Home
  By Author [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Title [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Language
all Classics books content using ISYS

Download this book: [ ASCII | HTML | PDF ]

Look for this book on Amazon


We have new books nearly every day.
If you would like a news letter once a week or once a month
fill out this form and we will give you a summary of the books for that week or month by email.

Title: Bouddha
Author: Claretie, Jules, 1840-1913
Language: French
As this book started as an ASCII text book there are no pictures available.


*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Bouddha" ***


by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)



                               JULES CLARETIE

                          de l'Académie Française


                                  BOUDDHA


                               ILLUSTRATIONS

                                PAR ROBAUDI



                                   PARIS

                            LIBRAIRIE L. CONQUET
                              5, RUE DROUOT, 5



[Illustration 01.png]



                              1 FRONTISPICE
                        ET 10 VIGNETTES DESSINÉS
                               PAR ROBAUDI
                         _Gravés par A. NARGEOT_


                                  1888

[Illustration 02.png]



I


Sur le balcon du Cercle des Armées de Terre et de Mer, en achevant leur
café, ils causaient, se retrouvant là après des mois et des mois, des
mois d'exil, de maladie, de batailles, de blessures. En tête-à-tête,
dans le délicieux bavardage du premier cigare, après le café, les deux
camarades souriaient, évoquant les années enfuies, les souvenirs de
l'École, les promenades militaires, les jours de sortie, d'examen ou
d'escapade, et la première épaulette et la dernière revue, la revue
d'hier, à Longchamps, devant les tribunes, ce défilé des _Tonkinois_
sous les acclamations d'une foule, les sourires des mères, les bravos
des anciens, les larmes des femmes.

Tous deux décorés de la Légion d'honneur, l'un des deux amis, la taille
fine serrée dans la redingote bourgeoise, regardait, sur la tunique bleu
de ciel des officiers de turcos que portait son camarade, la médaille
d'argent qui pendait au bout du large ruban semé de vert clair et de
jaune, avec ses noms barbares représentant deux ans de sacrifices, deux
ans d'héroïsme: Son-Tay, Bac-Ninh, Fou-Tcheou, Formose, Tuyen-Quan,
Pescadores;--et tout en fumant, il se disait qu'il en avait fallu du
sang de braves gens, Africains, Alsaciens, Bretons, Berrichons, petits
troupiers, fantassins, fusiliers marins, chasseurs à cheval, soldats du
train, et tant d'autres, tant d'autres, pour écrire là, sur une médaille
d'argent, ces deux dates: 1883-1885, et les quarante-huit lettres de ces
six noms de victoires!

L'officier de turcos--vingt-huit ou trente ans, blond, gai, souriant, la
joue bronzée à peine par le hâle de la mer et du vent d'Asie--regardait
devant lui, le coude appuyé sur la balustrade du balcon en fer forgé. Il
regardait devant lui et se sentait heureux de vivre, humant l'air plus
frais de ce soir d'août après une journée chaude.

Un brouhaha de fiacres, d'omnibus, un vague murmure de voix montaient
de l'Avenue de l'Opéra comme un lointain bruit de houle, et là, sous
ses yeux, comme un décor, se découpait sur le ciel tout bleu la masse
blanche de l'Opéra, éclairée fantastiquement par la lumière électrique,
l'Opéra, illuminé, avec des silhouettes noires allant et venant sur
les marches, et les deux groupes sculptés se détachant avec de vagues
reflets d'or, tandis que l'Apollon géant se perdait plus haut, dans le
bleu noir, comme une ombre géante.

Et c'était une féerie pour l'exilé, retour d'Asie, de respirer cette
atmosphère de Paris, cet air, ce bruit, cette poussière de Paris; il se
détournait, pour regarder, après l'Opéra, la double file de lumières
de l'avenue aboutissant, là-bas, à une autre masse lumineuse dont les
traînées de gaz flambaient au loin: la Comédie-Française. Tout Paris
dans un coin de Paris! Le boulevard deux pas, là, sous son regard, et
des passants, et des voitures, dont les lanternes filaient comme des
lucioles, et des femmes en toilettes claires, et la griserie d'un soir
d'été, avec la caresse molle d'une chaleur qui tombe et le sourd murmure
indistinct de la foule, ce murmure fait de causeries, de rires, de
propos envolés, perdus comme cette fumée de cigare....

... Et pendant un moment il restait là, appuyant sa tête au dossier de
la chaise cannée, comme se laissant aller sur un rocking-chair; et
il n'écoutait rien, n'entendait rien, ni le bruit mâle des voix des
camarades qui arrivait jusqu'au balcon par les fenêtres ouvertes du
Cercle, ni les causeries des voisins, attablés près d'eux sur le balcon
et prenant le kummel.

--Alors, dit brusquement le jeune homme en habit bourgeois, il te plaît
toujours, ce diable de Paris?

--S'il me plaît?

Et le turco leva la main avec une sorte de respect passionné, un geste
de vénération ardente, comme s'il se fût agi d'une femme.

--C'est-à-dire que je le trouve plus adorable que jamais! Je ne sais
pas, vrai, je ne sais pas comment on peut vivre loin de lui! Je me
demande comment j'ai pu passer sans mourir d'ennui mes années de
campagne. Et quand je pense que je l'ai quitté, ce Paris, pour Alger
et le Tonkin avec une joie de collégien échappant au _bahut!_ Parisien
jusqu'aux moelles, moi, et cependant promenant mes os un peu partout,
quitte à les laisser un jour quelque part! Mais, parole d'honneur, il
n'y a que Paris au monde! Tiens, il n'y a pas de paysage d'Asie, de nuit
d'Algérie, rien qui vaille cette carte d'échantillon que nous voyons
d'ici!... Oui, là, ces affiches!

Il montrait du doigt, à l'étalage de l'Agence des Théâtres, les affiches
jaunes, bleues, saumon ou roses, et les placards enluminés de coloriage,
qui donnaient les titres des pièces qu'on jouait le soir, les programmes
illustrés de l'Hippodrome ou de l'Éden.

--Ce coin de paysage-là, mon cher Roger, ça vaut tous les autres!...
Ah! les théâtres! Quand on a été voir jouer, sur le théâtre d'Alger, la
_Favorite_ ou la _Mascotte_, par de vénérables personnes qui on pourrait
distribuer la Guanhumara des _Burgraves_, et qu'on a essayé d'avaler les
drames chinois que les acteurs d'Hué dévident pendant des jours et des
jours, comme un rouleau sans fin,--les drames en trois soirées du père
Dumas sont des levers de rideau côté de ça;--quand on a été sevré des
acteurs de Paris, si tu savais ce que ces bouts d'affiche contiennent de
promesses et d'allèchements!...

L'officier s'arrêta, laissant un moment sa pensée se fondre comme son
londrès, puis tout à coup il se redressa brusquement sur sa chaise.
Par-dessus le bourdonnement des chars et le bruit de houle des passants,
un air sautillant et vif, un air d'opérette enlevé gaiement sur un
piano, venait à lui, comme une bouffée de vent, par quelque fenêtre
ouverte.

--Tiens! dit-il, l'air de _Bouddha_!...

--Bouddha?

--Oui, dans l'opérette des Nouveautés, la _Petite Mousmée_, tu sais
bien....

--Non.

--L'air que chantait Antonia Boulard.

--Ah! ah! Antonia! Encore!

--Toujours, fit le turco en essayant de sourire. Quoique... si tu
savais, mon cher!

Il s'arrêta encore, écoutant toujours l'air pétillant qui montait vers
lui comme une mousse de champagne au haut du verre, et, instinctivement,
ses doigts battant la mesure sur la table de marbre, il se laissait
aller à murmurer le fredon d'autrefois, le couplet de la petite mousmée
d'Yokohama, amoureuse du dieu Bouddha:

     Ah! Bouddha, Bouddha,
     Mon petit Bouddha,
  Que tu m'as fait de la peine!
     Bouddha me bouda
     Le cruel Bouddha!
  Je l'implore à perdre haleine!
     Ah! Bouddha,
     Cher Bouddha,
     Doux Bouddha...

Et pendant qu'il murmurait, dans sa moustache blonde, le couplet de
l'opérette oubliée,--du succès parisien d'il y avait trois hivers,--le
joli garçon rieur devenait sérieux; lentement une ride se creusait
entre ses sourcils, et son oeil bleu, son oeil franc, clair et bon,
s'emplissait comme d'un voile de brume.

  Bouddha me bouda,
  Le cruel Bouddha....

--Est-ce drôle, dit-il tout à coup en s'interrompant, il m'énerve
maintenant, ce refrain-là! Et je l'ai tant chanté et rechanté là-bas!...
Bouddha! Je ne t'ai pas dit l'histoire du Bouddha d'Antonia?... Non?...
Comique et triste, cette histoire-là, mon cher!... Antonia!... Ah!
la jolie fille!... Et bonne fille! Grande, blonde, gaie, des dents
de mangeuse, des lèvres de joyeuse, tout cela appétissant, sain et
solide!... Nous avions commencé par nous détester, je ne sais pas
pourquoi. Un souper, au Cercle, après une revue de fin d'année, où elle
avait figuré je ne sais quel personnage... le Nouveau Timbre-poste ou
le Détective dans l'embarras.... Placée à côté de moi.... J'avais voulu
faire de l'esprit, elle ne m'avait pas trouvé drôle et me l'avait dit.
Six mois après, nous nous adorions. Quand je dis nous, moi je l'adorais.
Elle ne me détestait probablement pas. Bonne créature, Antonia! Et
campée!... Du reste, tu la connais.

--Par les photographes.

--Ça suffit. J'étais détaché au ministère de la guerre. Beaucoup de
temps moi. J'ai vu quatre-vingts fois de suite la _Petite Mousmée_,
l'opérette japonaise laquelle avait collaboré Yamato, le chargé
d'affaires du Japon. Très gentille dans la _Petite Mousmée_, Antonia! Sa
robe de soie bleu ciel à fleurs jetées lui collait comme à la peau et
la moulait comme ces voiles mouillés que les sculpteurs jettent sur leur
terre fraîche. C'était, mon cher, sous cette caresse du satin, la femme
même, la femme attirante, vivante, avec sa beauté impérieuse et saine,
que le public avait sous les yeux. Les marchands de lorgnettes ont dû
faire leurs frais. Et de cette robe bleue une nuque blanche sortait,
un cou élégant mis à nu par les cheveux relevés en bloc, et retenus, au
haut de la tête, par une grosse épingle d'or. Les oreilles charnues, les
joues à fossettes, les lèvres, le rire d'Antonia, ont été pour cinquante
pour cent dans le succès de la _Petite Mousmée_. Quant à Lafertrille,
qui jouait Bouddha, jamais il n'avait été plus drôle. A propos, de quoi
est-il mort, Lafertrille?

--De la maladie moderne: l'ataxie locomotrice! Trop de petites mousmées.
Et quand il est mort les chroniqueurs ont dit: «Encore un qu'on
ne remplacera pas!» Et maintenant Galivet a repris les rôles de
Lafertrille, et qui parle de Lafertrille maintenant qu'on a Galivet?
Galivet est gras, Lafertrille était maigre. Voilà toute la différence,
le public s'en moque! Il se moque de tout, le public!

--Je ne connais pas Galivet, mais j'ai vu Lafertrille jouer Bouddha de
la première à la dernière. Le tour de _Bouddha_ en quatre-vingt soirs!
Et quand c'était fini, _Bouddha_, avec quelle joie j'emportais «ma
mousmée» à moi, fouette cocher, au grand galop, vers son petit hôtel de
l'avenue Kléber!... Le coupé traversait la place de la Concorde presque
déserte, montait rapidement les Champs-Élysées, où d'autres coupés duos
passaient emportés aussi, et le temps me paraissait si long, si long,
quoique j'eusse près de moi, la tête sur mon épaule,--ou moi la serrant
de mon bras passé sous son manteau,--la jolie blonde que toute une salle
lorgnait tout à l'heure, et qui me fredonnait très bas, pour moi
seul, comme un petit murmure caressant, le couplet bissé par les
boulevardiers:

  Mon petit Bouddha,
  Que tu m'as fait de la peine!

Je trouvais la route longue, et, arrivé, je regrettais presque cette
sensation délicieuse d'un tête-à-tête au fond d'une voiture avec une
créature que tout Paris enviait, et que quelqu'un, à la lueur du
gaz, pouvait presque reconnaître du fond d'un de ces coupés qui nous
croisaient. C'est étonnant ce qu'il y a de grains de vanité au fond de
l'amour!... Et pourtant, vrai, j'aimais Antonia pour tout de bon.

Elle était folle des japonaiseries. Elle prenait son opérette au
sérieux. Elle voulait qu'autour d'elle, bibelots et soieries, tout fût
du _temps_, du _temps_ de Bouddha Ier. Je dévalisais les boutiques de
vendeurs de _netzskés_ pour peupler de drôleries ses étagères, et je me
rappelle sa joie, sa joie d'enfant lorsque j'arrivai, un soir, précédant
un commissionnaire qui portait sur ses bras, comme une nourrice son
nourrisson, un gros Bouddha doré que j'avais découvert au fond d'un
magasin de bric-à-brac, rue des Martyrs! Ah! le beau Bouddha! Presque
grandeur nature, mon cher, accroupi, les mains jointes, tout doré,
mais d'un or rouge à reflets sanglants, d'un ton tout particulier qui
rappelait le cuir de Cordoue et les faïences mezzo-arabes, un Bouddha
au crâne rose, et dont la bonne figure paterne, les yeux mi-clos et le
sourire béat, un sourire indulgent et las, illuminait une face luisante
avec une paire d'oreilles longues d'ici à demain!...

Quand elle l'aperçut tout luisant d'or rouge entre les mains du
commissionnaire; quand elle le vit apparaître sous la portière de soie
de Chine soulevée, Antonia salua le Bouddha d'un grand cri d'enfant
joyeuse suivi d'un long éclat de rire:

--Ah! Bouddha! Voilà Bouddha!... Vive Bouddha!

Et elle frappait dans ses mains, elle me sautait au cou.

--Mon petit Edmond! Oh! comme tu es gentil!... Un Bouddha!... Ça me
manquait! Il ne ressemble pas du tout Lafertrille, du tout, du tout!...
Il est joliment mieux! Où le mettrons-nous?... Parbleu, là, sur la
cheminée.... Je ferai faire une planchette.... Ah! le beau Bouddha!

Puis, avec des airs respectueux, elle s'avançait vers le Bouddha que
nous avions posé sur la table, et, prenant les poses de la petite
mousmée:

  Ah! Bouddha,
  Cher Bouddha,
  Doux Bouddha!

Elle chantait de sa voix de théâtre, s'interrompant tout à coup parce
que je riais, pour me dire:

--Au fait, tu sais, Edmond, c'est peut-être le vrai Dieu!

Elle vida son porte-monnaie dans les mains du commissionnaire, et nous
dînâmes, ce soir-là, en tiers avec ce brave Bouddha doré, posé sur la
table et qui nous contemplait de son air calme, gravement. Au dessert,
Antonia voulut lui faire boire du champagne. Bouddha conserva sa dignité
et nous allâmes aux Nouveautés en riant beaucoup de notre invité en or
rouge. Jamais Antonia ne chanta mieux que ce soir-là, les couplets de la
_Petite Mousmée_.

[Illustration 03.png]



[Illustration 04.png]

II


Et dès lors, Bouddha, mon Bouddha de la rue des Martyrs, devint le dieu
de cette jolie bonbonnière de l'avenue Kléber, que ma petite bouddhiste
voulait rendre japonaise du rez-de-chaussée au grenier. Antichambre
japonaise avec deux vieux griffons de bronze à l'entrée, salle à manger
japonaise tendue de rouleaux peints par un décorateur du Mikado,
chambre japonaise, salle de bain japonaise... Tout au Japon! Et dans
ce délicieux paradis japonais, une déesse bien vivante emplissant tout
l'hôtel,--prononce a u, au, autel, si tu veux,--de son rire, de son
parfum de femme, de sa jeunesse et de sa gaieté,--et un dieu silencieux
et indulgent bénissant nos amours sans rien dire!

Ah! le bon Bouddha, le _doux Bouddha_, comme disait la chanson!... Il
trônait au milieu du salon, sur la cheminée, comme dans une pagode. On
avait drapé son socle, encadré la glace, et Bouddha rayonnait là, rouge
et or, comme un soleil d'automne. Je le saluais avec amitié. J'en étais
arrivé à le considérer comme un hôte du logis, un habitué, un vieux
parent. Antonia lui donnait de petits tapes câlines sur ses joues
cuivrées. Bouddha veillait sur nous, toujours digne.

Un soir... ah! le diable soit des femmes, même les meilleures!...
Antonia était nerveuse.... Elle s'était, pour parler comme elle,
_attrapée_ à la répétition avec Lafertrille.... Aimé des femmes, mais
mal élevé, Lafertrille! Il avait traité Antonia du nom de l'oiseau qui
plaisait si peu à Ibicus. Antonia avait répliqué qu'en fait de _grues_
la grande Stella pouvait compter pour deux... Cette grande Stella, qui
donnait en ce temps-là à Lafertrille l'illusion de l'amour, était alors
survenue. Tapage, duo de Mme Angot, un régisseur affolé, Lafertrille
embarrassé, le directeur agacé.

Bref, Antonia était revenue d'une humeur massacrante.

--Cet imbécile de Lafertrille! Cette intrigante de Stella! Et cet autre
_empoté_ qui ne disait rien!

L'_empoté_, c'était le régisseur.

--Ah! il est propre, Bouddha! Avec ça qu'il le joue bien, Lafertrille!
Il n'est pas plus Bouddha que toi!

C'était à moi qu'elle parlait, Antonia, et en présence du Bouddha doré,
«qui était peut-être le vrai Dieu!»

--Lafertrille est, en tout cas, moins Bouddha que celui-ci! dis-je en
essayant de rire.

Je n'aimais pas beaucoup ce Lafertrille. Un instinct. Si Antonia en
voulait à la grande Stella, Lafertrille, bourreau des coeurs, y était
peut-être bien pour quelque chose. Je ne l'ai jamais su. Passons.
Toujours est-il que lorsque j'eus comparé à Lafertrille le pauvre et bon
Bouddha de la rue des Martyrs, Antonia se mit aussitôt dans une colère!
Et comme si le Bouddha des Nouveautés eût été là, et le régisseur, et la
grande Stella, et les petites camarades, elle s'avança vers mon Bouddha
à moi et, lui mettant le poing sous le nez:

--Oh! toi, tu sais, tu es aussi bête que l'autre!

Pauvre Bouddha, va!

Je ne sais pas pourquoi, mais l'injure me parut injuste, imméritée, et
moitié sérieux, moitié riant, je me mis à plaider la cause de Bouddha,
le vrai Bouddha! Voyons, était-ce sa faute à ce Bouddha, si Lafertrille
était un insolent, et si la grande Stella se montrait si mal embouchée,
--quoiqu'elle eût une jolie bouche, Stella...

--Une jolie bouche? Et où as-tu vu ça? Grande comme un four, sa bouche!
On y passerait la tête! Ah ça! mais, tu vas la défendre aussi, toi,
Edmond!

--Moi? pas le moins du monde!

--Si, tu la défends! Si, tu la défends! Une jolie bouche; et de jolis
cheveux aussi, n'est-ce pas? Elle en a quatre, un de plus que Cadet
Roussel, quatre qu'elle teint avec du henné, et le reste elle se le
fournit chez Loisel!... Une jolie bouche, Stella? Non, vous autres
hommes, vous êtes tous des imbéciles, tenez, vous vous laissez prendre à
la première grue venue... Oui, j'ai dit grue... Je te croyais moins bête
que les autres... Tu es aussi bête que Lafertrille... Une jolie bouche!
Stella!... Un four, je te le dis, un four!

--Voyons, Antonia, ma petite Antonia...

J'essayais de la calmer. Je tâchais de rire.

--Tiens, Antonia, j'en atteste Bouddha.

--Bouddha?

Elle allait et venait par le salon, les bras croisés, les doigts de
sa main droite battant sur son coude gauche une marche rageuse, et, de
temps à autre, elle secouait, pour chasser les mèches blondes qui lui
fouettaient le visage, ses beaux cheveux lourds mal attachés... Ah! mon
ami Roger, qu'elle était jolie!

Elle vint se planter toute droite devant la cheminée, regarda le
malheureux Bouddha, impassible dans sa pose hiératique, et avec un
accent de mépris si drôle que je ne pus retenir cette fois un éclat de
rire:

--Un Bouddha? Ce poussah-là? Il est aussi bête que Lafertrille!

Je te dis que je riais. Je riais trop, probablement. Antonia en devint
furieuse. Bonne fille, Antonia, mais le sang aux yeux avec une facilité!
Elle n'admettait pas que je pusse rire. Elle n'admettait pas que
mon Bouddha, salué d'acclamations joyeuses lorsqu'il avait apparu,
étincelant entre les bras du commissionnaire auvergnat, ne fût point
odieux à regarder et stupide à manger du foin.

Et je défendais, toujours riant, le Bouddha paisible et doux! Ah! ce que
mon rire exaspérait Antonia! Mon cher, elle bondit tout à coup comme
une panthère vers la cheminée, allongea la main pour gifler--cette fois
furieusement--le bon Bouddha, et...--Ah! mon pauvre ami, comme elle
fut calmée d'un seul coup!--et... patatras, Bouddha insulté, Bouddha
souffleté... «Tiens, ton Bouddha! tiens, ton Bouddha! tiens! tiens!
tiens!» Bouddha chancela sur le socle drapé et le front en avant, pauvre
dieu croulant sous l'injure,--de tomber là, droit entre elle et moi!...
Bouddha, cassé en deux, le chef d'un côté, sur le tapis, et les genoux
sur le devant de marbre blanc de la cheminée...

Brisé, Bouddha! Décapité, Bouddha!

Et, sur le tapis de Perse, la tête coupée, roulant aux pieds d'Antonia,
regardait encore, regardait toujours la jolie fille, oui, la regardait
de ses yeux clos demi, entre ses oreilles énormes, dont l'une pendait,
fendue comme celle d'un cheval au rancart, et le rictus demeurait
impassible dans la face à reflets d'or.

--Pauvre Bouddha!

Toute la colère d'Antonia tomba devant l'aspect lamentable de ce Bouddha
guillotiné.--Ah! dit-elle.

Elle ne dit même que: _Ah!_ Mais il y avait de tout dans ce _Ah!_ Du
chagrin, de l'étonnement, du remords. Elle joignait ses jolies mains;
elle contemplait, baissée à demi, là, par terre, le Bouddha sans tête,
la tête sans corps!--_Ah!_

Et je ne riais plus. Je l'aimais, ce Bouddha. C'était, je te l'ai dit,
un ami. Il me semblait que je venais de perdre un être cher, que ce
corps souffrait. Je ramassai le cadavre. Écaillé, l'or, çà et là,
tombant par squames; et la tête avec un trou au front et le nez cassé.
Méconnaissable, mon pauvre Bouddha. Affreux, écrasé! Plus laid encore
que Lafertrille!--_Ah!_ disait toujours Antonia.

Elle murmura doucement, timide, un moment après:

--On pourra le recoller... peut-être!

Puis, repentante, et me prenant des mains la tête de Bouddha, qu'elle
posa sur la cheminée avec cette précaution qu'on a toujours lorsqu'un
malheur est arrivé:

--Oh! vois-tu, j'en pleurerais!

Et elle allait pleurer, elle pleurait. Il y avait deux grosses larmes
dans ses yeux. J'essayais de la consoler, tout en ramassant les débris
de Bouddha, mais je n'y avais pas le coeur. Le massacre de cet innocent
me navrait. Je cherchais des plaisanteries, je n'en trouvais pas.

--Qu'est-ce que tu veux, Antonia? Il n'y a pas qu'un Bouddha au monde,
je t'en déterrerai un autre!

--Ce ne sera pas celui-là, dit-elle.

Jamais elle n'avait eu autant de justesse d'esprit, Antonia. C'était un
peu tard, mais c'était fort juste: «Ce ne sera pas celui-là!»

Et _celui-là_ faisait si bien sur la cheminée! L'or rouge s'harmonisait
avec les soieries des Kakémonos. La taille de Bouddha était
proportionnée avec les figurines japonaises qui grimaçaient drôlement,
çà et là, sur les étagères et les meubles. Il était vraiment le centre,
le président de ce congrès de dieux et de demi-dieux du pays bleu.
Antonia, calmée, désolée, muette, restait comme abêtie devant sa
victime. Elle était, comme la petite mousmée de l'opérette, veuve de ce
Bouddha qu'elle avait exterminé!

[Illustration 05.png]



[Illustration 06.png]

III


Mon cher, nous passâmes des journées entières à essayer de pâtes
fantastiques et de colles brevetées sans garantie du gouvernement, pour
arriver à raccommoder le Bouddha coupé en deux. Toutes les pâtes furent
inutiles. Et, d'ailleurs, essorillé d'un côté et le nez écrasé au milieu
de la face, Bouddha, dont le revêtement d'or s'écaillait comme une
peau malade, Bouddha lépreux, Bouddha devenu horrible, ne pouvait plus
figurer jamais, _never, never more_, sur la cheminée de la jolie fille.
Quant à en acheter un autre, à donner sur-le-champ un successeur au
Bouddha de la rue des Martyrs, non, non, non.... Antonia se vantait
d'être fidèle à ce qu'elle aimait.

--Fidèle?

Et je souriais, l'exaspérant par mon doute.

--Oui, fidèle! Oui, fidèle! La preuve, c'est que si tu m'apportais un
nouveau Bouddha, oui, tu entends, un nouveau, je le jetterais par la
fenêtre!

Et sur le nez épaté du Bouddha décapité elle posait ses bonnes lèvres
fraîches et baisait l'idole avec une passion éperdue. Les femmes
n'adorent peut-être, mon pauvre ami, que ce qu'elles ont cassé.

Du reste, le repentir et l'adoration ne durèrent pas longtemps. A bien
considérer son salon japonais, Antonia s'aperçut peu à peu qu'il fallait
décidément un ornement sur la cheminée. Le salon manquait, disait-elle,
de «point milieu». Elle avait dû, assez belle pour avoir fait un modèle,
accrocher cette expression chez quelque peintre.

Pendant ce temps, les affaires s'embrouillaient vers l'Extrême Orient,
et je commençais à me lasser un peu de tenir la plume au ministère et
de ne pas faire, au grand air, quelque exercice de sabre. La fringale
me prit d'aller quelque part, au Tonkin, écouter, après les fredons de
_Bouddha_, le petit _pchttement_ des balles. Un soir, en arrivant chez
Antonia, je lui dis, en essayant d'être gai, et il m'en coûtait de me
séparer de la jolie fille:

--Ma petite Antonia, j'ai une nouvelle à t'annoncer! Si tu veux un
_point milieu_, tu n'as qu'à le dire. Je m'en vais au pays où ils
poussent tout seuls, comme des champignons.

--Tu dis?

--Je pars pour le Tonkin. Embarquement à Toulon. Si tu as envie de voir
la Méditerranée...

Ah! bonne fille! Elle avait eu deux grosses larmes pour Bouddha décollé
comme saint Jean-Baptiste. Elle en eut bien quatre pour moi, et aussi
grosses, certainement.

--Edmond!... Comment? tu pars, Edmond? Tu me quittes? Tu ne m'aimes donc
pas?

Je te passe la scène des larmes. Celle-là fut flatteuse pour mon
amour-propre, et il fallait tout mon appétit de nouveauté et tout mon
amour de la bataille et des Bouddhas authentiques pour laisser là le
boulevard, les Nouveautés, Antonia et la petite chambre japonaise de
l'avenue Kléber... Mais si je te disais--chose curieuse--que cette
grande et belle fille était si enfant, si enfant, que l'idée que je
lui rapporterais de là-bas un Bouddha nouveau, un Bouddha tout neuf, la
consolait un peu de me voir partir. Ça l'amusait, la pensée de me voir
revenir tout bronzé en tenant entre mes bras, comme le commissionnaire
auvergnat, un Bouddha doré!...

Elle avait eu la folle envie de m'accompagner jusqu'à Toulon. Voir la
mer, manger de la bouillabaisse en Provence et ne me quitter que dans
le canot ou sur la passerelle. Ça valait bien une partie à Bougival ou
à Saint-Cloud! Mais voilà: le jour de mon départ, il y avait aux
Nouveautés lecture de la _Pipe cassée_, et on collationnait les rôles le
lendemain.

--Allons, c'est dit! tu partiras sans moi, mon petit Edmond. Tu
comprends, si je n'étais pas là, les auteurs, qui ne pensent qu'à eux,
donneraient le rôle de Vadé à Stella... Vadé!... un travesti! je n'ai
jamais joué de travestis! Tu penses si j'y tiens!

--Comment donc!

Et je partis seul pour Toulon, mon vieux Roger. Mais avant de partir,
dans un petit cabinet des environs de la gare, nous trinquâmes une
dernière fois, Antonia et moi, des lèvres et des verres, à la santé du
futur Tonkinois, à l'arrivée du Bouddha nouveau et à la centième de la
_Pipe cassée_!... Je crois même, soit dit entre nous, que, pleurant ou
riant, Antonia parla beaucoup plus de son rôle de Vadé que de la guerre
de Chine. Il y avait un personnage qui la taquinait, celui de Manon
Giroux! La grande Stella y avait un _effet_, mais un _effet_!... C'était
elle qui cassait à coups de pommes la pipe dans la bouche de Vadé... Un
_clou_!

Et puis, peu à peu, comme l'heure du train approchait, elle oubliait
tout, Antonia, et Vadé, et Manon Giroux, et la _collation_ du lendemain,
et, se remémorant nos parties de plaisir, les bois de Viroflay,
les auberges de Barbizon, les frileux retours du théâtre par les
Champs-Élysées à demi déserts et les soupers dans la salle à manger
japonaise et nos rires de l'avenue Kléber, doucement, doucement, dans
l'oreille, elle me disait:

--Tu sais, si tu veux, la _Pipe cassée_, les Nouveautés, les auteurs,
j'envoie tout promener, tout, et je t'accompagne à Toulon... au
Tonkin!... où tu voudras.

Et elle se serait envolée, ma foi, ce soir-là, quitte à me reprocher
le lendemain de lui avoir fait _rater_ le rôle de Vadé! Et cela
me flattait, ce mensonge de la jolie fille se mentant à elle-même
sincèrement! Tout à coup un regard jeté sur la pendule... «Ah! mon
train! Garçon, l'addition! Et ma valise! Et mes livres!... Allons, ma
petite Antonia!...»

Elle se pendait à mon bras, en allant du restaurant à la gare. Elle
voulait se promener encore dans la grande salle d'attente pleine de pas
et de bruissement.... «Tu as encore cinq minutes... deux minutes...
une minute!...» Et au seuil de la salle ouverte sur le quai, le dernier
baiser, le long baiser sans bruit, amer et inoubliable avec son goût de
larmes! «Vite, vite, Edmond, tu ne trouverais plus de coin!»

Puis, doucement, tendrement:

--Mon Bouddha surtout! mon Bouddha! Ne l'oublie pas!

  Ah! Bouddha, Bouddha,
  Que tu m'as fait de la peine!...

Elle voulut chanter, s'arrêta court, perdue, comme si elle étouffait,
son mouchoir mouillé à ses lèvres, et je courus vers le train dont
la vapeur sifflait,--écoutant, entendant toujours le refrain, le cher
refrain de l'opérette tant de fois répété:

  Bouddha me bouda,
  Je l'implore à perdre haleine.

Et toute la nuit, toute la nuit, dans une sorte d'hallucination entre
sommeil et fièvre, je revis les pauvres yeux d'Antonia gonflés comme
son coeur, et le rictus placide du Bouddha brisé, et les pommes crues de
Manon Giroux; et, au-dessus du tic-tac du train et du halètement de la
machine, l'air de _Bouddha_ passait, sautillant, railleur, attendri,
coupé par le sifflement des balles au-devant desquelles j'allais....
Combien de fois je devais le fredonner, jusqu'au retour, l'air de
_Bouddha_!

Le lendemain, d'instinct, avant de m'embarquer, j'allai, poste restante,
demander si quelque télégramme à mon adresse.... Eh bien, oui, il y
en avait un, télégramme! Daté de minuit. Antonia l'avait envoyé du
Grand-Hôtel en sortant des Nouveautés. C'est bête, mon cher, mais si je
te disais que, là-bas, je l'ai relu cent fois, comme un prêtre lit son
bréviaire, ce papier bleu aux lettres drôlement imprimées:

«EDMOND DE LAURIÈRE

Toulon.--Poste restante.

Pense à Bouddha, mais pense à toi. Sois brave, mais pas imprudent. On
pavanera (pour _pavoisera_) avenue Kléber, à ton retour. Emporte les
meilleures tendresses de mon coeur.--ANTONIA VADÉ.»

_Vadé_! Elle avait signé du nom de son rôle nouveau! Vadé de la _Pipe
cassée_! Elle pensait, en saluant l'ami d'hier, au _Clou_ de demain!
Pauvre petite! Mais je ne voyais qu'une chose: elle songeait moi;--et
lorsque Toulon disparut au loin, au bout de la mer bleue, je relus ma
dépêche, je l'épelai lettre à lettre, et pendant que des paysans bretons
chantonnaient, sur le pont, je ne sais quelle complainte religieuse du
Finistère ou du Morbihan, je portai le papier bleu à mes lèvres, et je
murmurai la chanson de _Bouddha_--en pensant à celle qui ne pensait
plus à _Bouddha_ déjà et s'occupait de Vadé, rôle travesti, costume de
Grévin!

[Illustration 07.png]



[Illustration 08.png]

IV


Je ne te raconterai pas mes impressions du Tonkin. Ah! nous en avons vu!
Il y a eu, là-bas, mon cher, jour par jour, des héroïsmes et des faits
d'armes qui donnent de l'espoir au coeur. Et tout ça si loin, sans
nouvelles, sous la pluie, dans la boue, avec la fièvre, le choléra, les
rhumatismes, tout le tonnerre de chien de l'hôpital! La bataille,
ce n'est rien; on se sent vivre quand on se moque de mourir. Mais la
maladie bête, la dysenterie qui vous tord les entrailles, l'anémie qui
vous mine, l'eau putride plus meurtrière que le canon... et la boue, mon
cher, la boue, les défilés dans les rizières, les ciels bas et gris, la
terre où l'on enfonce comme dans du beurre et qui vous retient comme
un sable mouvant... Et, avec cela, étape sur étape, marches et
contremarches, des pièces d'artillerie embourbées et portées à dos
d'homme par des chemins étroits comme des rubans... Puis, quelquefois,
des forêts à traverser, sans éclaireurs et sans cartes, des sentiers se
tracer à travers bois, à coups de hache... Je te passe tout ça; c'est
ennuyeux à subir, ces journées et ces nuits d'alerte et de fatigue, mais
c'est amusant à évoquer... J'ai souvent regretté ce mauvais temps, en
fumant mon cigare! Atroce, la guerre, mais quelle gymnastique morale!
Toutes les facultés de l'homme en éveil, et les meilleures: le courage,
le dévouement, la décision, l'amour du prochain et l'amour du drapeau!

Pour en revenir à Bouddha, je l'avais depuis longtemps oublié, le
Bouddha d'Antonia Boulard, et je me réservais --comme je l'avais
dit--d'en déterrer un, au moment du retour, chez quelque brocanteur
d'Hanoï... J'en avais tant vu, de mes camarades, qui faisaient provision
de bibelots par avance, et qu'une balle couchait en chemin! On
expédiait dans quelque caisse, à la famille, leur pantalon rouge, leur
portefeuille et les rouleaux de papier de Chine achetés çà et là, et
achats et défroque, tout partait, roulé en un paquet, pour France.
L'idée de me fournir par avance d'un Bouddha que je pourrais abandonner
en route avec ma carcasse ne me souriait pas beaucoup... Oui, au retour,
je m'en occuperais, au retour!

Et, en attendant le retour, nous nous enfoncions chaque jour plus avant
du côté de la frontière de Chine, allant vers Lang-Son, qu'il fallait
emporter et que nous aurions occupé depuis des mois sans le guet-apens
que tu connais... Lang-Son enlevé, nous pouvions nous y croire en grande
halte, lorsque, au milieu de février, le général reçoit de Tuyen-Quan
des nouvelles dures... Les Chinois tenaient là-bas, comme à la gorge,
la petite garnison du commandant Dominé, et, pied à pied, attaquaient
la citadelle... Toute une armée, comme tu sais, celle du Yun-Nam, autour
d'une poignée d'hommes! Impossible de laisser écraser la garnison qui
se défend, là-bas, depuis décembre! De décembre à mars, compte les jours
d'héroïsme, mon cher!

Brière de l'Isle laisse donc Négrier Lang-Son, et, le 15 février, sans
pouvoir prendre un repos crânement gagné, en route pour Tuyen-Quan,
toute la brigade Giovaninelli! Infanterie de marine, artilleurs,
tirailleurs tonkinois et deux bataillons de mes bons turcos. Nous étions
éreintés! oh! éreintés! Mais on avait dit la veille au soldat: «Il faut
un effort pour prendre Lang-Son». Le soldat avait fait un effort. On lui
disait, le lendemain: «Il faut un effort pour débloquer Tuyen-Quan». Le
soldat faisait un effort. Et gaiement.

Pauvres enfants, ces soldats, troupeau de moutons héroïques allant à
la boucherie comme à une promenade! Et quelle promenade! Par la route
mandarine, un brouillard à couper au couteau; presque du verglas pour
avancer; partout des arroyos... En quatre heures de marche, on traverse
l'eau sept fois... La nuit vient... il pleut... on attend le jour en
grelottant... A l'aurore,--brr! quelle aurore!--_Bono_, disent les
turcos, et en route!

En avant, les fantassins nous taillent des escaliers dans les pentes
raides... On nous dit qu'il y a des tigres, çà et là, dans les montagnes
de marbre... Tant mieux! Voir des tigres, ça nous distrairait!... Et
nous marchons, nous marchons, nous marchons... Il nous semble entendre
dans le lointain les cris d'appel de la petite garnison qui se défend
avec la brèche ouverte et qu'on égorge. Et quand la fatigue se fait
sentir chez nos hommes, un mot, comme un coup d'éperon, les ranime:

--Vous savez, les camarades nous attendent!

Et ces pauvres diables de turcos, donnant leur peau pour les Français,
que leurs pères ont combattus, disent alors avec un entrain touchant,
montrant en riant leurs dents blanches:

--Oui, oui, camarades! Camarades! Là-bas! En avant!

Et on marche.

Comme c'est drôle, la bêtise humaine! Une nuit, tous ces malheureux,
harassés, n'en pouvaient plus et se traînaient, l'emplacement du bivouac
étant loin encore... Pas un mot... Rien... Les hanhans avachis des
soldats, alourdis comme des bêtes de somme... le clic-clac monotone
des sabres sur les quarts de fer-blanc... Tout à coup la lune se lève,
montre sa lueur rose à travers les nuages, et soudain, de cette longue
file d'hommes en marche une voix s'élève, que j'entends encore, avec un
accent toulousain, une voix bien timbrée et qui salue ce lever de lune
de la vieille chanson du pays:

  Au clair de la lune,
  Mon ami Pierrot...

Et crac, mon cher, à cette vieille chanson du berceau, à ce refrain de
mère-grand, les fronts se redressent, les jarrets se raffermissent--en
avant! au clair de la lune, mon ami Pierrot--et cette nuit-là, si on
l'eût voulu, en chantant on eût doublé l'étape!

Moi aussi, j'avais ma chanson, mon coup d'éperon! Je ne demandais pas
l'ami Pierrot une plume pour écrire un mot; mais j'évoquais Bouddha, le
doux Bouddha, le Bouddha qui bouda la petite Mousmée, et je fredonnais
le refrain d'Antonia, qui me faisait l'effet d'un clairon invisible. Et
pas un moment de fatigue avec la diane et les airs de marche sonnés
par cette musique du boulevard! De quoi est fait l'héroïsme, Roger! Si
j'avais donné, pendant cette campagne, l'exemple d'une belle mort,
tu sais, là, à la Plutarque, l'histoire aurait toujours ignoré que je
puisais cet héroïsme dans un petit refrain d'opérette!

  Ah! Bouddha, Bouddha,
  Ah! Bouddha, Bouddha,
  Que tu m'as fait de la peine!

Au clair de lune ou autrement, la colonne avançait toujours. Fin
février, nous n'étions plus qu'à huit kilomètres de Tuyen-Quan. Fichu
pays: la flottille, qui nous accompagnait par la rivière Claire, était
forcée, tant il y avait d'échouages, de traîner parfois ses canonnières
à bras. Nous, dans les hautes herbes, nous nous coupions les mollets
aux bambous taillés en ciseaux qu'y avaient spirituellement cachés
les Chinois. Et pas un ennemi visible. On le sentait, on le devinait
partout, aux fossés creusés, à la terre remuée, à ces bambous affilés
comme des rasoirs: on ne le voyait nulle part. Tout à coup, le 2 mars,
des auxiliaires tonkinois, entrés dans les herbes jusqu'à mi-corps,
reçoivent une grêle de balles et voient, comme des chats-tigres, les
Pavillons-Noirs bondir sur les blessés pour leur couper la tête...

Nous sommes à Yuoc, en face des positions vraiment formidables, et très
savantes, mon cher, établies par le vieux Liuh-Vinh-Phuoc. Entre nous et
Tuyen-Quan, entre nos troupiers et les «camarades», l'armée du Yun-Nam,
bons soldats dont quelques-uns, ayant juré de mourir plutôt que de
reculer, s'étaient fait tatouer au front d'une croix rouge. Et ce sont
ces fanatiques et ces combattants de toutes les aventures qu'il faut
bousculer, enfoncer, crever, avant d'arriver à la garnison que commande
Dominé!

--Allons! mes enfants, encore un effort!

Un effort! Toujours un effort! Taran, taran! Tarataratata, tarataratata!
La charge sonne. Ran, ran, ran, ran! Et moi je fredonne _Bouddha_! Ah!
Bouddha, Bouddha! En avant! en avant! Deux fois l'infanterie de
marine, bataillon Mahias, attaque les Chinois. Deux fois les Chinois la
repoussent. On est à deux cents mètres de l'ennemi quand la nuit vient.
Deux cents mètres! Et la pluie tombe! Les hommes râlent dans les herbes.
On allume, pour ramasser les blessés, des allumettes mouillées... Quelle
nuit, mon cher! Ce brouillard humide, cette douche glacée qui délaye le
sang dans la boue piétinée, ces ennemis qui sont là et qui tirent; le
bruit des balles qui sifflent et de l'eau qui dégoutte; ça ne s'oublie
jamais, ces impressions-là.

Je m'étais avancé assez près des lignes chinoises, entendant les
Pavillons-Noirs parler de leurs voix gutturales. Tout coup, au milieu
d'une décharge de fusils, je reçois sur les pieds une masse qui roule.
Je me penche, croyant à un projectile... C'était une tête, une tête
coupée de petit paysan de France que les Chinois nous envoyaient à
travers les herbes comme une menace et un défi. Ah! je ne le chantais
même plus le refrain d'Antonia! J'attendais le petit jour avec une rage
sourde, un appétit sauvage de vengeance et de mort. Et le jour arrivé,
ce jour gris de mars qui allait éclairer tant de cadavres, vive Dieu!
comme nous enlevâmes nos turcos!

--En avant, les Algériens! En avant! Les amis attendent!

Et à l'assaut! A l'assaut des retranchements chinois! A l'assaut! Il
s'agissait d'arracher aux ongles des hommes jaunes les assiégés qui
haletaient, attendant nos troupiers comme le Messie. A l'assaut! Elles
couraient lentement, les vestes bleu de ciel de mes enfants d'Afrique!
Les redoutes, les tuyaux de bambous, les feux croisés, les obusiers,
les fusils de rempart, rien ne les arrêtait. Rien. Ils sautaient dans le
feu, bondissaient dans l'enfer. Une mine éclate. La terre tremble. Nous
avons les poils roussis et les vêtements brûlés. Quarante turcos de ma
seule compagnie disparaissent comme dans un cratère de volcan. En avant!
en avant! On n'entend pas les cris de mort, tant nos chacals poussent
des cris de rage. Les balles sifflent, les boulets ronflent,
les fougasses éclatent. En avant! Les turcos sont déjà dans les
retranchements, clouant aux fascines de bambous les volontaires au front
croisé de rouge, étranglant les Chinois, mordant au sang, comme des
loups, ces Pavillons-Noirs qui se défendent comme des lions... Je n'ai
jamais vu motte de terre pétrie de tant de sang!

Et, les retranchements emportés, mes tirailleurs sautent hors des
tranchées, poursuivant les Célestes et leur arrachant leurs pavillons
à tête de mort... J'avais, comme eux, la fièvre, la «furia» de cette
chasse à l'homme. Tout en avant de mes hommes, revolver au poing, je
poussais devant moi la cohue des soldats en déroute, et qui jetaient
leurs armes en se retournant pour tirer. Au loin Tuyen-Quan, encore
debout, montrait sa silhouette déchiquetée... A mi-chemin, mon cher,
une poignée de Pavillons-Noirs s'arrêta net, dans une sorte de pagode
abandonnée et, me voyant maintenant suivi de quelques hommes seulement,
ouvrit vivement le feu pour nous couper la marche. Mes turcos étaient
enragés. Nous nous lançons dans la cour gazonnée qui précède toute
pagode, puis, en trois bonds, dans la pagode même d'où les balles
sortaient, et nous voulons en déloger ces vaincus qui n'entendent pas
fuir.

Pas de porte à la pagode; du seuil, nous apercevons seulement un trou
noir, rayé de coups de feu. Nous entrons. Une fusillade abat à mes côtés
trois de mes hommes, et je pénètre presque seul dans cette bauge
laquée et dorée, au fond de laquelle, comme des sangliers forcés, les
Pavillons-Noirs nous attendent. Je verrai toujours ce spectacle, je te
dis: des cadavres sur les dallages, les colonnes avec leurs inscriptions
dorées enveloppées de fumée, des silhouettes bizarres et mêlées de dieux
et d'êtres vivants, tous grimaçants, depuis ce dieu tout vert que nos
troupiers appelaient le _diable_, jusqu'à des réguliers chinois armés et
faisant feu; et au fond, au milieu de ces idoles peinturlurées, et de
ces Pavillons-Noirs adossés aux parois rouges de la pagode, une statue
de Bouddha, un grand Bouddha, un Bouddha de la taille d'un enfant de
dix ans, et qui flambait, tout entier d'or rouge, sous un rayon de jour
entrant par le toit de cette pagode, crevassé par quelque obus.

Du grouillement des Chinois qui nous tiraient dessus, de ces ennemis
tapis derrière et nous envoyant leurs coups de fusil presque à bout
portant, je ne regardais rien, hypnotisé, que ce Bouddha, là-bas dressé,
superbe et m'apparaissant comme dans une gloire. Et--on dit que les
gens qui se noient revoient en quelques secondes toute leur vie passée,
brusquement, en avalant leur dernière gorgée--la vision du petit hôtel
de l'avenue Kléber me traversa la pensée comme un éclair, et l'or
rouge du Bouddha évoqua subitement les tresses, teintes au henné, de la
chevelure d'Antonia... Oh! pas longue, du reste, la vision! Une balle
emporta mon casque blanc, mon _tropical helmet_, et les cinq hommes que
nous étions, entrés dans la pagode, nous fûmes contraints de reculer,
comme écrasés, encerclés par les Chinois, qui sortaient de partout, de
derrière ces idoles d'or, grouillaient, nous enserraient et cassaient
la tête devant nous à un de mes turcos en faisant siffler leur
_coupe-coupe_ autour de nous...

Repoussés, mon cher!... Et cette damnée pagode vomissant littéralement
des Chinois qui nous tiraient dessus, les trois hommes qui me restaient
et moi, nous nous jetâmes derrière un terrassement abandonné, et--moi
à coups de revolver, mes turcos à coups de fusil--nous tînmes un moment
ces gaillards-l à distance. Au surplus, traqués dans la pagode, ils
se donnaient simplement du champ pour fuir. Ils nous avaient crus tout
d'abord plus nombreux, et, acculés, ils voulaient mourir en tuant...
Nous ayant repoussés, ils continuaient leur retraite, ralliant les
vaincus, vers les rapides du Fleuve Rouge.

Je les voyais fuir; mais, avec ces renards-là, il y a toujours, un piège
attendre. L'idée me tenait qu'il en restait encore dans la pagode, à
l'affût pour sauter sur nous.

--Attendons un moment! dis-je, mes turcos, qui sortaient déjà de l'abri
de terre.

Et l'idée du Bouddha me revenant, le Bouddha qui avait assisté,
paisible, à la tuerie de tout à l'heure:

--Pourvu qu'ils n'aient pas emporté le Bouddha!

J'avais à peine dit cela machinalement tout haut, qu'un petit éclat de
rire clair, un rire d'enfant, partait à mes côtés, comme une fusée,
et qu'un de mes Algériens,--vingt-cinq ans, mon cher, et beau comme un
bronze antique,--se dressant sur la crête du terrassement, me disait:

--Tu veux, toi, le Bouddha, mon capitaine?... Tu vas l'avoir!

Et moi lui criant: «Mohammed! Mohammed! je te défends...» il n'en
courait pas moins, bondissait comme un chat vers la pagode, s'enfonçait
dans le trou noir, et je le suivais, l'appelant toujours, les deux
autres Africains arrivant au pas de course sur mes talons...

Pauvre fou de Mohammed-ben-Saïda! Il y a, à Alger, une vieille femme,
un aïeul et de jeunes frères qui l'avaient accompagné, silencieux
et résignés, lorsqu'il s'était embarqué, et qui l'attendent! Ils
l'attendront toujours!

J'avais raison de croire que la pagode n'était pas vide. Autour du
Bouddha doré, quatre ou cinq démons,--des volontaires du Yun-Nam, à la
croix rouge, de ceux qui avaient juré de donner leur peau,--se tenaient
dressés, comme des dogues à qui l'on veut arracher leur proie. Un
piédestal humain, hérissé, farouche; et au-dessus, le Bouddha, accroupi
et impassible. Mohammed avait couru sur eux. Son fusil déchargé, il le
faisait tournoyer, ce fusil, au-dessus de sa tête rasée, et la crosse
lourdement s'en abattait sur les crânes.--«Attends-nous! attends-moi!»
criais-je. Tout à coup, pendant qu'un Chinois tombé mordait l'Algérien
aux jambes, un autre, d'un coup de côté, dans la gorge, le frappait d'un
_coupe-coupe_, et je vis le turco chanceler.

J'arrivai sur les Chinois comme Mohammed tombait, et j'entends encore de
sa gorge crevée sortir le flot de sang rendant le son d'un tuyau qui se
vide... Puis je ne vis plus rien... Je déchargeai mon revolver devant
moi, au hasard... Mes turcos enfonçaient leurs baïonnettes dans les
poitrines jaunes... J'étais fou de colère... Il me semblait que c'était
moi, moi qui venais d'assassiner Mohammed-ben-Saïda.

Ce ne fut pas long, ce dernier coup de collier. Les Chinois assommés
ou éventrés râlaient déjà sur les dalles de la pagode. Les Turcos, en
sueur, essuyaient sur les tuniques des Chinois leurs baïonnettes qui
fumaient. Et Bouddha, le grand Bouddha doré, souriait ces flaques de
sang et contemplait ces morts avec son rictus impénétrable figé sur ses
lèvres pour l'éternité.

Et à deux pas, le cou coupé, la tête demi renversée dans une pose
presque comiquement lugubre, Mohammed était aplati, les yeux agrandis,
la bouche de travers, ses pauvres mains encore tendues vers ce Bouddha
qu'il voulait saisir--pour moi--lorsque le _coupe-coupe_ l'avait à demi
décapité. Alors, par une navrante association d'idées, ce cadavre du
pauvre enfant d'Afrique, cette tête presque tranchée, me rappelaient
le Bouddha cassé, tombé sur le tapis du salon japonais, le Bouddha
guillotiné par la colère d'Antonia... La grande Stella! Lafertrille!
Que c'était loin, loin, loin! Il me semblait que j'évoquais des fantômes
devant des cadavres.

Tout à coup, mon cher, il se passa une chose effroyable, hideuse et
héroïque. De ce tas de morts chinois, un être se leva, un Céleste tout
jeune, demi nu, la poitrine à l'air, avec un trou de baïonnette dans
cette chair de cuivre, un petit Chinois maigre, avec des yeux embrasés
et des lèvres qui tremblotaient, toutes blêmes... Il se dressa,
saignant, s'accrochant de la main droite au piédestal de Bouddha, et
sa main gauche crispée nous menaçant encore d'un long couteau recourbé,
taché de rouge...

Cette espèce de spectre embrassa, avec une ferveur effrayante, la grande
image d'or qui rayonnait, ironique, au-dessus du carnage, et, au moment
où un de mes turcos s'approchait pour le repousser, le petit Chinois
poussa un cri aigu, suppliant et menaçant à la fois, se jeta entre
Bouddha et le turco; un effroi indigné passa sur sa face au jaune
blême, et le sang de sa blessure éclaboussant l'or rouge de la statue
accroupie, il leva encore, de son bras grêle, sur le crâne du turco,
le coupe-coupe qui avait peut-être, tout à l'heure, décapité
Mohammed-ben-Saïda.

Mais, cette fois, l'Algérien, baïonnette en avant, clouait d'un seul
coup, pan! le petit Chinois au socle même de la statue, comme un
scarabée sur la planchette, et la tête du Céleste se renversa, avec un
rauquement court, sur les jambes accroupies de l'idole.

Et il me sembla (j'ai dû me tromper), oui, il me sembla que le petit
Chinois, en tombant, en mourant, râlait le nom adoré qui formait le
premier vers de la chanson de l'opérette: _Bouddha! Boud...dha_!

  Ah! Bouddha! Bouddha!

Hallucination de l'ouïe, évidemment! Mais le regard mourant du petit
Céleste était plein d'une clarté étrange. Il mourait heureux et croyant,
l'humble héros, fanatique acharné, aux pieds mêmes de son adoration et,
ne pouvant arracher aux barbares d'Europe le dieu qu'il avait prié, il
lui donnait sa vie. Sa face s'abattit sur le socle, et ses lèvres, ses
lèvres ferventes, cherchaient pour s'y coller, dans un dernier soupir;
les pieds de Bouddha accroupi.

[Illustration 09.png]



[Illustration 10.png]

V


Il était payé cher, le Bouddha, et comme redoré deux fois par le sang du
pauvre Africain et du petit Céleste. Je vivrais cent ans que je verrais
toujours ces deux cous coupés, ces deux têtes pendantes, l'une glabre
et crispée, l'autre noire, convulsée, farouche. Un fils d'Afrique, un
enfant d'Asie et, au-dessus, la statue d'or souriant, immobile, à cette
tuerie!

Je fis emporter le Bouddha comme un trophée, et on remballa
précieusement après l'avoir passé à l'éponge mouillée, car sur son or
rouge il y avait des éclaboussures de sang. Il demeura longtemps en
douane, puis, lorsque je reçus l'ordre de rapatriement, quand on dit
à mes turcos: «Vous allez retourner Alger en passant par Paris», je
surveillai l'embarquement de la caisse contenant mon Bouddha, le Bouddha
qui avait vu mourir Mohammed et le petit Chinois, et je fis monter
devant moi le colis portant au coin, sur le bois blanc, l'étiquette:
_Fragile_. Et pendant toute la route, durant le voyage du retour, je
pensais à la joie, au bon rire, aux battements de mains d'Antonia, en
voyant arriver, majestueux et grave, dans la bonbonnière de l'avenue
Kléber, le Bouddha pour lequel tant de pauvres gens s'étaient fait
égorger.

Aussi, dès mon arrivée à Paris, ah! mon bon Roger, «cocher, avenue
Kléber!» Et le Bouddha sorti de la caisse, déballé mais empaqueté
et hissé sur le fiacre! Il allait lentement, lentement, ce maudit
fiacre!... Moi, je regardais Paris par la portière. Il pleuvait; la
pluie me paraissait adorable, saine, pittoresque,... parisienne, c'est
tout dire. Finies, finies, les pluies cholériques du Tonkin! Enfin, mon
vieux, j'arrive avenue Kléber. Je sonne à la petite porte. Un domestique
vient m'ouvrir. Tiens, ce n'est plus Jean! Jean était souriant et
accueillant, celui-ci a la gravité d'un notaire.

--Madame est chez elle?

--Je ne sais pas, monsieur; je vais voir!

--Annoncez M. Edmond de Laurière!

--M. de Laurière, bien!

Eh! non, ce n'est plus Jean! Jean volontiers m'eût appelé «monsieur
Edmond». Et ce n'est pas Mariette, non plus. Cette bonne Mariette!
J'aperçois, traversant le hall, un autre profil de femme de chambre.
Au-dessus de ma tête, j'entends des pas lents et ordonnés: c'est le
notaire qui va m'annoncer à Antonia.

--Mais elle ne se précipite pas bien vite pour me sauter au cou,
Antonia!...

Et, pour occuper le temps, là, dans le salon d'attente, je dépaquette le
Bouddha, je le déficelle, j'enlève le papier qui le couvre et je le
vois apparaître, triomphant, doré comme un soleil, avec sa bonne figure
paterne,--un peu narquoise même pour un Bouddha qui a vu tant de sang
autour de lui. Mon cher, je m'apercevais même qu'il lui en restait une
petite tache au bout de l'oreille, et j'étais en train de l'effacer,
cette tache rouge--là-bas et devenue noire,--je l'effaçais avec mon
doigt mouillé, lorsque la porte s'ouvre... Ah! mon Dieu, ah! quel
battement de coeur... C'est Antonia!

Antonia! je laisse le Bouddha, je m'avance vers elle.

C'est Antonia! Oui! c'est Antonia et ce n'est pas Antonia! Oh! mon cher,
grave, imposante, jolie--de plus en plus jolie,--mais dans une toilette,
une toilette! Une toilette janséniste, ma parole... Une dame de charité,
une quakeresse, tout ce que tu voudras, et sans les cheveux blonds et le
bon sourire, j'aurais hésité!...

--Antonia! ma petite Antonia!

J'allais l'embrasser, moi, à la bonne franquette. Elle me montre une
chaise, ne dit rien et me reçoit comme une marquise de Marivaux pourrait
recevoir Dorante... Je croyais, ma parole, que quelqu'un nous épiait et
que la petite mousmée jouait un rôle... Non, non, Roger; transformée,
Antonia!... Elle avait pris l'opérette en grippe et recevait des leçons
de Madame Plessy pour passer une audition chez Molière! Et quant à nos
amours,--oh! envolés nos amours! Pft! plus rien!--Aussi pourquoi s'en
aller au Tonkin, mon pauvre vieux, je te le demande?

Veux-tu mon impression exacte? Il me semblait qu'allant rendre visite
Rose Pompon, j'étais reçu par Madame Swetchine.

--Alors, dis-je à Antonia, je... je suis remplacé?

--Remplacé?

Elle n'avait pas l'air de comprendre.

Mais machinalement sa main feuilletait un petit journal de théâtres
traînant sur la table, et, à la première page de ce _Paris-Artiste_, une
photographie s'étalait: celle de Galinet.--Je l'ai vu depuis, Galinet le
comique des Nouveautés, le successeur de Lafertrille. Il parait qu'elle
était bonne la photographie du menton bleu et des lèvres roses de
Galinet, car Antonia, visiblement, la regardait avec indulgence.

Et si tu savais comme je me sentais gauche, et bête, et comme j'aurais
voulu m'enfoncer sous terre par une trappe! Mais ça n'arrive qu'au
théâtre les enfoncements dans les trappes! Je me sentais mieux, beaucoup
mieux vraiment, à Yuoc, sous la pluie et les balles.

Alors l'idée me vint de prendre le Bouddha entre mes bras et de le
montrer à Antonia.

--Eh! grand Dieu! qu'est-ce que c'est que ça?

--Ça? Mais c'est Bouddha! le Bouddha que je t... que je vous ai
promis..., le Bouddha qui doit remplacer celui de la rue des Martyrs...
le guillotiné!

Et je montrais, sur le marbre de la cheminée, la place même où le
Bouddha avait roulé--comme, là-bas, la tête de Mohammed.

Alors Antonia me regarda d'un air indulgent, très indulgent, mais
désolant:

--Oh! mon cher, Bouddha! C'est si loin, le japonais!... Fini, le
japonais! Démodé la «japonaiserie, le japonisme!...» Vous n'avez donc
pas remarqué?...

En effet, je n'avais pas remarqué...

Son geste me montrait le salon tout neuf, meublé de meubles blancs,
Louis XVI, tendu de vieille soie à fleurs jetées, comme une robe à
paniers de nos grand'mères!

--Tout du Louis XVI, maintenant, mon cher! Chaises et tentures copiées
sur les appartements de Marie-Antoinette. Trianon! C'est Achenbach qui
l'a voulu!

--Achenbach?

--De la maison Achenbach, Moser, Lévy et Compagnie!... Il a été
tellement étrillé à la Bourse lors de l'affaire de Lang-Son, Dang-Son,
Mang-Son, je m'embrouille avec ces noms du Tonkin, qu'il aurait
volontiers cassé ou déchiré toutes les chinoiseries, chez moi, ce pauvre
Achenbach!... Quand je dis pauvre!

--Et c'est lui qui...

--Qui m'a fait envoyer tout mon japon à l'hôtel Drouot, et m'a meublé
l'hôtel style Louis XVI? Oui. Il prétendait que mon japonisme porte
_raille_ et que le Louis XVI est bien plus dans ses opinions. J'aime
mieux ça aussi, moi! C'est plus convenable.

Elle se mit à rire.

--Pur Versailles! faubourg Saint-Germain!

Puis, frappant sur la joue du malheureux Bouddha exilé:

--Remporte ça, vois-tu! C'est de l'histoire ancienne!

Et, me tendant les lèvres:

--Allons, toi, je t'ai bien aimé, ne te plains pas! Et quand tu voudras
me revoir... en ami...

--Non, merci!

--Non?

--L'amitié, c'est de l'amour en contrefaçon!

Elle haussa les épaules.

--Comme tu voudras! Mais je ne te croyais pas si bête!

Puis, tout à coup, regardant en face le Bouddha que j'allais remettre
en fiacre et qui me paraissait si piteux, elle se mit à fredonner l'air
d'autrefois, l'air si souvent chanté, l'air qui, pour moi, voltigeait
comme un chant d'oiseau au-dessus des balles chinoises:

  Ah! Bouddha! Bouddha!
  Que tu m'as fait de la peine!

Mais, brusquement s'interrompant et me regardant là, dans les
yeux,--très franche, sincère peut-être:

--Oh! est-ce drôle! je ne me rappelle même plus les paroles!...

  Ah! Bouddha! Bouddha!...

C'est vrai, je ne sais plus!...

  Ah! Bouddha! Bouddha!...

Non, non, envolé!... Est-ce drôle! Est-ce drôle!

--Pas si drôle que ça, lui dis-je, mais tout naturel. Oh! très naturel!
Adieu, Antonia!

--Adieu!

J'avais déjà mon Bouddha entre les bras, je sortais!

Elle vint à moi, et se penchant jusqu' mes lèvres, avec le Bouddha entre
nous deux:

--Mais embrasse-moi donc, grosse bête!... Ça ne te va pas bien, Edmond,
le hâle tonkinois... Tu es bronzé, bronzé!...

Elle ajouta, gentiment: Reviendras-tu?

--Oh! oh! Il y a entre nous deux, maintenant, ma chère...

--Bouddha?

--Non, Achenbach!

--Ah! Tonkinois, va! Tonkinois!

Et, cette fois, elle me tendit la main, de bonne amitié.

Voilà l'histoire.

Si tu viens chez moi, hôtel de Suez, mon bon Roger, tu verras, sur ma
cheminée, le pauvre Bouddha, que je vais emporter, je ne sais où, dans
ma vie de garnison... Si tu le veux, mon Bouddha, il est à toi, tu sais?
Il a toujours sa tache de sang à l'oreille, sang du petit turco ou du
petit Chinois! Et après tout, çà et là des bibelots ou des Bouddhas
tachés de sang, c'est peut-être tout ce que nous aurons rapporté de la
terre de Chine! Allons, Roger, viens-tu à l'Hippodrome?

Le turco s'était levé, regardant toujours le boulevard du haut du balcon
du cercle.

--Allons à l'Hippodrome, dit l'officier d'artillerie.

Puis sérieusement, de sa voix jeune, habituée au commandement:

--Mon cher, veux-tu que je te dise? Tu n'as peut-être rapporté de là-bas
qu'un bibelot de bric-à-brac, mais quand je vous regardais, l'autre
jour, à Longchamps défilant devant tous ces hommes, toutes ces femmes,
ce Paris dont le coeur battait; quand je voyais les cols bleus des
marins et les vestes bleu clair de tes turcos passer sur l'herbe verte;
quand les tambours battaient aux champs pour saluer la croix
d'honneur qu'un officier supérieur attachait à la poitrine d'un autre
officier,--encore un bibelot et un bibelot taché de sang, cette croix
des braves, mon cher;--quand je voyais ça, je me disais que c'est peu de
chose sans doute un jour de triomphe pour tant de jours de sacrifices,
mais qu'après tout ça vaut bien les périls bravés, et les maladies,
et la marche, et le tremblement, cette vibration d'une foule, cette
acclamation des tribunes, cette sorte de baiser bruyant de tout un
peuple à son armée!...

Ils étaient devenus pensifs.

Derrière les rideaux de guipure des fenêtres, des silhouettes
apparaissaient, se dessinaient, puis s'effaçaient, les hôtes du Cercle:
jeunes gens, vieux généraux, allant, venant, causant, contant les
campagnes passées, les espoirs futurs.

Les deux amis rentrèrent.

Edmond de Laurière chercha, du regard, un journal qu'il avait, tout
à l'heure, posé sur une table, et ses yeux allèrent d'une panoplie
d'armes,--sabres en rosaces entrelacées de pistolets, crosses et lames
étincelant sous la lumière d'un lustre,--à une grande carte de France,
qui tapissait presque tout un pan du petit salon.

Alors il s'arrêta.

Et sur cette carte géante, montrant du doigt vers l'Est une large marque
noire qui semblait comme une plaque de deuil, comme la plaie d'une chair
arrachée:

--Tout ça, c'est très bien, dit l'officier de turcos; mais, vois-tu, ça
ne bouche pas ce trou-là!...

Et il descendit vers l'avenue de l'Opéra, fredonnant encore
machinalement, tout en allumant un nouveau cigare:

  Ah! Bouddha, Bouddha,
  Mon petit Bouddha,
  Que tu m'as fait de la peine!

[Illustration 11.png]





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Bouddha" ***

Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.



Home