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Title: La mer et les marins - Scènes maritimes
Author: Corbière, Édouard, 1793-1875
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "La mer et les marins - Scènes maritimes" ***


by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr)



LA MER ET LES MARINS.

Scènes Maritimes.

PAR ÉDOUARD CORBIÈRE



Auteur des Pilotes de l'Iroise et du Négrier.

IMPRIMERIE DE PLASSAN ET COMPAGNIE
RUE DE VAUGIRARD, N. 15
PARIS.

JULES BRÉAUTÉ, LIBRAIRE-ÉDITEUR,
RUE DE CHOISEUL, 8 BIS,
ET MÊME MAISON, PASSAGE CHOISEUL, 60

1833.



De tous les actes produits par la raison humaine, la navigation est,
sans contredit, le plus difficile, et celui qui a exigé le plus
d'audace. La nature a mis chaque être au milieu de ses rapports
nécessaires; elle lui a affecté une place qu'il ne peut changer, elle
lui a donné des organes propres aux éléments qu'il habite, et dont la
disposition sert à l'exercice de certaines inclinations innées; aussi,
ne voit-on jamais les animaux contrarier ses vues. Chez eux, l'individu
respecte toute sa vie les lois qui gouvernent l'espèce entière. L'homme
seul, qui fonde toute sa prééminence sur une faculté pour ainsi dire
artificielle, l'homme, qui a tout tiré de son industrie pour assurer son
empire sur la terre, a eu besoin d'une industrie plus puissante encore
quand il a voulu établir sa domination sur un élément auquel la nature
ne l'avait point destiné. Sur la terre, en effet, son industrie a pu le
mettre aux prises avec quelques dangers; mais, sur la mer, il a eu à
lutter contre tous. La terre était son domaine, et il n'a eu, pour
l'assujettir, qu'à obéir à une inclination naturelle; ici, au contraire,
il a fallu que cette inclination cédât à une volonté qui la contrariait.

Sans doute, le caractère de la raison est non-seulement de tirer parti
de tout, mais encore d'abuser de tout. L'art de la navigation mérite les
mêmes blâmes que tous les autres. En étendant l'empire de l'homme sur un
élément qui ne lui avait pas été donné, il a fait servir cet élément de
théâtre à nos fureurs, et il n'est pas aujourd'hui un rivage si ignoré
qu'il fut jadis, qui n'ait été souillé du sang des hommes. Ainsi, si ce
n'est pas, rigoureusement parlant, le plus utile des arts, c'est
toujours le plus sublime de tous.

Mais ce n'est ni par ses brillants accessoires, ni par ses résultats
plus brillants encore, et qui ont été cent fois examinés, que la
navigation présente à nos regards un spectacle si différent des autres
sciences, c'est par les sensations mêmes dont elle remplit l'âme de
celui qui lui a consacré sa vie. Quelles sensations que celles de
l'homme qui, jeune encore, quitte pour la première fois cette famille
dans laquelle jusqu'ici se sont concentrées toutes ses affections; ces
amis, qui ont été les confidents de toutes ses pensées; les objets
insensibles eux-mêmes, qui, n'ayant pas vieilli comme nous, retracent,
par leur aspect, des souvenirs toujours vivants. Une autre existence,
d'autres liens à contracter, d'autres hommes à fréquenter, d'autres
lieux à visiter, mais rien à aimer sans cesse, rien qu'on puisse revoir
tous les jours! Quel changement dans l'esprit! quel vide même dans
l'âme!

Et quelle existence monotone! toujours la mer, calme ou irritée sans
doute, mais du moins toujours devant nous, comme si le navire était
immobile. Changer à chaque instant d'horizon sans s'en apercevoir,
continuer sa route sans autres points de remarque que ceux que donne le
calcul; avancer ou rester sans que l'impatience puisse se prendre à rien
autre chose qu'à des vents qui ne dépendent pas de nous, qu'à une
planche légère que les vagues soulèvent, malgré tous nos efforts;
redouter toutes les horreurs du besoin, considérer d'un oeil morne le
navire qui fuit à la lame dans les tempêtes, comme si, en l'abandonnant
aux flots, il n'y avait plus d'espoir que dans le hasard, quelles
situations diverses, et comment celui qui a vécu un seul jour de cette
vie, la regrette-t-il toujours!

Ce sont précisément ces situations qui modifient l'âme de telle manière
qu'elle n'y peut plus renoncer. Qui de nous n'a pas éprouvé, qu'à
l'aspect d'un horizon sans bornes, l'âme s'étendait en quelque sorte
avec l'espace? Nous n'avons pas encore appliqué l'analyse aux sensations
que nous communique la nature muette; mais le coeur, qui n'attend pas
pour être ému l'assentiment de la raison, nous a fait tressaillir cent
fois en contemplant l'étendue immense qui se développe devant nous pour
la première fois. Actuellement encore, le souvenir de ces heures trop
rapides où nous restions plongés dans une extase muette à la vue de
l'Océan, nous fait éprouver une sensation délicieuse; le plaisir de la
grandeur, physiquement parlant, est un des premiers auxquels nous soyons
sensibles, et c'est un de ceux que l'habitude, qui émousse tous les
autres, nous rend le plus nécessaires. Quel est l'homme, jeté au milieu
des mers, qui, ne voyant que soi dans la nature, ne conçoive une espèce
de sentiment de fierté, qui lui persuade, en quelque sorte, que tout
est fait pour lui? Dans les pays habités, les monuments de l'homme nous
avertissent à chaque instant d'une puissance égale ou supérieure à la
nôtre; dans un désert, au contraire, la grandeur factice de l'homme
disparaît, celle de la nature se montre, et rien ne donne à l'homme une
plus haute idée de lui-même que celui d'un espace dont il n'y a que lui
pour spectateur. Je ne crois pas qu'il faille chercher dans les
institutions changeantes, la cause de la fierté naturelle des Arabes ou
des Scythes: elle est tout entière dans le désert qu'ils habitent; ce
désert, qu'un homme fameux appelait un océan de pied ferme, et dont les
tribus nomades se disent aussi les rois.

Ce sont là les deux sensations dominantes du navigateur; son âme
s'assimile avec cette nature imposante qui l'environne, et elle croit à
sa grandeur, comme elle croit à celle des éléments; accoutumée à lutter
contre les flots, elle apprend à se raidir contre les obstacles, et elle
croit à sa volonté comme à une puissance.

Notre âme a besoin de mouvement, elle a besoin, pour jouir, d'éprouver
des émotions qui lui fassent craindre pour ses jouissances, et quels
mouvements plus impétueux que ceux que produit cette vie errante!
quelles craintes plus vives que celles que donnent ces dangers toujours
renaissants! Le marin est franc, parce qu'il vit, pour ainsi dire, hors
des conventions sociales; il est insouciant sur l'avenir, parce qu'une
vie semée de mille périls lui apprend à ne s'appuyer que sur le présent;
il est prodigue, parce que la conviction qu'il a acquise de la fragilité
de la vie, l'invite à en jouir à tout prix; exempt des préjugés de sa
nature, on dirait que c'est un véritable cosmopolite, parce que celui
qui a beaucoup vu n'est jamais exclusif, et que ce qu'il oublie le plus
promptement dans les solitudes immenses qui se déploient devant lui, ce
sont les petites passions et les froids intérêts des hommes; il est
brusque, parce que son rude métier l'exige en quelque sorte, mais il est
souvent humain, parce que la brusquerie ne s'allie jamais avec
l'hypocrisie.

Enfin, et ce qui paraît un problème insoluble, il court tous les
dangers; cent fois il jure, qu'échappé du naufrage, il n'ira plus
s'exposer à de nouveaux périls: il n'attend plus que l'instant de
recommencer une carrière qu'il a maudite si souvent. C'est encore
l'étude du coeur humain qui explique cette apparente contradiction;
l'homme, comme on l'a remarqué avec raison, tient plus à la vie par le
sentiment de ses peines que par celui des plaisirs. Le plaisir rassasie
et dégoûte aussitôt; la peine nous force à courber le front, mais elle
laisse au fond des coeurs l'espérance de moments plus heureux, et c'est
toujours cette espérance-là qui nous porte en avant dans la vie.
L'homme, engourdi dans le plaisir, se réveille pour ainsi dire dans le
malheur; les plus vives jouissances morales sont toujours celles qui ont
été achetées par quelques peines. Sa joie enfin effleure agréablement;
mais le malheur nous blesse, et c'est des blessures du coeur qu'il sort
un baume qui les guérit.

On peut ajouter à cela que le besoin de se risquer est comme un noble
instinct qui se réfugie au fond de l'âme pour triompher de ses penchants
bas et égoïstes, qui, en rattachant l'homme à la terre, le rapetissent
toujours.

Après tant de motifs d'aimer sa vie errante, comment s'étonnerait-on que
les dangers qui l'accompagnent soient capables d'en dégoûter le marin?
Rien ne peut déprendre l'âme d'un mouvement qui fait sa vie. Le repos
qu'on substitue aux passions violentes n'est point un repos véritable;
c'est presque toujours un ennui profond. Aussi, le marin qui a quitté sa
profession n'existe-t-il plus que par le regret; dans sa vieillesse,
tourmenté du besoin de s'agiter encore, on dirait qu'il ne s'attache
plus à l'existence que par les souvenirs; le murmure étourdissant des
vagues plaît à son oreille; combien de fois, durant de longs jours, il
contemple, assis sur un rocher, la voile qui s'efface à l'horizon, ou la
mouette rapide qui rase de son blanc plumage l'écume éblouissante des
vagues! Son imagination s'élance avec le dernier rayon du soleil
couchant, et aborde avec lui sur les côtes de l'autre hémisphère; la vue
de la tempête elle-même ne peut l'arracher au spectacle des flots. Les
dangers qu'il a courus sont affaiblis par le souvenir; l'émotion
puissante qu'il éprouvait après les avoir affrontés est encore toute
vive dans son âme; et ces regrets si vifs, cette mélancolie rêveuse
attestent toujours qu'après avoir vécu d'une vie de son choix, il ne
fait plus désormais que traîner des jours inutiles sur un élément qui
n'est pas le sien.

Ce tableau fidèle des _sensations_ dans la vie maritime, tracé par un
des compatriotes de M. Corbière (Ed. RICHER), trouvait ici
naturellement sa place, et devait servir d'introduction à cet ouvrage.
Il resterait à traiter une double question déjà longuement débattue, et
qu'une nouvelle polémique ne ferait peut-être qu'embrouiller, c'est
celle-ci:

Existe-t-il une littérature maritime?

Quel est chez nous le créateur de cette littérature?

Il est incontestable que le premier qui écrivit la relation d'un
naufrage, d'une tempête, d'un accident de mer, fit de la littérature
maritime, si littérature maritime il y a, et le premier qui fit cela est
déjà bien loin de nous. Ainsi créa la _littérature militaire_, le
premier qui décrivit une bataille, une retraite, un campement, un
assaut. Or, voyez combien nous aurons de sortes de littérature, si nous
accolons ce nom à chacun des différents sujets sur lesquels peut
s'exercer la plume et l'esprit d'un littérateur? Nous croyons, nous, que
la littérature est une, et qu'elle enchaîne dans son cadre immense
toutes les créations de la pensée humaine.

Quant aux _scènes_ proprement dites de la _vie maritime_, nous avons la
conviction, et ce livre est la preuve, que M. Ed. Corbière est le
premier, en France, qui leur ait donné véritablement la forme
dramatique, et nous allons citer un fait: En 1829, il fut créé au Havre
un journal spécialement consacré aux grandes catastrophes dont la mer
est le théâtre. M. Corbière s'y essaya dans ce genre difficile:
littérateur, observateur et marin, il avait à offrir aux fondateurs de
ce recueil un triple gage de succès, et ce succès fut complet. _Le
Navigateur_ lui doit ses cinq années d'existence. Il se trouva des
imitateurs qui revendiquèrent hautement la priorité, on les laissa dire;
il eût été trop facile de leur prouver qu'ils n'avaient point _ouvert la
carrière_. Mais l'occasion se présente trop belle de les convaincre
d'assertions erronées, pour que nous la laissions échapper. Or, ce
livre, qui a pour titre _la Mer et les Marins_, contient en partie les
premiers essais de M. Corbière; c'est un fait que la justice d'abord et
la reconnaissance nous fait un devoir de proclamer.

J. MORLENT,

Directeur du _Navigateur_.



PREMIÈRE PARTIE.

Tableaux Nautiques.



I.

Le coup de Mer


Lorsque le vent s'est élevé avec trop de violence et que la mer a grossi
de manière à empêcher le navire de continuer sa route au milieu des
lames dont le choc pourrait l'endommager, on met _à la cape_, sous une
voile que l'on présente obliquement au vent. Dans cette position, le
bâtiment, conservant très-peu de vitesse, dérive en cédant plutôt à
l'impression de chaque vague, qu'en y résistant. Son avant, s'offrant à
chaque coup de tangage à la lame qui déferle, reçoit quelquefois des
chocs très-forts; mais le navire culant alors dans le sens de la force
de la lame, évite au moins le danger qu'il y aurait à la rencontrer avec
une vitesse opposée à sa direction. Une fois à la cape, l'équipage n'a
plus rien à faire, et pendant tout le temps que dure la tempête, il faut
attendre, dans cette position passive, que le mauvais temps s'apaise et
permette de manoeuvrer. C'est pendant ces longues heures de coup de vent
et de dangers, que l'on peut remarquer plus particulièrement cette
heureuse indifférence que l'habitude du péril donne aux matelots. Assis
à l'abri des pavois ou de la chaloupe, pendant qu'une mer furieuse mugit
autour d'eux et menace quelquefois d'engloutir le navire, on les voit se
réunir et s'approcher le plus possible les uns des autres, pour raconter
de ces contes dont la tradition perpétue le souvenir parmi les marins.
Souvent ils chantent ensemble, d'une voix rauque, ces complaintes
monotones comme le bruit des vagues qui les environnent, et
mélancoliques comme la plupart des airs qu'aiment les gens de mer. C'est
en vain que le vent gronde sur leurs têtes et siffle dans les cordages,
que des torrents de pluie les inondent, et que la mort menace de les
enlever: ils chantent comme l'ouvrier le plus paisible, au fond d'une
boutique ou d'un atelier. Mais souvent leurs narrations ou leurs chants
sont interrompus de la manière la plus terrible. Quand le navire,
fatigué par la lutte qu'il livre à la tempête, craque dans toutes les
parties; que la mâture, dans les mouvements effroyables du roulis, plie
et menace de tout écraser par sa chute, une lame vient quelquefois
tomber sur le pont avec un fracas effroyable; tout ce qu'elle rencontre
est brisé, entraîné; et le navire, caché un instant sous cette montagne
d'eau, ne se dégage de la lame qui l'a affaissé, qu'après avoir perdu
tout ce qu'il avait sur le pont avec les hommes de quart que la vague
furieuse a enlevés. Rien, peut-être, n'est plus terrible, quand un
événement de cette sorte a lieu, que le sentiment qu'éprouvent, en
montant sur le pont, les hommes qui étaient couchés. Tout a disparu;
ils cherchent avec effroi leurs camarades: on appelle les gens de quart
pour connaître ceux qui ont été assez heureux pour n'avoir pas été
emportés. Dans les débris que le coup de mer a laissés, on examine si
quelque infortuné n'a pas été écrasé au milieu de ce désordre affreux.
On sonde autant que possible les pompes, pour savoir si le choc terrible
dans lequel le navire a paru devoir sombrer, n'a pas déterminé une voie
d'eau. Et encore si, dans la violence de la bourrasque, la voile sur
laquelle on avait mis en cape a été mise en pièces par l'impétuosité du
vent; il faut, dans l'impossibilité où l'on est de déferler une autre
voile, attendre, écrasé par la mer qui tourmente le navire qui n'est
plus appuyé, que la tempête se soit calmée, et que le temps permette de
reprendre la route et de réparer autant que l'on peut les avaries qu'a
causées le coup de mer.



II.

Navire fuyant vent arrière.


Une tempête continuelle, une mer effrayante ont tellement fatigué et
désemparé le navire, qu'il finirait peut-être par s'ouvrir s'il
s'efforçait de rester encore long-temps _à la cape_: une seule ressource
peut être tentée pour sortir de cette position, dans laquelle les pompes
suffisent à peine à vider l'eau qui entre dans la cale par les coutures
du bâtiment harassé: on se détermine à arriver vent arrière et _à fuir
avec le temps_.

Mais, en se hasardant à tenter cette manoeuvre, il est un danger que nul
homme de mer ne saurait se dissimuler, et qu'il faut une grande
résolution pour affronter: c'est celui de recevoir par le travers une
lame qui peut faire sombrer le bâtiment: la certitude du péril présent
l'emporte pourtant presque toujours sur la crainte du péril douteux.
Chaque homme se porte donc à son poste, et va attendre avec zèle et
attention la voix du capitaine, ou le signal qu'il donnera, si son
commandement ne peut se faire entendre dans le mugissement de la
tourmente et le bruit des vagues. La barre du gouvernail, qui, pendant
_la cape_, avait été amarrée sous le vent, est confiée aux hommes les
plus sûrs de l'équipage. Le moment où les lames paraissent devoir
déferler avec moins de furie, est prévu, choisi; chacun s'apprête. Le
signal est donné; la barre alors est mise précipitamment au vent; un foc
est hissé; le vent frappe la voile qu'on lui présente, l'agite, la tord
avec fureur; et le bruit de cette toile, violemment froissée sur
elle-même, se fait entendre par intervalles comme la déformation d'un
coup de canon; et ses claquements dominent un instant les sifflements
horribles de la bourrasque qui souffle dans la mâture et les cordages.
Le foc ainsi tourmenté ne résiste pas; il se déchire en mille pièces;
mais le navire arrive, et une lame énorme qui l'approche en s'élevant
jusqu'à la hauteur de ses hunes, le jette à une distance considérable du
point où il a commencé son évolution. Le vent bientôt le pousse avec
violence sur chacune des lames qui le prend par l'arrière, et qui, à
chaque impulsion, menace de l'engloutir. Souvent, élancé sur le sommet
de ces montagnes mobiles qui semblent vouloir s'écrouler sur lui, on
croirait qu'en _s'apiquant_ il va disparaître verticalement dans la lame
qui le précède et dans laquelle se plonge son beaupré. Mais cette lame,
qui l'a élevé si précipitamment, déferle le long des bords et le laisse
ensuite comme à moitié submergé, dans le creux qu'elle fait en allant
étendre à une demi-lieue devant lui son écume et sa masse imposante.
C'est dans une position aussi critique que l'on sent combien les bons
timonniers sont nécessaires; car c'est presque de leur manière de
gouverner que dépend le salut commun. Un faux coup de barre causé par la
maladresse, la peur ou une distraction de ceux qui gouvernent, peut
faire venir le navire en travers et le faire sombrer, ou du moins
l'exposer à être défoncé par la mer. Placé sur une partie élevée ou
cramponné dans les haubans, l'officier de quart, l'oeil fixé sur
l'arrière, prévoit le mouvement de chaque vague, devine sa direction, et
commande aux timonniers le coup de barre qu'ils doivent donner pour que
le derrière soit toujours présenté au coup de mer. Mais toute
l'attention possible, toute l'habitude et le sang-froid qu'on peut
supposer aux timonniers et aux meilleurs officiers, ne suffisent pas
toujours pour préserver un navire qui fuit _à mâts_ et _à cordes_, des
accidents que l'on court sous cette dangereuse allure. Lorsque la lame,
par exemple, surprenant par un mouvement irrégulier le navire dont la
vitesse s'est ralentie, le frappe dans son arrière, souvent elle enlève
dans ce choc irrésistible, toute la partie qui lui a opposé une
résistance trop grande. Alors, le navire doit succomber inévitablement,
car, ne pouvant plus fuir avec assez de promptitude après cette avarie,
le coup de mer qui succède au premier qu'il a reçu, achève de le
remplir, et doit suffire presque toujours pour le faire _sancir_. Les
exemples funestes de quelques bâtiments qui n'ont échappé que par
miracle à de semblables accidents de mer, prouvent assez combien il en
est qui ont dû périr par ces accidents mêmes. Un fait qui a laissé dans
ma mémoire des détails dont les circonstances où je me suis trouvé
ensuite ont ravivé le souvenir, pourrait démontrer quels sont les périls
que les plus grands navires mêmes courent en fuyant vent arrière au
milieu d'une tempête. Un capitaine anglais ramenait en Europe, sur un
trois mâts de 6 à 700 tonneaux, l'équipage du brick le Nisus et d'autres
prisonniers capturés sur les attérages de la Martinique, en 1809. Rendu
près des Açores, ce navire, tout neuf encore, fut assailli par une
tempête qui rendit la mer furieuse. Les vents soufflaient dans une
direction favorable, et le capitaine anglais s'obstina à ne pas vouloir
mettre en cape, malgré les instances du capitaine et des officiers
français, qui lui représentaient le danger qu'il courait en continuant à
fuir vent arrière. Toutes les sollicitations furent inutiles, et
quelques verres de grog achevèrent de confirmer le marin anglais dans
son imprudente résolution. La nuit, lorsque la moitié de l'équipage
anglais était seul resté sur le pont où le retenait le devoir, un coup
de mer tomba à bord, et le fracas avec lequel il déferla, fit croire à
ceux qui étaient en bas que le bâtiment avait touché et qu'il coulait.
Tous se précipitèrent sur le pont: la mâture seule tenait encore; mais
quatorze canons avec leurs affûts, les embarcations, les ancres, le
capitaine et les quarante hommes de quart avaient disparu. Au milieu de
ce désordre épouvantable, on essaya de mettre à la cape; la barre du
gouvernail livrée à elle-même, et privée des quatre timonniers qui,
quelques minutes auparavant, en avaient tenu la roue, donnait des coups
affreux d'un bord à l'autre du navire. Les premiers matelots qui
voulurent s'en rendre maîtres furent écrasés; mais enfin on parvint à la
fixer sous le vent, et à rester en cape, sous un foc d'artimon. Les
Français prisonniers, qui, par suite de l'accident, se trouvaient en
bien plus grand nombre que les Anglais, s'emparèrent du bâtiment
transport, et quand le temps le permit, ils firent route pour les côtes
de France, où ils croyaient bien pouvoir atterrir et recevoir du sort
une compensation aux dangers auxquels ils venaient d'échapper. Mais le
hasard ne favorisa pas leur tentative: une frégate anglaise qui croisait
devant Brest, chassa le navire désemparé et l'atteignit à la hauteur
d'Ouessant. Lorsque le capitaine de cette frégate apprit que c'était en
fuyant vent en arrière dans un trop mauvais temps, que le capitaine de
sa nation avait disparu, il se contenta de dire froidement: _Never mind
so much the worth_! C'est égal, _tant pis pour lui_!



III.

La Chasse.


Le jour va poindre: ses premiers rayons déjà projetés vers le zénith ont
averti l'officier de quart que le moment de faire faire la visite du
gréement, par les _gabiers_, est arrivé. Le maître d'équipage a soin
d'ordonner aux hommes qui montent dans la mâture, de porter
attentivement leurs regards sur tous les points de l'horizon. A peine
le premier gabier est-il parvenu sur les barres de perroquet, qu'il
s'écrie, _Navire_! Ce mot a fait tressaillir de joie tout l'équipage.
_Dans quelle partie le vois-tu_? demande l'officier au gabier: _Par le
bossoir de dessous le vent, là, à une lieue à peu près de distance.»_ Un
coup de sifflet de silence se fait alors entendre: un pilotin va
prévenir le commandant; la moitié de l'équipage qui n'était pas de
quart, est aussitôt réveillée, et monte sur le pont en fixant les yeux
sur le bâtiment découvert. L'officier ordonne de larguer toutes les
voiles qui, pendant la nuit, avaient été serrées. Dans un instant la
frégate est couverte de toile; et tous les gabiers des hunes et les
matelots, rangés sur les manoeuvres, attendent avec leur vigilance
ordinaire, excitée encore par l'espoir de quelque événement, le
commandement que l'officier de quart fait entendre dans le sonore
porte-voix. Le cap a été mis sur le navire à vue, qui, s'apercevant de
son côté qu'un grand bâtiment se dirige sur lui, en faisant blanchir la
mer sur son avant, a mis dehors toutes ses voiles pour fuir selon
l'allure la plus favorable à sa marche. Pendant la première heure de
chasse, le jour s'est fait: des aspirants, avec une longue vue en
bandoulière, se sont perchés sur la partie la plus élevée de la mâture,
et de temps en temps ils en descendent pour informer le commandant de la
manoeuvre du bâtiment chassé. Les yeux tantôt fixés sur la boussole, au
moyen de laquelle on relève les positions respectives des deux navires,
et tantôt placés sur le tube de sa longue-vue, le commandant s'aperçoit
qu'il ne tardera pas à être à portée de canon du navire chassé, qui,
malgré la force de la brise, continue à tenir hautes toutes les voiles
qu'il a pu livrer au vent. Le branle-bas de combat est ordonné à bord de
la frégate: chacun se rend à son poste. On allume les mèches, le tambour
résonne; le sifflet perçant du maître d'équipage se mêle au bruit du
tambour et du porte-voix de l'officier de manoeuvre. Les chirurgiens ont
disposé le triste appareil de leurs instruments, et les cadres pour
recevoir les blessés sont déjà tendus dans le faux-pont. Le bâtiment
chassé, qui voit les préparatifs que fait la frégate, emploie enfin les
derniers moyens qui lui restent pour échapper à cette redoutable
poursuite. Il jette à l'eau ses embarcations, sa drôme, une partie de
ses canons, et tous les fardeaux qu'il peut tirer le plus promptement de
sa cargaison. A chacun des objets qui viennent passer en flottant le
long de la frégate, l'équipage de celle-ci jette un cri de joie. _Il est
à nous_, s'écrie-t-on: _C'est un vaisseau de Compagnie! à l'abordage! à
l'abordage_! Deux canons placés sur l'avant vont partir: ils tonnent. Le
pavillon est hissé en même temps, et les boulets dépassent le bâtiment
ennemi. Les houras partent alors de tous les points du navire. Déjà les
canonniers de la batterie de dessous le vent, l'oeil sur la culasse de
leurs pièces, suivent, en pointant, le mouvement de la lame et du
bâtiment qu'ils visent. _Attention au commandement_! fait entendre le
capitaine dans le vaste porte-voix qui communique à la batterie: _Feu
babord_! A ce mot la volée entière part avec fracas, et la mitraille
crible de toutes parts les voiles, la mâture et le corps du vaisseau
ennemi. _A l'abordage! à l'abordage!_ répète l'équipage: les sabres se
distribuent aussitôt; les haches, les pistolets et les piques passent
dans les mains des premières escouades, palpitantes d'impatience. Les
grappins avec leurs chaînes se balancent au bout des vergues, et
menacent de tomber dans le gréement de l'ennemi. Mais celui-ci, voyant
la frégate à bout portant, et son équipage groupé sur l'avant pour
sauter à son bord, envoie une bordée à mitraille qui crible le pont de
son adversaire, et abat des files entières de matelots. Après ce succès
inutile, contraint de se rendre à une force contre laquelle il lutterait
en vain, il amène son pavillon, et évite ainsi le carnage que lui ferait
redouter le terrible abordage d'une frégate française.



IV.

Le Grain blanc.


C'est aux approches de l'équateur que les grains blancs assaillent le
plus ordinairement les navires, dans les moments où l'on est quelquefois
le moins disposé à recevoir ces rafales perfides qui peuvent devenir
funestes aux bâtiments d'une petite capacité.

Lorsque, favorisé par ce souffle léger que les marins, aux environs de
la ligne, semblent vouloir recueillir avec avidité presque dans leurs
plus petites voiles, le navire a tout mis dehors, le calme plat vient
parfois succéder à la brise inconstante qui va mourir au loin en
effleurant à peine une mer sans mouvement. Rarement, dans ces instants
d'oisiveté, la surveillance se trouve sollicitée par la prévoyance de
quelque danger ou de quelque événement extraordinaire. Les voiles
battent sur les mâts à chacun des coups de roulis que le navire éprouve
encore, et ce bruit monotone et périodique, joint au craquement de la
mâture qui s'incline avec le bâtiment sur chacun des bords, inspire, à
tous les hommes de l'équipage, une fatigue, une langueur qui achèvent de
les livrer au sommeil, dans des parages où la chaleur est déjà si
accablante. Si, pendant ces heures de calme et d'ennui, un petit nuage
vient à se détacher de l'horizon, et à parcourir avec vitesse l'azur
d'un ciel inanimé, et que pour comble de malheur personne ne l'ait
aperçu à bord, bientôt la bonté du navire et de la mâture sera mise à
une rude épreuve; car ce nuage qui accourt, et que personne ne voit, est
_un grain blanc_! Rien n'annonce son approche. La mer continue à être
unie. Le soleil sous lequel le nuage a passé comme un lambeau de la gaze
la plus transparente, darde ses rayons avec la même ardeur que si rien
n'avait intercepté sa vive clarté. Ce n'est que lorsqu'un sifflement
aigu se fait entendre dans les cordages et dans la mâture, qu'on
s'aperçoit que le grain blanc est tombé à bord. Tout le monde saute à la
manoeuvre; l'officier s'élance sur la barre du gouvernail pour aider le
timonnier à la pousser au vent. Il crie d'amener les voiles; mais déjà
la force subite du vent a tellement incliné le bâtiment que l'eau est
presque rendue aux panneaux, et que la pente de la mâture empêche les
voiles d'amener. Les mâts, surchargés du poids terrible de la rafale,
plient comme s'ils allaient se briser. Dans un moment aussi alarmant,
l'officier, pour le salut du navire, se décide à faire larguer les
écoutes qui retiennent le point des voiles aux bouts de chacune des
vergues: les écoutes sont larguées; le vent alors, s'emparant des
voiles qui ne sont plus tendues, les déchire en lambeaux et les enlève
au loin avec un fracas effroyable. Le navire cependant, soulagé par la
perte de presque toute sa voilure, arrive en suivant l'impulsion que lui
donne sa barre portée depuis long-temps au vent. Il se redresse
progressivement. Le grain qui l'avait assailli a paru à peine effleurer
la surface tranquille de la mer; le calme qu'il a interrompu pendant
quelques minutes seulement, renaît; on n'entend même plus à bord le
sifflement de la rafale qui a passé comme un coup de foudre, et qui
s'éloigne pour mourir dans l'espace. Mais la mâture a été ébranlée,
brisée dans quelques parties; les voiles n'ont laissé que des lambeaux
sur les vergues que l'effort du vent a ployées et dépouillées de leurs
agrès. Il faut réparer les avaries, visiter le gréement et la mâture
pour connaître toute l'étendue des dommages occasionés par le grain.
C'est ainsi, comme on le voit, qu'au milieu du calme le plus parfait,
les marins ont encore à redouter les accidents qui menacent à chaque
instant leur vie aventureuse.



V.

L'Abordage.


Le vent s'est élevé avec violence aux approches de la nuit; des nuages
épais cachent le ciel, et ont dérobé aux yeux des marins les derniers
rayons d'un soleil qui a disparu pâle sur un horizon morcelé, pour ainsi
dire, par l'agitation des vagues lointaines qui s'élevaient comme des
montagnes. Le navire reçoit cependant encore la brise par le travers, et
continue sa route à petites voiles, malgré la mer qui embarque à bord,
et occasione des coups de roulis dont la mâture est ébranlée.
L'obscurité augmente tellement à chaque minute, que bientôt les
matelots, pour saisir les cargues du petit hunier, sont obligés de
chercher à tâtons les manoeuvres sur lesquelles leur a dit de se ranger
le capitaine, dont la voix est emportée par le sifflement du vent et le
mugissement des vagues. Les hommes placés aux deux bossoirs essaient en
vain de distinguer, dans les ténèbres, les navires qui, courant à
contre-bord, pourraient aborder le bâtiment: la lame qui vient se briser
sur le bossoir du vent, le couvre à chaque moment de ses flaques
écumeuses. Un matelot posté en vigie sur la vergue de misaine tient
aussi inutilement ses regards fixés sur l'espace, où ils se perdent avec
inquiétude. Le capitaine crie de temps à autre, et dans les intervalles
où il croit pouvoir se faire entendre: _Veille aux bossoirs_! Mais
personne à bord ne peut rien apercevoir, rien découvrir même à la plus
petite distance. Les heures s'écoulent dans cette pénible anxiété. Un
fanal que l'on a essayé de suspendre dans la mâture s'est éteint,
ballotté trop violemment par la force du vent et des coups de roulis.
Des cris se font entendre cependant sur l'avant: _Laisse arriver! laisse
arriver!_ répète avec force le capitaine, en se précipitant sur la
barre, qu'il essaie à pousser au vent: C'est un navire qui, naviguant à
contre-bord, vient se jeter avec un fracas effroyable sur le bâtiment,
qu'il aborde par la joue! Le choc renverse tout à bord; la mâture tombe;
l'avant du navire abordé est défoncé. Les lames s'élèvent en mugissant
et submergent l'avant, qui reste englouti et qui s'apique dans la mer,
en même temps que l'arrière flotte plus élevé sur les vagues qui le
heurtent. En vain les plus intrépides saisissent des haches pour couper
les parties du gréement qui se sont engagées dans l'abordage: tous les
efforts sont inutiles, on court dans l'obscurité, les cris des deux
équipages se confondent et se perdent au sein du tumulte horrible des
vagues qui rugissent et des vents qui sifflent en enlevant les voiles
qui claquent sur leurs vergues brisées. La mort s'offre de toutes parts
aux matelots: le navire coule; ils sautent à bord du bâtiment qui flotte
encore et qui menace de s'engloutir, en se heurtant sur la carcasse du
navire qui a déjà disparu sous les vagues. Le bâtiment abordeur surnage
encore cependant sans mâture: il est jeté au large; on saute aux pompes,
que tous les efforts des deux équipages ne peuvent franchir; et c'est
dans cette position, plus cruelle peut-être cent fois qu'une mort
prompte, qu'il faut attendre le jour. Heureux encore si, en apercevant
ses premiers rayons, les misérables marins ne sont pas réduits à
disputer leur vie à la tempête, en s'abandonnant aux flots dans une
frêle chaloupe, où ils ne réussissent trop souvent qu'à prolonger leurs
angoisses et leur agonie.



VI.

Les Brisants.


Les moments où l'on se sent le plus fier d'être marin sont ceux où le
danger vient donner à l'aspect et à la discipline d'un bâtiment de
guerre tout ce que l'appareil de la manoeuvre peut avoir d'imposant et
tout ce que l'art nautique peut offrir de ressources. Une nuit, et cette
nuit-là, je me la rappellerai toujours, un navire de guerre, sur lequel
je faisais ma première campagne, se trouva engagé d'un temps fort
mauvais entre des rochers que l'on rencontre dans les débouquements. La
position était d'autant plus critique que le vent était assez fort pour
nous empêcher de manoeuvrer avec facilité, et que l'obscurité nous
permettait à peine de distinguer les récifs à vingt pieds du bâtiment.
Le commandant, monté sur la dunette, donnait à l'officier de manoeuvre
des ordres que celui-ci répétait dans un porte-voix dont le son mâle
retentissait dans le silence de la scène la plus terrible qu'on puisse
imaginer. Les lames, portées en mugissant sur les flancs du navire,
allaient se rouler ensuite sur les brisants, dont la foudre nous
laissait apercevoir par intervalles les bords blanchis par l'écume des
flots. Tout l'équipage, rangé sur le pont, attendait avec calme et dans
le plus grand silence le commandement de l'officier. Les sifflets des
maîtres venaient seuls se joindre de temps en temps au murmure du vent,
qui semblait nous menacer de la mort, en hurlant dans nos cordages et
dans les ralingues de nos voiles. Aussitôt un coup de tonnerre, dont
tout est ébranlé, couvre le navire de soufre et de bitume; le vent
saute avec violence, masque et enlève les voiles du vaisseau, qu'il
déchire violemment sur leurs vergues. Une grêle épouvantable aveugle les
timonniers, et ne permet plus à personne de jeter les yeux au-delà du
bord. C'est dans cette position qu'il fallut attendre que ce grain, qui
pouvait briser le vaisseau sur les rochers qui l'environnaient, fût
passé. Aussitôt qu'il fut éloigné, la voix de l'officier cria de hisser
le petit foc, et de tenir la barre au vent. Le bâtiment arrive, il prend
de l'aire; l'obscurité, que le nuage chargé de grêle et de foudre
favorisait, diminue un peu. Une éclaircie laisse apercevoir à tout
l'équipage les brisants que le vaisseau range à _l'honneur_ avec une
vitesse effroyable. L'écume de la lame qui déferle sur cet écueil tombe
à bord: tout le monde en est couvert; mais personne ne jette un cri, ne
profère un mot dans cet instant de mort. Le porte-voix seul du
lieutenant de quart fait entendre: _Attention à gouverner_! et le
vaisseau, passant avec la vitesse de la foudre dans les vagues furieuses
qu'il divise, fuit avec la tempête qui menaçait de l'engloutir.



VII.

Incendie en Mer.


Comme il cingle avec grâce et avec vitesse, ce navire si bien espalmé
qui vient de quitter le port et qui déjà sillonne la haute mer, cette
mer sans fond et sans rivage! Quel calme règne à bord et quelle
confiance se peint sur les figures de ces marins et de ces passagers!
Sous les larges tentes qui couvrent si élégamment ces gaillards si
propres que brûlerait un soleil ardent, voyez la nonchalance des hôtes
du bâtiment dont la proue avide est tournée vers l'Europe. Quelques
matelots, perchés dans les haubans, fredonnent un chant monotone en
réparant les enfléchures. Auprès des jeunes passagères assises sur des
nattes africaines languissent leurs élégants compagnons de voyage, qui
causent avec mystère, comme s'ils parlaient d'amour. De riches
marchands, qui vingt fois ont parcouru ces mers, que les marins ont vues
peut-être moins souvent qu'eux, s'entretiennent de leurs projets de
fortune, de leurs rêves d'or. Près d'eux le capitaine, chef temporaire
de cette famille nomade, se promène grave et fier, jetant à chaque
tournée, sur le compas, des yeux vifs et pénétrants, qu'il reporte sur
le _penneau_[1] que raidit le vent ou sur la voilure qu'enfle la brise
frémissante.

[Note 1: Penneau, plumasseau abandonné au vent pour faire connaître
de quel côté vient la brise qui le soulève.]

Comment concevoir, quand le temps est si beau, que le navire est si
bon, qu'un événement inattendu puisse venir troubler, d'une manière
terrible, cette scène paisible, cette sécurité parfaite, cette harmonie
délicieuse! Quand le ciel semble sourire aux flots, et que les flots
caressent le bâtiment qui porte les rois de la mer, devrait-il y avoir
dans la nature quelque chose de plus redoutable que les éléments dont le
génie de l'homme a su triompher avec tant d'habileté!

Tout-à-coup cependant le calme qui règne à bord vient d'être troublé.
L'effroi a succédé à la confiance, la terreur à l'espérance. Le second
est venu dire un mot, un seul mot à l'oreille du capitaine, qui de
suite, sans laisser remarquer aucune émotion, est descendu dans la
chambre; et ce seul mot a suffi pour répandre la consternation sur
toutes les physionomies, auparavant si gaies, si satisfaites. Le
capitaine est remonté sur le pont. Il paraît tranquille, mais il
commande avec plus de vivacité; mais chacun sait avec quel art les
marins se composent le visage à force de courage. Personne n'ose
l'interroger, mais on devine déjà la circonstance qui l'a engagé à
faire changer la route du navire. On a vu de la fumée sortir par les
panneaux de l'avant; une odeur de feu s'est fait sentir. L'ordre de
boucher les écoutilles et toutes les issues de la cale a été donné, pour
étouffer l'incendie, qui dévore peut-être déjà les ponts qui
s'échauffent sous les pieds impatients de l'équipage, plus alerte qu'on
ne l'a jamais vu. Plus de doute, le feu est à bord!

Personne désormais ne descendra dans la chambre; c'est sur le pont qu'il
faudra bivouaquer. On cherche à tout inonder sous la masse d'eau de ces
seaux que l'on remplit sans cesse, et la fumée sort plus épaisse par les
fentes où elle pénètre. On dispose les embarcations pour recevoir au
besoin les hommes que le feu pourra chasser du bord. Un canot mis à la
mer fait le tour du navire, et sous les mains des matelots qui
s'attachent aux bordages qu'on inonde à coups d'écope, le brai des
coutures se fond, le fer des chevilles semble rougir. Un bruit sourd,
comme celui du feu souterrain qui bout dans les veines d'un volcan, se
fait entendre dans la cale, devenue un cratère au milieu des flots. Sur
ces gaillards où, quelques heures auparavant, il n'y avait que joie et
bonheur, s'étendent à demi morts des passagers qui ne veulent plus
prendre de nourriture, et qui à peine songent à se couvrir; eux qu'on
vit le matin si soigneux de leur toilette, si coquets dans leur élégant
négligé. Les marins seuls agissent, mais en silence; les commandements
du capitaine sont devenus plus brefs, ses ordres sont exécutés avec plus
de promptitude. Il fait naître encore l'espérance dans des coeurs qui
sans lui n'auraient plus rien à espérer: «Demain, répète-t-il en
regardant sa montre, nous serons à terre à cette heure-ci.» On ose à
peine croire à cette prophétie, et pourtant tous les yeux ne se raniment
que lorsque la voix du chef, que le péril grandit, a redit cent fois la
promesse qui console et qui fait espérer encore.

Oh! que la nuit va être cruelle, et qu'elle semblera longue! Chaque
minute semble rapprocher d'une lieue le navire du port, et chaque minute
aussi peut faire éclater l'incendie qui couve, qui craque, qui va
peut-être s'élancer sur sa proie. Que le jour sera long à venir! et que
la brise est faible pour pousser ce bâtiment, qui paraît se traîner et
ne plus marcher! Il viendra cependant ce jour si désiré! si désiré
surtout des matelots placés sur les barres pour découvrir la terre ou un
navire.... Le soleil s'élève enfin sur cet horizon, qui jamais n'a paru
si vaste.... Des nuages, fantômes trompeurs, présentent la forme
décevante de la côte que l'on cherche.... On a crié _terre_! le bâtiment
approche avec le fléau qu'il recèle dans ses flancs à moitié consumés;
mais cette côte fantastique, sur laquelle tous les yeux se fixent comme
pour la dévorer, a disparu avec le vent, qui se joue si cruellement dans
le ciel et sur les flots....

Le pont est devenu plus brûlant encore sous les pieds des hommes qui le
parcourent pour manoeuvrer, et qui ne peuvent plus supporter sa chaleur.
Un terrible craquement se fait entendre: la fumée plus noire s'échappe
avec plus de force, des panneaux que le feu a gagnés. Le capitaine a
ordonné de faire embarquer dans les canots, les femmes d'abord, les
passagers ensuite. Chaque officier fait exécuter l'ordre et se place
dans une embarcation avec le nombre de matelots et de passagers qu'elle
peut contenir. Quant au capitaine, il reste le dernier; c'est en vain
que les cris de ses passagers, les prières de son second et de ses
matelots, l'appellent dans la chaloupe: il veut parcourir encore de
l'arrière à l'avant le bâtiment qu'il n'a pu arracher à l'incendie, et
qu'il va abandonner à la fureur des flammes. Il jette avec douleur, et
sans proférer un mot, un dernier regard sur cette mâture, sur ces voiles
qui vont devenir la proie du fléau. Une explosion se fait entendre: un
cri de terreur s'échappe des embarcations, et les flammes mugissantes
qui s'élancent des panneaux, serpentent dans les voiles qu'elles
consument en s'élevant comme dans les capricieux contours d'un feu
d'artifice. A travers l'incendie, et au milieu des nuages de fumée qui
enveloppent cette masse flottante, le capitaine paraît encore, et il est
reçu dans la chaloupe amarrée le long du bord embrasé. Les embarcations
s'éloignent, la mâture et la voilure enflammées tombent, et le navire
s'abîme comme un vaste brasier dans le sein des mers, qu'il fait
bouillonner en s'engloutissant pour jamais dans son immense tombeau.

C'est en vain qu'au bout de quelques heures, les naufragés ont crié avec
délire: _La terre! la terre! devant nous_. Le capitaine détourne à peine
ses yeux du point où il a vu disparaître son bâtiment. La terre, c'est
la vie pour les passagers, mais sa vie à lui, c'est son beau trois-mâts
_le Kent_, dont le nom depuis dix ans avait été toujours lié au sien,
comme les noms de deux amis que le ciel semblait avoir faits pour ne
jamais su quitter!



DEUXIÈME PARTIE.

       *       *       *       *       *

Combats en Mer.



I.

Combat du côtre le Printemps

ET DE DOUZE PÉNICHES ANGLAISES.


J'étais sur un côtre de l'État, de 14 petits canons. C'était en temps de
guerre. Nous escortions vers Brest, avec deux canonnières, un convoi de
caboteurs disséminés çà et là, et se cachant dans les cailloux et
presque sous les roches, de peur des croiseurs anglais, vautours
insatiables, fondant impitoyablement sur tout ce qu'ils apercevaient au
milieu de ces mers, devenues leur domaine.

Le soir, un soir d'hiver, se faisait avec ce calme houleux qui a presque
l'air d'une tempête. Nous avions rallié, avant la nuit, tout notre petit
convoi, pour l'envoyer mouiller ou plutôt coucher au Conquet, sous les
batteries de la côte. On aurait dit, en voyant notre côtre _le
Printemps_ rassembler les navires confiés à sa garde, d'une poule qui
cherche à réunir sous son aile maternelle tous ses poussins épars.

A six heures du soir notre convoi était ancré paisiblement à terre de
nous, les deux canonnières embossées entre le côtre et nos caboteurs.
Comme chef de ce troupeau de navires, nous avions pris la tête de la
ligne: le commandant des convoyeurs du Nord avait placé son pavillon à
notre bord.

Après le souper de l'équipage, le maître descendit dans la chambre, le
chapeau bas et le sifflet au côté:

--Capitaine, dit-il, fera-t-on les filets d'abordage, ce soir?

--Oui, répond le capitaine. Quoique la division anglaise soit loin, il
est bon de prendre nos précautions....

--Pourquoi faire vos filets, capitaine? ajoute le commandant du convoi.
Cette nuit, nous appareillerons à la marée, et ce serait donner à
l'équipage la peine de les amener.

--Cela ne fait rien, commandant; ce sera un petit travail de plus, mais
nous dormirons plus tranquilles.... Oui, maître, faites faire les
filets.

Cet ordre prudent nous sauva.

Une fois les filets d'abordage dressés au-dessus des bastingages, la
bordée de quart se mit à se promener sur le pont du côtre, comme des
oiseaux dans une volière; car c'était bien une véritable volière que ce
petit bâtiment entouré de ces hauts filets, qui ne ressemblaient pas mal
à un grillage de fil de laiton. Il faisait froid, nous étions au mois de
décembre, et les pieds des gens de quart frappaient régulièrement de
leurs pas sonores le pont qui recouvrait les hamacs des hommes endormis
jusqu'à minuit. La mer était calme et l'air si tranquille, qu'on
entendait du bord la voix solitaire des factionnaires de la batterie du
Conquet, crier à chaque heure: _Sentinelles, prenez garde à vous_! Mais
l'obscurité était telle, que nos hommes avaient peine à se reconnaître à
la figure, à deux pas de distance les uns des autres.

Minuit approchait: minuit! heure si désirée par ceux qui doivent
réveiller la bordée de quart!... C'est, dit-on, à terre, l'heure des
amants: à bord, c'est aussi celle du bonheur pour ceux qui ont pris le
quart avec une nuit qui semble ne vouloir jamais finir.

Un commis aux vivres, un de ces hommes qui à bord _font le quart de M.
l'abbé_, comme disent les matelots, s'avise de quitter sa fumeuse
cambuse pour monter sur le pont, en amateur. C'était la Providence qui,
sans qu'il s'en doutât, le pauvre homme, le conduisait là, pour nous,
pour l'honneur du pavillon et le salut du convoi.

Le cambusier, en humant l'air libre et frais qu'il est venu chercher,
s'amuse à porter les yeux, qu'il se frotte encore du dos de la main,
autour de lui: il ne voit d'abord rien, mais il lui semble entendre au
large un léger bruit de rames, qui fendent la mer avec précaution, avec
mystère, avec une sournoise intention; il court devant. Il demande aux
hommes de bossoir s'ils n'entendent rien, s'ils ne croient pas
apercevoir quelque chose... là... plus loin encore... là enfin?... Les
hommes de bossoir se courbent, abaissent le sourcil, étendent leurs
regards rôdeurs sur la mer unie, qui se confond avec les ténèbres....
Ils ne voient rien.... Silence! crient-ils aux gens qui se promènent....
Les gens s'arrêtent; ils se taisent, retiennent leur haleine.... Tout le
monde écoute, prête l'oreille, ouvre bien encore les yeux.... On
n'entend rien!... Le pilotin passe devant en bâillant, et va frapper
huit coups à la cloche: c'est la fin de la longue veillée, c'est minuit!
_Réveille au quart_! commande l'officier; réveille au quart! répète le
maître. _En haut, les babordais_! disent les _tribordais_.... Non! non!
s'écrie comme un inspiré notre cambusier, que nous avons oublié, et qui
s'est tenu collé au bossoir. Non! non! tout le monde sur le pont! aux
armes! aux armes! voilà les péniches!

On n'a pas le temps de s'armer: les péniches anglaises, arrêtées à une
petite distance du bord, pour profiter du moment de confusion du
changement de quart donnent un dernier coup d'aviron; un effroyable
_hourra_ est poussé: les péniches volent; elles sont le long du bord. On
saute aux pièces, on demande des fusils, des haches, des mèches
allumées. Les hommes couchés s'élancent sur le pont. On se heurte, on
crie, on met enfin le feu aux pièces: les premiers armés font feu par
les sabords. Les Anglais grimpent dans les filets, le pistolet au poing;
ils tirent: on leur lance des coups de pique, ils tombent; quelques-uns
se jettent à bord par un trou qu'ils ont fait en coupant les filets du
travers. Les coups de sabre voltigent; on se hache sur le pont, sans
savoir sur qui l'on frappe. Une des canonnières mouillées à terre du
côtre se halle à pic sur son câble, et son capitaine hèle au porte-voix:
Oh! du _Printemps_, ne tirez plus du côté de babord, vous allez nous
couler! et puis cette canonnière, dépassant le côtre de toute sa
longueur, envoie une bordée terrible aux péniches, qui se hallent en
désordre sous notre beau pré. A la lueur du feu de la canonnière, nous
avons vu les Anglais perchés sur leurs bancs!... On se bat encore sur le
pont du côtre; mais dans l'intervalle des coups de feu, on entend le
bruit des avirons qui tombent régulièrement sur l'eau, qu'ils fendent à
coups pressés: ce sont les Anglais qui s'en vont. Le capitaine crie tant
qu'il peut: «Ne frappez plus! ne frappez plus! allumez les fanaux!» Il
était temps. Les hommes du côtre se massacraient entre eux, croyant
abattre des ennemis. En allant chercher du feu à la cuisine et à
l'habitacle pour les fanaux, nous autres petits pilotins, nous tombons
sur des cadavres qui nous barrent le chemin. On se relève, les mains
gluantes de sang; enfin, les fanaux viennent. On relève dix à douze
blessés, cinq à six morts. Trois Anglais hachés sont reconnus: ils
portent au bras une bande de drap blanc, qui devait leur servir de
reconnaissance pendant la mêlée. On les panse, on les interroge. L'un
d'eux, qui, malgré ses onze blessures, peut encore parler, nous apprend
que douze péniches nous ont abordés, et que sans nos filets nous
eussions été enlevés en quelques minutes! Notre capitaine, pris corps à
corps par ce dernier assaillant, lui avait traversé la poitrine d'un
coup de pistolet à bout portant, cependant parlait encore.

La plus complète tranquillité succéda à cette attaque de nuit. Les
commandants des forts et des canonnières se rendent à notre bord: on se
félicite, on s'embrasse sur ce pont encore tout ensanglanté. Le
lendemain au matin, l'ordre d'appareiller est donné, et le jour enfin se
fait.

Nous l'attendions bien impatiemment ce jour, pour contempler avec
curiosité le théâtre de notre combat nocturne. Le côtre se trouva
noblement environné, au lever de l'aurore, de débris d'embarcations, de
chapeaux de marins, percés de biscaïens, d'avirons brisés, éparpillés çà
et là sur les flots, où l'on croyait apercevoir de larges taches
rouges.... Nous appareillâmes avec notre convoi, que nous conduisions
tout glorieux, un large pavillon tricolore à notre pie. En doublant la
pointe Saint-Mathieu, une longue et noire frégate anglaise, détachée de
la division qui croisait au large, parvint, en louvoyant _à toc de
voiles_, à s'approcher de nous. Notre petit branle-bas de combat était
fait à bord, protégés que nous étions sous les hautes batteries de
terre. La frégate nous rallia à demi-portée de canon, mais sans nous
envoyer un seul boulet. Elle semblait, avec inquiétude, chercher à voir
si nous avions pris quelques-unes des péniches: plusieurs d'entre elles
avaient sans doute manqué au rendez-vous. La frégate parut ne pas
vouloir se venger de notre succès, car elle était bien près, bien
terrible, et elle ne répondit pourtant pas aux batteries de la pointe
Saint-Mathieu, qui déjà faisaient gronder leurs lourdes pièces de 36. En
virant de bord, pour s'éloigner, elle nous laissa lire distinctement à
la longue vue, sur son vaste arrière, ce nom écrit en lettres blanches:
_Cornélie_.

Le soir, nous avions déjà débarqué tous nos blessés à l'hôpital de la
marine de Brest. Le lendemain, nos morts furent ensevelis dans notre
grand pavillon, et enterrés avec pompe dans le cimetière de la ville.
Les blessés qui purent se traîner à terre, suivirent le convoi.

J'avais neuf à dix ans. A cet âge, on a tout ce qu'il faut pour recevoir
les vives impressions, qui se gravent pour jamais dans une mémoire
fraîche et une imagination facile à impressionner: jamais aussi je
n'oublierai ces grands Anglais que je vis grimpés, comme des fantômes de
nuit, dans les filets d'abordage du côtre _le Printemps_.



II.

Combat de nuit entre une frégate et un vaisseau.


La nuit s'est faite: elle sera noire. Les hommes en vigie, et les
gabiers occupés dans le gréement, ont promené, au coucher du soleil,
leurs regards attentifs sur un horizon brumeux. On n'a rien vu, et
pourtant c'est au coucher ou au lever du soleil, que les voiles qui
commencent à poindre sur le cercle dont le navire est le centre,
peuvent être le plus facilement aperçues. Mais rien... rien, le maître
de quart, à qui chaque vedette envoyée sur les barres, doit faire son
rapport en descendant, est venu dire à l'officier: _Lieutenant, rien de
nouveau à la vigie_.--_C'est bon_, a répondu l'officier.

Le vent a fraîchi avec l'obscurité; on a pris le ris de chasse dans
chaque hunier; la grande voile a été serrée; tous les gens de quart se
promènent en longues files sur les passavants. Les hommes placés à
chaque bossoir veillent, et à chaque coup de marteau que le pilotin va
frapper sur la cloche pour annoncer l'heure, on entend la voix sourde du
maître, hurler ce lugubre avertissement: _Ouvre l'oeil au bossoir_, et
les sentinelles de l'avant de répéter: _Ouvre l'oeil devant_! Les yeux
en effet n'auraient garde de se fermer. De temps à autre, les
découvreurs officieux s'arrêtent pour regarder au loin le sommet des
lames brunes qui clapottent, et qui, se dessinant en pointes au-dessus
de l'horizon, semblent présenter l'apparence ou les formes d'un
navire.... Mais dès que l'illusion est détruite, et dès que le spectre
se dissipe en roulant avec les flots qui l'ont produit, les regardeurs
reprennent le cours de leur promenade, pour se mêler à la conversation
générale.

Un des hommes de bossoir cependant a appelé le contre-maître de quart:
le contre-maître a tenu quelque temps ses regards inquiets sur le point
que le matelot lui a indiqué. Il passe derrière; il dit un mot à
l'oreille du maître assis nonchalamment sur le bout de la drôme. Le
maître parle à l'officier; l'aspirant de quart posté devant passe
derrière; l'officier a regardé au vent par-dessus les bastingages. On
lui a dit: C'est là... là...; et bientôt on entend le chef de quart
prononcer ces paroles, qui arrêtent le sang dans toutes les veines:
_Timonnier, allez réveiller le commandant_.

Le commandant paraît: il dirige sa longue-vue de nuit sur le point qu'on
lui montre. Tous les yeux suivent le mouvement de cette longue-vue au
bout de laquelle toutes les destinées semblent attachées... _Cachez les
feux partout: branle-bas général de combat_. C'est l'ordre qu'a donné le
chef à l'officier de quart. A bord d'une frégate, en temps de guerre, le
branle-bas est aussitôt fait, même de nuit, que l'alignement d'un
régiment d'infanterie rangé sous les armes. En un clin-d'oeil, les
hamacs, où dormaient, quelques secondes auparavant, deux cents hommes,
sont portés dans les bastingages, les pièces sont détapées, les mèches
allumées, les canonniers à leur poste de combat, les chirurgiens parés
dans le faux-pont à découper les blessés qu'on leur jettera. La poudre
circule dans les batteries avec les gargoussiers des petits mousses; le
capitaine d'armes, avec sa troupe, parcourt le sabre en main toutes les
parties du navire, pour s'assurer que tout le monde s'est rendu à son
devoir.... En quelques minutes enfin l'ordre donné par le commandant de
la frégate, se trouva exécuté: il n'y avait plus qu'à attendre
l'événement..

Mais, avec quelle attention les hommes que leur service appelle sur le
pont, cherchent à voir le navire que l'on croit avoir aperçu! Tous les
yeux se tiennent attachés sur une masse noire qui semble approcher en se
balançant sur les flots qui la poussent vers la frégate. La grande voile
a été mise sur les cargues, le ris de précaution, pris dans les
huniers, a été largué: mais le point noir avance, la masse aperçue
grandit, s'étend: c'est un fort navire auquel l'ombre de la nuit semble
encore donner des formes gigantesques. _Il faudra bientôt en découdre_,
se disent tout bas les matelots. _Le commandant vient de capeler son
grand uniforme. Il y aura avant le jour des chapeaux à revendre à bord_.
Mais quel silence règne, au milieu de tant d'hommes qui vont envoyer et
recevoir la mort! Le bâtiment chasseur n'est plus qu'à une portée de
pistolet de la frégate: c'est un vaisseau, un vaisseau de ligne!...
Savez-vous bien tout ce qu'une apparition de ce genre a d'imposant à
cette petite distance, à cette heure sinistre où le péril a quelque
chose de si funeste au milieu des mers qui gémissent, du vent qui semble
se plaindre, au bruit surtout du porte-voix, qui retentit d'une manière
si lugubre!...

Le vaisseau approche encore; on entend un terrible coup de sifflet de
_silence_, dont le son aigu et saccadé se prolonge et va frapper les
oreilles attentives de l'équipage de la frégate. Puis à ce coup de
sifflet succèdent ces mois solennels hélés en anglais: _Ship hoe!...
C'est un Anglais, c'est un Anglais_!

Le commandant de la frégate répond, et aussitôt le pavillon français
flotte dans l'obscurité au haut de la corne; et dans le porte-voix de
combat a retenti cet ordre si bien compris: _Parez-vous à faire feu au
commandement_! Tous les coeurs palpitent: c'est le moment suprême.

La frégate revient au vent pour présenter le travers à l'ennemi, qui a
voulu la prendre en hanche en se laissant culer. _Feu tribord_! La volée
part à la fois à bord des deux navires, et ces deux bordées ne font
qu'un seul coup de foudre: puis un silence affreux; le temps seulement
de recharger les pièces; silence qui n'est interrompu que par le bruit
des manoeuvres qui tombent, des blessés qui crient. _Feu tribord_!
répète le commandant. _Feu tribord_! répètent les officiers; _charge en
double! pointe à démâter_! Les coups de canon ne se font pas attendre;
ils grondent sans interruption, et au fort du combat, et au sein de
l'obscurité et des bouffées de fumée, on entend: _Le vaisseau est là_!
_le voilà par la hanche! le voilà!_ attention à pointer: _feu! feu!_ et
toujours feu.

A terre, les coups de fusil sont la base des batailles; en mer, un
combat est une longue fusillade à coups de canon: là ce sont des balles,
ici ce sont des boulets.

C'est en vain que la frégate, couverte de voiles, a voulu fuir: le
vaisseau la gagne et la couvre de feu et de mitraille; il ne pointe plus
à démâter, il pointe à couler bas. Il ne réussira peut-être que trop
bien: un aspirant est monté précipitamment sur le pont; il a dit un mot
à l'oreille du commandant, et le commandant, sans quitter le poste, où
il semble cloué, a ordonné de garnir les pompes. Les brimbales étaient
montées: les pompes jouent aussitôt; l'eau entre dans la cale par les
trous des boulets reçus à la flottaison, et toujours le vaisseau anglais
poursuit sa proie, en paraissant étendre sur elle, comme des ailes
fatales, ses voiles encore intactes, hautes et toujours majestueusement
bordées sur ses vergues immenses.

Une dernière volée va décider du sort de la frégate. Oh! que les chefs
de pièce, enragés de toujours manquer cette mâture, mettent de zèle et
d'âme à pointer leurs canons: cette volée sera terrible pour le
vaisseau, qui présente le travers; elle sera lancée à bout portant et
des gaillards et de la batterie: elle part, elle tonne enfin cette
volée, dernier effort du bâtiment le plus faible et le plus maltraité.
Elle a tonné, et long-temps après qu'elle est sortie comme la foudre du
flanc de la frégate, les nuages épais d'une homicide fumée, cachent
encore et la frégate et le vaisseau. Mais le vent dissipe enfin ce chaud
nuage de salpêtre: le vaisseau a culé; un bruit effroyable se fait
entendre! C'est son grand mât de hune, avec les voiles dont il est
surchargé, qui, en craquant comme un édifice qui s'écroule, tombe le
long de son bord entre lui et la frégate. Un cri de _vive l'empereur_!
un cri de victoire part, avec le bruit et la rapidité de la foudre, de
dessus le pont de la frégate. Elle vient de démâter l'ennemi: elle vient
d'échapper à sa perte, à sa honte! c'est de la batterie, c'est des
gaillards, c'est de l'avant, c'est de l'arrière, c'est de partout enfin
que le coup vengeur, que le coup sauveur est parti. La frégate,
délivrée, fuit, mais en se soutenant au moyen de ses pompes sur les
flots qu'elle fend et que le sang qui coule de ses dallots a rougis.
Elle fuit; mais en s'éloignant elle veut encore faire ses adieux à
l'ennemi qui lui présente un avant tout délabré. Une volée, chargée à la
hâte jusqu'à la gueule, est lancée avec rage dans les bossoirs du
vaisseau: c'est la dernière! un roulement annonce à bord de la frégate,
que l'action est finie et que le feu est éteint.

Oh! c'est alors que la scène qu'animait l'ardeur du combat et
qu'ennoblissait l'éclat de la gloire, va changer de face! Pendant deux
heures on a marché dans le sang et sur des cadavres, sans s'en
apercevoir: les idées étaient plus haut. Mais après le roulement du
tambour, mais après l'exaltation du carnage, les regards s'abaissent sur
le pont: la lueur des fanaux laisse voir le sang sur lequel on a marché,
les cadavres et les membres épars que l'on a foulés aux pieds. L'appel
va se faire; chaque officier tient la liste de son escouade: on se range
sur le pont, dans la batterie; les rangs sont vides: on demande, on
cherche ceux qui manquent. L'officier appelle les noms: peu de voix
répondent, _présent_. On devine le sort de ceux qu'on appelle et qui ne
répondent pas! C'est avec le jour que commenceront les rapides
funérailles du bord, et que les fauberts iront, sous les mains des
matelots, effacer les taches épaisses du sang qui a si long-temps coulé
pendant la nuit!...



III.

Chaloupe Canonnière coulée par un brick anglais.


_La Canonnière_ 93 devait escorter, de Perros à l'Ile-de-Bas, sept à
huit navires chargés de grain, et destinés à approvisionner les magasins
des vivres de la marine au port de Brest.

Notre canonnière était une de ces embarcations longues et plates que
Napoléon avait fait construire par milliers, pour opérer cette
gigantesque descente que tant de circonstances firent manquer. Plus
tard on avait cherché à utiliser les grandes chaloupes de la flottille,
en leur plantant une haute mâture de brick de guerre, et en remplaçant
leurs trois fortes pièces de trente-six, par une douzaine de petits
canons de quatre; elles qui, étroites et longues, ne calaient que quatre
à cinq pieds d'eau! Plusieurs de ces pauvres chaloupes canonnières, si
fastueusement gréées, chavirèrent sous le poids de leur haute mâture et
payèrent bien cruellement ainsi l'honneur d'avoir voulu s'égaler aux
grands bricks de l'État.

Aussi fallait-il voir la vigilance que mettaient les officiers embarqués
sur ces bateaux, si peu stables, à prévenir les moindres grains! A peine
un nuage s'élevait-il un peu rapidement sur l'horizon; à peine la brise
venait-elle à verdir la mer, ou à frémir dans le gréement, qu'on amenait
tout à bord, de peur de faire chavirer la barque sous l'effort de la
risée. On savait qu'il y allait de la vie, et c'était avec prudence que
l'on jouait sur les flots cette partie dans laquelle l'existence de tout
un équipage est mise si souvent en jeu.

Les vents étaient au sud-est lorsque nous appareillâmes de Perros avec
notre petit convoi. Le matin on s'était assuré, en montant au sémaphore,
guindé sur la partie la plus élevée de la côte, qu'il n'y avait aucun
ennemi en vue. La plus parfaite tranquillité régnait au large sur les
flots: la brise était ronde, la journée paraissait devoir rester belle.
En un clin d'oeil nous fûmes sous voiles, laissant les Sept-Iles par
notre côté de tribord, et longeant, avec nos bâtiments bien ralliés, la
côte de Lannion par babord. Les rochers arides que blanchissaient de
belles vagues étincelantes au soleil de mai, défilaient déjà à nos yeux,
et à chaque minute les formes bizarres du rivage changeaient d'aspect et
de perspective. Rien n'est plus piquant, sous un ciel serein, que de
voir ainsi la terre se métamorphoser sans cesse et revêtir les couleurs
et les configurations les plus diverses. C'est un vaste panorama que la
mer encadre avec son mirage, ses riants fantômes, et dont le navire est
le centre. Aucune illusion d'optique ne peut rendre ce spectacle, si
indifférent quelquefois pour les gens qui se sont fait une habitude de
naviguer au milieu des miracles de perspective et des prodiges de
l'Océan.

Vers midi, le vent, qui depuis notre départ avait paru vouloir tomber,
passa définitivement au Sud, en faisant défiler, sous le ciel devenu
grisâtre, de gros nuages, chargés de pluie. Une brume épaisse s'étendit,
comme un rideau, sur le groupe des Sept-Iles que nous laissions déjà
derrière nous, et sur la côte, qui ne se montrait plus à l'horizon que
comme un banc de fumée. La brise, qui nous poussait au large, nous
contraignit de louvoyer, non plus pour nous rendre à l'Ile-de-Bas, mais
bien pour tâcher de gagner un mouillage à terre.

Notre capitaine, brave officier, élevé dans les dangers de sa profession
et accoutumé à supporter toutes les contrariétés du métier, se montra
soucieux dès cet instant. Il nous ordonnait avec inquiétude de bien
regarder autour du navire. Il semblait prévoir l'événement que le sort
nous réservait.

Quant à nos pauvres bâtiments du convoi, ils louvoyaient aussi en ayant
soin de ne pas nous perdre de vue. Ils paraissaient craindre l'approche
de quelque croiseur, et rechercher par instinct notre protection contre
tout événement possible; car alors les croiseurs anglais ne manquaient
pas de rôder, en vrais loups, autour des faibles troupeaux de petits
bâtiments que nous nous hasardions quelquefois à faire sortir de nos
ports.

A dix heures on vint nous annoncer que le déjeûner était servi dans la
chambre. Le capitaine ne voulut pas descendre: l'officier de quart resta
sur le pont pour lui tenir compagnie et pour faire virer de bord la
canonnière, chaque fois que le pilote-côtier venait conseiller d'envoyer
vent-devant.

Nous étions assis depuis quelques minutes autour de la table du
déjeuner, lorsque nous entendîmes sur le pont un mouvement
extraordinaire. Nous montâmes tous. Ceux des navires du convoi qui se
trouvaient à terre de nous, venaient de laisser arriver à plat sur la
canonnière. Malgré l'épaisseur de la brume, ils avaient aperçu au vent à
eux, un grand navire qui ne faisait pas partie du convoi. Nous jetons
les yeux sur le point qu'ils nous indiquent. La parole nous manquait
pour nous dire l'un à l'autre ce que nous venions de découvrir....

Une haute voilure de brick nous apparaît dans la brume, sous une forme
aérienne. Cette voilure, avec ses contours imposants, filait avec
vitesse comme un gros nuage noir que le vent aurait poussé
silencieusement au-dessus des flots. Bientôt le brick, que nous ne
voyions encore que par son travers, laisse porter sur le groupe des
navires que nous escortions. C'est probablement le corsaire _le
Jean-Bart_, disons-nous, qui, mouillé depuis long-temps à l'Ile-de-Bas,
sera parti ce matin, pour retourner à Saint-Malo. Nous nous flattions
trop; mais comment penser qu'un bâtiment ennemi osât, avec un temps
pareil, approcher aussi près d'une côte aussi dangereuse! comment
supposer que sur ces mers, où quelques heures auparavant nous n'avions
pas vu un seul navire, un brick anglais fût parvenu aussitôt à se placer
sous terre? On ordonne le branle-bas de combat à notre bord. Le
capitaine passe sur l'avant, un porte-voix en main. Il crie aux
bâtiments du convoi: _Continuez de louvoyer, et si l'un de vous amène
pour le brick en vue, je le coule à fond_.

Le moyen de choisir, si c'est un bâtiment ennemi? Coulés par le brick
s'ils n'amènent pas, ou coulés par notre canonnière s'ils amènent, nos
navires se décident toutefois à louvoyer pour essayer de gagner la côte.
Notre anxiété ne peut se peindre, nous si faibles et surpris au large
par un navire qui paraît être si fort! Qu'allons-nous devenir!

Il n'était que trop fort, en effet, ce brick qui déjà nous laisse voir
une batterie très-haute, au-dessus des lames qui clapottent à peine au
ras de ses sabords, ouverts comme une gueule béante qui s'apprête à
vomir du sang et de la flamme.

Notre malheureux capitaine sentit qu'il fallait se sacrifier pour sauver
le convoi qui lui avait été confié. Il ordonna de commencer le feu et de
pointer juste.

Deux ou trois grosses lames passent sous la canonnière; on attend
_l'embellie_, le navire sera plus stable. Ce moment arrive, et nous
envoyons par tribord cinq coups de canon de quatre, au brick anglais,
qui paraît à peine en être effleuré. Cette agression semble le mettre à
l'aise; il revient un peu au vent, en nous laissant voir à sa corne la
queue d'un large pavillon rouge; puis après nous entendons éclater, au
milieu d'un nuage de fumée blanche que vomit sa batterie, un lourd coup
de foudre. Des cris partent de notre bord; la mitraille a sifflé à nos
oreilles; elle a frappé plusieurs de nos hommes. Un mât de hune tombe:
le capitaine hurle au porte-voix: _Enlevez les blessés! feu tribord_!
Nous faisons feu; mais le fracas de l'artillerie du brick couvrait le
bruit de nos petites pièces. Le combat est engagé: le brick nous
approche à demi-portée de pistolet; il masque son grand hunier pour ne
pas nous dépasser, et dans cette position les sifflets perçants des
maîtres se font entendre: c'est le moment fatal. Une grêle de boulets et
de mitraille tombe sur notre pont, balaie nos gaillards et nos
passavants. Cette position n'était plus tenable; et, loin d'amener,
notre capitaine nous fait entendre au contraire ce cri terrible: _A
l'abordage! à l'abordage!_

Dans un moment de calme et d'affaissement, une petite voix vient glapir
au panneau. C'est un mousse qui crie: _Nous coulons! nous_ _coulons! la
calle est pleine d'eau_! Les boulets de 32 du brick, pointés à la
flottaison, nous avaient percés de part en part: chaque projectile avait
fait deux trous par lesquels l'eau entrait dans notre calle, comme dans
une citerne.

La barre de la canonnière est poussée à babord; le capitaine lui-même
aide les timonniers à faire ce mouvement; avec l'aire que conserve
encore le navire à moitié coulé, nous revenons au vent et nous abordons
le brick qui nous présente le travers. Mais qui montera à l'abordage! Il
ne reste tout au surplus que quinze à seize combattants sur notre pont,
de tout un équipage de cinquante hommes: les Anglais prennent le parti
de descendre à notre bord; ils tombent par groupes sur nous: notre
capitaine, furieux, se précipite devant eux. Un coup de sabre lui fait
voler le sommet de la tête: deux coups de feu l'étendent mort. Les
briquets voltigent sur nos têtes, les coups de feu pleuvent de tous
côtés. Il n'y a plus que des morts, des blessés et des Anglais sur notre
canonnière, qui menace de couler avec les vainqueurs et les vaincus. Le
brick s'éloigne d'elle, laissant à notre bord les deux tiers de
l'équipage, qu'il nous a mitraillés, hachés et coulés.

Bientôt heureusement les embarcations du brick sont mises à la mer:
elles recueillent nos blessés. On nous transporte à bord du bâtiment
ennemi. Le capitaine anglais nous reçoit avec flegme, avec un peu de
dédain même: ses hommes étaient occupés à fourbir les batteries des
caronades qui venaient de nous foudroyer, et à enlever sur le pont les
taches du sang que notre feu avait fait couler. Le navire qui venait de
nous traiter ainsi se nommait _le Scylla_, capitaine Arthur Atchisson.
Il avait vingt caronades de 32 en batterie, et cent vingt-cinq hommes
d'équipage; il n'en fallait pas tant pour nous.

Le capitaine Atchisson fit appeler notre second, qui n'était que
légèrement blessé: il ordonne à un grand homme sec, qui parlait
français, d'adresser à cet officier les questions suivantes:

--Pourquoi avez-vous résisté avec si peu de monde et un navire si
faible, au brick que vous voyez?

--Parce qu'il a plu à notre capitaine de le faire. Dites à votre
commandant que je suis son prisonnier; mais que je n'ai aucun compte à
lui rendre.

--Le capitaine Atchisson m'ordonne de vous demander quelle était votre
intention en cherchant à l'attirer sur les roches de Kéralïès?

--Notre intention était de vous faire vous jeter sur les rochers et de
nous donner le plaisir de vous voir vous noyer, en nous sauvant.

--Le capitaine me dit de vous répondre qu'il connaissait la côte tout
aussi bien que vous, parce qu'il a à bord un pilote français.

--Et quel est ce pilote?

--C'est moi.

--En ce cas, dites à votre capitaine que vous êtes une lâche canaille,
et que je vous méprise trop pour répondre désormais aux questions qui me
seraient faites par la bouche d'un traître de votre espèce.

Le commandant anglais, devinant le sentiment que venait d'exprimer notre
second, le retient par le bras et l'attire avec lui sur l'arrière, en
ordonnant qu'on aille chercher le master.

Le master paraît: il s'exprimait assez bien en français. Après avoir un
instant causé avec son commandant, il dit à notre second:

«Le commandant me charge, monsieur le lieutenant, de vous présenter ses
excuses, et de vous assurer qu'il méprise autant que vous pouvez le
faire vous-même, le pilote français à qui vous attribuez avec raison
votre perte. C'est un traître dont nous nous sommes servis, mais que
l'on paie et que l'on ne peut estimer. Pendant tout le temps que vous
passerez à bord, il lui sera interdit de paraître sur le gaillard
d'arrière; c'est l'ordre du capitaine Atchisson, qui m'invite aussi à
vous demander si vous voulez lui donner la main et accepter sa table.»
Nous vîmes, après ces paroles, notre second et le capitaine anglais se
donner affectueusement une poignée de main.

Nous fûmes traités à bord de _la Scylla_ avec tous les égards possibles.

Quant à notre pauvre canonnière, quelques heures après notre combat,
elle coula, malgré toutes les peines que s'étaient données les Anglais
pour la maintenir sur l'eau comme un trophée de leur victoire; elle
coula avec nos morts sur le pont! Le navire que ces pauvres gens avaient
défendu jusqu'au dernier soupir, leur servit de tombeau, et le pavillon,
que personne n'avait songé à amener, disparut au bout du pic sous les
flots que le sang de tant d'hommes avait rougis....

Pendant la nuit, à l'heure où les Anglais nous croyaient endormis, nous
entendîmes sur le pont le bruit sourd de plusieurs voix qui semblaient
réciter des prières. Et puis ensuite on faisait silence, et des objets
qui paraissaient être d'un grand poids étaient lancés à la mer.
C'étaient leurs morts que les Anglais jetaient ainsi par-dessus le bord,
mais avec mystère, pour nous cacher le mal que nous leur avions fait
dans ce combat si inégal. C'était là une de ces coquetteries de guerre,
que l'on n'épargne pas même aux vaincus.

Trois jours après notre action, nous fûmes plongés, blessés, sans
effets, sans secours, dans les prisons de guerre de Plymouth.



TROISIÈME PARTIE.

       *       *       *       *       *

Aventures de Mer.



I.

Le Capitaine de négrier.


Un de mes amis d'enfance, après avoir servi comme officier dans la
marine militaire, se livra en 1816 à la traite des noirs, et parvint à
s'enrichir en peu de temps, au milieu des périls attachés à cette triste
navigation. Revenu malade à la Martinique, à la suite d'un voyage
pénible, il était à peine convalescent, qu'il se disposa à entreprendre
une autre campagne à la côte d'Afrique. Son ami, qu'il revoyait après
sept à huit ans de séparation, crut devoir employer, en cette
circonstance, tout l'empire que lui donnait sur son esprit un ancien
attachement, pour le détourner d'un projet qui, selon toutes les
apparences, allait lui coûter la vie. Mais toutes ses instances furent
vaines, et la dernière conversation qu'eurent ensemble les deux marins,
est assez caractéristique pour pouvoir être rapportée ici au profit de
ceux qui ne s'imaginent pas ce qu'une vie aventureuse peut offrir de
charmes à une jeune imagination et à l'exaltation d'une âme avide et
forte.

_L'ami_.--Pourquoi, avec une fortune acquise aux dépens de la santé, et
au milieu de tant de dangers, vas-tu encore, malade comme tu l'es,
chercher une mort presque certaine, tandis que tu pourrais vivre si
commodément maintenant au milieu d'une famille que tu chéris, et qui
n'aura pas de plus grand bonheur que celui de te revoir?

_Le capitaine_.--Si tu connaissais comme moi toutes les sensations que
j'ai éprouvées dans le métier que je fais, tu ne m'adresserais pas une
pareille question. Fatigué de végéter au milieu des habitudes uniformes
de l'Europe, j'ai trouvé un autre monde, une autre nature sur la côte
d'Afrique. C'est là que je me suis senti vivre le plus énergiquement;
c'est là seulement que j'ai compté pour quelque chose, les arts qui nous
élèvent au-dessus de l'incivilisation des sauvages. Et crois-tu que ce
ne soit pas quelque chose de délicieux que de se montrer avec
supériorité au milieu d'une peuplade de nègres qui tous vous regardent
comme un homme d'une nature extraordinaire, qui vous admirent comme un
être miraculeux? Très-souvent, dans mes rêves de gloire, je me suis
imaginé que j'étais amiral, et qu'après un combat, je paraissais, enivré
d'applaudissements, dans une salle de spectacle. Eh bien, dans ma fièvre
de gloire, j'éprouvais mille fois moins de plaisir que lorsque j'ai
parcouru, à côté du cacique des Bisagos, un marché ou une ville où trois
à quatre milles noirs attachaient sur moi leurs regards avides. L'idée
que j'allais choisir dans cette multitude trois ou quatre cents
esclaves, me repoussait moins que la puissance que j'allais exercer sur
tout ce monde ne me séduisait. Et puis cette mâle satisfaction de
commander à un équipage d'hommes aventureux que j'avais conduits, à
travers tant de dangers, sur des côtes où les croiseurs nous
poursuivaient encore, me donnait en moi une sorte de confiance que
toutes les récompenses décernées par l'Europe à une belle action, ne
m'auraient pas inspirée. Va, crois-moi, c'est quelque chose de bien
séduisant que de réussir à surmonter de grands périls et à faire des
choses inconnues au reste du monde entier.

_L'ami_.--Mais enfin, avec ton bon sens et le respect que tu fus habitué
à porter aux lois de l'humanité, il t'a fallu vaincre bien des obstacles
et surmonter beaucoup de remords déjà, pour exercer un métier comme
celui que tu fais?

_Le capitaine_.--Et c'est justement parce qu'il fallait braver des lois
qui gênaient mon indépendance, que j'ai fait la traite; si elle avait
été permise, je n'y aurais jamais songé. Aujourd'hui, je la ferais pour
rien, non pas que je sois inhumain; car un nègre qui souffre me fait
plus de mal que la douleur que je ressentirais moi-même; mais c'est
parce que l'attrait qui m'attire vers les choses extraordinaires, est
irrésistible pour moi.

_L'ami_.--Et ta famille, tu n'y penses donc plus?

_Le capitaine_.--Dans le moment où je me crois sur le point de perdre la
vie, je pense à ma mère; mais je l'ai mise dans l'aisance, et ce qui me
console, c'est que je lui laisserai plus de 150,000 francs.

_L'ami_.--Et crois-tu aujourd'hui que si tu voulais te marier, et que tu
eusses des enfants auxquels tu t'attacherais, ton sort ne serait pas
plus heureux que celui que tu vas chercher en prodiguant ta vie pour une
fortune dont tu n'as plus besoin, ou pour des succès sans gloire ou
plutôt sans excuses?

_Le capitaine_.--Bah! une femme, des enfants, ne m'en parle pas! cette
pensée me gêne trop. Une jolie goëlette, quelques vaillants matelots,
une bonne paire de pistolets et un sabre, voilà tout ce qu'il me faut.
Avec cela et mille lieues de mer à parcourir, un homme comme moi est le
plus heureux du monde! Voilà tout mon bagage et ma fortune. Je n'en
aurai jamais d'autre, s'il plaît à Dieu.

_L'ami_.--Et les souffrances que tu as éprouvées à la suite de ton
voyage, et les maladies que tu vas braver encore?

_Le capitaine_.--Quoi! les maladies de la côte d'Afrique? C'est si tôt
fait: dans cinq à six heures on est expédié. Jamais je ne me suis senti
fait pour mourir de la goutte. Tiens, vois-tu, depuis qu'ici je dors
tranquille et sans craindre aucune alerte, je m'ennuie à la mort. Mais à
mon bord, quand je m'étends tout armé sur le pont avec trois cents noirs
dans ma cale, et que je pense que je serai peut-être éveillé par une
révolte ou la chasse d'un croiseur, je ne puis pas te dire combien je
m'estime comme homme, combien je méprise la vie d'un buraliste, par
exemple, ou celle d'un épicier.

_L'ami_.--Tu ne comptes donc pour rien l'estime de tes semblables, la
considération dont tu pourrais jouir dans le monde?

_Le capitaine_.--Et qui t'a dit que le roi des Bisagos ou du
vieux-Calebar ne m'estimât pas? Et crois-tu que la considération des
armateurs que j'enrichis, et le respect de mon équipage, ne soient pas
quelque chose pour moi! Le monde est tout entier dans mon navire ou le
lieu que j'aborde. Tous ceux qui me regardent comme une espèce d'écumeur
de mer, m'estiment plus qu'ils ne s'estiment eux-mêmes. Je suis dix fois
plus homme qu'eux tous. A terre je vaudrais autant qu'eux dans la
plupart des professions qu'ils exercent; à la mer je ne voudrais d'aucun
d'eux, peut-être, pour mon mousse. J'ai rencontré jusqu'ici bien de ces
hommes-femmes qui me regardaient avec une sorte d'effroi ou
d'étonnement, mais je n'ai vu personne qui eût l'air de m'examiner avec
mépris. Tu connais d'ailleurs assez mon caractère, pour penser que tes
remontrances ne pourront ébranler une résolution prise depuis si
long-temps, et à laquelle cinq voyages de traite ne m'ont pas fait
renoncer. Tu m'offres la perspective d'une vie tranquille dont je ne
veux pas, et pour laquelle je ne suis pas fait. Tu as rempli envers moi
les devoirs de l'amitié, et tu as suivi les impulsions de ton coeur en
cherchant à me ramener au sein de ma famille. Je te remercie de tous tes
efforts, et si, comme il est probable, nous ne nous revoyons plus, crois
bien que jusqu'à mon dernier jour je me rappellerai ta conduite, qui est
celle d'un vieux camarade et d'un brave garçon. Adieu! embrasse ma
pauvre mère pour moi, et dis-lui qu'elle est riche aujourd'hui, et
qu'elle ne me pleure pas trop, si je meurs avant elle. Adieu!... Je
n'aime pas à m'attendrir, parce que cela ne conduit à rien de fort....

Après cet entretien, le capitaine négrier quitta son ami, s'embarqua sur
sa goëlette, et ne revint plus. Assassiné à la côte d'Afrique par ses
nègres, qui se révoltèrent, dans la rivière des Bisagos, quelques jours
avant son départ, son corps fut jeté à l'eau par les esclaves furieux,
qui mirent, en s'échappant, le feu au navire qui devait les jeter sur
les côtes de la Havane.



II.

Les pirates de la Havane et le brick de guerre.


Pris par un pirate qui avait pillé le négrier sur lequel nous sortions
des Bisagos, avec une cargaison de trois cents esclaves, je me trouvai
forcé de m'abandonner au sort qui venait de m'enchaîner aux chances
périlleuses que couraient les forbans auxquels nous nous étions rendus.
Leur navire était un petit trois-mâts de la Havane, fin voilier, bien
équipé et armé de douze caronades de 16. Ils allèrent établir, après
avoir capturé et expédié notre bâtiment, leur croisière près de
Sierra-Leone.

Une nuit, je me le rappellerai toujours, le capitaine ayant prévu du
mauvais temps, fit prendre des ris dans les huniers, et recommanda à
l'officier de quart de veiller aux grains qui s'élevaient du sud-est;
mais, ne se fiant pas trop au chef du premier quart, dont l'habitude
était de boire beaucoup, le capitaine s'entortilla de quelques
pavillons, et s'endormit sur le pont auprès du timonnier. A chaque grain
qui tombait à bord, il se réveillait, et, d'une voix tonnante, ordonnait
d'arriser les huniers. Un de ces grains fut si violent, qu'après avoir
grondé sur nous, il nous força d'amener les huniers sur le tenon. Mais
dès que le nuage qui nous avait inondés de pluie fut passé sous le vent,
un des hommes placés aux bossoirs cria: _Navire_! Tout le monde se leva
à ce cri répété de l'avant à l'arrière: c'était un spectacle curieux et
terrible que de voir ces matelots déguenillés sortir de l'entrepont,
comme d'un antre de brigands, les pistolets accrochés à leur ceinture
de corde, et un large poignard à la bouche ou dans la main. Jamais un
branle-bas de combat ne fut aussi vite fait à bord de la frégate la
mieux tenue. Tous les regards de ces hommes avides se portaient sur la
partie de l'horizon où l'on avait cru apercevoir le navire. Un point
noir se faisait remarquer confusément en effet sous le vent, à une assez
petite distance. La nuit était sombre, le ciel couvert, et le
bruissement des lames et du vent se faisait entendre seul. Le capitaine
pirate, l'oeil fixé sur l'habitacle, dont il cachait la lueur avec sa
capote, faisait gouverner de manière à rallier le bâtiment qu'il croyait
apercevoir, se tenant toujours au vent du point où il s'imaginait le
voir fuir. Bientôt un officier qui s'était placé devant, passa sur
l'arrière pour avertir le capitaine qu'on n'était plus qu'à une portée
de fusil du navire chassé. _Soyez parés à l'abordage_, dit alors le
capitaine à demi-voix à tout son monde: _Il faut l'enlever souplement,
garçons_! Et tous les forbans frémirent d'impatience, courbés presque à
plat-ventre sur le gaillard d'avant, pour être plus tôt prêts à sauter à
bord du bâtiment, qu'ils dévoraient déjà des yeux. Le navire, dont nous
approchions à chaque minute, ne faisait aucune manoeuvre; le plus grand
silence régnait à son bord: on aurait dit, à quelques embardées qu'il
faisait, que tout son monde dormait, et que le vent seul, en soufflant
dans ses voiles orientées au plus près, lui faisait suivre sa route. Le
capitaine pirate ne se tenait pas de joie; il se frottait les mains, et
recommandait à ses gens, en retenant son haleine, de faire silence; il
voulait qu'on sautât à bord comme pour faire une niche à l'équipage,
qu'on se proposait de massacrer. Mais, au moment où le bout du beaupré
allait s'engager dans la hanche du brick, car c'était un grand brick, un
cri terrible de _Feu partout_! se fait entendre dans un porte-voix, et
tout tombe sur le pont du corsaire, au milieu d'un nuage de feu qui nous
couvre tous, comme si notre navire avait disparu dans le cratère d'un
volcan. La détonnation de cette volée à bout portant avait été si forte,
que personne, je crois, ne l'avait entendue. Ce ne fut que quelques
minutes après cette épouvantable commotion, que nos oreilles purent
distinguer le bruit de la mer qui venait battre encore tranquillement
notre navire démâté et percé d'une demi-douzaine de boulets. Nos yeux en
vain se portaient avec effroi autour de nous; le brick avait disparu. On
ne pouvait faire un pas sur le pont sans glisser dans le sang au moindre
roulis, ou sans faire crier un mourant sous ses pieds. Le gaillard
d'avant était jonché de cadavres. On allume des fanaux; on cherche le
capitaine qui, au moment de la volée, était monté sur le bastingage; on
ne le retrouve plus; on ouvre les panneaux de la cale, elle était
remplie d'eau. Tous les hommes, bien portants ou non, sautent aux
pompes, qu'on ne peut franchir. _Nous coulons_! crie un officier:
_embarquons-nous dans la chaloupe et les canots, sans perdre de temps_;
et aussitôt on frappe les caliornes sur la chaloupe pour la mettre à la
mer; mais, quand les embarcations sont amenées, chacun s'y jette avec
fureur: les premiers embarqués défendent leurs places contre ceux qui
veulent s'en emparer, et empêcher les canots de déborder sans eux. Les
poignards brillent dans les mains des pirates; le carnage recommence;
et, sur le pont et le long du bord du navire qui va couler dans quelques
minutes, se livre un combat affreux. La chaloupe pousse enfin du bord,
chargée de ceux qui sont parvenus à massacrer les assaillants qui
voulaient s'y établir après eux. Décidé à périr ou à ne me sauver que
dans cette embarcation, je saisis la boîte qui renfermait un des compas
de l'habitacle, et je me jette à l'eau; je nage avec mon fardeau vers la
chaloupe, qui bordait deux ou trois avirons pour s'éloigner du corsaire.
Un des forbans, voyant que j'élevais quelque chose au-dessus des flots,
me présente la pelle d'un aviron, pour m'aider à monter à bord. Ils
aperçoivent un compas, et me reconnaissent: pensant que la boussole,
dont ils avaient oublié de se munir, pourrait diriger la route mieux
qu'ils n'étaient capables de le faire, ils me reçoivent au milieu d'eux.
Un mât de misaine et sa voile avaient été amarrés sur les bancs de
l'embarcation. On s'oriente, et nous faisons route le cap à terre.
J'indique l'aire de vent à suivre; et, sans vivres, sans aucun espoir de
recevoir des secours sur la côte que nous aborderions, nous nous
éloignons du navire, que des efforts bien entendus auraient pu
long-temps encore tenir à flot. Le jour enfin vint éclairer une des
scènes les plus affreuses que j'aie vues. Qu'on se figure une vingtaine
de brigands entassés dans un canot de vingt-cinq pieds, les uns la
figure barbouillée de sang, à moitié endormis sous les bancs, les autres
essuyant le sang qui coulait des blessures qu'ils avaient reçues en
poignardant leurs camarades, et les misérables parlant encore avec une
féroce satisfaction de leurs exploits et de la victoire qu'ils avaient
remportée! Aucun regret n'échappait de leur bouche; aucune crainte ne se
lisait encore sur leurs visages effroyables. Ils parlaient presque en
riant de la nécessité de se partager les membres du premier qui
succomberait, si nous ne pouvions gagner la terre avant que la faim ne
les tourmentât. Le ciel ne permit pas que ce festin si digne d'eux leur
fût présenté. Un navire dont les voiles blanches se montraient à
l'horizon, vint frapper nos yeux: cette vue me fit tressaillir de joie.
Placé à la barre, mon premier mouvement fut de gouverner de manière à
nous en approcher; mais je pensai payer cher ce mouvement irréfléchi.
«Tu parais avoir bien envie de nous faire pendre au bout de la grande
vergue de ce bâtiment, me dit un des pirates.--Il ne nous aura peut-être
que trop vite, ajouta un autre. Tâchons d'avoir la terre: un banc de
sable vaut mieux pour nous qu'un bout de planche où il y a un pavillon
anglais ou américain.--Mais, répondis-je aussitôt, croyez-vous que si
nous étions sauvés par un navire, je passerais moins que vous pour avoir
fait la course?--C'est vrai, dit un pirate; il serait pendu aussi au
bout d'un cartahut, comme un vrai brave. Amenons notre misaine, pour
n'être pas aperçus de ce chien de navire, qui grossit à vue
d'oeil.--C'est ma foi trop vrai, qu'il grossit: il n'y a qu'un moment
qu'on ne lui voyait que les perroquets, et à présent on distingue ses
basses-voiles. Nous sommes gobés!--Dites-donc, les enfants, reprit un
autre, si ça pouvait être un ship marchand, un bon enfant de navire bien
chargé, avec dix hommes d'équipage, est-ce que nous ne sauterions pas
bien à bord encore en jouant de la pointe?» Et les forbans agitaient
leurs poignards en signe de joie. «--Tiens, ma poudre n'est pas
mouillée, à moi; j'ai deux coups de pistolet à envoyer au premier
venu.--Ah! il serait bon, ce navire, s'il voulait nous recevoir comme de
pauvres malheureux naufragés, et si nous sautions à bord pour prendre la
place de ces parias et leur faire faire un plongeon!--C'est un brick!
crie un forban: il est gros.--Tant mieux! il y en aura plus à la part.
Dans un quart-d'heure il sera sur nous, ou peut-être nous serons sur
lui; et en avant les fourchettes!--Oui, en avant les fourchettes!
s'écrièrent-ils tous, en menaçant de leurs poignards, encore tout
sanglants, le navire qui s'avançait.»

Le brick ne tarda pas à apercevoir notre frêle embarcation, qui se
cachait souvent entre deux lames. Une oloffée qu'il fit m'indiqua
bientôt qu'il gouvernait sur nous. Quand nous pûmes distinguer son bois,
nous remarquâmes qu'il était très-allongé, et que sa mâture, séparée par
un grand intervalle, pouvait être celle d'un bâtiment de guerre. Une
large batterie jaune, régulièrement coupée par des sabords très-hauts,
ne nous laissa bientôt plus aucun doute sur l'espèce de navire auquel
nous allions avoir affaire: il fallut se résigner. Les pirates devinrent
silencieux; car rien n'impose plus à ces brigands de mer que la vue d'un
bâtiment très-supérieur en force. Après avoir amené ses perroquets et
cargué ses basses-voiles, le brick masqua son grand hunier: cette
manoeuvre se fit au bruit d'un sifflet que je crus reconnaître pour
celui d'un maître d'équipage français. En nous accostant, deux hommes
nous jetèrent une amarre, qu'il fallut bien prendre. On nous ordonna de
monter à bord; mais tous les pirates avaient déjà jeté leurs poignards
et leurs pistolets à la mer. Ils avaient eu soin même de se laver la
figure, du sang dont ils étaient barbouillés, et qui avait eu le temps
de sécher sur leurs vilains visages.

Le commandant du brick m'interrogea, après m'avoir entendu prononcer
quelques mots de français. Je lui racontai brièvement mon aventure, en
ne désignant toutefois le navire-pirate, que sous le nom de négrier
espagnol. Je voulais épargner la vie de ces misérables, qui m'avaient
accordé l'hospitalité en me recevant dans leur chaloupe. Ma réserve,
quant à eux, fut inutile, comme on va le voir.

«Qu'est devenu le trois-mâts négrier auquel, dites-vous, appartenaient
ces hommes? me demanda le lieutenant de vaisseau commandant le brick
français.

--Commandant, il a coulé sous nos pieds, par suite d'une voie d'eau qui
s'est déclarée subitement.

--Cette voie d'eau n'aurait-elle pas été faite par des boulets de
vingt-quatre, reçus hier par le trois-mâts, à onze heures du soir, à
bout portant?» A ces mots, je jetai les yeux sur les seize caronades de
24 du brick, que le commandant fixait en m'adressant cette question, et
je ne doutai plus que ce ne fût le brick même qui nous avait si bien
mitraillés. Je pris le parti de convenir de tout.

«Oui, commandant; je suis forcé de l'avouer, c'est vous qui nous avez
coulés; jamais volée de navire n'a porté aussi bien: tout le gréement
et la mâture basse, criblés par votre mitraille, sont tombés sur nous à
l'instant même où votre fusillade et vos caronades de l'avant, sans
doute, nous ont percés de part en part. Le navire n'a pas resté une
heure sur l'eau, après cet engagement terrible. Si vous aviez voulu
sauver l'équipage, cinquante hommes, peut-être, ne seraient pas revenus
des cent quarante marins qu'il y avait à bord.

--Sauver ces misérables! Non: on ne peut pas les pendre comme ils le
méritent; mais on les coule, on passe par-dessus et on continue sa
route. Croyez-vous que je ne fusse pas depuis long-temps sur la piste de
ce gueux de trois-mâts pirate? C'était _Raphaël de Règle_ qui le
commandait. Il vous a pris avec trois cents esclaves, vous qui étiez sur
_la Louise_. Vous ne m'avez pas l'air de valoir grand'chose; mais, du
moins, vous n'êtes pas un forban: allez demander à déjeûner à la
cambuse.--Qu'on lui donne un hamac, et qu'il se couche. Quant à cette
vingtaine de pirates, qu'on appelle le capitaine d'armes, et qu'il les
mette aux fers. En arrivant au Sénégal, on leur apprendra à venir comme
des imbéciles attaquer la nuit un brick de guerre, où ils croyaient ne
trouver que trois hommes de quart endormis sur les cages à poules.»

Quelque temps après m'être couché dans le hamac où m'avait permis de
reposer le commandant, je m'éveillai au bruit que les pas de l'équipage
faisaient sur le pont en manoeuvrant. C'était le brick de guerre qui
passait entre les débris du corsaire, à l'endroit même où celui-ci avait
coulé. Quelques avirons, des morceaux de pavois, des planches et des
bouts de mâture flottaient çà et là; mais pas un seul homme ne
paraissait à la surface des vagues, qui avaient tout englouti. Les
regards des gens de l'équipage se promenaient avec curiosité et avidité
même autour du bord: pas une expression de pitié ne se mêlait aux
observations qu'ils se faisaient à voix basse, pour interrompre le moins
possible le silence de cette scène imposante. Le commandant ordonnait
froidement la manoeuvre, que les officiers faisaient exécuter sans
paraître attacher une grande importance aux suites terribles de
l'engagement de la nuit. Une heure après avoir abandonné les parages où
surnageaient les débris du trois-mâts pirate, les matelots
chantonnaient des airs de bord, sur le gaillard d'avant, en se
promettant d'autres combats avant d'arriver à Gorée, lieu de station du
brick.



III.

La Licorne de mer.


La licorne de mer est un de ces monstres marins que l'on croirait
inventés par l'imagination des navigateurs, si plusieurs faits n'étaient
venus en attester l'existence. Personne ne l'a vue encore, et jusqu'ici
des conjectures seules ont pu faire supposer sa forme; mais, malgré le
vague des probabilités que l'on a réunies sur l'identité de ce cétacée,
il est des circonstances qui, si elles ne font pas deviner sa
structure, prouvent du moins la réalité de son existence, et le danger
que ses attaques peuvent faire courir aux marins. Nous allons, au reste,
citer ici quelques faits dont personne ne nous contestera
l'authenticité.

En 1827, le navire _le Robuste_, de Bordeaux, fut vendu au port du
Hâvre, et le constructeur qui se trouva chargé de faire le radoub dont
ce navire avait besoin, remarqua avec surprise, dans un des bordages du
bâtiment, un bout de corne qui avait transpercé un des bordages de
l'arrière, à quelques pieds au-dessous de la flottaison.

_Le Robuste_ est un navire qui a été construit dans l'Inde avec ce bois
de _tec_, dont la consistance est telle, qu'il peut être rangé parmi ces
ligneux que leur dureté a fait désigner sous le nom de _bois de fer_.
Cette corne, trouvée d'une manière aussi étrange, fut examinée avec
attention comme on peut le croire: sa forme était celle de l'extrémité
d'une dent d'éléphant, et sa substance paraissait être la même que celle
de cette matière osseuse que l'on nomme ivoire de baleine. Le capitaine
_du Robuste_, à qui on fit part de cette découverte, n'en parut pas
surpris; et il expliqua ce fait de la manière suivante: «Une nuit,
dit-il, où le navire filait avec un fort beau temps sept à huit noeuds
dans les parages du cap Horn, il fut réveillé par un choc si violent,
qu'il crut que le bâtiment venait de se défoncer sur un récif. Monté
précipitamment sur le pont, il demande aux hommes qui étaient de quart,
et qu'il trouve tout interdits, ce qu'ils ont ressenti: ceux-ci
répondent qu'ils ont éprouvé une secousse qui leur fait croire que le
navire a touché. On saute aux pompes, on les sonde, et on ne trouve pas
une goutte d'eau dans la cale; la vitesse du bâtiment même n'avait pas
été interrompue, et le capitaine savait parfaitement qu'il n'y avait ni
récifs ni fond dans les parages où il se trouvait. Personne ne put
deviner quelle cause avait pu produire la secousse qu'on avait
ressentie, et qui était venue du côté de tribord par l'arrière,
c'est-à-dire dans le sens de la vitesse du navire. Si ce choc avait eu
lieu sur l'avant, on aurait pu penser que la rencontre de quelques
débris de mâture l'eût occasionné; mais il devenait impossible de
s'expliquer comment une épave à moitié coulée eût pu heurter le bâtiment
par l'arrière, alors qu'il filait sept à huit noeuds. Comme, après cet
accident, _le Robuste_ ne faisait pas plus d'eau qu'auparavant, on cessa
bientôt de craindre des avaries; et quelques vieux matelots attribuèrent
cette secousse à l'attaque de quelque licorne de mer, animal dont la
tradition leur avait déjà donné l'idée.»

_Le Robuste_ continua son voyage; il allait au Pérou, et il effectua
cette longue campagne, et plusieurs autres ensuite, sans qu'on eût
besoin de le réparer. Ce n'a été que lorsqu'il a éprouvé le besoin
d'être radoubé, que le bout de corne dont nous avons parlé a été trouvé
dans son bordage par le constructeur (M. Fouache), qui a conservé cette
substance comme quelque chose d'extraordinaire et de probant. C'était
bien, en effet, dans la partie où le choc s'était fait éprouver que le
bout de corne s'est trouvé. Il était brisé au ras du bordage, de manière
à faire penser que le cétacée qui l'y avait planté avec tant de
violence, l'avait rompu pour se dégager de dessous la partie du navire
où il s'était pris comme dans un piége.

Mais ce fait, s'il avait été observé dans une seule circonstance,
pourrait laisser encore des doutes sur l'existence de ce qu'on appelle
la _licorne de mer_. Un autre exemple, qu'un navire de notre port nous
fournira, va venir ajouter un nouveau degré d'évidence à nos
conjectures. Le trois-mâts _l'Olinda_, du Hâvre, en se rendant à
Rio-Janeiro, se trouva heurté violemment près des côtes du Brésil, de la
même manière que l'avait été _le Robuste_. Le navire, lors de cet
accident, filait neuf noeuds; la secousse fut terrible, et ne causa
cependant aucune avarie apparente. On observa, dans le moment de
l'impulsion donnée au navire par le choc, que sa vitesse avait augmenté,
pendant quelques secondes, de manière à faire sauter l'eau à bord sur
l'avant. _L'Olinda_ fit son voyage, et je crois même plusieurs autres
traversées, sans faire plus d'eau qu'à l'ordinaire. Mais en réparant le
navire, le constructeur même qui avait suivi le radoub _du Robuste_
rencontra dans le bordage de l'arrière de l'_Olinda_, un bout de
défense pareil à celui qu'il avait fait arracher, quelque temps
auparavant, sous la flottaison du premier navire. Si malheureusement les
cétacées qui avaient traversé le bordage de ces deux bâtiments étaient
parvenus à retirer la défense qu'ils y avaient enfoncée, les navires
auraient coulé quelques heures après; car jamais le jeu des pompes
n'aurait suffi à jeter l'eau qui serait entrée par un trou de près de
deux pouces de diamètre. _Le Robuste_ navigue maintenant pour le Hâvre
sous le nom de _l'Indus_, et _l'Olinda_ fait encore dans notre port les
voyages du Brésil. Les faits que nous rapportons dans cet article sont à
la connaissance de tout le monde, et chacun peut les vérifier et
interroger même le constructeur dont nous parlons, et qui occupe un des
premiers rangs de son honorable profession.

J'ai souvent entendu dire au brave et malheureux capitaine Girette qu'un
jour, après avoir dépassé les Açores, en se rendant à la Martinique sur
le trois-mâts l'_Activité_, lui et ses officiers éprouvèrent un choc si
violent dans la chambre où ils étaient à dîner, que tout ce qui se
trouvait sur la table fut renversé. Dans les parages où il se trouvait
alors, il n'y avait ni fond, ni rochers. La secousse était venue de
l'arrière, et le navire, qui depuis a porté le nom de _Manlius_, n'a pas
plus laissé apercevoir de dommages que _le Robuste_ et _l'Olinda_; mais,
pour cette fois, on n'a pas trouvé dans le bordage l'indice qui avait
expliqué les chocs qu'on avait éprouvés à bord des deux premiers
trois-mâts.



IV.

Naufrage sur la côte de Plouguerneau.


--Vois-tu, Jobic, ce grand navire qui dérive avec le courant et le vent,
sur la côte? Ne semble-t-il pas que ce soit la Providence qui nous
l'amène? Ce trois-mâts va bientôt se perdre, s'il plaît à Dieu! Il a
venté dur cette nuit, et nous aurons des débris à ramasser avant peu.

--Écoute donc, Bihan, si nous allions avec notre bateau à bord de ce
bâtiment égaré, pour le piloter en dedans des basses! C'est que je
connais un bon mouillage, oui, à terre du grand banc qui brise là au
large. Peut-être nous donneraient-ils quelque chose de bon à bord de ce
navire, pour leur avoir sauvé la vie.

--Ah oui! tais-toi donc! Il y a deux semaines que j'ai voulu faire ça
dans mon petit bateau, pour un brick anglais qui s'était affalé sous
Pontusval. J'étais tranquillement à pêcher du _lieu_ au large avec ma
femme et sa cousine. Le poisson ne mordait pas, et j'avais dit pourtant
cinq bons _pater_ et autant d'_ave_, avant de jeter ma ligne à l'eau. Je
n'étais pas content, non, et il aurait fallu s'approcher bien près de ma
figure, pour me voir rire, je t'assure. Mais voilà que tout-à-coup
j'aperçois, en levant ma tête, un navire qui barbotait dans les lames,
et qui s'en venait _au plein_. Tu sens bien qu'aussitôt me voilà à
rentrer mes lignes, à lever mon grapin et à courir sur le bâtiment à
_toc de voiles_. Quand je montai à bord, les voilà tous à m'embrasser,
en anglais, je crois, car ils ne m'avaient pas l'air de parler français.
Le capitaine savait qu'il allait se perdre.... Par signes, je finis par
lui faire entendre la manoeuvre qu'il fallait faire pour se parer de la
côte, et me voilà à remettre le bâtiment en bonne route.... Combien
penses-tu qu'ils m'aient donné pour mon lamanage, et pour les avoir
sauvés de la mort, ces mauvais hommes-là[2]?

[Note 2: On a imité, autant qu'il était possible dans ce petit
dialogue, la forme du langage des paysans bas-bretons de cette partie de
la côte du Finistère.]

--C'étaient des Anglais, dis-tu?

--Oui, des Anglais, car ils avaient des figures bien rouges, et ils
parlaient de la gorge.

--Ils t'ont donné.... Vous étiez à trois dans ton petit bateau, à ce que
tu m'as dit, n'est-ce pas?

--Oui, à trois, moi un, ma femme deux, et sa cousine trois.

--Ils t'auront donné.... Combien de temps as-tu passé à bord?

--J'ai passé une demi-heure, une heure peut-être, ou deux ou trois
heures, tout au plus. Mais dis-moi donc combien tu crois qu'ils m'ont
donné?

--Vingt, vingt-cinq, trente écus, peut-être, que je pense, selon mon
idée!

--Allons donc! Une ou deux livres de viande salée, mon ami, et une
bouteille ou deux d'eau-de-vie qui avait bon goût, mais qui ne se
sentait pas passer au gosier.

--Deux livres de viande et deux bouteilles d'eau-de-vie! Pas davantage?

--Pas davantage! Après cela, sauvez donc la vie à des hommes!

--Et ils ne t'ont pas seulement donné un peu d'argent?

--Pas ce qui te ferait mal à l'oeil en argent. Seulement, le capitaine
m'a mis dans la main trois petites pièces en or, mais si petites, si
petites, que je n'y pensais seulement plus en te parlant.

--En ce cas, il ne faut pas sauver ce gros bâtiment qui dérive sur la
côte en grand. On a meilleur profit à ramasser les hommes une fois morts
sur le bord de la grève, qu'à leur sauver la vie en risquant de se
noyer. Deux livres de viande! est-il possible!

--Oui, deux livres de viande salée encore.

--Deux bouteilles d'eau-de-vie qui ne rabotait pas le gosier!

--Oui, deux bouteilles d'eau-de-vie toute douce comme du ratafia des
quatre-fruits[3].

[Note 3: Nom d'une liqueur très-connue dans le pays.]

--Et trois petites pièces d'or qui valaient peut-être trente écus!

--Pas plus?

--Les coquins! Il faut les laisser se noyer, parce qu'après, vois-tu
bien, on a les débris du bâtiment et de la cargaison; au lieu qu'en
sauvant le bâtiment, on n'a rien, et on le voit s'éloigner au large en
se moquant de nous.... Oh! comme le vent souffle! Entends-tu comme la
tempête hurle, et comme la mer crie.... C'est la sainte Vierge Marie,
mère de Dieu, qui fait ce _coup de temps_ tout justement pour nous.»

Le bâtiment qu'avaient aperçu nos deux pêcheurs de Plouguerneau, luttait
en effet contre la tempête, et luttait sans espoir de salut. Chacune des
voiles qu'il présentait à la violence du vent pour essayer de s'élever
de la côte, était enlevée en mille pièces par la bourrasque furieuse.
Poussé par la masse énorme des lames qui le heurtent en travers, il
dérive en roulant vers le rivage semé d'écueils et blanchi par l'écume
des vagues, qui mugissent sur le sable soulevé. Il mouille ses ancres
sur le fond, qu'elles labourent en cédant à l'effort des câbles....
Efforts inutiles; le bâtiment va périr: son équipage nombreux se presse
sur le pont, monte dans les cordages, au haut des mâts, que la mer
couvre déjà, que le vent plie comme de frêles peupliers sur la lisière
d'une forêt. Les malheureux naufragés lèvent les mains au ciel,
confondent leurs cris de terreur ou de désespoir.... A terre, c'est un
autre spectacle: de barbares paysans, la joie dans les yeux, l'espoir
dans tous les gestes, l'impatience dans tous les mouvements, attendent
que la mer courroucée apporte à leurs pieds les fruits du naufrage.
Pendant que les matelots du navire et les passagers les implorent comme
des anges sauveurs, ils leur tendent les bras, mais pour les saisir, les
attirer à eux et les dépouiller. A chaque cri de terreur que poussent
les naufragés, les pêcheurs du rivage répondent par un rugissement
d'allégresse.... La tempête est la plus forte, et les voeux de la
cruauté sont seuls exaucés: le navire disparaît dans une rafale
épouvantable, sous les montagnes d'eau qui mugissent en se roulant les
unes sur les autres, comme pour submerger la terre sur laquelle elles
viennent se briser avec un horrible fracas....

La rafale a passé comme un coup de foudre: une _acalmie_ lui succède....
Quelques têtes d'hommes et de femmes se montrent au-dessus des flots
palpitants; des débris surnagent. C'est sur ces débris que se porte
d'abord l'avidité des paysans. Ils les halent à terre, en se jouant avec
les lames furieuses auxquelles ils disputent les restes du naufrage.
Puis après, c'est sur les naufragés qu'ils nagent, non pour les
secourir, mais pour en faire une proie et se les partager. Aussi, voyez
avec quelle curiosité ils regardent ces matelots et ces passagers
tremblants, qu'ils attirent sur le rivage! Pendant que ceux-ci
remercient les riverains à qui ils croient devoir la vie, les paysans ne
cherchent qu'à arracher la montre qu'ils aperçoivent à la ceinture de
leurs hôtes, ou la bague qui brille à leurs doigts engourdis. Les
naufragés pleurent d'attendrissement; les paysans sourient d'un affreux
espoir. Il y a des femmes dans les naufragés sauvés. Mais il y a des
femmes aussi dans les habitants du rivage, et celles-ci sont
impitoyables. L'une d'elles va jusqu'à briser avec ses dents la bague
qu'elle n'a pu ôter au doigt gonflé de la femme du malheureux capitaine,
étendu mort sur la grève qui regorge déjà de cadavres.

Le temps cependant s'apaise. Les hommes et les femmes échappés à la
tempête, restent pendant la nuit à demi nus, sur la plage inhospitalière
où la cupidité les a accueillis avec tant d'inhumanité. Des feux allumés
par les paysans, pour éclairer les travaux du sauvetage, servent à
réchauffer les membres glacés des naufragés. Les cris de joie des
pêcheurs de Plouguerneau se mêlent aux lamentations de leurs victimes,
toutes les fois qu'ils parviennent à tirer à sec une épave du navire, ou
une caisse de marchandises que leur apporte la mer moins agitée. Le jour
se fait bientôt: le temps est devenu moins menaçant; le ciel, qui
quelques heures auparavant vomissait la tempête et la foudre, a repris
sa sérénité, et il semblerait sourire à la nature, si les débris d'un
navire et les cadavres de quelques naufragés n'étaient pas là pour
attester les malheurs de la veille et le délire récent des éléments.

Avec le jour, un bâtiment de guerre rôdant sur la côte, est venu
mouiller sur le lieu de l'événement, pour s'opposer à la fureur trop
connue des habitants de la côte après tous les naufrages. Les postes
voisins de douane accourent aussi. Chaque matelot de l'État, chaque
préposé des douanes, dispute aux habitants du rivage la proie qu'ils
veulent arracher à la mort même. L'ordre se rétablit: l'humanité veille
à côté de la cupidité; la générosité succède à la violence et à
l'endurcissement. Mais les paysans, repoussés dans leurs cahuttes,
s'assemblent pour concerter pendant la nuit une attaque contre la force
armée, et pour tâcher encore de ravir aux hommes de l'État, les lambeaux
du navire et de la cargaison que protégent l'honneur et la force.

Il y a quarante-cinq ans à peu près que ce triste événement se passa
sur la côte de Plouguerneau. Depuis ce temps, toute une révolution a
passé sur les moeurs des habitants de ces sauvages contrées, et ces
moeurs se sont adoucies à la lueur des lumières qui ont pénétré jusque
dans les cantons les plus ignorés. Aujourd'hui peut-être, on ne prodigue
pas encore aux naufragés, sur cette côte aride, les soins que réclame le
malheur; mais du moins on ne dépouille plus de leurs humides vêtements,
les infortunés que la mer furieuse jette à moitié morts sur ces plages
d'airain. Oh! que la civilisation est belle, même quand elle n'inspire
pas toutes les vertus! C'est elle qui émousse la férocité de la
barbarie, et qui finit par neutraliser jusqu'à la plus stupide cruauté.



QUATRIÈME PARTIE.

       *       *       *       *       *

Moeurs des Gens de Mer.



I.

La Prière des Forbans.


Un capitaine français, de mes amis, fut pris, à peu de distance des Iles
du Cap-Vert, par un pirate qui croisait dans ces parages. Le navire
capturé n'offrit aux corsaires qui en visitaient la cale, que quelques
marchandises avariées par la grande quantité d'eau que faisait depuis
long-temps le bâtiment. L'équipage, poussé et enfermé dans la chambre,
avait averti en vain les forbans que s'ils ne pompaient pas activement,
le navire finirait par couler bas sous leurs pieds. Ceux-ci, plus
occupés à transporter à bord de leur brick-goëlette ce qui leur
convenait dans la cargaison, qu'à franchir les pompes, ne tinrent aucun
compte de l'avis de l'équipage; et ce ne fut que vers la nuit qu'ils
s'aperçurent que leur prise était remplie à moitié de l'eau qu'on avait
négligé de pomper. Force fut alors pour eux de lâcher leur proie. Le
capitaine français et ses matelots, une fois débarrassés de la présence
des corsaires, sautèrent aux pompes, qu'ils ne quittèrent pas de la
nuit; mais ils ne purent parvenir à les franchir; et, vers le jour, ils
résolurent d'abandonner le bâtiment et de se sauver dans les
embarcations. Toutes les dispositions convenables furent faites pour
exécuter cette résolution. Deux canots approvisionnés de tout ce qui
était indispensable s'éloignèrent à force de rames du bâtiment, qu'ils
abandonnaient à moitié sombré; mais à peine avaient-ils fait quelque peu
de route, qu'ils aperçurent avec le jour naissant le navire-pirate, que
le calme plat de la nuit avait empêché de s'éloigner. Aussitôt que
celui-ci eut connaissance des deux canots, il leur envoya un coup de
caronade pour les contraindre à venir à lui. Les embarcations, forcées
d'obéir à un ordre aussi irrésistible, abordèrent le corsaire. Le
capitaine qui le commandait était un Espagnol. En peu de mots, il fit
comprendre au capitaine français qu'après l'avoir pillé, il n'entendait
pas l'exposer a être noyé, et qu'il lui accordait asile à bord de son
corsaire, à condition que lui et son équipage s'emploieraient du mieux
possible jusqu'à ce qu'on pût les mettre sur le premier navire qu'on
rencontrerait; et, pour commencer à les rendre utiles, on fit prendre la
barre au capitaine français, et on ordonna aux matelots de laver le pont
du navire, pendant que les gens de l'équipage du corsaire s'occupaient à
d'autres travaux.

Quelques jours se passèrent sans événements. On faisait route vers le
cap Sainte-Marie: pendant que les pirates s'enivraient de l'eau-de-vie
qu'ils avaient trouvée à bord de leur prise, ils donnaient la barre à un
des matelots français, et un officier aussi peu attentif que les autres
à la manoeuvre fumait gravement en regardant de temps en temps le
compas sur lequel on gouvernait en route. Une nuit, pendant que l'on
relevait le quart qui avait veillé jusqu'à minuit, on aperçut le feu
d'un navire. Le capitaine forban fut réveillé: on tint conseil; il fut
décidé qu'on prendrait chasse par prudence jusqu'à ce que le jour permît
d'observer le navire en vue. On crut remarquer bientôt que le feu que
l'on avait relevé restait à la même distance, quoique le corsaire fît
route pour s'en éloigner, et cela fit supposer que le bâtiment qui le
portait avait vu la goëlette, et qu'il la chassait.

Les pirates passent aisément de la témérité à la peur: ils ont trop de
conscience du sort qui les attend pour ne pas s'exagérer quelquefois
l'imminence des dangers qu'ils entrevoient, et ils conservent
difficilement leur sang-froid dans les circonstances où d'autres marins
ne perdraient pas leur calme ordinaire. Le jour se fit, et ses premiers
rayons laissèrent bientôt à nos corsaires le loisir de reconnaître le
navire en vue: c'était un brick de guerre, que l'on supposa appartenir à
la station française du Sénégal. Il marchait bien; et quoique la brise
fût devenue forte, il était couvert de toile. Le corsaire ne tarda pas à
faire aussi de la voile et à orienter au plus près, allure favorable
pour une goëlette. La mer devenant grosse, et le navire, filant sept à
huit noeuds de bout à la lame, passait dans chacune des vagues qui le
couvraient de l'avant à l'arrière. Le bâton de foc allait être rompu
dans les coups du plus violent tangage. Le capitaine ordonna de rentrer
le grand foc; deux matelots sautèrent à l'instant sur le beaupré, mais à
peine amenait-on la voile, qu'un des bouts de l'écoute enleva en
fouettant avec force, un de ces hommes, qui fut jeté à trois ou quatre
brasses du bord: il élevait son bras droit sur les flots pour faire
signe qu'on le sauvât: on lui jeta plusieurs bouts de planche; mais il
fut impossible de songer à le secourir autrement; il disparut dans une
lame en jettant un cri qui fut entendu de tout l'équipage. La mort
soudaine de cet homme, dans une circonstance si critique, parut produire
sur le capitaine espagnol, monté sur le dôme de la chambre, une
impression des plus vives: «_Amigos_!» s'écria-t-il, «_no somos perros;
roguemos por el alma del pobre Simfroniano_! (Amis, nous ne sommes pas
des chiens; prions pour l'âme du pauvre Simphronien). Aussitôt tous les
pirates imitèrent le geste de leur capitaine, mirent leur bonnet rouge à
la main, et psalmodièrent une prière rapide en tournant les yeux sur la
vague qui venait d'engloutir leur camarade. «Jamais, m'a dit le
capitaine français, il n'éprouva une impression semblable à celle que
lui causa la vue de tous ces pirates armés de poignards, couverts
presque de sang, et prenant l'attitude respectueuse et expressive de
gens livrés à la prière....» Le brick français approchait cependant:
déjà on distinguait sur son avant une partie de son équipage qui se
disposait à combattre. Arrivé à une portée de fusil, dans l'embellie
d'une lame, il fit feu de deux caronades, dont la mitraille perça les
voiles du corsaire, qui se disposait à riposter tant bien que mal. La
fusillade commença: plusieurs hommes furent atteints, et le capitaine
espagnol, frappé à mort sur son bastingage, avait déjà crié d'amener,
lorsque le petit mât de hune du brick, trop forcé par les voiles qu'il
portait, se rompit et laissa le corsaire fuir sous sa volée. Au
craquement que fit entendre le mât en tombant, la joie la plus vive
éclata parmi les pirates, qui tous se mirent à pousser un houra et à
s'agenouiller, le bonnet à la main, en signe d'actions de grâces. Le
soir on ne voyait plus le brick, qui travaillait à réparer ses avaries.
Dans le moment de sécurité qui succéda à cette journée d'agitation, tous
les pirates, recueillis dans leur joie, attribuèrent le bonheur qu'ils
avaient eu d'échapper au brick croiseur, à la ferveur de leur prière.
Pendant toute la nuit, ils s'enivrèrent en réjouissance de l'efficacité
de leur acte de contrition.

Un bâtiment marchand fut aperçu par le pirate deux jours après la chasse
qu'il avait reçue du brick français, que l'on a su depuis être _le
Cuirassier_. Le corsaire pilla le navire qu'il venait de rencontrer, et
mit à bord de la prise, qu'il renvoya, le capitaine français et son
équipage, qui furent débarqués à Gorée. «Jamais, m'a répété plusieurs
fois ce capitaine, en me rappelant sa captivité à bord du corsaire, je
n'oublierai la prière des forbans.»



II.

Le voeu de deux Matelots.


L'incrédulité afflige quelquefois chez les gens instruits; chez les
hommes grossiers, elle effraie. Les uns, à défaut de croyance et de
religion, peuvent avoir des principes, et la morale publique se trouve
au moins rassurée de ce côté; mais chez les autres, toutes les passions
s'élancent sans frein, et leur brutalité, qui ne cherche que l'occasion
de s'assouvir, en rencontre malheureusement la facilité.

On parle beaucoup de la superstition des matelots et de ces voeux
puérils que la peur leur arrache souvent dans les moments de danger.
Mais on aurait tort de croire, sur les rapports qui ont accrédité
l'opinion de la faiblesse que les marins montrent quelquefois en
présence du péril, que le plus grand nombre d'entre eux sont portés à
faire des voeux au moindre événement qui menace leur vie. Presque tous,
au contraire, rejettent au milieu des dangers toute espèce d'acte timide
qui aurait pour objet d'appeler sur eux le secours de la Providence. Un
mot plaisant, une saillie impie, une bravade gaie, s'échappe quelquefois
de la bouche du matelot qui ne voit devant lui qu'une mort certaine, et
qui la brave avec ironie, comme s'il ne s'agissait que de se donner une
volée de coups de poing avec elle, ou de la déconcerter par une
fanfaronnade.

En 1826, un navire que je commandais se trouva assailli, un jour après
son départ de la Martinique, par le terrible ouragan qui renversa la
Basse-Terre. Sur vingt-un hommes dont se composait l'équipage, quatorze
languissaient dans leurs cabanes, attaqués par la fièvre jaune, qui,
cette année, avait désolé les Antilles. Ce fut avec une peine extrême
qu'avant la tempête, nous pûmes réussir à serrer, tant bien que mal, les
voiles dont nous voulions nous débarrasser. Quand le vent, devenant
très-fort, ne nous eut plus laissé de doutes sur les dangers qui nous
menaçaient, une circonstance vint encore ajouter à notre embarras: le
grand foc, serré sur son bâton, se déferla; et, par l'effet du vent qui
fit courir ses bagues sur la draie, il se trouva hissé; la toile était
neuve et forte, et elle battait avec une violence telle, qu'à chaque
instant le bâton de foc paraissait vouloir casser avec la tête du mât de
hune, sur laquelle la draie faisait effort. Ce fut en vain, comme on le
pense bien, que nous essayâmes à haler bas cette voile, dont l'effet
était d'autant plus dangereux qu'elle faisait arriver le navire, que
nous voulions tenir en cape sous son foc d'artimon, le grand hunier
ayant été enlevé. J'espérais que le grand foc aurait le même sort; mais,
par une fatalité qu'ont éprouvée tous les marins, ce qui devait venir
n'arrivait pas; la maudite voile résistait.

Un des matelots, nommé _Lachaussée_, m'ayant entendu exprimer vivement
le désir que j'avais que l'amure du foc partît, me proposa d'aller la
couper et donner un coup de couteau dans la laize du point. Il y allait
de sa vie; je lui dis d'attendre encore: «Non parbleu pas! me dit-il; je
sais bien que je ne serai pas pendu cette fois-ci, pour vous désobéir.»
Et voilà mon homme, petit, résolu et leste, parti sur l'avant. Un
mulâtre de Caïenne, nommé _Franconi_, le matelot de celui-ci, veut le
suivre: «Allons, lui dit Lachaussée, allons essayer à boire un coup
ensemble sans trinquer!» Ce furent les derniers mots que j'entendis; la
force du vent m'empêcha de savoir ce qu'ils y ajoutèrent. Je les vis se
serrer la main, s'embrasser, et se cramponner comme des chats, sur le
bâton de foc, qui allait se rompre. Trois minutes après, l'amure était
coupée, la voile défoncée, mes hommes rentrés à bord, et le bout-dehors
de beaupré brisé avec le petit mât de hune. Le navire, revenant alors
au vent, se tint en cape. L'ouragan, qui engloutit tant de bâtiments
dans cinq à six heures, s'apaisa vers le soir; et le lendemain je
rentrai à la Pointe-à-Pître, pour réparer mes avaries, au milieu des
débris dont les flots étaient couverts.

Rien ne s'oublie plus vite que les dangers éprouvés à la mer. Quelques
heures suffirent pour nous remettre de nos fatigues. Les malades furent
conduits mourants à l'hôpital. Le surlendemain de notre arrivée,
Lachaussée et Franconi me parurent, en me parlant, avoir une contenance
timide: je devinai qu'ils avaient quelque chose à me demander; car il
n'est pas difficile de voir sur la figure d'un matelot quand il a
quelque chose à solliciter de son chef. La moindre inquiétude lui ôte
son air franc et ses manières libres. Je voulus voir venir mes deux
champions. L'un d'eux tire enfin son bonnet rouge, s'approche de côté de
moi, et me demande deux gourdes à compte sur ses gages. «Que feras-tu de
ces dix francs? lui dis-je; as-tu besoin de souliers, de tabac, de
chemises, d'un pantalon?--Non, me répondit-il; j'ai de tout cela; mais,
voyez-vous, capitaine, je vous demande deux gourdes pour acheter une
poule et quatre bouteilles de vin.--Et à propos de quoi une poule?--Ah!
voyez-vous, c'est que dans l'ouragan, quand j'ai sauté avec Franconi sur
le bout-dehors de beaupré, nous avons fait un voeu.--Et quel voeu,
encore?--Le voeu de manger une poule à la première terre!...» Le soir,
en effet, la poule fut cuite et mangée par eux, mais par eux seuls.
Jamais voeu ne fut plus religieusement rempli.

Curieux de savoir quelle idée Lachaussée, surtout, attachait à son _ex
voto_, je lui demandai, quelques jours après que la poule avait été
digérée, s'il avait cru faire quelque chose d'agréable à Dieu, en lui
promettant le sacrifice de dix francs. «Mais, d'abord, j'ai pensé à
m'être agréable à moi, me dit-il.--Tu ne crois donc à rien, lui
demandai-je encore?--Pardon, capitaine; je crois à mon ventre, quand
j'ai envie de manger un poulet.»

Dans une autre circonstance, où le même matelot entendait dire à l'un de
ses camarades: «Dieu veuille que le temps change!» je l'entendis
répondre avec ironie à celui-ci: «Crois-tu que, s'il y avait un Dieu, il
y aurait des matelots?» Deux heures après, un coup de mer enlève mon
homme, qui revient à bord en se cramponnant à un bout de drisse qu'il
saisit sur les porte-haubans. A peine se vit-il sauvé qu'il s'écria,
tout couvert d'eau: «Parlez-moi de cela! je n'aurai pas besoin de me
mouiller le bout des doigts pour me tuer les puces». Il y avait dans ce
matelot de l'incrédulité pour tout un équipage, et on en trouve comme
lui à bord de tous les navires.



III.

L'Aspirant de Marine.


Une embarcation s'expédie du bord pour le service. Les canotiers rangés
sur leurs avirons, et le patron assis près de son gouvernail, attendent
l'aspirant, qui prend les ordres de l'officier de garde. L'aspirant
descend dans le canot; les avirons tombent; le brigadier, posté devant,
pousse au large avec sa gaffe; on rame vers terre. Pendant le trajet,
l'aspirant, assis sur le banc de tribord, n'adresse au patron, placé
près de lui, que quelques mots de commandement; mais il n'entame aucune
conversation. Les personnes peu familiarisées avec les habitudes du
service, seraient étonnées de voir, dans un marin si jeune, et
quelquefois échappé à peine à l'enfance, autant de gravité et de
sévérité; mais cette attitude calme, cette raideur de caractère, étaient
déjà des qualités acquises à l'enfant dont on veut faire un homme de
mer. C'est le premier effet de la rigoureuse éducation qu'il a reçue
parmi les hommes de sa profession. Avec l'âge, il deviendra
imperturbable. Les dangers au milieu desquels il va vivre, ne feront que
développer son courage et exercer son sang-froid, la plus précieuse des
qualités de l'homme de mer.

L'embarcation arrive à terre. L'aspirant donne ses ordres au patron,
tandis qu'il va lui-même remplir sa corvée. S'il rencontre de ses jeunes
amis, son front se déride avec eux: il est allégé du poids de son rôle
et de la contrainte qu'il s'est un instant imposée comme chef; mais en
retournant à son poste, il reprend son air taciturne avec ses
inférieurs. Il arrive à bord, et va rendre compte de sa corvée à
l'officier qui l'a expédié. Souvent il se fait que le temps passé à
terre a excédé celui qui lui avait été assigné; si l'officier lui
ordonne, dans ce cas, de se rendre à la fosse-aux-lions, cette
injonction est faite sans phrases, sans emportement, et elle est reçue
avec résignation, exécutée avec promptitude. On devine, dans cet acte
impérieux et cette obéissance passive, tout le secret du service
maritime: commander, punir avec calme et obéir sans observation.

Placés entre les officiers et les matelots, pour recevoir les ordres des
uns et les faire exécuter aux autres, les aspirants sont presque
toujours en butte aux haines et aux sarcasmes de l'équipage. Mais leur
énergie, dans un âge d'exaltation et de dévouement, suffit à tout.
Souvent on voit ces jeunes officiers punir de leurs propres mains de
vieux marins insolents ou maladroits, et ces châtiments, qu'excusent la
rigueur et les difficultés de leur position, sont toujours infligés avec
un calme et une espèce de supériorité qui imposent aux hommes les plus
grossiers et les plus sauvages, ce respect et cette crainte si
nécessaires à ceux qui ne semblent destinés qu'à obéir avec résignation,
comme des instruments aveugles d'une volonté ferme et intelligente.

Une distance immense sépare le matelot de l'officier, à la mer. On ne
reconnaît pas dans cette hiérarchie les rapports qui, dans les armées de
terre, rapprochent les soldats de leurs supérieurs. Un caporal, dans une
compagnie, peut, avec de l'intelligence, deviner les secrets de l'art
militaire qui suffit pour conduire un régiment. A bord d'un vaisseau, il
n'y a que les hommes qui ont consacré une partie de leur vie à l'étude
des mathématiques, qui puissent conduire le navire. L'équipage ignore le
lieu où il se trouve, le point où on va le conduire et les moyens qu'on
emploie pour arriver à ce point-là. Cette ignorance fait toute la force
et la sécurité des officiers. Trouvez un moyen vulgaire de conduire les
navires sur l'Océan, et la discipline des bâtiments de commerce et celle
des bâtiments de guerre, deviendra impossible peut-être. Un vaisseau, en
cinglant sur les mers, se sépare pour long-temps de toutes les lois qui
veillent, à terre, à la conservation de l'ordre social; il devient, sur
les flots, une petite république où la force peut opprimer la raison et
la justice. Mais le besoin de gagner un port, de trouver un asile où les
hommes qui le montent rencontreront des vivres et des secours, enchaîne
les plus turbulents à une nécessité sous l'empire de laquelle les
caractères les plus impétueux et les plus rebelles sont obligés de se
courber.

Les connaissances astronomiques se sont étendues, mais les moyens de
l'art nautique, en se multipliant, ont exigé chaque jour aussi des
études plus longues et plus sérieuses. Le calcul des longitudes, si
nécessaire, est resté aux mains des adeptes de la science. C'est un
bienfait de la Providence qui, en permettant que les hommes se
risquassent avec succès sur l'immensité des mers, a voulu que ceux qui
n'avaient rien à perdre fussent guidés par ceux qui avaient tout à
conserver, et l'honneur d'une nation à venger, ou les intérêts de la
propriété à faire respecter.



IV.

Les Pilotes.

DIALOGUE ENTRE UN JEUNE ET UN VIEUX PILOTE.

(La scène se passe sur un des quais de l'entrée d'un port de mer.)


_Le pilote Filiot_.--Vous voyez bien ce temps-là, maître Ladirée,
n'est-ce pas? eh bien... je ne vous en dis pas davantage, et vous m'en
direz des nouvelles, pas plus tard que demain.

_Maître Ladirée_.--Pour ce qui est du temps, mon garçon, quand tu
voudras m'en apprendre long comme l'petit doigt seulement, il faudra que
t'en apprennes long comme eul bras, et ce sera pas encore trop; car, en
fait de ça, j'avons un baromètre qu'en sait plus que tous les géomètres
du monde.

_Le pilote Filiot_.--Et queu baromètre avez-vous donc, sans trop vous
commander, maître Ladirée?

_Maître Ladirée_.--C'est z'un baromètre que j'voudrais bien t'revendre
au prix qui m'a coûté: une grappe de raisin[4] qui m'est z'entrée dans
la cuisse avec d'autres mitrailles d'abord d'un vaisseau anglais au
combat de Groais.

[Note 4: Paquet de petits biscaïens qui forment la mitraille que
s'envoient les navires qui combattent de près.]

_Le pilote Filiot_.--C'est pas l'embarras, une blessure est une bonne
chose pour savoir le temps qui fera.

_Maître Ladirée_.--Quand le vent a la moindre petite volonté d'anordir,
j'parie avec le plus malin de lui dire, vingt-quatre heures à l'avance
d'où il en soufflera. Dans le temps où ce que j'pilotais, j'faisais
appareiller les navires deux marées avant le revirement de brise, aux
premiers élancements de mon genou: quand l'rhumatisme gagnait la cuisse,
ils avaient démanché. En temps de guerre, j'aurais fait ma fortune à
bord d'un corsaire, avec mon infirmité.

_Le pilote Filiot_.--Ah! si j'avions encore des corsaires, la navigation
serait plus agréable qu'à c't'heure, où il n'y a pas tant seul'ment à
gagner d'leau à boire à la mer!

_Maître Ladirée_.--Si, il faut être juste, il y a encore d'leau à boire
pour tous les vrais matelots; mais la paix a fait bien du tort aux
corsaires; mais c'est d'la faute de ceux qu'ont fait les traités.

_Le pilote Filiot_.--J'crois bien. Si encore ils avaient eu le sens de
faire une paix où c'qu'il y aurait eu la permission de faire la course,
ils n'auraient pas perdu la marine.

_Maître Ladirée_.--C'est Décrès qu'a perdu la marine: il a vendu nos
vaisseaux à l'Anglais, et il payait les capitaines pour ne pas se
battre. L'empereur était un bon homme, qu'avait de bonnes intentions;
mais s'il avait fait pendre tous les commandants et les amiraux, le
reste se serait bien battu. Il n'y avait que la potence, quoi, qui
pouvait relever la marine. Il fallait voir, au combat du 13 prairial,
comme j'nous sommes tapés. C'était pas du Navarin, ça, quand l'vaisseau
_l'Vengeur_ a coulé comme un plomb pour ne pas laisser couper la ligne;
car dans notre temps une ligne coupée, c'était la mort d'une escadre.

_Le pilote Filiot_.--J'crois qu'à présent, pas moins, si nous avions la
guerre avec l's'Anglais, ils ne mangeraient pas tous les jours notre
soupe.

_Maître Ladirée_.--C'est possible; mais quand on veut faire des soldats
avec des matelots qu'ont des casques d'pompiers, on risque d'n'avoir
plus de matelots où c'qu'on a voulu avoir des matelots et des soldats:
c'est z'encore ce coquin de Décrès qu'a voulu faire des hommes à deux
usances.

_Le pilote Filiot_.--L'matelot est fait pour l'épiçoir, et l'soldat pour
le fusil: en donnant l'un et l'autre à un homme, il faudrait lui donner
en même temps quatre mains. Il n'y a pas de bon sens dans
l'embataillonnement des marins, pas plus que dans l'amarinement des
soldats. La mer, comme on dit, est au matelot, et la terre au troupier.
Chacun sa petite affaire, et tout le monde sera content.

_Maître Ladirée_.--Comme j'te disais donc tout-à-l'heure, on s'tappait
proprement dans mon temps, et avant la révolution. Tiens, par exemple,
en 78... oui; car c'est bien en 78 que s'est fait la guerre de 81,
n'est-ce pas?

_Le pilote Filiot_.--Oui, en 78, plus ou moins; mais ça n'fait rien à la
chose.

_Maître Ladirée_.--Eh bien, comme j'te disais donc, en 78, la frégate
_la Belle Poule_, que Dieu lui fasse paix et miséricorde! fut z'attaquée
par toute une escadre anglaise qu'était z'en pleine paix. Le capitaine
français, qu'était pas trop déchiré comme ça, dit z'à son équipage:
«Enfants, c'est pas une nation civilisée qui vous attaque; c'est des
brigands! et il faut z'en découdre!» Ce qui fut dit fut fait
z'effectivement, et après cinq heures de combat z'un peu chaud, _la
Belle Poule_, qu'avait criblé et éreinté une frégate de sa force, et
qu'avait reçu toute la bordée de la lâche escadre qui l'avait z'attaquée
dans le sein de la pleine paix, s'en revint au port, gouvernant comme
une petite demoiselle, avec son grand mât de hune coupé z'au raz du
chouque et sa poupe défoncée, et faisant de l'eau comme un panier par
les trous de boulets qu'elle avait reçus à la flottaison. Elle avait eu
dans le combat les deux tiers de ses matelots mis sur les cadres, et
tous ses gabiers tués. Il n'y a pas eu de combat plus beau qu'ça; tant
plus qu'il y a de monde qu'avale leur gaffe dans une affaire, tant plus
l'affaire est belle. Il y avait plaisir alors à se repasser de la
mitraille par le visage avec les Anglais. Le bon temps est loin à
présent. Mais c'est égal; le nom du capitaine de _la Belle Poule_, que
j'ai z'oublié de te réciter, c'est La Clocheterie.

_Le Pilote Filiot_.--C'est toujours bon à savoir; mais il m'est avis, si
je n'ai pas la berlue, que v'là z'un navire qu'entre sans pilote dans
les jetées.

_Maître Ladirée_.--Allons, mon garçon, va vite dans ta pirogue
l'aborder, et souplement; car, pilote ou non à bord des navires, il faut
que l'pilotage se paie.

_Le pilote Filiot_.--Attendez, j'l'aurons avant qu'il soit à la tour. Le
capitaine, j'le connais; il est malin, et il est pratique; mais
j'l'aurai: ces Américains, voyez-vous, ça croit éviter le paiement du
pilotage, quand le pilote n'a pas abordé.

_Maître Ladirée_.--Fais-le payer comme si tu l'avais pris à Barfleur;
car, vois-tu, il n'y a que les abus qu'ont perdu notre marine, et il ne
faut pas que toi, marin, tu prêtes la main à d'sabus.



V.

Les filets d'abordage.


Nous avons quelquefois eu lieu de parler à nos lecteurs de cet appareil
dont les petits bâtiments de guerre s'enveloppent au mouillage, en
certaines circonstances critiques. Comme les marins seuls connaissent ce
genre de défense, et que nous écrivons surtout nos esquisses maritimes,
pour les gens étrangers à la marine, nous allons essayer de donner ici
une idée exacte de ce qu'on entend par des filets d'abordage.

Ces filets, dont la maille est à peu près de la largeur de la main, sont
faits avec un cordage de la grosseur du petit doigt. Fixés par leur base
sur la partie extérieure du bastingage, ils font le tour du navire
qu'ils sont destinés à protéger contre les coups de main de l'ennemi.
Des montants placés à une certaine distance les uns des autres servent à
élever les filets à huit ou dix pieds de haut au-dessus des bastingages,
et lorsque ce réseau de cordes est tendu, au moyen des drisses qui le
soutiennent, le bâtiment se trouve entouré d'un treillage plus difficile
à franchir que les chevaux-de-frise, que l'on élève à terre avec tant de
peine et de temps.

C'est là, peut-être, ce que l'on concevrait difficilement sans
l'expérience, qui a tant de fois démontré l'excellence des filets
d'abordage dans les attaques subites, et contre les coups-de-main les
plus hardis.

Mais pour que ces filets puissent remplir complétement le but qu'on se
propose en les _gréant_ (c'est le mot), il faut que ceux qui les
dressent aient soin de ne pas trop les raidir, et de laisser ce qu'on
appelle _du mou dedans_. Lorsque les marins des péniches attaquent un
navire garanti par ses filets, ils sont ordinairement armés de longues
faux, avec lesquelles ils cherchent à couper le réseau qui les empêche
de sauter à bord. On sent bien que si les mailles du filet étaient trop
raides, les assaillants parviendraient, plus aisément que lorsqu'elles
sont molles, à couper le cordage tendu.

Quelquefois nos bâtiments convoyeurs, non contents de dresser des filets
d'abordage, selon la manière que nous venons d'indiquer, cherchaient
encore à se prémunir contre les attaques de nuit, en installant de
doubles filets.

Ce dernier genre de réseau de corde n'est pas destiné, comme son nom
semblerait l'indiquer, à doubler seulement les filets simples. C'est une
tout autre installation.

Les doubles filets d'abordage se dressent sur des montants ou des
esparres, qui se meuvent verticalement le long du bord, où ils sont
établis sur des charnières. Cette espèce de large tissu figure assez
bien, sur les flancs d'un navire, ces filets avec lesquels on prend à
terre des alouettes au miroir. Ce sont, à proprement parler, des ailes
que l'on établit autour du bastingage. Au bout de chaque montant, on
frappe une drisse et on suspend un boulet ou une gueuse de cinquante,
pour que le poids de ces lourds objets puisse faire tomber sur la mer
les filets abandonnés à eux-mêmes, quand on largue les drisses qui les
tiennent élevés sur leurs montants mobiles.

Les filets simples sont une arme défensive; les filets doubles sont une
arme offensive. Voilà la différence entre ces deux appareils.

Il est facile de comprendre que lorsque les péniches viennent aborder un
navire ainsi garanti par ses doubles filets, il suffit de larguer ce
redoutable appareil pour que les assaillants se trouvent pris sous les
mailles des filets, qui tombent sur eux de manière à les envelopper
comme dans un piége. Alors rien ne devient plus aisé pour l'équipage du
bâtiment abordé, que d'accabler à coups de fusil et à coups de canon des
assaillants à qui la liberté de se mouvoir et d'agir hostilement vient
d'être ôtée.

Un fait que l'on m'a souvent raconté, et dont tous les détails sont
encore présents à ma mémoire, servira mieux encore que toutes les
descriptions que l'on pourrait donner, à faire connaître tout le parti
que pouvaient retirer de l'emploi des filets, les petits bâtiments de
guerre qui mouillent sur les côtes, en présence de l'ennemi, dont ils
ont à redouter les tentatives d'abordage pendant la nuit.

Un lougre, corsaire du Nord, de Dieppe ou de Calais, je crois, se trouva
être chassé, après avoir fait quelques prises, par une corvette
anglaise, à laquelle il ne put échapper qu'en mouillant en dedans des
bancs de Somme, sur un fond que le bâtiment ennemi, avec son grand
tirant d'eau, ne pouvait s'exposer à franchir. La nuit s'approchait;
mais avant que l'obscurité ne vînt envelopper tous les objets autour de
lui, le capitaine du lougre vit, à la longue vue, la corvette mettre
trois embarcations à l'eau, et puis après, ces embarcations, recevoir
des armes qu'on faisait passer par dessus les bastingages, aux hommes
qui les montaient.... Plus de doute; les péniches anglaises devaient
venir, pendant la nuit, attaquer au mouillage, qu'il ne pouvait plus
quitter, le pauvre corsaire français!

Il ne fut pas difficile au capitaine du lougre de faire comprendre à son
équipage tout le danger qu'il allait courir. Le corsaire n'avait pas de
filets d'abordage: on se décida à en faire sans perdre de temps. Chacun
se mit vaillamment à l'ouvrage, et avant l'heure de la marée, que
devaient choisir les Anglais pour l'attaquer, le lougre se trouva
_encagé_ et garanti, non pas seulement avec ses filets simples, mais
encore avec les doubles filets qu'il venait d'improviser.

«Les Anglais peuvent arriver maintenant quand il leur plaira, dit le
capitaine à son équipage; vous les avez déjà battus d'avance.»

Et, en effet, de longs avirons, au bout desquels s'étendaient
extérieurement les doubles filets, présentaient autour du lougre
l'aspect de deux énormes éventails prêts à envelopper, et à écraser tout
ce qui aurait l'imprudence d'approcher le navire.

On veillait partout, à bord du corsaire, aux bossoirs, à la hanche, par
le travers. Tous les yeux effleuraient les flots calmes et silencieux;
toutes les oreilles cherchaient à entendre le moindre bruit, le
mugissement des flots, le vagissement de la houle à terre, le
frémissement du peu de brise qui se jouait au roulis, dans les haubans
et dans la mâture du lougre.

Quelques heures d'attente se passent ainsi. On ne chante plus à bord du
corsaire; on se parle tout bas: le capitaine veut faire croire aux
Anglais que tout sommeille à son bord.... Minuit arrive.... On
n'aperçoit rien encore; on n'entend rien....

A une heure, un des officiers, placé sur l'avant, traverse la foule des
hommes armés jusqu'aux dents, et qui encombrent le pont trop étroit du
corsaire; il dit au capitaine: «Capitaine, regardez bien là.» Le
capitaine regarde.... «Ce sont les péniches. Silence, enfants! veillez
bien à ne faire feu et à n'amener nos doubles filets qu'à mon seul
commandement...» L'équipage ne répond seulement pas, _oui, capitaine_,
tant il sent la nécessité de faire silence et d'obéir sans dire un mot à
l'ordre de son chef....

Quel moment, que celui qui précède de si peu une attaque de nuit, à
laquelle on est préparé! Comme les coeurs palpitent! comme les mains qui
se rencontrent se pressent en frémissant de plaisir, de crainte ou
d'impatience! Il y a bien des adieux faits en silence, et d'une manière
bien expressive, dans un pareil instant!...

Les péniches approchent. Trois points noirs se dessinent sur les flots.
Les coups d'aviron, que donnent par longs intervalles les Anglais, sont
encore sourds, mais on les entend, malgré la précaution qu'ils ont prise
de garnir en drap leurs rames au portage, pour assourdir le bruit de
leur nage. Rendus à une demi-portée de fusil du lougre, ils lèvent leurs
rames: le plus grand silence règne partout dans l'obscurité qui
enveloppe cette scène mystérieuse, et qui va devenir bientôt si terrible
et si animée.... Les péniches paraissent se défier du calme qu'elles
remarquent à bord du lougre. Elles se décident, au cas où elles seraient
vues, à attendre la volée de l'ennemi, pour l'aborder ensuite avant
qu'il n'ait pu recharger ses pièces.... Le capitaine français, qui
pénètre le motif de leur retard à l'aborder, feint de tomber dans le
piége: il ordonne de faire feu de deux pièces seulement; et, après cette
explosion, les péniches donnent deux ou trois bons coups d'aviron, et
les voilà le long du corsaire....

C'est alors que les coups de feu partent, que les pièces pointées à
couler bas, percent les péniches. Les assaillants veulent sauter à bord:
ils rencontrent les filets d'abordage. Une des péniches veut fuir, et
les doubles filets s'abaissent sur les embarcations, qu'ils enlacent de
leurs réseaux inextricables: «Rendez-vous! rendez-vous!» crie le
capitaine du corsaire aux Anglais, que les gens du lougre fusillent,
pendant qu'ils cherchent à se dépêtrer de la maille des doubles filets.
Les assaillants, assaillis à leur tour, sont percés, accablés, foudroyés
sans défense. Ils ne peuvent que crier qu'ils se rendent.... Le feu
cesse alors. On ouvre une petite partie des filets, et chaque prisonnier
que l'on dégage du piége, passe à bord du corsaire pour être renfermé
dans la cale. Une fois les péniches vides, on travaille, pour les
maintenir sur l'eau, à boucher vite les trous des boulets qu'elles ont
reçus.

A peine tous les prisonniers désarmés sont-ils fourrés dans la cale, que
le capitaine du corsaire s'écrie: «Mes amis, ce n'est pas le tout; la
corvette a voulu nous prendre, il faut la prendre elle-même! Sautez-moi
en double dans les péniches, allez prendre une touline sur l'avant pour
remorquer le lougre; coupons nos amarres, et gouvernons sur la corvette
anglaise!»

Cet ordre est aussi vite exécuté que l'intention du capitaine est
comprise. Les péniches, nageant sur l'avant, halent le corsaire vers
l'endroit où l'ennemi est mouillé. Au bout d'une demi-heure d'efforts,
le lougre est amené le long de la corvette anglaise, qui croit voir dans
le navire qui s'approche, l'ennemi que ses péniches sont parvenues à
enlever. Aussi, dès que le commandant anglais pense que le lougre est
rendu assez près de lui, il lui hèle de jeter l'ancre. Il n'est plus
temps: les trois embarcations qui remorquent le corsaire coupent leur
touline et accostent la corvette, pendant que le lougre, avec les
avirons qu'il a bordés lui-même, approche l'ennemi par l'arrière, et
lui jette tout son monde à bord....

La corvette, qui s'était dépourvue de la plus grande partie de son
équipage, pour armer les péniches qui devaient enlever le lougre, se
rend au bout de quelques minutes d'abordage. Le soir même de ce jour, si
bien employé par le corsaire, le lougre victorieux rentrait à Calais,
avec la double et glorieuse capture qu'il venait de faire.



VI.

Le Maître d'équipage.


Un maître d'équipage initiait un jeune mousse à la connaissance des
diverses manoeuvres qui composent le gréement, et, à chaque erreur que
commettait l'élève dans cette longue énumération, le professeur lui
appliquait sur les épaules cinq ou six coups du bout de la manoeuvre qui
avait été mal désignée. L'officier de quart, présent à la leçon,
s'approche du maître: «Il paraît, lui dit-il, que vous soignez
particulièrement ce jeune homme?--Que voulez-vous, répond le vieux
marin; il m'a été recommandé, et c'est bien juste: j'ai vu son père
tomber mort à côté de moi au combat de Groais, et on doit quelque
petite chose à la mémoire d'un ancien camarade.»

Ce maître, si dévot au souvenir de ses amis, avait un fils qu'il
comblait des marques de son active sollicitude. Violemment indisposé un
jour contre lui, il le poursuivit dans la batterie du vaisseau, un nerf
de boeuf à la main; mais, dans la rapidité de sa course, le pied lui
manque, il tombe, et se luxe le pouce de la main gauche, en cherchant à
amortir le poids de sa chute. Au juron que lui arrache la douleur, le
fils s'arrête, et accourt aussitôt pour relever et secourir le rude
auteur de ses jours. «Ma foi, monsieur, dit celui-ci en racontant sa
mésaventure au chirurgien qui le pansait, le bon coeur de mon garçon m'a
tellement remué l'âme, que je n'ai pu lui donner que neuf à dix coups de
nerf de boeuf.» Il paraît que le bonhomme avait atteint là le maximum
thermométrique de sa sensibilité paternelle.

On a peu d'idée du respect qu'imprime à tous ses subordonnés le maître
d'équipage d'un navire de guerre. A son aspect, tous les regards se
portent sur les contractions de cette figure basanée, que la moindre
contrariété agite avec force, que le plus léger murmure enflamme avec
fureur. Cet homme, sorti de la classe des matelots, est plus terrible
aux matelots mêmes, que les officiers, qu'un rang plus élevé met moins
en relation que lui avec cette classe grossière. Les noms de _face de
fer_, de _gare la bûche_, lui sont donnés, mais en cachette, et les
railleurs ne se livrent à leurs saillies, qu'avec une sorte de terreur.
Au coup magique du sifflet qu'il porte à sa ceinture, les hommes
accourent, la manoeuvre s'exécute en silence et avec promptitude;
malheur à celui qui le mécontenterait assez pour qu'il le traitât de
_Paria_ ou de _Parisien_, son animosité ne se bornerait pas à ces
dénominations, que les gens du métier considèrent pourtant comme les
plus injurieuses pour un homme de mer.

Ces coups de sifflet du maître de manoeuvres, qui composent, à
proprement dire, le langage dans lequel l'officier communique avec
l'équipage, produisent dans certaines circonstances une impression
indicible. Quand deux navires, par exemple, s'approchent à portée de
pistolet pour se combattre avec plus de certitude, au signe du
commandant, part ce qu'on appelle le coup de sifflet de silence: tout se
taît dans cet instant de terreur et de la plus morne attente. A peine le
sifflet a-t-il cessé de se faire entendre, que la mort vole dans
l'épouvantable fracas de cent bouches à feu. On peut rendre au bout du
pinceau, qui reproduit le prestige de la vie, toute l'horreur d'une
bataille, toute l'épouvante d'une scène de carnage: il n'est donné à
aucune plume, à aucune éloquence de rendre l'effet du coup de sifflet
qui précède la première volée que va lancer un vaisseau.

Dans les premiers temps de notre république hélas trop éphémère, des
ordres du jour réitérés défendirent aux officiers et maîtres de frapper
les matelots sous leurs ordres. Les maîtres, que cette disposition
philanthropique indisposait plus que les autres, répondaient aux marins
qui se trouvaient dans le cas d'invoquer le bénéfice de la nouvelle
réforme: «La loi défend de frapper, mais elle ne défend pas de pousser»;
et l'impulsion valait quelquefois bien les coups qu'elle remplaçait. On
conviendra que si ce n'était pas là transgresser la loi avec finesse,
c'était au moins l'éluder avec force.



VII.

Les Corsaires travestis.


Antoine Moëde[5], capitaine d'un corsaire, qui, pendant les deux
dernières guerres, a laissé des souvenirs si honorables à la Guadeloupe,
commandait une petite embarcation où il avait entassé cent hommes
déterminés comme lui.

[Note 5: La moëde est une pièce d'or qui dans les Colonies vaut de
38 à 40 fr. C'est par allusion à la grande quantité d'or qu'avait gagné
Antoine dans ses courses, qu'on le nomma Moëde.]

Il rencontre au vent de la Désirade un grand bâtiment anglais richement
chargé pour la Jamaïque: l'attaquer et le prendre fut l'affaire de peu
d'instants pour des marins accoutumés à monter dans un navire marchand
comme dans une salle de billard. L'équipage, dix-huit passagers et dix
passagères furent mis à bord du corsaire avec leurs effets; trente
Français furent chargés de reconduire la prise, et le corsaire fit voile
pour la Pointe-à-Pître. Le lendemain de sa capture, il aperçut avec le
jour un brick de guerre qui se dirigeait sur lui. Antoine Moëde, jugeant
que ce bâtiment qui le gagnait était anglais, ordonna à ses gens de
prendre toutes les robes qu'ils trouveraient dans les malles des
passagères, et de s'en affubler. Il fut obéi à la minute, et on vit
paraître sur le pont une cinquantaine de belles qui cachaient la
fraîcheur de leur teint sous des ombrelles qu'elles agitaient avec
autant de grâce qu'elles en pouvaient mettre. L'intention du capitaine
était, en ordonnant ce singulier travestissement, de faire croire au
navire ennemi que le corsaire n'était qu'un bateau caboteur, chargé de
passagers et de passagères qui se rendaient d'une île à l'autre; et, à
l'aide de cette ruse, d'échapper à la supériorité des forces du brick,
qui l'aurait probablement abandonné sans le visiter; mais il n'en fut
pas ainsi. A peine l'Anglais se vit-il à portée de canon, qu'il envoya
toute sa volée. Certain de ne pas lui échapper par la fuite, Antoine
demande à ses gens s'ils veulent sauter à l'abordage. Tous répondent: «A
l'abordage!» Le corsaire vire de bord, cingle vers le brick, dont il
reçoit une volée à bout portant; il l'élonge. Les braves amazones
d'Antoine jettent leurs ombrelles et leurs chapeaux de paille au diable,
tirent leurs poignards, arment leurs pistolets et sautent en écumant de
rage à bord du brick anglais. En une demi-heure, le pont est couvert de
sang et de morts. Un homme du corsaire saute sur le pavillon ennemi, et
l'amène. Le brick se rend, et Antoine Moëde fait route avec sa glorieuse
capture, pour la Pointe, où il rentre avec son équipage encore vêtu des
costumes de femme, qu'ils n'avaient pas eu le temps de quitter avant
cette rapide action. «Jamais, disait Antoine tout glorieux, le cotillon
ne s'est mieux tiré d'affaires!» Je doute, en effet, que celui de
Jeanne Hachette ou de l'héroïne de Vaucouleurs eût brillé de plus
d'éclat dans la fureur d'un abordage.

Le même capitaine, dans une course précédente, avait épuisé toute sa
mitraille dans quelques engagements consécutifs; quoiqu'il mît toujours
double charge dans ses canons, il lui restait encore quelque poudre;
mais la mitraille lui manquait. Déjà on avait envoyé à l'ennemi les
clous qu'on avait pu ramasser, le lest en caillou qu'on avait pu
arracher de la cale. Il ne restait rien pour la dernière volée avant
l'abordage: «J'ai dans ma chambre deux quarts remplis de gourdes!
s'écrie comme par inspiration le capitaine: défoncez-les; chargez nos
pièces avec des piastres!--Mais, capitaine, c'est votre argent, cela,
lui dit son second.--Corbleu! c'est le placer à bon intérêt, mon ami!
Feu, et à l'abordage!» Au bout d'une demi-heure, le navire ennemi fut
enlevé.



VIII.

Le Cuisinier et le maître Coq.


Parmi les gens qui ont à bord une charge importante, il faut compter le
cuisinier, et ensuite l'homme qu'on appelle improprement _maître-coq_;
car il valait mieux conserver la dénomination de _cook_ (mot anglais qui
signifie cuisinier), que de donner au cuisinier de l'équipage le nom
d'une volaille: mais, en fait d'étymologie, les marins n'y regardent pas
de plus près que les académiciens qui vous apprennent que le mot
_Beefsteaks_ signifie une tranche de boeuf ou de _mouton_ grillé.

Le cuisinier des officiers met à peu près entre lui et le maître-coq, la
distance qui existe entre un bottier à la mode et le savetier du coin;
mais ces deux êtres, séparés par la science et les prétentions, sont
réunis par la nécessité dans une cahutte enfumée, de la largeur d'un
tonneau, et presque toujours fixée sur le pont, où elle est en butte à
tous les vents et à tous les coups de mer. C'est dans ce laboratoire
exigu que le chimiste culinaire, debout, préside à la confection de ces
dîners de bord, dont la propreté ne fait pas toujours les frais, et dans
lesquels la délicatesse est souvent sacrifiée aux circonstances.

Les inconvénients attachés aux postes de cuisinier de navire n'engagent
pas les phénix de la profession à s'embarquer pour parcourir, la
casserole à la main, toute la sphéricité du globe. Aussi, nous
l'avouerons, la plupart des cuisiniers de bord sont peu dignes du titre
d'artiste, qu'ils s'arrogent modestement; car à les en croire, ils ne
sortent tous de rien moins que de la bouche d'un ambassadeur, ou des
fourneaux d'une excellence, ou même des cuisines de la cour. Ce serait
cependant faire trop d'honneur au plus grand nombre que de supposer
qu'ils sortent d'une assez mauvaise gargote.

Si ces messieurs, toutefois ne donnent pas toujours aux passagers et aux
officiers, les preuves d'un talent qu'on aime à reconnaître, il faut
convenir qu'il en est qui offrent, dans certaines circonstances,
l'exemple d'un dévouement absolu. Lorsque le navire, incliné par
l'effort d'un coup de vent, plonge à chaque instant sous les vagues qui
enlèvent tout sur le pont, on voit le cuisinier se faire amarrer dans sa
taverne; et là, attisant avec une pince rouillée quelques charbons que
lui dispute la tempête, il attend, la bouilloire à la main, que le thé
soit chaud, ou qu'une lame enlève dans son passage, lui, sa cuisine et
tout ce qui l'environne.... Quelques cuisiniers ont vu trancher leurs
destinées par des événements de mer assez brusques. Les grands bâtiments
de guerre offrent aux desservants de Comus des temples plus sûrs; car
c'est dans l'entrepont qu'on place les cuisines, et là, du moins, ces
artistes sont à l'abri des coups de mer.

Depuis que le besoin de manger est devenu un art, et que cet art a été
réduit en préceptes sous la plume des Beauvilliers et des Carème, les
moindres gargotiers, fiers de leur vocation, se sont donné une teinte de
littérature de cuisine. On pense bien que ceux qui se sont vus au milieu
de matelots ordinairement peu lettrés, se sont arrogé à bord la
suprématie de l'esprit et l'exploitation des bons mots; mais la rudesse
des antagonistes qu'ils s'attirent parmi l'équipage leur fait trop
souvent expier la douceur des airs qu'ils se donnent. Quelques hommes
sont-ils insuffisants pour serrer une voile que le vent va mettre en
lambeaux, le maître d'équipage ordonne au cuisinier de monter sur la
vergue, où il a presque toujours mauvaise grâce, et c'est alors que les
matelots, forts de leur adresse, se vengent par des apostrophes du
malheureux, qui se cramponne à chaque objet comme à une planche de
salut.

Le maître-coq d'un vaisseau de guerre est chargé, avec l'assistance de
trois ou quatre aides, de diriger l'ébullition d'une chaudière dans
laquelle il entre à peu près deux barriques d'eau. Après que l'équipage
a porté sa viande dans ce potage collectif, la chaudière est fermée au
cadenas par la commission nommée chaque jour pour surveiller la
coquerie. Avec un appareil, on hisse ce vase énorme sur les bancs d'un
immense foyer, et à midi on sonne la cloche pour avertir que la soupe va
être trempée. La chaudière est descendue, cent gamelles sont rangées
autour d'elle, et le maître-coq, monté sur une estrade, plonge la vaste
cuiller dont il s'arme, dans les flots du clair bouillon, qu'il
distribue avec l'air d'impartialité d'un Minos ou d'un Rhadamante; mais
si le bouillon n'est pas du goût de ceux qui le reçoivent, si le boeuf
ou le lard n'est pas cuit, ou l'est trop, alors les injures et
quelquefois les lambeaux de viande pleuvent sur le triste chef de
cuisine, que les officiers ont de la peine à arracher à l'animosité des
matelots. Voilà un des mille désagréments du métier: en voici un
privilége. A la mer, la viande salée rend, dans l'eau où on la fait
bouillir, beaucoup de graisse; toute celle qui surnage appartient de
droit au maître-coq, qui la vend à la première relâche; ensuite il jouit
de la faveur de manger à la table du cambusier, où le vin rogné aux
rations de l'équipage, est rarement épargné.

Malgré la surveillance que l'on porte à la propreté douteuse du
maître-coq, il s'introduit souvent dans la chaudière des corps assez
étrangers à la confection des potages bourgeois. On a été jusqu'à y
trouver des chapeaux, des souliers, des couteaux, des morceaux de tabac,
des bouts de manoeuvre, etc. Une punition prompte suit toujours de près
ces négligences: le maître et les aides-coqs reçoivent sur le dos vingt
à trente coups de corde, et, cette justice une fois rendue, le bouillon
réconfortant est bu comme s'il n'avait été question de rien.



IX.

Suprême félicité du Matelot.


Vous qui cherchez dans les voluptés d'un amour naïf, cette félicité d'un
moment, la seule qui nous soit permise sur cette terre d'illusion; vous
qui la placez dans les jouissances les plus positives que nous puissions
procurer à nos sens trop imparfaits; ou vous, enfin, qui, plus sages que
les amants et les épicuriens, ne demandez qu'à l'étude ces douceurs qui
consolent des femmes, et quelquefois même de la vie; vous ne devinerez
jamais dans quelle espèce d'enivrement le matelot place son suprême
bonheur?--Dans le vin? direz-vous peut-être.--Non pas
exclusivement.--Dans l'amour du sexe?--Non pas encore
exclusivement.--Dans la bonne chère?--Est-ce qu'il la connaît, lui?
est-ce qu'il la conçoit, cette bonne chère, qui exige presque de l'art
et de l'étude; lui, à qui une ration de biscuit et un morceau de boeuf
salé suffisent?--Où donc le matelot place-t-il sa félicité?--Vous allez
le savoir; mais, avant tout, donnez-vous la peine de le suivre quand
vous le voyez chausser son pantalon blanc, donner un coup de brosse à sa
veste toute froissée dans son sac moisi. Il va demander à son officier
la permission d'aller à terre. Cette permission, sollicitée le chapeau
bas et l'oeil baissé, lui est accordée.

En mettant le pied sur le rivage, qu'il ne connaît pas encore, il
s'informe d'abord à quel prix se boit la bouteille de vin dans le pays,
et s'il y a beaucoup de gendarmes. Le vin et les gendarmes, c'est tout
ce qui l'intéresse ou le préoccupe; car il sait qu'il aura affaire à
tous deux.

Il boit d'abord; le reste viendra plus tard. Il chante après avoir bu,
c'est la règle; puis il cherche l'occasion de se donner une peignée, et
l'occasion ne tarde guère à lui sourire. Une ribotte à terre est, pour
lui, le feu d'artifice d'une belle fête; les coups de poings en sont le
bouquet.

Le matelot en belle humeur est assez taquin de son naturel, pour peu
qu'il sente la terre vaciller sous ses pas et qu'il entrevoie un grand
espace à parcourir. Gardez-vous bien de vous laisser coudoyer par lui;
dès que vous le voyez faire des embardées et placer avec une bachique
coquetterie son chapeau sur l'oreille gauche: c'est déjà un fort mauvais
signe.

Pour peu que dans l'auberge, théâtre de ses rudes jouissances, il y ait
cependant de quoi s'amuser, il n'ira pas demander à l'extérieur des
motifs de distraction, surtout lorsqu'il se sent dans la poche assez
d'argent pour faire face aux prodigalités par lesquelles il veut
signaler son luxe. Qu'un miroir brille à ses yeux demi-voilés de
vapeurs alcooliques, il commence par briser le miroir, quitte à le
payer. Qu'un ramas de verres et de bouteilles encombre la table sur
laquelle il s'est appuyé, il ne lui en faut pas davantage, et, d'un coup
de main, il fait voler en éclats ces verres fragiles, si fidèle image du
clinquant d'ici bas; car le matelot est philosophe au moins jusque dans
le désordre de ses actions et de ses idées: puis il paie largement; car
cet argent qu'il méprise toujours, par philosophie, il le prodigue quand
il s'agit de réparer ses folies, en affichant le superbe dédain qu'il
professe pour le vil métal. Ce qu'il veut surtout, c'est du scandale,
mais de ce scandale qui appelle à grand bruit la force armée. Arrive
seulement un gendarme ou la garde, et vous allez voir comme il va faire
briller son audace, après avoir fait redouter son ardeur délirante. Un
sabre est levé sur lui, il le fait voler en éclats, en s'armant
spontanément d'un barreau de chaise brisée, tant les expédients lui sont
familiers. Une baïonnette le menace, il l'écarte d'une main, en lançant
un coup de poing de l'autre. Que des doigts vigoureux le saisissent au
collet, c'est là, pour lui, la moindre des choses; il laisse sous le
poignet de l'agent de la force publique, la veste par laquelle on croit
le tenir. C'est alors que, tout meurtri, l'oeil poché et la chemise en
lambeaux, il s'échappe avec la rapidité du cerf, tout glorieux d'avoir
acheté, au prix d'une partie de ses vêtements et de sa sûreté
personnelle, le plaisir d'avoir chaviré la garde et embêté un gendarme.

Mais ce n'est encore là qu'une jouissance vulgaire. Il faut, pour
compléter la farce, qu'il s'esquive de manière à être poursuivi, en
fuyant en vrai Parthe, et en faisant une retraite brillante. S'il peut
combiner sa fuite de façon à attirer ses adversaires sur le bord d'un
quai ou le long du rivage, la partie sera délicieuse; car au moment où
les _grippe-jésus_, comme ils le disent, croiront pouvoir s'emparer de
lui, vous le verrez se jeter tout habillé dans les flots, et disparaître
comme un autre Protée, aux regards ébahis des gardiens de l'ordre
public. Une fois à la mer, il se fait inviolable; c'est sous une autre
juridiction qu'il passe, en se flanquant à l'eau. Son domicile réel,
c'est l'embarcation qui se rend à bord, et qui le pêchera en passant au
moment où, faisant la planche, il nargue la garde à laquelle il vient de
se soustraire.

Tout mouillé, il arrive à bord; mais en saisissant la tire-veille de
babord, il change de contenance: c'est une attitude grave qu'il faut
prendre, pour se présenter avec une certaine aisance à l'officier de
quart.

--Lieutenant, me voilà rendu z'à bord.

--C'est bien. Qu'as-tu fait de ta veste?

--Mon lieutenant, je l'ai z'oubliée z'à terre, par mégarde.

--Où t'es-tu fait noircir l'oeil ainsi?

--C'est z'en tombant sur le banc de l'embarcation, qui roulait.

--Va demander ta ration à la cambuse, et ton hamac au capitaine d'armes.

--Merci, mon lieutenant.

Vous avez suivi notre philosophe dans l'épicurisme de ses plaisirs, mais
il n'a eu garde d'épuiser toutes ses jouissances dans la coupe de
volupté que lui a présentée la terre. Une fois à bord, il savoure de
nouveau, en les ranimant, les délices qu'il a goûtées dans la journée.
Ses camarades, restés à bord, l'écoutent avec ravissement, le
questionnent avec curiosité.

--Comment! tu as bûché trois gendarmes?

--En trois coups de poing de bout, je les ai fait arriver à plat.

--Et la garde?

--La garde! elle est venue pour me poursuivre dans une allée où il y
avait une trappe. J'ai t'élevé la trappe, et mes joueurs de clarinette
de cinq pieds ont descendu la garde dans la calle, que j'ai
_t'entrebâillée_, à seule fin de... v'là c'que c'est. (Car, remarquez
bien que le matelot qui, par euphonisme, a dit à son officier,
_lieutenant, me v'là z'à bord_, dira à ses camarades _la calle que j'ai
t'ouverte_. L's euphonique est pour le langage élevé; le _t_ tudesque
pour la conversation familière.)

--Mais, dis donc, reprennent les amis, qui est-ce qui t'a accommodé
l'oeil au beurre roux?

--C'est un coup de poing que j'ai voulu voir de trop près, et sans
lunettes, encore.

--Et ta chemise, qui te l'a déralinguée de c'te façon, en manière de
brodure au crochet?

--Le grapin à cinq branches d'un caporal, qui m'a demandé la moitié de
ma chemise et de mon gilet rond, pour en avoir un échantillon. Mais
c'est égal, je m'suis-t'i amusé, bon Dieu de bois! J'ai cassé en plus de
dix mille morceaux tout ce qu'il y avait dans la case de l'hôtesse; j'ai
défoncé la fenêtre avec la tête du mari, pour ne pas me faire mal aux
mains, et j'ai marché, finalement, sur le ventre de plus de cinq
crapaudins avant de me jeter en pagaye à l'eau. Mais j'ai tout d'même
perdu ma paire de souliers neufs que tu sais bien, et ma montre de 19
francs, qui était si bonne.

Et tous les auditeurs, émerveillés, de répéter en soupirant: «Ce nom de
Dieu-là, s'est-il amusé!... Ah! le nom de Dieu!... Demain, j'demande la
permission d'aller t'à terre.»

Voilà la vraie félicité du matelot. Ne faut-il pas que chacun ait la
sienne!



X.

Maître Lahoraine,

OU QUI DE QUATRE OTE TROIS RESTE DEUX.


Un homme aux formes sèches et arides, au teint maroquiné, se promène, le
sifflet d'argent à la ceinture, sur les passavants du vaisseau _le
Régulus_. C'est maître Lahoraine, un de ces vaillants matelots d'élite
que Brest fournit à la marine militaire.

Sur une des caronades du gaillard d'arrière, un jeune aspirant, le
hausse-col sous le menton, s'étale nonchalamment et regarde avec
distraction le haut du grand mât dans le gréement duquel des matelots,
huchés çà et là, travaillent en chantant. L'aspirant fait le service de
l'enseigne de quart. Il se lève en bâillant, jette quelques pas indécis
sur les bordages si bien blanchis du gaillard d'arrière, et puis il
accoste maître Lahoraine.

--Eh bien, maître Lahoraine, vous faites les cent pas pour ne pas avoir
la goutte?

--Il faut bien, monsieur. Et vous, vous bâillez, à ce que j'ai l'honneur
de voir, pour vous _dégourder_?

--Il est si ennuyeux de monter la garde en rade!

--Que voulez-vous? notre métier ne se compose que d'embêtements. Aussi
j'ai bien promis que, si jamais j'ai un fils et qu'il veuille se faire
marin, je l'étranglerai plutôt comme un canard, le gueux!

--Est-ce que vous seriez encore de _mauvais poil_, maître Lahoraine?

--Comment voulez-vous que ce soit autrement à bord de cette baille à
brai, avec un équipage de danseurs et de maîtres d'armes! Ça sait friser
une contredanse au _Plaisir de Brest_, mais c'est un bon à rien à bord,
quand il faut danser sur une vergue et maintenir la propreté, qui est
l'âme du vaisseau. Il est à six cent cinquante hommes, cet équipage-là,
n'est-ce pas? Eh bien, s'il ne change pas d'amures pour courir une autre
bordée que celle qu'il a prise, je le mangerai comme une..., comme une
poule-mouillée, qu'il est, sous votre respect. Ce que je vous dis là,
d'ailleurs, je l'ai dit plus de cent fois au commandant, aussi vrai que
vous êtes un honnête homme!

--Je conviens que vous avez affaire à des conscrits qui ne valent pas
encore un vieil équipage; mais ils ont du zèle et font tout leur
possible.

--Leur possible! pardieu, la belle avance! leur possible! Mais ce n'est
rien que cela, monsieur; et on voit bien que vous êtes encore jeune.
Dans notre métier, vous apprendrez que ce n'est pas ce qui est possible
qu'il faut faire, mais l'impossible.

--L'impossible! c'est bien facile à dire, cela; mais comment me
prouveriez-vous que c'est ce qui ne peut pas être fait, qu'il faut faire
dans notre métier?

--Comment?

--Oui, comment?

--Vous allez le voir.... Vous voyez bien, par exemple, combien il y a
d'hommes dans cette grande hune?

--Sans doute; j'y vois quatre hommes, quatre gabiers.

--Eh bien, si je vous disais que je veux qu'il y en ait cinq dans
quatre, que diriez-vous?

--Je croirais que vous voulez là une chose impossible.

--C'est justement ce que je voulais vous faire dire. A présent, vous
allez voir comment je me patine pour faire l'impossible en marine, et à
ma façon.

Maître Lahoraine prend son sifflet; et, au moyen de quelques sons aigus,
il fait entendre aux gabiers de la grande hune qu'il va leur donner un
ordre.

Les gabiers écoutent attentivement....

_Un des gabiers_ répond au coup de sifflet du maître:--Holà!

_Maître Lahoraine_, avec un ton radouci et en jetant un coup-d'oeil
d'intelligence à l'aspirant:--Combien qu'es-tu, mes fils, dans c'te
grand'-hune?

_Un des gabiers_.--Maître Lahoraine, je sommes quatre.

_Maître Lahoraine_.--Eh bien, puisque tu es à quatre, mes enfants,
descends trois, et reste à deux là haut.

_Un des gabiers_, après un moment d'hésitation.--Mais, maître Lahoraine,
je vous ai dit que nous étiommes à quatre.

_Maître Lahoraine_.--Je l'ai bien entendu, pardieu! crois-tu donc que je
suis sourd?

_Le gabier_.--Mais, vous avez dit de descendre trois et de rester deux;
si, à quatre, il en descend trois, nous ne _restrommes qu'à qu'un_.

_Maître Lahoraine_.--_Qu'à qu'un_! Je veux que tu descendes trois, et
que tu restes à deux.... Allons, descends trois, et puis j'irai régler
mon compte après, et te prouver que, qui de quatre ôte trois, reste
deux, en marine. (Ici, nouveau coup-d'oeil d'intelligence de maître
Lahoraine à l'aspirant, qui écoute, qui regarde et qui attend.)

Les trois gabiers descendent. Le maître les compte à mesure qu'ils
défilent silencieusement devant lui, l'épissoire au poignet, et le
morceau de suif sur le chapeau.

--C'est bon, te voilà trois. Actuellement, je vais voir dans la hune si
je trouve mon compte.

Le maître monte, en se balançant avec calme, dans la hune, où le seul
gabier, pour attendre l'événement, se dispose à essuyer la sévère
investigation de son impassible chef.

--Combien es-tu dans ta hune, mon garçon? demande le maître en passant
ses deux pouces dans les oreillettes du pont fort étroit de son pantalon
bleu.

--Maître Lahoraine, je suis à un, comme vous voyez bien.

--En ce cas, tu m'as fait la contrebande d'un homme, et tu vas payer
pour ceux qui m'ont fait la queue. Ah! tu veux aussi te fiche de moi!
Attends, attends un peu!

Et là-dessus, le bout du garant d'un palanquin sert à fustiger le
malheureux gabier, qui n'a pas pu présenter à maître Lahoraine ses
comptes en règle.

Après ce châtiment si bien mérité et si vigoureusement appliqué, le
maître redescend, avec son stoïcisme accoutumé, sur le gaillard
d'arrière, où l'aspirant est demeuré spectateur fort intrigué de cette
scène, dont il ne s'explique pas bien encore la morale et le but.

_Maître Lahoraine_.--Quand je vous disais, monsieur, que j'avais affaire
à un équipage de danseurs! Croyez-vous que, dans mon temps, des matelots
ne m'auraient pas fait dix mille fois proprement la queue, et que je
n'aurais pas trouvé le reste de mon compte dans cette chienne de
grand'-hune, que le feu du ciel _chamberde_?

--Mais comment, dans votre temps, maître Lahoraine, auriez-vous pu
raisonnablement trouver deux hommes où vous n'en auriez laissé qu'un?

--Comment?... Aussitôt que ces trois _mateluches_ qui sont descendus
auraient été en bas, un vrai matelot, dans mon temps, se serait pommoyé
le long du grand étai dans la grand'-hune, pendant que j'étais à
balander dans les grandes enfléchures; et une fois que j'aurais été là
haut, j'aurais trouvé mon compte, l'impossible, quoi! comme je vous
disais tout-à-l'heure.

--Mais vous n'auriez pas moins, en retrouvant votre compte, deviné le
stratagème?

--Oui, sans doute, j'aurais deviné la farce à la figure. Mais j'aurais
dit, pas moins, c'est de bons b..., et j'aurais été agréablement mis
dedans, parce que c'est avec de la malice, monsieur, voyez-vous bien,
qu'on fait de l'impossible en marine. Mais à présent, il n'y a plus
moyen, depuis qu'on nous donne des _matelas_ pour des _matelots_ et
qu'on force les anciens maîtres d'équipage comme moi à compter, non plus
par livres, onces, pintes et chopines, mais par _kakagramme_ et
_cocolitre_; il n'y a plus moyen, il n'y a plus moyen, je vous dis!
Pauvre marine française! où ce que tu es donc? ou ce que tu es, pauvre
marine?



XI.

Le Chien de l'artillerie de marine.


Bien avant que la renommée ne publiât les prodiges d'intelligence de
_Munito_, et que l'histoire ne burinât les hauts faits des quadrupèdes
de son espèce, il existait à Brest un caniche, recueilli par les
artilleurs de marine, nourri de la ration du soldat, et élevé dans les
principes et les usages de la caserne. Il n'avait pas de propriétaire en
titre, le chien _la Bombarde_; chaque canonnier était son maître, et le
régiment était devenu son père collectif et adoptif. Que de taloches lui
avait coûté son éducation! mais aussi, que de caresses et de soins lui
valaient sa gentillesse et son utilité! car _la Bombarde_ n'était pas un
chien oisif, absorbant sans fruit les aliments qu'on lui offrait dans
l'une et l'autre chambrée. Il payait au centuple, en bons offices
militaires, les maîtres qui le nettoyaient, qui lui faisaient le poil et
qui se chargeaient à l'envi des détails de sa toilette et de sa
nourriture.

Pendant l'exercice, planté sur son joli derrière devant le front du
bataillon, il suivait les mouvements des canonniers, en maniant dans ses
pattes de devant la canne que l'adjudant-major lui avait confiée.
Défilait-on par le flanc, il se plaçait en tête de la première compagnie
de bombardiers. Nul autre chien n'aurait partagé avec lui l'honneur de
stationner auprès du chef de bataillon ou du colonel; car s'il était
doux avec ses militaires, et pour ainsi dire ses compagnons d'armes, il
mordait très-dur ses égaux, le chien _la Bombarde_! En un mot, personne
n'était plus exclusif que lui sous le rapport des priviléges qu'il avait
conquis, et qu'il n'était pas d'humeur à partager avec les animaux de sa
race.

Lorsque, sur le beau quartier de la marine, à midi sonnant, la garde
montante défilait au son du tambour pour aller occuper les postes de
l'immense port de Brest, _la Bombarde_ prenait le pas en partant de la
patte gauche, pour se rendre d'abord à l'Hospice de la Marine, où les
infirmiers ne manquaient jamais de lui offrir un bouillon et quelques os
de la viande mangée par les malades.

Une fois le bouillon pris, notre chien de garde parcourait tous les
postes du port, joyeux de recueillir une caresse là, de recevoir une
culotte plus loin, et de faire un tour de promenade à quinze pas de la
guérite, avec la sentinelle placée à l'extrémité du quai de la Digue, la
dernière des nombreuses stations du port.

Le soir, c'était bien autre chose! A peine le souper de la caserne
était-il mangé que notre infatigable inspecteur se disposait à faire sa
ronde de nuit. Il fallait voir avec quel bienveillant empressement le
gardien de la grille de la rue de la Filerie entr'ouvrait un coin de sa
haute porte pour laisser passer _la Bombarde_ dans ce port si bien
gardé, et où jamais aucun être humain n'aurait pu s'introduire sans
donner le mot d'ordre à la garde ou le mot de ralliement à l'impassible
sentinelle. Mais lui n'avait pas de mot d'ordre à donner; son museau lui
servait de passeport, et ses bonnes intentions étaient trop
universellement reconnues pour qu'il inspirât la plus petite défiance
aux hommes chargés de la surveillance des arsenaux et des magasins.

Les sentinelles posées la nuit, dans les parties les plus solitaires du
port, ont d'autant plus besoin d'être surveillées, que la moindre
négligence de leur part peut souvent leur coûter la vie, ou compromettre
la sûreté générale.

Lorsque, par exemple, les forçats parviennent, pendant une nuit obscure,
à briser leurs fers épais, ces malheureux cherchent, en tuant les
sentinelles qui pourraient s'opposer à leur passage, à se frayer une
voie sûre pour gagner le fond du port et se jeter dans la campagne.

Malheur, dans ces moments, au factionnaire qui cherche dans sa guérite
un abri contre la pluie ou le vent! Le forçat qui s'évade, armé d'une
_gournable_ en fer, cloue au pavois de la guérite l'imprudente
sentinelle qui s'est laissée aller au sommeil. Que de fois les officiers
de ronde n'ont-ils pas rencontré, baignés dans leur sang, les malheureux
soldats dont les forçats avaient coupé le bout des pieds avec un cercle
en fer, qu'ils avaient réussi à convertir en une faux tranchante! Une
sentinelle ne sait pas ce qu'elle risque dans les postes éloignés, en
s'enveloppant de sa capote, et en frappant du pied le rebord de cette
guérite autour de laquelle rôde si souvent le désespoir du galérien qui
soupire après la liberté!

Les vieux soldats seuls, quand une pluie douce, descendant autour d'eux,
invite les galériens à s'évader, savent prévenir l'événement en
tournant, le fusil armé, aux environs de leur guérite. C'est la chasse
qu'ils font alors, bien plus qu'une faction; et lorsque le galérien
déserteur croit se débarrasser d'un incommode surveillant, en se jetant
sur l'asile de la sentinelle, celle-ci lui lance son coup de fusil ou
sa baïonnette dans le corps, et crie: _A la garde_!

_La Bombarde_ avait soin de faire sa ronde dans les postes ordinairement
les plus menacés, et lorsque surtout des soldats nouvellement arrivés au
régiment, se trouvaient placés à ces postes, il sentait un conscrit à
une lieue de lui. Dès qu'il rencontrait une sentinelle endormie, il la
tirait par le pantalon ou la guêtre, avec humeur, avec autorité même,
comme pour lui reprocher son imprudente négligence, et il paraissait lui
dire: _Tu ne sais donc pas, malheureux! qu'il y va pour toi de la
vie_?... Quand la sentinelle n'était que réfugiée dans sa guérite, le
caniche de ronde l'obligeait à en sortir, et ne lui laissait de repos
que lorsqu'elle avait repris le cours de sa promenade accoutumée.

Si, dans ses excursions nocturnes, le chien avait eu vent d'un forçat
déserteur, oh! alors, l'affaire du fugitif était claire: le chien
courait donner l'éveil à tous les postes; ses aboiements appelaient la
garde, et la garde, sur les pas de _la Bombarde_, était certaine de
faire une bonne capture. Une ronde d'officier supérieur produisait
moins d'impression dans le port de Brest, qu'un des aboiements de _la
Bombarde_. Homme, avec son intelligence et son nez, le caniche aurait
occupé un grade élevé. Chien, il marchait à quatre pattes, et ne
subsistait que grâce à la commisération et à l'amitié des militaires ses
camarades. La nature est-elle juste, en faisant des chiens plus
intelligents que certains hommes, ou certains hommes moins intelligents
que certains chiens?

Les anciens, dès qu'un conscrit arrivait au régiment, ne manquaient
jamais de dire au dernier venu: «Tu vois bien ce caniche-là, n'est-ce
pas? eh bien, c'est le chien de l'artillerie! Cette nuit, il te
réveillera, si tu dors; et ne t'avise pas de lui faire du mal, car tu
aurais à faire à tout le régiment.»

Un jour, jour de malheur et de fatalité! un gros Lorrain tombe avec un
groupe de beaux frais conscrits, à la caserne. Le tour de garde du
nouvel agrégé arrive; on oublie de lui donner le mot d'ordre au sujet du
chien de ronde; la nuit vient; le gros Lorrain se trouve placé auprès de
la Tonnellerie. _La Bombarde_ commence, comme d'habitude, son service à
minuit. Le silence qui règne autour de la guérite de la Tonnellerie
l'inquiète: il veut surprendre le factionnaire, pour avoir le droit de
le réveiller en grognant. Le factionnaire, en effet, sommeille
profondément, l'épaule appuyée sur le côté de sa guérite, et le fusil
posé entre ses jambes affaissées. A cet aspect, _la Bombarde_ recule; il
revient bientôt à la charge, et de sa dent animée il tire avec humeur le
bas de la guêtre du conscrit, qui, surpris désagréablement au milieu de
son somme, commence à avoir peur d'abord, et finit, une fois rassuré,
par donner un grand coup de pied au chien importun qui est venu le
déranger si mal à propos. _La Bombarde_ s'irrite; le conscrit se met en
colère: l'un n'a que ses dents et son bon droit; l'autre, sa baïonnette
et son fusil. La lutte s'engage, et le malheureux chien tombe, percé de
coups, sous la main de celui qu'il a peut-être arraché à la mort.

Le caporal de la porte du Moulin-à-Poudre vient à une heure du matin
relever gaîment la sentinelle. A quelques pas de la guérite, son pied
rencontre quelque chose qui l'embarrasse: c'est le corps d'un chien
mort! La lune commençait à éclairer cette partie du port. Un funeste
pressentiment engage le caporal à porter attentivement les yeux sur
l'animal qui gît là sans vie auprès de la sentinelle, qui voit avec
délices le moment où elle va retourner à son corps-de-garde bien clos et
bien chaud.... «C'est la Bombarde! s'écrie avec effroi et douleur le
caporal.... On l'a tué!... Qui l'a tué?...--C'est moi, répond niaisement
le conscrit.--Vous, gredin?--Ah! mais, caporal, c'est qu'il m'a mordu
aussi!--Tu es de service, reprend le caporal, rends-en grâce au ciel!
Mais demain il fera jour, et tu descendras la garde.--Sans doute que je
la descendrai!--Oui, Jean-fesse, tu la descendras, mais pour que tout le
régiment te passe sur le corps.»

Le poste, instruit du triste événement, accourt. Les restes de _la
Bombarde_, enveloppés dans une capote, passent la nuit au
corps-de-garde, et les plaintes et les malédictions du poste tombent sur
l'infortuné meurtrier du caniche. Le conscrit ne dit mot; la garde,
relevée à midi, regagne le quartier; le conscrit quitte sa giberne et
son fusil; mais le caporal lui a dit à l'oreille de garder son sabre. Ce
mot est significatif.... On se rend dans les douves de la ville, auprès
de la porte de Landernau. Là, le vengeur de _la Bombarde_ force son
meurtrier à croiser le fer, et en moins d'une seconde l'âme du conscrit
va rejoindre celle _du chien de l'artillerie_, si toutefois un chien qui
eut plus d'intelligence que la plupart des humains, peut avoir une âme.

Tout un régiment, pendant une semaine, porta le deuil du caniche, sur sa
figure. Le souvenir du chien de l'artillerie vit encore dans la caserne
qui a vu, depuis le trépas de _la Bombarde_, la guerre et la mort
renouveler cinq à six fois le régiment des canonniers, dont il surveilla
le service pendant toute sa vie.



CINQUIÈME PARTIE.

       *       *       *       *       *

Causeries, Contes, Aventures

Et Traditions de Bord.



I.

Causeries de Marins.


Il faisait calme plat: une tente ombrageait le gaillard d'arrière des
rayons d'un soleil ardent, et l'équipage inoccupé se livrait à ces
entretiens bizarres, saccadés, variés et quelquefois piquants, comme
tout ce qui porte l'empreinte du caractère saillant des marins. Nous
nous trouvions alors par le travers des Bermudes. Un matelot borgne (et
je me le rappelle d'autant mieux, que cet incident de physionomie me
l'avait déjà fait remarquer) se tenait sur la barre immobile, en
regardant à chaque instant, de l'oeil qui lui restait, si quelque peu de
brise ne s'élevait pas d'un des points du magnifique horizon qui nous
entourait de son cercle immense. Le capitaine, en corps de chemise,
fumait indolemment un cigare, allongé sur son banc de quart, comme s'il
avait foulé l'ottomane la plus élastique.

--Théodore, dit-il brusquement au matelot qui était à la barre du
gouvernail, où diable as-tu donc perdu ton oeil!--Ma foi, _cap'taine_,
répond le matelot, un peu embarrassé de cette question imprévue..., vous
me demandez _où c'que_ j'ai perdu mon oeil?... Mais dame!... je l'ai
perdu à la lecture..., et puis d'un coup de poing.--Ah! tu sais donc
lire?--Pardieu! si je sais lire! j'ai eu assez de mal à l'apprendre pour
m'en souvenir; et tenez, l'endroit où j'ai fait mon éducation, n'est pas
loin de nous à présent. C'est à Saint-Georges-des-Bermudes. J'étais
prisonnier là, et un canonnier d'artillerie de marine, pris sur le même
navire que moi, m'a appris la lecture dans le livre de l'_École du canon
à bord des vaisseaux_ de S.M.I. et R.--Mais qui donc t'a défoncé l'oeil
qui te manque?--Est-ce que je ne vous l'ai pas déjà dit: il a coulé à la
lecture, et puis un coup de _poing de bout_ d'un mauvais sujet, _un
espèce_ de maître de danse _d'à bord du Messager_ m'a fait le reste
dans une dispute _ou c'que_ je n'avais pas tort.--Que faisais-tu donc
aux Bermudes, quand tu y étais prisonnier?--Mais je montrais la langue
française, quoi, _cap'taine_!--Toi, la langue française! et savais-tu
assez d'anglais encore pour te faire comprendre de tes élèves?--Pardieu,
je crois bien! _j'étiommes_ deux prisonniers qui _saviommes_ l'anglais
et le français, comme les Anglais même et des capitaines de vaisseau! A
ce dernier trait de naïveté et de modestie, le capitaine ne put
s'empêcher de rire aux éclats; le matelot au contraire semblait piqué de
ce que son chef se permît d'élever des doutes sur son savoir en fait de
langues.--Mais, _cap'taine_, vous riez, lui dit-il: donnez-moi plutôt un
coup d'eau-de-vie et un livre anglais, et si je ne lis pas le livre
anglais tout aussi bien que j'avalerai l'boujaron, vous m'ferez
r'trancher ma ration d'vin pendant toute la traversée.--Mousse! s'écrie
aussitôt le capitaine, va me prendre un verre d'eau-de-vie, et
apporte-moi un de mes livres anglais. Le mousse monte quelques secondes
après avec un large verre d'eau-de-vie et une petite brochure que le
capitaine ouvre alors et présente à Théodore.--Tiens, lis-moi ce
titre-là.--_Cap'taine_, dit _Théodore_, un peu embarrassé, j'vous
préviens que j'entends bien l'anglais à la parole, mais que je ne sais
pas bien lire à l'écriture ni à la lecture.--C'est égal, lis-moi
cela.--_Théodore_ songe alors à déchiffrer le titre de la brochure: _The
pi...l...o...t... the pilot... c...o...ast, at... lan...t...i...c...
b..i..grec...bi..; R...o..ro... b...e...r...t... Robert...
B...l...ac...k... f...o...r...d... ford, blague forte_.--Eh bien!
reprend le capitaine, après que Théodore a fini sa laborieuse
appellation, ce n'est pas difficile à traduire cela! Sais-tu ce que ça
veut dire en français?--Ma foi, ça veut dire, répond le matelot, assez
en peine d'attacher quelques idées aux mots de _Coast_ et d'_Atlantic_,
ça veut dire que...--Allons, voyons, accouche donc de ta traduction!--Eh
bien! cap'taine, ça veut dire en bon français que le pilote, ou celui
qui tient à présent la barre, _blague fort_, après avoir bu l'coup de
chnick, et qu'il ne sait pas un mot d'anglais.... Voilà!



II.

Les deux Aspirants.


Parmi nous, gais aspirants de marine, il y avait des contes de
faux-ponts que chacun brodait à sa manière, comme ces charges que les
élèves peintres se plaisent à inventer et à embellir dans leurs loisirs
d'atelier.

La plus petite bizarrerie dans un événement, du reste fort ordinaire,
donnait lieu quelquefois à des exagérations qui ensuite finissaient
toujours par être enregistrées dans les annales burlesques de la charge
du bord. Les aspirants étaient les caricaturistes de la marine, et en
cette qualité ils remplissaient leur mission avec un scrupule dont
plusieurs notabilités de l'armée navale n'ont pas toujours eu lieu de se
féliciter.

Au nombre de leurs charges favorites, je m'en rappelle une qui pour nous
n'était pas dépourvue d'originalité. Peut-être qu'en la retraçant ici à
l'aide de mes souvenirs, elle perdra à la lecture une grande partie du
mérite qu'elle avait dans la tradition. Mais à quinze ou dix-huit ans on
n'est pas difficile sur la valeur des contes qui amusent. Tout ce qui
fait rire à cet âge est de bon aloi; mon conte aujourd'hui paraîtra
peut-être impossible, d'assez mauvais goût? N'importe! je le hasarde
parce qu'il m'a plu il y a quelque vingt années. Personne ne sera forcé
de le trouver exquis, délicieux; le voici:

Un vieux chef de timonnerie avait un fils à qui il fit donner une assez
bonne éducation pour qu'à quinze ans il devînt aspirant de seconde
classe.

Le père Larigot ne se sentait pas d'aise d'avoir réussi à faire du fils
Larigot un sujet qui, imberbe encore, se trouvait presque aussi avancé
en grade que l'auteur de ses jours. Il obtint, pour rendre ce glorieux
rapprochement plus frappant à tous les yeux, de faire embarquer son
héritier sur la même frégate que lui.

Larigot était brave homme, mais un peu grotesque dans son langage et ses
manières. Son fils commençait déjà à se sentir de l'ambition; cependant
on le voyait encore se promener familièrement avec son père bras dessus,
bras dessous, sur la dunette ou sur le gaillard d'arrière.

Le dimanche, lorsque le père timonnier demandait à aller à terre, les
bras bariolés d'un double galon de sergent-major, le fils aspirant
consentait à l'accompagner avec son frac bleu couronné des deux trèfles
d'uniforme. Ils allaient même ensemble boire de la bière et sabler,
par-dessus tout cela, le verre de punch, tant le père était glorieux de
pouvoir trinquer avec son cher enfant!

Un soir, l'enfant ramena à bord le vénérable auteur de ses jours, un peu
pris de boisson. Le lieutenant de garde félicita le jeune aspirant sur
sa piété filiale. On mit le père à la fosse-aux-lions, et les collègues
du fils Larigot ne manquèrent pas de plaisanter le jeune homme sur la
ribotte qu'il venait de faire en famille. De là un coup d'épée du fils
Larigot avec un de ses malins confrères. Le père, sorti de la
fosse-aux-lions par l'intercession du fils, servit de témoin à l'enfant,
qui se battait pour lui. Après le duel vint le déjeuner, comme c'était
alors la règle. Le père Larigot se grisa une seconde fois avec les
aspirants; seconde visite du père Larigot à la fosse-aux-lions en
arrivant à bord. C'était justice. En 1804, le fils s'avisa de choisir
pour maîtresse une femme que le père courtisait, et qui devint, malgré
les filiales représentations du jeune homme, la belle-mère de notre
aspirant de deuxième classe.

Le commandant de la frégate, choqué de l'inconvenance qui pouvait
résulter de la présence du père et du fils à bord du navire où ils
occupaient des grades à peu près égaux, débarqua le père.

Avec un peu de travail le fils devint aspirant de première classe, et
le père se félicita encore d'avoir donné le jour à un garçon qui était
devenu son supérieur. Funeste joie, triste orgueil de père! que de
larmes il devait lui coûter!

La flottille de Boulogne fut créée. Il fallait bien des capitaines pour
trois ou quatre mille prames, chaloupes canonnières, bateaux-plats,
bombardes, péniches et bateaux-canonniers. Le père Larigot devint
capitaine de canonnière en sa qualité de chef de timonnerie, grade dans
lequel il devait stationner toute sa vie.

Le fils, par une singulière coïncidence, commandait une section de
canonnières, qui se rencontra sur les côtes avec la canonnière que
montait le père Larigot. Comme le guidon de commandement était à bord du
fils, et que le père manoeuvrait fort mal, le commandant de la section
ordonna, par un signal, les arrêts au capitaine de la canonnière dont il
ne connaissait que le numéro et la mauvaise manoeuvre.

Le lendemain il apprit qu'il avait puni son respectable père, et
celui-ci eut la douleur d'apprendre qu'il avait été puni par son garçon
à la face de toute la flottille de Boulogne.

Sortons de cet état, s'écria-t-il, en recevant le compliment de
condoléance de son fils; si j'avais su les mathématiques, l'empereur
m'aurait fait enseigne auxiliaire. Apprends-moi ce que je ne sais pas et
ce qui me manque pour avancer; il m'en coûtera moins de recevoir des
leçons de mon fils, que d'un professeur étranger.

Le père avait la tête dure: le fils était vif. Souvent il arriva au
maître de dire à l'élève, celui qui l'avait mis au monde, qu'il ne
savait ce qu'il disait, et celui-ci s'emporta contre le professeur, qui
lui jeta l'éponge du tableau au visage. L'élève resta chef de
timonnerie.

Les aspirants alors étaient en bon train pour avancer. Le fils Larigot
devint enseigne de vaisseau à la barbe déjà grise du père Larigot. Dès
lors il n'y eut plus entre eux de commun que le nom.

Lorsque l'enseigne entrevoyait dans les rues la face rubiconde du chef
de timonnerie, il changeait de route, et le père Larigot poursuivait
obstinément sa géniture dénaturée, en lui criant: Tu es un orgueilleux,
un enfant sans entrailles, à qui j'ai eu la bêtise de mettre des
épaulettes sur le dos! Comment ai-je pu faire tout seul avec ta défunte
mère, que le ciel confonde! un garnement de cette espèce! Et le fils
murmurait en enrageant: Comment se fait-il que je sois le fils d'un tel
ivrogne!

Quelques années se passèrent sans que le père, envoyé à Brest, revît le
fils, qui se trouva embarqué à bord d'un vaisseau de la division
d'Anvers.

Un beau jour, des escouades de maîtres, de quartiers-maîtres et de
matelots, arrivèrent dans ce dernier port pour être réparties entre les
différents bâtiments qui composaient l'escadre.

Les commissaires de marine, qui dans ce temps-là du moins avaient la
plume assez malencontreuse, désignèrent le chef de timonnerie Larigot
pour être embarqué à bord du vaisseau même où le fils faisait, en sa
qualité de plus ancien enseigne du bord, le service de lieutenant. Il
était justement de garde quand le chef de timonnerie vint lui présenter
son billet d'embarquement.

--Lieutenant, j'ai l'honneur.... Mais il me semble, si je ne me trompe,
que....

--Comment vous nommez-vous?

--Vous le voyez... tu le vois bien, sur ce billet.

--Quoi! c'est encore vous? que le diable vous emporte!

--Que le diable t'emporte toi-même, entends-tu, mauvais garnement de
fils!

--Capitaine d'armes, conduisez-moi cet homme à la fosse-aux-lions, et
s'il raisonne, qu'on le mette aux fers.

--Ciel! est-il possible d'avoir un fils de cette façon! Mais non, tu
n'es pas mon enfant, je te renie et je te maudis.

--Vous avez raison; je ne suis que votre supérieur. Conduisez cet homme
à la fosse-aux-lions.

Le malheureux père alla maudire pendant sept à huit jours à la
fosse-aux-lions et sa paternité et le sort qui le condamnait à croupir
dans un grade où tous les blancs-becs d'aspirants lui avaient déjà passé
sur le corps.

Mais le père Larigot dans son infortune avait du moins une consolation.
La femme qu'il avait épousée malgré les calomnieuses représentations de
son indigne fils, était encore jeune; elle avait voulu le suivre de
Brest à Anvers, et, en dépit de la discipline du bord qui ne permettait
pas aux bâtiments de l'escadre de recevoir des femmes, elle était
parvenue à s'introduire sous un costume de novice. Un petit mousse assez
espiègle, qui devina le travestissement de l'_épouse_ du chef de
timonnerie, parvint, en se rendant à bord dans l'embarcation du soir, à
lui inspirer assez de confiance pour qu'elle lui avouât que c'était M.
Larigot son mari, qu'elle allait voir sous le déguisement qui cachait
son sexe.

Ce petit mousse était celui de l'enseigne Larigot; enfant trop dévoué à
son maître, il répond à la pauvre dame:

--Oui, votre mari, je sais ce que c'est: mon maître n'a jamais dit qu'il
fût marié, mais c'est égal. Aussitôt que nous serons arrivés le long du
bord, vous vous glisserez par un sabord de la batterie avant qu'on ne
vienne visiter l'embarcation, et je me charge du reste. Comme il fait
nuit et que mon maître est couché, tout s'arrangera au mieux.

Le canot arrive, madame Larigot, aidée du petit mousse, se glisse comme
un rat par le sabord entr'ouvert au-dessous duquel se balance
l'embarcation. Le mousse saisit par la main celle qu'il croit être la
mystérieuse maîtresse de son maître, et il la conduit, elle ignorante
des usages du bord, dans la chambre même de l'enseigne Larigot, qui déjà
dormait du sommeil le plus profond.

Une voix toute féminine le réveilla en tremblotant. La porte ouverte par
le mousse se referme sur ce couple infortuné ou trop fortuné.... Comme
on voudra.

--Mon ami Larigot, c'est moi!... si tu savais ce que j'ai été obligée de
faire pour venir te voir à bord!... je me suis déguisée.

Et des baisers que la pauvre femme croit les plus conjugaux du monde,
empêchent l'enseigne, encore tout étonné de sa bonne fortune inespérée,
de répondre à d'aussi tendres preuves d'amour.

On assure que la nuit cacha, de ses voiles obscurs, une scène à peu près
incestueuse.

Une demi-heure se passa; madame Larigot croyait toujours être dans les
bras de son mari.

Mais l'erreur dura trop ou trop peu; dès qu'il ne lui fut plus possible
de se méprendre sur la non-identité des personnes, la victime de cette
méprise se mit à crier, en s'échappant des bras de celui qui n'était pas
son époux. Le canonnier de faction à la porte de la Sainte-Barbe, où
était la chambre de l'enseigne, accourt à ce bruit; on se réveille, des
fanaux viennent éclairer la scène, et le fils Larigot reconnaît, dans sa
facile et nocturne conquête, sa belle-mère!

A bord d'un vaisseau de ligne, les nouvelles de cette espèce circulent
vite. On n'épargna pas, une demi-heure seulement, à la susceptibilité
conjugale du père Larigot, la connaissance d'un événement qui devait
encore ajouter à la haine qu'il avait conçue pour son malheureux fils.
Méconnu, injurié et bloqué par lui! passe encore, s'écria-t-il, dans son
délire. Mais co... co... cohabiter avec ce monstre qui déshonore mes
cheveux blancs en subornant ma femme, non: je ne le souffrirai pas!
Qu'on me donne un poignard, un pistolet, un couteau, n'importe quoi!

Le gardien de la fosse-aux-lions lui répond avec le plus grand
sang-froid:

--Je n'ai rien de tout cela à votre service pour le moment.

--N'y a-t-il pas ici un épissoir?

--Oui, mais vous aurez bigrement de la peine à vous tuer avec ça.

--N'importe! j'essaierai; je ne puis plus vivre.

--Tenez, chef, voilà celui qui pique le plus.

Et l'infortuné père Larigot prend son épissoir et d'une main conduite
par la rage, il s'enfonce violemment entre les côtes le fatal et lourd
instrument que l'imbécillité du gardien lui a offert.

Le fils Larigot ne se montra pas inconsolable en apprenant la fin
malheureuse de son père; lui-même périt d'une manière funeste quelque
temps après, en prenant un bain de pied dans une assiette à soupe.

La morale de cette histoire déplorable est qu'on ne doit jamais naviguer
à bord du même navire que son père.



III.

Dialogue

ENTRE LE CONTRE-MAITRE D'ÉQUIPAGE LESTUME ET LE NOVICE LHOMMIC.

_Sur le gaillard d'avant d'un vaisseau de l'expédition d'Alger_.


_Lhommic_.--Sans être trop curieux, maître Lestume, pourrait-on demander
si j'allons, oui ou non, à Alger, et si c'est sûr que l'on se tapera?

_Lestume_.--C'est possible; mais ce n'est pas si sûr que du vinaigre.

_Lhommic_.--Pourquoi donc cela?

_Lestume_.--Parce que le vinaigre est ce qu'il y a de plus sûr au monde.

_Lhommic_.--Mais c'est pas ça que j'voulais dire; j'voulais comme qui
dirait vous d'mander si Alger est fort?

_Lestume_.--Est-ce que tu as vu des forts qui étaient faibles? Alger est
un fort, n'est-ce pas? Eh bien, qui dit fort, dit tout; parce qu'un fort
est un fort, quoi!

_Lhommic_.--Sans vous commander, voulez-vous me dire tant seulement si
c'est une île?

_Lestume_.--C'est une île, et c'est pas une île; c'est une terre, et ce
n'est pas une terre; c'est l'un et l'autre.

_Lhommic_.--Je me suis laissé dire qu'il n'y avait pas d'eau?

_Lestume_.--Qué qui t'a dit cela? Il y a quinze brasses d'eau à
demi-encâblure de la côte.

_Lhommic_.--Mais j'entendais de l'eau bonne à boire.

_Lestume_.--Eh bien, s'il n'y a pas d'eau, on boira du vin; voyez donc
le grand mal!

_Lhommic_.--C'est pas moins une belle chose, qu'la guerre, comme on dit,
mais quand on en est revenu.

_Lestume_.--C'est bon à dire à terre, c'te parole; mais à la mer,
j'avons chaviré le proverbe, et j'disons qu'la guerre est une belle
chose quand on y va.

_Lhommic_.--Oui, mais s'il y a, pas moins, beaucoup d'canons à ce fort
d'Alger....

_Lestume_.--Eh bien! tant plus d'canons à prendre, tant plus à la part
quand ils seront pris, comme disaient les frères de la côte de
Saint-Domingue; mais t'as pas connu ça, toi, et t'as pas même assez
d'connaissance pour l'avoir deviné.

_Lhommic_.--Mais l'vaisseau ne marche pas; avec une brise carabinée, il
n'file qu'huit noeuds.

_Lestume_.--C'est égal; _qui va piano va sano_, comme dit l'Anglais.

_Lhommic_.--C'est pas l'embarras, j'arriverons toujours assez tôt; car
une fois que j'serons là....

_Lestume_.--Eh bien, une fois que tu seras là, au premier coup de
sifflet d'_embarque les grands canotiers_! tu prendras ton aviron en
forme de plume, t'arrimeras des soldats entre les bancs, t'iras le bout
à terre, et quand t'auras débarqué le pousse-caillou, tu pousseras de
fond avec la gaffe, et tu reviendras à bord prendre ton poste de combat,
s'il y a moyen de se seringuer avec la terre. Quand l'pavillon z'a-t-été
insulté, il faut en découdre, je ne connais que cela.

_Lhommic_.--Mais l'pavillon a-t-il été bien-t-insulté?

_Lestume_.--L'commandant l'a dit, toujours; et il doit s'y connaître,
lui qu'a toujours fait la guerre en temps de paix. Tu n'étais donc pas
là, quand il a fait un coup d'platine avec l'équipage? «Enfants! qu'il a
dit, l'pavillon d'Henri IV a-t-été blasphémé et molesté, et j'compte sur
vous pour aller le laver dans le sang des _Barbaresses_!»

_Lhommic_.--Qu'est-ce que c'est que le sang _barbaresse_?

_Lestume_.--Imbécile! tu ne vois pas que c'est le sang des Barbares?

_Lhommic_.--C'est donc des Barbares, que les bourgeois qui sont dans
Alger?

_Lestume_.--Je crois bien, puisqu'ils ont insulté l'pavillon d'Henri IV.

_Lhommic_.--Mais c'est pas l'pavillon d'Henri IV, puisque Henri IV
n'était pas dans la marine.

_Lestume_.--Allons, t'es trop borné pour entrer avec moi dans les
explications de l'histoire. Mais j'suis pas fâché d'aller un peu m'taper
avec ces parias-là; il y a long-temps que j'n'avons entendu des
grognards de 36; je commençais à me rouiller.

_Lhommic_.--Mais vous étiez pas moins, pourtant, à Navarin?

_Lestume_.--Oui, mais ça compte pas, ça. Les Turcs, c'est pas des
matelots: c'est des chalandous de la rivière de Nantes, et c'est pas
plus marins que des Parisiens.

_Lhommic_.--Ah! ma foi, moi, j'aime mieux rester rouillé, que d'me
dérouiller à coups de boulets.

_Lestume_.--Oui, j'crois avoir doutance que t'as pas le coeur bien
guerrier; mais je te relev'rai l'courage, n'aie pas peur. J'ai demandé
z'au capitaine de frégate à te donner z'un poste sur la dunette, parce
que c'est là qu'il y a le plus de tabac à recevoir dans un combat, et ça
forme un jeune homme plus vite. Et puis, vois-tu bien, j'ai dit au
capitaine d'armes, qu'est mon ami: «Quand vous ferez votre ronde dans
l'combat, pour voir s'il n'y a pas des capons aux pièces, faites-moi
l'amitié d'passer votre sabre dans l'ventre au petit Lhommic, qu'est de
mon pays, Breton comme moi, et qui m'a-t-été recommandé, s'il n'y va pas
rondement.» Ainsi, si tu fais un mouvement horizontalement, t'es bien
sûr d'être pas manqué.

_Lhommic_.--A votre idée, maître Lestume! Mais c'est z'une drôle de
recommandation que vous avez donnée là au cap'taine d'armes.

_Lestume_.--Ecoute donc, c'est comme j'te dis: l'capitaine d'armes et
moi, j'sommes une paire d'amis, et on s'rend d'petits services à la mer,
comme de raison; et il ne sera pas dit qu'un Breton comme moi, un enfant
de Brest, aura fait la galine à bord d'un vaisseau où c'que maître
Lestume a été contre-maître du gaillard d'avant, et dans un combat où il
y a des coups, Dieu merci, à recevoir pour tout l'équipage.



IV.

Première Causerie du gaillard d'avant.


_Le novice Ivon.--_Dites donc, maître Laouénan, vous qu'avez vu le
Grand-Mogol, qu'est-ce que c'est, sans être trop curieux?

_Maître Laouénan_.--C'est un Mogol qu'a une barbe respectable, toute
blanche, jusqu'à son pont de culotte, et qui, tout d'même, n'a pas de
pantalon, attendu que c'est une manière de Turc ou d'Ottomane, comme on
dit dans le pays.

_Le novice Ivon_.--Ah çà, c'est-il tout d'même un bon homme?

_Maître Laouénan_.--C'est un homme si l'on veut; mais, pour des Turcs ou
des Ottomanes, c'est ce qu'il faut. Quand il n'est pas content ou
satisfait de son conseil, il leur z'y fait couper la tête net, avec un
sabre ou une façon de damas.

_Ivon_.--Les Turcs ou les Ottomanes, c'est donc la même chose, dans le
pays?

_Maître Laouénan_.--Ah! doucement, Jeannette; n'allons pas si vite, en
fait d'histoire naturelle. Les _Turcs_, c'est ceux qu'habitent comme qui
dirait la Turquie; les _Ottomanes_, c'est les chrétiens qu'adorent
Mahomet, ou, autrement dit, _le prophète_.

_Ivon_.--C'est pas moins un drôle de nom, _Ottomanes_, et je serais
curieux d'savoir où ils ont été chercher cette parole-là.

_Maître Laouénan_.--C'est pas une parole; c'est une qualification
_indigène_, ou, autrement, _intrinsèche_; et ça vient du pourquoi qui
fait que les Turcs s'allongions toujours sur des grands canapés, comme
de véritables _cagnes_, comme tu as pu z'en voir dans la chambre du
commandant, le matin, quand tu vas sauberder le tillac, garnis en
velours _escramoisi_ avec des clous dorés en cuivre.

_Ivon_.--Le Grand-Mogol a-t-il de la malice dans les yeux, et ça
paraît-il un malin b...?

_Maître Laouénan_.--Oui, mais tant soit peu féroce. Quand il m'a
z'aperçu, il a vu à ma figure et à ce que son interprète lui a soufflé à
genoux dans le tuyau de l'oreille, que j'étais-t-un Français de nation.
Il reconnaît tous les pavillons des individus à la _physolomie_ de
chacun.

_Ivon_.--Je me suis laissé dire que les Turcs n'aimaient pas beaucoup
les Français?

_Maître Laouénan_.--Eh bien, tu t'es laissé dire une bêtise, mon garçon.
Sur trente-six _ingrédients_ que j'étiommes là, Anglais, Portugais,
Allemands et Bretons, il ne m'a fait donner que vingt à vingt-cinq coups
de trique à l'_orientaliste_, attendu qu'il m'avait reconnu pour
Français: c'est des égards qui n'étions pas dans le traité. Les autres
ont reçu la _doudouille_ complète, à la mode du pays.

_Ivon_.--C'est pas moins heureux pour vous, d'avoir vu du pays.

_Maître Laouénan_.--Il n'y a que les voyages qui forment l'homme; et
autant de pays qu'on a vus, autant de fois que l'on est propre à tout.
Quand on sait demander un verre de vin dans toutes les langues, on ne
meurt jamais de faim, dans aucune partie du monde, avec un doublon
d'Espagne dans sa poche, et moyennant qu'il y ait du pain où ce que l'on
est.

_Ivon_.--Ah ça, où ce que j'allons de l'heure qu'il est?

_Maître Laouénan_.--Dans l'_Archipelle_, où ce qu'il y a l'île de
Cythère, consacrée à Vénus, la déesse de la beauté et des _rhumatisses_,
comme l'a découvert un chirurgien-major que j'avions dans notre voyage
d'_exploraison_.

_Ivon_.--Qu'est-ce qu'on peut voir de bon dans l'Archipède?

Maître Laouénan.--Dites donc, vous autres, v'là-t-il pas une espèce de
malgache et de paliaca qui me demande ce que l'on peut voir de bon dans
l'_Archipelle_?... Mais, double _lofia_, dans l'_Archipelle_, on voit
l'_Archipelle_; c'est comme si tu me demandais ce que tu vois quand tu
te fais la barbe.

_Ivon_.--Eh bien, quand j'me fais la barbe, j'vois mon miroir.

_Maître Laouénan_.--Et dans ton miroir, qu'est-ce que tu y vois?

_Ivon_.--Ce que je vois dans mon miroir?

_Maître Laouénan_.--Oui, qu'est-ce que tu y vois? Attendez un peu, vous
autres; il va vous dire ce qu'il voit dans son miroir, quand il s'y
voit....

_Ivon_.--Eh bien, je m'y vois, quoi!...

_Maître Laouénan_.--Tu n'y vois qu'une b... de bête, comme tu seras
toute ta chienne de vie, au nom du Père, du Fils, du Saint-Esprit qui
t'illumine, ainsi soit-il! Borde un pouce de l'écoute du petit foc, qui
ralingue depuis une demi-heure, et va-t'en te coucher ensuite, pour
faire comme le berger et mettre un cornichon à l'ombre.



Deuxième Causerie du gaillard d'avant.

_Un matelot_.--Dites donc, conscrit, sans vous commander, prenez-moi un
bout de c'te corde et halez-moi dessus de toutes vos forces, si vous en
avez, par manière d'acquit seulement.

_Le conscrit halant_.--Savez-vous comment on nomme la mer où nous
naviguons?

_Le matelot_.--La mer inconnue, qui tombe directement dans l'embouchure
du lac _Cacafouin_.

_Le conscrit_.--Tiens, c'est singulier! jamais je n'ai entendu parler de
ce lac-là.

_Le matelot_.--C'est que vous n'avez jamais appris la géographie.

_Le conscrit_.--Si, certainement; mais le lac Cacafouin ne se trouve pas
sur la carte.

_Le matelot_.--C'est que vous n'avez jamais regardé la carte avec vos
lunettes, et en vous bouchant le nez.

_Le conscrit_.--Qu'est-ce donc que ce lac?

_Le matelot_.--C'est-z-un lac de poudre liquide à fumer les cannes à
sucre: on navigue, dans c'te mer-là, la tête en bas, les pieds en haut,
avec une brasse de profondeur, et on ne prend sa respiration que par le
dernier bouton de la guêtre.

_Le conscrit_.--Ah! je vois que vous voulez vous gausser de moi.

_Le matelot_.--Non pas, mon ami; je ne veux que m'amuser aux dépens du
passager. Savez-vous ce que c'est que le passager?

_Le conscrit_.--Mais, le passager, c'est moi.

_Le matelot_.--Trop honnête pour vous dire le contraire; mais le
passager, c'est une manière de malle vivante, qui boit, qui mange, qui
dort, et envers qui on a dit au commandant: Commandant, vous porterez de
Brest à l'Ile-Bourbon trois cents citoyens qui ne pourront pas se tenir
sur leurs pieds, et à qui vous ferez voir le bonhomme Tropique et la
ligne dans une longue-vue où vous mettrez un cheveu.

_Le conscrit_.--Le bonhomme Tropique est une farce, n'est-ce pas?

_Le matelot_.--Oui, c'est une farce qui ne vous fera pas rire, à moins
que vous n'ayez trois cents kilos de gaîté clouée, doublée et chevillée
en cuivre dans l'âme.

_Le conscrit_.--Mais qu'est-ce que c'est que le bonhomme Tropique?

_Le matelot_.--C'est le curé de la ligne, qui donne la bénédiction avec
des tuyaux de pompe à laver, et qui fait pleuvoir des pois secs, quand
il éternue.

_Le conscrit_.--Et la ligne?

_Le matelot_.--C'est un grand câble que le grand Chasse-F... a filé par
le bout dans le milieu du monde, en voulant appareiller pour couper la
côte d'Afrique en deux. Vous ne savez pas ce que c'est, peut-être, que
le grand Chasse-F...?

_Le conscrit_.--Pas plus que le lac Cacafouin.

_Le matelot_.--Le grand Chasse-F... est un trois-ponts qui a du cent
vingt mille tonnerres en batterie, et qui se sert de la lune pour pomme
de girouette; il y a dix mille ans qu'on travaille à Lyon et à Rouen
pour lui faire un pavillon de poupe. Un jour son commandant a voulu le
faire virer de bord vent-devant, et le talon de son gouvernail a touché
sur le fond d'Ouessant, tandis que son beaupré a été chavirer tout ce
qu'il y avait de servi sur la Table-Bay, au cap de Bonne-Espérance.

_Le conscrit_.--C'est donc un bien grand vaisseau?

_Le matelot_.--Ah! mais oui; mais ce n'est pas le tout. Un jour, le
commandant a voulu envoyer son mousse pour parer la flamme qui s'était
engagée dans un calle-hauban de perroquet, et ce b... de mousse, quand
il est descendu, avait la barbe grise et sa demi-solde en poche.

_Le conscrit_.--L'Anglais ne prendra pas ce vaisseau-là, je crois bien.

_Le matelot_.--Si, peut-être, mais dans l'année de j'ten f...; il y a
trois mille ans qu'on se bat sur le gaillard d'avant, et que le
branle-bas d'combat n'est pas encore fait sur le gaillard d'arrière; le
commandant n'a seulement pas été réveillé par le charivari que font les
caronades d'en avant des passe-avants, et qui tapent dur; mais c'qu'il y
a de plus farce, c'est qu'un passager comme vous, à un demi-pouce de nez
près, est tombé dans la cale par le grand panneau, et qu'il n'est pas
encore rendu à fond de cale: ce particulier-là tombe toujours; il sera
mort d'âge avant de se casser les reins.

_Le conscrit_.--Mais qui est-ce qui commande votre grand Chasse-F...?
c'est sans doute le Père Eternel?

_Le matelot_.--Le Père Eternel? ah bien oui! il n'est que patron de
chaloupe, à bord, et il y a dix-huit cent trente ans et le pouce que
notre seigneur Jésus-Christ fait du feu sous la chaudière de l'équipage,
sans avoir pu encore arriver à faire bouillir la soupe et à faire cuire
les boulets de trois mille cinq cent soixante qui serviront de petits
pois à la ration.

_Le conscrit_.--Pourquoi donc que les matelots inventent des bêtises
comme ça?

_Le matelot_.--Mais ils inventent ces bêtises-là pour vous faire croire
qu'ils sont plus bêtes que ceux-là qui les écoutent pendant une heure,
comme vous le faites là.

_Le conscrit_.--Vous vous moquez donc de moi?

_Le matelot_.--Pas trop; mais à vous voir ouvrir la bouche comme une
gamelle de sept, j'commence à croire qu'en fait de gaudichonneries, vous
avez chargé plus que votre plein, conscrit. (Le matelot s'éloigne en
regardant gaîment le conscrit de côté, et en chantant à plein gosier:)

        Reviendras-tu, toi que mon coeur adore!



V.

La Casaque du bon Dieu.


A bord d'un brick de l'État se trouvait un maître calfat, très-bon
chrétien, fidèle croyant, et un maître canonnier, esprit fort, s'il en
fut, goguenardant tout ce qui sentait la religion, un esprit voltairien,
en un mot.

Le maître calfat appelait toujours son collègue, _maître_ Canon, et
celui-ci ne désignait son confrère que sous le nom familier de maître
_Mailloche_.

Maître Canon et maître Mailloche avaient souvent ensemble des
discussions théologiques, philosophiques et philanthropiques, dont
l'équipage s'amusait beaucoup avec tout le respect que l'on devait
cependant, au grade et à l'âge des graves interlocuteurs. Nos deux
maîtres, malgré le dissentiment de leurs opinions, étaient du reste les
meilleurs amis du monde; et leurs petites taquineries ne semblaient même
que raviver et rendre leur liaison plus piquante. C'est ainsi que deux
arbres dont le feuillage est différent, enlacent leurs branches pour
confondre leurs fruits confraternels, et résister, s'il le faut
ensemble, à la tempête.

Le brick sur lequel naviguaient nos deux amis, relâcha pendant la
guerre, au Passage, port espagnol, situé à l'entrée de cette Bidassoa,
que les troupes impériales n'avaient pas encore passée, pour aller
porter le ravage dans la Péninsule. Nous étions, enfin, en paix avec les
Espagnols.

Quelques jours après leur entrée dans le port, les deux maîtres
demandèrent la permission d'aller passer la journée du dimanche à terre.
L'un avait revêtu son uniforme de sergent d'artillerie de marine,
l'autre avait endossé le large habit de sa profession avec son collet
bordé d'un large galon d'or. La toilette était complète, car chacun des
deux amis sentait le besoin de ne se montrer qu'avec dignité aux yeux
d'une population étrangère.

A peine rendu à terre, le maître calfat, malgré la dureté de son oreille
trop bien faite aux coups redoublés du marteau, entend des chants
religieux remplir une vaste église. Ces accents de piété allèchent notre
dévot; mais il n'ose pas quitter son compagnon, pour aller entendre la
messe qui le séduit. Le maître canonnier, devinant l'envie et l'embarras
de son camarade, lui propose de l'accompagner jusque dans le sein de
l'église apostolique et romaine.

--Quoi! vous tâteriez d'une messe, maître Canon, par égard pour moi?

--Et pourquoi pas, maître Mailloche? On peut n'être pas de la même idée
sur ces bêtises-là, mais ça n'empêche pas d'aller avec ses amis, en
haussant les épaules pour eux.

--Vous hausserez donc les épaules pour moi, n'est-ce pas?

--Oui; mais vous avalerez votre messe pour vous, et si ça vous fait du
bien, ça ne m'empas d'être content de moi.

Les deux amis entrent à l'église. L'un tire de son petit sac de toile à
voiles, son petit livre de messe, et il se met à chanter pieusement
faux, en latin, à la grande édification des Espagnols qui l'entourent.
L'autre, obligé de suivre les dévots mouvements de la foule, de
s'agenouiller, de se faire donner la bénédiction en courbant le dos,
murmure tout bas qu'il aimerait cent fois mieux faire la charge en douze
temps, que l'exercice commandé par un moine.

L'office divin touche à sa fin, cependant! le sacrifice de la messe est
offert, et sans doute aussi accepté. La foule s'écoule religieusement,
et nos deux compagnons vont, n'ayant rien de mieux à faire, se promener
dans les rues du Passage.

L'heure du dîner arrive: l'appétit vient avec elle à nos
promeneurs.--Ah çà, demande maître Canon, nous ferez-vous jeûner encore,
après m'avoir fait avaler une messe qui ne m'a pas rempli du tout
l'estomac?--Non pas, maître Canon, nous allons, si vous voulez, monter
dans cette petite auberge, au premier étage. Ma religion, à moi, ne
défend pas de manger et de boire à son contentement. L'Évangile est là
pour un coup, d'ailleurs: «Donnez à boire à qui a soif.»

--J'ai soif, moi.

--Eh bien! nous allons boire un coup ou deux, mais _moderato_, comme dit
l'Anglais.

--J'ai faim aussi, et bigrement même.

--Eh bien! nous allons manger un morceau, mais ne jurons pas
aujourd'hui, car il ne faut pas se ficher du dimanche, qui est le jour
de Dieu. Entrons dans l'auberge, et je dirai le _benedicite_ avant de
manger, attendu que les Espagnols nous feraient payer plus cher, si nous
ne disions pas notre prière avant le repas.

On servit une matelotte à l'oignon aux convives français, qui
s'établirent gaîment près d'une petite fenêtre qui donnait sur la rue.
Un vin rouge, épais et doucereux, sentant un peu la peau de bouc, leur
fut présenté comme la perle des vins du pays. Ils s'en abreuvèrent avec
délices et en jasant beaucoup. Une procession vint à passer.

Aux accents nasillards des moines qui entraînaient la foule bruyante sur
leurs pas gravement cadencés, le maître calfat fit ses dispositions pour
se mettre à genoux; mais avant qu'il ne pût humilier sa figure
rubiconde, sur le bord de la fenêtre, on lui cria de la rue, en
espagnol: _A genoux, les Français_!

--Ceci sent joliment la farce! s'écria le maître canonnier, qui ne
s'agenouillait pas.

--C'est égal, calons nos mâts de hune, et amenons nos basses largues sur
les porte-aux-lofs.

--Non pas, ma foi! J'ai entendu une messe à contre-coeur; je ne veux pas
amener au milieu de mon dîner pour une escouade de calotins.

--_A genoux, les Français! A genoux, et quelque chose pour le
bienheureux saint Sébastien_! cria-t-on de la rue et du milieu de la
foule.

--Ah! tu demandes quelque chose pour ton saint, dit maître Canon,
attends: tiens, tiens, attrape! et en prononçant ces mots, le sergent
d'artillerie jette sur la procession quelques os de poulet rongés
jusqu'à la moelle.

--Que faites-vous donc là, maître Canon?

--Je donne quelque chose à ces mendiants, maître Mailloche.

--Vous allez nous faire éreinter, c'est sûr, maître Canon.

--Ah! ils éreintent donc aussi, vos catholiques, quand ils sont mille
contre un?

Les prédictions du mystique calfat allaient s'accomplir: les coureurs de
la procession ne parlaient déjà de rien moins que d'assommer les deux
impies. Le maître calfat, voyant son camarade menacé mettre le sabre à
la main, prit un barreau de chaise, pour se défendre en ami généreux
plutôt qu'en chrétien résigné au martyre de la canaille. On crie, on
hurle et le combat va commencer.

Fort heureusement que pour nos deux assiégés, une des embarcations de
leur brick se trouvait non loin de l'auberge où l'on venait de les
assaillir. Au bruit de l'attaque, les canotiers français, armés de longs
avirons, accourent, et, faisant fuir les Espagnols sous les coups de
leurs mobiles balistes, ils parvinrent à tirer maître Canon et maître
Mailloche du mauvais pas dans lequel ceux-ci s'étaient engagés pour des
os de poulet jetés sur deux ou trois têtes _encalottées_, comme les
appelait le sacrilége canonnier.

En arrivant à bord, le soir, les deux amis, encore un peu agités des
libations qu'ils avaient offertes à Bacchus et des émotions que leur
avaient fait éprouver les Espagnols, ne se dirent pas grand'chose. On
les plaisanta un peu sur l'agrément qu'ils avaient dû trouver dans leur
promenade à terre, et ils allèrent se coucher, sans daigner répondre aux
sarcasmes que leurs confrères restés à bord leur lançaient d'un air
demi-goguenard et demi-apitoyé. Mais le lendemain, quand les fumées du
vin du Passage furent tout-à-fait dissipées, et que maître Canon et
maître Mailloche se trouvèrent en présence, le premier, assis sur la
drôme, interpella ainsi son camarade, en présence de tout l'équipage
rassemblé pour écouter la discussion, qui paraissait devoir être savante
et vive.

--Vous avez vu hier cependant, maître Mailloche, à quoi vous conduit
votre belle religion!

--Ce n'est pas ma religion qui a fait tout le mal, c'est vos os de
poulet, plutôt.

--Et pour des os de poulet, faut-il tuer un homme, morbleu?

--Ce n'est pas le bon Dieu, encore une fois, qui est la cause de ce qui
se fait de mal en ce monde.

--Votre bon Dieu, puisque bon Dieu il y a, a de vilains soldats à son
service, et vous pouvez vous en vanter.

--Mais qu'avez-vous tant à reprocher à mon bon Dieu, au bout du compte?
N'est-ce pas lui qui a permis aux canotiers de notre bord, de nous
retirer de la patte de cette canaille du Passage?

--Comment! ce que j'ai à reprocher à votre bon Dieu? Vous avez le front
de me demander cela à moi? Ce n'est pas moi seulement qui lui reproche
ce qu'il a fait anciennement: c'est tout le monde.

N'est-ce pas lui qui a fait tenter notre première mère par un serpent à
sonnettes, sur un arbre, et qui a puni plus de cinq cent millions
d'hommes avant leur naissance, parce que l'épouse de M. Adam, que vous
ne connaissez pas plus que l'an quarante, avait mangé une pomme ou une
poire de trop?

--Mais si c'est pour votre bonheur que le bon Dieu a fait tout cela?

--Oui, c'est pour notre bonheur à présent, qu'il a rendu malheureux un
tas de pauvres b... comme vous et moi, n'est-ce pas? Et puis ensuite,
pourquoi le bon Dieu, par exemple, qui est si bon, a-t-il fait le
déluge?

--Pour corriger les hommes qui étaient trop méchants.

--Mais puisqu'il est si puissant et si despote à son bord, et qu'il peut
tout faire d'un seul commandement, pourquoi, une supposition, n'a-t-il
pas dit à ces hommes: _Corrige-toi, tas de gueux et de vermines_, plutôt
que de les noyer comme de vrais pourceaux? Belle fichue manière de
corriger quelques coupables, que de noyer tout le monde en bloc!

--Vous ne pouvez pas comprendre tout cela, maître Canon; vous n'avez pas
la foi, comme on dit.

--Mais je comprends bien la mort de votre seigneur Jésus-Christ,
cependant. Votre bon Dieu n'a-t-il pas laissé mourir son fils, comme un
simple particulier, par exemple? hein! Ripostez, s'il vous plaît, à
cette botte-là, vous qui êtes si crâne dans les écritures?

--Il a laissé mourir son divin fils, pour nous racheter de nos péchés,
vous, moi et les autres.

--Eh bien! moi, je vous donne mon billet, que si j'avais été à la place
du bon Dieu, j'aurais plutôt vendu jusqu'à ma dernière casaque, que de
laisser condamner mon enfant à faire sa dernière grimace sur la croix.

A cette idée de la _casaque du bon Dieu_, les assistants, qui jusque-là
avaient gardé leur sérieux, ne purent s'empêcher d'éclater de rire.
Maître Mailloche, tout déconcerté, quitta en marmottant le lieu de la
discussion; et maître Canon, tout triomphant, laissa couler sur les
traces de son interlocuteur vaincu, un flux d'arguments, au milieu
desquels on entendait encore ces mots: _Il m'a fait manger une messe,
mais j'ai fait avaler des os de poulet à sa procession_.

Le mot de la _casaque du bon Dieu_ n'eut garde d'être perdu à bord du
brick. Long-temps encore après le débarquement de maître Canon, on ne
parlait de lui qu'en le désignant sous le nom de _la Casaque du bon
Dieu_. C'est sous ce sobriquet qu'il navigua à bord d'une douzaine de
navires, jusqu'à sa mort.

Que Dieu soit en paix à ce brave impie!



VI.

Le Nègre blanc.


Après le terrible ouragan qui dispersa, pendant la dernière guerre, la
division de l'amiral Willaumetz, le vaisseau français le _Foudroyant_ se
vit forcé de relâcher à San-Salvador, dans la baie de Tous-les-Saints,
si justement nommée, en égard à la quantité prodigieuse de saints que
chôment les dévots habitants du pays.

A bord de ce vaisseau existait, parmi les canonniers de marine, un grand
gaillard, au teint basané, aux cheveux laineux, et que, par allusion à
son nez écrasé et à ses yeux tout ronds, ses camarades avaient appelé
_le Nègre_. Loin de se fâcher de cette dénomination, notre _Nègre_
semblait au contraire la supporter fort gaîment; et s'il avait connu les
vers de Ducis, il se serait peut-être même écrié volontiers, en
parodiant le Maure Othello:

        On m'appelle le Nègre, et j'en fais vanité,
        Ce nom ira peut-être à la postérité.

Il n'alla pas tout-à-fait si loin.

Un jour, ayant obtenu de son capitaine de frégate et de son capitaine
d'artillerie la permission d'aller à terre, il se dirigea avec quatre de
ses camarades vers le fort San-Antonio. Le tafia se boit à bon marché à
Bahia, et pour quelques pièces de six liards, les marins peuvent
facilement parvenir, par le plus court chemin possible, au comble de
l'humaine félicité du matelot, c'est-à-dire à se griser complétement.
Nos cinq artilleurs se grisèrent donc, et tellement, que le Nègre, pour
égayer la partie, emprunta les vêtements d'un esclave afin de remplir
son rôle de noir sous le costume de rigueur du personnage. Je vous
laisse à penser les grimaces et les contorsions africaines que fit notre
homme, excité par l'hilarité de ses camarades! Il obtint enfin un succès
dramatique dont les esclaves de coulisses que nous voyons dans _Paul et
Virginie_ s'enorgueilliraient. Mais le mouvement que notre canonnier
s'était donné pour rendre l'illusion plus complète aux yeux des
spectateurs, acheva de lui faire perdre l'usage de sa raison.

L'idée des bonnes grosses farces arrive vite aux marins qui sont
descendus à terre pour s'amuser, de manière à ne pas perdre un seul
instant.

L'un d'eux dit à ses camarades:--Dites donc, vous autres, si, tandis
qu'il est en train de faire ses _macaqueries_, nous lui passions une
couche de noir sur son franc-bord, croyez-vous qu'il ne ferait pas
encore mieux le nègre?

--Tiens, c'est vrai! repart un autre. Mais avec quoi veux-tu que nous
le _galipotions_ en noir?

--Avec quoi? Attends un peu; tu vas voir qu'il est plus aisé de noircir
un blanc que de blanchir un noir.

Et, en prononçant ces mots, notre Raphaël improvisé se frotte les mains
sur le fond des marmites et des casseroles qu'il trouve dans le cabaret,
et puis il vient déposer, le plus artistement qu'il peut, cette couche
de bistre sur les joues, le front et le cou de notre Nègre, qui se
laisse faire, tout en continuant de parler créole à son barbouilleur, et
toujours pour rendre la scène plus piquante. Les mains même du Nègre ne
sont pas épargnées; et, poussant encore plus loin le scrupule de la
vraisemblance, l'artiste alla jusqu'à frotter les pieds du malheureux
canonnier, de la suie humide qu'on put recueillir sur le fond des
casserolles, qui n'avaient jamais été fourbies, sans doute, avec autant
de soin.

Un des artilleurs, séduit par l'illusion, s'avise de s'écrier, avec une
admirable bonne foi de spectateur:--Le diable m'emporte! on le vendrait
presque pour un noir, tant il est ressemblant comme ça!

Cette exclamation devient un trait de lumière pour nos farceurs, qui
répètent presque en même temps: _Vendons-le! vendons-le!_ Ces gens-là
avaient apparemment entendu parler de l'histoire de _Joseph_. Voilà
pourtant comme le texte des saintes Écritures est souvent interprété.

Le nègre, pour rendre la farce qu'il a commencée tout-à-fait complète,
consent à être vendu, certain qu'il est de recouvrer ses droits
inaliénables d'homme libre en se lavant la figure, ressource que n'ont
pas toujours les nègres de bon teint.

On sort, on court, on trouve une habitation. Mes quatre canonniers
pénètrent dans une sucrerie; ils demandent à parler au maître. Le maître
paraît: il entend un peu le français.

--Monsieur l'habitant, lui dit un des canonniers, voilà avec nous un
noir que nous avons eu pour notre part de prise, notre vaisseau ayant
amarriné, dans la croisière que nous venons de faire, un négrier anglais
de Liverpool. Ce drôle, qui nous sert assez mal à notre plat, n'est bon
qu'à être mené durement dans une habitation. Si vous voulez nous
l'acheter, nous vous le vendrons bon marché.

L'habitant examine la marchandise. Le teint en est reluisant comme une
paire de bottes bien cirées. Notre nègre, toujours a son rôle,
baragouine de mauvais français; il fait des gambades qui ne jurent
nullement avec l'esprit de son personnage.

--Mais, ce noir est ivre! dit l'habitant.

--Oui, monsieur l'habitant; nous l'avons soûlé pour pouvoir le conduire
plus facilement ici.

Notre sucrier ne donna qu'à moitié dans le piége que lui tendaient les
canonniers. Il se doutait bien que le nègre qu'on lui offrait pouvait
bien avoir été enlevé par les vendeurs sur quelque habitation voisine;
mais il était loin de supposer que la marchandise n'était recouverte que
d'un enduit de suie. A Bahia, les procédés entre habitants n'allaient
pas, en ce temps-là, jusqu'à empêcher un brave producteur de souffler un
esclave ou deux à ses confrères en cannes à sucre. Celui-ci demande à
nos nouveaux marchands ce qu'ils veulent pour leur part de prise?

--Mais, c'est selon; qu'en donneriez-vous bien?

--Cent pataques, répond l'habitant, qui ne voulait pas laisser passer
l'occasion d'avoir pour peu de chose un grand diable qui pourrait
devenir un bon sujet sous le fouet d'un contre-maître.

--Mettez-en deux cents, et qu'il n'en soit plus question.

--Non; je ne vous en donnerai que cent-cinquante.

--C'est votre dernier mot?

--Mon dernier mot.

--Eh bien, enlevez, c'est pesé!

Ici le nègre vendu fait mine de pleurer: le maître cherche à le
consoler.

--Oh! il n'a pas un mauvais naturel, et vous en ferez quelque chose,
allez, monsieur l'habitant. C'est un marché comme on en voit peu, que
vous venez de faire là.

L'habitant paie une très-faible partie des cent cinquante pataques. Il
fait pour le reste un bon qu'il promet de solder dans quelques jours. On
s'empare du nègre vendu: les canonniers s'éloignent. A leur départ,
nouveaux cris de désespoir du nègre; nouvelles consolations de la part
de l'habitant. Le contre-maître arrive, et veut enchaîner l'esclave,
pour être plus sûr de le conserver; mais celui-ci, qui, jusque-là, avait
pris le tout en plaisanterie, résiste à la main brutale qui veut lui
passer les fers aux pieds. Le contre-maître, accoutumé à plus de
docilité, se fâche; l'esclave se regimbe: des aides arrivent. Le maître
ordonne d'appliquer au mutin un _quatre de piquet_ pour sa bien-venue,
et pour lui donner une idée de la discipline à laquelle il faudra qu'il
s'habitue. Quatre petits pieux sont fichés en terre; on renverse le
patient à plat-ventre, et de vigoureux esclaves attachent chaque main et
chaque pied du récalcitrant au pieu qui correspond à chacun de ses
membres. L'exécuteur est prêt; le fouet du supplice est levé: il n'y a
plus qu'à ôter à la victime le vêtement qui cache la partie charnue sur
laquelle doit tomber le châtiment. Mais, ô surprise! au lieu de
l'épiderme d'ébène que les esclaves, valets de bourreau, s'attendaient à
trouver comme d'ordinaire, sur les muscles arrondis de la région
inférieure, ils découvrent une peau plus blanche encore que celle de
leur maître!... Le fouet, qui plane sur le postérieur du coupable,
reste suspendu dans la main du contre-maître; l'habitant, témoin du
spectacle, demeure anéanti.... Mais, reprenant bientôt cette puissance
de résolution que l'on recouvre avec le désir de la vengeance, il
ordonne que l'exécution ait lieu sans égard pour la couleur de la peau
qu'on vient de découvrir à ses yeux irrités. Le _nègre blanc_ a beau
protester en bon français européen, il a beau invoquer sa qualité
d'homme libre et de sujet de Napoléon, il reçoit les vingt-neuf coups de
fouet destinés à l'esclave mutin.

Pendant ce temps, que faisaient nos artilleurs, indignes vendeurs de
leur collègue?... Ils buvaient le prix de la peau artificielle et des
tortures imméritées de leur victime. Celle-ci, rendue à la liberté, ne
les rejoignit que juste à temps pour prendre part au reste du gâteau,
qu'elle avait si chèrement payé.

Le lendemain, l'habitant, en grande tenue, arriva dans une pirogue à
bord du _Foudroyant_ pour réclamer du commandant du vaisseau la
restitution de l'argent qu'il avait compté aux canonniers, et du billet
qu'il avait souscrit pour la valeur du _nègre blanc_.



VII.

Avale ça, Las-Cazas.


Un magnifique corsaire, armé à Bordeaux, je crois, reçut en s'élançant
sur les mers qu'il devait ravager, le nom de _Las-Cazas_.

L'équipage du _Las-Cazas_ se montrait aussi fringant, que le patron du
navire avait été pacifique durant ses courses apostoliques dans le
Nouveau-Monde.

Le flamboyant trois-mâts fut pris par les Anglais, quelques heures après
son appareillage du bas de la Gironde.

La renommée un peu bambocheuse de l'équipage intraitable du _Las-Cazas_,
avait franchi les murs des prisons d'Angleterre, long-temps même avant
la mise en mer du coursier, sur les exploits duquel les captifs français
avaient fondé les plus hautes espérances. Le _Las-Cazas_, armé comme il
l'était, devait venger les prisonniers de tous les mauvais traitements
dont leurs vainqueurs les accablaient. La gloire du triomphateur du
Trocadéro consola, disent les bons royalistes, la captivité de Napoléon,
à peu prés comme les victoires des Athéniens faisaient palpiter de joie
Thémistocle, exilé d'Athènes. Il n'y a que manière de s'entendre pour
bien prendre les choses.

Mais quand, au lieu d'apprendre les succès du _Las-Cazas_, les
prisonniers de guerre de Plymouth virent arriver, pour partager leur
réclusion, les pauvres diables capturés sur le corsaire vengeur, un des
loustics, des mauvais plaisants de la prison, se mit à hurler: _Avale_
_ça, Las-Cazas_! Il n'en fallut pas davantage; l'exclamation
épigrammatique vola de bouche en bouche, et à chaque désappointement, à
chaque mystification, les désappointeurs ne manquaient pas de répéter à
chaque mystifié, l'éternel, le populaire _Avale ça, Las-Cazas_! Le mot
enfin devint proverbe de prison. C'était déjà beaucoup. Il ne resta pas
captif dans l'enceinte des cachots où il était né.

De la prison, dont il avait fait long-temps les délices sarcastiques,
notre _Avale ça, Las-Cazas_! passa d'abord dans la marine, et il voyagea
pendant longues années, sur toutes les mers du globe, à bord des
vaisseaux, frégates, corvettes et avisos de notre armée navale; si bien
qu'aux rives mêmes où la gloire apostolique du vertueux _Las-Cazas_
n'est pas encore oubliée, des matelots, fort peu versés dans l'histoire
des conquêtes des Espagnols, répétaient toujours à leurs camarades, pour
la plupart grands avaleurs de pilules amères: _Avale ça, Las-Cazas_!

Certaine année de l'empire, je ne me rappelle pas bien laquelle, M. le
comte de Las-Cazas, connu pour un mérite peu ordinaire, et pour sa
fidélité au malheur, la plus rare de toutes les vertus humaines, arrive
incognito à Lorient. Il avait servi quelque peu dans la marine. Il se
montra désireux de visiter, en vieil amateur, les vaisseaux de la rade.
Il se présente à bord du _Diadême_.

L'enseigne chargé ce jour-là du service du lieutenant de garde, passait
à bord pour ce qu'on nomme un bon vivant, un peu goguenard et très-gros
farceur. Il reçoit avec politesse le curieux étranger, qui ne lui fait
pas, à la première vue, l'effet d'un connaisseur; l'officier de service,
cicérone obligé de tout visiteur un peu proprement tourné, fait
parcourir les batteries du vaisseau au nouveau-venu, qu'il accompagne,
suivi de quelques autres officiers du bord, et tous gens d'une belle
humeur, disposés à s'égayer à la première occasion. A chaque station, le
visiteur questionne, et le cicérone répond.

--Voilà de bien gros canons, monsieur l'officier: ils doivent porter
bien loin?

--Mais, à quatre ou cinq lieues, plus ou moins. On nous donne de si
mauvaise poudre.

--Ah! diable, je ne croyais pas que ces gros calibres eussent une aussi
étonnante portée!... Mais, ces énormes canons doivent être
difficilement maintenus à leur place, quand la mer est grosse. Qu'en
faites-vous alors?

--Nous les descendons dans la cale, et chaque officier se fait un
plaisir d'en loger un dans sa chambre, pour éviter les accidents que
pourraient occasioner les coups de roulis.

Les officiers qui accompagnent le visiteur et le démonstrateur, pouffent
de rire; mais décemment, et en étouffant dans leurs mains, leurs
bouffées d'hilarité. On continue la promenade.

--A quel usage emploie-t-on ces barres de fer que je vois suspendues
auprès de chaque pièce d'artillerie?

--A casser le biscuit des gens de l'équipage, quand il est trop vieux et
trop dur pour être mangé couramment. Puis, se retournant vers ses
camarades: _Avale ça, Las-Cazas_! répétait notre goguenard, à chaque
réponse saugrenue qu'il faisait aux questions de l'étranger.

On arrive, à travers toutes ces plaisanteries répétées presque à chaque
pas, à l'étambroir des pompes. C'était là une bonne grosse pièce à faire
avaler à notre Las-Cazas; aussi l'officier s'en promettait-il une belle,
car le questionneur jusque-là ne s'était pas montré fort difficile sur
les morceaux qu'on lui avait donnés à digérer.

--Comment nommez-vous ce genre de pompes, monsieur l'officier?

--On appelle cela des pompes à chapelet. Ce nom leur a été donné par
allusion à un usage établi à bord, lorsqu'on est réduit, dans un cas
périlleux, à employer cet immense appareil, les matelots disent alors
leurs prières en prenant en main leur chapelet, et c'est de là, vous
comprenez bien que... (_Avale ça, Las-Cazas_.)

--Le singulier usage et l'étrange dénomination! Mais pourriez-vous me
dire si les heuses et les chopines de ce genre de pompes, employé
d'abord par les Anglais, sont construites comme celles des pompes
aspirantes et à simple brimballe?

--Mais monsieur... cela dépend... (Ici plus d'_Avale ça, Las-Cazas_).
L'officier reste interdit à ces mots, qui commencent à sentir le métier.
L'étranger reprend:

--Combien pensez-vous qu'avec un semblable appareil, on puisse franchir
de pouces à l'heure, à bord d'un vaisseau comme celui-ci, qui ne doit,
eu égard à ses façons, franchir qu'à huit ou neuf pouces?

--Mais, monsieur, cela dépend encore... cela dépend du nombre
d'hommes... employé à.... Vous comprenez bien?

A l'embarras qu'éprouve l'interrogé, ses camarades, qui, jusque-là
avaient beaucoup ri du questionneur, passent du côté de celui-ci, et à
leur tour ils soufflent dans l'oreille de leur collègue décontenancé,
ces mots terribles, ces mots de la plus poignante dérision: _Avale ça,
Las-Cazas_! Le mystificateur mystifié ne sait plus que dire, que
répondre aux observations de l'étranger, qui continue à causer
hydraulique, statique, bras de levier, croc à mordre dans les fusées,
point d'appui, coups de roulis et de tangage, manche en cuir et manche
en toile, dalots, brimballe double et martinet simple, etc., etc. Après
avoir long-temps parlé seul et parlé fort bien, l'inconnu, jugeant que
le supplice de son savant de bord, avait été assez long, lui présente,
avec une politesse exquise et déchirante, ses plus humbles remercîments,
et lui fait promettre, si jamais il vient à Paris, de lui offrir
l'occasion de s'acquitter envers lui de la dette que son obligeance lui
a fait contracter; puis l'étranger ajoute:--Vous avez bien voulu, sans
me connaître, me faire les honneurs de chez vous. Mais comme il est
juste que vous sachiez au moins quelle est la personne que vous avez
bien voulu obliger avec tant de délicatesse, vous me permettrez de vous
dire que je suis le comte de Las-Cazas; mais _que je n'ai pas tout
avalé_.

Les camarades de l'officier désappointé étaient encore là. Je vous
laisse à penser s'ils oublièrent de lui insinuer dans l'oreille, un bon
et dernier _Avale ça, Las-Cazas_!

Pendant plus d'un mois, le pauvre enseigne de vaisseau ne put ouvrir la
bouche pour prononcer un seul mot, sans que ses collègues ne lui
répétassent l'inexorable exclamation. Mais, pour lui, il fut
radicalement guéri de la manie de _faire avaler ça_ à tout le monde.



VIII.

Le petit Coup de Mer.


Dans les contes que les officiers de marine s'étaient plu à débiter aux
passagers d'une frégate qui se rendait à Bourbon, ces messieurs avaient
beaucoup exagéré l'effet terrible des coups de mer. Les accidents les
plus bizarres et les moins croyables n'avaient eu garde de manquer à
l'imagination des narrateurs. L'un s'était trouvé à bord d'un navire où,
pendant un coup de cape, le mât de misaine, déplanté, était venu prendre
la place du grand mât, enlevé par l'effet d'une vague furieuse. L'autre
avait été jeté lui-même à cinquante brasses de son navire, et porté, au
sein de l'onde écumeuse, à bord d'un vaisseau naviguant de conserve avec
le bâtiment que la lame venait de submerger. Un troisième, enfin,
s'était vu lancer du port, où il fumait son cigarre, jusque sur les
barres du perroquet, qu'une montagne d'eau était parvenue à atteindre,
dans la violence de ce mouvement ascensionnel. Les passagères, surtout,
écoutaient, en regardant avec effroi les flots qui pendant ces
entretiens clapotaient le long du bord, toutes ces folies, racontées du
ton le plus sérieux, dans le langage le plus expressif.

Au nombre de ces passagères, il en était une autour de laquelle un jeune
sous-lieutenant papillonnait avec grâce, autant du moins que le lui
permettaient les coups de roulis et de tangage avec lesquels ses pieds
mal assurés n'étaient pas encore très-familiers. Un vieux mari, encore
moins fait que le galant aux brusques mouvements du navire, se
cramponnait aux bastingages, tandis que sa moitié essayait de se
promener sur le pont avec l'aide du bras du sous-lieutenant. Un jour,
que la mer était un peu clapoteuse, nos deux promeneurs inexpérimentés
tombèrent ensemble sur le gaillard, aux yeux du vieil époux consterné.
Les aspirants, oiseaux de mauvais augure du bord, tirèrent pour le mari
un triste présage de cette double chute. On releva les deux promeneurs.

En doublant le cap de Bonne-Espérance, la frégate éprouva du gros temps,
de ce gros temps pendant lequel les passagers osent à peine risquer un
bout de nez à l'ouverture du capot. Plus de jeux innocents sur le pont,
plus de conversations intimes sur l'arrière pendant les premières heures
du quart de nuit, plus enfin de promenade entre le sous-lieutenant et la
jeune marcheuse! Le vent impitoyable avait enlevé dans ses jeux cruels,
et nos plaisirs et nos joyeuses distractions. Une cabine installée dans
la batterie, avec deux cadres séparés, recélait depuis deux jours
l'époux qui ne mangeait plus, et sa jolie petite moitié qui soupirait
toujours. Le vieux mari craignait surtout le coup de mer: la jeune femme
paraissait les redouter beaucoup moins; mais aucun passager n'osait se
montrer sur le pont humide et glissant que la lame nettoyait assez
brutalement de temps à autre.

Entre nous aspirants, grands amateurs de ces petits scandales qui
assaisonnent la fade vie du bord, nous nous entretenions la nuit en
courant la grande bordée, des yeux quêteurs de madame Blinblin (c'était
le nom de l'héroïne), des risibles terreurs de son jaloux de mari, et
des projets d'invasion du petit sous-lieutenant Larobleu, notre heureux
compétiteur en bonnes fortunes de traversée.

--Il la regarde, disions-nous quelquefois, de manière à faire penser que
M. Blinblin a rempli sa vocation.

--Moi je crois que si on faisait tous les soirs l'appel de la bordée qui
n'est pas de quart, il y aurait un cadre de vide.

--Mais c'est égal: on aurait à la fin le compte de tout notre monde; il
se rencontrerait peut-être un cadre où l'on trouverait deux individus
présents pour un.

--Ah! oui, dans la cabane de M. Blinblin, avec son bonnet de coton,
n'est-ce pas?

--Oui, c'est ça, avec son bonnet de coton. Oh! mais pour celui-là, c'est
conscience. La pauvre femme, ce n'est pas de sa faute, au fait! c'est
l'influence de la physionomie du mari sur elle, qui agit sur le moral de
la femme, indépendamment de sa volonté propre. C'est la vocation de M.
Blinblin qu'elle remplit enfin tout bêtement. De là le principe
d'attraction entre elle et le sous-lieutenant Larobleu, attraction qui
doit s'exercer en raison directe des masses, et en raison inverse du
carré des distances.

--Ah! ah! ah! le mot est précieux! Je t'en fiche, des distances; on t'en
donnera!

Une nuit, vers une heure du matin, un petit coup de mer, ou plutôt un
léger coup de balai, nous tombe sur le pont, et passe comme une liquide
foudre, en secouant un peu nos pavois du vent. On n'y pensait pas le
moins du monde, lorsque du fond du panneau de l'arrière, on voit
apparaître, à la clarté indécise de la lune, le pâle visage du bon M.
Blinblin surmonté de son fidèle et éclatant bonnet de coton?...

--Et par quel hasard vous à cette heure, monsieur Blinblin, et après un
coup de mer encore?

--Vous plaisantez, monsieur l'officier de quart; c'est justement le coup
de mer qui m'amène sur le pont; ma femme n'est plus dans son cadre. Ma
chambre est toute mouillée;... je redoute un accident terrible.

--Un accident! et lequel?

A ces derniers mots, un des aspirants de quart s'approche en maraudeur
de conversations; il examine bien attentivement la figure de M.
Blinblin, et puis il vient nous dire:--C'est toujours ma même idée, il
est impossible avec cette mine-là qu'il en soit autrement.

Dix minutes après, le bruit courait dans toute la frégate que madame
Blinblin s'était jetée à la mer. Ses vêtements avaient été retrouvés
près de son cadre vide: son époux était désespéré. Il n'y avait plus à
douter de l'événement.

A quatre heures du matin, au relèvement de quart, l'officier fit part du
triste événement à celui qui le remplaçait. Les aspirants ne manquèrent
pas non plus de l'annoncer à leurs collègues. La désolation devint
générale.

Mais l'aspirant qui venait de tirer l'horoscope définitif de M.
Blinblin, à son apparition sur le gaillard d'arrière, ne donna pas dans
le suicide de la jeune dame. Il avait une tout autre idée de sa force
morale.

Il se rend tout droit à la porte de la chambre du sous-lieutenant
Larobleu: nous le suivons en silence dans le faux pont; il frappe avec
force à cette porte:--Lieutenant! lieutenant!

--Eh bien! qu'y a-t-il? que voulez-vous?

--Vous ne savez pas, lieutenant? M. Blinblin, croyant que sa femme s'est
noyée cette nuit, vient de se jeter à la mer.

--Ah! mon Dieu! mon mari! non, non!

L'aspirant dénicheur, se tournant vers nous avec sang-froid:

--Eh bien! dites encore que je n'avais pas bien lu sur la physionomie du
particulier?

--C'est vrai, c'est sa voix!... M. Blinblin a rempli sa vocation.

--Mais comment lui faire avaler cette pilule un peu proprement?

--Tiens, mais si nous la lui faisions avaler avec un coup de mer, lui
qui en a si peur?

--C'est cela, un coup de mer. Laissez-moi, vous autres, arranger ce
phénomène-là.

On va trouver l'époux inconsolable.

--Monsieur Blinblin, vous ne vous êtes pas trompé, un coup de mer avait
effectivement enlevé votre femme.

--Est-ce qu'on l'aurait vue, messieurs; ah! parlez, parlez, je vous en
supplie!

--Mieux que cela, nous l'avons retrouvée.

--Où donc? morte, peut-être? Parlez donc!

--Non, vivante; dans le faux pont: elle a passé par le sabord de votre
chambre avec la lame, et s'est trouvée entraînée sans connaissance
dans... dans....

--Dans le faux pont, peut-être, ou à fond de cale! j'en avais le
pressentiment. Mais où est-elle donc maintenant, cette pauvre femme?

--Dans son cadre, sans doute.

--Mais elle avait laissé ses vêtements au pied de son cadre, même quand
le coup de mer a frappé à bord.... Dans quel état l'aurez-vous
retrouvée, bon Dieu!

Le vieil époux court dans sa chambre. Son épouse y était déjà rentrée.
Il l'embrasse, la presse contre sa poitrine palpitante; et sur les
vêtements de femme qu'elle avait laissés au pied du cadre, le mari
retrouve une veste, un chapeau et un pantalon d'homme! Mais il retrouve
bien sa tendre moitié dans le cadre.

Jamais M. Blinblin ne s'expliqua bien l'effet de ce coup de mer: «car,
disait-il, je conçois assez passablement qu'une lame ait pu enlever
madame Blinblin de notre chambre, et la jeter évanouie dans le faux
pont; mais je ne comprends pas du tout comment il a pu se faire que
cette lame l'ait enlevée toute déshabillée et me l'ait rendue sous des
vêtements qui ne sont pas ceux de son sexe.

--Oh! bah! les coups de mer ont quelquefois produit des effets si
prodigieux, monsieur Blinblin!

--Oui, mais des effets du genre de celui-là!

--Quand nous vous disions, monsieur Blinblin, qu'il n'y a pas de
traversée qui n'offre des exemples aussi surprenants de la force des
lames, vous ne vouliez pas nous croire. Nous croirez-vous, maintenant?

--Oui, je commence à croire quelque chose à présent.



IX.

Le Goguelin.


C'était un bien bon navire que le vieux vaisseau _l'Aquilon_, mouillé
depuis longues années dans la rade de Brest, où il pourrissait fièrement
avec ses mâts de perroquets à flèche, son ourse et ses filets de
casse-tête! Tous les matelots pouvaient jouer au _paroli_ dans les
vastes batteries de _l'Aquilon_, sans qu'un maussade capitaine d'armes
vînt mettre brutalement fin à ces jeux de hasard, condamnés à la fois
par la morale et la discipline. Les officiers faisaient faire leur ronde
de nuit par les aspirants, qui confiaient ce service de rade aux
timonniers, qui en chargeaient les pilotins, et ceux-ci, se carrant sur
l'arrière du canot de ronde, représentaient pendant la nuit le
lieutenant de service, qui dormait profondément dans sa chambre. C'était
l'âge d'or du service maritime, et _l'Aquilon_ figurait assez bien le
bon Saturne de cet âge de paix en temps de guerre.

Tout allait cependant admirablement à bord du vaisseau et dans la
division dont il faisait partie. On se donne mille fois plus de mal
aujourd'hui pour n'être pas beaucoup plus heureux. Où donc, s'il vous
plaît, est le progrès?

Mais ce qui caractérisait surtout la bonhomie de la marine dans ce
temps-là, c'était la superstition des équipages. Il n'y avait pas de
bâtiments où les vieux matelots ne crussent fort sérieusement aux
revenants de bord. Ils appelaient ces espèces de loups-garous marins,
des _goguelins_, par corruption du mot _gobelin_, spectre de nuit;
_kobalos_, pour ceux qui savent le grec.

_L'Aquilon_ avait comme de raison son _goguelin_ à lui. Les pilotins,
les mousses et les novices faisaient leurs délices des contes que l'on
se plaisait à débiter le matin sur les courses nocturnes du _farfadet_
domestique attaché au vaisseau, comme ces larves qui à terre élisent
domicile dans certaines masures célèbres et redoutées. L'un l'avait
entendu hurler ou soupirer dans le canon des pompes dont il était l'âme.
L'autre l'avait vu y grimper comme un singe vaporeux, jusqu'à la pomme
du grand mât; un troisième avait été réveillé dans son hamac par la main
glaciale du fantôme. Quand le _goguelin_ avait touché le sac de pois que
l'on mettait quotidiennement dans la chaudière où bouillait le potage de
sept cents hommes, les pois ne cuisaient plus; un sort avait été jeté
sur eux, et le maître-coq recevait quinze coups de bout de corde pour la
maladresse qu'on lui imputait. Le génie nocturne du vaisseau avait enfin
une telle influence sur toute l'existence de l'équipage, que rien de ce
qui se passait à bord ne paraissait indifférent à l'empire secret qu'il
exerçait quelquefois si malicieusement.

Heureux âge de crédulité! combien les temps sont changés. La marine
aujourd'hui s'est civilisée à ne plus la reconnaître: elle ne croit plus
à rien, pas même à la vertu musculaire du feu Saint-Elme, qui auparavant
passait pour aider les matelots à serrer un perroquet.

La nuit, lorsque les hamacs, suspendus au nombre de six à sept cents
sous les ponts du vaisseaux _l'Aquilon_, renfermaient ce peuple de
matelots endormis par l'histoire qui venait d'expirer entre les lèvres
languissantes d'un conteur de batterie, le _goguelin_ se glissait, à la
faible lueur du fanal de la sainte-barbe, sous les hamacs qu'il
secouait, et alors on entendait les marins ou les canonniers, réveillés
par le fantôme, crier d'une voix émue: _Le goguelin! le goguelin! gare
au goguelin_! Le canonnier de faction à la sainte-barbe dans la batterie
basse, ou à la porte de la chambre des officiers, saisissait plus
fortement son sabre et se disposait à frapper le revenant, qui toujours
s'échappait en poussant des cris plaintifs, dont tous les peureux se
sentaient glacés. Les esprits sont insaisissables comme on le sait, et
ce privilége nous explique assez la difficulté que l'on a quelquefois à
saisir la pensée de ceux qui passent à Paris pour nos esprits les plus
fameux.

Un vendredi, jour férié pour les spectres et les revenants, vers onze
heures du soir, le _goguelin_ faisait sa tournée. La circonstance était
favorable; le fanal de la sainte-barbe venait de s'éteindre en exhalant
une puante odeur d'huile de poisson. Le canonnier, vestale
très-masculine préposée à la garde du feu sacré, cherchait à rallumer sa
mèche encore incandescente, lorsqu'une main très-vivante lui applique un
vigoureux soufflet. Il court après le _goguelin_, dont il a cru
reconnaître le pas. Le fantôme fuit, mais pas tellement vite, qu'il
puisse échapper à la poursuite animée du souffleté. Un collet de chemise
reste dans les doigts de celui-ci, et le farfadet, si bien appréhendé au
corps, s'échappe en lame de feu, par un sabord de la batterie de 36, en
laissant dans la main du canonnier la partie du linge par laquelle il a
été saisi. Le canonnier donne l'alarme, tout le monde veut se lever,
mais le capitaine de frégate, réveillé par le bruit, dont on lui
explique la cause, ordonne que chacun reste couché, et qu'on s'assure de
la présence de chacun de ceux des hommes dont le hamac est suspendu.
Cette inspection d'un nouveau genre, ne produisit aucun renseignement
précis. Seulement, en tâtant les hommes restés couchés, le capitaine
d'armes crut remarquer une certaine humidité dans la peau d'un canonnier
mulâtre, un peu orang-outang, très-bon nageur et personnage du reste
très-facétieux, connu sous le nom de _Tabago_. Le capitaine d'armes
conçut quelques soupçons sur le compte de Tabago, et rien de plus.

Quelques jours se passèrent, sans qu'on entendît parler du _goguelin_,
mais les revenants aiment leur métier. Celui de l'_Aquilon_ recommença
bientôt ses courses nocturnes: on le poursuivit comme par le passé,
d'abord assez vainement, puis enfin, un soir, on le force encore à se
jeter à l'eau. Pour cette fois, le capitaine d'armes, qui l'avait
entendu plonger, va visiter le hamac de Tabago, où il ne trouve pas son
homme. Il se porte précipitamment dans la sainte-barbe: il ordonne
quelques apprêts à deux canonniers qui le suivent, et ils restent tous
trois l'oreille collée aux sabords de retraite, attendant l'événement.

Cinq à six minutes s'étaient à peine écoulées, que les trois guetteurs
entendent la mer clapoter un peu sur l'arrière du vaisseau, puis les
chaînes du gouvernail s'agiter légèrement. On fait silence: la lumière
du grand fanal, qui projette sa clarté sur la table placée sous la
tamissaille, a été éteinte par précaution. La scène va se passer dans la
plus parfaite obscurité: C'est ce qu'on désire.

Quelque chose, un homme peut-être, grimpe le long des ferrures du
gouvernail; il gagne avec lenteur, avec souplesse, le petit escalier
pendu à l'un des sabords de retraite, il fait un dernier pas, et le
voilà sortant de l'eau, dans la sainte-barbe même. Mais en faisant ce
dernier pas, il trébuche et tombe.... Où? Vous ne le devinez pas! dans
un filet, que le capitaine d'armes a tendu en dedans pour pêcher son
fantôme. L'esprit attrapé ainsi au filet, se débat, mais en vain: on
serre le trou de la seine, par lequel il est entré dans le piége. Les
trois pêcheurs, armés chacun d'une bonne garcette, font voltiger leurs
terrestres coups sur l'épine dorsale du revenant. On allume enfin les
fanaux, et tous les curieux viennent jouir du spectacle singulier du
_goguelin_ pêché dans un casier!

Le _goguelin_ du vaisseau l'_Aquilon_ n'était autre chose que le mulâtre
_Tabago_. L'esprit fut mis quinze jours aux fers, et les plus lourds des
goguenards de l'équipage, en passant à côté de lui pour aller allumer
leur pipe à la mèche de cuisine, lui répétèrent pendant quinze jours:
Ah! tu as voulu faire le _goguelin_, Tabago!...



X.

Le Noyé-Vivant.


Le quart de minuit à quatre heures commençait à bord; le temps était
superbe, et la brise douce et tiède des tropiques, poussait en poupe
notre navire, majestueusement chargé de ses bonnettes hautes et basses.
Le timonnier venait de relever à la barre son _matelot_, qui lui avait
dit en lui remettant la route:--Tu n'oublieras pas de donner des
calottes au mousse, qui n'a pas écuré c'te lampe, entends-tu?

--Oui; donne-moi un bout de tabac, et veille à ma chemise, que j'ai
amarrée au sec sur le bredindin.

Le maître d'équipage s'était placé devant, de manière à enfourcher le
pied du bossoir de tribord, le menton appuyé sur ses deux bras croisés,
comme pour guetter quelque chose à l'horizon. Après avoir bâillé trois
ou quatre fois, il se retourne nonchalamment vers ses matelots, encore à
moitié endormis:

--Voyons, qui est-ce qui nous conte un conte cette nuit?

--Quel conte voulez-vous, maître Bihan?

--Mais un conte qui soit vrai; car il n'y a que la vérité qui m'amuse,
moi; les colles m'embêtent.

--En ce cas, je vais vous conter le _Noyé-Vivant_; c'est comme qui
dirait un matelot ressuscité après avoir bu un coup de trop à la grande
tasse.

--Cric! braille un auditeur.

--Crac! répondent en choeur tous les autres hommes de quart.

--Ah! mais non, répond avec gravité le narrateur. Il n'y a ni _cric_ ni
_crac_ là dedans. C'est que cette histoire-là est du véritable, ou bien
le bon Dieu n'est pas mon patron de chaloupe. D'abord, un; je vous
préviens que si vous avez l'air de dire encore _cric crac_, je rengaîne
mon compliment jusqu'à la garde, et empoigne le dé qui voudra!

--Allons, conte tes affaires au cook, espèce de mal bordé! et laisse-les
rognonner. Que celui-là qui ne veut pas écouter fasse semblant de
dormir; chacun est libre; moi, j'aime les histoires. Va de l'avant, et
silence partout.

Cette invitation de maître Bihan obtient le silence que réclame le
conteur, et il commence à peu près ainsi sa narration, dont je me
garderai bien de reproduire, malgré mon respect pour le texte, les
expressions littérales, expressions que d'ailleurs le lecteur ne
comprendrait pas toutes.

«Je me suis laissé dire par un vieux matelot, cet ancien que vous
savez, qui m'a cassé un bras, dans une dispute à terre, qu'un navire de
Bordeaux, où il était embarqué, doublait un jour le cap de
Bonne-Espérance. Vers le coup de quatre à cinq heures du soir, plus ou
moins, la brise commença à souffler du bon coin, et le navire charroyait
pas mal de la toile; les vents étaient de l'arrière et la mer moutonnait
déjà. Voyons, dit le capitaine, monte-moi deux hommes devant et
derrière, me serrer les perroquets.

»Ce qui fut dit fut fait.

»Amène, déborde, cargue et serre les perroquets, dit le second.

»Un matelot, qui avait nom Petit-Louis, se déhalle à l'emporture du
grand perroquet. Les bras étaient bien tenus et la drisse passée en
palan de roulis; il n'y avait pas de soin de ce côté-là; mais le
marche-pied n'était pas plus solide que l'ordonnance ne le portait: ne
voilà-t-il pas qu'au roulis du navire, qui en prenait tribord et babord,
que ce nom-de-D... de marche-pied vient à partir! Vous savez tous, aussi
bien comme moi, ce que c'est qu'un marche-pied qui part. Petit-Louis
cabane et tombe à l'eau en grand. On crie de dessus le pont: _Un homme à
la mer! un homme à la mer_! Le capitaine, à cette parole, fait mettre la
barre à babord et masquer le grand-hunier; la bouée de sauvetage est
larguée et filée. Amène les palans du canot du porte-manteau; jette les
cages à poules et les quartiers de panneau, le long du bord! On cherche
l'homme à la mer, mais pas plus de Petit-Louis que dessus ma main. Au
bout d'un quart-d'heure, rehisse le canot, évente le grand hunier et va
de l'avant. C'est un homme de perdu, quoi! le rôle d'équipage est là; on
l'apostille mort, c'est un individu de moins à l'appel, une ration de
plus à bord.

»Depuis vingt-quatre heures il y avait dans les eaux du trois-mâts, un
bâtiment qui torchait de la toile aussi; pendant que le trois-mâts de
Bordeaux avait mis en panne pour tâcher de sauver Petit-Louis, le
bâtiment en vue avait gagné le français. Mais le capitaine bordelais,
qui ne voulait pas se laisser doubler, en torcha toute la nuit, et le
lendemain on ne voyait plus le navire qui avait été aperçu la veille,
avec un pavillon anglais.

»Quarante jours se passent, et au bout de ce temps-là le bâtiment
bordelais arrive à l'Ile-de-France. Quarante-huit heures après lui,
entre un trois-mâts anglais. C'était celui qui avait doublé le cap en
même temps que le Bordelais.»

A cet endroit de la narration, un des auditeurs se met à brailler:
_cric! crac!_ et pour prouver qu'ils sont encore bien éveillés, les
autres assistants répètent: _cric! crac!_ Le conteur, satisfait de
n'avoir pas endormi son monde, continue, mais en faisant encore
observer, toutefois, qu'il s'est conformé jusque-là à la plus exacte
vérité.

«--Je vous disais donc, que le trois-mâts anglais était arrivé quarante
heures après le bordelais.

»Voilà qu'une nuit, que le matelot de quart à bord du français, se
fermait les yeux pour se les tenir chauds, il se réveille en entendant,
le long du bord, le bruit des pagaies d'un rafiau qui accostait le
navire. Qui est-ce donc, qu'il se dit, qui peut venir à bord à cette
heure? mon homme va à l'échelle de tribord pour voir ce que veut le
particulier, qui monte du rafiau sur le pont.

»--Qui êtes-vous? demande-t-il au particulier.

»--Comment! est-ce que tu ne me reconnais pas, Jean-Marie? que lui
répond celui-ci.

»--Ma foi non, attendu qu'il fait nuit comme dans la peau du diable.

»--Quoi! tu ne reconnais pas, à la voix tant seulement, Petit-Louis, le
noyé en doublant le cap?

»--Ah! mon Dieu! s'écrie le matelot de quart; et d'où viens-tu donc,
comme ça, nous qui t'avions cru _stourbe_?

»--Et qui est-ce qui t'a dit que je suis vivant à l'heure qu'il est?

»--Mais, puisque te voilà?

»--Me voilà, oui; mais ce n'est pas une raison. Tu ne crois donc pas aux
revenants qui reviennent? Donne-moi une poignée de main, si tu n'as pas
peur d'un mort....

»L'homme de quart en question veut lui donner la main, mais ça fait
brosse. C'était une ombre de main, la vapeur des quatre doigts et le
pouce du noyé, enfin.

»--Ce n'est pas le tout, que reprend Petit-Louis, où a-t-on mis le sac
qui était à moi, de mon vivant s'entend?

»--Ton sac? il est dans la chambre du second.

»A cette parole, Petit-Louis, le revenant, descend dans la chambre du
second du navire, qui dormait comme une paille de bitte; il reprend son
sac, monte sur le pont, dit adieu à l'homme de quart, qui le regarde
passer sans oser ouvrir la bouche, ni lever les yeux. Il descend dans
son rafiau, et le voilà qui file en pagayant, comme de la fumée, sur la
lame, quand la brise la chasse sous le vent.

»Le lendemain, vous m'entendez-bien, le _lofia_, qui avait fait le
quart, raconte son aventure au second. Le second ne trouve plus dans sa
chambre le sac de Petit-Louis. Bah! qu'il dit, c'est une carotte de
longueur que tu as voulu me tirer. C'est toi qui as volé le butin du
mort, et qui, à présent, veux faire un conte pour couvrir ton coup de
flibuste d'un peu de rafistolage. Mais la couleur, qui est de mauvais
teint, ne prendra pas sur l'étamine de mon pavillon.

»On fait un rapport contre l'homme de quart, qui est mis quinze jours en
prison, comme le voleur des effets du trépassé.

»Pendant tout ce tintamarre, le navire anglais, arrivé quarante-huit
heures après le bordelais, appareille, et il n'est pas plutôt hors de la
passe du grand port de l'Ile-de-France, qu'il vient une pirogue à bord,
porter une lettre à l'adresse du capitaine de Bordeaux.

»--Tiens, dit le capitaine en regardant l'adresse, c'est de l'écriture
de ce pauvre Petit-Louis, qui a été noyé en doublant le cap. Il lit:

«Mon capitaine,

»Je mets la main à la plume pour vous écrire ces trois lignes, à seule
fin de vous dire que quand je suis tombé à l'eau, en serrant le grand
perroquet, j'ai eu la chose de ne pas me noyer; par le plus grand
hasard, j'ai croché une cage à poule, que vous aviez eu l'attention de
m'envoyer par-dessus le bord, et le navire anglais qui naviguait dans
nos eaux, m'a sauvé, Dieu merci.

»Comme une fois à bord de ce navire, il m'a pris envie de déserter, je
me suis mis dans la tête d'aller prendre mon sac à votre bord, en me
disant revenant, pendant la nuit. J'ai fait une fameuse peur à ce
gaudichon de Jean-Marie, à qui, sans vous commander, je vous prie de
présenter mes amitiés, attendu qu'il a passé quinze jours en prison pour
moi, que je n'oublierai jamais.

»J'ai celui d'être le vôtre, mon capitaine, avec subordination,

»Salut et respect, PETIT-LOUIS.»

«_P.S._ Je vous dirai aussi, si c'est un effet de votre part, qu'il n'y
a pas besoin de lever mon extrait mortuaire, attendu que je ne suis pas
mort, et que ça coûterait de l'argent.

»_Signé_, idem.»

Maître Bihan, qui jusque-là avait écouté avec résignation le récit du
conteur, ne put retenir plus long-temps cette exclamation, qui lui
pesait sur les lèvres:

--En voilà-t-il une bonne! Il faut la coller au pied du mât de misaine.

Et en disant ces mots, la large main du maître, sur la paume de laquelle
il a eu la précaution de passer la langue, s'appliqua en grand sur le
pied du mât.

--Bien, à présent la voilà collée, et elle est solide.

--Mais quand je vous dis, maître Bihan, que c'est vrai.

--Allons, laisse-nous tranquille, avec ta vérité! Un homme de quart qui
est assez gaudichon pour croire que les noyés reviennent pour demander
leur sac!

--Mais quand je vous dis....

En ce moment même la brise fraîchit, le vent halle l'avant; on amène les
bonnettes; on oriente au plus près. L'officier de quart ordonne de
carguer et de serrer le grand-perroquet, et maître Bihan saisit cette
occasion pour commander au conteur: Va-t'en là-haut serrer ce grand
perroquet, et prends garde de tomber à la mer, entends-tu? parce que tu
serais mal reçu de venir me demander tes effets, mon ami, quarante jours
après ta mort.



XI.

Promenade sur la Dunette


Les aspirants, petits jeunes gens assez rudes et fort espiègles, avaient
en général, à bord des vaisseaux, une répugnance invincible pour toutes
les jolies passagères qui s'avisaient de se plaindre de la migraine. Ces
messieurs prétendaient, dans leur langage figuré, que les femmes qui se
donnaient les airs d'avoir des vapeurs, ressemblaient aux navires qui se
pavoisent avec des pavillons qui ne font partie d'aucune série de
signaux. «C'est joli, mais ça ne sert à rien.» Les migraines, comme
armes de coquetterie, servent cependant souvent à quelque chose.

La femme d'un bel intendant, qui allait s'engraisser administrativement
aux colonies, passait aux Antilles à bord d'un vaisseau de ligne. On
avait eu soin de loger le bureaucrate dans une des chambres de la
dunette, près de celle du capitaine de frégate, la seconde personne du
bord, homme encore galant, qui faisait l'important, parce que ses
fonctions étaient importantes.

Les aspirants de vaisseau détestaient leur capitaine de frégate, qui
cherchait de son côté à humilier les jeunes gens dans lesquels il
entrevoyait un avenir qui devait lui échapper.

Au nombre des vexations qu'il avait plu au capitaine de frégate
d'exercer envers les aspirants, il en était une à laquelle ceux-ci se
montraient fort sensibles. Le soir, quand ceux de ces petits officiers
en herbe, qui n'étaient pas de quart, voulaient se promener sur la
dunette, M. le capitaine leur ordonnait d'aller prendre ailleurs leurs
ébats. Il voulait que l'espace lui fût seul réservé. Aussi les aspirants
nommaient-ils leur chef bourru, _le roi de la dunette_, et, en effet, de
dix heures du soir à minuit, il régnait seul sur cette partie du
vaisseau.

On cherchait à bord à s'expliquer la raison pour laquelle le capitaine
de frégate tenait si singulièrement, depuis le départ du vaisseau, à
s'approprier exclusivement le privilége de se carrer sur la dunette.
Cette prétention donna lieu aux questions suivantes parmi les aspirants:

Pourquoi le capitaine se promène-t-il seul jusqu'à minuit sur la
dunette?

Pourquoi cesse-t-il, une fois M. l'intendant et madame l'intendante
endormis, de faire de grands pas sur cette partie privilégiée du
vaisseau?

Pourquoi madame l'intendante couche-t-elle seule, depuis qu'elle se dit
malade, dans la chambre où elle couchait auparavant avec son mari près
de la cabane du capitaine?

Pourquoi enfin le capitaine fait-il sa cour à madame l'intendante et
prend-il avec elle cet air de courtoisie qui va si mal avec la face de
fer qu'il nous montre dans le service?

Ces questions, ainsi posées, donnèrent lieu à une gaie délibération à la
suite de laquelle on résolut de tirer toute cette affaire à clair. On
chargea les deux plus mauvais petits sujets d'entre les aspirants, de
procéder aux moyens qui pourraient faire découvrir le plus promptement
possible, ce que chacun se croyait intéressé à apprendre par désir de
vengeance. Toute liberté fut accordée aux investigateurs.

Les deux commissaires chargés de l'enquête procédèrent pendant le jour
avec calme et impartialité. L'un d'eux crut remarquer, en rôdant autour
de la dunette, qu'il était assez facile de se glisser la nuit dans la
chambre de madame l'intendante, par la petite fenêtre extérieure de
l'appartement où elle se couchait chaque soir toute seule, toujours
souffrante, toujours accablée de sa migraine....

Une gouttière en plomb se trouvait placée tout près de cette
bienheureuse fenêtre, et il fallait, pour s'introduire dans la chambre,
mettre les pieds et les mains dans la gouttière et se blottir comme un
chat.... Mais le capitaine de frégate avait les articulations
très-souples. Les aspirants l'avaient remarqué plus d'une fois,
lorsqu'ils l'avaient vu faire le matin ses trois ou quatre flexibles
saluts au commandant, en lui demandant comment il avait passé la nuit.

La gouttière et la fenêtre de la chambre de l'intendante fixèrent donc
particulièrement l'impartiale et grave attention des commissaires de
l'enquête. Ils arrêtèrent leur plan, et ils songèrent, sans en révéler
tout-à-fait le but, à s'assurer les moyens de l'exécuter.

On mit à contribution, parmi les aspirants seulement, toutes les
bouteilles d'encre dont on pouvait disposer pour le bien et le succès de
_la chose_.

A neuf heures du soir, les deux exécuteurs de la vengeance des jeunes
espiègles, se transportent sur la dunette, munis de cinq à six topettes
d'encre de la petite-vertu. Ils bouchent la gouttière et répandent à
flots le noir liquide dont ils se sont pourvus.

Cette fois-là le capitaine de frégate, en se promenant à l'heure
accoutumée sur la dunette, n'eut pas besoin d'employer son autorité pour
forcer les aspirants à le laisser seul; il put, avant dix heures du
soir, jouir exclusivement et tout à son aise du domaine sur lequel il se
livrait à ses promenades méditatives.

Mais pour être resté seul sur sa dunette chérie, tous ses pas n'en
furent pas moins surveillés avec la plus scrupuleuse exactitude. Nichés
dès neuf heures du soir dans les grands porte-haubans, une demi-douzaine
d'aspirants guettaient, en retenant leur haleine, les moindres
mouvements de leur capitaine de frégate. Il tombait ce jour-là une
petite pluie fine qui traversait tous les vêtements de gens de quart;
mais malgré l'incommodité de leur position et le désagrément de se
sentir mouillés jusqu'aux os, nos guetteurs nichés dans leurs
porte-haubans ne perdirent pas un seul des pas de leur capitaine.

Enfin, vers onze heures du soir, on n'entend plus rien, et l'on voit
l'amoureux capitaine, se croyant favorisé par l'ombre de cette nuit
qu'il appelait sans doute de tous ses voeux, enjamber le bastingage, se
coucher, barbotter un peu dans la gouttière et disparaître aux yeux
fixes et perçants de nos aspirants de marine.

--La farce est jouée, s'écria l'un d'eux, le renard est pris au piége;
nous pouvons aller nous coucher. Cette nuit produira son fruit.

Allons nous coucher en attendant le joyeux dénouement de notre petite
comédie, répétèrent tous les joyeux jeunes gens, et ils regagnèrent
leurs cadres en cachant une partie de leur joie et en comptant beaucoup
sur le lendemain.

Le lendemain, comme ils l'avaient prévu, leur apporta la vengeance
qu'ils s'étaient promise. A cinq heures du matin, on fit laver le pont,
et les timonniers en jetant de l'eau sur la dunette firent remarquer au
lieutenant de quart, qui n'y fit aucune attention, les traces d'encre
dont la gouttière en plomb portait encore les traces accusatrices.

A neuf heures du matin le commandant sortit de sa chambre pour jouir du
beau temps, et M. le capitaine de frégate ne manqua pas d'aller lui
faire ses trois saluts d'usage. Oui, fais bien le beau, se dirent entre
les dents les aspirants, tu as dû arranger proprement la couverture de
ce pauvre intendant et de madame son épouse.

L'intendant arriva bientôt aussi, mais l'air tout affairé et suivi d'un
domestique qui portait, en faisant des embarras, une couverture et une
paire de draps tout tachés d'encre.

--Mais qu'allez-vous donc faire avec toute cette friperie-là, monsieur
l'intendant? demanda le commandant au bureaucrate.

--Commandant, je vais faire mettre ce bagage-là à l'air sur la dunette,
avec la permission de M. l'officier de quart. C'est toute une histoire
que ces taches d'encre que vous voyez sur la couverture et les draps de
ma femme.

Imaginez-vous, commandant, que ce matin en me réveillant j'aperçois
toute l'encre de mon bureau répandue sur mes papiers que j'avais eu
l'imprudence de ne pas remettre dans le tiroir. Madame l'intendante
était bien venue fureter de bonne heure dans ma chambre, mais elle
n'avait pas remarqué ce désordre. C'est ce matin seulement qu'en entrant
dans l'appartement de madame, j'ai trouvé le mot de l'énigme écrit en
griffes de chat sur la couverture du lit.

--Quoi! c'est un chat qui, après s'être barbouillé les pattes dans votre
encrier, a été s'introduire chez madame?

--En douteriez-vous, commandant, à ces marques du bout des pattes encore
empreintes sur les draps? Oh! c'est bien là le cachet d'un de ces
messieurs-là! Il n'y a pas à s'y méprendre.

Un aspirant crut devoir faire remarquer que l'empreinte était un peu
large pour des pattes de chat. Le capitaine de frégate lui lança un
regard foudroyant, et le commentateur fut forcé de se taire, mais il
n'en pensa pas moins.

La couverture et les draps furent étalés au soleil, et bientôt chacun
passa près des objets de cette nouvelle exposition, en faisant la
critique que la forme et le caractère des traces d'encre lui
inspiraient. Il fallut bien que le capitaine de frégate supportât
jusqu'au soir toute cette bordée de quolibets.

Le capitaine de frégate envoya ce jour-là, sous trois ou quatre
prétextes différents, trois ou quatre aspirants à la fosse aux lions. Il
ne se lassait pas d'enrager, et ses victimes ne se fatiguaient pas de
rire beaucoup. Mais le secret que les aspirants avaient gardé pendant
quelques heures ne pouvait long-temps se renfermer dans leur poste
d'entrepont. De l'entrepont l'aventure courut au poste des chirurgiens,
qui la firent parvenir à la chambre des officiers; de la chambre des
officiers, elle passa sur le gaillard d'arrière; du gaillard d'arrière
elle vola au gaillard d'avant, et une fois là elle courut partout. Les
matelots, gens à qui l'épithète caractéristique arrive toute mâchée, ne
furent pas long-temps à baptiser leur capitaine de frégate, d'un de ces
noms de bord qui ne s'en vont jamais. Il l'appelèrent _Patte-de-Chat_,
et _Patte-de-Chat_ ne put jamais pardonner aux aspirants, pour qui sa
haine augmenta d'année en année, le tour qu'on lui avait joué. Cet
officier mourut aux Antilles, dans la grâce de Dieu et la haine finale
des aspirants de marine.



XII.

Le Phénomène Vivant.


--Dis donc, _Cheveux-d'Étoupes_, viens-t'en ici me dire, bigre de
mousse, pourquoi tu n'as pas donné un coup de gratte aux postes des
chirurgiens?

--Ah, mais je ne veux pas, maître Jugan, que l'on m'appelle
_Cheveux-d'Etoupes_!

--Pourquoi t'avises-tu d'avoir une perruque blanche comme la drosse du
gouvernail? Est-ce ma faute, à moi, si tu as un toupet de chanvre en
franc-filain?

--Mais, est-ce ma faute, à moi, donc, si mes cheveux sont blancs et si
j'ai les yeux bordés de rouge? je voudrais bien vous voir à ma place,
allez, maître Jugan!

--Est-ce que par hasard un maître d'équipage peut être à la place d'un
failli chien de mousse comme toi? Mais blanc ou noir, rouge ou jaune, la
première fois que le poste de tes maîtres ne sera pas gratté comme la
table où ils mangent leur soupe, tu auras affaire à moi, entends-tu, et
tu sais bien ce que c'est que d'avoir un compte à régler avec maître
Jugan?

--Eh bien, la première fois aussi qu'on m'appellera encore
_Cheveux-d'Etoupes_, je prendrai mon congé sous la semelle de mes
souliers, et je déserterai d'à bord de la gabare la _Caravane_.

--Belle fichue désertion que tu feras là! _la gabare_ sera bien gênée de
faire de la route quand tu ne seras plus à bord! en attendant,
prends-moi une gratte, de ta main blanche et dodue, comme dit la
chanson, et fais-moi l'honneur d'aller en bas me jouer un air de violon
sur la romance de _Femme sensible_, avec ou sans variations.

On continua d'appeler le pauvre mousse _Cheveux-d'Etoupes_, et
l'aide-de-camp des chirurgiens, ne pouvant supporter, malgré sa
résignation philosophique, le sobriquet dont on le poursuivait, débarqua
clandestinement à la Rochelle; et un mois se passa sans qu'on entendît
parler du déserteur. Son signalement bien distinct avait été donné à la
gendarmerie, qui n'avait pu mettre la main sur le délinquant. Sa famille
ne l'avait pas recélé, et enfin _Cheveux-d'Etoupes_ paraissait être
devenu insaisissable. Les chirurgiens, ses anciens maîtres, l'avaient
déjà remplacé à bord, après avoir fait le deuil de leur domestique qui,
malgré son tempérament lymphatique, ne laissait pas que d'être ce qu'on
appelle un bon petit mousse.

Un jour, l'un de ces chirurgiens se promenait à la Rochelle avec un
aspirant de la gabare. Ils avaient dîné à l'hôtel des Ambassadeurs, où
alors on écorchait passablement les convives de passage. Ils avaient
même pris leur demi-tasse de Martinique au joli café _Belle-Vue_, sur le
port, et, ne sachant comment passer le reste de la soirée, ils se
laissaient aller nonchalamment dans les rues de la Patrie, du Maire,
Guiton et de la Rive.

Une voix haute et volubile les frappe; c'est celle d'un charlatan qui,
monté sur les quatre planches qui formaient son théâtre, s'écriait,
après avoir fait la parade de rigueur:

«Entrez, entrez, messieurs! prenez vos places: on va commencer
l'explication du fameux albinos vivant!

«Ce phénomène extraordinaire, arrivant de l'intérieur de l'Afrique, est
âgé de douze ans; il a les cheveux blancs, les yeux ronds et bordés de
rouge. Il ne parle que la langue de son pays; son caractère est
très-doux, sa peau est lisse et fine. Il ne faudrait pas avoir cinq sous
dans sa poche, ni dans celle de son voisin, pour se refuser un phénomène
semblable. Entrez, entrez, messieurs, prenez vos places! ce superbe
spectacle va commencer.»

Le chirurgien, grand amateur par état de toutes les curiosités
naturelles, propose à l'aspirant, son camarade, d'entrer dans le magasin
où se montrait le phénomène vivant. Les deux compagnons prennent place
avec les autres amateurs.

Au bout de quelques minutes d'attente, dans un local étroit,
qu'éclairait faiblement une mauvaise lampe, décorée du nom de lustre,
une toile d'emballage se lève par un coin, et sous la frange de la
guenille, s'avance gravement un enfant aux cheveux de lin, aux yeux
tendres et paresseux. La lueur fort peu brillante du quinquet semble
blesser sa vue oblique et timide. Il ose à peine effleurer de son regard
indécis le petit nombre de spectateurs qui le contemplent avec une
certaine curiosité; mais ses yeux, toutefois, en rencontrant ceux du
chirurgien et de l'aspirant, paraissent chercher à se reposer du côté
opposé à celui où se trouvent placés les deux observateurs.

«Vous le voyez, messieurs, continue le cornac de l'_albinos_, cet
intéressant Africain jouit d'une vue si faible, que l'éclat de
l'uniforme de ces deux officiers lui fait mal aux yeux. Il a été trouvé
dans une peuplade d'_albinos_ dont son père était le chef. Il n'y voit
bien que la nuit, tout comme les chats sans comparaison; il mange peu,
il dort beaucoup, mais le jour seulement. Ses cheveux sont doux comme de
la soie: ils ont, ainsi que peut s'en assurer l'aimable compagnie, la
couleur de l'étoupe (à ce mot, l'albinos fait un mouvement
très-prononcé); ce phénomène vivant parle la langue de son pays, et il
peut à peine articuler les mots dont nous nous servons en France....

«Approchez, monsieur le docteur; vous pouvez toucher sa peau...»

--Bolo! bolo! s'écrie l'albinos en s'éloignant du docteur, qui déjà a
appliqué sur la joue du phénomène, un doigt qu'il en a retiré tout
couvert d'une substance blanche.

--Ce mot _bolo! bolo_, veut dire, messieurs, que ça lui fait mal, ayant
la peau molle comme de la pâte.

--Mais, Dieu me pardonne, s'écrie le chirurgien après avoir bien examiné
la figure blanchie du phénomène, je crois que c'est _Cheveux
d'Etoupes_!

L'albinos, à ces mots, se sauve derrière sa serpillière. Le chirurgien
le poursuit: l'aspirant court après le chirurgien, et tous deux de
crier, en ramenant le phénomène sur son estrade: oui, oui, c'est ce b...
de mousse qui a déserté.

--Qu'est-ce à dire, messieurs, reprend le charlatan, finissons de grâce
cette plaisanterie. Je puis produire des certificats comme _quoi que
mon_ phénomène est véritable.

Les spectateurs se lèvent: leurs murmures annoncent qu'ils doutent de la
réalité du phénomène. Le charlatan, tout essoufflé, interpelle avec
force le chirurgien, qui déjà s'était emparé d'une des oreilles de
l'albinos.

--Ah! coquin, tu dis que tu es un albinos; bientôt les gendarmes te
feront voir ce que l'on gagne à déserter, et à se faire passer pour une
curiosité.

Le _charlatan_.--Vous voyez bien, monsieur le docteur, que vous ne savez
ce que vous dites, je m'en rapporte à ces messieurs et dames. Voyez si
cet enfant comprend un mot de tout ce que vous lui chantez: je soutiens
que c'est un albinos; d'ailleurs j'ai mes certificats.

_Le chirurgien_.--Je soutiens, et je vous prouverai que c'est mon
mousse.--Dis, coquin, pourquoi as-tu déserté du bord, ou si tu continues
à faire l'imbécile, je te donnerai une volée que le coeur t'en fera mal.

_L'Albinos_.--Eh bien, monsieur Ollivry, je suis déserté parce qu'on
m'appelait toujours _Cheveux-d'Etoupes_ à bord, quoi!

Cet aveu naïf échappé au malheureux mousse dans l'instant le plus vif de
l'altercation, porta la consternation sur la figure palpitante du
charlatan. Les spectateurs s'écrièrent tous qu'on avait trompé leur
bonne foi, et qu'il fallait leur rendre leur argent à la porte. Chacun
adresse les reproches les plus énergiques au mystificateur mystifié à
son tour. La garde du poste voisin accourt au bruit. Un commissaire de
police s'informe du motif qui a pu provoquer le scandale qu'il veut
faire cesser. On saisit l'albinos vivant, qui, abdiquant
très-piteusement son rôle, essuie la farine dont on lui a saupoudré le
visage. Le soir même, il se trouve reconduit à bord de la gabare _la
Caravane_. Je vous laisse à penser la manière dont il fut accueilli par
l'équipage et par le lieutenant en pied chargé du détail! Quinze coups
de martinet par jour pendant une semaine....

Mais le pauvre petit diable y gagna au moins de changer de sobriquet. Au
lieu de l'appeler comme auparavant _Cheveux-d'Etoupes_, on ne le désigna
plus que sous le nom de _Phénomène-Vivant_. Ainsi, quand il prenait
envie à ses maîtres de lui adresser la parole, ils ne lui disaient plus:
_Cheveux-d'Etoupes_, avance à l'ordre; ils se contentaient de lui crier:
_Phénomène_, avance à l'ordre, ou sinon.... La belle avance, je vous le
demande!

_Miseria miseris_!



SIXIÈME PARTIE.

Moeurs des Nègres.



I.

Le Bamboula.


De gros nuages chargés d'électricité, poussés par un vent suffoquant du
Sud-Est, se déroulaient du sommet du Morne-d'Orange, pour envelopper la
ville de Saint-Pierre. Les navires mouillés en ligne courbe sur la rade
foraine de ce port, frémissaient sur leurs amarres raidies par la
brise, et la lame creuse et gonflée venait battre sourdement le rivage
sur lequel toutes les pirogues des noirs avaient été halées à sec. Il
faisait nuit: c'était un dimanche; et au loin, sous des arbres ombreux,
j'entendais bruire des tambourins, s'élever un murmure prolongé de voix
cadencées, et je voyais scintiller des torches brillantes et mobiles
comme ces feux errants que l'on rencontre dans les nuits d'orage au fond
du fourré de nos campagnes.

Je demandai quel était ce bruit, et ce que pouvaient signifier ces feux
allumés sous ces grands arbres, à l'extrémité de la ville. Un nègre me
répondit, avec une expression d'étonnement et de joie qu'on ne pourrait
pas facilement exprimer: «_Maître, ça Bamboula_.».

Je voulus voir ce que c'était que _le Bamboula_.

Sous le feuillage d'immenses sabliers et de larges manguiers, j'aperçus,
en m'approchant d'une vaste cour, une foule de nègres, s'agitant à la
lueur des flambeaux fumeux d'où s'exhalait une odeur étouffante d'huile
de palma-christi. Le reflet des torches, projeté sur la figure suante
de tous ces noirs, la mobilité de tous ces visages sinistres, leurs yeux
brillants comme des lucioles, leurs contorsions en gambadant, leurs
chants, tantôt bruyants, tantôt étouffés, mais que je me rappelle encore
comme si c'était hier, donnaient à cette scène un aspect que je ne
pourrais pas trop décrire. Tout ce monde-là dansait avec délire, avec
fureur. Je crus que c'était un festin de Cannibales.

De grands noirs, presque nus, placés à l'un des angles de la cour,
étaient assis sur de gros tambours en cuivre qu'ils battaient du bout
des doigts avec une force convulsive. C'était l'orchestre de ce bal
diabolique. J'examinai, en frissonnant, les traits de ces hideux
exécutants. La peau de leur figure, ruisselante de sueur, se contractait
si horriblement qu'il aurait été difficile de trouver encore quelque
chose d'humain dans leur physionomie bouleversée. A chaque temps de la
mesure infernale qu'ils battaient sur la peau de leurs caisses d'airain,
leur visage changeait d'expression, leur bouche se tordait, leurs yeux
s'enflammaient, et puis ensuite, succombant sous l'effort, ces
épouvantables instrumentistes s'abandonnaient à des spasmes horribles
que la foule paraissait admirer comme des mouvements de divine extase.
C'était apparemment le moment d'une céleste vision. On ne les retirait
de ce long évanouissement, qu'en leur donnant à avaler des verres à
bière, remplis d'un limpide tafia qu'ils buvaient comme de l'eau; de
belles négresses chantaient des strophes improvisées que les danseuses
répétaient en choeur. Chacune des coryphées agitait dans sa main une
espèce de hochet avec lequel elle suivait la mesure marquée par les
cymbales. D'un côté, sautaient les nègres _Ibo_, dont la danse était
nonchalante comme la physionomie des noirs de cette caste. Plus loin,
les _Cap-Laost_ s'avançaient en cadence avec une attitude vive et fière,
comme pour soutenir le choc de l'ennemi; près d'eux, les _Loango_
multipliaient leurs postures lascives et molles, et au bruit des mêmes
instruments chaque caste d'esclaves reproduisait la danse de son pays.
_Le Bamboula_ réunissait enfin tous les divers caractères de danse des
peuplades de l'Afrique. C'était presque un cours d'histoire de la côte
de Guinée que je faisais en examinant cette réunion si diverse de
naturels rassemblés par le plaisir que les nègres aiment le plus
passionnément.

Un créole que je rencontrai, me disait flegmatiquement en faisant le
tour du _Bamboula_: «Ici, ce sont les nègres empoisonneurs; là, vous
voyez les noirs les plus voleurs et les plus paresseux de la côte. Dans
ce coin-là, dansent les nègres créoles.» Aucun de ces derniers n'était
tatoué.

--Mais, demandai-je à mon compagnon, quels sont ces grands noirs qui
battent si passionnément ces cymbales?

--Des princes africains, pour la plupart. Ces hommes-là sont presque
tous d'une force prodigieuse. Tout haletants, comme ils sont, ils ne
quittent peut-être _le Bamboula_ que pour aller empoisonner leurs
camarades, leurs parents, leurs maîtres, qui sait! Vous ne sauriez
croire combien cet exercice excitant de la danse prédispose nos nègres à
accomplir les desseins les plus pervers. Les convulsions qu'ils
éprouvent ici, et l'irritation de leurs organes si puissamment agités
par ces chants et ce mouvement, ne sont trop souvent que les
avant-coureurs des accidents que nous n'avons que trop d'occasions de
déplorer dans l'île.

Cette explication suffit pour me faire trouver _le Bamboula_ encore plus
infernal que je ne l'avais vu.

Mais neuf heures sonnèrent à la paroisse du mouillage; les sons
lamentables de la cloche se répandirent dans l'air, qui, dans ce pays,
semble retentir d'une manière plus lugubre encore qu'en Europe, des
percussions qui l'ébranlent. Une grosse pluie tiède et sulfureuse
commençait à tomber à la lueur pâlissante des éclairs. _Le Bamboula_
allait finir: c'était dommage, car il était dans toute sa fleur et son
éclat sauvage. Les danseurs semblaient redoubler de rage, comme pour
mettre les derniers instants à profit. Les cymbaliers se pâmaient en
rugissant sur leurs tambours, qu'ils ne frappaient plus que par
intervalles, et lorsqu'ils paraissaient sortir de leurs névralgiques
accès de léthargie. Comment finira tout cela? pensais-je: qui viendra
mettre un terme à cette scène d'exaltation et de sinistres jouissances?
Des archers de ville, que je n'avais pas encore aperçus, s'élançent, un
nerf de boeuf à la main; ils se précipitent sur tous les noirs qu'ils
rencontrent. Les nègres qui échappent à leurs coups redoublés, se
jettent dans un coin pour danser encore aux sons des cymbales, que les
sergents de la police arrachent aux cymbaliers frémissants de rage. Les
torches s'éteignent ou disparaissent dans les mains qui les agitent ou
les saisissent. On crie, on frappe, on fuit, on poursuit partout, et
bientôt la foule, pourchassée dans tous les recoins, s'écoule mugissante
sous le fouet, partout où elle trouve une issue.

A neuf heures et quart, la cour était vide, l'obscurité la plus complète
avait succédé au tumulte le plus grand que j'eusse encore vu. Un lugubre
silence régnait seul sous ces grands arbres que de larges gouttes de
pluie venaient mouiller et laver de la poussière dont leurs feuilles
avaient été couvertes pendant la fête. De temps à autre seulement, la
foudre, qui grondait sur Saint-Pierre, venait encore éclairer le lieu
où quelques minutes auparavant j'avais vu cette pompe diabolique,
entendu ce tintamare infernal!...

Le lendemain, en me rappelant cette scène effrayante du soir, il me
sembla avoir eu le cauchemar dans la nuit, et un poids énorme me
paraissait encore comprimer ma poitrine.

Si jamais vous allez aux Antilles, n'oubliez pas d'aller voir _le
Bamboula_: l'Opéra, avec toutes ses pompes factices, est bien loin de
valoir un tel spectacle.



II.

Dame Périne


Vers le milieu de novembre 1827, on a exécuté, à Saint-Pierre de la
Martinique, une vieille négresse qui, pendant une vie de soixante-dix à
soixante-douze ans, a empoisonné, de compte fait, cinquante-cinq à
soixante personnes. Cette femme, s'il est permis de donner ce nom, à
tout ce que la nature a produit de plus dégoûtant et de plus atroce,
éloignait les soupçons que ses crimes répétés avaient accumulés sur
elle, par ces marques de dévotion qui en imposent si facilement à l'âme
pieuse des colons. La maîtresse à qui elle appartenait, lui avait donné
une case, à laquelle était joint un jardin, où dame Périne cultivait des
plantes vénéneuses, avec autant de soin que quelques femmes, dans nos
climats, arrosent leurs rosiers et leurs oeillets. Ce fut lorsqu'il n'y
eut plus à reculer contre l'évidence de ses forfaits et la masse des
preuves, que le ministère public fut nanti d'une accusation contre cette
misérable. Interrogée, d'après l'acte décerné contre elle, elle ne
chercha pas à se défendre, et lorsqu'on lui demanda quel motif l'avait
engagée à détruire les enfants de son maître et les siens même, elle
répondit avec beaucoup de tranquillité qu'elle l'ignorait, mais qu'elle
croyait être née pour empoisonner, comme d'autres sont destinés par le
sort, à vendre du café ou du sucre. Le président qui la questionnait, la
pressait d'avouer ses complices.--Mes complices, répond-elle, sont tous
les nègres et les mulâtres de la colonie.--Mais pourquoi
affichiez-vous, continue le magistrat, des marques si vives de piété,
quand vous vous livriez au plus grand des crimes que défend la
religion.--Eh! ne nous faut-il pas un masque à nous autres nègres, comme
à vous autres blancs!--Mais vous empoisonniez aussi les nègres?--J'ai
été jusqu'ici l'empoisonneuse des chiens et des mulets, plutôt que de
n'empoisonner rien. Malheur à ceux qui venaient me demander des légumes
de mon jardin; je trouvais moyen de leur faire avaler quelque chose de
mortel.--Vous aviez donc des préparations ou des simples bien
subtils?--En manque-t-il dans le pays, et comptez-vous que ce soit pour
rien que Dieu fasse pousser cela? En effet, c'est par là que la
confrérie des nègres empoisonneurs, qui désolent la Martinique,
professait pour dame Périne, le respect que ses rares talents devaient
lui mériter, aux yeux des plus adroits chimistes (c'est la dénomination
ironique que l'on donne à ces monstres). Elle jetait ce qu'elle appelait
des sorts, sur les individus qui lui déplaisaient, et ces sorts
n'étaient autre chose que des breuvages ou des émanations morbifiques,
qui conduisaient, à divers intervalles, ses victimes à la mort. D'après
ses aveux, une fleur, sur laquelle elle jetait de la poudre, suffisait
pour empoisonner. On ne se figure pas en Europe la supériorité que les
nègres, et surtout ceux de la côte d'Afrique, acquièrent dans la
préparation des substances végétales. La défiance des médecins qui ont
parcouru, de leurs cabinets, toutes les parties de la terre, dans les
relations de quelques voyageurs frivoles, peut nier ce fait; mais elle
ne convaincra jamais d'erreur les yeux des gens éclairés, qui en ont vu,
sur les lieux, les effets les plus palpables, ou les plus funestes. La
circulation du sang est un phénomène aussi étonnant que la propriété
vénéneuse de certains végétaux; on fit servir, jusque sous le règne de
Louis XV, les subtilités mêmes de la science, à combattre l'attraction
qu'exerce l'aspiration de certains reptiles, sur d'autres animaux.

Dame Périne, pour en revenir à elle, a entendu son arrêt avec une
indifférence parfaite. Le matin du jour où on devait l'exécuter, elle
demanda du vin blanc; elle déjeuna avec un appétit que l'on pourrait
appeler philosophique, si l'on ne craignait de profaner cette
qualification. Arrivée sur le lieu du supplice, au milieu d'un piquet de
grenadiers, et suivie d'une foule de nègres et de gens de couleur, elle
y parut vêtue des habits blancs qu'elle mettait pour communier. Cette
figure noire et sillonnée de rides, qui acquérait un nouveau degré
d'horreur sous la peau de cette vieille négresse, n'exprimait aucune
émotion. Ce monstre, après s'être entretenu avec l'ecclésiastique qui
accompagnait ses derniers moments, est monté à la potence, son mouchoir
de tête est tombé dans l'effort qu'il faisait pour gravir l'échelle
patibulaire. Les nègres en ont tiré le fatal pronostic que son âme irait
en enfer. Un mouchoir tombé leur a paru un signe plus certain de la
réprobation éternelle, que cinquante-cinq à soixante personnes
empoisonnées. Dame Périne a terminé enfin son exécrable vie, en jetant,
sous la corde, un cri à peine entendu. Les gendarmes ont dispersé la
populace, qui voulait se partager ses vêtements comme des reliques du
martyre.



SEPTIÈME PARTIE.

Ornithologie Maritime.



I.

Le Plongeon.


Le plongeon est un oiseau de mer, qui nage à la surface de l'eau et qui
disparaît dans les flots à l'instant même où part l'amorce du fusil qui
le vise. Un moment après il relève sa tête et semble braver un autre
coup et défier l'inconstance de l'onde sur laquelle ou dans laquelle il
se joue. Un observateur disait que c'était moins un oiseau aquatique
qu'un oiseau politique.

Le plongeon vole difficilement, et ne parcourt qu'un fort petit espace,
mais il nage au mieux entre deux eaux. Dans les mauvais temps, il
disparaît sous les ondes, et ne montre sa tête que lorsque l'orage est
dissipé, et qu'il y a quelque chose à avaler à la surface plane.

Cet oiseau, dont les plumes sont enduites de la substance huileuse
particulière aux bipèdes de son espèce, change, dit-on, annuellement de
couleur. Celui qu'on a vu blanc une année, paraît noir l'année suivante.
Mais il ne peut changer que d'une de ces couleurs à l'autre. C'est
peut-être un malheur attaché à sa condition; mais tous les êtres ne
peuvent pas prétendre à la commode mobilité des nuances du caméléon ou
de la dorade.

C'est sur les hauts fonds qu'on remarque le plus de plongeons, parce que
là ils atteignent facilement le fond, si la mer est grosse, et sa
surface tranquille si elle est calme. Il y a toujours pour eux un beau
côté dans leur position.

On a remarqué encore qu'ils nagent ordinairement le nez dans le vent:
preuve incontestable qu'ils savent d'où le vent tourne. Est-ce calcul?
est-ce prévision instinctive? Ce n'est pas sur les girouettes qu'ils ne
voient pas qu'ils peuvent se diriger! Il est à croire que les plongeons
sont connaisseurs en vent.

Selon toute probabilité, cet oiseau doit atteindre une extrême
longévité: peu accessible, par l'épaisseur de sa peau, et sa fourrure
graisseuse, à toutes les impressions extérieures, doué de la faculté
d'échapper avec une vitesse comparable à la rapidité de l'éclair, à la
balle qu'on lui destine, quelle cause accidentelle pourrait couper le
fil de ses destinées? Les poissons? il les évite en volant; les oiseaux
de proie? il les brave en plongeant; il n'y a que les indigestions à
craindre pour lui; mais il digère avec chaleur s'il avale avec
gloutonnerie; peu estimé, il ne craint pas les piéges dont l'industrie
du chasseur entoure nos gibiers marins les plus recherchés. Enfin dans
la condition animale du plongeon, je cherche en vain un côté
malheureux, le ciel semble avoir fait pour eux, ce qu'il refuse hélas! à
bien des animaux de mérite, à deux pieds et sans plumes.

FIN.



TABLE DES MATIÈRES

       *       *       *       *       *

PREMIÈRE PARTIE.

TABLEAUX NAUTIQUES.


I.--Le Coup de Mer.
II.--Navire fuyant vent arrière.
III.--La Chasse.
IV.--Le Grain blanc.
V.--L'Abordage.
VI.--Les Brisants.
VII.--Incendie en Mer.


DEUXIÈME PARTIE.

COMBATS EN MER.


I.--Combat du côtre _le Printemps_ et de douze Péniches anglaises.
II.--Combat de nuit entre une Frégate et un Vaisseau.
III.--Chaloupe-Canonnière coulée par un Brick anglais.


TROISIÈME PARTIE.

AVENTURES DE MER.


I.--Le Capitaine de Négrier.
II.--Les Pirates de la Havane et le Brick de guerre.
III.--La Licorne de Mer.
IV.--Naufrage sur la côte de Plouguerneau.


QUATRIÈME PARTIE.

MOEURS DES GENS DE MER.


I.--La Prière des Forbans.
II.--Le Voeu des Matelots.
III.--L'Aspirant de Marine.
IV.--Les Pilotes.
V.--Les Filets d'Abordage.
VI.--Le Maître d'Équipage.
VII.--Les Corsaires travestis.
VIII.--Le Cuisinier et le Maître-Coq.
IX.--Suprême félicite du Matelot.
X.--Maître Lahoraine, ou qui de quatre ôte trois reste deux.
XI.--Le Chien de l'Artillerie de Marine.


CINQUIÈME PARTIE.

CAUSERIES, CONTES, AVENTURES ET TRADITIONS DE BORD.


I.--Causeries de Marins.
II.--Les deux Aspirants.
III.--Dialogue entre le Contre-Maître d'équipage Lestume et le novice
------Lhommic.
IV.--Première Causerie du gaillard d'avant.
-----Deuxième Causerie du gaillard d'avant.
V.--La Casaque du Bon Dieu.
VI.--Le Nègre blanc.
VII.--Avale ça, Las-Cazas.
VIII.--Le petit Coup de Mer.
IX.--Le Goguelin.
X.--Le Noyé-Vivant.
XI.--Promenade sur la Dunette.
XII.--Le Phénomène vivant.


SIXIÈME PARTIE.

MOEURS DES NÈGRES.


I.--Le Bamboula.
II.--Dame Périne.


SEPTIÈME PARTIE.

ORNITHOLOGIE MARITIME.


I.--Le Plongeon.





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