Home
  By Author [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Title [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Language
all Classics books content using ISYS

Download this book: [ ASCII | HTML | PDF ]

Look for this book on Amazon


We have new books nearly every day.
If you would like a news letter once a week or once a month
fill out this form and we will give you a summary of the books for that week or month by email.

Title: Cham et Japhet, ou De l'émigration des nègres chez les blancs considérée comme moyen providentiel de régénérer la race nègre et de civiliser l'Afrique intérieure.
Author: Chancel, Ausone de
Language: French
As this book started as an ASCII text book there are no pictures available.


*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Cham et Japhet, ou De l'émigration des nègres chez les blancs considérée comme moyen providentiel de régénérer la race nègre et de civiliser l'Afrique intérieure." ***


made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)



TYPOGRAPHIE HENNUYER, RUE DU BOULEVARD, 7. BATIGNOLLES.
Boulevard extérieur de Paris. PARIS



                             CHAM ET JAPHET
                                   OU
               DE L'ÉMIGRATION DES NÈGRES CHEZ LES BLANCS
                               CONSIDÉRÉE
          COMME MOYEN PROVIDENTIEL DE RÉGÉNÉRER LA RACE NÈGRE
                  ET DE CIVILISER L'AFRIQUE INTÉRIEURE.

                                  PAR

                         M. AUSONE DE CHANCEL

                                  1859



(Extrait de la _Revue Britannique_, numéros de septembre et d'octobre
1859)



I.

Depuis soixante ans que la religion, la philosophie et tous les
gouvernements de l'Europe ont sérieusement mis à l'étude la question
de l'esclavage, des millions d'esclaves attendent encore l'heure de la
rédemption.

La religion, malgré quelques heureux essais de rachats partiels, mais en
face de l'impuissance où tout son dévouement serait de les généraliser,
devra-t-elle s'en remettre, avec Bossuet, à cet acte de résignation:
«Condamner l'esclavage, ce serait condamner le Saint-Esprit qui ordonne
aux esclaves, par la bouche de saint Pierre, de demeurer en leur état,
et n'oblige point les maîtres à les affranchir[1]?»

[Note 1: _Variations_, t. III.]

Des philosophes modernes, les uns, après s'être égarés à la recherche
de la raison d'être de l'esclavage dans une société chrétienne, et
désespérant d'y pouvoir opposer une formule de rachat générale et
pratique, se sont tristement réfugiés dans cet acte de fatalisme: «C'est
un hiéroglyphe de la Providence que la philosophie de l'histoire aborde
l'oreille basse et le regard troublé, sans pouvoir en déchiffrer
nettement l'explication[2]»

[Note 2: Eugène Pelletan.]

Les autres, arrivés au pouvoir en 1848, se sont trop hâtés de mettre en
application ce mot de leurs devanciers de 93: «Périssent les colonies
plutôt qu'un principe!»

De tous les gouvernements de l'Europe enfin, pas un, si ce n'est celui
de la France, n'a fait autre chose que de donner satisfaction aux
vues étroites des philanthropes, sans bénéfice aucun, même pour la
philanthropie.

Que si tant d'esprits supérieurs cependant ont cherché sans le trouver
le sens de la fatale énigme, ne serait-ce point que tous ont tenté
d'expliquer par des considérations de politique, d'économie agricole,
de nécessité sociale, ce fait étrange d'hommes passés à l'état de
marchandise, d'hommes propriété d'autres hommes, et que pas un ne l'a
considéré comme une loi providentielle? De là sans doute, et faute d'en
avoir connu la cause, l'inertie des différents systèmes expérimentés
pour en faire cesser l'effet.

Dans l'antiquité l'esclavage était une conséquence de la guerre, et
la guerre une nécessité d'ordre divin. Chaque victoire donnait des
esclaves; on les appelait _servi_, ce qui veut dire _préservés_:
c'étaient autant d'ennemis de moins à vaincre dans la lutte prochaine
et toujours renaissante,--mais dont le terme était fixé,--et que ces
millions d'hommes eussent indéfiniment prolongée s'ils fussent restés
libres.

Dès que l'oeuvre divine fut accomplie par l'agrégation de tous les
peuples dans l'unité romaine, ce furent autant de coeurs ouverts à
l'Evangile: l'Evangile s'adressait aux simples, aux pauvres, aux
proscrits; les esclaves étaient tout cela, ils devaient être les
premiers chrétiens.

Désormais sans raison d'être, l'esclavage disparut peu à peu de la
société à mesure qu'elle se faisait chrétienne.

Cependant il restait deux vastes continents, tous deux inconnus du monde
civilisé et par conséquent inaccessibles à la loi nouvelle, l'Afrique
et l'Amérique;--elles furent simultanément découvertes[3]. Était-ce de
leurs habitants que le Christ avait dit: «J'ai encore d'autres brebis
qui ne sont pas de cette bergerie, il faut que je les amène?»

[Note 3: Personne ne se méprendra sur ce que j'entends ici par la
découverte de l'Afrique.]

Quoi qu'il en soit, l'oeuvre d'initiation des Africains ne pouvant
s'opérer ni sous la froide latitude de l'Europe, où ne sauraient vivre
les nègres, ni sous la zone tropicale du Soudan, où ne sauraient vivre
les blancs, il leur fallait un terrain neutre, intermédiaire, où les
uns et les autres pussent s'acclimater; Dieu leur donna rendez-vous en
Amérique, et deux courants d'émigration s'y précipitèrent aussitôt, l'un
portant les initiateurs, l'autre les initiés. Ces derniers, inertes et
casaniers de nature, n'eussent point émigré spontanément, tout moyen
d'émigration leur manquant d'ailleurs: Dieu les expatria de force.--Nous
ne pouvions aller à eux, il nous les envoya, et dans la seule condition
qui pût mettre en rapport les deux races.

Cette fois encore l'esclavage était providentiel. Que nous en ayons
abusé, c'est une question de libre arbitre qui ne prévaudra point contre
Dieu.

En d'autres termes, Dieu ne livre le nègre au blanc que pour mettre
celui-là à l'école de celui-ci; s'il le livre esclave, c'est à la fois
pour que l'élève soit placé dans les conditions les plus absolues de
soumission, et pour qu'au prix de son travail il trouve un maître qui
consente à lui servir d'éducateur. Il est remarquable que l'antipathie
des deux races tend à s'atténuer aussi longtemps que l'une est esclave
de l'autre, et qu'elle se produit au contraire dans son expansion la
plus exagérée, aussitôt qu'elles sont, par un fait quelconque, appelées
à traiter d'égale à égale.

«Le préjugé de race, a dit M. de Tocqueville, me paraît plus fort dans
les États qui ont aboli l'esclavage que dans ceux où il existe encore,
et nulle part il ne se montre aussi intolérant que dans les États où la
servitude a toujours été inconnue.»

Or, cette antipathie du maître qui s'accroît en raison du progrès de
l'élève est un enseignement non compris on trop dédaigné des desseins de
la Providence, qui ne les a point rapprochés pour qu'à jamais ils vivent
côte à côte, mais pour que, l'éducation du barbare étant faite, il soit
repoussé d'un pays où sa présence est inutile et dangereuse, et renvoyé
dans sa terre natale, où nul autre que lui ne peut aller porter sa
contagieuse civilisation.

La volonté divine est en cela si manifeste, qu'elle se traduit sans
pitié par la réprobation dont est frappée, même aux yeux de ses pères,
la race malheureuse issue des blancs et des négresses,--non point que
j'aille jusqu'à penser qu'elle soit, comme il a été avancé, le fruit
maudit du crime de bestialité[4]; mais elle porte évidemment la peine
d'une origine désavouée, sinon par la nature, du moins par la société,
et, à ce titre, condamnée par un arrêt mystérieux;--car ce n'est pas
seulement l'affranchi de sang pur, le nègre noir, que le blanc met
à part et relègue hors de son milieu à toute la distance de son
mépris,--c'est encore le mulâtre, le quarteron, tout homme de
descendance nègre, à quelque dose imperceptible que le sang africain
soit mêlé dans ses veines. Et l'oeil du blanc créole a, pour découvrir
cette altération, des facultés d'instinct prodigieuses, incroyables, que
n'atteindra jamais la physiologie. Il n'y a point de baptême qui puisse
laver le métis de cette tache originelle, ni le baptême du chrétien,
ni le baptême d'un grand nom, ni celui de la fortune, ni celui de la
science, ni celui de l'esprit,--c'est un paria.

[Note 4: «Les nègres et mulâtres même ne sont qu'une variété de
l'orang-outang; et, pour faire cesser le crime de _bestialité_, il
importe de déclarer infâme et vilain tout blanc qui désormais
s'unirait à une femme de couleur.» (Beauvais, conseiller supérieur à
Saint-Domingue, 1790.)]

Il n'est pas jusqu'au nègre _noir_ qui ne dise orgueilleusement à
l'homme de couleur: «Moi, je suis de sang pur; toi, tu es de sang mêlé.»

Or, un fait aussi considérable a sûrement sa raison d'être: c'est que,
je le répète, les nègres ne sont vis-à-vis de nous, premiers-nés dans
l'ordre social, que des enfants derniers venus, confiés à notre tutelle
temporaire, et qu'il nous est imposé de moraliser par le précepte et par
l'exemple,--rien de plus,--sous peine d'attentat, sinon contre nature,
incestueux de moins de tuteurs à pupilles, portant désaveu devant Dieu
et réprobation devant l'humanité de la race nouvelle ainsi créée, et à
qui la Genèse n'a assigné aucune place dans le monde.

Nous voici, quant à cette loi de principe, en opposition avec MM.
d'Eichthal et Ismaël Urbain, à qui «le noir paraît être la _race femme_
dans la famille humaine, comme le blanc la _race mâle_..., le noir, de
même que la femme, étant privé des facultés politiques, scientifiques et
créatrices; mais, comme elle, possédant au plus haut degré les qualités
du coeur, les affections et les sentiments domestiques, la passion de la
parure, de la danse et du chant[5]»

[Note 5: Lettres sur la race noire et la race blanche. Paris, 1839..]

De là cette conclusion: «que les moyens d'associer les blancs et les
noirs se résument par ces mots: _domesticité et plaisir_;»--conclusion
qui, pour les auteurs que je cite, prendrait appui sur ces paroles de
Napoléon:

«Lorsqu'on voudra, dans nos colonies, donner la liberté aux noirs et y
établir une égalité parfaite, il faudra que le législateur autorise la
polygamie, et permette d'avoir à la fois une femme blanche, une noire
et une mulâtre. Dès lors les différentes couleurs, faisant partie d'une
même famille, seront confondues dans l'opinion de chacun. Sans cela on
n'obtiendra jamais de résultat satisfaisant. _Les noirs seront ou
plus nombreux ou plus habiles, et alors ils tiendront les blancs dans
l'abaissement_, et vice versa[6].»

[Note 6: Mémoires de Napoléon, t. V, p. 195.]

Graves paroles que celles-là! car, en raison même des conditions
auxquelles l'émancipation des noirs serait possible, elles en portent
condamnation sans appel et proscription écrasante an nom de la morale
qui ne saurait accepter la polygamie; an nom de l'économie sociale,
menacée dans les colonies par l'envahissement de l'élément noir.

Les conséquences que nous déduisons de l'opinion émise par l'empereur
philosophe sont donc diamétralement opposées à celles qu'en ont déduites
MM. d'Eichthal et Urbain. Que si d'ailleurs en partant de cette juste
observation: «que le noir a beaucoup des qualités de la femme,» ils en
sont arrivés à cette formule un peu mystique: «donc le noir est la _race
femme_ de la famille humaine,» ne serait-ce point pour n'avoir pas assez
remarqué qu'il a bien plus encore les défauts de l'enfant?--Race enfant
donc que la sienne, et nous lui devons, à ce titre, la tutelle et
l'éducation; d'où il sait que nos moyens, à nous, d'associer les blancs
et les noirs sont ceux-ci: domesticité, moralisation, émancipation,
rapatriement.

Nous avons donc mal compris jusqu'à présent la mission évangélique
et moralisatrice dont les peuples blancs sont, à l'égard des peuples
nègres, les apôtres.

Deux hommes éminents, M. de Tocqueville et M. le baron Baude, ont eu de
ces prémisses une apparente révélation; mais ni l'un ni l'autre n'en ont
tiré un suffisant enseignement.

M. le baron Baude a dit:

«Les sociétés blanches ont en elles-mêmes le principe de la
perfectibilité; tandis que les sociétés noires obéissent à l'impulsion
du dehors et ne font aucun progrès qui leur soit propre. _L'immersion
dans les sociétés blanche semble donc être la condition à laquelle les
nègres deviendront capables de liberté_.

«_L'abolition de l'esclavage des noirs_ parmi les blancs ne serait au
fond que le maintien de l'esclavage des noirs parmi les noirs. L'un est
un pas vers la liberté, l'autre est à perpétuité la consécration de la
servitude[7].»

[Note 7: _L'Algérie_, t. II.]

Il est à regretter que cette lumineuse intuition n'ait conduit M. Baude
qu'à mi-chemin de la solution du problème; soit au rétablissement de la
traite par caravanes du Soudan en Algérie. L'Algérie y gagnerait des
travailleurs sans contredit, et ces travailleurs y gagneraient sans
doute eux-mêmes d'être moralisés; mais qu'y gagneraient la question
de l'esclavage en général et les colonies de l'Océan et les cinquante
millions de nègres qui peuplent l'Afrique intérieure?

M. de Tocqueville, après avoir exposé la situation, prospère au delà de
toute prévision, de cette colonie fondée sur les côtes de Guinée par les
États-Unis, avec des nègres émancipés, sous le nom de _Libéria_, ajoute:

«Des barbares ont été puiser les lumières au sein de la civilisation,
et apprendre dans l'esclavage l'art d'être libres.--Jusqu'à nos jours
l'Afrique était fermée aux arts, aux sciences des blancs. Les lumières
de l'Europe, importées par les Africains, y pénétreront peut-être[8].»

[Note 8: _De la démocratie en Amérique._]

Pourquoi _peut-être_, quand une première expérimentation concluante
affirme?

Deux cents pauvres nègres, exportés des États-Unis et conduits par
quelques membres dévoués de la Société américaine de colonisation,
confiants dans cet adieu de leur président: _Je sais que ce dessein est
de Dieu_, débarquent en 1822 sur les plages, désertes du Mesurado. Deux
ans après, ils ont bâti une ville _en pierres_, Monrovia, armé un fort,
élevé des chapelles, des écoles, un hôpital. Un peu plus tard, de
nouveaux immigrants fondent Caldwell; des villages se créent et des
fermes se groupent dans la banlieue des deux cités. A cette société
naissante, qui n'a point oublié ses traditions originelles, il faut déjà
la libre expansion de sa pensée: une imprimerie s'établit à Mourovia, et
les États-Unis étonnés reçoivent le premier numéro du _Liberia-Herald_.

Deux établissements nouveaux se forment: l'un au cap Monte, avec un
comptoir fortifié; l'autre dans le Bassa, où s'improvise la ville
d'Edina; en même temps que diverses sociétés de colonisation en créent
d'autres avec leurs propres ressources à Bassa, à Cove et sur différents
points.

Si pourtant la plupart des rois nègres de la côte se prêtent volontiers
à ces envahissements de leur territoire, légitimés d'ailleurs par achat,
et s'engagent même, comme condition du marché, à renoncer à la traite,
ceux de l'intérieur, lésés par contrecoup dans leurs intérêts de
marchands d'esclaves, en appellent malaisément aux armes. Ce fut pour
les Libériens, organisés en milice, bien armés et appuyés par leurs
alliés, l'affaire de quelques combats, pour s'en faire des voisins plus
prudents d'abord, des amis ensuite.

De 1839 à 1847 enfin, tous ces éléments épars de colonisation, jusque-là
sans unité politique, s'organisent définitivement en corps de nation;
la jeune république, sous le nom de _Libéria_, prend rang au nombre des
États civilisés, avec un gouvernement électif, un parlement, un jury,
des magistrats,--toute une constitution calquée sur celle de sa patrie
mère,--mais qui se personnifie par cette restriction absolue qu'_aucun
blanc_ ne pourra être admis à titre de citoyen sur ce sol de refuge,
tout entier acquis à la race noire ou mulâtre.

Libéria dès lors a des imprimeries, des journaux, des écoles, des
églises, des hôpitaux, des associations de charité, des prêtres
_chrétiens_, des magistrats, une milice, des ports, une flotte, un
pavillon que saluent de vingt et un coups de canon les escadres
américaines, anglaises et françaises, et qui, plus tard, est
officiellement reconnu par toutes les nations du globe.

Aujourd'hui son territoire, où se développe la culture de la canne à
sucre, du café, du coton, de toutes les plantes tropicales; où se font
des essais de drainage, d'assainissement et d'industrie mécanique,
occupe 567 kilomètres de côtes sur une profondeur de 64, avec une
population de 250,000 âmes.

Le commerce extérieur s'y traduit par un mouvement de 4 à 6 millions
de francs, et telle est à l'intérieur son influence de rayonnement et
d'attraction que Monrovia, sa capitale, et Edina se sont élevées, l'une
sur un ancien marché d'esclaves, l'autre sur l'ancien emplacement du
fameux _buisson du diable_, autour duquel les calamités publiques
étaient conjurées par des sacrifices humains, et que nombre de rois
nègres envoient de cent cinquante à deux cents lieues leurs enfants, à
ses écoles[9].

[Note 9: _Revue du Deux-Mondes_, numéro de juillet 1852: _les Noirs
libres et les Noirs esclaves_, par M. Casimir Lecomte.--_Moniteur
universel_, novembre 1856.--_Courrier des États-Unis_, septembre
1836.--L'_Encyclopédie anglaise_, de Knight.]

Et pendant qu'en Europe, enfin, le recrutement des travailleurs
africains, par voie d'engagement, soulève tant d'oppositions irritantes,
la république de Libéria vient de décréter que tout individu résidant,
ou venant s'établir sur son territoire, peut (à certaines conditions)
y enrôler des émigrants natifs d'Afrique et les transporter en pays
étrangers (session législative de 1858).

Singulière actualité!

Il n'est pas un peuple blanc qui ne pût s'honorer de l'acte d'état civil
national de Libéria, le premier qu'un peuple nègre ait fait enregistrer
dans l'histoire de l'humanité.

Par contre, opposons-lui celui de Saint-Domingue ou pour mieux dire
d'Haïti, car cette pauvre reine des Antilles, honteusement prostituée
dans les orgies de ses esclaves d'hier, ses maîtres aujourd'hui de
par l'émancipation brutale, s'est pudiquement débaptisée de son nom
chrétien.

A peine la proclamation de l'émancipation est-elle proclamée, ce sont
des bandes déguenillées, ivres de tafia, qui se ruent au pillage, avec
un enfant blanc au bout d'une fourche pour drapeau.--C'est Jean-François
qui se fait un sérail de ses prisonnières blanches, et, quand il en est
las, les livre à ses bandits.--C'est Biassou qui brûle ses prisonniers à
petit feu, leur arrache les yeux avec des tire-balles et les scie
entre deux planches.--C'est Jeannot qui se fait au bivouac une double
décoration de têtes sur une haie de lances, de cadavres accrochés aux
arbres par le menton, et qui, lorsque la scène est prête, se donne le
spectacle de blancs qu'on écorche tout vifs, qu'on étire s'ils sont trop
courts, qu'on rogne par les jambes s'ils sont trop longs. Si Jeannot a
soif, qu'on lui coupe une tête choisie, et il en exprimera le sang dans
une tasse de tafia.--Jeannot boit!

Ce sont Rigaud et Toussaint, le nègre et le mulâtre, combattant chacun à
son profit au nom de la régénération des esclaves. Guerre d'hypocrites
des deux couleurs, qui finit par un massacre de mulâtres; mais aussi par
l'expulsion des Anglais, la conquête de la partie espagnole de l'île,
une ébauche de constitution et un semblant d'unité nationale.

Toussaint Louverture est l'homme de génie de cette révolution de
sauvages,--car toute révolution a son homme de génie.--Après avoir
autant que possible discipliné ses bandes, réhabilité la religion, rendu
l'instruction obligatoire, il lui fallait reconstituer le travail. Le
vieux nègre avait été esclave avant d'être dictateur, il connaissait
son monde, et ce fut à coups de sabre et de mousquet qu'il renvoya ses
nègres _libres_ à leurs ateliers, avec obligation d'y travailler pendant
cinq ans sans en sortir, à moins d'une permission expresse[10].

[Note 10: Rapport au ministère de la marine sur l'examen des questions
relatives à l'esclavage (1843).]

Ses deux inspecteurs de culture, Moïse et Dessalines, procédaient contre
les fainéants par le bâton; contre les mutins, en en prenant un au
hasard dont ils faisaient sauter la cervelle, ou qu'ils faisaient
enterrer vivant jusqu'au cou devant les ateliers assemblés[11].

[Note 11: _Mémoires_ du général Pamphile Lacroix, t. II, p. 47]

Aussi les nouveaux citoyens ne disaient-ils plus de Toussaint ce qu'ils
avaient dit du commissaire de la Convention Polverel, qui leur prêchait
les droits de l'homme: _Commissaî li bète trop, li connai à yen._

On sait comment le général Leclerc, dans la période heureuse de sa
malheureuse expédition, s'empara de Toussaint, et _le premier des noirs_
vint mourir en France au fort de Joux, prisonnier du premier des blancs.

C'est alors l'empereur Dessalines, un nègre du Congo[12], dont le
gouvernement ne fut que l'exagération de celui de Toussaint, et de qui
M. Thiers a dit: «Véritable monstre tel qu'en peuvent former le massacre
et la révolte, ne songeant qu'à pousser avec une profonde perfidie les
noirs sur les blancs, les blancs sur les noirs, à irriter les uns par
les autres, à triompher au milieu du massacre général et à remplacer
Toussaint dont il avait le premier demandé l'arrestation.»

[Note 12: Le général Rames, cité par Lamartine]

Toussaint était un hypocrite en politique et en morale.--Dessalines
était un impudent d'immoralité. Le soir, il jetait son manteau impérial
aux orties pour rentrer plus à l'aise dans son rôle natif de sauvage et
s'enivrer d'amour brutal et de tafia, en dansant la bamboula[13].

[Note 13: D'Alaux, _Soulouque et son Empire_]

Abrégeons: laissons les assassins de Dessalines,--Christophe, dans le
nord de l'île, jouant au saint Louis en rendant la justice sous un
cocotier, avec cette modification qu'il condamnait toujours à mort;--et
Pétion, dans le sud, où, disait-il, «il aurait créé une France
nouvelle,» si son peuple n'eût traduit la liberté républicaine par le
droit de ne rien faire, vivant à la grâce de Dieu du pain quotidien du
bananier.

Découragé par ce résultat en sens inverse de celui qu'il avait
rêvé, Pétion se laissa mourir de faim, en même temps à peu près que
Christophe, dans un accès de rage, se déchargeait un pistolet dans le
coeur.

Le général Boyer recueillit leur double héritage, non sans s'aider de
quelques massacres, bien entendu; mais du moins était-ce on homme hors
ligne que celui-là, tout impuissant qu'il ait été à vaincre la paresse
des ateliers, malgré son code draconien, et à dominer l'opinion
systématiquement stupide qui, du sénat, avait gagné les masses à l'état
de conspiration.--Pressé par la révolte, moins encore que pris par le
dégoût, Boyer s'embarque pour la Jamaïque.

Encore l'anarchie avec les deux Hérard, Salomon, Dalzo, Pierrot, le
féroce Accaau et Guerrier, qu'un intérêt commun porte à la présidence et
qui, pour avoir coupé court à son état d'ivresse habituelle, meurt d'un
excès de sobriété.--Pierrot n'arrive au pouvoir que pour y jouer le
double rôle de tyran et de niais. On a conservé de lui cette sentence
mémorable par laquelle, en vertu du privilége inhérent à sa position de
chef de l'État, il commua en peine de mort une condamnation à trois mois
de prison.

L'intelligent Riché «réalise un moment l'idéal d'un gouvernement
haïtien,» mais il est emporté par une mort subite; et, au grand
étonnement de tous les partis, Faustin Soulouque, ancien palefrenier
du général Lamarre et son aide de camp, attaché ensuite, en façon de
secrétaire des commandements, à la belle mulâtresse de Boyer, puis
général et commandant du palais, parvenu d'antichambre, enfin, est élevé
à la présidence.

C'était un ci-devant beau dans son espèce; timide, balbutiant en public,
poltron au feu et croyant aux sorciers plus qu'à Dieu, jusque-là que, le
jour de sa consécration par un _Te Deum_, il repoussa, comme ensorcelé,
le fauteuil qui lui avait été préparé dans l'église.

Le Parlement haïtien s'était donné là, pensait-il, un président
soliveau, comme tout Parlement constitutionnel, blanc ou nègre, les
aime. L'erreur ne fut pas de longue durée: par un effet combiné du
pouvoir qu'il avait en mains et de sa peur de tout, peur du sénat, des
fonctionnaires, de la bourgeoisie, de ses généraux même, des mulâtres
surtout et des esprits, Soulouque s'était transformé en terroriste. La
première année de son gouvernement fut un long massacre d'un bout à
l'autre de l'île, mais qui s'inaugura dans la capitale où se ramifiait
nécessairement une insurrection prétendue des mulâtres du sud.

Massacre par le sabre, la fusillade et la mitraille, au coin des rues,
sur les places publiques, dans la cour du palais de la présidence et
jusque dans la Chambre des représentants, de ministres, de sénateurs, de
généraux, de fonctionnaires, de bourgeois, tous plus ou moins jaunes
ou suspects, à ce point que plusieurs administrations cessèrent de
fonctionner faute d'écrivains.

Port-au-Prince _pacifié_, il fallait _pacifier_ le sud: Soulouque s'y
fait suivre par une armée et par les anciens bandits d'Accaau, semant
sur sa route des proclamations qui toutes commençaient par _quiconque_,
et se terminaient invariablement par _sera fusillé_.

Massacre par exécution sommaire, par commission militaire, par
irruption, par guet-apens aux Cayes, à Aquin, à Jérémie, à Cavaillon, où
le chef de bande Voltaire Castor, ancien forçat, poignarde de sa main
soixante-dix noirs, compromis par leurs relations avec les mulâtres, et
coupables d'être riches, en vertu de cet axiome d'Accaau: _Nègue riche
cila mulate_.

C'est ainsi que Soulouque préludait à sa mascarade impériale, avec ses
ducs de _Marmelade_, de _Limonade_ et de _Trou-Bonbon_; ses comtes de
_Coupe-Haleine_, de la _Seringue_, de _Numéro-Deux_; ses barons
de _Gilles-Azor_, ses chevaliers de _Métamour-Bobo_, et toute une
aristocratie de chimpanzés, dont les noms incroyables illustrent le
_Moniteur haïtien_; mais sans une gourde dans le trésor public d'où
ne sortent que des assignats, sans un navire dans les ports, sans
industrie, sans commerce, sans agriculture sur le sol le plus fécond du
monde.

Saint-Domingue exportait autrefois pour 150 millions de produits que M.
Thiers[14] évalue à 300 millions de valeur actuelle.--Haïti n'en exporte
pas 12 aujourd'hui.

[Note 14: _Histoire du Consulat et de l'Empire_.]

La situation morale de ce peuple _régénéré_ va de pair avec sa situation
économique. «Haïti a des journaux et des sorciers, un tiers parti et des
fétiches; des adorateurs de couleuvres y proclament tour à tour depuis
cinquante ans,» en présence de l'Être suprême, «des constitutions
démocratiques et des monarques par la grâce de Dieu[15].»

[Note 15: D'Alaux, lieu cité.]

L'histoire d'Haïti peut se résumer en deux lignes: extermination des
blancs,--extermination des mulâtres,--extermination des nègres entre
eux.

Libéria.--Haïti.

Entre la régénération de la race noire par le rapatriement, après un
temps donné de servage «sous des maîtres supérieurs,» et le rêve de sa
régénération spontanée, nous avons à choisir.

Et quel obstacle s'oppose donc à ce que, par un double mouvement
d'immigration et de rapatriement de nègres engagés, tous les
gouvernements à colonies s'entendent pour multiplier les Libéria sur les
deux côtes de l'Afrique, et fassent ainsi rayonner, de la circonférence
au centre de la Nigritie, l'industrie, le commerce, l'agriculture, la
foi chrétienne et la civilisation?

Montesquieu semble avoir eu la prescience de cette solution du grand
problème que nous a posé la Providence, quand il a écrit:

«Si j'avais à soutenir le droit que nous avons de rendre les nègres
esclaves, je dirais: Les peuples d'Europe ayant exterminé ceux de
l'Amérique, ils ont du mettre en esclavage ceux de l'Afrique pour s'en
servir à défricher tant de terres.

«Le sucre serait trop cher si l'on ne faisait travailler la plante qui
le produit par des esclaves.

«Ceux dont il s'agit sont noirs depuis les pieds jusqu'à la tête; et ils
ont le nez si écrasé qu'il est presque impossible de les plaindre. On ne
peut se mettre dans l'esprit que Dieu, qui est un être très-sage, ait
mis une âme, surtout une âme bonne, dans un corps noir.

«.....Il est impossible que nous supposions que ces gens-là soient des
hommes; parce que si nous les supposions des hommes, on commencerait à
croire que nous ne sommes pas nous-mêmes des chrétiens.

«De petits esprits exagèrent trop l'injustice que l'on fait aux
Africains; car si elle était telle qu'on le dit, _ne serait-il pas
venu dans la tête des princes de l'Europe, qui font entre eux tant
de conventions inutiles, d'en faire une générale en faveur de la
miséricorde et de la pitié_[16].»

[Note 16: _Esprit des lois_, chap. V.]

Il y a plus d'un siècle, et nous devons, au nom de la France, constater
cette date, il y a plus d'un siècle que Montesquieu, n'osant heurter de
front les trop grands intérêts qui se rattachaient alors à la question
de l'esclavage, s'en prenait, ne pouvant mieux faire, par cette
mélancolique ironie, aux tristes raisons avancées par l'avarice, par
l'anatomie, par l'orgueil de l'esprit et la vanité de la peau, pour
motiver l'esclavage et s'en absoudre. La question a depuis fait un grand
pas; mais la convention de miséricorde et de pitié du philosophe est
encore à mettre à l'étude.

L'honneur de cette vaste idée appartient, on le voit, à la philosophie
française; elle est depuis devenue catholique dans le sens grammatical
du mot et dans son sens religieux.

Que si en souvenir des paroles de Bossuet, que nous avons citées plus
haut, on accusait la religion d'avoir été moins _humaine_ en cela que
la philosophie, je répondrais qu'elle a dû l'être; elle n'est point
_humaine_, en effet; son royaume n'est point de ce monde; elle voit
et prend les choses de plus haut; peu lui importe, jusqu'à un certain
point, à elle qui a dit: Bienheureux ceux qui souffrent! peu lui importe
la condition de bonheur ou de malheur matériel de l'homme sur la terre.
Elle fait bon marché de l'inégalité dans la vie pour se rattraper dans
l'égalité de la mort. C'est alors seulement qu'elle règle--terrible
compte!--avec le maître et avec l'esclave. Elle n'entend point,
d'ailleurs, que jusque-là l'un ou l'autre n'accepte pas la condition qui
lui est faite.--La résignation est la première vertu du chrétien.

En progrès, la religion n'est point et ne peut pas être primesautière,
parce qu'elle est de son essence éminemment conservatrice, et que tout
progrès tend nécessairement à la modification d'un ordre de choses
établi; mais elle accueille tous les progrès, les sanctionne et les
consacre, lorsqu'ils peuvent, d'ailleurs, être accomplis en vue
d'intérêts légitimes et sans ébranlements politiques.

La philosophie, au contraire, si spiritualiste qu'on la suppose, touche
toujours par quelque côté aux questions économiques, d'où il suit que
son rôle, à elle, étant plus ou moins _humain_, son but doit être de
combiner théoriquement les éléments sociaux, de façon à leur départir,
sur la terre, la somme de bonheur la plus grande possible.

Voici pourquoi l'inégalité des conditions la blesse et la révolte; et
pourquoi encore elle a dû faire le premier pas sur cette voie, désormais
ouverte, où nous essayons de la suivre et où viendront la rejoindre tous
ceux qui, dans ce monde, ont charge d'âmes, gouvernants quels qu'ils
soient, et ministres de tous les cultes, pour résoudre le problème où
l'a laissé Montesquieu, il y a cent dix ans: faire en faveur des races
noires, au nom de la religion et d'accord avec la politique, une
convention de miséricorde et de pitié.



II.

De l'état des esclaves dans nos colonies et chez les musulmans
avant l'émancipation.

Avant d'aborder notre sujet proprement dit, nous devons peut-être à ceux
de nos lecteurs qui ne le connaissent que par son côté populaire et
sentimental, et pour ne l'avoir étudié que dans _la Case de l'oncle
Tom_, les éléments d'une appréciation plus sérieuse de l'état des
esclaves, sinon dans toutes les colonies, dans les nôtres du moins
et chez les musulmans en général, par conséquent en Algérie, avant
l'émancipation.

L'opinion publique, en effet, s'est trop aisément laissée prendre au
grand bruit qu'ont fait les abolitionnistes de tortures, de cachots,
d'oubliettes, de mises à la question, et elle l'a trop généralisé.

Je m'étonne qu'on n'ait pas dit de nos belles créoles qu'elles faisaient
assister à leur toilette un bourreau, comme les dames romaines, pour
fustiger leurs caméristes maladroites; et de nos planteurs, qu'ils
déportaient, comme Caton, leurs esclaves trop vieux dans une île
déserte; ou que l'un d'eux, au moins, a fait crucifier son cuisinier
pour une caille rôtie, comme Auguste.

Bien longtemps avant Mrs. Stowe et Mrs. Langdon, on avait mis tous ces
malheurs en gros livres, en discours de tribune, en feuilletons, en
romances. C'était surtout de mode en Angleterre: les rôles étaient
partagés; de leur côté, les gentlemen, réunis en société pour
l'abolition de l'esclavage, émettaient cet avis: «que le gouvernement
anglais ne devait, sous aucun prétexte, permettre l'introduction dans
les marchés anglais du sucre produit par le travail des esclaves[17];»
et, du leur, les ladies ne voulaient plus sucrer leur thé avec ce triste
sucre; il leur fallait du sucre libre.

[Note 17: Séance de la Chambre des communes. Question des sucres, 1840.]

Il est malheureusement trop vrai que, dans les ateliers ruraux des
Etats-Unis surtout, tel maître a fait abus jusqu'à l'atrocité de
la latitude que la loi lui laisse ou qu'il s'arroge de punir ses
esclaves[18]; mais dans les colonies de l'Espagne et de l'Angleterre,
ce n'a jamais été là qu'une rare exception, plus rare encore dans les
nôtres où, d'ailleurs, elle était flétrie par l'opinion d'abord, par les
tribunaux ensuite.

[Note 18: E. Montégut, _De l'Esclavage aux Etats-Unis_.]

Et cependant on croit encore trop généralement en France, le pays du
monde où l'on écrit le plus, et où on lit le moins, que les nègres,
abandonnés par toute providence humaine et divine à la merci de
l'avarice et de la brutalité, n'avaient pour eux ni protection ni
sauvegarde. C'est un absurde préjugé.

Les esclaves étaient, il est vrai, immeubles par destination,--ils
étaient _choses_. «L'esclave est une propriété, a dit un jurisconsulte,
dont on dispose à son gré, par vente, donation, etc., etc. Cependant
la femme, le mari et les enfants impubères ne peuvent être vendus
séparément, s'ils sont sous la domination d'un même maître... Si
l'esclave doit l'obéissance à son maître, celui-ci doit le protéger, le
nourrir, le vêtir et en avoir soin quand il est vieux et infirme[19].»

[Note 19: Favart cité par Dalloz.--_Répertoire de jurisprudence_, art.
COLONIES.]

Aux termes d'une ordonnance du roi, d'août 1833, les maîtres étaient
tenus de fournir annuellement un état de recensement de leurs esclaves,
avec nom, prénoms, sexe, âge, signes particuliers des individus; de
faire, dans le délai de cinq jours, devant un fonctionnaire désigné, la
déclaration des naissances et des mariages, et, dans les vingt-quatre
heures, celle des décès de leurs esclaves; l'inhumation ne pouvait avoir
lieu qu'après l'expiration de ce dernier délai, et après autorisation du
fonctionnaire qui avait reçu ta déclaration.

Il était difficile, on l'avouera, d'éluder ces garanties d'identité et
d'état civil, et de se défaire d'un esclave.

Voilà pour les oubliettes.

Une ordonnance du roi, de 1832, et une loi de 1839, réglementaient les
affranchissements, les provoquaient, les facilitaient, en multipliaient
les causes de droit, et conféraient à l'affranchi l'exercice des droits
civils et politiques.

Un esclave était-il reconnu hors d'état de pourvoir à sa subsistance, en
raison de son âge et de ses infirmités, et son maître, pour se défaire
d'une bouche inutile, voulait-il l'affranchir, le ministère public
pouvait former opposition à l'affranchissement.

Une loi de 1833, avec ce considérant remarquable: «que la législation
comprend des pénalités qu'il est nécessaire d'abroger explicitement,
_quoique l'application en ait cessé depuis longtemps, soit par
désuétude, soit par des ordres ministériels ou des actes de l'autorité
locale_,» abolissait la peine de la mutilation et de la marque.

Une ordonnance du roi, de 1846, en complément d'une autre de 1841,
toutes deux concernant le régime disciplinaire des esclaves, portait:

«Le droit de police et de discipline n'appartient au maître que dans
certains cas: refus de travail, injures, ivresse, marronnage qui n'a pas
excédé huit jours, faits contraires aux moeurs, larcins, etc., etc. Tous
autres délits sont justiciables des tribunaux.

«L'emprisonnement ne pourra pas excéder quinze jours; une salle de
police devra être établie à cet effet sur chaque habitation; l'emploi
des fers, des chaînes et des liens est prohibé. Les entraves ne pourront
être employées qu'à la charge d'en rendre compte au juge de paix.--Le
fouet est maintenu pour certains cas; mais on ne peut l'infliger qu'une
fois par semaine, par quinze coups au plus et six heures seulement
après la faute. Il sera tenu chez tout propriétaire un registre coté et
paraphé par le juge de paix, où seront inscrits les punitions et leurs
causes, le nom de la personne qui les aura ordonnées et de celles qui
auront été chargées de leur exécution. Les esclaves peuvent porter
plainte contre leur maître.»

Voilà pour les tortures. Les soldats des deux tiers de l'Europe, qui
sont réputés gens très-libres, échangeraient volontiers contre cette
législation celle qui les régit.

Par une loi de 1840, les procureurs généraux, les procureurs du roi
et leurs substituts, étaient spécialement chargés de se transporter
périodiquement sur les habitations, dans les maisons de ville et les
bourgs, les uns tous les six mois, les autres tous les mois et toutes
les fois qu'il y aurait lieu, pour s'assurer de l'exécution des
règlements relatifs aux esclaves, et consigner les résultats de leurs
tournées dans des rapports portant notamment sur la nourriture,
l'entretien, le régime disciplinaire, les heures de travail et de
repos des noirs;--les exemptions de travail, motivées sur l'âge et les
infirmités; l'instruction religieuse et les mariages des esclaves,
etc., etc. Toute contravention rendait le maître passible d'une amende
prononcée en police correctionnelle.

La même loi imposait aux maîtres l'obligation de faire instruire leurs
esclaves dans la religion chrétienne, et aux ministres du culte de
pourvoir à l'accomplissement de cette obligation par des exercices
religieux à jours fixés, par l'enseignement du catéchisme et par des
visites mensuelles sur toutes les habitations de la paroisse.

Aux termes d'une ordonnance de 1846, des soeurs appartenant à des
congrégations religieuses étaient chargées de concourir, en ce qui
concernait spécialement les femmes et les filles esclaves, à l'exécution
des mêmes dispositions, et d'ouvrir des salles d'asile où étaient reçus
les enfants des deux sexes, qui, d'ailleurs, à partir de l'âge de quatre
ans, étaient admis dans les écoles gratuites.

D'après les ordonnances des 30 septembre 1827, 24 septembre et 21
décembre 1828, les Cours d'assises, appelées à connaître des crimes
commis envers les esclaves, étaient composées de trois conseillers à la
Cour royale et de quatre assesseurs. Les assesseurs étaient tirés au
sort parmi les colons éligibles aux conseils coloniaux, les membres des
ordres royaux, les fonctionnaires, avocats, médecins, etc., etc., et
concouraient avec les magistrats aux décisions des points de fait et
de droit. Cette combinaison mixte, où l'élément judiciaire était en
minorité, ne semblait pas suffisamment garantir aux esclaves les
conditions d'une parfaite impartialité. «C'est sous l'impression de
cette insuffisance et de quelques acquittements étranges que fut rendue
ta loi de 1847[20].»

[Note 20: Galisset, _Corps de droit français_]

Dès lors, les individus libres, accusés de crimes envers les esclaves,
et les esclaves accusés de crimes envers des libres, furent traduits
devant une cour criminelle, formée de _sept magistrats pris parmi les
conseillers titulaires de la Cour royale_, les conseillers auditeurs,
et, en cas de besoin, les juges royaux. Et la déclaration de culpabilité
ne put être prononcée qu'à la majorité de cinq voix sur sept.

L'équité, cette fois, n'avait plus rien à craindre de la justice.

Tel était, très-abrégé, le nouveau Code français des esclaves; je n'en
ai toutefois analysé que les lois principales dans leurs principales
dispositions.

Le fait de l'esclavage admis, fait déplorable sans aucun doute, on
rendra cette justice à notre législation, qu'elle avait pris toutes ses
mesures pour lui enlever tout caractère odieux.

La loi musulmane, et par là j'entends le Coran, les _Hadits_, ou livres
des traditions, et les nombreux commentaires du livre sacré, la loi
musulmane veille sur les esclaves avec une sollicitude plus humaine,
plus religieuse encore que la nôtre.

«Vêtez vos esclaves de votre habillement, et nourrissez-les de vos
aliments,» a dit le Prophète.

«Le fidèle doit fournir consciencieusement à la nourriture et à
l'entretien de son esclave, et ne point lui imposer une tâche au-dessus
de ses forces.» (Hadits.)

«Si votre esclave a travaillé pendant le jour, qu'il se repose pendant
la nuit.» (Malek.)

«Si vous ne pouvez pas entretenir vos esclaves, vendez-les.» (Sidi
Khelil.)

«Si quelqu'un de vos esclaves vous demande son affranchissement _par
écrit_, donnez-le-lui si vous l'en trouvez digne.» (Coran.)

«Le fidèle qui affranchit son semblable s'affranchit lui-même des peines
de l'humanité et des tourments du feu éternel.» (Coran.)

«Pardonnez à votre esclave soixante-dix fois par jour, si vous voulez
mériter la bonté divine.» (Hadits.)

«Ne dites jamais: mon esclave, car nous sommes tous esclaves de
Dieu;--dites: mon serviteur ou ma servante.» (Abou-Harira.)

«Si le maître commet envers son esclave une action blâmable et patente,
il lui donne par là droit à la liberté; par exemple, s'il lui coupe un
doigt, s'il lui arrache un ongle, s'il lui fend une oreille, s'il lui
brûle une partie quelconque du corps, s'il lui arrache une on plusieurs
dents.» (Cheikh ben Salomon.)

Une esclave est-elle vendue en état de grossesse du fait de son maître,
l'enfant naît libre et il hérite du père.

Celle qui a donné un enfant à son maître a désormais sa place et
un logement dans la tente ou dans la maison. On la désigne par une
qualification particulière, qui, sans l'élever au rang d'épouse, la
place au-dessus de sa première condition: elle s'appelle _oum el ouled_,
la mère de l'enfant; et son enfant jouit de tous les droits de liberté
et d'héritage, comme ses frères légitimes.

Un maître ne peut forcer deux soeurs à s'unir à lui ni à être ses
concubines.

Un maître a-t-il maltraité son esclave, lui refuse-t-il la nourriture,
le vêtement; lui a-t-il promis la liberté et manque-t-il à sa parole;
l'a-t-il associé à son commerce et lui retient-il sa quote-part de gain,
le cadi prononce.

Est-il prouvé qu'un maître ne peut nourrir ses esclaves; qu'en partant
pour un voyage il ne leur a pas laissé le _nefka_, somme nécessaire à
leur entretien, le cheikh El Blad les fait vendre[21].

[Note 21: Général Daumas et Ausone de Chancel, _le Grand Désert_. En
note: _le Code des Esclaves_, 1845.]

En quelques mots enfin, la loi musulmane prescrit et définit, avec un
soin scrupuleux, les formes et les conditions de vente et d'achat des
esclaves; de leurs mariages, de leurs divorces, de la tutelle de leurs
enfants, et les modes d'affranchissement qu'elle a faits très-nombreux.
Il est même accepté en principe qu'un esclave, après dix ans de
services, doit être rendu à la liberté, «parce que son travail a payé
son prix.» Les bons musulmans affranchissent également celui qui sait
lire dans le Coran et qui peut demander son affranchissement par écrit.
Les docteurs ont donné cette interprétation à la parole de Mohamed que
j'ai citée plus haut.

La loi mahométane a plus fait pour les esclaves que les traités de 1815,
la suppression de la traite et l'émancipation.

J'ai sous la main bien des textes à l'appui de ce que j'avance; j'en
choisirai un anglais pour qu'il soit moins suspect.

«Une fois installé dans la maison de l'acheteur, l'esclave, s'il est
fidèle, est bientôt considéré comme un membre de la famille. Les plus
intelligents apprennent à lire et à écrire, et acquièrent plus tard
quelque teinture du Coran. Celui qui est parvenu à en lire et à en
comprendre un chapitre recouvre dès ce moment sa liberté. Il en est dont
l'intelligence se refuse à comprendre les principaux fondements de la
religion musulmane; ceux-ci ne sont affranchis qu'au bout de huit ou dix
ans. Le musulman consciencieux regarde le nègre comme un domestique. Il
est remarquable que le fait de l'émancipation de l'esclave est tout à
fait volontaire de la part du maître, et j'ai vu des noirs si attachés
à leurs maîtres, qu'ils préféraient rester esclaves auprès d'eux plutôt
que d'accepter la liberté qui leur était offerte.

«Il ne faudrait pas cependant s'imaginer que les Arabes et les Maures
soient tous dans des dispositions aussi bienfaisantes à l'égard de
cette race dégradée; quelques-uns, dans la classe du peuple la moins
considérée, font des noirs un trafic infâme: ils les achètent et les
marient pour revendre ensuite leurs enfants[22].»

[Note 22: Jackson, _Voyage au Maroc_.]

Ce fait, constaté par M. Léo de Laborde[23] sur les rives du Nil, et par
le voyageur anglais dans le Maroc, se reproduit malheureusement sur tous
les grands marchés d'esclaves; mais, comme cet autre fait déplorable, la
mise en vente impudente et brutale de la marchandise humaine dans les
bazars, il n'inculpe pas autrement la loi mahométane que les atrocités
des négriers n'inculpent notre loi.

[Note 23: Léo de Laborde, _Chasse aux hommes dans le Cordofan_. 1844.]

De ces deux législations, il faut bien l'avouer, n'en déplaise à notre
forfanterie de civilisés, la nôtre n'était qu'humaine, la musulmane
est toute paternelle. Le musulman accueille à son foyer le nègre qu'il
achète, et ne lui fait, ni à la mosquée ni au cimetière, place à part
des croyants. Chez lui, la femme esclave se rachète par la maternité,
l'homme par l'éducation; et l'affranchi, rentré dans la vie normale, n'y
est point, comme chez nous, poursuivi par ce préjugé que toute notre
raison est impuissante à vaincre; il se fond dans la société blanche,
sans que son origine et sa couleur soient un stigmate d'infamie qui le
désigne au mépris public.

Les musulmans ont compris ce que n'avait pas compris l'antiquité, qui
laissait Esope et Térence esclaves, et qui faisait des philosophes tout
exprès pour les vendre au marché; ce que nous n'avons pas compris non
plus, nous: que l'affranchissement de l'esprit doit racheter l'esclavage
du corps.

Nous n'étions ni sages ni logiques, ni sages comme les musulmans, ni
logiques jusqu'au bout comme les Etats-Unis, où les esclaves sont
systématiquement voués à la stupidité.

Nos esclaves, on l'a vu, étaient initiés à la pensée, à la comparaison,
et, selon leur intelligence, à toutes les opérations de l'âme, par
l'enseignement religieux et celui des écoles; dans l'Evangile, ils
apprenaient que tous les hommes sont égaux devant Dieu; par la lecture
de quelque livre que ce fût, qu'ils sont égaux devant la loi. Il n'y
avait pas pour eux et pour leurs maîtres deux baptêmes, deux communions,
deux prières; c'était le même prêtre qui les accueillait, eux et leurs
maîtres, sur le seuil de la vie, qui les léguait au même ciel par delà
le seuil de la mort; et pourtant, tout le long de leur existence, ils
se heurtaient, eux esclaves, à deux lois dont l'une, si bienveillante
qu'elle fût, les subordonnait à l'autre. Alors, il leur fallait bien
s'avouer ou que Dieu était moins puissant que leurs maîtres, ou que
leurs maîtres usurpaient sur Dieu. Comme conclusion, quelle réserve de
haine et d'aspiration vers la liberté devait s'amonceler dans leurs
coeurs!

Dieu veuille que l'émancipation n'ait pas pour résultat la propagande
plutôt que l'atténuation de ces idées rudimentaires de droit naturel!
Parmi les nègres libres, plus encore que parmi les esclaves, ne peut-il
pas se trouver des hommes relativement au moins supérieurs, et qui,
comme les chefs des guerres serviles autrefois, comme les chefs de
Saint-Domingue hier, appelèrent la masse à l'insurrection?

L'affranchissement par l'éducation de la loi musulmane, en enlevant à
leur milieu ces demi-savants dangereux, en fait, dans un milieu nouveau,
des citoyens utiles. Aussi l'histoire de l'esclavage dans les pays
mahométans ne fournit-elle pas un seul exemple de sédition.

Cette même expression calme et de dignité qu'on a pu remarquer dans
les textes épars du Coran et de ses commentateurs que j'ai cités, le
musulman, dont elle est le caractère essentiel, la transporte dans
tous les actes de sa vie publique. S'il est quelquefois expansif, s'il
s'abandonne, ce n'est jamais que par exception et sous le rideau, pour
ainsi dire. Ses sentiments, comme ses femmes, sont d'autant mieux
voilés qu'ils sont plus distingués. De là, pour lui, deux existences: à
l'extérieur, celle de l'homme; à l'intérieur, celle du père de famille.
L'homme a des esclaves, le père de famille a des serviteurs; et, comme
si celui-là voulait racheter de leur condition humiliante les esclaves
de celui-ci, et les relever à leurs propres yeux, il leur donne des
noms de bon présage: Mebrouk,--Saïd,--Nasseur,--Salem, etc., etc.:
l'Heureux,--le Béni,--le Protégé,--le Sauvé.--Tous ces noms ont leur
féminin.

Il y a là, ce me semble, quelque chose de profondément touchant; et je
remarque que les noms des esclaves ont, de tout temps, caractérisé leur
position dans la société.

Dans la Rome primitive et patriarcale, où ils étaient les familiers de
la maison, on leur donnait le nom du chef de la famille: Marci puer,
Lucii puer, Quinti puer: l'esclave de Marcius, de Lucius, de Quintus.

Dans la Rome des empereurs, où on les jetait aux animaux du cirque,
lorsque la viande était trop chère; à Athènes, où on leur déniait une
âme; à Sparte, où on s'amusait à les chasser à l'affût, ils étaient trop
peu de chose pour qu'on leur donnât à chacun une appellation propre; on
les désignait par celle de leur pays: le Syrien, le Gaulois, le Thrace,
le Cappadocien.

Quelques-uns cependant, c'étaient ceux, jeunes filles et jeunes garçons,
réservés au service intime; quelques-uns avaient des noms choisis,
capricieux, passionnés: Hyacinthe, Narcisse, Phryné, Nocére.

Dans les colonies, où on les tient pour si peu d'importance, qu'une
créole s'habille devant son nègre, comme une Parisienne devant son
king's-charles, leurs noms sont ridicules: Jupiter, Pierrot, Jeannot,
Tartufe, Pourceaugnac[24]. Il y avait neuf cents Jacquot à Bourbon.

[Note 24: Assises de la Pointe-à-Pitre, 1855.]

L'esclavage, qui, chez nous, comme autrefois chez les païens, avilit
à la fois l'homme et l'humanité, n'est, chez les musulmans, qu'une
condition inférieure, rien de plus.

Un fait bien singulier, c'est que le seul des compagnons du Prophète qui
soit nommé dans le Coran est Saïd, son affranchi.

En résumé, nos lois sur l'esclavage, si elles étaient justes
relativement, n'avaient point ce caractère religieux de la loi
musulmane. Rancunières, pour ainsi dire, elles classaient, comme le
blanc, le nègre à sa naissance et après sa mort, mais sur un registre à
part. Elles ne les conduisaient point de l'arrivée au départ de la vie
par la voie droite; elles lui faisaient prendre un détour; l'état civil
en faisait presque un citoyen, le baptême en faisait un chrétien,
l'éducation en pouvait faire un homme; il restait _chose_ dans tout
cela. C'est ou trop on trop peu.--Nous avions mieux à faire; et je
ne veux pas dire que ce mieux soit résulté de l'émancipation et de
l'abolition de la traite.



III.

De l'émancipation.

L'abolition de la traite et l'émancipation, comme moyen d'améliorer le
sort des races nègres et de les régénérer, sont deux sophismes de bonne
foi que nous a légués le dix-huitième siècle.

Inclinons-nous pourtant devant cette loyale erreur qui, si elle a tous
les défauts d'un premier mouvement, en a toutes les qualités; et qui,
pour avoir failli dans la mise en pratique de ses théories généreuses,
n'en témoigne pas moins du grand coeur de ses promoteurs.

Elle a aujourd'hui fait son temps; mais, comme l'honnête Wilberforce
mourant, elle peut offrir à Dieu et léguer à l'humanité cet élan de sa
conscience:

«Ce que j'ai fait est bien!»

Il pouvait paraître logique, en effet, que pour couper court à la traite
des noirs on l'interceptât simultanément dans son alimentation et dans
ses débouchés; et que pour relever le monde chrétien d'un crime passé
chez lui--voudra-t-on y croire un jour?--à l'état d'institution sociale,
il dût suffire de proclamer libres et citoyens ses esclaves.

Erreur de coeur, erreur de chiffres qui, dégagées de toutes subtilités
paradoxales, ne sauraient, sans défaillir, être mises en face de
l'histoire telle que nous allons l'écrire, sans parti pris et sans
récriminations irritantes; car il ne s'agit plus aujourd'hui d'accuser
le passé, mais de l'absoudre et de lui concilier l'avenir.

La France philosophique avait émis la formule abolitionniste, la France
républicaine l'appliqua.--Cette première expérience ne fut pas heureuse,
on en connaît les conséquences: le sac et le pillage de toutes nos
colonies et la perte de Saint-Domingue.

Les nouveaux citoyens, qu'on appelait les _ci-devant noirs_, avaient
pris le mot à la lettre; _nègue cé blanc_, _blanc cé nègue_,
disaient-ils: les nègres sont les blancs, les blancs sont les nègres.

Il fallut les vaincre deux fois: dans leur révolte d'abord, dans leur
paresse ensuite; en vain les commissaires, envoyés par la Convention,
élargissaient-ils le salaire et rétrécissaient-ils le travail; à leurs
proclamations, à leurs arrêtés, les ex-esclaves répondaient: Moi libre,
moi pas travailler!

Sous le Directoire, on en était venu pourtant aux moyens énergiques,
aux fers, à la prison, au fouet, mais en y mettant des formes pour être
conséquent avec la devise républicaine. Ce n'étaient plus les maîtres
qui punissaient, il n'y avait plus de maîtres: c'étaient des inspecteurs
chargés de la police des habitations, c'était la loi; et pour
sauvegarder la dignité du citoyen, on appelait _la loi_ une garcette
ornée d'un ruban tricolore avec laquelle on lui donnait le fouet[25].

[Note 25: _Annales maritimes_ (avril 1844).]

Transaction de conscience a la grande indignation des sociétés
négrophiles de Paris; ingénieuse, mais inutile hypocrisie.

«Quelques années encore, et cultures, plantations, bestiaux, bâtiments,
usines, tout eût été anéanti; car le mal avait été si grand que, plus
tard, les propriétaires en reprenant leurs possessions ont préféré les
abandonner en les vendant ou en portant ailleurs le petit nombre de bras
qui leur restaient[26].»

[Note 26: _Annales maritimes_ (avril 1844).]

Le Consulat rétablit enfin l'esclavage «conformément aux lois et
règlements existant avant 89.»--Il renvoyait les pauvres nègres au
triste régime du Code noir. La Convention et le Consulat avaient tous
les deux été trop loin, chacun en sens inverse.

Il est vrai que cette loi de 1802 ne fut point mise à exécution, faute
à nous d'avoir pu conserver les colonies que nous avait rendues la
paix d'Amiens. Toutefois, elle exista jusqu'à la Restauration à l'état
latent.

Mais en même temps que la France, éclairée par son école ruineuse
d'émancipation, tendait à revenir de ses théories abolitionnistes, ces
mêmes théories, jusque-là inexpérimentées par l'Angleterre, y faisaient
des progrès rapides.

Aussi voyons-nous Louis XVIII s'engager par le traité de 1814 «à unir
ses efforts à ceux de l'Angleterre pour faire prononcer par toutes
les puissances de la chrétienté l'abolition de la traite des noirs et
déclarer qu'elle cesserait, dans tous les cas, de la part de la France,
dans le délai de cinq ans[27].»

[Note 27: Traités de 1814 et 1815.]

On a trop accusé l'Angleterre d'avoir entaché de calculs intéressés son
prosélytisme antislaviste.--M. de Lamartine l'en a noblement vengée[28].
Ce n'est point dans cet ordre d'idées qu'il faut aller chercher la faute
qu'elle a commise et dont toutes les puissances européennes sont avec
elle solidaires: elle s'est abusée sur les résultats de l'abolition de
la traite et de l'émancipation, voilà tout; qu'un Wilberforce nouveau
surgisse et complète l'idée première dont son devancier s'était fait
l'apôtre, par une idée plus large, à la fois répressive de la traite et
régénératrice de la race nègre tout entière, l'Angleterre s'y associera
certainement.

[Note 28: Discours de M. de Lamartine à la Chambre des députés,
1835;--aux banquets pour l'abolition, 1840-1842.]

Mais en 1814, où nous l'avons laissée tout à l'heure, c'était beaucoup
oser déjà que d'appeler l'Europe à la croisade abolitionniste, et d'y
recruter le roi de France.

Un an après, ce n'était plus la France seulement, c'étaient tous les
plénipotentiaires européens qui déclaraient, «à la face de l'Europe,
que regardant l'abolition de la traite des nègres comme une mesure
particulièrement digne de leur attention, conforme à l'esprit du siècle
et aux principes généreux de leurs souverains, ils s'engageaient à
concourir à l'exécution la plus prompte et la plus efficace de cette
mesure[29].»

[Note 29: Traités de 1815.]

Par suite de cet engagement de Louis XVIII et de cette déclaration du
congrès de Vienne, fut rendue la loi du 15 avril 1818, loi timide et
prudente qui qualifiait de simple délit le fait de traite et qui fut
abrogée comme insuffisante par celle du 25 avril 1827. Celle-là rangeait
la traite au nombre des crimes.

Mais les idées généreuses gagnant en recrudescence avec juillet 1830,
notre monarchie nouvelle ayant d'ailleurs tout intérêt à se faire bien
venir de nos puissants voisins, le cabinet anglais ne faillit point
à ses traditions de propagande, et, le 25 juillet 1833, parut une
ordonnance du roi, avec ce préambule: «Savoir faisons qu'entre nous
et notre très-cher et très-aimé frère le roi de la Grande-Bretagne et
d'Irlande, il a été conclu, etc.» Cette ordonnance promulgua et rendit
exécutoire la loi du 31 novembre 1831, dont l'article premier établit le
droit de visite.

Nous étions arrivés ainsi, en trois étapes, sur ces limites
vertigineuses que, par un élan plus généreux que réfléchi, nous avons,
depuis, spontanément franchies en proclamant l'émancipation.

Depuis deux ans déjà, pourtant, l'Angleterre nous avait devancés sur
cette voie périlleuse, mais non sans avoir préalablement sondé le
terrain avec cette prudence et ce sang-froid qui, du caractère
individuel, sont passés chez elle à l'état de caractère national,
et qui, trop souvent, nous ont fait défaut, surtout dans nos phases
révolutionnaires, à nous gens et nation de l'_ex-abrupto_ le plus
imprévu.

Avant de proclamer l'émancipation de ses esclaves, l'Angleterre les
avait soumis, de 1835 à 1838, à une période d'apprentissage, de
quasi-liberté, pour les initier progressivement à l'exercice
difficile--chez les nègres comme chez les blancs--de la profession
d'homme libre.

Voici, traduit en chiffres, le résultat économique de cette expérience:

De 1814 à 1834, sous le régime de l'esclavage,
l'exportation en sucre des colonies occidentales de
l'Angleterre s'élevait, année moyenne, à            3,640,712 quint.

Pendant la période d'apprentissage, elle ne s'est
élevée qu'à                                         3,486,234
                                                    ---------
Différence                                            154,478 quint.

Ce n'était pas la peine de compter, il est vrai, avec ce déficit d'un
simple vingt-troisième[30].

[Note 30: _Revue coloniale_ de janvier 1858.]

«Si pourtant, et l'observation est de M. de Tocqueville, les Anglais des
Antilles s'étaient gouvernés eux-mêmes, on peut compter qu'ils n'eussent
point accordé l'acte d'émancipation qui leur fut imposé par la mère
patrie[31].»

[Note 31: _De la Démocratie aux Etats-Unis_.]

Moins de quatre ans après, en effet (1842), un comité de la Chambre des
communes, chargé d'examiner la situation des Antilles anglaises depuis
l'émancipation, constate:

«Que les produits de la grande culture ont diminué à tel point que les
propriétaires d'habitations en ont considérablement souffert et que
même plusieurs d'entre eux sont aujourd'hui complètement ruinés. La
diminution des bras consacrés à la grande culture résulte, en partie,
de ce que plusieurs des anciens esclaves ont abandonné les travaux des
habitations pour d'autres occupations plus lucratives, mais surtout de
ce que le grand nombre d'entre eux peuvent vivre avec aisance et même
faire des économies sans travailler pour le compte des planteurs plus
de quatre ou cinq jours par semaine, à raison de cinq à sept heures par
jour[32].»

Au prix, fixé par eux, de cinq et six francs par journée, ce que ne dit
pas le comité[33].

[Note 32: _Revue coloniale_, janvier 1858.]

[Note 33: Rapport au ministre de la marine et des colonies (de France),
1843.]

Traduction en chiffres:

Exportation des sucres de 1839 à 1852, moyenne annuelle: 2,679,780
quintaux, soit en moins que sous le régime de l'esclavage, _un million
de quintaux_.

Consignons ici, comme simple note en réserve, que le comité anglais
concluait «à l'immigration d'une population nouvelle assez considérable
pour que le travail devînt une nécessité et un objet sérieux de
commerce.»

Qu'étaient donc devenus ces 664,000 esclaves et ces 127,000 affranchis,
ce peuple de 794,000 travailleurs pour 55,000 maîtres seulement, qui,
jusqu'alors, avait si prodigieusement fécondé les dix-sept colonies
occidentales de l'Angleterre[34].

[Note 34: Exactement: 55,491 blancs, 127,577 affranchis, 664,229
esclaves. Moreau de Jonnès. _Statistique de l'esclavage_. Recensement de
1833.]

A la première nouvelle de leur émancipation, ils s'étaient faits ce que
les Arabes appellent les _hôtes de Dieu_, vivant pour la plupart au
soleil par le beau temps, sous des huttes par la pluie, de cette bonne
vie de lézards et de nègres que mènent quelques blancs, en l'appelant,
pour se justifier, du nom de _vie contemplative_.

D'autres, ceux que sollicitait un vague besoin de mieux être, louaient
leurs bras au plus haut prix possible et, journaliers philosophes, ne
travaillaient que tout juste assez pour se payer, un jour au moins sur
trois, le droit de ne rien faire. Quelques-uns, enfin, les ambitieux du
confort qui les avait séduits chez leurs maîtres, s'étaient stoïquement
condamnés au travail, résignés à l'économie et, de leurs épargnes
sur leurs gros salaires, avaient réalisé leur idéal dans les _free
villages_, les villages libres.

Soyons-leur indulgents à tous ces pauvres diables jusqu'alors en
troupeau dans toute l'acception du mot, tout à coup désagrégés, et qui,
phalanstériens de la nature, se sont instinctivement reconstitués en
groupes passionnels: ce qu'ils ont fait, nous le ferions nous-mêmes,
si, comme eux, sans éducation préalable, sans patrie, sans foyer, sans
dignité individuelle, sans liens sociaux d'aucune sorte, nous passions
brusquement de l'esclavage à la liberté.

L'homme a l'état de nature est partout le même quant à ses instincts
généraux; la couleur de la peau n'y fait pas grand'chose.

Il ne faut point abolir l'esclavage, il faut le laisser s'abolir et,
pour cela, ne point l'alimenter. C'est ainsi qu'il en a été fait avec
l'esclavage antique qui, modifié d'abord en servage, sans perturbations
économiques et sans secousses, s'est retiré du monde moderne.

M. James Philipps, bien que son opinion de missionnaire baptiste et
d'abolitionniste ne soit peut-être pas absolument désintéressée, nous
fournira des renseignements sur les _free villages_, arrivés à leur
maximum de prospérité.

«Il serait difficile, écrivait-il en 1843[35], de déterminer d'une
manière précise le nombre des villages de cette espèce établis depuis
l'émancipation; mais on ne doit pas craindre de l'élever trop haut en le
portant de 150 à 200, et en évaluant à 10,000 acres au moins l'étendue
de leur territoire. Environ 10,000 chefs de famille ont acheté
les terres où sont formés ces établissements. Le nombre des cases
construites est de 3,000 environ; généralement, elles ont de 8 à 10
mètres de longueur sur une largeur de 5 à 6 mètres. Elles sont couvertes
en chaume, quelquefois en planchettes de bois superposées comme des
tuiles. Quelques-unes sont construites en pierres, d'autres en bois.
Beaucoup ont une galerie qui défend l'intérieur des ardeurs du soleil;
les fenêtres sont garnies de vitres; la plupart ont des jalousies ou des
volets peints en vert. Aux deux extrémités de la case sont les chambres
à coucher, le parloir est au milieu, la cuisine derrière. Dans les
chambres à coucher, _on voit des lits en acajou, des lavabos, des
miroirs, des chaises_. La chambre du milieu contient ordinairement un
buffet garni de vaisselle.

[Note 35: James Philipps, _Situation passée et présente de la
Jamaïque_.]

«En général, les lots de terre forment un carré long au centre duquel
est placée la case. _Les noirs cultivent des fleurs_ sur la partie du
terrain qui s'étend devant la façade, _ils y plantent particulièrement
des rosiers_. Le reste du terrain produit tous les végétaux et tous les
fruits du pays.

«La population noire ne se montre indolente qu'à défaut d'un travail
_convenablement rémunéré_. _Quand les noirs ne travaillent pas sur
les habitations_, ou au retour du travail journalier, ils s'occupent
toujours, soit à la culture de leur propre jardin, soit à la réparation
ou à l'embellissement de leur demeure. Quant aux femmes, _les soins
domestiques absorbent leur temps_ jusqu'à l'heure du repos.

«L'accord intérieur, la tendresse mutuelle et toutes les vertus
domestiques qui font le charme et le bonheur de la famille sont
soigneusement cultivées par un grand nombre de familles de couleur.»

M. James Philipps écrivait à la Jamaïque, où il a exercé pendant
vingt ans ses fonctions religieuses; sa description est donc locale,
c'est-à-dire dans des conditions telles, eu égard à l'étendue et à la
fertilité du lieu de mise en scène, qu'elle résume l'émancipation dans
ses effets les plus heureux possible.

Or, si nous en démontrons l'inanité, il en sera de même, par analogie,
pour ce qui s'accomplissait d'à peu près identique dans les colonies
inférieures.

Les _free villages_ étaient, admettons-le, au nombre de 200, formant
ensemble 3,000 cases, pour une population de 10,000 chefs de famille,
d'où il suit que, pour chacun, le nombre de cases est 15, et le nombre
de familles 50. De deux choses l'une alors: 7,000 familles couchaient
dehors ou cohabitaient avec les 3,000 autres.

Mais la dimension totale de la case n'étant que de 40 ou 50 mètres
superficiels, et la cuisine et le parloir en prenant la moitié, il ne
reste plus, pour les deux chambres à coucher de trois ménages, soit de
dix-huit ou vingt individus, à cinq ou six par famille, que 20 mètres
carrés.

Dans l'hypothèse du coucher à la belle étoile des sept dixièmes de cette
population, il n'y a pas à s'extasier sur son degré de prospérité; dans
celle de la cohabitation pêle-mêle de vingt individus de tout âge et
des deux sexes, il nous paraîtra--fussent-ils blancs, et ils sont
nègres,--que de toutes les vertus domestiques dont parle leur historien,
la tendresse mutuelle est la seule qui puisse être «soigneusement
cultivée.»

Que si nous passons outre à cet examen de détail, et nous acceptons
comme sinon complète la réussite des _free villages_, du moins
avec tendance vers la prospérité par l'amour du travail, l'aisance
individuelle, la constitution de la famille et de la propriété, la
moralisation progressive, ils n'en seront pas moins une exception
dérisoire dans l'ensemble du système qui les a produits, et négative de
ce système, au lieu d'être concluante en sa faveur.

Qu'est-ce en effet que la constitution en société de 60,000 individus
sur 420,000 dont se composait alors la population émancipée de la
Jamaïque[36], et qu'étaient devenus--effrayante soustraction!--les
360,000 autres? Peu sensibles aux douceurs de la pastorale qui se jouait
dans les _free villages_, ils ne s'y étaient point associés autrement
qu'en spectateurs; s'y fussent-ils laissés prendre d'ailleurs que,
fleuristes et jardiniers pour leur propre compte, et ne travaillant
pour autrui qu'à leur fantaisie, aux conditions les plus onéreuses, ils
n'eussent point relevé la production coloniale de l'Angleterre, dont
l'exportation, en 1853, était encore de 810,478 quintaux au-dessous de
la moyenne qu'elle avait atteinte sous le régime esclave[37].

[Note 36: Ce chiffre est donné par M. Philipps lui-même; d'après M.
Moreau de Jonnès, il ne s'élevait en 1833 qu'à 365,990, ainsi décomposé:
affranchis, 68,334; esclaves, 303,666.]

[Note 37: _Revue coloniale_, janvier 1858.]

Les planteurs anglais qui, eux aussi, et les bras croisés, assistaient à
ce triste spectacle, ne se faisaient aucune illusion sur son dénoûment;
aussi les retrouvons-nous, par députation, chez les ministres, au
Parlement et jusque dans les assemblées abolitionnistes, protestant,
au nom de leurs intérêts propres et de la fortune publique, contre la
situation qui leur était faite.

«Le travail libre, disaient-ils, porte une atteinte profonde,
irrémédiable au système d'exploitation par grands ateliers auquel les
colonies à esclaves ont dû leur ancienne prospérité...» En Angleterre
même, le très-petit nombre de ceux qui, sur une population de 27
millions d'âmes, ont des scrupules à l'endroit de la question des
sucres, parce que des hommes à conscience timorée répugnent à se servir
de sucre produit par des esclaves, n'est rien en comparaison des
multitudes qui insistent avec ardeur pour obtenir une importation plus
considérable. Les uns forment une faible minorité, composée de la classe
riche et aisée; mais les pauvres, la grande majorité, la masse du peuple
est loin de partager leur opinion ou d'approuver leurs scrupules[38].»

[Note 38: Circulaire aux diverses sociétés pour l'abolition. _Annales
maritimes_, 1844.]

L'année dernière encore une députation de négociants exposait à lord
Palmerston «que le seul moyen de remédier au mal et d'amener en même
temps l'_abolition de la traite et de l'esclavage_ était de demander des
bras libres à l'Afrique[39].»

[Note 39: _Revue coloniale_, janvier 1858.]

Au mois de novembre dernier, enfin, cette affligeante situation était
ainsi résumée:

«Dans les colonies anglaises, l'anarchie, la désorganisation et, à leur
suite, la dépopulation et la ruine ont partout remplacé la prospérité.

«Les blancs ont passé de l'opulence à la détresse, les noirs sont tombés
dans la paresse, puis dans l'abrutissement et la misère.

«A la Jamaïque, c'est par milliers d'hectares que l'on compte les
terres autrefois cultivées qui retournent à l'état de forêts, et les
exportations sont tombées de 90,000 tonneaux à 19,000. Les nègres
s'établissent sur les terres abandonnées et y récoltent, sans grande
peine, les légumes et les fruits qui suffisent à leur nourriture; ceux
qui ne sont pas même assez industrieux pour cela gagnent la dépense de
la semaine, pour eux et pour leur famille, en travaillant six heures
pendant trois jours, et aucune offre ne les déterminerait à travailler
une heure de plus. Le reste de leur temps appartient à l'ivresse et au
sommeil[40].»

[Note 40: Cucheval-Clarigny. _La Patrie_, novembre 1858: Nous croyons
devoir annoncer à nos lecteurs quelques rapports contradictoires sur les
Antilles anglaises qui ont fourni à la _Revue d'Édimbourg_ un article
dont nous publierons la substance après le travail de M. de Chancel.
(_Note du Directeur_.)]

Dans nos colonies, la révolution de 1848 fut accueillie avec stupeur;
ni blancs ni nègres ne s'y méprirent: la république en France, c'était
l'émancipation dans les Antilles. Aussi l'impatience des esclaves
s'y traduisait-elle par de si grands désordres, pillages, incendies,
collisions meurtrières entre la force militaire et les noirs armés[41],
que, pour y mettre fin, le gouverneur de la Martinique d'abord, celui de
la Guadeloupe quelques jours après, durent prendre sur eux de proclamer
l'abolition de L'esclavage.

[Note 41: Rapport du ministre de la marine à l'Assemblée nationale, du
22 juin 1848.]

Cette satisfaction leur étant donnée, faute de moyens d'action
suffisants pour la leur refuser, les nègres de la Martinique déclarèrent
par l'organe de l'un d'eux, leur orateur, «qu'ils s'en montreraient
dignes en retournant au travail;» en même temps que ceux de la
Guadeloupe «consacraient le grand acte qui venait de s'accomplir par une
fête,» dont un témoin oculaire, cité par M. Lenoël, nous a conservé la
description[42].

[Note 42: Emile Lenoël, _Les Nègres libres et les Travailleurs indiens_
(_Siècle_, 18 juin 1848).]

Nous le laisserons parler avec tout son enthousiasme de style tropical.

«Enfin se lève le soleil qui doit éclairer la journée mémorable du 28
mai. On attend, avec une impatience frémissante, l'heure fixée pour la
cérémonie.

«A onze heures et demie, la garde nationale et la troupe de ligne,
musique en tête, partent de la place de la Victoire et se dirigent vers
l'hôtel du Gouvernement, où le cortège les attend... Un coup de canon
annonce le départ du cortège.

«Mille soupapes de puissantes machines à vapeur laissant échapper à la
fois le fluide impatient et comprimé ne pourraient donner l'idée de
l'immense clameur qu'a fait entendre la foule compacte et exaltée par
le même sentiment. Elle entoure de ses flots tourbillonnants le cortège
qu'elle accompagne sur la place de la Victoire, aux cris mille fois
répétés de: vive la Liberté! vive la République! vivent nos libérateurs!
Les uns dansent, trépignent de plaisir, s'embrassent; d'autres agitent
leurs chapeaux au bout de leurs bâtons; enfin le génie de la liberté
semble avoir embrasé tous les coeurs d'un saint délire, mais ce délire
est celui de la joie, il est sympathique, irrésistible, il électrise
toutes les âmes.

«Lorsque le cortège a passé près de l'arbre de la liberté, qui, pour la
foule, était la liberté matérialisée, il y a eu des scènes que ne pourra
jamais décrire celui qui les a vues, et comprendra celui qui n'en a pas
été le témoin.

«Il semblait que tous voulaient s'élancer sur son sommet; on lui tendait
des mains frémissantes; les uns pleuraient, les autres criaient éperdus;
plusieurs embrassaient avec frénésie le sol sur lequel il était planté.
Tous auraient préféré perdre la vie plutôt que la liberté qui leur était
donnée.»

Touchant tableau qui fera galerie avec celui de M. Philipps, et sous
lequel M. Lenoël a gravement écrit en façon de légende:

«A partir de cette époque, on ne vit plus _de longtemps_ ces scènes de
pillage et d'incendie qui avaient ensanglanté la Martinique, ruiné de
nombreuses familles et fait émigrer plus de trois cents personnes.

«_La liberté purifia donc les âmes des instincts cruels et haineux qui
les avaient un instant égarées_.»

Et pourquoi donc, bon Dieu! badigeonner ainsi l'histoire et, de parti
pris, religieux comme M. Philipps, politique comme M. Lenoël, la charger
d'une couleur qui s'écaillera sous l'action du temps, et la laissera
lire dans toute sa vérité?

Il est si simple cependant de l'écrire simplement. M. Lenoël lui-même
n'a pas tenu longtemps contre ce procédé, tout contradictoire qu'il est
de sa première manière; il ajoute:

«Mais malheureusement, elle (la liberté qui tout à l'heure purifiait les
âmes) n'eut pas la puissance de leur imposer les sentiments de devoir et
de travail sur lesquels repose la civilisation: les noirs désertèrent
les habitations ou n'y donnèrent plus qu'un travail insuffisant pour
cultiver toutes les terres et assurer toutes les récoltes. Un temps de
rudes épreuves commença dès lors pour les Antilles.»

Nous sommes cette fois à peu près dans le vrai, et si la Martinique eut
à traverser quelques luttes sanglantes, «la Guadeloupe, moins heureuse
encore, ne passa point, sans un certain ébranlement, de l'ancien régime
de l'esclavage au régime de la liberté[43].»

[Note 43: E. Roy, _Notice sur les colonies françaises en 1858_.]

Les nouveaux affranchis des deux îles, qui considéraient le travail
de la terre comme symbolisant l'esclavage, ont aujourd'hui déserté
partiellement les habitations, les uns pour se fixer dans les villes,
les autres pour se retirer sur des coins de terre isolés, demandant
ainsi à une petite industrie, à la chasse ou à la pêche, des moyens
d'existence faciles et indépendants[44].

[Note 44: _Revue coloniale_, janvier 1858.]

L'inaction et l'isolement les conduisent au dénûment, le dénûment à la
maladie, aux infirmités incurables, à l'hospice et à la mort; le tout au
grand détriment de l'oeuvre de civilisation que le gouvernement poursuit
depuis si longues années avec une si généreuse persévérance[45].

[Note 45: Bulletin de l'immigration dans les colonies françaises,
_Moniteur de la Flotte_, septembre 18S8.]

En d'autres termes, la population noire tend à disparaître
progressivement, exterminée par la misère, et en raison directe des
progrès que font en elle la paresse et le vagabondage, qui ont déjà
réduit le nombre des travailleurs dans les proportions suivantes:

           Esclaves en 1847.    Travailleurs libres         Différence.
                 en 1856.

Martinique        72,850          48,545                       24,302

Guadeloupe        87,752          50,338                       37,414

Totaux           160,602          98,883                       61,716

Même effet immédiat à la Réunion: désertion des grands ateliers,
vagabondage des affranchis; et si l'île put aisément parer au mal en
se recrutant de nouveaux travailleurs en Asie, il n'en est pas moins
résulté pour elle que, sa population s'étant considérablement accrue par
ce fait même, et les anciens esclaves qui étaient attachés à l'élève des
animaux de basse-cour, au jardinage, etc., exerçant maintenant cette
industrie à leur profit personnel, elle subit une crise alimentaire
des plus graves, _car il faut diviser entre plusieurs la nourriture
nécessaire à un seul_[46].

[Note 46: _La Crise alimentaire et l'immigration des travailleurs
étrangers à l'île de la Réunion_, par A. Fitau, conseiller colonial
(Paris, 1859).]

Tels sont donc, dans leur simplicité, les résultats économiques et
moraux de l'émancipation!

Toute mesure sociale qui n'est pas à l'épreuve du chiffre est, de
soi, mauvaise; pour être bonne, d'ailleurs, il faut qu'au lieu d'être
partielle elle soit générale; or, les Anglais et nous sommes les seuls
qui ayons émancipé nos esclaves; et qu'est-ce que cette exception?
Encore se subdivise-t-elle en deux parts dont l'une, celle des heureux
problématiques, n'est elle-même quant à l'autre, celle des malheureux
incontestables, qu'une exception insignifiante.

Quelles seront les conséquences politiques de cette situation? Dieu le
sait! Que si, pourtant, l'énergie sauvage de la loi de Christophe, les
excentricités pénales de Toussaint et de Dessalines, et le Code rural,
quelque peu sauvage encore, de Boyer n'ont pu sauver Haïti de sa ruine;
à ce point qu'on se demande avec terreur si l'affreux drame qui s'y joue
ne se terminera pas par un retour vers la barbarie, poussé jusqu'au
cannibalisme, où vont les colonies anglaises avec leurs nègres vagabonds
et pastoraux; où vont nos colonies avec leurs nègres citoyens et
vagabonds?

Admis sans transition ménagée, sans éducation préliminaire, à la
profession d'hommes libres, les nègres émancipés d'aujourd'hui, comme
leurs frères d'autrefois, ne traduiront-ils pas en _mandingue_ le décret
d'abolition? leur convoitise du bien-être et du luxe s'éteindra-t-elle
dans la paresse? ne s'y développera-t-elle pas, au contraire, sous
l'irritation des appétits les plus brutaux? et comme ils sont les
plus nombreux, dix fois plus nombreux que la population blanche, n'en
appelleront-ils pas, un jour, à la logique du plus fort?

Nous rions--nous qui rions de tout--de la parade impériale qu'a jouée S.
M. Soulouque; elle a pourtant coûté, tant en massacres qu'en exécutions,
75,000 âmes environ. Mais nous ne l'envisagerons pas à ce point de vue.

Supposons que ce monomane d'égoïsme, de clinquant et de sorcellerie qui
a nom Faustin Ier, «et dont la soif de sang n'a d'égale que la soif de
l'or,» au lieu d'exterminer les plus éclairés de ses sujets, nègres ou
mulâtres quels qu'ils fussent, se les fût attachés en les relevant dans
leur dignité, en les appelant dans ses conseils, en en peuplant son
sénat, en en faisant les auxiliaires de son pouvoir; au lieu de
s'affilier aux sectaires du Vaudoux et du culte des couleuvres, se fût
fait chrétien de bonne foi, avec un clergé intelligent et moral, dont
l'influence, en même temps qu'elle aurait agi sur les masses, les eût
reprises en sous-oeuvre par l'éducation des enfants et des adultes; au
lieu de s'appuyer sur les bandits d'Accaau, les eût proscrits à juste
titre, ceux-là; au lieu de batailler avec l'intelligente République
dominicaine, se la fût associée d'abord, en vue de l'absorber plus tard;
au lieu de miner le commerce et l'agriculture de son empire, en eût
ramené les produits à l'ancien chiffre de 200 à 300 millions, avec
lesquels il se serait donné une marine et une armée disciplinée; qu'au
lieu de s'isoler enfin du monde civilisé, il s'y fût identifié en
personnifiant, en lui-même et dans son peuple d'un million d'âmes, la
régénération de la race nègre; supposons tout cela, car, ou tout cela
est possible et sera, ou la perfectibilité des races nègres n'est
qu'une utopie et leur émancipation qu'une faute qui les a voués à
la destruction par la misère et par elles-mêmes et dont nous sommes
responsables devant Dieu.

Or, tout cela étant, le drapeau de Soulouque devenait le drapeau de
ralliement des sept à huit millions de nègres, dispersés, par centaines
de mille, dans les Antilles, groupés par millions dans les Etats-Unis,
et qui, sous l'influence d'une idée commune, appuyée d'une flotte
haïtienne au besoin, se constituaient sur place en nationalité, ou
s'allaient fondre dans la nationalité d'Haïti.

Ce fut là, pour un moment, le rêve de nos émancipés de la Guadeloupe et
celui des insurgés de Sainte-Lucie, qui brûlaient les habitations et se
ruaient sur le palais du gouverneur, en criant: _Vive Soulouque!_

L'imbécile eut peur de ce commencement d'exécution: «C'est encore un
tour de ces coquins de mulâtres, dit-il; ils veulent me brouiller avec
la France et l'Angleterre!»

Les journaux américains, qui tremblent, eux aussi, mais avec plus juste
raison, en présence de l'élément noir qui menace d'envahir les Etats
du Sud, avaient pris au sérieux cette manifestation «d'un projet de
confédération noire qui grouperait autour du noyau haïtien la population
esclave ou affranchie des Antilles[47].»

[Note 47: D'Alaux.]

Elle était prématurée pourtant, partielle d'ailleurs, donc inoffensive;
mais que, Soulouque mort[48], un Toussaint ou un Boyer, complété par une
éducation, qu'il aura reçue chez nous peut-être, qu'un homme enfin lui
succède, et l'improbabilité d'aujourd'hui sera demain rendue possible
par l'influence acquise et la puissance armée d'Haïti régénéré; par
un mouvement insurrectionnel dans les Etats-Unis; par l'incessante
aspiration des nègres des Antilles vers une indépendance que leur
émancipation n'a point absolument satisfaite; et par cette instinctive
solidarité de la peau qui, dans la Nigritie américaine, aura fanatisé
sept ou huit millions d'hommes.

[Note 48: Ces pages étaient écrites avant la dernière révolution
d'Haïti.]

A Rome, un sénateur avait émis l'avis de forcer les esclaves à se vêtir
d'une façon particulière: c'était les mettre à même de se compter; le
sénat rejeta l'imprudente proposition. Dans les colonies, les esclaves
portaient avec eux leur marque distinctive; aujourd'hui qu'ils sont
libres, ne se compteront-ils pas tôt ou tard? Ce jour-là commencera
la lutte prévue des deux races, et si, comme n'en doute pas M. de
Tocqueville, «la race blanche est appelée à succomber dans les îles
américaines et dans le sud de l'Union,» l'émancipation ne peut manquer
de hâter ce dénoûment.



IV.

De l'abolition de la traite.--État de l'Afrique intérieure.

Quand on a songé à réprimer la traite, elle avait pour débouchés les
trois côtés de ce triangle immense qu'affecte dans sa forme le continent
africain: l'un à l'ouest, sur l'océan Atlantique, où se fournissaient
les deux Amériques et les Antilles; l'autre à l'est, sur la mer des
Indes, où se fournissaient les îles de l'Afrique, la Perse et l'Arabie
particulièrement; le troisième au nord, où se fournissaient, par
les ports de la mer Rouge et la vallée du Nil, l'Égypte, la Syrie,
Constantinople; par les étapes du désert, Tripoli, Tunis, l'Algérie, le
Maroc et leurs vastes Sahara.

Il s'y faisait annuellement un mouvement de 200,000 esclaves environ,
ainsi répartis:

Par l'ouest           150,000
Par l'est              50,000
Par le nord            22,000
--------
   Total              202,000

Ces deux derniers chiffres, que nous donnons d'après MM. Moreau de
Jonnès[49] et Fowel Buxton[50], ont été portés à 80,000 par la _Revue
Africaine_ de décembre 1853[51], et réduits par M. le comte d'Escayrac
de Lauture à 10,000 seulement[52].

[Note 49: _Recherches statistiques sur l'esclavage colonial_.]

[Note 50: _De la traite des esclaves en Afrique_.]

[Note 51: _De l'importance de l'occupation de Constantine_, par de
Montvéran.]

[Note 52: _Le Désert et le Soudan_.]

Si pourtant le Maroc ne se recrutait annuellement que de 1,000 esclaves,
comme l'avance M. d'Escayrac, il nous semble difficile que par cet
apport insignifiant le nombre total de ceux qu'on y compte se soit élevé
à 120,000 comme il est constaté[53].

[Note 53: Graberg de Hamzo (_Specchio de l'Imperio di Maroco_), et
_Antislavery Reporter_ (cité par M. d'Escayrac).]

Quoi qu'il en soit de ces erreurs de statistique, le problème à résoudre
était celui-ci: fermer à la traite tous ses débouchés, sous peine, n'en
laissât-on qu'un seul ouvert, de n'avoir attaqué l'esclavage ni dans sa
cause ni dans ses effets.

C'était tout simplement impossible; et cette impossibilité de fait
ressortira d'une promenade par citations, autour de l'Afrique et dans le
Soudan.

«D'après un rapport du capitaine Thomas Smee, qui fit en 1811 un voyage
d'exploration sur la côte orientale d'Afrique, dit M. le capitaine de
vaisseau Guillain, le nombre des esclaves annuellement exportés alors
du port de Zanzibar à Mascate, dans l'Inde, à l'île de France, etc.,
n'était pas moindre de 6,000 à 10,000.

«Tarir, diminuer, ou gêner même une source si féconde de richesse,
c'était jeter dans les intérêts de la population marchande, habituée
à ce trafic que son code religieux approuve implicitement, une
perturbation aussi énorme qu'injustifiable à ses yeux, et semer dans les
esprits des rancunes implacables.--L'Angleterre ne s'émut ni des uns ni
des autres, et, ceci est à sa gloire, elle a su constamment mettre au
service de cette oeuvre généreuse une patience et une énergie dont nous
devons regretter de n'avoir pas donné l'exemple.--Je l'avoue pour mon
compte, rien ne me prouve l'égoïsme machiavélique dont on accuse cette
grande nation à propos de la grave question qui nous occupe[54].»

[Note 54: _Documents sur l'histoire, la géographie et le commerce de
l'Afrique orientale_, 5 vol. in-8°, avec atlas.--Ouvrage publié par
ordre du gouvernement, par M. le capitaine de vaisseau Guillain.]

Après ces considérations loyales, auxquelles il est temps qu'enfin tout
homme d'examen sérieux s'associe, M. le capitaine de vaisseau Guillain
rappelle les traités divers qui, de 1822 à 1847, ont amené l'iman de
Mascate, aux sollicitations de l'Angleterre, à supprimer la traite au
nord de l'équateur.

A la même époque, M. Rochet d'Héricourt écrivait:

«Les négociants qui font le commerce des Petites Échelles de la partie
de cette mer voisine du golfe Arabique naviguent avec de gros navires à
trois mâts.--Ils achètent des esclaves que les Danakiles et les Soumalis
amènent du sein des tribus les plus féroces des Gallas. Ils en achètent
à Odéida, à Moka, où les transportent les naturels de Toujourra et
autres, et viennent compléter leur chargement sur les marchés de
Berbera[55].»

[Note 55: Rochet d'Héricourt, lettre datée d'Angola, 1848 (_Revue
Orientale_).]

«En Afrique, ajoutait trois ans après M. le comte d'Escayrac de Lauture,
la traite se fait sur la côte occidentale et la côte orientale. La
première seule est bien surveillée. Il est à ma connaissance qu'en
1851 un navire à vapeur de 600 chevaux de force a chargé _à la côte
orientale_, entre Mozambique et Zanzibar, 1,500 noirs à destination
du Brésil. Ce navire peut, année moyenne, faire quatre voyages et
introduire à lui seul 6,000 esclaves en Amérique.

«Les esclaves ne valent aujourd'hui (1853) que 15 francs sur la côte
orientale d'Afrique, où on les achète en masse, par lots de 50 à 1,000,
à tant par tête en moyenne; ils en coûtent environ 80 à la côte opposée
et se vendent de 1,200 à 1,400 francs au Brésil.--Le propriétaire de la
frégate dont je viens de parler pourrait donc, dès la première année
et tout en mettant 2 millions de côté, armer quatre autres frégates
à vapeur et transporter, l'année suivante, 30,000 noirs sur ses cinq
navires[56].»

[Note 56: Comte d'Escayrac de Lauture, _Le Désert et le Soudan_.]

Que la traite, d'ailleurs, soit plus ou moins officiellement empêchée de
ce côté, l'esclavage local n'en continue pas moins à se recruter dans
l'intérieur sans rien perdre de sa stabilité première et de sa valeur
d'état social, car les esclaves forment les deux tiers ou les trois
quarts de la population totale de Zanzibar: ce sont des Africains
provenant de toutes les peuplades qui occupent les régions intérieures
de l'Afrique orientale comprise entre le Mozambique et le Djoub. Inutile
de mentionner spécialement les individus isolés appartenant à d'autres
contrées, tels que, par exemple, les esclaves abyssiniennes qui ornent
le harem du sultan et celui de quelques hauts dignitaires[57].

[Note 57: M. le capitaine de vaisseau Guillain.]

Comme complément de ces témoignages acquis à notre proposition, et qu'il
est inutile de multiplier, ajoutons que la foire pittoresque de Berbera,
rendez-vous annuel des tribus de l'intérieur, des marchands de l'Yémen,
de Mascate, de Ras-el-Kina, de Bossera, de Sour, etc., etc., des riches
banians de Porbendeur, de Mandévi et de Bombay, n'a rien perdu de
son importance comme marché d'esclaves. «De temps en temps un groupe
d'enfants poudreux et harassés de fatigue y indique l'approche des
caravanes d'esclaves, dont la plus riche est celle de l'Abyssinie, et
dont les conducteurs sont attendus par leurs correspondants de Bossera,
de Bendeur-Abbas et de Bagdad[58].»

[Note 58: _Idem_.]

Voilà pour l'est.

Sur le débouché nord où l'Égypte, Tripoli, Tunis ont adhéré à la
suppression de la traite, où nous avons nous-mêmes aboli l'esclavage,
a-t-elle perdu de son activité?

«Dans le Soudan tout entier, a dit un voyageur au Darfour, la branche de
commerce la plus étendue et sur laquelle, _aujourd'hui encore_, repose
réellement tout le mouvement commercial, est la vente et l'achat des
esclaves.

«A Noufi, il n'est pas un marchand qui n'ait toujours 8,000 ou 10,000
esclaves tout prêts et des commis esclaves eux-mêmes associés à son
commerce ou commerçant pour leur propre compte qui n'en aient chacun
1,000, 2,000, plus ou moins.

«Mohamed Ali, en frappant de droits énormes l'importation des esclaves
en Égypte, _a tâché_ d'entraver ce commerce. On ne sait pas combien de
milliers d'esclaves perdent la vie pour quelques centaines qui finissent
par arriver en Égypte, au Moghreb, à Constantinople: il en meurt des
milliers dans les ghrazias ou chasses qu'on leur fait pour les capturer;
des milliers pour s'acclimater dans le pays de leurs ravisseurs,
s'habituer à un nouveau régime de vie et aux travaux qui leur sont
imposés; des milliers pour sortir du Soudan et traverser à pied
d'énormes déserts; des milliers pour fournir des eunuques; des milliers
pour avoir à supporter le froid de la Syrie, de la Turquie, de la
Perse[59].»

[Note 59: _Commerce et industrie dont le Soudan_.--Relation d'un voyage
dans le Darfour. Traduit et annoté par M. Perron, directeur de
l'École de médecine du Caire, 1845, aujourd'hui directeur du collège
arabe-français à Alger.]

«Avant les Turcs, dit un voyageur au Sennar, quand le Sennar était
administré par des chefs indigènes, le roi de ce pays rassemblait, après
le temps des pluies, deux ou trois cents cavaliers, une centaine de
fantassins, puis, se portant sur le Fazoglet avec le souverain de cette
contrée, il délibérait sur le point qu'il convenait d'attaquer; arrivés
à leur destination, fantassins et cavaliers se couchaient dans les
ravins, dans les bois et les herbes. Ils y attendaient la nuit, puis
ils grimpaient sur la montagne, mettaient le feu aux habitations,
égorgeaient, assommaient les malheureux nègres qui osaient résister,
s'emparaient des enfants et reprenaient la route de leur pays.

«On faisait de même dans le Cordofan et, _aujourd'hui encore_, les chefs
n'ont pas d'autre expédient pour se procurer des esclaves. Quand,
parmi les prisonniers, il s'en trouve de vigoureux, les vainqueurs
confectionnent de longues fourches en bois, et, dans l'intervalle
des branches, serrent le cou du captif qui, ainsi maintenu, ne peut
s'enfuir.

«Après la conquête du Sennar, les commandants de Mohamed Ali ont
continué le commerce des esclaves et, _chaque année, le délégué du
vice-roi à Kartoum fait trois expéditions_.

«Il faut avoir vu soi-même la traite des nègres pour se faire une
idée des horreurs que les hommes commettent sur leurs semblables: une
caravane part d'Éthiopie, composée de filles et de garçons; elle chemine
lentement dans le désert sous la conduite d'un chef; si l'un des
esclaves est malade, si, harassé, il ne peut continuer sa route, on
l'abandonne dans un dépôt pour le guérir, l'engraisser, afin que plus
tard on puisse s'en défaire avantageusement. Mais si la caravane se
trouve éloignée de toute habitation, l'esclave reste sur place et meurt
de faim ou devient la proie d'une bête féroce.

«Toutefois, comme le conducteur est tenu de rendre compte de sa
marchandise, il fait saisir l'esclave et, malgré ses cris, il lui coupe
les deux oreilles, qu'il salera pour les conserver et les exhiber lors
de la reddition des comptes[60].»

[Note 60: Hamont, _Voyage dans le Sennar_, 1843.]

«Le roi de Darfour, dit un voyageur au Cordofan, _exporte_ chaque année
8,000 ou 9,000 esclaves dont un quart meurt dans les fatigues d'une
marche impitoyable à travers le désert. Cette grande caravane est
approvisionnée seulement pour le nombre de jours nécessaires; il faut
que l'escorte fasse avancer tout le monde et gagne la plaine ou la
montagne fixée pour la halte du soir. Dans cette navigation à travers
les sables, on voit les malheureux naufragés qu'on laisse en arrière
supplier, se tordre les bras. Ils ne demandent qu'une journée de repos,
et ils montrent à quelques pas de là la seule escorte qui consente à les
attendre: les hyènes et les chacals. Le chef de la troupe est sourd à
leurs cris; il est cruel par humanité; le sort de la caravane dépendrait
d'un retard, ce retard ne s'accorde jamais.

«Et quand, à quelques jours de là, voyageur monté sur un agile
dromadaire, je traversais rapidement le même désert, c'est par les
carcasses humaines nouvellement dépecées que j'ai trouvé mon chemin et
que, le soir, j'ai reconnu la halte.

«Tel Turc, sur les deux rives du Nil, à côté de son harem, possède cent
femmes noires qu'il livre, dans sa basse-cour, à une dizaine de nègres.
Ces femelles mettent bas un enfant qui sera mutilé pour l'usage des
harems et vendu quand il aura douze ans. Ces haras d'hommes _donnent_,
année commune, 2,000 esclaves que la douane du pacha surveille et taxe
et qui viennent au Caire se vendre au marché[61].»

[Note 61: Léo de Laborde, _Chasse aux hommes dans le Cordofan_, 1844.]

Ces tristes épisodes sont vieux déjà de douze à quatorze ans; mais quoi
qu'aient fait Mohamed Ali et Saïd Pacha surtout, s'ils ne viennent plus
se dénouer aujourd'hui dans les bazars du Caire par un encan public, ils
ne s'en perpétuent pas moins en dehors de l'Égypte proprement dite et de
l'action directe du vice-roi.

Comme partout, l'abolition de la traite n'a fait ici que rétrécir le
périmètre d'action où s'exerce la chasse à l'homme.

Encore un témoin oculaire qui cette fois écrivait en 1853[62]:

[Note 62: M. le comte d'Escayrac de Lauture, _Le Désert et le Soudan_.]

«Parmi les peuples musulmans, la traite des noirs a toujours été _et
est encore_, de nos jours, alimentée par deux sources principales: les
ghrazias, grandes chasses auxquelles prennent part des armées entières,
et les enlèvements partiels d'enfants et de femmes commis par des Arabes
isolés....

«Les ghrazias dirigées par les noirs musulmans contre les noirs païens
ont tantôt lieu sous le patronage du prince, comme dans le Ouady, tantôt
elles sont entreprises à leurs risques et périls par des chefs audacieux
auxquels leur renommée et l'appât du butin ont bientôt formé une troupe.

«La colonne d'attaque, profitant de la saison sèche, se met en marche,
et ce n'est quelquefois qu'après un mois qu'elle atteint les frontières
du Soudan idolâtre. A son approche, les villages sont abandonnés: elle
les brûle; les populations fuient: elle les traque et les atteint.

«Quelquefois un village placé sur le sommet d'un roc inaccessible
cherche à résister: le blocus en est décidé... Les envahisseurs,
s'apercevant enfin qu'il n'est plus défendu, se hasardent à y pénétrer,
et parmi les cadavres déjà froids de leurs victimes, ils cherchent
à reconnaître ceux qu'il est encore temps de rappeler à la vie: les
chasseurs de nègres possèdent au plus haut degré l'art de ranimer les
victimes de la soif et de la faim. Ils savent, si elles y opposent
un refus obstiné, en triompher en leur bouchant les narines, en
introduisant dans leur bouche un instrument de fer ou de bois qui les
contraint à l'ouvrir; ils y jettent rapidement de l'eau et de la farine,
du beurre fondu qu'ils poussent avec leurs doigts dans le gosier de ces
malheureux....

«Le Nubien n'acquiert d'esclaves que pour les revendre; c'est, à ses
yeux, une marchandise, un bétail, une monnaie. S'il en possède une
cinquantaine de l'un et de l'autre sexe, il les accouple sous ses yeux
et livre au commerce les produits de ses haras. S'il ne possède que
des femmes, il les loue moyennant une dizaine de francs par mois à des
soldats turcs, égyptiens, à des blancs de préférence.--Il obtient ainsi
des mulâtres dont la qualité est de beaucoup supérieure à celle des
Abyssiniens et dont la couleur promet un prix élevé. Tout pour lui est
matière à commerce, et il ne dédaigne pas d'ajouter quelquefois sa
progéniture à l'assortiment de son magasin.

«L'esclave est sa monnaie; aussi toutes les marchandises
s'évaluent-elles en têtes de noirs. Les tributs et les contributions ne
s'acquittent guère autrement... Le gouvernement égyptien ne paye pas
autrement aujourd'hui ses employés dans le Sennar, le Fazogl, le
Cordofan, et l'officier traîne sa solde au marché...

«La facilité extrême, le bon marché avec lesquels on acquiert des
esclaves dans le Soudan, font que tout le monde en possède, que leur
perte devient peu sensible et que dès lors on ne prend d'eux aucun soin;
_malades, on les abandonne; estropiés, on les tue; morts, on jette leur
cadavre hors de la ville et les hyènes les font disparaître_.»

Les esclaves étaient _choses_ du moins chez nous et, par là, sujets à
ménagement et à conservation; en déclarant que ce n'était pas assez,
nous avons été logiques avec nos principes de morale et de civilisation;
mais où nous avons cessé de l'être, c'est quand nous avons implicitement
ajouté que, pour n'avoir pas à rougir de faire un homme _chose_, il
fallait le laisser moins que rien. Or, cette transition relativement
immense du _rien_ à la _chose_ s'opérait par la traite.

Et si cette réflexion nous échappe à notre retour du Soudan égyptien,
quelles autres plus amères nous poindront quand nous aurons sondé toute
l'Afrique!

A peine Richardson, Overweg et Barth étaient-ils partis de Tripoli pour
s'avancer dans le Soudan central par la route de Denham et de Clapperton
qu'ils «voient de loin une masse mouvante s'avancer vers eux; c'était
une caravane d'esclaves uniquement composée de jeunes filles[63].»

[Note 63: Malte-Brun, _Résumé historique de l'exploration de l'Afrique
centrale, de 1850 à 1855_.--REVUE BRITANNIQUE, _Voyages du docteur
Barth_.]

Un peu plus au sud, Vogel, en 1854, fait rencontre à Gadrone, entre
Mursouk et Tedjerry, de la grande caravane du Bournou, composée de
quatre à cinq cents esclaves, pour la plupart jeunes filles et jeunes
garçons de dix à douze ans.

«Ce fut la première fois, écrivait Vogel à la _Gazette Allemande_, que
j'eus une idée complète et juste de ce que c'est que l'esclavage. Les
malheureux captifs, obligés, tous sans exception, de porter sur la tête
une charge d'environ vingt-cinq livres, avaient non-seulement perdu
leurs cheveux, mais même la peau sur le sommet de la tête.

«En outre, il leur fallait faire avec les fers aux pieds une route
déjà excessivement pénible; ils étaient traités d'une manière vraiment
révoltante, et ne recevaient qu'une nourriture insuffisante et
mauvaise.»

Dans le Zinder, Richardson «a le regret de voir que la vente des
esclaves était le principal objet de commerce, et que le Sarki avait
pour habitude, quand ses affaires étaient gênées, de les rétablir en
faisant, sous un prétexte quelconque, des ghrazias sur les districts
voisins du Demergou; c'est ainsi qu'_il fut témoin_ d'une expédition
contre le Korgoum, canton situé à deux journées de Zinder et composé
d'une ville et de trois villages sur le penchant et au pied d'une chaîne
de rochers.»

Barth outre-passant ses deux compagnons de voyage pénètre dans le vaste
et beau pays de l'Adamua qu'aucun Européen n'avait encore visité.

«On y rencontre de grandes villes toutes les trois ou quatre heures de
marche, avec des villages dans l'intervalle, exclusivement habités par
les esclaves. Les Fellatahs, jusqu'aux plus pauvres, en possèdent de
deux à quatre, et les chefs du pays ont des multitudes innombrables de
ces pauvres créatures. En aucun pays du monde l'esclavage n'est aussi
répandu; les esclaves et les bestiaux sont considérés comme la base de
la richesse des habitants et forment avec l'ivoire, qui est à très-bon
marché, le principal article d'exportation.»

Il est bien entendu que toutes les horreurs de la ghrazia, de l'affût et
de la battue, dont la bête de chasse est un homme, n'ont rien ici perdu
de leur atrocité.

Vogel, que nous avons laissé tout à l'heure au sud de Mourzouk, poursuit
la route qu'avaient suivie Clapperton et Denham en 1824, et sur laquelle
venaient de le devancer Richardson, Overweg et Barth. Triste route! et
qui serait la _Via Scelerata_ du désert si toutes ne l'étaient pas;
cimetière en plein vent, où, comme ses devanciers de vingt ans et ceux
de l'année précédente, Vogel s'oriente par les squelettes humains
sonnant sous les pas de son chameau.--Au départ d'une étape, dans le
Bournou, il trouve au pied d'un arbre une forme humaine, décharnée, mais
respirant encore; c'était un esclave abandonné depuis trois jours par
une caravane qu'il n'avait pas pu suivre, malgré la lance et le bâton
dont on l'avait aiguillonné; un peu de bouillon le ranima, et, moyennant
un cadeau, un homme du pays consentit à s'en charger. S'il l'a guéri, ne
l'a-t-il pas vendu?

Trois lieues plus loin, la piété moins heureuse du voyageur ne trouvait
plus à s'exercer qu'en ensevelissant dans le sable ce que les chacals
avaient laissé d'un cadavre à moitié dévoré.

Comme Denham, Overweg et Barth, Vogel voulut voir de ses yeux une de ces
terribles ghrazias qu'exécutent de temps à autre les sultans du Bournou
pour alimenter leur dépôt épuisé de captifs.

L'armée bournouène, forte de 2,200 cavaliers, de 3,000 chameaux portant
les bagages et de 5,000 boeufs conduits par 1,500 fantassins, allait se
mettre en marche (mars 1854). Vogel obtint l'autorisation de la suivre.
Le but était le pays des Musgos, par le dixième degré de latitude nord.

Un premier coup de main donna 1,500 prisonniers; un second 2,500, non
sans massacre d'un plus grand nombre. Un soir, Vogel est éveillé par un
bruit étrange. Trente captifs gisaient sur le sol, se tordant en tronçon
dans les convulsions d'une atroce agonie: on leur avait cisaillé jusqu'à
séparation, avec un mauvais couteau, la jambe gauche au genou, le bras
droit au coude.

Trois autres paraissaient avoir été épargnés; ceux-là, messagers de
terreur, devaient aller dire aux leurs quel sort les attendait s'ils
osaient résister jamais au puissant chef du Bournou; un moment après,
ils étaient libres en effet; mais chacun d'eux laissait à terre sa main
droite détachée du poignet par ce même affreux couteau de plus en plus
ébréché et criant sur les os!

Deux moururent la nuit même; le lendemain, le troisième gisait encore
sur le lieu du carnage, les traits décomposés et le visage sillonné de
quelques larmes stoïques qu'il refusait en vain à la douleur.

Une pauvre femme était accouchée à la halte, dans un marais.--Vogel lui
donna sa chemise. Mais une esclave, fut-elle mère, n'est pas apte à
posséder même un lambeau de toile pour envelopper son enfant: son maître
le lui prit.

Imitons Vogel, fuyons en toute hâte cette désolation. Que nous importe à
présent de suivre nos voyageurs? nous retrouverions les mêmes atrocités
sur toute notre route.

Avec Barth, pourtant, reposons-nous un moment sur le chemin de
Tombouctou, dans la case d'un pauvre vieux nègre qui, après vingt-sept
ans d'esclavage au Brésil, était revenu au pays natal, savant de son
expérience, et s'était arrangé d'instinct une petite _Liberia_ de
quelques arpents où il cultivait la canne à sucre et des fruits en
famille.

Quelle leçon nous donne, ce me semble, et bien autrement éloquente que
celle de M. Philipps, cette pastorale au désert!

A l'ouest du continent africain, d'où s'exportait le plus grand nombre
d'esclaves pour les besoins des deux Amériques, la traite est bien
autrement empêchée que dans l'est et le nord.--Les résultats de la
quasi-suppression de ce côté nous laisseront donc préjuger de ce qu'il
adviendrait si elle était partout exactement supprimée.

Voici ces résultats appréciés sur les lieux:

«Les captifs sont traités avec une rigueur que nous n'avions pas encore
remarquée; les uns portent aux pieds des fers joints entre eux par une
courte barre qui les oblige à sauter pour avancer; les autres traînent,
également aux pieds, une pièce de bois d'une lourdeur et d'un volume
tels qu'on a été obligé, pour qu'ils puissent se mouvoir, de la leur
suspendre au cou par une corde d'étoffe.

«Au centre du continent africain, _l'esclavage est en effet bien
autrement odieux que dans les pays civilisés_; et lorsque le voyageur se
trouve en face de toutes ces misères, qu'il est forcé de les voir et de
les toucher, il ne peut que gémir de regret et de douleur; il ne peut
que s'écrier, le désespoir dans l'âme, _que jusqu'ici nous n'avons
employé que des moyens impuissants et inefficaces_.

«Quand la traite était permise, les prisonniers étaient bien nourris. On
les soignait, on leur évitait de trop grandes fatigues pour en tirer un
plus haut prix..... Aujourd'hui, au contraire, les esclaves sont traités
avec une barbarie qui dépasse tout ce que l'imagination peut concevoir:
il est inutile de les avoir gras et bien portants; car les Africains
sont trop pauvres pour les payer et, quand ils les achètent, ils les
trouvent toujours assez bons. Telle est du moins la règle ordinaire;
l'exception a lieu lorsque le hasard donne à l'esclave un maître qui
considère ses captifs plutôt comme un objet de luxe que comme un
instrument de travail et que, par orgueil plutôt que par intérêt, il
adoucit leur sort par des soins matériels; avoir de beaux captifs est,
pour certains chefs africains, une satisfaction de vanité qui équivaut,
chez nous, à avoir de beaux chevaux.

«Mais tous les chefs ne sont pas dominés par des intérêts de vanité; il
en est beaucoup qui achètent des captifs uniquement pour cultiver leurs
champs, et exécuter de grossiers travaux, et ceux-ci n'exigent aucun
soin. On les nourrit à peine, on ne les vêt pas; on les parque comme des
bêtes immondes; on les soumet à la torture des entraves et des fers pour
prévenir leur évasion. Quant au travail qu'on doit en obtenir, on a
la ressource du bâton; et cette crainte d'un châtiment que ceux qui
l'infligent savent toujours rendre terrible donne au pauvre esclave une
excitation nerveuse qui tient lieu de la force qu'il n'a plus[64].»

[Note 64: Anne Raffenel, _Voyage dans l'Afrique occidentale_,
1843-1845.]

L'abolition de la traite donne donc raison à Senelgrave et à Mungo-Park,
qui écrivaient, l'un en 1730, l'autre en 1805:

«Par un usage immémorial, les nègres font esclaves les captifs qu'ils
prennent à la guerre; mais avant que leur commerce fût établi avec les
Européens, _ils tuaient en grande partie leurs prisonniers dans la
crainte qu'étant devenus trop nombreux ils ne leur causassent de
l'embarras par leurs révoltes. Il demeure prouvé que le commerce des
esclaves sauve la vie à quantité de nègres_[65].

[Note 65: Senelgrave, _Voyage en Afrique_, 1730-32.]

«Si l'on me demandait ce que je pense de l'influence qu'une
discontinuation du commerce des esclaves produirait sur les moeurs de
l'Afrique, je n'hésiterais point à dire que, dans l'état d'ignorance où
vivent ses habitants, l'effet de cette mesure ne serait, selon moi, ni
si avantageux ni si considérable que plusieurs gens de bien avisent à le
penser[66].»

[Note 66: Mungo-Park, _Second Voyage en Afrique_, 1805.]

Après l'affirmation, les faits:

1er mars 1847.--On mande de Gorée: «Les Anglais s'étaient chargés de
bloquer Gallinas, où devaient s'embarquer des nègres pour les Antilles.
Tous les passages étaient si bien gardés que les propriétaires de ces
malheureux, contraints de les nourrir sans pouvoir les vendre, ont pris
une résolution atroce: ils ont de sang-froid tranché la tête à leurs
deux mille esclaves et ont attaché ces hideux trophées à des poteaux sur
la grève, en vue des croiseurs.

«Des officiers français s'étant trouvés à _l'Agouade_, avec les
chefs qui avaient ordonné cette boucherie, et leur en ayant fait des
reproches: «Si nous ne pouvons vendre nos prisonniers, leur fut-il
répondu, que voulez-vous que nous en fassions[67]?»

[Note 67: Les journaux de mars 1847.]

«Le roi de l'État d'Iariba, vaste contrée de la Nigritie occidentale,
a entrepris, en 1851, une grande guerre, à la suite de laquelle il
a massacré cinq mille prisonniers dont il n'a pas voulu avoir la
charge[68].»

[Note 68: Le journal _le Pays_, 1857.]

Ces deux drames en quelques lignes ont été reproduits sans commentaires,
à quelques années de distance, par toute la presse européenne; combien
d'autres, restés inconnus, s'étaient joués avant, se sont joués depuis
dans cet âpre pays et s'y joueront encore, dont nous serons de fait,
sinon d'intention, les auteurs responsables!

En voici la contre-partie:

«Le même roi d'Iariba, pendant une guerre qu'il a eue en 1857, a fait
quatre mille prisonniers, et sachant, d'après les bruits répandus
aujourd'hui dans toute l'Afrique, _qu'il peut en tirer parti pour
l'immigration_, il les a épargnés et les conserve à Ksatonga, sa
capitale[69].»

[Note 69: _Le Pays_, suite de l'article cité.]

Est-ce concluant?

Et sans le triste malentendu qui a imposé un temps d'arrêt à
l'émigration nègre, le nouveau roi de Dahomey, au lieu d'inaugurer son
règne en égorgeant mille esclaves sur la tombe de son père et de se
mettre en chasse, le sacrifice étant incomplet, pour en aller chercher
deux mille autres, eût imité sans doute le lucratif exemple que lui
avait donné le roi d'Iariba. A n'en pas douter non plus, il en eût été
bientôt de même dans la Nigritie tout entière, ainsi qu'en témoigne ce
renseignement encore inédit, _mais officiel_, recueilli en plein grand
désert, à plus de huit cents lieues du premier effet produit sur
le littoral atlantique par le recrutement de nos quelques milliers
d'engagés.

M. Bouderbah, interprète de l'armée à El-Aghouat, le seul voyageur
algérien à qui il ait été donné de dépasser les limites du Sahara,
arrivait à Rat, chez les Touaregs-Azegeur, à trois cent quarante-neuf
lieues de son point de départ, en septembre dernier; on y attendait
les grandes caravanes du Bournou et du Haoussa, _qui y conduisent
annuellement de 3,000 à 4,000 esclaves, et l'on y disait que leur prix
de vente ordinaire, 100 à 150 francs, s'élèverait probablement à 250
francs, parce qu'il y avait à Noufi une recrudescence de demande pour
les côtes de Guinée_[70].

[Note 70: Voyage exécuté avec l'autorisation de M. le maréchal comte
Randon, alors gouverneur général de l'Algérie.]

Ainsi, les rachats que nous opérions au Gabon, dans l'Abyssinie, an
grand Bassam, à la baie de Biafra, avaient déjà eu pour résultat de
mettre en faveur la marchandise--quelle phrase appliquée à des hommes!
si elle n'était corrigée par celle-ci--et de faire par conséquent que la
marchandise même fût soumise à des procédés intéressés de ménagements et
de conservation.

Combien donc l'Europe chrétienne avec son abolition de la traite,
dont la conséquence rigoureuse serait l'abolition de toute émigration
soudainement libre et spontanée, combien donc l'Europe chrétienne
est loin, ainsi que le remarquait H. Raffenel, de réaliser son rêve
religieux!

Rêve en effet, car du voyage de Senelgrave à ceux de Mungo-Park,
avant l'abolition de la traite; de ceux de M. Raffenel à celui de M.
Hecquard[71], depuis qu'elle est abolie, rien n'a changé: la traite,
encore la traite! ainsi que le prouve surabondamment le nombre des
négriers qui chargent à la côte et dont plus des deux tiers échappent
aux croiseurs.

[Note 71: Hyacinthe Hecquard, _Voyage sur la côte et dans l'Afrique
occidentale_, 1855 (Publié avec l'autorisation du ministre de la marine
et des colonies.)]

Nous n'avançons rien là d'ailleurs qui ne soit de notoriété publique et
officielle.

Dès 1840, M. Fowel Buxton écrivait à la première page de son livre, le
plus complet sans contredit et le mieux étudié qui ait été publié sur la
question de l'esclavage:

«Ma première proposition est que 150,000 créatures humaines sont
annuellement enlevées au sol africain et transportées à travers
l'Atlantique pour être vendues comme esclaves.»

La même année, le prince Albert ouvrait la séance de la Société pour
l'abolition de la traite par un discours où nous lisons cette phrase:

«Je regrette profondément que les généreux et persévérants efforts de
l'Angleterre pour abolir cet infâme trafic de créatures humaines, qui
est à la fois la désolation de l'Afrique et une tache pour l'Europe
civilisée, n'aient pu aboutir encore à aucun résultat satisfaisant.»

En 1844, l'Angleterre avait inutilement dépensé 400 millions pour ce
résultat négatif.

En 1848, un comité nommé par la Chambre des communes pour faire une
enquête _sur l'état de la traite des noirs et sur le degré d'efficacité
de la mesure employée pour la réprimer_, rédigea deux rapports dont
les conclusions furent: «Que le gouvernement devait songer à renoncer,
aussitôt que possible, aux moyens employés jusqu'alors pour la
suppression du trafic des noirs[72].»

[Note 72: _Revue coloniale_, t. I et II.]

La presse anglaise tout entière s'émut à cette révélation; et _le
Times_, prenant texte du témoignage rendu devant la commission d'enquête
par le commodore Hottam, _l'un des derniers chefs d'escadre employés à
la répression de la traite_; et s'appuyant sur un opuscule du capitaine
William Allen, _l'ancien chef de l'expédition du Niger_, se prononça
pour le rappel de l'escadre britannique.

«Les escadres de blocus, disait _le Times_, ont complètement manqué leur
but, qui était de balayer l'Océan des négriers, et, _dans l'opinion du
comité_, elles le manqueront toujours, quels que soient d'ailleurs les
forces et le talent qu'on mette au service de ce système.»

L'an dernier enfin, une députation de négociants anglais soumettait à
lord Palmerston ses observations «sur les mesures à employer pour amener
les gouvernements européens à exercer une action plus efficace en
matière de traite des noirs,» et _concluait à l'immigration_[73].

[Note 73: _Revue coloniale_;--_Revue contemporaine_, janvier 1858.]

Il reste donc acquis que la traite se fait partiellement encore sur
l'est et sur l'ouest du continent africain, et qu'elle n'y a rien perdu
de son activité du sud au nord, par caravanes; que sa quasi-suppression
n'a rien modifié à l'état de guerre immémorial et permanent des rois
soudaniens entre eux, et qu'elle a pour effet, au contraire, de
substituer à l'esclavage des nègres chez les blancs, relativement
très-tolérable, un esclavage sur place atroce, impitoyable, pire cent
fois que le premier, pire que l'esclavage antique.

Voici donc ce que les gouvernements de l'Europe, sous la pression d'une
ignorante philanthropie, au nom de la religion, de la morale et de la
liberté, ont trouvé de mieux à faire pour ces quarante ou cinquante
millions de pauvres nègres qui peuplent les Soudans! Ils les ont
condamnés moitié à l'esclavage, sans rachat possible, et tous au
paganisme et à la barbarie à perpétuité.

Admettons pour un moment l'impossible: deux escadres de mille vaisseaux
croisant en vue des côtes dans l'océan Atlantique et la mer des Indes;
des postes échelonnés depuis la haute Égypte, au travers du désert,
jusqu'au sud du Maroc, veillant l'arme au bras; pas un négrier ne peut
échapper au canon des escadres, pas une caravane ne franchira cette
vaste haie de baïonnettes; pas un nègre désormais ne sortira du Soudan;
la traite sera supprimée, cette fois, à n'en pas douter.

Eh bien! vous aurez un grand cirque, un cirque d'un million de lieues
carrées où des millions d'hommes s'égorgeront sans merci; car, plus
impitoyables que le peuple-roi quand il se donnait la joie d'un combat
de gladiateurs, vous aurez fermé la _janua vivaria_, la porte de vie par
où s'échappaient de l'amphithéâtre les combattants épargnés.

La _janua vivaria_, c'était la traite:--ce sera l'émigration.



V.

De l'émigration et du rapatriement.

La situation faite à l'Angleterre par l'émancipation devint bientôt pour
elle une cause d'embarras sérieux, coloniaux et métropolitains, et comme
nous, plus tard, dans des circonstances identiques, elle crut pouvoir y
obvier par l'immigration africaine. De 1840 à 1854, 27,000 travailleurs
furent ainsi livrés à ses colonies à titre d'engagés libres. De ce
nombre 4,000 avaient été repris aux négriers par les croiseurs anglais
et déposés jusqu'alors à Sierra-Leone et à Sainte-Hélène. C'était
sagement les utiliser.

Mais le gouvernement anglais avait compté sans les sociétés d'abolition:
elles crièrent au rétablissement de la traite, dans le Parlement et dans
la presse; elles crièrent si haut, qu'il fallut céder à cette incroyable
pression, malgré l'opposition de nombreux adversaires, de M. Hume, entre
autres, et de sir Robert Peel lui-même.

«J'ai toujours désiré, disait M. Hume, le rappel des vingt-sept
bâtiments britanniques stationnés en ce moment sur la côte d'Afrique.
Je crois que tout ce que nous ayons fait n'aura d'autre résultat que
d'aggraver _les souffrances des victimes de la traite_, et que le
meilleur moyen d'épargner aux esclaves le redoublement d'horreurs que
notre croisière a causé consiste à éloigner au plus tôt nos croiseurs de
cette côte.

«Je dis qu'il faut _acheter des esclaves africains_, les affranchir et
les débarquer dans nos colonies; en agissant ainsi, nous ferons acte de
générosité et d'humanité. L'entretien de la flotte destinée à supprimer
la traite coûte 500,000 livres sterling par an (12,500,000 francs);
rappelez nos croiseurs et consacrez la moitié de cette somme à
l'immigration de travailleurs dans nos colonies. Faites mieux: essayez
d'employer pendant une année seulement cette somme entière pour
l'immigration, à titre d'essai; l'abolition générale de l'esclavage sera
le résultat infaillible de cette politique.»

«Donnez, ajoutait sir Robert Peel, donnez tous les encouragements en
votre pouvoir à l'immigration de travailleurs libres et n'ayez aucun
souci d'imputations que vous savez n'être pas fondées[74].»

[Note 74: Chambre des communes, discours cité par M. Baumès dans son
excellent travail: _Immigration et traite des noirs_.--M. le baron Ch.
Dupin, _Forces productives des nations_.]

Il n'y a point de faits ni d'éloquence qui tiennent contre le parti pris
d'une routine aveugle et systématique, dont le point de départ est un
préjugé.--M. Hume et sir Robert Peel échouèrent donc contre la cabale
traditionnelle des vieilles influences abolitionnistes qu'il ne faut
point ici confondre avec le peuple anglais ni avec son gouvernement
éclairé; mais les sociétés pour l'abolition ont acquis en Angleterre une
puissance qui s'enchevêtre dans le gouvernement par ses ramifications
dans les Chambres, par ses moyens d'action dans les élections, par la
presse dans l'opinion publique. Être abolitionniste, c'est avoir une
profession qui, à défaut d'autre, pose un personnage dans le monde;
prétexte à discours, prétexte à vanité de philanthrope, la pire de
toutes, et dont l'effet s'évanouirait avec sa cause s'il n'y avait plus
d'esclaves au monde. Il n'y a plus de louvetiers en Angleterre depuis
qu'il n'y a plus de loups; mais qui donc oserait y supprimer les
renards? Quelles clameurs parmi les gentilshommes des comtés!

Le gouvernement anglais, nous le répétons, accusé de _raviver la
traite_, car le mot ne nous est arrivé qu'à sa seconde édition, dut,
sous la pression abolitionniste, rapporter l'autorisation qu'il avait
donnée à ses colonies de se recruter d'engagés à la côte d'Afrique; il
ne faut pas chercher ailleurs le secret de son apparente contradiction
avec lui-même, et des clameurs qui, dix ans après, l'assaillirent quand
la France à son tour recourut à l'immigration des noirs.

Nous ne raviverons point ce débat regrettable; mais nous constaterons
que la question de principe, de nouveau mise en cause, a trouvé de zélés
défenseurs. «Assurément, disait le _Times_, une expérience dont l'objet
est non-seulement de rendre la prospérité aux colonies libres des
tropiques, mais encore de tirer la race africaine de l'état de
dégradation dans lequel elle a été maintenue depuis des siècles, vaut
bien la peine d'être tentée. Si elle réussit, elle ne pourra produire
que du bien: ce sera le plus terrible coup qui ait encore été porté à la
traite des esclaves; si elle échoue, il n'en pourra résulter aucun mal,
car les choses ne sauraient être pires qu'elles sont en ce moment.»

Quoi qu'il en soit, la nécessité d'une immigration noire dans les
Antilles étant démontrée et cette alternative étant posée, que, si
elle ne s'opère pas ouvertement et loyalement, sous le patronage des
gouvernements européens, elle se perpétuera par les négriers, où peut
être l'indécision? «La guerre! objectera-t-on, la guerre! vous la
perpétuerez en même temps dans l'Afrique intérieure.» Tout ce que nous
avons écrit annihile l'objection: la guerre est inhérente aux moeurs
des Soudaniens; l'abolition de la traite ne l'a pas détruite, pas même
atténuée; elle fait comme autrefois des victimes, avec cette différence,
qu'au lieu de les mettre en réserve pour la vente, elle les entasse pour
la mort. Ce n'est point à la guerre qu'il faut s'en prendre directement,
on ne la détruira pas par un effet subit de quelque mesure que ce soit;
ce sera l'oeuvre du temps, aidé de la civilisation progressive que les
peuples chrétiens ont mission d'introduire en Afrique.

Soit! si l'on veut: une demande périodique d'engagés noirs ravivera
chez eux la guerre et les ghrazias; mais elle aura pour résultat de
soustraire les prisonniers, dont le placement sera prévu et d'autant
plus avantageux qu'ils auront été plus épargnés, aux horreurs des
sacrifices et des exécutions sanglantes, pour cause d'encombrement, aux
atrocités d'un esclavage sans pitié.

Par les rapatriements successifs des émigrants, elle s'atténuera cette
fois, et, dans un temps donné, fera place à des recrutements pacifiques
et de bonne volonté; elle aura un terme, enfin, tandis qu'avec la
permanence des conditions actuelles nous la continuerons indéfiniment.

Ce fait douteux acquis, à tout prendre, que nous allons mettre en feu
la Nigritie, quel pays n'y avons-nous donc pas mis? Et, pourtant,
l'incendie ne s'y est-il pas éteint?--De même il s'éteindrait dans le
Soudan, si nous savions le ramener aux proportions de ceux que les
peuples civilisés allument l'un chez l'autre.--Vaut-il mieux l'y savoir
moins grand peut-être, mais incessant ici ou là?

Comme conséquence de cette idée de guerre dont nous font un épouvantail
les adversaires de l'émigration nègre, il a été proposé d'exclure les
Africains du bénéfice de l'engagement, et de n'y admettre que des
Chinois et des Indiens.--C'était déplacer la question: elle est
africaine en effet et point du tout asiatique; elle a été soulevée
en vue de l'amélioration du sort des nègres, qu'ont à faire ici les
Chinois? Mais il est remarquable que d'un point de départ purement moral
elle est, par la traverse, arrivée à un but tout économique, qu'elle eût
atteint plus sûrement si on l'eût laissée dans sa voie; car c'est avec
les nègres et par les nègres seulement qu'il sera donné à l'Europe d'en
trouver la double solution.

L'opinion publique est maintenant unanime sur ce fait: «qu'il n'y a
point de Chinois estimables disposés à s'expatrier pour vendre leur
travail à nos colons. Tous ceux qu'il est possible d'enrôler par masses
sont d'exécrables sujets. Les archives judiciaires de la Réunion en
fourniraient au besoin la preuve. Leur passage, d'ailleurs, leur
nourriture, leur entretien, leurs salaires, et enfin leur prix de
cession, occasionnent des dépenses que les colonies ne pourraient
couvrir sans sacrifices ruineux.

«L'essai qu'on en a fait a-t-il donc inutilement prouvé qu'ils sont trop
vicieux individuellement pour n'être pas dangereux partout où ils sont
réunis en assez grand nombre[75]?»

[Note 75: _La Crise alimentaire et l'immigration des travailleurs
étrangers à l'île de la Réunion_, par A. Fitau, conseiller colonial.
(Paris, 1859.)]

«En échange des avantages qui leur sont assurés, ils apportent leur
travail, qui est d'assez médiocre qualité. Leur corps est faible, leur
âme est vicieuse, leur esprit est imbu de superstitions sans nombre.
Presque tous du sexe masculin, ils vivent à part, consomment très-peu de
produits européens, empruntent fort peu à la civilisation européenne et
ne donnent que de mauvais exemples. Enfin, ils épuisent le pays quand
ils le quittent, en emportant tout l'argent qu'ils ont pu se procurer.
En fait, l'émigration chinoise n'est pas une émigration proprement dite;
_c'est pire que la barbarie naturelle, c'est de la barbarie systématique
et artificielle_.

«Les émigrants de cette espèce peuvent bien prêter une assistance
temporaire à des capitalistes, à des producteurs de denrées coloniales;
mais ils ruinent le pays même et tendent à l'empêcher de devenir un
foyer permanent de civilisation[76].»

[Note 76: _Immigration des travailleurs libres_. (_Revue Britannique_,
décembre 1858.)]

Des coolis de l'Inde, également indolents, superstitieux,
incivilisables, on peut dire à peu près ce que l'on a dit des Chinois,
avec cette seule différence que, s'ils sont moins corrompus, ils
sont moins industrieux. A supposer d'ailleurs qu'il fût loisible à
l'Angleterre de les faire émigrer aussi facilement qu'on le suppose à
tort, ce serait les vouer aux chances d'une mortalité qui, du mois de
juillet 1856 an mois de juin 1857, en a enlevé 900 sur 4,994, durant
la traversée, et moitié pendant la période de leur résidence à la
Jamaïque[77].

[Note 77: Documents officiels cités par l'_Akhbar_ du 17 mars 1859.]

Des nègres donc! et rien que des nègres; «ils sont plus forts, plus
faciles à civiliser que les coolis et les Chinois; ils n'ont point
de préjugés enracinés contre le christianisme; ils consomment sans
difficulté tous les produits de l'industrie européenne; ils acceptent
les boissons comme les aliments en usage chez les chrétiens; ils
dépensent largement dans le pays l'argent qu'ils y gagnent[78].»

[Note 78: _Revue Britannique_, lieu cité.]

Au point de vue économique, ce sont de rudes travailleurs, les seuls qui
ne faiblissent point sous cet âpre soleil des tropiques qui fait fondre
un corps blanc en sueurs énervantes et le dissout tout à fait à la
longue; au point de vue moral, ils rentreront chez eux, nous l'avons dit
ailleurs, comme autant de missionnaires de civilisation. Mais que les
Chinois rentrent en Chine: s'ils sont chrétiens, ils seront martyrisés,
et s'ils ne doivent pas y rentrer chrétiens, pourquoi les appeler chez
nous? Que les Indiens rentrent dans l'Inde, avec quelques notions, si
faibles qu'elles soient, de notre langue et de nos moeurs, ils iront
renforcer l'élément menaçant qui tient en échec l'Angleterre. Ils seront
d'ailleurs absorbés, les uns par une population de 400 millions d'âmes,
les autres par une population de 160 millions, sans bénéfice aucun pour
l'humanité.

Et pourquoi encore des scrupules à l'endroit du recrutement des nègres
qui ne seraient pas libres ou libérés? Ce n'est là évidemment qu'une
concession au préjugé; car ce sont avant tout les esclaves qu'il importe
de soustraire à la tyrannie de leurs maîtres.--Les acheter, c'est
les racheter, c'est étendre à des millions de captifs l'oeuvre de
miséricorde des frères de la Merci.

Ils le savent par ouï-dire ou le sentent d'instinct, ces malheureux: un
des officiers supérieurs de notre marine, chargé de la surveillance des
recrutements sur la côte occidentale d'Afrique, écrivait récemment à
ce sujet: «_Il est impossible de ne pas être touché de la joie que
témoignent cet infortunés arrachés à la misérable existence qu'ils
menaient sous l'impitoyable autorité de leur maîtres. Cet hommes se
souviendront toujours que leur terre natale a été pour eux d'une rigueur
inouïe_[79].»

[Note 79: _Moniteur de la flotte_.--Bulletin de l'émigration dans les
colonies françaises, septembre 1858.]

Quant à la façon dont ces recrutements s'opèrent et dont on se fait en
Europe une si fausse idée, la _Revue coloniale_ du mois d'août 1858 nous
a donné les renseignements suivants émanés d'un agent commercial de la
côte d'Afrique:

«Lorsque les marchands arrivent aux factoreries, nous soumettons à
l'inspection du médecin les sujets qu'ils nous amènent: si leur état de
santé et leur âge nous conviennent, nous faisons expliquer aux captifs
par nos interprètes les conditions auxquelles nous consentirons à les
racheter; nous avons établi des formules claires et précises. Chaque
individu sait parfaitement qu'il sera libre, qu'il pourra se marier et
que ses enfants seront libres comme lui, que l'esclavage n'existe
pas dans les pays français; il connaît les salaires qui lui seront
attribués, et la faculté qui lui est réservée de retourner dans son
pays après les dix années d'engagement. Nous ne manquons pas de leur
expliquer la différence qui existe entre ces engagements pris avec les
Français et leur condition avec les négriers; et nous finissons toujours
par leur demander s'ils consentent à toutes les conditions que nous leur
proposons.

«Vous dire que la joie la plus vive éclate sur la figure de ces
malheureux au fur et à mesure que les explications leur sont données,
vous le croirez sans peine, car vraiment ils comprennent qu'ils seront
heureux, libres et salariés avec les Français, ou esclaves avec les
Portugais et les Espagnols; il n'y a pas à balancer. Aussi tous
répondent avec joie: «Nous voulons aller avec les Français,» et cette
décision est traduite par des battements de mains et par des danses
joyeuses.

«Dès que l'engagement est fait et signé, nous faisons passer les engagés
dans les grands baracoons préparés pour leurs logements. Le barbier leur
rase la tête, nous les envoyons ensuite aux bains de mer et nous leur
remettons des pagnes neufs pour se vêtir.

«Chaque matin, les escouades sont conduites au bord de la mer pour y
prendre un bain de propreté; elles reviennent ensuite dans l'enceinte de
la factorerie, où nous les occupons à des travaux souvent inutiles, à
transporter de la terre sur un point pour l'y rapporter le lendemain,
mais ce travail les occupe et c'est nécessaire.

«Dans chaque cour nous avons un noir bomba, qui raconte des histoires,
chante des chansons, préside aux danses et entretient la gaieté parmi
les engagés.

«Les repas se composent de racines de manioc et de haricots, parfois de
poisson frais ou sec, quelquefois de cabris ou moutons lorsqu'on peut se
les procurer. Ces repas sont au nombre de deux par jour, à neuf heures
et à quatre heures du soir. La nourriture revient, en moyenne, à
soixante centimes par jour, y compris le tabac et les fruits du pays,
qu'on leur distribue de temps à autre dans la journée.

«Les femmes sont séparées des hommes dans des baraques à part pendant la
nuit, et occupent une division marquée sous les hangars pendant le jour
et aux heures des repas.»

Voilà pour les prétendues violences avec lesquelles s'exerceraient les
engagements, et voici pour l'accueil fait aux engagés dans nos colonies:

«Nous vous annonçons avec plaisir, écrivait à la _Revue coloniale_
un des plus honorables habitants de la Martinique, que les Africains
introduits par la _Stella_ satisfont les colons; leur santé est
excellente; _la plupart jargonnent déjà le français_; ils travaillent
bien et sont très-contents.

«_Ce sont là surtout les Africains qu'il nous faut_, et non pas de
ces Africains recrutés à Sierra-Leone, qui sont la plupart de mauvais
sujets, malins, roués et voleurs. Ceux-là sont, au contraire,
d'excellents travailleurs, de caractère doux et obéissant. J'en ai
cinq sur mon habitation, je voudrais en avoir cent. Je les amènerai de
l'habitation le jour de l'arrivée du _Dahomey_, pour qu'ils apprennent
aux nouveaux venus le bonheur dont ils jouissent ici, et pour aider à ne
pas séparer les engagés des mêmes tribus.

«Vous aurez une idée du bonheur que ces Africains éprouvent dans ce
pays, en sachant que la plus forte peine qu'on peut leur infliger, c'est
la menace de les renvoyer en Afrique. Alors ils se jettent à nos pieds
et promettent de ne plus commettre de fautes[80].»

[Note 80: _Revue coloniale_ d'août 1858.]

«Dans ces hommes, venus librement au milieu de vous pour vous assister
dans vos travaux, disait M. le gouverneur de la Guadeloupe aux
conseillers généraux de l'île, en octobre dernier, nous devons voir
autre chose que des instruments de travail, nous devons voir surtout
des hommes libres, engagés par un contrat légal et appelés sous la
protection de nos lois et la garantie de nos règlements tutélaires. D'où
vient donc que l'immigration africaine, accomplie dans ces conditions de
surveillance et de garantie, a excité des défiances, ému des scrupules
dont il faut respecter la sincérité? D'où vient que ces méfiances et ces
scrupules ne se sont pas manifestés au sujet de l'immigration indienne,
accomplie dans des conditions identiques? Et, cependant, _l'Africain,
en débarquant sur cette terre peuplée d'hommes de sa race, est sûr d'y
rencontrer plus de sympathies que l'Indien; cette terre n'est pas pour
lui une terre étrangère: il y retrouve, au sein d'une société qui lui
tend la main, les vestiges encore vivants de son idiome natal, et dans
ce milieu sympathique si différent de celui qu'il vient de quitter, il
puisera une plus facile initiation à la foi chrétienne et au régime de
liberté et de civilisation auquel il est convié_.

«D'où vient donc, je le répète, que l'immigration africaine, oeuvre
d'humanité et de civilisation, a suscité ces défiances, ému ces
scrupules? C'est que l'immigration africaine se recrute dans cette race
où, pendant des siècles, s'est recruté l'esclavage; c'est qu'au lieu
de tourner les yeux vers l'avenir, on les détourne obstinément vers le
passé, et que cette contemplation égare l'opinion dans des comparaisons
impossibles; c'est qu'enfin ce passé avec lequel nous répudions toute
solidarité comme toute comparaison, ce passé pèse encore sur le présent
pour le dénaturer et le flétrir.

«Eh bien! messieurs, c'est à l'administration coloniale, c'est aux
habitants à s'inspirer de la pensée du gouvernement, pensée d'humanité
et de civilisation, non moins que d'intérêt pour les colonies; c'est à
eux à seconder ses vues généreuses et fécondes et à répondre par leur
vigilance et leur sollicitude à sa vigilance et à sa sollicitude. Voilà
le devoir que je vous signalais tout à l'heure. Nous n'y faillirons
pas et j'ose dire ici, messieurs, _que ce devoir a été compris et
pratiqué_.»

Ces quelques lignes, nous l'avouons, sont pour nous consolantes et le
seront également sans doute pour beaucoup d'autres. Chez qui donc,
en effet, le seul mot d'_engagé_ n'éveille-t-il pas je ne sais quel
sentiment de mélancolie? Pauvre jeune homme, à vingt ans, s'arracher aux
bras de son vieux père et de sa mère en larmes; se courber une dernière
fois sur le groupe inquiet de ses frères et de ses soeurs; partir en
laissant là son coeur et, du haut de la colline, saluer de la main la
cabane où sa place accoutumée sera vide ce soir!

Eh! ne vous apitoyez pas à distance, faites grâce à cet engagé de votre
sensiblerie; chaque année, sous vos yeux, dans les mêmes conditions à
peu près, le recrutement en prend 80,000 qui laissent, eux aussi, leur
coeur à la maison; enfants, il en fera des hommes; ignorants, il
les instruira et les rendra bientôt à leurs familles, dégrossis
d'intelligence et de tournure, fiers de tenue, causeurs en bon langage,
alertes au travail et joyeux au repos. C'est par le va-et-vient
périodique de ses engagés que la France, en cinquante ans, s'est comme
eux dégrossie et régénérée. Il en sera de même des engagés noirs et de
la Nigritie.

Puisons-y donc à pleins vaisseaux et que «_les faits de Dieu par nous
s'accomplissent_.» Cette vieille devise française est ici celle de tous
les peuples chrétiens, et, de tous, l'Angleterre est la plus intéressée
à l'écrire sur son drapeau; car c'est elle surtout que presse le besoin
d'une large immigration noire, non pas seulement en raison de l'état
de ses colonies, mais parce qu'elle y peut trouver un moyen facile et
pratique de s'affermir à jamais dans l'Inde.

L'expérience lui a aujourd'hui démontré qu'elle ne peut faire aucune
foi sur ses cipayes, ni même sur la population de son vaste empire de
l'Asie.--Il n'y aura jamais alliance ni assimilation du mahométan avec
le chrétien, non plus que du brahme,--car pour qu'il y eût alliance
entre eux, il faudrait qu'il y eût communauté d'intérêts; pour
assimilation, conversion des uns aux moeurs et à la religion des autres;
or, leurs intérêts sont opposés et le prosélytisme chrétien le plus
dévoué a toujours échoué chez un peuple qui se targue d'une religion
révélée; le païen, au contraire, dont les idées sur Dieu sont indécises
et qui n'a point de culte organisé, est aisément convertissable. Quels
progrès ont faits, par exemple, les missions dans l'Inde, et de quelle
influence, au point de vue religieux, y a été la domination anglaise,
pas plus que la nôtre en Algérie?

De même, si les missions d'Afrique avaient eu quelque espoir d'agir sur
l'esprit des Soudaniens musulmans de la haute Égypte, elles se seraient
établies au centre du pays, et non pas à son extrémité sud, ainsi
qu'elles l'ont fait, pour diriger de là leur action exclusive sur le
Soudan central et païen.

Il y a moins de soixante ans que toute la zone soudanienne du Sénégal
au lac Tchad était païenne; elle est musulmane aujourd'hui, comme ses
conquérants, les Fellaths.--Le nègre enfin sera ce qu'on voudra le
faire, musulman au Maroc, à Tunis, en Égypte, à Constantinople, en
Arabie; chrétien dans les Antilles, dans les Guyanes, au Brésil, selon
que son éducateur sera lui-même chrétien ou musulman. Sa facilité
d'assimilation s'étend également au langage et aux habitudes spéciales
qu'on veut lui faire prendre; agriculteur, ouvrier d'art, serviteur
de la famille, matelot comme au Sénégal, soldat comme en Égypte avec
Napoléon, comme au Maroc, comme en Algérie avec nos tirailleurs, comme à
Sainte-Marie Bathurst et à Makarty avec les Anglais.

«La garnison de Sainte-Marie Bathurst est forte de deux compagnies de
soldats noirs commandées par des officiers anglais appartenant aux _west
indies_, régiments qui forment les garnisons de la côte ouest d'Afrique
et qui fournissent aussi des détachements sur quelques points de la côte
est de l'Amérique ... Les Anglais traitent leurs soldats noirs comme des
Européens: ils sont bien nourris, bien logés, bien payés et assurés d'un
avancement régulier. Aussi sont-ils devenus de véritables soldats;
leur tenue est excellente, et ils portent l'uniforme avec une certaine
coquetterie et une sorte d'orgueil militaire; fréquemment exercés, et
n'étant jamais employés à autre chose qu'à leur service, ils manoeuvrent
avec ensemble et précision. La manière dont je leur ai vu faire
l'exercice de tirailleurs (c'est un officier français qui parle), sans
autre commandement que le son du clairon, m'a étonné[81].»

[Note 81: Hyacinthe Hecquard, _Voyage sur la côte et dans l'Afrique
occidentale_ (1855).]

Cette digression, qui, du reste, est suffisamment motivée par les
déductions qu'on en peut tirer, avait pour but de nous amener où nous en
sommes; à savoir que les Anglais ont su par la discipline militaire et
des soins intelligents transformer des sauvages en bons soldats. Quel
enseignement pour l'Angleterre que celui-là, et pourquoi donc, à défaut
de soldats nationaux, irait-elle en chercher ailleurs que sur les deux
côtes de l'Afrique pour les opposer dans l'Inde à la révolte et y
assurer sa domination? Zanzibar, Berbera, les Comores, Madagascar sont
à la porte de Calcutta; elle peut en six mois y lever une armée, et
l'avoir, six mois après, disciplinée et mise en marche.

Les nouveaux engagés, acclimatés d'avance, mais absolument étrangers
par leur langage au langage de l'ennemi, par conséquent inaccessibles
à toute tentative de défection; de plus en plus anglais d'ailleurs, à
mesure qu'ils s'identifieraient davantage avec leurs chefs et avec leurs
compagnons blancs qui seraient pour eux autant de moniteurs, élèveraient
bientôt leur vanité native jusqu'à l'orgueil d'un dévouement national.
Leurs officiers feraient le reste; et n'oublions pas que le prix de
rachat d'un nègre n'est que de 15 à 20 francs sur la côte est de
l'Afrique.

Il ne nous appartient pas de développer ce projet, mais son exposé
suffira, nous l'espérons, pour nous faire pardonner par les
abolitionnistes d'outre-Manche notre boutade de tout à l'heure, à moins
qu'ils ne soient aveuglément plus abolitionnistes qu'Anglais.

Les Etats-Unis, qui, jusqu'à ce jour, se sont tenus à peu près en dehors
du progrès qu'ont fait dans le monde civilisé les idées antislavistes,
ne sauraient cependant y être indifférents autant qu'ils le paraissent,
aussitôt que se sont apaisés les incidents plus ou moins graves dont les
élections présidentielles sont la cause ordinaire.

Dans l'Union américaine, en effet, la question de l'esclavage a pris la
gravité d'une question vitale qui, dans un temps donné, se résoudra par
un cataclysme.

Que l'abolition de l'esclavage soit décrétée dans le Congrès, et les
Etats du Sud, s'ils se soumettent à cette décision, sont livrés à
plus de cinq millions d'esclaves, donc au pillage, aux massacres, à
l'incendie comme Saint-Domingue, ou tout au moins au chômage comme les
Antilles; qu'ils ne s'y soumettent pas, et la violence des discussions
parlementaires poussées à ce sujet de l'injure aux coups de cravache
nous donne une idée de ce que sera la lutte transportée en dehors du
Congrès et compliquée de la révolte des noirs.

Et cependant les Etats du Nord, par leurs émissaires et par leurs
déclamations abolitionnistes, surexcitent ce terrible élément noir
qui menace les Etats du Sud, à ce point qu'on n'ose plus s'y avouer
l'imminence de la catastrophe, faute d'un expédient pour la conjurer.

Qu'on le cherche où on voudra, cet expédient indispensable, il en faudra
venir, pour le trouver, à un grand mouvement par flux et reflux entre
l'Afrique et l'Amérique.

Ce principe accepté, la difficulté, de politique et sociale qu'elle est
aujourd'hui, ne sera plus que financière; mais les Etats du Sud sont
assez riches, assez prévoyants pour s'assurer contre un péril de ruine
absolue par un sacrifice d'argent.--Ce sacrifice d'ailleurs ne sera que
momentané, ainsi que nous le prouverons plus loin; encore vaut-il mieux
faire la part au feu que de laisser aller l'incendie.

Quant à la France, à l'Espagne, au Portugal et aux autres pays à
colonies, quant au Brésil lui-même, s'il n'y a pas pour eux, ainsi que
pour l'Angleterre et les Etats-Unis, un intérêt politique aussi direct,
aussi flagrant dans cette mise en mouvement de l'élément nègre, ils
se doivent de l'organiser en vue de leurs intérêts économiques, qui
périclitent faute de bras, et de s'y associer comme chrétiens.

Il ne s'agit pas, en effet, de restreindre cette oeuvre miséricordieuse
à telles ou telles mottes de terre éparpillées dans les océans, mais
de l'étendre à trois continents du globe; car elle est de celles qui,
sacrées du signe de Dieu, s'imposent de temps à autre à l'humanité comme
une phase nécessaire dans sa marche progressive.

A cet effet donc, que les gouvernements s'emparent résolument de la
traite, et, sous le nom d'émigration, l'élèvent à la hauteur d'une
institution de bienfaisance.

Que l'avis en soit donné dans le continent africain, à tous les rois
nègres riverains et du centre, dont les étables sont encombrées
d'esclaves.

Que ces malheureux leur soient rachetés en aussi grand nombre que
possible.

Qu'ils soient embarqués par groupes de famille et de nationalité, avec
des interprètes chargés de leur faire comprendre qu'il n'y a plus de
guerre au pays où on les mène; qu'ils ne souffriront plus ni la faim,
ni la soif; qu'on ne les battra point; qu'on ne les accablera point de
travail; que ce même vaisseau qui les emporte les rapportera libres et
riches, dans un temps donné. Beaucoup étant déjà trop heureux de quitter
leurs maîtres, quelques bons soins aidant, les plus désespérés seront
bien vite résignés:--ce sont de grands enfants.

Arrivés au port de débarquement, ils seraient placés chez les
industriels et les planteurs à titre d'engagés, avec salaire convenu,
et sous la surveillance de l'administration, qui, par toutes voies de
droit, s'assurerait de l'exécution mutuelle des clauses du contrat
d'engagement.

Sous la même surveillance, dans chaque paroisse, il serait pourvu à
leur éducation morale et religieuse, en même temps que par leur travail
journalier ils s'en feraient une professionnelle.

Tous les dimanches, les hommes seraient exercés au maniement des armes,
en vue de les préparer aux luttes qu'ils auront certainement à soutenir,
comme les fondateurs de Libéria, après leur rapatriement.

On pourrait même, ainsi que l'idée en a été émise devant le Conseil
d'État en 1854, après avoir été appliquée aux affranchis, avec un plein
succès, dès 1853, par M. le contre-amiral comte Gueydou, gouverneur de
la Martinique, faire rentrer les engagés pour une part assez notable
dans les garnisons coloniales, jusqu'ici presque exclusivement composées
d'Européens dont le surcroît de solde, les frais d'hôpitaux et les
transports constituent une dépense énorme, et dont la mortalité est
effrayante[82].

[Note 82: _Revue coloniale_, avril 1858.]

Leurs enfants seraient élevés jusqu'à six ans dans des salles d'asile;
de six à dix ans, dans des écoles tenues par des religieux pour les
garçons, par des religieuses pour les filles; et, passé cet âge,
utilisés, à prix réduit, sur les habitations, selon leur aptitude et
leurs forces, jusqu'à quatorze ans, où ils seraient admis dans la
catégorie des hommes.

Ce sont là, du reste, ou à peu près, les conditions générales du
système d'engagement actuel dans nos colonies, mais elles nous semblent
incomplètes:

1° En ce qu'elles laissent partie à la charge de la Caisse
d'immigration, partie à la charge de l'engagiste qui s'en rembourse sur
le salaire de ses engagés, le prix de ces derniers, évalué par homme
de quatorze à trente-six ans, et par femme de douze à vingt-cinq, dits
adultes, à 500 francs; par non adulte, à 300 francs, et par enfant
accompagnant sa mère, à 50 francs, frais de rachat, de transport, de
vêtements et de nourriture à bord compris[83].

[Note 83: Traité Régis pour l'introduction d'engagés africains à la
Martinique et à la Guadeloupe.--Décision de M. le gouverneur de la
Martinique; Journal _les Antilles_, 24 novembre 1858.

Qu'il nous soit permis d'offrir ici tous nos remercîments à M. Régis,
vice-président de la Chambre de commerce de Marseille, pour l'obligeance
qu'il a mise à nous fournir de précieux renseignements.]

2° En ce que le salaire des engagés, 12 francs par mois pour les hommes,
10 francs pour les femmes, et 8 francs pour les, non adultes, sur lequel
il est prélevé mensuellement 3 francs, 2 francs, et 1 fr. 50 c. pour
couvrir leurs frais de libération, plus un dixième pour couvrir ceux
de leur rapatriement, est insuffisant; car il en résulte qu'en fin
d'engagement le pauvre nègre, qui n'a aucun instinct d'économie, et
à qui d'ailleurs il serait difficile d'économiser, est rapatrié sans
ressources d'aucune sorte.

3° En ce que la période d'engagement n'étant que de dix années, sur
lesquelles deux sont à peu près perdues en apprentissage, l'engagiste
a intérêt à rengager les mêmes individus, ce qui tend à les domicilier
définitivement au détriment possible de la sécurité du pays où, dans un
temps donné d'ailleurs, les vieillards consommeront sans produire; et au
détriment certain de l'oeuvre civilisatrice, qui ne s'accomplira dans
les Soudans que par le rapatriement intégral et périodique de ses
émigrants.

Nous proposerions donc, et qu'on veuille bien se rappeler qu'il
s'agit ici d'étendre la mesure à toutes les colonies du globe, nous
proposerions de porter à douze années la période d'engagement, et
d'élever le salaire des engagés à 20 francs par mois pour les hommes,
à 15 francs pour les femmes, et à 12 francs pour les non adultes, qui
bénéficieraient pendant huit années de leur passage à quatorze ans dans
la catégorie des hommes.

Sur chaque solde mensuelle de ce salaire, il serait opéré une retenue
qui, versée dans une caisse-tontine dite d'_immigration_, produirait
intérêt et se grossirait de toutes les sommes laissées vacantes par les
décédés.

Cette retenue pourrait être, par jour, pour les hommes, de 25 centimes,
soit pour douze années, avec les intérêts accumulés
(chiffre rond), de                                  1,450 fr.
Pour les femmes, de 20 centimes                     1,160
Pour les non adultes, de 5 centimes pendant
  quatre ans                                78 fr}
Et de 25 centimes pendant huit ans.      1,050   }  1,128

La moyenne constatée de la mortalité des esclaves étant autrefois de
2-3/4 pour 100 dans nos colonies, et de 3 pour 100 dans les Antilles
anglaises[84], nous devons supposer que celle des engagés, placés dans
des conditions de bien-être et d'état moral beaucoup meilleures, ne sera
que de 2 pour 100 ou, pour douze années, de 24, d'où il suit que pour
chaque catégorie le pécule accumulé par les retenues s'augmentera par
les successions d'un sixième environ, et s'élèvera par conséquent:

Pour les hommes, à                                  1,690 fr.
Pour les femmes, à                                  1,350
Pour les non adultes faits hommes, à                1,315

De cette somme, il serait fait trois parts, dont l'une serait acquise
à la caisse-tontine d'immigration à titre de remboursement du prix de
rachat, de transport et de rapatriement de l'engagé; dont l'autre serait
payée à chaque ayant droit en marchandises à son choix et selon qu'il
les jugerait de défaite plus avantageuse dans les Soudans, avec
obligation aux hommes toutefois d'y comprendre un fusil, un sabre, de
la poudre et des balles; et dont la troisième lui serait remise en
numéraire.

[Note 84: _Recherches statistiques sur l'esclavage colonial_, par Moreau
de Jonnès.]

Ces trois parts seraient:

                          Prix de rachat
                        et de rapatriement    Argent   Marchandises

Hommes,                       700 fr.          600 fr.    390 fr.
Femmes,                       700              500        150
Non adultes faits hommes,     500              600        215

Quant aux enfants proprement dits, ils seraient rapatriés à la charge de
leurs parents.

Or, en opérant de concert sur un recrutement annuel de 130,000 engagés,
qu'on pourrait aisément, s'il en était besoin, portera 150,000 et même à
200,000, car le Brésil à lui seul, avant d'avoir adhéré à l'abolition de
la traite, en absorbait de 50,000 à 70,000 par voie de négriers, malgré
les croisières anglaises[85], et d'après Mgr Kobès, vicaire apostolique
de la Guinée et de la Sénégambie, le chiffre des populations
soudaniennes s'élève à 50 millions d'âmes[86]; en opérant de concert,
les puissances à colonies et les Etats américains se pourvoiraient en
douze ans de 1,560,000 travailleurs inoffensifs sans contredit, en
raison de la position qui leur serait faite, et les seuls qui puissent
leur donner la somme la plus grande de travail possible.

[Note 85: Adresse du comité de l'Association anglaise et étrangère pour
l'abolition de l'esclavage au comte Derby (juin 1858).]

[Note 86: Mission apostolique de la Guinée et de la Sénégambie.]

Réduits, en fin d'engagement, à 100,000, environ, par une mortalité
normale et proportionnelle, c'est-à-dire à 54,000 hommes, 38,000 femmes
et 8,000 non adultes faits hommes, sans tenir compte des enfants pour
simplifier nos calculs, ils doteraient à leur départ les caisses
d'immigration d'une somme _à elles acquise_ de SOIXANTE-HUIT MILLIONS
QUATRE CENT MILLE FRANCS, qui désormais, assurant les opérations de
recrutement sans retenue sur le salaire des engagés, permettrait de le
réduire d'autant au bénéfice des engagistes;

Ils laisseraient au commerce, en échange de leurs pacotilles,
CINQUANTE-SIX MILLIONS DEUX CENT MILLE FRANCS;

Et ils emporteraient, argent comptant, une somme de VINGT-HUIT MILLIONS
QUATRE CENT QUATRE-VINT MILLE FRANCS à peu près, qui vivifierait les
Soudans et reviendrait bientôt elle-même à son point de départ en
échange d'objets d'exportation dont le prix de fabrique aurait été cinq
ou six fois moindre, et d'objets d'importation qui quintupleraient de
valeur sur les marchés européens et coloniaux.

Ce mouvement annuel de 100,000 individus, une fois le courant d'aller
et de retour établi, entraînerait donc un mouvement commercial de CENT
CINQUANTE-TROIS MILLIONS DE FRANCS, et ce ne serait là qu'un chiffre
insignifiant comparé à celui qui s'agiterait dans les manufactures et
sur les marchés du monde européen, en raison des produits coloniaux
désormais surabondants, par conséquent à la portée des classes les plus
pauvres, et sur les marchés soudaniens.

Quant à nos engagés, outre qu'ils seraient initiés à la vie civilisée,
ils se seraient enrichis d'une somme relativement considérable et telle
qu'une famille composée, par exemple, du père, de la mère, d'un non
adulte fait homme en cours d'engagement et d'un ou plusieurs enfants
en bas âge, après avoir remboursé son prix de rachat et son double
transport, après avoir vécu douze ans dans une véritable aisance,
posséderait en propre 755 francs en argent et 1,700 francs en
marchandises, plus les économies qu'elle aurait pu réaliser.

Le rapatriement périodique s'opérerait enfin sur des points de la côte
d'Afrique achetés ou même occupés par la force dans ce but; car il ne
s'agit pas de marchander avec les moyens, et jamais coups de canon
n'auraient été tirés pour plus noble cause.

Les cessions de territoire ne seraient ni coûteuses d'ailleurs,
ni difficiles à obtenir; celui de Libéria, d'une étendue de 2,000
kilomètres de côtes sur une profondeur de 645, et que cédèrent, en 1821,
au capitaine Stockton et au docteur Elie Ayres quatre rois riverains qui
apposèrent une croix pour signature au traité, ne coûta pas un millier
de francs représenté par six mousquets, une boîte de verroteries, dix
boucauts de tabac, un baril de poudre, six pots de fer, douze couteaux
et douze fourchettes, un baril de clous, quatre parapluies, un baril de
rhum et autres bagatelles.

L'Angleterre, en 1852, acquit du roi de Cartebar un vaste pied-à-terre,
au même prix à peu près, dissimulé sous forme de présent, par cette
clause adroite du contrat de vente: «La reine d'Angleterre, par suite de
son amitié pour le roi de Cartebar, et en considération de ce qu'il a
conclu le présent traité, lui fait don des objets suivants: une livre
d'ambre, dix gallons de rhum, soixante-quinze livres de tabac, etc.,
etc.»

Rien n'empêcherait que, simultanément à notre système de recrutement, on
appliquât notre organisation des engagés à tous ces affranchis
fainéants dont regorgent aujourd'hui les colonies anglaises et les
nôtres.--Attentat à la liberté! non vraiment: répression du vagabondage,
organisation du travail, prévoyance humaine et charitable, mesure
économique et politique.

Il en pourrait être de même pour les esclaves du Brésil, de l'Espagne,
des Etats-Unis, etc., etc.

Qu'ils soient déclarés libres et engagés, et, cette première
satisfaction leur étant donnée, ils cesseront d'être impatients de
liberté sans frein et de révolte.--Dans l'Union américaine, elle sera
saluée comme une ère de réconciliation entre les Etats du Nord et les
Etats du Sud, en même temps qu'elle aura pour conséquence de substituer
dans tous les pays à esclaves l'engagement à l'esclavage, dans nos
colonies et dans les colonies anglaises l'engagement à l'émancipation
brutale, et d'introduire partout un élément nouveau, par conséquent
inoffensif, en prélevant d'autant sur l'élément ancien, qui, se
désagrégeant et se renouvelant ainsi peu à peu, sera mis promptement
hors de valeur dangereuse sans que les travailleurs perdent en force
numérique.

Il en résultera encore pour Cuba, le Brésil et les Etats-Unis, où un
esclave, acheté 150 on 200 francs à la côte d'Afrique, se vend de
1,500 à 2,000 francs, parce que les négriers exploitent leur position
compromettante de contrebandiers, que les travailleurs leur seront
livrés au prix de 500 francs _une fois payés_ à la caisse d'immigration.

Et qu'on ne suppose point un renchérissement dans le taux actuel des
rachats ou des engagements, car pour bien longtemps encore l'offre sera
malheureusement supérieure à la demande.

Que si, dans les conditions plus haut posées et sur les trente millions
d'hommes importés depuis trois cents ans dans les colonies d'Amérique
ou d'Asie, quinze millions seulement, plus on moins ébauchés par la
civilisation, eussent été rapatriés, il serait, à n'en pas douter,
arrivé ceci:

Sous leur influence civilisatrice, des besoins nouveaux se seraient
révélés dans les Soudans;

Sous la même influence, le commerce d'importation se serait centuplé;

Celui d'exportation se serait enrichi d'une somme énorme de richesses
minérales, animales et végétales, qui nous sont inconnues ou ne nous
sont connues que par échantillon;

La chasse aux nègres, qui coûte la vie à dix hommes pour un qu'elle
livre à la traite, n'existerait plus;

A la traite elle-même se serait substitué un système de recrutement par
engagement volontaire;

Par contre, nous aurions détruit l'esclavage chez les musulmans et la
traite par caravane;

L'Afrique, enfin, acquise au christianisme, affiliée à la civilisation,
serait à présent relevée de la malédiction qui pèse sur elle depuis
quatre mille ans, et le monde chrétien n'aurait pas à se laver du crime
de lèse-humanité qui le souille depuis trois siècles.

Or, ce qu'on n'a pas fait, qu'on le fasse: et la zone des Libéria, qui
d'abord étreindra la Nigritie barbare et sauvage, s'étendant chaque
année davantage, en moins d'un demi-siècle l'aura tout à fait étouffée.

Il n'y a point à se dissimuler quelles nombreuses difficultés
entraveront ce vaste système à l'application; et, loin que ce nous soit
une raison pour en formuler les dispositions de détail, ce nous en est
une pour ne le poser qu'en principe. Il touche à tant et de si complexes
intérêts; il tend à une révolution si radicale, que sa mise à l'étude,
quant aux moyens d'exécution, ne doit et ne peut être élucidée que par
autant d'hommes compétents qu'il met en cause de parties. Mais que la
France, par le droit que lui en a laissé Montesquieu de provoquer _une
convention générale de miséricorde et de pitié_, fasse appel à tous les
pays à esclaves ou à colonies, et que dans un congrès ouvert à Paris,
où chacun d'eux déléguerait, selon son importance, un ou plusieurs
représentants, on discute et l'on élabore une série de questions toutes
relatives au sujet qui nous occupe; l'ensemble de leurs solutions
partielles sera la solution même du grand problème resté debout, malgré
l'abolition de la traite et l'émancipation, tel que nous l'a posé la
Providence.

Que si, pour les difficultés d'intervenir activement dans la mise en
application de l'oeuvre civilisatrice dont je viens d'esquisser le
programme, on nous faisait l'honneur de la laisser à notre charge,
acceptons-la résolument. Aussi bien nous semble-t-elle en partie dévolue
par la conquête de l'Algérie et par notre position au Sénégal.

Attaquons la Nigritie par ces deux points simultanément.

Au Sénégal, où M. le colonel Faidherbe, l'un des officiers les plus
éminents de l'école Bugeaud, accomplit, par un système de guerre
identique à celui du grand maréchal qui nous a donné l'Algérie, une
révolution dont on ne saurait nier le caractère providentiel quant à
l'ordre d'idées qui nous occupe; au Sénégal, sur la rive droite, la
blanche, ménageons-nous des influences auprès des Maures Trarzas,
Braknas, Dowich, qui sont évidemment des Berbers Senhadjas[87], en
possession, ainsi que leur commerce l'atteste, des forêts de gommiers
du désert; en relation nécessaire avec les Touaregs disséminés jusqu'au
Touat, et dont, pour ce motif, il nous importe d'assurer la protection
aux caravanes que nous allons diriger tout à l'heure du Sahara algérien
sur Tombouctou et le haut Sénégal[88].

[Note 87: Le mot _Sénégal_ n'est que la corruption du mot _Senhadja_, et
il viendrait de l'émigration des Senhadjas, Berbers du Moghreb, sur la
rive droite du fleuve. D'après Iben Rhaldoun, cette émigration aurait eu
lieu au commencement du neuvième siècle.]

[Note 88: La nouvelle de la bataille d'Isly est arrivée au Sénégal par
le désert.]

Sur la rive gauche, la noire, faisons également des traités d'amitié
avec tous les chefs, déjà nos alliés intéressés ou nos serviteurs plus
ou moins soumis, et, en échange de la protection dont nous les avons
couverts, de la paix que nous leur avons donnée, obtenons d'eux des
cessions de territoires suffisants pour y créer des villages.

Faisons de Bakel une ville de huit ou dix mille âmes qui, par sa
position, dominerait le haut du fleuve, protégerait nos établissements
de la Falémé, que nous multiplierions, et serait un entrepôt de transit
pour les importations du bassin du Niger, où nous arriverons de proche
en proche par le Khasso et le Bélédégou.

Peuplons ces premières occupations, stratégiquement combinées, avec des
familles nègres exportées de nos colonies; et dans cette émigration de
bonne volonté, immergeons de force, s'il le faut, les meneurs dangereux
qui se sont signalés dans les dernières séditions avec tous ces libres
vagabonds déclassés par l'émancipation à leur préjudice autant qu'au
préjudice du pays qu'ils affament en parasites.

En retour, fournissons-nous de captifs rachetés et d'engagés libres que
nous placerons à loyer dans nos Antilles aux conditions déjà connues.

Après douze années révolues, et sans insister autrement sur les effets
moraux produits, nous aurions pour effets matériels acquis et constatés,
au Sénégal et sur le Niger, la densité d'un peuplement agricole, à nous
dévoué; une production considérable qui nous fait défaut en coton,
en arachides, en indigo, etc., etc., la traite des gommes assurée et
l'exploitation facile des riches mines d'or du Bambouk; aux Antilles,
une affluence de travailleurs et l'extinction du vagabondage.

Pas plus que pour le projet général, je n'entrerai pour ce projet
partiel dans les détails d'exécution; il doit être étudié par une
commission sous la présidence de M. le ministre des colonies.

Je serai plus explicite au point de vue algérien.



VI.

D'une immigration de noirs libres en Algérie.

Les pages qui précèdent et celles qui vont suivre, moins les
modifications de détail justifiées par l'actualité et les nouvelles
preuves à l'appui qu'il nous a été donné d'y introduire, furent écrites
il y a dix ans, sous l'impression que nous avait laissée l'exploration,
par renseignements, du Sahara, du grand désert et du Soudan, que venait
de faire, de 1843 à 1848, M. le sénateur, général Daumas, alors colonel,
directeur général des affaires arabes à Alger, et à laquelle il avait
bien voulu nous associer[89]. Si nous ne les avons pas publiées plus
tôt, c'est qu'elles avaient contre elles de devancer l'opinion publique,
pour un moment enrayée par le préjugé sur la voie sans issue où
l'avaient égarée l'abolition de la traite et l'émancipation des
esclaves. La conscience satisfaite--par la mise en application de ces
deux tristes mesures, dont l'une a eu pour effet d'interner tous les
nègres de l'Afrique dans la barbarie, en les externant de tout contact
avec les blancs; l'autre de les rendre à leurs instincts brutaux natifs
et de ruiner nos colonies,--la philanthropie dormait en paix.

[Note 89: _Le Sahara algérien_, publié par le ministère de la guerre
(1845). _Le Grand Désert_, ou voyage d'une caravane du Sahara au pays
des nègres (1847).]

Gardez-vous bien, nous disait-on, de l'éveiller en sursaut, au milieu de
son rêve humanitaire. Quelque précaution oratoire que vous y mettiez,
elle criera sur vous--en français aussi bien qu'en anglais--au
rétablissement de la traite!

Nous ne nous sentions pas assez fort pour braver l'anathème; mais
aujourd'hui qu'en plein Parlement il a été porté contre S. M. l'empereur
lui-même, c'est un devoir pour tous que de prendre parti dans un débat
devenu national.

Nous avons, d'ailleurs, autorité, nous autres Algériens,
providentiellement placés que nous sommes à la porte de sortie des
émigrants; nous aussi, qui manquons de bras au grand détriment de la
France; nous avons autorité pour réclamer à notre bénéfice, et plus
encore peut-être au bénéfice des nègres eux-mêmes, esclaves aujourd'hui
chez eux, demain libres chez nous, et que dans un temps donné nous
rendrons à leur case paternelle chrétiens, riches et relativement
civilisés, la mise en application d'un projet identique à celui qui doit
raviver nos colonies.

Ce n'est pas pour la première fois du reste que la question est ainsi
posée: dès 1841, dans un ouvrage en deux volumes, l'un des plus
remarquables par la perspicacité des aperçus et l'intuition de l'avenir,
qui aient été publiés sur l'Algérie, M. le baron Baude émettait cet
avis, qu'il fallait appeler à nous les nègres du Soudan pour en faire
à la fois des soldats, des matelots, des travailleurs agricoles, des
serviteurs de la famille.

«Osons donc, disait-il, rétablir les caravanes dont les importations des
noirs sont l'aliment: les noirs ramenés par elles s'identifieront avec
les moeurs, les idées, les intérêts _de leurs maîtres_. Admis dans la
famille, ils apprendront à s'en former une; associés aux travaux des
blancs, ils contracteront des habitudes laborieuses.... Si l'éducation
que nous devons aux noirs est bien conduite en Algérie, un jour viendra
où ceux qui l'auront reçue reflueront vers la patrie de leurs aïeux, et,
missionnaires puissants, lui porteront, sous les bannières de la France,
le christianisme et la liberté. Nous aurons alors mieux fait que
l'Angleterre: elle poursuit la traite sur les mers, et, grâce à nous, on
pourra _la permettre impunément_[90].»

[Note 90: _L'Algérie_, par M. le baron Baude; NÈGRES, chap. XVII, 2e
vol., p. 303.]

De quelques considérations économiques, philosophiques et religieuses
que cette idée fût étayée, elle était trop audacieuse pour son
époque.--Son heure n'était pas venue.--Elle avait d'ailleurs, elle a
contre elle encore aujourd'hui d'opérer avec l'élément esclave, et de
raviver, bien que dans des conditions meilleures, cet abominable trafic
dont le nom doit être à jamais rayé du vocabulaire de toute nation
civilisée.

En d'autres termes, dans l'esprit de M. Baude, le rétablissement du
commerce algérien-soudanien était subordonné au rétablissement de la
traite par caravane, et l'amélioration du sort des importés à leur
servitude préalable chez nous et chez les musulmans.

Nous devons, nous pouvons mieux faire.

Plus tard, M. le général Duvivier, dans un opuscule de quelques pages,
en appelait aux mêmes considérations à peu près, pour arriver au même
but.

Et M. le général Daumas, dont le nom se retrouve partout où l'on parle
de l'Algérie, signait avec nous cette phrase, dont ce nouveau travail
n'est que le développement:

«Des intérêts d'une haute gravité se rattachent à la connaissance de
l'Afrique intérieure qui, dans un avenir plus ou moins éloigné, peut
être ouverte au commerce de notre colonie. Les caravanes sont le seul
moyen de communication possible entre ce Nord et ce Midi séparés par
l'immensité.

«......Est-ce un moyen, est-ce le seul moyen de moraliser les nègres et
de les initier à la civilisation que de les arracher à leur pays;
ou vaut-il mieux, en les laissant chez eux, les voir s'égorger par
milliers, ou, captifs du parti vainqueur, travailler enchaînés et mourir
à la peine, par la faim et sous le bâton[91]?»

[Note 91: Préface du _Grand Désert_; 1re édition.]

Enfin, la Chambre consultative d'agriculture d'Alger, justement émue
de l'état languissant où se débat, faute de bras, l'élément premier de
colonisation dont elle représente les intérêts, émit l'avis, il y a deux
ans, qu'il y avait lieu de faire appel à l'immigration des noirs.

Ce sont là, sans contredit, de graves autorités, confirmées par celle du
_Moniteur algérien_, journal officiel de la colonie, où nous lisons:

«.......Les esclaves ne sont pas admis dans nos possessions, et nous
tenons à honneur de ne pas profiter de ce commerce, quelque lucratif
qu'il soit; mais la philanthropie, qui a voulu justement l'abolition de
l'esclavage, ne nous paraît pas avoir dit encore à ce sujet son dernier
mot. Elle parviendra un jour, nous l'espérons, à sauver tous ces
malheureux qui, pris à la guerre, et ne pouvant être vendus ni nourris
par le vainqueur, seraient inévitablement destinés à être massacrés.

«Le moyen d'atteindre ce but, nous l'ignorons. Nous dirons seulement
que ces nègres pourraient nous rendre d'utiles services, et que cette
branche si importante du commerce soudanien exercé dans des conditions
humanitaires que la civilisation n'aurait pas à désavouer, deviendrait
pour l'Algérie une source de prospérité[92].»

[Note 92: Numéro du 10 janvier 1858.]

Le moyen d'atteindre ce but, nous l'avons dans la main par notre prise
de possession d'El-Aghouat, de Tugurt, de toutes les oasis du Sahara,
situées sous la même latitude; par nos relations désormais assurées
avec les Beni-M'zab, les Chambas-Ouergla et surtout les Touaregs qui,
d'étapes en étapes, rayonnent par eux-mêmes ou par influence sur tous
les marchés du Soudan, du lac Tchad au Niger et jusque sur les rives du
Sénégal.

A nous donc aujourd'hui de mettre à profit la situation que nous nous
sommes faite par les armes, par la paix, par l'équité; certes, la France
peut être fière d'un aussi noble résultat, et nul ne saurait justement
lui contester le droit d'en recueillir les avantages.

Cette condition première de sécurité parfaite étant donnée dans ce pays
de l'anarchie traditionnelle, des guerres sans merci et des coupeurs de
route,--qu'une jeune fille peut aujourd'hui traverser une couronne d'or
sur la tête,--le mot est saharien,--cette condition première étant
donnée, et la bonne renommée de notre loyauté nous ayant devancés sur
tous les chemins du Soudan, notre jeune Algérie ne saurait être plus mal
venue que ses soeurs des Antilles à dire à l'Empereur:

«Sire, Dieu m'a livrée barbare à la France; me voici déjà chrétienne
et civilisée. Je suis impatiente de reconnaissance envers ma mère
d'adoption, et j'ai sous les pieds des trésors enfouis qui lui sont
destinés, mais que je ne puis suffire à ramener sur le sol.

«Des travailleurs, sire, j'en vois à l'horizon par milliers qui
n'attendent qu'un signe de vous pour venir à moi.--Pauvres barbares,
plus que je ne l'étais moi-même, et que je ferai chrétiens; pauvres
esclaves que je ferai libres; pauvres ignorants que je civiliserai.--En
échange de cette éducation morale, professionnelle, agricole, qu'ils
recevront à mon école, ils me donneront à mains pleines, et je donnerai
moi-même à la France un tribut assez riche pour l'exonérer des centaines
de millions qu'elle expatrie à l'étranger.

«Leur temps d'école accompli et leur éducation faite, je rapatrierai
mes travailleurs en même temps que j'en appellerai d'autres; et, par ce
double courant régulier, j'initierai les Soudans à la loi de l'Evangile,
et je les absorberai dans des relations commerciales dont le va-et-vient
annuel, sur Maroc, Tunis et Tripoli, s'élève à plus de cent millions.»

Quant aux moyens pratiques d'exécution qui doivent nous conduire à notre
but, et quant à leurs résultats économiques, industriels, agricoles et
commerciaux, traduits en chiffres,--car ici le bénéfice va de pair avec
la bonne oeuvre,--les voici:

Nous allons avoir à traverser le grand désert en plusieurs sens,--c'est
une véritable navigation. La métaphore est acceptée, nous la
continuerons: dans l'ordre d'idées qui nous occupe, la mise en scène y
gagnera en clarté; il est, d'ailleurs, singulier qu'en parlant du grand
désert on arrive forcément à la technologie de la géographie maritime.

Le désert, c'est la mer; une mer qui baigne deux continents: le Tell
et le Soudan, à cinq cents lieues de distance. Les derniers rameaux de
l'Atlas lui font des golfes et des caps, des baies et des falaises, et
les villes du Sahara sont ses ports d'atterrage. Au sud, elle meurt sur
la plage ou dort dans les criques des dunes.

Cette mer a sa houle avec le vent du nord, ses vagues avec le vent
d'est, ses tempêtes et ses naufrages avec les vents de l'ouest et du
sud. Ses îles sont les oasis, ici groupées en archipel, là-bas isolées
dans l'espace, escales ou ports de relâche; ses flottes sont les
caravanes, faisant parallèlement à la côte le petit et le grand
cabotage; du nord au sud, des voyages au long cours; guidées par les
étoiles, comme celles de l'Océan avant l'invention de la boussole. Les
Touaregs sont ses pirates et ses douaniers. Les armateurs des maisons du
Maroc ont des comptoirs à Tombouctou, à Djenné, à Ségo; ceux de Tunis
en ont à Sakkatou, à Kanou et à Cachena; ceux de Tripoli dans le
Bournou.--Nous seuls n'en avons nulle part.

Ce ne sont cependant point les Barbaresques qui bénéficient en propre de
ce commerce: ils ne sont guère qu'entreposeurs, courtiers, revendeurs
et colporteurs: il est accaparé presque en entier,--exportation et
importation,--par l'Angleterre, à Souira (Mogador), Rebat, Tanger,
Tetuan, Tunis et Tripoli, et même, sur nos limites est et ouest, par
contrebande. A peine fournissons-nous au petit cabotage des caravanes,
quand, de notre position centrale, nous pourrions rayonner sur toute la
Nigritie et faire de l'Algérie le grand port du Soudan.

Cet état de choses a plusieurs raisons d'être: elles ressortiront d'un
exposé succinct du mouvement commercial des Sahariens.

Ce mouvement est celui du flux et du reflux: à des époques fixes, les
nomades, et avec eux, sous leur protection, les marchands des villes et
des kessours, se rapprochent du Tell pour s'y approvisionner de grains,
écouler les produits de leur sol, de leur industrie, de leurs chasses,
de leurs troupeaux, et se fournir, par échange ou par achat, d'objets
manufacturés ou de nécessité première. Ces opérations terminées, ils
rebroussent chemin, et c'est alors que s'organisent dans les centres
d'entrepôt les caravanes du Soudan. J'ai dit _s'organisent_, j'aurais
dû dire _s'organisaient_; car, bien que les hardis aventuriers qui
tentaient ces périlleux voyages gagnassent 500 ou 600 pour 100 sur les
objets d'exportation, c'était surtout sur les esclaves importés qu'ils
réalisaient d'énormes bénéfices. Or, les premiers effets de la conquête
de l'Algérie ont eu pour double conséquence de faire diverger vers le
Maroc et vers Tunis les caravanes soudaniennes; et, par contre, de
suspendre toutes relations de notre sud avec la Nigritie. Avec la paix,
les petites caravanes, celles que j'ai appelées de _cabotage_, sont en
partie revenues à nous, et il en eût été ainsi sans doute des caravanes
de long cours, si nous ne leur avions pas enlevé leur premier mobile en
proclamant la liberté des noirs et l'abolition de l'esclavage dans nos
possessions. _C'est une prétendue bonne oeuvre, qui, sans résultat aucun
pour l'amélioration du sort des nègres_, mais au grand bénéfice du Maroc
et du Tripoli, donc des Anglais, leurs fournisseurs, porte au commerce
algérien un coup fatal; car, outre qu'une somme considérable de
marchandises s'écoulait par les caravanes soudaniennes, et qu'elles en
versaient à leur lieu d'arrivage une somme plus considérable encore et
surtout plus précieuse, elles vivifiaient tous les marchés de la régence
et y attiraient de nombreux trafiquants qui s'en sont retirés avec
elles.

Il faut bien l'avouer d'ailleurs, si pénible que soit l'aveu: on a trop
souvent, ici, donné raison à M. Blanqui, l'économiste, qui écrivait dans
le _Dictionnaire du commerce_: «Acheter à bon marché et vendre cher,
mentir et tromper, résume, aux yeux d'un grand nombre de marchands, la
science commerciale.»

Si nombreuses que soient les honorables exceptions que n'atteint point
cette appréciation, elles seront sans influence et subiront la méfiance
des indigènes aussi longtemps qu'elles resteront a l'état d'exceptions.

Quand nos marchands comprendront-ils donc ce que l'on comprend si bien
en Angleterre: qu'en commerce la véritable adresse est la bonne foi?--Et
cette adroite bonne foi, les Anglais la poussent jusqu'au scrupule:
leurs pièces de cotonnades et de toiles sont livrées à tel aunage,
calculé sur le retrait qu'elles subiront au lavage. Ce fait que j'ai
pu constater à Tunis se reproduit partout où l'Angleterre ouvre un
comptoir, et jusqu'au fond de la Nigritie où nous avons précisément à
lui faire concurrence.

Aussi, les tissus anglais jouissent-ils au détriment des nôtres d'une
faveur si marquée, qu'en 1844, quand ils furent frappés en Algérie
d'un droit prohibitif, la maison Cohen Scali, d'Oran, qui s'en trouva
largement pourvue, réalisa en quelques mois une fortune énorme.

Si donc, en même temps que nous rappellerons à nous les caravanes en
leur rendant l'aliment nègre qui nous les ramènera certainement, nous
ne prenons de très-sérieuses mesures pour contraindre notre commerce
à lutter de loyauté avec ses concurrents, nous verrons encore les
Sahariens se bifurquer les uns à droite, les autres à gauche, dans leurs
migrations périodiques, au risque des pillards et des impôts, mais à
l'abri de nos marchands.

A toutes ces raisons que j'essaye d'exposer avec tous les ménagements
possibles, mais qu'il faut bien, en somme, exposer clairement; à toutes
ces raisons qui tendent à refouler les indigènes eh dehors de nos
marchés, j'en ai entendu joindre une autre qui ne me paraît pas
aussi concluante. Comme on la pose toutefois sous forme d'aphorisme
philosophique, et qu'elle en acquiert un certain semblant
d'importance, je suis forcé de la prendre au sérieux et de la détruire
consciencieusement.

On croit donc que notre qualité de chrétiens réduit les relations
commerciales des musulmans avec nous aux exigences les plus étroites de
la nécessité et de la politique.

C'est ne connaître ni les Arabes, ni l'histoire de leurs relations avec
la France, l'Espagne et l'Italie au moyen âge, à cette époque de la
glorification la plus insensée du fanatisme religieux musulman; ni ces
curieux traités qui, non-seulement ouvraient les ports barbaresques à
l'Europe méridionale, mais qui donnaient droit de cité sur la côte à
des comptoirs, à des couvents, permettaient aux Pisans de se mêler
aux caravanes sahariennes, et dont les dates ont cela de remarquable,
qu'elles coïncident avec celles des croisades. Ainsi, pendant que, d'un
côté, les chevaliers chrétiens guerroyaient avec l'infidèle, l'infidèle,
de l'autre, pactisait avec les marchands chrétiens[93].

[Note 93: Voir, pour tous ces traités: _L'Algérie_, par M. le baron
Baude, 2e vol.;--_Aperçu des Relations commerciales de l'Italie avec les
Etats barbaresques_, par M. de Mas-Latrie;--_Mémoires historiques
sur l'Algérie_, par H. Pelissier;--_Notice des principaux traités de
commerce conclus entre la France et les Etats barbaresques_;--_Du
commerce de l'Afrique septentrionale_, par M. de Maury;--_Lettres
édifiantes_, 2e vol., mission du Levant;--_L'Orient, Marseille et le
Méditerranée_, par M. Ed. Salvador.]

On disait de Pisé, au douzième siècle: C'est une ville impie où l'on
trouve des Turcs, des Arabes, des Libyens, des Parthes, des Chaldéens et
autres païens[94].

[Note 94: Lebas, _Histoire du moyen âge_, p. 479.]

Que n'en peut-on dire autant d'Alger!

Les Arabes en général, comme tous les peuples en enfance, qu'ils en
soient là parce qu'ils sont trop jeunes ou parce qu'ils sont trop vieux,
ont pour premier mobile l'égoïsme, l'intérêt; les Sahariens, dont nous
avons surtout à nous occuper, subissent particulièrement cette loi de
nécessité, imposée à toute société rudimentaire ou en décadence; ils
en ont fait un proverbe: «Nous ne sommes, disent-ils, ni musulmans ni
chrétiens; nous sommes de notre ventre.» Ils ajoutent: «La terre du Tell
est notre mère, celui qui l'a épousée est notre père.» Si donc nous
savons donner satisfaction à cet égoïsme du ventre; si nous ne le
trompons point dans ses appétits; si, au contraire, nous l'exploitons
avec intelligence, ainsi que Fourier veut qu'on fasse de la gourmandise
chez les enfants; si, en somme, aujourd'hui que les Sahariens sont
assurés de trouver sur nos routes sécurité, protection, justice, toutes
garanties essentielles qui leur manquent sur les chemins de Fez et de
Tunis; le prix et la qualité de nos marchandises et la bonne foi de nos
marchands étant, d'ailleurs, les mêmes que dans l'est et dans l'ouest,
ils viendront droit à nous.

Cette revue rétrospective des transactions commerciales du monde
chrétien avec le monde musulman pendant près de cinq siècles, du dixième
au quinzième, témoigne assez de l'énorme quantité de marchandises qu'ils
échangeaient entre eux, et, comme conséquence, de l'énorme mouvement de
fonds mis par eux en circulation au grand bénéfice de nos fabriques.
Ce commerce toutefois, quand nous avons pris Alger, n'était plus
que relativement insignifiant. Depuis longtemps déjà, deux grands
événements, la découverte de Colomb et celle de Gama, l'avaient
dépaysé. Ce fut toute une révolution pour le commerce en général. De
méditerranéen qu'il était jusque-là, il devint transatlantique et
transaustral. Les riches produits de l'Asie intérieure cessèrent
d'arriver aux ports de la mer Noire, de la Syrie, de l'Arabie et de
l'Égypte, pour descendre dans ceux de l'Inde et du golfe Persique, où
les flottes européennes venaient à leur avance[95].

[Note 95: Le commerce qui se fait à Alep, de toutes sortes de
marchandises qu'on y apporte de Perse et des Indes, rend la ville
très-peuplée; mais on remarque que ce commerce, qui était autrefois
très-grand, est un peu diminué depuis que les négociants européens ont
trouvé le moyen d'aller par mer aux Indes. (Mémoire sur la vie d'Alep,
_Lettres édifiantes_, t. II, p. 75.)]

En Amérique, on pillait l'or à pleins vaisseaux.

Cette terrible et double concurrence devait ruiner l'Afrique, et la
mettre, par contre, en oubli. On ne se souvint d'elle que pour lui
demander des esclaves. L'avarice réhabilita l'esclavage: digne origine!

«De là date la décadence des Etats barbaresques que les Turcs, leurs
nouveaux conquérants, opprimaient d'ailleurs en même temps qu'ils
substituaient aux relations commerciales des musulmans avec les
chrétiens la piraterie organisée et la traite des blancs.»

Mais nous ne saurions admettre, quoi qu'on en ait dit, que les guerres
des Espagnols, en deçà et au delà du détroit, aient concouru, avec la
découverte de l'Amérique et du cap de Bonne-Espérance, à séquestrer les
Barbaresques en dehors du monde commercial. Quelque acharnées qu'on
les suppose, elles n'auraient pas autrement agi sans doute que les
croisades; elles eurent, au contraire, pour résultat de verser en
Barbarie, avec les Maures expulsés d'Espagne, un renfort d'industrie et
de civilisation. Ce que nous en avons trouvé en Algérie, ce qu'on
en trouve encore à Tunis et dans le Maroc, ordre d'architecture,
orfèvrerie, armurerie, damasquinage, broderie sur cuir et sur étoffe,
tissages, calligraphie, n'est, pour la forme et le dessin, qu'un
décalque plus ou moins habile des types merveilleux de l'art
mauresque-espagnol. Il en est de même pour les sciences: les plus
savants en sont encore, en médecine, en astronomie, en géographie, en
jurisprudence, en histoire, à ce que leur ont légué leurs premiers
siècles. Arts et sciences traditionnels, les uns incertains, les autres
légendaires, tous à la fois dégénérés sous la fatalité de cette loi
commune aux sociétés comme aux individus: progrès ou décadence.

Quelles que soient du reste les causes qui pendant plus de trois cents
ans ont expatrié le commerce européen de la Méditerranée, elles cessent
d'avoir tout effet aujourd'hui par la constitution de la Grèce en État
indépendant; par la position da l'Angleterre à Malte et à Corfou; par
la nôtre en Algérie; par les tendances de Tunis à se dégager de la
barbarie; par l'impuissant isolement de Tripoli; par cette alternative
faite au Maroc de s'ouvrir à la civilisation, comme l'Égypte, on de lui
être acquis par les armes, comme Alger; par la force des choses qui
entraîne Constantinople et qui entraînera la Perse dans le concert
européen; par les derniers événements qui se sont accomplis dans la
mer Noire; par ceux qui se préparent dans l'Inde, en Chine et en
Cochinchine; par la multiplicité toujours croissante de ces flottes
pacifiques à vapeur qui relient l'ouest au levant;--et surtout par
l'ouverture de ce simple fossé, qui s'appellera le détroit Lesseps, et
qui rapprochera de trois mille lieues les deux mondes.

Nulle nation mieux que la France, par Marseille et par Alger, n'est en
position de se donner le premier rôle dans cette révolution commerciale,
et de la faire pénétrer jusque dans les Soudans.

Le commerce soudanien d'ailleurs, tout réduit qu'il est à ne pourvoir
qu'à des besoins de nécessité première ou de luxe peu coûteux, et à
n'exporter que des produits naturels, peut à bon droit déjà, et plus
qu'il ne l'a fait encore, solliciter notre attention.

Une quantité considérable d'or natif, dit M. Perron, ancien directeur de
l'école de médecine du Caire[96], est apportée du Soudan au Mareb par
les caravanes; les redevances ou tributs que s'imposent les uns
aux autres les petits Etats et les provinces ou qu'imposent les
gouvernements à leurs chefs de district sont souvent fixés par once
d'or.

[Note: 96: _Précis de jurisprudence musulmane_, traduit par M. Perron,
t. III, p. 568. Voir également, pour la production en or des mines de
la Falémé, l'ouvrage de M. Anne Raffenel.--Ce sont celles dont le
gouvernement français a prescrit l'exploitation.]

«.... De douze à quinze millions d'or natif sortent annuellement du
Soudan pour s'embarquer sur les navires d'Europe qui courent les côtes
occidentales de la moitié septentrionale de l'Afrique. De vingt à trente
autres millions, encore or natif, _traversent tous les ans les sables du
Sahara_, pour passer sur la rive nord de toute la Mauritanie, et s'en
aller par mer du côté de la Turquie, de la Grèce, de l'Asie Mineure, de
la Syrie et pénétrer jusqu'en Perse et dans les Indes. Il y a environ
quarante ans, il s'exportait, au Maroc seulement, plus de soixante
millions, dont la plus grande partie était de la poudre d'or[97].
D'après Mac Queen, l'État de Tombouctou payait au Maroc, en 1590, un
tribut annuel de soixante quintaux d'or.»

[Note 97: La poudre d'or est recueillie par les nègres dans des tuyaux
de plumes ou de roseaux, on même dans de simples chiffons noués; les
marchands voyageurs la portent dans des sacs faits de la peau du cou
d'un chameau. L'or s'exporte également, grossièrement ouvré, en tiges ou
en chaînons plats ou tordus, non soudés. Sous les deux formes, il est
estimé par mitkal; le mitkal représente 4 gr. 78-1/2 ou une valeur de 14
fr. 82 c.--A Tombouctou, 2 mitkals d'or, soit 29 fr. 62 c., s'échangent
contre 1 douro d'Espagne, 5 francs. Le poids de 100 mitkals s'appelle
_zarra_. (Prax, _Commerce de l'Algérie avec l'intérieur de l'Afrique_,
1850.)]

On lit dans Ibn Khaldoun, cité par M. Berbrugger, que le roi de Malli
arriva de son pays au Caire avec quatre-vingts charges de poudre d'or,
pesant chacune trois quintaux.

«Un homme véridique de Selgemessa, ajoute le même historien, m'a
raconté, en 776 (1374 de notre ère), que dans le pays de Kaskar, chez
les noirs, le sultan Data, successeur de Mensa-Moussa, vendit le célèbre
bloc d'or regardé comme le trésor le plus rare des sultans de Malli. Il
pesait vingt quintaux et était tel qu'on l'avait retiré de la mine.»

Un Anglais qui voyageait en 1842 dans le Maroc et l'Algérie résumait
comme il suit ses impressions de voyage[98]:

«L'occupation complète de l'Algérie par la France livrera à cette
nation un commerce d'importation et d'exportation que j'estime à _cent
soixante-quinze millions_. Aujourd'hui, la majeure partie du négoce
avec Tombouctou et le désert se fait par Tlemcen et Fez, d'où _les
marchandises anglaises_ sont emportées dans le sud par les trafiquants
indigènes.

[Note 98: Scott, _A Journal of residence in the Esmailla_, p. 150.]

«Mais si la ligne de la Tafna est jamais occupée par les troupes
françaises, il y aura peu de demandes en Algérie de marchandises
anglaises, dussent-elles y entrer franches de droits, parce que les
manufacturiers français pourraient fournir à meilleur marché que les
nôtres. En voici la raison: les marchandises européennes payent 10 pour
100 au moment du débarquement dans un port du Maroc; elles payent
un autre droit de 10 pour 100 quand elles doivent aller à
l'intérieur.--Elles auraient donc acquitté 20 pour 100 avant d'atteindre
l'Algérie ou le sud. Bien plus, les Français, mettant à profit les
droits élevés que les produits européens payent dans le Maroc,
pourraient introduire leurs marchandises en contrebande par la frontière
de l'ouest et en inonder les Etats de Moula Abd-er-Rhaman.»

Or, ce commerce considérable, qu'il dépend de nous d'élever à des
proportions toujours progressives, en raison directe des besoins
nouveaux que notre apport plus ou moins actif de civilisation fera
se révéler chez les races nègres, nous pouvons, sans nous faire
contrebandiers, comme nous le conseille M. Scott, mais ouvertement et
loyalement, l'accaparer tout entier, importation et exportation, par un
système intelligent de caravanes.--Nous pouvons, par nos ports, inonder
l'Algérie de nos produits, et, par elle, le Sahara, et par le Sahara la
Nigritie. En retour, tout cet or en pondre, en paillettes, en torsades,
en chaînons, si patiemment recueilli dans les sables étincelants des
tropiques, et si magnifiquement donné par les nègres et les négresses en
échange de verroteries, d'étoffes voyantes, d'aiguilles, de miroirs,
de tabac, de poudre, de quincaillerie, etc., toutes choses dont nous
n'avons que faire, nous pouvons l'attirer à nous avec toutes ces
cargaisons d'ivoire, de parfums, d'épices, de gomme, de civette, d'alun,
d'encens, de plumes d'autruche, etc., etc., sous le poids desquelles
s'agenouillent cent mille chameaux.

La Nigritie, du Sénégal au lac Tchad, forme la base d'un triangle dont
l'Algérie est le sommet, et dont les deux côtés sont les routes des
caravanes,--position unique au monde!--Tout le commerce soudanien
peut, à l'exportation, rayonner du sommet à la base; à l'importation,
s'engouffrer de la base au sommet.

Si nous avons donné à cette question un aussi long développement, c'est
que nous la considérons comme capitale: le commerce, au temps où nous
vivons, est ou doit être l'agent le plus actif de la civilisation; et
pour n'appliquer la formule qu'à l'exception qui nous occupe, nous
demeurons convaincu que si le commerce en se retirant des côtes
barbaresques les a réduites au déplorable état où nous les avons
trouvées, il peut les rappeler a la vie, et, de là, par le grand désert,
porter en Nigritie notre contagion moralisatrice.

Avec chaque ballot s'importe une idée.

Les intérêts agricoles de l'Algérie et, avec eux, ceux de sa métropole,
sont ici placés directement en cause, comme ceux de leur commerce:
l'Algérie complète, en effet, cette zone régionale des cultures
industrielles, circonscrites dans quelques-uns de nos départements
méridionaux, et dont la production en huiles, en matières soyeuses
brutes ou préparées, en essences, en garance, etc., etc., reste de 200
millions au-dessous des besoins de la France.

Quant aux autres produits que la France demande à l'étranger, soit comme
apport à sa production générale insuffisante, soit parce que son climat
les lui refuse, et que l'Algérie peut lui fournir, ils s'élèvent à la
valeur de 450 millions[99].

[Note 99: Voir, pour les chiffres exacts et spéciaux à chaque objet, la
_Statistique générale de la France_ et le _Catalogue des produits de
l'Algérie à l'Exposition universelle de 1855_, publié par le ministre de
la guerre.]

Or, toutes ces richesses de la terre, que le ciel a réparties d'un
hémisphère à l'autre, comme pour inviter les peuples, dont les besoins
sont communs et les ressources dispersées, à fraterniser entre eux,
nous pouvons les grouper sur notre sol algérien, dans ce vaste jardin
d'acclimatation générale où ces deux associés prédestinés, le nègre et
le blanc, peuvent impunément se donner rendez-vous; et dont le coton de
l'Amérique, les arachides de la Guinée, le café de l'Yémen, peut-être,
occuperont le sud; le riz de l'Italie, l'embouchure des fleuves; le blé,
le tabac, la cochenille, la garance, le mûrier, les vastes plaines;
l'olivier, les montagnes; le figuier, la vigne et l'amandier, les
coteaux; tous les arbres à fruits d'Europe, les vallées; tous les arbres
à fruits des deux Amériques et de l'Asie, les vergers; tous les arbres à
fleurs du globe, les jardins.

Nous pouvons multiplier, dans nos prairies, les plus beaux et les
meilleurs chevaux du monde; développer par des soins intelligents les
qualités natives des bestiaux indigènes; façonner au joug les buffles
des Maremmes; y parquer les vaches de la Suisse, du Piémont et du
Charolais.--Nous pouvons, sur les hauts plateaux, parfumés de plantes
aromatiques, et déjà peuplés de gazelles, nous donner par milliers les
mérinos d'Andalousie, les chèvres de Cachemire et celles d'Angora.

Pour nos plaisirs de luxe, nous pouvons enfin peupler nos forêts--où
fourmillent les sangliers, les renards, les chacals et le menu
gibier--de daims, de chevreuils et de cerfs.

Ne désespérons donc point de voir un jour l'émigration européenne
prendre le chemin le plus court pour arriver à la fortune.--Il semble
contraire, en effet, à l'esprit de la Providence que le trop-plein de
l'Europe se déverse en Amérique quand elle a l'Algérie à sa porte.

Mais, comme sous tous les climats méridionaux où la race de Japhet va se
faire une patrie nouvelle, il lui faudra, sous le nôtre, l'indispensable
auxiliaire de la race de Cham d'avance acclimatée.--Peut-être même Dieu
n'attend-il, pour faire diverger vers l'Algérie le courant d'émigration
des blancs, que l'arrivée au même point d'une émigration soudanienne,
qui prépare le terrain à recevoir ses nouveaux hôtes.

Ainsi que le fait remarquer M. Baude, que nous avons toujours à citer,
«certaines entreprises ne sont exécutables que par les mains des noirs.
Les défrichements, dont les résultats donnent à la longue le meilleur de
tous les assainissements, ne se font pas toujours impunément, même
en Europe; et lorsque la terre est exposée à l'action de l'air et du
soleil, après y avoir été longtemps soustraite, elle ne reprend sa
fertilité qu'après s'être purgée de miasmes d'autant plus dangereux
que le climat est plus chaud; mais les nègres bravent impunément des
émanations mortelles pour les blancs, et cette propriété les appelle _à
devenir les pionniers avancés de l'Algérie_.

«C'est à eux à dessécher les marais qui repoussent le laboureur, à
creuser des canaux et des ports, à apprendre enfin dans ces travaux à
cultiver le sol pour leur propre compte.»

La race nègre, en effet, si elle n'a point en elle le principe de
la perfectibilité spontanée, possède à un haut degré les facultés
d'imitation et d'assimilation. Dans tous les pays où ils ont été
importés, les noirs ont donné d'excellents ouvriers agricoles et d'art,
et de précieux serviteurs de la maison.

Sans arriver, sinon difficilement, à parler très-purement la langue
de leurs maîtres, ils arrivent très-vite à s'en faire une dont le
vocabulaire est assez étendu pour suffire à l'échange obligé des idées
où leur intelligence est appelée à se mouvoir.

Nous n'avons point, du reste, à nous préoccuper des objections qu'on
pourrait nous faire quant à leurs aptitudes générales, leur soumission,
leur fidélité. Une expérience de trois cents ans donne à la question
valeur de chose jugée; s'ils ont pris quelque part, comme à
Saint-Domingue, une attitude de révolte absolue, ou de sédition, comme à
la Martinique et à la Guadeloupe; s'ils en ont une aujourd'hui menaçante
aux Etats-Unis, c'est que dans leur condition d'esclaves et de bétail
humain leurs passions et leurs instincts devaient tôt ou tard se
traduire par un dévergondage de liberté, mais il est remarquable que
dans les Etats musulmans, où le nègre esclave n'est que le serviteur de
son maître; où la couleur de sa peau n'est point un stigmate d'infamie;
où sa condition n'est qu'une condition inférieure, rien de plus; où
l'affranchi rentre dans la société sans que son origine le relègue à
distance du mépris des blancs, l'histoire de l'esclavage n'offre pas un
seul exemple de sédition.

La position que nous leur ferons sera bien autre encore, et telle que
nous n'aurons point à craindre qu'ils arrivent jamais, quel que soit
leur nombre, à l'état de valeur dangereuse.

Dans l'ordre politique, il y va d'ailleurs d'un résultat immédiat non
moins grave. Avec quatre ou cinq cent mille hectares seulement en
culture de blé, l'Algérie, dont le rendement est de quinze à seize
hectolitres à l'hectare (façon européenne), comblerait le déficit annuel
de la France et la mettrait à l'abri de toute éventualité de disette.
Or, toute année de disette est le prélude de quelques perturbations
politiques,--_malesuada fames_, que les Arabes traduisent par: «Quand
le ventre est creux, il gronde; quand il est plein, il dit à la tête:
Chante!»

Et cette question d'alimentation, à laquelle est plus ou moins
subordonnée la stabilité des Etats modernes, prend chaque jour des
proportions plus effrayantes. M. Michel Chevalier, qui fait autorité
en pareille matière, démontré que rapport annuel en blé des pays
producteurs, tel que la Russie et les Etats-Unis, n'est que de treize
millions d'hectolitres qui répondent à peine aux besoins de la seule
Angleterre; et il est arrivé à en conclure qu'il faut s'habituer à faire
entrer le maïs pour une part considérable dans la panification[100].

[Note 100: _Le blé_, par Michel Chevalier (_Annuaire de l'Economie
politique, 1855).]

Nous admettons avec lui «que l'Égypte ne produit plus que très-peu de
blé, parce que les cultures dites commerciales, le coton et le sucre,
envahissent son territoire, et qu'il en est de même pour tous les pays
chauds, notamment pour le royaume des Deux Siciles.»

En France même, ajouterons-nous, la vigne, la betterave et le colza se
sont substitués au blé sur de vastes étendues, et la consommation du
blé, pourtant, y est toujours croissante en raison du grand nombre
d'ouvriers appelés dans les villes et sur les chantiers par l'industrie,
et qui, dans leurs villages et leurs hameaux, ne vivaient autrefois que
de pain inférieur, avec supplément de châtaignes, de sarrasin et de
gaudes.

Mais, si constantes et si progressives que soient les causes d'une
diminution notable dans la production des blés et d'une augmentation
dans leur consommation, l'Algérie, sans laquelle a compté M. Chevalier,
sera là pour les atténuer, au moins quant à la France.

Avec elle nous n'avons point à redouter les effets des regrettables
phénomènes économiques dont peuvent être menacés les autres États: elle
ne faillira point à son honneur traditionnel; elle nourrira la France
aujourd'hui comme elle nourrissait Rome autrefois.

A ce point de vue, surtout, elle aura bien mérité de tous dans la
métropole, peuple et gouvernement.

Tous ces résultats, je le répète, et avec eux une franche et large
émigration de colons européens, sont subordonnés à l'introduction
préalable de nègres dans notre colonie.

Au nom de la religion qui s'en fera des prosélytes; au nom de la
philanthropie qui en fera des heureux, et,--pour faire la part à
tous,--au nom des intérêts matériels de la France et de l'Algérie,
engagés dans cette oeuvre humanitaire pour sept cent millions,
appelons-les donc à nous.

Pour en avoir cent mille, ce pourrait être l'affaire de trois ans; car
par cela même que les marchands de Ratt, de Ghadamès et des Touaregs
Azegeurs qui se fournissent d'esclaves dans le Soudan central, et les
écoulaient autrefois sur Tunis et Tripoli, subissent les conséquences de
l'adhésion des beys des deux régences à l'abolition de la traite, ils
cherchent d'autres débouchés; et d'après des renseignements que nous
pouvons considérer comme dignes de foi, «ce n'est pas le moindre motif
de la visite à El-Aghouat et à Alger des trois chefs touaregs que nous y
avons vus en 1857. «Il ne tient qu'à vous, disaient-ils, que El-Aghouat
ne succède à Ratt et à Ghadamès.»

Si encore les Touaregs Hoggars qui exploitent Kachena et Tombouctou ont,
pour les mêmes motifs, abandonné les routes de notre Sahara et pris
celles du Maroc, ils reviendront à nous a la première demande que nous
leur ferions d'un convoi de nègres.

A n'en pas douter donc, toutes les caravanes nous arriveront aussitôt
que nos relations seront ouvertes avec le Bournou par Tuggurt, Souf,
Ratt, Murzouk et la route de Clapperton; avec Kachena par El-Aghouat,
Insalah, le Djebel Hoggard, Ahir, Agdez et Dmergou;--avec Tombouctou par
El-Aghouat, Insalah et la route de Caillé;--avec le Ludamar, le Kâarta,
le Bambouk par une route à peu près parallèle au départ, mais obliquant
ensuite au sud-ouest pour franchir les forêts de gommiers dont les
produits se traitent dans nos escales du haut Sénégal.

Alger dès lors, à travers cette immensité, tendra la main à Bakel et à
Saint-Louis.

Nous avons sous les yeux cinq brochures dont le titre est à peu près le
même: _Projet d'une expédition française dans l'Afrique_ _centrale_.
Elles témoignent certainement, quant au fond, des excellentes intentions
de leurs auteurs et d'études sérieuses. Mais en ce qui concerne les
renseignements de détail qu'elles donnent sur les approvisionnements
indispensables des caravanes transsahariennes, sur leur organisation
en vue de toute éventualité, et sur la route à suivre de leur point de
départ à leur point d'arrivée, nous demandons la permission d'en faire
ce que nous ferons également de ceux que nous pourrions produire: nous
n'en tiendrons pas compte.

La première condition de réussite, en effet, est de ne point embarrasser
d'Européens les caravanes que nous aurons à diriger vers le sud, et de
nous en remettre absolument, pour les approvisionnements et pour la
route, aux khrebirs ou conducteurs; pour la protection, aux Touaregs.
Un proverbe saharien dit: «Jamais grenouille n'a traversé le pays de la
soif;» et, tous, nous sommes plus ou moins grenouilles.

Que l'on risque plus tard quelques savants, comme l'indique M. le baron
Aucapitaine, dans une très-bonne étude sur la caravane de la Mecque, les
grandes caravanes et le commerce de l'Algérie[101], nous l'admettons;
mais pour aujourd'hui nous devons, dans l'intérêt même de la science,
assurer à notre entreprise un succès décisif, purement commercial!

[Note 101: _Revue contemporaine_ du 15 octobre 1857.]

C'était l'avis du chef touareg azegeur Ikhenouken, l'un de ceux dont
nous venons de parler. «Je me charge, disait-il, de conduire, où vous le
voudrez, une de vos caravanes et de la ramener avec le bien; mais pas
de marchands chrétiens. La sollicitude dont je serais obligé de les
entourer, les exigences de leurs habitudes, auxquelles il me faudrait
pourvoir, ne me laisseraient pas ma liberté d'action. Nous verrons plus
tard, et, quand le temps sera venu, je répondrai d'eux sur ma tête.»

L'archipel montagneux occupé par les Touaregs du Nord, dans l'océan
saharien, s'étend de l'oasis de Ratt, à l'est, au Djebel Hoggard, à
l'ouest, sur une longueur de 250 à 300 lieues, et barre ainsi la route à
toutes les caravanes soudaniennes.

Avant d'arriver à destination, d'ailleurs, elles ont encore à franchir
le pays des Touaregs du Sud, placés à l'avant-garde du Bournou et du
Tombouctou.

Pirates et douaniers dans cet immense espace de cent mille lieues
carrées, ils y prêtèrent sur le commerce un droit de protection et de
transit ou s'arment en course contre les contrebandiers.

Il y va donc de notre intérêt absolu de nous en faire des
intermédiaires, comme il y va du leur de nous en servir; et leur loyauté
nous est acquise par cet intérêt même.

Or, et dès 1857, grâce à l'initiative de M. le maréchal comte Randon
et à l'intelligente activité de M. Marguerite, commandant supérieur
d'El-Aghouat, «nos rapports avec eux ayant été plus fréquents et de plus
en plus satisfaisants, quelques-uns se sont rendus encore à El-Agbouat,
conduits par le cheikh Ottman, l'un des personnages qui ont fait le
voyage d'Alger, et se sont chargés de conduire jusqu'à Ratt une caravane
organisée par nos soins[102].»

[Note 102: Ratt est une petite ville de 400 à 500 maisons. Tous les
ans, au mois de novembre, les caravanes y arrivent de toutes parts et
y forment un marché considérable. C'est le moment ou les marchands de
R'damès, de Tripoli et du Djérid y reçoivent les caravanes qu'ils ont
envoyées dans le Soudan l'année précédente et en forment de nouvelles.
(_Moniteur algérien_ des 10 et 25 janvier 1858.)]

Cette caravane, dans laquelle trois caïds des Ouled Nayls avaient engagé
chacun mille francs et trois charges de marchandises, comptait soixante
et quelques chameaux chargés de blé, de laine, de beurre et d'une somme
de vingt mille francs argent. Elle se composait de gens des Ouled Nayls,
des Laarbas, des Béni Laghouat et des Beni M'zab; et les fantassins qui
l'accompagnaient, comme chameliers, appartenaient à la Smala même de
Laghouat. Tout ce personnel laissait donc derrière lui, chez nous, ses
biens et sa famille; et son chef, ses intérêts d'avenir.

Ainsi tentée dans des conditions pratiques dont nous ne devons point
nous départir de longtemps encore, cette première expérience devait
être décisive; et si, bien qu'elle eût complètement réussi, avec gros
bénéfices et sans perte d'un seul homme ni d'un seul chameau, elle n'eût
pas paru suffisamment concluante, celle qui la suivit, l'année d'après,
n'eût plus laissé de doutes sur le succès impossible ou certain de
semblables entreprises.

Une caravane nouvelle, cette fois, sous la conduite de M. Bouderbah,
indigène, interprète de l'armée, dont l'éducation a été faite à Paris,
et qui par conséquent représentait l'élément français assez pour
l'accréditer dignement, sans le mettre en suspicion ouverte vis-à-vis
des susceptibilités qu'il est prudent de ménager, partait d'El-Aghouat
le 1er août 1858 et, guidée par le cheikh Ottman, campait sons les
murs de Ratt le 29 septembre, sans autres difficultés que celles qui
résultent d'un voyage de trois cent cinquante lieues à travers le
désert.

Le moment était pourtant peu favorable: Ratt, où deux partis se
disputaient l'autorité, était en plein état d'anarchie, avec
complication de l'effet produit par cette nouvelle qu'y avaient répandue
des lettres de Manzouk, qu'une caravane de Français voulait s'emparer
de la ville. Aussi en avait-on fermé les portes, en réparait-on les
remparts ébréchés ou menaçant ruine; et ces dispositions déjà
peu rassurantes prenaient un caractère tout à fait sérieux de
l'intermittente fusillade et des cris dont le bruit arrivait au bivouac
de nos voyageurs. Nous avions heureusement des intelligences dans la
place avec le cheikh Ikhenouken, notre ancien hôte à Alger, et celui de
MM. Marguerite et Bouderbah a El-Aghouat. «Vous avez bien accueilli les
Anglais, disait-il aux opposants, en faisant sans doute allusion
au séjour prolongé de Richardson au milieu d'eux, pourquoi
n'accueilleriez-vous pas les Français? Ils sont riches et puissants;
s'ils voulaient prendre la ville, ils enverraient une armée et non pas
une caravane de marchands; ce qu'ils veulent, c'est reconnaître le degré
de sécurité des routes, l'importance commerciale du pays avant d'y
risquer leur argent; recevez-les donc sans crainte; ne perdez pas
cette occasion de nouer avec eux des relations qui assureront nos
approvisionnements à bon marché et ouvriront un large débouché à nos
marchandises.»

Cette logique de l'intérêt, développée par M. Bouderbah aux quelques
chefs qu'Ikhenouken avait décidés à le visiter, et l'impassible
contenance avec laquelle il continuait à procéder aux préparatifs de son
installation, amenèrent bientôt à son camp une foule curieuse et de plus
en plus confiante; la ville enfin lui fut ouverte. Des négociants de
Ghadamès et de Murzouk y attendaient, avec six cents charges de chameaux
accumulées déjà, les grandes caravanes du Bournou et du Haoussa qui
s'y rencontrent annuellement en novembre pour en repartir fin décembre
approvisionnées en soieries, soies et bourre de soie, draps communs,
cotonnades, tapis, haïcs et chachias, quincaillerie, papiers, ambre
jaune, corail long, verroterie, sucre, café, armes de toutes sortes, le
tout de provenance anglaise, par Tunis et Tripoli. L'année précédente
pourtant, un marchand de Souf, probablement approvisionné à Constantine,
avait apporté a Ratt des objets français qu'il avait écoulés à plus de
100 pour 100 de bénéfice.

Ces notes, à l'adresse de nos Chambres de commerce, sont extraites du
manuscrit de M. Bouderbah où sont également consignées, a l'adresse de
la science, des observations météorologiques, géologiques, botaniques et
même nosologiques, qui, si nous sommes bien informé, vont valoir à cet
excellent travail les honneurs mérités d'une publication officielle.

Deux fois donc nous avons poussé des reconnaissances jusqu'à mi-chemin
du Soudan central, sur la route du Bournou, par Mourzouk et Bilma; sur
celle du Haoussa par Abir et Damergou; il nous sera tout aussi facile de
cheminer par le Touat sur le Tombouctou et le Sénégal. Alger dès lors
tendra la main à Bakel et à Saint-Louis.

Un jour viendra sans doute où se réalisera la vaste idée émise, il y a
douze ou treize ans, par M. Fournel, et qui semblerait encore un rêve
si elle n'avait reçu un commencement d'exécution dans notre Sahara
oriental; un jour viendra où nous jalonnerons le grand désert de puits
artésiens et d'oasis, la nuit illuminés de fanaux qui, d'étapes en
étapes, guideront nos caravanes de long cours dont le soleil boit
aujourd'hui les outres, et qu'ensevelissent ou dispersent des ouragans
de sables. Désormais au repos à la source, par la chaleur, et toujours
assurées d'un approvisionnement facile, elles accompliront leur
voyage sans péril aucun pour elles et sans fatigue pour les émigrants
soudaniens que nous appellerons à nous.

Pour le présent, et sans attendre _cette rénovation de la terre_, non
plus que le chemin de fer qui, pour nos enfants, en sera la conséquence
nécessaire et forcée la science peut mettre à notre disposition ses
moyens peux coûteux de conserver à l'état salubre et de garantir
d'évaporation les provisions d'eau de nos voyageurs; d'améliorer et de
préserver de corruption leurs provisions de vivres; d'épargner enfin
aux nègres que nous attendons les tortures de ces marches impitoyables
durant lesquelles nous les avons vus chargés outre mesure, les pieds
brûlés, exténués de soif et, ne pouvant plus suivre, abandonnés aux
hyènes et aux chacals.

Toutes ces précautions prises pour parer à ces éventualités,
entendons-nous avec les Touaregs pour lancer à la fois trois caravanes
dans le Soudan avec mission d'y racheter en notre nom des captifs et
promesse de les payer au prix de revient sur un point donné: Tugurt,
El-Agbonat, El-Biad, par exemple.

A leur arrivée, que des représentants du gouvernement les reçoivent et,
dans une solennité publique, les déclarent libres au nom de la France.

Qu'on organise aussitôt les hommes en bataillon, sous le commandement
hiérarchique d'officiers, de sous-officiers et de caporaux du génie,
avec quelques soldats de la même arme, bons ouvriers d'art, à titre de
moniteurs; des aumôniers, des soeurs de charité et des médecins.

Réunis ensuite en famille, qu'on les groupe en smala dans les trois
provinces, sur des points désignés, pour l'exécution de grands travaux
d'utilité publique et la création de villages dont nous allons trouver
plus loin la destination.

Par les soins intelligents de leurs chefs militaires et par leur tâche
de chaque jour, en même temps que les hommes se façonneraient à la
discipline, au maniement du fusil, de la pioche et de la charrue, les
femmes et les enfants se feraient aux travaux du jardinage et des champs
et, tous ensemble, recevraient des aumôniers une éducation chrétienne.

Ils s'acclimateront ainsi peu à peu et se familiariseront avec nos
moeurs et notre langue.

Ce ne sont pas précisément des soldats qu'il s'agit de nous donner.
Aussi leur laisserons-nous leur costume indigène, le serwal, la
gandoura, et pour l'hiver un burnous. Serrée autour des reins avec une
ceinture, la gandoura ne gênera pas plus qu'une blouse le maniement du
fusil, et beaucoup moins que la capote ou la veste le maniement de la
pioche; mais, outre que la discipline militaire à laquelle ils seront
soumis est, ce me semble, pour des barbares, la meilleure école
de civilisation, nous aurions en eux, au premier appel, et dans
l'éventualité d'une guerre qui appellerait notre armée d'Afrique sur
l'autre continent, un contingent d'hommes nombreux, faits à brûler des
cartouches, étrangers aux Arabes par leur langue et leur religion, qui
serait la nôtre, et que nous ne pourrions leur opposer.

Deux années suffiraient à cette première initiation, durant laquelle ils
pourraient être également utilisés par le service des ponts et chaussées
et mis exceptionnellement, pour les travaux urgents de la moisson, à la
disposition des colons.

On les livrerait alors à l'agriculture et à l'industrie privée, dans
les conditions plus haut posées: salaire de 20, 15 et 12 francs par
mois,--retenue mensuelle au profit de la caisse d'immigration, etc.

S'il en était dans le nombre de trop rebelles au travail ou d'instincts
dangereux, le fait serait constaté par procès-verbal et ils seraient
renvoyés à la smala, où des peines disciplinaires--légales--leur
seraient infligées, et où ils feraient corps à part dans les conditions
à peu près où sont placés les ateliers des condamnés.

Ce serait là, du reste, l'objet d'un règlement d'administration dont
nous avons dû nous borner à tracer à larges esquisses les données
principales, et dont celui qui régit la matière aux Antilles et
le décret présidentiel des 13 février-12 mars 1852, _relatif à
l'immigration des travailleurs dans les colonies, aux engagements
de travail et aux obligations des travailleurs et de ceux qui les
emploient, à la police rurale et à la répression du vagabondage_,
serviraient naturellement de base.

L'organisation de nos travailleurs, différant toutefois en plusieurs
points essentiels de celle qui les régit dans les Antilles, notre
législation devrait, par contre, nous être elle-même spéciale.

A leur arrivée chez nous, en effet, ils deviendraient pour deux ans
engagés de l'État, qui, par conséquent, devrait pourvoir aux frais de
leur rachat à 250 francs par homme et femme adultes, et à 150 francs par
enfant de dix à quatorze ans, soit pour 100,000 (55,000 hommes, 36,000
femmes et 9,000 non adultes) 14 millions environ, à 100 francs de plus
par tête qu'ils ne se payent à Ratt et sur les marchés du Maroc[103].

[Note 103: Léon G..., _le Maroc en 1858 1859._]

Ce ne serait là, du reste, qu'une avance de trois annuités qui
se couvrirait au moyen des retenues versées à la caisse-tontine
d'immigration, et qui resterait en définitive au compte des engagistes.

Que si l'on calcule d'ailleurs le bénéfice en main-d'oeuvre à prix
réduit de 200 pour 100 au moins qu'en retirerait l'État pour l'exécution
de ses grands travaux, et ce que lui coûte un ouvrier civil qui vient en
Algérie avec frais de route, passage gratuit, nourriture à bord, séjour
au dépôt des ouvriers, secours éventuels, frais d'hôpitaux, et dont le
retour en France double quelques mois après la dépense inutile, les
chiffres donneront bien autrement valeur à notre proposition.

En appliquant ici les calculs du chapitre précédent, le rapatriement
du premier tiers de nos engagés, à terme d'engagement, entraînerait
un mouvement de 38 millions de francs, dont 17 acquis à la caisse
d'immigration; d'où il suit que, dès le second rapatriement effectué, et
l'État s'étant remboursé de ses 24 millions avancés, il en resterait 10
encore à la caisse pour continuer dorénavant ses opérations de rachat et
de recrutement.

A partir de cette époque, on pourrait réduire proportionnellement les
retenues et par conséquent le salaire des engagés, donc les charges des
engagistes.

Il y a là, ce nous semble, les éléments d'une combinaison financière
qui pourrait tenter les capitalistes et faire que, sans en appeler à
l'intervention de l'État, le commerce algérien et les colons, réunis en
société, pourvussent eux-mêmes au besoin urgent de bras qui les presse,
et s'ouvrissent les marchés soudaniens, avec intérêt de 25 à 30 pour 100
des capitaux engagés dans l'entreprise.

Quanta nos rapatriés, nous opérerons avec eux dans le Soudan central
comme nous avons opéré sur la lisière du continent africain avec les
rapatriés de l'Amérique et de l'Asie, de façon à leur assurer des
installations agricoles et commerciales dans des villages qu'ils
seraient à même de bâtir, de fortifier et de défendre.

L'Algérie a tenu parole: ces malheureux noirs qu'elle a pris tout à
l'heure à l'orée du désert, païens, captifs, pauvres et nus, elle vient
de les rendre à leur pays natal, chrétiens, libres, riches et civilisés.

Elle y a gagné, pour elle, la première année, plus de 8 millions de
journées de travail, la seconde année plus de 16 millions, la troisième
plus de 24, au prix de 66 centimes pour les hommes. 50 centimes pour les
femmes, 40 centimes pour les non adultes, soit, en moyenne, 53 centimes
de solde et 60 centimes de nourriture,--1 fr. 13 c. environ, qu'elle
paye aujourd'hui, quand elle en peut avoir, de 3 à 5 francs.

Son industrie s'est développée, et ses chefs d'ateliers, pourvus d'une
main-d'oeuvre sûre et constante, se sont débarrassés comme elle de
ces prétendus ouvriers, plus souvent au cabaret qu'à l'ouvrage, bras
fainéants, bouches parasites qui vivent d'étapes en étapes, à la
recherche d'un travail qu'ils ne veulent pas trouver, des aumônes de
l'administration.

Ceux-là disparaîtront, et les autres, les bons, trouveront place sur la
terre, désormais offerte à tous les travailleurs de bonne volonté.

Il ne doit point y avoir d'ouvriers nomades en Algérie; il faut à
l'Algérie des colons attachés au sol, et son sol est assez vaste pour
qu'une part y soit faite à tous.

Elle y a gagné des canaux, des barrages, des ponts, des routes,
le dessèchement de ses marais, le défrichement de ses terres, une
production au niveau des besoins de la France; des hameaux et des
villages dans toutes ses plaines et sur toutes les lignes que suivront
un jour ses voies ferrées.

Ces hameaux et ces villages seraient tout prêts à recevoir des hôtes,
jusqu'ici vainement attendus, effrayés qu'ils sont de risquer leurs
femmes et leurs enfants, et de se risquer eux-mêmes, hors de vue du coq
de leur clocher, pour se lancer dans cet inconnu qu'on leur a dit peuplé
de lions et de panthères; où il leur faudra bivaquer en attendant un
abri et vivre de mince épargne du premier coup de pioche au dernier coup
de faucille[104].

[Note 104: «Je vous écris cette lettre, c'est pour m'informer de ce
qu'est devenu M... et toute sa famille, qui sont venus s'établir à
Boufarick, parce qu'il me donne une grande inquiétude. Je vous dirai que
j'ai entendu dire qu'il avait été mangé par les bêtes féroces.» (Lettre
d'un paysan de la Charente.)]

Mais qu'un ou plusieurs villages, bâtis dans des conditions convenables,
maisons suffisantes, église, école, presbytère, lavoir couvert,
abreuvoir, aménagement des eaux, soient mis en adjudication, avec plans
à l'appui du cahier des charges, dans un département de France;--et
qu'il soit énoncé dans l'avis de vente que les acquéreurs, partis
avec leur acte d'acquisition en poche, seront attendus au port de
débarquement en Algérie, par un agent de l'administration qui, pour
toute salutation de bienvenue, leur remettra la clef de leur nouveau
domicile; quel est donc le chef de famille qui ne ferait écus de
quelques arpents pour se donner pignon sur rue et quinze ou vingt
hectares de terre,--un domaine?

Il n'est point d'amour de clocher plus fort que l'amour de la propriété;
et d'ailleurs, eux tous, les acquéreurs de ces cinquante maisonnettes,
dont le groupe prendrait un nom de leur pays, ne s'encourageraient-ils
pas à l'audace de l'émigration, enhardis par une solidarité mutuelle,
des habitudes communes, des amitiés traditionnelles et de plus jeunes
amitiés, sans compter la juste ambition du mieux-être?

C'est par centaines de villages que nous peuplerions l'Algérie en
quelques années, si les idées que nous venons d'émettre étaient
acceptées; et ce serait par milliers, si elles étaient fécondées à
la fois par la mise en application du vaste projet de M. le maréchal
Randon, qui, par le cantonnement des indigènes, sans leur porter
préjudice aucun, livrerait à la colonisation des millions
d'hectares;--et de celui de M. le général baron de Chabaud-Latour,
qui, pour en terminer avec les grands travaux d'utilité publique, leur
affecterait 300 millions.

Solidaires que nous sommes de nos colonies, par cette solidarité filiale
qui nous unit comme elle à la France, nous ajouterons qu'il leur serait
économique de se recruter de travailleurs par nos ports algériens, au
lien d'aller les prendre en Guinée et jusqu'au Congo.

Il résulte, en effet, de ce long voyage et de la concurrence que font
les négriers aux agents de l'immigration, d'abord, que l'immigration
même est insuffisante, ensuite, que chaque immigrant n'arrive à
destination qu'au prix de 500 francs.

Si les Antilles au contraire s'alimentaient par l'Algérie, les
conséquences les plus immédiates de ce fait, sans les considérer au
point de vue des nouveaux intérêts qu'elles feraient se développer dans
nos trois provinces, seraient que les engagés libres et les captifs
rachetés pourraient être livrés, à nos planteurs de l'Océan, à 350 ou
400 francs au plus; et, circonstance importante, ce ne seraient pas
seulement les engagistes qui bénéficieraient de la différence, ce
seraient surtout les engagés qui remboursent, comme on l'a vu, les frais
de leur engagement.

De plus, les négriers ne trouvant plus à s'approvisionner sur la
cote d'Afrique, en raison de la direction centrale que prendrait
l'émigration, leur trafic infamant serait de beaucoup réduit d'abord,
anéanti bientôt après.

En attendant, enfin, que le gouvernement patronne ou qu'une compagnie
financière, dont nous ne saurions comprendre l'hésitation, provoque une
immigration qui nous soit spéciale, ceux de nos colons algériens, et
ils sont nombreux, qui pensent avec nous que les nègres leur seraient
d'utiles auxiliaires, en engageraient au passage et tenteraient ainsi
une expérience désormais décisive.

En modifiant, comme nous venons de le faire, dans quelques-unes de ses
dispositions, un projet qui, s'il a en les honneurs de très chauds
assentiments, a soulevé de très-vives oppositions, nous faisons
volontiers acte de déférence envers nos adversaires; mais nous croyons
devoir à la cause que nous défendons et à ceux qui s'y sont ralliés de
ne pas aller plus loin.

On nous a reproché de faire intervenir l'État, pour une somme qu'on
a beaucoup exagérée, dans l'immigration algérienne; la combinaison
nouvelle que nous proposons laisserait l'État libre de la prendre à sa
charge ou de la confier, sous sa surveillance, à une association qui
bientôt aurait en mains le monopole exclusif de tout le commerce
soudanien, importation et exportation. Que nos adversaires en calculent
les bénéfices et la portée.

On nous a crié de Paris: «Vous avez plus de bras que vous n'en pouvez
employer, qu'avez-vous besoin de nègres?» et l'Algérie font entière, par
la presse, par des pétitions collectives, par ses conseils généraux,
continue à demander des bras.

On nous a dit: «Vous ferez les nègres chrétiens, oui, de nom, si l'on
ajoute le baptême à toutes les autres violences, sinon, non.» Nous avons
répondu par ce fait qu'ils se font chrétiens sans violence dans les
colonies; que le père Gaver, seul avec sa charité, en a baptisé plus de
trois cent mille au dix-huitième siècle, et qu'au contraire c'est par la
violence que les Fellahs les ont faits musulmans du Niger au lac Tchad.

On nous a objecté que «nous ravivions la chasse à l'homme; que cette
chasse serait primée et soudoyée par la France;» nous avons prouvé
qu'elle existe comme autrefois, sans suppression possible dans l'état
actuel des choses, primée et soudoyée qu'elle est par la traite de
contrebande, et qu'à supposer que nous la ravivions pour un moment, nous
y mettrions fin dans un temps prévu.

On nous a appelé «négrier philanthrope.» La même honorable injure avait
assailli le fondateur de Libéria et, pendant quarante ans, poursuivi
Wilberforce; l'un a vécu sur sa devise: _Je sait que ce dessein est de
Dieu_; l'autre est mort en disant: _Ce que j'ai fait est bien_.

Les gouvernements européens ont fait de l'esclavage ce que l'édilité des
grandes villes fait des immondices. Montfaucon n'existe-t-il pas pour
être en dehors de Paris? Mais qui donc semble y croire, sinon par
quelques bouffées de vent que corrige bien vite un mouchoir parfumé? Eh
bien! nous nous sommes placé, nous, au centre du Montfaucon africain et
nous vous déclarons, à vous qui niez son infection à distance, que notre
coeur bondit à l'odeur de ce charnier que vous protégez d'un cordon
sanitaire.





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Cham et Japhet, ou De l'émigration des nègres chez les blancs considérée comme moyen providentiel de régénérer la race nègre et de civiliser l'Afrique intérieure." ***

Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.



Home