle-
ci, mon enfant, ressemble à la duègne Quintagnone;» d'où je
conclus qu'elle dut la connaître elle-même, ou du moins en avoir
vu quelque portrait. Qui pourra nier que l'histoire de Pierre et
de la jolie Magalone[294] ne soit parfaitement exacte, puisqu'on
voit encore aujourd'hui, dans la galerie d'armes de nos rois, la
cheville qui faisait tourner et mouvoir le cheval de bois sur
lequel le vaillant Pierre de Provence traversait les airs,
cheville qui est un peu plus grosse qu'un timon de charrette à
boeufs? À côté d'elle est la selle de Babiéca, la jument du Cid,
et, dans la gorge de Roncevaux, on voit encore la trompe de
Roland, aussi longue qu'une grande poutre[295]. D'où l'on doit
inférer qu'il y eut douze pairs de France, qu'il y eut un Pierre,
qu'il y eut un Cid, et d'autres chevaliers de la même espèce, de
ceux dont les gens disent qu'ils vont à leurs aventures. Sinon il
faut nier aussi que le vaillant Portugais Juan de Merlo ait été
chevalier errant, qu'il soit allé en Bourgogne, qu'il ait combattu
dans la ville de Ras contre le fameux seigneur de Charny, appelé
Moïse-Pierre[296]; puis, dans la ville de Bâle, contre Moïse-Henri
de Remestan[297], et qu'il soit sorti deux fois de la lice vainqueur
et couvert de gloire. Il faut nier encore les aventures et les
combats que livrèrent également en Bourgogne les braves Espagnols
Pedro Barba et Gutierre Quixada (duquel je descends en ligne
droite de mâle en mâle), qui vainquirent les fils du comte de
Saint-Pol. Que l'on nie donc aussi que don Fernando de Guevara
soit allé chercher des aventures en Allemagne, où il combattit
messire Georges, chevalier de la maison du duc d'Autriche[298];
qu'on dise enfin que ce sont des contes pour rire, les joutes de
Suéro de Quiñones, celui du pas de l'Orbigo[299], les défis de
Mosen-Luis de Falcès à don Gonzalo de Guzman, chevalier
castillan[300], et tant d'autres exploits faits par des chevaliers
chrétiens de ces royaumes et des pays étrangers, si authentiques,
si véritables, que celui qui les nie, je le répète, est dépourvu
de toute intelligence et de toute raison.»

Le chanoine fut étrangement surpris d'entendre le singulier
mélange de vérités et de mensonges que faisait don Quichotte, et
de voir quelle connaissance complète il avait de toutes les choses
relatives à sa chevalerie errante. Il lui répondit donc:

«Je ne puis nier, seigneur don Quichotte, qu'il n'y ait quelque
chose de vrai dans ce qu'a dit Votre Grâce, principalement en ce
qui touche les chevaliers errants espagnols. Je veux bien concéder
encore qu'il y eut douze pairs de France; mais je me garderai bien
de croire qu'ils firent tout ce que raconte d'eux l'archevêque
Turpin[301]. Ce qu'il y a de vrai, c'est que ce furent des
chevaliers choisis par les rois de France, qu'on appela _pairs,
_parce qu'ils étaient tous égaux en valeur et en qualité; du
moins, s'ils ne l'étaient pas, il était à désirer qu'ils le
fussent. C'était un ordre militaire, à la façon de ceux qui
existent à présent, comme les ordres de Saint-Jacques et de
Calatrava, où l'on suppose que ceux qui font profession sont tous
des chevaliers braves et bien nés; et, comme on dit à cette heure
chevalier de Saint-Jean ou d'Alcantara, on disait alors chevalier
des Douze Pairs, parce qu'on en choisissait douze, égaux en
mérite, pour cet ordre militaire. Qu'il y ait eu un Cid et un
Bernard del Carpio[302], nul doute; mais qu'ils aient fait toutes
les prouesses qu'on leur prête, c'est autre chose. Quant à la
cheville du comte Pierre, dont Votre Grâce a parlé, et qui est
auprès de la selle de Babiéca, dans la galerie royale, je confesse
mon péché: je suis si gauche, ou j'ai la vue si courte, que, bien
que j'aie vu distinctement la selle, je n'ai pu apercevoir la
cheville, quoiqu'elle soit aussi grosse que l'a dit Votre Grâce.

-- Elle y est pourtant, sans aucun doute, répliqua don Quichotte;
à telles enseignes qu'on la tient enfermée dans un fourreau de
cuir pour qu'elle ne prenne pas le moisi.

-- C'est bien possible, reprit le chanoine; mais, par les ordres
sacrés que j'ai reçus, je ne me rappelle pas l'avoir vue. Et,
quand je concéderais qu'elle est en cet endroit, serais-je obligé
de croire aux histoires de tous ces Amadis, et de cette multitude
de chevaliers sur lesquels on nous fait tant de contes? et serait-
ce une raison pour qu'un homme comme Votre Grâce, si plein
d'honneur et de qualités, et doué d'un si bon entendement,
s'avisât de prendre pour autant de vérités tant de folies étranges
qui sont écrites dans ces extravagants livres de chevalerie?»

Chapitre L

_De la spirituelle altercation qu'eurent don Quichotte et le
chanoine, ainsi que d'autres événements__[303]_


«Voilà, parbleu, qui est bon! répondit don Quichotte. Comment! les
livres qui sont imprimés avec la licence des rois et l'approbation
des examinateurs; ces livres, qui, à la satisfaction générale,
sont lus et vantés des grands et des petits, des riches et des
pauvres, des lettrés et des ignorants, des vilains et des
gentilshommes, enfin de toute espèce de gens, de quelque état et
condition que ce soit; ces livres, dis-je, seraient pur mensonge,
tandis qu'ils ont si bien le cachet de la vérité, qu'on y désigne
le père, la mère, le pays, les parents, l'âge, le lieu et les
exploits, point pour point et jour par jour, que firent tels ou
tels chevaliers? Allons donc, taisez-vous, seigneur; ne dites pas
un si grand blasphème, et croyez-moi, car je vous donne à cet
égard le meilleur conseil que puisse suivre un homme d'esprit.
Sinon, lisez-les, et vous verrez quel plaisir vous en donnera la
lecture. Dites-moi donc un peu: y a-t-il un plus grand ravissement
que de voir, comme qui dirait là, devant nous, un grand lac de
poix-résine bouillant à gros bouillons, dans lequel nagent et
s'agitent une infinité de serpents, de couleuvres, de lézards, et
mille autres espèces d'animaux féroces et épouvantables? Tout à
coup, du fond de ce lac, sort une lamentable voix qui dit: «Toi,
chevalier, qui que tu sois, qui es à regarder ce lac effroyable,
si tu veux obtenir le trésor qu'il cache sous ses noires eaux,
montre la valeur de ton coeur invincible, jette-toi au milieu de
ce liquide enflammé. Si tu ne le fais pas, tu ne seras pas digne
de voir les hautes et prodigieuses merveilles que renferment les
sept châteaux des sept fées qui gisent sous cette noire
épaisseur.» Le chevalier n'a pas encore achevé d'entendre la voix
redoutable, que déjà, sans entrer en calcul avec lui-même, sans
considérer le péril qu'il affronte, sans même se dépouiller de ses
armes pesantes, mais en se recommandant à Dieu et à sa dame, il se
précipite tête baissée au milieu du lac bouillonnant; et, quand il
se doute le moins de ce qu'il va devenir, le voilà qui se trouve
au milieu d'une campagne fleurie, à laquelle les Champs-Élysées
n'ont rien de comparable. Là, il lui semble que l'air est plus
transparent, que le soleil brille d'une clarté nouvelle[304]. Un
bois paisible s'offre à sa vue; il est planté d'arbres si verts et
si touffus que leur feuillage réjouit les yeux, tandis que
l'oreille est doucement frappée des chants suaves et naturels
d'une infinité de petits oiselets aux nuances brillantes, qui
voltigent gaiement sous les rameaux entrelacés. Ici se découvre un
ruisseau, dont les eaux fraîches, semblables à un liquide cristal,
courent sur une fine arène et de blancs cailloux, qui paraissent
un lit d'or criblé de perles orientales. Là il aperçoit une
élégante fontaine artiste ment formée de jaspe aux mille couleurs
et de marbre poli; plus loin il en voit une autre, élevée à la
façon rustique, où les fins coquillages de la moule et les
tortueuses maisons blanches et jaunes de l'escargot, ordonnés sans
ordre et mêlés de brillants morceaux de cristal, forment un
ouvrage varié, où l'art, imitant la nature, semble la vaincre
cette fois. De ce côté paraît tout à coup un formidable château
fort ou un élégant palais, dont les murailles sont d'or massif,
les créneaux de diamants, les portes de hyacinthes, et finalement
dont l'architecture est si admirable que, bien qu'il ne soit formé
que d'or, de diamants, d'escarboucles, de rubis, de perles et
d'émeraudes, la façon, toutefois, est plus précieuse que la
matière. Et que peut-on désirer de plus, quand on a vu cela, que
de voir sortir par la porte du château un grand nombre de
damoiselles, dont les riches et galantes parures sont telles, que,
si je me mettais à les décrire, comme font les histoires, je
n'aurais jamais fini? Aussitôt, celle qui paraît la principale de
la troupe, vient prendre par la main l'audacieux chevalier qui
s'est jeté dans les flots bouillants du lac, et le conduit, sans
dire un mot, dans l'intérieur de la forteresse ou du palais. Après
l'avoir déshabillé, nu comme sa mère l'a mis au monde, elle le
baigne dans des eaux tièdes, le frotte d'onguents de senteur, et
le revêt d'une chemise de fine percale, toute parfumée d'odeurs
exquises; puis une autre damoiselle survient, qui lui jette sur
les épaules une tunique qui vaut au moins, à ce qu'on dit, une
ville tout entière, et même davantage. Quoi de plus charmant,
quand on nous conte ensuite qu'après cela ces dames le mènent dans
une autre salle, où il trouve la table mise avec tant de
magnificence qu'il en reste tout ébahi! quand on lui verse sur les
mains une eau toute distillée d'ambre et de fleurs odorantes!
quand on lui offre un fauteuil d'ivoire! quand toutes les
damoiselles le servent en gardant un merveilleux silence! quand on
lui apporte tant de mets variés et succulents que l'appétit ne
sait où choisir et tendre la main! quand on entend la musique, qui
joue tant qu'il mange, sans qu'on sache ni qui la fait ni d'où
elle vient! et quand enfin, lorsque le repas est fini et le
couvert enlevé, lorsque le chevalier, nonchalamment penché sur le
dos de son fauteuil, est peut-être à se curer les dents, selon
l'usage, voilà que tout à coup la porte s'ouvre et laisse entrer
une autre damoiselle plus belle que toutes les autres, qui vient
s'asseoir auprès du chevalier, et commence à lui raconter quel est
ce château, et comment elle y est enchantée; avec une foule
d'autres choses qui étonnent le chevalier, et ravissent les
lecteurs qui sont à lire son histoire! Je ne veux pas m'étendre
davantage sur ce sujet; mais de ce que j'ai dit on peut inférer
que, quelque page qu'on ouvre de quelque histoire de chevalier
errant que ce soit, elle causera sûrement plaisir et surprise à
quiconque la lira. Que Votre Grâce m'en croie: lisez ces livres,
ainsi que je vous l'ai dit, et vous verrez comme ils chasseront la
mélancolie dont vous pourriez être atteint, et comme ils guériront
votre mauvaise humeur, si par hasard vous l'avez mauvaise. Quant à
moi, je peux dire que, depuis que je suis chevalier errant, je me
trouve valeureux, libéral, poli, bien élevé, généreux, affable,
intrépide, doux, patient, souffrant avec résignation les fatigues,
les douleurs, les prisons, les enchantements; et, quoiqu'il y ait
si peu de temps que je me suis vu enfermé dans une cage comme un
fou, je pense bien que, par la valeur de mon bras, si le ciel me
favorise et que la fortune ne me soit pas contraire, je me verrai
sous peu de jours roi de quelque royaume, où je pourrai montrer la
gratitude et la libéralité dont mon coeur est pourvu. Car, par ma
foi, seigneur, le pauvre est hors d'état de faire voir sa vertu de
libéralité, en quelque degré qu'il la possède; et la
reconnaissance qui ne consiste que dans le désir est chose morte,
comme la foi sans les oeuvres. Voilà pourquoi je voudrais que la
fortune m'offrît bientôt quelque occasion de devenir empereur,
pour que mon coeur se montrât tel qu'il est par le bien que je
ferais à mes amis, surtout à ce pauvre Sancho Panza, mon écuyer,
qui est le meilleur homme du monde; oui, je voudrais lui donner un
comté, que je lui ai promis il y a plusieurs jours; mais je crains
seulement qu'il n'ait pas toute l'habileté nécessaire pour bien
gouverner ses États.»

Sancho entendit ces dernières paroles de son maître, et lui
répondit sur-le-champ:

«Travaillez, seigneur don Quichotte, à me donner ce comté, autant
promis par Votre Grâce qu'attendu par moi, et je vous promets que
l'habileté ne me manquera pas pour le gouverner. Si elle me
manque, j'ai ouï dire qu'il y a des gens qui prennent en fermage
les seigneuries des seigneurs; ils leur donnent tant par an de
revenu, et se chargent des soins du gouvernement; et le seigneur
reste les bras croisés, touchant et dépensant la rente qu'on lui
paye, sans prendre souci d'autre chose. C'est justement ce que je
ferai: au lieu de me rompre la cervelle, je me désisterai de
l'emploi, et je jouirai de mes rentes comme un duc, sans me
soucier du qu'en dira-t-on.

-- Ceci, mon frère Sancho, dit le chanoine, s'entend fort bien
quant à la jouissance du revenu, mais non quant à l'administration
de la justice, qui n'appartient qu'au seigneur de la seigneurie.
C'est là que sont nécessaires l'habileté et le droit jugement, et
surtout la bonne intention de rencontrer juste; car, si celle-là
manque dans le principe, les moyens et la fin iront tout de
travers. Aussi Dieu a-t-il coutume de donner son aide au bon désir
de l'homme simple, et de le retirer au méchant désir de l'homme
habile.

-- Je n'entends rien à toutes ces philosophies, reprit Sancho;
mais ce que je sais, c'est que je voudrais avoir le comté aussitôt
que je serais capable de le gouverner; car enfin j'ai autant d'âme
qu'un autre, et autant de corps que celui qui en a le plus; et je
serais aussi bien roi de mes États qu'un autre l'est des siens; et
l'étant, je ferais tout ce que je voudrais; et faisant ce que je
voudrais, je ferais à mon goût; et faisant à mon goût, je serais
content; et quand on est content, on n'a plus rien à désirer; et
quand on n'a plus rien à désirer, tout est fini. Adieu donc; que
le comté vienne, et que Dieu vous bénisse, et au revoir, bonsoir,
comme dit un aveugle à son camarade.

-- Ce ne sont pas là de mauvaises philosophies, comme vous dites,
Sancho, reprit le chanoine; mais cependant il y a bien des choses
à dire sur ce chapitre des comtés.

-- Je ne sais trop ce qui reste à dire, interrompit don Quichotte;
seulement je me guide sur l'exemple que m'a donné le grand Amadis
de Gaule, lequel fit son écuyer comte de l'Île-Ferme; ainsi je
puis bien, sans scrupule de conscience, faire comte Sancho Panza,
qui est un des meilleurs écuyers qu'ait jamais eus chevalier
errant.»

Le chanoine resta confondu des extravagances raisonnables (si
l'extravagance admet la raison) qu'avait dites don Quichotte, de
la manière dont il avait dépeint l'aventure du chevalier du Lac,
de l'impression profonde qu'avaient faite sur son esprit les
rêveries mensongères des livres qu'il avait lus, et finalement de
la crédulité de Sancho, qui soupirait avec tant d'ardeur après le
comté que son maître lui avait promis.

En ce moment, les valets du chanoine, revenant de l'hôtellerie,
amenaient le mulet aux provisions. Ils dressèrent la table avec un
tapis étendu sur l'herbe de la prairie, et tous les convives,
s'étant assis à l'ombre de quelques arbres, dînèrent en cet
endroit, pour que le bouvier ne perdît pas, comme on l'a dit, la
commodité du pâturage. Tandis qu'ils étaient paisiblement à
manger, ils entendirent tout à coup le bruit aigu d'un sifflet qui
partait d'un massif de ronces et de broussailles dont ils étaient
proches, et presque au même instant ils virent sortir de ces
broussailles une jolie chèvre, qui avait la peau toute mouchetée
de noir, de blanc et de fauve. Derrière elle venait un chevrier
qui l'appelait de loin, en lui disant les mots à leur usage, pour
qu'elle s'arrêtât et rejoignît le troupeau. La bête fugitive
accourut tout effrayée vers les voyageurs, comme pour leur
demander protection, et s'arrêta près d'eux. Le chevrier arriva,
la prit par les cornes, et, comme si elle eût été douée
d'intelligence et de réflexion, il lui dit:

«Ah! montagnarde! ah! bariolée! et qu'avez-vous donc depuis
quelques jours à ne plus marcher qu'à cloche-pied? quelle mouche
vous pique, ou quel loup vous fait peur, ma fille? ne me direz-
vous pas ce que c'est, mignonne? Mais qu'est-ce que ce peut être,
sinon que vous êtes femelle, et que vous ne pouvez rester en
repos? Maudite soit votre humeur et l'humeur de toutes celles que
vous imitez! Revenez, revenez, ma mie; si vous n'êtes pas aussi
joyeuse, au moins vous serez plus en sûreté dans la bergerie et
parmi vos compagnes; car si vous, qui devez les guider et les
diriger, vous allez ainsi sans guide et sans direction, qu'est-ce
qu'il arrivera d'elles?»

Les paroles du chevrier réjouirent fort ceux qui les entendirent,
notamment le chanoine, qui lui dit:

«Par votre vie, frère, calmez-vous un peu, et ne vous hâtez pas
tant de ramener cette chèvre au troupeau. Puisqu'elle est femelle,
comme vous dites, il faut bien qu'elle suive son instinct naturel,
quelques efforts que vous fassiez pour l'en empêcher. Tenez,
prenez ce morceau, et buvez un coup; vous apaiserez votre colère,
et la chèvre s'en reposera d'autant.»

En disant cela, il lui tendait avec la pointe du couteau un râble
de lapin froid. Le chevrier prit, remercia, but, s'adoucit, et dit
ensuite:

«Je ne voudrais pas vraiment que, pour m'avoir entendu parler avec
tant de sérieux à ce petit animal, Vos Grâces me prissent pour un
imbécile; car, en vérité, il y a bien quelque mystère sous les
paroles que j'ai dites. Je suis un rustre, mais pas tant néanmoins
que je ne sache comment il faut s'y prendre avec les gens et avec
les bêtes.

-- Je le crois bien vraiment, répondit le curé; car je sais déjà,
par expérience, que les bois nourrissent des poëte, et que les
cabanes de bergers abritent des philosophes.

-- Du moins, seigneur, répliqua le chevrier, elles recueillent des
hommes devenus sages à leurs dépens. Pour que vous croyiez à cette
vérité, et que vous la touchiez du doigt, je veux, bien qu'il
semble que je m'invite sans être prié, si cela toutefois ne vous
ennuie pas et que vous consentiez à me prêter un moment
d'attention, je veux, dis-je, vous conter une aventure véritable,
et qui viendra en preuve de ce qu'a dit ce seigneur (montrant le
curé), et de ce que j'ai dit moi-même.»

Don Quichotte répondit sur-le-champ:

«Comme ceci m'a l'air d'avoir je ne sais quelle ombre d'aventure
de chevalerie, pour ma part, frère, je vous écouterai de grand
coeur, et c'est ce que feront aussi ces messieurs, parce qu'ils
sont gens d'esprit et fort amis des nouveautés curieuses qui
étonnent, amusent et ravissent les sens, comme je ne doute pas que
va faire votre histoire. Commencez donc, mon ami, nous vous
écoutons tous.

-- Je retire mon enjeu, s'écria Sancho; pour moi, je vais au
ruisseau avec ce pâté, dont je pense me soûler pour trois jours,
car j'ai ouï dire à mon seigneur don Quichotte qu'un écuyer de
chevalier errant doit manger, quand il en trouve l'occasion,
jusqu'à n'en pouvoir plus, parce qu'il pourrait bien lui arriver
d'entrer par hasard dans une forêt si inextricable, qu'il ne
puisse trouver de six jours à en sortir; et, ma foi, si le pauvre
homme ne va pas bien repu, ou le bissac bien rempli, il pourrait
fort bien rester là, comme il lui arrive mainte et mainte fois,
devenu chair de momie.

-- Tu es toujours pour le positif, Sancho, lui dit don Quichotte;
va t'en où tu voudras, et mange ce que tu pourras; moi, j'ai déjà
l'estomac satisfait, et il ne me manque plus que de donner à l'âme
sa collation, comme je me la donnerai en écoutant l'histoire de ce
brave homme.

-- Nous la donnerons aussi à toutes nos âmes,» ajouta le chanoine.

Et il pria sur-le-champ le chevrier de commencer le récit qu'il
venait de leur promettre. Le chevrier donna deux petits coups de
la main sur les flancs de la chèvre, qu'il tenait toujours par les
cornes, en lui disant:

«Couche-toi près de moi, bariolée, nous avons du temps de reste
pour retourner à la bergerie.»

On aurait dit que la chèvre l'eût entendu; car, dès que son maître
se fut assis, elle se coucha fort paisiblement à ses côtés, et, le
regardant au visage, elle faisait croire qu'elle était attentive à
ce que disait le chevrier, lequel commença son histoire de la
sorte:

Chapitre LI

_Qui traite de ce que raconta le chevrier à tous ceux qui
emmenaient don Quichotte_


À trois lieues de ce vallon est un hameau, qui, bien que fort
petit, est un des plus riches qu'il y ait dans tous ces environs.
Là demeurait un laboureur, homme très-honorable, et tellement que,
bien qu'il soit comme inhérent au riche d'être honoré, celui-là
l'était plus encore pour sa vertu que pour ses richesses. Mais ce
qui le rendait surtout heureux, à ce qu'il disait lui-même,
c'était d'avoir une fille de beauté si parfaite, de si rare
intelligence, de tant de grâce et de vertu, que tous ceux qui la
voyaient s'étonnaient de voir de quelles merveilleuses qualités le
ciel et la nature l'avaient enrichie. Toute petite, elle était
belle; et, grandissant toujours en attraits, à seize ans c'était
un prodige de beauté. La renommée de ses charmes commença à
s'étendre dans les villages voisins; que dis-je, dans les
villages? elle arriva jusqu'aux villes éloignées; elle pénétra
jusque dans le palais des rois, et dans l'oreille de toutes sortes
de gens, qui venaient de tous côtés la voir comme une chose
surprenante, ou comme une image miraculeuse. Son père la gardait
soigneusement, et elle se gardait elle-même, car il n'y a ni
serrures, ni cadenas, ni verrous, qui puissent garder une jeune
fille mieux que sa propre sagesse. La richesse du père et la
beauté de la fille engagèrent bien des jeunes gens, tant du
village que d'autres pays, à la lui demander pour femme. Mais lui,
auquel il appartenait de disposer d'un si riche bijou, demeurait
irrésolu, sans pouvoir décider à qui des nombreux prétendants qui
le sollicitaient il en ferait le cadeau. J'étais du nombre, et
vraiment, pour avoir de grandes espérances d'un bon succès, il me
suffisait de savoir que le père savait qui j'étais, c'est-à-dire
né dans le même pays, de pur sang chrétien, à la fleur de l'âge,
riche en patrimoine, et non moins bien partagé du côté de
l'esprit.

Un autre jeune homme du même village, et doué des mêmes qualités,
fit aussi la demande de sa main, ce qui tint en suspens la volonté
du père, auquel il semblait qu'avec l'un ou l'autre de nous deux,
sa fille serait également bien établie. Pour sortir de cette
incertitude, il résolut de tout confier à Léandra (c'est ainsi que
s'appelle la riche beauté qui m'a réduit à la misère), faisant
réflexion que, puisque nous étions égaux, il ferait bien de
laisser à sa fille chérie le droit de choisir à son goût: chose
digne d'être imitée de tous les parents qui ont des enfants à
marier. Je ne dis pas qu'ils doivent les laisser choisir entre de
mauvais partis, mais leur en proposer de bons et de sortables, et
les laisser ensuite prendre à leur gré. Je ne sais quel choix fit
Léandra; je sais seulement que le père nous amusa tous les deux
avec la grande jeunesse de sa fille, et d'autres paroles générales
qui, sans l'obliger, ne nous désobligeaient pas non plus. Mon
rival se nomme Anselme, et moi je m'appelle Eugène, afin que vous
preniez connaissance des noms des personnages qui figurent dans
cette tragédie, dont le dénoûment n'est pas encore venu, mais qui
ne peut manquer d'être sanglant et désastreux.

À cette époque, il arriva dans notre village un certain Vincent de
la Roca, fils d'un pauvre paysan de l'endroit, lequel Vincent
revenait des Italies et d'autres pays où il avait servi à la
guerre. Il n'avait pas plus d'une douzaine d'années quand il fut
emmené du village par un capitaine qui vint à passer avec sa
compagnie, et, douze ans plus tard, le jeune homme revint au pays,
habillé à la militaire, chamarré de mille couleurs, et tout
historié de joyaux de verroteries et de chaînettes d'acier.
Aujourd'hui il mettait une parure, demain une autre; mais
c'étaient toujours des fanfreluches de faible poids et de moindre
valeur. Les gens de la campagne, qui sont naturellement malicieux,
et plus que la malice même quand le loisir ne leur manque pas,
notèrent et comptèrent point à point ses hardes et ses bijoux: ils
trouvèrent que, de compte fait, il avait trois habillements de
différentes couleurs, avec les bas et les jarretières; mais il en
faisant tant de mélanges et de combinaisons, que, si on ne les eût
pas comptés, on aurait bien juré qu'il avait étalé à la file au
moins dix paires d'habits et plus de vingt panaches. Et n'allez
pas croire qu'il y ait de l'indiscrétion et du bavardage en ce que
je vous conte de ses habits, car ils jouent un grand rôle dans
cette histoire. Il s'asseyait sur un banc de pierre qui est sous
le grand peuplier de la place, et il nous tenait tous la bouche
ouverte, au récit des exploits qu'il se mettait à nous raconter.
Il n'y avait pas de pays sur la terre entière qu'il n'eût vu, pas
de bataille où il ne se fût trouvé. Il avait tué plus de Mores, à
ce qu'il disait, que n'en contiennent Maroc et Tunis, et livré
plus de combats singuliers que Gante y Luna, plus que Diégo Garcia
de Parédès, plus que mille autres guerriers qu'il nommait; et de
tous ces combats il était sorti victorieux, sans qu'on lui eût
tiré une seule goutte de sang. D'un autre côté, il nous montrait
des marques de blessures auxquelles personne ne voyait rien, mais
qu'il disait être des coups d'arquebuse reçus en diverses
rencontres. Finalement, avec une arrogance inouïe, il tutoyait ses
égaux et ceux même qui le connaissaient; il disait que son bras
était son père, et ses oeuvres sa noblesse, et qu'en qualité de
soldat il ne devait rien au roi lui-même. Il faut ajouter à ces
impertinences qu'il était un peu musicien, et qu'il raclait d'une
guitare, de façon qu'aucuns disaient qu'il la faisait parler. Mais
ce n'est pas encore la fin de ses mérites: il était poëte par-
dessus le marché, et de chaque enfantillage qui se passait au
pays, il composait une complainte qui avait une lieue et demie
d'écriture. Enfin donc, ce soldat que je viens de vous dépeindre,
ce Vincent de la Roca, ce brave, ce galant, ce musicien, ce poëte,
fut maintes fois aperçu et regardé par Léandra, d'une fenêtre de
sa maison qui donnait sur la place. Voilà que les oripeaux de ses
riches uniformes la séduisent, que ses complaintes l'enchantent,
et qu'elle donne pleine croyance aux prouesses qu'il rapportait de
lui-même. Finalement, puisque le diable, sans doute, l'ordonnait
de la sorte, elle s'amouracha de lui avant qu'il eût seulement
senti naître la présomptueuse envie de la courtiser. Et comme,
dans les affaires d'amour, il n'en est point qui s'arrange plus
facilement que celle où provoque le désir de la dame, Léandra et
Vincent se mirent bientôt d'accord. Avant qu'aucun des nombreux
prétendants de la belle pût avoir vent de son projet, il était
déjà réalisé; elle avait quitté la maison de son cher et bien-aimé
père (sa mère n'existe plus), et s'était enfuie du village avec le
soldat, qui sortit plus triomphant de cette entreprise que de
toutes celles dont il s'appliquait la gloire.

L'événement surprit tout le village, et même tous ceux qui en
eurent ailleurs connaissance. Je restai stupéfait, Anselme
confondu, le père triste, les parents outragés, la justice
éveillée, et les archers en campagne. On battit les chemins, on
fouilla les bois; et enfin, au bout de trois jours, on trouva la
capricieuse Léandra dans le fond d'une caverne de la montagne, nue
en chemise, et dépouillée de la somme d'argent et des précieux
bijoux qu'elle avait emportés de chez elle. On la ramena devant
son déplorable père, et là elle fut interrogée sur sa disgrâce.
Elle avoua sans contrainte que Vincent de la Roca l'avait trompée;
que, sous le serment d'être son mari, il lui avait persuadé
d'abandonner la maison de son père, lui promettant de la conduire
à la plus riche et à la plus délicieuse ville de tout l'univers,
qui est Naples; qu'elle alors, imprudente et séduite, crut à ses
paroles, et qu'après avoir volé son père, elle se livra au pouvoir
du soldat la nuit même où elle avait disparu; que celui-ci la mena
au plus âpre de la montagne, et qu'il l'enferma où on l'avait
trouvée. Elle conta alors comment le soldat, sans lui ôter
l'honneur, l'avait dépouillée de tout ce qu'elle possédait, et, la
laissant dans la caverne, avait disparu: événement qui redoubla la
surprise de tout le monde.

Certes, seigneurs, il n'était pas facile de croire à la continence
du jeune homme; mais elle affirma et jura si solennellement qu'il
ne s'était livré à nulle violence, que cela suffit pour consoler
le désolé père, lequel ne regretta plus les richesses qu'on lui
emportait, puisqu'on avait laissé à sa fille le bijou qui, une
fois perdu, ne se retrouve jamais. Le même jour que Léandra fut
ramenée, son père la fit disparaître à tous les regards; il alla
l'enfermer dans un couvent d'une ville qui est près d'ici,
espérant que le temps affaiblirait la mauvaise opinion que sa
fille avait fait naître sur son compte. La jeunesse de Léandra
servit d'excuse à sa faute, du moins aux yeux des gens qui n'ont
nul intérêt à la trouver bonne ou mauvaise; pour ceux qui
connaissaient son esprit et son intelligence éveillée, ils
n'attribuèrent point son péché à l'ignorance, mais à sa légèreté
et à l'inclination naturelle des femmes, qui est, la plupart du
temps, au rebours de la sagesse et du bon sens.

Léandra une fois enfermée, les yeux d'Anselme devinrent aveugles,
ou du moins n'eurent plus rien à voir qui leur causât du plaisir.
Les miens restèrent aussi dans les ténèbres, sans aucune lumière
qui leur montrât quelque chose d'agréable. En l'absence de
Léandra, notre tristesse s'augmentait à mesure que s'épuisait
notre patience; nous maudissions les parures du soldat, nous
détestions l'imprudence et l'aveuglement du père. Finalement,
Anselme et moi nous tombâmes d'accord de quitter le village et de
nous en venir à ce vallon. Il y fait paître une grande quantité de
moutons qui sont à lui, et moi, un nombreux troupeau de chèvres
qui m'appartient également, et nous passons la vie au milieu de
ces arbres, tantôt donnant carrière à notre amoureuse passion,
tantôt chantant ensemble les louanges ou le blâme de la belle
Léandra, tantôt soupirant dans la solitude, et confiant nos
plaintes au ciel insensible.

À notre imitation, beaucoup d'autres amants de Léandra sont venus
se réfugier en ces âpres montagnes, et s'y adonner au même
exercice que nous; ils sont tellement nombreux, qu'on dirait que
cet endroit est devenu la pastorale Arcadie[305], tant il est rempli
de bergers et d'étables, et nulle part on ne cesse d'y entendre le
nom de la belle Léandra. Celui-ci la charge de malédictions,
l'appelle capricieuse, légère, évaporée; celui-là lui reproche sa
coupable facilité; tel l'absout et lui pardonne; tel la blâme et
la condamne; l'un célèbre sa beauté, l'autre maudit son humeur; en
un mot, tous la flétrissent de leurs injures et tous l'adorent, et
leur folie s'étend si loin, que tel se plaint de ses dédains, sans
lui avoir jamais parlé, et tel autre se lamente en éprouvant la
poignante rage de la jalousie, sans que jamais elle en eût donné à
personne, puisque son péché, comme je l'ai dit, fut connu avant
son désir de le commettre. Il n'y a pas une grotte, pas un trou de
rocher, pas un bord de ruisseau, pas une ombre d'arbre, où l'on ne
trouve quelque berger qui raconte aux vents ses infortunes.
L'écho, partout où il se forme, redit le nom de Léandra; Léandra,
répètent les montagnes; Léandra, murmurent les ruisseaux[306], et
Léandra nous tient tous indécis, tous enchantés, tous espérant
sans espérance, et craignant sans savoir ce que nous avons à
craindre. Parmi tous ces hommes en démence, celui qui montre à la
fois le plus et le moins de jugement, c'est mon rival Anselme:
ayant à se plaindre de tant de choses, il ne se plaint que de
l'absence; et, au son d'une viole dont il joue à ravir, en des
vers où se déploient les grâces de son esprit, il se plaint en
chantant. Moi, je suis un chemin plus commode et plus sage, à mon
avis: celui de médire hautement de la légèreté des femmes, de leur
inconstance, de leur duplicité, de leurs promesses trompeuses, de
leur foi violée, enfin du peu de goût et de tact qu'elles montrent
en plaçant leurs pensées et leurs affections. Voilà, seigneurs, à
quels propos me sont venues à la bouche les paroles que j'ai
dites, en arrivant, à cette chèvre, qu'en sa qualité de femelle
j'estime peu, bien que ce soit la meilleure de tout mon troupeau.
Voilà l'histoire que j'ai promis de vous raconter. Si j'ai été
trop long à la dire, je ne serai pas court à vous offrir mes
services. Ici près est ma bergerie; j'y ai du lait frais, du
fromage exquis et des fruits divers non moins agréables à la vue
que savoureux au goût[307].

Chapitre LII

_Du démêlé qu'eut don Quichotte avec le chevrier, et de la
surprenante aventure des pénitents blancs, qu'il termina
glorieusement à la sueur de son front_


L'histoire du chevrier fit grand plaisir à ceux qui l'avaient
entendue. Le chanoine surtout en parut ravi. Il avait curieusement
remarqué la manière dont s'était exprimé le conteur, beaucoup plus
loin de paraître en son récit un rustique chevrier, que près de
s'y montrer un élégant homme de cour. Aussi s'écria-t-il que le
curé avait dit à bon droit que les bois et les montagnes
nourrissent aussi des gens lettrés. Tout le monde fit compliment à
Eugène. Mais celui qui se montra le plus libéral en offres de
service, ce fut don Quichotte:

«Certes, lui dit-il, frère chevrier, si je me trouvais en position
de pouvoir entreprendre quelque aventure, je me mettrais bien vite
à l'oeuvre pour vous en donner une bonne. J'irais tirer du couvent
(où sans doute elle est contre son gré) votre belle Léandra, en
dépit de l'abbesse et de tous ceux qui voudraient s'y opposer;
puis je la remettrais en vos mains, pour que vous fissiez d'elle
tout ce qui vous semblerait bon, en gardant toutefois les lois de
la chevalerie, qui ordonnent qu'à aucune damoiselle il ne soit
fait aucune violence. Mais j'espère, avec l'aide de Dieu Notre
Seigneur, que la force d'un enchanteur malicieux ne prévaudra pas
toujours contre celle d'un autre enchanteur mieux intentionné. Je
vous promets pour lors ma faveur et mon appui, comme l'exige ma
profession, qui n'est autre que de prêter secours aux nécessiteux
et aux abandonnés.»

Le chevrier regarda don Quichotte, et, comme il le vit de si
pauvre pelage et de si triste carrure, il se tourna, tout surpris,
vers le barbier, qui était à son côté:

«Seigneur, lui dit-il, quel est cet homme qui a une si étrange
mine et qui parle d'une si étrange façon?

-- Qui pourrait-ce être, répondit le barbier, sinon le fameux don
Quichotte de la Manche, le défaiseur de griefs, le redresseurs de
torts, le soutien des damoiselles, l'effroi des géants et le
vainqueur des batailles?

-- Cela ressemble fort, reprit le chevrier, à ce qu'on lit dans
les livres des chevaliers errants, qui faisaient, ma foi, tout ce
que vous me dites que fait celui-ci; mais cependant je m'imagine,
à part moi, ou que Votre Grâce s'amuse et raille, ou que ce galant
homme a des chambres vides dans la tête.

-- Vous êtes un grandissime faquin! s'écria don Quichotte: c'est
vous qui êtes le vide et le timbré; et j'ai la tête plus pleine
que ne le fut jamais le ventre de la carogne qui vous a mis au
monde.»

Puis, sans plus de façon, il sauta sur un pain qui se trouvait
auprès de lui, et le lança au visage du chevrier avec tant de
furie, qu'il lui aplatit le nez sous le coup. Le chevrier, qui
n'entendait rien à la plaisanterie, voyant avec quel sérieux on le
maltraitait, sans respecter ni le tapis, ni la nappe, ni tous ceux
qui dînaient alentour, se jeta sur don Quichotte, et le saisit à
la gorge avec les deux mains. Il l'étranglait, sans aucun doute,
si Sancho Panza, arrivant sur ces entrefaites, n'eût pris le
chevrier par les épaules et ne l'eût jeté à la renverse sur la
table, cassant les assiettes, brisant les verres, et bouleversant
tout ce qui s'y trouvait. Don Quichotte, se voyant libre, accourut
grimper sur l'estomac du chevrier, qui, le visage plein de sang,
et moulu de coups par Sancho, cherchait à tâtons un couteau sur la
table pour tirer quelque sanglante vengeance. Mais le chanoine et
le curé l'en empêchèrent. Pour le barbier, il fit en sorte que le
chevrier mît à son tour sous lui don Quichotte, sur lequel il fit
pleuvoir un tel déluge de coups de poing, que le visage du pauvre
chevalier n'était pas moins baigné de sang que le sien. Le
chanoine et le curé riaient à se tenir les côtes, les archers
dansaient de joie, et les uns comme les autres criaient _xi, xi,
_comme on fait aux chiens qui se battent[308]. Le seul Sancho Panza
se désespérait, parce qu'il ne pouvait se débarrasser d'un valet
du chanoine qui l'empêchait d'aller secourir son maître.

Enfin, pendant qu'ils étaient tous dans ces ravissements de joie,
hormis les deux athlètes qui se gourmaient, ils entendirent tout à
coup le son d'une trompette, si triste et si lugubre, qu'il leur
fit tourner la tête du côté d'où venait le bruit. Mais celui qui
s'émut le plus en l'entendant, ce fut don Quichotte, lequel, bien
qu'il fût encore gisant sous le chevrier, fort contre son gré et
plus qu'à demi moulu, lui dit aussitôt:

«Frère démon, car il n'est pas possible que tu sois autre chose,
puisque tu as eu assez de forces pour dompter les miennes, je t'en
prie, faisons trêve, seulement pour une heure; il me semble que le
son douloureux de cette trompette qui vient de frapper mes
oreilles m'appelle à quelque aventure.»

Le chevrier, qui se lassait de battre et d'être battu, le lâcha
bien vite, et don Quichotte, se remettant sur pied, tourna les
yeux vers l'endroit où le bruit s'entendait. Il vit descendre sur
la pente d'une colline un grand nombre d'hommes vêtus de robes
blanches à la manière des pénitents[309]. Le cas est que, cette
année, les nuages avaient refusé leur rosée à la terre, et dans
tous les villages de la banlieue on faisait des processions et des
rogations, pour demander à Dieu qu'il ouvrît les mains de sa
miséricorde et les trésors de ses pluies. Dans cet objet, les
habitants d'un hameau voisin venaient en procession à un saint
ermitage qu'il y avait au sommet de l'un des coteaux de ce vallon.

Don Quichotte, qui vit les étranges costumes des pénitents, sans
se rappeler les mille et une fois qu'il devait en avoir vu de
semblables, s'imagina que c'était matière d'aventure, et qu'à lui
seul, comme chevalier errant, il appartenait de l'entreprendre. Ce
qui le confirma dans cette rêverie, ce fut de penser qu'une sainte
image qu'on portait couverte de deuil était quelque haute et
puissante dame qu'emmenaient par force ces félons discourtois. Dès
que cette idée lui fut tombée dans l'esprit, il courut à toutes
jambes rattraper Rossinante, qui était à paître, et, détachant de
l'arçon le mors et la rondache, il le brida en un clin d'oeil;
puis, ayant demandé son épée à Sancho, il sauta sur Rossinante,
embrassa son écu, et dit d'une voix haute à tous ceux qui le
regardaient faire:

«À présent, vaillante compagnie, vous allez voir combien il
importe qu'il y ait dans le monde des chevaliers professant
l'ordre de la chevalerie errante; à présent, dis-je, vous allez
voir, par la délivrance de cette bonne dame que l'on emmène
captive, si l'on doit faire estime des chevaliers errants.»

En disant ces mots, il serra les genoux aux flancs de Rossinante,
puisqu'il n'avait pas d'éperons, et prenant le grand trot (car,
pour le galop, on ne voit pas, dans tout le cours de cette
véridique histoire, que Rossinante l'ait pris une seule fois), il
marcha à la rencontre des pénitents. Le curé, le chanoine, le
barbier essayèrent bien de le retenir, mais ce fut en vain. Il ne
s'arrêtait pas davantage à la voix de Sancho, qui lui criait de
toutes ses forces:

«Où allez-vous, seigneur don Quichotte? Quels diables avez-vous
donc dans le corps, qui vous excitent à vous révolter contre notre
foi catholique? Prenez garde, malheur à moi! que c'est une
procession de pénitents, et que cette dame qu'on porte sur un
piédestal est la très-sainte image de la Vierge sans tache. Voyez,
seigneur, ce que vous allez faire; car, pour cette fois, on peut
bien dire que vous n'en savez rien.»

Sancho se fatiguait vainement; son maître s'était si bien mis dans
la tête d'aborder les blancs fantômes et de délivrer la dame en
deuil, qu'il n'entendit pas une parole, et, l'eût-il entendue, il
n'en serait pas davantage retourné sur ses pas, même à l'ordre du
roi. Il atteignit donc la procession, retint Rossinante, qui avait
déjà grand désir de se calmer un peu, et, d'une voix rauque et
tremblante, il s'écria:

«Ô vous qui, peut-être à cause de vos méfaits, vous couvrez le
visage, faites halte, et écoutez ce que je veux vous dire.»

Les premiers qui s'arrêtèrent furent ceux qui portaient l'image,
et l'un des quatre prêtres qui chantaient les litanies, voyant la
mine étrange de don Quichotte, la maigreur de Rossinante, et tant
d'autres circonstances risibles qu'il découvrit dans le chevalier,
lui répondit:

«Seigneur frère, si vous voulez nous dire quelque chose, dites-le
vite, car ces pauvres gens ont les épaules rompues, et nous ne
pouvons nous arrêter pour rien entendre, à moins que ce ne soit si
court qu'on puisse le dire en deux paroles.

-- En une seule je le dirai, répliqua don Quichotte, et la voici:
rendez à l'instant même la liberté à cette dame, dont les larmes
et le triste aspect font clairement connaître que vous l'emmenez
contre son gré, et que vous lui avez fait quelque notable outrage.
Et moi, qui suis venu au monde pour redresser de semblables torts,
je ne souffrirai pas que vous fassiez un pas de plus, avant de lui
avoir rendu la liberté qu'elle désire et mérite.»

À ces propos, tous ceux qui les entendirent conçurent l'idée que
don Quichotte devait être quelque fou échappé, et commencèrent à
rire aux éclats. Mais ces rires mirent le feu à la colère de don
Quichotte, lequel, sans dire un mot, tira son épée, et assaillit
le brancard de la Vierge. Un de ceux qui le portaient, laissant la
charge à ses compagnons, vint à la rencontre de don Quichotte,
tenant à deux mains une fourche qui servait à soutenir le brancard
dans les temps de repos. Il reçut sur le manche un grand coup de
taille que lui porta don Quichotte et qui trancha la fourche en
deux; mais avec le tronçon qui lui restait dans la main, il assena
un tel coup à don Quichotte sur l'épaule du côté de l'épée, côté
que la rondache ne pouvait couvrir contre la force du manant, que
le pauvre gentilhomme roula par terre en fort mauvais état.

Sancho Panza, qui, tout haletant, lui courait sur les talons, le
voyant tomber, cria à l'assommeur de ne pas relever son gourdin,
parce que c'était un pauvre chevalier enchanté qui n'avait fait de
mal à personne en tous les jours de sa vie. Mais ce qui retint la
main du manant, ce ne furent pas les cris de Sancho; ce fut de
voir que don Quichotte ne remuait plus ni pied ni patte. Croyant
donc qu'il l'avait tué, il retroussa le pan de sa robe dans sa
ceinture, et se mit à fuir à travers champs aussi vite qu'un daim.
En cet instant, tous les gens de la compagnie de don Quichotte
accouraient auprès de lui. Mais ceux de la procession, qui les
virent approcher en courant, et derrière eux les archers avec
leurs arbalètes, craignant quelque méchante affaire, formèrent
tous le carré autour de la sainte image. Les chaperons bas, et
empoignant, ceux-ci les disciplines, ceux-là les chandeliers, ils
attendaient l'assaut, bien résolus à se défendre, et même, s'ils
le pouvaient, à prendre l'offensive contre les assaillants. Mais
la fortune arrangea mieux les affaires qu'on ne le pensait; car
Sancho ne fit autre chose que de se jeter sur le corps de son
seigneur, et, le croyant mort, de commencer la plus douloureuse et
la plus riante lamentation du monde. Le curé fut reconnu par un de
ses confrères qui se trouvait dans la procession, et cette
reconnaissance apaisa l'effroi réciproque des deux escadrons. Le
premier curé fit en deux mots au second l'histoire de don
Quichotte, et aussitôt toute la foule des pénitents accourut pour
voir si le pauvre gentilhomme était mort. Ils entendirent que
Sancho, les larmes aux yeux, lui parlait ainsi:

«Ô fleur de la chevalerie, qui as vu trancher d'un seul coup de
bâton la carrière de tes ans si bien employés! ô honneur de ton
lignage, gloire de la Manche et même du monde entier, lequel, toi
lui manquant, va rester plein de malfaiteurs qui ne craindront
plus le châtiment de leurs méfaits! ô libéral par-dessus tous les
Alexandres, puisque, pour huit mois de service et pas davantage,
tu m'avais donné la meilleure île que la mer entoure de ses flots!
ô toi, humble avec les superbes et arrogant avec les humbles,
affronteur de périls, endureur d'outrages, amoureux sans objet,
imitateur des bons, fléau des méchants, ennemi des pervers, enfin,
chevalier errant, ce qui est tout ce qu'on peut dire!...»

Aux cris et aux gémissements de Sancho, don Quichotte rouvrit les
yeux, et la première parole qu'il prononça fut celle-ci:

«Celui qui vit loin de vous, dulcissime Dulcinée, est sujet à de
plus grandes misères. Aide-moi, ami Sancho, à me remettre sur le
char enchanté; je ne suis pas en état d'étreindre la selle de
Rossinante, car j'ai cette épaule en morceaux.

-- C'est ce que je ferai bien volontiers, mon cher seigneur,
répondit Sancho; et retournons à notre village, en compagnie de
ces messieurs, qui veulent votre bien; là, nous nous préparerons à
faire une troisième sortie qui nous donne plus de profit et de
réputation.

-- Tu parles d'or, Sancho, répliqua don Quichotte: ce sera grande
prudence à nous de laisser passer la méchante influence des
étoiles qui court en ce moment.»

Le chanoine, le curé et le barbier lui répétèrent à l'envi qu'il
ferait très-sagement d'exécuter ce qu'il disait. Quand ils se
furent amusés des simplicités de Sancho, ils placèrent don
Quichotte sur la charrette, comme il y était auparavant. La
procession se remit en ordre, et poursuivit sa marche à
l'ermitage; le chevrier prit congé de tout le monde; les archers
ne voulurent pas aller plus loin, et le curé leur paya ce qui leur
était dû; le chanoine pria le curé de lui faire savoir ce qui
arriverait de don Quichotte, s'il guérissait de sa folie, ou s'il
y persistait, et, quand il en eut reçu la promesse, il demanda la
permission de continuer son voyage. Enfin, toute la troupe se
divisa, et chacun s'en alla de son côté, laissant seuls le curé et
le barbier, don Quichotte et Sancho Panza, ainsi que le bon
Rossinante, qui gardait, à tout ce qu'il voyait faire, la même
patience que son maître. Le bouvier attela ses boeufs, arrangea
don Quichotte sur une botte de foin, et suivit avec son flegme
accoutumé la route que le curé désigna.

Au bout de six jours, ils arrivèrent au village de don Quichotte.
C'était au beau milieu de la journée, qui se trouva justement un
dimanche, et tous les habitants étaient réunis sur la place que
devait traverser la charrette de don Quichotte. Ils accoururent
pour voir ce qu'elle renfermait, et, quand ils reconnurent leur
compatriote, ils furent étrangement surpris. Un petit garçon
courut à toutes jambes porter cette nouvelle à la gouvernante et à
la nièce. Il leur dit que leur oncle et seigneur arrivait, maigre,
jaune, exténué, étendu sur un tas de foin, dans une charrette à
boeufs. Ce fut une pitié d'entendre les cris que jetèrent les deux
bonnes dames, les soufflets qu'elles se donnèrent, et les
malédictions qu'elles lancèrent de nouveau sur tous ces maudits
livres de chevalerie, désespoir qui redoubla quand elles virent
entrer don Quichotte par les portes de sa maison.

À la nouvelle du retour de don Quichotte, la femme de Sancho Panza
accourut bien vite, car elle savait que son mari était parti pour
lui servir d'écuyer. Dès qu'elle vit Sancho, la première question
qu'elle lui fit, ce fut si l'âne se portait bien. Sancho répondit
que l'âne était mieux portant que le maître.

«Grâces soient rendues à Dieu, s'écria-t-elle, qui m'a fait une si
grande faveur! Mais maintenant, ami, contez-moi quelle bonne
fortune vous avez tirée de vos fonctions écuyères; quelle jupe à
la savoyarde m'apportez-vous? et quels souliers mignons à vos
enfants?

-- Je n'apporte rien de tout cela, femme, répondit Sancho; mais
j'apporte d'autres choses de plus de poids et de considération.

-- J'en suis toute ravie, répliqua la femme; montrez-moi vite,
cher ami, ces choses de plus de considération et de poids; je les
veux voir pour qu'elles réjouissent ce pauvre coeur, qui est resté
si triste et si inconsolable tous les siècles de votre absence.

-- Vous les verrez à la maison, femme, reprit Panza, et quant à
présent, soyez contente: car, si Dieu permet que nous nous
mettions une autre fois en voyage pour chercher des aventures,
vous me verrez bientôt revenir comte, ou gouverneur d'une île, et
non de la première venue, mais de la meilleure qui se puisse
rencontrer.

-- Que le ciel y consente, mari, répondit la femme, car nous en
avons grand besoin. Mais, dites-moi, qu'est-ce que c'est que ça,
des îles? Je n'y entends rien.

-- Le miel n'est pas pour la bouche de l'âne, répliqua Sancho; au
temps venu, tu le verras, femme, et même tu seras bien étonnée de
t'entendre appeler _Votre Seigneurie _par tous tes vassaux.

-- Que dites-vous là, Sancho, de vassaux, d'îles et de
seigneuries? reprit Juana Panza (ainsi s'appelait la femme de
Sancho, non qu'ils fussent parents, mais parce qu'il est d'usage
dans la Manche que les femmes prennent le nom de leurs maris[310]).

-- Ne te presse pas tant, Juana, de savoir tout cela d'un seul
coup. Il suffit que je te dise la vérité, et bouche close.
Seulement je veux bien te dire, comme en passant, qu'il n'y a rien
pour un homme de plus délectable au monde que d'être l'honnête
écuyer d'un chevalier errant chercheur d'aventures. Il est bien
vrai que la plupart de celles qu'on trouve ne tournent pas si
plaisamment que l'homme voudrait; car, sur un cent que l'on
rencontre en chemin, il y en a régulièrement quatre-vingt-dix-neuf
qui tournent tout de travers. Je le sais par expérience, puisque,
de quelques-unes, je me suis tiré berné, et d'autres moulu; mais,
avec tout cela, c'est une jolie chose que d'attendre les
aventures, en traversant les montagnes, en fouillant les forêts,
en grimpant sur les rochers, en visitant les châteaux, en
s'hébergeant dans les hôtelleries, à discrétion, sans payer un
maravédi d'écot, pas seulement l'aumône du diable.»

Pendant que ces entretiens occupaient Sancho Panza et Juana Panza
sa femme, la gouvernante et la nièce de don Quichotte reçurent le
chevalier, le déshabillèrent et l'étendirent dans son antique lit
à ramages. Il les regardait avec des yeux hagards, et ne pouvait
parvenir à se reconnaître. Le curé chargea la nièce d'avoir grand
soin de choyer son oncle; et, lui recommandant d'être sur le qui-
vive, de peur qu'il ne leur échappât une autre fois, il lui conta
tout ce qu'il avait fallu faire pour le ramener à la maison. Ce
fut alors une nouvelle scène. Les deux femmes se remirent à jeter
les hauts cris, à répéter leurs malédictions contre les livres de
chevalerie, à prier le ciel de confondre au fond de l'abîme les
auteurs de tant de mensonges et d'impertinences. Finalement, elles
demeurèrent fort inquiètes et fort troublées par la crainte de se
voir encore privées de leur oncle et seigneur dès que sa santé
serait un peu rétablie; et c'est ce qui arriva justement comme
elles l'avaient imaginé.

Mais l'auteur de cette histoire, malgré toute la diligence qu'il a
mise à rechercher curieusement les exploits que fit don Quichotte
à sa troisième sortie, n'a pu en trouver nulle part le moindre
vestige, du moins en des écritures authentiques. Seulement la
renommée a conservé dans la mémoire des habitants de la Manche une
tradition qui rapporte que, la troisième fois qu'il quitta sa
maison, don Quichotte se rendit à Saragosse, où il assista aux
fêtes d'un célèbre tournoi qui eut lieu dans cette ville[311], et
qu'il lui arriva, en cette occasion, des choses dignes de sa haute
valeur et de sa parfaite intelligence. Quant à la manière dont il
termina sa vie, l'historien n'en put rien découvrir, et jamais il
n'en aurait rien su, si le plus heureux hasard ne lui eût fait
rencontrer un vieux médecin qui avait en son pouvoir une caisse de
plomb, trouvée, à ce qu'il disait, sous les fondations d'un
antique ermitage qu'on abattait pour le rebâtir[312]. Dans cette
caisse on avait trouvé quelques parchemins écrits en lettres
gothiques, mais en vers castillans, qui rapportaient plusieurs des
prouesses de notre chevalier, qui rendaient témoignage de la
beauté de Dulcinée du Toboso, de la tournure de Rossinante, de la
fidélité de Sancho Panza, et qui faisaient connaître la sépulture
de don Quichotte lui-même, avec diverses épitaphes et plusieurs
éloges de sa vie et ses moeurs. Les vers qu'on put lire et mettre
au net sont ceux que rapporte ici le véridique auteur de cette
nouvelle et surprenante histoire. Cet auteur ne demande à ceux qui
la liront, en dédommagement de l'immense travail qu'il lui a fallu
prendre pour compulser toutes les archives de la Manche avant de
la livrer au grand jour de la publicité, rien de plus que de lui
accorder autant de crédit que les gens d'esprit en accordent
d'habitude aux livres de chevalerie, qui circulent dans ce monde
avec tant de faveur. Moyennant ce prix, il se tiendra pour dûment
payé et satisfait, tellement qu'il s'enhardira à chercher et à
publier d'autres histoires, sinon aussi véritables, au moins
d'égale invention et d'aussi gracieux passe-temps[313].

Voici les premières paroles écrites en tête du parchemin qui se
trouva dans la caisse de plomb[314]:

LES ACADÉMICIENS D'ARGAMASILLA[315], BOURG DE LA
MANCHE, SUR LA VIE ET LA MORT DU VALEUREUX
DON QUICHOTTE DE LA MANCHE,
HOC SCRIPSERUNT.
LE MONICONGO[316], ACADÉMICIEN D'ARGAMASILLA,
SUR LA SÉPULTURE DE DON QUICHOTTE

Épitaphe

«Le cerveau brûlé qui para la Manche de plus de dépouilles que
Jason de Crète; le jugement qui eut la girouette pointue, quand
elle aurait mieux fait d'être plate;

«Le bras qui étendit sa force tellement au loin, qu'il atteignit
du Catay à Gaëte; la muse la plus effroyable et la plus discrète
qui grava jamais des vers sur une table d'airain;

«Celui qui laissa les Amadis à l'arrière-garde, et se soucia fort
peu des Galaors, appuyé sur les étriers de l'amour et de la
valeur;

«Celui qui fit taire tous les Bélianis; qui, sur Rossinante, erra
à l'aventure, celui-là gît sous cette froide pierre.»

LE PANIAGUADO[317], ACADÉMICIEN D'ARGAMASILLA,
IN LAUDEM DULCINAE DU TOBOSO

Sonnet

«Celle que vous voyez au visage hommasse, aux fortes épaules, à la
posture fière, c'est Dulcinée, reine du Toboso, dont le grand don
Quichotte fut épris.

«Pour elle, il foula l'un et l'autre flanc de la grande Montagne
Noire, et la fameuse campagne de Montiel, jusqu'à la plaine herbue
d'Aranjuez, à pied et fatigué,

«Par la faute de Rossinante. Oh! quelle étoile influa sur cette
dame manchoise et cet invincible chevalier errant! Dans ses jeunes
années,

«Elle cessa en mourant d'être belle, et lui, bien qu'il reste
gravé sur le marbre, il ne put échapper à l'amour, aux
ressentiments, aux fourberies.»

LE CAPRICHOSO[318], TRÈS-SPIRITUEL ACADÉMICIEN
D'ARGAMASILLA, À LA LOUANGE DE ROSSINANTE,
CHEVAL DE DON QUICHOTTE DE LA MANCHE

Sonnet

«Sur le superbe tronc diamanté que Mars foule de ses pieds
sanglants, le frénétique Manchois arbore son étendard avec une
vaillance inouïe.

«Il suspend les armes et le fin acier avec lequel il taille, il
tranche, il éventre, il décapite. Nouvelles prouesses! mais l'art
invente un nouveau style pour le nouveau paladin.

«Si la Gaule vante son Amadis, dont les braves descendants firent
mille fois triompher la Grèce, et étendirent sa gloire,

«Aujourd'hui, la cour où Bellone préside couronne don Quichotte,
et la Manche insigne se glorifie plus que lui que la Grèce et la
Gaule.

«Jamais l'oubli ne souillera ses gloires, car Rossinante même
excède en gaillardise Brillador et Bayard.»

LE BURLADOR[319], ACADÉMICIEN ARGAMASILLESQUE,
À SANCHO PANZA

Sonnet

«Voilà Sancho Panza, petit de corps, mais grand en valeur. Miracle
étrange! ce fut bien l'écuyer le plus simple et sans artifice que
vit le monde, je vous le jure et certifie.

«Il fut à deux doigts d'être comte, et il l'aurait été, si pour sa
ruine, ne se fussent conjurées les impertinences du siècle
vaurien, qui ne pardonnent pas même à un âne.

«C'est sur un âne (parlant par respect) que marchait ce doux
écuyer, derrière le doux cheval Rossinante et derrière son maître.

«Ô vaines espérances des humains! vous passez en promettant le
repos, et vous vous perdez à la fin en ombre, en fumée, en songe.»

LE CACHIDIABLO[320], ACADÉMICIEN D'ARGAMASILLA,
SUR LA SÉPULTURE DE DON QUICHOTTE.

Épitaphe

«Ci-gît le chevalier bien moulu et mal errant que porta Rossinante
par voies et par chemins.

«Gît également près de lui Sancho Panza le nigaud, écuyer le plus
fidèle que vit le métier d'écuyer.»

DU TIQUITOC, ACADÉMICIEN D'ARGAMASILLA,
SUR LA SÉPULTURE DE DULCINÉE DU TOBOSO

Épitaphe

«Ici repose Dulcinée, que, bien que fraîche et dodue, la laide et
épouvantable mort a changée en poussière et en cendre.

«Elle naquit de chaste race et se donna quelques airs de grande
dame; elle fut la flamme du grand don Quichotte, et la gloire de
son village.»

Ces vers étaient les seuls qu'on pût lire. Les autres, dont
l'écriture était rongée des vers, furent remis à un académicien
pour qu'il les expliquât par conjectures. On croit savoir qu'il y
est parvenu à force de veilles et de travail, et qu'il a
l'intention de publier ces vers, dans l'espoir de la troisième
sortie de don Quichotte.

Forse altri canterà con miglior plettro[321].



     [1] Ces mots expliquent, à ce que je crois, le véritable
sens du titre _l'Ingénieux hidalgo, _titre fort obscur, surtout
en espagnol, où le mot _ingenioso _a plusieurs significations.
Cervantès a probablement voulu faire entendre que don
Quichotte était un personnage de son invention, un fils de son
esprit (_ingenio_).
     [2] Il y a, dans l'original, _padrastro, _le masculin de
_marâtre._
     [3] Cette coutume, alors générale, était très-suivie en
Espagne. Chaque livre débutait par une série d'éloges donnés
à son auteur, et, presque toujours, le nombre de ces éloges
était en proportion inverse du mérite de l'ouvrage. Ainsi,
tandis que l'_Araucana _d'Alonzo de Ercilla n'avait que six
pièces de poésie pour recommandations, le _Cancionero _de
Lopez Maldonado en avait douze, le poëme des _Amantes de
Teruel _de Juan Yaguë, seize, le _Viage Entretenido
_d'Agustin de Rojas, vingt-quatre, et les _Rimas _de Lope de
Vega, vingt-huit. C'est surtout contre ce dernier que sont
dirigées les railleries de Cervantès, dans tout le cours de son
prologue.

     Au reste, la mode de ces ornements étrangers ne régnait
pas moins en France : qu'on ouvre _la Henriade _et _la
Loyssée _de Sébastien Garnier (Blois, 1594), ces deux chefs-
d'oeuvre réimprimés à Paris en 1770, sans doute pour jouer
pièce à Voltaire, on n'y trouvera pas moins de vingt-huit
morceaux de poésie française et latine, par tous les beaux
esprits de la Touraine, entre autres un merveilleux sonnet où
l'on compare le premier chantre d'Henri IV à un bastion :

     Muni, pour tout fossé, de profonde science...
     Qui pour mare a Maron, pour terrasse Térence.
     [4] Cervantès avait cinquante-sept ans et demi lorsqu'il
publia la première partie du _Don Quichotte._
     [5] Personnage proverbial, comme le Juif errant. Dans le
moyen âge, on croyait que c'était un prince chrétien, à la fois
roi et prêtre, qui régnait dans la partie orientale du Thibet,
sur les confins de la Chine. Ce qui a peut-être donné naissance
à cette croyance populaire, c'est qu'il y avait dans les Indes, à
la fin du douzième siècle, un petit prince nestorien, dont les
États furent engloutis dans l'empire de Gengis-Khan.
     [6] C'est ce qu'avait fait Lope de Vega dans son poëme
_El Isidro._
     [7] En effet, ce n'est point Horace, mais l'auteur
anonyme des fables appelées _Ésopiques. (Canis et Lupus,
_lib. III, fabula XIV.)
     [8] Ces vers ne se trouvent point parmi ceux qu'on
appelle _Distiques de Caton; _ils sont d'Ovide. _(Tristes,
_elegia VI.)
     [9] Don Antonio de Guévara, qui écrivit, dans une de ses
_Lettres, _la _Notable histoire de trois amoureuses. _« Cette
Lamia, dit-il, cette Layda et cette Flora furent les trois plus
belles et plus fameuses courtisanes qui aient vécu, celles de
qui le plus d'écrivains parlèrent, et pour qui le plus de princes
se perdirent. »
     [10] Rabbin portugais, puis médecin à Venise, où il
écrivit, à la fin du quinzième siècle, les _Dialoghi d'amore.
_Montaigne dit aussi de cet auteur : « Mon page fait l'amour,
et l'entend. Lisez-lui Léon Hébreu... On parle de lui, de ses
pensées, de ses actions; et si, n'y entend rien. » (Livre III,
chap. v.)
     [11] Cet ouvrage est justement le _Peregrino _ou
l'_Isidro _de Lope de Vega, terminés l'un et l'autre par une
table alphabétique des auteurs cités, et qui contient, dans le
dernier de ces poëmes, jusqu'à cent cinquante-cinq noms. Un
autre Espagnol, don José Pellicer de Salas, fit bien mieux
encore dans la suite. Son livre, intitulé _Lecciones solemnes a
las obras de Don Luis de Gongora _(1630), est précédé d'un
_index _des écrivains cités par lui, par ordre alphabétique, et
divisés en 74 classes, 2165 articles.
     [12] Il y a dans le texte _duelos y quebrantos ;
_littéralement _des deuils et des brisures. _Les traducteurs,
ne comprenant point ces mots, ont tous mis, les uns après les
autres, _des oeufs au lard à la manière d'Espagne. _En voici
l'explication : il était d'usage, dans les bourgs de la Manche,
que, chaque semaine, les bergers vinssent rendre compte à
leurs maîtres de l'état de leurs troupeaux. Ils apportaient les
pièces de bétail qui étaient mortes dans l'intervalle, et dont la
chair désossée était employée en salaisons. Des abatis et des
os brisés se faisait le pot-au-feu les samedis, car c'était alors la
seule viande dont l'usage fût permis ce jour-là, par dispense,
dans le royaume de Castille, depuis la bataille de Las Navas
(1212)_. _On conçoit comment, de son origine et de sa forme,
ce mets avait pris le nom de _duelos _y _quebrantos._
     [13] Voici le titre littéral de ces livres : _La Chronique
des très-vaillants chevaliers don Florisel de Niquéa, et le
vigoureux Anaxartes, corrigée du style antique, selon que
l'écrivit Zirphéa, reine d'Agines, par le noble chevalier
Feliciano de Silva. - Saragosse, _1584. Par une rencontre
singulière, cette _Chronique _était dédiée à un duc de Bejar,
bisaïeul de celui à qui Cervantès dédia son _Don Quichotte._
     [14] « Que j'achève par des inventions une histoire si
estimée, ce serait une offense. Aussi la laisserai-je en cette
partie, donnant licence à quiconque au pouvoir duquel l'autre
partie tomberait, de la joindre à celle-ci, car j'ai grand désir
de la voir. » _(Bélianis, _livre VI, chap. LXXV.)
     [15] Gradué à Sigüenza est une ironie. Du temps de
Cervantès, on se moquait beaucoup des petites universités et
de leurs élèves. Cristoval Suarez de Figueroa, dans son livre
intitulé _el Pasagero, _fait dire à un maître d'école : « Pour ce
qui est des degrés, tu trouveras bien quelque université
champêtre, où ils disent d'une voix unanime : _Accipiamus
pecuniam, et mittamus asinum in patriam suam _(Prenons
l'argent, et renvoyons l'âne dans son pays). »
     [16] « Ô bastard ! répliqua Renaud à Roland, qui lui
reprochait ses vols, ô fils de méchante femelle! tu mens en tout
ce que tu as dit; car voler les païens d'Espagne ce n'est pas
voler. Et moi seul, en dépit de quarante mille Mores et plus, je
leur ai pris un Mahomet d'or, dont j'avais besoin pour payer
mes soldats. » _(Miroir de chevalerie, _partie I, chap. XLVI.)
     [17] Ou Galadon, l'un des douze pairs de Charlemagne,
surnommé _le Traître, _pour avoir livré l'armée chrétienne
aux Sarrasins, dans la gorge de Roncevaux.
     [18] Pietro Gonéla était le bouffon du duc Borso de
Ferrare, qui vivait au quinzième siècle. Luigi Domenichi a fait
un recueil de ses pasquinades. Un jour, ayant gagé que son
cheval, vieux et étique, sauterait plus haut que celui de son
maître, il le fit jeter du haut d'un balcon, et gagna le pari. - La
citation latine est empruntée à Plaute _(Aulularia, _acte III,
scène VI).
     [19] Ce nom est un composé et un augmentatif de
_rocin, _petit cheval, bidet, haridelle. Cervantès a voulu faire,
en outre, un jeu de mots. Le cheval qui était rosse auparavant
_(rocin-antes) _est devenu la première rosse _(ante-rocin)._
     [20] _Quixote _signifie cuissard, armure de la cuisse;
_quixada, _mâchoire, et _quesada, _tarte au fromage.
Cervantès a choisi pour le nom de son héros cette pièce de
l'armure, parce que la terminaison _ote _désigne
ordinairement en espagnol des choses ridicules.
     [21] Quelquefois, en recevant la confirmation, on change
le nom donné au baptême.
     [22] Allusion à un passage d'_Amadis, _lorsque Oriane
lui ordonne de ne plus se présenter devant elle. (Livre II, chap.
XLIV.)
     [23] En Espagne, on appelle port, _puerto, _un col, un
passage dans les montagnes.
     [24] Je conserve, faute d'autre, le mot consacré
d'hôtellerie ; mais il traduit bien mal celui de _venta. _On
appelle ainsi ces misérables auberges isolées qui servent de
station entre les bourgs trop éloignés, et dans lesquelles on ne
trouve guère d'autre gîte qu'une écurie, d'autres provisions
que de l'orge pour les mulets.
     [25] Vers d'un ancien romance :

Mis arreos son las armas, Mi descanso el pelear.
     (Canc. de Rom.)
     [26] Il y a ici un double jeu de mots : _Castellano
_signifie également châtelain et Castillan; mais Cervantès
emploie l'expression de _sano de Castilla, _qui, dans l'argot de
prison, signifie un voleur déguisé.
     [27] C'est la continuation du romance cité par don
Quichotte :

_Mi cama las duras peñas,_
_Mi dormir siempre velar._
     [28] L'hôtelier trace ici une espèce de carte géographique
des quartiers connus pour être exploités de préférence par les
vagabonds et les voleurs.
     [29] Il doit paraître étrange qu'un laboureur porte une
lance avec lui. Mais c'était alors l'usage, chez toutes les classes
d'Espagnols, d'être armés partout de l'épée ou de la lance et du
bouclier, comme aujourd'hui de porter une escopette. Dans le
_Dialogue des chiens Scipion et Berganza, _Cervantès fait
mention d'un bourgeois de campagne qui allait voir ses brebis
dans les champs, _monté sur une jument à l'écuyère, avec la
lance et le bouclier, si bien qu'il semblait plutôt un cavalier
garde-côte qu'un seigneur de troupeaux._
     [30] Ce _romance, _en trois parties, dont l'auteur est
inconnu, se trouve dans le _Cancionero, _imprimé à Anvers
en 1555. On y rapporte que Charlot (Carloto), fils de
Charlemagne, attira Baudouin dans _le bocage de malheur (la
foresta sin ventura), _avec le dessein de lui ôter la vie et
d'épouser sa veuve. Il lui fit, en effet, vingt-deux blessures
mortelles, et le laissa sur la place. Le marquis de Mantoue, son
oncle, qui chassait dans les environs, entendit les plaintes du
blessé, et le reconnut. Il envoya une ambassade à Paris pour
demander justice à l'empereur, et Charlemagne fit décapiter
son fils.
     [31] _Les Neuf de la Renommée (los Nueve de la Fama)
_sont trois Hébreux, Josué, David et Judas Machabée ; trois
gentils, Hector, Alexandre et César ; et trois chrétiens, Arthur,
Charlemagne et Godefroi de Bouillon.
     [32] C'est Alquife, mari d'Urgande la Déconnue, qui
écrivit la _Chronique d'Amadis de Grèce. _La nièce de don
Quichotte estropie son nom.
     [33] On ne sait pas précisément ni quel fut l'auteur
primitif d'_Amadis de Gaule, _ni même en quel pays parut
originairement ce livre célèbre. À coup sûr, ce n'est point en
Espagne. Les uns disent qu'il venait de Flandre; d'autres, de
France; d'autres, de Portugal. Cette dernière opinion paraît la
plus fondée. On peut croire, jusqu'à preuve contraire, que
l'auteur original de l'_Amadis _est le Portugais Vasco de
Lobeira, qui vivait, selon Nicolas Antonio, sous le roi Denis
(Dionis), à la fin du treizième siècle, et, selon Clemencin, sous
le roi Jean Ier, à la fin du quatorzième. Des versions espagnoles
circulèrent d'abord par fragments; sur ces fragments
manuscrits se firent les éditions partielles du quinzième siècle,
et l'arrangeur Garcia Ordoñez de Montalvo forma, en les
compilant, son édition complète de 1525. D'Herberay donna,
en 1540, une traduction française de l'_Amadis, _fort goûtée
en son temps, mais oubliée depuis l'imitation libre du comte
de Tressan, que tout le monde connaît.
     [34] Ce livre est intitulé : _Le Rameau qui sort des
quatre livres d'Amadis de Gaule, appelé les Prouesses du très-
vaillant chevalier Esplandian, fils de l'excellent roi Amadis de
Gaule, _Alcala, 1588. Son auteur est Garcia Ordoñez de
Montalvo, l'éditeur de l'_Amadis. _Il annonce, au
commencement, que ces _Prouesses _furent écrites en grec
par maître Hélisabad, chirurgien d'Amadis, et qui les a
traduites. C'est pour cela qu'il donne à son livre le titre
étrange de _las Sergas, _mot mal forgé du grec  . Il
voulait dire _las Ergas._
     [35] L'histoire d'Amadis de Grèce a pour titre :
_Chronique du très-vaillant prince et chevalier de l'Ardente-
Épée Amadis de Grèce, _etc., Lisbonne, 1596. L'auteur dit
aussi qu'elle fut écrite en grec par le sage Alquife, puis
traduite en latin, puis en romance. Nicolas Antonio, dans sa
_Bibliothèque espagnole, _t. XI, 394, compte jusqu'à vingt
livres de chevalerie écrits sur les aventures des descendants
d'Amadis.
     [36] L'auteur de ces deux ouvrages est Antonio de
Torquémada.
     [37] Ou _Félix-Mars d'Hircanie, _publié par Melchior de
Ortéga, chevalier d'Ubéda, Valladolid, 1556.
     [38] Sa mère Marcelina, femme du prince Florasan de
Misia, le mit au jour dans un bois, et le confia à une femme
sauvage, appelée Balsagina, qui, des noms réunis de ses
parents, le nomma Florismars, puis Félix-Mars.
     [39] _Chronique du très-vaillant chevalier Platir, fils de
l'empereur Primaléon, _Valladolid, 1533. L'auteur de cet
ouvrage est inconnu, comme le sont la plupart de ceux qui ont
écrit des livres de chevalerie.
     [40] _Livre de l'invincible chevalier Lepolemo, et des
exploits qu'il fit, s'appelant le chevalier de la Croix, _Tolède,
1562 et 1563. Ce livre a deux parties, dont l'une, au dire de
l'auteur, fut écrite en arabe, sur l'ordre du sultan Zuléma, par
un More nommé Zarton, et traduite par un captif de Tunis ;
l'autre en grec, par le roi Artidore.
     [41] Cet ouvrage est formé de quatre parties : la
première, composée par Diego Ordoñez de Calahorra, fut
imprimée en 1502, et dédiée à Martin Cortez, fils de Fernand
Cortez ; la seconde, écrite par Pedro de la Sierra, fut imprimée
à Saragosse, en 1586 ; les deux dernières, composées par le
licencié Marcos Martinez, parurent aussi à Saragosse, en
1603.
     [42] Tout le monde sait que Boyardo est auteur de
_Roland amoureux, _et l'Arioste de _Roland furieux._
     [43] Ce capitaine est don Geronimo Ximenez de Urrea,
qui fit imprimer sa traduction à Lyon, en 1556. Don Diego de
Mendoza avait dit de lui : « Et don Geronimo de Urrea n'a-t-il
pas gagné renom de noble écrivain et beaucoup d'argent, ce
qui importe plus, pour avoir traduit le _Roland furieux,
_c'est-à-dire pour avoir mis, où l'auteur disait _cavaglieri,
_cavalleros ; _arme, _armas ; _amori, _amores ? De cette
façon, j'écrirais plus de livres que n'en fit Mathusalem. »
     [44] Ce poëme, écrit en octaves, est celui d'Agustin
Alonzo, de Salamanque, Tolède, 1585. Il ne faut pas le
confondre avec celui de l'évêque Balbuéna, qui ne parut
qu'après la mort de Cervantès.
     [45] De Francisco Garrido de Villena. Tolède, 1585.
     [46] Le premier des _Palmerins _est intitulé : _Livre du
fameux chevalier Palmerin d'Olive, qui fit par le monde de
grands exploits d'armes, sans savoir de qui il était fils,
_Médina del Campo, 1563. Son auteur est une femme
portugaise, à ce qu'on suppose, dont le nom est resté inconnu.
L'autre _Palmerin (Chronica do famoso é muito esforzado
cavaleiro Palmeirim da Ingalaterra, _etc.), est formé de six
parties. Les deux premières sont attribuées, par les uns, au roi
Jean II, par d'autres, à l'infant don Louis, père du prieur de
Ocrato, qui disputa la couronne de Portugal à Philippe II ; par
d'autres encore, à Francisco de Moraes. Les troisième et
quatrième parties furent composées par Diego Fernandez ; les
cinquième et sixième, par Balthazar Gonzalez Lobato, tous
Portugais.
     [47] Ce roman est intitulé : _Livre du valeureux et
invincible prince don Bélianis de Grèce, fils de l'empereur don
Béliano et de l'impératrice Clorinda ; traduit de la langue
grecque, dans laquelle l'écrivit le sage Friston, par un fils du
vertueux Torribio Fernandez, _Burgos, 1579. Ce fils du
vertueux Torribio était le licencié Geronimo Fernandez,
avocat à Madrid.
     [48] C'est-à-dire le délai nécessaire pour assigner en
justice ceux qui résident aux colonies, six mois au moins.
     [49] L'une était suivante et l'autre duègne de la princesse
Carmésina, prétendue de Tirant le Blanc.
     [50] Cet auteur inconnu, qui méritait les galères, au dire
du curé, intitula son ouvrage : _Tirant le Blanc, de Roche-
Salée, chevalier de la Jarretière, qui, par ses hauts faits de
chevalerie, devint prince et césar de l'empire grec. _Le héros
se nomme Tirant, parce que son père était seigneur de la
marche de Tirania, et Blanco, parce que sa mère s'appelait
Blanche ; on ajouta de Roche-Salée, parce qu'il était seigneur
d'un château fort bâti sur une montagne de sel. Ce livre, l'un
des plus anciens du genre, fut probablement écrit en portugais
par un Valencien nommé Juannot Martorell. Une traduction
en langue limousine, faite par celui-ci et terminée, après sa
mort, par Juan de Galba, fut imprimée à Valence en 1490. Les
exemplaires de la traduction espagnole publiée à Valladolid,
en 1516, sont devenus d'une extrême rareté. Ce livre manque
dans la collection de romans originaux de chevalerie que
possède la bibliothèque impériale de Paris. On l'a même
vainement cherché dans toute l'Espagne, pour la bibliothèque
de Madrid, et les commentateurs sont obligés de le citer en
italien ou en français.
     [51] Portugais : il était poëte, musicien et soldat. Il fut
tué dans le Piémont, en 1561.
     [52] Salmantin veut dire de Salamanque. C'était un
médecin de cette ville, nommé Alonzo Perez.
     [53] Poëte valencien, qui continua l'oeuvre de
Montemayor, sous le titre de _Diana enamorada._
     [54] Voici le titre de l'ouvrage : _Les dix livres de
Fortune d'amour, où l'on trouvera les honnêtes et paisibles
amours du berger Frexano et de la belle bergère Fortune,
_Barcelone, 1573.
     [55] Par don Bernardo de la Vega, chanoine de
Tucuman, Séville, 1591.
     [56] Par Bernardo Gonzalez de Bobadilla, Alcala, 1587.
     [57] Par Bartolome Lopez de Enciso, Madrid, 1586.
     [58] Par Luis Galvez de Montalvo, Madrid, 1582.
     [59] Par don Pedro Padilla, Madrid, 1575.
     [60] Imprimé à Madrid en 1586.
     [61] Cervantès renouvela, dans la dédicace de _Persilès y
Sigismunda, _peu de jours avant sa mort, la promesse de
donner cette seconde partie de la _Galatée. _Mais elle ne fut
point trouvée parmi ses écrits.
     [62] Le grand poëme épique de l'_Araucana _est le récit
de la conquête de l'_Arauco, _province du Chili, par les
Espagnols. Alonzo de Ecilla faisait partie de l'expédition.
L'_Austriada _est l'histoire héroïque de don Juan d'Autriche,
depuis la révolte des Morisques de Grenade jusqu'à la bataille
de Lépante. Enfin le _Monserrate _décrit la pénitence de saint
Garin et la fondation du monastère de Monserrat, en
Catalogne, dans le neuvième siècle.
     [63] Poëme en douze chants, de Luis Barahona de Soto,
1586.
     [64] Il y avait, à l'époque de Cervantès, deux poëmes de
ce nom sur les victoires de Charles-Quint : l'un de Geronimo
Sampere, Valence, 1560 ; l'autre de Juan Ochoa de la Salde,
Lisbonne, 1585.
     [65] _El León de España, _poëme en octaves, de Pedro
de la Vecilla Castellanos, sur les héros et les martyrs de
l'ancien royaume de Léon. Salamanque, 1586.
     [66] _Los hechos del imperador. _C'est un autre poëme
_(Carlo famoso), _en cinquante chants et en l'honneur de
Charles-Quint, composé, non par don Luis de Avila, mais par
don Luis Zapata. Il y a dans le texte une faute de l'auteur ou de
l'imprimeur.
     [67] Allusion au tournoi de Persépolis, dans le roman de
_Bélianis de Grèce._
     [68] Cervantès aura sans doute écrit Friston, nom de
l'enchanteur, auteur supposé de _Bélianis, _qui habitait la
_forêt de la Mort._
     [69] En Espagne, dans la hiérarchie nobiliaire, le titre de
marquis est inférieur à celui de comte. C'est le contraire en
Angleterre et en France.
     [70] Cette aventure de Diego Perez de Vargas, surnommé
_Machuca, _arriva à la prise de Xérès, sous saint Ferdinand.
Elle est devenue le sujet de plusieurs _romances._
     [71] Règle neuvième : « Qu'aucun chevalier ne se plaigne
d'aucune blessure qu'il ait reçue. » (MARQUEZ, _Tesoro
militar de cavalleria)._
     [72] Cervantès divisa la première partie du _Don
Quichotte _en quatre livres fort inégaux entre eux, car le
troisième est plus long que les deux premiers, et le quatrième
plus long que les trois autres. Il abandonna cette division dans
la seconde partie, pour s'en tenir à celle des chapitres.
     [73] Ainsi ce fut le sage Alquife qui écrivit la chronique
d'Amadis de Grèce ; le sage Friston, l'histoire de don Bélianis ;
les sages Artémidore et Lirgandéo, celle du chevalier de
Phoebus ; le sage Galténor, celle de Platir, etc.
     [74] Ou cette plaisanterie, fort heureusement placée par
Cervantès en cet endroit, avait cours de son temps, même hors
de l'Espagne, ou Shakespeare et lui l'ont imaginée à la fois. On
lit, dans _les Joyeuses bourgeoises de Windsor _(acte II, scène
II) :

     FALSTAF
     Bonjour, ma bonne femme.
     QUICKLY
     Plaise à Votre Seigneurie, ce nom ne m'appartient pas.

     FALSTAF
     Ma bonne fille, donc.

     QUICKLY
     J'en puis jurer ; comme l'était ma mère quand je suis
venue au monde.
     [75] Cervantès veut parler de l'hébreu, et dire qu'il aurait
bien trouvé quelque juif à Tolède.
     [76] On a donné le nom de _Morisques _aux
descendants des Arabes et des Mores restés en Espagne après
la prise de Grenade, et convertis par force au christianisme.
Voyez, à ce sujet, mon _Histoire des Arabes et des Mores
d'Espagne, _t. I, chap. VII.
     [77] Pour accommoder son livre à la mode des romans
de chevalerie, Cervantès suppose qu'il fut écrit par un More, et
ne se réserve à lui-même que le titre d'éditeur. Avant lui, le
licencié Pedro de Lujan avait fait passer son histoire du
chevalier de la Croix pour l'oeuvre du More Xarton, traduite
par un captif de Tunis.

     L'orientaliste don José Conde a récemment découvert la
signification du nom de ce More, auteur supposé du _Don
Quichotte. _Ben-Engéli est un composé arabe dont la racine,
_iggel _ou _eggel, _veut dire cerf, comme Cervantès est un
composé espagnol dont la racine est _ciervo. Engéli _est
l'adjectif arabe correspondant aux adjectifs espagnols _cerval
_ou _cervanteño. _Cervantès, longtemps captif parmi les
Mores d'Alger, dont il avait appris quelque peu la langue, a
donc caché son nom sous un homonyme arabe.
     [78] Au contraire, c'est la seule fois que Sancho soit
nommé Zancas. Il est presque superflu de dire que _Panza
_signifie panse, et _Zancas, _jambes longues et cagneuses.
     [79] Cervantès fait sans doute allusion au nom de _chien
_que se donnaient réciproquement les chrétiens et les Mores.
On disait en Espagne : _Perro moro._
     [80] La _Santa Hermandad, _ou _Sainte Confrérie,
_était une juridiction ayant ses tribunaux et sa maréchaussée,
spécialement chargée de la poursuite et du châtiment des
malfaiteurs. Elle avait pris naissance dès le commencement du
treizième siècle, en Navarre, et par des associations
volontaires ; elle pénétra depuis en Castille et en Aragon, et fut
complètement organisée sous les rois catholiques.
     [81] Ou _Fier-à-Bras. _« C'était, dit l'_Histoire de
Charlemagne, _un géant, roi d'Alexandrie, fils de l'amiral
Balan, conquérant de Rome et de Jérusalem, et païen ou
Sarrasin. Il était grand ennemi d'Olivier, qui lui faisait des
blessures mortelles ; mais il en guérissait aussitôt en buvant
d'un baume qu'il portait dans deux petits barils gagnés à la
conquête de Jérusalem. Ce baume était, à ce qu'on croit, une
partie de celui de Joseph d'Arimathie (qui servit à embaumer
le Sauveur). Mais Olivier, ayant réussi à submerger les deux
barils au passage d'une profonde rivière, vainquit Fier-à-Bras,
qui reçut ensuite le baptême et mourut converti, comme le
rapporte Nicolas de Piamonte. » _(Historia de Carlo Magno,
_cap. VIII et XII.)
     [82] _Orlando furioso, _canto XVIII, CLXI, etc.
     [83] Voici le serment du marquis de Mantoue, tel que le
rapportent les anciens _romances _composés sur son
aventure : « Je jure de ne jamais peigner mes cheveux blancs
ni couper ma barbe, de ne point changer d'habits ni
renouveler ma chaussure, de ne point entrer en lieux habités
ni ôter mes armes, si ce n'est pour une heure, afin de me laver
le corps, de ne point manger sur nappe ni m'asseoir à table,
jusqu'à ce que j'aie tué Charlot, ou que je sois mort dans le
combat... »
     [84] Dans le poëme de Boyardo, le roi de Tartarie,
Agrican, vient faire le siége d'Albraque avec une armée de
deux millions de soldats, qui couvrait quatre lieues d'étendue.
Dans le poëme de l'Arioste, le roi Marsilio assiége la même
forteresse avec les trente-deux rois ses tributaires et tous leurs
gens d'armes.
     [85] Royaumes imaginaires cités dans l'_Amadis de
Gaule._
     [86] Il peut être curieux de comparer cette description
de l'âge d'or avec celles qu'en ont faites Virgile, dans le
premier livre des _Géorgiques, _Ovide, dans le premier livre
des _Métamorphoses, _et le Tasse, dans le choeur de bergers
qui termine le premier acte de l'_Aminta._
     [87] Presque tous les instituts de chevalerie adoptèrent la
même devise. Dans l'ordre de Malte, on demandait au
récipiendaire : « Promettez-vous de donner aide et faveur aux
veuves, aux mineurs, aux orphelins et à toutes les personnes
affligées ou malheureuses ? » Le novice répondait : « Je
promets de le faire avec l'aide de Dieu. »
     [88] _Rabel, _espèce de violon à trois cordes, que l'on
connaissait en Espagne dès les premières années du
quatorzième siècle, car l'archiprêtre de Hita en fait mention
dans ses poésies.
     [89] Il y a dans l'original « ... Plus que _sarna _(la gale) »
pour Sara, femme d'Abraham. Don Quichotte répond ensuite :
« _Sarna _vit plus que Sara. » Ces jeux de mots ne pouvaient
être traduits.
     [90] Il est dit, au chapitre XCIX du roman d'Esplandian,
que l'enchanteresse Morgaïna, soeur du roi Artus, le tenait
enchanté, mais qu'il reviendrait sans faute reprendre un jour
le trône de la Grande-Bretagne. Sur son sépulcre, au dire de
don Diégo de Véra _(Epitome de los imperios), _on avait
gravé ce vers pour épitaphe :

HIC JACET ARTURUS, REX QUONDAM, REXQUE
FUTURUS,

     qu'on pourrait traduire ainsi :

CI-GÎT ARTHUR, ROI PASSÉ, ROI FUTUR.

     Julian del Castillo a recueilli dans un ouvrage grave
_(Historia de los reyes godos) _un conte populaire qui courait
à son époque : Philippe II, disait-on, en épousant la reine
Marie, héritière du royaume d'Angleterre, avait juré _que, si
le roi Artus revenait de son temps, il lui rendrait le trône._

     Le docteur John Bowle, dans ses annotations sur le _Don
Quichotte, _rapporte une loi d'Hoëlius le Bon, roi de Galles,
promulguée en 998, qui défend de tuer des corbeaux sur le
champ d'autrui. De cette défense, mêlée à la croyance
populaire qu'Artus fut changé en corbeau, a pu naître l'autre
croyance que les Anglais s'abstenaient de tuer ces oiseaux
dans la crainte de frapper leur ancien roi.
     [91] L'ordre de la _Table-Ronde, _fondé par Artus, se
composait de vingt-quatre chevaliers et du roi président. On y
admettait les étrangers : Roland en fut membre, ainsi que
d'autres _pairs de France. _Le conteur don Diégo de Véra, qui
recueillait dans son livre _(Epitome de los imperios) _toutes
les fables populaires, rapporte que, lors du mariage de
Philippe II avec la reine Marie, on montrait encore, à
Hunscrit, la _table ronde _fabriquée par Merlin ; qu'elle se
composait de vingt-cinq compartiments, teintés en blanc et en
vert, lesquels se terminaient en pointe au milieu, et allaient
s'élargissant jusqu'à la circonférence, et que dans chaque
division étaient écrits le nom du chevalier et celui du roi. L'un
de ces compartiments, appelé _place de Judas, _ou _siége
périlleux, _restait toujours vide.
     [92] Le romance entier est dans le _Cancionero, _p. 242
de l'édition d'Anvers. _Lancelot du Lac _fut originairement
écrit par Arnault Daniel, poëte provençal.
     [93] Renaud de Montauban devint empereur de
Trébisonde ; Bernard del Carpio, roi d'Irlande ; Palmerin
d'Olive, empereur de Constantinople ; Tirant le Blanc, césar de
l'empire de Grèce, etc.
     [94] « Tirant le Blanc n'invoquait aucun saint, mais
seulement le nom de Carmésine ; et, quand on lui demandait
pourquoi il n'invoquait pas aussi le nom de quelque saint, il
répondait : « Celui qui sert plusieurs ne sert personne. »
(Livre III, chap. XXVIII.)
     [95] Ainsi, lorsque Tristan de Léonais se précipite d'une
tour dans la mer, _il se recommande à l'amie Iseult et à son
doux Rédempteur._
     [96] L'article 31 des statuts de l'ordre de l'Écharpe _(la
Banda) _était ainsi conçu : « Qu'aucun chevalier de l'Écharpe
ne soit sans servir quelque dame, non pour la déshonorer,
mais pour lui faire la cour et pour l'épouser. Et quand elle
sortira, qu'il l'accompagne à pied ou à cheval, tenant à la main
son bonnet, et faisant la révérence avec le genou. »
     [97] Don Quichotte veut parler sans doute de la princesse
Briolange, choisie par Amadis pour son frère Galaor. « Il
s'éprit tellement d'elle, et elle lui parut si bien, que, quoiqu'il
eût vu et traité beaucoup de femmes, comme cette histoire le
raconte, jamais son coeur ne fut octroyé en amour véritable à
aucune autre qu'à cette belle reine. » _(Amadis, _lib. IV, cap.
CXXI).
     [98] Nessun la muova !
     Que star non possa con Orlando a prova.
     _(Ariosto, _canto XXIV, oct. 57.)
     [99] On donnait alors dans le peuple le nom de
_cachopin _ou _gachupin _à l'Espagnol qui émigrait aux
Grandes-Indes par pauvreté ou vagabondage.
     [100] Chrysostome étant mort _désespéré, _comme
disent les Espagnols, c'est-à-dire par un suicide, son
enterrement se fait sans aucune cérémonie religieuse. Ainsi il
est encore vêtu en berger, et ne porte point la _mortaja,
_habit religieux qui sert de linceul à tous les morts.
     [101] Les stances de ce chant _(canción) _se composent
de seize vers de onze syllabes _(endecasilabos), _dont les
rimes sont disposées d'une façon singulière, inusitée jusqu'à
Cervantès, et qu'on n'a pas imitée depuis. Dans cet
arrangement, le pénultième vers, ne trouvant point de
consonance dans les autres, rime avec le premier hémistiche
du dernier.

Mas gran simpleza es avisarte desto,
Pues se que esta tu gloria conocida
En que mi _vida _llegue al fin tan presto.

     Comme ces singularités, et même les principales beautés
de la pièce (où elles sont rares) se trouvent perdues dans la
traduction, je l'aurais volontiers supprimée, pour abréger
l'épisode un peu long, un peu métaphysique, de Chrysostome
et de Marcelle, s'il était permis à un traducteur de _corriger
_son modèle, surtout quand ce modèle est Cervantès.
     [102] L'érudition de l'étudiant Ambroise est ici en défaut.
Tarquin était le second mari de Tullia, et c'est le corps de son
père Servius Tullius qu'elle foula sous les roues de son char.
[103] Que fué pastor de ganado
Perdido por desamor.

     Il y a dans cette strophe un insipide jeu de mots entre les
paroles voisines _ganado _et _perdido ;_ celle-ci veut dire
_perdu ; _l'autre, qui signifie _troupeau, _veut dire aussi
_gagné._
     [104] Habitants du district de Yanguas, dans la Rioja.
     [105] Amadis tomba deux fois au pouvoir d'Archalaüs.
La première, celui-ci le tint enchanté ; la seconde, il le jeta
dans une espèce de souterrain, par le moyen d'une trappe. Le
roman ne dit pas qu'il lui ait donné des coups de fouet ; mais
il lui fit souffrir la faim et la soif. Amadis fut secouru dans
cette extrémité par une nièce d'Archalaüs, la demoiselle
muette, qui lui descendit dans un panier un pâté au lard et
deux barils de vin et d'eau. (Chap. XIX et XLIX.)
     [106] _Tizona, _nom de l'une des épées du Cid. L'autre
s'appelait _Colada._
     [107] _Beltenebros._
     [108] Avant leur expulsion de l'Espagne, les Morisques s'y
occupaient de l'agriculture, des arts mécaniques et surtout de
la conduite des bêtes de somme. La vie errante des muletiers
les dispensait de fréquenter les églises, et les dérobait à la
surveillance de l'Inquisition.
     [109] Voyez la note 80 chap. X.
     [110] Le supplice de Sancho était dès longtemps connu.
Suétone rapporte que l'empereur Othon, lorsqu'il rencontrait,
pendant ses rondes de nuit, quelques ivrognes dans les rues de
Rome, les faisait berner... _distento sagulo in sublime jactare.
_Et Martial, parlant à son livre, lui dit de ne pas trop se fier
aux louanges : « Car, par derrière, ajoute-t-il : Ibis ab excusso
missus in astra sago. »

     Les étudiants des universités espagnoles s'amusaient, au
temps du carnaval, à faire aux chiens qu'ils trouvaient dans
les rues ce que l'empereur Othon faisait aux ivrognes.
     [111] C'est Amadis de Grèce qui fut appelé le _chevalier
de l'Ardente-Épée, _parce qu'en naissant il en avait une
marquée sur le corps, _depuis le genou gauche jusqu'à la
pointe droite du coeur, aussi rouge que le feu. _(partie I, chap.
XLVI.)

     Comme don Quichotte dit seulement Amadis, ce qui
s'entend toujours d'Amadis de Gaule, et qu'il parle d'une épée
véritable, il voulait dire, sans doute, le _chevalier de la Verte-
Épée. _Amadis reçut ce nom, sous lequel il était connu dans
l'Allemagne, parce que, à l'épreuve des amants fidèles, et sous
les yeux de sa maîtresse Oriane, il tira cette merveilleuse épée
de son fourreau, fait d'une arête de poisson, verte et si
transparente qu'on voyait la lame au travers. (Chap. LVI, LXX
et LXXIII.)
     [112] Nom de l'île de Ceylan dans l'antiquité.
     [113] Peuples de l'intérieur de l'Afrique.
     [114] Ce ne sont pas les portes du temple où il périt
qu'emporta Samson, mais celles de la ville de Gaza. _(Juges,
_chap. XVI.)
     [115] Littéralement : _cherche mon sort à la piste,
dépiste mon sort._
     [116] On croit que ce nom, donné par les Arabes à la
rivière de Grenade, signifie _semblable au Nil._
     [117] De Tarifa.
     [118] Les Biscayens.
     [119] Andrès de Laguna, né à Ségovie, médecin de
Charles-Quint et du pape Jules III, traducteur et
commentateur de Dioscorides.
     [120] Le texte dit simplement _encamisados, _nom qui
conviendrait parfaitement aux soldats employés dans une de
ces attaques nocturnes où les assaillants mettaient leurs
chemises par-dessus leurs armes, pour se reconnaître dans les
ténèbres, et que par cette raison on appelait _camisades _(en
espagnol _encamisadas). _J'ai cru pouvoir, à la faveur de ce
vieux mot, forger celui _d'enchemisé._
     [121] Don Bélianis de Grèce s'était appelé le _chevalier
de la Riche-Figure. _Il faut remarquer que le mot _figura, _en
espagnol, ne s'applique pas seulement au visage, mais à la
personne entière.
     [122] Concile de Trente (chap. LV).
     [123] Cette prétendue aventure du Cid est racontée avec
une naïveté charmante dans le vingt et unième romance de
son _Romancero._
     [124] C'est sans doute une allusion au Nil, dont les
anciens plaçaient la source au sommet des montagnes de la
Lune, dans la haute Éthiopie, du haut desquelles il se
précipitait par deux immenses cataractes. (Ptolémée,
_Géogr., _livre V.)
     [125] Les bergers espagnols appellent la constellation de
la _petite Ourse _le _cor de chasse (la bocina). _Cette
constellation se compose de l'étoile polaire, qui est immobile,
et de sept autres étoiles qui tournent autour, et qui forment
une grossière image de cor de chasse. Pour connaître l'heure,
les bergers figurent une croix ou un homme étendu, ayant la
tête, les pieds, le bras droit et le bras gauche.

     Au centre de cette croix est l'étoile polaire, et c'est le
passage de l'étoile formant l'embouchure du cor de chasse _(la
boca de la bocina) _par ces quatre points principaux, qui
détermine les heures de la nuit. Au mois d'août, époque de
cette aventure, la ligne de minuit est en effet au bras gauche
de la croix, de sorte qu'au moment où _la boca de la bocina
_arrive au-dessus de la tête, il n'y a plus que deux ou trois
heures jusqu'au jour. Le calcul de Sancho est à peu près juste.
     [126] Quelquefois les contes de bonne femme
commençaient ainsi : « ... Le bien pour tout le monde, et le
mal pour la maîtresse du curé. »
     [127] L'histoire de la Torralva et des chèvres à passer
n'était pas nouvelle. On la trouve, au moins en substance, dans
la XXXIe des _Cento Novelle antiche _de Francesco
Sansovino, imprimées en 1575. Mais l'auteur italien l'avait
empruntée lui-même à un vieux fabliau provençal du
treizième siècle _(le Fableor, _collection de Barbazan, 1756),
qui n'était qu'une traduction en vers d'un conte latin de Pedro
Alfonso, juif converti, médecin d'Alphonse le Batailleur, roi
d'Aragon (vers 1100).
     [128] On appelle _vieux chrétiens, _en Espagne, ceux qui
ne comptent parmi leurs ancêtres ni Juifs ni Mores convertis.
     [129] Allusion au proverbe espagnol : « Si la pierre donne
sur la cruche, tant pis pour la cruche ; et si la cruche donne
sur la pierre, tant pis pour la cruche. »
     [130] Armet enchanté appartenant au roi more
Mambrin, et qui rendait invulnérable celui qui le portait.
_(Boyardo _et l'_Arioste.)_
     [131] _Palmérin d'Olive, _chap. XLIII.
     [132] _Esplandian, _chap. CXLVII et CXLVIII.
     [133] _Amadis _de _Gaule, _chap. CXVII.
     [134] _Amadis de Gaule, _chap. LXVI, part. II, etc.
     [135] _Amadis _de _Gaule, _chap. XIV ; _le Chevalier
de la Croix, _chap. CXLIV.
     [136] Bernard del Carpio, canto XXXVIII ; Primaléon,
chap. CLVII.
     [137] _Tirant le Blanc, _part. I, chap. XL, etc. ; _le
Chevalier de la Croix_, livre I, chap. LXV et suiv., etc.
     [138] Suivant les anciennes lois du _Fuero Juzgo _et les
_Fueros _de Castille, le noble qui recevait un grief dans sa
personne ou ses biens pouvait réclamer une satisfaction de
500 _sueldos. _Le vilain n'en pouvait demander que 300
_(Garibay, _lib. XII, cap. XX).
     [139] On croit que Cervantès a voulu désigner don Pedro
Giron, duc d'Osuna, vice-roi de Naples et de Sicile. Dans son
_Théâtre du gouvernement des vice-rois de Naples,
_Domenicho Antonio Parrino dit que ce fut un des grands
hommes du siècle, et qu'il n'avait de petit que la taille : _di
picciolo non avea altro que la statura._
     [140] « Quand le seigneur sort de sa maison pour aller à
la promenade ou faire quelque visite, l'écuyer doit le suivre à
cheval. » (Miguel Yelgo, _Estilo _de _servir a principes,
_1614.)
     [141] On trouve dans le vieux code du treizième siècle,
appelé _Fuero Juzgo, _des peines contre ceux qui _font
tomber la grêle sur les vignes et les moissons, ou ceux qui
parlent avec les diables, et qui font tourner les volontés aux
hommes et aux femmes. _(Lib. VI, tit. II, ley 4.) Les _Partidas
_punissent également ceux qui _font des images ou autres
sortilèges, et donnent des herbes pour l'amourachement des
hommes et des femmes. _(Part. VII, tit. XXIII, ley 2 y 3.)
     [142] Ce célèbre petit livre, qui parut en 1539, et qu'on
croit l'ouvrage de don Diego Hurtado de Mendoza, ministre et
ambassadeur de Charles-Quint, mais qui a peut-être pour
auteur le moine Fray Juan de Ortega, est le premier de tous
les romans qui composent ce que l'on nomme en Espagne la
_littérature picaresque. _J'en ai publié l'histoire et la
traduction dans l'édition illustrée de _Gil Blas, _comme
introduction naturelle au roman de Lesage.
     [143] L'auteur de _Guzman d'Alfarache, _Mateo Aleman,
dit de son héros : « ... Il écrit lui-même son histoire aux
galères, où il est forçat à la rame, pour les crimes qu'il a
commis... »
     [144] Amadis de Gaule, ayant vaincu le géant Madraque,
lui accorde la vie, à condition qu'il se fera chrétien, lui et tous
ses vassaux, qu'il fondera des églises et des monastères, et
qu'enfin il mettra en liberté tous les prisonniers qu'il gardait
dans ses cachots, lesquels étaient plus de cent, dont trente
chevaliers et quarante duègnes ou damoiselles.

     Amadis leur dit, quand ils vinrent lui baiser les mains en
signe de reconnaissance : « Allez trouver la reine Brisena,
dites-lui comment vous envoie devant elle son chevalier de
l'Île-Ferme, et baisez-lui la main pour moi. » _(Amadis de
Gaule, _livre III, chap. LXV.)
     [145] On appelle en Espagne _sierra _(scie) une
cordillère, une chaîne de montagnes. La _Sierra-Morena
_(montagnes brunes), qui s'étend presque depuis
l'embouchure de l'Èbre jusqu'au cap Saint-Vincent, en
Portugal, sépare la Manche de l'Andalousie. Les Romains
l'appelaient _Mons Marianus._
     [146] La Sainte-Hermandad faisait tuer à coups de
flèches les criminels qu'elle condamnait, et laissait leurs
cadavres exposés sur le gibet.
     [147] Il paraît que Cervantès ajouta après coup, dans ce
chapitre, et lorsqu'il avait écrit déjà les deux suivants, le vol de
l'âne de Sancho par Ginès de Passamont. Dans la première
édition du _Don Quichotte, _il continuait, après le récit du
vol, à parler de l'âne comme s'il n'avait pas cessé d'être en la
possession de Sancho, et il disait ici : « Sancho s'en allait
derrière son maître, assis sur son âne à la manière des
femmes... » Dans la seconde édition, il corrigea cette
inadvertance, mais incomplètement, et la laissa subsister en
plusieurs endroits. Les Espagnols ont religieusement conservé
son texte, et jusqu'aux disparates que forme cette correction
partielle. J'ai cru devoir les faire disparaître, en gardant
toutefois une seule mention de l'âne, au chapitre XXV. L'on
verra, dans la seconde partie du _Don Quichotte, _que
Cervantès se moque lui-même fort gaiement de son
étourderie, et des contradictions qu'elle amène dans le récit.
     [148] Témoin celle d'_Amadis de Gaule_ :

_Leonoreta sin roseta_
_Blanca sobre toda flor,_
_Sin roseta no me meta_
_En tal culpa vuestro amor, _etc.
     (Livre II, chap. LIV.)
     [149] _Carta _signifie également _lettre _et _charte ;
_de là la question de Sancho.
     [150] _Coleto de ambar. _Ce pourpoint parfumé se
nommait en France, au seizième siècle, _collet de senteur, _ou
_collet de fleurs. _(Voy. Montaigne, livre I, chap. XXII, et les
notes.)
     [151] Personnages de la _Chronique de don Florisel de
Niquea, _par Féliciano de Silva.
     [152] Chirurgien d'Amadis de Gaule.
     [153] Voyez la note 146 du chap. XXIII.
     [154] _Amadis de Gaule, _chap. XXI, XL et suivants.
     [155] On peut voir, dans l'_Amadis de Gaule _(chap.
LXXIII), la description d'un andriaque né des amours
incestueux du géant Bandaguido et de sa fille.
     [156] _Orlando furioso, _chants XXIII et suivants.
     [157] Imitation burlesque de l'invocation d'Albanio dans
la seconde églogue de Garcilaso de la Vega.
     [158] _Orlando furioso, _chant IV, etc.
     [159] In inferno nulla est redemptio.
     [160] Les poëtes, cependant, n'ont pas toujours célébré
d'imaginaires beautés, et, sans recourir à la Béatrix du Dante
ou à la Laure de Pétrarque, on peut citer, en Espagne, la Diane
de Montemayor et la Galathée de Cervantès lui-même.
     [161] Il est sans doute inutile de faire observer que, pour
augmenter le burlesque de cette lettre de change, don
Quichotte y emploie la forme commerciale.
     [162] Expression espagnole pour dire : Elle me porterait
respect.
     [163] C'est Thésée que voulait dire don Quichotte.
     [164] C'était Ferragus, qui portait sept lames de fer sur le
nombril. _(Orlando furioso, _canto XII.)
     [165] _Orlando furioso, _canto XXIII.
     [166] Phaéton.

... Currus auriga paterni,
Quem si non tenuit, magnis tamen excidit ausis.
(Ovid., _Met., _lib. II.)
     [167] Ces strophes sont remarquables, dans l'original,
par une coupe étrange et par la bizarrerie des expressions
qu'il fallait employer pour trouver des rimes au nom de don
Quichotte : singularités entièrement perdues dans la
traduction.
     [168] À la manière de l'archevêque Turpin, dans le
_Morgante maggiore _de Luigi Pulci.
     [169] Roi goth, détrôné en 680, et dont le nom est resté
populaire en Espagne.
     [170] Comme le plus grand charme des trois strophes qui
suivent est dans la coupe des vers et dans l'ingénieux
arrangement des mots, je vais, pour les faire comprendre,
transcrire une de ces strophes en original :

_¿ Quien menoscaba mis bienes ?_
_Desdenes._
_¿ Yquien aumenta mis duelos ?_
_Los zelos._
_¿ Y quien prueba mi paciencia ?_
_Ausencia._
_De ese modo en mi dolencia_
_Ningun remedio se alcanza,_
_Pues me matan la esperanza_
_Desdenes, zelos y ausencia._
     [171] Malgré mon respect pour le texte de Cervantès, j'ai
cru devoir supprimer ici une longue et inutile série
d'imprécations, où Cardénio donne à Fernand les noms de
Marius, de Sylla, de Catilina, de Julien, de Judas, etc., en les
accompagnant de leurs épithètes classiques. Cette érudition
de collège aurait fait tache dans un récit habituellement
simple et toujours touchant.
     [172] Parabole du prophète Nathan, pour reprocher à
David l'enlèvement de la femme d'Urie. _(Rois, _livre II, chap.
XII.)
     [173] Pellicer croit voir ici une allusion à cette sentence
de Virgile :

Una salus victis, nullam sperare salutem.
     [174] Malgré cet éloge des épisodes introduits dans la
première partie du _Don Quichotte, _Cervantès en fait lui-
même la critique, par la bouche du bachelier Samson
Carrasco, dans la seconde partie, beaucoup plus sobre
d'incidents étrangers.
     [175] Espèce de casquette sans visière, dont se coiffent
les paysans de la Manche et des Andalousies.
     [176] Cervantès voulait probablement désigner le duc
d'Osuna, et peut-être y avait-il un fond véritable à l'histoire de
Dorothée.
     [177] Pour Ganelon, voyez la note 17 du chap. I. Vellido
est un chevalier castillan qui assassina le roi Sanche II au
siége de Zamora, en 1073.
     [178] Zulema est le nom d'une montagne au sud-ouest
d'Alcala de Hénarès, au sommet de laquelle on a trouvé
quelques ruines qu'on croit être celles de l'ancien Complutum.
Cervantès consacre ici un souvenir à sa ville natale.
     [179] En Espagne, on appelait _ensalmo _une manière
miraculeuse de guérir les maladies, en récitant sur le malade
certaines prières. Ce charme s'appelait ainsi _(ensalmo),
_parce que les paroles sacramentelles étaient ordinairement
prises dans les psaumes.
     [180] Allusion à l'un des tours de maquignonnage des
Bohémiens, qui, pour donner du train au mulet le plus lourd
ou à l'âne le plus paresseux, leur versaient un peu de vif-argent
dans les oreilles.
     [181] Ce roman fut composé par Bernardo de Vargas ; il
est intitulé : _Les livres de don Cirongilio de Thrace, fils du
noble roi Élesphron de Macédoine, tels que les écrivit
Novarcus en grec, et Promusis en latin, _Séville, 1545, in-folio.
     [182] Voyez la note 37 du chap. VI.
     [183] Gonzalo Fernandez de Cordova. Son histoire, sans
nom d'auteur, fut imprimée à Saragosse en 1559.
     [184] En 1469. Il mourut à Bologne en 1533.
     [185] Voici comment la _Chronique du Grand Capitaine
_raconte cette aventure : « Diégo Garcia de Parédès prit une
épée à deux mains sur l'épaule... et se mit sur le pont du
Garellano, que les Français avaient jeté peu auparavant, et,
combattant contre eux, il commença à faire de telles preuves
de sa personne, que jamais n'en firent de plus grandes en leur
temps Hector, Jules César, Alexandre le Grand, ni d'autres
anciens valeureux capitaines, paraissant réellement un autre
Horatius Coclès, par sa résolution et son intrépidité. » (Chap.
CVI.)
     [186] À la fin de la _Chronique du Grand Capitaine, _se
trouve un _Abrégé de la vie et des actions de Diégo Garcia de
Parédès _(Breve suma de la vida y hechos de Diego Garcia de
Paredes), écrit par lui-même, et qu'il signa de son nom.
     [187] _Mulierem fortem quis inveniet ? _(Prov., cap.
XXXI.)
     [188] Périclès. (Voy. Plutarque, _de la Mauvaise
Honte.)_
     [189] Luigi Tansilo, de Nola, dans le royaume de Naples,
écrivit le poëme des _Larmes de saint Pierre _(le Lagrime di
San Pietro), pour réparer le scandale qu'avait causé son autre
poëme licencieux intitulé : _le Vendangeur _(il
Vendemmiatore). Le premier fut traduit en espagnol, d'abord
partiellement, par le licencié Gregorio Hernandez de Velasco,
célèbre traducteur de Virgile ; puis, complétement, par Fray
Damian Alvarez. Toutefois, la version de la stance citée est de
Cervantès.
     [190] Allusion à l'allégorie que rapporte Arioste dans le
XLIIe chant de son _Orlando furioso, _où Cervantès a pris
l'idée de la présente nouvelle. Arioste avait emprunté lui-
même l'histoire du vase d'épreuve au livre premier de Tristan
de Léonais.
     [191] Guzman d'Alfarache réduit tout ce raisonnement à
peu de paroles : « Ma femme seule pourra m'ôter l'honneur,
suivant l'opinion d'Espagne, en se l'ôtant à elle-même : car,
puisqu'elle ne fait qu'une chose avec moi, mon honneur et le
sien font un et non deux, comme nous ne faisons qu'une même
chair. » (Livre II, chap. II.)
     [192] Ce billet est littéralement conservé dans la comédie
composée par don Guillen de Castro, sur le même sujet et sous
le même titre que cette nouvelle.
     [193] Cervantès a répété ce sonnet dans sa comédie
intitulée _la Casa de los zelos _(la Maison de jalousie), au
commencement de la seconde _jornada ; _ou plutôt c'est de
cette comédie qu'il l'a pris pour l'introduire dans sa nouvelle.
     [194] Voici, d'après un vers de Luis Barahona, dans son
poëme des _Larmes d'Angélique _(Lagrimas de Angélica,
canto IV), ce que signifient ces quatre SSSS :

Sabio, Solo, Solicito y Secreto,

     qu'on peut traduire ainsi :

Spirituel, Seul, Soigneux et Sûr.
     [195] Je laisse cette faute d'orthographe, qui se trouve
aussi dans l'original _(onesto _pour _honesto) ;_ une
camériste n'y regarde pas de si près.
     [196] Cervantès commet un anachronisme. Le _Grand
Capitaine, _après avoir quitté l'Italie en 1507, mourut à
Grenade en 1515. Lautrec ne parut à la tête de l'armée
française qu'en 1527, lorsque le prince d'Orange commandait
celle de Charles-Quint.
     [197] On portait alors, surtout en voyage, des masques
(_antifaces_) faits d'étoffe légère, et le plus souvent de taffetas
noir.
     [198] Lella, ou plutôt Étella, veut dire en arabe, d'après
l'Académie espagnole, l'adorable, la divine, la bienheureuse
par excellence. Ce nom ne se donne qu'à Marie, mère de Jésus.
Zoraïda est un diminutif de _zorath, _fleur.
     [199] _Macange _est un mot turc corrompu _(angé
mac), _qui veut dire _nullement, en aucune façon._
     [200] Ainsi, au dire de don Quichotte, Cicéron, avec son
adage _cedant arma togoe, _ne savait ce qu'il disait.
     [201] Le mot _letras, _transporté de l'espagnol au
français, produit une équivoque inévitable. Dans la pensée de
Cervantès, les _lettres divines _sont la théologie, et les _lettres
humaines, _la jurisprudence, ce que l'on apprend dans les
universités. Le mot _letrado, _qu'il met toujours en
opposition du mot _guerrero, _signifie, non point un homme
de lettres, dans le sens actuel de cette expression, mais un
homme de robe. En un mot, c'est la magistrature et ses
dépendances qu'il oppose à l'armée.
     [202] Don Quichotte, qui emprunte des textes à saint
Luc, à saint Jean, à saint Matthieu, oublie ces paroles de
_l'Ecclésiaste _(chap. IX) _Et dicebam ego meliorem esse
sapientiam fortitudine... Melior est sapientia quam arma
bellica._
     [203] _Estudiante. _C'est le nom qu'on donne
indistinctement aux élèves des universités qui se destinent à
l'Église, à la magistrature, au barreau, et à toutes les
professions lettrées.
     [204] _Aller à la soupe (andar a la sopa), _se dit des
mendiants qui allaient recevoir à heure fixe, aux portes des
couvents dotés, du bouillon et des bribes de pain. La condition
des étudiants a peu changé en Espagne depuis Cervantès. On
en voit un grand nombre, encore aujourd'hui, faire mieux que
d'_aller à la soupe : _à la faveur du chapeau à cornes et du
long manteau noir, ils mendient dans les maisons, dans les
cafés et dans les rues.
     [205] Don Quichotte n'est pas le premier qui ait traité
cette matière. L'Italien Francesco Bocchi avait publié à
Florence, en 1580, un discours _Sopra la lire delle armi e delle
lettere ; _et, précédemment, en 1549, l'Espagnol Juan Angel
Gonzalez avait publié à Valence un livre latin sous ce titre :
_Pro equite contra litteras declamatio. Alia vice versa pro
litteris contra equitem._
     [206] On sait ce que veut dire _avoir la manche large._
     [207] Cervantès répète ici les imprécations de l'Arioste,
dans le onzième chant de l'_Orlando furioso_ :

Come trovasti, o scelerata e brutta
Invenzion, mai loco in uman core !
Per te la militar gloria è distrutta ;
Per te il mestier dell' armi è senza honore ;
Per te è il valore e la virtù ridutta,
Che spesso par dei buono il rio migliore...
Che ben fu il più crudele, e il più di quanti
Mai furo al mondo ingegni empi e maligni
Chi immagino si abbominosi ordigni.
E crederò che Dio, perche vendetta
Ne sia in eterno, nel profondo chiuda
Del cieco abisso quella maladetta
Anima appresso al maladetto Giuda...
     [208] Lope de Vega cite ainsi ce vieil adage, dans une de
ses comédies _(Dorotea, _jorn. I, escena CLI) : _Trois choses
font prospérer l'homme : science, mer et maison du roi._
     [209] Ce Diégo de Urbina était capitaine de la
compagnie où Cervantès combattit à la bataille de Lépante.
     [210] Cervantès parle de cette bataille en témoin
oculaire, et l'on conçoit qu'il prenne plaisir à rapporter
quelques détails de ses campagnes.
     [211] Il s'appelait Aluch-Ali, dont les chrétiens ont fait
par corruption Uchali. « Aluch, dit le P. Haedo, signifie, en
turc, _nouveau musulman, _nouveau converti ou renégat ;
ainsi ce n'est pas un nom, mais un surnom. Le nom est Ali, et
les deux ensemble veulent dire le renégat Ali. » _(Epitome de
los reyes de Argel.)_
     [212] Uchali, dit Arroyo, attaqua cette capitane avec sept
galères, et les nôtres ne purent la secourir, parce qu'elle s'était
trop avancée au delà de la ligne de combat. Des trois
chevaliers blessés, l'un était F. Piétro Giustiniano, prieur de
Messine et général de Malte ; un autre, Espagnol, et un autre,
Sicilien. On les trouva encore vivants, enterrés parmi la foule
des morts. _(Relación de la santa Liga, _fol. 67, etc.)
     [213] Capitan-Pacha.
     [214] Cervantès fit également cette campagne et celle de
l'année 1573.
     [215] On appelait ainsi les marins de l'Archipel grec.
     [216] « Don Juan d'Autriche, dit Arroyo, marcha toute la
nuit du 16 septembre 1572, pour tomber au point du jour sur
le port de Navarin, où se trouvait toute la flotte turque, ainsi
que l'en avaient informé les capitaines Luis de Acosta et Pero
Pardo de Villamarin. Mais le chef de la chiourme, ajoute
Aguilera, et les pilotes se trompèrent dans le calcul de
l'horloge de sable, et donnèrent au matin contre une île
appelée Prodano, à trois lieues environ de Navarin. De sorte
qu'Uchali eut le temps de faire sortir sa flotte du port, et de la
mettre sous le canon de la forteresse de Modon. »
     [217] Au retour de leur captivité, Cervantès et son frère
Rodrigo servirent sous les ordres du marquis de Santa-Cruz, à
la prise de l'île de Terceira sur les Portugais.
     [218] Marco-Antonio Arroyo dit que ce capitan, appelé
Hamet-Bey, petit-fils et non fils de Barberousse, « fut tué par
un de ses esclaves chrétiens, et que les autres le mirent en
pièces à coups de dents. » Geronimo Torrès de Aguilera, qui
se trouva, comme Cervantès et comme Arroyo, à la bataille de
Lépante, dit que « la galère d'Hamet-Bey fut conduite à
Naples, et qu'en mémoire de cet événement, on la nomma _la
Prise. » (Cronica de varios sucesos.) _Le P. Haedo ajoute que
ce More impitoyable fouettait les chrétiens de sa chiourme
avec un bras qu'il avait coupé à l'un d'eux. _(Historia de
Argel, _fol. 123.)
     [219] Muley-Hamida et Muley-Hamet étaient fils de
Muley-Hassan, roi de Tunis. Hamida dépouilla son père du
trône, et le fit aveugler en lui brûlant les yeux avec un bassin
de cuivre ardent. Hamet, fuyant la cruauté de son frère, se
réfugia à Palerme, en Sicile. Uchali et les Turcs chassèrent de
Tunis Hamida, qui se fortifia dans la Goulette. Don Juan
d'Autriche, à son tour, chassa les Turcs de Tunis, rappela
Hamet de Palerme, le fit gouverneur de ce royaume, et remit
le cruel Hamida entre les mains de don Carlos de Aragon, duc
de Sesa, vice-roi de Sicile. Hamida fut conduit à Naples, où
l'un de ses fils se convertit au christianisme. Il eut pour
parrain don Juan d'Autriche lui-même, et pour marraine
doña Violante de Moscoso, qui lui donnèrent le nom de don
Carlos d'Autriche. Hamida en mourut de chagrin. _(Torrès de
Aguilera, _p. 105 y sig. _Bibliot. real, _cod. 45, f. 531 y 558.)
     [220] Don Juan d'Autriche fit élever ce fort, capable de
contenir huit mille soldats, hors des murs de la ville, et près de
l'île de l'Estagno, dont il dominait le canal. Il en donna le
commandement à Gabrio Cervellon, célèbre ingénieur, qui
l'avait construit. Ce fort fut élevé contre les ordres formels de
Philippe II, qui avait ordonné la démolition de Tunis. Mais
don Juan d'Autriche, abusé par les flatteries de ses secrétaires,
Juan de Soto et Juan de Escovedo, eut l'idée de se faire
couronner roi de Tunis, et s'obstina à conserver cette ville. Ce
fut sans doute une des causes de la mort d'Escovedo,
qu'Antonio Perez, le ministre de Philippe II, fit périr _par
ordre supérieur, _comme il le confessa depuis dans la torture,
et sans doute aussi de la disgrâce d'Antonio Perez, que ses
ennemis accablèrent à la fin. _(Torrès de Aguilera, _f. 107 ;
_don Lorenzo Van-der-Hemmen, _dans son livre intitulé
_Don Felipe el Prudente, _f. 98 et 152.)
     [221] Cette petite île de l'Estagno formait, d'après
Ferreras, l'ancien port de Carthage. L'ingénieur Cervellon y
trouva une tour antique, dont il fit une forteresse, en y
ajoutant des courtines et des boulevards. _(Aguilera, _f. 122.)
     [222] Gabrio Cervellon fut général de l'artillerie et de la
flotte de Philippe II, grand prince de Hongrie, etc. Lorsqu'il
fut pris à la Goulette, Sinan-Pacha le traita
ignominieusement, lui donna un soufflet, et, malgré ses
cheveux blancs, le fit marcher à pied devant son cheval
jusqu'au rivage de la mer. Cervellon recouvra la liberté dans
l'échange qui eut lieu entre les prisonniers chrétiens de la
Goulette et de Tunis et les prisonniers musulmans de Lépante.
Il mourut à Milan, en 1580.
     [223] C'est le nom qu'on donnait alors aux Albanais.
     [224] Le petit moine. - Le véritable nom de cet
ingénieur, qui servit Charles-Quint et Philippe II, était
Giacomo Paleazzo. Outre les constructions militaires dont
parle ici Cervantès, il répara, en 1573, les murailles de
Gibraltar, et éleva des ouvrages de défense au pont de Zuaro,
en avant de Cadix. Ce fut son frère, Giorgio Paleazzo, qui traça
le plan des fortifications de Mayorque, en 1583, et dirigea les
travaux de la citadelle de Pampelune, en 1592.
     [225] Le P. Haedo donne la même étymologie à son nom.
     [226] Dans sa _Topografia de Argel _(chap. XXI), le P.
Haedo lui donne le titre de _Capitan des corsaires. _« C'est,
dit-il, une charge que confère le Grand Turc. Il y a un capitan
des corsaires à Alger, un autre à Tripoli, et un troisième à
Tunis. » Cet Uchali Fartax était natif de Licastelli, en Calabre.
Devenu musulman, il se trouva, en 1560, à la déroute de
Gelvès, où plus de 10 000 Espagnols restèrent prisonniers.
Plus tard, étant roi ou dey d'Alger, il porta secours aux
Morisques de Grenade, révoltés contre Philippe II. Nommé
général de la flotte turque, en 1571, après la bataille de
Lépante, il se trouva l'année suivante à Navarin, et mourut
empoisonné en 1580.
     [227] Les Espagnols le nomment Azanaga.
     [228] Bagne _(balio) _signifie, d'après la racine arabe
dont les Espagnols ont fait _albañil _(maçon), un édifice en
plâtre. - La vie que menaient les captifs dans ces bagnes
n'était pas aussi pénible qu'on le croit communément. Ils
avaient des oratoires où leurs prêtres disaient la messe ; on y
célébrait les offices divins avec pompe et en musique ; on y
baptisait les enfants, et tous les sacrements y étaient
administrés ; on y prêchait, on y faisait des processions, on y
instituait des confréries, on y représentait des _autos
sacramentales, _la nuit de Noël et les jours de la Passion ;
enfin, comme le remarque Clémencin, les prisonniers
musulmans n'avaient certes pas autant de liberté en Espagne,
ni dans le reste de la chrétienté. (Gomez de Losada, _Escuela
de trabajos y cautiverio de Argel, _lib. II, cap. XLVI y sig.)
     [229] Ce maître du captif était Vénitien, et s'appelait
Andreta. Il fut pris étant clerc du greffier d'un navire de
Raguse. S'étant fait Turc, il prit le nom d'Hassan-Aga, devint
élamir, ou trésorier d'Uchali, lui succéda dans le
gouvernement d'Alger, puis dans l'emploi de général de la
mer, et mourut, comme lui, empoisonné par un rival qui le
remplaça. (Haedo, _Historia de Argel, _fol. 89.)
     [230] Ce _tel _de Saavedra est Cervantès lui-même.
Voici comment le P. Haedo s'exprime sur son compte : « Des
choses qui se passèrent dans ce souterrain pendant l'espace de
sept mois que ces chrétiens y demeurèrent, ainsi que de la
captivité et des exploits de Miguel de Cervantès, on pourrait
écrire une histoire particulière. » _(Topografia, _fol. 184.)
Quant au captif qui raconte ici sa propre histoire, c'est le
capitaine Ruy Perez de Viedma, esclave, comme Cervantès,
d'Hassan-Aga, et l'un de ses compagnons de captivité.
     [231] _Zalemas._
     [232] Le P. Haedo, dans sa _Topografia _et dans son
_Epitome de los reyes de Argel, _cite souvent cet Agi-Morato,
renégat slave, comme un des plus riches habitants d'Alger.
     [233] Il se nommait Morato Raez Maltrapillo. Ce fut ce
renégat, ami de Cervantès, qui le sauva du châtiment et peut-
être de la mort, quand il tenta de s'enfuir, en 1579. Haedo cite
à plusieurs reprises ce Maltrapillo.
     [234] Cette esclave s'appelait Juana de Renteria.
Cervantès parle d'elle dans sa comédie _los Baños de Argel,
_dont le sujet est aussi l'histoire de Zoraïde. Le captif don
Lope demande au renégat Hassem : « Y a-t-il par hasard, dans
cette maison, quelque renégate ou esclave chrétienne ? »
_Hassem. _« Il y en avait une, les années passées, qui
s'appelait Juana, et dont le nom de famille était, à ce que je
crois bien, de Renteria. » _Lope. _« Qu'est-elle devenue ? »
_Hassem. _« Elle est morte. C'est elle qui a élevé cette
Moresque dont je vous parlais. C'était une rare matrone,
archive de foi chrétienne, etc. » _(Jornada I.)_
     [235] Prière, oraison.
     [236] Cervantès dit, dans sa comédie de _los Baños de
Argel _(jornada III), que cette fille unique d'Agi-Morato
épousa Muley-Maluch, qui fut fait roi de Fez en 1576. C'est ce
que confirment le P. Haedo, dans son _Epitome, _et Antonio
de Herrera, dans son _Historia de Portugal._
     [237] _Bab-Azoun _veut dire _porte des troupeaux de
brebis. _Le P. Haedo, dans sa _Topografia, _dit au chapitre
VI : « En descendant quatre cents pas plus bas, est une autre
porte principale, appelée Bab-Azoun, qui regarde entre le midi
et le levant. C'est par là que sortent tous les gens qui vont aux
champs, aux villages et aux _douars (aduares) _des Mores. »
Alger, comme on voit, n'avait point changé depuis la captivité
de Cervantès.
     [238] Ce projet de Zoraïde est précisément celui
qu'imagina Cervantès, quand son frère Rodrigo se racheta
pour lui envoyer ensuite une barque sur laquelle il s'enfuirait
avec les autres chrétiens : ce qu'il tenta vainement de faire en
1577.
     [239] Ceci est une allusion à l'aventure de la barque qui
vint chercher, en 1577, Cervantès et les autres gentilshommes
chrétiens qui étaient restés cachés dans un souterrain pour
s'enfuir en Espagne.
     [240] Cet arrangement de l'achat d'une barque fut
précisément celui que fit Cervantès, en 1579, non pas avec
Maltrapillo, mais avec un autre renégat nommé le licencié
Giron.
     [241] _Tagarin _veut dire _de la frontière. _On donnait
ce nom aux Mores venus de l'Aragon et de Valence. On
appelait, au contraire, _Mudejares, _qui signifie _de
l'intérieur, _les Mores venus de l'Andalousie. (Haedo,
_Topografia, _etc. Luis del Marmol, _Descripcion de Africa,
_etc.)
     [242] Ce marchand s'appelait Onofre Exarque. Ce fut lui
qui procura l'argent pour acheter la barque où Cervantès
devait s'enfuir avec les autres chrétiens, en 1579.
     [243] Sargel, ou Cherchel, est situé sur les ruines d'une
cité romaine qui s'appelait, à ce qu'on suppose, Julia
Caesarea. C'était, au commencement du seizième siècle, une
petite ville d'environ trois cents feux, qui fut presque
dépeuplée lorsque Barberousse se rendit maître d'Alger. Les
Morisques, chassés d'Espagne en 1610, s'y réfugièrent en
grand nombre, attirés par la fertilité des champs, et y
établirent un commerce assez considérable, non-seulement de
figues sèches, mais de faïence, d'acier et de bois de
construction. Le port de Sargel, qui pouvait contenir alors
vingt galères abritées, fut comblé par le sable et les débris
d'édifices, dans le tremblement de terre de 1738.
     [244] Voyez la note 239 du chap. XL.
     [245] C'est la langue franque. Le P. Haedo s'exprime
ainsi dans la _Topografia _(chap. XXIX) : « La troisième
langue qu'on parle à Alger est celle que les Mores et les Turcs
appellent _franque. _C'est un mélange de diverses langues
chrétiennes, et d'expressions qui sont, pour la plupart,
italiennes ou espagnoles, et quelquefois portugaises, depuis
peu. Comme à cette confusion de toutes sortes d'idiomes se
joint la mauvaise prononciation des Mores et des Turcs, qui
ne connaissent ni les modes, ni les temps, ni les cas, la langue
franque d'Alger n'est plus qu'un jargon semblable au parler
d'un nègre novice nouvellement amené en Espagne. »
     [246] C'est-à-dire de l'Albanais Mami. Il était capitan de
la flotte où servait le corsaire qui fit Cervantès prisonnier, et
« si cruelle bête, dit Haedo, que sa maison et ses vaisseaux
étaient remplis de nez et d'oreilles qu'il coupait, pour le
moindre motif, aux pauvres chrétiens captifs. » Cervantès fait
encore mention de lui dans la _Galatée _et d'autres ouvrages.
     [247] Le _zoltani _valant 40 aspres d'argent, ou presque
2 piastres fortes d'Espagne, c'était environ 15 000 francs.
     [248] Bagarins, de _bahar, _mer, signifie matelots. « Les
Mores des montagnes, dit Haedo, qui vivent dans Alger,
gagnent leur vie, les uns en servant les Turcs ou de riches
Mores ; les autres, en travaillant aux jardins ou aux vignes, et
quelques-uns en ramant sur les galères et les galiotes ; ceux-ci,
qui louent leurs services, sont appelés _bagarinès. »
(Topografia, _cap. II.)
     [249] Commandant d'un bâtiment algérien.
     [250] Nazaréens.
     [251] _Kava _est le nom que donnent les Arabes à
Florinde, fille du comte Julien. Voici ce que dit, sur ce
promontoire, Luis del Marmol, dans sa _Description general
de Africa _(lib. IV, cap. XLIII), après avoir parlé des ruines de
Césarée : « Là sont encore debout les débris des deux temples
antiques..., dans l'un desquels est un dôme très-élevé, que les
Mores appellent _Cobor rhoumi, _ce qui veut dire _sépulcre
romain ; _mais les chrétiens, peu versés dans l'arabe,
l'appellent _Cava rhouma, _et disent fabuleusement que là est
enterrée la Cava, fille du comte Julien... À l'est de cette ville,
est une grande montagne boisée, que les chrétiens appellent
_de la mauvaise femme, _d'où l'on tire, pour Alger, tout le
bois de construction des navires. » Cette montagne est
probablement le cap Cajinès.
     [252] On sait que les musulmans sont iconoclastes, et
qu'ils proscrivent, comme une idolâtrie, toute espèce de
représentation d'êtres animés.
     [253] L'aventure du captif est répétée dans la comédie
_los Baños de Argel, _et Lope de Vega l'a introduite également
dans celle intitulée _los Cautivos de Argel. _Cervantès la
donne comme une histoire véritable, et termine ainsi la
première de ces pièces : « Ce conte d'amour et de doux
souvenir se conserve toujours à Alger, et l'on y montrerait
encore aujourd'hui la fenêtre et le jardin... »
     [254] La charge d'auditeur aux chancelleries et
audiences, en Espagne, répondait à celle de conseiller au
parlement parmi nous.
     [255] _Rui, _abrévation, pour Rodrigo.
     [256] Pilote d'Énée.

Surgit Palinurus, et omnes
Explorat ventos...,
Sidera cuncta notat tacito labentia coelo.
_(_A_En., _lib. III.)
     [257] _Clara _y _luciente estrella ;_ jeu de mots sur le
nom de Clara.
     [258] Il n'y avait point encore de vitres en verre à
Madrid, même dans la maison d'un auditeur.
     [259] Tergeminamque Hecaten, tria virginis ora Dianae.
     (VIRGILE.)
     [260] Le Pénée était précisément un fleuve de Thessalie ;
il arrosait la vallée de Tempé.
     [261] Comme le bon sens de Roland, qu'Astolphe
rapporta de la lune.
     [262] _La garrucha. _On suspendait le patient, en le
chargeant de fers et de poids considérables, jusqu'à ce qu'il
eût avoué son crime.
     [263] _Allá van leyes do quieren reyes. _« Ainsi vont les
lois, comme le veulent les rois. « Cet ancien proverbe espagnol
prit naissance, au dire de l'archevêque Rodrigo Ximenès de
Rada (lib. VI, cap. XXV), lors de la querelle entre le rituel
gothique et le rituel romain, qui fut vidée, sous Alphonse VI,
par les diverses épreuves du _jugement de Dieu, _même par le
combat en champ clos.
     [264] _Orlando furioso, _canto XXVII.
     [265] Les règlements de la Sainte-Hermandad, rendus à
Torrelaguna, en 1485, accordaient à ses archers
_(cuadrilleros) _une récompense de trois mille maravédis
quand ils arrêtaient un malfaiteur dont le crime emportait
peine de mort ; deux mille, quand celui-ci devait être
condamné à des peines afflictives, et mille, quand il ne pouvait
encourir que des peines pécuniaires.
     [266] L'aventure des archers s'est passée dans le chapitre
précédent, et le chapitre suivant porte le titre qui conviendrait
à celui-ci : _De l'étrange manière dont fut enchanté don
Quichotte, _etc. Cette coupe des chapitres, très-souvent
inexacte et fautive, et ces interversions de titres que
l'Académie espagnole a corrigées quelquefois, proviennent
sans doute de ce que la première édition de la première partie
du _Don Quichotte _se fit en l'absence de l'auteur, et sur des
manuscrits en désordre.
     [267] La comédie que composa don Guillen de Castro,
l'auteur original du _Cid, _sur les aventures de don Quichotte,
et qui parut entre la première et la seconde partie du roman
de Cervantès, se termine par cet enchantement et cette
prophétie.

     Dans sa comédie, Guillen de Castro introduisait les
principaux épisodes du roman, mais avec une légère
altération. Don Fernand était fils aîné du duc, et Cardénio un
simple paysan ; puis, à la fin, on découvrait qu'ils avaient été
changés en nourrice, ce qui rendait le dénoûment plus
vraisemblable, car don Fernand, devenu paysan, épousait la
paysanne Dorothée, et la grande dame Luscinde épousait
Cardénio, devenu grand seigneur.
     [268] Voir la note 264 mise au titre du chapitre
précédent.
     [269] Elle est, en effet, de Cervantès, et parut, pour la
première fois, dans le recueil de ses _Nouvelles exemplaires,
_en 1613. On la trouvera parmi les _Nouvelles de Cervantès
_dont j'ai publié la traduction.
     [270] Gaspar Cardillo de Villalpando, qui se distingua au
concile de Trente, est l'auteur d'un livre de scolastique, fort
estimé dans son temps, qui a pour titre : _Sumas de las
súmulas. _Alcala, 1557.
     [271] Pline, Apulée, toute l'antiquité, ont placé les
gymnosophistes dans l'Inde. Mais don Quichotte pouvait se
permettre quelque étourderie.
     [272] On sait que ce fameux voyageur vénitien, de retour
en Italie, et prisonnier des Génois en 1298, fit écrire la relation
de ses voyages par Eustache de Pise, son compagnon de
captivité. Cette relation fut traduite en espagnol par le
_maestre _Rodrigo de Santaella. _Séville, _1518.
     [273] Comme Le Tasse, dans la description des
enchantements d'Ismène et d'Armide.
     [274] Cervantès donnait son opinion sur ce dernier point
bien avant la querelle que fit naître _Télémaque._
     [275] Ces trois pièces sont de Lupercio Leonardo de
Argensola, qui a mieux réussi, comme son frère Bartolomé,
dans la poésie lyrique que sur le théâtre. L'_Isabella _et
l'_Alexandra _ont été publiées dans le sixième volume du
_Parnaso español _de don Juan Lopez Sedano. La _Filis _est
perdue.
     [276] _L'Ingratitude vengée (la Ingratitud vengada) _est
de Lope de Vega ; la _Numancia, _de Cervantès lui-même ;
_le Marchand amoureux (el Mercador amante), _de Gaspard
de Aguilar, et _l'Ennemie favorable (la Enemiga favorable),
_du chanoine Francisco Tarraga.
[277] Enfant au premier acte et barbon au dernier,
     (BOILEAU.)

     comme cela se voit dans plusieurs pièces de Lope de
Vega, _Urson _y _Valentin, los Porceles de Murcia, el primer
Rey de Castilla, _etc.
     [278] Peu s'en faut qu'il n'en soit ainsi dans plusieurs
comédies du même Lope de Vega, _el nuevo mundo
descubierto por Cristo val Colon, el rey Bamba, las Cuentas del
grand Capitan, la Doncella Teodor, _etc.
     [279] Lope de Vega fit mieux encore dans la comédie _la
Limpieza no manchada (la Pureté sans tache). _On y voit le
roi David, le saint homme Job, le prophète Jérémie, saint
Jean-Baptiste, sainte Brigitte, et l'université de Salamanque.
     [280] Ou _Autos sacramentales. _Lope de Vega en a fait
environ quatre cents : _San Francisco, san Nicolas, san
Agustin, san Roque, san Antonio, _etc.
     [281] Je ne sais trop sur quoi Cervantès fonde son éloge
des théâtres étrangers. À son époque, les Italiens n'avaient
guère que _la Mandragore _et les pièces du Trissin ; la scène
française était encore dans les langes, Corneille n'avait point
paru ; la scène allemande était à naître, et Shakespeare, le seul
grand auteur dramatique de l'époque, ne se piquait
assurément guère de cette régularité classique qui permettait
aux étrangers d'appeler barbares les admirateurs de Lope de
Vega.
     [282] Cet heureux et fécond génie est Lope de Vega,
contre lequel Cervantès a principalement dirigé sa critique du
théâtre espagnol. À l'époque où parut la première partie du
_Don Quichotte, _Lope de Vega n'avait pas encore composé le
quart des dix-huit cents comédies _de capa y espada _qu'a
écrites sa plume infatigable.

     Il faut observer aussi qu'à la même époque le théâtre
espagnol ne comptait encore qu'un seul grand écrivain. C'est
depuis qu'ont paru Calderon, Moreto, Alarcon, Tirso de
Molina, Rojas, Solis, etc., lesquels ont laissé bien loin derrière
eux les contemporains de Cervantès.
     [283] Premier comte de Castille, dans le dixième siècle.
     [284] Le Cid n'était pas de Valence, mais des environs de
Burgos, en Castille. Cervantès le nomme ainsi parce qu'il prit
Valence sur les Almoravides, en 1094.
     [285] Guerrier qui se distingua à la prise de Séville par
saint Ferdinand, en 1248.
     [286] Ce n'est point du poëte que Cervantès veut parler,
quoiqu'il fût également de Tolède, et qu'il eût passé sa vie
dans les camps : c'est d'un autre Garcilaso de la Vega, qui se
rendit célèbre au siége de Grenade par les rois catholiques, en
1491. On appela celui-ci Garcilaso de _l'Ave Maria, _parce
qu'il tua en combat singulier un chevalier more qui portait,
par moquerie, le nom d'_Ave Maria _sur la queue de son
cheval.
     [287] Autre célèbre guerrier de la même époque.
     [288] L'histoire de Floripe et de sa tour flottante, où l'on
donna asile à Guy de Bourgogne et aux autres pairs, est
rapportée dans les _Chroniques des douze pairs de France._
     [289] Le pont de Mantible, sur la rivière Flagor (sans
doute le Tage), était formé de trente arches de marbre blanc,
et défendu par deux tours carrées. Le géant Galafre, aidé de
cent Turcs, exigeait des chrétiens, pour droit de passage, et
sous peine de laisser leurs têtes aux créneaux du pont, _trente
couples de chiens de chasse, cent jeunes vierges, cent faucons
dressés, et cent chevaux enharnachés ayant à chaque pied un
marc d'or fin. _Fiérabras vainquit le géant. _(Histoire de
Charlemagne, _chap. XXX et suiv.)
     [290] Comme les Juifs le Messie, ou les Portugais le roi
don Sébastien.
     [291] L'histoire de ce cavalier fut écrite d'abord en
italien, dans le cours du treizième siècle, par le _maestro
_Andréa, de Florence ; elle fut traduite en espagnol par Alonzo
Fernandez Aleman, Séville, 1548.
     [292] Le Saint-Grial, ou Saint-Graal, est le plat où
Joseph d'Arimathie reçut le sang de Jésus-Christ, quand il le
descendit de la croix pour lui donner la sépulture. La conquête
du Saint-Grial par le roi Artus et les chevaliers de la Table-
Ronde est le sujet d'un livre de chevalerie, écrit en latin, dans
le douzième siècle, et traduit depuis en espagnol, Séville, 1500.
     [293] Les histoires si connues de Tristan de Léonais et de
Lancelot du Lac furent également écrites en latin, avant d'être
traduites en français par ordre du Normand Henri II, roi
d'Angleterre, vers la fin du douzième siècle. Ce fut peu de
temps après que le poëte Chrétien de Troyes fit une imitation
en vers de ces deux romans.
     [294] Écrite à la fin du douzième siècle par le troubadour
provençal Bernard Treviez, et traduite en espagnol par Félipe
Camus, Tolède, 1526.
     [295] Cette trompe fameuse s'entendait, au rapport de
Dante et de Boyardo, à deux lieues de distance.
     [296] Pierre de Beaufremont, seigneur de Chabot-
Charny.
     [297] Ou plutôt Ravestein.
     [298] Juan de Merlo, Pedro Barba, Gutierre Quixada,
Fernando de Quevara, et plusieurs autres chevaliers de la cour
du roi de Castille Jean II, quittèrent en effet l'Espagne, en
1434, 35 et 36, pour aller dans les cours étrangères _rompre
des lances en l'honneur des dames. _On peut consulter sur ces
pèlerinages chevaleresques la _Cronica del rey don Juan el IIe,
_cap. CCLV à CCLXVII.
     [299] Suero de Quiñones, chevalier léonais, fils du grand
bailli _(merinomayor) _des Asturies, célébra, en 1434, sur le
pont de l'Orbigo, à trois lieues d'Astorga, des joutes fameuses
qui durèrent trente jours. Accompagné de neuf autres
_mantenedores, _ou champions, il soutint la lice contre
soixante-huit _conquistadores, _ou aventuriers, venus pour
leur disputer le prix du tournoi. La relation de ces joutes
forme la matière d'un livre de chevalerie, écrit par Fray Juan
de Pineda, sous le titre de _Paso honroso, _et publié à
Salamanque en 1588.
     [300] _Cronica del rey don Juan el IIe, _cap. CM.
     [301] La _Historia Caroli Magni, _attribuée à
l'archevêque Turpin, et dont on ignore le véritable auteur, fut
traduite en espagnol et considérablement augmentée par
Nicolas de Piamonte, qui fit imprimer la sienne à Séville, en
1528.
     [302] Malgré l'affirmation du chanoine, rien n'est moins
sûr que l'existence de Bernard del Carpio ; elle est niée, entre
autres, par l'exact historien Juan de Ferreras.
     [303] L'altercation a commencé dans le chapitre
précédent, de même que l'entretien entre don Quichotte et
Sancho, qui lui sert de titre, avait commencé dans le chapitre
antérieur. Faut-il attribuer ces transpositions à la négligence
du premier éditeur, ou bien à un caprice bizarre de
Cervantès ? À voir la même faute tant de fois répétée, je serais
volontiers de ce dernier avis.
     [304] Virgile avait dit des Champs-Élysées :

Largior hic campos aether et lumine vestit
Purpureo.
     _(_A_En., _lib. VI.)
     [305] Allusion au poëme de Giacobo Sannazaro, qui
vivait à Naples vers 1500. L'_Arcadia _fut célèbre en Espagne,
où l'on en fit plusieurs traductions.
     [306] On ne s'attendait guère à trouver dans le conte du
chevrier une imitation de Virgile :

Formosam resonare doces Amaryllida silvas.
     [307] Autre imitation de Virgile, qui termine ainsi sa
première églogue :

Sunt nobis mitia poma,
Castaneae molles, et pressi copia lactis.
     [308] Voilà un passage tout à fait indigne de Cervantès,
qui se montre toujours si doux et si humain ; il y fait jouer au
curé et au chanoine un rôle malséant à leur caractère, et il
tombe justement dans le défaut qu'il a reproché depuis à son
plagiaire Fernandez de Avellaneda. Il n'y a point de semblable
tache dans la seconde partie du Don _Quichotte._
     [309] Les processions de pénitents _(disciplinantes),
_qui donnaient lieu à toutes sortes d'excès, furent défendues,
en Espagne, à la fin du règne de Charles III.
     [310] Dans le reste de l'Espagne, les femmes mariées
conservaient et conservent encore leurs noms de filles.

     Cervantès, dans le cours du Don _Quichotte, _donne
plusieurs noms à la femme de Sancho. Il l'appelle, au
commencement de la première partie, Mari-Gutierrez ; à
présent, Juana Panza ; dans la seconde partie, il l'appellera
Teresa Cascajo ; puis une autre fois, Mari-Gutierrez, puis
Teresa Panza. C'est, en définitive, ce dernier nom qu'il lui
donne.
     [311] Il y avait alors à Saragosse une confrérie, sous le
patronage de saint Georges, qui célébrait, trois fois par an,
des joutes qu'on appelait _justas dei arnes. _(Ger. de Urrea,
_Dialogo de la verdadera honra militar.)_
     [312] Garcia Ordoñez de Montalvo, l'auteur de _Las
sergas de Esplandian, _dit, en parlant de son livre : « Par
grand bonheur il se retrouva dans une tombe de pierre, qu'on
trouva sur la terre dans un ermitage près de Constantinople,
et fut porté en Espagne par un marchand hongrois, dans une
écriture et un parchemin si vieux, que ce fut à grand'peine
que purent le lire ceux qui entendaient la langue grecque. » La
Chronique d'Amadis de Grèce fut également trouvée « dans
une caverne qu'on appelle les _palais d'Hercule, _enfermée
dans une caisse d'un bois qui ne se corrompt point, parce que,
quand l'Espagne fut prise par les Mores, on l'avait cachée en
cet endroit ».
     [313] Cervantès ne pensait point alors à publier une
seconde partie du _Don Quichotte._
     [314] Je demande pardon pour la traduction des sonnets
et des épitaphes qui suivent. Que pouvait-on faire d'une poésie
ridicule à dessein ?
     [315] Au temps de Cervantès, on commençait à peine à
instituer des académies dans les plus grandes villes de
l'Espagne, Madrid, Séville, Valence. En placer une à
Argamasilla, c'était une autre moquerie contre ce pauvre
village dont _il ne voulait pas se rappeler le nom. _Cervantès
donne aux académiciens d'Argamasilla des surnoms ou
sobriquets, comme c'était l'usage dans les académies
italiennes.
     [316] Issu du Congo.
     [317] Mot formé de _pan y agua, _pain et eau ; c'est de
ce nom qu'on appelle les commensaux, les parasites, les gens
auxquels on fait l'aumône de la nourriture.
     [318] Le capricieux.
     [319] Le moqueur.
     [320] Nom de guerre d'un fameux renégat, corsaire
d'Alger, et l'un des officiers de Barberousse, qui, sous le règne
de Charles-Quint, fit plusieurs descentes sur les côtes de
Valence.
     [321] _Orlando furioso, _canto XXX. - Cervantès répète
et traduit ce vers à la fin du premier chapitre de la seconde
partie :

Y como del Catay recibio el cetro,
Quiza otro cantará con mejor plectro.





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