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Title: Noël dans les pays étrangers
Author: Chabot, Alphonse
Language: French
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made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)



                        Monseigneur CHABOT
                      Prélat de Sa Sainteté
                   CURÉ DE PITHIVIERS (LOIRET)



                               NOËL
                               DANS
                         LES PAYS ÉTRANGERS

                               1906


[Note du transcripteur: Tout le matériel hors propos de l'édition qui
a servi à la production de ce document est reporté à la fin du document
pour ceux que ce matériel pourrait intéresser.]



NOËL
DANS
LES PAYS DU NORD.

SUÈDE ET NORWÈGE
ANGLETERRE--ALLEMAGNE


Les fêtes de Noël, dans les pays du Nord, ont un double caractère
religieux et familial. Les offices diffèrent peu des nôtres, si ce n'est
que les chants d'église sont plus souvent exécutés en langue vulgaire.
Nous ne citerons que l'adaptation de l'_Adeste fidèles: Oh! come all ye
faithful!_ (Oh! venez tous, fidèles) si populaire en Angleterre, et
le _Cantique des Anges_ (Engelenzang) que des chanteurs éminents font
entendre, chaque année, dans l'église protestante de Moïse et Aaron, à
Amsterdam.

Noël est vraiment la fête de famille par excellence, dans les contrées
septentrionales de l'Europe.



PAYS SCANDINAVES

Huit jours avant la solennité de Noël, les places de Stockholm sont
couvertes de sapins que les paysans coupent dans les forêts voisines et
viennent vendre en ville. Toute famille, si pauvre soit-elle, a pour la
grande veillée son arbre de Noël orné de lumières et garni de jouets
et friandises de toutes sortes.--Les pauvres ne sont pas oubliés:
on organise pour eux des fêtes et ils reçoivent des vêtements et
d'abondantes aumônes en argent.

En Norwège, la fête de Noël jouissait autrefois de certains privilèges.
Ainsi les poursuites de la justice étaient suspendues pendant plusieurs
jours, le plus généralement de Noël à l'Épiphanie. Cette trêve de procès
variait suivant les lois locales; parfois sa durée s'étendait jusqu'à
vingt jours.

Dans tous les Pays scandinaves, la fête de Noël se prépare discrètement
et dans le mystère, afin que les cadeaux offerts ce jour là apportent à
la fois surprise et contentement.

En secret, les petites filles mettent la dernière main à leur travail;
l'une a brodé une paire de pantoufles pour son père, l'autre un coussin
de canapé pour sa mère. Leurs soeurs aînées enveloppent dans un fin
papier blanc une bourse de soie faite au crochet et entourée d'une
faveur rose, ou encore confectionnent de belles et riches dentelles
qu'elles offriront comme nappes d'autel à leur église.

Dans quelques pays, la distribution des cadeaux est des plus originales.
Le présent, dissimulé soigneusement dans une gerbe de fleurs, une botte
de foin ou de paille, ou dans de multiples enveloppes d'étoffes, de
feuillage ou de papier, porte en grosses lettres le nom de la personne
à laquelle il est destiné. Le messager chargé de le remettre frappe
fortement à la porte, qui s'ouvre sans retard, et jette furtivement
le _Juleklap_ (c'est le nom suédois du présent) dans la chambre où la
famille se trouve réunie. Alors commence une scène fort distrayante. Le
destinataire se met à explorer minutieusement, au milieu des cris de
joie de tous les assistants, fleurs, foin, paille, feuillage ou papier,
afin d'arriver à l'objet convoité. Tantôt il trouve une épingle
d'or, tantôt un vase précieux, quelquefois une élégante et gracieuse
statuette, quelquefois aussi, après avoir déroulé les enveloppes
mystérieuses, il ne trouve... rien. Une explosion de rire accueille la
déconvenue du patient, victime de cette innocente supercherie.

Le _Juleklap_ a quelquefois un caractère moral et satirique. La dame
trop élégante reçoit une poupée bizarrement attifée; le châtelain qui,
dans son salon, ménage trop la lumière ou laisse son antichambre dans
l'obscurité, reçoit une douzaine de lampions. A un bavard on adresse un
oreiller ou un éteignoir, à un fat, un col d'acier.

Quand il ne reste plus rien au fond de la corbeille, que les enfants ont
bien cherché dans les papiers éparpillés sur le plancher, pour voir si
l'on n'aurait rien laissé, la famille se rend à la salle à manger, où
l'attend un souper composé exclusivement de mets nationaux.

«Aux Pays scandinaves, le repas de Noël se distingue des autres par le
caractère traditionnel des plats qui y figurent. Pas de souper de Noël
sans jambon, accompagné de riz chaud arrosé de lait froid; puis du
_Vortbrod_, sorte de pain fait avec de la farine de froment délayée
dans de la bière non fermentée; enfin l'indigeste _lustsfisk_. Qu'on
s'imagine une _merluche_ ou morue sèche dessalée, bouillie pendant trois
jours dans une eau de cendre mêlée de chaux vive, et farcie ensuite avec
du poivre, de la moutarde et du raifort: voilà le _lustsfisk_» [1]. Les
vins d'Espagne fortement alcoolisés peuvent seuls faire digérer un si
plantureux repas.

[Note 1: M. Bitard, _Noël_.]

Le soir de la veille de Noël, vers onze heures, dans les hameaux,
tout le monde monte en traîneau et se rend à l'office. Mille étoiles
scintillent dans le silence de la nuit, troublée seulement par les
grelots des chevaux qui font craquer la neige sous leurs pieds.
Ordinairement, auprès de l'église du village un vaste hangar offre un
abri: des bancs pour les paysans et des râteliers pour leurs chevaux.
Aussitôt l'office terminé, chacun regagne son logis au plus vite.

«Ce moment donne lieu, en Finlande, à une scène des plus divertissantes.
Une vieille croyance promet la meilleure récolte de l'année à celui qui
rentrera le premier dans sa maison, après l'office de Noël. C'est alors
toute une conspiration contre les équipages. Les jeunes garçons sortent
furtivement de l'église pendant l'office, détellent les chevaux,
lient les traîneaux les uns avec les autres, changent les colliers,
embrouillent les harnais, etc. On conçoit le désordre qui s'en suit, des
cris, parfois des coups; la place de l'église se change en véritable
champ de bataille. Enfin, les traîneaux sont retrouvés, chacun répare
son attelage et part au galop: le combat finit par une course au
clocher»[2].

[Note 2: Desclées, _Noël_.]

Dans la plupart des campagnes, les ménagères veillent à ce que, pendant
les fêtes de Noël, l'ordre et la propreté règnent dans toute leur
demeure. Il est d'usage de joncher les dalles de paille fraîche, ce qui
donne à la chambre de famille l'aspect d'une grange où l'on a étendu
les gerbes avant le battage. Est-ce en souvenir de la paille et de la
pauvreté de la crèche? Nous serions portés à le croire. Quoi qu'il
en soit, cette paille de Noël a, dit-on, une vertu merveilleuse: les
animaux qui en mangent sont préservés de toute maladie pendant l'année.

En Suède, les paysans veulent que tous les animaux prennent part à la
solennité de Noël: «Ce jour-là, dit M. Léouzon le Duc, ils donnent la
liberté aux chiens de garde, ils servent à leurs bestiaux un fourrage
d'élite»[3].

[Note 3: _La fête de Noël en Suède et en Finlande_.]

C'est un usage assez répandu, en Suède et en Norwège, d'offrir, le jour
de Noël, un _repas aux oiseaux_. La dernière gerbe de la moisson est
soigneusement conservée, chez les pauvres comme chez les riches, jusqu'à
la veille de la grande solennité. Le vingt-cinq Décembre, au matin, on
la fixe au bout d'une perche et on en décore le pignon de la maison.
C'est un charmant et étourdissant concert que celui de la gent granivore
faisant tapage autour de ce mât pour picorer les épis de blé. Tous les
petits habitants de l'air prennent, eux aussi, leur joyeux festin et
rendent grâces à la Providence qui, dans un jour si heureux, a voulu les
combler d'allégresse. Cette ravissante coutume suédoise nous rappelle
ces deux vers si connus:

  Aux petits des oiseaux il donne leur pâture
  Et sa bonté s'étend sur toute la nature[4].

[Note 4: Racine, _Athalie_, acte II, scène VII.]

Un de nos meilleurs poëtes a gracieusement chanté ce _Réveillon des
petits oiseaux_:

  Et les oiseaux des champs? Ne feront-ils la fête?...
  Eux que l'hiver cruel décime tous les jours,
  Eux que le froid transit, que la famine guette
  Sur l'arbre dépouillé du nid de leurs amours!

  Oh, non! Pour eux, l'on cherche une gerbe emmêlée
  Où des milliers d'épis se courbent sous le grain,
  On l'étend sur la neige: «--Accourez gent ailée,
  «Car votre nappe est mise, et prêt est le festin!»

  Et vous voyez d'ici le pinson, la fauvette,
  Le menu roitelet voleter à l'appel.....
  Tout en mangeant le grain, ils relèvent la tête,
  Pour lancer une gamme, un cri de joie au ciel![5]

[Note 5: Comtesse O'Mahony.]


ANGLETERRE

Le peuple anglais célèbre la solennité de Noël avec une telle joie,
une telle unanimité et de telles dépenses qu'on peut regarder le
_Christmas_[6] comme sa fête nationale.

[Note 6: La vieille désinence, _mas_ signifie _fête_; _Christmas_,
fête du Christ.]

Autrefois, à l'occasion de Noël, avait lieu une fête carnavalesque. Des
_carols_ (chansons) anglaises nous font connaître les personnages mis
en scène dans ces mascarades: le roi de la _Bombance_, la reine de la
_Folie_, la princesse _Déraison_ y paraissent au milieu d'un bruyant
cortège.

A la Cour, chez les princes, un officier était chargé de présider
aux réjouissances. Il s'appelait _Lord of Misrule_ (le Seigneur du
Désordre). En Écosse, on le nommait _Abbot of Unreason_ (l'Abbé de la
Déraison). Ces fonctions ont été abolies par «_act of Parliament»
en 1515. Les prêtres durent plusieurs fois s'interposer contre les
frivolités de ces amusements.

Dans les recueils de Folk-Lore, on parle des joyeuses bandes que
conduisaient, pendant les fêtes de Noël, le Roi de la Déraison et la
Princesse de la Bombance. Sous de folâtres déguisements, les amis du
voisinage venaient sans honte tendre la tirelire de Noël à la Reine de
la fête et demander largesse de joie, de gaieté, de rire, aumônes de
plaisirs. Hélas! qu'ils sont loin aujourd'hui ces jours où Henri II
servait à table son fils, Roi du Festin et lui apportait, au bruit des
trompettes, comme plat d'honneur, une tête de sanglier qui, couronnée de
laurier et de romarin, enterrait ses formidables défenses dans la pomme
fleurie ou l'orange dorée! Et comme il est passé le temps où cent trente
des citoyens les plus puissants de Londres, revêtus de costumes et
de titres fantastiques, roi, reine, ministres, choisis par la Folie,
cavaliers galopant sur de fringants coursiers, sonnant des fanfares,
couraient à Kensington, à la rencontre du petit-fils d'Edouard Ier, tous
réunis dans une même joie, chantant Noël.

La lugubre Réforme a soufflé sur toutes ces joies, éteint toutes ces
lumières et faussé toutes ces trompettes [7].

[Note 7: Oscar Havard, _Les Fêtes de nos Pères_.]

L'illustre Walter Scott nous dit que ses ancêtres regardaient déjà Noël,
comme la fête familiale par excellence:

  _England was merry England, when_
  _Old Christmas brought his sports again;_
  _Twas Christmas broached the mightiest ale,_
  _Twas Christmas told the merriest tale,_
  _A Christmas gambol oft would cheer_
  _The poor man's heart, through half the year._

  L'Angleterre était la joyeuse Angleterre quand
  Le vieux Noël ramenait ses jouissances;
  C'était Noël qui mettait en perce la bière la plus forte,
  C'était Noël qui racontait le conte le plus joyeux,
  Les ébats de Noël souvent réjouissaient
  Le coeur du pauvre, pendant la moitié de l'année.

D'immenses préparatifs sont faits en vue du _Christmas_.

De copieuses cargaisons d'oies grasses viennent de Normandie. Deux
lignes de steamboats, de Dieppe à Newhaven et du Havre à Southampton,
suffisent à peine à leur transport en Angleterre. Le Poitou et la
Touraine envoient également à John Bull leurs dindes pansues. En 1901,
une petite province du Centre, la Sologne, a expédié à Londres, par
chemin de fer, plus de soixante mille dindons.

Les bateaux de Southampton et de Newhaven prennent à Granville et sur
toutes les côtes de la Manche des monceaux de gui, cette plante parasite
que les eubages, chez les Gaulois, allaient couper avec des faucilles
d'or. On le dépose dans de grandes caisses à claire-voie, connues sous
le nom de _harasses_, et on le transporte sur le pont des navires.

«On se prépare plusieurs semaines à l'avance au _Christmas_, dit M.
Alphonse Esquiros. D'immenses troupeaux d'oies s'acheminent gravement
du Nord de l'Angleterre, par toutes les routes, vers la métropole; les
grands boeufs annoncent leur arrivée sur les chemins de fer ou les
bateaux par de lugubres beuglements.»

A Londres, quelques jours avant Noël, a lieu dans la grande salle
d'Islington, connue sous le nom d'_Agricultural Hall_, une exposition
des animaux que l'on vendra pour Noël. Boeufs, oies, dindons se
disputent les premiers prix; les mieux cotés vont ensuite orner de leurs
chairs dodues les vitrines des industriels qui les ont achetés au poids
de l'or.

«La veille de Noël, dit M. Virmaître, tout Londres est illuminé. Les
boutiques des bouchers surtout sont resplendissantes de lumières; on y
voit des boeufs dépouillés, couchés tout entiers sur des tréteaux, avec
des becs de gaz dans le mufle.» On lit assez souvent au-dessus d'eux
ces mots-réclame: _brought up by Her Majesty_ (élevé par Sa Majesté
la Reine). En effet, la Reine Victoria faisait paître des troupeaux
à Windsor, à Hampton-Court et même à Kensington-Gardens, le bois de
Boulogne de Londres.

Le soir du vingt-quatre Décembre, vers deux heures, l'agitation devient
extraordinaire, dans les quartiers les plus populeux de Londres et
surtout dans Whitechapel. Les cochers (_cabmen_), juchés derrière leur
voiture, guident hardiment leurs chevaux. Le _All right_ (tout va bien)
retentit dans les conversations. Ce sont partout des entassements de
volailles, comme on n'en voit pas dans les Halles centrales de Paris.
Louis Blanc, de sa plume vive et originale, nous a donné le tableau le
plus pittoresque et le plus vrai qu'on ait jamais tracé du _Christmas_
londonien. «Quels énormes quartiers de viande! Quelles montagnes de
chairs saignantes! Quel luxe d'imposants comestibles!... C'est par
myriades qu'on vous compte, orgueilleusement étalés, ô selles de
moutons, têtes de veau, hures de sangliers, dindons, canards, oies,
poulets, perdrix, faisans, pluviers, lapins, et vous, poissons de toute
espèce et de toute grosseur!» La brumeuse cité offre ce spectacle
étrange d'une animation toujours croissante jusqu'au milieu de la nuit.

Au _Constitutional Club_, l'un des cercles les plus importants de
Londres, on fait rôtir, chaque année, pour le Christmas, un énorme
morceau de boeuf, de trois cent cinquante à quatre cents livres. C'est
ce qu'on appelle le _Baron of beef_. Les membres les plus distingués du
club ne manquent pas, au cours de la nuit de Noël, de rendre visite au
_Baron of beef_. On voit alors, devant l'immense cheminée, les habits
noirs des plus élégants fashionables se mêler aux vestes blanches et aux
tabliers des cuisiniers.

Pour le _Christmas_, le _home_ (l'intérieur de la maison) reçoit une
décoration spéciale. Les touffes de houx, aux feuilles luisantes,
égayées par leurs petites baies rouges, ornent les maisons les plus
modestes, aussi bien que le château seigneurial. «Les baies rouges,
disent les vieilles chansons, couronnent agréablement la tête du sombre
hiver». Des guirlandes de laurier, de lierre et de fleurs entourent les
lustres, les tableaux, les armures des ancêtres. Mais c'est le
_gui_ surtout, _mistletoe_--destiné, dit-on, à mettre en fuite les
sorciers--qui joue le plus grand rôle dans la décoration du _Christmas_.
Qui n'a pas admiré les branches entrecroisées de la plante druidique[8],
son feuillage d'un vert pâle, semé de graines blanches et transparentes
comme des perles de corail?

[Note 8: Les Druides regardaient le _gui_, à cause de sa verdure
perpétuelle, comme l'emblème de l'immortalité de l'âme. On le cueillait
la sixième nuit de la nouvelle lune après le solstice d'hiver; cette
nuit, appelée la _nuit-mère_, commençait l'année gauloise. Un Druide,
en robe blanche, montait sur le chêne, une faucille d'or à la main et
tranchait la racine de la plante que d'autres Druides recevaient dans
une saie blanche, car il ne fallait pas qu'elle touchât la terre.]

Jadis, la veille de Noël, après la prière et les exercices de piété
accoutumés, on allumait des cierges et, avec une grande solennité, le
chef de la famille mettait dans l'âtre une bûche appelée _Yule-Log_[9]
ou _Christmas Block_. Elle était allumée avec un tison provenant de
la bûche de l'année précédente. Tant qu'elle durait, il y avait force
rasades, chants et narrés d'histoires. Cet usage existe encore,
particulièrement dans le nord de l'Angleterre, mais accompagné de
certaines superstitions. Si la bûche vient à s'éteindre avant la fin de
la nuit, ou si, pendant qu'elle brûle, survient une personne qui louche
ou soit pieds-nus, cela est considéré comme de mauvais Augure.

[Note 9: _Yule_, en anglo-saxon _Geol_, la fête. Décembre s'appelait
_se oerra geola_, avant la fête (de Noël). Janvier, _se aeftera geola_,
après la fête (de Noël).]

Pendant la nuit de Noël, les chanteurs de _Christmas carols_[10] (chants
de Noël) vont se faire entendre à la porte des maisons; on les désigne
sous le nom de _Waits_.

[Note 10: Les _Christmas carols_ sont nos _Noëls_.]

Les uns le font à titre purement gracieux, en l'honneur de leurs amis ou
des membres de leur famille.

Washington Irving, dans son excellent ouvrage _The Sketch Book_ (le
livre d'esquisses), nous raconte le trait suivant: «Me trouvant chez un
ami, le matin de Noël, alors que j'étais encore au lit, j'entendis le
bruit de petits pas qui résonnaient à ma porte. Bientôt un choeur de
voix enfantines entonna ce vieux chant de Noël:

  Rejoice, our Saviour he was born
  On Christmas day, in the morning.

  Réjouissez vous, notre Sauveur est né
  Le jour de Noël, au matin.

«Je me levai doucement, ouvris promptement la porte et je contemplai
un des plus jolis groupes de fées qu'un peintre puisse imaginer. Il se
composait d'un petit garçon et de deux petites filles; la plus âgée
n'avait pas plus de six ans; ils ressemblaient à trois séraphins. Ils
faisaient le tour de la maison et chantaient à toutes les portes.»

D'autres chanteurs s'en vont par les rues, mendiant pour eux-mêmes, les
quelques _pence_ (sous) que la générosité des veilleurs veut bien leur
donner.

Dans quelques contrées de l'Angleterre, les enfants se réunissent pour
aller de cottage en cottage, chanter des _Glees_ (chansons à refrain).
L'un de ces chants populaires, au rythme vif et gai, a pour refrain ces
paroles:

  The merry merry time
  The merry merry time
  Bless the merry merry Christmas time!

  Le joyeux joyeux temps
  Le joyeux joyeux temps
  Béni soit le joyeux joyeux temps de Noël!

Cet usage des chants de Noël est des plus anciens, comme le prouve une
_carol_ anglo-normande que nous avons découverte, et dont nous citons le
premier couplet:

  Seignors, ore entendez à nus,
  De loin sommes venus à vus
  Pour quere Noël;
  Car l'em nus dit que en cest hostel
  Soleil tenir sa feste annuel
  Ahi! c'est jur
  Deu doint à tuz icels joie d'amors
  Qui a danz Noël ferunt honors.

  Seigneurs, à présent, écoutez-nous!
  De loin, nous sommes venus à vous,
  Pour demander Noël;
  Car l'on nous dit qu'en cet hôtel.
  De coutume on célèbre sa fête annuelle,
  Ah! Ah! c'est le jour,
  Dieu donne ici joie d'amour
  A tous ceux qui feront honneur au jour de Noël[11].

[Note 11: Lai de Marie de France.]

Max O'Rell, qui avait fait un long séjour à Londres, dit, dans son livre
intitulé _John Bull et son Ile:_ «Noël, c'est la grande fête de famille
en Angleterre.»

En effet, dans toute famille anglaise, riche ou pauvre, on célèbre
le _Christmas_ par un repas où les mets sont servis en abondance. Le
morceau de choix est d'abord _Sir Loin_ «le Seigneur Aloyau» que Charles
II, dans un jour de belle humeur, avait nommé chevalier (_Knight_).
L'oie rôtie, _roast goose_, est ensuite le plat préféré, quand la dinde
rôtie, _roast turkey_, ne vient pas prendre sa place. Puis apparaît le
signe culinaire de la nationalité anglaise, le fameux _plum-pudding_.
«Hip! Hip! hourrah! Honneur au Roi du Festin[12].»

[Note 12: La confection du _pudding_ de Noël est des plus
solennelles; chaque membre de la famille tourne à son tour la pâte qui
doit devenir le gâteau.--Quelquefois celui-ci prend des proportions
pantagruéliques. Certaines corporations ont fait confectionner des
_puddings_ qui absorbaient des centaines de livres de farine et de
raisins de Corinthe.]

«Au couvent de Ewel, nous écrit un de nos amis, nous organisions nos
fêtes suivant les coutumes anglaise et française, anglaise pour le côté
profane et française pour le côté religieux. Ah! le fameux _pudding_
qu'un frère irlandais excellait à préparer! Ce nous était une joie sans
pareille de voir les flammes bleues de l'alcool courir sur ses flancs
dorés, et quand, dans une dernière course affolée, les jolies petites
flammes s'évanouissaient, le _pudding_ était débité en tranches
succulentes, aux acclamations de tous, pendant que le pauvre frère
gémissait sur le pillage d'une oeuvre où il avait mis tout son talent
culinaire.»

Enfin apparaissent les _minced pies_, pâtés feuilletés qui enrobent des
hachis de viandes, d'épices et de fruits[13]. Les Anglais arrosent le
tout de flots de _sherry_ (vin de Xérès d'Espagne) fabriqué à Londres.
Les oranges, les bonbons, les amandes, les noisettes apparaissent au
dessert. Le _Port-wine_, le vin de gingembre pour les _abstainers_[14],
le _whisky_, voir même le _gin_, jouent un assez grand rôle dans le
monde où l'on boit.

[Note 13: C'est ce que nous appelons un _pâté à l'émincé_.]

[Note 14: Personnes qui _s'abstiennent_ de liqueurs enivrantes.]

Dans les Universités, notamment à Oxford et à Cambridge, il est de
tradition de manger, à Noël, une hure de sanglier: on l'entoure de
romarin et on la sert avec d'interminables salamalecs.

A Sandringham, où le Roi et la Reine d'Angleterre ont l'habitude de
passer tous les ans les fêtes de Noël, on a servi, cette année, comme
rôti de _Christmas_, un jeune cygne.

Ce cygne a été engraissé par les soins du «maître des cygnes de la
Cour», fonctionnaire qui date des temps antiques et dont la charge
consiste à surveiller l'élevage et la nourriture des cygnes qui peuplent
les parcs et les jardins des propriétés royales.

Il y a cinq cents ans, le rôti de cygne était un mets recherché des
gourmets et figurait à Noël sur les grandes tables. Edouard VII a repris
cette tradition et donné ordre à son «maître des cygnes» d'engraisser
une douzaine de ses «élèves» dont il a fait cadeau, à l'occasion de
Noël, à des familles princières, à quelques hauts fonctionnaires de la
Cour et aux juges du tribunal supérieur[15].

[Note 15: Le _Gaulois_, 26 Décembre 1904.]

Le riche anglais veut que son frère pauvre se réjouisse à Noël. Les
journaux sont remplis d'appels adressés au public par les sociétés
charitables de toute espèce; les souscriptions abondent et la bourse
des particuliers s'ouvre largement pour donner aux pauvres leur part de
cette fête nationale.--L'_Hôpital français_, situé à Shaftesbury-Avenue,
et desservi par les Soeurs françaises Servantes du Sacré-Coeur, reçoit,
chaque année, en surabondance, oies, dindons et puddings pour les
malades, convalescents et infirmes. Ce détail nous a été donné, à
Londres même, par la Supérieure de l'établissement.

Dans quelques villes d'Angleterre, le maire reçoit, à l'occasion de
Noël, cent vieillards qui viennent prendre le thé, pendant que sa femme
réunit des veuves sans ressources. Ailleurs, ce sont des fondations pour
dons de viande, de couvertures de laine, de sacs de charbons. Ainsi la
distribution annuelle de la _Christmas Parcel Fund_ (Société des
paquets de Noël) de Shoreditch, établie en 1870, a eu lieu aux Bains de
Pitfield-street. Neuf cent cinquante-six des citoyens les plus pauvres
de la localité, la plupart ayant une nombreuse famille, ont reçu un
paquet d'épicerie contenant une demi-livre de thé, un demi-quart d'une
mesure de farine, une demi-livre de sucre et tout ce qui est nécessaire
pour faire un bon _pudding_ de Noël--et en plus un ticket pour cent
livres de charbon. Quelques mots aimables furent adressés à l'assemblée
par le conseiller Dr Davies, président de la Société, qui était assisté
de l'honorable Claude Hay, M.P. (membre du Parlement), et de l'Alderman
Pearce[16].

[Note 16: _The Daily Telegraph_, 23 Décembre 1904.]

Dans quelques _Work-houses_ (asiles des pauvres), les dames de charité
offrent un dîner de Noël complet: roastbeef, plum-pudding et bière,
quand une Société de tempérance n'intervient pas pour remplacer la bière
par le thé. Dans ces _Work-houses_, on prépare même quelquefois, chose
toute nouvelle pour l'Angleterre protestante, une cérémonie religieuse
à minuit «_Watch service_», tout comme les catholiques ont la messe de
minuit.

Le jour de Noël, un dîner pour plus d'un millier de pauvres est ordonné
par la Reine d'Angleterre. Sa Majesté, accompagnée de la princesse de
Galles et de ses petits-enfants, parcourt les grandes salles, parlant
à ses convives d'un jour, les réjouissant de sa présence, alors que,
d'autre part, elle a fait elle-même des couvre-pieds envoyés à la même
époque aux hôpitaux de Londres.

Après le dîner de Noël, on se livre à différents jeux: nous n'en
citerons que deux.

C'est d'abord le _Snap Dragon_. Sur une large coupe, on place des
raisins secs et des amandes que l'on recouvre d'eau naturelle, sur
laquelle surnage une mince couche d'eau-de-vie. On allume alors ce punch
d'un nouveau genre, et il s'agit d'enlever prestement, sans se brûler,
raisins et amandes que les ondulations d'une longue flamme défendent
longtemps contre toute atteinte[17].

[Note 17: Nicolay. _Histoire des Croyances_. Tome II, p. 81.]

_The Hide and Seek_ (cache-cache) se joue dans les vieux manoirs. Et à
cette occasion, l'aïeule, de sa voix chevrotante, ne manque jamais de
psalmodier la _Légende du Beau-Lowe_: c'est une _Christmas carol_ qui
date, dit-on, du Ve siècle. Notre traduction littérale la donne dans
toute sa simplicité:

«Noël au vieux château: c'est jour de fête. La fille du noble Biron joue
avec ses compagnes. Elle joue à _cache-cache_. Quel délice! Elle se
cache si bien, si bien, qu'elle disparaît et que personne ne peut la
découvrir. Pas même son fiancé, le jeune et beau Lord Lowe. Les jours,
les semaines, les mois, les années passent.--Vingt ans après, comme on
avait besoin d'une nappe pour la table du festin de Noël, on ouvrit par
hasard une vieille armoire et on y trouva, ô horreur!... un squelette
couronné de roses blanches fanées.... Jeunes filles, songez à la fiancée
du beau Lord Lowe!»

Le _Christmas_ britannique est surtout la fête des enfants. Les écoles
anglaises comptent deux vacances annuelles: l'une, qui est la plus
longue, a lieu en été, l'autre est accordée à l'occasion de Noël.
C'est par suite de la présence au logis des enfants dispersés dans les
collèges, que la réunion de famille est au complet. La veille de Noël,
_Christmas Eve_, les enfants suspendent à leur lit de fer les bas dans
lesquels _Father Christmas_ (le Père Noël) viendra déposer, croient-ils
ou font-ils semblant de croire, les jouets et friandises qu'y déposeront
réellement leur père et leur mère.

Le soir de Noël, les enfants règnent en souverains, et, comme dans
les saturnales antiques, c'est le monde renversé.--Douce tyrannie de
quelques heures, car, ainsi que le dit Emile Augier:

  Nous n'existons vraiment que par ces petits êtres.
  Qui dans tout notre coeur s'établissent en maîtres,
  Qui prennent notre vie et ne s'en doutent pas,
  Et n'ont pour être heureux qu'à n'être pas ingrats.

Toute la famille est réunie; alors c'est le bruit des jeunes voix,
l'applaudissement des yeux, le trépignement des petits pieds sous la
table. _Granny_ (grand'-mère) réclame le silence: elle se fait apporter
une bouteille de son plus vieux cognac. On arrose le _pudding_, on
éteint le gaz et le plus jeune des _babies_ allume l'eau-de-vie dont la
flamme scintille en reflets bleus, pendant que la turbulente jeunesse
improvise une ronde autour de la grande table. Le gaz brille de nouveau
et le _pudding_ est gravement entamé. On fait d'abord la part des
absents. La poste, dès le lendemain, portera aux colons de la
Nouvelle-Zélande, aux _Sheep farmers_[18] d'Australie, aux garnisons de
l'Inde et du Cap, ce souvenir si touchant de l'amitié.

[Note 18: Éleveurs de moutons.]

L'Angleterre célèbre la fête de Noël avec une réelle allégresse: c'est
l'époque choisie pour échanger voeux et étrennes. C'est Noël qui est
vraiment le _jour de l'an_ et qui sert de transition d'une année à
l'autre. Aussi un grand nombre de _Christmas Cards_ (cartes de Noël)
partent d'Angleterre pour les quatre coins du monde _anglicisé_,
colonisé par la conquête toujours envahissante du peuple britannique,
empire sur lequel

  _The Sun never sets_,
  Le soleil ne se couche jamais.

Nous avons sous les yeux une collection très complète de _Christmas
Cards_: il y en a de ravissantes. Certaines sont sur du papier fin et
colorié, quelquefois avec photographies ou gravures de gracieux paysages
ou de tableaux des grands maîtres. La plupart des voeux exprimés peuvent
se résumer dans ceux-ci:

  _With Sincere Wishes for_
  _A Very Happy Christmas and_
  _A Bright and Prosperous New Year,_
  _from_
  _X***._

  Avec sincères voeux pour
  Un très heureux Noël et
  Une brillante et prospère nouvelle année,
  de la part de
  X***.

Ces cartes sont à la portée de toutes les bourses: il y en a depuis dix
centimes jusqu'à cinquante francs. La poste de Londres en expédie
plus de soixante millions, à l'occasion du _Christmas_. On y joint
quelquefois une minuscule boîte contenant quelques grains du _pudding_
de Noël.

Toute famille anglaise qui ne reçoit pas, à l'occasion de Noël, des
nouvelles des absents, en éprouve un profond chagrin, et s'il s'agit de
proches parents ou d'amis intimes, toute la famille est en deuil.

Le lendemain de Noël s'appelle _Boxing-day_, à cause des _boxes_
(boîtes, tirelires) que font circuler les facteurs, les laitiers, les
porteuses de pain, et tant d'autres amis inconnus qui viennent vous
souhaiter «un joyeux Noël et une bonne année», souhaits auxquels vous
ne pouvez mieux répondre qu'en donnant des étrennes. Ce jour-là, la
populace profite des trains à bon marché _(cheap trains)_, envahit les
endroits où l'on s'amuse et semble oublier tout à fait que Noël est une
fête religieuse.

L'Anglais porte partout avec lui le souvenir de Noël. Dans ses colonies
les plus lointaines, sur les sables d'Afrique ou dans les terres glacées
du Nord, il réunit ses compatriotes comme s'ils ne formaient qu'une
famille. Tous ensemble ils célèbrent le _Christmas_: debout, le verre à
la main, ils envoient un salut fraternel et leurs voeux de bonheur aux
être chéris qu'ils ont laissés au-delà de l'Océan.

Pendant la guerre de Crimée, les dames anglaises furent émues de
compassion pour leurs frères malheureux qui, devant Sébastopol, au
milieu d'un hiver exceptionnel, faisaient l'admiration de toute
l'Europe, par leur courage et leur endurance. Une souscription nationale
fut ouverte dans tout le Royaume-Uni. Quelques jours avant Noël, des
navires chargés de volailles, de _puddings_ et de liqueurs partaient
pour la mer Noire. Le vingt-cinq Décembre, les soldats anglais
célébraient joyeusement leur _Christmas_ et buvaient au triomphe et à la
prospérité de la vieille Angleterre.

Un journal de Londres représentait naguères le _Christmas_ dans un corps
de garde anglais: la scène est des plus pittoresques: elle se passe
au Transvaal. «Les fusils sont dressés en faisceaux, une guirlande de
verdure court à travers les canons, une chandelle allumée brûle au bout
de chaque baïonnette, et les soldats choquent gaiement les verres autour
de cet arbre de Noël d'un nouveau genre, qui leur rappelle à tous les
joies de la Patrie absente.»[19].

[Note 19: Desclées, Noël, page 67. ]

N'importe où il se trouve, sur le pont d'un navire, sous la tente ou
la hutte grossière de l'explorateur, perdu dans les glaces polaires,
l'Anglais, oubliant un instant ses peines, ses fatigues, ses dangers,
ne manque jamais de donner au vieux _Christmas_ la bienvenue de joie et
d'espérance à laquelle il a droit.

Les catholiques anglais donnent à la fête religieuse de Noël la plus
grande solennité: il faut aller dans la belle et riche église de
l'Oratoire, à Londres, pour y entendre la magistrale musique de
Palestrina.

En Irlande, le soir de Noël, d'une multitude de maisons sortent les
familles catholiques, chacun tenant à la main une torche de résine
allumée. C'est un spectacle d'une étrange beauté. On dirait des flots de
lumières ondulant dans les ténèbres. Toutes ces pieuses communautés se
réunissent au centre de la paroisse autour d'un cercle de flambeaux
immobiles.

Citons, en finissant, une page ravissante du vicomte Walsh, qui raconte
_une Messe de minuit en exil_:

«C'était dans le nord de l'Angleterre, dans un joli château, à
Standen-Hall, chez lord Southwell, fervent catholique qui, pendant les
mauvais jours, avait offert l'hospitalité à ses parents et amis de
France.

«Nous y étions un jour de Noël. Dès la veille, on avait mis des bouquets
de houx bien verdoyants, avec leurs baies ressemblant à des perles de
corail.

«... Dans la chapelle, l'autel, le tabernacle, les gradins, les
flambeaux étaient en bois d'acajou poli, avec des ornements dorés,
un épais tapis aux plus vives couleurs couvrait les marches du petit
sanctuaire; la neige, le froid étaient au dehors, et dans cet intérieur
béni, tout était propre, chaud et confortable.

«Dans la tribune, en face de l'autel, des places réservées étaient
entourées d'un rideau de soie cramoisie; derrière ce voile était le
piano-orgue et les personnes qui devaient chanter. Lady Southwell (soeur
de ma mère), lady Gormanston, sa fille, Mesdemoiselles de Choiseul, ses
nièces, formaient ce choeur de famille.

«Il y a bien longtemps de cela. Depuis cette fête de Noël, j'ai compté
bien des lendemains de la Toussaint, bien des Jours des Morts. Parmi
celles qui chantaient alors devant l'autel de Standen Hall, il y en a
qui chantent aujourd'hui devant Dieu, dans le ciel. Bien des années,
bien des fortunes diverses me sont survenues depuis le _merry Christmas
time_ (ce gai temps de Noël); j'ai entendu depuis les messes en musique
de Mozart et de Rossini, et toutes ces années, toutes ces fortunes
diverses, tous ces grands talents n'ont pu effacer dans ma mémoire la
_Messe de Noël chantée dans l'exil_.»

Les ritualistes Anglais sont excusables jusqu'à un certain point de
s'imaginer qu'ils sont catholiques, puisqu'on célèbre encore dans leurs
églises des cérémonies qui remontent à huit siècles et ont survécu à
tous les changements que le protestantisme a introduits dans l'Eglise
anglicane.

Au premier rang de ces cérémonies, il faut mettre l'offrande de l'or, de
l'encens et de la myrrhe, que la Reine d'Angleterre fait tous les ans,
le jour de l'Épiphanie, à l'instar des Rois Mages.

Cette coutume remonte à la plus haute antiquité. Pendant plus de huit
cents ans, les souverains anglais venaient présenter leur offrande en
personne, et cet usage ne prit fin que sous le règne de Georges III,
la princesse Caroline étant morte la veille de l'Épiphanie. Depuis ce
temps, le souverain est représenté par deux gentilshommes de sa Chambre.

La cérémonie a lieu dans la chapelle royale du palais de Saint-James, et
voici comment on y procède. On commence par réciter la prière du matin;
après quoi l'évêque protestant de Londres, assisté du sous-doyen de la
chapelle royale, célèbre le service de communion. Après la récitation du
symbole de Nicée, les dix enfants de choeur de la chapelle royale,
dans leur pittoresque costume écarlate avec des collerettes blanches,
entonnent l'antienne: «J'ai prié pour obtenir de vous la sagesse.» Alors
les deux gentilshommes de la Chambre, en habit de Cour, l'épée au côté,
précédés d'un huissier portant une verge d'argent, s'avancent vers
l'autel.

L'évêque de Londres vient au-devant d'eux et leur présente un plat en
vermeil sur lequel ils déposent les offrandes de la Reine. Celles-ci
sont renfermées dans un sac en soie rouge, brodé d'or, et consistent en
trois paquets en papier blanc scellés avec de la cire rouge. Les deux
premiers paquets contiennent de la myrrhe et de l'encens; dans le
troisième sont vingt-cinq souverains en or tout nouvellement frappés,
qui sont distribués à des pauvres des paroisses voisines. C'est depuis
1859 que des pièces de monnaie ont été substituées aux feuilles d'or
battu qui formaient la troisième offrande. Leur mission terminée, les
gentilshommes de la Chambre se retirent avec le même cérémonial observé
pour leur arrivée et l'office s'achève avec la plus grande solennité.



ALLEMAGNE

La fête de Noël en Allemagne _Weihnachten[20] (la nuit sainte) est aussi
populaire qu'en Angleterre, mais elle a un caractère plus grave et plus
religieux.

[Note 20: Ancienne forme plurielle aujourd'hui inusitée, excepté dans
quelques cas très rares.]

Des enfants, petits anges ou petits bergers, forment des processions et
traversent les villages en chantant des hymnes pastorales. Souvent on
y voit la Madone, saint Joseph, saint Nicolas avec sa longue barbe et
portant la crosse à la main, saint Martin monté sur un cheval blanc, et
toujours y figure le _Knecht-Ruprecht_, terreur des enfants méchants et
joie des enfants sages auxquels il apporte des présents.

Dans quelques campagnes, on joue encore les _Mystères de Noël_ avec une
naïveté charmante. Dans les pays catholiques, la Messe de minuit est
célébrée en grande pompe.

Dans plusieurs villages, les chanteurs s'assemblent au haut de la tour
de l'église, à l'aurore, le jour de Noël. Les habitants sont réveillés
aux chants de:

  O du fröliche. O du selige
  Gnadenbringende Weihnachtszeit!

  O joyeuse, ô bienheureuse
  Nuit de Noël, si féconde en grâces!

retentissant dans l'air calme du matin.

Les archéologues prétendent que la plupart des coutumes de Noël, qui
existent en Allemagne, eurent leur origine dans les vieilles et sombres
forêts de la Germanie, alors que les Teutons adoraient Wuotan, l'Odin
Scandinave, et son épouse Berchta, la Terre-Mère. Il y a encore, en
Allemagne, des districts où Wuotan, avec son chapeau enfoncé sur le
front, son manteau gris, et monté sur son cheval blanc, visite les
chaumières des paysans. Avant sa visite, le feu a été soigneusement
éteint dans le foyer, mais Wuotan le rallume: il préfère mettre le feu à
une bûche de chêne. La bûche de Noël doit brûler sous la cendre, elle ne
doit pas flamber et dans l'Allemagne du Sud, les cendres sont gardées
soigneusement et répandues dans les champs pour assurer leur fertilité.

Après la Messe a lieu le _Mettenwurst_ (réveillon): tous les membres de
la famille sont réunis. De ce repas, coutume touchante, on enlève les
restes qu'on place dans une salle éclairée toute la nuit: c'est la part
du Christ et des Anges. Inutile de dire à qui cette part est destinée.

Le plat favori de Noël pour le paysan est une tête de porc à laquelle on
ajoute des saucisses et des choux-verts.

Même les bestiaux ont part au festin de Noël: leur ration de foin est
doublée. Dans certains districts, on croit que les bestiaux ont le don
de la parole, au moment où la grande fête commence dans l'univers.
Celui, paraît-il, qui est doué «de la bonne oreille», peut les entendre
parler doucement, tout en ruminant, de la Crèche dans laquelle le Christ
naquit. Il ne faut pas seulement avoir «la bonne oreille» pour
entendre parler les bestiaux, il faut aussi n'avoir aucun péché sur la
conscience.

Il est de tradition, à la Cour de Berlin, que chaque veille de Noël, le
capitaine en second de la Ire compagnie du Ier régiment de la garde à
pied offre au souverain un gâteau de miel. Le prince impérial et les
autres fils de Guillaume II recevront des gâteaux semblables, de la Ire
compagnie du Ier régiment de la garde. Seulement, tandis que les gâteaux
du souverain et du prince héritier mesurent 35 X 2l X 8 centimètres,
comme dimensions, les gâteaux des autres princes ont seulement 30 X 18 X
5 centimètres.

Jadis, ces gâteaux étaient fabriqués à Thorn, mais depuis quelques
années c'est à un pâtissier de Potsdam que ce travail est confié.
Le gâteau de Noël est glacé, il porte l'étoile de la garde et une
inscription dédicatoire. L'Empereur Guillaume ne manque jamais la
cérémonie de la remise du gâteau et il retient à dîner les officiers
chargés de cette agréable mission.

La veille de Noël, toute la terre germanique est en liesse, sur les
bords du Rhin, comme sur les bords du Danube et de l'Elbe; de Mayenne à
Vienne[21], de Koenigsberg à Munich, il n'y a pas une famille qui n'ait
revêtu le costume des jours de fête.

[Note 21: Dans une grande partie de l'Autriche, les coutumes de Noël
sont absolument les mêmes qu'en Allemagne.]

La _Noël des enfants_ a une telle importance qu'on la prépare longtemps
à l'avance. Sur les places de la plupart des villes s'élèvent des
maisonnettes en bois aussi élégantes de forme que bariolées de couleurs
éclatantes. Les marchands étalent aux yeux de la foule, avec goût et
coquetterie, tous les objets qui peuvent servir de présents aux enfants.
Les jouets de Nuremberg[22] sont les plus recherchés: poupées de toutes
sortes, qui en bergère, qui en grande dame, qui en cuisinière, qui en
paysanne; polichinelles de toutes les grandeurs, soldats de plomb,
canons, fusils, sabres et tambours.--Plus loin se tient la pâtissière
hambourgeoise, avec ses gauffres croquant sous la dent, et ses
pains d'épices si joliment travaillés en chiens, chevaux, chats,
moutons.--Puis les jeux de toutes les variétés: agathes, toupies,
cerceaux à sonnettes, jeux de l'oie, jeux de patience... Les parents y
conduisent leurs enfants et tâchent de saisir dans un regard, dans une
parole, l'expression de leurs désirs. Discrètement ils achètent l'objet
convoité et le distribuent au moment opportun, à l'occasion de Noël.

[Note 22: Les articles de Nuremberg sont très renommés: on les voit
exposés au Musée National de Munich. Ils sont fabriqués en grande partie
dans la Forêt Noire au centre de laquelle se trouve Triberg, un des
sièges principaux du commerce des horloges connues sous le nom de
_coucous_.]

Mais ce qui, en Allemagne, domine toutes les réjouissances populaires,
ce qui fait de Noël la fête des enfants et le jour des étrennes, c'est
l'arbre de Noël (_Weihnachtsbaum_)[23]. Nulle part, il ne se présente
sous des formes plus captivantes et avec des présents aussi appréciés.

[Note 23: Dans le nord de l'Allemagne, et surtout à Berlin, l'arbre
de Noël est souvent remplacé par des _pyramides_ faites avec un
assemblage de planches et de petits madriers. Cela provient de la
difficulté de se procurer des sapins.]

Pour piquer la curiosité des enfants et leur faire regarder comme
mystérieux, quasi miraculeux, les dons de Noël, le père leur raconte que
le Bonhomme Noël (_der Weihnachtsmann_) passe le reste de l'année au
sein de la montagne, entouré de toute une Cour de _nains_. Chaque nuit,
l'un de ces nains monte la garde à la fente du rocher qui sert d'entrée
et un autre nain vient le remplacer à l'aube du jour suivant. Au bout de
trois cent soixante gardes, le dernier rentre en criant: Voici bientôt
Noël. Alors, le _Weihnachtsmann_ et sa Cour sortent de leur repos. Ils
vont dans la forêt armés de scies et de haches. Avec ardeur ils coupent
les sapins[24] destinés à la fête, et ils les décorent avec la neige qui
couvre le pays et avec les glaçons qui pendent aux arbres. Puis il les
placent sur des traîneaux et les conduisent dans leur palais souterrain;
là, ils les ornent de bougies, de pommes d'or, de noix, de bonbons. La
nuit de Noël venue et les étoiles allumées au ciel, le Bonhomme Noël
parcourt en traîneau les villages environnants pour s'informer si les
enfants sont sages; il s'en assure en regardant par les fenêtres. S'il
en est ainsi, vite il descend dans sa demeure, y prend un beau sapin
tout couvert de présents et l'apporte à la maison[25].

[Note 24: Les sapins qui doivent servir d'arbres de Noël viennent
surtout des montagnes du Harz.--La Forêt Noire en fournit aussi en
grande quantité: nulle chaîne de montagnes de l'Allemagne n'est
aussi riche en paysages grandioses, en sites délicieux; les hauteurs
inférieures sont surtout couvertes de pins et de sapins aux senteurs
fraîches et vivifiantes.]

[Note 25: D'après Bernard Zornemann.]

Dans certaines familles, sur le conseil de la mère, les enfants
écrivent, la veille de Noël, une lettre à l'Enfant Jésus, afin de
solliciter les objets qu'ils désirent: un couteau, une balle,
une bicyclette, des histoires d'Indiens... souvent la liste est
interminable. Pourquoi se restreindre? L'Enfant Jésus est si riche!

Voici la nuit de Noël: dans les rues s'illuminent ça et là quelques
maisons; on y entend des rires d'enfants. C'est le moment.

Un son de clochette retentit dans la chambre, c'est le signe attendu.
Les deux portes du salon s'ouvrent toutes grandes. Quelle magnificence!
Quelle richesse! Éblouis, les enfants s'arrêtent une minute, puis
s'élancent en avant. Le voici le sapin entrevu dans leurs rêves, mais
plus beau, plus brillant. Ses branches atteignent le plafond. Sur
chacune d'elles il y a des bougies bleues, vertes, jaunes; des pommes
aux joues rouges et des noix d'or; des gâteaux, des massepains pendent à
côté. Des boules de verre colorié[26], des guirlandes multicolores, des
étoiles d'argent, des croissants d'or brillent dans la lumière. Il y a
même de la neige sur l'arbre, mais ce n'est pas de la vraie, c'est de
la ouate blanche. Joyeux, des oiseaux et des papillons artificiels
se balancent sur les branches. Oh!... et ces groupes d'Anges! Quelle
splendeur! Des fils rouges, bleus, verts, jaunes, grimpent de branche en
branche jusqu'à la cime. Au sommet plane l'Ange de Noël avec ses blonds
cheveux et ses ailes pleines de lumière.

[Note 26: Ces objets en verroterie se fabriquent principalement à
Lauscha, en Thuringe. Chaque année, il en est expédié des quantités
considérables dans toute l'Allemagne. Les fabricants en donnent 200 ou
300, selon la grosseur, pour la somme de 3 à 5 marcs (3 fr. 75 à 6 fr.
25).]

Au pied de l'arbre sont les cadeaux. Des poupées, des berceaux, des
ménages, pour les petites filles; des trompettes, des soldats de plomb,
des fusils, des tambours, pour les petits garçons. Les cris de joie ne
finissent pas. «Vois, les belles images de mon livre!--Tiens, tiens! mon
cheval a une vraie crinière!»

Alors la mère se met au piano, les enfants se prennent la main et
chantent le vieux cantique si populaire: _Stille Nacht, heilige Nacht_,
que nous traduisons, littéralement:

                I

  Nuit silencieuse, ô sainte nuit!
  Tout dort: seul veille encore
  Le couple tendre et très saint[27];
  Bel enfant aux cheveux bouclés,
  Dors dans ton calme céleste. (Bis.)

[Note 27: Marie et Joseph.]

               II

  Nuit silencieuse, ô sainte nuit
  Annoncée d'abord aux bergers
  Par l'_Alleluia_ des Anges,
  La nouvelle se répand à l'entour:
  Le Christ, le Sauveur est là. (bis.)

              III

  Nuit silencieuse, ô sainte nuit!
  Fils de Dieu, comme l'amour
  Rit sur ta bouche divine.
  Quand sonne pour nous l'heure du salut.
  Christ, par ta naissance! (bis.)

Puis ce sont des épanchements d'amitié, des remerciements sans fin,
la joie brille dans tous les regards, les plus secrets désirs ont été
devinés.... Noël est le plus beau jour de l'année.

Enfin, grand'mère fait une lecture dans la Bible. D'une voix tremblante
et pieuse, elle lit l'histoire du Sauveur qui naquit dans une étable et
qui fut mis dans une crèche. Les enfants écoutent cette histoire qu'ils
connaissent déjà et qui chaque année cependant leur paraît plus belle.

Quelquefois, on enferme, la veille de Noël, un arbre chargé de petits
cierges, de bonbons, de pommes et de jouets dans une armoire, qu'on
ouvre à l'instant où l'on s'y attend le moins, pour donner aux enfants
le plaisir de la surprise. Goëthe, dans son roman célèbre de Werther,
fait allusion à cette coutume. Entourée de ses petits frères et de ses
petites soeurs, Charlotte dit à l'un d'eux, cachant son inquiétude sous
un agréable sourire: «Tu auras, si tu es sage, une bougie de couleur et
_quelque chose avec_.»

Dans quelques familles, c'est encore l'usage qu'avant la distribution
des présents se montre le _valet Rupert[28] (_Knecht Ruprecht_) ou
_Nicolas le Velu_.

[Note 28: Cet usage tend à disparaître; les petits enfants s'en font
peur et leur santé peut en souffrir; les grands n'y croient plus.]

Dans la croyance populaire, ce _Knecht Ruprecht_ est le même que saint
Nicolas (ou le _Santa Claus_ des Anglais). Il est bien connu dans toute
l'Allemagne Centrale et l'Allemagne du Nord. Il revêt un habit de
fourrure et une barbe très épaisse couvre sa figure, un large bonnet à
longs poils orne sa tête. Il porte sur le dos un sac plein de jouets et
de friandises et dans sa main une baguette, car une partie de sa mission
consiste à châtier les enfants méchants. Il est maintenant le messager
du Christ-Enfant, bien qu'il doive son origine à des coutumes païennes.

Dans d'autres parties de l'Allemagne, saint Nicolas et saint Martin sont
les messagers de l'Enfant Jésus. Saint Martin est le fameux évêque de
Tours et Saint Nicolas le non moins fameux évêque de Myre en Lycie.
Leurs fêtes tombent vers le temps de Noël[29] et c'est probablement la
raison pour laquelle leurs noms sont mêlés aux réjouissances de cette
fête. En Allemagne, les catholiques ont adopté saint Martin et les
protestants saint Nicolas, mais ils ne sont ni l'un ni l'autre séparés
de l'Enfant Jésus. Dans les pieuses familles allemandes on rappelle aux
enfants que ce n'est pas saint Martin ou saint Nicolas, avec ses dons
matériels, qui est le principal visiteur pendant la sainte veillée, mais
l'Enfant Jésus qui vient plus tard avec ses grâces divines. Dans les
demeures où la venue de l'Enfant Jésus est représentée, Il entre avec
un coeur de pain d'épices dans sa main, symbolisant le coeur renouvelé
qu'il apporte à tous ceux qui l'attendent. De leur côté, les enfants
tiennent un verre de vin pour rafraîchir l'Enfant Jésus et une botte de
foin pour l'âne sur lequel Il est monté. Quand Il apparaît, ils chantent
un Noël enfantin des plus charmants:

  Christkindele, Christkindele,
  Komm doch zu uns herein!
  Wir haben ein Heubündele
  Und auch ein Gläsele Wein.
  Das Bündele fürs Esele,
  Für's Kindele das Gläsele,
  Und beten können wir auch.

  Cher petit Enfant Jésus.
  Descends donc chez nous!
  Nous avons une botte de foin
  Et aussi un verre de vin.
  La botte est pour l'âne
  Pour l'Enfant le verre.
  Et nous savons aussi prier.

[Note 29: La fête de Saint-Martin est le onze Novembre et la fête de
Saint-Nicolas le six Décembre.]

Le _Knecht Ruprecht_ est souvent représenté par quelque ami de la maison
qui, pour n'être pas reconnu des enfants, porte, comme nous l'avons dit
plus haut, un bonnet de fourrure, une longue barbe et un grand bâton.
Cet usage est ainsi raconté dans le _Journal des Voyages_:

«Le soir du vingt-quatre Décembre, dans une chambre bien éclairée, est
disposé l'arbre de Noël orné d'objets et de friandises; les enfants sont
partagés entre l'espérance et la crainte.... Tout à coup on entend une
clochette, la porte s'ouvre et _Christkindel_[30] paraît: c'est une jeune
femme vêtue de blanc et coiffée d'une perruque de chanvre[31]. Sa figure
est enfarinée pour la rendre méconnaissable, et elle porte sur la tête
une couronne; d'une main elle tient une clochette, et de l'autre une
corbeille pleine de bonbons.... Soudain un grand bruit de ferrailles se
fait entendre et bientôt apparaît _Nicolas le Velu_, le corps couvert
d'une peau d'ours. Sa figure toute noire est encadrée d'une grande
barbe; d'une voix grave et vibrante, il demande quels sont les enfants
méchants.... Alors les bons parents interviennent, plaidant en faveur
des petits coupables, implorant pour eux l'indulgence, et promettant, en
leur nom, une conduite exemplaire pour l'avenir.... Le démon est chassé
du logis; et bientôt l'on n'entend plus que des rires sonores et des
applaudissements enfantins autour de l'arbre de Noël, objet de toutes
les convoitises.

[Note 30: _Kindel_ petit enfant, _Christkindel_ petit Enfant Jésus.]

[Note 31: Les Allemands sont caractérisés par les cheveux blonds
clairs et les yeux bleus.]

Pendant la guerre de 1870, ce ne fut pas l'un des moindres sujets
d'étonnement pour les paysans français envahis, que de voir Prussiens,
Bavarois, Saxons, Wurtembergeois, etc., et les uhlans eux-mêmes, se
grouper fraternellement autour de petits sapins agrémentés de lumières
et chanter des choeurs glorifiant la venue du Messie.--De nombreux
soldats bavarois, logés au Petit Séminaire d'Orléans, à La
Chapelle-Saint-Mesmin, demandèrent une des salles d'étude et y élevèrent
leur arbre de Noël. Ils firent entendre leurs plus beaux chants en
l'honneur de l'Enfant Jésus, et écoutèrent avec un profond recueillement
une allocution très éloquente de leur aumônier militaire.

A l'occasion des fêtes de Noël, les officiers allemands accordent des
congés aux soldats placés sous leurs ordres. Mais il faut compter avec
les exigences du service: tout le monde ne peut pas être envoyé «en
permission». Après le départ des privilégiés qui passent la fête de
Noël dans leurs foyers, il reste encore un grand nombre de soldats «au
quartier».

Or, en vertu du principe qui déclare que le régiment est une «seconde
famille», les chefs cherchent à les récréer en cette fête solennelle.

L'avant-veille de Noël, chaque _Hauptmann_ (capitaine) reçoit de
la commission des ordinaires, une somme d'environ cent marks (cent
vingt-cinq francs), destinée à l'achat d'un arbre de Noël.

Le soir du vingt-quatre Décembre, on installe un beau sapin tout hérissé
de petites bougies, dans la chambre la plus vaste du casernement affecté
à la compagnie: des tables sont dressées autour de l'arbre et tendues de
nappes bien blanches sur lesquelles s'alignent des paquets de cigares,
enveloppés de chauds tricots de laine, des _Pfefferkuchen_ (pains
d'épices) autour desquels s'enroulent des paires de bretelles, des
chaussettes, des ceintures de gymnasque; aux extrémités et servant
d'encadrement des pipes, des photographies, des portraits de l'Empereur,
etc.

Au fond de la salle, un tonnelet de bière chevauche majestueusement sur
un chevalet improvisé.

La nuit est venue. Déjà, depuis un instant, le capitaine est arrivé avec
ses officiers et attend dans la chambre du chef.

La commission des sous-officiers et soldats chargés de préparer la fête
fait son entrée. Le sergent-major s'avance et dit:

--Mon capitaine, tout est prêt.

--Très bien. Et le tonnelet de bière?

--Il est en place, mon capitaine.

--Parfait. Voulez-vous faire venir «les hommes.»

Cinq minutes après, toute la compagnie est là. Un profond recueillement
plane sur l'assistance. Le capitaine entre alors dans la salle et
aussitôt les soldats entonnent le choral:

  _O du fröhliche, o du selige,
  Gnadenbringende Weihnachiszeit
  Welt ging cerloren: Christ ist geboren
  Freue dich, freue dich, du Christenheit._

  O joyeux, ô radieux.
  O salutaire Noël,
  La Terre était perdue, le Christ est né,
  Réjouis-toi, réjouis-toi, ô Chrétienté!

Le chant terminé, le sergent-major dépose dans un casque un nombre de
numéros égal à celui des hommes présents. Chaque troupier, à son tour,
vient en tirer un et prendre ensuite possession du cadeau correspondant.

L'opération du tirage au sort est achevée. Le tonneau est mis en perce.
Le capitaine, verre en main, se porte au centre; après un petit speech
de circonstance, il termine par ces mots:

--_Auf cuer Wokl, Leute; ich wünsche euch allen ein frohes Fest._

(A votre santé! les hommes (mes amis), je vous souhaite à tous de passer
joyeusement la fête.)

Au bout de quelques minutes, après avoir causé amicalement avec les
soldats, le _Hauptmann_ se retire pour donner aux sous-officiers ses
étrennes _personnelles_.

Un trait patriotique, extrait d'un journal allemand[32], nous permet de
compléter tout ce que nous avons dit des coutumes de Noël dans les pays
d'Outre-Rhin.

[Note 32: C'est la _Fraukfurter Zeitung_, la _Gazette de Francfort_,
qui raconte ce trait ravissant, plein de patriotisme et de souffle
religieux.]

C'était en 1870, pendant le siège de Paris. La nuit était glaciale et
des milliers d'étoiles perlaient au firmament. Français et Allemands
étaient si rapprochés que, d'un poste à l'autre, on entendait clairement
retentir les appels et résonner les armes sur le sol durci par une gelée
des plus intenses.

Il pouvait être minuit. Tout à coup un soldat français, après avoir
demandé la permission à son capitaine, gravit le fossé et s'avance de
quelques pas vers l'ennemi. Là, il s'arrête, salue militairement, et
d'une voix puissante et grave, à pleins poumons, il entonne:

    Minuit, chrétiens, c'est l'heure solennelle Où l'Homme-Dieu
    descendit jusqu'à nous...

Cette apparition était si inattendue, si mystérieuse, cette voix
vibrait si harmonieusement dans le calme de la nuit, ce chant magistral
empruntait aux circonstances une telle grandeur, une telle beauté que
tous--raconte le capitaine de mobiles témoin du fait[33]--parisiens
sceptiques et railleurs, nous étions suspendus aux lèvres du
chanteur.--Et du côté des Allemands, l'impression devait être la même,
car on n'entendit pas le moindre bruit d'armes, pas la moindre parole.

[Note 33: Le capitaine X***, d'un bataillon de mobiles de Paris, a
raconté lui-même le fait: le chanteur appartenait à l'un des grands
théâtres de la capitale.]

Quand les derniers mots du cantique d'Adam:

  Peuple, debout! Chante la délivrance!
  Noël! Noël! Voici le Rédempteur!

eurent retenti au milieu du silence général, comme un coup de clairon
«qui sonne la victoire», le soldat rentra au poste où il fut acclamé par
tous ses camarades.

Mais aussitôt après, du côté des Allemands, un soldat apparaissait à son
tour: c'était un superbe artilleur, casque en tête. Il s'avança, comme
le français, de quelques pas et salua militairement avec la raideur
propre aux soldats de son pays. Là, entre ces deux armées d'hommes qui
jusqu'alors ne songeaient qu'à s'entr'égorger, il entonna, à son tour,
en allemand, un beau cantique de Noël, hymne de reconnaissance et de foi
à Jésus Enfant, qui naquit, il y a dix-huit siècles, et vint prêcher aux
hommes l'amour de leurs frères.

Pas un bruit, pas un mouvement hostile du côté des Français ne vint
troubler la voix du chanteur allemand. Quand, avec une émotion toujours
croissante, il eut redit les dernières paroles du refrain:

  Weihnachtszeit! Weihnachtszeit[34].

le poste allemand tout entier le reprit en choeur.

[Note 34: Temps de Noël! Temps de Noël!]

Et dans nos retranchements, le poste français répondit d'une seule voix:
Noël! Noël! Vive Noël!

Un instant, les deux armées ennemies furent ainsi confondues dans
une pensée commune de cordialité et de paix. L'idée de Noël, avec le
souvenir de ses fêtes familiales et de ses enseignements divins, avait
ainsi transformé ces hommes et mis dans leurs coeurs les sentiments de
la plus fraternelle charité[35].

[Note 35: On nous écrit qu'un fait à peu près semblable se serait
passé à la tranchée de la Plâtrière, près de Choisy-le-Roi.]



NOËL
DANS
LES PAYS DU MIDI

ITALIE--NAPLES--SICILE--ESPAGNE

«Noël! Noël! jour d'espérance et d'amour, s'écrie un écrivain étranger;
est-il un peuple dans le monde chrétien chez lequel le retour de cette
fête ne soit célébré par des usages, des jeux, des chants et des
traditions qui varient selon le sol et le climat, prenant les teintes du
caractère national, gais ou sombres, tristes ou folâtres, suivant qu'ils
ont été créés par une imagination vive ou mélancolique et plus ou moins
amie du mystère?»

En effet, les conditions du milieu ont une action prépondérante sur les
réjouissances populaires. Dans les pays du Midi où le soleil brille de
tous ses feux sous un ciel d'azur dont aucune vapeur ne vient ternir
l'éclat, où l'on jouit des nuits étoilées, des vents de mer à la tiède
et caressante haleine, la vie est pour ainsi dire tout entière au
dehors, tandis que, dans les pays du Nord, où sévit le froid, la neige,
la glace et la bise mordante, les habitants se renferment des mois
entiers dans leur demeure et se groupent autour de l'âtre où flamboie et
pétille la grosse bûche de la forêt.

De là, en Italie et en Espagne, les coutumes de Noël sont plus
extérieures, plus bruyantes, en un mot, l'expression d'une joie plus
expansive et toute méridionale. Elles n'en ont pas moins le caractère
essentiellement religieux qu'on rencontre dans les pays du Nord.



ITALIE

Saluons d'abord Rome, la ville des Césars, la capitale du monde
catholique, la résidence du Souverain Pontife. Nous avons eu le bonheur
de la visiter à différentes époques et parfois nous y avons fait un
assez long séjour. Nous ne l'avons jamais quittée sans emporter un
ardent désir de revoir cette cité à jamais illustre où tous les peuples
ont passé, où toutes les gloires ont brillé, où toutes les imaginations
cultivées ont fait, au moins de loin, un pèlerinage.

Au touriste elle offre les grandioses monuments de l'antiquité romaine,
cirques, aqueducs, obélisques, fontaines, forums, arcs de triomphe. Ses
nombreuses églises sont d'une richesse incomparable, ses musées remplis
des plus beaux chefs-d'oeuvre de la sculpture, de la peinture et de la
mosaïque; dans ses palais somptueux sont prodigués l'or, le marbre et
les fresques des grands Maîtres.

Le chrétien y vénère les corps des saints Apôtres, dans chaque église
les reliques insignes de quelque grand saint; il baise avec une émotion
mêlée de larmes la poussière du gigantesque Colisée toute imprégnée
du sang des martyrs; il pénètre avec recueillement et piété dans les
immenses souterrains des catacombes où il sent revivre en lui tous les
souvenirs des premiers âges.

Le savant, l'érudit y trouve les plus riches bibliothèques et les
documents les plus authentiques sur l'origine de l'Église et son
histoire à travers les siècles.

Rome nous est chère à un point de vue plus spécial. C'est là que de tous
les pays d'Occident et d'Orient, d'Amérique et des îles viennent de
jeunes ecclésiastiques pour y compléter leurs études. Ils suivent les
cours des professeurs les plus éminents et ils s'efforcent de conquérir
les grades les plus élevés en théologie et en droit canon. Ils ont bien
voulu nous adresser des notes sur les coutumes de Noël dans leurs pays
respectifs. Nous ne savons comment leur témoigner notre gratitude[36].

[Note 36: M. l'abbé B***, de la Procure de Saint-Sulpice, à Rome, a
été bien des fois, pour nous, le plus intelligent et le plus dévoué des
intermédiaires et des correspondants.]

Tout le mois de Décembre sert, à Rome, de préparation à la fête de Noël.

Au retour de l'Avent, apparaissent les gracieux bergers qu'on appelle
Pifferari, c'est-à-dire joueurs de fifre, du mot italien piffero, fifre,
parce qu'autrefois le fifre était leur instrument de prédilection. Après
avoir passé le reste de l'année sur les montagnes dont la ville de Rome
est environnée, ils descendent dans les rues et viennent annoncer
la grande fête populaire[37]. C'est une des plus naïves et des plus
touchantes traditions des siècles de foi. Ils sont ordinairement par
groupes de trois: un vieillard, un homme d'âge mûr et un enfant. Ils
rappellent ainsi une ancienne opinion qui ne compte que trois bergers à
la Crèche.

[Note 37: Ils viennent surtout de la Sabine et des Abruzzes.]

Ils vont par les rues, jouent de leurs instruments champêtres dont ils
accompagnent leurs chants. Ces airs innocents, qui rappellent le grand
mystère de Bethléem et le retour des jours joyeux, éveillent dans la
plupart des fidèles des sentiments de foi et de piété.--On dit qu'ils
représentent les heureux pasteurs qui se rendirent à la Crèche pour
vénérer l'Enfant Jésus et en réalité l'usage de ces neuvaines de chants
préparatoires à la fête de Noël est immémorial.

Leurs instruments sont simples comme tous ceux des bergers: c'est le
hautbois, instrument à vent et à anche, dont le son clair et perçant
est à la fois sourd et plaintif surtout dans les notes basses; c'est la
cornemuse, instrument de musique champêtre, auquel on donne le vent
avec un soufflet qui se hausse ou se baisse par le mouvement du bras,
horrible ensemble de peaux tendues et gonflées qui donne des sons
nasillards mais pleins d'une mélancolique suavité[38]; c'est le fifre,
sorte de petite flûte d'un son aigu; le chalumeau et plus rarement le
triangle.

[Note 38: Le _biniou_ des Bretons est une sorte de cornemuse. Les
_Highlanders_ (montagnards d'Écosse) l'appellent _pibroch_: elle est en
usage dans certains régiments écossais: c'est le _bagpipe_ (instrument
à outre et à tuyaux.) Dans les campagnes de la Sologne et du Berry, on
donne quelquefois à la cornemuse le nom de _chèvre_, parce que l'outre
de cet instrument est souvent faite avec la peau de cet animal.]

Le costume des _Pifferari_ est en harmonie avec leur pieuse _canzonetta_
(cantate, chansonnette). Un chapeau tyrolien en pointe orné d'une
aigrette ou de rubans multicolores et penché sur l'oreille, une veste
courte, un manteau en grosse bure marron ou bleue, une culotte en peau
de brebis ou de chèvre, des chaussures terminées par une semelle qui se
rattache sur le pied avec des courroies; ajoutez à cela de longs cheveux
noirs qui descendent sur les épaules, une belle barbe, des yeux vifs, un
front élevé, une marche lente et incertaine et vous aurez une idée de ce
costume et de ce type remarquable[39].

[Note 39: Monseigneur Gaume, _les Trois Rome_. Tom. I. p. 190.]

«Nous avons rencontré dans les rues de Rome, aux approches de Noël, ces
artistes ambulants. Qu'ils sont beaux à voir surtout ces enfants avec
leur figure mélancolique, déjà grave et rêveuse, avec de grands yeux
merveilleusement bleus, de ce bleu lumineux et transparent, limpide et
profond qu'ont le ciel et la mer d'Italie, avec leurs chevelures aux
boucles soyeuses pleines de reflets d'or. En les contemplant, on ne peut
s'empêcher de penser à ces visages roses de chérubins légers, à ces
têtes charmantes et douces où la lumière semble mettre une auréole
et dont longtemps dans sa cellule eut rêvé à genoux Fra Angelico da
Fiesole»[40].

[Note 40: Paul Véron. de Pithiviers.--Ses ouvrages, en prose et en
vers, écrits dans un style plein de charmes, révèlent l'esprit poétique
et l'âme idéalement belle de notre excellent ami, décédé pieusement le
Vendredi Saint 1888.]

Les _Pifferari_ s'acquittent avec conscience de la pieuse fonction que
leur ont transmise leurs pères. Debout et tête nue, ils jouent devant
les images de la Madone: devant elles ils font entendre leur _ninna
nanna[41]. On les loue pour des neuvaines, ou une sérénade, chaque jour,
autant que durent les fêtes. Ils ne manquent jamais d'arriver à l'heure
dite, d'autant plus allègres qu'ils satisfont tout à la fois la dévotion
de leur cour et les besoins de leur bourse. Ils triomphent la veille
de Noël, tant ils sont nombreux ce jour-là, tant leurs joyeux concerts
effacent ceux des jours précédents.

[Note 41: Ces deux mots peuvent se traduire par _fais dodo, fais
dodo_. Une _ninna nanna_ est une berceuse ou chanson destinée à endormir
les petits enfants: les chanteurs italiens s'adressent à la Sainte
Vierge.]

Voici l'une des cantates qu'ils réservent pour la vigile de la grande
fête:

  O Verginella, figlia di Sant' Anna,
  Nel ventre tuo portasti il buon Gesu,
  Gl' Angioli chiamarono: Venite, Santi,
  Andat a Gesu bambino alla capanna,
  Partorito sotto ad un a capanella,
  Dove mangiavan il bove e l'asinella.
  Immacolata Vergine, beata
  In cielo, in terra sii avvocata.
  La notte di Natale è notte santa,
  Questa orazion che vien cantata
  A Gesu, bambino sia representata.

Nous traduisons littéralement:

  O douce Vierge, fille de Sainte Anne, dans votre sein
  vous portâtes le bon Jésus. Les Anges ont crié: Venez.
  Saints, allez à la cabane de Jésus Enfant, né dans une
  petite étable[42] où mangeaient le boeuf et l'ânesse.

[Note 42: Nous n'avons pas d'équivalents en français pour rendre les
gracieux diminutifs italiens: verginella, capanella, asinella, angioli.]

La dernière strophe est une touchante prière qui convient et à l'auguste
Vierge et au mystère de ce jour:

    O Vierge Immaculée, bienheureuse au ciel, soyez notre avocate sur la
    terre. La nuit de Noël est une nuit sainte: présentez à Jésus Enfant
    la prière que nous avons chantée!

Quelquefois on rencontre, par les rues de Rome, de pauvres aveugles
qui chantent en s'accompagnant de la mandoline ou de la guitare, des
chansons à l'Enfant Jésus. Voici l'une des plus populaires:

  Dormi, dormi nel mio seno.
  Dormi, ó mio flor Nazareno;
  Il mio cuor culla sara
  Fra la ninna nanna na!

  Dors, dors sur mon sein.
  Dors, ô ma fleur de Nazareth;
  sur mon coeur tu seras bercée
  et tu feras la câline, dorlotée,
  dorlotée[43].

[Note 43: De nos jours, on voit encore, à Rome, des groupes de
musiciens, pendant le temps de Noël, mais les gracieux instruments
d'autrefois deviennent de plus en plus rares: la plupart du temps ils
sont remplacés par de bruyants trombones, de criardes clarinettes et le
plus souvent ils ne donnent leurs concerts que pour la _mancia_ (les
étrennes).]

Quelques jours avant Noël, on rencontre parfois des montagnards, vêtus
de leur pittoresque costume, qui font danser des _marionnettes_ au son
de leurs instruments rustiques. Ces petits théâtres sur lesquels ils
font mouvoir des figurines de bois ou de carton sont accueillis avec des
cris de joie par les enfants. Ce sont pour eux les messagers célestes
qui annoncent bonbons et jouets de toutes sortes: ils remplacent dans
leur imagination le «Bonhomme Noël» tout emmitouflé des régions du Nord
et ils ne sont pas attendus avec moins d'impatience.

Quel ravissant coup d'oeil offrent les magasins de Rome pendant
la semaine de Noël. Les blanches Madones ornent les façades, ou
resplendissent à l'intérieur au milieu des lumières. Les marchandises
disposées sur des étagères avec un goût parfait, apparaissent dominées
par une jolie statue de la Vierge qui, sur un trône de verdure et de
fleurs, est vraiment la Reine de la maison: une lampe brûle, jour et
nuit, devant elle.

De petites boutiques s'élèvent comme par enchantement le long de toutes
les rues qui avoisinent le Tibre. Les enfants conduits par leurs parents
se dirigent de préférence vers la place Saint-Eustache et vers la place
Navone, remplies de magasins improvisés qui présentent un entassement
de bonbons et de jouets de toutes sortes. Du matin au soir, c'est un
véritable assaut de la part de tout un peuple d'acheteurs de sept à dix
ans. Pour le Romain, Noël est vraiment le _capo d'anno_, le jour de
l'an. C'est à Noël que les communautés échangent des _Agnus Dei_
encadrés dans des reliquaires et même des gâteaux. Sous Pie IX encore,
le Pape recevait les présents du Collège des Notaires apostoliques.

Pendant la nuit de Noël, on envoie à ses parents et amis des gâteaux de
maïs qui ont été bénits par les prêtres des paroisses. Ces gâteaux sont
plus ou moins grands, suivant l'importance du cadeau qu'on veut faire.
Laisnel de la Salle rapporte[44] qu'une année le prince Borghèse en reçut
un blasonné à ses armes qui ne mesurait pas moins de six mètres de
largeur. Il en fit faire vingt-quatre énormes portions qui furent
distribuées à autant de pauvres.

[Note 44: _Croyances et légendes_, Tom. I. page 12.]

Cette année (1904), la réception des cardinaux par le Pape au Vatican,
pour la présentation des voeux, eut un caractère tout intime. La veille
de Noël, chaque cardinal s'exprima verbalement en son nom: on ne lut
point d'adresse, le Pape ne prononça pas de discours, mais s'entretint
cordialement avec chaque cardinal. Le Souverain Pontife reçut ensuite
l'antichambre pontificale et les officiers de sa garde.

Mais l'objet le plus convoité par les enfants,--les meilleures
étrennes--c'est un _presepio_. On nomme ainsi une Crèche en cire,
contenant l'Enfant Jésus couché sur la paille, Marie et Joseph en
adoration à ses côtés et, sur un plan éloigné, le boeuf et l'âne qui
semblent réchauffer de leur haleine le Sauveur du monde. Il y a des
Crèches de route grandeur, de tout prix: les plus attrayantes pour les
petits Romains sont celles qui sont recouvertes d'un globe de cristal.
Ils emportent triomphalement leur _presepio_ et le placent avec honneur
dans leur chambrette ornée à l'avance pour le recevoir. C'est devant lui
que, chaque soir, toute la famille vient prier[45].

[Note 45: La plus belle Crèche de Rome se trouve toujours dans
l'antique église de l'_Ara coeli_, au Capitole. Ces représentations
de la Crèche sont ordinairement conservées de Noël à
l'Épiphanie.--Autrefois, dans quelques églises, on les cachait le jour
des Saints Innocents, en mémoire de la fuite de Jésus en Égypte.

Le célèbre peintre florentin Luca della Robbia se distingua dans la
fabrication des Crèches en terre cuite.]

Rappelons un gracieux et naïf usage qui existe à Rome et qui fait de
Noël, comme partout ailleurs, la fête privilégiée des enfants: nous
voulons parler des petits prédicateurs de l'_Ara coeli_.

Pendant les fêtes de Noël, on vient de tous les quartiers de la ville
dans cette église dédiée à la Vierge Marie pour rendre ses hommages
au _San Bambino_. Tout le monde le connaît, tout le monde vient se
recommander à lui. Il n'est pas rare qu'on le conduise chez des malades
désespérés et que des guérisons étonnantes soient produites par sa
présence. Telle est à Rome sa renommée que ceux même qui, en 1849,
opprimaient le Pape et outrageaient les prêtres, affectaient de le
respecter et lui donnèrent la plus belle des voitures qui se trouvaient
au Quirinal pour ses visites aux malades.

La statue du _San Bambino_ est en bois d'olivier: sa robe est couverte
de saphirs, d'émeraudes et de topazes, dons de la piété des fidèles.
Un soleil tout en diamant étincelle sur sa poitrine, des colliers
plus précieux les uns que les autres ornent son cou et tout cela en
reconnaissance des nombreuses guérisons opérées au contact du _San
Bambino_ et constatées par des témoignages très authentiques. Il demeure
exposé depuis Noël jusqu'à l'Épiphanie, dans une chapelle latérale
admirablement décorée: il y est entouré de tous les personnages qui
furent témoins du mystère de Bethléem.

Quand le moment est venu de le dérober aux regards, les Religieux
Franciscains du couvent de l'_Ara coeli_ le portent en procession sur le
seuil de l'église et avec lui bénissent la foule.

Peu de cérémonies, à Rome, attirent un tel concours: les cent
vingt-quatre marches qui conduisent à l'église, tous les degrés du
Capitole, tous les balcons sont garnis de pieux fidèles qui attendent
cette bénédiction comme une grâce des plus précieuses.

C'est en face du _San Bambino_ que les enfants de Rome viennent prêcher.
Au pilier voisin s'appuie une petite chaire: les jeunes orateurs de sept
a douze ans s'y succèdent pour y célébrer, dans leur naïf langage, les
louanges du petit Jésus.

Deux mois avant la fête, père, mère, frères et soeurs, tout le monde
est en mouvement dans les familles. Les uns composent, les autres font
répéter au jeune débutant son sermon de Noël.

«Lorsque j'arrivai, écrit Mgr Gaume, c'était une petite fille qui
occupait la chaire: à en juger par sa taille, elle pouvait avoir huit
ans au plus. Elle parlait avec beaucoup d'onction et de vivacité; le
geste était naturel, le ton juste et varié..... La péroraison fut
pathétique. L'orateur tomba à genoux, étendit ses petites mains vers le
_Son Bambino_, lui adressa une naïve prière, puis donna sa bénédiction
absolument comme l'aurait fait un vieux prédicateur»[46].

[Note 46: Loc. cit. I p. 459.]

Il n'est donc pas étonnant que, pendant huit jours, de dix heures du
matin à trois heures du soir, il y ait foule à l'_Ara coeli_.

C'est ici qu'il faut parler d'un personnage imaginaire qui jouait
autrefois un grand rôle dans les coutumes populaires de Noël en Italie:
il s'agit de la _Befana_[47].--Ce mot qui est évidemment une corruption
de _Befania_. _Epifania_ Épiphanie, veut dire _marionnette_, _fantôme_.

[Note 47: Voir le _Dizionario di Tradizione_ de Moroni. Spain. Tom.
IV, pag. 278-282.]

On appelle _Befana_ un mannequin habillé de haillons qu'on promène en
Italie, la nuit de l'Épiphanie et qu'on s'amuse à suspendre aux fenêtres
le jour même de la fête. Cet usage a presque complètement disparu.

Varchi et Béni représentent la _Befana_ comme une vieille femme aux yeux
rouges, aux lèvres épaisses, au visage furibond.

Jacques Grimm[48] dit que la _Befana_ est une fée difforme, noire, laide,
qui apporte des présents aux enfants. En Allemagne, ajoute-t-il, _Tante
Arie_ joue à peu près le même rôle. Sa légende serait originaire de
Franche-Comté; elle assiste aux moissons, préside les fêtes rustiques,
récompense les fileuses diligentes, fait tomber les fruits des arbres
pour les enfants sages, et à Noël leur donne des noix et des gâteaux. Le
titre de _tante_ paraît avoir remplacé celui de _fée_, car c'est le nom
d'une personne généralement bienfaisante.

[Note 48: Dictionnaire de Mythologie allemande, s. v. _Befana_.]

En Italie, son rôle serait celui du «Bonhomme Noël» ou de
«Croquemitaine» si redouté des enfants. S'ils ne sont pas sages, les
parents les menacent de tout révéler à la _Befana_. Celle-ci donne des
cadeaux aux enfants obéissants; aux méchants elle n'apporte que de la
cendre et du charbon.

Comme les Rois Mages venaient de l'Orient et que l'un d'eux était noir,
on raconte aux enfants que la _Befana_ aussi est noire et qu'à cette
époque, elle entreprend un grand voyage pour récompenser ou pour punir.

Parmi les cadeaux qu'on lui attribue à Rome, on remarque les pommes de
pin dorées qui rappellent l'encens et l'or des Rois Mages.

En Toscane, elle est représentée comme une fée qui pénètre la nuit dans
les maisons; elle emplit de bonbons et de joujoux, les souliers placés
dans la cheminée. Les mamans et les gouvernantes menacent leurs
_bambini_ de la _Befana_ qui n'est, disent-elles, ni tendre, ni
généreuse pour les mauvais sujets.

Le cinq Janvier, veille de l'Épiphanie, vers dix heures du soir, la
place Xavone, la plus vaste et la plus imposante de Rome après celle de
Saint-Pierre, est illuminée _à giorno_ et présente un aspect féerique.
Des marchands forains y étalent leurs boutiques ambulantes chargées de
friandises, de fruits et de jouets d'une variété infinie. On y installe
même des pâtisseries et des cafés pour les parents, les parrains, les
maîtres: ils y viennent en foule pour «régaler» leurs enfants, leurs
filleuls, leurs élèves.

On crie, on danse, on tambourine, on agite des grelots et même des
casseroles. On y vend surtout des trompettes de fer blanc appelées
_Befane_[49]. Les enfants les achètent et s'en vont par les rues,
soufflant toute la soirée et toute la nuit, et rendant tout sommeil
impossible. Cette bruyante démonstration est, dit-on, à l'intention du
roi Hérode qu'on veut punir de sa cruauté envers les Innocents.

[Note 49: La veille de Saint Jean-Baptiste. Le même bruit se produit,
avec des clochettes qu'on vend sur la place du Latran.]

Assurément Hérode et sa famille occupent une grande place dans l'esprit
des Italiens. Un voyageur qui visitait, l'hiver dernier, les églises de
Rome, au temps de Noël, voyait partout, dans les Crèches, l'Enfant
Jésus couvert d'un voile épais. Comme il en demandait la raison, on lui
répondit: «c'est pour le dérober aux fureurs d'Hérode».

D'après quelques auteurs[50], la _Befana_ serait Salomé, fille d'Hérode,
qui fit décapiter Saint Jean Baptiste. Son histoire fit grande
impression sur l'imagination du Moyen Age et la légende s'en empara bien
vite pour y mêler ses fables. Ainsi, quand, au fameux festin, on lui
présenta la tête tranchée du Saint, elle voulut y déposer un baiser,
mais la bouche lui souffla violemment à la figure et aussitôt elle
disparut ensorcelée et fut condamnée à suivre le cortège des mauvais
esprits[51].

[Note 50: Jacques Grimm. loc. cit.]

[Note 51: Une autre légende raconte que la fille d'Hérode, en
punition de son crime, eut la tête tranchée par un glaçon, au moment où
elle traversait un fleuve dont la glace se brisa sous ses pieds.]

A la cathédrale de Gênes, pendant la Messe de minuit, au _Gloria in
excelsis_, tous les enfants de l'assistance sonnent un charivari de
clochettes de terre cuite qui ne convient guère à la sainteté du lieu.
--Ceci rappelle un peu les Messes solennelles des rites orientaux,
arménien, grec, etc., où la consécration s'accomplit au son des grelots
que le diacre et le sous-diacre agitent de chaque côté du célébrant. Ces
grelots sont attachés au bout d'un bâton de deux mètres, qui porte à son
extrémité une plaque ronde de cuivre ou d'argent; ils rendent un son
harmonieux par suite du mouvement qu'on leur donne. Cet instrument
s'appelle _quéchouez_[52].

[Note 52: Lebrun. _Explication des cérémonies de la Messe_. Tom.
III.]

D'ailleurs, pendant toute la veillée de Noël, ces mêmes clochettes
préludent à la fête, dans toutes les rues de Gênes, d'une assez amusante
façon.

Dans quelques villes d'Italie, on voit encore ce qu'on appelle _la ruota
della Befana_. C'est une ronde d'enfants avec des chants à tue-tête,
autour d'un grand feu de joie. Cet usage existe encore à Mandello sur
les bords du lac de Lecco. Un cortège nombreux, que précède une musique
barbare et une mascarade pittoresque, escortent la _Befana_, la vieille
qui porte la fleur de lys et la quenouille. D'après la légende, elle
vient, le jour de Noël, distribuer des jouets et des friandises aux
enfants bien sages. La fête se termine sur la place du village par un
feu de joie dans lequel on brûle, en effigie, la vieille femme qui doit
renaître de ses cendres l'année suivante.

Dans ce même village de Mandello, le chef du peuple, _il capo del
popolo_, revêtu d'un costume spécial et entouré d'une foule nombreuse,
offre une marmite de soupe fumante à l'Enfant Jésus que l'on vénère
dans une Crèche installée sur la grande place. Au pied d'un autel
improvisé, on dépose, sur un tapis, des jattes remplies d'eau, que l'on
vient reprendre le lendemain. Elles serviront de pieux présents aux
amis, car cette eau passe pour avoir obtenu des vertus particulières
pendant qu'elle a séjourné devant la Crèche.

Dans la même région, au val di Rosa (Lecco), les gens du pays jouent
encore, à l'occasion de Noël, des _Mystères_ qui datent du Moyen Age.
Ils représentent le cortège des Bergers et des Rois Mages, en costumes
qu'ils sont fiers de porter, et montent, en chantant, sur les hauteurs
voisines couvertes de neige. Un clerc ouvre la marche, tenant bien haut
l'étoile lumineuse: rois et pasteurs suivent en ordre et se rendent à un
_presepio_ dressé dans un ermitage au sommet de la montagne.

En Toscane et en d'autres contrées de l'Italie, la bûche de Noël est en
grand honneur. Quelquefois même dans le langage populaire, on désigne la
fête de Noël par ce seul mot _Ceppo, la Bûche_. On bande les yeux aux
enfants, puis ces derniers doivent tourner autour de la Bûche et la
frapper à coup de pincettes en chantant la _canzonetta_ dite _l'Ave
Maria de la Bûche_. Ce chant a la vertu de faire tomber sur eux une
pluie bienfaisante de jouets et de bonbons, selon la générosité des
assistants [53].

[Note 53: P. Fantani--*** s. v. Ceppo]



NAPLES

La vue de Naples, de son golfe aux teintes d'azur, de ses rivages
constellés de blanches villas, de ses promontoires pittoresques et du
cône fumant du Vésuve, est un des spectacles les plus enchanteurs qu'il
y ait au monde.

Nulle part Noël n'est plus animé qu'à Naples. Une sorte de rage de
plaisir et de distraction s'empare de la population tout entière et
pendant une période de huit jours, c'est un mouvement, un entrain, une
sorte de _furia_ dont rien ne peut donner l'idée.

La semaine qui précède Noël s'appelle, à Naples, la semaine des
_bancarelle_ (littéralement des _comptoirs_). En 1904, elle s'est
terminée dans un «bain de lumière et d'azur» [54].

[Note 54: Nous empruntons quelques détails aux journaux de Naples:
nous nous efforçons de les traduire aussi littéralement que possible,
afin de conserver les nuances d'un style plein de délicatesse et
d'originalité.]

Une douceur de ciel printanier a souri à ces derniers jours de l'année,
d'ordinaire si pluvieux à Naples: le bonheur des petits commerçants est
donc complet. Les marchés de Noël ont eu depuis huit jours un aspect
des plus attrayants comme tous les usages de cette population moitié
orientale et moitié espagnole.

D'innombrables boutiques s'élèvent dans la grande rue centrale de
Naples, _via di Roma, gia Toledo_ (la rue de Rome, autrefois de
Tolède[55]). Une foule en liesse la remplît et déborde dans les ruelles
adjacentes, sur les places et sur les quais. Clameurs, joie universelle,
portées au diapason le plus élevé, explosion gigantesque de bonne
humeur et de félicité publique qui se nourrissent de gain bien minimes,
préparés de longue main et impatiemment attendus. Toutes les familles
bourgeoises se réapprovisionnent du nécessaire et parfois même du
superflu. Les _bancarelle_ sont une exposition aux formes les plus
diverses, aux couleurs les plus variées et les plus vives: elles se
tiennent sur les places, en plein air, au milieu de tentes roulantes
qui s'élèvent par milliers et sur lesquelles l'esthétique du peuple
napolitain range, en groupes bizarres, les objets les plus divers et les
plus brillants.

[Note 55: Le gouvernement italien, au moment de l'annexion du royaume
de Naples, a changé le nom de la grande rue de Tolède et l'a appelée,
en 1870, rue de Rome. Mais, nous l'avons constaté, pour le peuple
napolitain et la presse locale, c'est toujours la rue de Tolède.]

Ce ne sont pas seulement des comestibles, des ustensiles en terre ou en
verre, fabriqués sous les formes les plus fantastiques; ce n'est pas
seulement pour la table que se dressent ces agréables bastions vivants,
le long des trottoirs fourmillant de monde de la rue de Tolède, de la
place Medina et de la place de la Liberté, la littérature même a ses
autels, ses petits temples enguirlandés dans ce bruyant «abracadabra» du
Noël Napolitain. Elles sont, en effet, innombrables les _bancarelle_
où sévères et graves se trouvent rangés les livres, les opuscules, les
in-folios anciens et miniatures, toutes les variétés et les sous-espèces
du volume, et surtout des manuscrits qui coûtèrent tant de sueurs. Un
public curieux et sympathique s'approche de ces montagnes de papier
imprimé, et y cherche avec des regards studieux l'ouvrage désiré et
peut-être ignoré du revendeur. Parfois pour quelques centimes on achète
un livre d'une grande valeur, ou tout un lot de brochures au dos déchiré
et aux pages en lambeaux.

Et aujourd'hui (Noël 1904), pour la première fois peut-être depuis vingt
ans, grâce aux rayons bienfaisants d'un soleil de printemps, Naples peut
montrer toute la beauté éblouissante de ses marchés «enveloppés d'un
nimbe de joie». Toute la ville est aujourd'hui dehors: les étrangers en
extase contemplent ce spectacle comme «une fascinante féerie».

Ce qu'il faut voir surtout, c'est le pittoresque _marché aux poissons_
sur le quai de Sainte-Lucie. La veille de Noël, après avoir traversé un
grand nombre de rues entre des trophées de verdure, des amoncellements
de fruits, de compotes au vinaigre, de gâteaux, de liqueurs, on croirait
que c'est la dernière journée où il soit permis de manger. Pour le
souper, la carte de rigueur est la suivante: vermicelle au jus de
poisson, _broccoli_ fumants à l'huile, _capitone_[56] et poissons
divers[57].--Cent mille personnes au moins sont en mouvement pour
préparer le succulent repas aux quatre cent mille autres qui se
promènent oisives ou qui travaillent, en proie à la plus fébrile
impatience.

[Note 56: Le _capitone_ est le mets traditionnel et nécessaire du
repas de Noël: c'est une anguille de rivière ou de mer, quelquefois Une
murène à la chair blanche et laiteuse.]

[Note 57: Les Napolitains les appellent _frutti di mare_ (fruits
de la mer), ce sont des huîtres, des crabes, des langoustes, des
coquillages aux formes les plus variées.]

A combien le _capitone_? Telle est la grande question du jour. En effet,
quel est le Napolitain qui ne mange le _capitone_ le soir de la veille
de Noël?

Partout on entend crier: «_capitone viva, fricceca, stu capitone, a na
lira e otto, capitone_ vivant, il palpite encore ce _capitone_, à un
franc quarante centimes».

Il faut aller visiter la rue Ste-Brigitte ou la rue Porto, le soir de la
veille de Noël. C'est une scène fantastique digne du pinceau de Gherardo
dell Notti. Qu'ils sont beaux à voir ces marins au teint bronzé, vieux
loups de mer qui, sur leurs barques de pêche (_paranziello_), ont défié
maintes fois les tempêtes et qui ont une voix de tonnerre habituée à se
faire entendre au milieu du bruit des vagues. Ils sont là, debout devant
leurs corbeilles entourées de cierges allumés, les manches de leur veste
retroussées jusqu'au coude. Ils enfoncent de temps en temps leurs mains
dans ces corbeilles remplies d'anguilles vivantes, ils saisissent les
plus grosses, les font tournoyer en l'air et gesticulant avec toute leur
vivacité méridionale, ils ont un faux air de charmeurs de serpents.

A chaque coin de rue les marchandes de Procida[58] et d'Ischia attirent
l'attention par le curieux costume de leur île.

[Note 58: _Le jour de Noël_, à la Saint-Michel et le huit Mai, les
femmes de Procida revêtent leur costume national: un vêtement rouge
brodé d'or, et elles exécutent la danse du pays, la _tarantelle_.]

Rien de plus animé, de plus vivant que le spectacle du port de Naples,
la veille de Noël, vers le coucher du soleil. La foule y montre sa folle
et insouciante gaîté, son intarissable faconde, sa verve spirituelle et
bouffonne, les marchands y annoncent leurs denrées avec mille _lazzi_,
les musiciens y donnent des sérénades et au milieu de cette cohue
indéfinissable les _corricoli_, petites voitures où s'entassent de douze
à quinze personnes, amènent de Portici et de Resina les ouvriers qui
viennent souper en plein air, en face de la mer (à la napolitaine).

Oui, à Naples, Noël est bruyant et joyeux: clameurs et joie qui font
oublier la désolante mélancolie qui court dans les vastes souterrains
de cette bonne, généreuse et sympathique population. Qu'on ne croie
pas cependant que Naples soit devenue, par enchantement «la ville du
dollar»: Noël n'est pour elle qu'une «parenthèse de félicité et de
splendeurs», à la fin d'une année qui a été souvent attristée par bien
des privations.

En un mot, rien de vivant, de pittoresque, de sémillant comme ce peuple
en délire sous «le beau ciel bleu de Naples, turquoise le jour, saphir
la nuit».

Comment ne pas se rappeler ces beaux vers de Lamartine:

  Sous ce ciel où la vie, où le bonheur abonde.
  Sur ces rives que l'oeil se plaît à parcourir.
  Nous avons respiré cet air d'un autre monde.
  Elvire!... Et cependant on dit qu'il faut mourir[59].

[Note 59: Tout le monde connaît ce vieux dicton que répète volontiers
même le dernier des Napolitains: _Veder Napoli e dopo mori_, voir Naples
et mourir.]

Naples a aussi ses musiciens de Noël; ils viennent du fond des Abruzzes
et des gorges de la Calabre: ils portent le nom de _Zampognari_. Il y
a deux sortes de _Zampogna_ en usage dans le midi de l'Italie et en
Sicile.

C'est d'abord une cornemuse composée d'un sac de peau et de trois
chalumeaux de différentes longueurs. Deux de ces chalumeaux donnent
toujours le même ton; le troisième est susceptible de varier ses notes
et rappelle le hautbois et la clarinette. La note continue du plus gros
chalumeau s'appelle _bourdon_, elle est censée faire la basse; celle du
second, donne ordinairement la dominante. Lorsqu'on entend de loin
dans les montagnes ce singulier mélange de tons immuables avec les
modulations de la mélodie, on croirait avoir les oreilles frappées
par un tintement de cloches plutôt que par le son d'un instrument de
musique.

Il y a aussi de petites _Zampogne_ qui ne se composent que d'un simple
chalumeau. Nous avons sous les yeux une gravure reproduisant le gracieux
tableau du professeur Bechi de Rome. C'est un _Zampognaro qui s'exerce à
jouer la cantilène de Noël_: son instrument, en effet, n'a pas d'outre
et ressemble assez à un hautbois de petite dimension.

Les fonctions et les costumes des _Zampognari_ sont à peu près les mêmes
que ceux des _Pifferari_ à Rome. Comme eux, ils ne s'embarrassent pas
d'un bagage inutile. Un manteau de laine brune leur sert, pendant
la nuit, tout à la fois de matelas et de couverture. Ces pauvres
montagnards s'en vont de porte en porte et le peuple napolitain très
pieux et très charitable leur demande des neuvaines devant l'image de la
Madone ou devant la Crèche. L'argent qu'ils gagnent sert à nourrir leur
famille pendant le reste de l'année.

A Naples, plus encore qu'à Rome, le _presepio_ (la Crèche) joue un grand
rôle dans les fêtes de Noël. Dans le sud de l'Italie, les Crèches sont
nombreuses et dénotent parfois un véritable talent d'artiste. Au fond
d'une grotte entourée de rochers, on aperçoit l'étable et la Crèche où
naquit le Sauveur. Autour du _San Bambino_ reposant sur la paille, de
minuscules figurines de bois sculpté, revêtues d'habits patiemment
confectionnés aux veillées d'hiver, représentent la Sainte Vierge et
Saint Joseph en extase. A l'entrée, de petits chérubins pressent leurs
têtes ailées pour regarder de plus près le nouveau-né. Puis c'est toute
une procession de bergers qui viennent lui apporter leurs modestes
présents.

Au sommet de la grotte brille l'étoile qui a conduit les Mages. Ceux-ci
sont entourés de pages, d'hommes d'armes, d'écuyers, d'esclaves nubiens
qui conduisent des chameaux. Ces figurines sont quelquefois d'un grand
prix: il est des chèvres et des moutons signés _Vaccaro_, qui valent
leur pesant d'or.

Un auteur dramatique a eu la passion de la Crèche: le napolitain dom
Michel Cuciniello. Il avait rangé derrière de brillantes vitrines ses
_pupazzi_ (petites statuettes): il aimait à les faire admirer à ses
visiteurs. On y voyait tout ce qui peut entrer dans la composition d'une
Crèche, depuis l'Archange Gabriel jusqu'à l'humble paysanne apportant
ses présents dans un panier, depuis Saint Joseph jusqu'au tavernier,
depuis la Sainte Vierge jusqu'au roi nègre. Dom Michel offrit à la
ville de Naples ce trésor d'art qu'on peut aller voir au Musée de la
Chartreuse de San Martino.

Cette Crèche se trouve dans la grande salle attenante à celle de la
Gondole de Charles III. A droite, s'élève la maisonnette du tavernier:
plus haut, celle de la blanchisseuse; à gauche, un petit pont sur un
torrent entre les troncs énormes de vieux chênes renversés: au centre,
les colonnes brisées d'un temple en ruines; loin, bien loin, à perte de
vue, la campagne; de petites collines verdoyantes s'estompent dans la
brume, et au-dessus un ciel d'azur donne à cette scène à la fois profane
et sacrée un aspect des plus grandioses.

La maisonnette du tavernier est une merveilleuse reproduction des moeurs
napolitaines. On y voit ustensiles en cuivre, faisceaux d'herbages,
animaux de basse-cour, mobilier complet, vases de fleurs.

Plus loin, sur la terrasse de la blanchisseuse, le linge étendu sur des
cordes et séchant au soleil, la petite cage à la fenêtre: le tout d'une
parfaite précision.

Là-bas, dans la plaine, on voit caracoler des chevaux que des
palefreniers retiennent avec peine; plus loin, de riches paysannes
dansent la _tarantelle_ au son des guitares.

Qu'elle expression dans ces têtes d'argile! Quelle finesse dans tous ces
vêtements et dans ces parures! Quel éclat dans ces perles précieuses!
Quelle animation, quelle vie dans tout ce paysage; dans ce torrent qui
écume au milieu de blocs énormes et d'arbres séculaires, dans cette
nature souriante, idyllique, parmi les épais rosiers et les prairies en
fleurs!

Quelle richesse dans ce cortège des Rois Mages! Ils s'avancent coiffés
de turbans et vêtus d'habits chamarrés d'or et parsemés de pierreries;
de nombreux esclaves conduisent des chameaux chargés de coffres remplis
d'or et de pierres précieuses.

Au-dessus de tout, s'élève pure la note de la foi: la Vierge et Saint
Joseph, le petit Enfant Jésus étendu sur la paille, le boeuf et l'âne.
Autour des petites colonnes qui entoure la Crèche, grimpent le lierre
et la mousse et des essaims d'Anges se balancent dans les airs en
glorifiant Dieu.

La Crèche de dom Michel et ses quatre-vingts statuettes représentent une
valeur de deux cent cinquante mille francs.

Un habitant de la ville de Caserte avait dans sa maison une Crèche
d'une richesse vraiment royale. Les Rois Mages, avec des costumes
éblouissants, apportaient de vrais coffres d'or et de pierreries: les
perles, les rubis, les émeraudes, les topazes y brillaient de toutes
parts. Une femme avait au milieu du front un diamant si gros et d'une si
belle eau qu'une princesse l'aurait mis volontiers à son diadème. On ne
sera pas étonné d'apprendre que des soldats en armes gardaient, nuit et
jour, un tel _presepio_.

La veille de Noël, à minuit, la famille entière vient s'agenouiller
devant la Crèche. Le plus jeune des enfants prend un _Bambino_ en cire
et le place entre la Vierge Marie et Saint Joseph, dans un petit berceau
de mousse. Les _Zampognari_ attaquent la plus belle de leurs symphonies:
on y répond par des cantiques: tout le monde prie; c'est une scène des
plus touchantes[60].

[Note 60: De Lauzières, _Panorama des Fêtes chrétiennes_.]

Toute la nuit de la veille de Noël ont lieu des feux d'artifice
qu'on nomme _Tricchi-Tracche_. Les rues, les ruelles deviennent plus
lumineuses qu'à midi. Les feux de bengale pétillent à tous les étages
et à toutes les fenêtres: les flammèches tombent en pluie de feu sur
la tête des passants. Alors aussi sur les places publiques, sur les
trottoirs, sur les balcons éclatent les soleils, les girandoles, les
fusées de toutes sortes. Dans chaque rue, dans chaque quartier c'est une
fusillade nourrie; on dirait que dans cette ville de cinq cent mille
âmes se livre une lutte effroyable. Les morts sont rares; il y a bien
quelques blessés--mais c'est _Natale_ (Noël)--et l'an prochain on
recommencera de plus belle!

Il y a une vingtaine d'années, on représentait à Naples, dans un théâtre
de second ordre, la _Nascita del Verbo Incarnato_ (la Naissance du Verbe
Incarné), longue et fastidieuse pièce en cinq actes et en vers, avec
prologue. Les acteurs jouaient d'abord avec beaucoup de sérieux et de
dignité. Mais, à la fin de chaque acte, les _guillari_ (les bouffons,
les clowns) apparaissaient sur le théâtre, liaient conversation avec la
Sainte Vierge et Saint Joseph, puis restés bientôt seuls maîtres de la
scène, racontaient, en patois, les nouvelles du port, avec une verve
endiablée.

Il existe un usage assez bizarre dans la petite ville de Catanzaro, au
sud de Naples, dans la Calabre ultérieure. C'est _n' Presepiu cchi si
motica_, une espèce de Crèche-théâtre, de Crèche-parlante. Elle ne se
trouve pas dans l'église. Elle nous apparaît peuplée de personnages qui
se meuvent, gesticulent, parlent, absolument comme des marionnettes.
A côté d'une grotte s'élève une prison, puis un palais, un couvent de
capucins, une église. L'action est des plus grotesques. Par exemple,
Hérode vient d'apprendre la nouvelle de la naissance d'un roi plus
puissant que lui; aussitôt il entre dans une fureur extrême et donne
ordre de faire périr par le glaive tous les enfants au-dessous de deux
ans. On assiste alors au meurtre des Innocents, on entend des cris
plaintifs. Les Religieux sortent du couvent et veulent défendre ces
pauvres victimes, mais ils sont à leur tour roués de coups, jusqu'à
ce que d'autres Religieux arrivent, en chantant des psaumes pour les
morts[61].

[Note 61: M. Lumini, _Le sacre rappresentazione italiane_, p. 306.]

Dans l'île d'Ischia, on voit, dans les deux églises, un trône orné, sur
lequel est placée une statue de la Vierge. Elle est habillée de brocart
riche, porte des cheveux naturels très frisés et des boucles d'oreille:
elle a une sorte de tablier de mousseline blanche qu'elle relève des
deux mains comme pour en former un berceau. Le jour de Noël, on dépose
un Enfant-Jésus dans le tablier de la Vierge.

A Capri[62], au commencement de la Messe de minuit, le tabernacle
apparaît _ouvert_ et _vide_, pour signifier que le Christ n'est pas
encore né. Après la communion seulement, le prêtre y introduit une
hostie consacrée et ferme la porte. Pendant toute la nuit et toute
la journée du vingt-cinq décembre, les bombes et les coups de feu
retentissent sans cesse, répétés par les échos des montagnes.

[Note 62: Dans l'île de Capri, de la pointe du _Capo_ la vue est
magnifique et n'a de comparable au monde que la rade de Rio de Janeiro
et les abords de Constantinople.]

Dans l'église de Massa-Lubrense, près de Sorrente [63], on voit une
Crèche qui est tout un monde. Ce sont des rochers escarpés remplis de
personnages en miniature: bergers, religieux; dans un ravin, les Rois
Mages qui s'avancent avec toute leur suite; puis des villages, des
maisons avec des curieux sur les balcons, des ouvriers à leur atelier,
des gens qui causent sur la place publique, des Anges suspendus en
l'air. Il y a peut-être deux cents figurants. C'est pour ainsi dire la
reproduction de la Crèche de la Chartreuse de Naples.

[Note 63: Aux environs de Sorrente se trouve le pittoresque couvent
du Deserto.--Du haut de la terrasse on a une vue charmante sur les deux
golfes de Naples et de Salerne et sur l'île de Caprée.]

Dans toute la région, les passants saluent les étrangers par ces mots:
_Buon' Natal!_ (bon Noël). C'est le souhait de la nouvelle année[64]. Il
en est de même à Rome; on dit encore: _Buone feste_ (bonnes Fêtes!)

[Note 64: Ces intéressants détails sur Ischia, Capri et les environs
de Sorrente nous ont été fournis par deux personnes de notre famille qui
ont assisté à la Messe de minuit dans l'église de Capri, à l'occasion de
la fête de Noël 1904.]

Nous trouvons dans l'_Illustrazione popolare_ (l'Illustration populaire)
de Rome, sous le titre: _la squilla di Lanciano nella notte di Natale_
(la voix stridente de Lanciano[65], pendant la nuit de Noël) le trait
suivant:

Le soir du vingt-trois Décembre, à six heures, une petite cloche de
l'église métropolitaine de _Sainte-Marie-du-Pont_ commence à sonner.
Cette sonnerie qu'on est convenu d'appeler _squilla di Natale_ (voix
stridente de Noël) dure une heure sans interruption. Entre temps, les
boutiques et les cafés se ferment; tous les habitants regagnent leurs
foyers; de continuelles salves de mousqueterie et d'autres armes à feu
retentissent de toutes parts. A sept heures du soir, tout le monde est
chez soi; la clochette cesse de sonner, et, à leur tour, carillonnent
toutes les cloches des nombreuses églises de la ville de Lanciano. À
ce moment, tous tombent à genoux et récitent les litanies et d'autres
prières.--C'est l'heure où, suivant une croyance populaire, la Vierge
arriva à Bethléem. La prière finie, les enfants baisent les mains de
leurs parents, de leurs aïeuls, de leurs oncles et tantes et échangent
des compliments de bonnes fêtes. Un instant après, arrivent aussi les
enfants qui vivent loin de la maison paternelle: ils viennent apporter
l'expression de leur amour filial et prendre part aux joies de la
famille réunie.

[Note 65: _Lanciano_, dans l'Abruzze citérieure, dix-huit mille
habitants, archevêché, belle cathédrale; _pont de Dioclétien_.]

Voici l'origine de cet usage: Monseigneur Paul Tasso, napolitain
d'origine, prélat d'une grande charité et qui fut archevêque de Lanciano
de 1588 à 1607, avait l'habitude d'aller tous les ans, le soir du
vingt-cinq Décembre, processionnellement et pieds nus, suivi du clergé
et du peuple,--en souvenir du voyage que fit Marie, de Nazareth à
Bethléem,--jusqu'à une petite chapelle distante de plus d'un kilomètre
de la ville, Sainte Marie dell' Iconicella. Pour faire ce trajet, il
mettait une heure, et pendant ce temps, une clochette sonnait. Après la
mort de Monseigneur Tasso, ses successeurs renoncèrent à la procession,
mais l'usage de sonner la cloche subsista.

  Ninna nanna de Manzoni.

  _Dormi, fanciul, non piangere,_
  _Dormi, fanciul celeste,_
  _Sovra il tuo capo stridere_
  _Non osin le tempeste!_

  Dors, Enfant, ne pleure pas,
  Dors, divin Enfant,
  Sur ta tête faire rage.
  N'osent pas les tempêtes!

  (Première strophe.)



SICILE

La Sicile, qu'on appelle avec raison «la perle des îles» à cause de
la beauté de ses paysages et de la douceur de son climat, offre une
infinité de coutumes charmantes, à l'occasion de Noël.

Le grand et très intéressant journal de Palerme, l'_Ora_ (l'Heure) du
vingt-cinq Décembre mil neuf cent quatre, que nous a gracieusement
envoyé un éminent professeur de cette ville, nous apporte de précieux
documents que nous allons traduire et résumer en leur conservant, autant
que possible, leur couleur locale.

Le bateau venant de Naples, arrive le plus souvent à Palerme avant le
lever du soleil. Le décor matinal est réellement délicieux. À gauche,
au-dessus du promontoire rocheux de Zaffarano, volent de légers nuages
gris auréolés de rose par les premiers feux de l'aurore; le ciel est pur
de ce bleu pâle qui caractérise les fins d'orage et dont connaissent
bien la nuance tendre tous ceux qui ont navigué sur la Méditerranée.
Bientôt apparaît Palerme _la Felice_ (l'heureuse) baignée de lumière,
ceinte de sa «Conque d'or», plaine fertile qu'encadre un hémicycle de
montagnes grandioses.

Les sourires et les sarcasmes des esprits forts et des demi-savants
n'ont pas réussi à diminuer la fraîche poésie de la fête de Noël. Sans
doute, dit l'_Ora_, il y a bien dans notre chère île, comme partout
ailleurs, pendant deux ou trois jours, des repas de parents et d'amis où
l'on sert des plats choisis et des mets succulents, puis des desserts
de fins gâteaux et de frais bonbons, mais Noël garde dans les rues
bruyantes de nos cités, comme dans nos plus humbles villages, son cachet
traditionnel de fête religieuse.

Partout, on entend les voix tristes des rapsodes du peuple, auxquelles
se mêlent le bruit monotone des sistres, le gémissement plaintif des
violons et dans le lointain le son champêtre des cornemuses et des
_Zampogne_. Ce sont les _aveugles-poètes_[66] qui chantent le _voyage
douloureux de la Sainte Vierge et de Saint Joseph_ ou la _Ninnaredda_
(berceuse) sorte de _neuvaine_ préparatoire à la fête de Noël. Toute
maison qui les accepte et veut bien les louer est marquée d'un large
trait noir tracé au charbon. Ce sont aussi les bergers descendus des
montagnes: ils viennent répéter leur mélancolique _cantilène_ toute
imprégnée de soupirs et de pleurs.

[Note 66: À Palerme, les _aveugles-poètes_ forment une sorte de
corporation; ils parcourent les campagnes, se rendent à toutes les
fêtes, modifient et rajeunissent les chants de leurs prédécesseurs.

Ils abordent tous les genres: les souvenirs des Croisades, les légendes
de Sainte Lucie et de Sainte Rosalie, les deux Saintes si populaires
dans toute la Sicile, un tremblement de terre, un naufrage, etc.

Ils déploient autant d'imagination pour rendre par la poésie et la
musique ces divers sujets, que les «peintres» pour les reproduire sur
les charrettes des paysans siciliens.]

Les pieux _cantiques_ de la neuvaine de Noël (_le canzoni_) sont très
connus: ils sont à peu près les mêmes dans toute l'Italie méridionale et
en Sicile.

On connaît beaucoup moins les _prières_ (_le orazioni_) que l'on récite
devant la Crèche dans certains villages des campagnes de Sicile. Ce sont
des chants très courts, des invocations à Jésus-Enfant, à la Vierge, au
patriarche Saint Joseph.

Ces _prières_ sont écrites dans le gracieux dialecte sicilien que
le poète Meli a immortalisé dans ses vers. Qu'on en juge par le
commencement du premier sonnet de sa Bucolique.

  Montagnes coupées de vallons,
  Rochers vêtus de lierre et de mousse,
  Cascades d'eau pure argentée.
  Ruisseaux murmurants et lacs silencieux.

  Cimes escarpées et ravins ténébreux.
  Joncs stériles et genêts en fleurs.
  Arbres antiques croulant de vieillesse,
  Et grottes où les gouttelettes d'eau se pétrifient avant de tomber.
  Accueillez, dans vos silencieux asiles,
  L'ami de la paix et du repos!

  (Meli, _Buccolica_. Sonetu I.)

La première de ces _prières_ publiée par Valplatani, a toute la
grâce d'un petit tableau flamand (_ha tutta la grazia d'un quadretto
fiammingo_.)

  _Ni' 'na grutta nasciu lu Bammineddu,_
  _A Bettilemmi, 'ntempu di friddura,_
  _'Ncapu la paglia comu un pucireddu,_
  _La Bedda Matri l'ha pusatu allura,_
  _E cc'era ddà vicinu un sciccareddu,_
  _Misu a lu cantu di la manciatura,_
  _All' autru latu un coi pïatuseddu,_
  _E, 'ntunnu 'ntunnu, tutti li pastura._
  _Gesuzzu duci, beddu e picciriddu,_
  _Mniezzu la paglia mori di lu friddu._
  _Ma comu grupi la cucuzza a risu,_
  _Luci dda grutta comu un paradisu_[67].

[Note 67: Nous devons la traduction à l'extrême obligeance de notre
savant ami, M. l'abbé M***, curé de Corscia, dont la collaboration nous
a été continuelle depuis l'origine de nos recherches sur les coutumes
populaires de Noël.]

  Dans une grotte est né le petit Enfant,
  A Bethléem, au retour de la saison du froid,
  Sur de la paille comme un pauvret.
  Sa gracieuse mère l'a posé alors,
  Tout près, d'un côté de la Crèche, il y avait un âne.
  De l'autre côté un boeuf attendri,
  Tout autour, tout autour, la foule des bergers,
  Le cher Jésus, doux, beau, tout petit,
  Se mourait de froid sur la paille,
  Mais à peine le sourire a réjoui sa gracieuse bouche,
  Que la grotte resplendit comme un paradis.

La Sicile a aussi _ses Noëls_: il ne faut pas y chercher finesse
d'images, suite historique, ni vers rimés avec art.

Ce sont de petites strophes déliées qui se suivent avec la fougue
capricieuse d'une bande d'enfants qui jouent sur un pré fleuri.
Cependant quelle grâce rustique dans ces chansonnettes pieuses et quelle
inimitable ingénuité de style et d'images. Dans celle de Noto, Jésus
naît dans un jardin parsemé de plantes aromatiques: un tambour et le
tintamarre des enfants qui s'amusent annoncent sa naissance.

  Ddocu sutia ccè un jardinu,
  Tuttu chinu d'airumi,
  Cci na ciu Gesù bambinu.
  Cu trummessi e tammurinu.
  E lu misinu suprà l'artari.
  Tutti l'ancili cci hann' a cantari
  Cci hann' à caniari cu bella vuci,
  Lu Bambinu si cunnuci,
  Si cunnuci, vaneddi, vaneddi.
  Si comtamu canzuneddi,
  Canzuneddi via via,
  Cci cantamu la litania
  Litania palermitana.


  Un peu plus bas il y a un jardin
  Tout couvert d'arbres qui répandent des parfums.
  C'est là qu'est né Jésus Enfant.
  Avec trompettes et tambours.
  Ils le placent sur l'autel,
  Tous les Anges se mettent à chanter,
  A chanter de leurs belles voix
  Le Bambino si bienvenu.
  Si bienvenu, viens, viens!
  Nous chantons des cantiques,
  Des cantiques et des cantiques,
  Nous chantons la litanie.
  La litanie de Palerme.

Plus suavement enfantines me semblent ces deux autres chansonnettes
(_canzonette_) pieuses de Valplatani. La première a tout l'air d'une
_ninna nanna_ (berceuse):

  A la notti di Natali
  Ca nasciu lu Bammineddu,
  E nasciu nni la gruttidda.
  A la so manciaturedda
  E sô matri cci arridia,
  Rosi e gigli cci cuglia.

  Dans la nuit de Noël,
  Il est né le Bambino,
  Il est né dans une grotte.
  Dans sa petite Crèche.
  Sa mère nous souriait.
  Elle nous cueillit des roses et des lys.

Si l'on veut ajouter foi à cette autre chansonnette de Valplatani
lorsque naquit notre Sauveur dans la grotte de Bethléem, il y avait non
seulement un ange, mais encore un certain personnage qui jouait de la
cornemuse. Au son géorgique du champêtre instrument, une brebis, aux
flocons de laine frisée, dansait:

  A la notti di Natali
  Cc'era l'ancilla e un compari[68],
  Chi sunaca la ciaramedda,
  Abballava la picuredda
  Abballava rizza rizza!


  Dans la nuit de Noël
  Il y avait un ange et un autre personnage[68]
  Qui jouait de la cornemuse
  Une brebis, aux flocons de laine frisée
  Dansait: ravissante beauté!

[Note 68: Littéralement: un parrain.]

C'est surtout à l'occasion des fêtes de Noël, que les bambini de
Valplatani récitent, avec une certaine cadence monotone, des strophes
de quatre ou tout au plus six vers; elles sont comme parfumées d'une
candeur ingénue. La première semble une peinture inimitable dans sa
gracieuse naïveté:

  Sutta un pedi di castagna,
  Cci à Gesuzzu: c'addimanna,
  Addimanna tri tari,
  Cu la manuzza chi fa accussi.

  A l'ombre d'un châtaignier.
  Il y a Jésus: il nous appelle.
  Il nous appelle,
  En nous faisant signe de sa petite main.

Toute l'ardeur d'une fervente invocation vibre dans cette autre strophe:

  Bammineddu di la chiuviddu,
  Siti beddu e piccireddu,
  Quannu spunta la cirasa
  Vui viniti a la me casa,
  A la me casa 'un cci ati vinutu,
  Viniticci ora pi darimi aiutu!

  Petit enfant que je vois d'ici.
  Vous êtes beau et tout petit.
  A la saison des cerises,
  Venez à ma maison.
  Vous n'êtes pas encore venu à ma maison.
  Venez y maintenant pour me secourir.

Pour Noël, les enfants s'amusent à faire des Crèches devant lesquelles
ils allument, avant minuit, de petites lampes d'huile. La Crèche est une
montagne de sucre avec des vallons, des précipices et des grottes qui
doivent représenter, en petit, la montagne de Bethléem. Il doit y avoir
nécessairement un ruisseau en verre ou en papier argenté ou même d'eau
courant dans un lit de fer blanc au milieu de rochers de sucre, par
suite d'ingénieuses combinaisons. La montagne est peuplée d'une
trentaine de personnages de craie que nos _bambini_ appellent bergers.
Quelques uns cependant n'ont rien du costume pastoral. On y voit: un
muletier qui tire par les rênes une bête récalcitrante, une lavandière
qui revient du ruisseau avec un lourd fardeau sur la tête, un pêcheur
qui jette sa ligne dans les eaux d'une rivière, un chasseur tirant un
oiseau qui se brandille sur un arbre... Parmi les vrais bergers, l'un
d'eux, en voyant la grande, l'insolite lumière qui se répandit sur la
montagne de Bethléem, à la naissance de Jésus, regarde avec frayeur.
Aussi est-il connu sous le nom de _l'Effrayé de la Crèche (lo spaventato
del presepe)_. On y voit un berger qui porte un fagot de bois, un autre
qui remue le lait dans une chaudière bouillante; celui-ci a retiré ou va
retirer une épine qui lui gonfle le pied; celui-là lance une pierre à
une vache qui se fourvoie; tel gonfle les joues en soufflant dans la
cornemuse ou la _Zampogna_; tel autre frappe sur un cerceau... Et les
enfants les connaissent, un par un, comme s'ils étaient vivants. De
leurs regards qui savent donner à tout l'animation et la vie, ils les
suivent s'acheminant vers la grotte où l'Enfant Jésus leur sourit, les
bras ouverts, au milieu de deux animaux qui le réchauffent de leur
haleine.

Mais revenons aux joies familiales: revoyons les rues les plus
fréquentées de notre Palerme. Nous sommes à la nuit qui précède Noël:
voici les boutiques des marchands de fruits les plus renommés. Façades,
architraves, colonnes, chapiteaux d'une architecture très étrange,
s'offrent à nos regards. La matière dont ces espèces de maisons
sont fabriquées et qui ferait les délices d'une armée de rats, est
entièrement de figues sèches. Mais qui pourrait rendre avec la plume les
vives gradations de couleurs que nos marchands de fruits combinent
d'une manière si savante? Comment décrire cette pyramide de miel qui se
détache tout près d'un monceau de poires d'hiver qui semblent faites de
vieil or...?

L'usage que les bons Norvégiens ont de donner du froment et du pain aux
oiseaux, le jour de Noël, se rencontre aussi dans plusieurs pays de la
Sicile. A Scicli, par exemple, les femmes ont l'habitude de jeter sur
les toits, les balcons et les appuis des fenêtres, des miettes de pain
et des grains de blé, afin que le jour où naquit Jésus, les gracieux
habitants de l'air ne manquent pas de nourriture et qu'ils puissent
égayer ce jour de leurs chants les plus joyeux.

Ravissante coutume bien digne de Noël, la fête par excellence de la paix
et de l'allégresse!

Dans quelques villages de la Sicile, on conserve l'usage, d'ailleurs
très ancien dans l'île, d'allumer la _bûche de Noël_ (il ceppo di
Natale). On réunit de la paille et des sarments sur lesquels on place
une énorme bûche, qui provient généralement de la libéralité d'un
propriétaire, religieux observateur des coutumes du pays. Aussitôt que
le soleil se couche derrière les montagnes et que la cloche tinte l'_Ave
Maria_ (l'Angelus), le député de la fête a soin de mettre le feu à la
bûche, et de veiller à ce que, toute la nuit, il reste allumé.

D'aucuns voient dans l'embrasement de la bûche de Noël le symbole du feu
qu'auraient allumé dans leurs chaumières les bergers de Bethléem dans
cette nuit mémorable où l'Ange leur annonça la naissance de Jésus.
D'autres expliquent cet usage par la nécessité de réchauffer à un feu
public les pauvres gens qui veillent, à ciel ouvert, pendant cette
froide nuit de Noël.

Rien de plus gai que la vue de cette bûche allumée, qu'entourent les
artisans et les pauvres. Les uns restent debout, les autres sont assis
sur des pierres, quelques-uns fument philosophiquement leurs pipes,
d'autres grignotent des marrons qu'ils ont fait rôtir sous la cendre de
la bûche; les enfants cassent des noisettes, les vieillards étendent
leurs mains au feu pour les dégourdir.

Autour de la traditionnelle bûche de Noël, comme à un immense foyer,
tous se donnent rendez-vous; on se trouve si bien dans cette chaude
atmosphère et puis on s'y divertit. Devant ce gros morceau de bois qui
brûle et crépite joyeusement, qui envoie dans l'air des nuages de fumée
et lance des étincelles, la foule reste d'abord immobile et la flamme
projette de brillants reflets sur tous les visages. Mais bientôt
éclatent les rires les plus joyeux, on échange entre amis les plus
innocents badinages, et toutes les voix chantent les cantiques de Noël.
De temps en temps on attise le feu, de nouveaux fagots sont ajoutés aux
premiers et la plus douce gaîté règne dans toutes les conversations,
jusqu'à ce que les derniers tisons de la bûche de Noël s'éteignent avec
les premières lueurs de l'aurore.



ESPAGNE

Chez les peuples du Nord, l'idée de Noël est associée à celle de froid,
de neige et de bise glaciale. Les enfants s'y représentent «le Bonhomme
Noël» avec sa longue barbe blanche et ses vêtements tout couverts de
givre clair et craquant.

Là-bas, au midi de l'Espagne, sur la terre andalouse, le soleil brille
radieux, l'azur du ciel resplendit sans tache et, le vingt-cinq
Décembre, le thermomètre marque ordinairement douze degrés à l'ombre
et vingt-cinq au soleil.--Aussi le jour de la _Natividad_ ou de la
_Navidad_, la joie de tous devient bruyante et tapageuse. Pendant la
nuit de Noël, _la Noche buena_ (la bonne nuit), comme l'appellent les
Espagnols, les rues retentissent de clameurs et des plus assourdissants
concerts.

Le _temps de Noël_, en Espagne, commence avec l'Avent.

A Madrid, la _veille du premier dimanche de l'Avent_, un fonctionnaire
du tribunal ecclésiastique (_Rota_)[69], accompagné des timbaliers et des
trompettes des écuries royales, des alguazils et d'un nombreux cortège,
tous en costumes des XVIIe et XVIIIe siècles, parcourt à cheval les
principales rues de Madrid et lit le décret concernant la proclamation
de la _Bula_ _de la Santa Cruzada_ (la Bulle de la Sainte Croisade).
Cette bulle octroyée d'abord par Jules II et renouvelée en 1849, Par
Pie IX accorde à tous les Espagnols les mêmes Privilèges que ceux des
anciennes Bulles des Croisades d'Urbain II et d'Innocent III.

[Note 69: Ce tribunal est formé à l'instar de celui de Rome, qui
porte le même nom. On l'appelle _Rota_, qui veut dire _roue_, parce que
la salle où se réunit ce tribunal est circulaire, en sorte que les juges
assis forment un rond.]

On nous a raconté à Miranda de Ebro qu'à l'époque de l'invasion des
Maures, les paysans d'Espagne, au péril de leur vie portèrent des vivres
aux troupes catholiques, obligées quelquefois de se réfugier dans des
montagnes inaccessibles. On permit aux vaillants défenseurs de la foi et
à leurs intrépides pourvoyeurs de faire gras les Vendredis, pour réparer
leurs forces épuisées par d'incessantes fatigues. Le privilège devint un
usage qui fut consacré par la _Bulle de la Sainte Croisade_. Celle-ci
permet aux Espagnols de faire gras tous les Vendredis de l'année,
moyennant une légère aumône[70].

[Note 70: On définit ordinairement la _Bulle de la Sainte Croisade_:
«un diplôme papal, contenant de nombreux privilèges, induits et grâces,
accordé, au Roi d'Espagne pour l'aider dans la guerre contre les
Infidèles.»

Pour obtenir cette Bulle, il faut résider dans les Royaumes, Provinces
et territoires soumis au Roi d'Espagne. Les étrangers cependant peuvent
validement jouir des privilèges de la Bulle, s'ils viennent en pays
espagnols, même en y passant très peu de temps et quelle que soit la
raison qui les y amène.

Autrefois, pour jouir des faveurs de la Bulle, il fallait aller en
personne, dans l'armée espagnole, combattre les Infidèles, ou bien
équiper à ses frais un soldat de cette armée, ou bien faire une aumône.
Aujourd'hui, il suffit d'acheter la Bulle, moyennant une légère aumône,
d'y inscrire son nom et de la conserver chez soi.

Entre autres privilèges, la Bulle accorde le droit de manger des oeufs
et du laitage tous les jours de Carême, ainsi que de la viande tous les
jours de jeûne et d'abstinence de l'année.]

Noël est surtout la grande fête des pays basques: en Guipuscoa, on dit
_las Pascuas de la Natividad_ (les Pâques de la Nativité).

On nous écrit de la République Argentine, où se sont implantées la
langue et les coutumes espagnoles, qu'il est d'usage de se faire visite
à l'occasion de Noël et de se souhaiter de _felices Pascuas de Navidad_
(d'heureuses Pâques de Noël)[71].

[Note 71: En Espagne on dit: _les Pâques de la Nativité_ et _les
Pâques de la Résurrection_.]

Pendant le temps que durent les fêtes de Noël, il est de coutume dans
toute l'Espagne--villes et campagnes--de chanter des airs pastoraux
appelés _villancicos_ (cantiques de Noël), mesure six-huit, qui
symbolisent les chants des pasteurs célébrant la naissance de
l'Enfant-Jésus. Ces chants sont le plus ordinairement accompagnés de
castagnettes et de _Zambombas_. Cet instrument de musique (??) n'ayant
pas d'équivalent en français, nous nous croyons obligé de le décrire.

La _Zambomba_, ainsi appelée sans doute par harmonie imitative, est une
sorte de tambourin champêtre qui serait venu des Maures: on le retrouve
encore en Afrique. C'est un vase de terre cuite ayant à peu près la
forme d'un sablier. Une des extrémités recouverte d'une peau épaisse,
desséchée et soigneusement tendue, présente une ouverture au centre.
Dans cette ouverture passe une baguette d'environ cinquante centimètres,
plantée perpendiculairement et liée à la peau. Pour faire _mugir_
l'instrument, il suffit de communiquer à la baguette un énergique
mouvement de va-et-vient.

Dans les faubourgs, tous ont leur _Zambomba_: enfants, parents,
vieillards. A tous les coins de rue, les marchands en vendent; il y en a
de toutes sortes; quelques-unes même sont vraiment luxueuses: la boîte
sonore est ornée de peintures et la baguette est en bois rare et
précieux.

Heureusement l'usage de la _Zambomba_ est limité aux fêtes de Noël:
c'est suffisant.

Quelque bruyante que soit la fête de Noël en Espagne, elle l'est encore
moins que le Samedi Saint. Ce jour-là, vers onze heures du matin,
quand les cloches _revenues de Rome_ commençent à sonner le _Gloria
in excelsis_, il se fait, pendant une demi-heure, un bruit des plus
étranges. Les cuisinières frappent, à tour de bras, sur leur casserole
la plus sonore, pendant que dans la rue, les enfants armés de maillets
frappent sur les portes des maisons, comme s'ils voulaient les défoncer.
Un tel charivari, s'il devait durer, finirait par rendre fou.

A Valladolid et à Salamanque, les jeunes filles dansent autour des
statues de la Madone en chantant des _villancicos_ qui ne contiennent
souvent que des pensées inachevées, comme dans beaucoup de mélodies
populaires. Nous ne citerons que ces deux couplets:

  _Ardia la razza,_
  _Y la razza ardia,_
  _Y no se quemaba;_
  _La Virgen Maria!_

  Le buisson brûlait.
  Et brûlait le buisson.
  Et ne se brûlait pas;
  La Vierge Marie!

  _San José era carpiniero,_
  _Y la Virgen costurera,_
  _El Niño labra la cruz,_
  _Porque ha de morir en ella._

  Saint Joseph était charpentier.
  Et la Vierge couturière.
  L'enfant travaille le bois de la croix.
  Parce qu'en elle Il doit mourir.

La ville la plus intéressante au point de vue des fêtes religieuses et
populaires est assurément Séville. C'est peut-être dans ce sens qu'il
faut entendre ce proverbe si connu dans toute l'Espagne:

  Quien no ha visto Sevilla
  No ha visto maravilla.

  Qui n'a vu Séville
  N'a vu merveille[72].

[Note 72: D'après un autre proverbe espagnol: _Quien no ha vista
Granada, No ha visto nada_, qui n'a vu Grenade, n'a rien vu.--Nous
pensons, en effet, que cette ville offre le plus beau paysage de toute
l'Espagne. Qu'on se figure une campagne verte et fraîche, puis, à
l'entour, un cadre de collines ruisselantes d'eaux vives, exubérantes de
végétation; plus haut un amphithéâtre de montagnes d'une douce lumière
bleue, enfin, par dessus tout, les neiges éternelles de la Sierra
Nevada, montant à 3,500 mètres dans l'azur sombre du ciel.... Voilà le
riant et grandiose panorama de la ville merveilleuse de l'Alhambra!]

Ce n'est point la tour de la Giralda si remarquable par la proportion
harmonieuse de ses lignes, ce ne sont pas ses autres monuments, ni ses
trésors d'art, ni les beaux tableaux de Murillo qui ont fait surnommer
Séville «l'Enchanteresse», _la Encantadora_, ce sont les agréments de
la vie, les fêtes, le mouvement perpétuel de gaieté qui anime sa
population.

Ses grandes processions de la Semaine Sainte (_pasos_) sont célèbres
dans le monde entier.

La fête de Noël (_la Natividad_) y est particulièrement populaire: elle
se passe, en grande partie, en plein air; le marché est plus animé que
jamais entre le pont de Tiana et la plaza de Toros.

«Voici d'abord le _pavero_ (marchand de dindons, _pavos_ en espagnol).
C'est une industrie qui ne s'exerce guère qu'aux approches de Noël.
Quelques jours avant la fête, il fait son apparition dans les rues,
poussant devant lui son troupeau de volatiles. Ils vont se dandinant,
ébouriffant leurs plumes-moirées, secouant leur jabot aux teintes
sanguinolentes, attirant par leurs gloussements les ménagères
prévoyantes... Le _pavero_ crie sa marchandise et la vend avec toute la
fierté de sa race»[73].

[Note 73: Louis d'Harcourt, _Illustration_, 1890.]

A Barcelone, la ville aux larges et riantes avenues, le vingt et un
Décembre, fête de Saint-Thomas, il y a grande affluence de paysans qui
viennent exposer et vendre des _pavos_ (dindons), sur _la Rambla de
_Cataluña_[74], pour les fêtes de Noël.

[Note 74: Le terme _rambla_ qui, vient de l'arabe, désigne dans toute
l'Espagne le lit desséché d'un fleuve: souvent, comme à Barcelone, il
est remplacé par de superbes boulevards. Ce qui fait que le mot de
Cervantés s'applique encore à la grande cité qu'il appelle «une ville
unique par son site et sa beauté», _en sitio y en bellezza unica_.]

La loterie de Noël, à Séville, donne aussi à cette fête un attrait et
une animation extraordinaires: on peut juger de son importance par la
valeur du gros lot qui dépasse ordinairement deux millions de francs. Le
prix de chaque billet est de cinq cents francs, mais il peut se diviser
en coupures et fractions qui vont jusqu'aux sommes les plus petites.

Après le tirage, le gain se partage au prorata de la valeur des billets,
coupures et fractions.

Les Espagnols s'intéressent tous à cette grande oeuvre quasi nationale
et même ceux qui vivent à l'étranger ne manquent pas d'écrire à Séville
pour se procurer des billets.

Quelques jours avant Noël, on a coutume, dans bon nombre de familles
où il y a des enfants, d'édifier des représentations de l'Adoration
de l'Enfant Jésus par les Bergers et les Rois Mages. Des paysages en
miniature se peuplent de personnages et d'animaux sans grand souci de la
couleur locale, ni de la vraisemblance. On appelle ces sortes de Crèches
des _nacimientos_ (naissances).

Dans certaines familles, on s'y applique consciencieusement à l'avance
pour combiner des effets pittoresques que les amis viendront voir
jusqu'aux «Rois» que ces éphémères constructions ne dépassent
jamais.--Cette coutume existe à peu près dans toute l'Espagne.

Dans les provinces du Midi, après avoir admiré dévotement le divin
Enfant, la Vierge Marie, Saint Joseph, les Bergers, les Rois Mages,
l'âne et le boeuf traditionnels, on passe une partie de la nuit à se
divertir et surtout à danser le _fandango_. Cette danse préférée
des Espagnols est sur un rythme entraînant, à trois temps, avec
accompagnement de guitare et de castagnettes. Son mouvement rapide,
l'agitation des bras, les trépidations des danseurs, lui donnent un
caractère d'animation plein d'originalité. Dans l'intervalle des danses,
on boit de l'_aguardiente_ (eau-de-vie) et du _manzanilla_ (petit vin
blanc sec). Cette réunion toute intime de parents et d'amis se termine
par une danse spéciale à laquelle tout le monde prend part.

«Tous les assistants sont assis en cercle. Une jeune fille alerte
s'élance d'un bond au milieu et parcourt rapidement le rond, toujours
dansant. Puis elle s'arrête devant un des spectateurs qui est tenu de la
remplacer et d'exécuter un pas brillant, quels que soient son âge, sa
situation, sa gravité. Celui-ci s'arrête ensuite devant une femme, jeune
ou vieille, qui lui succède dans ses exercices chorégraphiques, et ainsi
de suite jusqu'à épuisement des danseurs»[75].

[Note 75: Louis d'Harcourt, loc. cit.]

Dans les provinces du Nord, aux pays basques, par exemple, on trouve
beaucoup moins ces manifestations bruyantes: une lenteur mesurée, une
tonalité grave règnent dans les actes et les discours. Après la Messe de
minuit a lieu le réveillon qui se compose du _besugo_, poisson fréquent
dans la contrée, de l'oie grasse et du dessert composé de nougats,
d'alicante et de jijun.

Dans le Midi, la tourte de Noël [76], la morue frite, les châtaignes, la
dinde truffée font les frais du repas qu'arrosent à pleins verres le
_Valdepeñas_ et le _Manzanilla_. Quelquefois la guitare et la _Zambomba_
accompagnent le _Tango_, le _Boléro_ et la _Sevillana_ (danses
espagnoles).

[Note 76: A la Republique Argentine, le régal de Noël est le _pan
dulce_ (pain doux), sorte de gâteau aux raisins confits que les
pâtissiers confectionnent en grande quantité pour cette fête.]

Les gâteaux de Noël préférés par les Espagnols sont les «_ Turones _».
Chaque année, on en vend des quantités considérables, à Barcelone, sur
le _paseo de la Industria_ (la promenade de l'Industrie).

Les Tourons ou massepains sont d'énormes gâteaux au miel, aux amandes
pilées, aux patates douces, sur lesquels l'imagination et la grâce
espagnoles se donnent libre cours pour les ornementations. Ils ont
généralement la forme de serpents enroulés et sont couverts d'arabesques
en sucre multicolores, de fondants et de fruits confits et glacés. Ils
sont merveilleux à voir et délicieux à manger. Il y a, comme volume,
depuis la petite couleuvre, jusqu'aux plus immenses boas. Toute la
famille espagnole a son Touron pour Noël et les familles riches s'en
offrent qui coûtent des prix considérables [77].

[Note 77: En Espagne, comme en Italie, Noël remplace le Jour de
l'An.]

Le matin de Noël, avant la grand'messe, les villageois basques dansent
aussi le _fandango_, au son des guitares et des castagnettes, mais avec
un rythme bien différent des peuples du Midi. Les danseurs arrondissent
leurs bras en ailes de moulins, se font vis-à-vis en des gestes câlins,
sans que jamais l'un vienne à s'approcher de l'autre. Ils demeurent
silencieux et compassés. Pénétrés de la dignité de leurs rôles, ils
semblent accomplir quelque sacerdoce. Sur un chapiteau renversé, un
hidalgo loqueteux, venu on ne sait d'où, chante la triste _Malageña_,
mélopée plaintive, venue du temps des Maures, pendant qu'un rayon de
soleil vient éclairer sa pauvre mine de misère[78].

[Note 78: D'après la _Quinzaine_, 16 Décembre 1904.]

Noël est avant tout une fête religieuse chez le peuple espagnol, fidèle
gardien des naïves et touchantes traditions de ses pères.

Sans doute, il y a bien parfois quelques manifestations bruyantes
dans les églises, surtout dans les quartiers pauvres et ouvriers. Des
castagnettes, des tambours de basque, des _Zambombas_ accompagnent
des _villancicos_ (Noëls) à l'allure un peu trop alerte: certains
instruments assez singuliers imitent le chant des oiseaux, surtout le
cri éclatant du coq. A l'offertoire et à la sortie, l'orgue lui-même,
oublieux de sa gravité ordinaire, joue des variations sur des thèmes
empruntés aux airs les plus populaires. Au milieu de pareils concerts,
les enfants de choeur sautillent bien un peu, la foule est agitée d'un
balancement qui marque un peu trop la mesure, mais l'ensemble reste
toujours sérieux et digne du saint lieu.

A Séville, le jour de Noël, on danse encore dans les églises, mais tout
est prévu et réglé d'avance et l'assistance, témoin de ces exercices qui
font partie intégrante du cérémonial de la fête, se livre à la joie,
sans perdre son attitude calme et recueillie.

Jusqu'à la fin du dix-huitième siècle, à Valladolid, on représentait, au
milieu des églises, les _Mystères_ de la Nativité. Les personnages qui
étaient en scène, portaient des masques grotesques et des costumes
d'un goût douteux. Ils étaient accompagnés par tous les instruments
populaires: castagnettes, tambours de basque, guitares, violons. Dans
les entr'actes, l'organiste jouait seul: il choisissait dans son
répertoire les morceaux les plus entraînants. Tout à coup les femmes
et les jeunes filles entraient en danse, portant à la main des cierges
allumés. Toute cette festivité était entremêlée de _villanelles_ ou
chansons rustiques. Celui qui avait le mieux chanté était salué par les
fidèles du beau nom de _Victor_.

Si nous pénétrons, le jour de Noël, dans une des églises du Midi de
l'Espagne, nous y trouverons une foule qui s'y presse pour sanctifier
cette solennité. La jeune andalouse en habit de soie noire, avec
mantille, agenouillée sur la dalle nue[79], fixe du regard la Madone
vêtue de ses plus beaux atours de damas et de dentelles et couronnée
d'un riche diadème aux perles étincelantes. Elle est droite, immobile,
comme figée sur place, adressant une fervente prière à la Vierge qui ne
peut manquer de l'exaucer, en ce jour de l'anniversaire de la naissance
de son fils. Telles les orantes, sculptées dans le marbre ou la pierre,
qu'on admire dans les catacombes de Rome, ou auprès des tombeaux du
_Campo santo_ de Gênes et des autres villes d'Italie.

[Note 79: Les églises espagnoles ne contiennent pas habituellement de
chaises.]

Dans le Nord, la jeune basquaise va également se prosterner, le jour de
Noël, dans l'église de Lezo, près de Saint-Sébastien[80]. Ce n'est plus
la Vierge Marie qu'elle implore, c'est devant l'image du Christ vénéré
qu'elle reste des heures entières, plongée dans une sorte d'extase.
Comme elle contemple, avec émotion et avec larmes, son Dieu à l'aspect
saisissant, aux membres alanguis, à la chevelure d'ébène, au regard
tendre et compatissant qui semble la fixer et la comprendre. Elle lui
confie tous les secrets de son âme ardente: ses peines, ses illusions,
ses espérances. C'est à Lui qu'elle vient demander ce que chante la
vieille complainte:

  Santo Cristo de Lezo.
  Tres cosas te pido:
  Salud, dinero
  Y buen marido.

  Saint Christ de Lezo,
  Je te demande trois choses:
  Le salut, la fortune
  Et un bon mari.

[Note 80: Dans les pays basques, il est d'usage, au jour de Noël, de
se rendre a trois pèlerinages locaux particulièrement célèbres: ce sont
ceux de Lezo, d'Iziar et d'Aranzazu.]

En parcourant ces silencieuses campagnes de la province de Guipuscoa, il
nous est souvent revenu à l'esprit une belle page de Pierre Loti, sur la
Messe au pays basque, et surtout ces lignes finales: «Faire les mêmes
choses que depuis des âges sans nombre ont faites les ancêtres, et
redire aveuglément les mêmes paroles de foi, est une suprême sagesse,
une suprême force. Pour tous ces croyants qui chantaient là, il se
dégageait de ce cérémonial, immuable de la Messe une sorte de paix, une
confuse mais douce résignation aux anéantissements prochains. Vivants
de l'heure présente, ils perdaient un peu de leur personnalité éphémère
pour se rattacher mieux aux morts couchés sous les dalles et les
continuer plus exactement, ne former avec eux et leur descendance à
venir, qu'un de ces ensembles résistants et de durée presque indéfinie
qu'on appelle une race.»

Il nous a été donné de voir des familles entières agenouillées devant
le _Christ miraculeux_ de la belle cathédrale de Burgos ou devant la
_Virgen del Pilar_ (la Vierge du Pilier) de l'immense basilique de
Saragosse. Rien, dans nos souvenirs de voyages, ne nous a donné une idée
plus haute de la foi qui opère des merveilles, et de l'ardente charité
d'un peuple au coeur vaillant et à la religion profonde et vraie.

Il nous reste à parler de la Messe de Noël en Espagne, Messe de minuit
et Messe du jour.

La Messe de minuit s'appelle _Misa del Gallo_ (la Messe du coq ou du
chant du coq): elle n'offre rien de bien particulier.

Elle se célèbre dans la plupart des églises de Madrid. A la fin, les
fidèles entonnent les _villancicos_ en s'accompagnant d'instruments
de toute sorte: il se fait alors un tapage qui surprend et étonne les
étrangers. Des bandes bruyantes d'hommes du peuple parcourent en
chantant les rues les plus fréquentées. Depuis minuit, les cafés,
surtout ceux de _la Puerta del Sol_[81], se remplissent d'une foule
animée. La visite du marché aux fruits de _la plazza Mayor_ est
intéressante, surtout le soir de Noël: il y a quantité de boutiques
brillamment illuminées.

[Note 81: _La Puerta del Sol_ (la Porte du Soleil), la place la plus
grande et la plus animée de Madrid: elle doit son nom à l'ancienne porte
démolie en 1570, d'où l'on pouvait voir _le lever du soleil_.]

Le jour de Noël, les monastères ouvrent leurs chapelles ordinairement
fermées au public et la Messe de minuit se célèbre avec une grande
solennité. Chaque fidèle y apporte, soigneusement enveloppé dans son
manteau, son cierge bizarrement enroulé en forme de serpent. Dans le
rayonnement des lumières, apparaît, au milieu de la nef principale et
jusque dans le sanctuaire, une foule recueillie à la foi ardente et
aux élans d'une piété expansive. C'est une suite de fiévreux signes de
croix, de baisements des dalles, de coups frappés sur la poitrine, de
regards enflammés et suppliants allant de l'autel à la Madone et de la
Madone à l'autel.

Dans l'église, au dôme élevé, du célèbre couvent de Loyola, bâti sur
l'emplacement de la maison où naquit Saint Ignace, fondateur de l'Ordre
des Jésuites--à la Messe de minuit--l'orgue joue, après l'élévation,
la _Marche royale_ avec accompagnement de tambours de basque et de
castagnettes. Les Religieux, par suite d'un usage séculaire, célèbrent à
la fois la gloire du Très-Haut et celle de leur Souverain[82].

[Note 82: _La Quinzaine_, loc. cit.]

M. Etienne Roze nous décrit, dans un style plein de charme et d'humour,
une Messe de Noël à Madrid:

«Le jour de Noël, désirant assister à un office pittoresque, je me
rendis à la Grand'Messe de l'Hôpital Général. C'était là, m'avait-on
dit, le refuge des vieilles traditions.

«... Autour de l'harmonium, des Religieuses étaient groupées. Je n'ai
jamais entendu une Messe chantée sur un rythme aussi gai. Le célébrant
tout allègre entonna le Kyrie sur quelques notes vives et alertes et le
choeur lui répondit dans une attaque parfaite.

«Une vieille religieuse, toute ridée sous sa cornette blanche, battait
la mesure avec décision: c'était un excellent chef d'orchestre.

«... Les voix étaient justes et fraîches et les instruments parfaitement
accordés.

«Il y avait deux Zambombas, deux tambours de basque, des castagnettes,
deux trompettes, deux sifflets de tons différents, un coucou, un coq, un
rossignol et deux de ces petits pots en terre qu'on remplit à demi et
dans lesquels on souffle pour imiter un gazouillis d'oiseaux.

«Tout cela partait, s'arrêtait, reprenait dans une mesure excellente.
Seuls, les gazouillis étaient quelquefois en retard et gazouillaient
de temps à autre, au milieu d'un silence ou quand ce n'était plus leur
tour. Mais ils gazouillaient si bien, avec tant de gentillesse, qu'il
était impossible de leur en vouloir.

«... D'ailleurs, le chef d'orchestre faisait les gros yeux et tout
rentrait dans l'ordre.

«... On eut dit une Messe chantée dans une volière.

«Le coq, le rossignol et le coucou étaient surtout merveilleux. Ils
s'appelaient et se répondaient avec une impeccable mesure. Les tambours
et les castagnettes formaient la basse et ne se reposaient jamais.

«... Tout l'office fut célébré ainsi et d'une façon si naïve, si simple,
si touchante, avec une foi si vive et si sincère, que le sourire qui
m'était venu au début sur les lèvres, disparut très vite, pour faire
place à une réelle émotion»[83].

[Note 83: Revue Marne. _Noël_ 1902.]

Après la Messe de minuit, il est d'usage, en Espagne, de se saluer par
ces mots: _nacido[84] el Niño!_ (l'Enfant est né!)

[Note 84: La loi du moindre effort fait disparaître le _d_ dans la
prononciation et ordinairement on dit: _nacie el Niño_.]

Le jour des Rois (_Dia de Reyes_), à Madrid, une foule animée remplit
les rues et les magasins. Le soir, des enfants portent des flambeaux,
des échelles, dès sonnettes et des tambours, parcourent les rues et les
places les plus écartées où ils font halte pour «guetter l'arrivée des
Rois». Mais bientôt un «Messager» vient annoncer que les Rois ont pris
«un autre chemin» et qu'ils font leur entrée à l'autre bout de la ville.
Sur quoi, toute la bande se dirige vers l'endroit indiqué, où la même
scène recommence.

Le jour de l'Épiphanie, à Madrid, dans la chapelle royale, une Messe
solennelle est dite par le Cardinal-Aumônier. Le Roi, la Reine et toute
la famille royale y assistent, avec toute la Cour, en tenue de gala.
Après la Messe, le Roi fait porter sur l'autel trois beaux calices; le
Cardinal les consacre et le Roi les envoie, en souvenir des trois Rois
Mages, à trois églises pauvres[85].

[Note 85: Ce trait édifiant et plusieurs autres nous ont été racontés
par un ecclésiastique qui a passé deux années à Madrid, et qui a eu de
fréquentes relations avec la famille royale d'Espagne.]



FIN.

TABLE

  Préface.

  NOËL EN SUÈDE ET EN NORWÈGE
    Le cadeau mystérieux.
    Le repas national.
    La Messe de minuit au village.
    Le réveillon des petits oiseaux.

  NOËL EN ANGLETERRE
    Les mascarades.
    Les préparatifs immenses.
    L'agitation à Londres.
    Le _Baron of beef_.
    La décoration du _home_.
    La bûche traditionnelle.
    Les chanteurs.
    Le repas familial.
    Le cygne sur la table du roi.
    Les secours donnés aux pauvres.
    Les jeux.
    La réunion du soir.
    Les cartes de Noël.
    Le lendemain de Noël.
    Noël en Crimée.
    Noël au Transvaal.
    Une Messe de minuit en exil.
    L'offrande royale, le jour des Rois.

  NOËL EN ALLEMAGNE
    L'annonce de la fête.
    Origine des coutumes allemandes.
    Le réveillon.
    Le gâteau de Noël à la Cour de Berlin.
    Le Noël des enfants.
    L'arbre-de-noël.
    Le chant de Noël.
    La réunion familiale.
    Le valet Rupert.
    La visite de l'Enfant-Jésus.
    Nicolas le Velu.
    L'arbre de Noël en 1870.
    L'arbre de Noël à la caserne.
    Trait patriotique.

  NOËL EN ITALIE
    Rome.
    Les _Pifferari_.
    La cantate à la Vierge.
    Les boutiques de la place Navone.
    Les Crèches.
    Le _San Bambino_.
    La _Befana_.
    Les rondes de la _Befana_.
    Les Mystères de Noël à Leeca.
    L'_Ave Maria_ de la Bûche.

  NOËL A NAPLES
    La semaine des _Bancarelle_.
    Le marché aux poissons.
    Le port de Naples.
    Les _Zampognari_.
    Les Crèches napolitaines.
    La Crèche du Musée de la Chartreuse.
    La Crèche de Caserte.
    Les feux d'artifice.
    Le drame de la Naissance du Verbe Incarné.
    La Crèche-parlante de Catanzaro.
    Les cloches de Lanciano.

  NOËL EN SICILE
    Les musiciens de Noël.
    Gracieux dialecte sicilien.
    Prières de Noël.
    Chansonnettes pieuses.
    Les Crèches enfantines.
    Les boutiques de Palerme.
    Le repas des oiseaux.
    La Bûche de Noël.

  NOËL EN ESPAGNE
    Fête bruyante.
    La Bulle de la Sainte Croisade.
    Les Pâques de la Nativité.
    Les _cillancicos_.
    La _Zambomba_.
    Le Samedi Saint.
    Le Noël de Valladolid.
    Noël à Séville.
    Le marchand de dindons.
    La loterie de Séville.
    Les Crèches.
    Le _fandango_.
    Les Tourons.
    Les Mystères de Noël à Valladolid.
    La prière de Noël à Séville.
    La prière de Noël à Lezo.
    La Messe de minuit.
    La Messe du jour à l'Hôpital Général.
    Le jour des Rois à Madrid.
    L'offrande du Roi d'Espagne.

FIN DE LA TABLE



[Note du transcripteur: Suit le matériel hors propos qui se trouve dans
les premières pages de l'ouvrage qui a servi pour produire ce document.]



Prix franco: UN Franc

SE TROUVE CHEZ L'AUTEUR

PITHIVIERS
IMPRIMERIE MODERNE, I, IMPASSE DE L'ÉGLISE



1906



IMPRIMATUR.
Aurel., Die. 3 Decemb. 1905.
A. BRUANT
_Vic. gen._



Nous avons publié, en 1903, sur les _Réjouissances populaires de Noël
dans nos anciennes provinces_, et en 1904, sur _Noël dans les pays du
Nord_, deux brochures dans lesquelles un grand nombre de journaux, de
revues et de semaines religieuses ont puisé des extraits. En 1904, le
grand journal de Paris _Le Gaulois_ nous a fait les honneurs de son
intéressant numéro illustré de Noël. Nous espérons que notre _Noël dans
les pays étrangers_ obtiendra, cette année, la même faveur.

Depuis notre voyage de Terre Sainte, en 1893, présidé par Son Éminence
le Cardinal Langénieux, de pieuse, illustre et vénérée mémoire, nous
avons recueilli des notes nombreuses sur les usages établis à l'occasion
des fêtes de Noël et de l'Épiphanie. Nos amis de la _Société Asiatique_,
répandus dans le monde entier, nous ont écrit des lettres pleines
d'intérêt et d'érudition. Nos confrères de France et de l'Etranger, dont
nous avons pu apprécier la science et l'aimable charité, nous ont aussi
prêté le plus bienveillant, le plus utile concours.

Nous nous proposons de publier prochainement _le Folk-Lore de Noël_ ou
_Essai sur les coutumes populaires de Noël dans tous les pays_.

Notre ouvrage sera divisé comme il suit:


PRÉFACE.--Origine et but de ce livre.

INTRODUCTION.--Résumé des faits historiques qui se sont passés le jour
de Noël. (Ephémérides de Noël.)

  CHAPITRES
  I.--Solennité et popularité de Noël.
  II.--Veillée de Noël et légendes qu'on y raconte.
  III.--Bûche de Noël.
  IV.--Processions de Noël (profanes et religieuses.)
  V.--Particularités de la Messe de minuit.
  VI.--Cadeaux de Noël (Arbre de Noël et Sabot de
  Noël.)
  VII.--Réveillon et gâteaux de Noël.
  VIII.--Origine, naïveté et universalité des Noëls.
  IX.--Crèches de Noël.
  X.--Pastorales et Mystères de Noël.
  XI.--Noël dans les pays du Nord.
  XII.--Noël dans les pays du Midi.
  XIII.--Noël dans les pays de Missions.
  XIV.--Fête des Rois.

CONCLUSION.--Ces coutumes de Noël, si universelles et si populaires,
prouvent la divinité de Notre-Seigneur Jésus-Christ.


Nous serions très reconnaissant à nos lecteurs de nous fournir de
nouveaux documents puisés dans leurs lectures, leurs voyages ou auprès
de leurs amis. Ces documents se trouvent surtout dans les journaux,
revues et semaines religieuses qui paraissent du quinze au trente
Décembre de chaque année. Ceux qui possèdent des collections de ces
différentes publications peuvent consulter les livraisons des années
précédentes. Dans chaque pays, la presse locale contient des articles
très intéressants sur les coutumes particulières à chaque contrée. A
titre de renseignements, ces articles ont pour nous une grande valeur.

Les écrivains les plus célèbres, prosateurs et poëtes de tous les pays,
ont parlé avec admiration de nos usages de Noël. Frédéric Mistral
a chanté la «Bûche de Noël» dans cette belle et harmonieuse langue
provençale qu'il parle si bien. Qui ne connaît la «Dernière Bûche» de
Théodore Botrel, d'une allure toute gauloise et d'une saveur toute
bretonne? Madame de Sévigné raconte «avec finesse et joyeusetés» comment
se passait «le réveillon» dans son merveilleux hôtel Carnavalet. Nous
trouvons dans le gracieux _Weihnachtsabend_ (la veillée de Noël),
de Schmid, une ravissante description de «la Crèche» et Shakespeare
lui-même, dans _Hamlet_, fait allusion à l'une de nos légendes de Noël
les plus répandues.

De nouveau, nous prions nos amis de vouloir bien nous signaler leurs
_découvertes_ dans ce domaine infini de notre littérature nationale
et des littératures étrangères. Ils nous aideront ainsi à compléter
l'oeuvre que nous avons entreprise, pour l'édification de nos frères: la
glorification populaire du divin Enfant de Bethléem.


Cette brochure se vend au profit des trois Écoles libres de Pithiviers;
nous prions nos lecteurs de la faire connaître autour d'eux.





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