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Title: Argent et Noblesse
Author: Conscience, Hendrik, 1812-1883
Language: French
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produced from images generously made available by the
Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr.



ŒUVRES COMPLÈTES

DE

HENRI CONSCIENCE



ARGENT ET NOBLESSE



ŒUVRES COMPLÈTES

DE

HENRI CONSCIENCE

Publiées dans la collection Michel Lévy.


                                   Vol.
UNE AFFAIRE EMBROUILLÉE               1
L'ANNÉE DES MERVEILLES                1
AURÉLIEN                              2
L'AVARE                               1
BATAVIA                               1
LES BOURGEOIS DE DARLINGEN            1
LE BOURGMESTRE DE LIÈGE               1
LE CANTONNIER                         1
LE CHEMIN DE LA FORTUNE               1
LE CONSCRIT                           1
LE COUREUR DES GRÈVES                 1
LE DÉMON DE L'ARGENT                  1
LE DÉMON DU JEU                       1
LES DRAMES FLAMANDE                   1
LA FIANCÉE DU MAITRE D'ÉCOLE          1
LE FLÉAU DU VILLAGE                   1
LE GANT PERDU                         1
LE GENTILHOMME PAUVRE                 1
LA GUERRE DES PAYSANS                 1
LE GUET-APENS                         1
HEURES DU SOIR                        1
L'ILLUSION D'UNE MÈRE                 1
LA JEUNE FEMME PALE                   1
LE JEUNE DOCTEUR                      1
HISTOIRE DE DEUX ENFANTS D'OUVRIERS   1
LE LION DE FLANDRE                    2
LA MAISON BLEUE                       1
MAITRE VALENTIN                       1
LE MAL DU SIÈCLE                      1
LE MARCHAND D'ANVERS                  1
LE MARTYRE D'UNE MÈRE                 1
LES MARTYRES DE L'HONNEUR             1
LA MÈRE JOB                           1
L'ONCLE ET LA NIÈCE                   1
L'ONCLE JEAN                          1
L'ONCLE REIMOND                       1
L'ORPHELINE                           1
LE PARADIS DES FOUS                   1
LE PAYS DE L'OR                       1
LA PRÉFÉRÉE                           1
LE REMPLAÇANT                         1
UN SACRIFICE                          1
LE SANG HUMAIN                        1
SCÈNES DE LA VIE FLAMANDE             2
LES SERFS DE FLANDRE                  1
LA SORCIÈRE FLAMANDE                  1
SOUVENIRS DE JEUNESSE                 1
LE SORTILÈGE                          1
LE SUPPLICE D'UN PÈRE                 1
LE TRÉSOR DE FÉLIX RODBECK            1
LA TOMBE DE FER                       1
LE TRIBUN DE GAND                     1
LES VEILLÉES FLAMANDES                2
LA VOLEUSE D'ENFANT                   1


IMPRIMERIE CENTRALE DES CHEMINS DE FER.--IMPRIMERIE CHAIX.

RUE BERGÈRE, 20, PARIS.--19062-3.


ARGENT

ET

NOBLESSE

PAR

HENRI CONSCIENCE


PARIS
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES
3, RUE AUBER, 3

1883



ARGENT ET NOBLESSE


I


A une couple d'heures de marche, au sud-ouest de Bruxelles, à côté
de la chaussée, s'élèvent une dizaine de maisonnettes dans le
voisinage d'une chapelle. Elles sont habitées par de pauvres ouvriers
surchargés d'enfants et pour lesquels un loyer dans le village voisin
serait une trop lourde charge. Dans ce hameau, d'ailleurs, ils peuvent
cultiver un petit lopin de terre où ils récoltent les pommes de
terre et les légumes pour leurs provisions d'hiver.

A quelques minutes de là, au milieu des champs, près d'un droit
sentier, il y a une maison plus basse, mais plus large aussi, qui a
l'air d'une petite métairie.

En effet, elle est de chaque côté ombragée par les branches de deux
grands noyers; une vigne fait serpenter ses rameaux flexibles sur la
façade et entoure les deux fenêtres.

Dans le jardinet, devant la maison, il y a un puits, et contre le
pignon latéral, devant la porte de l'étable, un petit tas de fumier.

La situation de cette petite maison est très pittoresque. Derrière
le verger, clos d'une haie, coule à quelque distance un clair
ruisseau bordé, dans tout son parcours, de prairies émaillées de
fleurs. Du côté du levant le terrain s'affaisse petit à petit pour
former la large vallée de la Senne, dont le versant opposé borne
l'horizon par des hauteurs d'un vert sombre pareilles à la croupe
d'une montagne. Du côté du couchant on voit le village et son
clocher qui s'élève au-dessus des arbres, et plus loin, de tous
côtés, les champs accidentés dont les ondulations, de même que
dans tout le Brabant méridional, feraient croire que la mer est venue
un jour jusque-là et que ses flots ont creusé dans le sol les traces
de leur puissante houle.

En l'année 1865, cette petite métairie était habitée par le
charpentier Jean Wouters et sa famille. Ils étaient allés l'occuper
pour trouver dans la culture d'une petite pièce de terre, l'emploi de
leurs heures de loisir et un léger accroissement de bien-être. Il y
avait moins une vache dans leur petite étable, une vache qui donnait
assez de lait pour leur permettre de porter de temps en temps quelques
livres de beurre au marché de Hal.

En entrant dans la maison, on pénétrait d'abord dans la chambre
commune où brûlait un petit poêle qui servait à la préparation
des repas. On y voyait une armoire vitrée où brillaient des verres
et des tasses; un _coucou_ suspendu au mur; trois ou quatre estampes
coloriées, représentant l'histoire de l'Enfant Prodigue; une dizaine
de livres usés (probablement de vieux livres de classe); sur la
tablette de la cheminée un petit crucifix entre deux perroquets de
plâtre; dans un coin un carreau à faire de la dentelle, et beaucoup
d'autres choses encore qu'on trouve dans presque toutes les maisons de
paysans ou d'artisans qui ne sont pas dans la misère.

Une porte latérale donnait accès de plain-pied à la chambre à
coucher du vieux charpentier Jean Wouters. A côté du lit très
propre pendaient quelques vêtements d'homme très soignés--ses
habits du dimanche, sans doute--sur lesquels tranchait
désagréablement un chapeau roux, déteint et bossué. Dans un coin
on voyait un bac en bois contenant une couple de rabots, quelques
ciseaux, un maillet et un marteau et une scie à main.

La fille du charpentier, qui était veuve, dormait probablement avec
son unique enfant, une fille, dans une petite chambre sous le toit;
car, hormis la laverie et l'étable, il n'y avait pas d'autre pièce
dans la maison.

Cette humble demeure de travailleur devint, dans le cours de cette
année 1865, le théâtre de certains événements qui valent
peut-être la peine qu'on les raconte.

Un jour du commencement de mai, à la tombée de la nuit, une femme
était occupée à préparer le repas du soir sur le petit poêle.
Cette occupation n'exigeait pas une grande tension d'esprit; car le
fricot qu'elle remuait ne consistait qu'en quelques pommes de terre
avec des morceaux de lard, restes du repas précédent.

Cette femme pouvait être âgée de quarante-cinq ans. Son visage
pâle et ses joues creuses lui donnaient une apparence maladive.

Des idées sérieuses devaient préoccuper son esprit; car, par
moments, elle oubliait de remuer sa cuiller et secouait la tête d'un
air pensif.

Pendant ce temps on entendait résonner au fond de la maison la
voix fraîche d'une jeune fille qui accompagnait le grondement de sa
baratte d'une chanson au rythme vif et sautillant et, quoique la vache
mêlât constamment au refrain joyeux de la chanson la dissonnance
de ses beuglements, la jeune fille ne se laissa pas troubler dans
l'épanchement de sa gaieté.

A la fin la chanson joyeuse avait cessé de résonner dans la
laverie et l'on n'y entendait plus que le bruit d'un tonneau que l'on
déplaçait avec effort.

--Pour l'amour de Dieu, Lina, cesse maintenant, cria la femme. Tu as
travaillé toute la journée au jardin et voilà que tu continues à
trimer sans relâche dans l'obscurité.

--Tout de suite, mère, répondit la voix. Le beurre est fait, je vais
m'essuyer les mains.

Un instant après la jeune fille entra dans la pièce.

--Lina, Lina, pourquoi n'écoutes-tu pas mon conseil? dit la femme
avec un accent de reproche. Depuis ce matin tu retournes la terre et
tu traînes la brouette comme un journalier. Ce n'est pourtant pas là
un ouvrage pour une jeune fille telle que toi.

--Mais, ma mère, si je ne le fais pas, qui est-ce qui le fera? Vous
devez vous soigner pour le ménage, et d'ailleurs, quand même le bon
Dieu exaucerait mes prières et vous procurerait la guérison, vous
êtes encore trop faible, ma chère mère... Grand-père, n'est-ce
pas? Avant d'aller à son ouvrage de tous les jours ou après en être
revenu. Je ne veux pas qu'il s'échine encore comme un esclave après
avoir travaillé toute la sainte journée.

--Grand-père est un homme et il est encore robuste, mon enfant. En
retournant tous les jours un peu la terre, il en aurait fini en peu
de temps sans trop se fatiguer. Ne t'a-t-il pas dit qu'il terminerait
cette semaine le travail du jardin et que tu ne dois pas y mettre la
main?

--Oui, je le sais bien, dit Lina en riant. Mais ce qui est fini,
grand-père ne le recommencera pas.

--Enfant, enfant, tu te fatigueras à travailler, soupira la femme. Et
si tu savais combien c'est pénible d'être malade.

--Eh bien, chère mère, travailler est sain, dit Lina. Quand je
puis me remuer ainsi toute la journée, je me sens heureuse, et il me
semble que je danserais de contentement. Venez, je vais vous aider à
couvrir la table.

Caroline Wouters était encore très jeune et n'était ni très
grande ni très forte; mais ses joues rondes et fleuries, et ses bras
musculeux, l'air de santé que présentait toute sa personne étaient
bien en harmonie avec l'idée de courage et d'énergie qu'exprimaient
ses paroles. Elle avait la bouche remarquablement petite, le sourire
ouvert, l'air ingénu, et toute sa personne respirait un parfum de
fraîcheur virginale.

--Grand-père reste longtemps dehors aujourd'hui, dit-elle. Il sera
allé, sans doute, chez Coba, le jardinier, chercher des échalas pour
les pois. Voulez-vous que j'aille l'appeler?

--Je comprends ce que c'est, répondit la femme. Tu sais que,
d'après les ordres de son maître, il devait aller cet après-midi à
l'auberge de l'_Aigle d'or_ pour établir un nouveau chantier dans
la cave. C'est un ouvrage pressé et on le retiendra probablement
là jusqu'à ce que le chantier soit achevé... Nous attendrons, je
laisserai le fricot sur le poêle. Assieds-toi et repose-toi un peu,
enfant.

La jeune fille prit la chaise qu'on lui offrait et secoua la tête
sans rien dire, comme si les dernières paroles de sa mère lui
donnaient matière à réflexion.

--A quoi songes-tu comme ça tout à coup? demanda la femme.

--Et vous croyez, mère, que grand-père travaille comme cela au delà
de son heure parce que son maître le lui a dit ou commandé?

--Oui, mon enfant.

--Non, non, cela n'est certes pas la raison, répliqua la jeune fille
à demi fâchée.

--Et quelle serait donc la raison, Lina?

--Grand-père devient de plus en plus économe. Pour gagner quelques
sous au-dessus de sa journée, il travaillerait même toute la nuit,
si c'était possible. Le dimanche après-midi, il ne va plus jamais
boire une pinte avec ses amis, et il n'allume plus que rarement une
pipe, lui qui auparavant avait l'habitude de fumer presque constamment
à la maison. Le tabac est trop cher, dit-il. Vraiment, mère, cela me
fait peine quand je le vois le soir regarder autour de lui d'un air si
préoccupé. Je sais bien ce que ses yeux cherchent; mais il résiste
à la tentation, pour épargner une couple de cents, souvent mon cœur
se gonfle de pitié et il me prend des envies de pleurer; mais, Dieu
merci, cela ne durera plus longtemps.

--Non, cela ne durera plus longtemps, répéta la veuve avec un accent
de tristesse, encore quelques mois. Ma grave maladie, qui m'a tenue
alitée tout l'hiver, nous a mis en arrière. C'est un crève-cœur
pour notre bon père. Jamais il n'a pu supporter l'idée d'avoir des
dettes si petites qu'elles soient. Maintenant il travaille et il peine
pour soulager nos épaules de ce fardeau. Laisse-le faire, Lina; tu
sais que toutes les observations sur ce point restent inutiles.

--Non, je ne le laisserai pas faire, murmura la jeune fille d'un ton
résolu. Attendez un peu, je saurai bien le forcer à fumer sa pipe
comme devant.

--Le forcer? Comment t'y prendras-tu?

--Vous verrez, ma mère, quand il sera temps.

En achevant ces paroles, elle se dirigea vers un coin de la pièce,
prit son carreau de dentellière et vint s'asseoir près de la table.
Elle découvrit une large dentelle déjà en partie achevée et se mit
à entremêler vivement ses fuseaux en répétant joyeusement:

--Oui, oui, vous le verrez, mère... Vous me regardez si curieusement?
Allons, je vais vous dire ce que j'ai imaginé depuis quelques jours.
Dans une couple de semaines c'est l'anniversaire de grand-père,
n'est-ce pas? Pour ce temps-là ma dentelle sera achevée et
Thérèse, la colporteuse, m'en donnera à peu près dix-neuf francs.

--Et tu veux faire cadeau d'un nouveau chapeau à grand-père? Je le
sais depuis longtemps.

--En effet, il va maintenant à l'église avec un vieux chapeau roux
et les gens parlent de cela. Puisqu'il ne veut pas en acheter un
nouveau, c'est moi qui le ferai sans qu'il le sache... Mais ce n'est
pas tout, mère. Baptiste, le fils du charron, a planté l'année
dernière une grande pièce de tabac; il en a fait sécher et couper
les feuilles; il en a sur son grenier la charge d'au moins trois
brouettes. Les gens qui en ont acheté disent que ce tabac est d'une
excellente qualité et d'un goût parfait. Eh bien, je vais acheter du
charron plein mon tablier de tabac, et quand grand-père verra ce tas
dans sa chambre il faudra bien qu'il fume, bon gré, mal gré.

--Plein un tablier, perds-tu la tête, Lina? Tu ne peux pas faire
cela.

--Ne sommes-nous pas convenus, ma mère, que je puis disposer
librement de l'argent que je gagne, en dehors de ma journée, à faire
de la dentelle.

--Oui, mais de cette façon tu ne garderas pas assez pour toi, pour
t'acheter un nouveau mouchoir de tête pour l'été.

--Bah, je travaillerai un peu plus tard le soir.

--Non, pas ça, mon enfant, je ne puis pas le permettre. Juste ciel,
ne travailles-tu pas déjà assez?

--C'est égal, la conviction que j'ai de posséder un moyen de faire
plaisir à grand-père me rend capable de tout. J'exécuterai mon
projet, mère.

--Silence là-dessus maintenant, Lina, dit la femme on posant un doigt
sur ses lèvres. Voici grand-père qui vient, j'entends son pas.

Un homme d'environ soixante-cinq ans, vêtu comme un ouvrier, avec une
veste et un tablier, parut sur le seuil de la porte en murmurant un
bonjour à voix basse. Il avait de larges épaules et semblait encore
robuste pour son âge; mais son dos légèrement courbé et les plis
profonds de son visage attestaient qu'il s'était usé par une vie de
labeur incessant. Il entra et plaça sous la fenêtre, à côté de la
porte, un sac de toile qui contenait probablement des outils.

Avant qu'il se fût redressé, la jeune fille lui avait jeté les
deux bras autour du cou et l'embrassait en lui souhaitant gaiement
le bonsoir. Il la serra sur son cœur et lui murmura doucement à
l'oreille:

--Merci, ma chère Lina. Depuis quelque temps nous avons la vie assez
dure; mais cependant j'ai encore des raisons de remercier Dieu. Il t'a
donné un cœur excellent et il a rendu la santé à ta pauvre mère.
De quoi pourrais-je me plaindre?

--Allons, allons, prenez place à la table, grand-père, vous devez
avoir faim, dit la jeune fille avec une certaine nuance d'inquiétude;
car la voix du vieillard avait un ton qui ne lui était pas ordinaire
et qui faisait craindre à la jeune fille qu'il ne lui fût arrivé
quelque chose de désagréable.

Tous trois prirent place à table et baissèrent la tête pour dire
leur prière.

--Bon appétit, grand-père, vite à l'œuvre maintenant, j'ai une
faim de loup. Ah! voilà des pommes de terre bien accommodées; c'est
à s'en lécher les doigts. Mère, vous en avez de l'honneur.

Lina avait prononcé ces paroles d'un ton joyeux évidemment pour
dissiper les préoccupations du vieillard. Elle remarqua qu'il
s'interrompait quelque fois de manger et qu'il secouait la tête.

--Grand-père chéri, dit-elle, vous êtes si taciturne. Allons,
racontez-nous quelque chose. Comment vont les gens de l'_Aigle d'or_?
Léocadie se mariera-t-elle bientôt avec le fils du fermier Kanteels?
Est-il vrai qu'Isabelle va demeurer à Bruxelles?

--Que Dieu protège ces gens égarés! soupira Jean Wouters. Si le
père Mol n'ouvre pas promptement les yeux, il déplorera trop tard
son coupable aveuglement. Le malheur et la honte sont suspendus sur
cette maison, tout y va mal.

--Mal, comment l'entendez-vous, grand-père?

--Maintenant, mes enfants, desservez d'abord la table et puis je vous
dirai ce qui m'a fait de la peine.

La jeune fille se dépêcha de porter dans la laverie le pot, les
assiettes et les cuillers, revint, prit une chaise à côté du
vieillard et murmura en le regardant curieusement:

--Eh bien? eh bien?

--Ah! mes enfants, dit-il, depuis quelques semaines il se passe de
malheureuses choses à l'_Aigle d'or_; il y vient de temps en temps de
riches messieurs de la ville qui y dépensent en un après-midi plus
d'argent qu'il n'en faut pour soutenir pendant une année entière une
famille d'ouvriers.--Vous croyez que j'exagère? Ils y boivent du vin
et ils le font couler par terre à pleins ruisseaux; et ce vin coûte
douze francs la bouteille!

--Douze francs! comment est-ce possible? s'écria la veuve, à moins
que ce soit de l'argent fondu!

--Non, Anna, au contraire, c'est un breuvage fade. L'aubergiste m'en
a fait goûter à la cave, cela a le goût d'eau sucrée et cela pique
un peu le nez comme de la bière de Louvain qui est depuis longtemps
en bouteille. Ça s'appelle du Champagne. Mais ce breuvage n'est pas
aussi inoffensif qu'il le paraît. Il pousse d'abord les gens à la
gaieté, il les étourdit ensuite et leur fait perdre la tête.....
J'étais à mon travail dans la cave lorsque le jeu a commencé. Comme
la porte de la salle du restaurant était presque constamment ouverte,
j'entendais les sons de leurs voix confuses et j'entendais en partie
ce qu'ils criaient; car ils parlaient tous d'un ton très élevé.
Le reste me fut raconté par l'aubergiste ou par la servante, qui
descendaient à chaque instant à la cave pour prendre de nouvelles
bouteilles. Quelque chose d'incroyable me fit frémir de surprise et
de honte. A travers tout le bruit qu'ils faisaient, j'entendais les
filles de l'_Aigle d'or_ éclater du rire et crier à l'aide comme des
enfants qu'on poursuit en jouant... et, pensez donc, on avait parié
là-haut vingt bouteilles que Léocadie avait les bras plus gros que
sa sœur Isabelle. Les jeunes filles ne paraissaient pas disposées
a laisser mesurer leurs bras par les parieurs en gaieté; mais
l'aubergiste les y a forcées!

--Est-ce possible? murmura Lina.

--L'argent, l'argent, mon enfant. L'aubergiste gagne huit francs sur
chaque bouteille. Ce pari lui a fait gagner cent soixante francs en
moins d'une heure, autant qu'un bon ouvrier en deux mois. Mais ses
enfants n'y perdront-elles pas leur bonheur et leur honneur? Voilà
la triste question. L'argent qu'on gagne d'une pareille façon ne peut
pas profiter. Dieu est trop juste pour ça. La servante a bien voulu
me faire accroire qu'Isabelle avait beaucoup de chances de se marier
avec un de ces beaux messieurs de la ville; mais la pauvre fille, sans
le savoir peut-être, sert de jouet à ces jeunes libertins... Et ce
n'est pas encore tout; les choses devaient encore aller plus mal.
A peine avaient-ils vidé une partie des vingt bouteilles, que leur
gaieté bruyante se changea petit à petit en une scène scandaleuse
de débauche. J'entendis tout à coup, au milieu des cris aigus,
le bruit des tables et des chaises renversées et des verres qui se
brisaient en tombant par terre. Effrayé et voulant venir en aide à
l'aubergiste, je montai précipitamment. Il y avait au milieu de la
salle de café un très jeune monsieur aux cheveux ébouriffés et
aux regards allumés, qui mettait en pièces tout ce qu'il pouvait
atteindre. Ses compagnons, l'hôtelier et ses filles assistaient
en riant à ces actes de sauvagerie. Je ne savais que penser. Le
garde-champêtre accourut pour expulser au nom de la loi ces ivrognes
de l'_Aigle d'or._ J'entendis l'hôtelier lui dire: «Ces Messieurs
s'amusent et ne font pas de mal. Si je trouve bon ce qui se passe
dans ma maison, personne n'a le droit de s'en mêler.» Et le
garde-champêtre s'est éloigné en levant les épaules. Le fait est
que l'aubergiste, comme il me l'a dit lui-même à l'oreille, se fera
payer au double et au triple la valeur des objets qu'on a brisés chez
lui.

--Et ils ont sans doute fini par se battre, grand-père?

--Non, mon enfant. Ces messieurs, en jetant par terre les verres et
les bouteilles, n'avaient pas l'air d'être fâchés. Je le comprends,
c'est par orgueil qu'ils agissent ainsi. Ils ne peuvent pas dépenser
assez d'argent rien qu'à boire, alors ils cassent tout et versent
par terre le vin précieux pour montrer que l'argent n'a pas de valeur
pour eux.

--Ah! c'est affreux! soupira la femme. Il y a des milliers de pauvres
gens, frappés par le malheur ou la maladie, qui souffrent de la faim
avec femme et enfants. Quelques francs les sauveraient, les rendraient
riches, leur feraient bénir la main qui les aiderait dans
leur détresse, et là on gaspille, on dissipe l'argent dans de
scandaleuses débauches!

--Mais, mais, comme ces gens-là doivent être riches! murmura la
jeune fille, en levant les mains.

--C'est l'argent de leurs parents qu'ils dissipent, répondit le
vieillard. Un argent durement gagné peut-être et épargné sou à
sou. Qui sait si chaque pièce d'or ne coûte pas des larmes à leur
père et surtout à leur mère?... Il y avait dans la bande un des
plus extravagants à qui on donnait le nom de baron. Cela m'a rappelé
une bien triste histoire. Anna, vous souvenez-vous bien encore de
la baronne qui a habité dans le temps le château appartenant
actuellement à M. Dalster? Elle était veuve, la bonne et charitable
femme, et elle n'avait qu'un fils. Celui-ci fit pendant de longues
années comme ces jeunes gens de l'_Aigle d'or_, peut-être encore
pis, rien ne pouvait le retenir, ni le désespoir de sa mère, ni la
misère qui approchait à grands pas. Il fallut vendre beaucoup de
terres, puis le château, et la pauvre baronne, accablée de honte, le
cœur brisé, tomba gravement malade et mourut peu de temps après...
Vers cette époque, pendant l'hiver, il y avait un maçon, père de
beaucoup d'enfants,--il s'appelle Henri Knop--qui, sans ouvrage depuis
longtemps et poussé par la faim, alla voler la nuit dans une ferme
un panier de pommes de terre. Il fut condamné à cinq ans de prison,
obtint par sa bonne conduite une diminution de peine et fut mis en
liberté dès la troisième année. Il déplorait son méfait et
était résolu à gagner désormais honnêtement son pain. Cependant
personne ne voulut lui donner de l'ouvrage, on l'évita, lui et les
siens, comme une famille flétrie, et à la fin il se vit réduit à
quitter le village avec sa femme et ses enfants, pour ne pas mourir de
faim devant l'impitoyable aversion des habitants. Ce qu'il est devenu
depuis personne n'en sait rien.

Le vieillard se tut un moment et les femmes, péniblement affectées
par son récit fait d'une voix altérée, ne trahissaient leur
émotion qu'en secouant tristement la tête et en murmurant à voix
basse.

Il reprit en souriant amèrement:

--Et le fils de la baronne, demanderez-vous? Le parricide sans âme?
Lui aussi, croyez-vous, a continué à être poursuivi par le mépris
public? Eh bien, pas du tout. Plus tard, il a hérité d'un oncle
et il est redevenu riche; maintenant petits et grands lui parlent le
chapeau à la main; il est baron et bourgmestre... Ah! mes enfants,
les hommes ne sont pas toujours justes, heureusement il y a là-haut
un juge suprême qui ne se laisse influencer ni par l'argent ni par la
naissance, et celui qui a martyrisé ou humilié sa mère ne trouvera
pas de grâce devant ses yeux.

Les deux femmes échangèrent encore tristement quelques réflexions
sur la lâche conduite des jeunes gens à l'auberge de l'_Aigle d'or_;
mais Jean Wouters, abîmé dans ses pénibles pensées, ne prit plus
part à l'entretien que par quelques monosyllabes.

Lina se leva, passa dans la chambre voisine et revint avec une pipe et
une boite à tabac en cuivre.

--Prenez, grand-père, dit-elle, voilà votre tabac. Laissons de
côté toutes ces tristes pensées. Nous ne sommes pas riches et nous
pouvons nous estimer heureux de n'être pas coupables de ces vilaines
choses. Faites-moi le plaisir d'allumer votre pipe.

--Non, je n'en ai pas envie, répondit-il.

--Je vous en prie, faites ça pour moi, j'aime tant l'odeur du tabac.
Elle me rafraîchit les idées et me rend toute joyeuse... Allons, ne
me refusez pas ce petit plaisir.

Pendant ce temps, elle avait bourré elle-même la pipe et la tendit
au vieillard avec une allumette enflammée.

Il commença à fumer; et cela devait véritablement lui faire du
bien, car petit à petit son visage s'illumina d'une expression de
contentement.

Lina reprit son carreau à dentelles et la mère son tricot.

Alors commença une conversation plus tranquille, où le jardin, le
printemps et les vaches eurent la plus grande part.

Pendant qu'ils causaient ainsi, ils entendirent dans le lointain des
voix qui chantaient ou qui criaient.

--Ce sont les jeunes messieurs de l'_Aigle d'or_, dit Jean Wouters.
Ils se rendent au chemin de fer pour prendre le dernier train. Leur
bamboche a duré jusqu'à présent.

--Il me semble qu'ils se disputent, remarqua Lina.

--Non, ils se connaissent très bien et ils sont habitués à faire
une vie pareille. Depuis une couple de mois ils viennent une ou deux
fois par semaine à l'_Aigle d'or_ et y font toujours la même vie, à
ce que m'a dit la servante... Maintenant, ils chantent et ils crient.
Tenez, le bruit cesse. Ils se dépêchent pour arriver au chemin de
fer.

Nos braves gens écoutèrent encore un instant le bruit qui allait en
s'affaiblissant, puis ils reprirent leur travail et leur conversation.

Une demi-heure après, pendant que le plus profond silence de la nuit
régnait autour de la maison solitaire, Lina leva tout à coup la
tête avec surprise de dessus son travail et demanda:

--N'avez-vous pas entendu, mère?

--Qu'aurais-je entendu, mon enfant?

--Et vous, grand-père?

--Non, rien, Lina.

--Il m'a semblé que j'entendais soupirer; mais je me suis trompée,
ce sera la vache qui aura fait du bruit... Mais non, voilà que je
l'entends encore!

--C'est comme s'il y avait à la porte un chien qui gronde, murmura la
femme.

--Non, ma mère, c'est un homme qui souffre et qui se plaint.

Et elle prit la lampe pour aller voir.

--Reste, reste, s'écria la mère en la retenant effrayée. Dieu sait
ce que c'est!

--C'est une créature humaine, soyez-en sûre. Un homme qui s'est
égaré dans les ténèbres et qui est tombé, sans doute. Il s'est
peut-être fait mal. Le laisserons-nous, sans pitié, appeler au
secours?

--Lina a raison, dit le vieux charpentier. Prends la lampe, mon
enfant, nous irons voir.

Lorsqu'elle eut ouvert la porte et envoyé les rayons de sa lumière
sur l'avant-cour, ils virent, étendue au pied d'un des noyers, une
personne qui remuait les bras et murmurait des menaces inintelligibles
comme si elle se croyait entourée d'ennemis.

Le vieillard et la jeune fille s'approchèrent vivement et passèrent
tous deux le bras sous la tête de l'inconnu pour le relever.

--Pauvre garçon, dit Lina, qui vous a fait du mal? De méchantes
gens? N'ayez plus peur; nous sommes des amis. Allons, levez-vous, nous
vous conduirons dans la maison; nous vous donnerons des secours.

Ils furent obligés d'employer toutes leurs forces pour le relever;
il laissait traîner ses jambes et pesait lourdement sur leurs bras.
Cependant, ils parvinrent à le conduire lentement vers la maison.
Pendant ce temps, il grommelait d'une voix rauque:

--Au diable, laissez-moi, je ne vais pas avec vous, je veux
retourner à l'_Aigle d'or_... Eh, l'hôte, vite du Champagne... dix
bouteilles... c'est ça, versez... encore, encore...

--C'est un des jeunes messieurs de l'_Aigle d'or_, murmura Jean
Wouters. Oui, oui, le plus débauché de tous. Celui qui a mis la
grande glace en pièces. Voilà le résultat de ces scandaleux excès
et de...

--Taisez-vous donc, grand-père, et ayez pitié de lui; le pauvre
garçon est si malade.

--Étrange maladie; tu as raison cependant, ma chère enfant. Nous
sommes des chrétiens et il peut avoir besoin de secours. Ne songeons
qu'à remplir notre devoir.

Ils le portèrent à l'intérieur et le placèrent sur une chaise. Il
demeura immobile, affaissé sur lui-même et les yeux fermés comme un
être inanimé.

--Mère, mère, allez chercher de l'eau, dit la jeune fille. O ciel,
voyez, il a du sang sur sa figure! Ah! le pauvre homme!

Le jeune homme, à demi évanoui ou à demi endormi, avait laissé
tomber sa tête sur sa poitrine, les yeux toujours fermés et une
sorte de râle sourd sortait de sa poitrine haletante.

Il était encore très jeune et, autant qu'on pouvait le voir à
travers les taches de sang mal essuyé qui lui souillaient les joues
et les mèches de cheveux qui lui pendaient sur le front, les traits
de son visage paraissaient très doux. Ses habits, d'une coupe
élégante et d'une étoffe riche, étaient en désordre et couverts
de boue.

Lina, profondément émue de pitié, se dépêcha de prendre l'eau que
sa mère était allée chercher et se mit à laver la figure du jeune
homme.

--Dieu soit loué, s'écria-t-elle toute joyeuse, ce n'est rien. Il
est tombé, et il s'est fait un peu de mal. Une petite écorchure à
la joue.

A peine lui eut-elle rafraîchi le cerveau en l'humectant d'eau
froide, qu'il ouvrit les yeux, regarda la jeune fille et balbutia avec
un rire abruti:

--Non, Isabelle, enlevez ce verre. Ne me faites plus boire, j'en
ai assez pour ce soir... Tiens, tiens, ce n'est pas Isabelle... Qui
êtes-vous donc? Ah! que voilà de jolis yeux bleus! Mais maintenant
je n'ai pas le temps, demain, demain je vous ferai nager dans le
champagne, si vous en avez envie; mais maintenant laissez-moi, je vais
dormir.

Tout à coup la jeune fille laissa tomber le linge qu'elle tenait
à la main et recula de quelques pas. Elle était devenue pâle et
paraissait profondément effrayée. Des larmes brillaient dans ses
yeux.

Le grand-père et la mère, pensant que le libre langage du jeune
homme avait si fort blessé et attristé Lina, essayèrent de la
consoler en lui faisant comprendre qu'un homme qui est dans un pareil
état ne sait plus ce qu'il dit et qu'il ne faut pas prendre ses
paroles au sérieux.

La jeune fille n'écoutait pas; elle tremblait visiblement d'émotion
et ses yeux ne quittaient pas le jeune homme qui paraissait s'être
endormi. Elle secoura la tête, comme pour se débarrasser de pensées
importunes et dit enfin sans oser faire un pas en avant:

--Mais, grand-père, cet homme ne peut pas rester ici, conduisez-le
dans le village, à l'_Aigle d'or_.

--C'est tout à fait impossible, mon enfant, si loin et dans
l'obscurité.

--Le pauvre garçon n'a plus de jambes, ajouta la veuve. Et
grand-père ne peut cependant pas le porter.

--Laissez-moi aller chercher le docteur, ma mère, il pourrait devenir
dangereusement malade.

--Bah, bah, il n'est pas malade, répliqua le vieux charpentier. Je
n'ai jamais été un grand buveur, mais je ne puis pas dire qu'étant
jeune je ne me sois pas quelquefois oublié en compagnie de bons
camarades; je connais la chose. Ce jeune monsieur, quand il aura dormi
pendant quelques heures, ne ressentira plus rien qu'un grand mal de
tête. Laissez-le reposer.

--Ciel, il pourrait donc passer toute la nuit dans notre maison?
s'écria Lina avec une certaine inquiétude. Non, non, grand-père,
conduisons-le à l'_Aigle d'or_. Là on est habitué à donner à
loger. Si c'est absolument nécessaire, je vous aiderai. Avec un peu
de peine nous finirons par y arriver.

--Mais pourquoi parais-tu si effrayée, Lina? Ce jeune homme ne fera
de mal à personne. Il est tout à fait sans connaissance. A l'_Aigle
d'or_ il y a sans doute encore du monde. Pensez donc quelle honte ce
serait pour lui si nous l'amenions là dans un pareil état. On rirait
et on se moquerait de lui. Nous pouvons et nous devons lui épargner
cette confusion.

--C'est vrai, c'est vrai, s'écria la jeune fille; mais que faire
alors?

--Rien de plus simple. Je vais tirer les bottines du jeune monsieur
et je le coucherai tout habillé sur mon lit où il pourra dormir tout
son saoul.

--Mais vous alors, grand-père?

--Je resterai ici, près du poêle, et dormirai sur une chaise.

--Ça ne se peut pas, exposer votre santé!

--Aimerais-tu mieux rester toi-même ici, Lina?

--Moi? Oh! non, j'ai peur.

--Bah, bah. Quand Jacques le jardinier était si gravement malade,
j'ai passé plus de dix nuits à veiller auprès de son lit. Cela
m'a-t-il fait du mal? Ne discutons pas plus longtemps. Va chercher
son chapeau, Lina, il est sous le noyer. Et vous, Anna, aidez-moi à
porter cet endormi sur mon lit.

La jeune fille revint avec le chapeau et ne voyant plus personne
elle fit quelques pas pour entrer dans la chambre à coucher de son
grand-père; mais elle s'arrêta hésitante et recula comme si elle
était retenue par une terreur secrète.

Sa mère sortit seule de la chambre et dit d'un air content:

--Il dort comme une pierre, le pauvre garçon. Grand-père est en
train de le bien couvrir; car il ne fait pas trop chaud là-dedans.
C'est dommage tout de même, n'est-ce pas, ma fille, que de pareils
gens qui sont riches et qui peuvent jouir en paix de tout ce que leur
cœur désire, s'abîment la santé par des excès et se rendent la
vie amère.

Lina prit la main de sa mère et, sans répondre à sa question, lui
dit en baissant la voix:

--Savez-vous, mère, pourquoi j'étais si agitée et pourquoi j'avais
si peur? Vous ne le croirez pas, car c'est étrange. Ce jeune homme,
devinez qui il est?

--Le connais-tu donc, Lina?

--Oui, je le connais, ma mère.--C'est Herman Steenvliet.

--Herman Steenvliet?

--Oui, ce petit garçon avec qui je jouais quand j'étais enfant.

--Ah, tu te trompes, c'est impossible, murmura la femme avec un rire
d'incrédulité.

--Non, non, mère, soyez-en sûre; c'est bien lui.

--Père, venez donc ici! cria la femme en voyant paraître le
vieillard. Lina a une idée singulière. Elle croit que le jeune
monsieur qui dort là dans votre chambre est le fils de Charles
Steenvliet.

--Le fils de M. Sleenvliet, le riche entrepreneur? Bah, Lina, tu te
trompes certainement.

--Je ne me trompe pas, grand-père; depuis mon enfance je n'ai plus
revu Herman Steenvliet, et cependant je ne puis pas me tromper;
un seul regard de ses grands yeux bruns a suffi pour me le faire
reconnaître.

--Tout est possible, dit le vieux charpentier, nous allons le savoir
immédiatement. Il est couché sur le dos, et il dort si profondément
qu'un coup de canon ne le réveillerait pas. Regardons-le de près
avec la lumière.

Les femmes le suivirent. Tandis qu'il tenait la lampe élevée
au-dessus de la tête du dormeur tous les trois regardaient
attentivement son visage sans dire un mot; et au bout d'un instant ils
quittèrent la chambre, toujours silencieux.

--Ce n'est pas lui, tu t'es trompée, dit le grand-père.

--Il ne lui ressemble pas du tout, affirma la mère. Ç'a été une
illusion de tes sens.

--Oui, maintenant qu'il a les yeux fermés je ne sais vraiment pas
ce que je dois en penser, dit la jeune fille hésitante. Je me serai
peut-être trompée en effet.

Et elle s'assit toute pensive près du poêle.

--C'eût été un hasard surprenant, dit le vieillard. M. Steenvliet,
le riche entrepreneur qui habite maintenant à Bruxelles, au quartier
Léopold, une maison qui ressemble à un palais, était autrefois,
a Ruysbroeck, le voisin de ton père, Lina, un simple manœuvre de
maçon, un ouvrier comme lui.

--Je le sais, grand-père, ils étaient bons amis.

--C'est-à-dire, fit observer la veuve, c'était de bonnes
connaissances, mais pas des amis de cœur, car Charles Steenvliet
était un peu fier. D'ailleurs feu ton père était charpentier
et Steenvliet était maçon. Ils ne fréquentaient pas les mêmes
camarades; mais il est vrai cependant, Lina, que tu as joué presque
tous les jours avec le fils Steenvliet, un bel et brave enfant, qui ne
paraissait prendre plaisir que dans ta compagnie.

--Et comment cet apprenti maçon, ce M. Steenvliet, veux-je dire,
est-il devenu depuis lors immensément riche?

--Peuh, les gens en parlent différemment, répondit la femme en
levant les épaules.

--Oh! la chose est très simple, dit le grand-père, on voit souvent
s'élever de ces fortunes étonnantes. Déjà, lorsque ton père
vivait encore, Charles Steenvliet, qui était un bon ouvrier et un
gaillard audacieux, avait risqué quelques petites entreprises et
amassé ainsi un peu d'argent. Peu à peu il a fait des entreprises
plus considérables, et il a fait ses affaires avec tant de bonheur
qu'il a trouvé de gros bailleurs de fonds. C'est ainsi que sa fortune
s'est accrue rapidement, et enfin, en entreprenant de grands travaux
publics en pays étrangers il a gagné des sommes énormes; des
millions, à ce qu'on dit.

--Si riche! Se rappellerait-il l'amitié de feu mon père? murmura la
jeune fille.

--Je ne le crois pas, mon enfant. Il y a plus de quinze ans que mon
pauvre fils a été enlevé subitement par le choléra, et alors
Steenvliet était déjà allé demeurer à Bruxelles... Ne nous
laissons pas attrister par ces douloureux souvenirs.

Il essuya avec son doigt une larme qui perlait au bord de sa
paupière. Lina baissa les yeux et poussa un soupir; mais, n'entendant
plus la voix de son grand-père, elle releva la tête et lui demanda,
probablement pour dissiper sa tristesse:

--Et n'avez-vous plus jamais vu M. Steenvliet depuis qu'il est devenu
riche?

--Oui, quelquefois. J'ai travaillé une fois pour lui pendant
plusieurs semaines, et j'ai même causé avec lui à différentes
reprises quand il m'interrogeait sur mon travail.

--Et il vous a sans doute reconnu?

--Il ne pouvait pas me reconnaître, Lina. Quand Charles Steenvliet
était le voisin de ton père à Ruysbroeck, moi je demeurais à
Ternorth.

--Mais vous lui avez parlé de l'amitié de feu mon père, n'est-ce
pas? Qu'est-ce qu'il vous répondait?

--Je ne lui en ai jamais parlé. Vois-tu, Lina, les gens riches, quand
ils ont été ouvriers, n'aiment pas qu'on leur rappelle leur passé.
D'ailleurs M. Steenvliet aurait pu supposer que je lui parlais de
pareilles choses par orgueil ou bien pour obtenir de lui une faveur.
Le mieux était donc de n'en point parler... Allons, enfants, allons
nous coucher, il est déjà tard; vous voyez bien que le jeune
monsieur, qui est ici à côté, n'a pas encore remué. Dormez
tranquilles, je soignerai pour tout.

--Si vous avez besoin de quelque chose, mon père, vous nous
appellerez tout de suite, n'est-ce pas?

--Et si le jeune monsieur se réveillait, s'il sortait de votre
chambre à coucher, vous nous appelleriez aussi, n'est-ce pas,
grand-père?

--Sans doute, Lina, sois tranquille.

--Eh bien alors, bonne nuit et bon courage, grand-père! dit la jeune
fille en l'embrassant.

Les deux femmes montèrent à l'étage. Jean Wouters s'assit près de
la table et posa sa tête sur son coude... Au bout de quelques heures
il écouta à moitié endormi si aucun bruit ne se faisait entendre
dans la chambre à côté, puis il retomba dans un profond sommeil.



II


Lorsque la première clarté du jour se répandit dans le ciel, Jean
Wouters ouvrit les yeux, se leva et s'approcha de la chambre voisine
dont il ouvrit doucement la porte. Il secoua la tête avec un sourire,
referma la porte, retourna s'asseoir en murmurant à part lui:

--Il dort toujours comme un morceau de bois. Tant mieux, cela lui fera
du bien... Comme il fait encore froid le matin, je vais me dépêcher
d'allumer le poêle et de mettre de l'eau sur le feu; car les enfants
ne tarderont pas à se réveiller.

Peu de temps après, les deux femmes descendirent et demandèrent avec
une curiosité inquiète comment se portait le jeune homme.

--St, St, plus bas, pas de bruit, répondit le vieillard. Il n'est
pas encore éveillé et dort toujours à poings fermés. Laissez-le
reposer jusqu'à ce qu'il s'éveille de lui-même; sans cela il aura
mal à la tête... Mais, Lina, tu parais prête à sortir? Où vas-tu
donc?

--Moi, sortir? pas du tout, grand-père.

--C'est parce que je vois que tu as mis ta robe verte avec des nœuds
rouges: ce n'est pas cependant aujourd'hui dimanche, à ce que je
crois?

--Non, grand-père, c'est mercredi; mais mes vêtements de travail
sont si usés! Et tant que ce jeune monsieur étranger est dans la
maison, vous comprenez bien, je n'aimerais pas qu'il se fît une idée
défavorable de notre propreté.

--En effet, je comprends cela, mon enfant, tu as raison.

La mère était déjà occupée à faire le café. Lina prit le pain
et le couteau pour couper les tartines.

Au bout de quelques instants ils étaient assis tous les trois à
table, silencieux et se dépêchaient de déjeuner, ce qui fut bien
vite terminé.

--Je vais faire du café un peu plus fort, dit la mère. Car il est
probable que ce jeune monsieur en se réveillant aura besoin d'un
réconfortant. Et rien de mieux pour l'estomac dérangé que du fort
café.

--Et moi, dit Lina, je m'en vais traire la vache. J'aurai fini mon
ouvrage le plus pressé lorsque le jeune monsieur se réveillera. Je
voudrais bien le regarder encore une fois avec attention avant qu'il
s'en aille. J'ai rêvé toute la nuit qu'il pourrait bien être Herman
Steenvliet... Oui, oui, ma mère, moquez-vous de moi. Je crois aussi
que je me suis trompée; mais tout est possible; les montagnes ne se
rencontrent pas; mais les hommes se rencontrent, comme on dit.

En achevant ces derniers mots, elle sortit. La mère continua à
verser le café, et le grand-père resta assis sur la chaise auprès
du poêle, enfoncé dans ses pensées.

En ce moment le jeune homme se réveilla dans la chambre voisine. La
clarté du jour, déjà éclatante, blessa ses yeux enflammés et il
se mit machinalement les mains sur le visage; mais cela ne dura que
quelques secondes; il se mit sur son séant et regarda avec stupeur
autour de la chambre. A mesure qu'il reprenait possession de
lui-même, ses lèvres se contractaient en une expression de moquerie
et de colère. Bientôt il appuya péniblement sa main sur sa poitrine
et murmura:

--Maudit vin, poison qui me brûle comme un feu d'enfer! ma tête,
ma tête! Où suis-je ici? A l'_Aigle d'or_? Ah! je sais! Je n'ai pas
voulu retourner à Bruxelles, et je suis revenu ici. Dans quel état,
ô ciel.

Il regarda encore une fois autour de lui et remarqua seulement alors
l'ameublement singulier de cette chambre.

--Que je suis tombé bas, grommela-t-il. Cet imbécile d'aubergiste et
ses mijaurées de filles m'ont jeté au grenier ou peut-être dans un
trou comme un animal. Ah! ils me le paieront, qu'ils attendent!

En achevant ces mots, il essaya de se lever et de descendre du lit;
mais il était encore si étourdi qu'il fit un faux pas et tomba
lourdement par terre.

Pendant qu'il faisait tous ses efforts pour se relever en poussant des
grognements de mauvaise humeur, le vieux charpentier, attiré par le
bruit de la chute, entra dans la chambre et courut au jeune homme pour
le soutenir; mais celui-ci repoussa rudement la main qu'on lui tendait
et dit avec colère:

--Laissez-moi tranquille. Croyez-vous que je suis un enfant et que je
ne sais pas encore marcher tout seul. Ne restez pas là à me regarder
si bêtement et donnez-moi mes souliers.

Cette brutalité blessa le vieillard; mais il réprima son
mécontentement et obéit à l'ordre du jeune homme auquel il dit en
souriant:

--Soyez tranquille, Monsieur, les charpentiers sont sur votre toit et
tapent à grands coups de marteau. C'était à prévoir; on connaît
cette maladie et prenez courage, elle passera bientôt.

--Oui, moquez-vous de moi aussi, grossier lourdaud, répondit l'autre.
Je le mérite bien. Où est votre maître? Il dort sans doute encore,
le grippe-sou? Lui aussi a bu du Champagne; mais s'il pouvait en
attraper la crampe éternelle...

--Mon maître? répète le vieillard. Je n'ai pas de maître.

--N'êtes-vous pas le domestique de l'_Aigle d'or_?

--Non, je suis le maître ici.

--Ah! c'est étrange! Où suis-je donc ici?

--Dans une maison d'ouvriers, près du chemin de Loth.

--Et où sont restés mes camarades?

--Nous n'avons vu personne que vous. Vous étiez tombé dans
l'obscurité devant notre porte et vous vous étiez sans doute fait
mal. Notre Lina et moi, nous vous avons relevé, porté dans la maison
et couché sur mon lit pour vous reposer.

Le jeune homme jeta sur le vieillard un regard moins hostile.

--S'il en est ainsi, je vous remercie de tout cœur, brave homme,
murmura-t-il. Mais vous auriez beaucoup mieux fait de me laisser
coucher dehors.

--Au milieu de la nuit? A l'air froid? Sur le sol humide? Ah!
Monsieur, vous auriez pu y contracter une maladie mortelle.

--C'eût été tant mieux, brave homme; je ne mérite pas de vivre.
Je suis un lâche, un mauvais sujet. Personne n'aurait déploré ma
perte.

--Vous n'avez donc pas de père, Monsieur?

Le jeune homme leva les épaules.

--Une mère?

--Ah! si j'avais encore ma mère, soupira le jeune monsieur en
levant les yeux au ciel, je ne me conduirais pas comme un méprisable
libertin.

--Bah! bah! Monsieur, prenez courage, dit le vieillard d'un ton
de compassion affectueuse. Votre cœur est encore bon, et quand le
repentir est là l'amendement et le salut sont à la porte.

Tout en parlant, le jeune homme s'était approché d'un petit
miroir pendu à la muraille, il s'y regarda et recula avec une sorte
d'aversion à l'aspect de son image.

--Dieu que je suis laid et sale! s'écria-t-il en tremblant de honte.
Paraître ainsi devant les gens en plein jour!

--Là, sur cette petite table il y a un bassin avec de l'eau de
pluie; un essuie-mains et un morceau de savon. Tout ce qui vous est
nécessaire, même une brosse à habits. Monsieur veut-il s'habiller
et s'arranger? Je vous laisse seul et j'attendrai là dehors que vous
ayez fini. Il fait froid, notre poêle brûle bien, ma fille tient
toute prête pour vous une tasse de fort café. Cela vous remettra
complètement.

A ces mots Jean Wouters sortit et tira la porte derrière lui.

Le jeune homme commença à se laver la figure et les mains en
grommelant. Quand il eut fini, il essaya également de nettoyer la
terre et la boue qui couvraient ses habits; mais la brosse était
très usée et malgré toutes les peines qu'il se donna il ne réussit
pas à faire disparaître les nombreuses taches. Il s'en plaignit
amèrement et même, dans son dépit et son impatience, il jeta
la brosse par terre. Il devint encore plus mécontent lorsqu'il se
regarda pour la seconde fois dans la petite glace. Il paraissait
terriblement laid avec son linge chiffonné, ses habits malpropres,
ses yeux pleins de sang, ses joues tirées, blêmes et jaunes.

Et le vieillard n'avait-il pas parlé de sa fille? Il y avait donc
encore d'autres personnes dans la maison? Des femmes? Et il lui
faudrait rougir sous leurs yeux? Se sentir humilié en présence de
pauvres ouvriers?

Il resta au milieu de la chambre, les lèvres pincées en une pénible
grimace qui se changea bientôt en un sourire amer et dédaigneux.

--Bah! bah! murmura-t-il. Je paierai ces gens-là pour leurs peines et
je m'en irai sans me commettre avec eux. Au cabaret de l'_Aigle d'or_
je trouverai tout ce qui m'est nécessaire pour refaire ma toilette.
Je puis rester là jusqu'à ce que mon affreux mal de tête soit
un peu passé. On voudra encore me faire boire? Mais non, non, plus
aujourd'hui!

Il ouvrit la porte et entra dans l'autre chambre où une chaise
l'attendait auprès de la table.

--Approchez-vous du poêle, Monsieur, dit le vieux charpentier. Je
l'ai bourré pour le faire ronfler; voyez, il est rouge. Vous tremblez
de froid; je le vois.

--Oui, oui, mon joli Monsieur, asseyez-vous ici, le dos au feu, ajouta
la femme d'un air aimable. J'ai fait pour vous du fort café qui va
vous remettre tout de suite. Et si notre café n'est pas aussi bon
qu'en ville, songez que nous sommes de pauvres gens et que nous
donnons ce que nous avons.

Pendant ce temps elle remplit une tasse du breuvage fumant.

Le jeune homme paraissait hésiter et regardait du côté de la porte.

--Vous vous donnez beaucoup de peines, murmura-t-il, mais je n'ai pas
le temps et veux m'en aller.

--Vous refusez le café que j'ai préparé pour vous avec tant de
soin? Trop de peines! Croyez-vous donc, Monsieur, qu'il ne vous est
pas offert de tout cœur? Vous êtes malade. Allons, je vous en prie,
asseyez-vous.

Et, joignant l'action à la parole, elle le poussa vers la table et le
força avec une douce violence de faire ce qu'elle voulait.

Il se laissa tomber sur la chaise en rechignant, prit la jatte d'une
main tremblante, et but une gorgée de café chaud.

Il paraissait avoir hâte de partir. Les regards du vieillard et de
la femme qui ne pouvaient pas se détacher de lui, le blessaient et le
remplissaient de confusion. Aussi se leva-t-il immédiatement, mit la
main à la poche et demanda:

--Qu'est-ce que je dois ici? N'ayez pas peur de demander trop... Vous
ne répondez pas? Voilà vingt francs, est-ce assez?

Et posant une pièce d'or sur la table, il se dirigeait déjà vers la
porte; mais le vieux charpentier le retint par le bras, le ramena à
la table et murmura, d'un ton sévère:

--Restez, Monsieur; vous ne quitterez pas ma maison avant d'avoir
remis cet argent dans votre poche. Nous ne tenons pas un cabaret.
Ce que nous avons fait pour vous, nous l'avons fait par charité
chrétienne et pas autrement.

Le jeune homme regarda ses hôtes avec une expression de surprise en
même temps que d'incrédulité moqueuse, et dit en souriant:

--Allons donc, c'est impossible; vous ne parlez pas sérieusement.
Vous êtes pauvres, et vous refusez de l'argent? Pour de l'argent, on
vend son âme, et même celle des autres. Allez plutôt le demander à
l'_Aigle d'or_, à l'aubergiste et à ses filles.

--Ramassez, Monsieur, ramassez! s'écria Jean Wouters, en colère.
Oui, nous sommes pauvres; mais nous ne voulons pas d'argent que nous
n'avons pas gagné par notre travail.

Lina, qui jusqu'à ce moment était restée dans le jardin ou dans
l'écurie, entendit probablement les sons élevés de la voix de son
grand-père. Elle entra dans la chambre avec un visage souriant.

--Monsieur ne me connaît-il pas? demanda-t-elle.

--C'est singulier, murmura-t-il en se frottant le front, il me semble
que je vous connais, en effet. Mais où vous ai-je vue? Mes idées
sont un peu troubles; il doit y avoir bien longtemps.

--En effet, il y a très longtemps, Monsieur. Ne vous en souvient-il
pas? il y avait un enfant, un tout petit enfant, qui jouait avec vous
lorsque vous demeuriez encore à Ruysbroeck avec vos parents.

--Un enfant, balbutia-t-il d'une voix presque imperceptible. Un petit
enfant, avec des yeux bleus et une chevelure blonde toute bouclée?

--Comme vous dites, Monsieur.

--Ciel! Cet enfant? la petite Caroline Wouters! Vous?

--Moi-même, Monsieur.

--Ah! mon Dieu, et c'est vous, Caroline, qui avez aidé à me ramasser
dans la boue?

Et, courbant la tête, il grogna tout bas:

--Damnation! Et la honte ne me fait pas entrer sous terre!

--Voyez-vous bien, mère, s'écria Lina, qu'il ne l'a pas encore
oublié.

--Oublié! répéta-t-il avec une confusion douloureuse. Oublié! ces
jours d'innocence, de paix et de pureté! C'est la seule lueur, la
seule étincelle lumineuse qui brille parfois encore dans mon âme
flétrie!

La jeune fille s'approcha de lui et lui dit avec une douceur
insinuante:

--Ne soyez pas si contrarié, monsieur Steenvliet. C'est un accident
qui peut arriver à tout le monde. Vous êtes un peu malade; mais ça
se guérit très vite. Prenez courage. Ça ne vous arrivera plus.

--Ne plus m'arriver? grogna-t-il avec une sombre ironie. Je l'ai dit
et espéré tant de fois moi-même. Maintenant il est trop tard. Je
suis un être sans force et sans énergie. La vie m'est à charge. Ah!
si je pouvais mourir.

Lina poussa un cri d'angoisse. Des larmes brillaient dans ses yeux. Le
jeune homme la regarda un instant avec hésitation.

--Vous pleurez? dit-il avec étonnement. Vous avez pitié de moi?
Merci, Caroline; mais je ne le mérite pas.

--Ah! comment est-il possible? gémit la jeune fille. Lui, le bon, le
généreux enfant! qui me tira un jour de la rivière au péril de sa
vie et qui me sauva de la mort. Il serait devenu un mauvais sujet?
un vaurien? un homme corrompu? Et je ne pleurerais pas sur un pareil
malheur?

--Je vous ai sauvé la vie? Moi? Mais non; mais non.

--Comment pouvez-vous l'avoir oublié, Monsieur? En moi, du moins, le
souvenir reconnaissant de votre bienfait ne s'est point effacé. Et
vous revoir ainsi malade, désespéré, malheureux--car vous êtes
malheureux--cela me déchire le cœur!

Elle poussa un sanglot et cacha son visage dans ses mains.

Profondément touché de l'affliction de la jeune fille, Herman
Steenvliet sentit les larmes monter à ses yeux.

Il fit un pas vers le vieillard, éleva les mains vers lui en
s'écriant:

--Oubliez l'injure que je vous ai faite, je ne vous connaissais pas;
je suis un misérable... Pardonnez-moi... Adieu.

En achevant ces mots il quitta ses hôtes ébahis; et s'enfuit hors de
la maison dans la direction du village.



III


Dans la rue de la Loi, à Bruxelles, parmi les hôtels et les maisons
de maître de ce quartier aristocratique, s'élevait une habitation
qui se distinguait des autres par les sculptures de sa façade et par
la hauteur de sa porte cochère, sur les panneaux en chêne veiné de
laquelle se détachaient deux grandes têtes de lion en bronze.

Derrière cette porte, entre des murs de stuc, se prolongeait une
galerie, assez large pour livrer passage aux voitures, jusqu'au
jardin, dont une des faces latérales était occupée par de vastes
écuries et remises.

Au commencement de cette galerie, du côté gauche, on remarquait deux
statues,--deux œuvres d'art--au pied de l'escalier dans les marches
cirées duquel on eût pu facilement se mirer. Les murailles étaient
couvertes de grands tableaux dans des cadres dorés. Les marbres
polis et les ors brillants des moulures attestaient la richesse et
l'opulence des maîtres du logis. A la vue de tout ce luxe, on aurait
cru que cet hôtel devait être la demeure d'un prince, ou tout au
moins d'un gentilhomme, grand propriétaire foncier; mais sur la
première porte qu'on remarquait à droite de la galerie, on lisait
ces mots en lettres d'or:

_Bureaux. Entrez sans frapper._

Le maître de cette demeure princière était donc un homme qui avait
des bureaux et faisait des affaires. En effet, il n'était autre que
M. Steenvliet, l'entrepreneur, qui avait été autrefois un simple
maçon, et qui, par son habileté et son activité, ou par un concours
de circonstances heureuses,--qui pouvait le savoir?--était devenu
immensément riche, et voyait encore chaque jour l'argent affluer dans
ses coffres.

M. Steenvliet avait son cabinet particulier au bout de la galerie.
Ami du calme et du repos, il voulait être à son aise et ne pas
être troublé par le bruit incessant de la rue, à ce qu'il disait du
moins. Mais la véritable raison était qu'il avait gardé de sa vie
d'autrefois certaines habitudes qu'il s'efforçait le plus possible
de cacher aux gens de son entourage actuel, et c'est pour cela qu'il
craignait d'être surpris par des visites non annoncées d'avance.

Ses précautions étaient bien prises; il recevait, dans un parloir
contigu, les gens d'affaires, les propriétaires, les architectes, les
entrepreneurs:--et quant aux fermiers, aux ouvriers, et à certains de
ses commis qui avaient sa confiance, il les recevait dans son cabinet.
Avec beaucoup de ces derniers il se comportait comme s'il prenait
plaisir à montrer qu'il se souvenait de sa situation d'autrefois.
Mais dès qu'on lui annonçait la visite d'une personne appartenant
aux classes élevées de la société, il sortait de son cabinet par
une porte dérobée pour aller faire toilette et se transformer autant
que possible en ce qui concerne le costume et la manière d'être.

Ce jour-là, vers onze heures du matin, M. Steenvliet était assis
devant un pupitre, auquel il tournait à moitié le dos. Il était
enveloppé dans une vieille robe de chambre, tenait entre les dents
une pipe en écume de mer, et fumait à si grosses bouffées qu'il
était entouré d'un nuage bleuâtre. Si son visage soucieux n'avait
pas trahi la mauvaise humeur ou la contrariété à laquelle il
était en proie, la rapidité fiévreuse avec laquelle il tirait des
bouffées de sa pipe eût suffi pour montrer que son esprit devait
être assombri par des réflexions inquiétantes.

L'aspect de cette pièce était singulier: les murailles étaient
ornées de tableaux et de gravures à cadres dorés; les rideaux des
fenêtres étaient assez riches pour un palais; la pendule et les
bronzes de la cheminée de marbre étaient de précieux objets d'art;
mais le plancher en planches nues, jadis cirées, était çà et
là marqué de taches humides, produites par les jets de salive que
l'entrepreneur lançait en fumant, le drap vert du pupitre était
presque noir de taches d'encre. En un mot, au milieu d'un grand luxe,
beaucoup de choses portaient les traces d'une extrême négligence, ou
peut-être d'une malpropreté volontaire.

M. Steenvliet pouvait avoir dépassé un peu la cinquantaine; il
était d'une taille élevée, solidement bâti, avec de larges mains
et de grands pieds. Son visage, d'un rouge brique, était encadré de
favoris grisonnants, longs et mal taillés, tandis que ses lèvres,
habituellement pincées, laissaient voir, lorsqu'il parlait ou qu'il
riait, des dents larges et peu soignées.

Si tout cela accusait une grande force corporelle, et une non moins
grande énergie, on en pouvait conclure en même temps que cet
homme,--comme dit le proverbe,--n'avait pas été bercé sur les
genoux d'une mère et qu'il n'avait pas non plus passé les années de
sa jeunesse sur les bancs d'une université.

Sous l'empire d'une réflexion plus désagréable que les autres, M.
Steenvliet jeta sa pipe dans un coin, se leva, frappa du pied avec
colère, et grommela:

--Depuis la mort de ma pauvre femme, il n'y a plus rien de bon à
attendre de cet imbécile! Il a encore découché, le bambocheur!....
Malheur! quelle sera la fin scandaleuse de tout cela? Ah! je rêve
pour lui le succès, le bonheur et la considération dans le monde;
je me tue à piocher, pour lui laisser une grande fortune et pour le
rendre puissant et honoré par l'argent... Et toute cette sollicitude,
cette perpétuelle activité n'auraient pas d'autres fruits que la
honte et l'humiliation? Mon fils unique ne deviendrait pas autre chose
qu'un débauché vulgaire et un ivrogne? Oh! non, non, il m'obéira,
ou cette fois je lui casse les reins, aussi vrai que j'existe! Je
me remarie, je lui donne une marâtre... ou plutôt je renonce, aux
affaires, je dissipe ma fortune, et je me réduis à la pauvreté. Ce
sera la récompense de l'ingrat.

Mais la violence de pareilles idées l'effraya. Il se laissa tomber
sur une chaise, secoua la tête, et demeura ainsi, profondément
découragé, les yeux fixés au parquet.

On frappa à la porte; et comme l'entrepreneur n'entendait pas ou ne
voulait pas entendre, on se remit à frapper plus fort.

--Entrez! cria M. Steenvliet avec impatience.

Un domestique en livrée ouvrit la porte.

--Ne vous ai-je pas dit, lourdaud que vous êtes, que je n'y suis pour
personne? gronda le maître de la maison.

--En effet, Monsieur, mais c'est un cas particulier, et vous m'en
voudriez, sans doute, si je renvoyais encore M. Doureet, et pour la
troisième fois.

--Doureet, l'inspecteur des travaux au quartier Louise?

--Oui, Monsieur.

--Eh bien! parlez, qu'est-ce qu'il veut?

--Vous savez, Monsieur, c'est un Liégeois. Il a reçu une lettre qui
lui annonce que sa vieille mère est mortellement malade et qu'elle
désire le voir. Il a couru toute la matinée pour obtenir de vous
l'autorisation d'aller à Liège.

--Sa mère est mortellement malade? répéta l'entrepreneur.
Pauvre Doureet, cela est grave. Le remplacer immédiatement est
difficile..... Dites-lui néanmoins qu'il parte, et qu'il reste
à Liège aussi longtemps que sa mère aura besoin d'aide et de
consolation. Allez dans les bureaux, et faites part de cette affaire
au chef de bureau. Qu'il envoie au quartier Louise le conducteur
Dalmans avec les instructions nécessaires... Et vous, Jacques,
oubliez que je vous ai parlé un peu durement. Vous avez bien fait de
venir m'avertir. Mon naturel est emporté, vous le savez; n'y faites
pas attention. Retenez bien maintenant que je veux qu'on me laisse en
paix; je n'y suis pour personne... Dites-moi, mon fils n'est-il pas
encore rentré?

--Pas encore, Monsieur.

Le valet quitta le cabinet.

M. Steenvliet le suivit des yeux, puis il se remit à marcher de long
en large, grommelant entre ses dents et faisant des gestes irrités,
comme s'il menaçait quelqu'un qui lui aurait donné des sujets de
colère.

A peine était-il seul depuis quelques minutes, qu'il se retourna
vivement en entendant de nouveau frapper à la porte.

--Étourneau, avez-vous déjà oublié mes ordres? grogna-t-il en
s'adressant au domestique qui avait ouvert la porte sans attendre de
réponse. Filez sur-le-champ, je ne veux rien entendre.

Mais le valet ne parut pas prendre garde à la mauvaise humeur de son
maître: il s'approcha sans crainte et dit:

--Monsieur ne désapprouvera pas ma hardiesse. M. le baron d'Overburg
lui fait demander un moment d'entretien.

Cette annonce fit un effet surprenant sur M. Steenvliet. Son visage
exprima, en même temps, le contentement et l'inquiétude. Il demanda
avec une précipitation visible:

--Mon ami le baron d'Overburg vient me voir? L'avez-vous introduit
dans le grand salon?

--Naturellement, Monsieur.

--Retournez auprès de lui, et présentez-lui mes excuses. Dites-lui
que je le rejoindrai dans quelques instants.

Et, sans attendre que le domestique fut sorti, M. Steenvliet courut
dans une pièce voisine, peigna sa chevelure et ses favoris, et se
dépêcha de changer de vêtements.

Il n'avait même pas complètement achevé sa toilette lorsqu'il
ouvrit la porte du salon le chapeau à main, pour saluer le visiteur.
Il n'avait pas seulement changé de vêtements, il avait complètement
changé de visage; sa figure exprimait ou simulait maintenant la plus
joyeuse humeur.

Le baron d'Overburg était un de ces hommes qui portent, pour ainsi
dire, sur le front, le sceau de la noblesse. Tout en lui était
élégant et distingué, le visage, le corps et les vêtements. De
toute sa personne, de son langage, de ses gestes s'exhalait comme
un parfum aristocratique qui n'avait rien de voulu, et qui était
évidemment naturel.

Par habitude de politesse, il souriait d'un air aimable, mais au fond
de ce sourire, il y avait quelque chose de triste, de profondément
douloureux.

Ces deux hommes qui s'abordaient ainsi s'efforçaient donc de
dissimuler, pour les mêmes raisons,--au commencement du moins--le
chagrin qu'ils portaient au fond du cœur.

Le baron s'inclina en silence en voyant entrer l'entrepreneur;
celui-ci lui prit la main, la secoua amicalement, et s'écria:

--Quoi! monsieur le baron, vous me faites l'honneur de venir me
rendre visite à l'improviste? C'est bien à vous! Asseyons-nous, nous
boirons un verre de vin de liqueur à votre santé.

--Je vous rends grâce, je ne prends jamais rien le matin.

--Monsieur le baron consentira bien à faire une exception en ma
faveur? Ah! j'ai un vin comme peu de princes en possèdent. Je ne vous
dirai pas combien chaque bouteille me coûte. Sachez seulement que
le dernier ministre de France à Bruxelles lorsqu'il était encore
ambassadeur auprès de la cour de Portugal, l'avait fait récolter et
préparer pour lui-même, à Oporto. Je n'en ai qu'une vingtaine de
bouteilles. Il faut que vous le goûtiez bon gré mal gré.

--Eh bien, soit, si cela peut vous faire plaisir.

M. Steenvliet tira un cordon de sonnette, alla au-devant du
domestique, lui donna ses ordres, et revint vers son noble visiteur.

--Je suis venu dans l'intention de vous parler d'une affaire très
importante, balbutia le baron en hésitant.

--Non, je vous en prie, ne parlons pas encore d'affaires, mon bon
monsieur d'Overburg,--mon ami, oserai-je dire.--Causons d'abord un
instant de choses agréables. Tout à l'heure je vous écouterai avec
plaisir. Veuillez vous asseoir. Comment se porte madame la baronne?
Et les enfants, surtout la charmante et spirituelle mademoiselle
Clémence?

--Dieu merci, passablement bien, Monsieur. Ils m'ont chargé de vous
saluer en leur nom.

--Quel honneur pour moi! Tant de bonté de leur part! Ah! monsieur le
baron, je ne l'oublierai de la vie, cet après-midi que j'ai passé
à votre château, avec mon fils Herman, au milieu de votre noble
famille. Quelle différence avec le monde bourgeois dans lequel je
suis obligé de vivre! Ne secouez pas la tête, monsieur le baron.
C'est parmi les gens de votre caste qu'il faut chercher la véritable
politesse, l'affabilité qui convient, la bienveillance unie à la
générosité. Nous autres, bourgeois, nous consacrons toute notre vie
à gagner de l'argent. Nous n'avons pas le temps de nous exercer à
ces manières exquises et distinguées... Mon fils Herman a bien, il
est vrai, reçu une bonne éducation; mais, hélas, il ne me cause que
du chagrin et me fait craindre pour son avenir.

Le domestique parut avec un plateau d'argent sur lequel il y avait
une carafe de cristal et une couple de verres. Il posa le tout sur un
guéridon et s'éloigna.

Après avoir rempli les verres, M. Steenvliet en offrit un à son
hôte et lui dit:

--A votre santé, monsieur le baron. Eh bien, que dites-vous de ce
Porto-là?

--Il est exquis, monsieur Steenvliet. Je bois à votre santé et à
celle de votre fils.

--De mon fils? répondit l'entrepreneur avec un soupir. Le pauvre
garçon se perdra. Il s'oublie complètement dans des plaisirs
grossiers. Cette nuit encore... Vous ne pourriez croire combien il me
rend malheureux.

--N'est-ce que cela qui vous attriste? dit M. d'Overburg en souriant.
Je sais ce qui s'est passé hier; mon fils Alfred y était, ils
étaient en société avec le comte de Hautmanoir, le chevalier Van
Beverhof et avec une douzaine d'autres jeunes sportsmen; ils étaient
allés au château de M. Dalster, le banquier, pour voir les nouveaux
chevaux qu'il a fait venir récemment d'Angleterre. Là, ils ont
dégusté différents vins, ce qui leur a donné une pointe. Il
parait qu'au retour ils se sont arrêtés en route et qu'ils ont bu
passablement de champagne. Mon fils Alfred, qui n'est revenu qu'au
milieu de la nuit, m'a raconté la chose ce matin, et m'a dit que M.
Herman n'était pas le moins gai de la bande.

--Fasse Dieu, dit l'entrepreneur, que tout cela n'ait pas de suites
irréparables! Moi-même j'ai engagé mon fils,--je l'ai même forcé,
je dois le dire,--à fréquenter des jeunes gens de bonne maison; mais
il est trop faible, ou il n'a pas assez de raison; Il se perdra tout
à fait. Cette crainte me ronge le cœur et me désespère.

--Vous avez tort de vous désoler si fort pour cela, dit le baron. M.
Herman n'est probablement pas le plus engagé de tous dans cette voie
de dissipation. Nous sommes tous dans le même cas. Quand j'étais
jeune, nos parents et le monde nous imposaient la plus grande retenue.
Une conduite légère, en public, était sévèrement blâmée.
Mais aujourd'hui, il en est tout autrement. Les jeunes gens de bonne
maison, comme vous les nommez, se croiraient humiliés s'ils ne
pouvaient pas surpasser ou du moins égaler leurs compagnons de
plaisir en prodigalités tapageuses. C'est une triste chose, surtout
pour les parents; mais la mode, le monde le veut ainsi. Nous devons
nous résigner à des choses que nous ne pouvons pas empêcher. Cette
vie de dissipation finira bien un jour ou l'autre.

--Oui, mais comment finira-t-elle? Par la perte de la fortune, de la
santé ou de l'esprit?

--Oh! non; vous prenez les choses trop au tragique; la fin naturelle
est le mariage, et après cela on ne parle plus des péchés de
jeunesse.

L'entrepreneur murmura quelques paroles inintelligibles, et demeura
pensif.

--Puis-je vous faire connaître maintenant les motifs de ma visite?
demanda le baron d'un presque suppliant.

--Excusez mon impolitesse, monsieur le baron je ne suis qu'un
égoïste qui ne songe qu'à ce qui assombrit mon esprit. Parlez, je
vous écoute.

--C'est une terrible, une affreuse chose que vous allez apprendre,
commença le gentilhomme. Vous croyez, monsieur Steenvliet, que je
suis riche; du moins mon train de maison et mes propriétés vous
le font supposer. Eh bien, je suis un homme ruiné; j'ai tout perdu,
tout. Je ne possède plus rien...

--Vous avez tout perdu! Vous ne possédez plus rien! s'écria
l'entrepreneur au comble de la surprise. Ciel! comment est-ce
possible?

--Permettez-moi, je vous en prie, monsieur Steenvliet, de vous
expliquer les causes de ma ruine. Mon père m'a laissé une fortune
qui était grevée de dettes assez lourdes. Cependant, dans les
premières années de mon mariage, il me fut possible en vivant
avec la plus stricte économie, de tenir cachée cette situation
embarrassée, et même de l'améliorer sensiblement. Dieu m'a
donné sept enfants: deux fils et cinq filles. Ils grandirent. Alors
commença pour moi une vie d'épreuves et de chagrin. Mon fils aîné,
il est à Paris maintenant, devint un dissipateur insensé. Pour
l'empêcher de déshonorer mon nom, j'ai dû m'imposer à différentes
reprises les plus pénibles sacrifices. Il y a trois mois seulement,
j'ai payé encore, en une seule fois, trente mille francs pour le
sauver de la honte. Mon second fils Alfred, vous le savez, suit à
peu près la même voie. Ajoutez à cela l'accroissement incessant
des dépenses qu'il me faut faire pour tenir ma maison sur un pied
convenable; la toilette de mes filles, l'obligation où je me trouve
de rendre des dîners ou des soirées, et vous comprendrez, monsieur
Steenvliet, que je devais fatalement et rapidement marcher vers la
ruine. Il y a quelques années je me suis vu contraint de vendre deux
fermes situées en France. Cette situation m'effraya. Il me fallait,
si je ne voulais pas déchoir lentement mais certainement, chercher
des moyens d'augmenter considérablement mes revenus. Ces moyens
j'aurais voulu les chercher dans le commerce ou dans l'industrie; mais
nous, gentilshommes de vieille race, cela nous est interdit. C'est
dans ces tristes circonstances que je me laissai entraîner par
quelques-unes de mes connaissances à prendre part à la fondation de
la banque _la Prudence_. Je grevai mes biens d'une hypothèque de deux
cent mille francs, et je devins actionnaire de la banque pour cette
somme.

--Ce n'était pas une mauvaise entreprise, fit observer M. Steenvliet.
_La Prudence_ donne de bons dividendes et ses actions sont bien
au-dessus du pair.

--Hélas! ce n'était qu'une vaine apparence. Tandis que chacun
pensait que la banque faisait des brillantes affaires, un caissier
infidèle était occupé à creuser un abîme où beaucoup de fortunes
devaient s'engloutir.

--Vous m'épouvantez, monsieur le baron.

--Hier, très tard dans la soirée, on m'a apporté la nouvelle de ce
malheur. Ce caissier infidèle, après avoir pendant plus de deux ans
détourné des millions de sa caisse et surtout des dépôts, a pris
la fuite et a disparu sans laisser de traces.

--Mais on le poursuivra, on l'arrêtera, s'écria l'entrepreneur.

--Ah! ce serait parfaitement inutile, dit le baron en soupirant.
Chacun croyait qu'il possédait personnellement une grande fortune; il
a fait jouer à différentes Bourses en son propre nom et c'est ainsi
qu'il a perdu les millions de la banque, perdus depuis plusieurs mois.
Pour le moment il n'y a que quatre ou cinq personnes qui connaissent
la catastrophe; mais à la Bourse elle sera infailliblement connue, et
alors les actions de _la Prudence_ tomberont à rien.

Bien que le baron fit tous ses efforts pour dissimuler son émotion,
l'altération de sa voix trahissait assez l'inquiétude et le chagrin
auxquels il était en proie.

--C'est très pénible, en effet, dit l'entrepreneur.

Mais cependant vous avez tort, me semble-t-il, monsieur le baron, de
vous laisser abattre si fort par ce malheureux événement, Car enfin
supposons que vous y perdiez cent cinquante mille francs, ce n'est pas
encore là la ruine.

--Hélas! vous ne savez pas encore tout, soupira M. d'Overburg dont
les yeux se mouillèrent de larmes. Égaré par les conseils de
quelques-uns de mes amis qui faisaient partie de l'administration de
la Banque, j'acceptai leur proposition d'entrer dans un syndicat ayant
pour but de spéculer à la Bourse pour notre propre compte. A cet
effet, on m'ouvrit à la Banque un crédit qui me permit de faire à
ce syndicat un apport de deux cent cinquante mille francs. J'avais
confiance en ces amis qui avaient l'habitude de manier des sommes
aussi considérables et qui étaient connus comme hommes d'affaires
capables et prudents. Malheureusement ils avaient, à mon insu,
chargé de leurs opérations le même caissier infidèle.

--Et il a trompé également le syndicat?

--Tout le capital de notre syndicat est perdu!

--Quoi? s'écria l'entrepreneur en levant les mains. Vous perdez
quatre cent cinquante mille francs, presque un demi-million? Quel coup
fatal! Je vous plains, monsieur d'Overburg... Et vous dites que toute
votre fortune y est engloutie?

--Tout entière.

--Mais il faut chercher les moyens de vous sauver, vous et vos
enfants. Vos parents sont riches, ils vous aideront.

--J'en ai déjà parlé à deux membres de ma famille, les seuls qui
pourraient le faire... Ils refusent.

--Tournez-vous vers les autres membres votre famille, ensemble ils
peuvent beaucoup. Mais il faut vous presser, la chose ne souffre aucun
retard. Cette catastrophe sera connue tout de suite. Vous ne pouvez
échapper au déshonneur qu'en versant les deux cent cinquante mille
francs à la Banque. Heureusement vous ne faites point partie du
conseil d'administration, sans cela on pourrait vous rendre responsable
du détournent de l'argent des actionnaires.

--Je n'espère rien de mes parents, murmura le baron. La somme est
trop considérable. D'ailleurs je n'ai pas le temps d'attendre.

--Mais, mon pauvre monsieur d'Overburg, que croyez-vous donc pouvoir
tenter?

--Je n'ose presque pas vous le dire, répondit le baron d'un air
craintif. Vous m'avez témoigné de l'amitié, vous m'avez fait des
offres de service. Dans ma détresse j'ai pensé à vous comme à mon
dernier recours.

--A moi? grommela l'entrepreneur, peu flatté de la préférence. Je
ne dis point que je n'aurais pas plaisir à venir à votre secours;
mais deux cinquante mille francs! C'est une fortune.

M. d'Overburg tendit les mains vers lui, et dit sec un ton de
supplication:

--Ah! ayez pitié de mon malheur! Vous possédez des millions. Vos
grandes entreprises de toute nature amènent encore tous les jours de
nouveaux capitaux dans votre caisse. Si vous consentiez à me prêter
ce dont j'ai besoin pour acquitter ma dette envers la Banque, vous
n'en resteriez pas moins riche.

--Mais, monsieur le baron, lors même que je voudrais, il me serait
impossible de tirer un quart de million de ma poche sans me mettre
moi-même dans l'embarras.

--Vous avez un crédit illimité, mon bon monsieur Steenvliet.

--En tous cas, on ne prête pas deux ou trois cent mille francs sans
garantie.

--Non, en effet; mais je puis vous en donner une. J'évalue au moins
deux cent mille francs l'excédent de la valeur de mes biens sur
l'hypothèque dont ils sont grevés. Prenez là-dessus une hypothèque
de second rang. Quant aux cinquante mille francs restants, pour
ceux-là je ne peux pas vous donner de garantie; mais réfléchissez
que je dois hériter de différents côtés, entre autres de mon oncle
maternel, le marquis de la Chesnaie, qui a plus de soixante-dix ans et
qui est tellement malade que depuis six mois il séjourne à Monaco,
sur les bords de la Méditerranée, où il espère rétablir sa santé
chancelante. Il possède au moins deux millions.

--Eh bien, voilà le moyen, interrompit l'entrepreneur avec joie.
Écrivez à votre oncle, il vous sauvera.

--Oh! non; il est, par malheur, comme beaucoup de vieilles gens,
extrêmement avare. Je n'obtiendrais pas seulement mille francs de
lui. Vous voyez, monsieur Steenvliet, vous ne risquez rien, ce n'est
qu'une affaire de temps. Allons, soyez généreux, montrez votre bon
cœur; ne me laissez pas partir d'ici désolé. C'est à vous que nous
devrons notre bonheur. Votre conscience vous récompensera; car elle
vous donnera la conviction d'avoir sauvé le nom et l'honneur d'une
vieille noble famille, qui, sans votre assistance, allait déchoir et
s'effondrer. C'est une belle et noble action, monsieur Steenvliet, que
de maintenir debout une race que les siècles ont fondée et le temps
avait jusqu'à présent respectée.

L'entrepreneur paraissait ému et son irrésolution se lisait dans ses
yeux.

--Tenez, mon bon monsieur Steenvliet, s'écria le baron, je vous
supplie à mains jointes et les larmes aux yeux, ayez pitié de moi et
de mes pauvres enfants!

Au bout d'un moment de silence, M. Steenvliet prit la main de son
visiteur et lui dit:

--Croyez-moi, monsieur d'Overburg, votre malheur me touche
profondément. Je voudrais pouvoir vous aider; mais je ne puis pas
ainsi prendre tout à coup un parti au sujet d'un emprunt aussi
considérable, et non seulement j'ai besoin de réfléchir; mais je
dois savoir encore s'il me serait possible de tirer cette grosse somme
de mes affaires courantes. Revenez demain, je vous ferai connaître ma
résolution.

--Puis-je espérer qu'elle me sera favorable?

--Espérer, oui, mais vous comprenez que je ne puis pas encore me lier
définitivement.

--Ah! Et si dès aujourd'hui ma situation envers la banque est connue
à la Bourse?

--Chargez un de vos amis en ce cas de déclarer tout haut que vous
êtes prêt à verser l'argent que vous devez... Par ce moyen, vous
prévenez tous les bruits fâcheux. Maintenant, ayez bon courage,
monsieur le baron, j'espère que je pourrai vous aider... Allons,
prenez encore un verre de vin, cela vous ragaillardira et vous donnera
des forces contre le chagrin.

M. d'Overburg à demi consolé vida son verre.

--Ah! puisse le bon Dieu vous inspirer de me sauver! dit-il. Vous me
rendriez encore un autre service. Mon fils Alfred, vous le savez,
est un désœuvré, un dissipateur. Il est temps qu'on mette fin aux
débordements de sa vie de jeune homme. J'étais en négociations avec
le comte van Eeckholt qui ne paraît pas éloigné d'accorder à
mon fils la main de sa fille cadette. Votre aide seule peut rendre
possible cette brillante alliance.

--Et vous croyez que monsieur Alfred, par ce mariage, renoncerait à
sa vie de dissipation?

--Infailliblement.

--Ah! si je pouvais aussi, par le même moyen, ramener mon fils dans
le bon chemin! soupira l'entrepreneur.

--Mais vous le pouvez, cherchez une femme pour lui, dit le baron.

--Croyez-vous, monsieur le baron, que cela me serait facile?

--Comment pareille chose serait-elle difficile pour vous qui possédez
des millions?

L'entrepreneur secoua un instant la tête d'un air pensif.

--Jusqu'à présent, dit-il, j'ai vainement cherché une femme
possible pour Herman. Les offres n'ont certainement pas manqué; mais
l'orgueil paternel me pousse, quand il s'agit de mon fils unique, à
élever mes vues au-dessus des gens parmi lesquels nous avons vécu
jusqu'à présent. Mon travail, mon esprit d'économie, un peu
d'intelligence et beaucoup de bonheur m'ont fait gagner quelques
millions. Je les ai gagnés honnêtement, personne n'a jamais dit une
parole de blâme contre moi. Je me demande si, dans cette situation,
je n'ai pas le droit d'espérer pour mon fils un meilleur lot et une
place dans les hautes classes de la société.

--Certes, vous avez ce droit, affirma le baron. Vous n'avez qu'à
regarder autour de vous, je ne doute pas qu'en cherchant bien vous ne
trouviez la bru que vous souhaitez.

L'entrepreneur resta un moment pensif, puis il dit tout à coup:

--Je crois, monsieur le baron, que j'ai découvert le moyen de vous
délivrer en une fois de toutes vos inquiétudes...

--Ah! ciel, puissiez-vous ne pas vous tromper! s'écria M. d'Overburg
avec joie. Et cet heureux moyen?

--Lorsque vous m'avez fait l'honneur de m'inviter à visiter votre
château, mademoiselle Clémence, votre fille, et mon fils ont eu deux
ou trois fois l'occasion de passer quelques heures de compagnie. Il
paraît que les jeunes gens ne se haïssent point. Je suis disposé
à donner à mon fils un million de dot. De plus, sa femme deviendra
maîtresse dans ma maison où elle disposera de tout selon son bon
plaisir. Qu'est-ce que vous dites de cela?

Le baron le regarda avec stupeur comme s'il n'avait pas compris.

--Si vous consentez à ce mariage, reprit Steenvliet, je vous prête
immédiatement deux cent cinquante mille francs sans autre garantie
que votre signature.

Le baron parut hésiter ou réfléchir.

--Quoi? vous ne répondez rien? murmura l'entrepreneur d'un ton de
mécontentement. Est-ce donc un refus?

--Oh! non, vous vous trompez, s'écria le baron effrayé. J'accepte...
avec reconnaissance... avec joie... mais je ne puis pas, comme cela,
prendre à l'instant une résolution définitive, sans savoir ce que
pensent de cela ma femme et ma fille.

--Madame la baronne ne peut pas refuser, et si elle devait y voir
un certain sacrifice, elle s'y résignerait pour le bonheur et pour
l'honneur de son époux.

--En effet, soupira le baron.

--Et pour ce qui regarde mademoiselle Clémence, mon fils est
un garçon bien tourné et elle paraissait le distinguer
particulièrement. De son côté, vous ne rencontrerez pas
d'opposition.

--Je crois également pouvoir l'espérer, mon bon monsieur Steenvliet;
Clémence m'a parlé avec éloges de M. Herman et surtout de sa
politesse et de sa délicate réserve; mais n'en fût-il pas ainsi,
cela ne serait pas un obstacle insurmontable. C'est une autre
difficulté qui m'empêche d'accepter immédiatement votre généreuse
proposition.

--Une difficulté? Avez-vous peut-être pris déjà d'autres
engagements pour votre fille?

--Non. Je vais vous expliquer. Vous êtes un homme raisonnable et vous
le comprendrez. Au décès de mon oncle, le marquis de la Chesnaie, je
dois entrer en possession de plus de deux millions. Il est le parrain
de notre Clémence. Si j'allais, sans l'avoir consulté, disposer
de la main de ma fille, il en serait tellement irrité qu'il me
déshériterait. Vous ne pouvez donc pas exiger que je mette en péril
la fortune future de mes enfants.

--Naturellement, je ne vous le conseille même pas. Écrivez-en à
votre oncle. Mais qu'attendez-vous? S'il refusait d'approuver ce
projet de mariage?

--Refuser, monsieur Steenvliet? Je le craindrais s'il pouvait être
assez généreux pour me tirer de l'embarras où je suis; mais, comme
je vous le disais, il est d'une avarice extrême et les dissipations
de mes fils l'ont rendu inexorable sur ce point.

--Et vous concluez, monsieur le baron?

--Je ne puis pas vous donner ma parole décisive avant de connaître
le sentiment de mon oncle. Je courrais le risque de vous tromper ou de
le tromper; ma conscience me le défend.

--Je ne vous demande pas une décision. Je vous demande seulement
votre parole de gentilhomme que vous ferez sincèrement tout votre
possible pour épargner à mon fils un refus humiliant.

--Je vous la donne, monsieur Steenvliet.

--Eh bien, je veux lutter de bonne volonté avec vous, dit
l'entrepreneur en lui serrant joyeusement la main. Dès demain, si
vous voulez, vous pouvez disposer sur ma maison pour deux cent mille
francs, soit en une fois, soit en plusieurs. Il suffira que vous
fassiez des mandats à ordre sur ma caisse. La chose vous va-t-elle
ainsi?

--Oh! généreux ami; s'écria le baron. Merci; mille fois merci! Vous
êtes mon sauveur et celui de toute ma famille!

--Je pousserai même plus loin mon assistance, monsieur d'Overburg. Je
me propose, un peu plus tard, de dégrever vos biens patrimoniaux de
leurs hypothèques... Mais si, par malheur, on me faisait l'injure de
repousser ou de rendre impossible les projets d'union convenus entre
nous, alors, vous le comprenez bien, je serais libre de retirer mes
promesses et mon aide.

--Ne craignez rien pour cela, répondit le baron. Une pareille
alliance, j'en conviens, aurait peut-être rencontré autrefois
d'insurmontables obstacles; mais aujourd'hui l'argent est devenu le
levier tout-puissant qui abaisse les montagnes, qui comble les abîmes
et qui, dans le monde moral, peut rendre possibles les choses qui ne
l'étaient pas autrefois.

--En tout cas, baron, au besoin, rappelez à vos parents que je me
mettrai au lieu et place de la banque et que je serai votre créancier
au même titre et avec les mêmes droits que cet établissement.

--Si mon oncle consent je pourrai bien me passer de l'approbation
de mes autres parents; et c'est pourquoi je pense qu'il serait très
prudent de ne parler de ce projet de mariage qu'aux membres de nos
deux familles et encore en leur recommandant strictement le secret.
Sans cela des bruits prématurés pourraient encore nous susciter des
difficultés. Par exemple si un de mes parents écrivait au marquis
avant que celui-ci m'eût envoyé sa réponse. Mon oncle est un homme
bizarre.

--Eh bien, gardons la chose secrète entre nous jusqu'à ce que vous
ayez reçu sa lettre. Ce sera, en effet, le plus prudent.

--Je vous en prie, monsieur Steenvliet, permettez-moi de vous quitter
pour aujourd'hui, J'ai hâte d'aller me conformer à votre sage
conseil pour prévenir tous les bruits défavorables et en même temps
d'écrire à mon oncle. Dès que je recevrai sa réponse, je viendrai
vous en faire part. D'ailleurs, l'occasion ne me manquera pas
pour vous témoigner encore, dans l'entre-temps, ma profonde
reconnaissance. Adieu.

--Au revoir, monsieur le buron.

Et l'entrepreneur escorta son hôte jusqu'à la porte en lui
prodiguant encore des paroles d'encouragement.

Lorsque le baron se fut éloigné, M. Steenvliet retourna dans son
cabinet. Il ne paraissait pas satisfait de la façon dont le baron
avait, au commencement du moins, accueilli sa proposition. Son
visage exprimait le mécontentement et il secouait la tête d'un air
soucieux.

Arrivé dans son cabinet il alluma sa pipe en écume de mer et se
mit à fumer à grosses bouffées comme il avait coutume de le faire
lorsque des pensées peu agréables assombrissaient son esprit.

Enfin, lorsque ses réflexions et son tabac l'eurent insensiblement
mené à envisager l'affaire sous un jour plus favorable, il murmura:

--Le baron n'a pas accueilli ma proposition avec une grande joie. Il
en paraissait tout troublé. Pour ce qui le concerne, je crois à son
consentement sincère; mais il craint ses parents, surtout son oncle,
le marquis. Certes, dans le monde c'est un avantage considérable et
un grand honneur d'appartenir à une race illustre; mais, au fond,
tous ces gens si fiers ne sont pas faits d'une autre essence que
nous tous. Ah! ils pourraient bien refuser. Le baron pourrait faiblir
devant leur résistance. Il y aurait donc une lutte entre leur orgueil
et mon ambition paternelle? Ils ne me connaissent pas; ils ne savent
pas que, jusqu'à présent, je n'ai pas laissé inexécuté un seul de
mes projets... Pourquoi donc m'inquiéter du résultat? Le baron peut
hésiter, chercher à obtenir des délais; mais est-ce que je ne le
tiens point par l'argent? Attendre n'est rien, pourvu que j'aie des
chances d'atteindre mon but; et ce but, je veux l'atteindre et je
l'atteindrai.

Un valet entra, après avoir frappé légèrement à porte.

--Monsieur, annonça-t-il, monsieur votre fils vient d'entrer. Selon
vos ordres, je lui ai dit que vous vouliez lui parler immédiatement.

--Eh bien?

--Il m'a répondu: Allez au diable! Et il est monté.

--Quel air avait-il?

--Très fatigué, pâle et de mauvaise humeur, Monsieur.

--C'est bien.

Le domestique sortit.

--Il me fera avoir une attaque d'apoplexie, s'écria l'entrepreneur en
frappant du pied avec colère. Je ne pense qu'à lui, à son bonheur,
et lui, après une nuit de désordre et de dissipation, ne daigne pas
seulement venir me saluer. Il méprise mes ordres en présence de mes
domestiques. Ah! ça ne peut pas durer ainsi! Il faut qu'il sache, et
il saura que c'est moi qui suis le maître ici.

En achevant ces menaces il gravit l'escalier de marbre et ouvrit la
porte d'une des chambres qui s'ouvraient sur le palier.

Il vit son fils, qui avait déjà ôté sa redingote, debout devant
son lit.

--Mauvais sujet, s'écria-t-il, Jacques ne t'a-t-il pas dit que je
voulais te voir à ton retour? Pourquoi ne m'obéis-tu pas?

--Je suis malade, grommela le jeune homme d'un ton revêche. Je vais
me coucher.

--Malade? Tu as encore une fois passé toute la nuit dans une
scandaleuse débauche. Tu n'es qu'un méprisable ivrogne.

--Pas encore tout à fait, mon père; mais je crains fort de le
devenir. Et à qui la faute?

--Et tu n'es pas honteux, fils ingrat, de me dire pareille chose?
s'écria l'entrepreneur affligé et courroucé à la fois, à moi, à
ton père qui a pioché et peiné toute sa vie pour te voir heureux?

--Pourquoi vous cacher la vérité, mon père? Vous savez assez
vous-même que...

--Ces griffes sur ta joue, qu'est-ce que cela signifie? Tu t'es battu,
battu avec des femmes?

--Non, soyez tranquille, mon père, j'étais en bonne compagnie:
vous les connaissez bien les jeunes gentilshommes et les autres
dissipateurs du club. Chemin faisant nous avons bu du champagne dans
un cabaret de village, par seaux, suivant la coutume, et, pour nous
amuser, nous avons mis en pièces quelques verres et quelques glaces.
Dans l'obscurité, je me suis heurté contre un marbre; de là
vient l'égratignure de ma joue. Allons, père, ne me faites pas de
reproches inutiles. Ce n'est pas la première fois que pareille chose
m'arrive, et ce ne sera probablement pas la dernière. Soyez un peu
indulgent et laissez-moi me mettre au lit.

L'entrepreneur, mis dans la plus violente colère par le calme
exaspérant de son fils, s'élança vers lui le poing fermé.

--Vaurien sans cœur! vociféra-t-il. Tu n'iras pas te coucher, tu
écouteras respectueusement ce qu'il me plaira de te dire!

--Eh! mon Dieu, ne vous mettez pas en colère, mon père. Si vous le
désirez, je resterai levé.

--Ah! tu continueras à boire, à bambocher comme un être sans
éducation, oses-tu dire! Je comprends: tu crois que je n'ai ni le
droit, ni le pouvoir de t'imposer ma volonté. Eh bien! tu te trompes,
et joliment! N'oublie pas que quand ta mère mourut je n'avais encore
qu'une toute petite fortune. Depuis lors tu m'as coûté et tu as
dissipé au moins trois fois autant que ton petit héritage maternel.
Ce que je possède m'appartient tout à fait, à moi seul, et s'il me
plaisait de te refuser à l'avenir toute monnaie...

--Fasse Dieu que vous me l'eussiez toujours refusée, mon père,
murmura le jeune homme sans s'émouvoir. Cet argent que d'autres
mettent au dessus de tout, je le hais comme la cause de ma misère et
de mon désespoir. Ces paroles vous fâchent, mon père? Vous croyez
que je dis cela pour vous faire de la peine! Croyez, que malgré tout,
je vous aime et je vous respecte; oui, je voudrais être la joie de
vos vieux jours; mais je ne suis plus bon à rien, plus capable de
rien. La vie m'ennuie tellement que je voudrais être mort.

L'accent de conviction avec lequel Herman avait prononcé ces
dernières paroles, effraya profondément M. Steenvliet et fit tomber
sa colère comme par enchantement.

--Mon fils, mon fils, si tu savais comme tu me fais de la peine! Aie
pitié de ton père! Je te donne tout ce que ton cœur peut désirer;
des chevaux de prix, des voitures de luxe, de l'argent en abondance,
et tu ne t'estimes pas encore heureux!

--Je suis malheureux, mon père, profondément malheureux!

--Comment cela est-il possible? As-tu peut-être une cause secrète de
chagrin? Confie-la moi, je t'aiderai à en triompher.

--Vous la connaissez, cette cause, répondit le jeune homme. Ce n'est
pas la première fois que je vous en parle; mais vous voulez que je
vous la répète? Eh bien, soit. Mon excellente mère était une fille
de paysans. Malgré votre fortune, qui croissait tous les jours, elle
a élevé ma première jeunesse comme elle pouvait; elle m'a inculqué
sa simplicité, son amour pour la vérité et pour la vertu, en
même temps que son aversion pour le faux luxe; mais les manières
distinguées, le vernis spirituel et brillant, l'ambition de
s'élever,--qualités que l'on doit avoir sucées avec le lait
maternel pour les posséder entièrement,--elle ne pouvait me les
apprendre ou me les inspirer, ni vous non plus, mon père. L'argent ne
vous avait pas encore poussé à chercher pour moi le bonheur dans la
vie inutile et fastueuse de ce qu'on est convenu d'appeler le grand
monde. Vous et mère, vous rêviez pour moi une carrière fructueuse
et en même temps honorable. Je deviendrais artiste, peintre, et je
suivais les leçons de l'Académie. J'eus des professeurs particuliers
qui me firent faire quelques progrès; je commençai à peindre.
J'avais des dispositions, beaucoup de dispositions; tout présageait
qu'après de sérieuses études, je ferais honneur à votre nom et
à mon pays. Je regrette ce temps d'enthousiasme, d'amour du beau,
d'ardentes croyances en l'avenir. J'étais bien heureux alors! Mais la
fortune vous favorisa d'une manière aussi inattendue qu'inespérée
et, pour comble de malheur, Dieu rappela à lui ma pauvre mère. Vous
m'avez forcé alors, mon père, impitoyablement forcé, de déposer
pour jamais le crayon et le pinceau. Le fils d'un millionnaire ne
pouvait plus travailler... C'est ainsi que vous avez brisé l'espoir
de ma vie et tout mon courage; car j'ai oublié ce que j'avais appris
et maintenant il est trop tard.

--Allons, allons, mon fils, dit l'entrepreneur d'un ton très calme.
Tout ça n'est qu'une erreur de tes sens. La migraine te rend chagrin
et grognon. Tu voulais devenir peintre? Qu'est-ce, au fond, qu'un
peintre, sans parler bien entendu de quelques génies exceptionnels
presque aussi rares que le merle blanc? Un peintre est un ouvrier qui
fait des meubles pour orner les salons des gens riches. Il s'estime
heureux lorsqu'il réussit à nouer péniblement les deux bouts de
l'année. N'est-ce pas ainsi?

Un sourire triste et improbateur plissa les lèvres du jeune homme.

--Oui, ris de mes paroles, continua le père. Tu ne me feras pas
croire qu'il ne serait pas de la dernière stupidité de courir avec
un tableau sous le bras pour l'offrir en vente, de se jeter aux genoux
des journalistes et des critiques d'art, ou de se laisser traîner
dans la boue par des concurrents jaloux, quand on a des millions à sa
disposition. Reconnais qu'en ceci du moins j'ai raison.

--En tous cas, cela importe peu actuellement, répliqua le jeune
homme. Vous avez jugé qu'il valait mieux pour moi de fréquenter
les plus hautes classes de la société et de vivre sans rien faire
d'utile. Je vous ai obéi. De quoi pouvez-vous vous plaindre?

--Mais Herman, mon pauvre garçon, ce n'est pas une raison pour te
traîner dans une crapuleuse débauche, s'écria l'entrepreneur avec
un accent d'indulgence paternelle. Que tu t'amuses dans la compagnie
des membres du Club, je n'y trouve rien à redire; mais faut-il pour
cela te livrer à de pareils excès de boisson au risque de troubler
ton intelligence et de perdre ta santé et ta bonne réputation?

--J'ai profondément réfléchi à cette question, mon père; ce matin
encore, pendant des heures. Est-il nécessaire de faire de pareils
excès de boisson en telle compagnie? Pour moi, cela est inévitable.

--Inévitable? Mais avec une volonté un peu ferme on peut toujours se
retenir.

--On pourrait le croire, mon père, mais cependant ce n'est pas ainsi.
Quand je me trouve dans la compagnie de ces jeunes nobles, avant
qu'ils soient échauffés par le vin, je me sens à chaque instant
profondément humilié; car, même sans le vouloir, ils montrent assez
qu'ils ne me considèrent que comme un intrus d'un sang de qualité
inférieure. Je dois reconnaître d'ailleurs que je suis réellement
bien au-dessous d'eux: je ne parle pas leur langue, je n'ai pas leurs
belles manières, je ne puis point parler de mes ancêtres ni de mon
blason, de mon oncle le duc, ni de ma tante la comtesse; mais quand le
vin déborde sur la table et que les têtes sont allumées, alors je
deviens insensiblement leur égal et même je les dépasse tous par
la seule puissance dont vous me laissez disposer: par l'argent... Et
lorsque, en leur présence, je sème l'or à pleines poignées et que
je paie même l'écot des plus riches, alors ils m'admirent et ils
m'encensent; alors ils s'écrient que si je ne suis pas d'un sang
noble je méritais du moins d'en être. Vous voyez donc bien, mon
père, que je ne puis pas échapper à la folle vie qui vous afflige,
à moins que je ne dise adieu définitivement et pour toujours à la
dangereuse société de ces nobles gentilshommes, le désirez-vous?

--Non, pas cela, Herman, maintenant moins que jamais. Mais si tu
t'amusais avec une certaine mesure et si tu t'arrêtais de boire dès
que tu sens que le vin va te faire mal?

--Ah! mon père, cela n'est pas possible, je ne suis pas un ange.
Pour n'être pas dédaigné par mes nobles amis je dois du moins faire
comme eux, et si le vin m'a une fois obscurci l'esprit je n'en ai pour
cela moins d'intelligence et de volonté que les autres.

--Essaie du moins, mon fils, promets-moi que tu l'essaieras.

--Je veux bien promettre, murmura Herman en haussant les épaules;
promettre est facile, mon père; mais je ne réponds pas que je
pourrai tenir ma parole. Ainsi, par exemple, dans huit jours nous
avons dans le même cabaret une fête, un banquet, où l'on ne boira
pas peu de chose. Le banquier d'Alster a perdu le pari d'un dîner de
quinze couverts contre le comte de Hautmanoir. Ce dîner dégénérera
probablement en une longue bamboche, car l'hôtelier de l'_Aigle
d'or_, un fin renard, a deux filles qui, malgré leur innocence
apparente, connaissent parfaitement le truc pour nous entraîner dans
de folles dépenses d'argent. Vous me direz, mon père: «N'allez pas
à cette partie». C'est impossible: J'étais avec le baron Arthur
d'Overburg le témoin du pari. Si j'y manquais...

--Non, pour cette fois je ne puis pas vous le conseiller, interrompit
l'entrepreneur. J'ai pour cela certaines raisons puissantes. Vas-y
et tiens-toi un peu bien et ne fais pas de choses dangereuses...
Maintenant que tu te montres raisonnable, j'ai bien envie de te parler
d'une autre affaire, mais puisque tu es fatigué j'attendrai jusqu'à
demain.

--Ma fatigue est passée, mon père.

L'entrepreneur prit la main de son fils:

--Herman, dit-il, écoute mes paroles avec bonne volonté et sans
prévention. Tout ce que j'ai fait jusqu'à présent, je l'ai fait
par amour pour toi. Mon rêve était de t'élever dans le monde, de
te faire jouir dans la société des honneurs et de la considération
pour lesquels je ne suis pas né et je n'ai pas été élevé
moi-même, j'ai l'espoir maintenant que bientôt je pourrai atteindre
ce but de tous mes efforts. Tu as vingt-quatre ans, dis-moi, n'as-tu
jamais songé au mariage?

--Jamais, mon père.

--Eh bien si je t'offrais une femme aimable, spirituelle et charmante,
repousserais-tu sa main?

--Je n'en sais rien.

--Mais si je te disais que ton consentement me rendrait heureux?

--A ces conditions je pourrais me soumettre à vos désirs. Un
changement si radical dans ma position me guérirait peut-être de
l'ennui et du dégoût de l'existence.

--Et puis réfléchis, mon fils, qu'une maîtresse de maison est
nécessaire ici, une femme distinguée, bien élevée, qui sache
recevoir comme il convient. Je voudrais jouir un peu de ma fortune,
inviter à des dîners, à des soirées, des gens dans une belle
position... Je pourrais me remarier, oui, mais je t'aime trop pour te
donner une marâtre. Ta femme sera la maîtresse ici et c'est elle
qui tiendra la maison. Ah! Herman, si je réussis cette fois dans mes
efforts, il est probable que tu me remercieras éternellement pour un
si brillant mariage... Tu connais mademoiselle d'Overburg?... Elle est
charmante, elle séduit tout le monde par sa conversation spirituelle
et par la grâce de ses manières.

--Quoi? c'est Clémence Overburg que vous voulez me proposer pour
fiancée? s'écria Herman avec une expression de surprise mêlée
de regret? Une fille de baron de vieille noblesse? Elle est aimable,
spirituelle, je le reconnais; mais jolie, je ne l'ai point remarqué.

--Tu te trompes, Herman, sa figure est très bien. Et réfléchis donc
quel grand et beau nom! Tu seras donc admis dans une des familles les
plus nobles et les plus illustres de tout le pays.

--C'est précisément cela qui m'effraie; en présence de cette
demoiselle d'Overburg d'une si haute naissance, je ne me sens qu'un
tout petit garçon, mon père. Cela m'humilie profondément. Je ne
connais ni les idées, ni les habitudes, ni le langage de ce grand
monde. Une femme qui a plus d'esprit que son mari et qui peut lui
donner des leçons sur tout, serait-ce bien la condition d'une
vie supportable? Et puis il y a les nobles parents, quel accueil
feront-ils à l'intrus qui a du sang d'ouvrier dans les veines? Ils ne
l'accueilleront qu'avec dédain naturellement.

--Tu n'envisages que le vilain côté de l'affaire, mon fils,
répliqua l'entrepreneur. Ma grande fortune te garantira contre
l'humiliation que tu as tort de craindre... Allons, Herman, mets-y de
la bonne volonté. Promets-moi que tu ne te mettras pas en travers
de mon projet; rassure-moi. Dis-moi que tu accepteras Clémence
d'Overburg comme femme si on t'offre sa main.

--Je consentirai pour vous plaire, mon père, mademoiselle Clémence
ou une autre, ça m'est égal. Je ne puis pas devenir plus malheureux
que je ne le suis.

L'entrepreneur, qui s'était attendu à une vive résistance, était
étonné autant que joyeux de la condescendance de son fils.

--Eh bien, Herman, je suis content de toi, dit il, nous ne parlerons
pas davantage aujourd'hui de cette affaire encore quelque peu
incertaine. Va te mettre au lit maintenant et tache de prendre du
repos. Cela te fera du bien.

Et après avoir serré encore une fois la main de son fils, il sortit
de la chambre avec un joyeux sourire sur les lèvres.



IV


Lorsque le baron d'Overburg eut fait encore deux ou trois courses,
toutes relatives à sa situation envers la banque, il se rendit au
chemin de fer et monta dans un wagon de première classe. Dans
le compartiment où il entra il n'y avait que deux personnes qui
causaient à voix basse entre elles et qui ne firent guère
attention à lui. Il put donc se livrer, sans être troublé, à ses
réflexions, dans le coin où il avait pris place.

Durant quelque temps sa physionomie s'illumina d'un sourire; il
réfléchissait qu'il avait été sur le bord d'un abîme. Sa fortune
était tout à fait perdue, et sa situation envers la Banque avait
été si critique et si menaçante, qu'il n'avait plus eu devant les
yeux qu'une déchéance sans espoir, une ruine complète, la honte et
la misère pour lui et ses enfants. C'est Dieu lui-même, pensait-il,
qui m'a inspiré l'idée d'invoquer le secours de M. Steenvliet, Ce
généreux bourgeois lui fournissait les moyens de cacher à tout le
monde les brèches de sa fortune, jusqu'à ce que l'autre héritage
vînt le délivrer de toute inquiétude. Sa conscience essaya bien
de lui faire voir aussi les points noirs de cette affaire. Sa fille
devrait se marier avec un jeune homme de sang roturier: elle, rejeton
de l'illustre famille des Overburg, alliée avec le fils d'un homme
qui, il le savait, avait commencé sa carrière comme journalier,
comme simple maçon. Une pareille mésalliance ne souillerait-elle pas
d'une tache ineffaçable le nom immaculé de ses ancêtres?... Mais sur
ce point-là, pensait-il, le temps a considérablement modifié les
idées.

D'ailleurs si Clémence avait de l'inclination pour Herman Steenvliet
et acceptait librement sa main? Ce mariage ne faisait pas entrer un
bourgeois dans sa famille, à proprement parler, c'était simplement
une descendante, un rejeton féminin qui passait à l'état de
bourgeoise. Dans tous les cas et de quelque façon que la chose
se présentât, il n'avait plus le moyen de résister. Accepter la
proposition de M. Steenvliet ou se résigner à la décadence et à la
honte, il ne lui restait pas d'autre choix.

Le train s'arrêta dans une petite station. Le baron descendit. Il
devait encore marcher pendant six ou sept minutes. Après avoir suivi
la grande route pendant quelques centaines de mètres, il prit un
chemin de traverse qu'ombrageait une double rangée de hêtres.

Au bout de ce chemin s'élevait une large et pesante construction
flanquée d'une tour des deux côtés de la façade. C'était le
château patrimonial des barons d'Overburg.

Sans doute, plusieurs siècles avaient passé sur cette noble demeure;
car certaines parties portaient la marque d'une haute antiquité;
mais chaque époque nouvelle y avait changé quelque chose. La vieille
porte seigneuriale existait encore, mais le pont-levis avait depuis
longtemps disparu. Les fenêtres ogivales avaient été transformées
en fenêtres carrées et les petites vitres enchâssées dans les
lamelles de plomb avaient été remplacées par de grandes glaces.

Tel qu'il était actuellement, refait et déformé en partie, le
château, par sa grandeur et sa hauteur, donnait une idée favorable
de la richesse de ses propriétaires. Il était d'ailleurs précédé
d'un magnifique jardin et entouré d'un vaste parc planté d'arbres
séculaires. Personne n'eût pu supposer que, sous les riches lambris
de cette demeure seigneuriale régnaient la détresse et la crainte de
la ruine.

Le baron d'Overburg entra dans son château et ouvrit la porte d'une
pièce du rez-de-chaussée dont les fenêtres s'ouvraient sur le parc.

Son retour inattendu surprit la baronne qui était assise auprès
de la fenêtre, un ouvrage de tapisserie à la main. Elle paraissait
avoir pleuré, car ses yeux étaient encore rouges. Elle se leva comme
en sursaut et demanda avec une expression d'angoisse:

--Marcel, vous souriez? Dites-moi vite quelles nouvelles vous
apportez.

--De très heureuses nouvelles, Laure, nous sommes sauvés!

--Sauvés? Ah! que Dieu soit béni de sa miséricorde, s'écria
la vieille dame en levant les mains vers le ciel. J'ai peine à
le croire, j'avais perdu tout espoir. Tranquillisez-moi, Marcel,
dites-moi qui nous prête si généreusement son secours. Notre
cousin, le chevalier d'Havenport?

Au lieu de lui répondre, M. d'Overburg demanda:

--Où est Clémence?

--Elle est assise sous le berceau, près de l'étang.

--Et les autres enfants?

--Je les ai éloignés. Ils sont allés passer la journée à la
campagne de la douairière Van Langenhove.

--Qu'est-ce que Clémence connaît du malheur qui nous a frappés?

--Je lui ai dit seulement que nous avions perdu beaucoup d'argent.
Elle en est fort affligée parce qu'elle craint que ce malheur ne soit
un obstacle au mariage de son frère. Mais elle ignore absolument
que nous étions complètement ruinés par la catastrophe de _La
Prudence_.

--Tant mieux, Laure; il faut que cela reste caché pour tout le
monde... Asseyons-nous. Je vous raconterai mon aventure, et j'ai
d'ailleurs à vous parler d'une chose fort importante. D'abord, je me
suis rendu au château de notre cousin le chevalier d'Havenport. Il
m'a refusé complètement toute assistance. Ensuite j'allai rendre
visite à Bruxelles à notre riche ami De la Croix. Il m'accueillit
avec des conseils humiliants et repoussa ma demande d'une façon
presque grossière. J'étais là, sur le pavé, désespéré et ne
sachant que tenter, lorsque le ciel m'inspira tout à coup l'idée
d'aller invoquer l'aide de M. Steenvliet.

--De M. Steenvliet, l'entrepreneur? demanda madame d'Overburg avec
étonnement.

--Oui, de M. Steenvliet, le riche entrepreneur, qui a, deux ou trois
fois déjà, passé l'après-midi ici avec son fils Herman. J'avais
peu d'espoir en sa générosité, Laure, aussi peu que vous en ce
moment. Et ce n'est qu'en hésitant et avec crainte que je me dirigeai
vers sa demeure.

--Et il a consenti à votre demande?

--Non seulement il nous prête, sous la seule garantie de ma
signature, les deux cent cinquante mille francs dont nous avons
besoin; mais il nous ouvre sa caisse et il nous tirera de tous nos
embarras. Il le peut; il a des millions à sa disposition.

--Ah! quel bonheur inattendu! s'écria madame d'Overburg. Quelle
grandeur d'âme chez un homme de basse extraction! Ah! Marcel,
si affligeant que cela soit, il faut pourtant le reconnaître,
actuellement il n'est pas rare de trouver parmi les bourgeois enrichis
plus de noblesse de cœur et de bonté que parmi les gens de haute
naissance.

--N'exagérez pas, Laure, répliqua son mari. Ces bourgeois peuvent
exercer le commerce et l'industrie. Quand la chance leur sourit,
ils gagnent énormément d'argent, et ils ne sont pas obligés de
l'épargner par devoir de famille. Nous, au contraire, si nous ne
pouvons pas conserver ce que nos parents nous ont laissé, nous allons
insensiblement, mais infailliblement vers la déchéance.

--Mais, maintenant, Marcel, nous sommes délivrés de cette
inquiétude, n'est-ce pas?

--Oui; mais M. Steenvliet a mis une condition à son assistance.

--Oh! nous l'acceptons sans hésiter.

--Naturellement, Laure; notre salut est à ce prix.

--Et quelle est cette condition?

--Je vais vous le dire: vous avez vu le fils de M. Steenvliet; c'est
un gentil garçon, très poli, intelligent, et de plus, réservé et
modeste. Notre Clémence paraissait se plaire particulièrement en sa
compagnie, n'est-ce pas?

--En effet, Marcel; mais pourquoi me demandez-vous tout cela?

--C'est parce que M. Steenvliet m'a fait la proposition de permettre
que notre Clémence épouse son fils Herman.

La baronne se leva et regarda son mari en face avec autant
d'étonnement que si elle apprenait la chose du monde la plus
incroyable.

--Permettre que notre Clémence épouse son fils? répéta-t-elle
lentement. Mais cela est impossible.

--C'est regrettable à coup sûr, Laure, mais serait-ce la première
fois qu'une famille noble, pour sauver son honneur ou son existence,
se résigne à un pareil sacrifice?

--Une mésalliance? Notre Clémence, la femme du fils d'un bourgeois
qui, à ce qu'on dit, a commencé sa fortune comme simple journalier!
Mais à la seule nouvelle d'un pareil mariage votre oncle le marquis
se mettra dans une furieuse colère, et nous déshéritera par
vengeance.

--Ne vous inquiétez pas de cela, Laure; je vais d'abord lui demander
son approbation, et je suis certain qu'il ne me la refusera pas si
je puis lui annoncer que vous et Clémence avez donné votre
consentement. Voyons, rasseyez-vous... Vous pleurez, Laure? Non, ne
luttez pas inutilement contre une inexorable fatalité. Je comprends
votre chagrin; mais il y a des circonstances dans la vie où de
deux maux on est contraint de choisir le moindre. Vous êtes mère;
décidez: la pauvreté, la honte pour nous et nos enfants; la chute
définitive de notre race, ou bien le mariage de Clémence avec
un fils de bourgeois qui lui apporte en dot un million,--je dis un
million. Parlez, que choisissez-vous?

--Situation terrible! Mais, hélas! je le sens bien, il n'y a pas
moyen de s'y soustraire, soupira la vieille dame d'un ton de profond
découragement.

--Vous consentez, Laure?

--Ah! il le faut bien; nous ne pouvons faire autrement. Pauvre
Clémence!

--Pauvre Clémence, dites-vous, mais elle acceptera probablement avec
joie la main d'Herman Steenvliet. Il ne lui est pas antipathique; le
million que son père lui donne en dot plaidera aussi quelque peu en
sa faveur... Que pensez-vous Laure, des dispositions de Clémence à
l'égard de Herman Steenvliet?

--Elle m'a, en effet, parlé quelquefois de lui avec éloge; mais
éprouve-t-elle pour lui une sympathie particulière, c'est ce que je
ne saurais dire.

--Nous allons le savoir tout de suite, Laure. Allons, prenez courage,
et cachez votre tristesse. Je vais faire venir Clémence.

Il sortit pour donner un ordre à un domestique, et revint auprès de
sa femme.

Laure, dit-il, quel que soit le sentiment de notre fille, n'oubliez
pas qu'il faut qu'elle consente; il le faut! Ainsi, point de
faiblesse; au contraire, vous m'aiderez franchement et sans hésiter.
En ne le faisant pas, vous m'affligeriez inutilement; s'il le faut,
faites violence à votre compassion maternelle. Eh bien, que puis-je
attendre de vous?

--Je vous aiderai de tout mon pouvoir; c'est mon devoir, je le sens
bien, répondit la vieille dame d'un ton résolu.

--Merci, Laure, vous me faciliterez ma pénible tâche. Maintenant
tâchez de faire bon visage et de ne pas avoir l'air triste. J'entends
venir Clémence.

--Laissez-moi entamer l'affaire, dit madame d'Overburg. Vous y
mettriez trop de précipitation, et pourriez l'effrayer.

La jeune fille ouvrit la porte de l'appartement. Elle n'était point
particulièrement jolie de visage; mais sa taille svelte et bien
prise, et l'élégante richesse de sa claire toilette du matin lui
donnaient un extérieur des plus agréables.

Elle se jeta au cou du baron en s'écriant:

--Ah! vous souriez, mon cher père; vous êtes de bonne humeur; votre
chagrin est passé! Mon frère Alfred pourra-t-il devenir le fiancé
de la jeune comtesse van Eeckholt?

--Oui, mon enfant, répondit M. d'Overburg, mais votre mère a, de son
côté, à vous communiquer une heureuse nouvelle qui vous intéresse
particulièrement.

--Qui me concerne, moi! Parlez, mère chérie! qu'est-ce que c'est?
s'écria la jeune fille avec une vive curiosité. Me donnez-vous la
belle robe de soie bleue que nous avons admirée Montagne-de-la-Cour
à Bruxelles?

--Il s'agit de tout autre chose; d'une chose de la plus haute
importance et du plus brillant résultat, dit la vieille dame en
saisissant les deux mains de sa fille. Vous allez aussi vous marier,
enfant.

--Moi, me marier?

--Oui; vous voulez bien, n'est-ce pas?

--Sans doute, je veux bien, mère... Et qui sera mon fiancé? Est-ce
un joli homme?

--Oui, Clémence, un très joli garçon, qui apporte un million de
dot.

--L'ai-je déjà vu, mère?

--Vous l'avez vu plus d'une fois et vous avez causé avec lui; vous le
trouviez même très aimable.

--Mais qui est-ce?

--Devinez.

La jeune fille posa l'index sur son front et murmura toute pensive:

--Le chevalier Van Rietwyck?... Pas celui-là! Guillaume de Hooghe?...
Pas non plus? Paul de Deule? M. de Garchamp?

A chaque nom la vieille dame secouait la tête en signe de
dénégation.

Le visage du baron prit une expression d'inquiétude. Cette
conversation prenait une tournure peu favorable, à ce qu'il
lui semblait. En effet, si Clémence avait éprouvé la moindre
inclination pour Herman Steenvliet, n'est-ce pas à lui qu'elle eût
songé tout d'abord?

--Ah! je sais qui vous voulez dire, s'écria la fille: M. de Menting.

--Non, pas celui-là non plus, dit la mère.

--C'est cependant un comte ou un baron pour moins, ma mère?

--Non, mais son père possède des millions; vous pourrez briller
au-dessus des plus riches.

--Vous ma faites frémir d'impatience. Dites-moi vite de qui il
s'agit.

--Il s'appelle Herman.

--Herman? Herman? Quel Herman? répéta la une fille toute surprise.

--Herman Steenvliet, mon enfant. N'est-ce pas un joli jeune homme
distingué et digne d'être aimé?

Une expression de pitié dédaigneuse contracta le visage de la jeune
fille, qui murmura:

--Oui, peut-être bien, ma mère... mais le pauvre garçon n'est même
pas de sang noble.

Et elle ajouta en riant presque aux éclats;

--Ah! ah! moi la fiancée d'Herman Steenvliet! Alfred dit que son
père a été maçon. Mère, mère, vous avez voulu vous amuser à
mes dépens. Quoi: mon frère va épouser une comtesse, et moi je
deviendrais la femme d'un fils d'ouvrier. Quelle mauvaise plaisanterie
est-ce là?... Vous vous taisez, mon père? Vous paraissez contrarié?
Je commence à avoir peur. Je vous en prie, rassurez-moi; dites-moi
que les paroles de ma mère n'étaient sérieuses.

--Elles sont très sérieuses, au contraire, mon enfant, répondit le
baron. Asseyez-vous là devant moi, Clémence. Je vais tâcher de
vous faire comprendre que vous avez les meilleures raisons du monde
d'accepter cette union avec une grande joie. Herman Steenvliet est
un joli garçon, bien élevé et plein de cœur. De ce côté,
vous n'avez certes pas à vous plaindre. Son père, qui est veuf et
immensément riche, lui donne un million de dot et vous installe dans
son hôtel en souveraine maîtresse. Vous jouirez donc, à partir du
jour de votre mariage, de tout ce qui peut rendre une femme heureuse:
une demeure princière, des équipages magnifiques, de nombreux
serviteurs, des fêtes splendides où vous pourrez éclipser les plus
riches par le luxe de vos toilettes et l'éclat de vos diamants.

--Mais tout cela ne lui donne pas une goutte de sang noble!
interrompit pour la troisième fois la jeune fille.

Le baron, contrarié parce qu'il entrevoyait l'insuccès de ses
efforts, secoua la tête et grommela avec impatience:

--Puisque les mérites personnels de votre futur époux, et la grande
fortune qu'il vous apporte vous laissent indifférente, j'invoquerai
d'autres raisons.

--C'est superflu, mon père: Je ne ressens pas la moindre sympathie
pour ce M. Herman Steenvliet, et je n'ai aucune envie de vendre ma
naissance pour de l'argent.

--Votre volonté n'est pas plus libre que la nôtre en cette affaire,
Clémence. La fatalité le veut ainsi, et au besoin j'userais de mon
autorité paternelle pour vous imposer ce mariage.

La jeune fille s'aperçut seulement alors au ton ferme de la voix de
son père, que tout cela était sérieux. Elle prit peur, et se jeta
en pleurant au cou de la baronne.

--Mère, mère, protégez votre enfant! gémit-elle.

--Vous avez tort, ma chère Clémence, dit la vieille dame en faisant
violence à sa propre douleur. Cent autres à ta place béniraient le
ciel d'une union si avantageuse.

--Mais vous me repoussez de la famille, vous me jetez dans les bras
d'un fils d'ouvrier! s'écria la jeune fille. Je perds ma noblesse et
mon mari n'en restera pas moins un roturier...

--Soyons calmes, Clémence, ordonna M. d'Overburg. Asseyez-vous, et
comprimez vos larmes, je le veux!

Lorsque sa fille eut obéi, il reprit d'une voix sombre et
impérieuse.

--Ah! vous vous montrez rebelle aux conseils et aux désirs de vos
parents! Je me vois donc contraint de vous apprendre dans quelle
situation le sort nous a placés? Eh bien, écoutez, je vais vous
le dire. Pour faire honneur à notre position dans le monde, pour
pourvoir aux frais du l'éducation de vos sœurs et des prodigalités
de vos frères, à demi ruiné par des pertes antérieures, j'ai été
obligé de grever nos biens d'hypothèques. En outre j'ai emprunté
une somme considérable à la société _La Prudence_ et je l'ai
confiée à des amis afin de spéculer à la Bourse pour notre compte
commun. Un serviteur infidèle a volé des millions à la banque _La
Prudence_, et dans cette catastrophe nous avons perdu toute notre
fortune. Nous ne possédons plus rien; il ne nous reste rien au monde
qu'une dette que nous ne pouvons pas payer...

La pauvre jeune fille, pâle comme un linge, regardait son père en
tremblant et versait d'abondantes larmes, sans dire un mot.

--S'il vous était possible de refuser ce mariage, Clémence,
savez-vous ce qu'il arriverait? poursuivit son père. Je dois à la
Banque deux cent cinquante mille francs. Pour se rembourser de cette
somme, les créanciers feraient vendre aux enchères publiques tous
nos biens, même notre château patrimonial, et nous mettraient
impitoyablement sur la rue. Que nous resterait-il à faire, alors,
poursuivis, déshonorés et réduits à la plus profonde misère? Oui,
peut-être pourrions-nous trouver, les uns ici, les autres plus loin,
un asile passager chez nos parents; mais néanmoins il nous faudrait
recevoir de mains étrangères le pain de l'aumône et le manger dans
la douleur et l'humiliation, nous, nous, rejetons de l'illustre maison
des Overburg! Acceptez la main d'Herman Steenvliet et vous vous sauvez
vous-même, et nous tous avec vous. Le père de votre mari ne m'aide
pas seulement à éteindre complètement ma dette, il purge mes
propriétés de toutes les hypothèques dont elles sont grevées...
Vous ne dites rien, Clémence.

--Sacrifier ma noblesse! Moi, devenir la femme d'un bourgeois!
Irrévocablement, pour toujours! murmura la jeune fille frémissante
de douleur et presque de dégoût!

--O Clémence, ayez pitié de votre malheureux père, de votre mère,
de vos frères et sœurs, dit le baron d'un ton suppliant. Soyez notre
ange protecteur à tous, dévouez-vous pour sauver l'honneur de notre
race.

La jeune fille parut hésiter.

--Allons, ma chère enfant, soumettez-vous à la fatalité. S'il
vous en coûte de faire ce sacrifice pour notre bonheur à tous,
consolez-vous à l'idée qu'à l'époque où nous vivons, de pareilles
unions, entre nobles et bourgeois, ne sont plus, comme autrefois,
chose extraordinaire. Souvenez-vous des demoiselles Van Wiegers et Van
Sackel, et même du jeune baron de Dorp, qui a épousé récemment la
fille d'un banquier.

--Être pour toujours déchue de noblesse, rejetée hors de notre
famille! soupira la jeune fille luttant encore.

--Ah! Clémence, ma chère Clémence, s'écria le baron en tendant les
mains vers sa fille, voyez votre père qui vous implore les larmes aux
yeux! Soyez généreuse, sauvez-nous de la honte, de la déchéance!
consentez!

La jeune fille releva la tête, essuya ses larmes, et répondit avec
une résolution surprenante:

--Eh bien, mon père et vous, ma mère, peut-être que la conviction
que je me sacrifie pour l'honneur d'un grand nom--que je ne porterai
plus, hélas--suffira-t-elle pour me donner la force de subir mon
triste sort avec résignation. Je consens! Qu'Herman Steenvliet
devienne mon époux!

--Viens sur mon cœur, ma chère, ma noble enfant, dit la vieille
dame en embrassant sa fille avec transport. Tu es l'ange gardien de la
maison d'Overburg.

Le baron serra aussi sa fille dans ses bras avec une effusion pleine
de reconnaissance. Après ces épanchements, il reprit:

--Clémence, une bonne œuvre ne doit pas rester inachevée. Puisque
vous acceptez par dévouement filial le mariage qu'on vous propose,
vous ne pouvez pas laisser supposer que cette alliance vous afflige
ou que vous n'y consentez que sous la pression d'une inéluctable
nécessité. Si l'on surprenait des larmes dans vos yeux...

--Je pleurerai dans la solitude, mon père, quand je serai sûre que
personne ne peut me voir.

--Et la première fois que M. Steenvliet viendra nous rendre visite,
accompagné de son fils? On ne se marie pas sans se rencontrer un
certain nombre de fois au préalable. Vous pâlissez, Clémence?
Comment accueillerez-vous votre futur?

--L'idée de la première visite m'effraie, en effet, mon père.
J'essaierai de cacher ce qui se passe dans mon cœur; je me montrerai
envers lui aussi jolie, aussi aimable que possible... Mais, ô ciel,
s'il s'enhardissait à me parler de sympathie et d'amour.

--Ne craignez pas cela, dit le baron, il y a une raison qui s'y
oppose. Je n'ai accepté moi-même ce projet de mariage que sous la
condition bien expresse qu'il ne pourra être, de part ni d'autre,
considéré comme décidé qu'après l'approbation de mon oncle, le
marquis de la Chesnaie.

--Ah! mon sort dépend de mon parrain le marquis? s'écria la jeune
fille dont le regard s'illumina d'un rayon d'espoir. Il refusera.

--Non, Clémence, il ne peut pas refuser. Je vais lui écrire.
Il aura, comme nous, à choisir entre cette union et une chute
irrémédiable. Pour pouvoir refuser, il devrait me prêter plus d'un
quart de million. L'en croyez-vous capable?

--Hélas, non! Je suis condamnée! soupira la jeune fille en baissant
la tête avec un profond découragement.

--Ne vous découragez pas ainsi, mon enfant, dit le baron. Vous vous
accoutumerez petit à petit à l'idée de cette union. La possession
de millions compense bien des choses. Puisez des forces dans la
conviction que vous serez la bienfaitrice de toute votre famille.
Je me retire dans mon appartement pour écrire au marquis. Votre
consentement contribuera pour beaucoup à le...

--Ah! mon père, mon père, allez-vous déjà lui annoncer que je
consens?...

--Que vous consentez avec joie, il le faut Clémence!

--Oh! je vous en prie, ne faites pas cela!

--Voudriez-vous déjà retirer votre parole? Choisissez-vous donc la
misère et la honte pour nous tous?

--Non, non, écrivez que je consens, c'est la vérité.

--Eh bien! prenez courage; les choses iront mieux que vous ne croyez.
En attendant, pas un mot de cette affaire à personne, songez-y bien.
Je me charge d'apprendre à vos frères et sœurs ce qu'ils ont besoin
d'en savoir.

En achevant ces mots, il sortit du salon pour se rendre dans son
cabinet. Là, il se dirigea lentement vers son bureau, mais il ne s'y
assit pas, et resta debout, la tête baissée et le regard fixé à
terre.

Une larme vint mouiller sa paupière; il se parlait à voix basse,
et dans son triste monologue, le nom de sa chère fille et le mot de
mésalliance revenaient souvent. Cependant, après qu'il fut resté
absorbé pendant assez longtemps dans ses pénibles réflexions, il
redressa tout à coup la tête en se disant à lui-même:

«Mais à quoi bon toutes ces douloureuses réflexions? Il faut que
cela se passe. Hésiter serait une folie; allons, prenons courage!»
Il s'assit devant son bureau et se mit à écrire. De temps en temps
il s'interrompait pour peser ses mots et pour chercher des tournures
de phrase propres à ménager les susceptibilités de son oncle, en
même temps que pour réfléchir à ce qu'il devait lui confier et à
ce dont il devait lui faire mystère. En effet, un refus du marquis ou
une exhérédation prononcée par lui étaient un malheur irréparable
qu'il devait éviter a tout prix.

C'est en vue du résultat à obtenir qu'il raconta la catastrophe de la
banque _La Prudence_ et la perte immense qui résultait pour lui comme
pour beaucoup d'autres, des abominables malversations d'un caissier
infidèle. Il ne dit pas un mot, naturellement, de ses spéculations
à la Bourse et des spéculations qu'il avait laissé faire en son nom
par un syndicat. Il expliqua à son oncle qu'un généreux ami l'avait
sauvé de sa situation sans issue, en lui prêtant deux cent cinquante
mille francs. Il arriva à la fin à confesser que cette personne,--un
entrepreneur de grands travaux publics, riche de plusieurs millions,
et généralement entouré de l'estime de la bourgeoisie,--avait
demandé pour son fils la main de Clémence. Ce serait, malgré la
roture de M. Steenvliet, un brillant mariage, que sa femme et lui,
mais surtout Clémence, désiraient ardemment voir se réaliser;
mais ni la baronne, ni M. d'Overburg, ni Clémence, ne voulaient rien
décider à ce sujet sans avoir obtenu l'approbation de leur cher et
respectable oncle et parrain. C'est à l'effet de solliciter cette
approbation qu'il lui écrivait, et ils espéraient tous qu'il ne
tarderait pas à leur envoyer une réponse favorable.

Il relut attentivement sa lettre, la ferma, la cacheta du sceau à ses
armes et tira un cordon de sonnette.

Un domestique parut.

--Tenez, lui dit le baron, remettez cette lettre à Vincent le
chasseur. Qu'il coure à la gare du chemin de fer, et qu'il la jette
dans la boîte de la poste.



V


M. d'Overburg, inquiété par les bruits qui couraient en ville sur
la chute de la banque _La Prudence_, avait déjà depuis quatre jours
disposé des deux cent cinquante mille francs et versé cette somme
dans la caisse de la Banque.

A cette occasion, il était venu lui-même chez M. Steenvliet et lui
avait dit de quelle façon pressante il avait écrit à son oncle le
marquis. La réponse ne lui était pas encore parvenue, mais il ne
doutait nullement qu'elle ne fût favorable.

A la demande de l'entrepreneur, il fut convenu entre eux que le baron
donnerait, une dizaine de jours plus tard, un grand dîner auquel il
inviterait quelques-uns de ses parents les plus considérables, ainsi
que M. Steenvliet et son fils. Et à ce dîner on ferait connaître le
projet de mariage.

Mais néanmoins, dès que la réponse approbative du marquis
arriverait, le baron la ferait connaître à l'entrepreneur, et
celui-ci viendrait avec son fils au château, pour que Herman et
Clémence, devenus fiancés, pussent faire plus ample connaissance.
Les convenances exigeaient que jusque-là on ne ménageât pas aux
jeunes gens d'occasions de se rencontrer.

Lorsque M. Steenvliet fit part à son fils de la joie que lui causait
la tournure favorable des choses relativement au mariage d'Herman
avec mademoiselle d'Overburg, le jeune homme se montra très froid. Il
déclara qu'il était prêt à se conformer aux désirs de son
père; mais que ce mariage réussît ou non, cela le laissait fort
indifférent.

En attendant, le jeune Steenvliet allait tous les jours au club. Il
devait, d'après les conseils de son père, faire tous ses efforts
pour pénétrer plus avant dans l'amitié de M. Alfred, car celui-ci
pouvait contribuer pour beaucoup à disposer favorablement le cœur de
sa sœur.

Il en résulta naturellement que Herman, qui, sans cela, n'était
déjà que trop enclin à boire, courut le danger de s'oublier dans le
vin et dans de bruyantes orgies. En effet, il rentra plus d'une fois
au logis très tard dans la nuit et avec un violent mal de tête; mais
heureusement, dans ces derniers jours, il ne se présenta pas au club
de nouvelles occasions de plaisirs excessifs.

Plusieurs fois Herman avait pensé à la maisonnette du vieux
charpentier Jean Wouters. Parfois, lorsqu'un long repos avait
éclairci ses esprits, l'image de Lina Wouters se dressait devant ses
yeux, et alors il éprouvait un sentiment de regret et de honte, et
il chassait l'image avec un triste sourire d'ironie. Lina n'avait-elle
pas aidé à le ramasser dans la boue du chemin? Ne devait-elle pas le
considérer comme un misérable ivrogne?... Il s'efforcerait d'oublier
cette rencontre. S'il était devenu indifférent à l'opinion que le
monde pouvait avoir de lui, il ne voulait pas du moins avoir à rougir
devant les innocents compagnons des jeux de son enfance...

Sur ces entrefaites, arriva le jour fixé pour le banquet à l'_Aigle
d'Or_.

Pendant toute la matinée, Herman fut comme poursuivi par la question
de savoir s'il n'était pas de son devoir de profiter de cette
occasion pour aller féliciter le charpentier et sa famille de leur
généreuse conduite envers lui. Il lutta longtemps contre cette
idée, et la repoussa plus d'une fois; mais elle se représenta si
souvent qu'il finit par l'admettre, et résolut de faire une courte
visite au charpentier, afin de lui exprimer en quelques mots sa
reconnaissance.

S'il prenait le chemin de fer, il risquait de rencontrer ses
compagnons du club. Ils voudraient savoir pourquoi il les quittait en
route, et le suivraient probablement. Pouvait-il fournir à ces jeunes
gens ironiques et railleurs l'occasion de mettre le pied sur le seuil
du charpentier? Serait-ce là la récompense qu'il devait apporter
en guise de remerciement à ces braves gens si simples? Oh! non, ce
serait une lâcheté...

Il y avait un moyen, pensait-il, d'éviter cet inconvénient. Il
partirait par le chemin de fer, mais beaucoup plus tôt que ses amis.

Lorsque, mettant à exécution cette résolution, il descendit peu
après quatre heures à la station de Loth, il vit le garçon de
l'hôtel de l'_Aigle d'or_ et un ouvrier qui emportaient un panier et
deux grandes caisses qu'on venait de descendre d'un wagon de bagages.
C'étaient probablement des fruits, des tartes et du dessert pour le
banquet.

Herman se déroba, autant que possible, à l'attention de ces deux
individus, et marcha rapidement sur la chaussée.

Après avoir marché pendant quelques minutes dans cette direction,
il prit un chemin de terre à droite, et le suivit d'un pas rapide,
jusqu'à ce que, à quelques centaines de pas plus loin, il vît se
dresser la maisonnette de Jean Wouters.

L'humble maison d'ouvriers où on l'avait si généreusement soigné
et hébergé, était là solitaire en plein champ, à demi cachée
sous le feuillage sombre de ses noyers géants, et égayée par la
verdure plus claire des cerisiers et des pommiers du verger. Au-dessus
de la haie d'épines qui servait de clôture au jardinet précédant
la maison, s'élevaient deux buissons de syringa chargés de fleurs,
dont le parfum pénétrant se répandait au loin et que le jeune homme
respirait avec délices.

Le clair soleil de mai versait sa lumière bienfaisante sur cette
tranquille oasis, quelques pigeons roucoulants se promenaient sur
le toit de cette pittoresque demeure, et du feuillage touffu d'un
cerisier s'élevait la chanson mélodieuse d'un rossignol.

Herman s'arrêta impressionné: une expression étrange parut sur son
visage; l'enthousiasme et le bonheur brillaient dans ses yeux, et il
se mit à murmurer en lui-même:

--Comme nous sentons tout à coup raviver nos souvenirs en voyant
des lieux familiers, en entendant des sons connus, en respirant des
parfums aimés!... Je revois ma grand-mère et mon vieux grand-père
qui me sourient derrière la haie de leur jardin. Ils demeuraient dans
une maisonnette pareille à celle-ci, un peu plus grande... ma mère
me tient par la main, guidant mes pas encore chancelants. Nous venons
d'entrer dans le joli mois de mai, comme à présent; c'est le jour
anniversaire de mon grand-père. Je porte un gros bouquet de fleurs;
je balbutie mon compliment de fête; le vieillard me serre en
tremblant sur son cœur; je sens une larme tomber sur mon front...
Hélas! ils ne sont plus, ces nobles cœurs... et morte aussi est ma
bonne mère!

Il secoua la tête avec tristesse, et lutta pendant un instant contre
ces pensées affligeantes. Enfin il marcha résolument vers la maison.

Arrivé dans le jardinet qui la précédait, il s'arrêta de nouveau
pour contempler avec une satisfaction intime les humbles fleurettes
qui bordaient le chemin, et qui semblaient lui sourire comme à une
ancienne connaissance. C'étaient en effet des amies de son heureuse
enfance, et il se souvint, en ce moment, combien de fois il en avait
paré, en jouant, la tête blonde de la petite Caroline Wouters; la
violette odorante, la marguerite blanche au cœur rose, l'églantine
pourprée, le joli bouton d'or; diamants bruts de la couronne de son
innocente compagne de jeux, bien autrement beaux et précieux pour
son cœur que les fleurs rares et chères qu'il avait vues depuis
lors dans le jardin de son père ou dans les magnifiques serres de ses
nobles camarades du Club.

Peut-être fût-il resté longtemps absorbé dans ces souvenirs et
dans cette rêverie, si une voix de femme n'avait tout à coup frappé
son oreille.

--Eh quoi, c'est vous, M. Steenvliet; ne restez donc pas à la porte;
entrez, je vous en prie.

--Bonjour, mère Wouters, N'y a-t-il pas d'empêchement?

--De l'empêchement? Il n'y a jamais d'empêchement, Monsieur. Et
dans tous les cas il n'y en aurait jamais pour vous. Entrez donc. Et
comment vous portez-vous maintenant? Vous paraissez en parfaite santé
et de bonne humeur. Ah! maintenant je vous retrouve; mais l'autre
soir, j'aurais eu peine à vous reconnaître; vous aviez un si
drôle d'air! Asseyez-vous, monsieur Steenvliet. Non, pas sur cette
chaise-là: en voici une meilleure... et à quoi devons-nous l'honneur
de votre visite, s'il n'y a pas d'indiscrétion à vous le demander?

--Je venais vous remercier tous de vos bontés envers moi, répondit
le jeune homme.

--C'était bien ce que je pensais, Monsieur, mais cela n'était pas
nécessaire, car en pareille circonstance nous en eussions fait autant
pour tout le monde.

--Je vous crois, mère Wouters; mais cela n'empêche cependant pas que
je ne doive de la reconnaissance à votre père et à votre fille pour
la pitié généreuse qu'ils m'ont témoignée. C'est surtout au père
Wouters que je veux exprimer ma gratitude.

--Mon père est à son travail, au village; notre Lina est allée à
Hal...

--Alors, je vais vous dire adieu, et je viendrai vous revoir un autre
jour.

--A votre place, j'attendrais plutôt un peu, Monsieur, notre Lina
est allée porter à la facteuse la dentelle qu'elle venait d'achever;
elle devrait déjà être de retour: je l'attends à chaque instant...
Vous en aller sans avoir vu mon père ou ma fille? Et vous vous êtes
donné la peine de venir de Bruxelles pour cela?

--Pas précisément, la mère; nous avons une petite fête d'amis à
l'_Aigle d'or_.

La bonne femme le regarda avec étonnement.

--Vous allez à l'_Aigle d'or_? murmura-t-elle. Oh! Monsieur, pour
l'amour de Dieu, ne faites pas cela! Vous allez encore vous rendre
malade... Voici justement notre Lina qui arrive. Je l'entends qui
chante.

Un joyeux sourire éclaira la physionomie du jeune homme, pendant
qu'il prêtait l'oreille aux sons encore lointains. Il chantonnait
lui-même à demi-voix:

    Gais bergers, bergères jolies,
    Sur l'herbe verte des prairies
    Menez vos moutons bondissants;
    Voici venir le doux printemps.

--Vous connaissez la chanson, Monsieur? demanda la femme.

--Si je la connais, mère Wouters? Je l'ai chantée des centaines de
fois. Ma mère m'a bercé avec cette chanson-là.

Il se rapprocha de la porte et se mit sur le seuil. De là il vit de
loin Lina qui arrivait par le chemin de terre.

La jeune fille, pour aller à Hal, avait mis ses habits des dimanches.
Le costume original des paysannes brabançonnes lui seyait à
merveille, surtout le madras aux couleurs tendres épinglé sur
sa tête, et qui retombait sur ses épaules en encadrant ses joues
fraîches.

Quoique, jusqu'à ce moment, la seule cause des dispositions joyeuses
du jeune homme eût été le souvenir de son heureuse enfance que lui
rappelaient les lieux où il se trouvait, il ne put pas s'empêcher de
reconnaître pourtant que l'innocente compagne de ses jeux d'autrefois
était devenue une jolie et charmante jeune fille. Cela lui fit
véritablement plaisir pour elle.

--Bonjour, monsieur Steenvliet, dit Lina on entrant dans la maison.
Que je suis contente de vous voir! J'étais si curieuse de savoir si
vous n'étiez pas devenu sérieusement malade après la triste nuit de
la semaine dernière; mais, Dieu soit loué, ma crainte n'était pas
fondée.

--Je vous remercie, ma bonne Lina, répondit-il: je ne mérite pas un
si vif intérêt.

Tout en parlant, la jeune fille avait ôté le mouchoir qui lui
couvrait la tête, et l'avait déposé sur un buffet. Elle s'approcha
de la table en disant:

--Je suis un peu fatiguée d'avoir marché vite. Si monsieur
Steenvliet daignait prendre une chaise, je pourrais m'asseoir
également.

Le jeune homme déféra à son désir tout en déclarant qu'il ne
pouvait pas rester longtemps. Il n'était venu que pour les remercier
des bontés qu'ils avaient tous eues pour lui. On l'attendait à
l'_Aigle d'or_.

--Juste ciel! s'écria Lina, allez-vous encore à l'_Aigle d'or_? Ah!
Monsieur, vous me faites trembler!

--En effet, vous paraissez tout effrayée, dit-il en souriant.
Pourquoi?

--Comment pouvez-vous le demander? Je ne suis qu'une pauvre paysanne,
et vous un riche monsieur; Je n'ai pas le droit de vous donner des
conseils, mais je n'oublie pas cependant que, tout enfant, j'ai joué
avec vous, et que vous m'avez sauvé la vie... Si vous étiez mon
frère, je me jetterais à vos genoux et vous supplierais, les larmes
aux yeux, de ne pas aller à l'_Aigle d'or_.

--Vous prenez la chose trop au sérieux, Lina.

--Que ne donnerais-je pas pour vous retenir d'aller à l'_Aigle
d'or_! dit la jeune fille en soupirant. Grand-père me l'a assez fait
comprendre. Si vous retournez à l'_Aigle d'or_, vous deviendrez de
nouveau... de nouveau... malade. Sur cette pente on glisse toujours de
plus en plus, et l'on est perdu avant qu'on le sache.

--Avec votre permission, Monsieur, ma fille a raison, ajouta la mère.
Un si gentil garçon, ah! ce serait vraiment dommage. N'oubliez pas le
proverbe qui dit: évitez les endroits où tombent les fléaux.

--Oui, bonnes gens, murmura Herman devenu pensif, je ne dis pas qu'il
ne vaudrait point infiniment mieux pour moi de suivre votre conseil;
mais à présent cela ne se peut pas. Cet après-midi, à cinq heures,
il y aura un banquet d'amis à l'_Aigle d'or_, et il faut absolument
que j'y assiste.

Il y eut un moment de silence; la jeune fille avait laissé retomber
sa tête sur sa poitrine, et ses yeux demeuraient baissés.

--Lina, dit-il, je vois avec peine que mes paroles vous affligent. Je
vous remercie de l'intérêt et de l'amitié que vous me témoignez...
Pour vous prouver que je vous en suis sincèrement reconnaissant, je
vous promets que je me conduirai avec retenue à l'_Aigle d'or_ et
de ne pas y boire plus de vin qu'il ne convient à quelqu'un qui a
résolu de garder son sang-froid. Ne secouez pas la tête, Lina; plus
d'une fois on a exigé de moi semblable promesse, sans que j'aie pu la
tenir. Mais, faite à vous, cette fois, elle sera sacrée.

Il avait prononcé ces mots avec un tel accent de conviction que Lina,
heureuse et fière de son triomphe, releva la tête et regarda le
jeune homme avec un gai sourire.

--Merci, merci, monsieur Steenvliet, s'écria-t-elle en battant des
mains. Je vous crois; maintenant je suis contente.

Herman se leva comme pour prendre congé.

--Vous allez déjà nous dire adieu? demanda la mère. Il est a peine
quatre heures. Vous avez encore trois quarts d'heure de temps.

--En effet, mère Wouters, mais je crains de vous déranger.

--Mais pas du tout, Monsieur: je vous en prie, restez assis.

Après un moment de silence, pendant lequel Herman regarda tout autour
de la chambre, il dit à la jeune fille, comme s'il voulait donner un
autre tour à la conversation:

--Je le vois bien, Lina, vous n'êtes pas riche; mais néanmoins tout
respire ici le bien-être et le bonheur. Vous croyez que les grandes
richesses rendent toujours l'homme heureux? Comme vous vous trompez!
Mon père possède des millions, je puis dépenser de l'argent, en
dissiper même autant que je veux. Ah! je donnerais volontiers toute
cette richesse pour pouvoir revivre dans le passé, pour retrouver
avec la naïveté de l'enfance, la pureté de l'âme et la paix du
cœur... Vous le rappelez-vous encore, Lina, le jour, le beau jour où
je remportai à l'école le premier prix de lecture, tandis que vous
obteniez, vous, le premier prix d'écriture? Ma grand'mère, dans sa
petite ferme, avait préparé une grande marmite de riz au lait avec
du sucre et de la cannelle, et invité à la fête une vingtaine de
nos condisciples... Comme nous avons couru, dansé et sauté dans le
verger, toute cette journée-là!

--Si je m'en souviens! murmura la jeune fille émue. Pendant que vous
en parlez, Monsieur, je vois revivre tout cela devant mes yeux.

--Mais ce que vous ne savez probablement plus, Lina, et ce qui vit
toujours dans ma mémoire, c'est la figure de ma mère qui, à la fin
de la fête, nous prit tous les deux dans ses bras, et prétendit
que le roi et la reine,--c'est ainsi qu'on nous nommait ce
jour-là,--devaient s'embrasser entre eux.

--Non, je n'ai pas souvenir de cela, dit Lina on riant.

--C'est bien ainsi, j'étais là, s'écria la mère Wouters en battant
joyeusement des mains. C'était une joie! Et la mère Steenvliet
paraissait si heureuse!

--Ma mère était une femme d'un excellent cœur, n'est-ce pas?

--La bonté même: un cœur d'ange, Monsieur.

--Ah! J'ai gardé un doux souvenir de cette journée-là, dit
Lina. Vous rappelez-vous, Herman...--pardon, je veux dire monsieur
Steenvliet.

--Non, je vous en prie, appelez-moi simplement Herman; sans cela vous
m'obligeriez à vous appeler mademoiselle.

--Eh bien, monsieur Herman, vous rappelez-vous encore quel livre vous
avez reçu en prix? Non? Il avait pour titre: _les Pauvres Orphelins_,
et l'histoire qu'il contenait était si belle et si touchante que j'en
pleurais tous les soirs quand votre mère nous en faisait la lecture.

--Oui, certes, je m'en souviens, répondit le jeune homme.

--Un jour que le grand Nicolas du forgeron m'avait battue dans la
prairie, et que je pleurais amèrement, vous m'avez donné ce livre
pour me consoler, monsieur Herman, du consentement de votre mère, car
vous n'ignoriez pas combien ce cadeau devait me faire plaisir.

Elle se leva, s'approcha de la muraille et revint avec un petit livre
en s'écriant joyeusement:

--Tenez, le voici, votre cadeau. Votre nom s'y trouve inscrit par
le maître d'école... Si je pense encore quelquefois à ces jours
heureux? Presque tous les dimanches je relis le soir ce joli petit
livre, et alors je revois en pensée toutes les personnes, grandes et
petites, dont il me rappelle la tendre amitié.

--Oh! les souvenirs du cœur, quelle source de douces et pures
jouissances! dit Herman en soupirant. Laissez-moi feuilleter ce cher
petit livre... Ah! voilà mon nom; et vous, bonne Lina, pour ne pas
l'oublier, vous avez écrit dessous, de votre propre main, que je vous
en ai fait présent à Ruysbroeck, le 20 septembre 1840.

--Lisez, donc à la page 30, monsieur Herman: ce livre raconte que les
pauvres orphelins sont sur le point de mourir de froid et de faim, et
comment la dame charitable leur donne a manger et leur distribue de
chauds vêtements. C'est surtout à ce passage que je versais des
larmes, monsieur Herman.

Le jeune homme avait cherché la page désignée et se mit à lire à
voix basse, assez haut cependant pour être entendu de Lina, le récit
de l'extrême détresse des enfants abandonnés.

Pendant ce temps la femme Wouters s'occupait de faire le café, et
tirait de l'armoire un pain bis et une assiette avec du beurre.

Lorsque Herman arriva à l'endroit où les enfants affamés sont
secourus par une dame charitable, sa vue s'obscurcit tout à coup.
Il regarda la jeune fille et vit qu'à travers son sourire brillaient
deux larmes qui roulèrent sur ses joues comme deux perles.

--Ah ah! c'est étrange! s'écria-t-il en riant également.
Nous étions redevenus enfants. Il me semblait voir ma mère qui
m'écoutait, et à côté d'elle une petite fille avec deux yeux bleus
pleins de larmes...

--Allons, allons, mettez ce livre de côté maintenant, dit la mère
qui se préparait à étendre sur la table une nappe rayée. Vous nous
feriez oublier notre café du goûter. Si Monsieur Steenvliet voulait
nous faire l'honneur...

--Je prendrai volontiers une tasse de café pour vous faire plaisir,
répondit-il; mais après cela il faut que je parte; mes amis
m'attendent probablement déjà depuis longtemps.

--Comme il vous plaira, Monsieur... Maintenant, Lina, mettez-vous à
table: nous prendrons aussi notre part.

Et les deux femmes mordirent avec appétit dans leurs tartines bises.

Herman les regardait silencieusement avec une expression singulière,
comme s'il éprouvait un sentiment d'envie.

--Nous avons également du pain blanc dans la maison, dit la veuve.
Mon père a l'estomac un peu débile et ne supporte pas bien le pain
de seigle. Si Monsieur a envie de goûter notre pain de froment...

--Ah! que l'homme est un être bizarre! Un dîner princier m'attend
à l'_Aigle d'or_; il y a un chef de cuisine de Bruxelles; on nous
servira toutes les primeurs, tous les mets rares et chers... et
maintenant je vous envie, et j'ai faim d'une bouchée de ce lourd pain
de seigle! Allons, la mère, je vous en prie, donnez-moi une tartine.

La mère Wouters, grandement étonnée, s'empressa de déférer à
son désir, et il mordit à belles dents dans la tranche de pain dur,
pendant que ses yeux brillaient de plaisir.

--Lina, Lina, vous souvient-il encore, demanda-t-il, que ma mère,
quand nous revenions ensemble de l'école, nous tendait à tous
deux une tartine de pain bis, pareille à celle-ci, et que nous nous
jetions dessus comme deux jeunes loups? Des tranches de pain assez
grosses et assez lourdes, disait ma mère, pour jeter un paysan à bas
de son cheval?... Mais comme cela nous paraissait bon et savoureux!
Voilà plus de quinze ans que je n'avais plus goûté de ce pain-là.

--Mais ce dont je me souviens mieux encore, répondit la jeune fille
avec animation, c'est que nous allions courir dans la prairie avec
les petits vachers, et que nous y allumions un feu de bois sec et de
feuilles sèches pour cuire nos pommes de terre dans la cendre.

--Des pommes de terre et des cuisses de grenouilles, Lina.

--Et comme nous jouions à la dînette alors, n'est-ce pas?

--Et moi, comme je savais que vous aimiez beaucoup les navets,
j'allais en arracher une pleine brassée dans le champ du fermier
Christian.

--Oui, oui, je me rappelle même qu'un jour le garde-champêtre vous
attrapa et vous arracha presque les oreilles, tant il vous les secoua;
et vous, au lieu de pleurer, vous n'en fîtes que rire.

--Je le crois bien, Lina, j'avais fait cela pour vous; cela faisait
mon orgueil et ma force.

--C'est dans une de ces folles journées que vous avez sauté dans le
ruisseau le Malbeek pour m'en retirer et me placer sur le bord, moi
qui étais déjà à moitié noyée. Voire père était très fâché
et vous gronda sévèrement parce que vous rentriez à la maison
couvert de boue; mais votre mère vous approuva et dit qu'elle était
fière de votre courage et de votre bon cœur.

--Non, je ne me rappelle pas cela.

Herman se leva.

Immédiatement la jeune fille ajouta comme si elle voulait le retenir:

--N'avez-vous pas oublié comment nos mères,--elles sont ensemble
au ciel maintenant,--nous avaient travestis une fois le jour des
Innocents? Vous portiez la veste de votre père, et on vous avait
tracé au-dessus de la lèvre de grosses moustaches noires avec un
morceau de tison brûlé; moi, j'étais affublée de la jaquette et
du bonnet plissé de ma mère. Nous devions aller manger des
_Couquebacques[1]_ chez grand'mère Steenvliet; mais vous me
paraissiez si laid, et j'avais tellement peur de vos grosses
moustaches noires, que je vous plantai là, et pris la fuite...

[Note 1: Espèce de crêpes.]

--Je dois me dépêcher d'aller à l'_Aigle d'or_, interrompit le
jeune homme. Ah! Lina, que ne peut-on passer sa vie au milieu de ces
souvenirs rayonnants de son enfance! Je ne sais pas ce qui m'arrive,
mais je suis très heureux; il y a comme une lumière, une consolante
lumière qui est descendue dans mon cœur; mais l'illusion ne peut
pas durer toujours. Maintenant il faut que, bon gré, mal gré, je me
décide à prendre congé de vous.

--Mais il n'est pas encore quatre heures et demie, je vous en prie,
monsieur Herman, restez encore quelques minutes, dit la jeune fille
avec un regard suppliant.

--Votre coucou retarde. Je commence réellement à croire, Lina, que
vous cherchez à m'empêcher d'aller à l'_Aigle d'or_.

--Eh bien, oui, j'en conviens. Il me semble même que je sacrifierais
volontiers deux années de ma vie pour vous en empêcher.

--Allons, allons, votre bon cœur vous fait craindre sans raison.
Je tiendrai la promesse que je vous ai faite. Croyez-moi, ce soir
du moins je serai très sobre, très modéré... D'ailleurs ma vie
orageuse de jeune homme va bientôt prendre fin. Je vais me marier.

--Ah! c'est bien! s'écria joyeusement Lina. Votre future est sans
doute très riche.

--C'est la fille d'un baron.

--Et vous vous aimez sincèrement, n'est-il pas vrai? demanda la mère
Wouters.

--Cela viendra peut-être, murmura Herman en levant les épaules.

--Se marie-t-on donc sans amour chez les gens riches?

--Quelquefois. J'épouse une très noble demoiselle que je n'ai vue
que deux fois et très peu de temps; mais je l'épouse parce que mon
père dit que ce mariage le rendra heureux.

--Ah! c'est une autre affaire, Monsieur; comme cela je comprends la
chose.

--Maintenant, bonnes gens, dit le jeune homme en se tournant vers la
porte, je vous renouvelle l'expression de mes sincères remerciements,
et je vous prie d'annoncer au père Wouters que je considère comme un
devoir pour moi de venir à la première occasion lui témoigner aussi
ma reconnaissance.

--Si vous vouliez de temps en temps nous honorer d'une visite en
passant, vous nous feriez beaucoup de plaisir, murmura la jeune fille.
Pas vrai, ma mère, M. Herman sera toujours le bienvenu ici?

--Oui, oui, Monsieur, toujours le bienvenu, affirma la vieille femme.

--Portez-vous bien toutes deux: au revoir!

Et Herman Steenvliet, traversant le jardinet devant la maison, enfila
le chemin de terre.

Il pressa le pas dans la direction de l'auberge de l'_Aigle d'or_;
mais il secouait la tête en se parlant à lui-même, et souriait en
évoquant l'un après l'autre tous les doux souvenirs qui lui avaient
fait revoir, comme dans un beau rêve, les jours heureux de son
enfance.

Il avait déjà fait un bon bout de chemin lorsque, dans sa
préoccupation, il faillit renverser en le heurtant, un vieillard qui
venait en sens contraire avec un sac de toile sur le bras.

--Ah! père Wouters, je vous demande pardon, balbutia-t-il. J'étais
tellement distrait et absorbé que je ne vous avais pas vu.

--Maintenant je vous reconnais bien aussi, dit le vieillard; vous
êtes M. Herman Steenvliet.

--Oui, et je suis allé chez vous pour vous remercier de vos bons
soins. Je suis enchanté de vous rencontrer. Croyez que je vous
garderai une profonde reconnaissance.

--Vous paraissez tout à fait rétabli et bien portant, tant mieux!
répondit le vieux paysan. Malheureusement je n'ai pas besoin de
demander à Monsieur où il se rend encore une fois, C'est facile à
deviner, car on chante et on fait déjà assez de tapage à l'_Aigle
d'or_.

--En effet, c'est là que je vais.

--Permettez à un vieillard de vous le dire, grommela Jean Wouters
avec une expression de profond mécontentement, qui s'expose ainsi
volontairement au danger et compromet sa santé dans de folles
orgies, ne mérite ni estime ni pitié... Et, puisqu'il en est ainsi,
Monsieur, je dois vous avertir que si je vous rencontrais encore une
fois dans le même état que la semaine dernière, je ne prendrais
plus la peine de vous ramasser.

Sans écouter les excuses du jeune homme ébahi, le père Wouters
s'éloigna en grommelant un adieu sec et bref.

Au moment où il allait atteindre sa demeure, il se retourna pour
suivre M. Steenvliet du regard.

--Ah çà! pourquoi diable m'arrêté-je ainsi en chemin? se dit
le vieillard à lui-même. Hésiterait-il? Ah! si une bonne pensée
pouvait le retenir! Il y aura un fameux train ce soir à l'_Aigle
d'or_; on y chante déjà si fort que le vacarme s'entend jusqu'au
milieu de la Place... Tiens, le voilà qui tourne à gauche et qui
disparaît entre les arbres!

Jean Wouters regarda encore un moment, puis il continua son chemin.
Rentré chez lui, il dit aux deux femmes qui commencèrent à lui
parler de M. Steenvliet.

--Oui, oui, je sais, je l'ai rencontré. Je n'ai pas le temps
d'écouter maintenant. Il n'y avait pas beaucoup d'ouvrage à
l'atelier. Je reviens, avec la permission de notre patron, pour
pouvoir planter encore avant le noir, dans notre petit jardin, ces
féveroles que j'ai été chercher chez Kobe le jardinier. Le temps
est favorable, il faut en profiter... Non, j'ai déjà mangé les
tartines de mon bissac; je ne veux pas de café.

En achevant ces mots il sortit, alla prendre dans l'étable une bêche
et un rateau, et se mit immédiatement à l'œuvre pour planter, comme
il l'avait annoncé, les féveroles qu'il venait de rapporter...

Il pouvait avoir fait à peu près la moitié de sa tâche lorsque le
pas précipité d'un passant lui fit lever la tête.

--Eh quoi! monsieur Steenvliet, déjà de retour! demanda-t-il. Je
pensais précisément à vous. Je vous voyais en pensée buvant du vin
mousseux à l'auberge de l'_Aigle d'or_.

--Je n'y suis pas allé, répondit le jeune homme. Votre sévère mais
sage avertissement, les conseils amicaux de la mère Wouters et de
Lina m'ont fait réfléchir, et m'ont donné la force de volonté
nécessaire pour prendre une bonne résolution. On ne me verra pas à
l'_Aigle d'or_ aujourd'hui.

--Entrez donc, monsieur Steenvliet. Les femmes seront bien heureuses
d'apprendre cela.

--Je ne peux pas; j'ai à peine le temps d'arriver au chemin de fer
avant le départ du train pour Bruxelles.

--Mais il y a encore plusieurs départs, Monsieur.

--Non, non, il ne fait pas bon ici pour moi. Je pourrais encore
changer de résolution. Adieu, adieu, jusqu'à la prochaine occasion!

Et sans se retourner vers le vieillard, il suivit en toute hâte le
chemin de terre qui passait devant la maison.



VI


Plus de huit jours s'étaient écoulés depuis que le baron d'Overburg
avait écrit à son oncle le marquis de la Chesnaie, et aucune
réponse ne lui était encore parvenue.

Cela le mit dans un grand embarras. Il commençait à croire que
c'était par mécontentement que le marquis le faisait attendre si
longtemps, et à craindre que la réponse tant retardée ne fût un
refus. D'ailleurs, la baron avait invité quelques-uns de ses plus
proches parents à un dîner où il se proposait de leur présenter le
file de M. Steenvliet comme le futur époux de sa fille.

Ce dîner devait avoir lieu dans quatre jours. Faute d'une réponse
approbative de son oncle, le baron ne pouvait pas prendre sur lui
d'annoncer ces fiançailles, car dans sa lettre au marquis il avait
promis de la façon la plus formelle de garder secret ce projet
d'union jusqu'à ce qu'il eût obtenu son consentement.

L'entrepreneur aussi montrait de l'impatience et de la méfiance à
cause du long silence du marquis; mais M. d'Overburg le rassura plus
ou moins en lui disant que son oncle était un homme bizarre, qui
ne pouvait jamais se décider à prendre un parti avant d'y avoir
réfléchi d'abord pendant toute une semaine.

Quant au dîner au château, il était trop tard pour l'ajourner ou le
contremander. Si la réponse du marquis n'arrivait pas avant le jour
fixé, on ne parlerait pas encore du mariage; dans ce cas,
cette réunion ne serait pas autre chose qu'un moyen de faire
connaissance--et même ce serait peut-être là une circonstance
favorable, attendu que plus tard l'annonce définitive du mariage
surprendrait moins les parents de M. d'Overburg et leur paraîtrait
moins extraordinaire.

Lorsque l'entrepreneur causait de ces choses avec son fils, Herman
continuait à montrer la même bonne volonté, mais aussi la même
indifférence. M. Steenvliet se figurait que cette froideur était en
grande partie simulée; car sans cela, comment expliquer que, depuis
qu'il était question de cette union, la conduite du jeune homme
se fût si profondément modifiée? En effet, pendant la dernière
semaine écoulée, Herman n'était allé que trois fois au Club; et
encore ne s'y était-il rendu que sur l'invitation de son père. Et
chaque fois il était rentré au logis avant onze heures, la tête
fraîche et l'esprit parfaitement dispos, Les autres soirées il les
avait passées dans sa chambre à lire ou à dessiner, chose qui ne
lui était plus arrivée depuis bien longtemps.

M. Steenvliet ne pouvait donc pas douter qu'Herman ne songeât
continuellement à la charmante et noble fiancée que lui donnait ce
projet d'union. Ce n'était qu'un vif et profond sentiment d'amour qui
se développait dans le cœur du jeune homme, et qu'il cherchait à
cacher aux autres et à lui-même.

Cette espérance, cette conviction, pour parler plus exactement,
réjouissait d'autant plus l'entrepreneur, qu'il croyait pouvoir
considérer la douceur, la soumission d'Herman à son égard,
comme une marque de reconnaissance pour le brillant mariage que M.
Steenvliet allait lui permettre de contracter, au prix des plus grands
sacrifices. Dans l'intervalle, Herman était retourné une fois dans
la maison de Jean Wouters. Il avait eu envie plutôt de revoir les
lieux où s'était passée son enfance, et qui lui rappelaient des
souvenirs si chers à son cœur. Herman choisit pour sa seconde visite
un dimanche après-midi, afin de rencontrer le vieux charpentier au
logis.

Il fut reçu par le vieillard, par Lina et par sa mère avec une
cordialité et une amabilité qui n'avaient rien de contraint. La joie
de ces gens simples fut grande, lorsqu'ils apprirent de sa bouche
que, depuis sa dernière visite, il ne s'était pas seulement abstenu
d'aller à l'_Aigle d'or_, mais qu'il n'avait pas une seule fois pris
assez de vin pour être plus animé que d'habitude.

C'était à eux, à leurs sages et bienveillants conseils, qu'il
devait ce bonheur, oui, ce bonheur inappréciable, car c'était
maintenant seulement qu'il vivait en paix avec sa conscience, qu'il
avait l'esprit calme, le cœur content, et que l'avenir lui souriait
de nouveau...

Quoi qu'il pût lui advenir par la suite, il n'oublierait jamais
ce bienfait... Ils étaient pauvres; l'argent avait pour lui peu de
valeur. Il pouvait dissiper des milliers de francs pour satisfaire une
fantaisie; mais il n'osait pas leur offrir de l'argent, car il pensait
là-dessus comme maître Wouters, et il craignait que, si l'argent
s'en mêlait, il ne vînt diminuer leur estime réciproque, et
flétrir peut-être, ou du moins altérer dans sa pureté, leur
amitié désintéressée. Conséquemment, quoi qu'il fût tout dispos
à leur donner de l'or, beaucoup d'or même, pour les récompenser,
il leur déclara que de son propre mouvement, il ne leur ferait jamais
une pareille offre.

Cette manière de voir plut tellement à l'honnête ouvrier, qu'il
avait les yeux humides de larmes en serrant la main du jeune homme, et
qu'il le remercia avec effusion de ses bons sentiments à leur égard;
car vraiment, s'il avait osé leur offrir de l'argent, ne fût-ce
qu'une simple pièce d'or, il l'aurait prié, ou plutôt il lui
aurait enjoint de passer désormais devant la porte de leur humble
maisonnette.

Ils étaient donc enchantés l'un de l'autre, et se remirent à parler
du temps passé, lorsqu'ils demeuraient tous à Ruysbroeck, sauf le
grand-père, et qu'Herman et Lina étaient d'inséparables compagnons
de jeu. En évoquant ces souvenirs tantôt ils riaient et battaient
gaiement des mains, tantôt leurs yeux se mouillaient de douces larmes
d'émotion. Herman se sentait comme emporté dans un monde enchanté.
Il redevenait enfant, courait à la ronde, encore mal affermi sur ses
petites jambes, et tenant la petite Caroline par la main, au milieu
d'une nature aimable et riante, avec un soleil plus chaud, un air plus
doux, des fleurs plus odorantes, et où les sources du bonheur et de
la force n'étaient pas l'argent, mais la pureté de l'âme, la bonté
du cœur et l'amour du prochain.

Il resta pour prendre le café de l'après-midi avec ses amis pauvres,
mais nobles à ses yeux; il mangea encore avec le même plaisir des
tartines de pain de seigle, et parla, à cette occasion, de sa bonne
mère, avec un si vif regret et une tendresse si touchante et si
communicative, que ses auditeurs avaient toutes les peines du monde à
se retenir de pleurer.

Puis il parla de son futur mariage, et répondit aux questions de Lina
et de sa mère que sa fiancée, quoique fille d'une baronne, était
une jeune fille simple, affable et intelligente. A la vérité elle
n'avait pas des joues fleuries comme une personne dont le sang est
tonifié par le soleil, le grand air et le travail des champs; mais
elle était bien faite, distinguée, élégante, pleine de charme dans
ses manières, dans sa démarche et dans son langage. Il n'éprouvait
pas pour elle une inclination particulière; mais comme son père
y tenait si fort et que, d'ailleurs, ce mariage le retiendrait
probablement, lui Herman, de retomber dans cette vie de dissipation
dont il avait horreur aujourd'hui comme d'une chose vile et
méprisable, il accepterait cette union disproportionnée, quoi qu'il
n'espérât pas y trouver une vie agréable.

Lina et ses parents s'efforcèrent de le consoler et de l'encourager.
D'après leur sentiment, son inquiétude était sans aucun fondement.
Comment pouvait-il craindre de n'être pas heureux avec une fiancée
noble et riche qu'il dépeignait lui-même comme aimable, douce et
distinguée. Et quant à l'amour, il viendrait insensiblement, de
lui-même.

Là-dessus, Herman avait secoué la tête et poussé un profond
soupir, sans répondre un mot.

Ils se levèrent de table. Jean Wouters voulut montrer à Herman le
verger et le potager. On se promena pendant quelque temps dans les
sentiers du petit jardin, on cueillit çà et là une fleur, qui
rappela naturellement aux deux jeunes gens les doux souvenirs de
leur heureuse enfance, on causa, on rit, joyeusement et naïvement,
jusqu'à l'heure où les approches du soir firent sentir à Herman
que sa visite avait assez duré. Il se leva et annonça qu'il allait
retourner à Bruxelles.

--Quand pouvons-nous espérer que monsieur Herman nous honorera d'une
nouvelle visite? demanda Lina en lui adressant un regard suppliant.

--Ah! répondit-il, un pareil après-dîner d'intime et amicale
causerie a plus de prix pour moi que toutes les fêtes et les plaisirs
coûteux du soi-disant grand monde. Vous revoir, bonnes gens, pouvoir
passer de temps en temps quelques instants en votre réconfortante
compagnie, cela seul, j'en suis convaincu, me donnerait la force de
ne pas retomber dans les excès de ma vie désespérée; mais je n'ose
vraiment pas vous demander la permission...

--Vous serez toujours le très bien venu chez nous, Monsieur, dit le
charpentier.

--Votre visite nous honorera et nous fera plaisir, ajouta la veuve.

--N'oubliez pas, monsieur Steenvliet, que vous m'avez sauvé la
vie, et que nous vous devons, pour cela seul, une reconnaissance
éternelle, dit la jeune fille d'un ton très sérieux.

--Soit, Lina, répondit le jeune homme avec un doux sourire. Et
maintenant, vous voulez, à votre tour, sauver mon âme, n'est-ce pas?
Ne secouez pas la tête, je pénètre votre généreuse intention.
Si vous atteignez votre but, lequel de nous deux devra le plus à
l'autre? Allons, allons, il vaut mieux ne pas discuter là-dessus.
Bonjour, au revoir!

Herman reprit, les pas et le cœur légers, le chemin de terre qui
conduit à Loth. Il se frottait les mains, murmurait des phrases
joyeuses; il avait devant les yeux les images de Jean Wouters et de
sa fille, mais surtout l'image de Lina qui le précédait en lui
souriant.

Cela l'amena à la fin à faire cette réflexion, qu'il était né
bien certainement pour la vie simple et tranquille de la campagne.
Et maintenant il allait se marier avec une jeune fille noble qui ne
chercherait son bonheur que dans une vie de luxe. Ce n'était
pas l'amour qui les avait poussés l'un vers l'autre; elle ne lui
apportait rien que ses quartiers de noblesse; lui, pas autre chose que
les richesses paternelles... Pour d'autres, une pareille union était
peut-être désirable; mais pour lui, il n'y paraissait destiné ni
par la volonté de Dieu, ni par sa nature intime. Mais quoi qu'il en
fût, il avait promis à son père d'accepter la main de Clémence de
bonne volonté, et il voulait tenir sa promesse. D'ailleurs, c'était
encore le mieux qu'il eût à faire, car sans cela sa triste vie
devenait encore inutile et sans but comme auparavant.

Ces pensées occupèrent son esprit jusqu'au moment où il descendit
du train à Bruxelles, et où il se disposait à rentrer en ville.

Mais alors il sentit tout à coup que quelqu'un lui frappait sur
l'épaule. Il se retourna et vit un homme d'une forte corpulence,
avec des joues rouges et bouffies, portant une blouse bleue et une
casquette en peau de loutre. C'était Pierre Mol, l'aubergiste de
l'_Aigle d'or_, qui lui prit familièrement la main en lui disant:

--Ah! ah! c'est vous, monsieur Herman. Bien le bonjour. Que diable,
vous avez une mine excellente; êtes-vous tout à fait guéri?

--Guéri? répéta le jeune homme avec étonnement. Dieu soit loué,
je n'ai pas été malade, maître Mol. Pourquoi me demandez-vous cela?

--Mais, parce que vous n'avez pas assisté à la fête de mercredi
dernier. On vous a attendu si longtemps! Notre Isabelle aurait bien
pleuré de ne pas vous voir... Ç'a été vraiment un banquet royal.
Mais à cause de votre absence on ne s'est pas trop amusé. Je m'en
suis bien aperçu à ma cave: on n'a pas bu seulement une bouteille
de champagne par tête, et à dix heures tout le monde était déjà
parti. C'est vous, monsieur Herman, qui êtes le grand boute-en-train,
et quand vous n'êtes pas là, cela ne va pas du tout... Deux jours
après, M. Dalster nous a dit que vous étiez malade, et qu'on ne vous
avait pas encore vu au Club. Notre Léocadie ne cesse pas de marcher
la tête basse, et notre Isabelle pleure quand elle est seule.
Oui, vous comprenez cela, n'est-ce pas? La pauvre fille vous est si
attachée, si dévouée, que pendant des journées entières elle ne
pense qu'à vous.

--A moi? s'écria le jeune homme stupéfait et quelque peu indigné.
Isabelle pense à moi? Je voudrais bien savoir pourquoi.

--Allons, allons, fine mouche, répondit Pierre Mol en riant, ne
faites donc pas l'innocent. Vous savez parfaitement que notre Isabelle
n'est heureuse que lorsqu'elle vous voit.

--Moi? grommela Herman, je n'en sais rien du tout.

L'aubergiste pencha sa tête sur l'épaule d'Herman et lui souffla à
l'oreille:

--Avez-vous donc déjà oublié ce que vous disiez à Isabelle? Vous
lui avez avoué que vous ne pouviez pas la regarder sans que votre
cœur se mît à battre... Et naturellement la pauvre enfant a fini
par raffoler tout à fait de vous.

--Ah çà, maître Mol, interrompit Herman sans chercher à dissimuler
sa mauvaise humeur, je vous prie de ne pas m'ennuyer davantage avec
vos ridicules bavardages. Je ne sais qu'une chose, c'est que vos deux
filles--Léocadie aussi bien qu'Isabelle,--nous flattent et excitent
notre amour-propre pour nous engager à boire à l'envi et a dépenser
le plus d'argent possible. Tout ce que j'ai consommé ou cassé chez
vous, je l'ai payé; par conséquent nous sommes absolument quittes.
Passez donc votre chemin et laissez-moi tranquille.

Pierre Mol retint le jeune homme par le bras; Herman, de crainte
d'ameuter les curieux, ne voulut pas employer la violence pour se
débarrasser de cet importun personnage.

--Mais, monsieur Herman, consolez-moi donc un peu, je vous en prie,
dit l'aubergiste d'un ton obséquieux. Avant-hier le chevalier Van
Beverhof est venu chez nous. Il nous a fait beaucoup de peine à tous
eu nous affirmant que vous ne viendriez plus jamais à l'_Aigle d'or_!
Ce n'était qu'une plaisanterie, il nous a trompés, n'est-ce pas?

--Je n'ai jamais rien dit de pareil, répondit Herman, mais j'entends
être entièrement libre de mes actions, et je n'ai de comptes à en
rendre à personne.

--Ah! Monsieur, je vous en prie, ayez pitié de moi et de mes enfants!
Si vous ne venez plus chez nous, je suis tout à fait perdu. Ces
nobles jeunes gens, vos amis, cesseront également de venir, et ainsi
tout le vin dont j'ai rempli ma cave me restera pour compte. Soyez
généreux, Monsieur, promettez-moi de venir encore dans mon auberge.

--Eh bien, oui, si j'en ai l'occasion. Adieu! grommela Herman, en
s'éloignant en toute hâte.

Il sauta dans une voiture de place et ordonna au cocher de le conduire
rue de la Loi.

Chemin faisant il réfléchit aux étranges paroles de Pierre Mol.
Isabelle éprouverait pour lui une inclination particulière, et
même, pour employer le mot propre, un véritable amour? Que pouvait
bien signifier ce mot-là dans la bouche de jeunes filles qui
adressaient en même temps leurs sourires à vingt jeunes gens
différents, comme un appât pour les décider à s'amuser et à
dépenser de l'argent? Si jamais il avait dit à Isabelle, même
en plaisantant, quelque chose qui fût de nature à lui donner le
ridicule espoir d'être distinguée par lui, la sympathie de la jeune
fille se comprendrait. Mais il ne lui avait jamais rien dit de pareil.
Ce n'était donc encore qu'un prétexte inventé par le rusé père
Mol pour flatter la vanité du jeune homme, et le ramener ainsi
à l'_Aigle d'or_. Mais cette ruse ne pouvait pas réussir; si,
précédemment, il n'avait ressenti ni sympathie ni estime pour
les filles intéressées de l'aubergiste, maintenant que ses yeux
s'étaient ouverts, il n'avait plus pour elles que de l'aversion et du
mépris.

L'amour, pensait-il, est bien certainement l'effluve qui s'exhale
d'une âme encore pure; une attraction inconsciente, une abnégation
candide et désintéressée; mais il y a, auprès du cœur de l'homme,
un démon jaloux pour ternir la pureté de cette flamme ou pour
l'étouffer tout à fait: l'or, l'idole matérielle, qui fausse et
corrompt tout.

La voiture, en s'arrêtant rue de la Loi, coupa court à ces
rêveries. Les becs de gaz étaient déjà en partie allumés.

Il paya le cocher et entra sous la porte cochère. Le domestique de
M. Steenvliet, Jacques, vint à sa rencontre et lui annonça que son
père désirait lui parler.

Lorsqu'il fut entré dans le cabinet, M. Steenvliet lui dit:

--Herman, j'ai reçu des nouvelles de Monaco. M. d'Overburg est venu
et m'a montré la lettre.

--Et le marquis de la Chesnaie consent-il à mon mariage, mon père?

--Oui; mais comment cette affaire se terminera-t-elle, voilà la
question. Le marquis doit être un homme hardi autant qu'orgueilleux
pour oser donner une semblable réponse; mais en tout cas ce n'est pas
la faute du baron d'Overburg, qui en est encore plus affligé que moi.

--Affligé? Les nouvelles sont-elles donc mauvaises?

--Pas précisément mauvaises, Herman, mais elles ne sont pas comme
je les aurais souhaitées, Asseyez-vous là, je vais vous expliquer
la chose. Le marquis écrit que le projet d'une pareille
mésalliance,--il dit «mésalliance»! l'afflige au plus haut point;
mais que comme Clémence pense que ce mariage la rendra heureuse, et
que, d'autre part, il en reconnaît lui-même la nécessité, il est
prêt à y donner son consentement dès qu'il se sera personnellement
convaincu que tout ce que son neveu le baron lui a écrit à ce sujet
n'est ni mal fondé ni exagéré. A cet effet il viendra lui-même à
Bruxelles... dans trois semaines! Car bien que sa santé soit
beaucoup meilleure maintenant, le médecin de Monaco le menace d'une
inévitable rechute, si pendant près d'un mois encore il ne continue
pas à prendre des bains chauds d'eau de mer. Le marquis défend
strictement à son neveu, et sur un ton d'autorité qu'il suppose
irrésistible, de faire ou de décider rien concernant ce mariage
avant qu'il soit venu en personne donner son consentement. Ainsi,
encore un mois de délai assurément. Comment trouvez-vous cela,
Herman?

--Eh bien, pour vous dire la vérité, mon père, répondit le jeune
homme, je trouve cela une circonstance heureuse.

--Comment, une circonstance heureuse?

--C'est naturel, mon père; on ne passe pas sans hésitation de la vie
libre de jeune homme dans la chaîne indissoluble du mariage. Ce mois
de répit me permettra de m'habituer à l'idée de mon nouvel état.

--Vous n'espérez ou vous ne désirez pas cependant que votre mariage
échoue?

--Oh! non, pas cela, mon père.

--Du reste, cela y ferait peu de chose. Je me suis mis fermement dans
la tête que vous deviendrez l'époux de mademoiselle Clémence... Et
cela se passera comme ça, malgré le monde entier. J'ai votre parole,
et quant aux autres, je les tiens tous dans ma main grâce à mon
argent.

--Ne vous fâchez pas, mon père; puisque le marquis écrit qu'il
consentira...

--Oui, mais cette méfiance et ces délais m'humilient et m'énervent.
M. de la Chesnaie veut probablement prendre d'abord des informations
pour s'assurer que ma fortune n'est pas une illusion. Eh bien soit,
qu'il vienne!... Ah! oui, j'oublie de vous parler du dîner qui a lieu
au château après-demain. Pour obéir au vœu, ou plutôt à l'ordre
du marquis, nous sommes convenus qu'à cette fête il ne sera pas
encore fait allusion au mariage projeté. Vous y verrez votre fiancée
et vous ferez plus ample connaissance en causant avec elle; mais
vous devez également éviter tous les deux de parler de mariage.
Aurez-vous bien assez d'empire sur vous-mêmes?...

--Oh! rien de plus facile, mon père.

--Eh bien, alors c'est parfait. Mais je veux vous donner encore un
autre conseil. Cette entrevue peut avoir des conséquences graves,
Vous devez tâcher de produire une impression favorable sur Clémence
et sur ses nobles parents. Quoi qu'on on dise, c'est d'après son
plumage qu'on juge l'oiseau. Apportez le plus grand soin à votre
toilette, et n'épargnez pas l'argent.

--Mais, mon père, répondit Herman, j'ai ma toilette noire de
cérémonie toute neuve, je n'ai pas besoin d'autre chose.

--Vous ferez du moins friser vos cheveux?

--Naturellement, mon père.

--Il y a quelques mois, Herman, j'ai remarqué au doigt du baron
d'Alterre un diamant qui brillait et jetait des étincelles comme un
charbon ardent. J'ai acheté une bague comme celle-là. Elle est un
peu grande pour votre doigt, mais vous irez chez le bijoutier, et la
ferez rétrécir. Ce diamant attirera tous les regards.

--Vous voulez, mon père, que je mette cette bague?

--Oui, elle attestera notre richesse.

--En cela il faut pourtant que je résiste à votre désir, mon père.
Que des personnes âgées portent de pareils joyaux, c'est peut-être
une habitude dans la haute noblesse. Mais ce que je sais fort
bien, c'est que cela ne sied pas aux jeunes gens. D'ailleurs, si
mademoiselle Clémence et les autres attendent après cela pour me
témoigner de la sympathie ou de l'estime...

--Cela suffit: assez là-dessus; je porterai moi-même la bague à mon
doigt, ça fait qu'on la verra tout de même... Dites donc, Herman, si
nous attelions nos quatre chevaux à la voiture, cela ferait joliment
de l'effet là-bas!

--Mais, mon père, les nobles convives de M. le baron ne viendront
qu'avec deux chevaux tout ou plus. Le luxe de notre train les
blesserait profondément.

--Eh bien, quel mal y aurait-il là-dedans?

--Ce n'est pas le moyen de se faire accueillir favorablement, mon
père.

--En effet, vous avez peut-être raison. Je renonce à mon idée.
Ce n'est pas pour moi que je veux convaincre tout le monde de notre
richesse. Au fond, je me moque pas mal de ce que les gens pensent de
moi; mais c'est pour vous, mon cher Herman, pour votre bonheur... Pour
finir, encore une recommandation. Le baron me fait comprendre chaque
fois que son fils Alfred n'est pas très porté pour votre mariage.
Pourquoi n'essayez-vous pas de vaincre cette résistance? Voici le
soir: allez au Club, vous y trouverez Alfred, car les membres se
réunissent aujourd'hui pour délibérer sur les courses de chevaux de
cet été.

--Je n'en ai pas grande envie, mon père.

--Pourquoi?

--Parce que M. Alfred, depuis que son père lui a parlé de mon
mariage, est visiblement embarrassé en ma présence, et qu'il
m'évite.

--Bah! bah! c'est probablement une supposition sans fondement,
Faites-moi ce plaisir, allez au Club.

--Eh bien, soit! J'y mangerai quelque chose. A tantôt, mon père, car
je n'y resterai pas tard.

Et le jeune homme sortit du cabinet, après avoir reçu une cordiale
et vigoureuse poignée de main en récompense de son bon vouloir.



VII


Le jour fixé pour le dîner au château était enfin venu.

Le temps ne paraissait guère favoriser cette fête, car tandis que
tout le monde au château était occupé,--les valets et les servantes
à la cuisine, les jeunes filles à leur toilette,--la pluie tombait
dru au dehors. On était à la fin du mois de mai; après quelques
jours des premières chaleurs de l'été, le ciel s'était couvert et
chargé d'électricité, et depuis l'aube, de gros nuages d'un noir
menaçant passaient, signalant leur passage par des roulements de
tonnerre ou par des averses.

Vers cinq heures de l'après-midi, le baron d'Overburg se tenait avec
sa femme, son fils Alfred et ses cinq filles,--parmi lesquelles il
y en avait deux presque encore enfants,--dans un salon du château,
prêts à recevoir leurs invités.

Trois de ceux-ci étaient déjà présents: le chevalier de Saintenoy,
le comte de Elsdorp et la douairière Van Langenhove; les deux
derniers si vieux, si maigres et si ridés, qu'en additionnant
leurs âges ils ne devaient pas compter moins d'un siècle et demi.
Cependant, malgré leur taille au-dessus de la moyenne, ils marchaient
la tête droite. Il y avait dans leurs paroles et dans leurs gestes
quelque chose de solennel, et lors même qu'on les eût revêtus
d'une défroque de mendiants, encore leur regard ferme et fier et la
dignité hautaine de leur attitude les aurait fait reconnaître pour
des gens de haute naissance.

Quant au chevalier de Saintenoy, il était impossible de deviner
son âge. Peut-être portait-il le poids de douze lustres; mais sa
chevelure était noire, grâce aux inventions de la chimie moderne, et
peut-être comprenait-il, comme certaines femmes, l'art de se donner
les apparences d'une interminable jeunesse. Cet homme n'avait jamais
été marié; il avait laissé échapper toutes les occasions, si
avantageuses qu'elles fussent, et toute sa vie s'était passée à
papillonner autour des femmes mariées et des jeunes filles. Aussi lui
avait-on donné le sobriquet de «voltigeur».

Et il le méritait bien, ce sobriquet, car même ici, où chacun se
tenait prêt avec une certaine gravité à recevoir les invités, le
chevalier de Saintenoy ne pouvait pas se tenir un moment tranquille.
Il allait d'une dame à l'autre, s'inclinant jusqu'à terre, même
devant les petites filles, les accablant de fadeurs et de compliments
banals, pirouettait comme un danseur sur ses talons, et s'arrêtait
devant les glaces pour s'admirer, la main sur la hanche gauche, comme
s'il portait une épée.

Un valet en livrée bleu et rouge ouvrit la double porte du salon et
annonça:

--Monsieur le marquis de Hooghe!... Monsieur le baron Van Moersbeke!

Les gentilshommes annoncés firent leur entrée, s'inclinèrent devant
chacune des personnes présentes en murmurant les saluts d'usage,
prirent place dans le cercle, et échangèrent quelques paroles
avec leurs voisins. Ils étaient vieux et gris, et même l'un d'eux
semblait ployer sous le fardeau des ans tellement il était courbé.

Quelques instants plus tard le valet annonça le nom du chevalier Van
Dievoort.

Celui-ci entra en riant, donna une poignée de main à chacun
des nobles convives--qui visiblement, ne s'y prêtaient qu'à
contre-cœur,--leur souhaita le bonjour d'une voix retentissante,
frappa familièrement sur l'épaule du vieux marquis van Elsdorp, et
félicita le chevalier de Saintenoy de la noirceur de ses cheveux à
un âge aussi respectable.

Ce gentilhomme peu poli n'était pas le bienvenu, cela se voyait du
reste; mais il était un des plus proches parents, très riche et
célibataire. Il fallait donc lui faire bon visage et bon accueil,
quoique l'on n'eût pour lui que fort peu d'estime; car dans la vie
publique il faisait cause commune avec les ennemis de la noblesse, et
se vantait d'appartenir au parti populaire ou à la démocratie.

L'entrée du chevalier avait jeté comme un froid sur la noble
assemblée. Personne ne disait plus mot, et tous semblaient plus
ou moins embarrassés. Mais comme d'ailleurs, l'heure fixée était
déjà passée, on commençait à regarder M. d'Overburg comme pour
lui demander s'il n'était pas encore temps de se mettre à table.

--Messieurs, dit le baron, j'attends encore deux invités de
Bruxelles, M. Steenvliet et son fils.

--M. Steenvliet? Qui est-ce cela? murmurèrent les assistants, qui
n'avaient peut-être jamais entendu parler de l'entrepreneur ou qui
feignaient de ne pas le connaître.

--C'est un très estimable bourgeois, reprit M. d'Overburg, riche
de nombreux millions, et qui m'a rendu de grands services. Veuillez
prendre un peu de patience, Messieurs; ce retard m'étonne de sa part.
C'est un homme très exact, et je suis sûr que dans quelques instants
il sera ici.

Les invités ne répondirent rien; mais ils se mirent a parler entre
eux à voix basse de parvenus assez mal élevés pour faire attendre
des nobles, et de millions gagnés par des moyens suspects. Le
chevalier de Saintenoy, qui connaissait mieux M. Steenvliet qu'il
n'avait voulu en convenir d'abord, dit même à l'oreille de la
douairière que l'entrepreneur millionnaire avait commencé par
être un simple ouvrier, un maçon. Cette révélation, répandue
secrètement parmi les nobles convives, provoqua de leur part un
murmure d'indignation. Seul le chevalier Van Dievoort ne paraissait ni
étonné ni mécontent.

Enfin on entendit le bruit d'une voiture dans la cour, et bientôt
après le valet annonça:

--Monsieur Steenvliet père; monsieur Herman Steenvliet.

Le baron d'Overburg, pour épargner à ses nouveaux convives la
mortification d'un premier accueil peu favorable, marcha à leur
rencontre, leur serra cordialement la main, les introduisit dans
le salon, et les présenta à chacun de ses invités comme ses amis
particuliers.

M. Steenvliet s'excusa de son arrivée tardive; c'était, dit-il, la
faute d'un de ses valets d'écurie qui avait mal serré l'écrou d'une
des roues de sa voiture, ce qui leur avait presque causé un accident
en route: heureusement un maréchal-ferrant avait pu réparer le mal.
C'est ce qui les avait mis en retard.

L'entrepreneur, flatté et encouragé par les démonstrations
d'amitié de M. d'Overburg, parlait librement et à voix haute, et
racontait sa mésaventure avec beaucoup de paroles auxquelles les
autres ne paraissaient prêter que peu d'attention; il y en avait
même qui affectaient de regarder d'un autre côté, comme si
les explications du bourgeois enrichi leur étaient absolument
indifférentes.

Pendant ce temps, Herman regardait Clémence qui paraissait maladive.
Lorsqu'il l'avait saluée à son entrée, elle lui avait rendu son
salut d'une façon aimable, mais néanmoins très brève. Maintenant
elle tenait les yeux baissés et semblait éviter son regard. Elle
était visiblement confuse ou embarrassée, la pauvre jeune fille;
mais pourquoi? Craignait-elle, en présence de tous ses parents,
de laisser deviner le secret qui lui avait été si strictement
recommandé? C'était probablement là la cause, car Alfred lui-même
se tenait coi et réservé, comme s'il voulait dissimuler qu'il
connaissait particulièrement Herman et que depuis longtemps ils
étaient camarades de plaisir.

Sur un signe de la baronne la double porte de la salle à manger
s'ouvrit, et un maître-d'hôtel cria:

--Monsieur le baron est servi.

Avec une sollicitude qui s'expliquait facilement, madame d'Overburg
s'était tenue à côté de l'entrepreneur, et au moment de passer
dans la salle à manger, elle lui demanda son bras, avant qu'aucun
autre invité eût pu le prévenir.

Le cœur de M. Steenvliet se gonfla de joie et d'orgueil; il poussa
son fils en avant en lui disant que c'était à lui à conduire
mademoiselle Clémence dans la salle à manger.

Herman s'avança pour suivre le conseil de son père; mais le
chevalier de Saintenoy le prévint, et offrit le bras a Clémence au
moment même où Herman s'inclinait devant elle pour lui offrir le
sien. Pendant ce temps les autres invités avaient déjà ouvert la
marche: la douairière conduite par le comte Van Elsdorp, la sœur
puînée de Clémence par le baron de Moersbeke, puis le marquis de
Hooghe et le chevalier Van Dievoort.

Il ne restait plus personne qu'une fillette de douze ou treize ans
qui, lorsque Herman voulut lui offrir le bras, le laissa en plan et
courut en riant rejoindre les autres convives dans la salle à manger.

Chacun d'eux s'assit à la place que lui indiquèrent M. et madame
d'Overburg, et lorsqu'ils furent tous assis, voici dans quel ordre ils
étaient placés:

Au milieu de la table, à la droite de l'amphitryon, la douairière
Van Langenhove, entre celle-ci et l'une des jeunes demoiselles
d'Overburg, Herman Steenvliet. A la gauche du baron, l'entrepreneur,
une autre jeune fille et le chevalier Van Dievoort.

De l'autre côté de la table, en face de son mari, la baronne
d'Overburg avait à sa gauche d'abord le marquis de Hooghe, puis
Clémence et à côté de celle-ci le chevalier de Saintenoy,
surnommé le voltigeur. Les autres convives et les parents du baron
avaient pris place à table selon leur fantaisie.

Herman était donc assis en face de celle qui devait être sa
fiancée. Vu la distance qui les séparait, il n'était pas obligé,
par la bienséance, de causer beaucoup; mais il pouvait cependant, si
l'envie lui en prenait, échanger de temps en temps quelques paroles
avec elle, en élevant un peu la voix. Il comprenait les raisons et la
prudence de cet arrangement et il l'approuvait intérieurement.

Pour ce qui regarde M. Steenvliet, celui-ci se sentait transporté
au septième ciel. Assis à la droite du baron, il occupait la place
d'honneur avant tous les nobles invités présents à ce banquet.
Si le brillant mariage qu'il espérait pour son fils était une des
causes principales de la joie et de la fierté qui rayonnaient sur
son visage, d'autre part l'amour-propre flatté et la satisfaction
personnelle n'y étaient certes pas étrangers. Il était honoré
au-dessus de gentilshommes illustres par leur naissance, lui, l'ancien
ouvrier, enrichi par le travail. N'y avait-il pas de quoi être fier?

Le service commença. On ne parlait presque pas. Cela n'était pas
étonnant, d'ailleurs; la plupart des convives étaient de vieilles
gens, sérieux et naturellement réservés... et qui sait si
l'intrusion d'un parvenu et l'amitié que lui témoignait le baron,
ne les avait pas blessés et rendus muets? En tous cas, on n'a pas
l'habitude de causer beaucoup au commencement d'un dîner, si ce n'est
à voix basse avec ses voisins. La satisfaction de l'appétit a le pas
sur les attraits de la causerie.

Herman tournait souvent ses regards du côté de Clémence et il
épiait toutes les occasions de lui adresser la parole. Quand la
politesse ne permettait pas à la jeune fille de se taire, elle lui
répondait avec affabilité et le remerciait même d'un sourire, mais
ce sourire s'effaçait aussitôt, comme s'il n'était qu'une pénible
contraction nerveuse.

Pendant qu'Herman se demandait à part lui quelle pouvait être la
cause de cette singulière manière d'être, il remarqua, à son grand
étonnement, que mademoiselle Clémence, lorsqu'elle causait avec son
voisin le chevalier de Saintenoy, parlait beaucoup plus librement et
que le sourire ne disparaissait pas sitôt de ses lèvres.

Qu'est-ce que cela pouvait bien signifier? Son cœur ne pouvait
cependant éprouver aucune sympathie pour ce vieux hobereau teint et
maquillé. C'était donc sa présence à lui, Herman. qui seule
la rendait confuse. Il le comprenait bien, et même il le trouvait
naturel, car la réserve et la discrétion qu'on leur avait imposées,
devaient être pour la jeune fille une pénible contrainte qui lui
enlevait, vis-à-vis de lui du moins, toute liberté d'attitude et de
langage.

Quant à lui-même, cette réserve obligée l'aurait peu gêné; mais
la conduite de Clémence à son égard le rendait également plus
ou moins confus, et il commençait à reconnaître que ce dîner de
cérémonie n'aurait rien de bien amusant pour lui.

Pour ne point paraître stupide ou mal élevé, il tenta d'adresser
une humble demande à sa voisine la fière douairière Van Langenhove.
Elle fit d'abord comme si elle ne l'entendait pas; puis elle lui
répondit d'un ton si bref et si sec, que le jeune homme, froissé, se
détourna d'elle et parut donner toute son attention aux plats que les
valets lui présentaient.

Ne sachant à quoi occuper son esprit, il se mit à regarder autour de
la salle à manger et à examiner tout ce qui s'y trouvait.

L'appartement était richement décoré, mais tout ce qui le
garnissait avait un cachet d'antiquité. Ni les tentures, ni
les rideaux, ni les tapis, ni les meubles, ni la garniture de la
cheminée, ni même le surtout et le service de table n'avaient la
forme du siècle actuel; rien de tout cela n'était moderne. Dans
le fond de la salle, entre quelques portraits de généraux, de
gouverneurs et de diplomates, brillait un trophée d'armes composé
d'épées, de boucliers, de casques, d'armures et de hallebardes,
dont l'aspect évoqua dans l'esprit d'Herman les merveilleux romans de
chevalerie qu'il avait lus dans sa première jeunesse.

Il reporta ensuite ses regards sur la table et lorsqu'il eut
également contemplé l'un après l'autre tous les convives, un
sourire aigre plissa le coin de ses lèvres. Il se dit en lui-même
qu'il se trouvait là dans un milieu où tous, les hommes et les
choses, appartenaient à un monde vieilli... Et c'est dans ce monde,
si antipathique à sa nature et à son origine, qu'il devrait passer
sa vie! Cette pensée le fit frémir: ce fut avec un sentiment de
tristesse qu'il reprit son couteau et sa fourchette pour découper le
morceau de faisan qu'on venait de lui servir.

Le dîner approchait insensiblement de sa fin et les nobles convives,
réchauffés par quelques verres d'un vin généreux, devenaient
plus communicatifs. Il y en avait même deux ou trois parmi eux qui
commençaient à parler si haut qu'on pouvait les entendre d'un bout
à l'autre de la table.

--Eh quoi! madame la douairière, s'écriait le marquis de Hooghe,
vous souriez et vous paraissez douter du sérieux de mes paroles!
Je répète et j'affirme encore que le comte du Wargnies, dont le
portrait pend à la muraille là, derrière moi, était l'ami intime
d'un de mes ancêtres. Ils portaient tous deux, comme pages d'honneur,
la traîne de la robe de l'infante Isabelle, à l'occasion de
son entrée solennelle à Bruxelles, en 1599. Je trouve cette
particularité dans les archives de ma famille.

--Eh bien, soit, marquis, je vous crois, répondit la douairière,
mais alors tous les deux auront assurément connu le comte Van
Langenhove, qui était attaché en qualité de Grand-Louvetier à la
cour de son royal époux, l'archiduc Albert.

L'affaire était en train maintenant. Chacun des nobles invités sut
conduire la conversation de telle sorte qu'elle lui fournît, comme
par hasard, l'occasion de mettre sur le tapis ses illustres aïeux. Le
chevalier prétendit qu'en 1542, à la bataille de Pavie, un Saintenoy
aida à faire prisonnier François Ier, roi de France.

Un comte Van Elsdorp avait été présent, en 1419, à l'assassinat de
Jean-sans-Peur, à Montereau.

Et, remontant plus haut encore dans l'histoire du temps passé, le
baron de Moersbeke soutint qu'en 1270, un de ses ancêtres avait été
au siège de Tunis avec saint Louis, et qu'il aida même à fermer les
yeux du roi, lorsque celui-ci fut emporté par la peste.

On raconta des exploits héroïques; on parla de services éclatants
rendus à la patrie, de batailles gagnées, de traités de paix
conclus, et de plus personne n'oublia de rappeler les illustres
alliances de sa race, pour prouver qu'il était en possession d'un
nombre respectable de quartiers de noblesse. Ils mettaient dans
le dénombrement de ces particularités tant d'amour-propre et
d'animation, qu'ils ne trouvaient ni le temps ni l'occasion de
parler d'autre chose, même pour les demoiselles, qui n'écoutaient
peut-être pas sans ennui cette leçon d'histoire et de généalogie.

M. Steenvliet, au contraire, semblait s'amuser beaucoup, et ne se
privait point, dans son imperturbable attention, de manifester
de temps en temps son approbation par de petits cris admiratifs.
L'amitié du baron d'Overburg et ses vins vieux l'avaient mis en belle
humeur.

Il n'en était pas de même de son fils: celui-ci, assis entre
la hautaine douairière,--qui se comportait comme si elle avait
complètement oublié qu'il était assis à côté d'elle,--et une
fillette, une enfant, qui paraissait avoir peur de lui, était dans un
grand embarras pour se donner une contenance. D'ailleurs, quoique les
causeurs ne le fissent certainement pas avec intention, tout ce qu'il
entendait était une désapprobation implicite, mais sévère, de
son futur mariage, et une pénible humiliation pour lui qui, en fait
d'ancêtres, ne pouvait en produire d'autres que son grand-père,
lequel avait été également un simple maçon.

Il remarqua que Clémence ne ressentait pas moins que lui les piqûres
que leur faisaient ces vantardises sur les naissances illustres et
les nobles alliances. La jeune fille, depuis le commencement de
cet entretien, était devenue beaucoup plus triste, malgré les
compliments flatteurs que ne cessait de lui adresser le cérémonieux
chevalier de Saintenoy. Herman entendit même Clémence répondre à
une question du chevalier, qu'elle ne se sentait pas très bien, et
qu'elle avait un peu mal à la tête.

Précisément le marquis de Hooghe venait de prétendre qu'il
pouvait prouver qu'un de ses ancêtres était monté sur les murs de
Jérusalem en même temps que Godefroid de Bouillon, lorsque le sire
Van Dievoort s'écria en riant:

--Bah! tout cela, c'est des sottes histoires! Que m'importe que mes
ancêtres aient ou n'aient pas été louvetiers, ambassadeurs ou
porte-queue de Charlemagne ou de Jacqueline de Bavière? On est ce
qu'on est, et non pas ce que d'autres ont été avant nous. Si l'un
de nous était venu au monde à Constantinople, il aurait certainement
été Turc. Nous, les Dievoort, nous sommes Bruxellois de père en
fils. En 1700, mes parents étaient encore tisserands. Mon grand-père
était, en 1740, doyen de sa corporation, et parce que sa grande
fortune lui permit de tirer d'embarras le prince de Kaunitz,
chancelier de Marie-Thérèse, l'impératrice lui octroya des lettres
de noblesse. Oui, oui, je descends d'une famille d'ouvriers, et je
m'en vante.

Un vif murmure de désapprobation accueillit cet étrange langage.
Ceux qui avaient quelque chose à attendre de la succession de M.
Van Dievoort se taisaient et dévoraient leur dépit. Mais ceux qui
étaient entièrement indépendants ne lui ripostèrent qu'avec plus
d'indignation.

--Dites tout ce que vous voudrez, répondit-il avec chaleur, les
mérites personnels sont les plus beaux titres de noblesse. Voici
M. Steenvliet, qui possède beaucoup de millions. Il a commencé par
être ouvrier... maçon, je crois. Eh bien, personne ne lui a rien
laissé; par sa propre intelligence, par son propre travail, il
a gagné sa grande fortune. C'est à des hommes tels que lui que
j'accorde surtout mon estime... et pour preuve, voici ma main,
monsieur Steenvliet, la main d'un véritable ami.

L'entrepreneur, touché jusqu'aux larmes, saisit la main qui lui
était tendue, et la serra avec reconnaissance.

Le dépit, l'indignation ou le regret se lisaient sur la figure de
tous les autres. Mais le sentiment des convenances les empêchait de
donner cours à leur colère à voix haute. La vieille douairière
grommelait à voix basse qu'on l'avait entraînée dans un affreux
piège; le comte Van Elsdorp murmurait que la place n'était pas
tenable pour un gentilhomme qui se respecte; M. d'Overburg était
confus et consterné.

Heureusement la baronne avait mieux conservé sa présence d'esprit.
Elle jeta un coup d'œil à travers la table, et voyant que l'on
était à la fin du dessert, elle se leva et pria les convives de la
suivre dans un autre salon pour prendre le café. Elle interrompit
ainsi cette conversation pleine de dangers.

Dans le salon, où le café était servi, le sire Van Dievoort fut
bloqué dans un coin par ses contradicteurs les plus acharnés et la
discussion parut y continuer, quoique sur un ton plus calme.

Madame d'Overburg fit asseoir sa fille près d'elle, et montra à
Herman un siège à côté de Clémence, en l'invitant d'un signe à y
prendre place.

Bien qu'il en eût peu d'envie, il obéit par politesse, et adressa,
avec une grande liberté d'esprit, quelques phrases banales à la
jeune fille.

D'abord elle parut frémir, et ce qu'elle répondit n'était pour
ainsi dire qu'un inintelligible murmure. Mais lorsqu'elle s'aperçut
que le fiancé qu'on lui destinait ne parlait que de choses
indifférentes, et qu'elle crut être assurée qu'elle n'avait
à redouter de sa part ni avances, ni paroles indiscrètes, son
inquiétude se dissipa complètement.

A partir de ce moment la jeune fille se montra fort aimable pour lui,
et parut prendre plaisir à sa conversation,--ou peut-être ne le
feignait-elle que par pure politesse.

Ce qu'ils se disaient ne signifiait pas grand'chose; ils parlaient
du mauvais temps, des prochaines courses de chevaux, du dernier
Longchamps et des modes nouvelles qu'on y avait remarquées.
Prenaient-ils plaisir à se trouver ensemble! Il eût été difficile
de le dire. Quoi qu'il en fût, il y avait près d'une demi-heure
qu'ils étaient en conversation suivie, lorsque la baronne jugea
probablement qu'il était temps d'interrompre poliment ce long
entretien qui pouvait blesser ses parents. Elle se leva et dit à
Clémence:

--Venez, ma fille, M. Herman nous excusera, la douairière nous a
déjà deux fois fait signe qu'elle a quelque chose à nous dire.

En achevant ces mots elle s'éloigna avec Clémence pour se rendre
auprès de la vieille madame Van Langenhove.

Herman comprit parfaitement ce que cela signifiait; on lui avait
accordé cette courte conversation avec sa future femme par
bienveillance, par condescendance pure; mais maintenant c'était
assez, il ne pouvait plus, sans inconvenance, causer avec Clémence de
toute la soirée.

Pour se donner une contenance au milieu de la noble compagnie, il
se tourna successivement vers Alfred, vers chacune de ses sœurs,
et même vers quelques-uns des vieux gentilshommes; mais tous lui
répondirent à peine par un oui ou par un non et se détournaient le
plus vite possible dès qu'ils le pouvaient sans se montrer grossiers.

Cela le blessa profondément et fit descendre comme un sombre nuage
sur son esprit; mais ce qui l'attristait plus encore, c'était de
voir que son père s'était laissé entraîner par M. Van Dievoort
à prendre part à la discussion sur la noblesse de naissance et les
mérites personnels. Il entendait même son père déclarer hautement
qu'il était fier d'avoir été un ouvrier; et il remarqua en même
temps que le comte Van Elsdorp, le marquis de Hooghe et la douairière
Van Langenhove, mécontents et dépités, rapprochaient leurs trois
vénérables têtes comme pour comploter quelque chose.

Le comte sortit du salon presque à la dérobée, et rentra de même
un instant après.

Quelques minutes plus tard un valet ouvrit la porte et annonça:

--Les voitures de M. le comte, de M. le marquis et de madame la
douairière sont avancées.

Le baron d'Overburg pâlit. C'était une conspiration pour lui faire
sentir qu'il avait eu tort de réunir ses parents avec des gens de
basse extraction et de mauvais esprit. Néanmoins, par politesse, il
s'efforça de retenir le comte et le marquis, et eux, par convenance,
exprimèrent le sincère regret qu'ils éprouvaient de devoir le
quitter si tôt; mais la pluie, l'obscurité, l'orage qui menaçait
et le mauvais état des chemins, les forçaient de prendre congé plus
vite qu'ils n'auraient voulu.

Et en effet, après avoir serré la main à tout le monde, excepté
au sire Van Dievoort, à M. Steenvliet et à son fils, qu'ils se
bornèrent à saluer d'un simple mouvement de tête, ils sortirent
du salon... Quelques minutes après un bruit de roues roulant sur le
pavé annonça que les voitures s'éloignaient du château.

Le baron d'Overburg prit M. Steenvliet à part pour le convaincre que
les paroles imprudentes de M. Van Dievoort était la seule cause du
brusque départ de ses orgueilleux parents. Il n'eut pas beaucoup de
peine à persuader l'entrepreneur, car celui-ci se sentait si heureux
et si fier de sa belle soirée, passée au milieu de convives d'une
naissance illustre, qu'il eût supporté de bien plus graves offenses
sans pouvoir ou sans vouloir les remarquer.

Pendant ce temps Herman, à la clairvoyance duquel rien n'échappait,
se tenait dans un coin, réfléchissant à tout ce qui venait de se
passer. Il souriait lorsque quelqu'un lui adressait la parole; il
causa même un court instant; mais il avait la honte et l'amertume au
fond du cœur.

En ce moment le valet cria de nouveau:

--La voiture de M. le baron de Moersbeke est attelée.

Pendant que chacun s'approchait de ce gentilhomme pour lui souhaiter
un bon retour et lui manifester le regret de le voir partir de si
bonne heure, Herman rejoignit son père et lui dit tout bas:

--Il est temps que nous partions d'ici, mon père; tout le monde s'en
va; nous ne pouvons pas rester les derniers, cela ne serait ni poli,
ni digne. Je vous en prie, permettez-moi de faire atteler notre
voiture.

L'entrepreneur fit d'abord quelques objections, mais il se laissa
bientôt persuader, et donna à son fils l'autorisation demandée.

--Vous aussi, mon bon monsieur Steenvliet, vous voulez déjà nous
quitter? lui dit le baron d'Overburg. Cela me fait beaucoup de
peine, croyez-le bien. Mais vous avez peut-être raison. Des éclairs
commencent à briller à l'horizon; il y a un nouvel orage dans l'air.
Mais il est encore bien loin, et vous pourrez être chez vous avant
qu'il éclate.

M. Steenvliet et son fils prirent congé, Clémence tendit la main
à son futur, et lui souhaita le bonsoir d'un air fort aimable.
Peut-être était-ce seulement la joie de le voir partir qui illumina
pour la première fois son visage d'un sourire qui n'avait rien de
contraint.

Lorsque Herman eut pris place à côté de son père dans la voiture,
et qu'ils se furent éloignés du château de quelques centaines de
mètres, M. Steenvliet se mit à exalter le bonheur qui attendait son
fils lorsqu'il serait membre d'une si noble famille. Herman balbutia
une timide dénégation.

--Quoi, vous ne serez pas heureux? s'écria l'entrepreneur étonné.

--Je ne le crois pas, mon père, répondit le jeune homme.

--Pas encore content d'une pareille femme? Vous voudriez peut-être
épouser une reine!

--Non, je voudrais vivre au milieu de gens qui ne nous regarderaient
pas de si haut.

--Allons, allons, tout ça c'est des enfantillages, mon fils.
Mademoiselle Clémence n'est-elle pas une fille charmante, aimable et
spirituelle?

--Ce n'est pas de Clémence que je veux parler mon père.

--De qui, alors?

--De ses parents, qui ont assez montré qu'ils nous considèrent comme
des intrus, comme des ouvriers parvenus, dont le contact les blesse et
les humilie.

--Ah çà! Herman, sur quelle épine avez-vous donc marché? Ces
nobles seigneurs m'ont témoigné beaucoup d'estime et d'amitié. J'en
étais même confus. Pensez donc! j'étais à la place d'honneur
au milieu de tous ces comtes et barons! Les millions sont aussi une
noblesse, mon fils.

Le jeune homme, sentant bien que le moment était mal choisi pour
faire part à son père de ce qu'il avait remarqué et de la façon
dont il jugeait la situation, s'étendit au fond de la voiture.

--J'ai la tête un peu lourde et je suis très fatigué, dit-il.
D'ailleurs le bruit des roues couvre à moitié le son de vos paroles.
Laissez-moi donc reposer un peu, mon père, je vous en prie. Demain
je vous dirai quelles réflexions ce dîner a fait naître dans mon
esprit.

--Le baron d'Overburg possède une excellente cave. Vous avez
peut-être bu un verre de trop, Herman?

--J'ai passablement bu, mon père.

--Et cela vous alourdit? Moi, au contraire, le bon vin me
ragaillardit. Il me semble que je n'ai pas trente ans... Mais vous
ne m'écoutez pas, je crois... Allons, allons, dormez donc, si vous
pouvez.

Herman ne répondit pas, et son père continua à se réjouir à part
lui de l'honneur et du plaisir dont il avait joui ce soir-là.



VIII


Le lendemain, en causant avec son père de ce dîner de cérémonie,
Herman décrivit l'étrange et blessante conduite des nobles convives
à leur égard, et s'efforça de le convaincre que s'il épousait
mademoiselle d'Overburg, ce mariage l'exposerait pendant toute sa vie
aux mêmes humiliations. Quant à Clémence elle-même, il n'avait
aucun mal à dire d'elle. Elle paraissait être, en effet, une douce
et aimable fille; mais quel que pût être son sentiment actuel
relativement à cette union, plus tard elle la regretterait comme une
irréparable erreur.

Toutes ses raisons, si fondées qu'elles fussent, restèrent sans
effet sur l'esprit de son père, qui, toujours également heureux et
fier de la réception qu'on lui avait faite, était devenu aveugle
pour tout ce qui pouvait jeter une ombre sur son horizon, et il
ne voyait que le brillant avenir réservé à son fils. Herman
n'allait-il pas, en qualité de membre de l'antique maison des
Overburg, vivre sur un pied d'égalité avec des barons et des comtes?
L'orgueilleux père le croyait du moins, et c'était pour lui le seul
point intéressant; tout le reste lui importait peu, et il expliquait
l'hésitation d'Herman par ce sentiment naturel à tout jeune homme au
moment où il va échanger sa liberté contre l'état de mariage.
En tous cas, les millions paternels préserveraient Herman de toute
humiliation, et avec une charmante et douce fiancée comme Clémence,
il lui paraissait impossible que son fils ne fût pas heureux.

Herman reconnut en lui-même que rien ne pourrait détourner son père
de son idée préconçue, et que tous les efforts qu'il pourrait
faire pour y parvenir n'auraient d'autre résultat que de l'attrister
inutilement. Il cessa donc de lui faire des objections, et l'assura
que malgré tout il se soumettrait à son désir, et ne refuserait pas
la main de Clémence.

Son père le remercia par une énergique et tendre poignée de main.

Quelques jours plus tard, le baron d'Overburg rendit visite à
M. Steenvliet pour lui apprendre qu'il avait conduit Clémence au
château d'une de ses tantes dans les environs de Liège, et qu'elle
y resterait jusqu'à ce que son parrain, le marquis de la Chesnaie,
revînt de Monaco.

Cette nouvelle surprit l'entrepreneur et lui inspira de la méfiance;
mais le baron lui fit comprendre que le départ de Clémence n'était
pas seulement exigé par les convenances, mais qu'il était même
nécessaire pour la bonne réussite de leurs projets. En effet, si
leurs intentions relativement au mariage de leurs enfants devaient
être connues avant le retour du marquis, celui-ci s'en trouverait
peut-être blessé, et en tout cas cela lui déplairait fort. Si
Herman faisait des visites répétées au château d'Overburg, il
serait impossible de cacher le secret aux domestiques. D'ailleurs, les
rencontres d'Herman et de Clémence, pendant qu'ils étaient encore
obligés de se taire sur l'unique chose qui les préoccupait, ne
pouvaient être que contraintes et par conséquent pénibles. Ils se
reverraient avec d'autant plus de plaisir quand le consentement du
marquis leur donnerait toute liberté de parler de leur futur mariage.

Comme M. Steenvliet avait une confiance sans bornes dans la loyauté
du baron, il se laissa facilement convaincre. L'éloignement
momentané de Clémence lui apparaissait même comme une circonstance
favorable; car de cette façon son fils n'aurait plus de nouveaux
griefs qui le feraient hésiter dans ses bonnes résolutions.

Herman ne se montra ni étonné, ni attristé de l'absence de la jeune
fille. Le père et le fils résolurent donc unanimement d'attendre
patiemment et avec confiance le retour du marquis. Trois ou quatre
semaines seraient d'ailleurs bien vite passées.

Herman n'allait au Club que tous les deux jours, n'y consommait
presque rien, et rentrait au logis très tôt dans la soirée.

A la fin de la première semaine, le fils du banquier Dalster l'invita
à venir, au château de son père, admirer un jeune poulain de grande
espérance, invitation qu'Herman accepta avec empressement et même
avec joie. Plus d'une fois déjà il s'était senti porté à aller
voir encore une fois Jean Wouters et sa famille; mais la crainte
d'être indiscret, d'abuser de leur accueil amical,--peut-être
la conscience du danger qu'il pouvait faire courir à la bonne
réputation de Lina,--l'avait toujours retenu. Mais maintenant,
croyait-il, l'invitation de M. Dalster lui offrait une occasion
plausible.

Au jour fixé, il descendit à Loth, et se dirigea par des chemins
détournés vers le château du banquier, pour éviter de passer
devant l'_Aigle d'or_.

Après avoir admiré le beau poulain et les autres chevaux dans les
belles et vastes écuries de M. Dalster, il trouva un prétexte pour
quitter le château.

Son intention, telle qu'il se l'avouait à lui-même, était
uniquement de dire en passant un petit bonjour à la veuve Wouters
et à sa fille... mais lorsqu'il se présenta dans leur demeure,
l'accueil amical qu'il y reçut lui fit bientôt oublier sa
résolution.

Durant près de deux heures il resta là, toujours prêt à s'en
aller, et toujours retenu par la douce et gaie causerie de Lina.

De quoi parlait-elle si joyeusement, ce qui le faisait rire de si
bon cœur, quel sentiment était la source de la bonne humeur et du
contentement qui brillaient dans leurs yeux serait chose difficile à
expliquer. Ils ne le savaient pas eux-mêmes. Pour Lina, c'était
sans doute la présence du compagnon des jeux de son enfance, et la
conviction flatteuse que lui, qui l'avait sauvée un jour de la mort,
serait à son tour sauvé d'un grand danger par ses conseils à elle,
la pauvre fille de paysans. Aussi se montrait-elle on ne peut plus
aimable envers lui, pour lui donner le courage de persévérer, et
pour l'armer contre l'entraînement de plaisirs bruyants.

Pour Herman, ce n'était pas autre chose que le besoin, qu'il
éprouvait au fond du cœur, de revivre par le souvenir les beaux
jours de son heureuse enfance. Ces gens simples, leur bonté naïve,
leur langage sans apprêt, l'humble petite maisonnette, le verger,
l'étable; tout ce qu'il voyait, entendait là, lui parlait du temps
où son grand-père et sa mère étaient encore de ce monde, et où
le monde lui apparaissait, à lui, l'innocent enfant gâté par cette
double affection, comme un paradis que des images ne devaient jamais
assombrir.

Il n'était donc nullement étonnant qu'Herman eût inventé, trois
jours plus tard, un nouveau prétexte pour leur rendre visite; et que
ces visites devinssent de plus en plus fréquentes sans que personne,
pas même le vieux charpentier, y vît le moindre mal.

Herman Steenvliet, au contraire, avait compris dès sa seconde visite,
qu'il pouvait compromettre la bonne réputation de Lina, si quelqu'un
remarquait qu'il venait si souvent dans la petite maison de Jean
Wouters. Aussi, désireux de préserver la jeune fille de ce danger,
il avait calculé avec le plus grand soin les moyens de tenir ses
visites aussi cachées que possible.

Tantôt il allait en chemin de fer jusqu'à Ruysbroeck, à Loth ou à
Hal, choisissait rarement le même chemin pour se rendre à la demeure
de Jean Wouters et épiait, à cet effet, le moment où il n'y avait
personne dans les environs. Il lui était très facile d'atteindre ce
but, parce que des chemins creux très profonds coupaient la campagne
de tous les côtés.

Il croyait en toute sincérité n'être poussé à prendre ces
précautions que par la crainte de voir son amie d'enfance compromise
par ses visites réitérées, si elles étaient connues, et d'être
privé lui-même, par le fait, du calme et doux plaisir qu'il
éprouvait à se trouver dans la société de ces gens simples...

Mais dans le courant de la troisième semaine, une lumière
inquiétante se fit dans son esprit, non pas tout à coup, mais petit
à petit, insensiblement, et pour ainsi dire malgré lui, car bien
qu'il essayât de se dissimuler la vérité à lui-même, le
bandeau lui tomba des yeux... Non, ce qui l'attirait avec une force
irrésistible vers la maisonnette de Jean Wouters, ce n'était pas
seulement l'accueil amical des habitants; ce qui faisait battre son
cœur sous le pur regard de Lina, ce n'étaient pas seulement ses
souvenirs d'enfance; un autre sentiment, plus intime, plus profond,
plus puissant, avait envahi son âme. Il ne pouvait le méconnaître,
sa conscience le lui criait tout haut: il aimait Lina.

Sous l'influence de cette découverte, il passa plusieurs jours dans
un grand trouble d'esprit; il marchait la tête basse, soupirant et
tremblant, et luttant contre cette idée pénible que le devoir lui
commandait de cesser désormais ses visites chez le vieux charpentier.

En effet, quelles conséquences une pareille inclination pouvait-elle
amener? La bonne renommée, l'honneur de l'innocente jeune fille
compromis, son angélique bonté récompensée par une tache
ineffaçable, et peut-être la paix de son cœur troublée pour
jamais.

Il se disait bien parfois en lui-même qu'il renoncerait volontiers
à tout, à l'héritage de son père et à la considération du monde,
pour pouvoir faire de Lina sa femme, et pour pouvoir passer sa vie
avec elle dans la solitude et l'obscurité... Mais ce n'était
qu'un vague souhait de son cœur, et il le refoulait chaque fois en
lui-même avec un sourire amer.

Car il n'y fallait point penser. Lui, l'héritier de plusieurs
millions, qui devait se marier avec une jeune fille de haute
naissance, oserait-il jamais exprimer le désir d'épouser la fille
d'un pauvre artisan? Le moindre mot sur ce sujet ferait éclater son
père d'une légitime colère, et le rendrait probablement malade...
Et combien serait-il raillé et plaisanté, ce pauvre père, par ses
amis et connaissances, qui savaient tous parfaitement que l'ambition
et l'orgueil de sa vie entière était l'élévation de son fils
unique.

Non, non, il n'y avait pas d'hésitation possible; le devoir
était évident. Si quelqu'un devait souffrir, cruellement souffrir
peut-être à cause de l'erreur de ses sens, ce serait lui seul,
lui Herman. Heureusement pas un mot, pas un geste de sa part,--il le
croyait du moins--ne pouvait avoir trahi le secret de son âme; il
était donc libre de tenir ce secret caché pour tout le monde et pour
toujours.

Sa résolution était irrévocablement prise: il ne retournerait plus
à la maisonnette de Jean Wouters; il attendrait patiemment le retour
du marquis de la Chesnaie, accepterait Clémence pour femme, et, dans
sa nouvelle situation, il oublierait insensiblement le sentiment qui
lui tenait si fort au cœur.

Il persista dans cette bonne résolution bien que d'autres idées
vinssent continuellement l'assaillir et que l'image de Lina, qu'il
s'efforçait vainement de chasser, fût toujours devant ses yeux.

Ah! combien la victoire est difficile à remporter dans ces
luttes contre notre propre cœur! Le pauvre jeune homme résista
courageusement pendant quatre jours, au bout desquels son énergie et
sa volonté succombèrent sous l'attraction irrésistible.

Ne plus revoir Lina, jamais, jamais, plus une seule fois, cela était
au-dessus de ses forces: mais il se dissimula à lui-même sa défaite
et essaya de rassurer sa conscience par la certitude que, s'il voulait
retourner encore une fois à la maisonnette de Jean Wouters, c'était
uniquement pour colorer son éloignement de l'un ou de l'autre
prétexte aux yeux de ces braves gens, et en même temps pour prendre
définitivement congé d'eux. Il ne pouvait pas décemment, après
avoir été accueilli avec tant d'amitié et de cordialité,
s'éloigner tout à coup sans adieu et sans un seul mot d'explication.

A la suite de cette résolution nouvelle, il monta en chemin de fer et
descendit à la station de Loth.

A peine avait-il marché pendant quelques minutes dans le chemin
creux, qu'il s'arrêta en secouant la tête d'un air pensif. Qu'est-ce
qui le faisait hésiter ainsi tout à coup? Pourquoi son cœur
battait-il si violemment? Pourquoi frissonnait-il comme un coupable?

Ah! il le sentait bien: Lina n'était plus la même pour lui; elle
n'était pas seulement la compagne des jeux de son enfance, dont la
présence était pour lui la source des plus doux souvenirs de son
passé; non, c'était une femme pour laquelle il nourrissait une
secrète mais puissante affection; ses yeux, sa réserve, sa timidité
même ne trahiraient-ils pas ce qui se passait dans son cœur? Et
comment supporterait-il maintenant le clair regard de la jeune fille?

Retourner sur ses pas?... Il ne pouvait pas s'y décider. Il y avait
déjà six jours que les braves gens ne l'avaient plus vu. Sans
doute ils étaient inquiets et se demandaient les motifs de sa
longue absence; il ne pouvait pas se dispenser d'aller les rassurer.
D'ailleurs il y avait un moyen de prévenir toute impression
désavantageuse; c'était de prétexter qu'il était très pressé,
d'abréger sa visite autant que possible, et de ne pas même consentir
à prendre un siège.

Il poursuivit rapidement son chemin sous l'influence de ces idées, et
il approcha bientôt de la demeure du père Wouters.

Lina était dans le jardinet devant la maison, près du puits; elle
était occupée à puiser de l'eau. A peine eut-elle aperçu le
jeune homme, qu'elle leva les bras et se mit à battre des mains si
joyeusement que sa mère accourut au bruit. Elle aussi accueillit
Herman avec les plus vives démonstrations de joie.

--Entrez, entrez donc, monsieur Herman Steenvliet, dit la veuve en le
prenant familièrement par le bras. Ah! que vous nous avez inquiétés
en restant si longtemps sans venir nous voir et sans nous donner de
vos nouvelles! Lina était bien triste depuis deux ou trois jours.

--Triste? De mon absence? murmura Herman.

--Oui, certes, fort triste, répondit la jeune fille, Nous craignions
que vous ne fussiez tombé malade. Pensez donc, monsieur Herman,
nous avons prié pour vous tous ensemble; mais Dieu soit loué! notre
inquiétude n'était pas fondée. Vous n'avez pas l'air malade du
tout; cela me rend si joyeuse que j'ai des envies de chanter.

--Ce n'est pas seulement l'incertitude au sujet de votre santé
qui nous rendait inquiètes, ajouta la veuve. Une autre idée nous
effrayait; grand-père supposait que vous vous étiez encore une fois
laissé... comment dirai-je... entraîner à l'_Aigle d'or_ par ces
jeunes messieurs qui... Vous me comprenez bien, n'est-ce pas, monsieur
Steenvliet?

--En effet, mes bons amis, je vous comprends, dit le jeune homme
avec un sourire de reconnaissance. Heureusement vos craintes étaient
également mal fondées sous ce rapport-là. Je ne sais comment
expliquer cela, mais vos bons conseils, vos paroles d'encouragement,
votre douce compagnie m'ont inspiré un profond dégoût pour ces
dissipations et ces plaisirs bruyants. Quoi qu'il advienne de moi par
la suite, je n'oublierai jamais que c'est vous qui, par votre amitié
désintéressée, m'avez détourné du chemin du vice où sans cela je
me serais perdu définitivement...

--Aussi, monsieur Herman, vous ne pouvez plus rester si longtemps sans
venir nous voir, interrompit la jeune fille. Quand nous restons
tant de jours sans vous voir, il nous vient tout de suite des idées
noires, des inquiétudes. Si vous vous laissiez entraîner de nouveau
à l'_Aigle d'or_ par vos riches amis, quel malheur!

--Si ce n'est que cette crainte qui vous fait désirer ma présence,
soyez pleinement rassurée, Lina. Mais aujourd'hui je suis venu
pour...

--Ce n'est pas cette crainte seule, répliqua la mère Wouters.
Avouez-le franchement, Lina: dès que deux ou trois jours se sont
passés depuis la dernière visite de M. Steenvliet, nous ne savons
plus ce qui nous manque. Nous allons constamment sur la porte pour
voir s'il ne vient pas, et nous ne parlons que de vous, Monsieur. Vous
êtes si bon, vous avez tant d'esprit, et l'on a tant de plaisir à
vous entendre parler! Dans notre solitaire et tranquille existence,
votre présence n'est pas seulement un grand honneur, c'est aussi un
grand bonheur pour nous. Ah! si vous deviez tout à coup cesser de
venir ici, il me semble que nous le regretterions longtemps.

Herman avait eu sur les lèvres l'annonce d'une séparation
définitive, et il avait déjà commencé à prononcer les premiers
mots d'adieu, mais la force lui manqua pour affliger si cruellement
ces braves gens. Vaincu, il se laissa tomber sur la chaise qu'on lui
offrait vainement depuis qu'il était entré, et écouta, avec une
délicieuse émotion, les témoignages d'amitié et de dévouement
dont les deux femmes l'accablaient à l'envi.

D'abord il répondit aux questions pleines de sollicitude de la jeune
fille, qu'en effet il se sentait un peu indisposé, et qu'il avait
un gros mal de tête, il ne pourrait donc pas rester longtemps;
d'ailleurs, des affaires urgentes le rappelaient à la maison.

Mais sa volonté et son courage ne résistèrent pas au charme magique
de l'aimable conversation de Lina. L'innocente fille, pensait-il, ne
pouvait pas soupçonner ce qui le troublait si profondément en sa
présence. Il n'y avait donc pas de danger immédiat. S'il ne
trouvait pas la force de lui dire de vive voix adieu pour toujours, il
chercherait un autre moyen, dût-il le lendemain écrire une lettre à
ce sujet à Jean Wouters.

Bientôt il eut oublié complètement ses bonnes résolutions, et
se livra sans arrière-pensée au bonheur de regarder et d'écouter
encore une fois Lina aussi longtemps que possible. C'était la
dernière, pensait-il.

C'est ainsi qu'il se fit que deux grandes heures s'étaient déjà
passées avant que Herman songeât à quitter ces braves gens.

Il se leva et hésita un instant: l'idée lui venait encore une lois
de leur déclarer qu'à son grand chagrin il se voyait contraint de
leur dire adieu pour longtemps; mais Lina et sa mère l'empêchèrent
d'exprimer son intention, en le suppliant toutes deux de ne plus
rester plusieurs jours sans venir les voir. Elles lui demandèrent
avec de si vives instances de leur épargner ce chagrin, que Herman,
retombant dans sa précédente irrésolution, s'en alla en balbutiant
une promesse vague de donner satisfaction à leur ardent désir.

Lorsqu'il eut dépassé la haie qui servait de clôture au petit
jardinet devant la maison, il remarqua avec une certaine surprise un
homme qui se tenait caché derrière un des arbres du chemin, et qui
paraissait l'espionner.

Cette supposition le blessa et l'effraya en même temps; il marcha
droit à l'homme qui se cachait ainsi, pour lui demander compte de sa
hardiesse. Mais l'homme en le voyant venir, poussa un grand éclat
de rire, et s'enfuit à toutes jambes dans la direction du village.
Herman avait reconnu dans cet espion Pauw le tortu, le domestique de
l'_Aigle d'or_. Il en fut très contrarié, car il devinait ce qui
s'était passé, et il prévoyait ce qui allait se passer encore.
Quelqu'un devait avoir remarqué ses visites dans la maison de Jean
Wouters, et cela était probablement venu aux oreilles du père Mol,
l'aubergiste. Celui-ci, aigri contre Herman Steenvliet parce qu'il ne
voulait plus venir à l'_Aigle d'or_, avait envoyé son garçon pour
s'assurer de la vérité de la nouvelle.

Quelle en serait maintenant la conséquence? Mol et ses filles
ne pouvaient pas se venger sur lui; il était au-dessus de leurs
atteintes. Mais Lina, la pauvre Lina? Combien il leur serait facile
de ternir la réputation de la noble et pure jeune fille par de
méchantes insinuations et des faux bruits.

Et que pouvait-il, lui, l'unique cause du tout le mal, que pouvait-il
pour défendre son innocente amie contre la calomnie? Rien, hélas?

Ces pénibles pensées lui gonflaient le cœur. Ce fut en soupirant
tout bas et en se plaignant de son sort, qu'il s'éloigna et disparut
entre les hauts escarpements du chemin creux.



IX


Ce que Herman Steenvliet avait prévu ne tarda pas a se réaliser.
Dès le lendemain déjà les gens du village se réunissaient par
petits groupes et se parlaient mystérieusement à l'oreille avec une
expression de doute et d'indignation. On levait les bras a ciel,
on déplorait la corruption du siècle, on poussait des hélas!
hypocrites au sujet de la honte et du scandale qui rejaillissaient sur
la commune, mais tout cela si bas, si bas, qu'à un pas de distance il
eût été impossible d'entendre ce qui se disait.

Et il en était de même partout: dans les maisons, dans les rues,
dans les champs. Tout le monde savait que Lina Wouters recevait
presque tous les jours la visite d'un jeune monsieur de la ville, d'un
de ces riches dissipateurs qui précédemment avaient mené une vie de
polichinelle à l'_Aigle d'or_.

Sans doute l'aubergiste Mol et ses filles n'étaient pas étrangers à
la diffusion de ce bruit; mais comment, en moins d'un jour, pouvait-il
avoir pénétré jusqu'au fond des maisons les plus isolées du
village, puisque personne ne l'exprimait à haute voix, et qu'on se le
disait seulement à l'oreille.

Telle est la nature de la médisance: en apparence une parole de
pitié, murmurée à voix basse, sur les défauts du prochain; mais en
réalité un monstre invisible, un serpent ailé qui s'avance avec la
rapidité de l'éclair, et verse dans tous les cœurs, même dans les
plus nobles, le venin qui doit souiller l'honneur ou empoisonner la
vie d'une victime souvent innocente.

La médisance se transforme rapidement en calomnie: On ne peut pas
toujours rester dans le vague. Il faut que les choses aient un nom.
Aussi, c'était chose étonnante, ce que l'on racontait déjà, dès
le troisième jour, sur le compte de Lina Wouters et du jeune monsieur
de la ville: et comme chacun y ajoutait de son propre chef quelque
détail inédit, il était à craindre qu'avant la fin de la semaine
la jeune fille ne fût, aux yeux de tous, assez coupable pour mériter
d'être chassée du village à coups de pierre.

Comme d'ordinaire, les victimes de la calomnie étaient les seules
personnes qui, jusque-là, n'avaient rien appris des bruits qui
couraient. S'amuser à dire du mal d'autrui, c'était un plaisir que
les villageois voulaient bien se donner; mais assumer vis-à-vis de
ceux qu'ils calomniaient la responsabilité de cette mauvaise action,
ils ne l'osaient pas.

Ce matin-là, Jean Wouters était dans l'atelier de son maître,
occupé à travailler à son établi de menuisier, et maniant la
varlope avec ardeur. Deux autres charpentiers étaient derrière lui
dans un coin, en train d'ajuster les ais d'une porte. Ils regardaient
du coin de l'œil leur camarade aux cheveux gris, puis échangèrent
un regard d'intelligence et haussèrent les épaules en ricanant à
demi, mais sans rien dire.

Jean Wouters souriait en travaillant, et paraissait de la meilleure
humeur du monde. Il pensait à Lina, à la joie, à l'orgueil de ses
vieux jours. Quelle tendre affection elle lui portait. Pauvre enfant,
cœur aimant et généreux, n'avait-elle point, pendant des mois,
abîmé ses yeux à faire de la dentelle, pour pouvoir acheter un
chapeau neuf à son grand-père, un chapeau si fin et d'une forme
si nouvelle, que dimanche, à l'église, bien des gens l'avaient
remarqué. Et ce n'était pas encore assez: comme elle savait qu'il
aimait à fumer une bonne pipe, elle lui avait fait cadeau, pour son
anniversaire, d'un gros paquet d'excellent tabac.

Son lot avait été dur sur cette terre. Depuis son enfance, il avait
rudement peiné pour gagner son pain quotidien. Il avait perdu de
bonne heure sa femme et son fils bien-aimé, et depuis lors il avait
lutté plus d'une fois contre le besoin et la maladie; mais cependant,
il bénissait Dieu avec une sincère gratitude, d'avoir fait rayonner
sur ses cheveux blancs l'amour de Lina, comme le soleil sur la neige.

Un joyeux sourire éclairait son visage. Il murmurait précisément le
doux nom de sa chère petite-fille, lorsqu'un des apprentis vint lui
annoncer que le maître avait quelque chose à lui dire, et le pria de
passer dans l'arrière-boutique.

Jean Wouters déposa sa varlope et quitta l'atelier. Dans le corridor
il rencontra son patron.

--Vous m'avez fait demander, patron? lui dit-il.

--Oui, suivez-moi, j'ai à vous parler d'une chose importante,
répondit le maître charpentier d'un ton dont le sérieux étonna le
vieillard.

Lorsqu'ils furent dans l'arrière-boutique, le maître ferma la porte
et dit:

--Wouters, vous devinez probablement ce dont je veux vous parler?

--Non, maître, je ne m'en doute pas.

--Quoi! vous n'avez rien appris des bruits qui courent sur votre
compte? Tout le village en est plein.

--Quels bruits, maître? Je n'en connais rien.

--Ce sont des bruits terribles; mais je ne crois pas un mot de ces
perfides calomnies. Ne vous ai-je pas, depuis de longues années,
connu et estimé comme un honnête homme? Ne sais-je pas que vous
êtes incapable de faire ou de tolérer des choses qui pourraient
attirer la honte sur vous ou sur la commune?

--J'espère, maître, répondit le vieillard sans s'émouvoir, que je
n'ai rien perdu de votre estime. Je resterai honnête homme jusqu'à
mon dernier jour.

--Je n'en doute nullement, Wouters, malgré tout le mal que les
méchantes langues racontent de vous.

--Mais dites-moi donc ce qu'on raconte de si terrible contre moi?

--Je n'ose presque pas le répéter; tellement cela paraît méchant
et ridicule. Mais c'est mon devoir de vous avertir. Vous savez bien,
Wouters, que des jeunes gens de la ville venaient de temps en temps à
l'_Aigle d'or_, des dissipateurs, des ivrognes, qui, pour le scandale
des habitants, se comportaient là comme une bande de sauvages, sans
vergogne et sans foi?

Jean Wouters fit un signe affirmatif.

--Eh bien, savez-vous ce qu'on ose raconter? On prétend qu'un de ces
jeunes libertins, un certain M. Steenvliet, vient presque tous les
jours dans votre maison, aussi bien pendant que vous y êtes que
pendant que vous travaillez ici. Quoique beaucoup de gens soutiennent
avoir vu ce M. Steenvliet sortir de chez vous, je ne crois pas que ce
soit possible.

--C'est pourtant vrai, dit le vieux charpentier.

--Qu'est-ce qui est vrai?

--Que M. Herman Steenvliet nous honore de temps en temps de sa visite.

--Ciel! ce ne serait donc pas une calomnie! Ce citadin fréquente
réellement votre maison, et vous le permettez?

--Mais, cher patron, quel mal y a-t-il à cela?

--Comment, quel mal il y a? C'est vous, Jean Wouters, un homme de
soixante-cinq ans, qui me faites pareille question?... Pourquoi,
pensez-vous, ce jeune monsieur vient-il si souvent chez vous?

--Nous lui avons rendu un service; il vient nous voir par
reconnaissance.

--Par reconnaissance? Pour vous témoigner sa gratitude, à vous ou à
la mère Anna? répéta le maître charpentier avec un accent d'amère
raillerie. Peut-être êtes-vous sincère dans votre croyance; mais
homme simple et naïf que vous êtes, ne comprenez-vous pas ce que
veut ce jeune étourneau et ce qu'il vient faire chez vous? C'est un
loup; vous avez un tendre agneau dans la maison; il veut le dévorer.

Le vieillard commençait seulement à deviner à qui faisaient
allusion les malignes insinuations de son maître. Une expression de
mépris plissa ses lèvres, et il répondit d'un ton très calme:

--Ce que d'autres personnes disent de moi ou de notre Lina m'importe
fort peu, tant que ma conscience ne me reproche rien; mais que vous,
maître, qui avez toujours été bon pour moi, vous paraissiez douter
de notre honnêteté, cela me fait de la peine. Le jeune monsieur dont
vous parlez se montre chez nous si réservé et si poli, que les gens
les plus sévères et les plus scrupuleux ne pourraient rien trouver
à redire à sa conduite. Dans tous les cas il n'est pas un étranger
pour nous: lorsqu'il était encore enfant, ses parents demeuraient à
Ruysbroeck à côté de la maison de mon fils, et alors il jouait tous
les jours avec notre Lina.

Le martre charpentier secoua la tête.

--Oui, voilà ce que c'est, murmura-t-il. Le jeune monsieur, le loup
vorace, a trouvé là-dedans une occasion de se rapprocher de l'agneau
sans défiance... Et vous, Jean Wouters, vous êtes assez innocent
pour vous laisser abuser par de pareils prétextes? Hélas! mon ami,
je vous plains du fond du cœur. Vous êtes aveugle; vous seul ne
savez peut-être pas ce qui se passe: vos yeux s'ouvriront quand il
sera trop tard. Ah! si vous saviez ce qu'on raconte dans le village!
Ce que beaucoup de gens prétendent avoir vu de leurs propres yeux!

--Eh bien, que raconte-t-on? Je vous en prie, maître, cessez de me
parler par énigmes ou par insinuations. Expliquez-vous clairement,
dites-moi franchement ce que l'on met à notre charge; je ne crains
pas la vérité.

--Tout cela est-il bien vrai, c'est ce que je n'oserais pas affirmer;
mais je ne doute pas plus longtemps du terrible danger que vous
fait courir votre fatal aveuglement... Voyons, répondez-moi avec
sincérité, Wouters. Pendant bien des mois vous êtes allé le
dimanche à l'église avec un chapeau usé et bossué, et vous
déclariez à qui voulait l'entendre que vous ne pouviez pas en
acheter un autre parce que la longue maladie de votre fille vous
imposait la plus sévère économie. Il n'y a rien de changé dans
votre situation, et cependant vous avez maintenant un beau chapeau à
la dernière mode. Comment cela se fait-il?

--Comment cela se fait, maître? dit Jean Wouters en riant. C'est on
ne peut plus simple. Notre Lina a travaillé le soir, même la nuit,
en dehors des heures ordinaires, à faire de la dentelle, pour gagner
un peu d'argent, et quand est venu le jour de mon anniversaire, la
brave enfant m'a fait cadeau de ce chapeau.

--Ah! cet argent provient de la dentelle?

--Et d'où proviendrait-il sans cela, maître?

--Et les nouvelles boucles d'oreilles que porte votre petite-fille?

--Quelles boucles d'oreilles? Notre Lina n'en a pas d'autres que
celles dont sa grand'mère lui a fait présent à l'occasion de sa
première communion.

--Non, non, de nouvelles, de grandes, enrichies de brillants; on les a
vues à ses oreilles pas plus tard que dimanche dernier.

Le vieux charpentier, profondément blessé et indigné, releva la
tête et dit:

--Ça, maître, cela va trop loin. Je commence seulement à bien
comprendre de quoi l'on nous accuse. Ou veut dire que nous recevons de
l'argent de M. Steenvliet, n'est-ce pas? Et c'est avec cet argent que
notre Lina aurait acheté non seulement mon chapeau, mais aussi de
nouveaux pendants d'oreille? Lina n'a point de nouveaux pendants
d'oreilles, je l'affirme. Qui donc ose raconter ces méchancetés
bêtes?

--Certainement ces choses-là doivent vous être pénibles, répliqua
le maître charpentier. Probablement qu'on vous trompe, et que vous
êtes en effet très ignorant de ce qui se passe; mais c'est un devoir
pour moi, comme maître et comme ami, de vous arracher le bandeau des
yeux... Attendez, j'ai un moyen de vous convaincre. Lucas, l'apprenti,
a vu les boucles d'oreilles. Je vais l'appeler.

Il sortit en achevant ces mots.

Jean Wouters, lorsqu'il fut seul, posa sa main sur son front brûlant
et se mit à réfléchir. Il frémissait d'indignation et s'efforçait
de prendre assez d'empire sur lui-même pour mépriser cette vile
calomnie; mais un sentiment d'angoisse et de tristesse descendit dans
mon cœur à l'idée que sa bonne Lina était l'objet des suppositions
malveillantes des villageois. Il déplorait comme un malheur qu'Herman
Steenvliet eût mis le pied sur le seuil de sa porte.

Le maître charpentier rentra suivi de l'apprenti. Celui-ci ne
paraissait pas à son aise et regardait le vieillard avec frayeur.

--Lucas, dit le maître, vous avez vu les nouvelles boucles d'oreilles
de Lina Wouters. Attestez-le à son grand-père... N'ayez pas peur,
je vous ordonne de dire franchement ce que vous savez et Jean Wouters
vous y invite aussi.

--Je n'ai pas vu les boucles d'oreilles, maître, répondit
l'apprenti. C'est Mathieu Romyn qui m'en a parlé.

--Et Romyn les a-t-il vues?

--Il ne les as pas vues non plus.

--Alors qui?

--Puis-je le dire, maître?

--Certes, vous devez le dire.

--Eh bien, il y a un marchand de bestiaux de Ruysbroeck qui connaît
bien Lina. Celui-ci a dit à Mathieu Romyn qu'il a rencontré, il y
a huit jours, à Bruxelles, Lina Wouters au bras d'un jeune monsieur.
Elle portait une robe de soie comme une demoiselle de la ville, et de
grandes boucles d'oreilles qui brillaient comme des diamants. Je n'en
sais pas davantage.

Le vieillard était devenu tout pâle et ses lèvres tremblaient; mais
il ne disait pas un mot, et paraissait muet de colère et de chagrin.

Sur un signe du maître l'apprenti sortit.

--Pauvre Wouters, si pareilles choses n'étaient pas des calomnies,
comme ce serait terrible. Le soupçon seul est déjà un malheur,
n'est-il pas vrai?

Pour toute réponse le vieux charpentier poussa un cri de désespoir,
se laissa tomber sur un siège, cacha sa figure dans ses mains, et sa
mit a pleurer amèrement.

Après un moment de silence, son maître lui dit:

--Allons, Wouters, consolez-vous. Il n'est probablement pas trop tard
pour ramener Lina dans le bon chemin.

--Mais tout est faux, tout! s'écria le vieillard. Ceux qui répandent
ces bruits sont des serpents venimeux qui crachent leur venin sur un
ange. Lina est innocente et pure comme l'enfant qui vient de naître.

--Oui, je le crois; vous avez peut-être raison mais vous ne pouvez
pas en être tout à fait certain. Qu'allez-vous faire maintenant?

--Je n'en sais rien, maître. Puis-je fermer la bouche aux méchantes
gens?

--Oui, vous pouvez le faire et vous le ferez sans retard. Si vous ne
montrez pas en cette circonstance que vous êtes resté réellement un
honnête homme, je serais contraint de vous donner congé. Qui aime
la honte doit la porter lui-même sans faire peser sur les épaules
d'autrui une partie de ce lourd fardeau. Écoutez donc mon conseil
avec calme et avec bon vouloir. Il importe peu que Lina soit coupable
ou ne le soit pas; mais qu'un jeune homme de la ville, un de ces
riches désœuvrés et libertin, fréquente habituellement votre
maison, c'est là que gît le scandale de l'affaire, et, quoi que vous
fassiez, le nom de votre petite-fille en restera, hélas! à jamais
terni. Et s'il y avait quelque chose de vrai dans les bruits qui
courent?

--Il ne peut y avoir rien de vrai là-dedans.

--Naturellement, telle est votre idée; mais dans de pareilles
affaires il arrive que le plus vigilant soit trompé. En tout cas,
votre devoir, comme grand-père et comme homme d'honneur, est de
défendre votre porte à ce jeune effronté, sans hésitation et sans
faiblesse, et si sévèrement qu'il perde toute velléité de revenir.
Quel est votre sentiment à cet égard?

--Vous avez raison, maître. Oui, c'est là mon devoir et je
l'accomplirai: mais soupçonner notre Lina? Jamais, jamais; elle est
l'innocence et la pureté mêmes!

--Soit, Wouters, vous pouvez penser là-dessus ce que vous voulez.
Faites seulement en sorte que ce M, Steenvliet n'ait plus l'occasion
de voir ou de rencontrer Lina, alors le temps fera le reste, petit à
petit les bruits cesseront et vous oublierez de votre côté... Mais
il y a un autre côté de l'affaire qui m'échappe. Auriez-vous par
hasard conçu l'espérance insensée qu'un mariage pourrait devenir
possible entre votre Lina et ce jeune monsieur?

Un rire d'ironie fut la seule réponse du vieillard.

En ce moment l'apprenti rouvrit la porte et fit signe à son maître
qu'il avait quelque chose a lui annoncer. En effet, il lui souffla
quelques paroles à l'oreille, puis il repartit immédiatement.

Jean Wouters, dit le maître charpentier, voulez-vous savoir quelle
nouvelle Lucas vient de m'apporter là? Pauw le tortu, le domestique
de l'_Aigle d'Or_, vient de Bruxelles. Il affirme qu'il a vu M. Herman
Steenvliet descendre du train à la station de Loth. Sans doute le
jeune monsieur est déjà chez vous. Voilà une bonne occasion pour
vous de mettre fin à cette déplorable affaire. Retournez chez vous,
restez-y aussi longtemps qu'il sera nécessaire, prenez courage, pas
de faiblesse, faites votre devoir.

--Oui, je ferai mon devoir, répondit le vieux charpentier du ton le
plus douloureux, mais avec l'accent d'une ferme résolution. Je vous
remercie de votre bonté, maître; mais, je vous en prie, croyez-moi,
tout ce que l'on raconte est un tissu de faussetés. Après
aujourd'hui, Herman Steenvliet ne mettra plus les pieds dans notre
maison. Ce qui m'effraie, c'est de devoir dire à la pauvre Lina des
choses dont elle est tellement innocente qu'elle n'en a même pas
la moindre idée... Mais au nom du ciel, je le sens bien, il n'y pas
moyen de s'y soustraire.

En achevant ces mots il traversa l'atelier à la hâte et quitta la
maison de son maître.

Toujours soutenu par la conviction de l'innocence de Lina, il passa
par la rue du village la tête droite et en regardant les gens bien en
face, mais lorsqu'il eut atteint le chemin de terra et qu'il se
trouva tout seul dans la campagne, il pencha lentement sa tête sur
sa poitrine et poussa un profond soupir. A quoi cela pouvait-il leur
servir, qu'il se révoltât au dedans de lui-même contre la calomnie?
Si injustes, si fausses que fussent au fond les accusations
contre Lina, n'avait-on pas fait à sa bonne renommée une brèche
irréparable? Comme elle allait souffrir! Ne succomberait-elle pas
sous le coup de cette honte imméritée?

Le courage du vieillard faiblit à cette idée et des larmes
jaillirent de ses yeux.

Il réfléchit, chemin faisant, à tout ce que son maître lui avait
dit; sans doute il croyait fermement à l'innocence de Lina... mais
pourquoi un frisson glacial lui parcourait-il parfois les membres?
D'où venait cette sueur froide qui perlait sur son front?

Pauvre homme, il luttait contre le doute qui, pareil à un serpent
venimeux, voulait, malgré sa résistance, se glisser dans son esprit.
Non, non, Lina était incapable de le tromper... Mais, ô ciel, si le
jeune monsieur Steenvliet était un trompeur, un séducteur, un loup,
comme avait dit le maître charpentier? S'il avait noué un bandeau
sur les yeux de la pauvre enfant et s'il lui avait ôté ainsi la
conscience du bien et du mal? On avait déjà vu ces choses-là...
Cela était-il possible? Herman se comportait envers Lina avec
réserve, avec respect, jamais il n'avait laissé échapper une
parole douteuse. Un homme ne peut pourtant pas feindre à ce point...
Calomnie, rien que calomnie.

Alors il redressait la tête et souriait... mais presque aussitôt
son visage redevenait sombre, sous l'influence de réflexions plus
inquiétantes.

--Un marchand de bestiaux de Ruysbroeck, murmurait-il, affirme avoir
vu Lina à Bruxelles au bras de M. Herman? Et vêtue de soie comme une
demoiselle? Ah! quelle sottise! Depuis plusieurs mois elle n'est
plus allée à... Ciel! s'interrompit-il tout à coup en cessant
de marcher; elle a été à Bruxelles, il y a huit jours... pour
m'acheter un chapeau! Aurait-elle rencontré M. Herman? s'est-elle
promenée avec lui, à son bras? Me l'aurait-elle caché par crainte,
par remords, par honte?

Il tremblait et essuyait machinalement les larmes qui lui troublaient
la vue.

L'inquiétude me rend fou, reprit-il, en secouant douloureusement
la tête. Que l'homme est faible contre la calomnie! Moi, son
grand-père, moi qui l'aime et qui l'admire pour la pureté de son
âme, je la soupçonnerais d'hypocrisie et de fausseté! Loin de moi
ces sottes et odieuses pensées! Lina est restée ce qu'elle était:
innocente et pure.

C'est ainsi que le malheureux vieillard luttait contre les tourments
du doute et de l'incertitude, tantôt rejetant toutes les suppositions
contraires, tantôt succombant à l'angoisse qui lui étreignait le
cœur.

Au moment où il approchait de sa maison, son esprit avait repris un
peu de calme et de clarté.

--Ces craintes, ces alternatives d'inquiétude et de sécurité, de
doute et de certitude, ne suivent à rien, se disait-il en lui-même.
Je vais savoir ce qu'il y a à craindre. Quoi qu'il en soit, le plus
coupable, c'est moi. C'est moi qui ai charge d'âmes; je suis vieux,
je suis le père, c'était à moi à veiller sur un enfant sans
expérience. Ah! fasse Dieu qu'il ne soit point trop tard! Maintenant
du moins mes yeux se sont ouverts et je veillerai avec sollicitude,
sans me laisser retenir par quoi que ce soit. J'accomplirai mon
devoir, pas de respect, pas de pitié! M. Herman doit sortir de ma
maison sur-le-champ, pour ne plus jamais y remettre les pieds... De la
prudence pourtant, car s'il n'y avait rien, absolument rien de fondé
dans tous ces bruits? J'accuserais donc injustement Lina, je la ferais
rougir inutilement?

Il traversa le petit jardin devant la maison et entra dans sa demeure.
La mère Anne était seule dans la pièce.

--Où est Lina? demanda-t-il.

--Lina est dans le potager, qui travaille.

--M. Herman n'est pas ici?

--M. Herman? Non. Pourquoi me demandez-vous cela d'un ton si
singulier, mon père?

--Appelez Lina, j'ai à lui parler.

--Vous êtes si pâle! On dirait presque que vous avez pleuré!
murmura la veuve avec un accent de frayeur. Ciel! est-il arrivé un
malheur?

--Non; faites ce que je vous dis: appelez Lina, vous allez le savoir.

La veuve obéit. Il la suivit du regard à travers la porte vitrée du
jardin.

Il vit de loin Lina venir à lui, par l'allée du milieu, avec un
doux et aimable sourire sur les lèvres. Son regard était si clair,
l'expression de son visage si sereine, si pure et si gaie, qu'il eut
l'envie de serrer l'innocente enfant dans ses bras et de lui demander
pardon; mais sa conscience le cuirassa contre cette faiblesse.

--Bonjour, grand-père, s'écria Lina. Déjà de retour? Vous
avez quelque chose à me dire? est-ce une bonne nouvelle?... Mais
qu'avez-vous, grand-père? Êtes-vous malade?

--Non, mon enfant, je ne suis pas malade; j'ai beaucoup de chagrin.

--Du chagrin? Pauvre grand-père, venez, asseyez-vous, et racontez-moi
ce que c'est, je vous consolerai bien, moi!

Elle lui passa le bras autour du cou et voulut le conduire à un
siège; mais il se dégagea et lui dit:

--Lina, ma chère Lina, ce que j'ai à vous demander vous fera aussi
beaucoup de peine. Pardonnez-le moi, ce n'est pas ma faute. Soyez-en
bien sûre, mon enfant, de tout ce que l'on dit dans le village, je
ne crois rien; mais il faut que je soulage mon cœur du poids qui
m'étouffe.

--Ah! grand-père, allez-vous écouter maintenant les vains propos des
gens?

Mais le vieillard lui prit la main et lui demanda d'un ton presque
suppliant:

--Lina, promettez-moi de me dire la vérité, toute la vérité?

--Qu'est-ce que c'est que cette demande-là? grommela la mère Anne
stupéfaite. Avez-vous jamais pris Lina en délit de mensonge?

--Non, mais cette fois, si elle me cachait quelque chose, elle me
rendrait profondément malheureux.

--Mon cher grand-père, dit la jeune fille, je ne vous comprends
vraiment pas. Qu'est-ce que je pourrais vous cacher?

--Eh bien, soyez sincère. Vous êtes allée à Bruxelles, il y a huit
jours?

--Oui, pour vous acheter un nouveau chapeau, vous le savez bien.

--Et n'y avez-vous rencontré personne?

--Naturellement; toute sorte de gens; à Bruxelles il y a toujours
beaucoup de monde dans les rues. Mais pourquoi me demandez-vous cela,
grand-père?

--N'avez-vous pas rencontré M. Herman Steenvliet, à Bruxelles?

--Non.

--Et si vous l'aviez réellement rencontré? Si vous vous étiez
promenée avec lui, me l'avoueriez-vous?

--Ah! pauvre grand-père, s'écria-t-elle, si cela était, pourquoi
vous en aurais-je fait mystère? M. Herman lui-même vous l'aurait
dit. Est-ce là les sottes histoires que l'on raconte dans le village?
Et vous vous attristez pour de semblables cancans?

--Mais, mon père, qu'est-ce que vous avez donc dans l'esprit? murmura
la veuve d'un ton de reproche. Croyez-vous donc que notre Lina ne
sache pas comment une honnête fille doit se conduire? Je suis
bien sûre que si M. Steenvliet l'avait rencontrée, elle se serait
contentée de lui dire simplement bonjour, et empressée de passer son
chemin.

--M. Herman, d'ailleurs, ne m'aborderait pas au milieu de la rue,
ajouta Lina, il a beaucoup trop d'esprit pour cela. Laissez donc jaser
les ignorants, grand-père, ils ne savent pas ce qu'ils disent.

Jean Wouters demeura un instant silencieux. Il était pleinement
convaincu de l'innocence de la jeune fille et il allait renoncer à
toute question ultérieure; cependant, obéissant à ce qu'il croyait
être de son devoir, il demanda encore:

--Lina, vous n'avez jamais, n'est-ce pas, porté d'autres vêtements
que ceux que nous connaissons, votre mère et moi? Jamais un autre
bijou que les boucles d'oreilles, de votre grand'mère défunte, n'a
brillé à vos oreilles?

Les deux femmes, muettes et comme ahuries, le regardèrent comme si
elles ne le comprenaient pas.

--Répondez-moi, je vous en supplie, soupira le grand-père.

--Mais, pour l'amour du ciel, mon père, qu'est-ce qui vous arrive?
s'écria la veuve. Des habits, des joyaux, notre Lina? Où sont donc
vos esprits?

Le vieillard s'absorba dans ses réflexions; un sourire de
satisfaction entr'ouvrait ses lèvres. Mais sa physionomie redevint
tout de suite sérieuse, car il se souvint du conseil, de la menace
de son patron, et en même temps de la promesse formelle, à lui Jean
Wouters. Il secoua tristement la tête et dit:

--Ah! mes enfants, qu'il y a de méchantes gens au monde! Tout ce que
l'on raconte n'est que fausseté, calomnie et venin. Mais nous n'avons
pas d'autre richesse que notre honneur, et lorsque le soin de notre
bonne renommée et la défense de notre réputation exigent de nous
certains sacrifices, nous ne pouvons pas hésiter... Asseyez-vous
toutes deux, je vous expliquerai ce qui m'a rendu triste et malade.
Je ne vous dirai pas tout,--cela n'est pas nécessaire,--mais assez du
moins pour vous faire comprendre ce que le devoir nous commande.

Dès qu'ils furent tous assis, il dit avec un embarras visible, et en
cherchant ses mots:

--M. Herman Steenvliet vient ici deux ou trois fois par semaine.
Nous savons qu'il n'est amené chez nous que par reconnaissance,
par amitié peut-être, et cela nous suffit pour l'accueillir sans
arrière-pensée. Oui, vous, Lina, et votre mère, vous avez engagé
M. Herman à renouveler ses visites le plus souvent possible. Nous
croyions que nous pouvions contribuer par là à le tenir éloigné
de ses liaisons dangereuses. Notre but, du moins, était louable...
Hélas! mes enfants nous sommes des cœurs simples et nous ne
connaissons pas le monde. Tandis que nous vivions ici en pleine
sécurité, la calomnie courait dans le village pour dire toute sorte
de mal de nous. Par exemple, on a l'impudence d'affirmer que nous
attirons ici M. Herman par cupidité, par calcul. On ose même
prétendre, Lina, que vous portez des robes de soie et des boucles
d'oreilles enrichies de brillants, que vous auriez acceptées de M.
Herman.

--Moi? des robes de soie, des boucles d'oreilles de M. Herman?
répéta la jeune fille en riant. Quelle folie est-ce là? Et qui
répand ces bruits absurdes, grand-père?

--Ce sont de méchantes gens, de mauvaises langues, mon enfant. Ne
vous en inquiétez pas! s'écria la mère.

--Des langues envenimées, c'est certain, reprit le vieillard; mais
elles n'ont pas tout à fait tort; nous sommes coupables du moins
d'une grave imprudence. Ce que nous avons perdu de vue, c'est que les
visites d'un jeune monsieur si riche dans notre humble petite maison
devaient naturellement amener beaucoup de commentaires. En effet, les
villageois ne peuvent pas comprendre quel plaisir un monsieur de
la ville, riche et instruit, peut trouver dans la société de gens
simples, de pauvres ouvriers tels que nous. Dans leur ignorance, ils
se forgent toute sorte de mauvaises pensées sur notre compte; ils
bavardent entre eux sur nous, et disent des choses dont la seule
idée... En un mot ils nous volent notre honneur et ternissent notre
bonne renommée.

Jean Wouters, qui avait d'abord l'intention de faire connaître en
peu de mots les raisons de son retour inopiné au logis, tombait
maintenant d'une hésitation dans l'autre. Il n'osait pas déclarer
quelles raisons on attribuait dans le village aux visites d'Herman
Steenvliet. L'innocente Lina n'avait pas mérité une si cruelle
injure; lui, son grand-père, ne pouvait pas trouver le courage de lui
plonger ce poignard dans le cœur.

--Allons, grand-père, ne vous tourmentez pas pour cela, dit la jeune
fille. C'est affreux, c'est agir méchamment avec nous qui n'avons
jamais fait de mal à personne; mais nous ne pouvons pas empêcher les
méchantes langues d'aller leur train. Que nous fait leur bavardage,
aussi longtemps que nous n'avons rien à nous reprocher?

--Oui, mon père, pourquoi nous laisser troubler par ces vains cancans
tant que notre conscience ne nous reproche rien?

--Nous avons quelque chose à nous reprocher, enfants. Non, nous
n'avons pas fait notre devoir comme il convenait de le faire, dit le
vieillard d'une voix plus ferme. Il ne suffit pas de ne point faire le
mal, il faut également écarter toute apparence de mal, et ne point
donner aux gens de prétexte à commentaires malveillants... Ah! je ne
sais vraiment pas comment vous faire comprendre ce que je veux dire...
Mon maître m'a appelé dans son arrière-boutique et m'a expliqué
comment tout le village fait scandale autour de notre nom parce que
M. Herman vient chez nous. Un si riche monsieur de la ville dans la
maison d'un pauvre ouvrier, cela ne peut pas durer, prétend-il; cela
nous ravirait pour toujours notre réputation d'honnêtes gens; tous
les habitants du village nous considéreraient comme des gens sans
honneur... J'ai promis à mon patron que nous défendrons à M.
Steenvliet l'entrée de notre maison, et qu'il ne remettrait plus
jamais les pieds chez nous.

--Quoi? que dites-vous là, grand-père? s'écria impétueusement la
jeune fille avec incrédulité! Vous chasseriez M. Herman de notre
maison? Cela ne se peut pas. Quel mal nous a-t-il fait?

--Oui, oui, mon père, répondez, quel mal ce bon jeune homme nous
a-t-il fait? Le chasser pour faire plaisir à quelques langues
envenimées du village? Vous n'en aurez certainement pas le courage.

--Dites ce que vous voudrez, mes enfants, il m'est défendu de rien
entendre. Herman Steenvliet ne peut plus nous rendre visite. S'il
vient encore une fois chez nous après aujourd'hui, mon patron me
renverra de l'atelier. Quelle honte! Et d'ailleurs, où trouverai-je
alors du travail et du pain?

Ces mots, qui résonnaient à ses oreilles comme une condamnation,
arrachèrent à Lina un cri d'angoisse. Elle se cacha la figure
dans les mains et se mit à pleurer en silence. Bientôt les larmes
ruisselèrent à travers ses doigts.

Jean Wouters la regardait le cœur serré. Cette extrême tristesse
à la seule annonce de l'éloignement de Herman, qu'est-ce que cela
signifiait? Ciel, allait-il apprendre un déplorable secret? Avait-il
en effet été aveugle, aveugle pour un terrible danger? Se verrait-il
forcé de bénir les calomniateurs qui l'avaient rappelé à temps à
la conscience de ses devoirs paternels?

Pendant qu'il était assailli de ses pénibles pensées, la mère Anne
continuait ses efforts pour lui faire comprendre qu'il n'avait pas
le droit d'interdire ainsi brusquement et grossièrement à M. Herman
l'entrée de leur maison. Certes, elle pensait aussi maintenant qu'il
valait mieux que le jeune homme cessât ses visites, mais on pouvait
le lui faire sentir petit à petit. Il était, après tout, un jeune
homme bien élevé, auquel ils n'avaient rien à reprocher, et on ne
chasse pas ainsi des honnêtes gens comme un voleur ou un mendiant.

La vue de la profonde émotion de Lina semblait avoir irrité le
vieillard. Un feu sombre brillait dans ses yeux fixes; ses lèvres
étaient contractées, et ce fut d'un ton bref et tranchant qu'il
répondit enfin:

--Je n'écoute rien, Anna. C'est mon maître qui m'a envoyé ici. Pauw
le tortu a vu M. Herman descendre du train à Loth. Il n'est pas ici;
je le regrette. S'il vient en mon absence, envoyez immédiatement
Lina à l'atelier pour m'appeler. Je ferai connaître à M. Herman ma
résolution irrévocable.

--Ah! mon père, réfléchissez encore quelques jours.

--Plus un mot, Anna; le sentiment du devoir me rend inexorable. Je
veux être obéi.

Il se dirigea vers la porte, prêt à partir. Mais malgré ses
suppositions douloureuses, son cœur s'ouvrit à la pitié; il alla à
Lina, lui prit la main, et lui dit tristement:

--Allons, Lina, séchez vos larmes et prenez courage. La pensée que
M. Herman ne reviendra plus jamais ici vous afflige profondément;
malheureuse enfant, mettez-vous donc le plaisir de sa société
au-dessus du soin de votre propre réputation? Reconnaissez votre
devoir: soumettez-vous avec résignation à la nécessité, et votre
chagrin sera bien vite passé.

--Mon chagrin, grand-père! répéta la jeune fille; mon chagrin n'est
rien... Mais lui, le pauvre jeune homme, vous allez donc le chasser
comme un mauvais homme?

--Le chasser, Lina? C'est-à-dire que je lui ferai comprendre qu'il
ne peut plus venir nous rendre visite, et qu'il doit se comporter
dorénavant comme s'il ne nous avait jamais connus. L'intégrité de
notre honneur, le repos de notre vie sont à ce prix.

--Oh! grand-père, comment pouvez-vous être devenu tout à coup
si cruel et si impitoyable? Vous allez rendre M. Herman malheureux,
peut-être pour toujours. N'affirme-t-il pas lui-même que c'est notre
amitié seule qui lui prête la force de ne pas retomber dans les
écarts de sa conduite passée? Vous voulez l'abandonner maintenant
sans aide, sans soutien, à la séduction des plaisirs bruyants.
Prenez encore un peu de patience, quelques semaines seulement,
jusqu'à ce qu'il se marie.

--Pas de patience, Lina, cela n'est pas possible. Si M. Herman vient
encore nous rendre visite aujourd'hui, comme cela est probable, il
faut qu'il entende un adieu définitif.

--Mais, grand-père, ce jeune homme m'a sauvée de la mort.

--Oui, je le sais, mon enfant, mais cela ne fait rien, toutes ces
paroles sont superflues. Je ne veux pas être chassé de mon atelier
avec la crainte douloureuse de l'avoir peut-être mérité. Maintenant
que je sais quel est mon devoir de père et d'honnête homme, rien
ne peut me faire reculer. Écoutez-moi bien, Lina. Si M. Herman vient
encore ici aujourd'hui, courez au village sans perdre une minute pour
m'annoncer son arrivée. Je veux, j'ordonne que vous m'obéissiez en
cela. Si vous restiez auprès de M. Herman, si vous lui parliez de
toutes ces choses, songez-y, je ne vous le pardonnerais jamais. Vous
m'avez bien compris, n'est-ce pas?

Les deux femmes tremblaient en écoutant le son de sa voix qui avait
pris un accent impérieux. Jamais elles ne l'avaient vu si sévère,
si résolu, si implacable. Il était déjà sorti qu'elles tendaient
encore les mains vers lui.

Mais tout à coup il rentra en disant précipitamment:

--La-bas, au bas du chemin creux, arrive M. Herman. Montez toutes les
deux à l'étage. Dépêchez-vous. Ne m'entendez-vous pas? Montez,
vous dis-je.

La jeune fille poussa un cri de désespoir; elle sa laissa tomber à
genoux devant son grand-père et lui dit en pleurant:

--Ah! grand-père, ayez pitié de lui! Il est si bon! Ne lui dites
point de paroles dures; ne le rejetez pas dans le désespoir.

--Cela dépendra de lui-même, Lina. Je n'aimerais pas de lui dire
des paroles dures, mais s'il veut s'insurger contre la raison et
le devoir, alors... Anne, obéissez-moi, montez avec Lina, et ne
redescendez pas avant que je ne vous appelle. Je veux être tout à
fait seul avec M. Steenvliet.

Lina se leva, et quoiqu'elle tremblât de tous ses membres, elle prit
le bras de sa mère et monta l'escalier d'un pas ferme.

Le vieillard agité passa sa main sur son front et essaya de
reprendre son calme. La profonde tristesse de Lina, la chaleur de ses
supplications en faveur de Herman l'avaient rendu inquiet et défiant.
Il commençait seulement à comprendre clairement qu'il devait rester
impitoyable... Mais d'un autre côté sa raison lui disait qu'il
n'avait pas le droit de parler durement ni impoliment au jeune homme,
attendu qu'il ne savait pas si, au fond, il avait à lui reprocher
autre chose que l'imprudence dont ils s'étaient tous rendus
coupables. Il devait donc rester calme et faire connaître à M.
Herman sa volonté sans colère. Mais s'il advenait qu'il opposât de
la résistance, s'il refusait de cesser définitivement ses visites,
alors lui, Jean Wouters, lui prouverait que les sentiments d'honneur
peuvent donner même à un vieillard usé par le travail, la force et
la volonté d'accomplir son devoir sans crainte.

A peine ses réflexions l'avaient-elles amené à cette résolution,
que Herman Steenvliet parut sur la porte, regarda tout autour de la
pièce, et demanda son chapeau à la main.

--Bonjour, père Wouters. Quelle chance et quel plaisir de vous
rencontrer ici à cette heure? Je ne m'y attendais pas. Vous n'êtes
pas seul à la maison, n'est-ce pas?

--Voici une chaise, Monsieur, grogna le vieux charpentier. J'ai à
causer avec vous sérieusement, très sérieusement.

Herman, frappé du ton inaccoutumé du vieillard, le regarda avec
étonnement.

--Vous me faites trembler, maître. Est-il arrivé ici un accident?

--Un malheur, un grand malheur! répondit l'autre.

--Ciel! Lina est-elle tombée malade?

--Non, personne n'est malade. Allons, je vous en prie, Monsieur,
asseyez-vous, et écoutez avec attention ce que j'ai à vous dire.
Je n'ai pas beaucoup de temps; notre entretien doit être court... Le
hasard vous a conduit dans notre maison; vous avez trouvé bon, après
cela, de venir nous voir différentes fois,--trop souvent pour notre
bonheur, hélas!--et nous, dans notre simplicité, nous vous avons
reçu sans arrière-pensée, avec plaisir même. Nous sommes de
pauvres ouvriers; vous, vous êtes le fils d'un homme riche à
millions. Il paraît que, à cause de cette grande différence de
conditions, vos assiduités dans cette maison sont considérées par
le monde comme compromettantes pour nous. Si vous saviez, Monsieur,
quelles choses odieuses on raconte de nous dans le village!

--Je le craignais: l'aubergiste de l'_Aigle d'or_ s'est vengé!
soupira Herman.

--L'aubergiste de l'_Aigle d'or_ ou d'autres, cela n'y fait rien.
La vérité, la triste vérité est que notre pauvre Lina a perdu
sa bonne réputation peut-être pour toujours. A peine si j'ose vous
déclarer ce que l'on dit et ce que l'on croit d'elle. On assure
qu'elle vous attire ici pour avoir de l'argent de vous; que vous
lui donnez des robes de soie et des bijoux. Qu'on l'a rencontrée à
Bruxelles se promenant a votre bras...

--Ah! les vipères! s'écria le jeune homme qui se leva en serrant les
poings. Les serpents, qui crachent leur bave sur Lina, sur cet ange si
pur, si noble de cœur!... Ah! cela ne durera pas longtemps: je
cours au village, et je saurai bien fermer la bouche à ces lâches
calomniateurs.

--Non, Monsieur, vous ne ferez pas cela, je vous le défends, dit le
vieillard en lui faisant signe de se rasseoir. Voulez-vous donc par
votre intervention publique, donner raison à la malignité des gens
et rendre tout le village hostile à notre pauvre Lina? Ce n'est pas
par la violence que l'on peut combattre la calomnie: au contraire,
ce serait jeter de l'huile sur le feu. Il n'y avait qu'un moyen de
prévenir le mal; il n'y a qu'un moyen pour en diminuer l'effet autant
que possible, maintenant que le mal s'est produit. Vous avez plus
d'esprit, plus d'expérience du monde que nous, vous, Monsieur
Steenvliet. Votre conscience, votre cœur devraient vous avoir depuis
longtemps indiqué ce moyen.

--Ah! ils me l'ont indiqué, murmura le jeune homme.

--Est-il possible? Et vous n'avez pas écouté leur voix?

--Ce qui est arrivé, je le craignais depuis longtemps. Il y a plus de
quinze jours que je voulais vous annoncer ma ferme résolution de ne
plus venir vous voir désormais.

--Hélas! pourquoi ne l'avez-vous pas fait?

--Vingt fois j'ai eu l'adieu sur les lèvres, père Wouters; mais
chaque fois le courage de le prononcer m'a manqué. Je n'ai pas bien
agi, je le reconnais trop tard. Pardonnez-le moi.

--Vous reculiez devant le chagrin que vous pensiez devoir résulter
pour Lina de votre départ?

--Non, ce n'était pas là la cause de ma faiblesse. Je ne veux pas
vous tromper, c'est l'égoïsme qui m'a retenu. Et qu'il y a-t-il
d'étonnant? Réfléchissez un peu, père Wouters: feu ma mère m'a
mis au cœur le désir des plaisirs tranquilles, simples, modestes,
l'aspiration vers une amitié douce et désintéressée... et
malgré cela, j'étais en voie de perdre complètement ma santé, mon
intelligence et mon honneur dans les débordements d'un libertinage
stupide. Je me méprisais moi-même; j'étais dégoûté de la vie.
Ici, dans votre humble maisonnette, mon âme a retrouvé la paix;
j'ai été réconcilié avec ma conscience, et la vie m'a souri
de nouveau... Renoncer à ce bonheur, à cette délivrance,... me
retrouver seul, sans appui, sans consolation, dans un monde que je
hais! Ah! c'était trop pénible. Dire pour toujours adieu à vous, à
la bonne mère Anne, à Lina, cela m'effrayait; et si bien convaincu
que je sois que cet adieu définitif devra tout de même être
prononcé une fois, je différais cette triste échéance pour
prolonger mon bonheur d'un jour, d'un seul jour.

--Mais maintenant, Monsieur?

--A présent, père Wouters, c'est décidé. Après aujourd'hui, je ne
ferai plus aucun effort pour vous revoir, ni votre femme, ni
Lina... Ah! si vous saviez, père Wouters, comme cette séparation
irrévocable me déchire le cœur!

Jean Wouters était ému.

--Allons, mon jeune ami, dit-il d'un ton consolant, ne perdez pas
courage. Nous avons été tous également imprudents. Peut-être,
lorsque vous ne viendrez plus chez nous, les gens reconnaîtront-ils
leur erreur. Mais si même notre bonne réputation devait en rester
atteinte, comme cela est à craindre, eh bien, nous le supporterons
sans vous accuser pour cela.

--Oui, vous êtes assez généreux pour me pardonner ma faiblesse, dit
Herman d'un ton amer, mais je ne me la pardonne pas moi-même; je ne
me pardonne pas d'avoir, par lâche égoïsme, exposé votre bonne
Lina à la calomnie des mauvaises langues. Je le regretterai toute ma
vie. Hélas, l'innocente compagne de jeux de mon enfance, elle dont la
douce amitié m'a tiré de l'abîme de l'abjection et du désespoir,
je l'ai jetée en pâture à la malignité publique; je suis cause que
son nom est souillé du venin de la calomnie, et restera peut-être
souillé. Dieu, qui lit dans mon cœur, sait bien que je donnerais
tout au monde pour racheter le mal que je lui ai fait... mais je ne
le puis pas!... Pourquoi ne suis-je pas un pauvre ouvrier comme vous?
Pourquoi cet argent maudit se trouve-t-il entre nous, si ce n'est pour
m'empêcher de vous faire triompher de la calomnie en vous élevant
au-dessus d'elle? Ah! ciel, je suis fou de colère et de chagrin. Ma
tête tourne... Je ne sais plus ce que je dis!

Herman s'était levé et avait pris la main du vieillard.

--Maintenant, père Wouters, adieu! murmura-t-il les larmes aux yeux.
Je m'en vais: vous ne me reverrez plus.

--Monsieur Herman, nous nous comprenons bien, n'est-ce pas, plus
jamais?

--Non, plus jamais... Je vais me marier avec une demoiselle de la
haute noblesse. Priez Dieu pour moi, père Wouters, afin que, dans ce
brillant mariage, il me fasse retrouver quelques miettes du bonheur,
de la paix de l'âme que me fait perdre cette douloureuse séparation.

Il se dirigea vers la porte d'un pas ferme et résolu; mais là il
s'arrêta et regarda le charpentier d'un air suppliant, comme pour lui
demander quelque chose.

--Soyez généreux, répondit le vieillard à cette prière muette;
épargnez-leur cette triste émotion.

--Un mot, un seul mot!

--Les larmes de deux pauvres femmes changeraient-elles quelque chose
à la fatalité qui pèse sur nous?

--Non, vous avez raison, maître. Adieu! Adieu! Et, étouffant un cri
de désespoir, Herman Steenvliet sortit de la maison en courant et
reprit le chemin creux, sans remarquer deux ou trois paysans qui
l'épiaient et qui le suivirent des yeux en échangeant de grossières
plaisanteries.



X


Herman Steenvliet, le cœur plein d'angoisse et de chagrin, marchait
dans le chemin creux qui devait le conduire à Loth, près de la
station de chemin de fer; mais, arrivé là, il se sentit un tel
dégoût pour la société des hommes, et un tel besoin de solitude,
qu'il résolut d'aller à pied jusqu'à Bruxelles, en suivant les
bords du canal de Charleroy.

En chemin il s'arrêtait souvent, secouant la tête, se parlait tout
haut à lui-même et se faisait violence pour retenir les larmes qui
voulaient à chaque instant jaillir de ses yeux.

Sa conscience l'accusait; il comprenait fort bien que l'honneur et
la bonne réputation de Lina resteraient compromis, car au village
surtout, les souillures que la calomnie répand sur ses victimes sont,
de leur nature, ineffaçables. Lui, Herman, avait prévu le mal et
l'avait redouté; par égoïsme ou par faiblesse il avait continué
ses visites, et conséquemment c'était par sa faute que son amie
d'enfance allait rester méprisée et blâmée. C'est ainsi qu'il
avait récompensé ces braves gens de l'amitié désintéressée
qu'ils lui avaient témoignée.

Cette conviction lui était extrêmement pénible. Il se creusait le
cerveau à chercher un moyen de défendre Lina contre les soupçons
injurieux des gens du village; mais son esprit restait stérile.
Considérant que tout ce qu'il pouvait tenter aurait pour unique
résultat de provoquer des calomnies nouvelles et plus odieuses
encore contre l'innocente jeune fille, il devait se soumettre avec
résignation à la fatalité qui pesait sur lui.

Il ne reverrait plus jamais Lina Wouters; tout était rompu entre elle
et lui; leurs relations ne devaient jamais se renouer.

Ah! il mesurait maintenant toute l'étendue, toute la puissance de son
amour pour la naïve compagne de son enfance, et il s'en effrayait. Et
quoique le serment de fidélité qu'il allait jurer au pied des autels
à une autre femme lui fît un devoir devant Dieu d'oublier Lina, il
sentait bien, hélas! qu'il ne le pourrait pas. Ah! si les millions de
son père ne s'élevaient pas entre lui et la victime de son égoïste
imprudence, s'il était pauvre, avec quelle joie triomphante il
élèverait Lina au-dessus des atteintes de la calomnie! Mais il ne
pouvait pas y penser: il ne pouvait pas se soustraire à son triste
sort; il fallait qu'il devînt l'époux de Clémence d'Overburg.

Ces douloureuses pensées tourbillonnaient dans son esprit et lui
faisaient saigner le cœur.

Lorsqu'il arriva enfin chez lui, il était tout à fait abattu et
découragé. Il monta à sa chambre, se laissa tomber dans un fauteuil
et resta là, le regard fixe, perdu dans le vide, luttant contre
l'obsession de l'image de Lina qu'il voyait constamment devant lui,
tantôt les yeux pleins de larmes, tantôt souriant du plus doux
sourire.

Pour échapper à cette vision, il sortit de nouveau et alla se
promener très loin sur la route de Tervueren; mais rien n'adoucit
sa douleur, et plus cette lutte contre les arrêts du sort se
prolongeait, plus profondément s'enracinait en lui la conviction que
rien au monde n'était assez puissant pour affaiblir dans son cœur la
sentiment qui l'enchaînait à Lina Wouters.

Durant trois jours, il resta en proie aux luttes intérieures les plus
pénibles sans parvenir à déterminer clairement ce qui lui restait
à faire. Mais le quatrième jour, après de longues heures passées
dans sa chambre à réfléchir et à méditer, il se leva tout à
coup, l'œil brillant d'une ferme résolution:

--C'est décidé: attendre plus longtemps ne servirait de rien, Que
mon sort s'accomplisse! Mon pauvre père croira que je l'attriste sans
hésitation et sans pitié. Ah! s'il pouvait lire dans mon cœur! Ce
qu'il désire voir se réaliser lui est inspiré par son affection
pour moi, je le sais bien. Mais il se trompe. Je ne peux pas
consentir à être pendant toute ma vie la victime d'une erreur de
sa tendresse... et, lors même que je le voudrais, je demeurerais
impuissant contre une chose qui est plus forte que ma volonté...
L'argent est le tyran qui me condamne à l'avenir le plus amer; eh
bien, je veux, en ce qui me concerne, briser ce sceptre infernal;
je serai pauvre, peut-être, et obligé de gagner mon pain en
travaillant; mais libre, du moins, et maître de mon cœur et de mes
actions.

En prononçant ces paroles à voix haute, il descendit rapidement et
entra sans frapper dans le cabinet de son père.

--Ah! ah! on vous voit donc à la fin! lui dit joyeusement M.
Steenvliet. Que diable, mon fils, où donc êtes-vous toute la
journée? Je vous ai à peine entrevu deux ou trois fois depuis le
commencement de la semaine.

--Mon père, j'ai à vous parler d'une affaire importante, répondit
le jeune homme. Je vous en prie, ayez la bonté de m'écouter avec
calme.

--Quelle mine sérieuse vous avez, Herman! Vous piquez ma curiosité.
Il ne s'agit pas de votre prochain mariage?

--Si, mon père.

--Mais sur ce point, il n'y a plus rien à dire. Parlez, cependant.
Quelque nouvel enfantillage?

--Jugez-en, mon père. Depuis quatre jours j'ai la tête en feu;
depuis quatre jours j'ai la fièvre, mes nerfs sont tendus à se
rompre, parce que je m'effraye à l'idée de vous déplaire et de vous
faire du chagrin; car, je le reconnais, vous êtes bon pour moi, vous
m'aimez, et dans tout ce que vous faites vous n'avez en vue que mon
bien-être, tel que vous le comprenez, du moins.

--Ah çà! qu'est-ce que tout cela signifie? Vous n'allez pas pleurer,
n'est-ce pas?

--Non, mon père, mais je m'efforce de vous faire comprendre que je
vous suis reconnaissant et que je vous respecte...

--Je le sais bien, mon garçon. Laissez là ces détours, et allez
droit au but. Que désirez-vous? De l'argent?

--Non; je veux vous faire part d'une résolution, d'une immuable
résolution que j'ai prise.

--Immuable! Nous verrons bien. J'écoute.

Le jeune homme hésita et parut rassembler ses forces. Il dit enfin
d'un ton décidé:

--Mon père, je n'épouse pas mademoiselle d'Overburg.

--Ne l'avais-je pas deviné? s'écria l'entrepreneur. Vous voilà
encore une fois! De pareilles hésitations sont peut-être naturelles;
mais elles ne sont certainement pas sérieuses. Quand il en sera
temps, vous vous estimerez heureux de pouvoir donner le nom d'épouse
à la noble demoiselle Clémence.

--Croyez là-dessus ce qu'il vous plaira, mon père, mais je vous
déclare que jamais, non jamais, je n'accepterai la main de Clémence
d'Overburg.

M. Steenvliet éclata de rire.

--Ah! ah! vous tournez comme une girouette! dit-il en ricanant;
aujourd'hui par-ci, demain par-là. Allez encore vous promener un peu,
Herman, et venez me dire ce soir quelles sont vos intentions. Vous
aurez encore une fois changé d'avis.

Le jeune homme frémissait d'impatience, mais il se contint, et
répondit avec un calme apparent:

--Vous êtes un homme énergique, mon père; tout le monde vante la
fermeté de votre volonté. Moi, au contraire, j'ai été jusqu'à
présent un être faible et hésitant, parce que l'on a contrarié
tous les penchants de ma nature primitive. Mais votre sang coule dans
mes veines. Ne vous étonnez donc pas, mon père, qu'après quatre
jours de réflexions et de souffrances, je sois arrivé à prendre une
résolution si ferme et si irrévocable que rien au monde ne pourrait
la changer...

--Pas même la volonté de votre père?

--Non.

--Ni mes prières?

--Je vous demande bien humblement pardon, mon père, mais mon parti
est pris. Je n'épouserai pas Clémence d'Overburg.

Cependant M. Steenvliet se refusait à croire que son fils parlait
sérieusement, quoique le ton grave du jeune homme, son air décidé,
et la résolution de son regard ne fussent point sans inquiéter
l'entrepreneur.

--Mais, Herman, dit-il, je ne vous comprends pas. Expliquez-moi
donc quelles raisons vous poussent à rompre ainsi vos engagements.
Avez-vous appris, sur Clémence ou sur ses parents, quelque chose qui
vous blesse?

--Non, mon père. A quoi bon vous répéter encore une fois les
raisons qui, dès le premier moment, me firent considérer cette union
disproportionnée comme devant faire le malheur de toute ma vie? Avec
votre argent vous achetez une bru, rameau d'une antique et illustre
souche. Elle ne peut pas m'aimer jamais, moi, le fils d'un ouvrier
enrichi, le bourgeois égoïste dont l'orgueil veut anéantir et
absorber sa noblesse. Je lirais sans cesse cette accusation dans
ses yeux... Ses parents se vengeraient sur moi par une haine
irréconciliable, et me mépriseraient... Et moi, moi, je devrais
baisser humblement et sans résistance la tête devant cette
humiliation! car ma conscience me dirait que je l'ai méritée.

--Bah! bah! folies que tout cela. Cela n'a pas le sens commun. C'est
peut-être la quatrième fois que vous me répétez ces réflexions
défavorables, et chaque fois vous avez reconnu qu'elles n'étaient
pas fondées.

--En effet, mon père, chaque fois je me suis soumis par respect, par
affection pour vous. Et s'il n'avait pas surgi d'autres raisons pour
me faire reculer, j'aurais probablement accepté mon sort, si triste
qu'il me parût.

--Ah! bon, il y a une nouvelle raison?

--Clémence d'Overburg n'a pas la moindre inclination pour moi; au
contraire!

--Vous vous trompez, Herman, soyez-en sûr, son père me disait encore
dernièrement qu'elle parle de vous dans chacune de ses lettres, et
qu'elle s'informe avec intérêt de votre santé.

--Cela se peut; mais son frère Alfred, sans me le déclarer
positivement, m'a fait suffisamment comprendre que mademoiselle
Clémence redoute le mariage projeté comme une mésalliance
déshonorante.

--Vous avez mal compris ses paroles.

--Ah! n'est-ce pas naturel? Clémence courbe la tête sous la volonté
de son père, sous la pression de la fatalité. Elle se sacrifie à
l'honneur et au bien être de sa race; elle se vend pour sauver ses
parents d'une décadence scandaleuse. Certes, cette abnégation de
soi-même est un acte digne d'éloges; mais plus noble Clémence se
montre, plus lâche et plus cruel serais-je en consentant à conduire
à l'abattoir cet innocent agneau. Non, je ne le ferai pas, jamais,
jamais! Ce rôle de bourreau me répugne. L'idée que je devrais vivre
jusqu'à la fin de mes jours côte à côte avec ma victime, me fait
trembler d'horreur... Et je vous le répète, mon père, rien au monde
ne peut me faire consentir à épouser mademoiselle d'Overburg.

L'entrepreneur secoua la tête avec impatience.

--Vous êtes de bien mauvaise humeur aujourd'hui, dit-il. Les paroles
sans portée d'Alfred d'Overburg vous ont indisposé: mais je
veux croire que cet accès de dépit se passera bientôt, comme
précédemment; sans cela votre hardiesse, la légèreté avec
laquelle vous essayez de reprendre vos promesses, me mettraient dans
une juste colère. Ah! mon sang coule dans vos veines? Ah! vous
avez une volonté ferme? Mais moi, je suis votre père, et j'ai
une volonté qui n'a jamais plié. Si cela devenait nécessaire, je
saurais vous montrer que quand une fois j'ai mûrement et fermement
décidé quelque chose, tout doit se courber devant moi: vous surtout,
qui êtes mon fils... Allons, poussez votre audace jusqu'au bout:
osez me répéter que vous refuseriez d'obéir à mes ordres, à mes
prières! Est-ce ainsi que vous voulez me récompenser de toute ma vie
de dévouement et de sacrifices?

Le jeune homme, qui ne voulait pas répondre à cette question, avait
laissé tomber sa tête sur sa poitrine, et regardait obstinément
le parquet, sans rien dire. Son attitude humble fut prise par M.
Steenvliet pour un signe d'hésitation ou de regret.

--Voyons, mon bon Herman, dit-il, ne vous laissez pas aller à toutes
ces sottes idées. Elles vous attristent inutilement; car, à supposer
qu'elles soient fondées en partie, à quoi cela vous avancerait-il?
L'affaire est poussée trop loin pour que l'on puisse revenir sur
ses pas. Puis-je aller dire maintenant au baron d'Overburg que nous
refusons la main de sa fille? Je n'oserais jamais lui faire un si
sanglant affront. Cela est complètement impossible, et d'ailleurs je
ne le voudrais pas. Oubliez-vous donc, Herman, que l'unique but de
mes efforts, de mes labeurs, de mes épargnes, de ma vie, a été
de préparer et de réaliser votre élévation dans le monde. Et
maintenant que mon vœu le plus ardent va s'accomplir, maintenant
que vous allez devenir l'époux d'une jeune fille de haute noblesse,
maintenant que le vieux maçon,--devenu riche grâce à son habileté
et à son travail,--va voir son sang plébéien se mêler au sang
illustre des Overburg, vous renonceriez à cette brillante alliance?
Ah! ah! quelle folie! Soyez plus avisé; dites-moi que vous acceptez
avec gratitude la main de Clémence.

--Je ne l'accepte pas, mon père!

--Ah çà! êtes-vous ensorcelé? s'écria l'entrepreneur irrité.
Ne comprenez-vous donc pas que si je prenais au sérieux votre
proposition insensée, vous me rendriez profondément malheureux?

--Je le sais, mon père, et pourtant...

--Pourtant quoi?

--Pourtant je dois refuser. Si je n'épouse pas Clémence, vous en
aurez du chagrin pendant quelque temps; mais si je l'épouse, je me
condamne moi-même à une existence sans amour, sans espoir, sans
dignité. Je ne veux pas m'acheminer vers le tombeau, courbé sous
l'humiliation et la haine... C'est une loi: de deux maux il faut
choisir le moindre. Mademoiselle d'Overburg ne sera jamais ma femme.

--Par le diable, c'est ce que nous verrons!

Herman fit quelques pas en arrière, comme pour s'en aller.

--Restez! commanda M. Steenvliet. Je devrais me fâcher, mais je suis
trop fermement convaincu que votre nouvelle lubie ne tiendra pas.
Ah! si ce que vous venez de dire était bien mûrement réfléchi et
délibéré, si, par hasard, vous persistiez dans votre refus, je
me vengerais impitoyablement de votre désobéissance et de votre
opiniâtreté. Je puis vivre assez longtemps encore pour dissiper
toute ma fortune, et pour m'en aller de ce monde aussi pauvre que j'y
suis venu. Alors vous n'auriez rien.

--Agissez en cela comme vous le trouverez bon, mon père, répondit le
jeune homme avec le plus grand calme. Je suis assez grand pour gagner
ma vie en travaillant.

--Vous allez peut-être devenir peintre? ricana le père.

--Peintre ou autre chose. Votre exemple m'a appris ce que l'on peut
avec de la volonté et de la persévérance.

--Allons, Herman, vous perdez la tête. Les millions que j'ai gagnés
pour vous ne serviraient donc à rien?

--Ils serviront du moins, mon père, à me faire apprécier
l'humilité et à me rendre malheureux pour toute ma vie.

--Ah! c'est ainsi: Monsieur va demander son gagne-pain au travail de
ses mains, et dès qu'il gagnera un peu d'argent, il épousera l'une
ou l'autre petite paysanne; qui sait? peut-être même la fille de
quelque artisan.

--Une femme de cette condition ne reprochera pas, du moins, à mon
père d'avoir été maçon, grommela le jeune homme d'un ton acerbe.
Ce serait un mariage avec un amour partagé et un respect réciproque.

--Vous radotez. Voyez-vous le fils unique du millionnaire Steenvliet
demeurer dans une hutte et souffrir de la faim? Allez vous mettre au
lit, Herman, reposez-vous un peu et laissez vos esprits se calmer;
car, vraiment, vous êtes à moitié fou. Demain ce sera passé. En
tout cas, n'espérez pas que dans cette affaire importante je prête
les mains à vos caprices et à vos lubies. Clémence d'Overburg sera
votre femme; c'est décidé, et cela reste décidé.

--Est-ce bien votre dernier mot, mon père?

--Mon tout dernier mot.

--Soit donc! Je sais ce qu'il me reste à faire.

En achevant ces paroles, Herman sortit du cabinet.

L'entrepreneur le suivit un instant des yeux d'un air pensif, puis il
secoua la tête et se dit à lui-même en souriant:

--Pauvre garçon! La crainte de ne pas être aimé de mademoiselle
Clémence le jette maintenant dans un doute pénible. Son cœur est
trop sensible, trop tendre. Il tient cela de sa mère. Sans amour sa
vie serait triste, en effet; mais il se trompe complètement. Dès
le premier abord Clémence a montré une sympathie particulière pour
lui. Je lui fournirai les moyens de satisfaire les moindres désirs de
sa femme. Et si réellement elle n'éprouvait pas encore un véritable
amour pour lui, cela viendra tout seul plus tard. L'argent est une
baguette magique toute-puissante sur le cœur des hommes... Si l'on
devait décider définitivement aujourd'hui de ce mariage, peut-être
Herman n'y consentirait-il pas. Il est singulièrement mal disposé
à cet égard; mais l'effet des paroles d'Alfred ne tardera pas à se
dissiper. Nous avons tout le temps d'attendre. Ce qui m'inquiète plus
que les lubies de mon fils, c'est l'hésitation et les atermoiements
du marquis de la Chesnaie. Il ne consentira qu'après avoir ici même
en personne examiné la situation de mes affaires. L'idée qu'une
demoiselle d'Overburg épouserait le fils d'un ouvrier enrichi le
blesse et l'humilie. S'il allait refuser? Je manquerais donc le but de
tous mes efforts?... Mais je crois vraiment que la folie de mon fils
me rend à mon tour hésitant! Est-ce que je ne les domine pas tous
par l'argent? Seraient-ils capables de préférer le déshonneur et la
déchéance? Non, non, j'ai tort de m'inquiéter, l'affaire suivra son
cours comme je l'ai résolu...

Un valet ouvrit la porte et annonça à son maître que M. le baron
d'Overburg était venu pour lui parler, et qu'il l'attendait au salon.

--Ah! le père de Clémence maintenant, grommela l'entrepreneur en
ôtant sa robe de chambre. Pourvu que celui-ci ne vienne pas à son
tour avec des hésitations et des faux-fuyants. Je finirais par perdre
patience. Bah! peut-être m'apporte-t-il, au contraire, de bonnes
nouvelles; car lui, du moins, est un homme sensé et il sait ce
qu'il fait, ou du moins ce qu'il peut faire. Voyons, nous allons bien
savoir.

En entrant dans le salon, il alla à la rencontre de son noble
visiteur avec un sourire aimable, lui serra la main et lui dit:

--Bonjour, monsieur le baron. Voilà une agréable surprise, à
laquelle je ne m'attendais pas aujourd'hui. Vous deviez être en
ville pour vos affaires; et vous n'avez pas voulu retourner à votre
château sans m'honorer d'une visite. Je vous remercie du fond du
cœur pour cette bonne idée. Veuillez vous asseoir, monsieur le
baron... Mais je ne sais pas ce que je vois à l'air de votre visage.
Auriez-vous du chagrin? Tout ne marche-t-il pas au gré de vos
désirs?

--Non, pas tout, monsieur Steenvliet, répondit le baron. Il y a
certaines choses qui m'inquiètent depuis une couple de jours. Je suis
venu pour causer de cela très sérieusement avec vous.

Mais d'abord, je dois vous annoncer que mon oncle, le marquis de la
Chesnaie, m'a écrit qu'il part aujourd'hui de Monaco, et arrangera
son voyage de manière à arriver jeudi prochain à Bruxelles. Vous
pouvez donc vous attendre à notre visite pour la fin de la semaine
prochaine.

--Peut-être le marquis préférerait-il que je vinsse lui parler à
votre château?

--En ce cas, monsieur Steenvliet, je vous le ferais savoir.

--Et peut-on supposer, d'après les termes de sa lettre, qu'il est
toujours favorablement disposé?

--Toujours favorablement. Ce n'est que pour la forme qu'il diffère
son approbation définitive, jusqu'à ce qu'il ait obtenu par
lui-même les renseignements nécessaires. Mais ces renseignements
seront-ils bien de nature à le satisfaire complètement? Voilà la
question que je me pose, et qui m'inquiète depuis deux jours.

--Et qu'est-ce qui pourrait bien y manquer, monsieur le baron? Vous
lui avez fait connaître avec une entière sincérité la véritable
situation des choses. N'est-il pas vrai que vous lui avez écrit tout
ce qui pouvait exercer quelque influence sur sa décision?... Quoi?
Vous secouez la tête?

--Ce que j'ignorais alors, je ne pouvais naturellement pas le lui
mander. S'il l'apprend--et je crains fort qu'il ne l'apprenne--alors
il est probable qu'il s'opposera au mariage de Clémence. Vous avez ma
parole, monsieur Steenvliet, la mauvaise tournure de mes affaires, le
généreux secours que vous m'avez prêté, me rendent votre obligé
et m'engagent envers vous. Je n'hésiterais pas à conclure ce
mariage, même sans le consentement de mon oncle; mais le marquis nous
déshériterait et mes enfants y perdraient plus de deux millions. Je
vous en prie, mon bon monsieur Steenvliet, ayez pour la seconde fois
pitié d'un malheureux gentilhomme! Employez toute votre autorité
paternelle pour faire cesser un scandale qui, du moins en présence
des projets d'union qui existent entre nous, est déshonorant pour
votre fils, pour ma pauvre Clémence, pour vous même et pour toute ma
famille.

--Mais parlez donc clairement, monsieur le baron, murmura M.
Steenvliet épouvanté. Un scandale? Que voulez-vous dire?

--C'est difficile à dire, répondit le baron. Ce sont des choses que
nous voyons, hélas, se passer trop souvent. Mais nous, qui sommes
d'une autre époque, nous reculons devant une pareille publicité.

--Pour l'amour de Dieu, ne mettez pas ma patience à une si rude
épreuve! s'écria l'entrepreneur. Un scandale? Et mon fils en serait
l'auteur? Vous faites signe que oui? J'espère bien, du moins, qu'il
n'a ni volé, ni tué?

--Non, non, calmez-vous, je vais vous dire ce que c'est... D'après
des bruits dont la vérité n'est pas douteuse, M. Herman ne va
presque plus au Club et il n'y reste que quelques instants quand il
y va. Ses camarades d'autrefois ne le rencontrent nulle part.
Savez-vous, monsieur Steenvliet, où votre fils passe tout son temps
depuis un mois?

--Sans doute que je le sais, répondit l'entrepreneur avec un rire
triomphant. Le mariage projeté l'a rendu tout à coup sérieux,
beaucoup trop sérieux même à mon avis, le jeune homme se promène,
dessine, lit et rêve.

--Ainsi, vous ignorez qu'on peut le trouver du matin au soir dans
certaine maison d'ouvriers située au bord d'un chemin isolé, pas
bien loin du village où le banquier Dalster a son château?

--Bah! bah! Quelle folie! Que diable mon fils irait-il faire là?

--L'ouvrier a une fille qui, à ce qu'il paraît, n'est pas seulement
très jolie, mais aussi très madrée et très artificieuse.

--Et vous voulez dire, monsieur d'Overburg, que c'est là que mon
fils s'amuse? Voilà ce que je ne crois pas et, en tous cas, ce que je
n'approuverais pas. Mais en serait-il bien ainsi?

--Le mal est déjà assez grave lors même qu'il resterait caché;
mais, ce qui ne se peut supporter surtout par nous, gentilshommes,
c'est que ce mal soit publié. Votre fils, au vu et au su de tout
le monde, passe des journées entières dans cette pauvre maison
d'ouvriers, il y mange à la table commune comme s'il faisait partie
de la famille, il achète à la fille des robes de soie et des bijoux,
il se promène dans les rues de Bruxelles avec cette jeune effrontée
à son bras.

Péniblement atteint par cette révélation, l'entrepreneur secoua la
tête et répondit après un moment d'hésitation:

--Mais, mon cher monsieur d'Overburg, tout cela ne serait-il pas une
simple médisance? Pour des choses de cette nature mon fils était,
jusqu'à présent, beaucoup plus réservé que d'autres jeunes gens de
son âge.

--Le vieux monsieur Dalster est mon témoin. Informez-vous de la
vérité dans le village, vous apprendrez que les habitants sont
indignés de la conduite de M. Herman et de celle qui le tient
captif dans ses filets. Et si de simples paysans, qui ne sont en
rien responsables des actes de la fille de l'ouvrier, se sentent
déshonorés par ces relations blâmables, que dois-je dire, moi,
gentilhomme, moi, père de la future femme de votre fils?

--Je lui parlerai de cela aujourd'hui même, monsieur le baron, et si
vos renseignements sont fondés...

--Ils sont fondés, n'en doutez pas.

--Et bien, je lui ferai comprendre qu'il doit rompre avec cette fille.

Le baron frémissait d'impatience et de dépit.

--Hélas! monsieur Steenvliet, dit-il, je m'effraye de vous voir
si calme, et de ne pas vous trouver pénétré de l'impérieuse
nécessité d'une rupture immédiate et complète de ces
déshonorantes relations. Si ces bruits parvenaient aux oreilles de ma
fille Clémence, n'aurait-elle pas le droit de refuser sa main, contre
ma volonté, à un homme qui, d'avance et publiquement, manque au
respect qu'il doit à sa future femme? Et si mon oncle, le marquis,
devait apprendre quelque chose de cette triste affaire, lui si fier et
si susceptible sur le point d'honneur, il m'accablerait de reproches
et soulèverait toute ma famille contre moi. Vous-même, monsieur
Steenvliet, vous regretteriez profondément, n'est-ce pas, que des
circonstances imprévues vinssent rendre impossible le mariage de
votre fils.

--Mais, jusqu'à présent, ce mariage ne court pas de danger,
j'espère?

--Si, un grand danger. Je vous en conjure, prenez des mesures
énergiques pour nous préserver de ce malheur; car pour moi, vous le
savez, la non-réussite de ce mariage serait une catastrophe. Je n'ai
pas d'autre moyen de reconnaître votre bienfait et de mériter la
continuation de votre généreux secours.

--Mais, mon digne monsieur d'Overburg, que puis-je faire, sinon de
montrer à mon fils son imprudence, son étourderie?

--Lui défendre sévèrement, absolument, de remettre les pieds dans
cette maison; lui faire promettre fermement et irrévocablement de
rompre désormais toutes relations avec cette méprisable fille.

--N'est-ce que cela que vous désirez, monsieur le baron? Soyez donc
bien tranquille: Herman n'ira plus dans ce village. Je vous le promets
en son nom.

--Et s'il refusait de vous obéir?

--Non, pas cela. Herman peut avoir une faiblesse et faire une folie;
mais c'est un garçon raisonnable et il a un cœur excellent. En
tout cas, je n'ai pas l'habitude de voir ma volonté méconnue...
Doutez-vous encore? Souhaitez-vous qu'Herman vienne lui-même
s'excuser auprès de vous et vous promettre d'éviter désormais tout
prétexte de soupçon ou de médisance?

--Oh! non, je n'exige pas cela, s'écria joyeusement M. d'Overburg. Je
vous remercie, mon bon monsieur Steenvliet: j'ai foi en votre parole.
Il me suffit de pouvoir au besoin déclarer et affirmer que ces bruits
n'ont plus de fondement... Allons, écartons toutes ces douloureuses
inquiétudes et espérons que rien n'empêchera ni ne retardera le
mariage souhaité. A la fin de la semaine prochaine, je viendrai vous
rendre visite avec mon oncle le marquis. Nous réglerons tout alors en
sa présence... Permettez-moi de vous dire adieu pour aujourd'hui. Je
dois partir pour Liège où je vais chercher Clémence. Je vous serre
la main, rassuré et consolé.

Près de la porte cochère, et prêt à remonter en voiture, le baron
murmura a l'oreille de l'entrepreneur:

--N'oubliez pas vos promesses. Je vous en supplie, soyez énergique.
Notre bonheur à tous en dépend.

--Je n'ai jamais laissé protester une promesse, répondit M.
Steenvliet. Soyez sans aucune crainte.

La voiture s'éloigna, et l'entrepreneur retourna à pas lents à son
cabinet, où il se laissa tomber sur une chaise. Il y resta longtemps
pensif et immobile.

En présence du baron, il avait caché ses impressions pour amoindrir
autant que possible la faute d'Herman; mais, maintenant qu'il se
trouvait seul, l'expression de son visage changea et devint amère.

--L'imbécile! grommela-t-il. A quels ridicules enfantillages va-t-il
se livrer au moment même où l'on prépare son mariage avec la fille
d'un baron! Lui, si indifférent pour toutes les jeunes filles, si
riches et si jolies qu'elles soient, se laisserait charmer par une
fille d'ouvrier? Il lui achèterait des robes de soie et des bijoux!
Il se promènerait avec elle dans les rues de Bruxelles? Tout ce qu'il
me disait de son aversion pour une union disproportionnée n'était
donc que fausseté? Oui, car la distance entre lui et une simple
ouvrière est infiniment plus grande que la distance entre moi et
M. d'Overburg. Il repousserait et dédaignerait mes ordres et mes
prières, par amour pour une fine mouche de village, qui n'a pas
d'autre but que de lui soutirer de l'argent, beaucoup d'argent? Et
moi, son père, je devrais céder à une aussi méprisable adversaire?
Ah! ah! cela ne sera pas! Il ne jouera pas un jour de plus avec mon
honneur, et ne me rendra pas plus longtemps ridicule aux yeux de
quiconque nous connaît. Que dis-je, un jour? Non, pas une heure; je
vais sur-le-champ lui signifier ma volonté, et malheur à lui s'il ne
m'obéit pas immédiatement.

En achevant ces mots, il sortit de son cabinet, monta l'escalier en
courant, ouvrit la porte d'Herman, et fit irruption dans la chambre le
poing en avant.

Mais il s'arrêta surpris et désappointé, car son fils n'y était
pas.

--Il n'est pas là! grommela-t-il. L'entêté coquin serait-il déjà
sorti?... Oui, voilà son bonnet grec qui pend là; son chapeau n'y
est pas, et je ne vois pas non plus son pardessus. Il veut donc rester
dehors jusqu'à la nuit? Où peut-il être?... Ah! je comprends; mais
il n'y restera pas, dussé-je aller l'en arracher.

Il alla dans un des angles de la pièce et tira un cordon de sonnette.
Un valet ne tarda pas à paraître.

--Jacques, avez-vous vu sortir mon fils? demanda-t-il.

--Hélas! oui, Monsieur, répondit l'autre, j'en suis encore
profondément troublé.

--Troublé? Pourquoi?

--Notre jeune maître avait les larmes aux yeux; il m'a serré la main
et m'a dit adieu d'un ton singulier, comme s'il voulait dire que je ne
le reverrais jamais.

M. Steenvliet pâlit visiblement; mais il maîtrisa son émotion, et
demanda avec un calme simulé:

--Avait-il des bagages?

--Rien que sa petite sacoche de cuir.

--Et où est-il allé?

--Je ne sais pas, Monsieur. Il m'a fait chercher un fiacre, et
lorsqu'il y est monté après m'avoir serré encore une fois la main,
je l'ai entendu qui disait au cocher: gare du Nord, ventre à terre.

--Êtes-vous bien sûr de ne pas vous tromper, Jacques? Herman
n'a-t-il pas dit: gare du Midi?

--Non, Monsieur, j'ai très bien entendu. Il a positivement dit Nord.

--Eh bien, allez aussi me chercher ma voiture; mais pas un mot de
tout cela. Entendez-vous. C'est une lubie d'Herman qui sera oubliée
demain. Personne n'a à se mêler de cela.

--Je comprends, Monsieur.

--Allez, courez et ramenez-moi une voiture.

L'entrepreneur rentra chez lui, endossa fiévreusement une redingote
et courut à la porte cochère avant que le valet, qui n'avait qu'à
aller jusqu'au coin de la rue, pût être de retour.

Cette courte attente parut encore trop longue à M. Steenvliet; il
marronnait en lui-même, frappait du pied, serrait les poings et
paraissait en proie à un profond chagrin et à une vive inquiétude.

Enfin, sans dire un mot de plus à son domestique, il monta en voiture
en criant au cocher:

--Au Nord. Double prix si nous allons vite.

Le cocher enleva ses chevaux d'un coup de fouet et les stimula
tellement que la voiture faillit verser en tournant l'angle de la rue
de la Loi.

M. Steenvliet ne savait que penser. Pourquoi Herman s'était-il fait
conduire à la gare du Nord?

Il n'était donc pas allé au village où demeurait la fille de
l'ouvrier? Car il ne pouvait y aller que par la ligne du Midi. Où
était-il donc allé? Quoique le pauvre père essayât de se persuader
que ses craintes n'étaient pas fondées, de temps en temps un frisson
glacial parcourait ses membres.

Sous sa froideur et sa dureté apparentes se cachait une tendresse
excessive pour son fils; on pouvait même dire que celui-ci était
l'unique objet de son amour et de sa sollicitude. Herman avait dit
adieu au domestique les larmes aux yeux, un adieu solennel! Qu'est-ce
donc que le pauvre jeune homme pouvait bien avoir en tête? Herman
paraissait faible et irrésolu, mais l'entrepreneur savait bien qu'une
volonté ferme et énergique se cachait au fond du caractère de son
fils. C'était dans le sang. Cette résolution ne pouvait-elle pas le
rendre capable de prendre le parti le plus insensé? Ah! Dieu,
combien son cœur paternel était tourmenté par les plus effrayantes
prévisions!... Mais son fils n'était probablement pas encore parti;
il le trouverait encore au chemin de fer, il le retiendrait, le
menacerait de sa colère, au besoin il le supplierait de renoncer à
son projet; et, s'il fallait absolument lui permettre de refuser la
main de Clémence, eh bien, M. Steenvliet sacrifierait l'espoir de
toute sa vie pour sauver son enfant égaré!

M. Steenvliet n'eut pas beaucoup le temps de réfléchir. La voiture
s'arrêta devant la gare. Il sauta à terre, jeta une pièce de cinq
francs au cocher et courut dans la station à droite et à gauche,
regardant de tous côtés pour voir s'il n'apercevait pas Herman.

Mais toutes ses recherches furent infructueuses. Il se retourna vers
les distributeurs de coupons; il s'adressa aux employés, aux hommes
d'équipe, aux hommes de peine, leur décrivit la personne et le
costume de son fils et leur demanda s'ils ne l'avaient pas remarqué,
ou s'ils ne savaient pas dans quelle direction il était parti.

Quelques-uns répondirent qu'ils avaient bien vu un jeune homme
répondant au signalement donné; mais l'un affirmait qu'il avait pris
un coupon pour Liège; un second disait qu'il l'avait vu monter dans
le train d'Anvers, tandis qu'un troisième prétendait qu'il était
parti pour Ostende.

Après avoir perdu là plus d'une heure, l'entrepreneur comprit
l'inutilité de ses efforts, et monta dans un fiacre pour se faire
ramener chez lui.

Alors seulement, et loin des yeux du monde, il se livra au chagrin
et à l'inquiétude qui lui serraient le cœur. Il resta longtemps
immobile, la tête basse, les yeux fixes, perdu dans la contemplation
de visions effrayantes. Peut-être craignait-il de perdre son fils
pour toujours.

Sans qu'il s'en aperçût, des larmes coulaient lentement sur ses
joues.

Quand la voiture s'arrêta devant sa porte et qu'il vit qu'il était
chez lui, alors seulement il s'éveilla de son pénible rêve, et
essuya d'un mouvement nerveux ses yeux noyés de pleurs.

Il ouvrit la portière, sauta à terre, paya le cocher sans prononcer
une syllabe, rentra chez lui, et hâta le pas pour aller s'enfermer
dans son cabinet. Mais Jacques, le vieux domestique, vint à sa
rencontre tenant à la main un papier plié.

--Monsieur, lui dit-il, voici un télégramme pour vous.

--Un télégramme? Donnez, donnez vite, s'écria l'entrepreneur. C'est
peut-être de lui.

Il ouvrit la dépêche et lut:

«Mon père, je pars pour un pays étranger. Ne soyez pas inquiet de
moi. Dès que j'aurai trouvé un séjour fixe, je vous écrirai.
Quoi qu'il m'arrive, je vous aimerai toujours, et je vous serai
éternellement reconnaissant.

--Hypocrite! grommela le père blessé, en froissant le télégramme
avec colère.

--Monsieur, s'il vous plaît, m'est-il permis de vous demander si ce
télégramme vient de M. Herman? demanda le vieux domestique.

--Oui, Jacques, il vient de l'étourneau. Mais soyez tranquille, c'est
encore une folle lubie sans gravité.

--Ah! Dieu soit loué!

M. Steenvliet entra dans son cabinet et se laissa tomber sur une
chaise, épuisé. Mais il se releva aussitôt, serra les poings
d'un air menaçant, et murmura avec une expression de colère et
d'amertume:

--Le sans cœur! le bourreau! Moi, son père, me faire souffrir
ainsi, me faire mourir d'angoisse, d'inquiétude et de peur! Ah! c'est
affreux. L'hypocrite! Il m'aime, il me respecte? Il me déchire le
cœur sans pitié! Ah! il me le paiera cher, très cher. Pense-t-il
donc rendre impossible son mariage avec Clémence d'Overburg? Eh bien,
il se trompe. J'ai confiance dans le temps; j'ai une patience que rien
ne lasse, et une volonté de fer. Herman n'a pas d'argent; il faudra
bien qu'il revienne au bout de quelques mois ou de quelques semaines,
cela m'est égal. Il épousera tout de même mademoiselle d'Overburg,
ne fût-ce que pour le punir de son affreuse cruauté envers moi. Oui,
il se mariera, aussi vrai que j'existe.

Et l'entrepreneur appuya cet arrêt d'un violent coup de poing sur son
bureau.



XI


Ce matin-là, Lina était assise près du poêle, la tête penchée
sur sa poitrine et aussi immobile que si elle était endormie.

A ses pieds il y avait un chaudron plein d'eau; sur ses genoux une
pelure de pomme de terre en spirale, et elle tenait encore à la main
le couteau dont elle venait de se servir pour les besoins du ménage.

Sa mère sortit de l'étable et la surprit dans cette attitude. Elle
haussa les épaules avec compassion et lui dit:

--Lina, mon enfant, vous avez tort de rêvasser toujours ainsi en
vous-même. A quoi réfléchissez-vous si profondément?

--Comment pouvez-vous le demander, ma mère? répondit la jeune fille.
A quoi, à qui pensez-vous vous-même du matin au soir? Je voudrais
savoir comment il va maintenant, mère. Ah! s'il allait retomber dans
ses erreurs passées! La crainte qu'il pourrait devenir malheureux
et se perdre peut-être m'afflige profondément. Cela est-il si
étonnant!

--Non, mon enfant, je suis aussi inquiète que vous à cet égard,
j'en conviens; mais il faut garder une juste mesure en tout. Vous
êtes tellement absorbée dans vos idées, que vous laissez là votre
ouvrage pour vous abandonner à vos rêveries.

--Mon ouvrage est fini, ma mère, dit la jeune fille en se levant. Je
vais allumer le poêle et mettre les pommes de terre sur le feu.

--Innocente, où sont vos esprits? Il est encore une grosse heure trop
tôt.

--Alors, je continuerai au jardin à piquer des tuteurs auprès des
jeunes pois.

--Cela ne presse pas, Lina. Je vous ferai une autre proposition. J'ai
remarqué tout à l'heure qu'il ne nous reste plus assez de pain;
demain le café nous manquera également. Il fait un temps superbe;
allez au village, cela vous distraira un peu.

--Au village, ma mère? Et dimanche, suivant votre conseil, je suis
allée à la messe à Hal pour ne pas rencontrer une de ces méchantes
langues.

--Bah! Lina, depuis lors les commérages ont bien diminué;
d'ailleurs, vous ne pouvez pas rester éternellement sans vous montrer
au village; cela paraîtrait encore plus étrange. Il vaut encore
mieux que l'on vous voie, mon enfant. De cette façon vous pourrez du
moins convaincre nos amis qu'ils se sont trompés sur notre compte...
Allez, Lina, cette promenade vous fera du bien; allez au village
chercher du pain et du café.

--Eh bien, j'irai, ma mère, si vous le désirez. Au fond, je n'ai
pas d'objection à y faire. On peut penser de moi ce qu'on veut; ma
conscience est pure, et l'on ne me mangera pas là-bas.

La jeune fille ôta son tablier, se coiffa d'un autre bonnet, et se
dirigea vers le village par le chemin de terre.

Le ciel n'avait pas un nuage; un doux vent d'ouest susurrait dans
le feuillage vert des arbres et tempérait l'ardeur du soleil. Des
milliers de fleurs étoilaient les champs et les prairies, et les
oiseaux célébraient par leurs chansons amoureuses le retour du gai
printemps.

Sous l'influence heureuse de ce beau temps, Lina redressait la
tête et respirait à pleins poumons l'air chargé de senteurs
printanières. Des idées consolantes surgissaient dans son esprit;
un doux sourire entr'ouvrait ses lèvres, et elle marchait d'un pas
allègre sous les arbres du chemin.

Insensiblement, cependant, elle ralentit le pas, et l'expression de
son visage redevint sérieuse. Elle s'arrêta même tout à fait et
demeura immobile, les yeux fixés au sol comme si elle interrogeait la
terre sur des choses douteuses dont la solution lui tenait au cœur.
La réponse qui se présentait à son esprit ne devait pas être
favorable, car elle secoua la tête avec un certain découragement.

Tout à coup un sourire éclaira de nouveau ses traits rassérénés,
et elle dirigea joyeusement son regard sur les champs longeant le
chemin, où elle voyait s'agiter au-dessus des fleurs jaunes des
pissenlits une foule de boules floconneuses.

C'est la coutume, parmi les jeunes villageoises de certaines
contrées, lorsqu'elles désirent ardemment quoique chose, de
consulter, en soufflant dessus, les têtes floconneuses des pissenlits
montés en graine. C'est ce que Lina voulait faire également.

Elle entra dans la prairie, choisit une de ces touffes de graines,
l'approcha de sa bouche, et demanda à haute voix:

--Est-il malade? Est-il bien portant?

Elle répéta plusieurs fois ces questions, et chaque fois elle
souffla avec force sur la touffe, jusqu'à ce que le dernier flocon
de graine se fût envolé et eût ainsi répondu affirmativement à la
dernière question posée.

Le résultat final de cette consultation fut sans doute favorable, car
le visage de Lina respirait le contentement, et elle jeta vers le ciel
un coup d'œil furtif, comme si elle éprouvait le besoin de remercier
Dieu.

Elle s'était déjà retournée et se disposait à sortir de la
prairie, lorsqu'une idée lui vint; Elle s'arrêta, regarda
les pissenlits en hésitant, et, obéissant à une attraction
mystérieuse, elle cueillit une nouvelle tête floconneuse de
pissenlit, et demanda d'une voix à peine perceptible:

--Le reverrai-je encore?... Ne le reverrai-je plus jamais?

Sa main tremblait; elle osait à peine souffler, et à mesure que les
graines se détachaient de la tige, son anxiété grandissait. Elle
craignait évidemment une réponse défavorable.

Sans attendre le résultat final de l'épreuve, elle jeta la tête du
pissenlit, éclata de rire et s'écria:

--Ah! folle que je suis! Qu'est-ce que cette innocente fleur sait de
ces choses-là?

Elle ajouta d'une voix plus contenue:

--Je ne peux plus le revoir, et je ne désire pas le voir encore...
Que c'est cruel, cependant! C'est comme si une autre Lina vivait
en moi, une Lina qui pense, qui souhaite et qui espère, sans ma
participation, et même contre mon gré... Mais tout cela, ce sont
des folies. Que dirait ma mère si elle me voyait dans la prairie,
interrogeant les pissenlits comme une enfant? Allons, allons,
acquittons-nous de notre commission.

Elle rentra dans le chemin de terre, pressa le pas, et atteignit peu
de temps après les premières maisons du village.

Elle ne remarqua point que çà et là, lorsqu'elle passait, certaines
gens venaient sur le seuil de leur porte pour la suivre des yeux, et
que même un vieux paysan tendit vers elle son poing menaçant.

Dans la première rue, elle vit venir la petite Catherine, la fille
du forgeron, qui avait toujours été une de ses bonnes amies. Elle
voulait aller au-devant d'elle et prononçait déjà son nom; mais
à peine la petite Catherine eut-elle reconnu celle qui l'appelait,
qu'une expression de mépris et d'aversion se montra sur sa figure, et
qu'elle s'enfuit en toute hâte dans le village.

Lina soupçonnait les raisons de cette étrange conduite. La bonne
petite Catherine s'était laissé tromper par les commérages. Lina en
fut profondément affligée, mais Catherine était une fille naïve
et crédule. Lina, après avoir fini ses commissions, se proposait
d'aller chez elle, et quelques paroles suffiraient pour convaincre
le forgeron, qui était un homme raisonnable, et sa fille, qu'ils
s'étaient laissé conter des fables ridicules par de méchantes
langues.

C'est dans ces consolantes dispositions d'esprit que Lina arriva sur
la grand'place du village. L'auberge de l'_Aigle d'or_ était droit
devant elle. Elle vit les deux filles, Léocadie et Isabelle, qui se
tenaient derrière la fenêtre, et la regardaient avec une expression
de haine et de mépris, en lui faisant des gestes de menace.

Loin d'être embarrassée ou confuse, Lina regarda de son côté les
deux filles bien en face, d'un air de bravade. Les gens de l'_Aigle
d'or_ n'étaient-ils pas les ennemis d'Herman? Léocadie et Isabelle,
par dépit de ce qu'il ne voulait plus venir à l'_Aigle d'or_,
n'avaient-elles pas été les premières à répandre sur son compte
la médisance et la calomnie?

Cela suffisait pour rendre à Lina tout le courage, tonte la fierté
de l'innocence. Elle passa devant l'_Aigle d'or_ avec un sourire
moqueur, et l'expression de son visage signifiait qu'elle ne faisait
aucun cas de l'estime de personnes telles qu'Isabelle et Léocadie.

Préoccupée de cette circonstance, elle ne remarqua pas, bien loin,
à côté de l'église, un groupe nombreux de gens qui la regardaient.
On y procédait à la vente à la criée du mobilier et du bétail de
la veuve Struyf, récemment décédée, et à cette occasion la maison
mortuaire était pleine de monde.

Lina entra dans la boutique de l'épicier. Deux autres chalands se
tenaient devant le comptoir, attendant leur tour d'être servis.
C'étaient une jeune fille et un garçon bien connus de Lina. Au
village, tout le monde se connaît.

--Bonjour, Fifine Bals. Beau temps aujourd'hui, n'est-ce pas? Bonjour,
Martin Palinck. On nous a dit que vous aviez la fièvre; mais, Dieu
soit loué! vous paraissez frais comme une rose. Votre vache tachetée
est-elle vendue?

La seule réponse qu'elle obtint fut un grognement inintelligible, et
elle remarqua avec un certain effroi que la jeune fille et le jeune
garçon reculaient insensiblement pour s'éloigner d'elle le plus
possible.

--Mais, braves gens, dit-elle d'un ton plaintif, pensez-vous que j'aie
le choléra et que je vous le communiquerai?

--C'est tout comme, grommela Fifine Bals. Qui traîne sa réputation
dans la boue doit rester éloigné des honnêtes gens.

--Ah! vous aussi, vous avez ajouté foi à la calomnie? répliqua
Lina. Mais de tout ce qu'on dit il n'y a rien de vrai.

--Vous nous prenez donc pour des enfants innocents? ricana Martin
Palinck. Beaucoup de gens,--et moi-même,--ont vu de leurs propres
yeux, vu, depuis bien des semaines, qu'un riche monsieur de la ville
vient presque tous les jours dans votre maison. Cela n'est pas vrai
non plus, dites?

Lina parut déconcertée.

--Oui, cela est vrai, balbutia-t-elle, mais il venait par pure
amitié.

--Naturellement; ce n'est pas la haine qui l'amenait, c'est certain.

--Dès qu'il a appris qu'on interprétait mal ses visites, il est
parti pour ne plus jamais revenir.

--Faites croire cela aux oies.

--Mais, mon ami, soyez donc raisonnable, et laissez-moi vous
expliquer...

--Mon ami, osez-vous dire! Fi, je vous le défends. Appelez votre ami
celui qui vous donne des boucles d'oreilles de diamant.

Attristée jusqu'aux larmes, Lina essaya encore de se justifier; mais
le jeune homme, aigri et irrité, l'interrompit aussitôt et dit à la
boutiquière:

--Je ne sais pas comment cette impudente linotte ose encore mettre
les pieds dans votre boutique. Dépêchez-vous de la servir, patronne,
pour qu'elle s'en aille bien vite.

--Oui, alors nous serons délivrés de sa déshonorable présence,
ajouta Finie.

Lina avait le cœur brisé. Elle s'approcha du comptoir d'un air
craintif et demanda timidement ce dont elle avait besoin, en regardant
l'épicière dans les yeux tristement et avec une supplication muette,
comme pour implorer sa pitié.

La boutiquière haussa les épaules et se mit à peser sans rien dire
le café demandé.

Pendant ce temps, on entendait dans la rue un bruit de voix qui se
rapprochait insensiblement, et qui, redoublant de force, semblait
s'arrêter devant la boutique.

Lina n'avait plus le cœur de regarder vers la porte. Au frémissement
de ses membres, aux grosses larmes qui brillaient dans ses yeux,
on voyait qu'elle comprenait ce que signifiait ce rassemblement des
villageois devant la boutique de l'épicière.

En effet, dès qu'Isabelle et Léocadie eurent annoncé à leur père
la présence de Lina Wouters dans le village, celui-ci s'était rendu
auprès de son valet d'écurie, un lourd et méchant imbécile, et
l'avait envoyé sur la Grand'Place pour exciter les gens contre la
jeune fille. Pauw le tortu s'était immédiatement acquitté de cette
commission, et il se tenait maintenant au milieu d'une trentaine de
jeunes garçons, de femmes, et d'hommes âgés, devant la porte de la
boutique.

D'abord on n'entendait pas distinctement ce qui se disait dans
les rangs de cette foule malveillante; la plupart des assistants
n'étaient venus là que par curiosité, et les autres n'étaient
pas encore assez montés pour se répandre en injures et en paroles
grossières.

Mais le valet d'écurie de l'_Aigle d'or_ éleva la voix, et cria tout
haut de manière à être entendu jusqu'au fond de la boutique:

--Jetez cette sale coureuse à la porte! Ahou! Ahou!

Et il ajouta un chapelet de paroles si grossières, qu'en tout autres
circonstances elles eussent fait rougir de honte les auditeurs.

--Tenez, malheureuse fille, voilà le café demandé, dit la
boutiquière. Les gens sont bien montés contre vous. Vous voyez
maintenant ce qu'il en coûte de ne pas conserver sa bonne renommée.
Retournez bien vite chez vous, c'est le mieux que vous pouvez faire.

Lina aurait bien voulu suivre ce conseil, mais elle avait encore à
chercher du pain chez le boulanger. De plus, elle était blessée et
indignée d'entendre le valet de l'_Aigle d'or_ élever la voix et
exciter la foule contre elle. Elle n'ignorait pas quel rôle actif
et méchant Pauw le tortu avait joué dans les calomnies répandues
contre Herman Steenvliet et contre elle-même.

Avec une sorte de résolution virile elle redressa la tête et sortit
hardiment de la boutique. Son attitude décidée fit reculer les
jeunes garçons groupés dans la rue, qui lui livrèrent passage pour
se rendre à la boulangerie. Mais elle fut immédiatement suivie
à deux ou trois pas de distance, et accablée des injures les plus
grossières.

Malgré les excitations de Pauw, Lina atteignit pourtant la maison
du boulanger, où elle entra pendant que l'on criait furieusement
derrière elle:

--Pas de pain pour la coureuse, ne lui donnez pas de pain!

--Sortez de ma maison, et n'y rentrez plus jamais, dit la boulangère
à la pauvre fille terrifiée.

Comment osez-vous encore vous montrer au village après une conduite
aussi déshonorante? N'êtes-vous pas honteuse? Allez, allez, hors
d'ici, et dites à votre mère qu'il n'y a plus de pain ici pour elle.

Combien Lina se sentait malheureuse en ce moment! Elle était donc
pour tous un objet de haine et de mépris, comme une criminelle!
Évitée, repoussée, redoutée comme une pestiférée! On lui
refusait du pain, et si on l'avait pu, on aurait, à cause d'elle,
condamné son grand-père et sa mère à mourir de faim!

L'injustice des gens lui semblait si grande qu'elle se révoltait au
fond de sa conscience, et qu'elle reparut au milieu des villageois
résolue et la tête haute.

De même que la première fois on la laissa faire quelques pas en
avant, sans autre obstacle que des injures: mais Pauw le tortu,
s'apercevant qu'elle voulait quitter le village et retourner chez
elle, courut en avant avec trois ou quatre polissons, et lui barra le
chemin.

--Que voulez-vous de moi, méchante langue que vous êtes? dit Lina au
valet d'écurie de l'_Aigle d'or_. Ne vous suffit-il pas d'avoir dit
toute sorte de mal de moi comme un calomniateur que vous êtes, et
faut-il encore que vous excitiez ces jeunes gens simples et crédules
à me maltraiter? Mais je vous préviens que le premier qui ose me
toucher apprendra à ses dépens qu'il n'a pas affaire à un enfant.

Comme pour répondre à cette bravade, Pauw saisit le ruban qui
pendait sur son épaule et lui arracha son bonnet de la tête. Mais
mal lui en prit, car il reçut de la jeune fille un soufflet si bien
appliqué qu'il tomba à la renverse dans la poussière.

Tandis que Lina ramassait son bonnet et tâchait de le rajuster sur
ses cheveux qui s'étaient dénoués, le valet d'écurie se releva et,
écumant de rage, il cria à ses compagnons de jeter de la boue et des
pierres après cette fille sans vergogne, pour la chasser du village.
Joignant l'action aux paroles, il se baissa, et, ne trouvant pas de
pierres sous la main, il ramassa de la boue dans l'ornière et la lui
jeta à la figure.

Excités par ces paroles haineuses, beaucoup de jeunes garçons et
même quelques femmes suivirent son exemple. Les mottes de terre et
la boue volaient comme un nuage autour de la tête de la malheureuse
Lina, qui, voyant bien qu'elle était impuissante à résister plus
longtemps, essaya d'atteindre la sortie du village.

Mais, hélas! elle en fut également empêchée. Le nombre de ses
ennemis s'était tellement accru, qu'elle se vit bientôt entourée
de tous côtés et que, perdant courage, elle se résigna à supporter
l'orage la tête basse et les yeux fermés, jusqu'à ce que ses
agresseurs fassent fatigués de leur jeu cruel, ou qu'elle-même y
succombât.

Mais alors parut tout à coup au milieu du groupe hostile un vieillard
de haute taille qui frappait sur eux avec un mètre en bois de chêne,
et les dispersa.

Un cri de délivrance s'échappa de la poitrine oppressée de Lina;
elle s'élança vers son sauveur, se jeta à son cou, et s'écria:

--Ah! grand-père, c'est Dieu qui vous envoie. Si vous n'étiez pas
arrivé, ces méchantes gens m'auraient peut-être tuée à coups de
pierre.

--Ah! ma pauvre Lina, vous voir traitée ainsi; soupira Jean Wouters.
Me fallait-il encore, dans mes vieux jours, voir chose pareille? J'ai
beaucoup souffert, mais aujourd'hui......

Il ne put en dire davantage et se mit à pleurer: ses larmes se
mêlaient aux larmes de l'enfant qu'il aimait plus que la prunelle
de ses yeux, et qu'il voyait maintenant injustement condamnée à une
honte et à une douleur éternelles...

Pauw et sa bande s'étaient mis prudemment hors des atteintes du vieux
charpentier, mais ils continuaient à crier de loin de scandaleuses
injures qui perçaient le cœur de Jean Wouters comme autant de coups
de couteau. Quoi! l'on osait articuler de pareilles infamies contre
son innocente petite-fille. C'était à mourir de douleur; c'était à
rentrer sous terre, de honte.

--Venez, mon enfant, retournons à la maison, dit-il. Mon sang bout:
je pourrais faire un malheur et cela serait encore bien pis. Vous
tremblez, et vous êtes effrayée? Ne craignez plus rien; j'ai encore
assez de courage et de force pour vous défendre.

Il la prit par la main et se dirigea avec elle, à pas lents, vers la
rue latérale qui devait le conduire dans la campagne. Mais Pauw et
ses compagnons, devinant son intention, parurent enflammés d'une
rage nouvelle. Ils se rapprochèrent jusqu'à une certaine distance,
redoublèrent d'injures et de gros mots contre la malheureuse Lina, et
se remirent à lui lancer de la boue et des mottes de terre.

En ce moment un gros morceau de terre durcie l'atteignit si violemment
à l'épaule qu'elle poussa un cri de douleur.

--Bourreaux stupides, brutes sans âme! cria Jean Wouters en tournant
ses yeux qui lançaient des éclairs vers cette foule tumultueuse,
pour voir qui avait jeté; mais le groupe était si nombreux et les
agresseurs étaient entourés de tant de gens simplement indifférents
ou curieux, qu'il dut reconnaître son impuissance et renoncer à
toute idée de résistance.

--Lina, Lina, venez vite, dépêchons-nous, dit-il, il n'y a pas
d'autre moyen...

A ces mots il doubla le pas et enfila la rue latérale, suivi par
la foule qui ne le quitta qu'aux dernières maisons du village,
et remplissait l'air de ses cris furieux et de ses vociférations
injurieuses.



XII


Lorsque Jean Wouters, rentrant dans sa maison, raconta à la mère de
Lina le traitement barbare que l'on avait infligé à la pauvre enfant
dans le village, la maisonnette fut remplie pendant quelque temps de
cris de désespoir et de pleurs de colère.

Malgré sa propre douleur, Lina s'efforça de consoler sa mère et
son grand-père en se mettant, en apparence du moins, au-dessus de
la calomnie, et indifférente à la lâche agression des villageois
égarés.

Elle réussit à calmer quelque peu les vieilles gens et à les
décider à prendre leur repas: l'heure habituelle était passée
depuis longtemps, et le grand-père ne pouvait pas arriver trop tard
à son travail. Tous sentaient qu'en ce moment plus qu'en tout autre
une pareille négligence pourrait être fatale.

Aussi, à peine Jean Wouters eut-il mangé, bien à contre-cœur,
quelques pommes de terre, qu'il se leva de table, et sortit pour se
rendre au village, où il travaillait.

Lina continua ses efforts pour dépeindre à sa mère, sous des
couleurs moins sombres, les scènes qui s'étaient passées le matin.
Que leur importait, au fond, que les gens du village, excités par
les filles de l'_Aigle d'or_ et leur valet d'écurie, fussent montés
contre eux? Leur conscience leur reprochait-elle quelque chose, et
tout ce qui se racontait là-bas était-il autre chose que fausseté
et calomnie? D'ailleurs, cela changerait bientôt, dès que l'on
saurait que M. Herman ne mettait plus le pied chez eux. En attendant,
ils n'avaient pas besoin de conserver des relations avec le village;
ils pouvaient aller aux offices à Loth, et s'y approvisionner de tout
ce dont ils avaient besoin, comme Lina avait d'ailleurs l'intention de
le faire cet après-midi même, dès que la table serait desservie et
la vaisselle lavée.

En causant ainsi de leur triste situation, Lina avait encore assez
d'empire sur elle-même pour esquisser de temps en temps un sourire,
et pour parler en plaisantant de la méchanceté des villageois. Sous
l'influence de ces paroles consolantes, la tristesse de la veuve se
changea petit à petit en une vive rancune contre l'aubergiste de
l'_Aigle d'or_ et son stupide valet. L'épanchement de sa colère
soulagea son cœur, et ramena un repos relatif dans son âme
endolorie.

D'abord elle avait approuvé le projet de sa fille d'aller chercher
à Loth le pain qu'on lui avait refusé au village. Elle se mit à
réfléchir pourtant, non sans effroi, que Lina pouvait rencontrer
encore sur son chemin de méchantes gens qui l'insulteraient et
l'injurieraient.

Aussi manifesta-t-elle l'intention d'aller elle-même à Loth,
prétendant qu'elle éprouvait le besoin de prendre un peu l'air. Elle
avait la tête lourde, et cette promenade la remettrait tout à fait.

La jeune fille ne fit pas d'objections et elle sourit même sans
contrainte en souhaitant à sa mère une bonne promenade.

Mais lorsque la veuve fut partie et eut disparu dans le chemin creux,
Lina rentra dans sa chambre, s'affaissa sur une chaise, mit ses mains
sur ses yeux, et commença à pleurer à chaudes larmes.

Elle resta longtemps ainsi, soulageant à force de pleurer son cœur
meurtri du poids qui l'oppressait.

Enfin, le courage lui revint; elle se leva, secoua la tête et essuya
ses larmes. Elle prit une houe, alla au jardin tout contre la haie,
s'agenouilla sur le bord d'un parterre de verdure, et se mit à
sarcler les jeunes carottes.

Parfois elle restait immobile tout à coup, et s'absorbait dans
ses pensées, puis après une courte interruption elle reprenait de
nouveau son travail avec activité. Sans doute, lorsque son visage
exprimait la tristesse et l'indignation, elle pensait aux grossières
injures auxquelles elle avait été en butte; mais souvent un doux
sourire entr'ouvrait ses lèvres, et une sorte d'orgueil brillait dans
ses yeux. A quoi, à qui pensait-elle alors?

Tandis que la jeune fille travaillait ainsi tout absorbée, un
monsieur déjà avancé en âge s'avançait par le chemin de terre qui
vient du village. Il cherchait évidemment à reconnaître le pays,
car il regardait de tous côtés et paraissait fort impatienté.

Heureusement, un paysan sorti d'un sentier latéral déboucha en ce
moment sur le chemin.

Le monsieur lui demanda quelque chose. L'homme, continuant sa route,
lui désigna du doigt la maisonnette de Jean Wouters et murmura:

--C'est là, derrière cette haie d'épine.

Un sourire amer plissa les lèvres du vieux monsieur, tandis qu'il
dirigeait ses regards vers l'humble demeure.

--Ah! c'est là, derrière la haie d'épine, répéta-t-il en
ricanant. C'est dans cette misérable hutte qu'elle demeure, la
sorcière villageoise, la grossière sirène qui tient le fils de
Steenvliet le millionnaire captif dans ses filets! Je sens mon front
rougir de honte et d'humiliation. C'est donc là le pays étranger
pour lequel mon imbécile de fils est parti? Me tromper ainsi! Ah! ah!
nous allons mettre définitivement fin à cette indigne comédie.

Cependant, lorsqu'il eut pénétré dans le jardinet à l'intérieur
de la haie, il s'arrêta tout à coup en regardant les belles fleurs
si bien entretenues qui parfumaient l'air aux deux côtés du sentier
conduisant à la maison. Un sourire d'une douceur singulière éclaira
son visage.

Ces fleurs communes étaient pour lui aussi des amies d'enfance, et
elles lui rappelaient les beaux jours de son premier amour, lorsque
son âme n'avait pas encore perdu sa candeur printanière dans la
bataille de la vie et la poursuite de la fortune.

Ces idées l'amenèrent à considérer la maisonnette avec moins de
prévention. Elle ressemblait réellement à la demeure des parents
de sa défunte femme. Elle était plus petite, à la vérité; mais
ce noyer, cette vigne, ces fenêtres vertes avec leurs petits rideaux
plissés! Combien de fois n'avait-il pas, avec des battements de
cœur, fait pour elle un petit bouquet de ces mêmes fleurs! Et
comme le bon grand-père lui souriait amicalement derrière de petits
rideaux blancs pareils à ceux-ci! Ah! il se le rappelait encore:
le puits avait entendu le premier, le pudique aveu de son amour pour
elle. Elle était venue puiser de l'eau, et il avait profité de
l'occasion pour lui balbutier à l'oreille ce qu'il avait sur le
cœur. Cette larme de bonheur sur sa joue, quel diamant pouvait avoir
pour lui plus de prix que cette perle humide?

Il secoua la tête comme pour chasser des idées importunes et
grommela d'un ton mécontent:

--Ah çà! est-ce que je deviens aussi bête que mon fils? Vais-je me
laisser attendrir follement par des choses qu'on trouve dans toutes
les maisons de paysan? Il ne manquerait plus que cela! Allons, allons,
pas de folie; arrachons un fils dénaturé aux griffes de cette
enchanteresse!

La porte était grande ouverte; il entra, mais ne rencontra personne.

Au lieu d'appeler, il fit l'inspection de la chambre, probablement
dans l'espoir d'y découvrir quelque chose qui trahît la présence de
son fils.

--Rien, absolument rien! grommela-t-il. S'il est vrai, ainsi que
l'affirment les gens du village, qu'il lui donne beaucoup d'argent,
elle ne l'a certainement pas employé à acheter de beaux meubles.
Tout ici indique la gêne et la pauvreté... Mais comme tout est
propre, pourtant, et reluisant! Ce sable blanc sur les carreaux, cette
draperie de cheminée finement plissée, ce crucifix avec sa branche
de buis bénit entre ces deux perroquets de plâtre peints en vert...
C'est comme dans la maison de ma mère. Je la vois encore; j'étais un
petit garçon alors; elle me joint les mains et m'apprend à bégayer
«Notre père qui êtes aux cieux...» Mais est-ce que je perds la
tête? Qu'est-ce qui m'arrive donc? Me voilà tout prêt à pleurer.
J'oublie que j'ai une tâche sérieuse à remplir ici... Personne? Mon
fils doit être ici cependant. Il est peut-être au jardin avec elle.

Poussé par cette idée, il marcha vers la porte de derrière qui
était également ouverte. Il se disposait à appeler, lorsqu'il
aperçut au bout du jardin une jeune fille agenouillée et
profondément courbée vers la terre, en train d'arracher les
mauvaises herbes d'une couche de jeunes carottes.

C'était donc là l'ennemie de son bonheur, l'obstacle à
l'élévation de son fils dans le monde. Il ne pouvait pas se tromper,
car on lui avait dit dans le village qu'il n'y avait qu'une seule
fille dans la maison.

Pendant un instant ses yeux restèrent fixés avec amertume sur la
jeune fille occupée à sarcler; un sourire de mépris plissa même
ses lèvres lorsqu'il contempla ses vêtements; son corsage brun,
sa jupe verte et son mouchoir de cou en coton à fleurs, pauvres et
usés, quoique portés avec une certaine élégance?

Un mouvement qu'elle fit permit en cet instant à M. Steenvliet de
voir les traits de son visage. Il frémit de crainte pour son fils.
Ah! il comprenait maintenant comment un jeune homme inexpérimenté
avait pu se laisser charmer et séduire par une fille qui, sous le
masque d'un frais et ravissant visage, cachait sa fausseté et sa
cupidité. Maintenant elle paraissait travailler d'arrache-pied sans
penser à rien; mais probablement ils l'avaient vu venir; Herman
s'était caché quelque part, et la jeune fille rusée faisait
semblant de ne rien savoir.

--Holà! Y a-t-il quelqu'un au logis? cria-t-il!

La jeune fille se leva, le regarda un instant avec étonnement, puis
accourut vers lui avec un cri de joie et lui dit:

--Bonjour, monsieur Steenvliet! Quel bonheur de vous voir ici! Et
comment se porte M. Herman?

--Quoi, M. Steenvliet? grommela l'entrepreneur, à la fois surpris et
blessé. D'où savez-vous mon nom?

--Je vous reconnais, Monsieur; votre fils vous ressemble étonnamment.

--Voilà la première fois qu'on me dit cela. Vous croyez me
flatter... Herman m'a vu venir, n'est-il pas vrai?

--Ah! je vous en supplie, monsieur Steenvliet, tranquillisez-moi.
Lorsque M. Herman nous a quittés pour la dernière fois, il était si
triste, si désespéré! N'est-il pas malade?

--Ne faites donc pas l'ignorante, dit l'entrepreneur d'un ton acerbe.
Vous cherchez à me faire sortir du jardin; mais ces grosses malices
ne peuvent pas réussir avec moi. Herman est ici, et je veux le voir,
tout de suite, sans retard.

--Mais pourquoi avez-vous l'air si fâché contre moi, Monsieur?
murmura Lina de plus en plus étonnée. M. Herman serait ici? Je n'en
sais rien. Il y a cinq jours qu'il nous a honorés la dernière fois
de sa visite.

--Vous me trompez.

--Ah! Monsieur, moi vous tromper? Pourquoi?

--Mon fils vient ici tous les jours.

--Oui, précédemment nous le voyions deux ou trois fois par semaine;
mais à présent il ne viendra plus jamais ici.

--Alors, vous voulez me faire croire qu'il a rompu tout à fait avec
vous?

--Je ne comprends pas bien. Mon grand-père a interdit à M. Herman
l'accès de notre maison, et M. Herman a promis d'obéir, si pénible
que lui fût cet adieu définitif.

--Serait-il possible? On a chassé mon fils d'ici?

--On l'a prié, supplié, d'oublier désormais le chemin de notre
humble maisonnette.

--S'était-il donc mal conduit, même envers vous?

--Non, il est la bonté et l'honnêteté même. Mais les gens du
village disaient de nous toute sorte de mal à cause des visites que
M. Herman nous rendait. Ils croyaient que nous l'attirions chez nous
pour nous faire donner de l'argent, ils osaient même répandre le
bruit que j'avais accepté de lui des robes de soie et des pendants
d'oreilles en brillants.

--Je viens du village; un honnête habitant m'a affirmé avoir vu
de ses propres yeux vos robes de soie et vos boucles d'oreille en
brillants... Et cela ne serait pas vrai?

--Oh! Monsieur, les gens du village ne savent pas ce qu'ils disent.
Votre fils respectait trop notre pauvreté pour nous offrir quelque
chose, et nous attachions un trop haut prix à son estime et à son
amitié pour accepter quelque chose de lui.

L'entrepreneur ne savait que penser. Il luttait vainement contre
l'influence enchanteresse de la naïve jeune fille, dont les doux
yeux, la voix musicale et le langage calme et réservé étaient
l'indice certain d'une âme pure et d'un cœur sincère.

--Mais c'est incompréhensible, murmura-t-il. Vous ne me ferez
pourtant pas croire que mon fils passait ici des journées entières
à boire du lait battu. Que venait-il donc y faire, suivant vous?

--La calomnie est une bête venimeuse, dit-elle en poussant un profond
soupir. Ce que les villageois égarés pensent de moi peut m'affliger,
mais non pas me décourager. Mais que vous, monsieur Steenvliet,
vous, son père, pour qui il a tant d'affection et de respect, ayez pu
croire aux méchants bruits répandus contre lui et contre moi, cela
me fait saigner le cœur. Ah! permettez-moi de vous faire connaître
la vérité. Je vous en supplie, entrez dans la maison, asseyez-vous,
et veuillez m'écouter pendant quelques instants. Je vous dirai ce que
M. Herman venait faire ici. Nous ne demandons rien de lui ni de vous
que votre estime, et je suis bien sûre qu'après mes explications
vous reconnaîtrez que vous n'avez pas le droit de nous la refuser.

Dominé par sa résolution, l'entrepreneur la suivit dans la maison et
accepta la chaise qu'elle lui offrait.

--Eh bien, parlez maintenant, dit-il.

--Je ne sais pas, commença la jeune fille en hésitant, comment
vous raconter quel singulier hasard amena M. Herman chez nous pour la
première fois. Il y avait eu une fête entre amis à l'_Aigle d'or_,
et l'on y avait, paraît-il, bu beaucoup de vin. Très tard dans la
soirée nous trouvâmes, sous le plus grand noyer qui est là devant
la porte, un jeune monsieur étendu tout de son long par terre. Il
était malade. Nous le portâmes dans la maison et nous le soignâmes.
C'était M. Herman, votre fils. Je le reconnus du premier coup d'œil,
et dès qu'il se fut un peu reposé et qu'il eut repris ses sens, il
me reconnut également. Nous nous mîmes à parler des belles années
de notre enfance, lorsque nous allions tous les jours ensemble à
l'école, la main dans la main, et que nous jouions gaiement tous les
deux.

--Qu'est-ce que vous me racontez là? interrompit l'entrepreneur--Qui
êtes-vous donc?

--Ah! innocente que je suis, s'écria la jeune fille, ne le savez-vous
pas, Monsieur? Mon père était autrefois votre ami, et moi j'étais
l'inséparable compagne de jeux de votre fils.

--En effet, Wouters, Victor Wouters...

--C'est le nom de mon père, Monsieur.

--Avez-vous donc demeuré précédemment à Ruysbroeck?

--Oui, Monsieur, juste en face de votre maison.

--Victor Wouters vit-il encore?

--Non, Dieu l'a rappelé à lui. Ma mère est veuve depuis longtemps,
mais son vieux père demeure avec nous.

--Et vous êtes fille de Victor Wouters? Il me semble qu'il me
souvient d'une petite fille...

--Mais, Monsieur, j'ai été si souvent assise sur un de vos genoux,
tandis que Herman enfourchait l'autre. Vous nous faisiez aller à dada
ensemble. Ne vous en souvenez-vous plus? La petite Caroline Wouters
avec sa tête blonde bouclée? L'enfant gâtée de la mère et de la
grand'mère Steenvliet.

--Quoi! comment! Vous êtes la petite Caroline Wouters? s'écria
l'entrepreneur, la jolie et aimable enfant qui charmait tout le monde
par sa douceur?

Et, s'oubliant pendant un instant, il saisit les deux mains de la
jeune fille et les serra dans les siennes, en la regardant avec une
sorte de joyeux enthousiasme.

--Vous, Caroline, murmura-t-il, vous seriez une mauvaise femme, vous
seriez devenue une créature sans cœur et sans honneur? Impossible!
Je ne puis, je ne veux pas le croire. Venez, mon enfant, asseyez-vous
aussi et continuez; donnez-moi la conviction que les gens du village
vous ont calomniée, je vous en serai reconnaissant.

--Eh bien, reprit Lina, quelques jours plus tard M. Herman est revenu.
Il nous avait dit lui-même qu'il craignait d'être conduit à sa
perte par cette funeste habitude de boire tant de vin avec ses amis.
Cela m'attristait profondément. Lorsque nous étions encore enfants,
Herman m'a sauvé un jour la vie en me tirant du ruisseau le Malbeck
où j'étais tombée, vous devez vous le rappeler, Monsieur, car vous
n'aviez pas voulu le croire et vous l'aviez puni parce qu'il était
rentré au logis tout couvert de boue.

--En effet, je me le rappelle, pauvre garçon, il a reçu une volée
de giffles, tandis qu'il méritait plutôt une médaille d'honneur.
Ah! Caroline, quel joli couple d'enfants vous formiez à vous deux!
Lui, hardi et déjà généreux, vous, aimable et douce. Je vois
encore ma bonne et défunte femme vous serrer tous les deux dans ses
bras, avec autant d'amour et d'orgueil que si vous aviez été aussi
son enfant. Quelle douce et noble femme c'était, n'est-ce pas?

--Elle me sourit encore souvent dans mes rêves, Monsieur.

--Ne parlons plus de cela, Caroline, il n'est pas bon de penser à ces
choses qui sont passées depuis si longtemps, il y a, hélas, dans ces
souvenirs, tant de places devenues vides!

--Comme je vous le disais, Monsieur, poursuivit la jeune fille, la
reconnaissance me fit former le projet de sauver M. Herman à mon
tour. Je conviens que pour atteindre ce but j'ai fait tout ce qui
était possible pour l'attirer ici. Nuit et jour j'ai calculé les
moyens d'y parvenir et ma mère m'y a aidée. Le bon Dieu ne devait
pas désapprouver mon intention, puisqu'il a secondé mes efforts.
Oui, Monsieur, mon unique désir était de tenir M. Herman éloigné
des plaisirs malsains et des orgies où l'entraînaient ses amis.
Ce but, je l'ai atteint. M. Herman, depuis qu'il est venu chez nous,
évite les occasions qui pouvaient l'entraîner à boire. Il est
guéri et sauvé. Il est vrai que j'ai à souffrir cruellement à
cause de cela. Ce matin même on m'a chassée du village en me jetant
de la boue et des pierres; mais je ne regrette pas ce que j'ai fait,
au contraire, je bénis le ciel qui m'a permis de m'acquitter envers
M. Herman du bienfait que j'ai reçu de lui dans mon enfance.

L'entrepreneur la regardait avec des yeux qui ne brillaient
pas seulement d'admiration, mais qui se mouillaient aussi
d'attendrissement. Il comprenait parfaitement maintenant comment il se
faisait que son fils se fût laissé charmer par l'aimable fille qui
avait été son amie d'enfance. Lui-même, son père, malgré ses
cheveux gris, se sentait tellement sous le charme, qu'il oubliait sa
propre situation. Il se leva, posa son bras sur l'épaule de la jeune
fille et effleura son front pur d'un baiser paternel.

--C'est donc vous, ma bonne Caroline, dit-il doucement, qui avez tiré
Herman du chemin dangereux de la dissipation et du vice? Oh! soyez-en
bénie, mon enfant! Et moi qui croyais que vous étiez la seule cause
de mon chagrin.

--Moi, la cause de votre chagrin, Monsieur?

--Herman devait se marier avec une jeune fille de haute noblesse. Il
refuse... Ce rayon de bonheur dans vos yeux! Ce refus vous réjouit
donc?

--Oh! non, il me surprend et m'étonne. Il nous avait pourtant si
fermement assuré qu'il était positivement décidé à se conformer
à vos désirs!

--A moi aussi il a promis la même chose plusieurs fois. C'était le
vœu, le rêve de toute ma vie; j'allais toucher au but de tous mes
efforts et maintenant, maintenant il refuse obstinément. Oui, pour se
soustraire à mes ordres, à mes prières, peut-être pour me tromper,
il ose m'écrire qu'il est parti pour un pays étranger.

--Pour un pays étranger? Herman? O mon Dieu! s'écria la jeune fille
dont les yeux se mouillèrent de larmes. Lui, s'en aller courir
loin de sa patrie, loin de son père? Maintenant je comprends votre
chagrin, Monsieur, il est votre unique enfant. Pour moi il n'est qu'un
ancien compagnon de jeux, un ami, et cependant mon cœur se brise
d'angoisse et de pitié.

--Oui, oui, je le vois bien, dit l'entrepreneur avec inquiétude, un
ami et probablement aussi quelque chose de plus. Il est nécessaire
que je voie clair là-dedans. Je vais savoir, Caroline, si vous êtes
réellement sincère et si vous ne reculez pas devant un aveu bien
franc... Mon fils vous aime. Vous le savez, n'est-il pas vrai?

Pendant un instant la jeune fille le regarda avec stupeur, comme si
elle ne l'avait pas bien compris; mais sans doute un rayon de
lumière descendit tout à coup dans son esprit, car une vive rougeur
s'épanouit sur son visage.

--Eh bien, vous ne répondez rien? C'est donc vrai? Ce n'est
probablement pas votre faute, Caroline; mais du moins vous étiez
maîtresse de votre propre cœur. L'aimez-vous?

--Ah! Monsieur, que pensez-vous de moi, répondit la jeune fille en
balbutiant et sans lever les yeux. M. Herman ne m'a jamais parlé de
pareilles choses.

--Soit, mais je répète ma réponse, l'aimez-vous?

--L'aimer? Qu'est-ce que c'est qu'aimer, Monsieur? dit-elle en
soupirant. Être capable de se dévouer pour quelqu'un, sacrifier pour
lui sa bonne réputation et le repos de sa vie, et n'espérer rien,
ne souhaiter aucune autre récompense que le plaisir de le rendre
heureux, est-ce là aimer?

--Cela y ressemble fort, du moins: c'est peut-être plus noble et plus
beau.

--Eh bien, oui, Monsieur, c'est ainsi que j'aime celui qui m'a sauvée
d'une mort certaine... mais non pas comme le racontent méchamment
les gens du village, non pas comme vous, son père, semblez le croire
également. Non, pas ainsi.

En achevant ces mots, elle avait relevé la tête et regardait M.
Steenvliet sans aucune crainte.

Il y eut un moment de silence.

--Je vous remercie, ma bonne Caroline, dit l'entrepreneur. Vous êtes
une fille intelligente. Beaucoup de dames du grand monde n'ont pas le
cœur si haut placé que vous. Je suis millionnaire; Herman est mon
unique héritier, il doit se marier avec une personne de sa condition.
Vous n'avez d'ailleurs jamais eu l'idée, n'est-ce pas, que vous
pourriez devenir sa femme?

--Ah! Monsieur, ne me traitez pas si durement! s'écria Lina d'un
ton suppliant. Nous sommes des ouvriers, de pauvres gens qui doivent
gagner leur quotidien à la sueur de leur front. Croyez-vous que nous
soyons capables de l'oublier? Les idées dont vous parlez seraient
insensées et ridicules.

--Par conséquent, vous ne souhaitez pas que le mariage d'Herman avec
Clémence d'Overburg soit rompu?

--Pas le moins du monde.

--Et si Herman revenait ici, vous sentiriez-vous assez forte pour lui
conseiller ce mariage?

--Certes, Monsieur.

--Et même pour user de toute votre influence sur lui afin de l'y
décider, et même, au besoin, de l'y contraindre?

--Ce mariage le rendra heureux ainsi que vous, je n'en doute pas, et
cela me suffit. Oui, Monsieur, je le sens, j'ai assez d'empire sur son
esprit pour le convaincre qu'il ne peut pas résister à votre vœu
paternel; mais il ne reviendra plus jamais ici.

--J'ai les plus sérieuses raisons de croire le contraire. Eh bien,
promettez-moi que vous le ramènerez à des idées meilleures, et,
une fois mon fils marié, je ne vous oublierai pas, et je vous
récompenserai largement, vous et vos parents, de votre généreux
sacrifice.

--Ne nous méprisez pas, Monsieur, telle est la seule récompense à
laquelle nous tenons.

--Vous mépriser, Caroline! exclama l'entrepreneur. Oh! pourquoi
Dieu ne vous a-t-il pas donné un grand nom, ou seulement une belle
position dans le monde... Mais ayez bon espoir, Caroline: Dieu est
juste, vous serez heureuse, car vous le méritez... Je dois vous
quitter, mon enfant. Donnez-moi la main; je la serre avec estime et
avec une sympathie véritable. Saluez vos parents de ma part... Vous
me promettez donc, si mon fils revient ici, de lui persuader qu'il
doit accepter la main de mademoiselle d'Overburg?

--Oui, Monsieur.

--Et que vous ne cesserez pas, jusqu'à ce que sa résistance soit
entièrement vaincue?

--Jusqu'à ce que je sois certaine de son consentement sincère.

--C'est parfait comme cela, Caroline. Je ne suis pas un ingrat; nous
nous reverrons encore; portez-vous bien.

La jeune fille le salua et le suivit des yeux jusqu'à ce qu'il eût
disparu derrière la haie. Alors elle revint à pas lents dans la
maison, et demeura un instant immobile, les yeux cloués au sol.

Tout à coup, un étrange sourire illumina son visage, et elle
s'écria:

--Il m'aimerait, lui?

Mais cette parole lui paraissait un péché; sa joie s'évanouit comme
par enchantement. Elle s'agenouilla, et soupira en levant les yeux
vers le ciel:

--O Dieu, ne le punissez pas pour cette erreur de son bon cœur. Ne
lui retirez pas votre protection.

Elle baissa la tête sur sa poitrine, et continua à prier en silence.

Pendant ce temps, M. Steenvliet, la tête pleine de pensers
contradictoires, se dirigeait vers le village. Il admirait la
générosité de cette naïve jeune fille qui, par reconnaissance,
par simple esprit de sacrifice, s'était exposée volontairement à la
calomnie, et avait accepté un martyre moral pour retirer son fils
à lui du chemin du vice. Avec l'aide d'une si puissante alliée, il
était impossible qu'il n'eût pas raison de la résistance de son
fils, Herman deviendrait le mari de mademoiselle d'Overburg, et ainsi
le but de sa vie serait atteint.

Ces idées consolantes caressaient encore son esprit lorsqu'il
rencontra, à l'entrée du village, l'aubergiste de l'_Aigle d'or_ qui
lui demanda:

--Eh bien, Monsieur, ne vous ai-je pas dit la vérité? La perfide
sorcière n'a-t-elle pas scandaleusement séduit votre fils?

--Au diable! laissez-moi tranquille, grogna M. Steenvliet d'un ton
menaçant. Vous êtes un vil et infâme calomniateur; vous n'êtes
pas même digne d'essuyer les souliers de Caroline Wouters. Si je ne
méprisais pas les cancans de la foule, je vous citerais devant le
tribunal et vous ferais expier par quelques mois de prison vos lâches
calomnies.



XIII


Le baron d'Overburg était allé en voiture ouverte à la station du
chemin de fer pour aller au-devant de son oncle le marquis qui l'avait
averti de son arrivée par télégramme.

Pendant ce temps la baronne se tenait, avec tous ses enfants, dans un
des salons du château, prête à recevoir le marquis.

Quoiqu'elle fût intérieurement inquiète et triste, elle feignait
une grande liberté d'esprit, et essayait de faire comprendre à ses
filles qu'il était de leur devoir de se montrer gaies, afin que M. de
la Chesnaie ne doutât pas de leur vif désir de voir s'accomplir le
mariage de Clémence avec Herman Steenvliet.

Alfred seul répondit à ces conseils par un murmure de protestation.
Malgré sa conduite légère, le jeune homme avait un caractère fier,
et parmi toutes ses sœurs, il avait toujours aimé Clémence
d'une amitié particulière, à cause de son bon cœur et de sa
complaisance. Il savait combien elle était tourmentée et même
malade par la seule idée que cette mésalliance allait la faire
déchoir de sa noblesse. Il reconnaissait bien, à la vérité, que ce
mariage, imposé par la fatalité, ne pouvait pas être évité; mais
feindre la joie en ce moment où sa sœur allait être définitivement
condamnée, il n'en avait pas la force.

Clémence, au contraire, assurait à sa mère qu'elle exécuterait ses
promesses résolument et sans hésiter, et qu'elle ne laisserait
pas supposer au marquis, ni par un mot, ni par un geste, qu'elle ne
consentait que malgré elle à une alliance dont elle n'espérait
aucun bonheur.

Mais ce que la pauvre jeune fille ne pouvait cependant pas cacher,
c'était la pâleur de son visage et la fatigue de ses yeux battus. Il
ne pouvait pas non plus échapper à l'attention de M. de la Chesnaie
que, depuis son départ pour Monaco, Clémence avait sensiblement
maigri. Mais en disant qu'elle avait eu la fièvre, et qu'elle n'en
était débarrassée que depuis quelques jours, on éviterait toute
explication ultérieure à ce sujet.

Quant aux jeunes sœurs de Clémence, celles-là étaient réellement
joyeuses. Le mariage de leur aînée les sauvait d'un sort malheureux,
et ouvrait devant elles un avenir sans nuages. Sans doute, elles
eussent, pour elles-mêmes, repoussé un semblable mariage avec
mépris; mais puisque Clémence se déclarait prête à l'accepter, et
qu'il n'y avait pas d'autre moyen d'échapper à la déchéance, elles
étaient disposées à faire tout ce qu'il fallait pour que le marquis
envisageât ce mariage sous le jour le plus favorable.

Tandis que la baronne les confirmait dans ces bonnes résolutions, un
domestique vint annoncer que M. le baron et M. le marquis arrivaient
au bout de l'avenue.

Madame d'Overburg et ses enfants sortirent pour se rendre dans la cour
d'honneur, au sommet du grand escalier du château.

Dès que la voiture eut franchi la grille de fer aux lances dorées,
et qu'ils purent apercevoir le marquis, ils se mirent à agiter leurs
mouchoirs et à le saluer de loin de leurs compliments de bienvenue.

--Que Clémence aille en avant, dit la baronne, elle est sa filleule,
et elle doit l'embrasser la première.

Le marquis de la Chesnaie était un vieillard de plus de soixante-dix
ans, très maigre, avec un front profondément ridé et des yeux très
enfoncés sous l'orbite. Ses cheveux, blancs comme neige, et quelque
chose de sévère dans son regard, lui donnaient un air imposant. Sa
physionomie inspirait le respect.

En ce moment-là il ne devait pas être de bonne humeur, car il
répondit par un sourire à peine perceptible aux bruyants souhaits de
bienvenue de ses nièces.

A peine avait-il mis pied à terre avec l'aide d'Alfred, que Clémence
se jeta à son cou et l'embrassa avec une tendresse sincère. Elle
avait d'ailleurs pour son parrain un profond respect et une véritable
affection.

--Ma pauvre Clémence, dit le marquis, l'amour est aveugle, je le
sais; mais cependant je ne me serais pas attendu à pareille chose de
votre part; une mésalliance! Vous, ma chère filleule, la femme d'un
bourgeois!

La jeune fille fit un effort sur elle-même et répondit d'une voix
qui s'étranglait dans sa gorge:

--Mon cher parrain il est si bon; son cœur est si noble!

--Si vous l'aimez, si votre amour est assez profond pour que vous lui
fassiez le sacrifice de votre noblesse...

En ce moment les sœurs de Clémence accoururent avec une joyeuse
impatience, se jetèrent au cou du vieillard et lui souhaitèrent la
bienvenue en le comblant de marques de tendresse et en le félicitant
chaleureusement de son heureux rétablissement.

L'entretien de Clémence avec le marquis fut donc momentanément
interrompu, et le vieux gentilhomme, traîné par beaucoup de mains
amies, se laissa emmener dans le château et introduire au salon où
on le fit asseoir dans le fauteuil le plus confortable.

Il eut toutes les peines du monde à répondre aux nombreuses
questions qu'on lui adressait de tous côtés sur son séjour à
Monaco, sur sa maladie et son heureuse guérison. L'épanchement de
la joie générale, la chaleur de ces témoignages de sympathie,
paraissaient au marquis quelque chose d'extraordinaire. Même les
efforts que faisaient le baron et la baronne pour le flatter et lui
plaire, ne lui semblaient pas exempts de contrainte. Quelle raison
pouvait-on avoir d'exagérer visiblement les manifestations de
l'affection qu'on lui portait? Et pourquoi Clémence, la seule
peut-être qui l'aimât sincèrement, était-elle la seule qui restât
tranquille et réservée?

Cette pensée lui fit considérer sa filleule avec plus d'attention.
Comme elle était pâle! Non, il ne se trompait pas, elle avait
beaucoup maigri. Qu'est-ce que cela signifiait?

--Venez donc un peu près de moi, Clémence, lui dit-il, j'ai, quelque
chose à vous demander. Votre visage, qui a d'assez fraîches couleurs
habituellement, est à présent fort pâle. Avez-vous du chagrin?

--Oui, marquis, vous l'avez deviné, se hâta de répondre le baron.
Vous comprenez? L'inquiétude, la crainte de vous voir peut-être
vous déclarer contre son mariage; et sans votre consentement elle
n'oserait jamais...

--Est-ce vrai, Clémence?

--Oui, mon bon parrain, c'est ainsi. La crainte que...

--Et cette crainte vous aurait fait maigrir?

--Elle a eu la fièvre, interrompit une des sœurs, mais depuis huit
jours elle est tout à fait guérie.

Le marquis prit la main de la jeune fille.

--Clémence, dit-il, je ne dois pas vous cacher que votre projet de
mariage avec un roturier a été pour moi une source de chagrin. Cela
me fait vraiment de la peine de penser que vous, ma chère filleule,
vous viviez dorénavant dans un monde inférieur... Mais, si vous
croyez que votre bonheur dépend de cette union inégale, si vous
courez le danger de devenir gravement malade, si l'on résiste au
vœu de votre cœur, je ne serai pas assez cruel pour sacrifier votre
santé et votre bonheur pour des motifs de convenances sociales.
Venez, affirmez-moi que vous souhaitez ce mariage de toutes les forces
de votre âme.

La jeune fille jeta sur lui un regard plaintif et languissant; elle
hésitait; le mot fatal se refusait à sortir de ses lèvres.

--Répondez donc, Clémence, dit sa mère d'un ton pressant.

--Eh bien, mon enfant, dites-moi que vous désirez ardemment ce
mariage, répéta le vieillard.

--Oui, oui, je le désire ardemment, balbutia-t-elle.

--Votre consentement la rendra si heureuse: ajouta le baron.

--Eh bien, soit, Clémence, reprit le marquis. Puisque vous le voulez,
devenez donc la femme de... Mais, ô ciel! vous frémissez? vous
devenez encore plus pâle? Qu'est-ce que cela signifie?

La jeune fille poussa un soupir étrange et se mit à trembler si
visiblement sur ses jambes que sa mère accourut pour la soutenir,
mais elle en profita pour murmurer à son oreille quelques paroles
sévères, afin de lui faire comprendre que l'heure était solennelle
et qu'elle devait tenir sa promesse.

La pauvre fille rassembla tout son courage, retourna auprès du
marquis et lui dit:

--Ah! merci, mon bon parrain, c'est la joie qui m'émeut si
profondément.

Mais le marquis ne se laissa pas tromper cette fois. La méfiance
s'était glissée dans son esprit, et il commençait à douter si
Clémence ne lui cachait pas le véritable état de son cœur sous la
pression d'une violence secrète.

Cette pensée le blessa et l'effraya. Il se leva, regarda sévèrement
le baron, et dit d'un ton qui n'admettait aucune réplique:

--Ce consentement que l'on attend de moi est, dans tous les cas, une
chose de la plus haute importance; il pourrait devenir, à mon insu,
une décision fatale. Puisque j'ai à remplir ici le rôle de juge, je
veux être bien et complètement éclairé avant de rendre mon arrêt.
Laissez-moi causer pendant quelques instants seul avec Clémence. Si
dans cet entretien je trouve de quoi dissiper mes doutes, je donnerai
mon consentement sans hésiter... Venez, Clémence, ne tremblez pas:
votre bonheur est mon unique but. Suivez-moi, mon enfant.

Le baron et sa femme s'efforçaient de cacher l'inquiétude et la
crainte que leur inspirait l'intention du marquis. Ils n'osaient pas
faire d'objections et se bornaient à engager Clémence à la fermeté
par leurs regards suppliants et par leurs gestes significatifs.

--Entrez dans le grand salon, mon oncle, personne ne vous y
dérangera, dit M. d'Overburg, très rassuré en apparence sur le
résultat de cet entretien.

Mais le marquis, qui connaissait parfaitement les êtres du château,
traversa un long corridor, et ouvrit la porte d'une pièce qui avait
vue sur le parc.

--Asseyez-vous, Clémence, dit-il en lui avançant un siège. On
dirait que vous avez peur. En ce cas, vous avez tort, car je n'ai pas
d'autre intention que de bien savoir ce que vous désirez réellement.
Je veux me conformer à vos souhaits, et, pour que vous ne craigniez
pas de me dire la vérité, je fermerai la porte à clé en dedans.

La jeune fille le suivait de l'œil en tremblant. Sa situation était
véritablement cruelle, son sang se glaçait à l'idée de tromper son
bon parrain en ce moment solennel. Si la force lui manquait pour le
faire, elle rendait son consentement impossible, et condamnait ses
parents et ses sœurs à la pauvreté. Par un suprême effort sur
elle-même elle rassembla tout son courage et résolut de se résigner
encore à ce dernier sacrifice, le plus pénible de tous. Mais, ô
Dieu, ne succomberait-elle pas dans la lutte contre la vérité?

Lorsque le marquis se fut assis en face d'elle, il lui dit:

--Clémence, vous avez toujours montré, plus que vos frères et
sœurs, que vous sentez et que vous savez quels devoirs impose à
l'homme le privilège d'être sorti d'une race illustre. J'ai toujours
trouvé en vous la conviction que nous devons reculer devant tous les
actes qui peuvent ternir l'éclat du nom de nos aïeux ou souiller
l'honneur de notre race. Aussi lorsque votre père m'écrivit que
vous, vous-même, Clémence, vous imploriez mon consentement pour
pouvoir contracter mariage avec le fils d'un bourgeois, je fus comme
frappé d'un coup de foudre, et je restai pendant plusieurs heures
absorbé par mes tristes réflexions sur ce revirement inattendu
dans vos idées. Cela me paraissait absolument impossible; mais les
affirmations répétées de votre père ne me permirent point de
persister dans mes doutes. Je n'en disconviens pas, ce mariage,--une
mésalliance au premier chef,--me rendit pendant quelques semaines
triste et malheureux. Certainement j'aurais refusé mon consentement,
si, d'un autre côté, je n'avais pas été forcé de reconnaître
que ce mariage était un moyen de tirer vos parents d'une situation
critique et très difficile. Connaissez-vous cette situation telle
qu'elle est?

--Je la connais tout à fait, répondit la jeune fille.

--Eh bien, Clémence, si je m'apercevais cependant que vous n'acceptez
la main du jeune M. Steenvliet que d'après les conseils de vos
parents, et non sans contrainte, alors, certainement je ne me
sentirais pas la force de concourir à votre malheur en vous donnant
mon consentement.

--J'espère que je serai heureuse, mon bon parrain. Personne n'exerce
la moindre pression sur moi.

--Alors, c'est probablement qu'une sympathie, secrète et réciproque
vous attire l'un vers l'autre. En pareil cas, vous ne seriez
peut-être pas malheureuse, quoique j'en doute fort. Vous l'aimez donc
bien sincèrement? Répondez-moi sans crainte: je suis un vieillard et
je suis votre parrain.

--Je l'aimerai.

--Quoi! l'amour doit encore venir?

--Non, non, je l'aime maintenant, depuis longtemps, balbutia la jeune
fille.

--C'est donc un bien beau garçon?

--Beau et bon. Il a un million de dot. Son père possède des
richesses immenses; il est fils unique, et il héritera de tout.

La jeune fille avait prononcé ces derniers mots avec une sorte
d'animation fébrile; le marquis la regarda avec étonnement et secoua
la tête d'un air de doute.

--Pauvre Clémence, dit-il, seraient-ce peut-être ses millions qui
vous séduisent? Je ne puis le croire. Pour nous surtout, l'argent
n'est pas une source d'honneur ni de mérite. Notre richesse consiste
dans les services que nos aïeux, de père en fils, ont rendus au
roi et au pays, dans notre sang versé, dans les faits héroïques
accomplis, dans tous les sacrifices pour conserver pur et sans tache
le nom de notre race a travers tous les événements de l'histoire et
toutes les séductions du monde.

--Je le sais, mon cher parrain, soupira la jeune fille, et
cependant...

--Et cependant vous désirez vous marier avec Herman Steenvliet?

--Oui, je le désire!

--Bien sincèrement?

--De tout mon cœur!

--Vous dites tout cela d'un singulier ton, mon enfant. Enfin soit. Je
me permettrai encore une seule réflexion: Je voudrais être convaincu
que vous avez aussi envisagé cette affaire importante sous son aspect
défavorable... Vous ne pouvez pas avoir oublié, Clémence, que, dans
la bourgeoisie où vous voulez entrer, votre noblesse de race ne
vous suivra pas. Vous-même et vos enfants vous serez désormais des
bourgeois, et bourgeois vous resterez. Avez-vous songé combien il est
triste pour une femme de descendre les degrés de l'échelle sociale?
Vos frères, vos sœurs, vos parents, moi-même, nous devrons vous
regarder d'en haut, et là où nous devions chercher une noble dame,
avec un beau nom, une baronne, une comtesse, notre égale enfin, nous
ne trouverons plus qu'une certaine madame Steen... Steenvliet, perdue
dans la bourgeoisie travailleuse et esclave des affaires. Ah! ma
pauvre filleule, j'avais rêvé pour vous un sort brillant, mais,
puisque vous le voulez, puisque vous me suppliez de consentir à cette
mésalliance, eh bien...

Clémence, succombant aux souffrances de son cœur brisé, avait posé
sa tête sur la poitrine du vieillard et pleurait sans rien dire; ses
larmes coulaient en silence.

Ce que venait de dire son parrain, ce n'était que la traduction des
réflexions amères qu'elle faisait depuis longtemps dans l'insomnie
de ses nuits solitaires, et qui la rendaient malade en faisant
bouillir son cerveau. La douleur l'avait vaincue, et cependant elle
luttait encore pour s'armer d'un nouveau courage et pour reprendre le
rôle qu'on l'avait chargée de jouer.

--Ah! Clémence, je le soupçonnais bien, vous me cachez quelque
chose, murmura le marquis.

--Non, non, vos paroles sévères m'émeuvent, mon cher parrain,
murmura-t-elle en tendant vers lui ses mains suppliantes. Ah! je vous
en prie, ne me refusez pas votre consentement, vous me rendriez bien
malheureuse!

Mais le marquis se leva et grommela avec amertume:

--On me trompe ici. N'essayez pas de feindre plus longtemps,
Clémence, je vois bien que ce mariage vous fait peur. Je ne m'étonne
plus de vous voir si pâle et si maigre... Je ne donne pas mon
consentement!

--Mon parrain, mon bon parrain, ayez pitié de moi, ayez pitié de mon
pauvre père.

--De votre père? C'est donc lui qui vous impose sa volonté? Je
comprends maintenant le ton étrange de ses lettres. Il voulait
m'arracher mon consentement par la ruse; mais ce jeu indigne doit
cesser. Je vais lui parler. S'il ne me dit pas la vérité, qu'il
craigne les suites de ma colère.

En achevant cette menace, il se dirigea vers la porte. Mais la
jeune fille, avec de nouvelles larmes, courut se jeter à son cou et
s'efforça de le retenir. Le vieillard, profondément blessé, demeura
sourd à ses prières; il se dégagea de ses bras en grommelant d'un
air sombre:

--Non, non, je n'écoute plus rien. Je veux savoir la vérité. Et
malheur à votre père si mes soupçons sont fondés!

--Eh bien! restez, mon cher parrain, je vous confesserai toute la
vérité, dit tout à coup la jeune fille, encore toute frémissante
d'angoisse, mais avec un regard plein de résolution.

Le marquis la regarda avec étonnement:

--Est-ce bien sincère, cette fois, ce que vous me dites-là,
Clémence, dit-il. Ne vous abusez pas vous-même, mon enfant, vous
n'auriez pas le courage d'accuser votre père.

--En effet, répliqua-t-elle, mais le courage ne me manquera pas pour
remplir mon inexorable devoir, pour justifier mon pauvre père à
vos yeux et pour vous convaincre que vous ne pouvez pas refuser votre
consentement à mon mariage. Puisque nos confidences craintives et
notre prudence calculée n'ont pas su vous donner cette conviction,
la vérité, la simple et rude vérité le pourra peut-être.
Écoutez-moi, mon bon parrain, je ne vous cacherai rien, rien
absolument.

--Quel incompréhensible secret pèse donc sur vous, mon enfant? dit
le marquis. Vous avez peur du mariage projeté, et vous vous faites
violence à vous-même pour m'arracher mon consentement à ce mariage!
Parlez donc, parlez, je vous écoute.

--J'ai vu à peine trois fois ce monsieur Herman Steenvliet,
dit-elle en hésitant d'abord, mais sa voix reprit insensiblement de
l'assurance. C'est un gentil garçon, bon, intelligent, discret et
bien élevé. Mais je suis un rameau de l'antique souche des Overburg;
mon cœur ne pouvait, sans y être contraint, s'ouvrir pour un homme
qui n'a pas de sang noble dans les veines.

--Vous ne l'aimez donc pas, Clémence?

--Lorsque la fatalité m'imposa comme un devoir impérieux et
implacable la nécessité d'accepter cette mésalliance, je frémis
de tous mes membres d'aversion et de douleur. J'ai pleuré en secret,
pendant des semaines entières, dans la solitude de mes nuits sans
sommeil; la fleur de la santé a disparu de mes joues, et j'ai maigri
affreusement. Ah! je vais faire abstraction de ma naissance, de ma
noblesse; c'est comme si j'avais à faire le sacrifice de ma vie
même. Et néanmoins, il faut que cela s'accomplisse!

--Est-ce votre père qui vous contraint à ce mariage?

--C'est la fatalité, l'inexorable fatalité.

--Je ne vous comprends pas, mon enfant.

--Mon père, par l'escroquerie du caissier de la banque _La Prudence_,
a perdu énormément d'argent. Nous étions menacés de la ruine, de
la pauvreté, de la honte. Tous nos biens, même notre château, le
berceau de notre famille, allaient être vendus. Ce malheur ne pouvait
être conjuré que par le sacrifice d'une victime expiatoire, et cette
victime expiatoire, c'est moi!

--Vous exagérez sans doute, dit le marquis en secouant la tête;
votre père a perdu deux cent mille francs dans la faillite de la
banque; mais cette perte le laissait bien loin de la ruine. Pourquoi
parlez-vous donc de si terribles choses?

--C'est que mon père, de crainte de vous affliger, ne vous a pas tout
dit, reprit la jeune fille. Sa perte, à la suite de la faillite de
_La Prudence_, s'élève à près d'un demi-million.

--Un demi-million, ô ciel! Comment cela est-il possible?

--Depuis longtemps, mon cher parrain, mes parents se trouvaient dans
une situation pénible; nos revenus n'étaient plus suffisants; nous
allions chaque jour en arrière; une déchéance lente, mais certaine,
nous menaçait, Alors mon père à cherché des moyens d'augmenter ses
ressources; il a grevé nos biens pour une somme de deux cent mille
francs, pour laquelle il a pris des actions dans la banque _La
Prudence_.

--Oui. je sais cela, mon enfant, et cet argent est malheureusement
perdu.

--Ce que vous ne savez pas,--je tremble, j'hésite à vous le
révéler, mais vous devez connaître la vérité, toute la
vérité,--ce que vous ne savez pas, c'est que mon père s'est laissé
entraîner par deux ou trois administrateurs de cette banque, à jouer
avec eux à la Bourse, et qu'il a emprunté, pour cela, à la Banque,
deux cent cinquante mille francs.

--Et cette somme énorme?

--Est également perdue.

--Quoi? Que dites-vous? s'écria le marquis en se levant brusquement.
Votre père a joué à la Bourse avec de l'argent qui ne lui
appartenait pas? Mais cela est affreux!

--Il s'est laissé entraîner par des hommes qui jouissaient de
l'estime générale, par des nobles, ses amis, entre autres par
le baron Van Listerberg, qui est devenu comme lui la victime de la
fortune adverse.

Le vieillard, profondément troublé, n'écoutait plus ses
explications; il se passait fiévreusement les mains dans les cheveux,
ses yeux enflammés regardaient dans le vide, et il grommelait
d'indistinctes menaces.

--Je vous en prie, cher parrain, écoutez-moi jusqu'au bout, supplia
la jeune fille. Je vous ai dit la vérité, dans l'espoir de vous
convaincre que vous devez donner votre consentement à mon mariage.
Nous sommes pauvres, nous serons chassés du château de nos pères,
si je refuse la main de M. Herman Steenvliet, Mes parents, mes frères
et sœurs,... toute notre famille doit être sauvée de la misère et
de la honte. Le sacrifice est pour moi pénible et effrayant; mais le
devoir commande. Dieu, dans sa miséricorde, soutiendra mes forces et
me récompensera.

--Mais cela est inouï, cela est horrible! s'écria le marquis,
répondant à ses propres pensées. Quoi! il dissipe un demi-million
à des spéculations de Bourse, et quand il a livré ainsi à des
chevaliers d'industrie le restant de son héritage paternel, il vous
vend, vous, Clémence, la plus noble de ses enfants! Il vend votre
naissance, votre sang, votre bonheur, pour payer sa folle imprudence!
Marché honteux et qui crie vengeance. Et j'y consentirais? Non,
non, jamais! Cessez, Clémence, ma colère est légitime, je suis
inexorable. Laissez-moi sortir: votre père doit rendre compte de sa
duplicité à mon égard. Je veux lui parler sans retard; il saura ce
qu'il en coûte de me tromper si effrontément!

Il se tourna vers la porte. La jeune fille tomba à genoux devant lui
et l'implora, les larmes aux yeux, pour son malheureux père. Mais le
marquis, tremblant d'indignation, la repoussa doucement en disant:

--Restez ici, Clémence, restez. Séchez vos larmes, mon enfant: vous
n'épouserez pas ce bourgeois enrichi. Je reviens près de vous tout
de suite.

Et, sans s'arrêter davantage aux plaintes désespérées de la jeune
fille, il sortit de l'appartement.

Clémence, pâle comme une morte d'inquiétude et d'effroi, sa laissa
tomber sur une chaise. Elle pleurait à chaudes larmes, et frémissait
à l'idée qu'en déclarant la vérité, elle ne fût la cause de plus
grands malheurs. Non seulement le marquis allait accabler son père
de cruels reproches, mais il le déshériterait probablement. Et ainsi
toute espérance leur était enlevée, même dans l'avenir!

Mais, parmi les réflexions qui traversaient son esprit troublé avec
la rapidité de l'éclair, il y en avait une moins pénible et moins
inquiétante.

Son parrain avait dit: Vous ne serez pas la femme de ce bourgeois.
Quelle était donc son intention? Aurait-il le projet magnanime
de payer la dette de M. d'Overburg envers l'entrepreneur, et de le
libérer ainsi de la contrainte qui pesait sur lui? C'était peu
probable, mais qui pouvait le savoir?... et d'ailleurs, en supposant
qu'il n'en fût rien et que son père fût déshérité, ne lui
restait-il pas la ressource d'accepter la main d'Herman Steenvliet, et
d'ouvrir à ses parents une nouvelle source de prospérité?

Son attention fut attirée par un bruit de voix qui parvenait
indistinctement à son oreille, à travers le mur mitoyen de la salle
voisine. Ce bruit devint insensiblement plus fort, et bientôt
elle distingua les voix de son père et du marquis, sans comprendre
cependant ce qu'ils disaient. On discutait, on disputait même
violemment; la voix de son parrain éclatait parfois en sons aigus qui
trahissaient la colère et l'amertume.

Clémence s'était levée et écoutait toute tremblante. Combien elle
regrettait maintenant son imprudence! Elle implorait à mains jointes
la protection de Dieu pour son malheureux père.

Mais elle entendit tout à coup la porte du salon s'ouvrir avec
violence, et sa mère pousser un cri déchirant de détresse. Elle
sortit rapidement de la pièce où elle se tenait, et vit le marquis
paraître au fond du couloir.

--Non, s'écriait-il, en se retournant encore du côté du salon,
non, je ne vous connais plus. Vendez votre enfant, bourreaux que vous
êtes; moi je retourne à Monaco, et je veux y finir mes jours. Et,
quant à mon héritage, vous n'en aurez pas un sou. Adieu!

Et il dirigea ses pas avec une hâte fiévreuse vers la porte de
sortie.

La jeune fille, pleurant et gémissant, courut après lui, le
rejoignit dans la cour d'honneur, lui jeta les bras autour du cou,
et essaya de le ramener au château par ses pleurs, par ses
supplications, par la violence même.

--Clémence, ma pauvre filleule, ne n'empêchez pas de partir, dit
tristement le marquis, je ne puis plus rien pour vous; hélas, vous
êtes condamnée!

--Oh! mon cher parrain, vous, mon unique espoir, mon seul refuge,
ne m'abandonnez pas. Venez, venez, pardonnez à mon père; je vous
aimerai, je vous remercierai, je bénirai votre nom jusqu'à mon
dernier soupir!

Des larmes jaillirent des yeux du vieillard, et épuisé par ces
scènes successives, vaincu par le chaleureux appel de sa chère
filleule, il se laissa ramener au château.



XIV


Quatre jours s'étaient écoulés depuis que Herman avait quitté
la maison de son père, et l'on n'avait pas encore reçu de ses
nouvelles.

Cette absence inquiétait singulièrement M. Steenvliet, et du matin
au soir il ne faisait que penser à son fils, quoi qu'il fût bien
convaincu qu'Herman ne tarderait pas à revenir, du moins chez
Caroline Wouters, et celle-ci le persuaderait sans doute qu'il devait
prendre pour femme mademoiselle d'Overburg. Alors, le chemin serait
définitivement déblayé de tous les obstacles, et l'entrepreneur
pourrait dire encore une fois que son inébranlable volonté avait
triomphé.

Il était assis dans son cabinet et souriait en pensant à cette
affaire. Avec quelle habileté il l'avait conduite, ou plutôt,
comme le hasard l'avait servi! Caroline Wouters, qui pouvait être un
obstacle insurmontable à la réalisation de ses vœux, allait devenir
l'instrument de la soumission volontaire d'Herman! Au cours de ses
réflexions, M. Steenvliet se demanda de quelle façon il pourrait
le mieux récompenser Caroline Wouters et ses parents de leurs
bons offices et de leur désintéressement. Cela lui serait facile,
pensait-il. Le vieux père Wouters était charpentier et, comme M.
Steenvliet l'avait appris dans le village, c'était un humble mais
habile ouvrier. Eh bien, dès que le mariage d'Herman avec Clémence
serait célébré, Steenvliet prêterait ou donnerait de l'argent au
vieux Wouters pour se construire un atelier. Il lui procurerait même
de petites entreprises de charpente, lui donnerait des conseils, de
l'assistance, en un mot il le favoriserait de telle sorte qu'il
lui ferait gagner au moins quatre ou cinq mille francs par an, et
probablement même davantage, pourvu que le courage et l'habileté
ne lui fissent pas défaut. Et ainsi Caroline et sa mère seraient
également récompensées; et, s'il arrivait que plus tard la jeune
fille voulût entrer en ménage avec un brave garçon de sa condition,
l'entrepreneur lui donnerait une bonne dot, et il protégerait et
pousserait aussi son mari.

Pendant qu'il se frottait les mains avec une visible satisfaction,
résultat de ses réflexions agréables, un valet entra dans son
cabinet et déposa sur le pupitre devant son maître quelques lettres
que le facteur de la poste venait d'apporter; puis il se retira sans
rien dire.

M. Steenvliet continua à suivre le cours de ses réflexions sans
faire attention aux lettres.

--En effet, se disait-il en lui-même, ces Wouters sont des gens
simples et honnêtes, de braves gens dans toute la force du terme.
Et feu Victor Wouters, je m'en souviens maintenant, a toujours eu
beaucoup d'amitié pour moi et m'a rendu mille petits services. A mon
tour maintenant! Que peut-il m'en coûter de tirer ces braves gens de
leur situation gênée et de les rendre relativement riches? Presque
rien. J'emploie des centaines de gens, et que je fasse gagner de
l'argent au vieux Wouters ou à d'autres petits entrepreneurs, c'est
la même chose pour moi. Je ferai plus pour eux, je veux les rendre
heureux; cette idée me sourit; mais il faut d'abord que mon fils soit
marié avec mademoiselle d'Overburg.

Il prit alors les lettres qu'on venait de lui apporter, et les ouvrit
l'une après l'autre. Elles ne contenaient évidemment rien de bien
intéressant, car il les mit de côté avec indifférence. Mais,
lorsqu'il jeta les yeux sur la dernière lettre, il poussa un cri de
joie et lut à haute voix: «J'ai eu le plaisir de rencontrer hier à
Anvers votre fils Herman. Il m'a dit qu'il était en parfaite santé,
ce qui m'a fait beaucoup de plaisir...»

--Ah! ah! le farceur! s'écria l'entrepreneur. C'est à Anvers qu'il
s'est réfugié, C'est là le pays étranger dont il me menaçait. Il
pense que son absence me fléchira et me fera renoncer à mes projets
relativement à son mariage? En quoi il se trompe fort, car il ne se
passera pas longtemps avant qu'il ne soit fatigué lui-même; il aura
certainement besoin d'argent, et il se sentira invinciblement attiré
à revenir près de Caroline.

Il reprit la lecture de la lettre.

--Que veut dire ceci? grommela-t-il d'un air inquiet, oui, ça y est
bien en toutes lettres:

«J'ai instamment prié M. Herman de venir visiter avec moi les
travaux d'écluse, pour qu'il puisse vous annoncer que tout ici est
pour le mieux, mais il n'avait absolument pas le temps, disait-il,
et il m'a quitté pour se rendre à bord du steamer américain
_Philadelphie_, qui part samedi pour New-York. J'aurais voulu lui
souhaiter un bon voyage, mais, j'eus beau attendre, je ne réussis pas
à le revoir.»

--Ciel! qu'ai-je lu? s'écria l'entrepreneur. Sur un steamer
américain? Le malheureux veut-il aller en Amérique? L'Océan entre
mon fils et moi! Ne plus le voir pondant des années! Oh non, cela ne
sera pas, cela ne peut pas être.

Il appuya sa tête dans ses mains et se mit à réfléchir
profondément aux moyens de détourner de lui un coup si douloureux.
D'après la date de la lettre, le _Philadelphie_ ne devait partir que
le surlendemain. Il avait donc tout le temps d'aller à Anvers et de
tâcher de retrouver son fils. Oui, c'était ce qu'il voulait faire.
Mais comment s'y prendre pour retenir Herman? Le supplier? le menacer
et, au besoin, invoquer son autorité paternelle? Mais tout cela
pouvait échouer contre une résolution arrêtée de son fils. Le
jeune homme était majeur, et, d'après la loi, parfaitement libre et
maître de ses actions. Herman voulait partir pour l'Amérique sans
avoir revu Caroline Wouters? Il était donc bien clair qu'il avait
pour but unique de se soustraire au mariage projeté avec Clémence
d'Overburg. Le seul moyen qui restât, et qui pût exercer une
influence décisive sur le jeune homme, était donc, pour M.
Steenvliet, de lui dire qu'il renonçait à ce mariage... Mais il
n'était pas possible à l'entrepreneur de renoncer au vœu de toute
sa vie. Comment donc faire? Que lui dire? Combien il regrettait
qu'Herman n'eût pas fait une dernière visite à Caroline Wouters.
Elle seule eût été capable de le retenir. Mais maintenant, hélas,
cette dernière espérance était également perdue.

Pendant quelque temps M. Steenvliet resta absorbé dans ces tristes
pensées. Vingt fois il se demanda s'il ne ferait pas mieux de ne
plus s'occuper du mariage de son fils; mais alors son ambition et
son orgueil paternel s'élevaient violemment contre cette idée
humiliante, et ainsi le malheureux entrepreneur luttait péniblement
avec lui-même sans savoir à quel parti se résoudre pour aboutir à
un résultat satisfaisant.

Nonobstant l'incertitude de la réussite de sa tentative, il résolut
d'aller le lendemain à Anvers.

Il prit en main le cordon de sonnette pour appeler son valet de
chambre et lui ordonna de faire atteler le coupé, pondant qu'il se
préparerait lui-même à se mettre en route...

Mais voilà que tout à coup la porte s'ouvrit, et à sa grande
stupéfaction, son fils Herman se présenta devant ses yeux.

Le jeune homme paraissait triste et abattu.

--Je vous croyais sur l'Océan, en route pour l'Amérique, dit M.
Steenvliet. Vous avez donc renoncé à votre projet insensé?

--Non, mon père, le paquebot ne part qu'après-demain, répondit
Herman d'une voix étranglée.

--Je comprends: vous avez besoin d'argent; mais n'attendez pas
de secours de moi pour l'exécution d'un projet qui me déplaît
souverainement.

--Je n'ai pas besoin de secours, mon père. Un ami à qui j'ai prêté
maintes fois de l'argent, vient de m'en prêter à son tour.

--Il paraît, mon garçon, que ce voyage lointain vous sourit
médiocrement? Votre voix est altérée, vous êtes pâle, vous vous
sentez malheureux, je le vois bien. Eh bien, Herman, soyez mieux
avisé: restez ici, et ne pensez plus a voyager.

--Personne ne peut plus me retenir, mon père.

--Que venez-vous donc faire ici?

Le jeune homme répondit d'un ton suppliant:

--Mon père, je vais vous quitter, peut-être pour plusieurs années.
Je puis juger par ma propre douleur combien vous seriez affligé si
je partais pour l'Amérique sans avoir pris d'abord congé de vous, et
sans vous avoir donné l'assurance que ni le respect ni l'amour de mon
bon père ne se sont affaiblis dans mon cœur. Vous ne souhaitez que
mon bien-être, j'en suis convaincu, mais vous vous trompez sur les
moyens de me rendre heureux. Je suis dominé par une nécessité
implacable, et je dois fuir une destinée qui m'inspire de l'effroi,
Que mon éloignement temporaire ne vous afflige pas trop, et n'ayez
nulle crainte quant au sort qui m'attend. Je ne cesserai point de
penser à vous avec reconnaissance, je resterai honnête homme et je
ne m'exposerai pas inutilement au danger... Soyez généreux jusqu'au
bout, mon père, donnez-moi, avec votre bénédiction, le courage
nécessaire de ne pas succomber, sur cette terre lointaine, au regret
et au chagrin... Permettez-moi de vous serrer dans mes bras en vous
disant adieu.

A ces mots il se jeta au cou de son père.

Celui-ci, remué jusqu'aux entrailles, se prêta avec bonheur à cette
effusion filiale, et serra vigoureusement son fils contre son cœur.
Tous deux avaient les larmes aux yeux; ils restèrent un moment sans
rien dire.

--Étrange, singulier garçon! murmura l'entrepreneur. Vous
me chérissez, je le sais. Comment pouvez-vous donc me faire
volontairement un si amer chagrin? Cela n'est pas naturel. Allons,
dites-moi que vous ne voulez plus me quitter... Vous secouez la tête?
Vous persistez dans votre fatale résolution? Je me suis trop hâté,
peut-être. Je ne vous ai pas laissé assez de temps pour vous
accoutumer à l'idée de ce mariage avec mademoiselle d'Overburg? Eh
bien, je veux me montrer accommodant: Restez ici, je ferai retarder
le mariage, fût-ce de plusieurs mois. Que risquez-vous à accepter ce
temps d'épreuve?

--Cela ne peut point changer ma résolution, murmura Herman.

--Vous exigez donc que je fasse au baron d'Overburg l'injure de
repousser la main de sa fille?

--Même cette preuve de votre immense bonté ne pourrait pas me
retenir.

--Cette fois je n'y comprends plus rien! s'écria l'entrepreneur. Je
commence à croire, Herman, que vous avez quelque fêlure au cerveau.
Asseyez-vous là, devant moi, et causons avec calme... Dites-moi
franchement quel est en réalité votre projet.

--Je vais à New-York, mon père et de là à Chicago.

--A Chicago? à trois cents lieues dans l'intérieur du pays?

--C'est dans cette ville, vous le savez, mon père, que demeure M.
Patteels, votre ancien associé dans vos entreprises. Il y a quelques
mois il vous écrivait encore qu'il était surchargé de travaux de
toute espèce, et vous demandait si vous ne pouviez pas lui envoyer
quelques jeunes gens qui eussent une certaine connaissance de la
peinture décorative ou ornementale. Je sais dessiner; j'ai appris
autrefois à manier le pinceau; il me donnera de l'occupation.
M. Patteels était pour vous un ami dévoué, et il m'a toujours
témoigné beaucoup d'intérêt. Lorsque j'aurai acquis l'expérience
nécessaire, je risquerai, avec son aide, et avec votre exemple sous
les yeux, je risquerai à mon tour quelques petites entreprises.

--C'est donc pour gagner un peu d'argent que vous voulez quitter
votre patrie? ricana M. Steenvliet. Mais, innocent enfant, n'en
possédons-nous pas assez, de cet argent? Vous ai-je jamais rien
refusé?

--Gagner de l'argent n'est pas mon unique but, mon père.

--Vraiment? Et quoi donc encore?

--Je veux me faire une existence indépendante: je veux devenir libre,
pour disposer de mon cœur, et de mon sort en ce monde.

--Ah! ah! c'est donc une révolte contre moi? grommela l'entrepreneur
froissé. Monsieur veut chercher les moyens de m'ôter toute influence
sur sa destinée?

--Oh! non, mon père, je veux seulement éviter le malheur de me voir
imposer une épouse que je n'aurai pas choisie moi-même. Pour tout le
reste, croyez-moi, je suis prêt à me soumettre avec le plus profond
respect à vos moindres désirs.

M. Steenvliet secoua la tête d'un air pensif; un sourire, moitié
triste, moitié ironique, entr'ouvrait ses lèvres. Peut-être
commençait-il à soupçonner quelles pouvaient être les causes de
l'incompréhensible conduite de son fils.

--Eh bien, supposons qu'au bout de quelques années vous ayez plus ou
moins atteint votre but; quoi, alors? demanda-t-il.

--Alors, je reviens, mon père.

--Et vous vous mariez?

--Et je me marie.

--Vous n'êtes pas sincère avec moi, dit l'entrepreneur avec ironie.
Pensez-vous que je ne sache pas quelles folles idées vous trottent
par la tête? Oui, vous reviendrez aussitôt que vous le pourrez, et
alors vous voudrez vous marier. Avec qui!... Parlez donc. Vous
vous taisez? Vous n'osez pas confier à votre père le nom de cette
étrange fiancée. Vous avez peur qu'il ne se moque de vous. Ne
serait-ce pas la fille d'un simple ouvrier charpentier, votre ancienne
compagne de jeux, qui vous a ainsi tourné l'esprit? Il est inutile de
chercher à me le cacher, Herman, je sais tout. Ah! ce serait donc là
le résultat, la récompense de ma paisible et laborieuse existence,
de voir mon fils épouser la fille de pauvres ouvriers, une fille dont
les doux yeux et le sourire séduisent.

--Ah! je vous en supplie, mon père, s'écria le jeune homme en lui
tendant les mains, ne dites pas de mal d'elle en ma présence! Elle
est bonne; son cœur est noble et pur comme celui d'un ange...

--Je ne dirai pas de mal d'elle, mon fils, au contraire, je le
reconnais volontiers, elle est aimable, intelligente, et elle a un
grand cœur.

--Ciel, vous l'avez donc vue, mon père?

--Je l'ai vue et je lui ai parlé.

--Est-il possible? Eh bien?

--Ah! mon fils, si Caroline Wouters était seulement la fille d'un bon
bourgeois, peut-être je comprendrais que vous désiriez la prendre
pour femme; mais ayez du moins un peu de bon sens, mon garçon.
N'est-il pas absolument impossible que le fils unique d'un
millionnaire épouse une fille qui habite une chaumière et qui n'a
pour vivre que le salaire quotidien d'un charpentier? Le monde entier
se rirait de moi.

--Les moqueries du monde ne durent pas longtemps, mon père, répondit
le jeune homme d'un ton pénétré, mais un mariage sans amour est
une chaîne, un fardeau, un malheur, qui durent jusqu'au tombeau.
Que m'importe le monde si je dois acheter son approbation au prix du
bonheur de toute ma vie et du bonheur de mon père lui-même.

--De mon bonheur?

--Oui, mon père, de la joie de vos vieux jours.

--Vous êtes fou. Mon bonheur consisterait donc dans l'anéantissement
de tout ce que j'ai rêvé pour vous?

Le jeune homme, comme décidé à un suprême effort, prit la main de
son père, et dit avec animation:

--Caroline Wouters est si douce, si aimante, si reconnaissante! Elle
vous aimerait, elle vous respecterait, elle chercherait à lire dans
vos yeux vos moindres désirs. J'irais demeurer avec elle dans une
maison de campagne, loin du monde, dont vous redoutez les jugements.
Nous y vivrions tranquilles, aspirant après les heures qu'il vous
plairait de venir passer auprès de nous. Vous y trouveriez un lieu
de repos, après vos travaux de la ville, où tout vous sourirait avec
amour, où tout le monde n'aurait qu'un seul but: vous aimer et vous
rendre la vie douce... Là, personne ne se rappellerait que vous
avez été un ouvrier, si ce n'est pour admirer l'énergie de votre
volonté et la force de votre intelligence, pour bénir ces nobles
mains dont le travail a créé notre bien-être... Et si la fatigue de
la vieillesse arrive un jour pour vous, vous trouverez là des enfants
dans les prières desquels votre nom aurait place à côté du nom du
Seigneur...

L'entrepreneur était profondément ému par les paroles éloquentes
de son fils; mais il cherchait à dissimuler son émotion sous un rire
d'incrédulité.

--Ah! mon cher père, convenez-en, s'écria Herman, un pareil sort
serait sans doute infiniment plus beau que si nous devions, notre
vie durant, mendier un regard d'estime dans les salons de nobles
gentilshommes. Quoi de plus noble et de plus digne que de savoir que
tout ce qui nous entoure nous doit son bonheur, et que pas un regard
ne se lève vers nous qui ne soit brillant de reconnaissance et
d'amour!

M. Steenvliet se tut un moment: il paraissait lutter contre ses
propres idées. Peut-être, sous l'impression du touchant appel
d'Herman, était-il sur le point de consentir à son mariage avec
Caroline Wouters; mais en tout cas cette hésitation ne fut pas
longue, un sourire de mécontentement ne tarda pas à plisser les
coins de sa bouche.

--Je ne vous savais pas si éloquent, mon fils, dit-il. Vous rêvez
tout éveillé, et vous me feriez presque perdre à moi-même
le sentiment de la réalité; mais ce sont là des enfantillages
impossibles que vous m'avez racontés. Votre mariage avec Clémence
est une affaire décidée, du moins en ce qui me concerne. Je suis
lié envers le baron d'Overburg, et je ne puis retirer ma parole...
D'ailleurs, il y a un autre obstacle: Caroline Wouters ne vous aime
pas.

--Elle ne m'aime pas? répéta Herman! Ah! mon père, si vous saviez!

--Je ne le sais que trop bien. Parce que vous vous sentez attiré vers
Caroline Wouters, vous vous figurez que son cœur doit avoir la même
inclination pour vous. Quelle naïveté!... Voyons, dites-moi, lui
avez-vous jamais demandé comment elle est disposée envers vous à
cet égard?

--Non, en effet; mais cela n'était pas nécessaire; par ses yeux je
pouvais lire jusqu'au fond de son âme.

--Pauvre garçon! Croyez-vous cela réellement? Comme vous vous
trompez pourtant!

--Ciel! Avez-vous des raisons sérieuses d'en douter, mon père?
s'écria Herman pâlissant.

--Certes! Elle m'a dit à moi-même qu'elle vous est reconnaissante
parce que vous lui avez sauvé la vie autrefois, mais qu'elle ne
vous aime pas du tout de la manière que vous l'entendez. Je sais par
Caroline que vous ne lui avez jamais laissé soupçonner votre amour
pour elle. Comment pouvez-vous donc savoir quels sont ses sentiments
à votre égard?

--C'est vrai! soupira le jeune homme avec consternation.

--Et maintenant, vous alliez partir pour un autre monde sans
rien savoir de ses dispositions envers vous! Innocent rêveur, ne
comprenez-vous pas ce qui se passerait pendant votre absence? Caroline
ferait la connaissance d'un autre jeune homme de sa condition, et à
votre retour vous la trouveriez mariée.

--Mais je lui écrirai, balbutia Herman tout déconcerté.

M. Steenvliet paraissait vouloir atteindre un but caché; un sourire
malin se jouait sur ses lèvres. Sans doute, il voulait, par détour,
pousser son fils à faire encore une visite à Caroline Wouters, bien
convaincu qu'il était que la jeune fille le ferait renoncer à son
voyage en Amérique, et le persuaderait qu'il devait accepter la main
de mademoiselle d'Overburg. Telle était, en tout cas, la dernière
espérance de l'entrepreneur.

--Vous lui écririez? de Chicago? dit-il avec ironie. A quoi cela
servirait-il? Ses parents l'empêcheraient de vous répondre, et
elle-même ne l'oserait pas. Les pauvres gens ont tellement peur des
commérages du monde, que leur esprit s'épouvanterait à l'idée
d'entretenir des relations secrètes avec vous, qui les rendraient
coupables à leurs propres yeux.

--Vous exagérez, mon père. J'ai promis au père Wouters que je
n'essayerais plus de revoir Lina, et je veux rester fidèle à ma
parole; mais, une fois l'Océan entre eux et moi, ils ne craindront
plus la calomnie, et ils répondront à mes lettres, j'en suis
certain.

L'entrepreneur paraissait triste et désappointé. Il avait espéré
amener son fils à retourner auprès de Caroline Wouters, et voilà
que cet espoir lui échappait aussi. Cependant il ne voulut pas
abandonner la partie sans faire une dernière tentative.

--Mais vous ne savez pas, rêveur obstiné, ce qui s'est passé
là-bas pendant votre courte absence, insista-t-il. Ce sont des choses
si pénibles, si terribles même, que pour vous épargner un plus
grand chagrin, j'aurais préféré les taire. Pauvre Caroline, une
pareille honte, méritée ou imméritée, fait une blessure dont on
conserve toujours la trace.

--Ciel, que voulez-vous dire, mon père? soupira le jeune homme
effrayé.

--C'est une chose à peine croyable, Herman. Il y a quatre ou cinq
jours, Caroline était allée au village. Les paysans l'ont accablée
des plus odieuses injures, lui ont jeté de la boue au visage, et
l'ont chassée de la commune à coups de pierres. Si elle en faisait
une maladie mortelle, ce ne serait pas...

--Ah Dieu! est-il possible! s'écria le jeune homme tremblant
d'angoisse et d'indignation. On a chassé la pauvre Lina du village
à coups de pierres? Et je suis, hélas! la seule cause de ce sort
affreux!... Ah! mon père, ce qui n'était en moi qu'un sentiment
égoïste d'amour, ou soif de bonheur, se change maintenant en la
conscience d'un devoir impérieux!... Je vais voir Lina Wouters...
Vous avez raison, mon père; avant de partir il faut que je sache si
l'on me permettra de réparer le mal que je lui ai fait.

--Je veillerai à cette réparation, Herman, si vous voulez écouter
avec calme et avec bon vouloir ce que Caroline vous dira; car elle
est, en effet, une fille intelligente et raisonnable.

--Laissez-moi aller auprès d'elle, mon père, j'en meurs
d'impatience. Aujourd'hui même je saurai ce que j'ai à espérer ou
à déplorer.

--Reviendrez-vous ici, Herman? Je suis aussi curieux que vous.

--Mon intention est de rester avec vous jusqu'à demain soir, mon
père.

--C'est bien, je vous attendrai.

Il serra la main de son fils et lui conseilla encore de s'armer contre
toute déception, contre toute désillusion. Quoi qu'il pût advenir,
après son retour ils examineraient ce qu'il y avait à faire pour
tarir définitivement cette source de chagrins et d'inquiétudes.
Caroline avait un noble cœur, et elle était incapable de cacher la
vérité ou de la travestir; Herman devait donc avoir une foi entière
en ses paroles.

Le jeune homme sortit de l'appartement après avoir salué son père.

Un sourire de triomphe illumina le visage de l'entrepreneur, et il se
frotta joyeusement les mains en disant:

--Ah! ah! voilà le candide jouvenceau en route pour aller trouver
Caroline Wouters! Il en a coûté assez de peine pour le décider à
cette nouvelle visite. Maintenant je suis tranquille. Caroline lui
persuadera que ce serait une grande folie de sa part de refuser la
main de mademoiselle d'Overburg, et une cruauté de rendre son
père malheureux par ce refus. J'ai sa promesse solennelle; elle est
éloquente... Herman a un excellent cœur au fond, et cela lui
fait beaucoup de peine de m'affliger ainsi. Il hésitait déjà
visiblement. Dieu merci, malgré toutes ces contrariétés, mon vœu
le plus ardent se réalisera, Clémence d'Overburg deviendra la femme
de mon fils.

On frappa à la porte. Un valet entra et tendit à son maître une
carte de visite qui, de loin, répandait un doux parfum d'ambre et de
musc.

--Quelle visite m'annoncez-vous, Jacques? demanda M. Steenvliet en
souriant. C'est au moins une comtesse, n'est-ce pas?

--Non, c'est un vieux monsieur. Il attend au salon.

--Le marquis de la Chesnaie! se dit l'entrepreneur à lui-même après
avoir jeté un coup d'œil sur la carte. Il aurait bien pu rester
encore une couple de semaines à Monaco... Il m'apporte son
consentement... Que lui répondrai-je? Bah, il n'a pas besoin de
savoir qu'Herman a hésité... Allez, Jacques, annoncez au marquis de
la Chesnaie que je viens tout de suite.

Lorsque l'entrepreneur entra dans le salon, il vit un vieillard de
haute stature, qui devait être âgé d'au moins soixante-dix ans,
et dont le visage imposant et la chevelure blanche comme la neige
imposait le respect.

--Bonjour, monsieur le marquis, dit M. Steenvliet en s'inclinant
profondément. J'attendais une invitation de votre part pour me rendre
au château de M. le baron d'Overburg, mais puisque vous avez la
bonté de m'honorer le premier d'une visite, c'est du plus profond
de mon cœur que je vous souhaite la bienvenue. Permettez-moi de vous
serrer la main.

Il prit en effet la main du gentilhomme qui la lui abandonna, mais qui
ne répondit à son étreinte qu'avec une froideur marquée.

Un frémissement parcourut les membres de M. Steenvliet. Il se sentait
humilié sans savoir au juste pourquoi; car il ne pouvait évidemment
pas exiger que le marquis, qui ne le connaissait pas encore, le
traitât comme un vieil ami dès sa première visite.

Cette réflexion lui fit dominer son dépit.

--Veuilles vous asseoir, monsieur de la Chesnaie, dit-il en lui
présentant un fauteuil. Nous avons à causer d'une chose très
importante pour nous; mais, comme je suis prêt à accepter toutes les
conditions qu'il vous plaira de mettre à ce mariage, nous pourrons
échanger tout de suite un consentement réciproque.

Le marquis secoua la tête d'un mouvement lent.

--Douteriez-vous? Croyez-vous avoir des motifs d'hésitation? murmura
l'entrepreneur qui commençait à craindre un refus.

--Je vous en prie, monsieur Steenvliet, permettez-moi, avant de
répondre à votre question, de faire un appel à la bonté de votre
cœur et à vos sentiments paternels, dit le marquis. Lorsque mon
neveu, le baron d'Overburg, fut frappé si cruellement et d'une
manière si inattendue d'un revers de fortune, et qu'il ne put trouver
d'aide nulle part pour sauver son honneur et sa position sociale, vous
lui avez généreusement ouvert votre caisse, et à cette occasion
vous lui avez demandé la main de Clémence, ma filleule, pour votre
fils Herman. Sans aucun doute, vous pensiez assurer par là le bonheur
des deux jeunes gens. Eh bien, Monsieur, vous vous êtes trompé dans
votre généreuse intention, complètement trompé, je vous demande la
permission de vous en convaincre, et je ne doute pas que votre amour
pour votre fils ne vous décide à renoncer au mariage projeté.

--Mon fils a-t-il dit qu'il n'accepte qu'à contre-cœur la main de
mademoiselle Clémence?

--Non, Monsieur, je suppose même qu'il souhaite ardemment devenir son
fiancé; mais le trop confiant jeune homme ne prévoit pas, hélas,
le triste sort qui l'attend, surtout s'il éprouve pour Clémence une
affection sincère.

Mécontent et blessé par la prévision d'un refus catégorique, M.
Steenvliet répondit avec un dépit visible:

--Oui, je comprends parfaitement votre but, monsieur le marquis. Vous
voudriez délier le baron de ses engagements envers moi, et ce que
vous avez résolu de me dire ne sert qu'à enguirlander l'affront;
mais je ne me laisserai pas égarer ainsi.

--Ah! Monsieur, que pensez-vous donc de moi?

--Je pense que vous êtes venu pour reprendre la parole solennelle
du baron; mais cela ne réussira point. La promesse réciproque doit
être tenue, sinon...

--Calmez-vous, mon bon monsieur Steenvliet, dit le marquis. Je vous
prie, avant de suspecter ma loyauté, de vouloir bien écouter mes
raisons. Après cela, vous jugerez si vous devez, oui ou non, ajouter
foi à mes paroles.

--Soit, j'écoute.

--Vous avez un noble cœur, monsieur Steenvliet; je suis certain que
vous ne consentiriez jamais sciemment et volontairement à condamner
une innocente jeune fille à un chagrin éternel, au désespoir, et
peut-être même à la mort.

--Vous parlez de mademoiselle Clémence?

--Oui; depuis longtemps elle a la fièvre, elle pleure jour et nuit,
elle est pâle et amaigrie; elle se consume d'inquiétude et d'effroi.

--Quoi donc, monsieur la marquis, l'idée de devenir bientôt la femme
de mon fils l'effrayerait et la rendrait malade?

--En effet, Monsieur.

--Non, monsieur le marquis, il n'en est pas ainsi; son père m'a
encore assuré, il y a cinq ou six jours, que Clémence accepte avec
joie la main de mon fils.

--Ah! mon neveu n'osait pas vous révéler la vérité. Son cœur
paternel reculait bien devant le sacrifice de sa pauvre fille, mais
il était dominé par les fatales nécessités de sa situation. Il
craignait que vous ne lui retirassiez votre aide et qu'il ne retombât
de nouveau dans l'abîme dont vous l'avez si généreusement tiré.

--Vraiment? Et maintenant il ne le craint plus?

--Je lui ai fait espérer que, pris de pitié pour la malheureuse
Clémence, vous lui rendriez sa parole.

L'entrepreneur, qui croyait réellement qu'on cherchait à le tromper,
se leva avec impétuosité et grommela d'un ton amer:

--Eh bien, monsieur le marquis, vous avez eu tort, la chose est trop
avancée maintenant: je ne renonce point à ce mariage. Quoi! vous
vous imaginez qu'il me serait possible de laisser faire à mon fils
ce sanglant outrage? Si nous ne sommes pas d'un sang illustre, nous ne
sommes cependant pas, moins que vous tous, sensibles à l'humiliation.

--Je vous crois, monsieur Steenvliet, répondit le gentilhomme avec un
calme imperturbable, mais je crois également que, comme père, vous
ne reculeriez pas moins que nous devant un fait qui condamnerait votre
enfant à une douleur éternelle.

--Prétextes que tout cela! s'écria l'entrepreneur. Mon fils rendra
mademoiselle Clémence heureuse, et il sera heureux avec elle.

--Fatal aveuglement! soupira le marquis. La rendre heureuse, elle, qui
ne pourrait voir en lui que la cause de son malheur et peut-être de
sa fin prématurée!

L'entrepreneur bondit de nouveau de sa chaise; il avait peine à
maîtriser sa colère, et il répondit vivement d'un ton presque
brutal:

--Ah çà, marquis, permettez-moi de vous le dire: notre entretien
ne peut pas continuer sur ce pied-là. Jouons cartes sur table: Vous
voulez refuser votre consentement, mais vous paraissez oublier que le
mariage de mademoiselle Clémence avec mon fils est une des conditions
du prêt que j'ai fait à son père. Quelles sont vos intentions à
cet égard?

--Je suis prêt à donner mes biens en garantie de la dette de mon
neveu, et à vous assurer le paiement d'un bon intérêt.

--Cela n'est pas suffisant, monsieur le marquis.

--Fût-ce même six pour cent?

--Pensez-vous donc que je sois un usurier? Ce n'est pas ainsi que je
comprends la chose. Si vous refusez réellement votre consentement
au mariage de mon fils, je veux recevoir en une seule fois le
remboursement intégral du capital prêté, qui est de deux cent
cinquante mille francs.

--Ah! soyez plus accommodant, monsieur Steenvliet. Il m'est
impossible, sans beaucoup de peine, et surtout sans grande perte, de
rassembler une pareille somme en si peu de temps. Je voudrais
vendre quelques fermes, de la main à la main et sans publicité.
Accordez-moi, je vous en prie, le délai nécessaire pour attendre les
circonstances favorables à cette réalisation. J'acquitterai la dette
de mon neveu par des versements partiels, en trois ou quatre fois.

--On est impitoyable pour moi, répliqua l'entrepreneur. Pourquoi donc
aurais-je des complaisances pour ceux qui me font un sanglant outrage
dans mon honneur et dans mes sentiments paternels? Vous consentirez au
mariage de Clémence avec mon fils, ou je poursuis immédiatement le
remboursement de la dette de M. d'Overburg envers moi.

Le marquis avait courbé la tête et paraissait absorbé dans de
pénibles réflexions.

Un nouveau rayon d'espoir descendit dans le cœur de l'entrepreneur.
Il pensait pouvoir s'attendre à ce que le marquis finît par changer
de résolution et par donner son consentement.

M. de la Chesnaie releva la tête comme s'il s'éveillait d'un songe.
Ses yeux étaient humides.

--Ce que vous exigez de moi est impossible, dit-il. Je vous en
supplie, ayez pitié de la pauvre Clémence, ne la laissez pas mourir
de chagrin.

--Mourir? répéta M. Steenvliet en ricanant à demi. Si la jeune
demoiselle est malade, par hasard, si elle a la fièvre comme vous le
dites, cela se passera bien, allez!

--Vous vous montrez sans pitié pour nous. Eh bien, soit! Mais
êtes-vous donc aussi sans cœur pour votre fils, pour pouvoir
le vouer en riant au sort le plus malheureux? s'écria le vieux
gentilhomme d'un ton qui trahissait suffisamment toute la peine qu'il
avait à contenir son indignation et son courroux.

--Mon fils? Ne vous inquiétez pas de lui, monsieur le marquis.

--Alors, ayez du moins pitié de vous-même.

--De moi-même! Est-ce une menace?

--Mais monsieur Steenvliet, ne sentez-vous pas que ce mariage, s'il
était possible, vous condamnerait tous les deux à une existence
insupportable? Vous croyez que cette alliance vous rehausserait aux
yeux du monde? que votre sang deviendrait plus noble, parce que vous
auriez acheté à prix d'argent la main d'une fille de noble maison?
Détrompez-vous. Votre pauvre victime accuserait ses bourreaux
jusqu'à son dernier soupir... et nous, membres de la vieille
noblesse, nous vous haïrions et vous mépriserions.

--Nous mépriser, ô ciel!

--Oui, car vous ne seriez pour nous que la preuve éternelle de notre
abaissement et de notre honte.

L'entrepreneur fut si profondément blessé de l'injustice de ces
reproches, qu'il regardait le marquis d'un air furieux et paraissait
prêt à l'assaillir à poings fermés; mais il fut retenu par le
regard froid et impérieux du vieux gentilhomme.

--Vous êtes fous d'orgueil, grommela M. Steenvliet. Oser me dire en
face que l'on nous haïra et que l'on nous méprisera parce que nous
sommes des bourgeois, parce que nous avons travaillé depuis notre
jeune âge et que nous avons apporté notre part au bien-être
général! N'est-il pas vrai, marquis, c'est pour cette raison-là
seule que vous nous méprisez?

--Non, ce n'est pas pour cela, répliqua l'autre avec un calme
exaspérant. Pour nous, tous les gens ont le même droit d'être
estimés et respectés, excepté pourtant ces ambitieux qui, au moyen
d'intrigue ou d'argent, s'insinuent dans nos rangs, et ont assez peu
de vergogne pour venir implorer de nous des regards d'indulgence, avec
le vain espoir que par là ils oublieront eux-mêmes et que d'autres
oublieront comme eux où était placé leur berceau. De quel côté
est l'orgueil insensé?

--Assez, assez! s'écria l'entrepreneur frémissant de rage. Sortez de
ma maison, monsieur le marquis, sortez sur-le-champ, car je le sens,
je ne resterais pas maître de moi. Dès demain matin je donnerai
les ordres nécessaires pour faire poursuivre judiciairement le
remboursement immédiat des deux cent cinquante mille francs!... Mais
vous pouvez encore revenir sur votre résolution; je vous donne du
temps jusqu'à demain matin à dix heures.

--Ceci est devenu tout à fait inutile, Monsieur, dit le marquis
avec un tranquille sourire. Jusqu'à présent j'ai reculé à
l'idée d'entamer si profondément ma fortune. J'espérais en votre
générosité. Mais votre invincible aveuglement me décide; j'aime
mieux vendre une grande partie de mes biens que de sacrifier ma pauvre
Clémence à votre égarement. Je vous annonce, monsieur Steenvliet,
qu'avant quatre jours les deux cent cinquante mille francs vous seront
payés, capital et intérêts. En conséquence, j'ai le droit de
reprendre et je reprends complètement la parole du baron d'Overburg.

L'entrepreneur était comme frappé de la foudre. Le baron ne lui
avait-il pas affirmé, à différentes reprises, que son oncle était
un avare endurci, qui ne donnerait pas seulement mille francs pour
sauver son neveu.

Le rouge de la colère et de la honte lui montait au front, et il
murmura, stupéfait et décontenancé.

--Vous, marquis, vous paierez la somme entière, en une seule fois,
avant qu'il se soit passé quatre jours?

--Cela vous étonne? Moi aussi je possède des millions, en
biens-fonds il est vrai, mais mes précautions sont prises; je sais
où je puis lever l'argent nécessaire.

--Il ne reste donc plus d'espoir pour mon fils? soupira l'entrepreneur
découragé.

--Allons, mon pauvre monsieur Steenvliet, soyez raisonnable, répondit
le vieux gentilhomme avec une expression de pitié qui perça le
cœur de son interlocuteur comme un coup de poignard. De pareilles
mésalliances sont toujours malheureuses, aussi bien pour ceux qui
s'élèvent que pour ceux qui s'abaissent. Vous le reconnaîtrez
plus tard, et vous m'en saurez gré, car je n'aurai pas seulement
préservé Clémence d'une existence douloureuse, mais en même temps
je vous aurai rendu, à votre fils et à vous, un inappréciable
service... Et maintenant, Monsieur, adieu, et sans rancune.

Et M. de la Chesnaie sortit du salon.

L'entrepreneur était tellement écrasé de dépit, de honte et
de chagrin, qu'il ne songea pas à sonner pour faire reconduire le
marquis.

Il s'affaissa sur une chaise, les mains dans les cheveux, grommelant,
tremblant, crispant les poings, riant convulsivement comme un homme
qui lutte contre une effrayante catastrophe, mais qui n'a pas encore
perdu tout espoir.

Tout à coup il se leva, poussa un cri de triomphe, tira violemment le
cordon de la sonnette, et murmura d'une voix étranglée et stridente:

--Oui, ce sera ma vengeance.

Un valet accourut immédiatement. M. Steenvliet lui dit:

--Qu'on tire le grand landau de la remise, et qu'on y attelle les
grands trotteurs. Vite, vite, Jacques; il faut que tout soit prêt
dans cinq minutes.

Le domestique sortit pour aller exécuter les ordres de son maître.

M. Steenvliet se mit à arpenter le salon en long et en large, en
proie à la plus vive agitation; il se parlait à lui-même, frappait
du pied le plancher, riait fiévreusement et battait l'air de ses
poings fermés.

Quelqu'un qui l'eût surpris dans cet état aurait infailliblement
supposé qu'il venait d'être frappé d'une attaque de démence.



XV


Dans la matinée du même jour, la mère Wouters était assise près
de son poêle, occupée à éplucher les légumes pour le dîner.

De temps en temps elle regardait du côté de la fenêtre. Il tombait
une grosse pluie, et la bonne femme poussa un soupir en pensant qu'il
ne serait pas possible, par une pareille averse, de continuer au
jardin le travail commencé.

Bientôt son attention fut détournée par un léger bruit qu'elle
entendit dans l'étable. Elle écouta un instant, puis elle se dit à
elle-même à voix basse:

--Pauvre Lina, elle ne chante plus jamais. A peine puis-je l'entendre
quand elle travaille pourtant si près de moi... Son cœur est plein
de chagrin; elle s'efforce de nous le cacher, mais je le vois bien...
Certes, cela me fait également beaucoup de peine que M. Herman, pour
ne pas être obligé de se marier, s'est enfui en pays étranger et
a si grandement attristé son pauvre père. Mais est-ce notre faute
à nous? Y pouvons-nous quelque chose? Si nous ne songions qu'à
notre propre bien-être, ne devrions-nous pas nous en réjouir, au
contraire? Car maintenant M. Herman ne viendra certainement plus ici,
et, Dieu merci, les gens finiront par reconnaître qu'ils nous ont
calomniés...

Lina entra et s'arrêta au milieu de la pièce sans prononcer une
syllabe; elle regardait autour d'elle et avait l'air de chercher
quelque chose. Sa mère la regarda à la dérobée et secoua la tête
avec compassion. La jeune fille se dirigea à pas lents vers un des
angles de la pièce, prit un carreau de dentellière, s'assit de
l'autre côté du poêle sans rien dire, et se mit a entremêler ses
fuseaux.

--Lina, vous voilà encore bien triste aujourd'hui, dit la veuve.

--Le mauvais temps me chasse hors du potager, ma mère,
répondit-elle.

--Non, ce n'est pas cela: vous pensez sans cesse à M. Herman.

--Je l'avoue, mère.

--Vous n'êtes pas raisonnable, mon enfant. Avoir pitié de ceux
qui sont malheureux, même par leur propre faute, c'est assurément
louable; mais cela ne doit pas aller jusqu'au point de se rendre
malade soi-même.

--Mais je ne suis pas malade, et ne le deviendrai pas, dit la jeune
fille avec un sourire plutôt triste que joyeux.

--Vous aviez pourtant fermement promis à grand-père de chasser ces
idées tristes.

--Ah! ma mère, nous avons beau promettre, nos idées vont et viennent
malgré nous.

--Puisque M. Herman est parti maintenant pour un pays étranger, nous
ne le verrons probablement plus. Penser à lui plus longtemps ne peut
lui faire ni bien ni mal; vous devriez donc l'oublier tout à fait,
mon enfant.

--Je le voudrais, mère, mais cela m'est impossible: son image est
toujours devant mes yeux. Cette nuit même je l'ai vu, les yeux pleins
de larmes, et me suppliant d'avoir pitié de son sort amer.

La mère Wouters regarda sa fille avec étonnement; mais elle chassa
immédiatement de son esprit le soupçon qui venait d'y pénétrer, et
lui dit:

--Allons, allons, Lina, vous êtes encore une innocente enfant. Les
songes doivent toujours se prendre au contre-pied; nous avons donc des
raisons de croire que M. Herman n'est pas aussi malheureux que vous
pensez.

--Pas malheureux, mère? répéta Lina avec une triste ironie. Son
père a cherché et trouvé pour lui une fiancée, une demoiselle
noble et riche. Le bon M. Steenvliet,--car son cœur est excellent
au fond, croyez-le, ma mère,--était si satisfait, si joyeux de ce
brillant mariage, qu'il considérait comme la récompense de sa longue
vie de travail... Mais M. Herman, qui paraît avoir une aversion pour
le mariage, s'enfuit en pays étranger et laisse son pauvre père tout
seul! Ah! Herman a agi sans doute dans un moment d'égarement; mais,
quoi qu'il en soit, pensez-vous, ma mère, qu'après une pareille
action un homme puisse avoir encore un seul jour de repos? Savoir
qu'on a rendu son vieux père malheureux, cette douloureuse conviction
doit lui ronger le cœur comme un ver. Et vous et grand-père vous
trouvez étonnant que j'aie pitié de celui sans la généreuse
amitié duquel je ne serais plus de ce monde.

--Il y a bien quelque chose de vrai dans vos paroles, Lina, mais vous
exagérez.

--Ah! mère, comment pouvez-vous dire cela? Supposez donc que vous
ayez résolu, grand-père et vous, de me faire épouser quelqu'un,
un bon et brave jeune homme, et que je m'enfuie loin d'ici; ne vous
plaindriez-vous pas au ciel de mon ingratitude et de ma cruauté? Et
moi, comme punition, ne mourrais-je pas de chagrin et de regret?

--Oui, certes, mon enfant, mais ce n'est pas la même chose. Et, en
tout cas, que pouvons-nous y faire?

--Ah! je pourrais bien y faire quelque chose, mère, si je pouvais
causer encore une fois avec M. Herman.

--Cela est complètement impossible. Dieu sait s'il n'est pas déjà
à plus de cent lieues d'ici?

--Son père m'a dit pourtant qu'il reviendrait bientôt.

--Ce n'était qu'une supposition, et d'ailleurs, innocente rêveuse
que vous êtes, oubliez-vous donc que grand-père nous a défendu,
très strictement défendu, de parler encore avec Herman? Et ne
devez-vous pas, s'il reparaissait ici, fuir immédiatement sa
présence? La calomnie veille et nous épie, mon enfant.

--Que m'importe la calomnie, ma mère?

--Soit! mais le chagrin, la colère de grand-père?

--Cela est pis, en effet! soupira Lina découragée. Allons, mère, ne
parlons plus de ces tristes choses, il a cessé de pleuvoir, je vais
reprendre mon travail dans le potager.

En achevant ces mots elle mit son carreau à dentelles de côté, le
recouvrit d'un drap blanc et sortit de la pièce. La veuve, de son
côté, continua à faire sa cuisine. Elle plaça un pot de fer sur le
poêle, le remplit à moitié d'eau et recommença à peler ses pommes
de terre.

A peine s'était-elle remise à l'ouvrage qu'elle poussa un cri de
surprise et d'angoisse. Elle ne pouvait en croire ses yeux, Herman,
Herman Steenvliet, venait d'entrer.

Son visage était très pâle et ses lèvres tremblaient pendant qu'il
regardait de tous côtés autour de lui.

La femme Wouters se leva précipitamment, courut à la porte du jardin
pour la fermer, revint, éleva ses mains devant le jeune homme comme
pour l'empêcher d'avancer et s'écria d'une vois étouffée:

--Ah! monsieur Steenvliet, que venez-vous faire ici? Partez, je vous
en prie. Voulez-vous encore nous exposer à la calomnie?

--Je veux voir Lina, répondit-il.

--Mais grand-père l'a strictement défendu, si Lina savait que vous
êtes venu, elle s'enfuirait.

--Je dois lui parler et je lui parlerai. Où est-elle? Au jardin?

Il se dirigeait déjà vers la porte du jardin, mais la veuve
effrayée se plaça devant lui et le supplia à mains jointes.

--Pour l'amour de Dieu, Monsieur, allez-vous-en. Il y a peut-être des
gens qui vous ont vu entrer chez nous. Que va-t-on dire encore dans le
village?

--Ça m'est égal! s'écria-t-il fiévreusement. Je pars demain pour
l'Amérique.

--Pour l'Amérique! Est-il possible? A l'autre bout du monde?

--Mais je ne partirai pas sans avoir vu Lina et sans lui avoir parlé.
Ce que j'ai à lui dire doit décider de mon sort et de ma vie.
Allons, mère Wouters, pour la dernière fois peut-être, soyez bonne
pour moi, rappelez Lina du jardin.

--Je n'ose pas, répondit la veuve en soupirant.

Mais la porte de la cour s'ouvrit et Lina rentra. Un gai sourire
illuminait son visage.

--Bonjour, monsieur Steenvliet, je vous attendais, dit-elle.

--Vous m'attendiez? Ah! merci, Lina! s'écria-t-il. Le doute, le
désespoir me déchiraient le cœur. Votre seule voix me rend le
courage. Veuillez m'écouter et vous aussi, mère Wouters.

--Nous ne pouvons pas, répliqua la vieille avec angoisse. Il faut
partir, Monsieur... Lina, songez à grand-père, montez à votre
chambre.

--Non, ma mère, laissez parler M. Herman. Il vient nous annoncer
qu'il ne quitte point sa patrie et qu'il accepte la main de
mademoiselle Clémence.

--Erreur, folie! grommela le jeune homme avec un sourire convulsif.
Moi, le mari de Clémence? Jamais, jamais! j'aimerais mieux mourir!

Les deux femmes le regardèrent avec une expression d'épouvante.
Elles paraissaient croire qu'il avait perdu l'esprit.

--L'impatience de connaître mon sort me brûle le sang,
poursuivit-il. Je n'ai pas le temps de prendre des détours... Lina,
j'ouvre mon cœur devant vous, lisez-y... Nous avons joué ensemble
étant enfants: nous étions des amis inséparables. Oui, je vous ai
sauvé la vie au péril de la mienne. Qu'est-ce qui me donna à
moi, faible et innocent enfant, la force et le courage d'un pareil
dévouement? Ah! c'est qu'alors déjà Dieu avait déposé dans mon
âme le germe qui, après seize ans de séparation, devait se changer
en un sentiment irrésistible. Je vous ai revue, Lina; ce que personne
n'aurait probablement pu faire, vous l'avez accompli facilement; vous
m'avez retiré du chemin du vice, et vous m'avez réconcilié avec
ma conscience. Vous êtes pour moi le vivant souvenir de mon passé
regretté, l'image de ma mère! votre bonté simple et naïve, la
pureté de votre cœur,--et qui sait? la volonté du ciel,--tout me
pénètre de la conviction qu'il n'y a pas de bonheur sur terre à
espérer pour moi, sinon à vos côtés...

Lina s'était affaissée sur une chaise; elle tenait la tête baissée
et luttait contre les larmes qui voulaient jaillir de ses yeux. La
femme Wouters, dominée par la voix frémissante du jeune homme,
le contemplait avec un véritable ébahissement. Il lui eût été
impossible d'articuler une parole, de sorte qu'Herman put continuer
sans être interrompu:

--Et c'est alors que l'on vient me dire: épousez Clémence
d'Overburg, une jeune fille noble que je connais à peine, qui est
d'une autre race et d'un autre sang que moi? Serais-je assez faible,
assez lâche pour laisser ainsi séparer violemment deux âmes que
Dieu lui-même a prédestinées à rester unies jusqu'au tombeau! Non,
non, Lina, vous serez ma femme, vous ou jamais personne!

--Mais Monsieur, Monsieur, que dites-vous? balbutia la veuve. Pour
l'amour du ciel, calmez vos esprits égarés.

--O Herman, songez à votre père! s'écria la jeune fille en tendant
vers lui des mains suppliantes.

--Mes esprits égarés? répéta le jeune homme. Il ne serait pas
étonnant qu'ils le fussent en effet: mais je m'efforcerai de me
calmer, et je vous dirai ce que je viens faire ici. Mon père, abusé
par sa tendresse exagérée pour moi, reste inexorable et veut me
contraindre à prendre Clémence pour femme. Moi, je ne le veux
pas, je pars demain pour l'Amérique, à trois cents lieues dans
l'intérieur du pays. Je vais essayer si je ne puis pas y gagner par
mon propre travail assez d'argent pour être libre de toute contrainte
et pour pouvoir offrir à la femme que mon cœur a choisie une
existence modeste avec une honnête aisance. J'ai besoin de quelques
années pour cela, et pendant ce temps je resterai éloigné de ma
patrie; mais alors je reviens triomphant pour vous supplier, Lina, de
me donner avec votre main le bonheur de toute ma vie... Oui, tel est
mon projet; mais lorsque j'en ai fait part à mon père, il a énervé
tout mon courage en m'assurant, Lina, que vous ne m'aimez pas, et que
vous n'attendrez pas mon retour. Si cela était vrai, hélas, il ne me
resterait plus qu'à courber la tête sous le poids de ma misère, et
à me résigner à un avenir sans espoir... Que dois-je croire, Lina?
Prononcez mon arrêt et délivrez-moi de cet affreux doute. Est-il
vrai que vous ne m'aimez pas?

La jeune fille jeta sur lui un regard plein de pitié, mais elle
laissa sa question sans réponse.

--Soit, reprit le jeune homme. Je comprends que vos lèvres si pures
ne veuillent pas prononcer un tel aveu. Mais savez-vous ce que mon
père m'a dit encore? Il m'a dit que pendant mon absence vous pourriez
choisir un autre mari. C'est une crainte que je ne veux pas emporter
dans mon long voyage. Ah! tandis que je travaillerais, que je
peinerais là-bas comme un esclave, avec l'espérance de vous avoir
un jour pour femme; tandis que cette espérance brillerait devant
mes yeux comme une radieuse étoile, on briserait ici pour jamais
le bonheur de ma vie? Je vous en conjure, Lina, dites-moi que vous
attendrez mon retour!

La mère Wouters essuya avec le coin de son tablier les larmes qui
coulaient sur ses joues; la jeune fille aussi avait les yeux humides;
elle avait frémi plus d'une fois au chaleureux appel d'Herman, et
elle était pâle d'émotion. Mais elle avait conservé assez d'empire
sur elle-même pour pouvoir discerner ce que le devoir exigeait d'elle
et ce qu'elle avait promis au vieux M. Steenvliet.

Elle se leva et dit d'une voix qui, quoique trahissant une émotion
profonde, attestait néanmoins une ferme résolution:

--Monsieur Herman, vous m'avez ouvert votre cœur, lisez aussi dans le
mien maintenant. Je suis si sensible à votre extrême sympathie pour
moi que je voudrais vous baiser les mains en signe de reconnaissance.
Vous me demandez si je voudrais devenir votre femme? Si j'étais une
fille de votre condition et que votre père pût bénir notre
union, alors, oui, je vous attendrais, fût-ce pendant vingt ans, et
fallût-il sacrifier la moitié des jours qui me restent a vivre, pour
mériter cette grâce du ciel, je le ferais avec bonheur...

--Lina, malheureuse enfant! s'écria la veuve effrayée.

--Ah! cela me suffit, s'écria Herman, ivre de joie.

--Non, vous vous trompez, cela ne suffit pas, répliqua Lina. Je ne
séparerai pas le père du fils, et ne vous rendrai pas malheureux
tous les deux.

--Mon père finira par consentir à notre mariage, Lina.

--N'espérez pas cela. Que serais-je pour lui? La cause de votre
désobéissance, une ennemie qui lui aurait ravi l'amour de son unique
enfant. Je ne pourrais pas vivre ainsi, Herman.

--C'était donc la vérité, l'affreuse vérité! s'écria le jeune
homme d'un ton plaintif. Vous ne voulez pas faire pour moi le plus
léger sacrifice? Lina, Lina, non, vous ne m'aimez pas!

--D'ailleurs, Dieu sait ce que je lui ai confessé si souvent depuis
votre dernière visite.

--Eh bien, alors?

--Mais cette affection même m'impose le devoir de vous réconcilier
avec votre père.

--Et le moyen pour cela?

--C'est d'épouser mademoiselle Clémence.

--Mais, Lina, vous ne savez pas ce que vous dites.

--Je le sais parfaitement, Herman.

--Vous me déchirez le cœur.

--Votre chagrin se dissipera à la longue. L'inimitié entre votre
père et vous serait un malheur irréparable.

--Ainsi, vous ne voulez pas être ma femme?

--Sans le consentement de votre père? Non, positivement non...
Voyons, écoutez-moi avec bienveillance, Herman, je vous convaincrai
que vous devez accepter la main de mademoiselle Clémence.

Mais le jeune homme, écrasé par cet arrêt, se laissa tomber sur une
chaise et cacha sa tête dans ses mains en sanglotant.

La vue de ses larmes brisa le courage des deux femmes; elles se mirent
à pleurer aussi.

Lina continua cependant à l'exhorter à se soumettre à la volonté
paternelle; elle parla de la vie laborieuse de M. Steenvliet, de sa
bonté, de son amour pour son fils unique, de son chagrin. Troublée
au dernier point par le mutisme obstiné du jeune homme, elle finit
par s'agenouiller devant lui.

--Herman, mon cher Herman, s'écriait-elle en l'implorant à mains
jointes, écoutez mes prières. Donnez-moi cette dernière preuve de
votre généreuse amitié: Acceptez Clémence pour femme!

Le jeune homme se leva d'un bond, pâle comme un linge, avec un amer
ricanement sur les lèvres.

--Vous! c'est vous qui me condamnez! exclama-t-il d'un ton de
reproche. Eh bien, que mon sort cruel s'accomplisse. Je serai
l'époux de Clémence, avec l'espoir que le poignard acéré que vous
m'enfoncez dans le cœur me délivrera bientôt de ce fatal lien en
m'ôtant la vie qui m'est à charge. Adieu, pour toujours, adieu!

Et sans faire attention aux cris des deux femmes, il courut vers la
porte.

Mais à peine eut-il fait quelques pas, qu'il s'arrêta frappé de
stupeur ou d'épouvante, en s'écriant:

--Grand Dieu! mon père!

Les deux femmes regardèrent également au dehors, pâles et blêmes
d'inquiétude.

Deux hommes descendaient d'une voiture qui venait de s'arrêter devant
la maisonnette: M. Steenvliet et Jean Wouters. L'entrepreneur entra le
premier.

--Vous voulez partir? restez, je vous l'ordonne, dit-il à son fils.

Il se dirigea immédiatement vers la jeune fille tremblante comme la
feuille, lui prit la main et lui dit:

--Caroline, vous aimez Herman, j'en suis certain. Vous sentez-vous
capable de m'accorder une petite place dans votre cœur? Pourriez-vous
aimer le vieux Steenvliet comme un père?

--Ah! je vous aimais déjà de toutes les forces de mon âme,
bégaya-t-elle.

--Eh bien, Herman, eh bien, Caroline, écoutez bien ce que je
vais vous dire. Voilà M. Jean Wouters, maître, charpentier et
entrepreneur. Il a donné son consentement et je donne le mien. Venez,
Herman, mon entêté, mon brave fils, tendez la main à Caroline; elle
devient votre femme.

Herman poussa un cri de bonheur, et serra son père et sa fiancée sur
son cœur dans une même étreinte passionnée.

Jean Wouters et la mère Anne, priant et pleins de reconnaissance,
levaient vers le ciel leurs yeux mouillés de douces larmes.

FIN

       *       *       *       *       *

IMPRIMERIE CHAIX, RUE BERGÈRE, 20, PARIS.--19062-3.





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