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Title: Histoire du Chevalier d'Iberville
Author: Desmazures, Adam Charles Gustave, 1818-1891
Language: French
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bibliothèque Nationale du Québec)



HISTOIRE DU
CHEVALIER D'IBERVILLE
(1663-1706)


1890


INTRODUCTION

La Nouvelle-France, explorée en 1534 par Jacques Cartier, occupée par
Champlain en 1608, estimée à la plus haute valeur par de grands hommes
d'État, comme le président Jeannin, le cardinal de Richelien, l'illustre
Colbert, avait pu conquérir, dès la fin du XVIIe siècle, une importance
considérable.

Et en effet, cette colonie, confinée d'abord sur les rives du
Saint-Laurent, était devenue, vers l'année 1700, une domination
puissante. Elle s'étendait depuis Terre-Neuve jusqu'aux montagnes
Rocheuses, depuis la baie d'Hudson jusqu'au golfe du Mexique. Ainsi
elle formait un immense triangle présentant 900 lieues sur chaque face,
c'est-à-dire 400,000 lieues carrées, près de onze fois la surface du la
France.

Une si vaste contrée était aussi précieuse par l'abondance de ses
produits que par leur variété; elle offrait à la mère patrie une source
inépuisable de richesse.

A l'ouest, des forêts sans limites; au nord, la région des fourrures;
à l'est, les grandes pêcheries de Terre-Neuve; enfin au sud, un sol
fertile, un climat enchanteur, avec les produits incomparables des
tropiques.

De plus, la Nouvelle-France avait conquis une vie individuelle éminente
sous tous les rapports; elle avait offert une carrière héroïque à des
missionnaires intrépides, fourni des saints, recruté des communautés
nombreuses et exemplaires; elle avait révélé à l'admiration de la
métropole des hommes du plus grand mérite, comme Jacques Cartier,
Samuel de Champlain, du Maisonneuve, Le Ber, Talon, de Frontenac, de
Tonnancourt, de Montigny, de Boucherville, et enfin, cette admirable
famille des Le Moyne, qui ont été jugés dignes d'être salués du nom
glorieux de Macchabées du Canada.

A une époque comme la nôtre, où l'on a sagement reconnu l'importance des
entreprises coloniales et des établissements lointains; dans un temps
on l'on revient à ces oeuvres, on peut trouver intéressant et
souverainement utile de considérer comment une domination si grande a
été conquise, établie et développée.

Les premiers temps de l'occupation ont été largement exposés dans des
ouvrages considérables, comme ceux du P. Charlevoix, de M. Faillon,
de M. Garneau, de M. Ferland; enfin dans les oeuvres des premiers
navigateurs eux-mêmes: Jacques Cartier, Champlain, et M. de
Poutrincourt, qui ont rédigé leurs mémoires. Mais quand on arrive à la
période de l'accroissement même de la Nouvelle-France, à partir de 1680,
il est nécessaire de réunir, de rassembler les documents innombrables
disséminés dans un nombre infini d'ouvrages.

Pour bien connaître ces temps de transition, où la petite colonie du
Saint-Laurent atteignit l'étendue d'une domination presque aussi vaste
que l'Europe, il faut commencer par étudier quelques-uns des hommes
d'État et des hommes de guerre qui ont eu part à ces changements
extraordinaires.

Or, incontestablement, l'homme dont il faudrait d'abord s'occuper, c'est
celui qui a été le plus remarquable de tous, celui qui a eu la vie la
plus aventureuse et la destinée la plus glorieuse, qui a joué le rôle
le plus éminent, pendant trente ans, dans les plus grands événements du
pays. Celui-là, c'est l'illustre chevalier d'Iberville, de la famille
des Le Moyne; et nous croyons qu'il serait indispensable de le faire
connaître avant tous.

D'Iberville était né à Montréal, en 1662, dans la maison de son père,
Charles Le Moyne, sur la rue Saint-Joseph, où se trouve actuellement le
bureau de la Fabrique de l'église Notre-Dame. Il a eu la gloire d'être
associé aux plus grands évènements de ces premières années, et on peut
dire qu'il y a eu la part principale.

Il s'agissait de conquérir les richesses de cet immense continent, et
ces forêts dix fois séculaires qui couvraient au nord des cent mille
lieues carrées, et ces régions où se trouvent les pelleteries les plus
belles qu'il y ait au monde, et ces courants mystérieux de l'Océan
allant porter chaque année sur les côtes de l'Atlantique des millions
de bancs de poissons pour la subsistance de l'univers, et enfin ces
contrées du sud avec leurs sites enchanteurs, un climat délicieux, une
fertilité incomparable et tous les fruits du paradis terrestre.

Or, c'est ce que le chevalier d'Iberville a merveilleusement mis
à exécution. A l'âge de 22 ans, en 1684. il conduisit plusieurs
expéditions à la baie d'Hudson et prit tous les comptoirs anglais. Dès
lors, la France pouvait prétendre au monopole des forêts de l'Ouest et
du commerce des fourrures.

Dans son expédition à Terre-Neuve, en 1690, il rendit la mère patrie
maîtresse des marchés de l'Europe pour l'exploitation des pêcheries.

Enfin, par ses exploits dans les Antilles et dans le golfe du Mexique,
de 1700 à 1705, il avait conquis les plus beaux pays du monde.

N'en est-ce pas assez pour être tiré de l'oubli des années et pour être
proposé à l'attention des générations présentes?

Donc, dans l'espoir d'être utile à notre temps, nous voudrions que
l'on prît connaissance de cette oeuvre de réparation vis-à-vis d'un
colonisateur incomparable et d'un héros trop ignoré. C'est un grand
enseignement pour les esprits d'élite qui commencent à estimer
l'importance de nos ancienne colonies; c'est une gloire pour la marine
française, qui peut citer ce nom sur se même rang que ceux de Jean Bart,
Tourville ou Duguay-Trouin; c'est un honneur pour la ville de Montréal,
la plus grande cité de la colonie française, que de faire valoir celui
qui a été peut-être le plus illustre de ses enfants. On a déjà parlé de
lui consacrer, dans sa ville natale, une effigie qui serait si belle
avec le magnifique portrait que l'on a conservé de lui; mais, un
attendant, ne convient-il pas de montrer combien cet honneur lui est dû?

C'est dans ce but que nous consacrons cette monographie à la mémoire du
très illustre Pierre Le Moyne, citoyen de Montréal, sire d'Iberville,
chevalier des ordres du roi et commandant de ses vaisseaux.



VIE DU
CHEVALIER D'IBERVILLE



PREMIÈRE PARTIE



CHAPITRE 1er

DE L'ÉTABLISSEMENT DE LA NOUVELLE-FRANCE.

Christophe Colomb avait accompli sa découverte, le 12 octobre 1492. Le
bruit s'en répandit aussitôt en Europe et l'on comprend quelle émotion
causa un si grand évènement. En attendant que les gouvernements prissent
une décision, plusieurs contrées maritimes songèrent à explorer les
régions nouvelles.

Les marins de la Bretagne et de la Normandie furent des premiers à les
aborder; ils reconnurent d'abord le banc de Torre-Neuve, et les pays de
chasse du Labrador.

Dès 1504 la pêche avait commencé; plusieurs capitaines entrèrent dans le
pays et recherchèrent les fourrures.

En 1506, Denys, pilote de Honfleur, revint avec une carte du
Saint-Laurent.

En 1508, on amenait en France des sauvages des côtes américaines.

En 1524, le gouvernement français envoyait un explorateur, Verazzani,
qui visita les contrées que l'on appela depuis la Nouvelle-Écosse et la
Nouvelle-Angleterre.

En 1527, un navire anglais signalait la présence, près de Terre-Neuve,
de dix bâtiments bretons et normands.

En 1534, le grand amiral de France, Philippe de Chabot, envoyait un
marin expérimenté, Jacques Cartier, qui, en trois voyages consécutifs,
explora le cours du Saint-Laurent et prit possession de ces nouveaux
territoires au nom du roi de France. Il planta une croix surmontée d'un
écusson aux armes royales, et il bâtit un fort près de Québec.[1]

[Note 1: Bancrof _Histoire de l'Amérique_, tome 1er.--M. Garneau,
_Histoire du Canada_,--M. Faillon. _Histoire de la colonie française en
Canada_, tome 1er,--M. Ferland.]

Les guerres qui survinrent en Europe arrêteront les missions royales,
mais les marins venaient toujours pour la pèche, et, en 1578, on compta
jusqu'à 150 bâtiments français sur le banc de Terre-Neuve.

En 1594, Henri IV fit reprendre les entreprises coloniales au Canada.
Il nomma le marquis de La Roche lieutenant général des possessions
américaines. De Monts lui succéda en 1596, puis M. du Pontgravé. Enfin,
en 1601, les expéditions furent confiées a un officier habile, homme de
science et d'expérience, Samuel de Champlain, qui a mérité le titre de
père de la Nouvelle-France.

Champlain vint occuper les rives du Saint-Laurent, pendant que M. de
Poutrincourt s'établissait en Acadie.

En 1609, Champlain fonda In ville de Québec, puis il explora le pays.

Il visita la rivière dite depuis de Richelieu, il reconnut au sud
un grand lac qui porte maintenant son nom. Il signala la position
d'Hochelaga (Montréal), remonta l'Ottawa et vint jusqu'au lac Nipissing,
en 1616. Il explora, aux environs du lac Nipissing, un autre lac qui a
aussi porté son nom. Enfin, il fit venir les religieux Récollets, qu'il
établit en deux missions principales; à Québec et au lac Huron, Entre
1607 et 1635, Champlain avait fait quinze voyages. Il allait exciter
le zèle des gouvernants, parlait des ressources du pays; mais en même
temps, il faisait connaître les difficultés de l'établissement: le froid
excessif décourageait les nouveaux arrivés; le monopole de certaines
compagnies tuait le commerce; l'agriculture exigeait de grands
sacrifices.

Après tant d'expéditions et de tentatives, Champlain ne voyait à
Québec, en 1630, que quelques familles bien établies. Ému de ses
représentations, le cardinal de Richelieu prend l'oeuvre en main et
veut lu seconder de tout son pouvoir: il fonde la société de lu
Nouvelle-France, qui comptait 110 membres choisis parmi les premiers
personnages du royaume; il envoie des colons et des religieux. Mais en
1640, au bout de dix ans, tous ces efforts n'avaient réussi qu'à établir
200 personnes dans tout le pays, en comprenant même les prêtres, les
religieux, les femmes et les enfants.[2]

[Note 2: _Histoire de la Nouvelle-France_, tome Ier, page
XX.--Dollier de Casson, _Histoire de Montréal_, 1640-1641.]

Pour avoir un établissement, il fallait d'importants secours de la mère
patrie, et il fallait que ces secours fussent désintéressés. De plus,
les colons devaient être guidés par des vues de foi et de sacrifice;
ils devaient être décidés à supporter le climat, les privations, et des
dangers extrêmes, parce qu'il y avait à lutter contre des peuplades
nombreuses, implacables, et fournies d'armes à feu par les
établissements voisins de la Nouvelle-Angleterre et de la
Nouvelle-Orange.

Or quand, après la mort de Champlain, tout semblait en détresse, le
Seigneur vient en aide a la jeune colonie et lui procure miraculeusement
des ressources inattendues, qui devaient assurer un succès jusque-là
vainement poursuivi. Des hommes de foi et de dévouement se décidèrent à
fournir les moyens d'une nouvelle entreprise, et en même temps des héros
s'offrirent pour les seconder, et assurer l'établissement de la religion
en ces contrées inhospitalières.

Champlain venait de mourir (25 octobre 1635), et quelques semaines
après, le 2 février 1636, un pieux gentilhomme de la Flèche, M. de La
Dauversière, étant en prière, reçoit l'avis de fonder un établissement
à, une certaine distance de Québec pour couvrir les voies qui
conduisaient au centre de ïa colonie française et, pour être plus au
milieu des populations que l'on voulait convertir. L'endroit lui est
montré de la manière la plus distincte. Cet avis fut répété plusieurs
fois. Chose étonnante, il n'était pas le seul qui eût reçu cette
indication, et en effet le même jour, 2 février 1636, un jeune
ecclésiastique qu'il ne connaissait pas, M. Olier, alors âgé de
vingt-six ans, et établi à Vaugirard avec quelques prêtres, est averti
qu'il doit se consacrer à fonder un établissement, pour le bien de lu
religion, à un endroit du Canada qui lui est montré aussi de la manière
la plus distincte, et en même temps il lui est enjoint d'établir une
compagnie de prêtres pour prendre soin des intérêts spirituels de
l'entreprise.

Or, dans ces deux révélations arrivées le même jour, il s'agissait de
la même oeuvre, et l'endroit indiqué était le même. C'est ce
que reconnurent ces deux grands serviteurs de Dieu quand ils se
rencontrèrent plusieurs années après, vers 1640. Ils ne se connaissaient
pas, et furent secrètement avertis de la communauté de leur vocation et
de leur mission.[3]

[Note 3: Le P. Vimont, _Lettres des rev. PP. Jésuites_, tome 1er,
page 15,--La mère de l'Incarnation, ses lettres de 1642,--M, Dollier de
Casson, _Histoire de Montréal_.]

Grâce à l'union de leurs efforts, l'oeuvre prit tous les développements
désirables; de nobles seigneurs s'y associèrent. Enfin, au moment où
la compagnie achetait l'île de Montréal, un gentilhomme, jeune encore,
retiré du service, désirant se consacrer À une oeuvre de zèle, se
présentait: c'était M. de Maisonneuve. C'est lui qui fut le fondateur
de Montréal et qui devait en faire le boulevard de la colonie par vingt
années d'un dévouement intrépide et de l'administration la plus nage.

Il fut aidé par des hommes de foi et de courage. Parmi ces auxiliaires,
nous nous proposons de faire connaître la famille des Le Moyne, et la
part qu'ils ont eue à l'établissement de la Nouvelle-France.

C'est ce que nous allons exposer dans les paragraphes suivants.



CHAPITRE II

LA FAMILLE LE MOYNE.

Cette famille, établie dans la Nouvelle-France au milieu du XVIIe
siècle, devait y conquérir une grande illustration. A la première
génération, elle avait fourni des commandants aux armées du roi, des
gouverneurs à la Nouvelle-France et à la Louisiane, des intendants aux
commandements maritimes de la France.

Elle était originaire de la ville de Dieppe. Depuis Jacques Cartier,
Dieppe avait toujours eu beaucoup de relations avec la nouvelle colonie.

C'est de Dieppe que partit M. de Poutrincourt, dont l'ancienne résidence
se voit encore aux environs de cette ville, au château de Mesnières.

Un gouverneur de Dieppe, M. de Chattes, son lieutenant, M. de Monts.
madame de Guercheville, épouse d'un gouverneur de la ville de Paris sous
Henri IV, avec leurs expéditions, avaient fait connaître ces nouveaux
pays pour lesquels, à chaque printemps, partaient des flottilles
de bâtiments pour les pèches de Terre-Neuve et pour la traite des
fourrures.

En 1664, dans un seul mois, on vit partir des côtes de Dieppe et des
pays voisins, 65 grands vaisseaux pour le Canada.

Il y avait en cette ville des quartiers consacrés au commerce des
produits de l'Amérique, et il existe encore une rue nommée de la
Pelleterie, ou résidaient une quantité de marchands de fourrures, qui
trafiquaient des envois du Canada avec l'Europe.

M. Paillon, en parcourant les livres des paroisses, a trouvé aux
registres de l'état civil un témoignage bien caractéristique des
rapports de Dieppe avec la Nouvelle-France. Voici les noms qu'il a
relevés à la paroisse Saint-Jacques de Dieppe pour l'année 1630:
Duhamel, Hardy, Auger, Aubuchon, Duhuc, Godebout, Davignon, Hébert,
Sénécal, Gaudry, Duval, Gervais, Vallée, Lecompte, Godard, L'Écuyer,
Leroux, Dumouchel, Viger, Cardinal, Duchesne, etc.: on se croirait dans
une paroisse de Montréal ou de Québec.

Il ne faut pas s'étonner qu'au moment où les chefs des nouvelles
entreprises recrutaient des volontaires pour la Nouvelle-France, le
nommé Duchesne, soldat dans les troupes du roi, se presenta, avec deux
de ses neveux: Jacques Le Moyne, âgé de dix-sept ans, et son frère
Charles, âgé de 14 ans. Leur père, Pierre Le Moyne. était marié avec
Judith, soeur de Duchesne. C'était un ancien soldat qui tenait un hôtel
sur la paroisse Saint-Jacques, près de la mer, et qui recevait comme
clients ordinaires les marins qui s'embarquaient pour l'Amérique.

Ces familles des côtes de la Manche étaient toujours disposées à, tenter
les aventures périlleuses, et la religion présentait cette oeuvre comme
digne de coeurs chrétiens; il s'agissait de donner aux populations
sauvages le trésor de la foi en échange des biens qu'ils trafiquaient.

M. Faillon a trouvé aussi dans les registres de Dieppe qu'il y avait
beaucoup de Le Moyne en cette ville.

Il a compté jusqu'à quatorze chefs de famille de ce nom au commencement
du XVIIe siècle, parmi lesquels un capitaine du roi, un procureur, un
lieutenant général en l'amirauté de France. «Nous n'osons affirmer, dit
M. Faillon, que Pierre fût parent de ces personnages, mais Charles Le
Moyne s'est rendu encore plus illustre qu'aucun de ses prédécesseurs,
par ses qualités personnelles, par ses exploits et ceux de ses enfants.»

Charles Le Moyne, né en 1626, de Pierre Le Moyne et de Judith Dufresne,
sur la paroisse Saint-Rémi de Dieppe, partit donc en 1640 pour le Canada
avec son frère aîné, Jacques, et leur oncle. Il avait alors quatorze
ans.

Plus tard, deux de leurs soeurs, Jeanne et Marie, vinrent de France et
se joignirent à eux.

Charles Le Moyne accompagna d'abord les PP. Jésuites dans le pays des
Hurons, et resta avec eux jusqu'à l'âge de vingt ans.

Il devint un guide sûr et un interprète consommé. Il connaissait tous
les sentiers du pays, et avait appris plusieurs dialectes. Enfin, il
s'était familiarisé avec la tactique des sauvages, à l'égal des colons
les plus capables. Il s'habillait comme les sauvages, et se transformait
quand il voulait, sans pouvoir être reconnu comme étranger; d'ailleurs
il trouvait ce costume plus commode pour la marche et pour la chasse. Il
savait parfaitement se servir des raquettes, de la hache et de l'aviron,
«sans lesquels on ne peut rien dans ce pays.» Enfin, il était devenu,
dans des expéditions continuelles, d'une taille et d'une force
extraordinaires. C'est ce qui apparaît dans le portrait découvert à
Paris par l'éditeur des documents sur les pays d'outre-mer, M. Margry.

En 1646, M. de Montmagny ayant vu Duchesne et son neveu, voulut
tirer parti de leurs bonnes qualités, et il les attacha aux nouveaux
établissements français du Saint-Laurent. Il envoya Duchesne à
Trois-Rivières et Charles Lu Moyne à Montréal, tous deux comme
interprètes.

Montréal, ou Charles Le Moyne se rendit en 1646, était un poste
avantageux, et comme une sentinelle avancée à 60 lieues de Québec, au
milieu des établissements sauvages. C'est là qu'il devait faire éclater
ses qualités hors ligne.

Cette position avait été signalée dès le commencement par Jacques
Cartier et ensuite par Champlain. On pensait que ce jugement avait été
confirmé par une inspiration divine envoyée à ceux qui devaient être les
fondateurs de cette nouvelle colonie: M. Olier et M. de La Dauversière,
ainsi que nous l'avons dit précédemment.

La position était favorable. Placée sur une éminence de deux milles de
longueur, entre le grand fleuve et une petite rivière, l'habitation
était environnée d'eau de toutes parts. Le fleuve la mettait à l'abri
de la surprise des ennemis, et on arrière une haute montagne, toute
couverte d'arbres séculaires, protégeait contre les vents du nord. [4]

[Note 4: Notice sur Montréal. Paris, 1869.]

Cette habitation si bien défendue avait en même temps un aspect
attrayant. Elle était environnée des plus beaux arbres, plantés si
régulièrement entre le rivage et la montagne, que Champlain lui avait
donné le nom de place royale, digne avenue du mont superbe que Jacques
Cartier avait nommé le mont Royal, nom qui lui est resté.

Enfin, pour ajouter a l'ornement et en faire un site remarquable, on
voyait, au milieu du fleuve et en face du lieu de débarquement, deux
belles îles chargées de forêts, l'une s'élevant en pyramide, comme
un bouquet de verdure, à cent pieds de hauteur, l'autre s'étendant
gracieusement sur une lieue de longueur: c'étaient comme deux
sentinelles avancées, pouvant servir un jour de citadelles.

Ce site, si fort comme poste militaire, était aussi l'un des plus beaux
que l'on puisse citer dans le monde. On pouvait s'en convaincre en le
contemplant du haut de la montagne, ou les colons se rendaient souvent
en pèlerinage. Au point le plus élevé, il y avait une croix imposante
plantée par M. de Maisonneuve. De là, à cinq cents pieds au-dessus du
niveau du fleuve, l'établissement paraît dans toute sa magnificence.
Depuis le haut du mont descend un amphithéâtre d'une lieue de largeur
qui montre des arbres variés et précieux; en bas, d'immenses prairies
fertiles étaient des fleurs éclatantes; plus loin se déploie la ceinture
splendide d'un fleuve profond, qui n'a pas moins d'une lieue de largeur.
Au delà, pour compléter ce beau panorama, des montagnes disposées en
cercle jusqu'à dix et vingt lieues dans le sud, forment comme une
corbeille de verdure dont Montréal est le centre.

Cette nature apparaissant comme le créateur l'avait formée, sans les
modifications du travail de l'homme, pouvait sembler plus pittoresque
que nous ne la contemplons maintenant. Mais si l'aspect est un peu
changé, tous les souvenirs des premiers temps ne sont pas effacés. La
ville est toujours appelée, dans le coeur des fidèles, Ville-Marie, en
souvenir de l'indication donnée par la sainte Vierge elle-même. Le mont
porte toujours le nom de Mont-Royal, choisi par Jacques Cartier. L'une
des îles s'appelle Sainte-Hélène, comme l'a nommée M. de Champlain, en
l'honneur de son épouse, Hélène Boullé; l'autre est nommée Saint-Paul,
en souvenir de M. Paul de Maisonneuve, premier gouverneur de la colonie.

Le fort de Montréal, élevé en 1642, était tellement couvert par les
arbres, que les sauvages, dans leurs excursions sur le fleuve, ne le
découvrirent qu'à la seconde année de sa construction. Bientôt ils en
comprirent l'importance et le danger pour eux. Ce poste avancé entre
plusieurs tribus puissantes pouvait les tenir en échec et leur enlever
le libre parcours du Saint-Laurent; aussi le nouvel établissement fut-il
bientôt le but de leurs attaques.

M. de Maisonneuve, renfermé dans le fort avec cinquante hommes, comptait
avec lui des gens de guerre pleins d'expérience, parmi lesquels les
deux frères Le Moyne, qui furent les plus renommés dans la suite. M. de
Maisonneuve sut si bien se garder que, malgré les tentatives de milliers
d'ennemis qui vinrent reconnaître le terrain, les Français ne perdirent
guère qu'une dizaine d'hommes de 1642 à 1650.

Les procédés des sauvages étaient pleins de perfidie. Ils cherchaient à
attirer les cultivateurs par des signes de paix, et puis ils se jetaient
sur eux pour les faire périr dans d'affreux supplices.[5]

En 1643, on perdit quatre hommes; en 1644, on en perdit trois, et sur
les sept, trois, faits prisonniers, furent cruellement brûlés.[6]

Au 6 mai 1641, Boudard fut tué par les Iroquois; sa femme, Catherine
Mercier, prise près de lui, fut martyrisée pendant deux jours, puis
brûlée en refusant héroïquement de renoncer à sa religion.

[Note 5: M. Paillon, _Histoire de la colonie,_ tome II, PP. l51 et
364.]

[Note 6: Registre des sépultures de Montréal, 1643-1644.]

Charles Le Moyne, arrivé à Montréal en 1646, se montra bientôt un dévoué
champion de la mission. Il ne reculait devant aucune entreprise, et se
montrait toujours disposé à protéger les colons. Il était d'une bravoure
et d'une habileté merveilleuses. Parfois, seul sur la plage, s'il
rencontrait des sauvages qui étaient venus tenter quelque coup, il
les menaçait de son fusil s'ils essayaient de s'échapper, et il les
obligeait à aller se constituer prisonniers au fort. D'autres fois,
voyant un canot de sauvages sur le fleuve, il attendait qu'ils fussent
engagés dans la force du courant, fondait sur eux comme la foudre, dans
son embarcation, et les forçait à venir aborder comme prisonniers.

Un jour, sachant que des travailleurs sont attaqués à la pointe
Saint-Charles, il s'y rend avec quatre hommes, se gare à propos derrière
des troncs d'arbres, et, avant d'avoir été aperçu, met vingt-cinq ou
trente sauvages hors de combat.

On cite aussi une rencontre, où, avec 15 habitants du fort armés de
fusils et de pistolets, il alla se présenter en face de 300 sauvages qui
se précipitaient sur les colons, et il leur tua 32 hommes à la première
décharge, tout le reste s'enfuit épouvanté.

Il se montrait le serviteur dévoué de M. de Maisonneuve, comme le major
Lambert Closse, qui proclamait qu'il n'était venu à Montréal que pour
offrir sa vie à Dieu.

M. de Maisonneuve avait tant de confiance en Le Moyne qu'il le chargeait
de ses messages pour les Indiens.

M. de Maisonneuve le mit aussi à la tête d'une milice qu'il forma, en
1660, parmi les habitants pour la défense de la mission, et qu'il plaça
sous la protection de la sainte Famille. Il l'assigna à la défense de
Montréal avec le sieur Picoté de Belestre, à un moment où l'on attendait
l'arrivée de milliers d'Iroquois soulevés de toutes parts dans les
environs du lac Ontario et des rives du lac Champlain. On sait que ces
Iroquois furent arrêtés par la défense héroïque, au Long-Sault, de
dix-sept Montréalais, sous la conduite de l'intrépide Dollard.

C'est dans ces circonstances que l'on s'appliqua à protéger la ville. Il
y avait déjà quarante maisons séparées, mais avec des meurtrières et des
créneaux; elles étaient bâties de manière à pouvoir se défendre les unes
les autres. Alors, on compléta les forts qui environnaient la ville
et qui devaient servir à assister les travailleurs dans les champs
environnants.

En même temps qu'il assurait la défense militaire du pays, M. de
Maisonneuve s'occupait d'en préparer l'existence à venir, et pour cela
il offrait les plus grands avantages à ceux qui voulaient s'y établir et
fonder des familles. Il donna à Charles Le Moyne une terre à la pointe
Saint-Charles et deux emplacements dans la ville, l'un près de la
résidence du gouverneur et des prêtres, pour leur servir de défense;
l'autre au bord du fleuve, où se trouve le marché Bonsecours, pour
surveiller l'entrée de la ville, et la côte opposée, dont il devait
devenir le seigneur.

Vers 1665 arriva un événement que nous tenons d'autant plus à signaler
qu'il montra quelle affection Charles Le Moyne inspirait à toute la
colonie et en même temps quelle était l'estime qu'il avait su imposer
aux populations sauvages.

Comme il ne s'épargnait jamais dans aucune rencontre, il fut fait
prisonnier aux environs de Montréal en 1665.

Sa jeune femme, âgée de vingt-cinq ans, et qui avait déjà quatre
enfants, était dans la désolation. Elle le recommanda aux prières de
tous, et elle-même recourut au Seigneur avec une telle ferveur, que M.
Dollier de Casson dit qu'on peut lui attribuer l'espèce de miracle qu'il
plut à Dieu d'opérer en faveur de son mari.

Au bout de quelques jours Le Moyne revint; il avait gagné ses ennemis
en leur rappelant les bontés qu'il avait eues pour les prisonniers
iroquois, et en les menaçant de la vengeance des troupes du roi qui
allaient bientôt arriver.

Charles Le Moyne retourna à Montréal. C'est alors qu'il fut sensiblement
éprouvé dans ses plus tendres affections, par suite du départ de M.
de Maisonneuve pour la France. Il lui était attaché par les liens de
l'estime la plus haute et de la reconnaissance la plus tendre; aussi ce
départ lui causa-t-il la plus vive douleur, comme la séparation d'avec
le père le plus tendre et le plus aimé.

M. de Maisonneuve, de retour en France, resta toujours attaché à son
ancien gouvernement. Il s'endormit dans le Seigneur «avec une confiance
d'autant plus parfaite dans les récompenses du ciel,» nous dit M.
Faillon, «qu'il n'avait rien reçu pour ses services de la terre.» [7]

[Note 7: M. Faillon, _Histoire de la colonie_, tome III, page 115.]



CHAPITRE III

DÉVELOPPEMENTS DE MONTRÉAL.

Fondée on 1642, la cité de Montréal s'accrut lentement dans ses
commencements, mais ensuite l'accroissement fut rapide.

Ainsi, après vingt ans, elle ne comptait que 500 âmes, mais dix ans
après, il y en avait plus de 1500.

Ce qui était surtout à considérer dans ces commencements, c'était le
zèle pour l'amélioration des pauvres sauvages, et l'énergie des pieux
colons.

Le zèle pour la conversion des infidèles était extraordinaire, et le
courage pour braver les épreuves et les dangers, au-dessus de toute
expression.

«On voyait bien, dit le Père Leclercq, que ces gens-là avaient quitté
leur patrie par les mouvements d'un zèle apostolique,» et rien ne
pouvait les faire changer de sentiments; ni l'ingratitude, ni la
perfidie des sauvages, ni leur défaut de bonne foi, ni leurs cruautés
inhumaines, rien ne pouvait éteindre le feu de la charité.

Tout était réglé dans la nouvelle ville comme dans une communauté
militaire. A une heure fixée, après la prière et la sainte messe, qui
avaient lieu à 4 heures du matin, la population se rendait au travail
dans les champs; chacun avait près de soi son fusil caché dans un
sillon.

Il ne se passait pas de jour sans attaque. Ceux qui se laissaient
surprendre étaient voués à des supplices atroces. On admirait leur
courage, on plaignait leurs souffrances, mais on ne renonçait pas à
prier pour les bourreaux. Enfin, dès qu'une occasion favorable se
présentait, on cherchait à gagner ces pauvres aveuglés. A force
d'efforts et de patience, les âmes finissaient par se laisser éclairer,
les coeurs étaient touchés, le mal vaincu par le bien.

Ces premiers temps ont été admirables. La ville offrait comme une image
de la primitive Eglise. Ces braves gens étaient voués à la piété la
plus fervente et à la charité la plus dévouée. Il n'y avait jamais de
contestation entre eux; il n'y avait qu'un coeur et qu'une âme, et
tandis qu'ils étaient si unis à Dieu, si bons entre eux, ils restaient
inébranlables dans le danger. Chaque citoyen se regardait comme une
victime offerte à la mort pour la glorification de l'Evangile.

Dans les annales de la soeur Morin, écrites vers ce temps, nous avons
les détails les plus touchants sur la vie à Montréal avant l'arrivée des
troupes: la piété, la charité, des colons, les privations qu'ils avaient
à subir, enfin les cruautés extrêmes qu'ils étaient exposés à éprouver,
étant entourés d'ennemis féroces, nombreux et implacables.

Bientôt différentes circonstances favorisèrent les saintes dispositions
et le zèle des colons pour la conversion des infidèles.

Plusieurs nations étaient en guerre; l'une d'elles, celle des Iroquois,
puissante et implacable, faisait une guerre d'extermination contre ses
ennemis.

Leurs victimes venaient implorer la protection des Français. Elles
furent accueillies et placées dans des positions retranchées. On compta
bientôt plusieurs colonies chrétiennes: à la Montagne, à la Prairie, au
Sault-Saint-Louis, au lac Saint-François, au lac des Deux-Montagnes, et
enfin à la Petite-Nation, sur l'Ottawa, à vingt lieues de Montréal.

Ces nouveaux chrétiens, disciplinés par les Français, devinrent
eux-mêmes comme des apôtres. On en fit des catéchistes zélés et habiles.
Ils rendaient de grands services au sein des autres tribus.

Les Français excitaient l'admiration de leurs plus cruels ennemis par
leur douceur, leur sollicitude et leurs libéralités inépuisables. Ils
établissaient ceux qui se donnaient à eux, leur apprenaient à cultiver,
leur livraient des terres, représentaient l'excellence de la vie réglée
et civilisée à ces pauvres barbares, et se montraient ainsi bien
différents des gens de Boston, qui ne s'étaient jamais occupés des
nations qui les entouraient, que pour les détruire et se mettre à leur
place.

Au milieu de leur noble mission, les Français acquéraient une habileté
merveilleuse pour occuper le pays. Formés par M. de Maisonneuve et
par le chef de la milice, Charles Le Moyne, ils étaient devenus des
combattants consommés, des explorateurs infatigables. Ils avaient pris
les bonnes qualités des sauvages, et y ajoutaient l'esprit de discipline
et de tactique des milices françaises.

On a dit que les Français n'avaient pas le génie de la colonisation
comme leurs voisins; mais, suivant M. Parkman lui-même, cela n'est point
exact. M. Parkman pense que les colons français égalaient les Anglais
sous bien des rapports.

Les Français n'avaient pas les vues odieuses des colons de la
Nouvelle-Angleterre: ils n'auraient jamais voulu adopter, comme eux, un
plan d'extermination contre ces pauvres gens.

Ce qui est affirmé, même par les écrivains anglais, c'est que sous
le rapport des qualités morales et des qualités intellectuelles, les
colonies anglaises étaient vraiment inférieures à la colonie française,
tandis que sous le rapport de l'activité, de l'intelligence et de la
bonne organisation, la colonie française égalait toutes les colonies
anglaises réunies.[8]

[Note 8: Le système français avait un grand avantage; il favorisait
l'élément guerrier: la population était formée entièrement de soldats
et de miliciens (Parkman). L'occupation principale était un continuel
apprentissage de la guerre dans les bois. La haute classe regardait
la guerre comme la seule occupation digne d'elle, et elle estimait
l'honneur plus que la vie. Pour ce qui est de l'habitant, les bois, les
lacs, les cours d'eau étaient ses lieux d'étude, et là il était maître
consommé. Forestier habile, hardi canotier, toujours prêt pour les
entreprises périlleuses; dans les guerres d'escarmouche et d'embuscade
au milieu des bois, il y en avait peu qui pussent lui être comparés
(Parkman).--«En Canada, comme en Europe, à ce moment, la race française
a appris à se connaître. Elle s'est trouvé des forces que les autres
siècles ne savaient pas.» Voilà ce qu'a produit l'amour de la discipline
et le zèle de la religion.

Les Français n'aspiraient pas à des conquêtes, mais ils voulaient sauver
des âmes, et pour arriver à ce but, ils avaient autant de persévérance
et d'énergie que leurs voisins en avaient pour les avantages matériels
(Saint-Marc Girardin sur l'Amérique du Nord).]


Au milieu de terribles épreuves, la colonie s'établissait, avec une
réunion des hommes les plus capables: M. de Maisonneuve, le gouverneur;
son lieutenant, Lambert Closse; M. d'Ailleboust, un officier de haut
grade; son neveu M. de Musseaux; M. Le Moyne, lieutenant; M. Le Ber de
Senneville; M. Decelles de Sailly; M. de Montigny; M. de Repentigny et
M. de Brassac; de plus, les hommes de la milice, si dignes d'admiration,
et dont les descendants remplissent maintenant le pays.[9]

[Note 9: On trouve encore actuellement en Canada et dans les
environs de Montréal des descendants de ces premiers colons, dont les
noms sont portés par des milliers d'individus: Prud'homme, Descaries,
Hurtubise, Lortie, Beaudry, Dumoulin, Renaud, Laviolette, Désautels,
Boudraud, Lavigne, Trudeau, Cadieux, Deschamps, Barbier, Meunier,
Dagenais, Leblanc, Jodoin, Toussaint, Beaudry, Laplante, Beauvais,
Rolland, Lenoir, etc.]

De nobles coeurs assistaient ces bras héroïques: Mlle Mance, de
l'Hôtel-Dieu, et ses compagnes; la soeur Bourgeois et ses institutrices;
madame Le Moyne, que l'on a appelée la mère des Macchabées; madame Le
Ber, qui devait voir une sainte à miracles en l'une de ses enfants;
madame d'Ailleboust, et sa soeur, mademoiselle de Boullogne, qui
aspiraient dans le monde à la vie religieuse.

La ville était sous la direction de prêtres éminents. M. Gabriel de
Queylus, le directeur de la cure de Saint-Sulpice de Paris, était venu
s'établir à Montréal; et aussi M. l'abbé François Dollier de Casson,
ancien colonel et aide de camp du maréchal de Turenne; M. d'Urfé, ancien
curé de la cathédrale du Puy, allié du ministre Colbert et petit-neveu
du célèbre M. d'Urfé; M. de Fénelon, frère de l'illustre archevêque de
Cambray; M. Souart, un des plus grands prédicateurs de Paris; M. de
Belmont, l'un des prêtres les plus riches de France, chargé des missions
sauvages; M. Barthélémy, qui explora le lac Ontario.

Ces messieurs étaient en communication continuelle avec les associés de
l'oeuvre résidant à Paris, tels que M. le baron Pierre de Fancamp, M, de
Liancourt, M. de Renty, M. de Bretonvilliers, M. Legauffre, M. Dubois,
madame de Bullion, si généreuse, qui contribuait avec les autres
associés pour des sommes si abondantes.

M. Olier, avec la compagnie des associés des oeuvres, avait donné plus
de 300,000 livres: M. de Bretonvilliers, successeur de M. Olier, 400,000
livres; M. Dubois, M. de Queylus, M. de Fénelon, M. d'Urfé donnèrent
leur fortune, qui était considérable; M. de Belmont, 300,000 livres en
une seule fois. On a calculé, dans le temps, que les associés et prêtres
du Séminaire avaient fourni, pour l'oeuvre de Montréal, de leurs propres
deniers, en trente ans, la somme de 1,800,000 livres, ou environ sept
millions de la monnaie actuelle.

Ce qui donna bientôt de la vie à la colonie, et qui assura sa
tranquillité, ce fut l'arrivée des troupes, demandées depuis longtemps,
et de plus, la détermination que prirent un grand nombre de soldats et
d'officiers de s'établir dans des terres concédées suivant le système
féodal, afin de mettre la ville à l'abri de toute incursion des
sauvages, comme nous le verrons plus tard.

Les officiers et les soldats se distinguèrent autant que les premiers
colons par leur esprit de foi et leur dévouement à l'oeuvre entreprise.



CHAPITRE IV

NAISSANCE DE PIERRE D'IBERVILLE.

C'est au milieu de cette réunion de chrétiens exemplaires, de
gentilshommes choisis, de militaires intrépides que s'élevaient les
enfants des familles principales de Montréal: Le Ber, Saint-André, de
La Porte, Decelles de Sailly, de Jacques et de Charles Le Moyne, de
Montigny, de Belestre, de d'Ailleboust de Musseaux, de Prud'homme, de
Tessier, de Louvigny, de Le Noir Rolland.

La famille qui se distinguait entre toutes par ses enfants, tant par
leur nombre que par leurs heureuses dispositions, c'était celle de
Charles Le Moyne, marié à la fille adoptive des Primot. Il y avait là.
douze enfants pleins de force et de bonnes qualités. Le troisième,
Pierre d'Iberville, se faisait remarquer dès sa jeunesse. Il annonçait
un esprit vif et hardi, et il était d'une force extraordinaire pour son
âge.

Voici l'ordre des naissances de ces enfants, auxquels Le Moyne, pour
les distinguer, donna des noms empruntés aux localités des environs de
Dieppe, en souvenir de la patrie absente:

«En 1650, Charles de Longueuil; en 1659, Jacques de Sainte-Hélène; en
1661, Pierre d'Iberville; en 1663, Paul de Maricourt; en 1668, Joseph
de Sérigny; en 1669, François de Bienville; en 1670, anonyme; en 1673,
Catherine-Jeanne; en 1676, Louis de Châteauguay; en 1678, Marie-Anne;
en 1680, Jean-Baptiste de Bienville, deuxième du nom; en 1681, Gabriel
d'Assigny; en 1684, Antoine de Châteauguay.»

Ils se distinguèrent par leur mérite et leur dévouement; cinq moururent
au service du roi: Sainte-Hélène fut tué au siège de Québec en 1690; de
Maricourt mourut de fatigue au pays des Iroquois en 1704; de Bienville
1er fut tué par les sauvages en 1691; de Châteauguay 1er fut tué à
la prise du fort Nelson en 1686; d'Assigny mourut des fièvres dans
l'expédition du golfe du Mexique en 1700.

Charles de Longueuil fut gouverneur de Montréal; de Bienville, deuxième
du nom, fut gouverneur de la Louisiane pendant quinze ans; Antoine de
Châteauguay devint gouverneur de la Guyane. Catherine-Jeanne fut mariée
au sieur de Noyan, capitaine de la milice; Marie-Anne fut mariée en 1699
au sieur de La Chassoigne, gouverneur des Trois-Rivières.

Voici donc une famille qui est un précieux témoignage de l'état des
choses sous l'ancien régime; une famille modeste, mais élevée avec les
soins qu'inspire la religion, et qui, grâce à ce secours, fournit tant
de sujets remarquables. Le gouvernement était juste appréciateur du
mérite, et il n'hésitait pas à mettre les petits-fils d'un humble
aubergiste au premier rang, quand il les en voyait dignes.

Nous trouvons sur les registres de Notre-Dame l'acte de naissance de
Pierre d'Iberville, notre héros, et nous le transcrivons ici:

    Le 20 juillet 1661, ai baptisé Pierre, fils de Charles Le Moyne et
    de Catherine Primot, sa femme. Le parrain, Jean Grevier, au nom
    de noble homme Pierre Boucher, [10] demeurant au cap près des
    Trots-Rivières; et marraine, Jeanne Le Moyne, femme de Jacques Le
    Ber, marchand.

    Signé: PÉROT, curé de Montréal.

[Note 10: C'est ce Pierre Boucher qui a donné une notice intéressante
sur la Nouvelle-France. Il devint gouverneur des Trois-Rivières et est
l'ancêtre de personnages remarquables: La Vérendrie, qui explora le
Nord-Ouest; la soeur d'Youville, fondatrice des soeurs Grises, et enfin
M. de Boucherville, premier ministre de la province de Québec de 1874 à
1878.]

Tandis que les jeunes filles allaient recevoir l'enseignement de la
soeur Bourgeois et de Mlle Mance, les jeunes gens étaient formés par les
messieurs du Séminaire, et principalement par M. Souart et M. Pérot.

M. Souart avait organisé une école formée sur le modèle des maîtrises de
France, et les enfants, malgré l'éloignement, recevaient l'instruction
telle qu'on la donnait dans les meilleures écoles de la mère patrie.

M. Souart était un maître consommé. M. Pérot nous a laissé, dans les
registres de la paroisse, des témoignages précis de sa capacité: on
remarque une écriture d'une délicatesse comparable à la gravure, une
rédaction irréprochable, une connaissance par faite de la langue.

Ceux d'entre les jeunes gens qui, après quelques années d'études,
montraient des inclinations pour l'état ecclésiastique, étaient envoyés
au collège des Jésuites de Québec; les autres s'exerçaient pour la
profession militaire et étudiaient les lettres et les mathématiques.
Cette école de M. Souart, étant aussi une maîtrise, devait concourir au
service religieux. Les enfants servaient la messe; de plus, ils étaient
formés au chant religieux et aux cérémonies ecclésiastiques, comme cela
se passe dans toute maîtrise.

On observait le règlement de la paroisse de Saint-Sulpice de Paris pour
l'instruction religieuse et la préparation à la première communion. M.
de Queylus avait pratiqué cet enseignement à la cure de Saint-Sulpice,
ainsi que M. de Fénelon, et ils le continuaient à Montréal, tandis que
le frère de M. de Fénelon, le futur archevêque de Cambray, remplissait
les mêmes fonctions à la cure de Paris, à laquelle il était attaché.

Le catéchisme dont on se servait venait de Paris; il avait été composé
sous la direction de M. Olier, et il a été conservé jusqu'à ce jour en
Canada, presque sous la même forme, d'après la rédaction d'un prêtre de
Saint-Sulpice, M. Languet, qui devint plus tard archevêque de Sens.

Voici les noms des enfants qui firent la première communion, vers 1674,
avec Pierre d'Iberville:

Robutel de Saint-André, Aubuchon, Louis Descaries, Antoine de La Porte,
Pierre, Paul et Jean Le Moyne, Paul et Nicolas d'Ailleboust de Manthet,
Urbain Tessier, Gabriel de Montigny, Pierre Cavelier, Benoît et Jean
Barret, Jacques Le Ber, Zacharie Robutel, et Duluth.

Ces noms sont précieux à conserver, ce sont les noms d'enfants nés sur
le sol canadien dès les premiers temps, et qui, à différents titres, ont
acquis des droits à la notoriété nationale.

Ainsi Jean, Pierre et Paul Le Moyne allèrent à la baie d'Hudson en 1686.

D'Ailleboust de Manthet parcourut le Nord-Ouest et, dans un mémoire
remarquable, fit connaître les richesses de la Louisiane.

Gabriel de Montigny accompagna Pierre d'Iberville à Terre-Neuve en 1686;
Jean Barret suivit M. de La Salle dans ses expéditions et périt dans un
naufrage.

Duluth explora le lac Supérieur.

Ces enfants s'instruisaient de la religion en même temps qu'ils
s'initiaient aux exercices militaires, comme il convient dans une place
de guerre. Le dimanche, ils revêtaient les habits de choeur et aimaient
à prendre part aux cérémonies; et ensuite, aux jours de congé, ils
prenaient le costume des jeunes sauvages et s'en allaient aux environs,
avec des arcs et des flèches, chasser le gibier, qui était d'une
abondance extraordinaire.

Pierre d'Iberville qui, d'après les mémoires du temps, se distinguait
au milieu de tous par sa piété et son heureux caractère, était
singulièrement remarquable par un tempérament infatigable et son
habileté dans les exercices corporels.

Les écrits et les mémoires qu'ils a laissés et qui sont pleins d'intérêt
et du style le plus noble, font voir qu'il avait bien profité des
enseignements de M. Souart.

Pierre passa sa jeunesse dans la maison de son père, sur la rue
Saint-Joseph. On peut voir encore, près de la sacristie de Notre-Dame,
quelques corps de bâtiment de la maison des Le Moyne, et dans le jardin
du Séminaire, il restait encore, il y a quelques années, des arbres très
anciens qui avaient pu ombrager ses premiers jeux.

Le futur héros était grand pour son âge, d'une figure ovale et agréable,
teint clair, très blond, avec des cheveux abondants, digne fils du baron
de Longueuil, que les sauvages avaient nommé l'alouette, à cause de son
teint et de ses cheveux blonds. Son maintien était noble, mais tempéré
par beaucoup de modestie et de douceur.

Il était de ceux dont on a pu dire qu'ils plaisaient au premier regard,
mais qu'on les aimait en les connaissant davantage. Ses manières étaient
aisées, agréables, et son commerce plein d'ouverture et conciliant.

Il montrait, dès sa jeunesse, tous les signes de ce caractère obligeant
et généreux qui le fit tant aimer de ses soldats qu'ils l'auraient suivi
jusqu'au bout du monde, disaient-ils; enfin, il avait ce coeur tendre,
plein de pitié pour le malheur qui le fit remarquer et adorer des
nations sauvages.

Pendant qu'il demeurait chez son père, il put être témoin de différents
événements notables: la construction de l'église paroissiale, la
division et la dénomination des rues de la ville, et enfin, l'entrée
dans Montréal, d'une partie des troupes que le roi avaient envoyées dans
la Nouvelle-France. Ces troupes venaient se fixer dans la ville et aux
environs pour défendre les colons, Cet événement dut lui faire une
grande impression.



CHAPITRE V

LES TROUPES ARRIVENT EN CANADA.

L'obligation de lutter continuellement contre les sauvages portait
l'attention des colons vers l'état militaire: c'était l'état le plus en
vue. Or cette disposition fut singulièrement activée parmi la jeunesse
de Montréal lorsqu'on vit arriver dans le pays, avec le régiment de
Carignan, la fleur de la noblesse de France et l'élite de ces familles
militaires qui vouaient leurs enfants à la guerre.

Après toutes les réclamations des colons contre les attaques
continuelles des sauvages, le gouvernement résolut enfin, vers 1666, de
transporter en Amérique des forces considérables pour assurer le salut
de la colonie.

«Les Iroquois, dit M. Colbert, dans ses lettres à l'intendant Talon,
s'étant déclarés les ennemis perpétuels et irréconciliables de la
colonie et ayant empêché par leurs massacres et leurs cruautés que le
pays ne pût se peupler et s'établir, et tenant tout en crainte et en
échec, le roi à résolu de porter la guerre jusque dans leurs foyers pour
les exterminer entièrement, n'y ayant nulle sûreté en leur parole.»

Et en effet, le ministre envoyait le général de Tracy avec plusieurs
compagnies d'infanterie, et le commandant de Courcelles, avec mille
hommes du régiment de Carignan, qui avait suivi Turenne depuis plusieurs
années; il venait de se signaler en Hongrie sous les ordres du général
Montecuculli qui, en 1664, à Saint-Gothard, aidé par 6,000 Français,
accabla l'armée ottomane.[11]

[Note 11: Dès l'année 1650, ce même régiment de Carignan, sous
les ordres de M. de Turenne, s'était distingué par sa bravoure et sa
fidélité à l'autorité royale dans les combats contre la Fronde: à
Étampes, à Auxerre et enfin à la porte Saint-Antoine.]

L'arrivée des troupes à Québec fit un effet merveilleux: la confiance
fut ranimée et les coeurs remplis d'espérance dans la sollicitude du
gouvernement.

L'entrée des régiments était de l'aspect le plus imposant au milieu des
colons séparés depuis si longtemps des splendeurs de la mère patrie. Une
bande de clairons et de tambours ouvrait la marche. La fanfare jouait
ordinairement la marche de Turenne, composée par Lulli pour M. de
Turenne. Après la fanfare venaient les militaires appartenant à deux
régiments, avec leurs couleurs distinctives, les officiers habillés
richement et comme il convenait à des jeunes gentilshommes des
meilleures familles. Ensuite, l'on voyait apparaître les commandants
supérieurs: M. de Courcelles, M. de Salières, et en fin M. de Tracy
avec ses officiers d'ordonnance. Il avait vingt-quatre gardes toujours
attachés à sa personne. (La mère Juchereau, page 271 de _L'Histoire de
l'Hôtel-Dieu de Québec_.)



CHAPITRE VI

EXPÉDITIONS DES TROUPES

Quelques compagnies furent envoyées à Montréal. Ces troupes étaient
destinées à protéger la ville; elles finirent par s'y établir et aussi
dans les environs. Cette garnison donna, une animation toute nouvelle,
avec les jeunes officiers dont nous aurons à parler. M. de Salières
résolut d'aller attaquer aussitôt les Iroquois. Malheureusement, il se
laissa tromper par cette apparence bénigne du froid qui surprend les
Européens à leur arrivée en Canada. Comme ce froid sec est moins
sensible que le froid humide de l'Europe, il pensa, que ses troupes,
aguerries par plusieurs années de la vie militaire, pourraient le braver
impunément, et il se mit en route au milieu de l'hiver pour aller
attaquer les établissements iroquois aux environs du lac Champlain. Mais
il fallut bientôt revenir sur ses pas.

Nos Français ne se découragèrent pas, et quelques mois après, M. du
Tracy reprit l'expédition. Il partit au mois de septembre; mais cette
fois il avait eu soin de se faire accompagner par des miliciens du pays.
Cent vingt hommes parfaitement exercés vinrent de Montréal; ils étaient
commandes par des officiers expérimentés, comme Charles Le Moyne et M.
d'Ailleboust de Musseaux. Charles Le Moyne, en particulier, rendit les
plus grands services, et attira l'attention des officiers supérieurs par
sa connaissance de la tactique des sauvages.

Le lac Champlain fut traversé le 15 octobre, et, quelques jours après,
on se trouva, en vue des premiers villages iroquois; ils étaient
abandonnés. Les sauvages avaient concentré leurs armes et leurs
provisions dans le dernier village, environné de plusieurs palissades et
où ils prétendaient se mesurer avec les Français.

Les troupes avançaient résolument; elles étaient précédées des clairons
et des tambours, au nombre de vingt. Quand ceux-ci commencèrent à jouer
leurs fanfares, une panique effroyable se répandit parmi les sauvages et
ils se dérobèrent, s'écriant qu'il leur semblait entendre les hurlements
des démons de l'enfer. L'effet fut irrésistible.

Les troupes escaladèrent l'enceinte et trouvèrent le village abandonné,
mais rempli de provisions et d'armes.

Les soldats purent alors se remettre de leurs fatigues. Après quelques
jours de repos, les troupes auraient voulu se mettre à la poursuite
des sauvages; mais M. de Tracy, averti par les colons, jugea qu'il ne
fallait pas attendre l'hiver, et il revint vers le Canada, en ayant soin
de placer les miliciens de Montréal à l'arrière-garde.

Il avait appris à apprécier ces braves miliciens; il mentionnait souvent
«ses capots bleus». Il les trouvait habiles pour aller en avant et
éclairer la marche, capables pour ramer sur les canots et les conduire
sûrement, infatigables pour la marche, et infaillibles pour suivre les
traces des sauvages au milieu des bois. Mais tous ces mérites revenaient
pour une bonne part à celui qui les commandait et leur enseignait depuis
longtemps l'art de la guerre: l'intrépide et habile commandant, Charles
Le Moyne.

Aussi, l'on ne doit pas s'étonner qu'il fût compris dans la promotion
aux titres de noblesse qui eut lieu l'année suivante, en 1668, et où
l'on réunit tous ceux qui avaient rendu les services les plus éminents
à la défense et au défrichement pays, comme M. Boucher, M. Hébert, M.
Couillard, M. Le Ber et Charles Le Moyne. Ses titres de noblesse sont
ainsi conçus:

    Désirant favoriser notre cher Charles Le Moyne, sieur de Longueuil,
    pour ses belles actions; de notre pleine puissance, nous avons, par
    les présentes, signées de notre main anobli, anoblissons et décorons
    du titre de noblesse ledit Charles Le Moyne, ainsi que sa femme et
    ses enfants nés et à naître.

En revenant des expéditions du lac Champlain, le gouverneur assigna à la
garde de Montréal et des environs plusieurs compagnies du régiment de
Carignan, et il distribua des fiefs aux officiers et des terres aux
soldats qui voulurent s'établir sur les fiefs de leurs commandants.
Ces officiers sont principalement: MM, les capitaines de Chambly, de
Saint-Ours, de Berthier, du Pads, de Varennes, de Verchères, de La
Valterie, de La Chesnaye, de Contrecoeur, qui devinrent propriétaires de
fiefs, et concédèrent chacun des terres aux soldats de leur compagnie.

Quant aux soldats, ils sont désignés sur les registres par leurs noms
de guerre, qu'ils portent encore dans le pays: Lafranchise, Lajeunesse,
Latreille, Lefifre, Laflèche, Laroche, Ladouceur, Lafortune, Lafleur,
Laviolette, Latulipe, Lagiroflée, Lapensée, Laprairie, Laverdure,
Lacaille, Portelance, Tranchemontagne, Lalance, Sanschagrin, Sansfaçon,
Sansquartier, Sanssouci, Sanspeur.

Ces noms sont portés actuellement par un grand nombre du familles, en
qui on remarque encore toutes les qualités des races militaires.



CHAPITRE VII

MONTRÉAL ET SES SOUVENIRS.

Maintenant, nous allons relever des faits qui nous paraissent tout
à fait intéressants: c'est que la ville ett le pays ont conservé le
souvenir de tous ces noms comme au premier jour. Ces noms subsistent
depuis deux siècles, malgré les changements inévitables des années, et
malgré l'influence de la conquête.

En 1672, M. Dollier de Casson, voyant l'accroissement des constructions
de la ville, avisa à établir des rues suivant la direction la plus
convenable.

Dans le sens de la largeur de la ville, il traça trois rues parallèles
au fleuve. Celle du milieu reçut le nom de Notre-Dame, en l'honneur de
la protectrice de la ville; près de la rivière, la rue Saint-Paul, en
l'honneur du premier gouverneur, Paul de Maisonneuve; de l'autre coté,
la rue Saint-Jacques, en l'honneur de M. Jacques Olier, fondateur de
la ville. Ces trois rues parallèles au fleuve étaient coupées par six
autres à angle droit. La première, à l'ouest, appelée Saint-Pierre,
patron de M. de Fancamp; la seconde, Saint-François, en l'honneur de
M. François Dollier de Casson, curé de Montréal; la troisième,
Saint-Joseph, parce qu'elle longeait l'Hôtel-Dieu, placé sous ce
patronage; la quatrième, Saint-Lambert, patron de M. Lambert Closse,
qui avait été tué par les Iroquois a cet endroit; la cinquième,
Saint-Gabriel, patron de M. de Queylus; la sixième, Saint-Charles,
patron de M. Le Moyne. Tous ces noms ont été conservés, et ces rues sont
les plus peuplées et les plus riches de Montréal.

Venons maintenant aux fiefs concédés aux environs de Montréal.

M. de Clarion et M. de Morel furent placés au nord-est. En face de la
ville, M. Le Moyne reçut l'île Sainte-Hélène et la rive de Longueuil; M.
Le Ber, l'île Saint-Paul; M. Dupuy, l'île au Héron; M. de La Salle,
la côte de Lachine. En descendant le fleuve, on trouvait M. Boucher à
Boucherville, puis M. de Varennes, M. de Verchères, M. de Boisbriant,
M. de Repentigny, M. de La Valterie, M. de La Chesnaye, M. de
Contrecoeur. Sur une zone plus éloignée se trouvaient M. de Berthier,
M. du Pads, M. de Sorel, M. de Saint-Ours et M. de Chambly.

Ces officiers étaient établis avec des titres seigneuriaux et avec leurs
soldats. Toutes ces agglomérations ont formé des paroisses qui existent
encore, et qui ont conservé les noms des concessionnaires.

Telle a été l'origine des cantons environnant Montréal: Longueuil,
Boucherville, Varennes, Verchères, Contrecoeur, Lavaltrie, Repentigny,
Chambly, Saint-Ours, Sorel, l'île Dupas, Berthier, etc., etc.

Ces dispositions ont subsisté, et on ne peut faire un pas dans le pays
sans trouver des vestiges de ces premiers temps si remarquables. Il n'y
a peut-être pas de contrée où l'on ait conservé aussi religieusement les
touchants souvenirs des commencements.

La ville avec ses environs est un mémorial vivant de tout ce qui s'est
passé aux premiers temps.

Nous avons dit tout ce qui se rapporte à Montréal et a ses environs;
maintenant, nous allons voir apparaître de graves événements.



    [Illustration: Carte de Montréal]

    ILE DE MONTREAL.

    A 60 lieues de Québec, après avoir traversé le lac Saint-Pierre,
    on trouve plusieurs agglomérations d'îles, parmi lesquelles
    le groupe de Montréal, où l'on compte près de vingt îles; les
    principales sont l'île de Montréal, avec l'île de Jésus au nord, et
    l'île Perrot au sud.

    L'île de Montréal a une dizaine de lieues de longueur et trois ou
    quatre lieues dans sa plus grande largeur.

    C'est dans cette île que se trouve la ville de Montréal, fondée en
    1642. En 1815, elle ne comptait que 15,000 habitants, et elle est
    arrivée maintenant à près de 250,000. Elle était jadis le siège de
    la compagnie du Nord-Ouest pour la traite des pelleteries. Le fleuve
    Saint-Laurent, qui longe l'île de Montréal au sud, a, en certains
    endroits, jusqu'à deux lieues de largeur.



CHAPITRE VIII

EXPLORATION DU FLEUVE SAINT-LAURENT.

Les Iroquois du lac Champlain étant soumis, le gouvernement songea à
s'assujettir les tribus iroquoises du lac Ontario, et il voulait
aussi tendre la main aux peuplades nombreuses de l'Ouest, qui étaient
favorables à la France.

A partir de ce moment, des voyageurs français remontèrent le
Saint-Laurent et allèrent commercer sur les bords des grands lacs,
comme Manthet, Louvigny, Duluth, Nicolas Perrot, qui, en 1671, au
Sault-Sainte-Marie, réunit quatorze nations, et obtint d'elles qu'elles
se mettraient sous la protection du roi de France.

En même temps, les gouverneurs conduisaient des troupes et fondaient
plusieurs établissements sur le parcours du fleuve. Dans ces expéditions,
Charles Le Moyne était toujours employé comme intermédiaire avec les
peuples sauvages, qui avaient la plus haute considération pour lui. De
1670 à 1680, il accompagna les gouverneurs, M. de Courcelles, M. de
Frontenac, et enfin M. de Labarre.

En 1671, M. de Courcelles voulant imposer aux Iroquois, décida d'aller
les rencontrer au lac Ontario, que les Français nommaient alors le lac
de Tracy, du nom du commandant des troupes. Il était accompagné de M. de
Varennes, gouverneur des Trois-Rivières; de M. Pérot, nouveau gouverneur
de Montréal; enfin de M. Le Moyne. Il voulut que le curé de Montréal, M.
Dollier de Casson, fît partie de l'expédition; il le choisit à cause de
sa connaissance du pays.

M. Dollier y consentit, et c'est lui qui est l'auteur de la relation qui
a été publiée de ce voyage.

M. Dollier nous dit que plusieurs jeunes gentilshommes accompagnaient
l'expédition, d'où quelques-uns ont conclu que ce pouvaient être les
enfants de M. Le Moyne, de M. Le Ber et de M. de Montigny, qui étaient
de même âge et toujours ensemble.

On partit le 2 juin 1671, avec une vingtaine de canots.

Il y avait à bord des tambours et des clairons pour donner les signaux.
Ces instruments de fanfare animaient les canotiers, et firent un effet
merveilleux sur les sauvages.

M. Dollier a donne, en commençant, une description du fleuve
Saint-Laurent, qui montre que dès lors on avait une connaissance assez
exacte du pays: nous en citerons quelques points:

    Le fleuve Saint-Laurent est l'un des plus grands fleuves du monde,
    puisque à son embouchure, située vers le 50e degré de latitude,
    après une course de 700 lieues, il a près de 30 lieues de largeur.
    Il se rétrécit par l'espace de 150 lieues jusqu'à Québec, où il
    a près d'une lieue, et il conserve cette dimension non seulement
    jusqu'à Montréal, à 60 lieues plus haut, mais même par l'espace
    de 500 lieues, s'étendant tantôt en des lacs d'une épouvantable
    largeur, tantôt se rétrécissant dans le lit d'une rivière, mais au
    moins de la dimension que nous avons dite.

Le premier lac, à 33 lieues au-dessus de Québec, est le lac
Saint-Pierre, de 11 lieues sur 3; le second, le lac Saint-Louis, de 7
lieues sur 2; le troisième, le lac St-François, de 10 lieues sur 2.
Ensuite arrivent «ces lacs d'une épouvantable Largeur», grands comme
certaines mers en Europe; le lac Ontario, le lac Érié, le lac Huron, et
enfin le plus grand de tous, le lac Supérieur, qui à 190 lieues sur 50,
et reçoit douze grandes rivières, qu'il faudrait explorer jusqu'au bout
pour trouver la source du grand fleuve.

Or, dans tout ce parcours, il y a des particularités dignes de
remarques. Toutes les eaux du nord comprises entre les hauteurs du
Mississipi et le faîte des terres opposées à la baie d'Hudson sont
inclinées vers le sud et portées à un même centre situé à 1,600 pieds
au-dessus du niveau de la mer, et ayant près de 300 lieues de diamètre.
Il y a près de 60 affluents qui descendent 900 pieds plus bas, et au
fond de cette coupe immense se trouve le lac Supérieur.

Ces premiers affluents, dont quelques-uns sont énormes, comme le
Saint-Louis, le Kamanistiquia et le Nipigon, se concentrent d'abord en
plusieurs lacs, comme le Nipigon, qui a 25 lieues de longueur, puis
ils sortent de ces lacs et continuent leur cours sur une étendue de 10
lieues et vont se jeter dans le lac Supérieur, qui mesure, comme nous
l'avons dit, 190 lieues de longueur.

Mais ce n'est là que le commencement des merveilles.

Ces contrées, pendant l'hiver, sont ensevelies sous les neiges et les
frimas; les cours d'eau gèlent à près de dix pieds de profondeur; les
neiges tombent incessamment et s'accumulent comme des montagnes de
glace.

Toute cette étendue est ensevelie sous les brouillards, et souvent des
ouragans en bouleversent la superficie jusqu'à l'approche du printemps.

Alors, la température s'adoucit, ces amas se désagrègent, les eaux
s'écoulent; mais tout est réglé par la nature avec une économie
admirable.

Les terrains, depuis le point de départ jusqu'aux rives de l'Océan, sont
disposés en différents étages, et ils présentent l'aspect d'une immense
pyramide, dont chaque degré renferme des bassins grands comme des mers.

Ces bassins superposés se déversent les uns dans les autres par des
chutes, des cataractes et des rapides qui, moins élevés, sont cependant
presque infranchissables.

Au milieu de ces mouvements des eaux, le grand fleuve conserve une
admirable transparence et une pureté d'eau de roche continuée jusqu'à la
mer.

Voici l'énumération de ces merveilleux mouvements: Les premiers
affluents descendent de près de mille pieds, et arrivent au lac
Supérieur. Celui-ci, situé à 625 pieds au-dessus de la mer, avec
sa masse immense, franchit un second degré, et descend par le saut
Sainte-Marie, qui a 1,000 pieds de largeur. Cette grande nappe d'eau
s'en va s'épanouir en trois bassins; le lac Michigan, le lac Huron et la
baie Géorgienne. Ces bassins sont d'une immense étendue, de 100 lieues
sur 50. Le fleuve continue son cours en recueillant plusieurs affluents.
Il descend ensuite par la rivière de Détroit, qui a 2,000 pieds de
largeur. Ensuite se présente le lac Érié, de 90 lieues sur 45, et à
son extrémité sud, il se précipite comme tout entier à 140 pieds de
profondeur sur 3,000 pieds de largeur à Niagara, dans le lac Ontario,
qui est encore à 225 pieds au-dessus du niveau de la mer.

Ces 225 pieds sont représentés jusqu'à Montréal par plusieurs rapides
ainsi nommés: les Galops, le Long-Sault, les Cèdres, et enfin le saut
St-Louis, qui a près de vingt pieds de hauteur, où se trouvent les
derniers degrés de cette pyramide de 1,600 pieds de hauteur que nous
venons de parcourir. Le fleuve reçoit alors d'immenses affluents:
l'Ottawa, le Richelieu, le Saint-Maurice, l'Yamaska, le Saguenay, de
3,000 pieds de largeur, après lequel le grand fleuve atteint 10 lieues,
puis 20 lieues, puis 30 lieues de largeur en arrivant à la mer.

Le bateau du gouverneur était d'une grande dimension. Les sauvages
furent au dernier degré d'étonnement en voyant les Français manoeuvrer
un si grand bâtiment. Ils savaient le sortir de l'eau en un instant, et
le porter au delà des rapides avec une remarquable facilité.

M. Le Moyne rendit les plus grands services, et sut faire valoir près
des sauvages l'effroi que leur inspiraient la force et l'audace des
Français; aussi les sauvages n'osèrent pas attaquer le gouverneur à
l'aller ni au retour.

En 1673, deux ans après, nous dit M. Dollier de Casson, M. de Frontenac,
le nouveau gouverneur, voulut faire le même voyage, et il emmena avec
lui M. Le Moyne, qui devait lui être du plus grand secours. M. Le Moyne
pouvait s'assurer des dispositions des sauvages, et ainsi il faisait
éviter tout mal entendu; nous le verrons ci-après.

M. de Frontenac arriva à Montréal vers le 20 juin 1673, il fut reçu en
grande pompe par le clergé et par la garnison, avec le gouverneur Pérot,
qui devait l'accompagner. Il assista, le 24 juin, à la messe à l'église
paroissiale: c'était le jour de saint Jean-Baptiste, patron du pays et
du ministre Colbert. Le gouverneur fut complimenté dans le sermon donné
par M. de Fénelon. Le lendemain, il partit avec 400 hommes et 100
canots. Il avait, en outre, deux grandes berges ornées de couleurs
éclatantes pour frapper, disait-il, les sauvages. C'est pour la même
raison que son escorte était si nombreuse. Il avait avec lui trois
prêtres: M. Dollier de Casson, M. d'Urfé et M. de Fénelon, pour traiter
avec les sauvages, dont ils étaient les missionnaires.

M. Le Moyne reçut les sauvages et les présenta à, M. de Frontenac. Il
traduisit les allocutions et les réponses, et enfin, il était chargé
d'amener chaque jour, à la table du gouverneur, deux ou trois des
principaux parmi les Iroquois. Nous pensons que M. Le Moyne avait avec
lui ses fils, au moins les trois aînés: Charles, qui avait dix-neuf ans,
Jacques, qui avait dix-sept ans, et Pierre, âgé de près de quinze ans.

M. de Frontenac ayant reçu les Indiens, ceux-ci lui adressèrent, un
discours de bienvenue par un des principaux chefs, Garakonthié. Ensuite,
M. de Frontenac fit une réponse qui fut traduite par M. Le Moyne. Les
jours suivants furent employés à la construction d'un fort où M. de
Frontenac installa une garnison.

Ensuite le gouverneur revint à Ville-Marie avec ses troupes, et il
continua à s'occuper de l'amélioration de son fort, qu'il confia l'année
suivante à M. de La Salle, à qui il accorda une garnison de 40 soldats,
destinés à protéger les marchands et les traitants qui se fixèrent
autour du Fort.



CHAPITRE IX

MONSIEUR LE MOYNE ENVOIE SES ENFANTS EN FRANCE POUR ENTRER DANS LA
MARINE.

En revenant de cette expédition, M. Le Moyne prit une décision qui
devait avoir les conséquences les plus avantageuses pour ses enfants.

Vers ce temps, Colbert employait tous les moyens pour mettre la marine
militaire sur le plus grand pied. Dans sa supériorité de vues, il avait
compris qu'avec les nouvelles colonies possédées par les autres nations,
la marine était appelée à occuper une place considérable dans le monde.
Il voyait que le siège de la puissance était déplacé dans l'ordre
politique, et se trouvait alors dans le commerce des deux mondes.

Cinq ports furent agrandis et fortifiés: Brest, Toulon, Rochefort, le
Havre et Dunkerque. Des vaisseaux furent construits sur un plus grand
modèle que ceux de l'Angleterre et de la Hollande. Cent vaisseaux de
ligne furent préparés, avec 60,000 matelots, et les commandements furent
donnés à des hommes d'un grand génie: d'Estrées, Tourville, Duquesne,
Jean Bart et Forbin. Bientôt le pavillon français, jusque-là à peine
connu sur les mers, donna la loi aux autres nations.

Colbert voulut assurer ces succès. «Le roi avait demandé à Colbert
l'empire de la mer, et Colbert, par les mesures les plus puissantes, sut
le lui donner.»

Tels furent, dans les années suivantes, les progrès de la marine que,
tandis que la France, en 1672, n'avait que soixante vaisseaux de ligne
et quarante frégates avec 60,000 matelots, moins de dix ans après, en
1681, la marine comptait cent quatre-vingt-dix-huit bâtiments de guerre
et 160,000 hommes de mer.

Mais pour en arriver là, le ministre avait établi des classes de
recrutement pour les marins et des écoles spéciales pour former les
officiers, pris dans les meilleures familles. A Rochefort, à Brest, à
Dieppe, à Toulon, on avait fondé des écoles où les jeunes gens faisaient
leur apprentissage d'officiers.

On y enseignait les mathématiques, l'hydrographie, le service du canon.
On assujettissait les pilotes et les artilleurs à apprendre leur métier
autrement que par routine, et les élèves de la marine profitaient de cet
enseignement.

On voit tout cela réglé et disposé avec la plus grande habileté par
le grand ministre dans ses lettres aux intendants maritimes: Amous,
Matharel, du Terron, du Seul, dans les années 1661, 1670 et 1671, et
enfin dans sa grande ordonnance sur la marine, en 1680. Cotte ordonnance
a été conservée, et elle se trouve au deuxième livre du Code du commerce
actuellement en vigueur.

Le roi secondait ces mesures de tout son pouvoir. Il avait d'abord fait
appel aux principales familles des côtes maritimes, pour leur faire
destiner quelques-uns de leurs enfants à la marine; il s'était aussi
adressé aux grandes familles des colonies, qui devaient retirer tant
d'avantages de l'accroissement des forces navales.

M. Le Moyne répondit à ces invitations en envoyant trois de ses
enfants dans les écoles de France: de Sainte-Hélène, d'Iberville et de
Maricourt. Il est probable que c'est alors que M. Testard de Montigny
envoya aussi son fils, l'ami des jeunes Le Moyne.

D'Iberville, avec ses frères, passa quatre on cinq ans dans
l'apprentissage de la vie de marin. Il commença par étudier aux écoles,
et ensuite il continua ses travaux avec ses frères sur les vaisseaux du
roi en campagne.

C'était le temps des grandes luttes de la France sur les mers avec
l'Angleterre et la Hollande. La France remporta alors plusieurs
victoires signalées. Nous ne savons pas avec lequel des commandants les
jeunes Le Moyne firent alors leur apprentissage; mais l'occasion ne
devait par leur manquer, puisque les élèves de marine n'étaient pas plus
inactifs que le reste de la flotte.

En 1676, le duc de Vivonne, assisté de Duquesne, lieutenant général
de la marine, se rendit en Sicile. Il y trouva les Espagnols et les
Hollandais réunis. Ceux-ci avaient pour commandant leur plus grand homme
de guerre, l'amiral Ruyter.

Un premier combat, livré près de l'île de Stromboli, fut indécis; mais
un second, livré près de Syracuse, fut une complète victoire pour les
Français; Ruyter y fut tué. Enfin, Vivonne et Tourville, continuant
leur course, atteignirent encore une fois, devant Palerme, les flottes
ennemies et les écrasèrent. La France eut dès lors l'empire de la
Méditerranée.

Les Hollandais avaient, cette même année, pris Cayenne et ravagé nos
établissements des Antilles. Le vice-amiral d'Estrées, avec huit
bâtiments, reprit Cayenne et détruisit, dans le port de Tobago, une
escadre ennemie de dix vaisseaux. En 1678, d'Estrées enleva cette île,
puis il traversa l'Atlantique et prit tous les comptoirs hollandais au
Sénégal. Le pavillon français régna alors sur l'Atlantique comme sur la
Méditerranée.

D'autres succès suivirent: Duquesne bombarda Alger en 1681 et 1684;
Tripoli et Tunis éprouvèrent le même sort, et pendant quelque temps, la
Méditerranée fut purgée des corsaires.

Dans l'intervalle, Duquesne avait bombardé Gênes, en 1684. En 1689, le
convoi destiné pour l'Angleterre traversa la Manche, et le commandant
Château-Renaud battit l'escadre anglaise à Bantry.

Tourville, avec 78 voiles, attaqua l'escadre ennemie sur les côtes de
Sussex, et détruisit 18 vaisseaux près de Beachy Hood (10 juillet 1690).
Alors la France eut l'empire de l'Océan, jusqu'au désastre de la Hogue,
où Tourville, avec 40 vaisseaux, soutint le choc de 80 vaisseaux anglais
et hollandais. Mais l'année suivante, cette défaite fut réparée, car en
1693, à la bataille de Lagos, Tourville anéantit les flottes anglaise et
hollandaise, et saisit pour 80 millions de marchandises.

Pendant ce temps-là, Jean Bart avait fait connaître son habileté et son
audace. En 1691, après de brillants exploits, il avait été nommé chef
d'escadre dans la marine royale. Étant sorti de Dunkerque, malgré le
blocus des Anglais, il brûla 80 vaisseaux ennemis, débarqua à New-Castle
et revint avec un immense butin. En 1694, malgré tous les efforts
des ennemis, il alla prendre un convoi de grains, et défit la flotte
hollandaise, supérieure en nombre. C'est alors qu'ayant abordé le
vaisseau amiral, il tua le commandant et enleva toute l'escadre.

Lorsque les jeunes Le Moyne eurent acquis la science compétente, il
paraît qu'ils furent envoyés à Montréal, où le gouverneur méditait des
entreprises considérables, comme nous le verrons bientôt.

Vers 1684, les Le Moyne retrouvèrent leur père avançant toujours en
mérite et en considération; il n'avait que 50 ans. Ils revirent aussi
leur sainte et admirable mère, riche en piété, on tendresse et en
vertus: elle était entourée de douze enfants, dont quatre étaient déjà
des hommes faits, et elle n'avait alors que 44 ans.

Montréal avait pris, pendant ce temps, un grand développement; la
population était arrivée à 1,500 âmes; la ville était protégée par une
milice dévouée et intrépide, et elle était environnée de remparts en
palissades avec des bastions.

Le gouverneur était toujours M. Pérot, neveu de M. Talon par sa femme,
et beau-frère, par sa soeur, de M. le président de Bretonvilliers, frère
du supérieur de Saint-Sulpice. Le major était M. Bisard, qui avait
épousé la fille de M. Lambert Closse. Le curé était M. Dollier de
Casson, résidant à Montréal avec M. Souart, l'ancien instituteur des
jeunes Le Moyne.

M. d'Urfé et M. de Fénelon s'occupaient surtout des missions. M. de
Belmont était à la tête de la mission de la Montagne.

Les Le Moyne avaient beaucoup de parents dans la ville: M. Jacques Le
Moyne et ses fils, madame Le Ber et ses enfants, parmi lesquels Jeanne,
cette jeune fille d'une piété si éminente, et qui menait la vie de
recluse dans la maison de ses parents.

M. Charles Le Moyne avait quitté sa maison de la rue Saint-Joseph pour
aller s'établir sur le quai, près de la rue Saint-Charles. De là, il
pouvait se rendre plus facilement à son fief de Longueuil, où il faisait
élever un château considérable. M. Le Ber avait aussi quitté la rue
Saint-Joseph, et il était venu s'établir sur la rue Saint-Paul, près de
la rue Saint-Dizier, où il était plus commodément pour les intérêts de
son commerce.

Les principaux citoyens que l'on cite à ce moment dans le recensement
étaient les amis ou les alliés de la famille Le Moyne, et ils ont tous
eu des descendants nombreux dans le pays. C'étaient MM. Prud'homme,
Descaries, Deschamps, Jean Dupuy, Urbain Tessier, de Lamothe, de Brasac,
Robert Cavelier, Antoine Primot, François Lenoir, Pierre Robutel, de
Hautmesnil.

Les jeunes Le Moyne, en attendant les ordres du gouvernement qu'on leur
avait fait pressentir, accompagnèrent encore leur père, qui prit part à
deux expéditions, en 1684 et 1685.

D'abord en 1684, M. de Frontenac, voulant établir une ferme
confiance parmi les colons contre les entreprises des sauvages,
résolut d'aller trouver ceux-ci pour les déterminer à faire une paix
durable; enfin, il voulait aussi explorer les nations de l'Ouest pour
lier commerce avec elles, et les attirer dans notre parti en cas de
rupture avec les Iroquois. C'est alors qu'il détermina d'envoyer, en
forme d'ambassade, quelques Canadiens amis des sauvages, pour les
assurer de la décision du roi à l'égard de la paix.

Charles Le Moyne fut choisi. Il avait la confiance des sauvages, qui
le distinguaient entre tous et l'avaient honoré d'un nom sauvage; ils
l'appelaient Akouassen, c'est-à-dire la perdrix, à cause de son agilité
extraordinaire et peut-être aussi à cause de son teint normand et
vermeil. M. de Frontenac se disposait à partir pour rejoindre les
envoyés, lorsqu'il fut remplacé dans son gouvernement par M. de La
Barre, qui mit à exécution le projet de son prédécesseur.

M. de La Barre partit de Montréal le 25 juin 1684 avec M. Le Moyne. Il
se rendit au lac Ontario, puis à l'embouchure d'une rivière où se trouve
maintenant la ville d'Oswégo. Il envoya de là M. Le Moyne chez les
Onnontagués, qui paraissaient bien disposés. M. Le Moyne revint avec
plusieurs chefs indiens qui entrèrent en pourparlers avec le gouverneur.
C'était M. Le Moyne qui interprétait les allocutions de M. de La Barre
et les réponses du chef iroquois. Mais ces pourparlers n'eurent pas
d'issue, parce que les Onnontagués ne voulaient pas s'engager à part
des autres nations, et craignaient de se mettre en butte à leur
ressentiment; car ces nations étaient irritées de n'avoir pas été
appelées à ces conférences, M. Le Moyne avait prévenu M. de La Barre,
qui ne voulut pas l'écouter. Il ne consentit à aucun arrangement, ce
qui mit fin à ces entrevues, et il revint mécontent des prétentions des
sauvages.

De nouveaux événements tournèrent les esprits vers d'autres intérêts,
ainsi que nous allons le voir au chapitre Suivant.



DEUXIEME PARTIE



CHAPITRE Ier

EXPÉDITIONS A LA BAIE D'HUDSON.

Les circonstances que les jeunes Le Moyne attendaient, se présentèrent
enfin vers l'année 1686.

Il y avait longtemps que le gouvernement voulait prendre une décision
pour les pays du Nord occupés d'abord par les Français et enlevés depuis
par les Anglais.

Colbert avait écrit à M, Denonville, le nouveau gouverneur général, de
s'en occuper activement. Ces pays commençaient au 51° de latitude,
et comprenaient le Labrador, la baie d'Hudson et les contrées
environnantes. Ils étaient très importants par leur position au milieu
de tribus nombreuses, et surtout pour le commerce des fourrures, que
l'on savait plus belles à mesure que l'on approchait du pôle nord.

Il y avait des années où l'on avait pu recueillir jusqu'à 800,000
pièces. C'était un revenu de plusieurs millions que l'on pouvait
percevoir, et, de nos jours, malgré la diminution du gibier, on a
recueilli à la baie d'Hudson, en castors, en orignaux, en renards bleus,
et en martres, jusqu'à vingt millions de francs par année.

Le centre de ce trafic est la baie d'Hudson, vaste golfe qui est comme
une mer de 550 lieues de longueur sur 250 lieues de largeur. On croit
que les Français et les Portugais avaient exploré ces côtes à partir de
l'an 1500. En 1610, un navigateur anglais, Hudson, en prit possession,
et vers 1660, le prince Rupert, oncle du roi Charles II, chef de
l'amirauté anglaise, fonda une compagnie de la baie d'Hudson pour
l'exploitation des fourrures.

Des marins anglais y furent envoyés, et ils construisirent plusieurs
forts pour la traite avec les sauvages, Aussitôt les marchands de Québec
établirent une société sous le nom de «Compagnie du Nord», et ils
réclamèrent l'appui du gouvernement. Ils alléguaient ce principe,
qu'avant l'institution du prince Rupert, les Français possédaient
plusieurs établissements qui avaient été livrés aux Anglais par deux
renégats, Radisson et de Groseillers.

Le gouverneur, M. Denonville, pressé par Colbert. voulut remédier à cet
état de choses. Il fit réunir à Montréal une troupe de cent hommes, à la
tête desquels il mit un des anciens officiers de Carignan, le chevalier
de Troyes, qui était renommé pour son habileté. Il avait avec lui 30
soldats et 70 Canadiens. M. de Catalogue commandait les soldats, et M.
Lenoir Roland était à la tête des Canadiens.

Charles Le Moyne, alors âgé de 60 ans, aurait voulu être de cette
expédition, mais ses infirmités ne le lui permettaient pas. Il proposa
trois de ses fils, Saint-Hélène, d'Iberville et Maricourt comme
volontaires, pouvant servir de guides et d'interprètes. Le chevalier de
Troyes demanda qu'on lui donnât le Père Silvy pour chapelain, afin de
subvenir aux besoins spirituels des soldats, et pour traiter avec les
sauvages, parmi lesquels il avait fait plusieurs missions. C'était un
homme éminent, et qui fut du plus grand secours.

Il y avait plusieurs chemins pour se rendre à la baie d'Hudson; le
premier, en partant de Tadoussac et en remontant le Saguenay; de là. on
arrivait au lac Saint-Jean, puis au lac Mistassini, d'où l'on suivait un
affluent de la rivière Rupert qui débouchait dans la mer du Nord.

Le second partait de Trois-Rivières, remontait le Saint-Maurice, puis
trouvait plusieurs affluents qui descendaient vers la baie d'Hudson.
On fut obligé de renoncer à ces deux chemins. On ne voulait pas donner
l'éveil aux Anglais, qui étaient aux environs, et l'on craignait aussi
de rencontrer les Iroquois, qui venaient souvent dans ces parages. On
choisit alors le chemin de l'Ottawa, à l'ouest de Montréal, qui était
éloigné de tout voisinage dangereux et à l'abri de toute surprise.

Le départ fut fixé au 20 mars 1686. Le dégel était à peine commencé,
mais il importait d'arriver avant que les vaisseaux anglais du printemps
fussent venus ravitailler les stations anglaises et enlever les
pelleteries.

L'expédition entendit la sainte messe dans l'église Notre-Dame, qui
servait au culte depuis peu. Toute la population environnait les jeunes
volontaires, et l'on peut concevoir quels étaient les sentiments des
mères, et en particulier de l'admirable madame Le Moyne, âgée alors de
46 ans, et qui voyait partir en même temps trois de ses enfants.

Les soldats étaient équipés de tout ce qui était nécessaire: ils avaient
une vingtaine de traîneaux; ils emportaient des vivres et des munitions
pour plusieurs mois. Parmi eux il y avait des charpentiers pour
établir les campements, des marins pour conduire les embarcations,
des canonniers, des mineurs pour saper les fortifications s'il était
nécessaire; enfin des sauvages éprouvés et dévoués les accompagnaient:
c'étaient des gens appartenant à la mission de la Montagne et à celle de
Lachine.

Ils remontèrent le fleuve, purent porter leurs bagages au saut
Saint-Louis et aux rapides de Sainte-Anne, puis ils suivirent le cours
de l'Ottawa. Les rives étaient couvertes alors de bois sans limites.

Quelques jours après, ils arrivèrent devant le fort de la Petite-Nation,
où il y avait une réunion de chrétiens indiens sous la direction des
prêtres de la maison de l'évêque de Québec. Ils saluèrent le fort d'une
salve de coups de fusils, auxquels le fort répondit par un coup de canon
en déployant au haut du rempart le drapeau de la France.

Ils longèrent les chutes de la Chaudière, puis le lac des Chats, et ils
arrivèrent on vue de l'île du Calumet et de l'île des Allumettes.

Ils étaient alors au milieu de ces îles si nombreuses qu'on les appelle
les Mille-Iles, comme celles que l'on trouve à Gananoque sur le
Saint-Laurent, à l'entrée du lac Ontario, et comme celles aussi que l'on
rencontre en si grand nombre à l'extrémité ouest de l'île de Montréal.

Arrivés à l'embouchure de la rivière Mattawa au 1er jour de mai, ils ne
continuèrent pas dans la direction du lac Nipissing, à travers de lac
Champlain et le lac Talon, comme l'avait fait Champlain et plus tard
M. de Talon en 1616. Ils remontèrent droit dans le nord par la rivière
Mattawa jusqu'au lac Témiscaming.

C'est là, dit M. de Catalogne, dans sa relation, qu'ils se firent des
canots et qu'ils les employèrent sur le lac.

Ce lac a 60 lieues de longueur sur 4 de large. Les rives sont bordées
des terres les plus fertiles. Sur tout ce parcours, ils rencontraient
différentes populations qui, comme toutes les nations sauvages du
Nord, étaient ennemies des Iroquois et des Anglais, et étaient en bons
rapports avec les Français, qu'elles avaient appris à aimer par les
missions infatigables des Pères Jésuites.

Des réceptions solennelles avaient lieu: les tribus apportaient le
calumet de paix; elles exécutaient leurs danses en suivant les bateaux;
puis elles entonnaient des chants de joie qui se distinguaient surtout
pur cette particularité, disent les mémoires, «que c'était à qui
crierait le plus fort.»

On débarquait le soir; on tirait les chaloupes à terre.

Alors les gens faisaient du feu et prenaient le repos, que l'on
prolongeait parfois pendant plusieurs jours quand les fatigues le
demandaient.

Les frères Le Moyne guidaient les miliciens dans le bois, pour se
procurer de nouvelles provisions par la, pêche ou la chasse.

Quand on fut arrivé à l'extrémité du lac Témiscaming, on porta les
canots pour trouver les affluents de la rivière Abbitibbi, qui se dirige
vers la mer du Nord.

Tout ce trajet ne s'accomplissait pas sans de grandes difficultés:
souvent l'on trouvait les cours d'eau gelés sur une grande étendue;
d'autres fois, il fallait lutter contre les glaçons qui obstruaient le
cours du fleuve.

A mesure que l'on avançait dans le nord, les obstacles augmentaient. Les
rivières étaient encore gelées sur un long parcours; aussi, malgré la
force et l'habileté des hommes, on mit à traverser cette étendue de 900
milles de longueur, un temps bien plus considérable que l'on n'avait pu
prévoir; le trajet dura plus de deux mois.

En ce temps, le pays avait un aspect de sévérité et de grandeur qui
imposait. Cette perspective austère et sauvage a disparu par suite des
défrichements et de la destruction des bois. C'est ainsi que s'expriment
les missionnaires:

    Nous avons à passer des forêts capables d'effrayer les voyageurs les
    plus assurés, soit par leur vaste étendue, soit par l'âpreté dos
    chemins rudes et dangereux. Sur la terre, on ne peut marcher que sur
    des précipices; sur le fleuve, on ne peut voguer qu'à travers des
    abîmes où l'on dispute sa vie sur une frêle écorce, entre des
    tourbillons capables de perdre de grands vaisseaux.

A mesure que l'expédition remontait, elle pouvait contempler, jusqu'aux
extrémités de l'horizon, ces forêts immenses qui n'étaient pas encore
exploitées et qui présentaient la variété des plus beaux arbres, à
l'état plusieurs fois séculaire. Ce que l'on ne trouve plus qu'en
remontant à de grandes distances, on le voyait alors à proximité, du
Montréal et du lac Chaudière. On trouvait des vallées, des montagnes
couvertes de la végétation la plus abondante et la plus extraordinaire,
jusqu'à porte de vue, et avec une continuité si suivie dans toutes les
directions, qu'elle faisait dire aux voyageurs du temps que «le Canada
n'était qu'une foret.» En même temps, la densité de cette masse de
verdure était si grande avec son enchevêtrement de branches, de plantes
grimpantes et de lianes, qu'on ne voyait sur sa tête, pendant des lieues
et des journées entières de marche, qu'un dôme continu d'arbres sans la
moindre échappée de ciel.

Depuis ce temps, l'exploitation a commencé à s'étendre, et elle a
continué depuis deux siècles avec une activité toujours croissante, en
sorte que, actuellement, elle produit chaque année cent millions de
francs de revenu. L'aspect du pays a donc pu changer, et, malgré cela, à
20 lieues de Montréal et d'Ottawa et à 10 lieues de Mattawa, on trouve
encore des traces de la forêt primitive, avec ses troncs séculaires et
ses proportions gigantesques.

Pendant la marche, l'expédition pouvait contempler des variétés
singulières. Sur certaines montagnes, au côté sud, on voyait la neige
disparue et les premières pousses de la végétation naissante; et pendant
ce temps-là, au côté nord, les arbres étaient revêtus encore d'une
impérissable blancheur, et couverts de cristaux et de stalactites
resplendissant aux feux du jour.

Ce n'était pas sans peine que l'on affrontait ces immensités: tantôt il
fallait traverser des berceaux de branches penchées sur la rivière de
manière à intercepter la navigation; ensuite, lorsque l'on recourait
aux portages, souvent on rencontrait sur les rives des arbres brisés
et couchés que l'on ne pouvait franchir qu'en se glissant, en rampant
presque, pendant des distances considérables.

C'est là qu'on voyait dans toute leur réalité ces aspects étranges
décrits par Parkman:

    Ici, des arbres renversés par la tempête servaient de digue aux
    flots écumants avec leurs débris monstrueux: en même temps, on
    pouvait contempler les profondeurs des forêts séculaires, obscures
    et silencieuses comme des cavernes soutenues par les piliers de ces
    arbres dont chacun est un Atlas supportant un monde de feuillage, et
    répandant une humidité continuelle à travers leurs écorces épaisses
    et rugueuses.

    Quelques arbres apparaissent pleins de jeunesse; d'autres, au
    contraire, sont tout décrépits et déformés par l'Age, semblables à
    des fantômes aux contorsions étranges. Ils sont tout repliés sur
    eux-mêmes et couverts de veines et d'excroissances; d'autres,
    entrelacés et réunis ensemble, paraissent comme des serpents
    pétrifiés au milieu des embrassements d'une lutte mortelle: les
    mousses apparaissent aussi aux regards, étendant sur les sols
    pierreux un tapis verdoyant; là revêtant les rochers de draperies
    ondoyantes: plus loin transformant les débris en remparts de
    verdure, ou bien enveloppant les troncs brisés comme d'un filet qui
    les préserve d'une dernière destruction; plus haut, on les voit se
    suspendre et se déployer en guirlandes et en spirales comme des
    formes de reptiles, et sur eux resplendit la jeune végétation qui
    appuie sur des ruines les pousses vigoureuses d'une forêt naissante.

    (M. Parkman.)

Lorsqu'on arrivait aux chutes et aux rapides, on contemplait d'autres
spectacles saisissants de grandeur.

A l'extrémité des lacs immenses reflétant les clartés d'un ciel
étincelant, l'on voyait descendre sur des escaliers de granit les chutes
d'un lac plus élevé occupant souvent toute la ligne de l'horizon.
Parfois la chute arrivait en tournoyant autour d'immenses sommités, puis
au delà, on voyait de nouveaux lacs environnés de rochers surplombant,
avec des arbres qui venaient baigner leurs branches dans les eaux
profondes. Les rives étaient surchargées de plantes, de lierres qui
semblaient disposés avec l'art le plus compliqué. A d'autres endroits,
l'immensité des eaux était interrompue par des rochers qui se
rapprochaient comme une barrière infranchissable, dont on ne trouvait
l'issue qu'après mille détours; et ensuite, au delà, on contemplait de
nouvelles nappes d'eau d'une pureté et d'un éclat sans égal.

Avec toutes les difficultés que présentait le parcours de cette nature
primitive, il arrivait des événement inattendus, qui arrêtaient la
marche et réduisaient l'expédition à une inaction complète. Des
brouillards qui s'élevaient du sein des ondes ne permettaient plus
d'avancer et environnaient tout d'une obscurité profonde. D'autres fois,
un changement de température amenait un dégel si complet que les chemins
devenaient comme des fondrières insondables, et l'on ne pouvait porter
les canots et les bagages.

D'autres phénomènes propres à ces climats venaient surprendre les
voyageurs. Dans la nuit arrivait une pluie abondante qui, en tombant, se
changeait en pince, et recouvrait tout comme d'un cristal épais. Alors,
les arbres et les buissons semblaient transformés en girandoles.
Les troncs, les branches et jusqu'aux moindres brindilles étaient
complètement renfermés dans un étui de place. En outre, du haut des
rochers pendaient des guirlandes et des aiguilles de cristal; tout cela
plus admirable que les effets du givre, qui ne sont que passagers.
C'était magnifique, c'était féerique. Les fameux palais de cristal des
souverains orientaux ne sont rien comparés a ces merveilles.

Mais toutes ces beautés devaient voir une fin terrible. Il y avait un
moment ou les arbres finissaient par céder sous des poids écrasants; les
branches commençaient à éclater et à se rompre de toutes parts avec
un bruit sinistre. Les voyageurs n'osaient sortir de leurs tentes, ni
avancer, ni même lever leurs regards vers ces massifs qui s'ébranlaient
et s'écroulaient sur leurs têtes. Et enfin, quand l'oeuvre de
destruction était terminée, on pouvait constater l'étendue du mal; des
arbres déracinés jonchaient les chemins; d'énormes chênes cassés en tête
ou par le milieu formaient des amoncellements et des chaos au milieu
desquels il semblait que l'expédition ne pourrait jamais continuer sa
marche.

Pendant l'expédition, on put reconnaître quels services rendait le Père
Silvy: il instruisait les sauvages, les exhortait au bien, entendait
les confessions et administrait le baptême. De plus, il portait les
consolations aux malades et aux découragés. Lorsque la fatigue était
trop grande et qu'il fallait nécessairement s'arrêter quelques jours,
les charpentiers élevaient en quelques heures une chapelle. Les nefs
étaient couvertes de branches et de feuillages, et le sanctuaire décoré
d'écorce de bouleau. Cet appareil avait, aux yeux de ces hommes de foi,
autant de prix que les basiliques les plus belles, ornées de marbres et
de porphyres.

Le Père Silvy n'était pas seulement secourable pour le ministère
religieux; il était habile pour gagner le coeur des sauvages. Ils
l'admiraient comme le représentant de ces héroïques Pères Jésuites qui,
depuis cinquante ans, parcouraient sans cesse ces contrées lointaines,
en faisant connaître l'Évangile.

Après le Père Silvy, ceux qui avaient pu rendre le plus de services
étaient les frères Le Moyne, qui étaient incomparables pour guider
l'expédition sur les courants, et pour la conduire dans les profondeurs
des forêts. Ils avaient une habileté égale à celle des sauvages pour
s'orienter au milieu des solitudes les plus impénétrables; enfin, par
leur connaissance des langues sauvages et leur titre de représentants
des nations indiennes auprès du gouvernement, ils étaient considérés
tout particulièrement.

D'après les mémoires du temps et les portraits des Le Moyne conservés à
Paris, on peut avoir une idée de ce qu'étaient alors ces jeunes gens
de 22, 24 et 26 ans. Ils étaient grands, forts et d'une habileté
extraordinaire pour les exercices du corps.

D'Iberville qui, par la taille, dépassait ses deux frères, les
surpassait aussi par la force. A cela près, ils se ressemblaient à s'y
méprendre.

Le teint clair, les cheveux abondants et très blonds; les traits grands
mais délicats; le front large, ouvert; les yeux bleus et pénétrants; le
nez aquilin; la bouche fine et bien dessinée; le menton carré, signe
d'une grande fermeté. Ils semblaient bien appartenir à cette admirable
race normande qui avait produit les conquérants de l'Angleterre, les
champions de la Sicile et les héros des croisades.

Enfin, après deux mois de marche, on put contempler, du sommet des
montagnes, une immensité d'eau reflétant les tons pâles d'un ciel froid
mais pur; c'était la baie d'Hudson, vaste comme une mer, et s'étendant
au loin jusqu'à l'horizon.

Le but de tant de fatigues était atteint; les coeurs furent remplis de
joie, mais l'expression on fut contenue, de crainte de quelque surprise.
Sur l'invitation du missionnaire, tous les voyageurs se prosternèrent et
tirent entendre, mais à, demi voix, un _Te Deum_ d'actions de grâces.



    [Illustration: Costume des trappeurs.]

    COSTUME DES TRAPPEURS.

    Ce costume se composait d'un vêtement de fourrure ou de drap, qui
    descendait jusqu'aux genoux. Les jambes étaient préservées du froid
    par des bas de laine foulée qui remontaient jusqu'au-dessus du genou
    et étaient retenus par de fortes jarretières en peau. Ce vêtement
    était de différentes couleurs, suivant les localités; les gens de
    Montréal étaient habillés en bleu, ceux de Trois-Rivières, en blanc
    ceux de Québec en rouge. Il était ainsi facile de les reconnaître.
    Leur chapeau était en feutre noir, à grands bords relevés par
    devant. Le costume était accompagné d'une ceinture en laine, et
    d'une large cravate qui faisait plusieurs fois le tour du cou.



CHAPITRE II

ASPECT DE LA BAIE D'HUDSON.

La baie nommée baie du Nord, se présentait donc il leurs regards dans
son immensité.

Cette masse d'eau, qui est vraiment une mer intérieure, n'a pas moins de
300 lieues de longueur sur 250 lieues dans sa plus grande largeur. Au
sud, elle se rétrécit en une baie qui a 80 lieues de largeur: c'est ce
que l'on appelle la baie James.

Cette partie était occupée par quatre forts: à l'extrémité sud, le fort
Monsipi, que les Français ont appelé depuis le fort Saint-Louis; à
droite, à quarante lieues, le fort Rupert; à gauche, à quarante lieues,
le fort Kichichouane, que les Français nommèrent le fort Sainte-Anne.
Plus haut, du même côté, le fort de New Savanne, appelé ensuite
fort Sainte-Thérèse. Ce fort était situé sur la rivière appelée des
Saintes-Huiles, parce que l'un des missionnaires y avait perdu son
bagage.

Enfin, plus loin, à trente lieues au nord, on trouvait le fort Nelson,
nommé plus tard le fort Bourbon.

Les Canadiens étaient donc arrivés à leur but, le 20 juin 1686, à ce
centre si recherché du commerce des fourrures du Nord.

Nul bruit de leur marche n'avait transpiré. Les Anglais, renfermés
dans leurs forts, attendaient la venue des bâtiments du printemps; ils
étaient loin de penser qu'une troupe d'hommes chargés de munitions et
d'un matériel de siège avait pu franchir, pour les surprendre, 900
milles dans la saison de l'année la plus difficile pour la marche.

On ne songeait donc pas à se garder au fort Monsipi; il n'y avait ni
poste d'observation, ni rondes de nuit, ni sentinelles. Les voyageurs
attendirent avec une vive impatience le moment fixé par leur chef, et
jusque-là, ils pouvaient jouir d'un beau spectacle, comme il arrive
souvent dans ces grandes régions du Nord. Des bruits se faisaient
entendre au loin. C'était le dégel qui opérait son oeuvre de destruction
sur les masses de glace environnantes. Ces amas se détachaient du haut
des rives, et se précipitaient ensuite avec un fracas semblable au
bruit du tonnerre. La lune, entourée d'auréoles de diverses couleurs,
éclairait faiblement. A mesure que l'expédition avait avancé dans le
nord, elle avait pu contempler plusieurs fois cette merveille des
régions polaires que l'on appelle l'aurore boréale. Presque tous les
soirs, le ciel paraît en feu avec des dispositions de lumière qui
varient et changent d'instant en instant. Tantôt, l'on voit les degrés
d'un portique qui va se perdre dans le sommet des nuages; quelques
minutes après, les lueurs paraissent comme des colonnes d'albâtre qui se
mettent en mouvement et se croisent en formant des losanges de feu. A
certains moments, tout s'éteint, puis les lueurs réapparaissent avec
des combinaisons nouvelles. Quelquefois, on aperçoit comme un immense
éventail offrant plusieurs cercles d'où s'échappent des rayons de feu
qui éclatent dans l'immensité comme des fusées d'artifice. Voilà ce que
l'on pouvait contempler presque chaque soir. Ce sont les particularités
que l'on observe encore aujourd'hui, et qui viennent rompre la monotonie
des longues nuits du pôle.

L'heure étant venue, le capitaine de Troyes prit les dispositions
nécessaires pour n'être pas surpris lui-même. Il plaça une vingtaine
d'hommes à la garde des canots, puis il s'avança avec le reste du
détachement.

Pour expliquer ce qui se passa, M. de La Potherie a donné une
description très détaillée du fort;

    A trente pas de la rivière, sur une petite hauteur, était un carré
    de palissades de cent pieds de façade sur le fleuve et de dix-huit
    pieds de hauteur, avec des bastions à chaque angle.

    Les bastions, revêtus de forts madriers, avaient en dedans une
    terrasse assez large pour placer des tirailleurs. Dans les bastions,
    il y avait plusieurs canons d'environ six livres de balles. Au
    milieu de la façade, il y avait une porte épaisse d'un demi-pied,
    garnie de clous et de ferrements pour qu'on ne pût l'entamer avec la
    hache.

    Au milieu de l'enceinte s'élevait une redoute de troncs d'arbres
    assemblés et posés pièce sur pièce. La redoute avait trente pieds de
    longueur et autant de hauteur, avec trois étages et vingt-huit pieds
    de profondeur. Au sommet, il y avait un parapet et des embrasures
    pour les canons de la plate-forme.

Le commandant fit approcher, au milieu des ténèbres, deux canots chargés
de madriers, de pioches et d'un bélier, tandis que les hommes montaient
par un chemin enseveli sous les rochers et les arbres. [12]

[Note 12: L'on remarque encore aujourd'hui ce sentier.]

Sainte-Hélène et d'Iberville furent désignés pour faire le tour de la
place et chercher à pénétrer par la palissade qui regarde le désert. Le
sergent Laliberté, du régiment de Carignan, fut envoyé avec ses hommes
pour couper la palissade sur le côté et s'en aller tirer sur les
embrasures de la redoute.

Le chevalier de Troyes se réservait de faire enfoncer la porte de la
façade avec le bélier.

Sainte-Hélène et d'Iberville, en se rendant à leur poste, commencèrent
avec leurs hommes à lier les canons de la palissade par la volée avec de
fortes cordes attachées à des madriers, de manière que si l'on mettait
le feu aux canons, en reculant ils auraient arraché la palissade. Ils
escaladèrent la clôture en arrière du fort et ils s'en vinrent aussitôt
ouvrir la porte du côté du bois, car elle n'était fermée qu'au verrou,
et ils firent entrer leurs hommes; ils revinrent aussitôt vers la porte
de la redoute, que le chevalier de Troyes se mettait en devoir de briser
avec le bélier.

En même temps, les soldats faisaient feu dans les embrasures de la
redoute, avec des cris affreux à l'iroquoise: Sassa Kouès! Sassa Kouès!
qu'ils prononçaient au plus haut de la voix, comme les Indiens.

Quelques Anglais, s'étant réveillés au bruit, parurent sur la
plate-forme et se mirent à pointer les canons sur les assaillants,
qu'ils prenaient pour des sauvages. Sainte-Hélène visa le premier qui se
présenta aux embrasures et lui cassa la tête du premier coup de fusil.

Pendant ce temps, le bélier avait commencé à produire son effet. Dès que
la porte fut à moitié démontée, d'Iberville, sans calculer le danger
qu'il pouvait courir, se jeta dedans, l'épée d'une main et son fusil de
l'autre.

Les Anglais, surpris, se précipitèrent sur la porte, qui tenait encore
par quelques ferrements, et la refermèrent.

D'Iberville, placé avec les ennemis dans l'obscurité la plus profonde,
«ne voyait ni ciel ni terre» il se détendit comme il put avec la crosse
de son fusil, puis, entendant descendre de nouveaux assaillants d'un
escalier, il tira au hasard. Les Anglais hésitaient, croyant avoir
affaire à un grand nombre; mais ils eurent bientôt reconnu leur erreur,
lorsque les Français, ayant réussi à briser la porte, se précipitèrent
en foule, l'épée à la main, et trouvèrent les Anglais nus et sans armes.
Ils avaient été réveillés on sursaut et ne s'étaient pas aperçus des
premiers mouvements de l'attaque. Trompés par les cris, ils avaient cru
à une fausse alerte des sauvages. Tous se rendirent, sans essayer de
combattre, et demandèrent à être renvoyés en Angleterre. On trouva dans
le fort douze canons de six à huit livres, trois mille livres de poudre
et dix mille de plomb, que les artilleurs canadiens, qui possédaient un
moule à boulets, commencèrent à utiliser.

On prit quinze hommes dans ce fort, nous dit le Père Silvy, et on en
aurait pris encore quinze autres, sans une barque que nos découvreurs
avaient aperçue la veille, mais elle était partie le soir pour le fort
Rupert, avec le commandant de Monsipi, qui était désigné pour remplacer
le commandant général de la Baie, et qui, en conséquence, était allé
faire faire des travaux à Rupert. «Nous fûmes bien fâchés, dit le Père
Silvy, de l'avoir manqué, et comme sa barque nous était nécessaire pour
porter du canon au fort Kichichouane (qui avait cinquante canons en
batterie), on prit la résolution de la suivre et de s'en aller attaquer
Rupert, espérant enlever le fort et le vaisseau du même coup».

Il y avait quarante lieues, et elles furent faites en cinq jours,
jusqu'au 1er juillet. D'Iberville conduisait une chaloupe portant
deux pièces de canon. Quand on fut arrivé à une certaine distance,
Sainte-Hélène eut ordre d'aller à la découverte. Il se glissa à travers
les arbres et les rochers, et il prit connaissance de la position. Le
fort était de la même construction que le fort Monsipi, avec cette
particularité que la redoute n'était pas au milieu de l'enceinte, que
le toit était sans parapets, et que quatre bastions environnaient la
redoute avec huit pièces de canon. En fin, de Sainte-Hélène remarqua
une échelle attachée le long du mur de la redoute pour se sauver en cas
d'incendie.

Le chevalier de Troyes prit aussitôt ses dispositions: il débarqua des
canons, fit faire des affûts et préparer les grenades; on disposa des
madriers pour le travail du mineur qui devait aller placer ses pièces
d'artifice sous le mur de la redoute.

En même temps, d'Iberville partit avec douze hommes dans sa chaloupe,
afin d'aborder le vaisseau au milieu de la nuit. Ils savaient que
Brigueur, le gouverneur, devait s'y trouver. Arrivés au vaisseau, ils
virent la sentinelle endormie; c'est ce que l'on pouvait prévoir sur une
mer éloignée de toute menace d'attaque. On ne laissa pas à la sentinelle
le temps de donner l'alarme.

D'Iberville frappa alors du pied sur le pont pour réveiller les gens,
comme c'est l'usage sur les vaisseaux lorsqu'il faut que l'équipage se
lève pour quelque chose d'extraordinaire. Le premier qui se présenta au
haut de l'échelle reçut un coup de sabre sur la tête; un autre qui avait
monté par l'avant périt de même. Alors, on descendit; la chambre fut
forcée à coups de hache et l'équipage fut réduit en quelques instants.
Ils eurent quartier, et en particulier Brigueur, gouverneur de Monsipi,
qui s'en allait prendre la qualité de gouverneur général de la Baie.

Pendant ce temps, le chevalier de Troyes avait enfoncé la porte de
l'enceinte avec son bélier, et il entourait la redoute avec son monde,
l'épée à la main.

Le grenadier, profitant aussitôt de l'échelle placée sur la redoute,
arriva sur la plate-forme, et se mit à lancer ses grenades par le tuyau
de la cheminé. Tout fut bientôt brisé par cette explosion, et il n'y eut
plus moyen de tenir en cet endroit. Une femme, réveillée en sursaut par
ce bruit, s'enfuit dans une autre chambre, où elle fut atteinte, ainsi
que deux autres, par des éclats de grenade. La garnison se réfugia alors
au rez-de-chaussée, mais elle s'y trouva sous le feu des Canadiens,
qui tiraient par les ouvertures. Le chevalier, trouvant que le bélier
n'allait pas assez vite, fit tirer le canon sur la porte.

Au môme moment, le mineur fit connaître qu'il avait placé ses pièces, et
qu'il n'attendait qu'un ordre pour faire sauter la redoute. Ce que les
Anglais ayant entendu, ils comprirent qu'ils ne pouvaient plus résister,
et ils demandèrent quartier.

Ainsi fut pris le second fort; les prisonniers, placés dans un yacht
qu'on trouva amarré près de là, furent dirigés vers Monsipi; ils étaient
escortés par le vaisseau qui avait été chargé de toutes les munitions et
des pelleteries trouvées dans le fort.

Le chevalier fit alors sauter le fort et les palissades parce qu'il
aurait fallu trop de monde pour le garder. Il y laissa d'Iberville pour
surveiller cette exécution, et il lui donna la chaloupe pour opérer son
retour.

M. du Troyes partit en canot avec quelques hommes. En arrivant à
Monsipi, il y trouva les deux bâtiments qui avaient transporté la prise.
Il fit emmagasiner les provisions, et il décida alors du sort des
prisonniers.

Le chevalier les réunit et les fit transporter à l'autre bord de la
rivière, avec des vivres. Il leur donna des filets pour la pêche et des
fusils pour la chasse. Il leur enjoignit de ne pas passer outre, sous
menace de mort, et il leur dit que s'ils avaient quelque chose à
communiquer, ils pouvaient envoyer sur la batture deux hommes qui
mettraient un mouchoir au bout d'un bâton pour signal.

Ensuite, le chevalier de Troyes se disposa pour sa nouvelle entreprise.
Il fit charger les canons sur le vaisseau pris au fort Rupert, et il mit
son monde en plusieurs canots. Les mémoires du temps remarquent qu'il
pria alors le Père Silvy, qui était resté à Monsipi, de l'accompagner
dans cette expédition, que l'on pouvait penser devoir être plus longue
que les premières.

Le Père Silvy pouvait être utile par son expérience en ces contrées;
ensuite, rien n'égalait son influence sur les gens, au milieu des peines
et des difficultés.

Elles furent très grandes, car il fallait se diriger à trente lieues
au nord, sans savoir au juste quelle était la situation du fort. Toute
cette côte est environnée de battures qui s'étendent au loin dans la mer
et qui ne sont pas navigables. Il fallait donc se tenir à trois lieues
de la cote, et, quand la marée était basse, il fallait porter les canots
et les bagages à de grandes distances, tandis que, lorsque la marée
montait, l'on se trouvait engagé dans les glaces, dont il était
difficile de sortir.

Après plusieurs jours de marche et de navigation, on reconnut qu'on
avait dépassé la situation du fort sans l'avoir aperçu, et les sauvages
qui accompagnaient l'expédition ne savaient plus où ils en étaient, bien
qu'ils crussent connaître le pays; mais ils ne se découragèrent pas,
tant ils tenaient à se venger des Anglais, qui les avaient accablés de
mauvais traitements.

On était dans la plus grande incertitude, lorsque, dans le lointain, on
entendit sur la côte sept ou huit coups de canon.

L'expédition vogua dans cette direction, aborda avec armes et bagages à
l'embouchure de la rivière Kichichouane, que l'on n'avait pas aperçue
d'abord. On parvint à un endroit où il y avait une sorte d'estrapade au
haut de laquelle on plaçait une sentinelle pour signaler l'arrivée des
vaisseaux. En ce moment, d'Iberville arriva avec Sainte-Hélène dans
la chaloupe qui portait tous les pavillons de la compagnie de la baie
d'Hudson. Iberville, avec son habileté ordinaire, avait su se diriger en
droite ligne en partant du fort Rupert vers l'embouchure de la rivière
Kichichouane que l'expédition avait eu tant de peine à rencontrer.

Aussitôt arrivé, Sainte-Hélène fut encore désigné pour reconnaître
l'assiette de la place. Il revint bientôt et annonça que le fort était
semblable aux deux autres. Il était sur une hauteur, à quarante pas du
bord de l'eau, et environné d'un fossé en ruines.

Au centre d'une palissade, s'élevait une redoute de trente pieds de
haut, à plusieurs étages, avec une plate-forme au-dessus; mais il y
avait, de plus qu'aux autres forts, une artillerie considérable: quatre
canons dans chaque bastion, et 25 ou 30 dans le corps principal, placés
aux différents étages.

Le chevalier de Troyes, sachant que son arrivée avait été signalée,
voulut procéder par voie de conciliation. Il envoya demander au
gouverneur qu'il voulût bien lui remettre trois Français qui étaient
détenus dans la place. Le gouverneur, qui ne savait pas à quels ennemis
redoutables il avait affaire, ne voulut répondre que d'une manière
évasive. Aussitôt le chevalier de Troyes décida de recourir à la force.

Il fit établir une batterie de dix canons de l'autre côté de la rivière,
sur une hauteur, dans des buissons, et puis il attendit le soir. Alors,
ayant reconnu avec sa longue-vue que le gouverneur s'était retiré, avec
sa famille, dans sa chambre, qui était sur la façade, il démasqua sa
batterie, et envoya une volée sur la table du gouverneur. Tout fut mis
sens dessus dessous, mais il n'y eut heureusement personne de blessé.

L'on continua à tirer, et en moins de cinq quarts d'heure, on tira près
de cent cinquante coups de canon, qui criblèrent tout le fort.

Les Canadiens, voyant que tout allait bien, se mirent a crier: Vive le
roi! L'on entendit en même temps des voix sourdes qui semblaient sortir
du soubassement du fort qui en faisaient autant: c'étaient les assiégés,
qui s'étaient retirés dans les caves, et qui, ne voulant pas se risquer
à aller sur la plate-forme pour amener le pavillon, avaient fait tous
ensemble ce signal, pour faire connaître qu'ils voulaient se rendre.

Les Canadiens ne comprirent pas le sens de ces acclamations, et ils se
préparèrent à renouveler l'attaque.

Ayant tiré tous leurs boulets, ils s'occupèrent à en faire de nouveaux
avec leur moule, lorsqu'on entendit les tambours du fort qui battaient
la chamade. Aussitôt on vit paraître un homme avec un pavillon blanc,
qui s'embarquait dans une chaloupe.

Le chevalier reçut l'envoyé avec courtoisie, et sur son invitation, il
se rendit à mi-chemin du fort, où il trouva le gouverneur. Celui-ci
avait fait porter avec lui du vin d'Espagne, et, après avoir bu à
la santé des deux rois, on s'occupa d'arrêter les conditions de la
reddition. Voici ce qu'elles portaient en substance:

    Articles accordés entre le chevalier de Troyes, commandant le
    détachement du parti du Nord, et le sieur Henry Sargent, gouverneur
    pour la compagnie anglaise de la baie d'Hudson;

    1° Il est accordé que le fort sera rendu avec tout ce qu'il
    contient, dont on prendra facture pour la satisfaction des deux
    parties;

    2° Il est accordé que tous les serviteurs de la compagnie jouiront
    de ce qui leur appartient en propre, ainsi que le gouverneur, son
    ministre et ses serviteurs;

    3° Que le dit chevalier de Troyes enverra les serviteurs de la
    compagnie au fort de l'île Weston, où ils attendront les vaisseaux
    anglais, et qu'il leur donnera les vivres nécessaires pour retourner
    en Angleterre;

    4° Que les hommes sortiront du fort sans armes, à l'exception du
    gouverneur et de son fils, qui sortiront avec l'épée au côté.

Ce qui fut exécuté. D'Iberville conduisit les Anglais à l'île Weston, où
ils avaient un magasin, puis revint au fort Sainte-Anne.

Ce fort contenait les principaux magasins de la compagnie; on y
trouva des quantités de provisions et de munitions, et 50,000 écus de
pelleteries. Ce fut le principal fruit de cette expédition, qui rendait
les Français maîtres de la partie méridionale de la baie d'Hudson.

Le Père Silvy remarque, dans sa relation, «qu'on entra dans le fort
tambour battant et enseignes déployées, le 26 juillet, le propre jour de
sainte Anne, c'est-à-dire de la sainte qu'on avait prise pour patronne
du voyage et de l'expédition.» Le chevalier de Troyes voulut reconnaître
la protection continuelle de la divine Providence pendant toute la durée
de l'entreprise. Il donna au fort le nom de la patronne que l'on
avait invoquée; ensuite il chargea le Père Silvy d'établir le service
religieux dans le fort. L'une des pièces principales fut convertie
en chapelle, et décorée en partie avec les drapeaux de la compagnie
anglaise. Chaque jour, la sainte messe y était célébrée; la garnison y
assistait aux fêtes principales, et il n'était pas difficile de trouver
parmi les Canadiens élevés par M. Dollier de Casson, des assistants et
des servants pour le saint sacrifice.

L'on a pu remarquer comme le chevalier de Troyes et les messieurs Le
Moyne avaient désiré emmener un aumônier avec eux. Ils tenaient aussi
à ce qu'il les accompagnât dans leurs différentes expéditions pour les
secours qu'il pouvait donner aux hommes malades ou blessés, et on fin
pour la célébration des saints mystères. Mais il y avait encore une
autre raison qui accompagnait toutes les décisions des hommes de guerre
dans la Nouvelle-France: c'est que tout ce qu'on faisait avait pour but
principal d'avoir des relations avec les sauvages et de leur donner la
connaissance de la vraie religion. Aussi le Père Silvy nous dit, dans sa
relation, «qu'il a des rapports avec des sauvages de différentes tribus,
qu'il comprend la langue de plusieurs d'entre eux et qu'il espère
que Dieu, dans sa bonté, donnera à ces pauvres gens la grâce de se
convertir.»

Telle fut donc la première expédition à la mer du Nord, expédition qui,
tout en faisant le plus grand honneur au chevalier de Troyes, mit en
grand relief les qualités du chevalier d'Iberville et de ses frères.

C'est ce que fait remarquer aussi le Père Silvy: «Voilà, dit-il dans sa
lettre à Mgr de Saint-Vallier, le coup d'essai de nos Canadiens sous la
sage conduite du brave M. de Troyes, et de messieurs Sainte-Hélène et
d'Iberville, ses lieutenants.»



    [Illustration: Carte de la baie d'Hudson.]

    LA BAIE D'HUDSON.

    Vaste baie au nord de l'Amérique septentrionale, communiquant avec
    l'Atlantique par le détroit du même nom; par 51° à 70° de
    latitude nord, et par 79° à 98° de longitude. Elle baigne la
    Nouvelle-Bretagne à l'ouest, au sud et à l'est; au nord, elle se
    réunit à la mer polaire. C'est sur ses bords que se trouvent tous
    les forts qui ont été le théâtre des exploits d'Iberville. Elle
    reçoit un grand nombre d'affluents; les rivières Sainte-Anne, des
    Saintes-Huiles, de Bourbon, de la Rive. Au sud-ouest, le fort de
    Monsipi, puis les forts de New-Savane, Bourbon; au sud-est le fort
    de Rupert. C'est là qu'on trouvait les îles Weston, du Retour,
    Mansfield, de Saint-Charles, et à l'extrémité est, dans le détroit
    d'Hudson, les îles Button, découvertes par Anscolde, et explorées
    par Hudson en 1610. La compagnie de la baie d'Hudson s'établit sous
    Charles II, en 1670, à l'endroit qu'on appela le fort de Rupert.



«Ces deux généreux frères se sont merveilleusement signalés et les
sauvages qui ont vu ce qu'on a fait en si peu de temps et avec si peu
de carnage, en sont si frappés qu'ils ne cesseront jamais d'en parler
partout où ils se trouveront.»

Les sauvages en effet, avaient une admiration particulière pour la
modération des Français et leur douceur. Dans leurs expéditions, ils
évitaient de verser le sang, et au milieu de leurs succès, ils avaient
horreur de ces massacres outrés et odieux qui viennent parfois de
l'enivrement et de l'entraînement de la victoire. Ce sont ces sentiments
qui ont gagné le coeur de ces barbares, et en ont fait les alliés
dévoués de la France.

M. de Troyes, voyant l'expédition terminée, se disposa à revenir à
Montréal, comme on le lui avait enjoint à son départ. Il remit la garde
des forts au jeune de Maricourt, chargea d'Iberville de courir la mer
contre les vaisseaux anglais; enfin, il confia au digne Père Silvy le
soin spirituel de la garnison. D'Iberville utilisa ses fonctions avec
les deux bâtiments qu'il avait. Il s'empara d'un grand vaisseau anglais
qu'il chargea de toutes les pelleteries des forts qu'il avait pris, puis
il décida de revenir à Québec pour aller prendre quelques vaisseaux qui
lui seraient indispensables pour attaquer les convois anglais l'année
suivante.

Il paraît donc qu'il revint aux derniers jours d'automne 1686, avec
Sainte-Hélène, et il fut reçu à Montréal comme un triomphateur. Toute la
ville savait quelle part il avait eue aux succès de l'expédition. Les
citoyens voyaient avec bonheur leur compatriote couvert de gloire.
D'Iberville rentra dans Montréal tambour battant et enseignes déployées.
Les citoyens acclamaient le vainqueur; et la mère, retrouvant ses
enfants après des jours d'inquiétude et encore désolée de son veuvage,
combien elle était heureuse de les revoir sains et saufs!

Nous ne pouvons savoir, d'après les documents, la date précise et les
circonstances de la mort de Charles Le Moyne, que l'on place en 1685.
Nous savons seulement que s'il avait vécu en 1686, il n'aurait eu que 60
ans et aurait encore pu être plein de force et de résolution.

Mais telle était alors la situation glorieuse de cette nombreuse famille
qui comptait dix enfants. L'aîné, Le Moyne de Longueuil, était honoré
de la confiance des autorités supérieures, et il avait l'affection des
nations sauvages, qui l'avaient choisi comme leur représentant près du
gouvernement. Sainte-Hélène, de Maricourt et de Bienville étaient des
militaires consommés. A l'égard de Maricourt, nous avons un témoignage
digne de considération dans une lettre de Mgr de Laval du 12 janvier
1684.

D'Iberville s'était révélé comme commandant capable, et sur mer comme
manoeuvrier des plus consommés.

Enfin, les autres fils grandissaient pleins de force, et se montraient
d'une habileté extraordinaire dans les exercices militaires.



CHAPITRE III

EXPÉDITION DANS LA COLONIE ANGLAISE.

L'intervalle qui sépare l'année 1687 et l'année 1689 fut occupé par
plusieurs incidents où d'Iberville prit part, et il est probable qu'il
était à la baie d'Hudson au mois d'août 1689, lorsqu'arrivèrent des
événements considérables qui eurent des conséquences si graves sur les
destinées du pays.

Il y avait longtemps que les Anglais voyaient avec ombrage le voisinage
des Français. Ils étaient inquiets de leur accroissement et de leurs
excursions dans l'Ouest. Les sauvages redoutaient les Anglais, et ils
aimaient les Français. Ils étaient attirés vers ceux-ci par leurs moeurs
agréables, leurs goûts chevaleresques, tandis qu'ils étaient repoussés
par l'austérité et la sévérité des puritains anglais.

L'on pouvait donc prévoir que, grâce à cette sympathie et grâce aussi
aux travaux des missionnaires, les sauvages se laisseraient gagner,
et que bientôt les vastes contrées du Mississipi passeraient sous la
domination française. Les Anglais s'en inquiétaient, et la nouvelle
de l'entreprise audacieuse de la baie d'Hudson mit le comble aux
ressentiments.

Dans ces circonstances, les Anglais et les Hollandais, voyant toute
influence leur échapper, se déterminèrent à irriter les Français contre
les sauvages en excitant ceux-ci à l'acte le plus odieux vis-à-vis de la
colonie de Montréal.

Aux premiers jours d'août 1689, 1400 Iroquois traversèrent le lac
Saint-Louis. Pendant la nuit du 5 août, à la faveur d'un orage et d'une
pluie torrentielle, ils environnent le village de Lachine, et ils
mettent tout à feu et à sang, avec des détails de cruauté que l'on peut
à peine rapporter. Le matin, ils avaient égorgé plus de 200 personnes,
et ils en emmenaient autant en esclavage, les réservant aux plus affreux
supplices. La colonie fut dans la consternation, et ne reprit quelque
espoir que lorsque M, de Frontenac revint de France comme gouverneur
général. Il succédait à M. de La Barre et à M. Denonville, qui avaient
rabaissé le prestige du nom français par leur faiblesse et leur défaut
de décision.

Le nouveau gouverneur, informé des derniers événements, se détermina à
tirer une vengeance éclatante. Ayant acquis la certitude que les Anglais
et les Hollandais étaient les instigateurs de l'expédition des Iroquois,
il organisa contre eux quatre expéditions.

L'une devait partir de Montréal avec M. d'Ailleboust et M. de
Sainte-Hélène; l'autre, de Trois-Rivières avec M. Hertel et son fils, le
lieutenant La Frenière; la troisième avec M. de Portneuf, fils du baron
de Bécancourt, de Québec; enfin la quatrième avec les sauvages
abénaquis de la mission de Lorette, qui devaient aller rejoindre leurs
compatriotes des rives de l'Atlantique.

La première expédition partit de Montréal à la fin de janvier 1690. Les
deux commandants, d'Ailleboust et de Sainte-Hélène, avaient avec eux des
officiers capables: d'Iberville, qui avait suggéré l'expédition, et de
Bienville, son frère; MM. de Montigny, Le Ber du Chesne, le frère de
mademoiselle Jeanne Le Ber, et enfin M. de Repentigny.

Ils avaient 210 hommes, dont 90 sauvages, et ils devaient se rendre à
Albany. Les ordres de M. de Frontenac étaient absolus; il fallait faire
comprendre aux Anglais qu'on était déterminé à en venir aux dernières
extrémités. Mais de grandes difficultés survinrent: le temps devint
excessivement froid, les chemins étaient affreux, les hommes se
trouvèrent accablés de fatigue. Sur les représentations des sauvages, on
décida de ne pas aller plus loin que la petite ville de Schenectady, où
l'on arriva le 8 de février, au commencement de la nuit. Les habitants
reposaient dans la sécurité la plus complète; ils avaient laissé les
portes ouvertes, avec deux statues de neige en guise de sentinelles.

Le village fut entouré, les habitations envahies, 60 habitants furent
tués et 80 faits prisonniers.

D'Iberville fit épargner le gouverneur, Alexandre Glen, pour le
récompenser d'avoir sauvé la vie à des prisonniers français en
différentes circonstances. Un seul Français fut tué, et M. de Montigny
blessé. Puis les Français, s'étant reposés, jugèrent à propos de revenir
sur leurs pas.

Le second détachement, conduit par Hertel, quitta Trois-Rivières le 28
janvier. Il comptait 24 Français et 25 sauvages. Après deux mois de
marche, il s'avança jusqu'à Salmon-Falls, au centre de la colonie
anglaise, et après plusieurs engagements, il s'empara de cette station,
après avoir tué 140 ennemis. Il y eut, du côté des Français, plusieurs
blessés et plusieurs tués, parmi lesquels le lieutenant La Frenière.

Le troisième détachement, parti de Québec avec M. de Portneuf, s'avança
jusqu'à la baie de Casco avec les Canadiens, les Acadiens et les
Abénaquis. Il prit le fort Loyal et extermina la garnison.

Enfin, les Abénaquis situés à Sillery près de Québec, sous la direction
des Pères Jésuites, allèrent se réunir à leurs compatriotes de l'Est,
qui les attendaient, et tous ensemble se dirigèrent vers la place
principale des provinces du Nord, Pémaquid. Cette place avait une grande
importance; elle possédait 20 pièces de canon et 500 hommes de
garnison. Les Abénaquis, après avoir rasé toutes les habitations
qu'ils rencontrèrent sur leur passage, arrivèrent devant Pémaquid, Ils
l'investirent, puis échangèrent quelques escarmouches, et enfin, ayant
donné l'assaut, ils emportèrent la place après avoir, tué 200 hommes et
réduit les autres à demander quartier.

Toutes ces attaques couronnées de succès eurent un effet merveilleux:
elles ranimèrent le moral des colons, accablés par les massacres de
Lachine; elles abattirent la présomption des Anglais, qui virent que les
Français, sans le nombre, étaient encore de redoutables adversaires.
Enfin, le prestige du nom français fut tellement relevé auprès des
sauvages, que l'on put présumer que les Français auraient bientôt la
prépondérance en Amérique.

En effet, sur ces entrefaites et vers la fin de juillet 1,690,800
sauvages de l'Ouest, ayant 110 canots chargés de 100,000 écus de
pelleteries, se rendirent à Montréal pour voir le gouverneur. Ils
arrivaient avec le désir de s'unir aux Français par les liens les plus
intimes.

Frontenac, avec cet esprit décisif et déterminé qui le caractérisait,
saisit habilement l'occasion de conquérir l'esprit des sauvages. Il leur
fit la plus aimable réception, rendue solennelle par la présence
des troupes, et les sauvages purent contempler les plus belles
démonstrations militaires. M. de Frontenac écouta avec intérêt les
harangues des sauvages. Le chef des Ottawais parla surtout des avantages
que leur offrait le trafic avec les Anglais; le chef des Hurons parla
des engagements que les Français avaient déjà pris de combattre leurs
ennemis les Anglais et les Iroquois, et de les mettre hors d'état de
nuire, engagement qui n'avait pas été tenu par M. de La Barre et M.
Denoncourt. Ensuite, pour exciter les Français à se prononcer, ils
entonnèrent leurs chants héroïques accompagnés de danses de guerre.
Frontenac répondit aussitôt qu'il accorderait tout avantage possible de
commerce aux sauvages, et qu'il les assisterait de sa protection
contre leurs ennemis; enfin, il leur déclara qu'il allait se mettre en
campagne, et qu'il ne cesserait la lutte qu'après avoir obtenu que
les peaux rouges, qui étaient ses enfants comme les blancs, seraient
respectés.

Après ces assurances, il termina son discours, comme les sauvages, par
des démonstrations martiales. Il prit une hache, entonna un chant de
guerre accompagné de Sassa Kouès, de toute la force de ses poumons et
avec le cérémonial ordinaire, c'est-à-dire en dansant et en se frappant
la bouche avec la main pour donner plus de force à ses cris.

Cette démonstration eut un effet indescriptible. Les sauvages
trépignaient de joie, et Frontenac, voyant le bon effet de sa
démonstration, y voulut mettre le comble.

Il fit signe à ses officiers, qui prirent tous des casse-tête, et
se mirent à danser et à chanter avec un entrain et une vigueur qui
ravissaient les Indiens. L'on eût dit que les Français n'avaient jamais
fait autre chose; ils y mettaient cet emportement qui est particulier
aux Français, la _furia francese_, donnant le plus haut caractère à leur
mise en scène. «Ils semblaient, nous dit M. de La Potheie, comme des
possédés, par les gestes et les contorsions extraordinaires qu'ils
faisaient, tandis que leurs voix fortes et vigoureuses faisaient valoir
les cris et les hurlements guerriers.»

Les Indiens étaient ivres de joie en entendant ces voix puissantes et
exercées, en voyant leurs danses si merveilleusement interprétées par
ces nobles gentilshommes qui réunissaient l'entrain à la force, la
vivacité à l'élégance, et dont plusieurs avaient figuré dans les
carrousels de Louis XIV.

Un repas suivit, à tout boire et tout manger. «Les Indiens, nous dit
encore La Potherie, y firent honneur avec une vraie frénésie, et ensuite
ils prononcèrent leur serment d'allégeance.»



CHAPITRE IV

NOUVELLE EXPÉDITION A LA BAIE D'HUDSON.

Comme la navigation était encore possible, Frontenac, pour seconder les
derniers exploits, enjoignit à d'Iberville de partir pour aller croiser
dans la baie d'Hudson. Celui-ci partit aux premiers jours d'août avec
deux bâtiments, la _Sainte-Anne_ et le _Saint-François_, et le 24
septembre 1690, il abordait près de la rivière Sainte-Thérèse.

Ici se placent différents incidents qui montrent quelles étaient
l'habileté et la présence d'esprit de ce grand homme de guerre.

D'abord les Anglais voulurent le prendre par surprise; ils lui
envoyèrent des parlementaires pour fixer un lieu de conférence à
l'amiable. D'Iberville soupçonna quelque ruse; il accepta l'entrevue
et fit explorer les environs par ses hommes. L'on trouva deux canons
chargés à mitraille dirigés sur le lieu fixé pour l'entrevue.
D'Iberville tua les canonniers sur leurs pièces, puis se mit à la
poursuite des parlementaires, qu'il passa par les armes.

Quelques jours après, les Anglais voulurent recourir à la force; ils
firent sortir deux de leurs plus grands vaisseaux, l'un de vingt-deux
canons et l'autre de quatorze. D'Iberville feignit de fuir devant eux,
et ayant exactement calculé l'heure de la marée, il les attira sur la
haute mer au moment où la mer se retirait. Les deux vaisseaux anglais
s'échouèrent sur les rochers. Alors, avec la marée suivante, d'Iberville
revint sur les ennemis et les força d'amener pavillon.

Un troisième vaisseau fut enlevé par un acte d'audace incomparable.
D'Iberville avait envoyé quatre hommes pour signaler les bâtiments
anglais. Deux des explorateurs turent faits prisonniers. Les Anglais
prirent l'un de ces hommes, qui semblait le plus faible et le moins
résolu pour les aider dans la manoeuvre. Un jour que presque tous les
hommes étaient dans le haut de la mâture, le Canadien, n'en voyant que
deux sur le pont, sauta sur une hache et leur cassa la tête, puis il
délivra son compagnon; ensuite, armés de toutes pièces, ils montèrent
sur le pont et ils couchèrent en joue les autres matelots, les forçant
de venir se constituer prisonniers. Alors ils conduisirent sans délai
les vaisseaux à la côte, où la cargaison fut d'un grand secours.

Après ces exploits, le fort Sainte-Thérèse se trouvait privé d'une
grande partie de ses défenseurs. Alors d'Iberville le fit entourer et
dressa ses batteries. Il commença à canonner. Les Anglais, voyant qu'ils
ne pourraient résister, mirent le feu au fort pendant la nuit, puis
s'en allèrent se réfugier au fort Nelson à trente lieues de distance.
D'Iberville entra aussitôt dans le fort, et avec tant de promptitude,
qu'il put éteindre le feu et sauver les pelleteries, qui étaient
considérables.

Il laissa le fort sous le commandement de son jeune frère, et ayant
chargé le plus grand de ses bâtiments, le _Saint-François_, avec
toutes les pelleteries, il se dirigea vers Québec, et entra dans le
Saint-Laurent vers le milieu d'octobre 1690. M. d'Iberville se trouvait
vers les îles aux Coudres, lorsqu'il fut hélé par un bâtiment qui venait
à sa rencontre. C'était son frère, M. de Longueuil, qui avait été envoyé
par le gouverneur pour rencontrer les bâtiments qui venaient de France,
et pour les prévenir qu'une flotte anglaise assiégeait Québec, et qu'ils
devaient entrer dans le Saguenay pour se mettre à l'abri.

C'est alors que M. d'Iberville apprit tout ce qui venait d'arriver. Nous
croyons devoir en dire quelques mots. Nous donnerons donc le récit de M.
de Longueuil à son frère, sur les événements qui avaient eu lieu pendant
le séjour de M. d'Iberville à la baie d'Hudson.



    [Illustration: Québec]

    QUÉBEC.

    Ancienne capitale du Canada. Port très vaste. Fortifications
    importantes. Fondée par les Français en 1608, assiégée vainement par
    les Anglais en 1690, elle resta aux Français jusqu'en 1759. Devant
    Québec, le Saint-Laurent a environ un mille de largeur, et quoique à
    150 lieues de son embouchure, la marée s'y fait sentir. Québec est à
    la fois une forteresse, un port de guerre, un port de commerce, et
    un vaste chantier de construction. La citadelle s'élève à 360 pieds
    de hauteur au-dessus du fleuve.



CHAPITRE V

SIÈGE DE QUÉBEC.

Lorsque les sauvages de l'Ouest étaient venus à Montréal, comme nous
l'avons dit, ils avaient terminé tous leurs pourparlers en prêtant un
serment d'allégeance. Cette démonstration excita au dernier point le
ressentiment des Anglais, qui jurèrent de faire le plus grand effort
qu'ils eussent encore tenté contre la colonie.

Ils envoyèrent à la fois 16,000 hommes par le lac Champlain, et une
flotte de 36 vaisseaux partit de Boston, conduite par leur meilleur
homme de guerre, l'amiral Phipps. L'armée du lac Champlain se trouva
arrêtée inopinément par la petite vérole, qui fit de tels ravages que
les troupes revinrent sur leurs pas. Quant à la flotte, elle perdit
beaucoup de temps à se consulter, de telle sorte que lorsqu'elle arriva
devant Québec, tous les préparatifs avaient été faits pour la recevoir.

Toute l'enceinte était garnie de canons; la ville était fournie de
provisions et de munitions; enfin les troupes de Montréal avaient eu le
temps de s'équiper pour se rendre à Québec.

L'amiral Phipps envoya un parlementaire. Les Français l'accueillirent
et lui bandèrent les yeux, puis ils s'amusèrent à le faire passer par
toutes sortes de retranchements, de tranchées, d'inégalités de terrain,
pour lui donner l'idée que la ville était munie des plus redoutables
fortifications.

Introduit au château du gouverneur, il se vit entouré d'une multitude
d'officiers qui, pour la circonstance, s'étaient revêtus de tout ce
qu'ils avaient de plus riche en galons d'or et d'argent, en rubans et en
plumes, comme dans les réceptions les plus solennelles. L'officier, à la
vue d'un concours si nombreux et si imposant, parut interdit et devint
presque tremblant. Il se mit alors à lire la dépêche de l'amiral, dont
le ton hautain et impérieux contrastait de la manière la plus plaisante
avec l'air terrifié du mandataire, et comme l'amiral concluait en
demandant qu'il lui fût répondu dans une heure, Frontenac, d'une voix
tonnante, s'écria qu'il ne le ferait pas attendre si longtemps et qu'il
lui répondrait, non par écrit, mais par la bouche de ses canons. Ceci se
passait le 15 octobre 1690.

Le 16, 2,000 Anglais débarquèrent à la rivière Saint-Charles. Vers le
soir, on entendit dans la haute ville un grand bruit de roulement de
tambours et de fifres: c'étaient les gens de Montréal qui arrivaient,
au nombre de 800, avec M. de Longueuil, M. de Sainte-Hélène et M. de
Maricourt. Ils étaient accompagnés d'un grand nombre de coureurs de bois
et de volontaires chantant et poussant des cris de guerre en entrant
dans la ville. Un prisonnier français, à bord du vaisseau amiral, dit a
l'amiral: «Vous avez perdu votre chance; ce sont les gens de Montréal
qui arrivent.» Le jour suivant, les Anglais campés à la rivière
Saint-Charles se mirent en marche, et alors, de plusieurs bosquets de
bois partirent des feux de peloton qui écrasèrent les assaillants;
il leur semblait que chaque arbre cachait un sauvage armé, et ils ne
savaient comment viser leurs adversaires.

Phipps, voyant que cette attaque ne réussissait pas, amena tous les
vaisseaux devant la ville et commença à tirer. L'attaque était dirigée
avec une telle vigueur que de vieux officiers déclarèrent qu'ils
n'avaient jamais entendu une pareille canonnade. Le bruit était répété
par les montagnes et se prolongeait comme les roulements du tonnerre,
mais l'effet était nul et les boulets se perdaient sur les rocs de la
ville.

Sainte-Hélène et Maricourt, qui étaient revenus de la rivière
Saint-Charles, dirigeaient le tir des canons de la basse ville, Aux
premiers coups, ils atteignirent le pavillon du vaisseau amiral, qui
tomba dans le fleuve; le courant le porta sur la rive, et aussitôt
un canot d'écorce alla le prendre sous le feu de la mousqueterie des
Anglais, et il fut porté à la cathédrale; il y est resté jusqu'en 1760.

Bientôt les vaisseaux anglais furent criblés de coups et désemparés, et
l'amiral fut obligé de retirer sa flotte du combat. Alors les ennemis
préparèrent une seconde attaque par terre.

Le lendemain les Anglais voulurent commencer une nouvelle descente vers
la rivière Saint-Charles. Ils débarquèrent un millier d'hommes avec des
pièces d'artillerie; mais ils montraient plus de courage et de bonne
volonté que de tactique et de discipline. Ils perdirent encore trois
ou quatre cents hommes et ils blessèrent une quarantaine de soldats
français et de sauvages. M. de Sainte-Hélène fut atteint d'une balle; la
blessure empira malheureusement et l'emporta en peu de jours.

Il était âgé de 31 ans. Nous avons vu comme il se signalait à, la
première expédition de la baie d'Hudson et ensuite à l'expédition de
Schenectady. Nul ne le dépassait en agilité et en adresse dans les
expéditions des bois; ce fut une grande perte pour les Français et une
grande douleur pour sa mère.

Les Français environnèrent le camp, et ils se préparèrent à l'attaque au
lever du soleil. Les Anglais, renonçant à la lutte, s'embarquèrent en
toute hâte, vers minuit, et ils perdirent encore cinquante hommes,
pendant qu'ils montaient dans leurs chaloupes.

Le jour étant survenu, on fit transporter à, Québec les tentes et les
canons qui avaient été abandonnés.

L'amiral Phipps appareilla pour partir, et aussitôt M. de Frontenac
envoya M. de Longueuil avec une chaloupe qui traversa la flotte anglaise
et arriva à temps vers l'île aux Coudres pour rencontrer M. d'Iberville
qui arrivait du Nord. M. de Frontenac fit alors chanter un _Te Deum_
dans la cathédrale avec toute la solennité possible.



CHAPITRE VI

NOUVEAUX ÉVÉNEMENTS A LA BAIE D'HUDSON.

M. d'Iberville repartit dès qu'il put pour la baie d'Hudson, en l'année
1691. C'est alors qu'il revint à Québec, à la fin de la saison de 1691,
avec deux navires chargés de 80,000 peaux de castors et de 6,000 livres
de pelleteries. Il avait pu reconnaître qu'il n'avait pas les moyens
d'attaquer le fort Nelson, et comme M. de Frontenac n'avait pas assez de
bâtiments pour l'assister, M. d'Iberville prit le parti d'aller encore
en France. C'est dans ce voyage qu'il exposa au ministre l'importance de
l'occupation de la baie d'Hudson. Il fut écouté avec faveur, et obtint
plusieurs navires dont il reçut le commandement, avec le titre de
capitaine de frégate.

Revenu dans l'été de 1693, avec ces vaisseaux, dont l'aménagement avait
pris un temps considérable, M. de Frontenac lui représenta que la saison
était trop avancée, et il le pria d'employer tous ses moyens à la
conquête du fort de Pémaquid, que les Anglais étaient venus réoccuper et
d'où ils tenaient les Abénaquis en échec. Cette entreprise décidée trop
précipitamment ne put réussir.

D'Iberville, en arrivant en vue de la place, reconnut qu'elle ne pouvait
être abordée sûrement; elle était entourée de récifs et de bas-fonds que
l'on ne pouvait affronter qu'avec un pilote capable et expérimenté; mais
l'on n'en put trouver. Il fallut donc se retirer, et il alla hiverner à
Québec.

Sur ces entrefaites, Sérigny arriva à Montréal, au printemps de 1694,
avec l'ordre exprès du roi de prendre des hommes et de s'en aller avec
son frère, d'Iberville, pour attaquer le fort Nelson.

Ils partirent le 10 août 1694 avec trois vaisseaux de guerre: le _Poli_,
la _Salamandre_ et l'_Envieux_.

D'Iberville et Sérigny prirent avec eux leurs deux jeunes frères,
Maricourt et Châteauguay. Celui-ci était âgé seulement de vingt ans.

Le Père Gabriel Marest fut choisi comme chapelain.

C'était un digne religieux de la compagnie de Jésus, qui devait leur
rendre les plus grands services.

Ce père, d'un zèle infatigable, secondé par la dévotion incomparable du
brave d'Iberville, donna à cette expédition un caractère exceptionnel
d'édification. On voit quel était l'esprit de ces héroïques combattants
de la Nouvelle France.

Nous citerons les traits rapportés dans les lettres du Père Marest;
c'est intéressant, et cela peint le pays, les gens et l'époque.

Le père dit que l'embarquement eut lieu le 10 du mois d'août, etc. Il
se mit aussitôt à exercer ses fonctions, que les Canadiens surtout
réclamaient avec instance.

Le 14, le père, embarqué sur le _Poli_, distribua en l'honneur de
l'Assomption, des images de la sainte Vierge, et invita les gens du bord
à se confesser. Le lendemain, il célébra la sainte messe avec autant de
solennité que possible, et plusieurs communièrent.

Ensuite, l'on continua le voyage, qui n'était pas sans difficultés, car,
dit le père, «nous allions dans un pays où l'hiver vient à l'automne.»
Le 21 du mois d'août, nous vîmes beaucoup de montagnes de glace flottant
sur la mer à l'entrée du détroit de la baie d'Hudson. Il fallait quatre
jours pour passer le détroit, qui a 135 lieues de longueur. Du 1er de
septembre au 8, le père prépara les gens pour la fête de la Nativité de
la sainte Vierge, et plus de cinquante communièrent le jour de sa fête.

Alors, le calme étant arrivé au grand déplaisir des équipages, le père
profita de cette circonstance pour suggérer une neuvaine à la bonne
sainte Anne, que les Canadiens honoraient beaucoup, surtout depuis
l'érection d'un sanctuaire spécial près de Québec par M. l'abbé de
Queylus, supérieur du séminaire de Montréal.

Le vent devint favorable, et l'on continua à avancer; mais le 12
septembre, le vent ayant encore tourné, les Canadiens firent un voeu en
promettant à sainte Anne une part dans leur premier butin, et presque
tous s'approchèrent des sacrements. Les autres matelots et soldats,
voyant le zèle des Canadiens, voulurent les imiter, et ils allèrent à
confesse. Le Père Marest fait la remarque que M. d'Iberville et les
autres officiers se mirent à leur tête. Ce qui est à noter, c'est que le
vent reprit aussitôt.

Trois jours après, on se trouvait devant la rivière Bourbon. La joie
fut grande. On chanta l'hymne _Vexilla régis prodeunt_, en répétant
plusieurs fois: _O crux ave_. Nous répétâmes plusieurs fois, dit le Père
Marest, _O crux, ave_, pour honorer la croix dans un pays où elle a été
souvent profanée et abattue par les hérétiques.

Près de la rivière Bourbon est la rivière Sainte-Thérèse, où l'on arriva
le 24 septembre. Les marins ne manquèrent pas de se mettre sous la
protection de cette grande sainte.

Comme la mer était houleuse, on allégea le navire en le déchargeant avec
les canots d'écorce qui avaient été apportés de Québec, et «que les
Canadiens, dit le père, manoeuvraient avec une adresse admirable.»

Vers ce temps, le jeune Châteauguay étant allé à la rencontre des
Anglais, fut blessé d'une balle; aussitôt le père alla l'assister. Il
mourut, au grand chagrin de ses frères. Le père remarque encore que
tous les malheurs qui survenaient n'abattaient pas le courage de M.
d'Iberville. «Il savait toujours se contenir, et ne voulait pas qu'aucun
signe d'inquiétude vînt troubler son monde. Il était sans cesse en
action, dirigeant tout et pourvoyant à tout: il montrait une présence
d'esprit que rien ne pouvait abattre.»

Le 11 octobre, le chemin pour conduire les canons était praticable;
le 12 et le 13 on plaça les mortiers en batterie et l'on commença la
canonnade. Le 15, jour de sainte Thérèse, les Anglais se rendirent.
«Nous admirâmes la divine Providence, dit le Père Marest. Les gens,
en pénétrant dans la rivière Sainte-Thérèse, s'étaient mis sous la
protection de la sainte, et le jour de la fête, le 15, ils entraient
dans le fort.» Comme la saison était avancée, d'Iberville décida de
rester jusqu'au printemps.

En attendant, le Père Marest, tout en prenant soin de la garnison,
s'occupa des sauvages. Il les plaignait, et gémissait en voyant leur
ignorance de la vérité et leur entraînement au mal. Il les accueillait
au fort avec toute bonté, et il allait au plus loin les rejoindre. A
force d'étudier, il en vint bientôt à comprendre plusieurs dialectes
indiens. «Il est impossible, nous dit M. Bacqueville de La Potherie,
d'énumérer les actes de zèle et de dévouement du père. Il allait
au loin, marchant jour et nuit, se contentant de la nourriture des
sauvages; rien ne pouvait le rebuter.»

En même temps, dans ses excursions, il prenait connaissance du pays et
de ses ressources. Il nous dit qu'a l'automne et au printemps, on voit
des multitudes prodigieuses d'oies et d'outardes, de perdrix et de
canards. Il y a des jours où les caribous passent par centaines et par
milliers, suivant le témoignage de M. de Sérigny, qui allait souvent à
la chasse.

M. d'Iberville, après avoir hiverné au fort, laissa son frère de
Maricourt commandant de la place, avec le sieur de La Forêt pour
lieutenant, et il revint en France avec deux navires chargés de
pelleteries. Il arriva à la Rochelle le 9 octobre 1697, et il se mit
aussitôt en devoir de préparer une nouvelle expédition. On pense que
c'est dans cet intervalle que le chevalier d'Iberville vint à Versailles
pour exposer ses vues au ministre du roi, M. de Pontchartrain.



CHAPITRE VII

M. D'IBERVILLE A VERSAILLES.

C'était vers 1696, et lorsque le règne de Louis XIV était dans son plus
grand éclat. On venait de construire, sous l'impulsion de Colbert, des
monuments qui avaient fait de Paris la première ville du monde. On avait
bâti les Invalides, terminé le Val-de-Grâce, les Tuileries, le Louvre,
ouvert et planté les grands boulevards depuis la porte Saint-Honoré
jusqu'à la Bastille, avec ces belles portes Saint-Antoine, Saint-Martin,
Saint-Denis, qui font un si grand effet. Dans le même temps, Versailles
était devenu une merveille de grandeur et de richesse.

Au milieu de ces progrès, le roi se trouvait environné des plus grandes
illustrations. Il présidait une noblesse dévouée et brillante. Il avait
des ministres habiles, des généraux redoutables, des génies merveilleux
dans tous les genres. Les finances, par les soins de Colbert, avaient
doublé d'importance; l'armée avait été mise par Louvois sur un pied
formidable, et avec cette année, le roi avait une nation valeureuse de
vingt millions d'âmes.

Malgré la perte de généraux incomparables, la France avait encore de
grands hommes de guerre; Luxembourg, Catinat, Boufflers, de Lorges,
Tourville, Jean Bart, Château-Renaud, d'Estrées et Duguay-Trouin. On
venait de remporter de grandes victoires; sur terre, à Fleurus, à
Steinkerke, à Nerwinde, à Marseille et à Staffarde; sur mer, Lagos, qui
avait vengé les Français du désastre de l'année précédente à la Hogue.
D'Iberville vit ces merveilles; il contempla ces illustrations; il
entrevit ce roi qui avait les plus grandes qualités d'un souverain.

Louis XIV possédait un air d'autorité qui imposait le respect, et une
égalité de caractère qui gagnait les coeurs. Il savait dire à chacun, en
peu de mots, ce qui pouvait lui plaire, et en même temps, il montrait
cette délicatesse d'égards qui convient si bien à l'autorité souveraine.
Il ne lui arrivait jamais de faire en public, ni railleries, ni
reproches, ni menaces. Ouvert et sincère avec tous, il était doué du la
mémoire la plus heureuse des faits, des visages et des services rendus.

Tel était le souverain qui présidait aux destinées du la France, et qui
ravissait tous les grands génies de son entourage.

D'Iberville, charmé et gagné par tant d'amitié et de grandeur,
retourna à ses entreprises, plus dévoué que jamais aux intérêts de la
Nouvelle-France et à la gloire de la mère patrie.



    [Illustration: Carte de Terre-Neuve.]

    TERRE-NEUVE.

    Ile de l'Amérique septentrionale, par 47° 52m. de latitude et 55°
    62m. de longitude. 600 kilomètres du nord au sud et 295 kilomètres,
    largeur moyenne. Population 190,000 habitants. Capitale Saint-Jean.
    Côtes dangereuses. Sur ces côtes, on trouve d'immenses quantités de
    poissons. Cette île offre une belle race de chiens à poils soyeux,
    remarquables par leur force, leur taille et leur habileté à nager.
    La France s'est fait donner, au traité de Paris, en 1763, le droit
    de pêche. Les établissements français sont au nord et à l'ouest. Il
    est à remarquer que c'est le confluent des courants du sud et des
    courants du nord, et c'est ce qui lui donne une si grande importance
    pour les pêcheries de la France.



TROISIÈME PARTIE

EXPÉDITION EN TERRE-NEUVE.--1696-1697.

L'île de Terre-Neuve est située entre le 47e et le 52e degré de
latitude, et entre le 55e et le 70e de longitude; elle occupe toute
l'entrée du fleuve Saint-Laurent, sur une étendue de 150 lieues de
longueur et de 90 lieues de largeur.

Cette île, signalée par Sébastien Cabot en 1497, sous Henri VII, fut
visitée en 1500 par un navigateur portugais nommé Cortéréal. C'est de
là que viennent plusieurs noms portugais donnés à différents lieux: le
Labrador le Portugal-Cove, Bonavista, la baie des Espagnols, etc.

Le capitaine Denis, de Dieppe, s'y rendit peu après, et fit une carte de
l'entrée du Saint-Laurent.

En 1508, un autre Dieppois nommé Thomas Aubert y alla, dit-on, par ordre
du roi Louis XII. En 1523, François Ier y envoya Verazzani. Mais, à part
ces expéditions officielles, il y en eut bien d'autres dirigées par des
particuliers. On pense que depuis longtemps les Bretons et les Basques y
faisaient la pêche. Ils avaient signalé la présence d'un banc immense
où l'on trouvait le poisson en abondance, et à chaque printemps les
pêcheurs y venaient en grand nombre. Dix ans après Verazzani, en 1534,
Philippe de Chabot, amiral de France, engagea le roi à reprendre le
dessein d'établir une colonie française dans le nouveau monde, et il lui
présenta Jacques Cartier, marin très habile de Saint-Malo, qui, le 10
mai, débarqua au nord-est de Terre-Neuve, près d'un cap qui avait été
nommé Bonavista, peut-être par Cortéréal. Il conserve encore ce nom.

Ce que nous avons à remarquer par rapport à cette île, c'est qu'elle se
trouve au confluent de trois grands courants qui aboutissent au même
point: d'une part, le Saint-Laurent vient précipiter ses glaces dans la
mer; de l'autre, les courants arrivent du nord avec leurs banquises ou
«icebergs», et vont s'attiédir dans une région tempérée; et enfin le
Gulf-Stream, partant du golfe du Mexique, monte vers le nord en longeant
la côte orientale de l'Amérique. Il arrive chargé d'une quantité
d'animaux marins, de mollusques et d'êtres microscopiques.

Au contact des eaux chaudes du Gulf-Stream, les masses de glaces venant
du nord se désagrègent, fondent, et les rochers, les matières solides
qu'elles contiennent s'en détachent et tombent au fond de la mer, tandis
que tous les animaux marins venus du sud sont saisis et détruits par
le froid. Leurs débris s'ajoutent aux amoncellements qui se forment et
s'élèvent d'année en année dans le fond du golfe Saint-Laurent, et dont
le banc de Terre-Neuve est la principale partie.

Ce qui est particulier à ces bancs, c'est qu'ils sont aussi le
rendez-vous d'une immense quantité de poissons qui viennent de toutes
les rives et de toutes les baies du nord. Ils y arrivent par millions,
occupant parfois une étendue de cent milles carrés, sur plus de cent
pieds de profondeur; ils se dirigent vers ces confluents et sur les
bancs où ils trouvent des eaux plus tempérées et une nourriture assurée,
dans l'agglomération des poissons de taille inférieure, qui ne peuvent
leur résister.

Cette énorme quantité de poissons, réunis en bancs de plusieurs milles
carrés sur des profondeurs si extraordinaires, ne peuvent nous étonner
lorsque nous savons que les harengs et les saumons produisent des cent
milliers d'oeufs, et la morue, des millions. La plus grande partie,
anéantie par la violence des flots, est dispersée par la mer, et des
auteurs prétendent que, sans cette dispersion, la masse produite serait
si grande qu'elle comblerait les courants d'eau de ce point de rencontre
jusqu'à rendre la navigation presque impossible.

Quoi qu'il en soit, la morue en particulier offrait des ressources
inépuisables pour la nourriture des populations européennes. En effet,
la morue est un poisson d'une grande dimension, fournissant une
nourriture forte et substantielle; appréciée du riche et du pauvre, elle
est demandée dans tous les pays; son huile est abondante et précieuse.
Enfin, par son agglomération, elle rendait ces parages plus riches que
les plus grandes mines de l'Inde, du Pérou et du Mexique.

Aussi, peu d'années après Verazzani, les Anglais avaient établi, sur
la côte orientale qui longeait Terre-Neuve, un nombre considérable de
stations de pêche, entre lesquelles ils avaient placé des communications
faciles, par des chemins coupée dans les bois. Les rives étaient
couvertes des habitations des pécheurs; en arrière, des fermes
d'exploitation étaient construites et avaient rapporté à leurs
possesseurs de grands capitaux. Les pêcheries seules rendaient près de
vingt millions par an, et les Anglais comprenaient qu'ils pouvaient,
avec Terre-Neuve, se rendre les maîtres absolus du commerce le moins
dispendieux, le plus aisé et le plus étendu de l'univers.

M. d'Iberville, avec sa haute intelligence, avait compris les
conséquences de ce monopole. Il les avait signalées à M, de Frontenac,
et, d'après l'injonction du gouverneur, _il représenta à la cour que le
commerce des Anglais dans Terre-Neuve pouvait les rendre assez puissants
pour s'emparer de la colonie française._.

Il obtint donc de former une expédition pour attaquer les stations
anglaises. En même temps, l'avis fut envoyé à M. de Brouillan,
commandant de l'établissement français de Plaisance, au sud-ouest de
l'île, de lui laisser tout pouvoir et de l'assister avec ses forces.

Vers le commencement de l'année 1696, M. d'Iberville revint au Canada
avec M. de Bonaventure, officier de marine: ils avaient deux vaisseaux.

Il devait trouver réunis une centaine de Canadiens, qu'il avait formés,
les années précédentes, aux entreprises les plus périlleuses.

A son arrivée, il les enrôla avec d'autres volontaires qui trafiquaient
avec les sauvages dans les pays les plus éloignés du centre. Leur
principal mérite était un courage et une hardiesse à toute épreuve: on
les appelait les coureurs de bois, mais ils avaient à rencontrer tant
d'obstacles et tant de dangers, que les mémoires du temps disent qu'on
devait plutôt les appeler des «coureurs de risques».

M. d'Iberville, ayant choisi ses gens, fit annoncer à M. de Brouillan
qu'il le rejoindrait aux premiers jours de septembre. Il était au milieu
de ses préparatifs, lorsque survint une cause de retard difficile à
éviter. Le gouverneur général, inquiet des progrès des Anglais dans
l'Acadie, demanda à d'Iberville d'aller prendre part à l'attaque que
du fort île Pémaquid, que les Bostonnais, comme nous l'avons déjà dit,
avaient établi au centre du pays des Abénaquis, amis dévoués de la
France. De là, les Anglais menaçaient sans cesse nos fidèles alliés.

M. d'Iberville et M. de Bonaventure, commissionnés par M. de Frontenac,
arrivèrent à la baie des Espagnols le 26 juin 1696. Là, ils trouvèrent
M. Beaudoin, missionnaire arrivé récemment de France, qui avait réuni
quelques sauvages et qui voulait se joindre à M. d'Iberville.

M. Beaudoin, dont le nom reviendra souvent dans ce récit, avait été
mousquetaire dans les gardes du roi. Il entra, jeune encore, au
séminaire de Saint-Sulpice de Paris, et y resta plusieurs années sous la
direction de M. Tronson; ensuite, il vint en Acadie, ou il évangélisa
les sauvages.

Il était allé chercher des ressources en France, l'année précédente,
pour ses pauvres ouailles. S'étant présenté à la cour, il fut prié
d'accompagner M. d'Iberville à Terre-Neuve.

M. Beaudoin fut donc ainsi amené à faire cette expédition, et c'est à
lui que l'on doit surtout d'en connaître les incidents. A son retour, il
en écrivit une relation très détaillée, et avec un si grand soin que
de La Potherie et le Père de Charlevoix ont pu y trouver, pour leurs
ouvrages, les faits les plus circonstanciés et les plus intéressants.

M. Beaudoin était un homme qui avait conservé de son ancien état une
vivacité et une résolution extraordinaires. Il dit, dès les premières
lignes de son journal:

    Nous avons trouvé, en arrivant à la baie des Espagnols, des lettres
    de M. de Villebon qui nous marquent que les ennemis nous attendent à
    la rivière Saint-Jean. Dieu soit béni, nous somme résolus de les y
    aller trouver.

Au bout de quelques jours, c'est-à-dire le 14 juillet 1696, trois
vaisseaux de guerre anglais furent signalés; d'Iberville alla aussitôt
les attaquer. Avec son habileté ordinaire, il démâta, de quelques volées
de canon, le plus grand des vaisseaux, le _New-Port_, et l'enleva à
l'abordage sans perdre un seul homme. Il se dirigea ensuite vers les
deux autres bâtiments, qui prirent la fuite et parvinrent à s'échapper,
grâce à une forte brume.

M. Beaudoin nous fait ici connaître l'habileté du commandant et les
dispositions religieuses des hommes intrépides qu'il commandait. M.
d'Iberville avait fait fermer les sabords du _Profond_, et avait fait
coucher ses gens sur le pont, pour donner confiance au vaisseau anglais,
qui vint sans défiance aborder le _Profond_. Aussitôt les sabords sont
ouverts, les hommes commencent la mousqueterie sur les deux vaisseaux
ennemis, dont l'un est bientôt démâté, et M. Beaudoin fait la remarque
qu'il avait bien espéré que Dieu bénirait ces braves Canadiens, qui
depuis le départ s'étaient approchés très souvent des sacrements.

Après cet incident, les commandants français se dirigèrent vers
Pémaquid, où ils arrivèrent le 13 du mois d'août. Dans le trajet, ils
avaient embarqué avec eux deux cent cinquante sauvages alliés, commandés
par M. de Saint-Castin et M. de Villebon, deux officiers placés dans
l'Acadie. Le Père Simon, missionnaire de l'Acadie, les accompagnait
comme chapelain.

M. de Villebon, M. de Montigny et l'abbé de Thury se rendirent sur la
côte en canot avec les sauvages. Ils étaient suivis des vaisseaux, qui
abordèrent.

Le 15 août, jour de l'Assomption, les troupes assistèrent à la sainte
messe, et ensuite M. d'Iberville fit débarquer les mortiers et les
canons. On envoya un parlementaire au commandant de Pémaquid, qui
répondit à la sommation que «quand bien même la mer serait couverte de
vaisseaux et la terre couverte d'Indiens, il ne se rendrait pas, à moins
d'y être forcé.»

Dans la nuit, d'Iberville mit le temps à profit: il fit entourer le
fort de batteries. Le commandant, voyant qu'il ne pouvait pas résister,
demanda à capituler, ce qui fut accordé.

Le fort avait une très belle apparence; il était de figure carrée, avec
quatre tours énormes; il possédait un magasin de poudre creusé, dans
le roc, et une vaste place d'armes; les murailles avaient 12 pieds
d'épaisseur et de hauteur, et enfin il y avait 16 pièces de canon.

On permit aux militaires anglais de s'embarquer sur les vaisseaux de
leur pays, et on leur fournit des provisions pour le voyage.

Le but de l'expédition était donc atteint: les Anglais étaient expulsés,
et M. d'Iberville, craignant leur retour, fit démanteler le fort pour
qu'il ne pût être occupé de nouveau.

Tout étant terminé à Pémaquid, M. d'Iberville partit pour Plaisance,
où il arriva le 12 septembre. A sa grande surprise, il trouva M. de
Brouillan parti. La cause de cette précipitation fut bientôt connue: M.
de Brouillan, mécontent de voir d'Iberville à la tête de l'expédition
et ne voulant pas avoir à partager son commandement, avait levé l'ancre
avec tous ses vaisseaux pour se rendre à la ville de Saint-Jean, où il
devait commencer l'attaque des possessions anglaises de Terre-Neuve.

C'était aller contre les ordres du roi et contre la promesse qu'il avait
faite à d'Iberville; c'était méconnaître imprudemment les sages avis que
lui avait donnés M. d'Iberville, qui pensait que cette expédition ne
pouvait être faite par mer à cause des dangers de la côte et de la force
des courants, comme M. de Brouillan put bientôt s'en convaincre.

Arrivé devant Saint-Jean, M. de Brouillan se mit en devoir de canonner
la place: mais il ne put se maintenir dans la rade, et fut entraîné par
les courants six lieues plus bas au sud. Pour réparer le mauvais effet
de cet insuccès, il débarqua ses troupes et s'empara de quelques
stations insignifiantes, puis il revint à Plaisance, irrité de se
trouver en défaut vis-à-vis de d'Iberville.

C'est alors qu'arrivèrent bien des contradictions, dont le Père
Charlevoix nous donne l'explication d'après M. Beaudoin. Il nous dit que
M. de Brouillan était un honnête homme, intelligent et d'une bravoure
incontestable, mais il était inexpérimenté dans les expéditions de
ce genre, et il ne pouvait recevoir d'avis parce qu'il était d'une
susceptibilité extraordinaire sur la question de son autorité.

M. d'Iberville, qui ne connaissait pas encore à quel homme il avait
affaire, chercha à l'éclairer. Il lui dit d'abord que l'occasion d'agir
n'était pas encore perdue, que l'hiver était le temps le plus propice,
parce que les Anglais ne seraient plus sur leurs gardes et ne seraient
pas appuyés par les flottes du printemps. Il lui représenta encore que
l'abord des côtes était impossible, à cause des courants, ainsi que M.
de Brouillan avait pu le reconnaître lui-même; que les récifs étaient
nombreux, très dangereux et peu connus des pilotes français.

Tout le monde savait, en outre, que le trajet par mer était bien plus
long à cause de la multitude des baies et des criques, tandis que, par
terre, il était beaucoup plus court, et se trouvait, de plus, facilité
par toutes les voies de communication que les Anglais avaient établies
depuis longtemps entre leurs stations, à travers les bois.

Tout cela était si raisonnable que, si M. de Brouillan avait voulu y
prêter l'oreille, il s'y fût rendu aussitôt. Mais il ne voulut rien
entendre, et, sans tenir compte des sages avis d'Iberville, il lui
déclara qu'il ne reconnaissait qu'une seule manière d'enlever la place:
c'était par mer et par les ressources que lui offraient les vaisseaux
dont il disposait, M. de Brouillan termina en disant à d'Iberville
d'agir à sa guise, mais qu'il lui enlevait le commandement des
Canadiens, et que désormais ils seraient sous les ordres du capitaine
des Muys.

Quoique M. d'Iberville fût affligé de cette décision et qu'il souffrît
d'abandonner ceux qu'il avait formés et toujours conduits avec lui, il
était disposé cependant à se soumettre, par respect pour l'autorité;
mais il n'en fut pas de même des Canadiens. A peine eurent-ils
connaissance de cette mesure qu'ils jetèrent les hauts cris, disant
qu'ils s'étaient engagés à d'Iberville, et qu'ils l'avaient reçu comme
commandant de M. de Frontenac. Ils ajoutèrent que s'ils ne devaient pas
l'avoir pour chef, ils étaient décidés à se retirer et à retourner dans
leurs foyers.

M. de Brouillan n'épargna ni remontrances, ni exhortations; mais voyant
qu'il ne devait rien obtenir de ces braves gens, et sachant bien qu'il
ne pourrait réussir sans leur secours, il changea sa décision, et envoya
M. de Muys dire à d'Iberville qu'il garderait son commandement.

De plus, il consentit a ce qu'il allât par terre, et enfin il reconnut
que le butin de Saint-Jean devait être partagé, non par moitié, mais
en rapport avec les frais que d'Iberville avait faits pour cette
expédition; ce qui était tout à fait juste.

Ils partirent chacun de son côté: M. de Brouillan par mer, M.
d'Iberville par terre. Ils devaient se réunir au port de Rognouse, à
quelques lieues au sud de Saint-Jean. M, l'abbé Beaudoin accompagnait
les Canadiens; il fit tout le voyage a pied, en un mot, en raquettes,
comme les combattants; il assista à tous les engagements, et c'est ainsi
qu'il a pu recueillir tous les faits qu'il a consignés dans le récit si
intéressant que l'on retrouve dans les ouvrages de M. de La Potherie et
du Père Charlevoix.

M. d'Iberville partit de Plaisance le 1er novembre. Il parcourut un
terrain marécageux, à demi gelé et où il trouva bien des difficultés;
mais ce trajet avait aguerri ses gens et les avait habitués à la marche.
Il arriva à Rognouse le 12 de novembre et y trouva M. de Brouillan, qui
voulut essuyer encore d'une nouvelle contradiction: il déclara donc
à d'Iberville qu'il ne lui accorderait que la moitié des prises de
Saint-Jean.

Cette décision fut si mal reçue, que M. de Brouillan vit qu'il était à
craindre que M. d'Iberville ne se retirât avec ses gens, qui voulaient
le suivre a tout prix. Il changea alors de langage, et il déclara qu'il
se désistait.

Aussitôt d'Iberville prit les résolutions qu'il jugea les meilleures:
c'était d'attaquer par terre les stations où l'on avait un facile accès
par les habitations. Après avoir pris les provisions du _Profond_, il le
fit partir pour transporter les prisonniers, tandis que lui-même n'en
avait plus besoin, puisque le gouverneur le laissait opérer par terre.

Mais ici, il y eut encore un changement inopiné. Le _Profond_ étant
parti, M. de Brouillan ne craignit plus que d'Iberville en profitât pour
se retirer s'il était mécontent; alors il déclara que tous les Canadiens
seraient sous ses ordres et que les volontaires iraient où ils
voudraient avec M. d'Iberville.

Le Père Charlevoix nous fait admirer le noble caractère de d'Iberville.
Sans aucune réclamation ni plainte, il supporta en silence cette
nouvelle incartade. Il prit le parti de patienter encore et de laisser
le gouverneur seul dans son tort. Il ne craignait qu'une chose: c'était
de n'avoir pas assez d'autorité sur ses gens pour les empêcher de se
révolter après tant de palinodies.

Cette modération fit réfléchir M. de Brouillan, et, très inquiet du ce
qui arriverait s'il était privé du concours de d'Iberville, il chercha
encore une fois à se débrouiller en envoyant quelqu'un pour déclarer
qu'il revenait sur sa décision. C'était la troisième ou quatrième
réconciliation.

M. Beaudoin fait cette réflexion: «J'aurais, je vous avoue, Monseigneur,
voulu être bien loin dans tous ces grabuges, étant ami de ces messieurs,
qui m'ont fait mille fois plus d'honneur que je ne mérite. Nonobstant
cela, j'aurais eu au moins autant de peine que le sieur d'Iberville à
consentir à tout ce qu'il a accordé au sieur de Brouillan. Ces messieurs
sont un peu d'accord; mais j'appréhende que cela ne dure pas.»

Les Canadiens partirent alors avec M. d'Iberville pour aller reconnaître
la place en remontant vers le Fourillon, station qui est à six lieues de
Saint-Jean.

Au second jour, ils virent un vaisseau marchand de 100 tonneaux, qu'ils
emportèrent du premier choc. L'équipage prit les chaloupes et s'enfuit
dans les bois.

M. d'Iberville les poursuivit et s'empara de vingt hommes, avec le
capitaine du vaisseau qui les accompagnait. Plus loin, il enleva trente
Anglais, à l'endroit appelé le Petit-Havre. Ensuite, les Canadiens
traversèrent à mi-corps une rivière très rapide, et emportèrent des
retranchements tout à pic, où ils mirent hors de combat trente-six
Anglais. C'était le 28 novembre.

Ils se mirent alors en marche pour approcher de Saint-Jean. M. Beaudoin
a décrit cette marche en témoin oculaire:

M. de Montigny marchait à trois cents pas en avant avec trente
Canadiens; M. d'Iberville et M. de Brouillan suivaient avec le corps
principal.

Après deux heures de marche, l'avant-garde signala quatre-vingts ennemis
retranchés derrière des troncs d'arbres et des quartiers de roche.
Aussitôt M. de Montigny fit arrêter sa troupe et se disposa à la lancer
sur les retranchements. M. l'abbé Beaudoin harangua les hommes; il les
excita à donner leur vie en braves. Ils s'agenouillèrent et ils reçurent
l'absolution générale, puis chacun jeta ses hardes et se tint prêt à
s'élancer.

M. de Montigny ayant mis l'épée à la main, s'avança à la tête pour
attaquer les ennemis au centre; M. d'Iberville devait les prendre Par
la gauche, et M. de Brouillan par la droite. La lutte fut acharnée, et,
malgré leur nombre inférieur, les Français montrèrent admirablement leur
supériorité dans l'emploi des armes et dans la rapidité des mouvements.
Au bout d'une demi-heure, les ennemis, après des pertes énormes,
durent aller se réfugier dans deux redoutes qui couvraient la porte
de Saint-Jean, et la fusillade recommença; mais voyant qu'ils étaient
encore trop imparfaitement abrités dans les redoutes, ils se retirèrent
dans le fort principal, qui était bastionné et palissadé. Ce fort
renfermait une vingtaine de canons qui dominaient la ville. En ce moment
une centaine d'Anglais s'étant jetés dans une embarcation, profitèrent
d'un vent favorable pour gagner la haute mer; mais dans le désordre de
l'embarquement, ils eurent cinquante des leurs blessés à mort.

M. Beaudoin fait remarquer la supériorité des Canadiens dans toutes ces
rencontres. Les gens de M. de Brouillan auraient eu besoin d'une ou deux
campagnes avec les Iroquois pour savoir se couvrir des ennemis, et pour
savoir les surprendre. Si les Canadiens sont plus aguerris, c'est qu'ils
l'ont appris à leurs dépens dans leurs rencontres avec les sauvages. Ils
savent qu'il ne faut jamais s'épargner dans ces expéditions où tout
est à l'aventure; qu'il vaut mieux se faire tuer que de rester blessé,
exposé à tomber ainsi au pouvoir d'ennemis implacables, ou à mourir
d'épuisement au milieu des frimas.

Il fallut songer à faire le siège de la citadelle, qui avait deux cents
hommes de garnison bien équipés, et qui voyait deux vaisseaux de guerre
arriver à son secours.

Les Canadiens commencèrent par brûler toutes les maisons qui occupaient
les approches du fort, et le fort, complètement démasqué, apparut avec
toutes ses défenses.

Ce fort, situé sur une hauteur au nord-ouest, était flanqué de quatre
bastions et entouré d'une palissade garnie de canons. Au centre
s'élevait une tour à deux étages, également garnie de canons. M. de
Brouillan, voyant l'attitude déterminée des assiégés et leurs moyens
de défense, envoya chercher les mortiers, que l'on avait laissés à
Bayeboulle, et le lendemain il commença la canonnade.

Le gouverneur, espérant toujours l'arrivée des vaisseaux qui louvoyaient
en haute mer, envoya, le 30 novembre, jour de saint André, un
parlementaire demander un délai. Le commandant français, comprenant son
intention, refusa cette demande, et le gouverneur, renonçant à toute
espérance de secours, se décida à signer la capitulation.

M. de Brouillan n'eut aucun égard aux services rendus par M.
d'Iberville. Il ne lui laissa prendre aucune part aux décisions qui
précédèrent la capitulation, et il la signa sans lui. Ce procédé parut
tout à fait inconvenant à M. Beaudoin, qui remarque que M. d'Iberville
avait eu au moins autant de part à la prise de la place que M. de
Brouillan.

M. d'Iberville ne fit aucune observation. Il se réservait de faire
connaître plus tard ce qu'il pensait de tous ces manques d'égards.

Voici quels étaient les termes de la reddition de la place:

On convint: 1° que la place se rendrait à deux heures de l'après-midi;
2° que le gouverneur et ses hommes sortiraient sans armes, qu'ils
auraient la vie sauve et conserveraient ce qu'ils portaient sur eux; 3°
qu'on leur fournirait deux bâtiments et des vivres pour retourner en
Angleterre.

Les Français avaient fait 300 prisonniers et ils avaient trouvé 62,600
quintaux de morue, ce qui, joint aux prises récentes, portait le butin
jusqu'à ce jour à plus de 110 mille quintaux.

Saint-Jean est un beau havre pouvant recevoir deux cents vaisseaux. Son
entrée est de la largeur d'une portée de fusil; elle est dominée par
deux montagnes très hautes, avec une batterie de huit canons. Outre
cela, il y avait trois forts, comme nous l'avons vu plus haut.

Les fermes, qui suivirent la destinée du fort, étaient au nombre de
soixante et occupaient une demi-lieue le long de la rade.

Comme on ne pouvait occuper cette ville, il fallut démolir les forts et
brûler les habitations. On conserva quelques maisons pour le soin des
malades qu'on ne pouvait transporter.

Le bruit de cette prise se répandit dans toutes les stations anglaises,
et y mit la plus grande consternation.

Après cet exploit, M. de Brouillan, se trouvant accablé de fatigue, se
décida à retourner à Plaisance, laissant à d'Iberville tous les honneurs
et les soucis de l'expédition.

«Le 23 décembre, après ma messe, dit M. Beaudoin, étant auprès du feu,
avec M. d'Iberville, M. de Brouillan vint lui dire qu'il était incapable
de le suivre dans les voyages sur la neige, telle que doit être la
guerre qu'il a eu à faire tout l'hiver, et qu'il veut ramener son monde
à Plaisance par le chemin que d'Iberville avait suivi pour venir à
Rognouse. M. d'Iberville, voyant qu'il paraissait accablé de fatigue
et excédé de tous les mécomptes qu'il s'était attirés par sa faute, ne
tenta point de le dissuader, et lui fit ses adieux dans les meilleurs
termes. M. de Brouillan partit alors à travers les neiges, qui étaient
très hautes, ayant avec lui quatre Canadiens qui devaient lui battre le
chemin.»

On était arrivé à la fin du mois de décembre.

Avant de se remettre en marche, M. d'Iberville prit soin de faire
célébrer la grande fête de Noël à ses Canadiens, qui étaient aussi
fervents chrétiens qu'intrépides combattants. Il y eut solennité
religieuse, grâce à la présence de M. Beaudoin, et du Père Simon qui
l'assistait: messe de minuit, grand'messe du jour avec fanfares et
sonneries des clairons, coups de canons et pièces d'artifices. C'est
ainsi que l'on arriva au mois de janvier 1697.

D'Iberville, qui avait conservé tous ses hommes, se disposa a continuer
sa marche au nord. Il envoya en avant de Montigny, qui s'empara de deux
stations importantes; Kividi et Portugal Cove. Il sa saisit aussi d'une
chaloupe qui venait de Carbonnière, et il fit cent prisonniers.

Pendant ce temps, un autre lieutenant de d'Iberville, M. de La Perrière,
s'empara de Tascove et du cap Saint-François, à l'extrémité de la baie
de la Conception. D'Iberville suivait avec le corps principal; il prit
80 chaloupes, et se rendit maître de 35 lieues de pays sur le coté sud
de la baie de la Conception.

Après avoir réuni tout son monde, il se disposa à occuper l'autre côté
de la baie; mais avant de partir, il fit fabriquer des raquettes pour
ses gens. Depuis plusieurs jours la neige était tombée en si grande
quantité que les sauvages disaient n'avoir jamais rien vu de semblable
en Canada: elle atteignait dans les vallées jusqu'à vingt pieds de
hauteur.

Nous n'avons pas besoin de décrire longuement les raquettes dont les
Canadiens avaient tiré tant d'avantages dans leur expédition de la baie
d'Hudson. On les nommait ainsi parce qu'elles avaient à peu près la
forme des raquettes du jeu de paume, seulement, elles étaient plus
grandes. On les attache sous le pied avec une double courroie qui Part
du centre de la raquette et qui fixe le pied très solidement. Avec cet
appareil, un homme exercé peut franchir les neiges les plus épaisses
sans enfoncer, et avec une singulière rapidité.

On partit le 18 janvier, de Montigny marchant toujours en avant; et deux
jours après, grâce aux raquettes, on arriva à trente lieues de distance,
sur la côte nord, près du fort de Carbonnière et en face de l'île
du même nom. C'est là que se trouvait l'une des stations les plus
importantes des Anglais.

On navigua plusieurs jours en vue de l'île, en attendant un moment
favorable pour débarquer.

Le chevalier s'empara d'abord de plusieurs chaloupes des habitations
voisines, et les mit aussitôt en bon état.

Après plusieurs tentatives, on vit qu'il fallait renoncer à cette
expédition. L'île était inabordable; toute la côte est revêtue de
rochers à pic d'une grande hauteur; le seul endroit au niveau de
l'eau est entouré d'une batture qui est pleine de périls pour les
embarcations, et qui n'est accessible qu'aux pilotes de l'île.

Voyant ces difficultés, le chevalier ne perdit pas son temps. Il
débarqua ses troupes sur la terre ferme, et, au bout de quelques jours,
les Français s'étaient emparés de toutes les stations qui occupaient le
nord de la baie de In Conception.

Le chevalier commença par le Havre-de-Grâce, l'un des plus anciens
établissements des Anglais. Il y trouva 100 hommes et 7,500 quintaux de
morue, et des bestiaux en grande quantité. On prit ensuite Porte-Grave
avec 116 hommes et 10,000 quintaux de morue; Mosquetti, le poste de
Carbonnière, en terre ferme, avec 220 hommes et 22,500 quintaux de
morue; New Perlican, Salmon Cove et Bridge, avec 70 hommes et 6,000
quintaux de morue. Après quoi, M. d'Iberville, se dirigeant dans le
nord, arriva à la station de Bayever, dont il s'empara. Là, il fit 80
hommes prisonniers et prit 11,000 quintaux de morue. Deux lieues plus
haut, à Colicove, il trouva encore un grand nombre d'animaux.

Il y avait là des fermes magnifiques, et plusieurs fermiers possédaient
des cent mille livres de capital. Les habitants, fuyant à son approche,
s'étaient réfugiés au Havre Content, situé à l'extrémité nord de la
baie suivante, nommée la baie de la Trinité. M. d'Iberville s'y rendit
aussitôt et obtint que l'on capitulât. Quatre-vingts habitants, venus de
différents points, s'y trouvaient avec leurs femmes et leurs enfants.

Au Havre Content, M. Deschauffours, gentilhomme acadien, fut établi avec
dix hommes de garnison.

Dans toute cette expédition, cent vingt-cinq Canadiens s'emparèrent, en
cinq mois, d'une étendue de pays de 500 lieues carrées, après une marche
de plus de deux cents lieues; ils firent 700 prisonniers et tuèrent 200
hommes, n'ayant subi eux-mêmes que peu de pertes, et ils ne saisirent
pas moins de 190,000 quintaux de morue.

Après la prise de Havre Content, M. d'Iberville, ayant su que les gens
de Carbonnière, de Porte-Grave et de Bridge, auxquels il avait laissé
la vie sauve, avaient formé le projet de se réfugier à l'île de
Carbonnière, contre la parole qu'ils avaient donnée, revint aussitôt sur
ses pas pour les maintenir dans l'obéissance. Il lui fallut passer à
travers les bois et par les chemins les plus difficiles. «On avait à
chaque instant à traverser à mi-jambe dans l'eau, qui n'est pas trop
chaude en cette saison», dit M. Beaudoin. En effet, on était au 10
février. Mais à Carbonnière, les gens se dédommagèrent de leurs fatigues
en faisant venir de la viande fraîche du Havre-de-Grâce, où, comme nous
l'avons dit, il y avait des bestiaux en grande quantité. M. d'Iberville,
pour terminer la conquête de toute l'île, songea dès lors à se rendre à
Bonavista, qui est à 100 lieues au nord de Carbonnière, mais auparavant
il voulut traiter d'échange avec les Anglais de l'île de Carbonnière.

Ceux-ci répondirent en demandant un Anglais pour un Français et trois
Anglais pour un Irlandais. Ils étaient irrités contre les Irlandais,
qu'ils regardaient comme leurs sujets et qu'ils avaient trouvés dans les
rangs de leurs adversaires. Mais cette demande n'eut pas de suite parce
qu'elle fut éludée par les Français.

Sur ces entrefaites, vers le 14 février, on vit revenir les quatre
Canadiens que M. de Brouillan avait emmenés avec lui, à la fin de
décembre, pour le conduire par terre de Saint-Jean à Plaisance. Ces
braves gens revenaient partager les dangers et les fatigues de leurs
compagnons d'armes. «Ils nous apprirent, dit M.. Beaudoin, que M. de
Brouillan, arrivé à Bayeboulle, à 15 lieues de Saint-Jean, se trouva
tellement accablé de fatigue et découragé, qu'il se refusa absolument
à continuer par terre, où il n'avait que 25 lieues à faire, et qu'il
préféra s'embarquer à Bayeboulle, ce qui faisait une différence de plus
de 100 lieues à parcourir par mer.»

«M. d'Iberville eut bientôt occasion de prendre ce chemin de terre,
qui paraissait impraticable à M. de Brouillan et à messieurs les
Plaisantins, ajoute M. Beaudoin. Il est vrai qu'il n'est pas aussi beau
que celui de Paris à Versailles, mais on peut le faire en quatre jours
en marchant d'un bon pas.» M. d'Iberville voulait, avant de continuer
son expédition, revenir à Plaisance pour avoir des nouvelles de France,
d'où il attendait l'escadre qui lui avait été promise pour se rendre à
la baie d'Hudson. Enfin, «il avait peut-être à prendre des munitions, et
moi des hosties,» nous dit M. Beaudoin, qui l'accompagna dans ce trajet
de quelques jours.

Cette expédition avait fait connaître aux Français toutes les ressources
de ce pays; ils avaient appris, par la pratique des Anglais, qui étaient
de grands chasseurs, la distance qui les séparait des possessions
françaises et les voies praticables qui y conduisaient.



    [Illustration: Carte des baies....]

    PORT DE PLAISANCE DANS L'ÎLE DE TERRE-NEUVE.

    La baie de Plaisance a 25 lieues de largeur à son entrée et 50
    lieues de profondeur. C'était la résidence du gouverneur français,
    M. de Brouillan.



Ainsi, du fond de la baie de la Trinité, où d'Iberville avait pris
New Perlican, Bayever, Bridge, etc., jusqu'au fond de la baie même de
Plaisance, à l'endroit que l'on appelait le port de Cromwell, il n'y a
qu'une lieue a traverser, tandis qu'en allant par mer, on trouverait 150
lieues de parcours.

M. d'Iberville s'était donc rendu à Plaisance au mois d'août 1697 pour
avoir des nouvelles; et, en attendant, il préparait l'expédition
de Bonavista, comme nous l'avons dit plus haut, pour consommer la
destruction des établissements de Terre-Neuve.

Au bout de quelques semaines, les gens que d'Iberville avait laissés
sur les côtes pour détruire ce qui restait des possessions anglaises,
vinrent le rejoindre à Plaisance avec M. d'Amour de Plaine, leur
commandant.

Toute la troupe de M. d'Iberville se trouvait réunie autour de lui. Il y
avait plusieurs gentilshommes canadiens, quatre officiers des troupes du
roi, et enfin des hommes signalés par les exploits les plus aventureux.

C'était la plus intrépide réunion que l'on vit jamais en Canada. Choisis
parmi les meilleurs, M. d'Iberville, dans sa nouvelle expédition, les
avait formés encore à affronter les plus grandes fatigues. Nous aimons à
rappeler ici les noms qui nous ont été conservés dans les relations, et
dont plusieurs sont encore dignement portés en Canada:

Le capitaine des Muys, MM. de Rancogne, d'Amour de Plaine, de Montigny,
de Bienville, frère du commandant, Boucher de La Perrière, Deschauffours
l'Hermite, Dugué de Boisbriant, et enfin Nescambiout, le chef des
Abénaquis, qui alla a Versailles quelques années après. Il fut présenté
au roi et reçut un sabre d'honneur.

Cette dernière campagne ne les avait pas seulement aguerris, elle leur
avait procuré l'abondance. Ils n'en abusaient pas, étant soumis à la
plus stricte discipline, mais ils en profitaient pour se préparer aux
éventualités de l'avenir, achetant des armes excellentes, des vêtements
et les fourrures nécessaires pour les rudes climats du Nord.

Mais ce riche butin amena des difficultés auxquelles on était loin de
s'attendre.

M. de Brouillan fit connaître de la manière la plus formelle qu'il
prétendait participer aux bénéfices d'une expédition dont il n'avait
pas voulu partager les dangers. M. d'Iberville, tout en reconnaissant
l'injustice de cette réclamation, était disposé à céder, par respect
pour l'autorité; mais il n'en fut pas de même de ses gens, qui
refusèrent d'écouter de telles prétentions. Ils déclarèrent que si le
gouverneur voulait avoir sa part, il n'avait qu'il aller la chercher
lui-même dans les stations où il restait quelque chose. Ils citaient
parmi celles-ci le port de Rognouse, où on savait qu'il y avait cent
hommes, de défense avec des provisions abondantes.



    [Illustration: Les navires...]

    QUATRIÈME EXPÉDITION A LA BAIE D'HUDSON.

    Les bâtiments étaient au nombre de trois principaux: d'Iberville
    commandait le _Pélican_, vaisseau de 50 canons et de 150 hommes
    d'équipage; M. de Sérigny, le _Profond_, et M. de Boisbriand, le
    _Wesph_. L'équipage était réparti sur deux autres petits bâtiments,
    le _Palmier_ et _l'Esquimau_, chargés de vivres. L'escadre avait,
    outre les hommes d'équipage, 250 combattants. Les bâtiments étaient
    approvisionnés de tout ce qui était nécessaire pour cas expéditions
    du nord: des mousquets, des haches d'armes, des harpons, des
    grappins, des couvertures de laine, des fourrures, des armes
    particulières pour combattre les baleines. La navigation avait cela
    de particulier que jusqu'à l'entrée de la baie d'Hudson, on pouvait
    rencontrer les glaces venant du pôle, tandis que, plus loin, ces
    glaces diminuaient à cause de la chaleur du Gulf-Stream, qui quitte
    les côtes de l'Amérique en cet endroit pour traverser l'Atlantique.



M. de Brouillan, irrité, fit emprisonner quelques-uns des opposants,
et chercha à séparer M. de Montigny de M. d'Iberville. Cela poussa
d'Iberville aux dernières limites du mécontentement.

On ne sait ce qui aurait pu résulter de l'entêtement de M. de Brouillan
et de l'indignation du capitaine canadien, lorsque arriva un événement
qui changea toutes choses.

M. de Sérigny, frère du chevalier, arriva de France le 15 du mois de
mai 1698. Il conduisait une escadre qui apportait les ordres les plus
pressants de se rendre à la baie d'Hudson.

La cour ayant appris que Terre-Neuve était conquise presque entièrement,
enjoignait à M. d'Iberville de se rendre aussitôt a la haie d'Hudson.
On pensait que M. de Brouillan suffirait à compléter la conquête par la
prise de Bonavista.

Ainsi finit l'oeuvre de M. d'Iberville en Terre-Neuve et il ne lui resta
plus qu'à prendre congé de l'irascible gouverneur.

Après cela, M. Beaudoin énumère le résultat de cette année de combats.
Il nous fait remarquer que 125 hommes, en si peu de temps, avaient
occupé près de 500 lieues carrées de territoire, avaient pris trente
stations, fait plus de 1,000 prisonniers, tué 200 hommes, et saisi tant
de milliers de quintaux de morue, sans avoir éprouvé d'autre accident
que deux hommes blessés.

Le pieux missionnaire ajoute qu'il bénit le Seigneur d'avoir assisté les
Français, qui avaient presque tous la crainte de Dieu, tandis que leurs
ennemis étaient de moeurs abominables.

Ces Anglais avaient cependant de bonnes qualités: ils étaient des hommes
actifs et habiles dans l'exploitation des pêcheries et des chasses; mais
ils n'avaient rien des qualités militaires, et ils étaient incapables de
résister à des combattants intrépides comme les Canadiens.

De plus, Dieu ne pouvait les favoriser: ils ne faisaient aucune
religion, n'ayant pas même de ministre avec eux, Ils étaient, dans leur
conduite, pires que les sauvages, abandonnés à l'ivrognerie et à tous
les désordres.

M. Beaudoin donne ensuite rémunération des stations prises par les
Français, et il les met sous trois divisions distinctes:

Celles prises par M. de Brouillan seul, avant l'arrivée d'Iberville;
celles prises par M. de Brouillan réuni à M. d'Iberville; et enfin les
stations prises par M. d'Iberville seul, avec le nombre des habitants de
chaque place, les chaloupes qu'ils y ont trouvées, et le poisson qu'ils
y prennent chaque année.

Il y en a dix dans la première catégorie, trois dans la seconde, et
vingt-trois dans la troisième.

Il est à remarquer que M. de La Potherie, qui copie l'énumération, a
omis de faire cette distinction, de manière qu'on ne peut comprendre ce
qu'il a voulu dire en cet endroit.

Voici la liste donnée par M. Beaudoin:

1° Stations prises par M. de Brouillan avec ses gens: Rognouse,
Trémousse, Forillon, Caplini Bay, Cap Reuil, Brigue, Tothcave,
Bayeboulle, Aigueforte--490 pécheurs, 54 habitants, 71 chaloupes prises,
25,000 quintaux de morue;

2° Celles prises par M. d'Iberville et M. de Brouillan réunis: le
Petit-Havre, la ville de Saint-Jean, le fort de Kividi--420 pêcheurs, 82
habitants, 150 chaloupes, 75,000 quintaux de morue;

3° Stations prises par M. d'Iberville seul: 1° dans la baie de la
Conception et la haie de la Trinité: 2° de Portugal Cove, Havremon,
Quinscove, Havre-de-Grâce, Mousquit, Carbonnière, Croques Coves, Kelins
Cove, Fresh Water, Bayever, Vieux Perlican, Lance-Arbre, Colicove, New
Perlican, Havre Content, Arcisse, la Trinité.--1,138 pêcheurs, 149
habitants, 214 chaloupes, 113,800 quintaux de morue.

Total: 2,048 pécheurs, 285 habitants, 435 chaloupes, 263,900 quintaux de
morue.

Après le départ de M. d'Iberville, M. de Brouillan se trouva délivré
d'une grande préoccupation: il lui semblait qu'il serait plus en mesure
d'exercer ses prérogatives, et de prouver qu'il n'avait pas besoin de
partager son autorité. Mais les années suivantes ne lui furent pas
favorables, et on 1698 les Anglais étaient revenus occuper sans
résistances toutes les stations de la côte orientale.

M. de Brouillan ayant été nommé au gouvernement de l'Acadie, fut
remplacé par M. de Subercase. Ce dernier se décida d'attaquer les
stations anglaises, ce qu'il opéra, avec le commandant de Montigny, en
janvier 1707. Ils avaient réuni 450 hommes. Ils prirent plusieurs postes
et détruisirent tous les environs de Saint-Jean. L'année suivante, M. de
Saint-Ovide, neveu de M. de Brouillan, alla, avec 125 hommes et M.
de Cortebelle, occuper le pays; ils enlevèrent Saint-Jean, et se
préparaient à de nouvelles excursions, lorsque le gouverneur de
Plaisance les rappela, parce qu'il avait appris que les Anglais se
préparaient à l'attaquer avec 2,000 hommes.

Les succès furent ainsi partagés dans le cours du XVIIIe siècle; les
Anglais finirent par consolider leur occupation, mais ils consentirent à
laisser aux pêcheurs français quelques points sur la côte. Il ne reste
plus aujourd'hui à la France que deux îles au sud de Terre-Neuve,
Saint-Pierre et Miquelon, qui sont aujourd'hui le contre d'une
exploitation considérable.

En 1745, la pêche occupait chaque année dix mille hommes avec 500
navires de Bayonne, de Saint-Jean de Luz et du Havre-de-Grâce.

Aujourd'hui les pêcheries ont une importance plus grande que jamais.
Chaque année, près de cent quatre-vingt-dix bâtiments viennent se fixer
sur le banc de Terre-Neuve. Ils ne doivent pas, d'après les traités,
avancer à plus de vingt lieues du rivage, mais cela suffit pour la
pêche. Ils trafiquent avec les riverains de Terre-Neuve, qui leur
apportent le menu poisson qui doit servir d'amorce. Pas moins de
vingt-cinq à trente mille pêcheurs, largement rétribués, sont ainsi
employés à la pêche. Cette occupation est une école tout à fait
précieuse pour la préparation de la marine française. Aussi le
gouvernement donne-t-il à chaque bâtiment une prime considérable.

Tel est l'état actuel des pêcheries françaises en Amérique, et l'on ne
doit pas oublier la part que d'Iberville a prise au développement de
cette précieuse industrie.



QUATRIÈME PARTIE



IV EXPÉDITION A LA BAIE D'HUDSON.

Tous les préparatifs étant terminés à Plaisance et les équipages de
l'escadre ayant été complétés, on mit à la voile le 8 juillet 1697,
et l'on avança par un vent du sud-ouest. D'Iberville commandait le
_Pélican_, vaisseau de 50 canons et de 150 hommes d'équipage. M. de
Sérigny commandait le _Profond_ et M. de Boisbriant le _Wesph_.
Ces officiers avaient parcouru plusieurs fois les mers du Nord et
connaissaient la baie d'Hudson. Enfin, les hommes de guerre qui les
secondaient, avaient été déjà leurs compagnons.

Outre M. d'Iberville et ses deux frères, M. de Sérigny, et de Bienville,
âgé seulement de quatorze ans et frère chéri d'Iberville, il y avait
leur cousin de Martigny, fils de leur oncle, Jacques Le Moyne; les
deux MM. Dugué de Boisbriant, de La Salle, de Caumont, le chevalier de
Montalembert, de la compagnie du marquis de Villette, M. de La Potherie,
qui a publié plusieurs volumes pleins d'intérêt sur la Nouvelle-France
et sur les événements dont il avait été témoin; MM. de Grandville et de
Ligonde, gardes de la marine; Chatrier. Saint-Aubin, Jourdain et Vivien,
pilotes, La Carbonnière de Montréal, Saint-Martin, etc.; enfin, Jérémie,
qui a laissé une relation assez complète de tous ces événements. Ils
avaient avec eux un aumônier. D'Iberville avait toujours soin d'en
associer à toutes ces entreprises, où il fallait toujours être prêt à
donner sa vie pour le service de Dieu et du roi. Cet aumônier était
M. Fitz-Maurice, de la famille des Kiéri en Irlande, dont d'Iberville
estimait tout particulièrement le mérite et le zèle infatigable. Il
devait rendre les plus grands services, et il était destiné à subir de
grandes fatigues.

L'équipage était réparti sur cinq navires: le _Pélican, le Palmier,
le Wesph, le Profond_, et un brigantin nommé _l'Esquimau_, chargé
de vivres. L'escadre réunissait, outre les hommes d'équipage, 250
combattants. Les bâtiments étaient approvisionnés de tout ce qui était
nécessaire pour ces expéditions du Nord; des mousquets, des haches
d'armes, des harpons, des grappins pour fixer les navires sur les glaces
lorsqu'on ne pouvait plus naviguer, des couvertures de laine et des
fourrures pour les jours les plus froids, des armes particulières pour
combattre les baleines, qui naviguaient par légions dans le nord, et
pour s'emparer de ces populations d'amphibies qui couvraient les rivages
parfois jusqu'à perte de vue; sans compter les armes de chasse pour
attaquer ces tribus d'oiseaux si nombreux, non encore décimés par les
chasseurs: les oies, les outardes, les pingouins, les mouettes, les
goélands.

De Plaisance, on longea l'île pour se rendre sur la côte orientale. On
passa devant le cap Sainte-Marie, devant lu cap de Rase au sud de l'île,
puis on remonta le long du banc de Terre-Neuve. M. d'Iberville avait
reçu l'instruction de courir des bordées sur cette côte; mais des
brumes très épaisses s'étant élevées, ces instructions ne purent être
observées, et l'escadre se dirigea aussitôt vers le nord.

Le 17 juillet, neuf jours après le départ, l'escadre ayant passé le cap
Saint-François et le cap Bonavista, on se trouva près de Belle-Isle,
en face de l'embouchure du fleuve Saint-Laurent et par le 52e degré de
latitude.

On commença à rencontrer quelques glaces dérivant vers le sud, mais ce
n'était rien en comparaison de ce que l'on devait voir plus tard.

Le 18 juillet, l'escadre longea les côtes du Labrador. Le 24, 16 jours
après le départ de Plaisance, l'entrée de la baie d'Hudson se présenta:
elle était tout obstruée de glaces. On était en face de l'île de la
Résolution, et des îles Button, qui conservent encore le même nom. Il
fallait se frayer un passage en naviguant vers l'ouest.

D'Iberville, monté sur le Pélican, affrontait les banquises, sachant
profiter de toutes les ressources de ces passages, qu'il avait traversés
plusieurs fois, et frayant la route aux autres navires.

Il fallait souvent grappiner, c'est-à-dire fixer les bâtiments sur les
glaces au moyen de grappins dont on avait un bon nombre.

A cette hauteur, on était au 62e degré de latitude, le soleil était
perpétuel, éclairant la nuit comme le jour. On rencontra ensuite les
îles du Pôle et de la Salamandre, ainsi nommées d'après les deux
bâtiments que d'Iberville y avait conduits dans son voyage précédent de
1694.

Arrivés à ce point, les navigateurs virent marcher contre eux
l'immensité des glaces venant du pôle; elles apparaissaient au loin
jusqu'à la ligne de l'horizon. C'étaient des masses énormes qui
semblaient entassées les unes sur les autres. Enfin, à chaque instant,
comme dans la région des nuages, on voyait s'accomplir les mouvements
les plus variés.

Certains bancs s'arrêtaient et se disposaient avec ordre comme les quais
d'un fleuve. Les autres continuaient à marcher et s'avançaient plusieurs
de front comme une flotte gigantesque. Il y avait des blocs de 300 pieds
de hauteur. A certains moments, dans cette procession effrayante, il y
avait des rencontres, avec des bruits terribles; tantôt c'était comme
des coups de tonnerre, d'autres fois comme des salves d'artillerie, ou
des feux de file de mousqueterie. A ces rencontres, les blocs de glace,
poussés par une force irrésistible, se levaient, se dressaient les uns
contre les autres, et menaçaient de s'abattre sur les embarcations.

Il était difficile de braver ces obstacles avec ces petits navires, qui
étaient si mal disposés pour supporter les grandes lames de l'Océan.
C'est ainsi que s'avançaient ces intrépides navigateurs; ils n'avaient
pour appui que des coques de noix; ils étaient dépourvus de ces
instruments de précision modernes qui parlent un langage, si
infaillible; ils n'avaient pour guide que la boussole et marchaient
connue les yeux fermés dans les brumes.

A un certain moment, un vent s'éleva qui ébranla les glaces et les
bouleversa. Au milieu de ce conflit, deux bâtiments se rencontrèrent, et
un mat d'artimon fut brisé, tandis que le brigantin _l'Esquimau_, poussé
par la violence des courants, fut enlevé et sombra avec son chargement.
Tout ce que l'on put faire fut de sauver l'équipage.

Dans ces régions, les tempêtes sont plus effrayantes que partout
ailleurs. Le 24 juillet, l'escadre en ressentit une qui dura huit
heures.

Les cordages et le pont étaient couverts de verglas, les voiles
s'immobilisaient; le veilleur, à son poste d'observation au haut du mat,
était comme une stalactite vivante. Les côtes présentaient une masse de
pics et de précipices effrayants. Enfin, au milieu de la tempête, le
_Pélican_ se vit séparé des trois autres vaisseaux, qui jusque-là
l'avaient suivi.

Le 8 du mois d'août, on était entré dans le détroit de la baie d'Hudson;
on doubla le cap Haut, puis le cap Charles, à 50 lieues de l'ouverture
du détroit.

Le 15 du mois d'août, le _Pélican_ était arrivé à 150 lieues des îles
Button et de l'entrée est du détroit. D'Iberville, ne voyant pas
arriver les trois vaisseaux français, s'arrêta, quelques jours pour les
attendre.

Ils étaient au milieu des splendeurs des mers du Nord. Dans le jour, ils
pouvaient contempler un ciel d'un éclat et d'une pureté extraordinaires,
qui tranchait sur la blancheur des neiges, et les glaces, qui
s'étendaient à perte de vue. Pendant la nuit, les aurores boréales
apparaissaient avec leurs lueurs plus blanches que l'albâtre et variant
à chaque instant. Autour du navire, tout un peuple d'amphibies, de loups
et de veaux marins couvraient les rivages; ils offraient aux chasseurs
une proie facile. Dans le ciel, des volées d'oiseaux énormes: les
outardes, les goélands remplissaient les airs, et ils étaient en si
grande quantité que La Potherie nous dit qu'on pouvait les prendre par
milliers.

Tandis qu'on pouvait se livrer à la chasse, on pouvait aussi s'occuper à
la pêche, qui offrait une proie abondante.

On était encore sur les glaces lorsqu'on vit arriver une bande de
sauvages esquimaux avec qui l'on se mit en rapport. M. de La Potherie
donne de grands détails sur ces habitants étranges des mers du pôle. Il
nous dit comme leurs vêtements, leurs armes et tous les objets à leur
usage sont admirablement adaptés au climat qu'ils doivent habiter.

Ils portent un surtout fait de fourrures très épaisses, avec des gilets
et des hauts-de-chausse de peau. Le tout est cousu avec les nerfs les
plus délicats des animaux et «avec une perfection dont les couturières
européennes n'approchent pas». Par-dessus leurs chausses, ils mettent
deux paires de bottes l'une sur l'autre, alternées avec des chaussons
de peau. Ils prennent donc plus de précautions contre le froid que les
Européens, mais aussi il paraît qu'ils ne connaissent pas les infirmités
qui affligent les peuples qui se disent civilisés.

Leurs canots de peaux de loups marins montées sur des os de baleine,
sont une invention merveilleuse pour braver la fureur des flots. Ils
sont tout couverts sur le dessus, à la réserve d'une ouverture où les
navigateurs se mettent; elle est si bien ajustée qu'il n'y entre jamais
d'eau. Ils les gouvernent très facilement avec une rame de quatre pieds
de longueur, arrondie aux deux extrémités et qu'ils savent manoeuvrer
avec une rapidité extraordinaire.

Le _Pélican_ remit à la voile et arriva le 3 septembre en vue du fort
Nelson, n'ayant pas de nouvelles des autres bâtiments.

Le 5 septembre, l'on vit arriver trois vaisseaux que l'on prit pour
l'escadre: grand mouvement à bord et grande joie. On bat aux champs
et l'on arbore les pavillons de bienvenue. Mais, étonnement général
lorsqu'on s'aperçoit que les bâtiments signalés ne répondent pas et
s'avancent toujours, en silence, à force de voiles. La méprise ne fut
pas longue; on avait devant soi trois vaisseaux ennemis qui venaient
d'attaquer le _Profond_ dans le nord de la baie, et qui croyaient
l'avoir coulé à fond.

Ces trois bâtiments étaient le _Hampshire_, de 50 canons et de 150
hommes d'équipage; le _Derring_, de 36 canons et 100 hommes d'équipage,
et le _Hudson Bay_, de 32 canons et plus de 200 hommes d'équipage:
total, près de 350 hommes avec 108 canons, auxquels le _Pélican_ ne
pouvait opposer que 150 hommes et 50 canons.

D'Iberville comprit aussitôt le danger, mais il jugea qu'il devait le
braver. D'ailleurs, il commandait des hommes résolus et qui n'auraient
pas voulu entendre parler de retraite.

Aussitôt, il divise son monde en plusieurs détachements. Il met La Salle
et de Grandville, gardes de la marine, avec leurs hommes à la batterie
d'en bas; il place son jeune frère de Bienville et M. de Ligonde,
autre o-arde de la marine, à la batterie du haut, et établit M. de La
Potherie, Saint-Martin et La Carbonnière au château dee l'avant, avec
les hommes les plus aguerris; lui-même se porte, avec un détachement, au
château de poupe, près du pilote, pour tout diriger.

D'Iberville, avec l'intelligence qui le caractérisait, décida qu'un
abordage vaudrait mieux que le vain essai de lutter, avec 50 canons,
contre trois vaisseaux pouvant tirer de tous côtés en l'environnant
comme d'un cercle de feu. Il se dirige donc vers le _Hampshire_, tandis
que les Anglais l'apostrophaient en criant qu'ils le reconnaissaient,
«qu'ils le cherchaient depuis longtemps, que son dernier jour était venu
et qu'ils ne l'épargneraient pas.» Et sur cela, des cris et des hourras
répétés.

Le moment était solennel. D'Iberville avançait toujours; il était d'une
impassibilité qui lui était ordinaire dans le danger et qui électrisait
ses gens, qui avaient les yeux sur lui.

Il fait sonner l'abordage. Tous ses gens se garent d'abord pour essuyer
la première bordée du _Hampshire_, puis ils se relèvent et montent d'un
bond sur les embrasures. Retenus d'une main aux manoeuvres du navire, de
l'autre, ils brandissaient leurs haches d'armes. Le navire marchait
avec rapidité. Le capitaine du Hampshire, les ayant contemplés quelques
instants, jugea qu'il pouvait être anéanti du premier coup avant qu'il
pût être secouru par les autres navires. Il fait aussitôt carguer ses
voiles, et, virant de bord, il se dérobe à une lutte qu'il n'ose pas
affronter.

D'Iberville ne perd pas un instant. Il continue sa course et se dirige
entre les deux autres vaisseaux. En passant près du _Derring_, il le
foudroie avec sa batterie de droite. Il se retourne vers le _Hudson
Bay_, et lui envoie sa bordée de gauche, puis il revient vers le
_Hampshire_, qui, voyant le Pélican aux prises avec deux vaisseaux,
avait décidé de se remettre en ligne. Les deux bâtiments anglais
avaient peine à se rétablir; les manoeuvres étaient hachées, les voiles
criblées, les canons renversés, les blessés nombreux.

Cependant, d'Iberville voyant que ce qu'il avait voulu éviter allait
se réaliser, si les trois navires se réunissaient, marcha droit sur le
_Hampshire_. Pendant ce temps, les trois navires se remirent en ligne et
tiraient à la fois, criblant le _Pélican_, mais sans blesser beaucoup de
monde, les gens d'Iberville étant si exercés à se garer à chaque bordée.
Ils jugeaient de la direction des coups, et suivant leur portée, ils
montaient dans les manoeuvres avec la rapidité la plus extraordinaire,
ou se garaient dans l'entrepont, puis ils revenaient sur le tillac en
poussant des cris de défi.

_Le Hampshire_, voyant l'inutilité de toutes ses volées de canons, se
décida enfin à aborder le _Pélican_, réservant son feu pour frapper son
adversaire d'aussi près que possible. Il commença par chercher à prendre
le vent pour revenir sur le _Pélican_ avec plus de force, mais, là
éclata l'inhabileté des marins anglais; ils ne purent réussir dans cette
manoeuvre, et su retrouvèrent côte à côte avec le _Pélican_, qui les
prolongeait et les suivait dans tous leurs mouvements.

C'est alors qu'arriva l'événement le plus considérable du combat.

Les navires étaient si près l'un de l'autre que les hommes
s'apostrophaient des deux bords. Les Anglais criaient aux Français
qu'ils vinssent leur rendre visite, et, voyant M. de La Potherie qui
avait le visage tout noir de poudre, ils s'écrièrent: «Ali! quel beau
visage de Guinée.»

Le _Hampshire_ se voyant a portée de pistolet, lança sa bordée, qui
n'eut presque pas de prise sur l'équipage étendu à plat sur le pont.

Alors, d'Iberville riposta. Tous ses canons étaient pointés à couler
bas, et il envoya si bien sa bordée que le _Hampshire_ ne put faire
que quelques brasses et sombra complètement sous voiles, avec tout son
monde, qui comprenait 150 combattants.

Les deux autres vaisseaux, voyant ce désastre, ne songèrent plus à faire
aucune résistance. Le _Derring_ vira de bord avec la plus grande hâte,
et s'enfuit; mais l'_Hudson Bay_, trop criblé pour en faire autant,
amena aussitôt son pavillon, et d'Iberville envoya La Salle avec 25
hommes pour l'amariner.

Tout avait été si bien conduit, que d'Iberville n'avait pas de morts,
et ne comptait que 14 blessés; mais les manoeuvres étaient coupées, les
voiles percées à jour, les mâts criblés.

Le chevalier du Ligonde avait reçu deux coups de feu; La Carbonnière
avait le coude entamé; Saint-Martin, la main fracassée; M. de La
Potherie avait reçu plusieurs balles dans ses vêtements, et avait un
bras contusionné.

Après ce combat acharné il se passa encore bien dea événements avant
l'attaque du fort Nelson. On était parvenu au 7 de septembre, et l'on
expérimenta alors la rigueur de ces climats. Il faisait très grand
froid; le vaisseau, avec ses agrès et ses mâts, était tout couvert
de neige et de verglas. Le vent était très fort, et, la grande ancre
s'étant rompue, la désolation fut au comble parmi les blessés et les
malades. M. de La Potherie, quelque accablé de fatigue qu'il fût, avait
encore assez de liberté d'esprit pour faire la remarque que Horace, qui
relève l'audace de celui que le premier confia une nef aux flots, ne
s'était cependant jamais trouvé en si fâcheuse conjoncture.

  Illi robur et aes triplex
  Circa, pectus erat qui fragilem truci
  Commisit pelago ratem
  Primus, nec timuit proecipitem Africum
  Decertantem...

La tempête se déchaîna, ensuite dans toute sa fureur; la galerie fut
enlevée, les tables et les bancs brisés dans la grande salle; enfin,
vers dix heures du soir, le 7 septembre, le gouvernail fut enlevé. Le
vaisseau, secoué et poussé sur les battures, ne put résister et fut
ouvert par le milieu. Au matin, il commença à sombrer: il fallut
l'abandonner. En ce moment on voyait la terre à deux lieues.

Au milieu de ces épreuves d'Iberville était inébranlable: c'était dans
les plus terribles circonstances que se révélaient sa fermeté et la
sûreté de ses décisions. Il se mit en devoir de sauver son équipage.
Il envoya M. de La Potherie et son cousin de Martigny dans un esquif,
chercher un lieu de déparquement, puis il fit disposer des radeaux, et
embarqua son monde. Les rigueurs du froid étaient telles que, sur les
200 hommes qui se trouvaient sur le bâtiment et qui eurent à traverser
les battures dans l'eau jusqu'à la ceinture, 18 périrent. M. de La
Potherie tomba sans mouvement, épuisé de fatigue; quelques Canadiens le
sauvèrent. L'aumônier, M de Fitz-Maurice, fut admirable de dévouement,
étant, comme nous l'avons dit, d'une force extraordinaire. Il soutenait
et même portait ceux qui ne pouvaient se traîner, et il ne les
abandonnait pas avant qu'ils fussent arrivés en terre ferme.

De grands feux que l'on fit soulagèrent ces pauvres gens qui étaient
légèrement vêtus et tout dégouttants encore du naufrage. Dans tous ces
désastres, d'Iberville avait veillé a tout. Il avait sauvé sa provision
de poudre, et il put ainsi envoyer ses meilleurs tireurs pour se
procurer du gibier. Heureusement, les autres vaisseaux arrivèrent,
le _Palmier_, le _Wesph_ et le _Profond_, apportant des vivres, des
munitions et des vêtements de toutes sortes; il était temps: les plus
robustes succombaient, les plus nobles coeurs étaient anxieux. Les
fronts s'éclaircirent, mais comme en ces temps la foi accompagnait
toutes les émotions, de vives démonstrations de reconnaissance furent
adressées à Dieu. D'ailleurs, ces braves gens étaient déterminés à toute
tentative suprême et, périr pour périr, ils disaient qu'il valait mieux
sacrifier sa vie sur un bastion du fort Nelson que de languir dans un
bois avec un pied de neige.

Le 11 septembre, dit M. de La Potherie, nous allâmes faire du feu à la
portée du canon du fort et sous le couvert des arbres, pour tromper
l'ennemi. La fumée nous attira des coups de canon, mais facilita aux
gens le débarquement le long de la rivière. M. d'Iberville, se dirigeant
par de petits sentiers couverts, s'en alla reconnaître la place, sur les
11 heures du matin; après quoi il envoya de Martigny en parlementaire
pour réclamer deux Canadiens et deux Iroquois qui étaient restés
prisonniers l'année précédente. Le gouverneur les refusa: alors on
résolut l'attaque.

Après dîner, on dressa une batterie à deux cents pas du fort, et l'on
débarqua les mortiers, les canons et les munitions, sous la direction
du chevalier de Montalembert, garde de la marine. Le lendemain, le
bombardement commença vers 10 heures du matin, et continua jusqu'à, une
heure de l'après-midi. Les bombes faisaient un effet merveilleux; les
remparts étaient renversés, et les Canadiens envoyés en tirailleurs,
voyant les résultats, les saluaient de Sassa Kouès de triomphe. On
commença alors, sur la côte opposée du Nord, une nouvelle batterie
qui aurait écrasé le fort, mais le gouverneur envoya le ministre, M.
Morrisson, proposer une capitulation, qui ne put être acceptée à cause
des conditions qui l'accompagnaient. Enfin, le lendemain, 13 septembre,
le gouverneur envoya des parlementaires chargé d'accepter les conditions
posées par M. d'Iberville.

A une heure de l'après-midi, l'évacuation eut lieu. La garnison sortit
tambours battants, mèches allumées, enseignes déployées, avec armes et
bagages.

Le fort Nelson, que l'on venait de prendre, est au 59e degré 30 m. de
latitude; c'est la dernière place de l'Amérique septentrionale. Il était
en forme de trapèze avec quatre bastions. Dans chaque bastion il y
avait des fauconneaux et des pièces de quatre et de huit. En tout, deux
mortiers de fonte, 34 canons et plusieurs petites pièces.

M. d'Iberville installa ses hommes, puis fit célébrer les offices
religieux. M. de Fitz-Maurice fit les offices et ensuite s'occupa de se
mettre en rapport avec les sauvages.

Cette campagne rendait la France maîtresse de toute la baie d'Hudson et
du toutes ses richesses, qui sont très grandes, car dans un climat
si rude la Providence a pourvu merveilleusement à la subsistance des
peuples qui y sont établis.

Les rivières sont très poissonneuses, la chasse y est abondante. Il y a
des perdrix en si grande quantité qu'on peut en tirer des milliers et
des milliers. Elles sont toutes blanches, beaucoup plus délicates que
celles d'Europe, et presque aussi grosses que des poules. Les outardes
et les oies sauvages y abondent si tort au printemps et à l'automne,
que les bords des rivières en sont remplis. Les caribous s'y trouvent
presque toute l'année; on les rencontre parfois par bandes de sept à
huit cents. La viande en est encore meilleure que celle du cerf.

Les pelleteries sont très nombreuses, très variées, très précieuses,
bien plus belles que celles des climats plus doux: les martes, les
renards noirs, les loutres, les ours, les loups, les castors sont très
abondants et d'une fourrure fournie et très fine. Mais ce qui pouvait
surtout attacher les Français à ce pays, c'est que les sauvages sont
bons, très désireux d'embrasser la vraie religion, et tout différents
des populations iroquoises, qui ont été si acharnées contre les
établissements français.

Les sauvages venaient donc un foule au fort Nelson pour se mettre on
rapport avec les Français, qu'ils avaient appris à aimer dans leurs
rapports précédents. Ils aimaient ardemment le noble caractère
d'Iberville; ils estimaient sa franchise, sa noblesse de coeur, sa
droiture, qui est la qualité qu'ils estiment le plus, nous dit M. de
La Potherie. Ils avaient appris à connaître M. de Martigny et M. de
Sérigny, qui, dans les expéditions précédentes, étaient restés plusieurs
mois avec eux. Ils savaient d'avance aussi qu'ils devaient mettre toute
leur confiance dans le missionnaire, par les vertus qu'ils avaient
admirées dans ceux qui l'avaient précédé. Ils n'oubliaient pas le P.
Silvy, venu avec d'Iberville dans sa première expédition, et qui, resté
avec eux, s'était dévoué jusqu'à ce que sa santé fût épuisée. Le P.
Silvy, après ces oeuvres de missions à la baie d'Hudson, fut rappelé
à Québec, mais le coup de mort était déjà porté: il mourut au bout de
quelques semaines. Les sauvages savaient tout cela, et lui conservaient
une filiale reconnaissance.

Ils avaient été attachés encore au nom français par le dévouement sans
limites du P. Marest, venu en 1694, et qui était resté plusieurs années
avec eux. Le zèle qu'il avait mis à travailler au service de l'équipage,
pendant l'hiver même, était grand, mais celui qui l'animait à s'occuper
des sauvages était encore plus grand, à cause du besoin où il voyait
leurs âmes. Il s'en allait aux plus grandes distances par tous les
temps; il passait les rivières à mi-corps, traversait des marais et des
savanes, supportant les froids les plus violents, et gagnant ainsi
le coeur des sauvages. Ils comprenaient, en le voyant supporter
héroïquement ces épreuves, quelle affection il devait avoir pour les
âmes. Ce sont des choses que les sauvages ne devaient jamais oublier;
ils n'avaient rien vu de semblable chez les ennemis des Français.

M. de Fitz-Maurice, animé par ces exemples, se mit dans les mêmes
rapports avec les sauvages. Il allait au loin les trouver dans leurs
campements, et passait les ruisseaux, les rivières, les marais,
supportant tout. Mais il est bon de rapporter une part du mérite de ces
oeuvres à M. d'Iberville, qui s'occupait avant tout du bien spirituel
de ses hommes et des sauvages. A bord, il assistait aux prières, aux
neuvaines et à la sainte messe, Il secondait l'aumônier dans toutes les
dispositions de son zèle. Le P. Fitz-Maurice nous dit qu'il était un des
premiers à la confession et à la communion. Nous ne pouvons avoir une
trop haute idée de ces héros chrétiens, plaçant au-dessus de tout, le
but religieux qui les guidait dans leurs entreprises, et sachant mettre
leur conduite en rapport avec leurs pieuses convictions. Ils rappellent
les héros des croisades.

M. d'Iberville pourvut ensuite à l'organisation de la nouvelle colonie.
Il mit son frère de Sérigny à la tête des stations; il demanda ensuite à
M. Fitz-Maurice de se charger de l'administration spirituelle, puis il
repartit pour la France, le 24 septembre 1697, bien que la saison fût
déjà avancée.

Il avait installé à bord du _Profond_ l'équipage du _Pélican_, qui avait
sombré; il y avait ajouté une partie de l'équipage de l'_Hudson-Bay_, et
enfin la garnison du fort, qu'il devait rapatrier.

Une heure après le départ le _Profond_ échouait, mais ce ne fut qu'une
alerte de peu de durée, car la marée survenant, on put continuer la
route.

A cette époque de l'année, le soleil baissait sur l'horizon à mesure
que l'on avançait vers le nord, et au bout de quelques jours, il ne
paraissait plus et l'on ne pouvait plus prendre la hauteur pour se
diriger.

Aussi, dit M. Bacqueville de La Potherie, on avançait dans les ténèbres;
on ne voyait plus rien, et par surcroît, il arriva une très forte
tempête.

Avec tout cela, il fallait trouver le détroit pour sortir de cette mer
tempétueuse. Après plusieurs jours d'inquiétude et de tâtonnements, on
put reconnaître qu'on était à l'entrée du détroit et en face de l'île de
Sasbré. On continua la marche avec plus d'assurance, en allant toujours
à l'est, et, le 2 octobre, c'est-à-dire huit jours après le départ du
fort Nelson, l'escadre se trouvait à, 50 lieues de l'entrée ouest du
détroit, devant le cap Charles, au 63e degré de latitude, presque au
milieu du parcours du détroit.

On longea ensuite les îles Bonaventure. Ces îles avaient été ainsi
nommées dans une expédition précédente, du nom du capitaine de frégate
Bonaventure, qui avait accompagné le chevalier en 1689.

On passa ensuite devant les îles sauvages et devant le cap Dragon, au
62e degré de latitude.

Le 9 d'octobre on longeait les îles Button, et enfin le 10 octobre 1697,
on était hors de danger à l'entrée du détroit, où l'on avait passé
précédemment le 7 juillet, en se rendant dans la baie d'Hudson.

M. de La Potherie cite alors ces vers d'Horace adressés à Virgile, qui
se rendait d'Italie à Athènes avec un vent de nord-ouest:

  Ventorumque regat pater,
  Obstrictis aliis, proeter Iapyga...

C'était le vent d'Iapyx qui était favorable à Virgile, comme lu vent
nord-ouest qui poussait l'escadre vers la sortie du détroit.

Dans cette traversée, M. de La Potherie fait remarquer que les équipages
furent rudement éprouvés par le scorbut.

Les hommes étaient exposés à prendre cette terrible maladie par l'usage
des viandes salées, par les rafales continuelles qui couvraient d'eau
les bâtiments, par l'impossibilité de changer d'habits et de linge qui
était en petite quantité. Plusieurs succombèrent.

L'escadre arriva à Belle-Isle le 9 novembre, et deux semaines après,
Rochefort, terme de la navigation, était en vue.

En terminant sa relation, M. de La Potherie croit devoir assurer que
l'occupation de la baie d'Hudson n'offrait pas assez d'avantages de
commerce pour affronter les périls d'une navigation si longue et si
difficile dans des climats si rigoureux.

Mais tel n'était pas le sentiment du chevalier d'Iberville, qui savait
très bien le parti que les Anglais pouvaient tirer de ce pays.

C'est ce qui a été confirmé par la suite des événements. Les Anglais
revinrent plus tard; ils s'assurèrent de tout le pays, favorisèrent des
associations puissantes, et ces commerçants, avec les subsides et les
primes du gouvernement, établirent deux grandes compagnies qui se mirent
à la tête du commerce des fourrures dans le monde entier.

Ce sont les deux compagnies de la baie d'Hudson et du Nord-Ouest, qui,
jusque dans les derniers temps, ont réalisé des bénéfices montant
presque chaque année à la somme de vingt à vingt-cinq millions de
francs.

D'Iberville, à son retour, vit le ministre des colonies, et lui exposa
avec force la situation de la Nouvelle-France, et le danger que lui
faisait courir le voisinage des Anglais.

Ces représentations eurent un plein succès, et le ministre chargea
d'Iberville d'une expédition plus considérable que toutes celles qui lui
avaient été confiées jusque-là.

C'est ce que nous verrons dans les chapitres suivants.



CINQUIÈME PARTIE



EXPÉDITION DU MISSISSIPI.

M. d'Iberville quitta la baie d'Hudson on 1697 et revint en France. Il
rendit compte de sa mission et énonça les moyens qu'il y avait à prendre
afin d'en assurer le succès. Il parle ainsi de l'avenir des possessions
françaises en Amérique:

«Suivant lui, il fallait s'occuper des dangers qui menaçaient nos
établissements. Ces dangers venaient du voisinage de puissances qui
étaient redoutables par leur nombre et par une position supérieure à
celle des colonies françaises.

«Vis-à-vis de nos colonies du nord, les Anglais et les Hollandais
occupaient des pays d'un climat tempéré et d'une production
surabondante.

«Ils pouvaient attirer des quantités innombrables d'émigrants; de plus,
ils pouvaient les établir avantageusement et les fixer pour jamais.

«Les Français qui viennent dans la Nouvelle-France y sont attirés par
quelques avantages: par l'immensité des forêts et des pêcheries à
exploiter; mais ils ont à, lutter contre un climat si rigoureux, qu'ils
ne songent après avoir amassé quelque bien, qu'à s'en aller le faire
fructifier dans la mère patrie. De là, une cause d'infériorité pour les
colonies françaises. Les Anglais sont établis dans le sud, sous une zône
supérieure à celle de leur propre pays; quand ils en ont joui pendant
quelques années, il ne veulent plus partir et contribuent à élever ainsi
chaque année le chiffre de leur population.

«Aussi les Français ne se comptent que par vingt mille, et leurs voisins
par plus de deux cent mille.

«Pour soutenir la concurrence, il faudrait donc que tout en conservant
les possessions si avantageuses du nord, la France songeât à occuper
les contrées si favorables du sud, sur les rives du Mississipi et du
Missouri, et cela jusques aux bords du golfe du Mexique, où se trouvent
les plus beaux pays du monde.

«Et ce serait d'autant plus urgent que les Anglais se préparent à
s'établir dans ces immenses contrées du sud.»

Et il concluait par ces paroles:

«Si la France ne se saisit de cette partie de l'Amérique qui est la
plus belle, pour avoir une colonie capable de résister aux forces
de l'occupation anglaise, celle-ci, qui est déjà très considérable,
s'augmentera de manière que dans moins de cent années, elle sera assez
forte pour se saisir de toute l'Amérique et en chasser toutes les autres
nations.

«D'un autre côté, la possession du Canada ne peut avoir son prix que
par l'extension à l'ouest par le Mississipi, et cette extension n'a
absolument d'utilité que par la possession des bouches de ce fleuve,
qui mettra le grand Ouest en communication avec les îles françaises des
Antilles, et principalement avec Saint-Domingue.»

Vauban, dans ses considérations sur l'avenir des colonies françaises,
avait absolument les mêmes idées que le chevalier d'Iberville. Quant à
la qualité des établissements coloniaux, disait-il, il n'y a rien de
plus noble et de plus nécessaire.

«Rien de plus noble, parce qu'il n'y va pas moins que de donner
naissance et accroissement à une immense monarchie qui, pouvant s'élever
au Canada, à la Louisiane et à Saint-Domingue, deviendra capable de
balancer toutes les autres puissances de l'Amérique et d'enrichir les
rois de France.

«Rien de plus nécessaire, parce que, sans cet accroissement, à la
première guerre avec les Anglais et les Hollandais, nous perdrons nos
possessions sans espoir d'y jamais revenir.»

Dans le même temps on remit à M. de Pontchartrain un mémoire qui avait
été rédigé par M. d'Ailleboust, fils de l'ancien gouverneur de
Montréal, et qui résume toutes les données fournies par les différents
explorateurs de l'Ouest et du Mississipi, comme Marquette, Jolliet, La
Salle, de Tonty, etc.

«Le pays où l'on propose à Monseigneur d'établir une nouvelle colonie
est d'une richesse admirable et du plus bel avenir. Il est d'une grande
étendue, car le Mississipi qui l'arrose a plus de six cents lieues de
longueur, allant du 46e degré de latitude au 30e.

«Ce fleuve est alimenté par plusieurs rivières très telles, venant les
unes de l'est, comme l'Ohio, le Wabash, le Tennessee, les autres de
l'ouest, comme le Red River, l'Arkansas et le Missouri.

«Les seuls habitants sont des sauvages paisibles, hospitaliers et amis
des Français. Ils sont relativement peu nombreux. Enfin, c'est une
contrée d'une fertilité incomparable.

«Le climat est tempéré, l'air pur, le pays capable de produire toutes
les choses nécessaires à la vie.

«Le maïs et les vignes y sont en abondance, ainsi que les arbres à
fruits, et produisent deux fois par année.

«La plupart des fruits y sont plus gros et meilleurs que les nôtres.
Enfin, il y en a des quantités qui nous sont inconnues: les bananes, les
ananas, et bien d'autres.

«Les chanvres ont huit à dix pieds de hauteur, les oliviers poussent
jusqu'à trente pieds au-dessous des branches.

«Les chênes sont énormes et comparables à ceux de Norwège. Les pêchers,
les pruniers, les figuiers produisent des fruits énormes et mûrissent
deux fois par an.

«Les copals, les pins, les cypriers, les ciriers, les châtaigniers
abondent, et les marronniers sont aussi beaux que ceux de Lyon. Les
melons et les patates sont d'un revenu abondant.

«Le gibier est nombreux en castors, en chevreuils, en cerfs plus grands
que ceux de l'Europe. Les boeufs sauvages donnent le plus beau cuir; on
les rencontre, ainsi que les chevaux, par groupes de plusieurs milliers.
Les prairies et les forêts sont remplies de faisans, de pigeons,
d'outardes et de dindons sauvages.

«On peut en tirer une infinité de pelleteries, des cuirs et des laines
très fines et très abondantes.

«On trouve des métaux en quantité: du plomb, du cuivre, de l'étain, etc.

«Il y a abondance de bois de construction faciles à transporter par
la quantité des rivières navigables. Il y a aussi abondance de bois
précieux, de couleurs, et propres à la marqueterie.

«Le tabac, le sucre et le coton y viennent très bien et sont aussi beaux
que ceux des tropiques.

«Enfin, c'est un pays de plus grand avenir.

«La position est avantageuse au commerce; à proximité des Antilles d'une
part, et de l'autre, du Mexique et du Pérou.»

Ces renseignements concordaient avec les assertions de La Salle et
de Tonty. Ces hommes héroïques, au prix de leurs jours, avaient non
seulement reconnu la richesse incroyable de ces pays, mais ils en
avaient aussi frayé le chemin et reconnu les voies. De plus, ils avaient
noué des relations qui n'avaient laissé que de bons souvenirs et
avaient fait aimer le nom français.

«Quand on examine les extrémités où ces hommes d'un caractère si élevé
se sont réduits pour conquérir des empires à l'Europe, quand on pèse
le peu de gloire qu'ils ont acquise à côté des misères qu'ils ont
supportées, on s'étonne et on gémit de l'oubli où leur mémoire est
tombée. Le nom de La Salle avait disparu de cette terre après que les
dernières traces de son expédition furent effacées.»

Ces renseignements, qui concordaient avec plusieurs documents que
le ministre avait déjà en sa possession, déterminèrent à exécuter
immédiatement ce qui avait été arrêté depuis longtemps. On trouvait
le moment urgent: on savait que les Anglais avaient l'intention de se
rendre au Mexique.

La décision fut prise. Dès le 15 février 1698, M. d'Iberville fut
prévenu de réunir tous les Canadiens qui étaient revenus à la Rochelle
avec lui et avec son frère de Sérigny, afin qu'ils pussent se joindre à
l'expédition.

Le ministre avait l'estime la plus haute pour ces marins intrépides qui
s'étaient distingués à la baie d'Hudson et à l'île de Terre-Neuve. M. de
Frontenac avait signalé leur mérite en ces termes: «Je me fais fort
de fournir des gens plus habiles qu'aucuns de l'Europe: ce sont les
Canadiens. Ils naissent canotiers et sont habitués à l'eau comme
poissons.»

Ensuite, on procéda à l'armement des bâtiments. Le 10 juin, le ministre
donna la liste des officiers. Il y avait deux bâtiments: la _Badine_, de
40 canons, le _Marin_, de 30 canons, et plusieurs felouques.

Liste des officiers devant servir sur la _Badine_: le sieur d'Iberville,
capitaine de frégate; le sieur Lescalette, lieutenant de vaisseau: le
sieur Moreau, enseigne: le sieur de Marigny, enseigne en second; de La
Gauchetière et de Bienville, gardes de marine.

Officiers devant servir sur le _Marin_: commandant, le sieur de Surgère,
capitaine de frégate; le sieur du Hamel et le sieur de Sauvalle,
lieutenants de vaisseaux; le sieur de Villautreys, enseigne, et le sieur
de Sainte-Colombe, garde de la marine.

Le 10 juin, d'Iberville adressait un nouveau mémoire, où il exposait ses
vues en ces termes:

«Pour faire un établissement sur le Mississipi, il faudrait au moins
quatre bâtiments:

«1° Un navire de 50 canons avec 250 hommes d'équipage; 2° une frégate de
20 canons, avec 120 hommes; 3° un bâtiment de 12 canons, avec 65 hommes;
4° un bâtiment de charge monté par 80 hommes, dont 30 soldats; huit mois
de vivres, avec faculté d'accoster à Saint-Domingue pour prendre de
la viande fraîche, si nécessaire dans les grandes traversées. Je
n'arrêterai qu'une dizaine de jours, et il serait bon de ne rien dire du
but du voyage à Saint-Domingue, à cause de la proximité de la colonie
anglaise de la Jamaïque.

«De là, il faudra longer la côte américaine à 50 lieues de la Floride
jusqu'à la baie du Saint-Esprit, qui est à moitié de la distance entre
la Floride et la baie Saint-Louis, où La Salle était allé atterrir en
son voyage.

«La baie du Saint-Esprit est à 100 lieues de la baie Saint-Louis; de là,
j'enverrais un bâtiment à l'Acadie pour ramener 50 Canadiens. Il faut
des marchandises pour présenter aux sauvages: haches, chaudières,
aiguilles, rassades, clous, etc. Ces objets représentent au moins
20,000 francs de dépenses. Enfin, je demanderais que mes ordres soient
généraux, comme à la haie d'Hudson, à cause des inconvénients qui
arrivent quand les ordres sont trop bornés, dans une entreprise de cette
longueur et de cette importance, où l'on ne peut tout prévoir.»

Le 23 juillet, le ministre envoya au sieur d'Iberville ses instructions,
dans lesquelles nous voyons qu'il acquiesce à toutes les suggestions qui
lui avaient été énoncées.



    [Illustration: L'océan Atlantique.]

    OCEAN ATLANTIQUE.

    Vaste étendue d'eau qui sépare l'Europe et l'Afrique de l'Amérique.
    Cet océan forme la mer des Antilles, la Manche, la mer d'Irlande, la
    mer du Nord, la mer Baltique et la Méditerranée, qui communique
    avec l'Atlantique par des passes très étroites. Les principaux
    tributaires sont, en Europe; la Tamise, la Seine, la Loire, la
    Garonne, etc.; en Amérique, le Saint-Laurent, l'Orénoque, l'Amazone,
    la Plata. Dans cet océan, il y a plusieurs courants; d'abord, le
    courant équinoxial, qui se dirige du Sénégal au Yucatan, puis le
    Gulf-Stream, qui longe la côte est de l'Amérique, entre ensuite dans
    le golfe du Mexique, puis se dirige vers le nord jusqu'au Labrador,
    d'où il traverse l'Atlantique pour aller échauffer les côtes de la
    France et de l'Angleterre jusqu'au cap Nord, au sommet de l'Europe.
    Au sud-est, on trouve ce qu'on appelle la mer des sargasses, vaste
    assemblage de plantes marines qui rendent la navigation difficile.



CHAPITRE II

PREMIER VOYAGE.

Tous les préparatifs étaient faits avec le soin que d'Iberville mettait
à tout ce qu'il entreprenait. Le départ fut fixé pour le 24 octobre
1698.

Il y avait quatre bâtiments; deux frégates: la _Badine_ et le _Marin_.
Il y avait 200 hommes d'équipage, dont 50 Canadiens et le reste moitié
soldats et matelots, et près de 100 canons.

M. d'Iberville, comme toujours, avait pris soin des intérêts spirituels
de ses hommes. Il avait avec lui un aumônier, et sur l'autre bâtiment,
le Père Anastase Douay, qui connaissait les langues indiennes et avait
accompagné M. de La Salle en 1682 dans son exploration du Mississipi.

D'Iberville comprenait l'importance de la mission qui lui était confiée;
il savait qu'il avait à lutter contre de grands obstacles; la traversée
dans des mers inconnues, la jalousie et la haine de deux nations
puissantes fortement implantées dans ce nouveau monde: l'Espagne avec le
Mexique et le Pérou; l'Angleterre avec les rives de l'Atlantique depuis
la Nouvelle-Angleterre jusqu'à la Caroline.

Mais il mettait sa confiance dans ce souverain Maître qui lui avait
donné le succès dans les tentatives les plus aventureuses. C'était ce
qui le distinguait tout particulièrement; une audace invincible et un
esprit de foi qui lui montrait, au-dessus de toute chose, la divine
Providence et les intérêts de la religion.

Nous avons sous les yeux trois relations de ce premier voyage: celle
de M. d'Iberville, celle de M. de Surgère, et celle d'un maître
charpentier, qui est pleine de détails et qui s'accorde avec les deux
autres sur les points essentiels.

Nous remarquons d'abord que le départ de l'escadre ne fut signalé par
aucune démonstration publique, et cependant il s'agissait de conquérir
un monde. Il y avait une raison à cette absence de publicité; on
ne voulait pas donner l'éveil aux Anglais ni aux Espagnols, et M.
d'Iberville avait recommandé lui-même d'expliquer son départ par
la nécessité d'aller porter des renforts à l'Acadie et à la
Nouvelle-France.

L'expédition devait suivre la voie inaugurée par Christophe Colomb
dans sa première traversée. Il fallait longer l'Afrique jusqu'aux îles
Canaries. La se trouvent ces vents alizés qui, vers le 23e degré de
latitude, soufflent avec force de l'est à l'ouest; ensuite l'on devait
remonter au nord pour trouver l'île de Saint-Domingue, occupée en
partie par les Français et où l'on devait avoir un premier lieu de
ravitaillement.

Douze jours après le départ de Brest, on était au 28e degré en vue de
l'île de Madère et celle de Porto Santo.

On suivit alors la direction des vents alizés, et l'on traversa cette
partie de la mer que l'on voit toute couverte d'herbes et de plantes
tropicales apportées par les courants marins qui vont de l'Amérique à
l'Afrique.

Le 19, on arriva au tropique du cancer, au 23e degré de latitude, et
M. de Surgère nous dit qu'il fallut subir la cérémonie du baptême, qui
était déjà dans les traditions des hommes de mer.

C'était le 20 novembre. Tous les matelots, dans les costumes les plus
grotesques qui représentaient les divinités de la mer, s'adressaient à
ceux qui traversaient la ligne pour la première fois et les obligeaient
à passer par une immersion plus ou moins complète, que l'on appelait le
_baptême du tropique_. Il suffisait d'une petite gratification pour en
être dispensé.

Au bout de quelques jours on s'aperçut qu'on approchait de contrées
nouvelles; les régions tropicales. L'air était plus doux, le ciel d'un
éclat ravissant. On y contemplait des nuances claires et profondes qui
semblaient révéler quelque chose de l'immensité du firmament. Les doux
zéphirs qui répandaient leurs effluves rafraîchissaient et apportaient
en même temps l'odeur suave de plantes et de parfums inconnus aux
régions que l'on venait de quitter.

A ce signe, M. d'Iberville voyait l'approche des terres bénies qu'il
recherchait. Les Canadiens, dont les sens si subtils n'avaient éprouvé
jusque-là que les impressions après du nord, saluèrent l'annonce d'une
contrée nouvelle, les douces visions du matin, les splendeurs du milieu
du jour, les spectacles féeriques du soleil couchant, tout était nouveau
pour ces rudes explorateurs des régions du nord.



CHAPITRE III

ARRIVÉE AUX ANTILLES.

Enfin, on contempla, les cimes lointaines de la plus belle île de
l'archipel Indien; c'était l'île d'Haïti, que les Espagnols, un souvenir
de la patrie, avaient baptisée du nom gracieux d'Hispaniola. Cette île,
presque aussi grande que l'Irlande, s'élève en pyramide sur l'Océan.

Dans le lointain, l'on contemplait des montagnes qui semblaient étagées
jusqu'à la hauteur de 3,000 pieds, elles présentaient les formes les
plus élégantes. On pouvait admirer sur l'horizon les cimes bleues des
derniers sommets; sur lea penchants, des forêts et une végétation
abondante; sur les rives, les dentelures des baies, coupées par des
promontoires couverts de mousse et venant apporter jusqu'au sein de la
mer des géants de verdure qui baignaient leurs branches au sein des
ondes les plus transparentes. Ces eaux reflétaient le pur azur du ciel;
au loin, des échappées laissaient contempler des étendues immenses,
plantées de palmiers et d'orangers, qui offraient des dispositions
régulières comme celles de la main de l'homme.

Les richesses de la nature tropicale resplendissaient partout; des
pins et des palmiers énormes, des cactus gigantesques. C'était une
succession, non interrompue de prodiges.

Les équipages acclamaient au passage ces visions enchantées, et
faisaient retentir les airs de cantiques sacrés que la surface unie des
eaux rendaient encore plus éclatants.

«Le 3 décembre, nous voyons le cap Français, qui avait été atteint en 39
jours depuis le départ de Brest. Aussitôt l'équipage se met à l'oeuvre
et l'on fait de l'eau, du bois, de la viande fraîche et des volailles
pour le soulagement des hommes. On fait du biscuit avec la fleur, parce
qu'il n'y avait pas eu de place pour en emporter sur les bâtiments;
enfin, l'on monte les embarcations, les biscayennes qui avaient été
mises _en bottes_ sur le pont.

M. de Chateaumorand était arrivé le 30 novembre 1698.

C'était le commandant d'un bâtiment du 50 canons, nommé le _Français_,
qui avait été désigné pour venir assister M. d'Iberville dans sa prise
de possession des rives du golfe du Mexique. Il était le neveu de M. de
Tourville et le parent de M. d'Urfé, prêtre de Saint-Sulpice à Montréal,
Enfin, comme M. Ducasse, le gouverneur, ne se trouvait pas au Cap, mais
avait été se reposer au sud de l'île, dans le district de Léogane, M.
d'Iberville s'y dirigea aussitôt.

M. d'Iberville se mit en rapports avec le gouverneur et obtint tous
les ravitaillements qui lui étaient nécessaires. Le gouverneur parut
enchanté des vues du commandant et de son air de résolution. Il lui
accorda quelques flibustiers pour remplacer les hommes qui avaient
succombé dans la traversée; il y avait six Canadiens et deux écrivains
de morts, ce qui fait dire a M. d'Iberville: «La maladie n'en veut
qu'aux Canadiens et aux écrivains.»

M. d'Iberville dit qu'il partit de Léogane le premier jour de l'année
1699, à midi, étant alors au 78e degré de longitude.

Il savait très bien qu'il ne devait pas suivre le côté nord de l'île de
Cuba, à cause des grands courants venant du sud, qui font le tour du
golfe du Mexique et qui remontent par le bras de mer situé entre Cuba et
la Floride.

Il longea donc avec son escadre la côte sud de l'île de Cuba. Il
parcourut toutes ces petites îles qui environnent Cuba au sud, qui
sont ravissantes de fraîcheur et de forme, couvertes de palmiers et
d'orangers chargés de fleurs et de fruits. Il vit alors ces sites
enchanteurs et parfumés que Christophe Colomb avait appelés «les jardins
de la reine», à cause des merveilles de leur végétation. Il fallait
passer au milieu de ces îles environnées de coraux et de madrépores, où
les navires pouvaient échouer; mais le commandant savait trouver son
chemin au milieu de tous ces obstacles. Il était d'ailleurs grandement
aidé par l'expérience d'un vieux marin nommé M. de Graff, que M. de
Chateaumorand avait pris avec lui au Cap, et qui avait navigué pendant
plusieurs années au milieu de ces parages.

Le 4 janvier, on était à l'extrémité ouest de Saint-Domingue; ensuite,
on arriva à Santiago, ville principale de Cuba. Le 9, on était au cap de
Corientes, à l'extrémité ouest de Cuba; et enfin, le jour suivant, en
face du cap de Cruz, ainsi nommé parce que Christophe Colomb y avait
planté une croix.

Les jours suivants, on entrait dans les eaux de la Floride, et en
suivant les courants du sud, l'on avançait vers les côtes est du golfe.

La _Badine_, le _Marin_ et le _Français_ voguaient de conserve dans
le golfe, accompagnés des felouques et des tartanes qui portaient les
provisions.

Pour ceux qui connaissaient le but de ce voyage, le spectacle était
imposant. C'était une marche comparable à celle de l'escadre de
Christophe Colomb, lorsqu'il accosta, non loin de là, aux premières
Antilles.

C'était un nouveau monde que d'Iberville allait aborder; il était
considérable et était réservé au plus grand avenir.

Actuellement, les Antilles, où s'arrêtèrent les explorations de Colomb,
ne comptent pas un million d'habitants, tandis que les pays dont M.
d'Iberville allait prendre possession en comptent aujourd'hui près de
dix millions, et la dixième partie seule est encore explorée.



CHAPITRE IV

ARRIVÉE DEVANT LES RIVES DU GOLFE DU MEXIQUE.

Le 2 février, on passa près des îles à l'ouest qui cachent le delta du
Mississipi. Elle furent nommées, de la fête du jour, du nom d'îles de la
Chandeleur, qu'elles conservent encore aujourd'hui. M. d'Iberville, ni
personne de l'équipage, ni M. de Graff, ni le pilote qui lui avait
été donné par M. Ducasse, ne connaissaient l'existence de cet immense
triangle de détritus, amenés au milieu de la mer par le Mississipi et
qui, à partir du trentième degré, s'avance dans la mer et à près de
quarante lieues d'étendue.

Il avait calculé que le Mississipi débouchait au 30e degré de latitude,
à mi-distance de la baie Saint-Louis et de la Floride, laquelle côte
suivait constamment la ligne du 30e degré de latitude. Il ignorait que
le Mississipi, arrivé à cette hauteur, avait amené un immense amas
d'alluvion, et que son embouchure était reportée à 40 lieues plus loin.

D'ailleurs, il voulait avant tout explorer les rives des possessions
espagnoles. Il dirigea donc ses bâtiments vers le 30e degré, en marchant
en ligne droite à partir de l'extrémité ouest de l'île de Cuba.

Après avoir dépassé les îles de la Chandeleur, il se dirigea à l'est
pour explorer toute la côte, en commençant, du côté de la Floride, par
les pays occupés par les Espagnols.

Il aborda d'abord au 90e degré de longitude, et il reconnut Pensacola,
station espagnole. Il la croyait considérable, mais il n'y trouva que
quelques soldats. Il se dirigea vers l'ouest pour explorer la côte et la
débarrasser de toute occupation étrangère.

Il parcourut la côte depuis la Floride à l'est jusqu'aux lacs situés à
l'ouest à la tête du delta, examinant et sondant partout. Alors, ayant
vérifié qu'il n'y avait ni Anglais ni Espagnols dans tout ce parcours,
et de plus ayant appris par les relations des sauvages et par le
témoignage des Espagnols qu'il y avait l'embouchure d'un grand fleuve
en remontant au sud-ouest, il se décida à prendre connaissance de ces
localités.

Il commença par établir un fort dans l'endroit qu'il jugea le plus
convenable, à moitié chemin de l'occupation des Espagnols à Pensacola.

Pendant qu'il était occupé à cet établissement, il examina tout le pays
d'alentour et accueillit avec empressement la visite des tribus sauvages
environnantes.

Quant au pays, il était presque aussi beau que le littoral de
Saint-Domingue. L'on voyait des pins et des cypriers sur de grandes
étendues, des prairies surabondantes, des arbres à fruits d'une force de
végétation inconnue en Europe. Tout était à l'avenant: des outardes ou
oies sauvages énormes, des poules d'Inde qui volaient par légions et que
l'on pouvait prendre avec la main ou tuer à coups de fusil sans enrayer
les autres. Dans ces étendues, des fruits pleins de saveur, des
plantes pleines d'arômes, une végétation vigoureuse recelant dans ses
profondeurs des milliers d'oiseaux pélagiques: des cormorans, des
canards, des flamants; tandis que le vol et les cris des perroquets
animaient la solitude.

Le 4 février, M. d'Iberville fit une excursion sur les bords: il vit des
quantités de chênes de la plus belle venue, des ormes, des frênes, des
pins, des vignes en grand nombre; sur le sol, des herbes vigoureuses
semées de violettes, de giroflées, de féveroles, comme à Saint-Domingue;
des noyers d'une fine écorce, des bouleaux. Le temps était très beau,
l'air très chaud. Il explorait et faisait sonder toutes les embouchures
des fleuves principaux qui se rendaient à la mer.

Après l'admiration pour les richesses de cette nature presque tropicale,
M. d'Iberville avait une attention particulière pour s'attirer la
confiance et l'affection des indigènes, qui entraient pour une grande
part dans ses projets d'avenir.

Ceux-ci détestaient les Espagnols, dont ils avaient depuis longtemps
éprouvé le caractère violent et implacable; de plus, ils surent bientôt
que les Français établis dans les régions du Nord s'étaient toujours
attachés à, gagner les Indiens qui les environnaient, par les procédés
les plus affectueux et les plus généreux.

Les Biloxis vinrent d'abord saluer les nouveaux arrivés, et il paraît,
d'après la relation de Pénicaud, qu'ils purent s'entendre avec plusieurs
Canadiens qui connaissaient l'iroquois et qui formaient une forte partie
des équipages.

Après les Biloxis, vinrent cinq autres nations situées aux environs du
Mississipi: les Bayagoulas, les Chichipiacs, les Oumas, les Tonicas.

Pénicaud raconte les cérémonies qui accompagnaient ces rencontres. Les
sauvages arrivaient en présentant, en signe de bienvenue, une énorme
pipe longue d'une aune, ornée dans toute sa longueur d'une immense
quantité de plumes disposées en forme d'un vaste éventail; c'est
ce qu'ils appelaient «le calumet». Ils le chargeaient de tabac,
l'allumaient, puis le présentaient au nouvel arrivé. M. d'Iberville, qui
n'avait jamais fumé, nous dit-il, n'en pouvait supporter le goût, mais
il ne disait rien, fumait et refumait avec la plus grande complaisance.
Pénicaud rend compte d'une de ces cérémonies, qui fut plus solennelle
que les autres.

Les chefs des cinq nations que nous venons de nommer vinrent au fort
avec leurs hommes. Ils chantaient tous. Ils commencèrent par dresser un
poteau orné de verdure et de couleurs éclatantes, puis ils dansèrent
autour, tandis que plusieurs d'entre eux allèrent chercher M.
d'Iberville. Chantant avec leurs instruments et leurs tambours, ils
firent monter M. d'Iberville sur le dos d'un sauvage, qui devait servir
de coursier, et qui imitait l'allure et les courbettes et même les
hennissements d'un cheval d'apparat.

Lorsqu'on fut arrivé au poteau, on fit asseoir M. d'Iberville avec ses
gens sur des peaux de chevreuils, puis on commença une danse guerrière
pendant laquelle chacun des sauvages, revêtu de ses armes, allait
frapper de son casse-tête des coups sur le poteau et racontait ses
exploits.

M. d'Iberville répondit à ces démonstrations en faisant venir les
présents: des couteaux, des rassades, du vermillon, des fusils, des
miroirs, des peignes; de plus, des habillements; des capots, des
mitasses, des chemises, des colliers et des bagues. Les Canadiens, qui
avaient l'usage de tous ces habillements, en revêtaient les sauvages.
Après cela M. d'Iberville servit un repas pour tous les assistants; de
la sagamité aux pruneaux, des confitures, du vin, de l'eau-de-vie, à
laquelle on mit le feu, ce qui émerveilla les sauvages.

Après cette cérémonie, M. d'Iberville prit ses dispositions pour
continuer son exploration. Il savait désormais où était l'embouchure du
Mississipi, c'est-à-dire à quinze ou vingt lieues au sud-ouest. Là se
trouvait l'embouchure d'un grand fleuve que les sauvages appelaient la
Malbanchia, et les Espagnols, la rivière aux Palissades, à cause des
arbres qui on barraient l'ouverture, ce qui s'accordait avec les
relations de M. de La Salle.

M. d'Iberville avait reconnu qu'il n'y avait ni Anglais ni Espagnols
dans le golfe, et qu'il n'avait à craindre aucune rencontre ennemie.
Dès lors, il prit congé de M. de Chateaumorand, dont il n'avait plus à
réclamer l'assistance. Ils se quittèrent dans les meilleurs termes.

M. de Chateaumorand appréciait hautement la capacité et le zèle de M.
d'Iberville, et il le traitait avec la plus grande considération, comme
un vrai gentilhomme. Cela formait un contraste sensible avec les duretés
que M. de La Salle avait eu à endurer du commissaire de la marine royale
qui l'accompagnait, et qui, par son entêtement et son ignorance, avait
fait manquer toute l'entreprise. M. de Chateaumorand laissa une centaine
de barriques de vin, de la fleur et du beurre dont M. d'Iberville avait
besoin, et il partit pour Saint-Domingue, où il pouvait se ravitailler.



CHAPITRE V

VOYAGE A LA MALBANCHIA.

M. de Chateaumorand partit le 20 février. M. d'Iberville fit ses
préparatifs de voyage. Il était assuré qu'il n'avait aucun obstacle à
craindre de la part des Espagnols ni de la part des Anglais. Il savait
qu'il pouvait compter sur les bonnes dispositions des sauvages.

Le 27 février, jour fixé, il partit de Biloxi avec deux biscayennes et
deux canots, et 50 hommes armés de fusils et de haches. Ils avaient
pour 20 jours de vivres. Presque tous ces hommes étaient des Canadiens
éprouvés dans les expéditions précédentes, et les autres, des
flibustiers de Saint-Domingue.

Il y avait deux pierriers sur les biscayennes pour imposer aux sauvages.
M. d'Iberville était sur l'une des biscayennes avec son frère M. de
Bienville, et M. de Sauvalle sur l'autre, avec le Père Anastase,
Récollet, qui avait sa chapelle avec lui. Les prières se faisaient matin
et soir comme sur les vaisseaux, et lorsqu'on pouvait débarquer le
dimanche, le père disait la messe.

Le 27 et le 28, on commença à longer à l'ouest une grande île de sable.
On passa ensuite devant plusieurs baies environnées d'herbe et de joncs,
mais sans bois.

En naviguant, on faisait la plus grande attention à ne passer
l'embouchure d'aucune rivière.

Le 1er mars, qui était un dimanche, on aborda à une île, et le père dit
la messe pour l'équipage.

L'autel fut dressé sous un bouquet d'arbres, et connue le sol était très
humide en quelques endroits, d'Iberville fit couper des branches pour
les mettre sous les pieds des hommes, afin de les préserver de toute
incommodité. Dans la journée, les gens tuèrent plusieurs chats sauvages:
l'île en était remplie, et on l'appela l'île aux Chats, nom qui a
subsisté jusqu'à présent.

Il fallait tenir la mer à une certaine distance parce que le vent était
violent et pouvait pousser sur les rochers; mais en même temps il ne
fallait pas s'éloigner beaucoup, pour n'être pas enlevé par la mer, qui
était très forte.

«C'est un métier bien gaillard, dit M. d'Iberville, que de découvrir les
côtes de la mer avec des chaloupes qui ne sont ni assez grandes pour
tenir la mer quand elles sont sous voiles, ni même quand elles sont à
l'ancré, et qui sont trop grandes pour aborder à une côte plate, où
elles touchent et échouent à une demi-lieue au large.»

C'est alors qu'étant obligé de gagner la côte, l'équipage, vers le soir
du 2 mars, aperçut des rochers très rapprochés les uns des autres et à
travers lesquels passait un grand courant.

C'était une rivière, et d'Iberville pressentit que c'était celle qu'il
cherchait.

Il s'approcha avec précaution, parce que le courant était rapide à faire
une lieue et demie à l'heure. M. d'Iberville reconnut alors plusieurs
circonstances qui s'accordaient avec les informations de M. de La Salle.

Les eaux conservaient leur douceur à une grande distance dans la mer,
comme l'avait dit M. de La Salle. Les roches étaient très nombreuses,
très rapprochées et l'on voyait qu'elles étaient de bois pétrifié avec
la vase; elles résistaient à la mer et elles étaient toutes noires;
parfois elles étaient espacées de vingt pas et d'autres fois beaucoup
plus; mais elles conservaient l'aspect d'une palissade, comme l'avaient
affirmé les Espagnols. Le fleuve avait 400 toises de largeur, avec une
rapidité extraordinaire.

D'Iberville reconnut que c'était le Mississipi, et qu'il contemplait
cette embouchure que M. de La Salle n'avait pu découvrir.

La satisfaction était grande chez tous ceux qui prenaient part à
l'expédition. Les gens d'Iberville, qui lui étaient si dévoués, étaient
heureux de voir leur chef bien-aimé couronné encore de succès dans une
entreprise tentée vainement jusqu'à lui. M. d'Iberville remerciait la
divine Providence; il voyait se réaliser toutes ses espérances. Il se
trouvait comme en possession d'un nouveau monde qu'il avait promis
au roi et à M. de Pontchartrain; enfin, le titre de gouverneur de la
Louisiane lui était désormais acquis. Le Père Douay considérait surtout
les intérêts spirituels de ce grand continent.

Le lendemain, 3 mars, l'équipage aborda à l'entrée du fleuve; au matin,
la sainte, messe fut dite en actions de grâces et on chanta le _Te
Deum_.

L'émotion du Père Douay, qui était un saint homme, était au comble, et
il sut la communiquer à son auditoire. «C'était une terre nouvelle,
conquise au Sauveur, où son nom serait béni et exalté», et il faut
reconnaître que les fervents chrétiens auxquels il s'adressait pouvaient
comprendre ces pieux sentiments. Quant à d'Iberville, comme l'avait déjà
remarqué le Père Marest dans l'expédition de la baie d'Hudson, il était
toujours le premier à donner l'exemple dans les manifestations de la
piété.

L'équipage, avant de continuer sa course, resta au repos sous les arbres
pour se remettre des fatigues des jours précédents.

«Nous sentons, dit M, d'Iberville, couchés sur des roseaux et à l'abri
du mauvais temps, le plaisir qu'il y a de se voir délivrés d'un péril
évident.»

Le lendemain, mercredi des Cendres, la messe fut encore célébrée, et les
gens reçurent les cendres, avec les officiers en tête.

On commença ensuite à remonter la rivière. A quelques lieues on
trouva ce que les précédents explorateurs avaient appelé une fourche,
c'est-à-dire une division de la rivière en trois courants différents.
C'était une confirmation de toutes les antres indications que M. de La
Salle avait données sur l'embouchure du Mississipi.

Après ces assurances, pour faire acte de possession au nom de l'Église,
M. d'Iberville fit planter une croix par ses hommes, et le Père Récollet
la bénit solennellement, pendant que les matelots l'entouraient à genoux
et chantaient le:

  Vexilla régis prodeunt,
  Fulget crucis mysterium...

M. d'Iberville commença à remonter la rivière. Étant arrive au 30e degré
de latitude et au-dessus du Delta il continua sa navigation pour prendre
connaissance du pays et de ses ressources.

Il rencontra d'abord le village des Bayagoulas, dont plusieurs habitants
étaient venus le visiter au port de Biloxi; là il trouva le meilleur
accueil.

Ensuite, il alla au site des Mahongoulas, où l'un des chefs lui vendit,
pour une hache, une lettre de M. de Tonty, adressée à M. de La Salle,
dans laquelle il lui disait qu'il était venu à son secours, et qu'il
avait trouvé toutes les nations des rives du fleuve bien disposées pour
les Français.

M. d'Iberville reconnut la vérité de ces dispositions et il continua sa
course.

Le pays apparaissait dans toute sa beauté. «Les terres sont les plus
belles que l'on puisse jamais voir; elles sont traversées par une
infinité de belles et grandes rivières; elles sont couvertes de bois
franc, comme chênes, ormes, noyers, de vignes d'une grosseur excessive;
des prairies sans fin, les rivières couvertes de canards et d'oies
sauvages; les arbres remplis d'oiseaux aux couleurs éclatantes, de
perroquets, de geais, d'oiseaux-mouches de toutes sortes.»

Des légions de boeufs sauvages paissent par milliers à travers les
prairies.

Voici quel était le plan de M. d'Iberville dans cette exploration. Il
voulait choisir un site qui serait au centre des tribus indiennes, pour
pouvoir facilement communiquer avec elles, et de plus, qui serait en
communication directe avec la mer par l'une des branches du fleuve, de
ces fourches dont M. de La Salle avait parlé dans ses relations.

Il trouva d'abord, à 40 lieues de l'embouchure, la nation des
Pascomboulas, et au delà, il reconnut qu'il y avait une voie directe
vers la mer par ces lacs immenses qui occupent la baie du Delta. Il
explora ces lacs, et eu l'honneur des ministres du roi, appela le plus
grand du nom de «Pontchartrain», il nomma l'autre «Maurepas».

En remontant, il rencontra une station où se trouvait un mat peint et
décoré que les sauvages appelaient Bâton-Rouge. C'était un point de
démarcation entre les terrains du chasse des Pascomboulas et de la
nation suivante, les Oumas, dont M. d'Iberville voulut visiter le
principal village.

Il arriva le 20 mars au village des Oumas. Des chefs l'attendaient sur
le rivage avec le calumet de paix. Ils l'entourèrent, le mirent au
milieu d'eux et le conduisirent au village en chantant et en dansant.
«Arrivés au village, dit M. d'Iberville, nous nous sommes salués et
embrassés. Il était une heure de l'après-midi.» Il fallut s'arrêter
et recommencer à fumer, «ce qui me fatiguait beaucoup, n'ayant jamais
fumé.»

Tout le village était rassemblé. Les tambours et les calebasses
accompagnaient le chant, et il y eut plusieurs danses. Ce furent d'abord
des danses militaires exécutées par des guerriers revêtus de fourrures,
armés de pied on cap et portant sur la fête des mufles d'animaux de
toutes sortes, fabriqués avec un rare talent d'imitation.

Ces chants guerriers étaient des sons incohérents, mais non formés au
hasard. Les danseurs reproduisaient avec une fidélité parfaite les cris
et les hurlements des animaux féroces dont ils mettaient le masque sur
leur tête.

Deux bandes de guerriers se plaçaient en présence et, tout en gardant
une certaine cadence, ils représentaient un combat, se précipitant et
reculant par bonds. Ils brandissaient les casse-tête, se frappaient avec
des cris de défi; et, pendant ce temps, les autres guerriers chantaient,
en marquant le temps avec des tambours, et en poussant du fond du gosier
des cris d'applaudissement, tels que: Hou! Hou! Hou! Hou! ou encore:
Ché! Ché! Ché!

Après la danse des guerriers, on passait à des exercices moins
effrayants. Les jeunes gens s'avançaient avec les jeunes filles. Ils
étaient richement parés à leur manière: ils avaient des diadèmes de
plumes qui montaient très haut; leurs ceintures d'orignal brodées en
rassades descendaient jusqu'aux genoux; elles étaient ornées tout autour
de disques de métal qui retentissaient comme des grelots à chaque
mouvement de la danse. Ils étaient peints de rouge, de blanc et de
jaune, disposés avec un certain art et figurant des galons et des
ornements multipliés. Les jeunes tilles portaient des éventails de
plumes dont elles accompagnaient leurs mouvements. Les jeunes gens
avaient une sorte de sceptre qui marquait la mesure.

Ces groupes représentaient diverses scènes de la vie sauvage, comme le
départ pour la chasse, pour la guerre, le retour, les fiançailles, etc.
Les danseurs se lançaient avec une agilité remarquable et en tournant
sur eux-mêmes. «Ces danses, nous dit M. d'Iberville, étaient gracieuses
et assez jolies, et elles étaient accompagnées de chants pleins de
douceur. Quand les sauvages le veulent, ils chantent avec beaucoup
d'agrément. Ils ont l'oreille délicate, la voix belle et une disposition
remarquable pour la musique.»

Le lendemain, on visita les villages. On vit 150 cabanes, avec une place
au centre, de 200 pas de largeur.

Tout autour, on voit s'étendre d'immenses prairies, sans rochers, avec
des arbres d'une grande vigueur. Sur les champs s'étalent des fleurs,
des citrouilles, des melons et du tabac d'une taille surprenante.»

On alla visiter le temple, qui est au milieu du village. C'est un
édifice surmonté d'une coupole; au centre on entretient un feu
continuel. A l'extrémité il y a un sanctuaire avec des tables en forme
d'autel; sur ces autels étaient disposées des fourrures précieuses et
d'autres emblèmes mystérieux.

En revenant à la hauteur de Bâton-Rouge, M. d'Iberville reconnut par
ses calculs qu'il était à la latitude de Biloxi, où se trouvaient ses
vaisseaux. Alors, il observa les rives et, trouvant au-dessous de
Bâton-Rouge un courant d'eau considérable, allant, en droite ligne, du
Mississipi dans la direction de l'est, il s'abandonna à ce courant qui,
suivant sa prévision, allait se jeter vers la baie de Biloxi. C'est
cette rivière que l'on a nommée la rivière d'Iberville, d'après celui
qui l'avait découverte. Elle a 25 lieues d'étendue. Elle lui épargna
l'immense parcours qu'il lui aurait fallu faire pour descendre le
Mississipi avec tous ses détours jusqu'à la mer, au 29e degré, et
pour remonter jusqu'au 30e degré à Biloxi. C'était près de 100 lieues
d'épargnées. Cette rivière offrait bien des portages, mais elle révélait
un pays magnifique, d'une grande abondance en poisson et gibier. On vit
passer sur les rives, par centaines, des troupeaux de boeufs au galop.

La rivière su jetait dans le lac Maurepas, qui est la suite du lac
Pontchartrain, et de là, M. d'Iberville arrivait le 30 mars à Biloxi,
ayant fait 300 lieues environ on 30 jours, y compris les stations aux
différentes nations sauvages.

Là, M. d'Iberville écrivit sur son journal: «Depuis un mois de séjour,
un peu de curiosité eût dû encourager les personnes qui sont restées, à
faire sonder les environs de cette rade avec leurs traversières.» Puis,
réfléchissant que cela exprimait un blâme pour ses subordonnés, il a
effacé cette phrase pour qu'elle ne fût pas mise dans la copie qu'il
devait envoyer au ministre. Les jours suivants, le sondage fut accompli
par M. d'Iberville.

Après cette exploration, il jugea qu'il n'y avait pas d'endroit plus
convenable que la baie de Biloxi pour l'érection d'un fort, et il fit
aussitôt abattre des arbres en quantité suffisante. Ces arbres étaient
d'un bois si dur que les haches s'y brisaient. Aussitôt une forge fut
établie pour réparer les haches à mesure de l'exploitation.

A la fin du mois, le fort était terminé. Aussitôt on fait descendre les
canons avec leurs affûts; on fait aussi installer les vaches et les
volailles, puis l'on sème des pois des fèves et du maïs à l'entour du
fort. Les Espagnols vinrent alors pour visiter les Français. Ils virent
le fort et purent en admirer l'ordonnance.

Cela pouvait leur donner à réfléchir, mais M. d'Iberville s'en
inquiétait peu. Il avait jugé ces Espagnols comme des hommes de peu
d'importance, et il fait cette réflexion: «Les Espagnols établis dans
ces contrées se sont beaucoup nui par leurs alliances avec les Indiens.
Les enfants provenant de ces unions, tenaient beaucoup plus du sang
sauvage que du sang espagnol: ils étaient chétifs, mous et sans énergie.
Je suis certain, ajoutait-il, qu'avec 500 Canadiens, je pourrais enlever
le Mexique, où se trouvent tant de trésors.»

Toute cette expédition du Mississipi avait augmenté l'estime que M.
d'Iberville avait de ses compagnons d'armes canadiens.

Il les avait vus inébranlables dans les plus grandes fatigues,
intrépides, ne reculant devant aucun danger, infatigables dans les
marches et dans toutes les manoeuvres. Il avait pu reconnaître avec une
sensible complaisance que ses compatriotes étaient au moins égaux à ces
flibustiers de Saint-Domingue, que l'on regardait comme les hommes les
plus audacieux qu'il y eût alors dans le monde.

De plus, il les avait trouvés d'une ressource précieuse dans les
relations avec les sauvages, sachant les gagner par leurs égards et leur
amabilité, et pouvant s'en faire comprendre par la connaissance des
langues sauvages du Nord, dont beaucoup d'expressions avaient pénétré
sur les côtes du golfe. Cela était dû aux Tuscaroras, nation iroquoise
établie depuis longtemps dans le voisinage du Mississipi, dans la
province de la Caroline.

Le Père Anastase, vu ses fatigues et son grand âge, avait manifesté le
désir de revenir en France, ce que M. d'Iberville accorda aussitôt. Il
fit venir au fort le jeune aumônier de la _Badine_. Mais lorsque les
fêtes arrivèrent, c'est-à-dire le dimanche des Rameaux, le 12 avril, le
Père Anastase se fit conduire en chaloupe, par M. de Beauharnois, au
fort, pour confesser tous ceux qui se présentèrent. Il y revint encore
le jeudi saint, y resta jusqu'au jour de Pâques, dit la messe, et le
soir, il y eut sermon et vêpres. Après quoi il revint aux vaisseaux pour
faire faire les pâques aux gens. Il y eut encore confession, messe et
communion.

Tout étant réglé, M. d'Iberville laissa au fort près de 14,000 rations,
et de plus, il envoya un traversier à M. Ducasse pour avoir des vivres.
Lui-même ne devait pas prendre ce chemin, mais profiter du Gulf-Stream
pour sortir du golfe du Mexique.

Il dit: «Le 2 mai, j'ai établi les offices du fort. J'ai fait
reconnaître le sieur de Sauvalle, enseigne de vaisseau, pour commander;
c'est un garçon sage et de mérite. J'ai mis mon frère de Bienville, âgé
de 18 ans, comme lieutenant, et Levasseur-Boussonelle comme major.
Je leur laisse 70 hommes, les mousses et, de plus, les équipages des
traversières.»

Il laissait les mousses pour séjourner parmi les sauvages afin
d'apprendre leur langue. C'est ainsi que son père avait agi autrefois, à
Montréal, avec lui et ses autres frères.

Il plut extraordinairement les deux jours suivants, et si abondamment
que les eaux de la baie devinrent douces, fait incroyable et cependant
réel.

Le 4 mai au matin, on leva l'ancre par un vent du sud-sud-ouest. Au 20
mai ils étaient devant l'île de Cuba, à Matanzas, à dix lieues est de la
Havane, et le 23 ils arrivèrent au cap de la Floride.

Le 23 mai, samedi, M. de Surgère avait rencontré trois vaisseaux anglais
qui, les prenant pour des forbans, firent mine de tirer sur le _Marin_.
«Ils auraient été bien accommodés s'ils avaient commencé», dit M. de
Surgère, qui ne doutait de rien; mais, reconnaissant des vaisseaux
français, ils leur firent mille amitiés.

«Ensuite, ils voguèrent de conserve avec nous, et cela heureusement, car
ils connaissaient les îles de l'entrée du golfe et ils pouvaient passer
le Gulf-Stream, que nous ne connaissions pas.

«Ayant débarqué au golfe le 26 mai, nous remerciâmes Dieu et nous
quittâmes les Anglais, car nos frégates allaient mieux que les leurs.

«Nous suivions l'est-nord-est, nous dirigeant vers la France. Nous
allions du trentième degré au quarante-cinquième. Là, nous avons été
assaillis par une tempête épouvantable; les matelots n'en pouvaient
plus. On voulut jeter les canons à la mer, mais on n'osa les déplacer,
de peur d'enfoncer le vaisseau. Nous pouvions nous croire à notre
dernière heure.

«La _Badine_ n'eut pas les mêmes épreuves, nous ayant devancés.

«Le 1er juillet, arrivée à Chef-de-Bois, puis à l'île d'Aix; et le
2 juillet, entrée dans le port de Rochefort, où nous retrouvâmes la
_Badine_.»



CHAPITRE VI

GRANDS CHANGEMENTS EN FRANCE.

Lorsque M. d'Iberville revint, au mois de juin 1700, de grands
changements étaient survenus en France. Louis XIV avait ramené à la paix
toute l'Europe coalisée contre lui. Délivré de graves difficultés, il
était déterminé à s'occuper exclusivement du bien-être de ses sujets,
du développement du commerce et de l'industrie, et enfin des
établissements.

Pour bien envisager ces changements, il faut faire quelque retour sur
les événements précédents.

De 1690 à 1700, quatre grandes nations: l'Angleterre et la Hollande,
l'Allemagne, l'Espagne et la Savoie s'étaient réunies contre la France,
et, malgré ces coalitions et les efforts réunis depuis dix ans, le roi,
à force de ménagements et aussi de succès victorieux, était parvenu à
se faire accorder une paix qui lui assurait une autorité encore
prépondérante en Europe.

Le roi, dès le commencement, avait jugé dans sa sagesse qu'il ne pouvait
prolonger indéfiniment une lutte, qui était un si rude fardeau pour
ses sujets. Aussi, plusieurs fois il chercha à se faire accorder des
conditions convenables d'arrangement, qui furent rejetées avec dédain,
par des ennemis fiers de leur puissance et confiants dans leur nombre.

Alors le souverain, déçu dans ses tentatives, résolut de demander à la
victoire ce que les voies de conciliation n'avaient pu obtenir, et il
y réussit d'une manière inespérée, grâce à cette force et à cette
intrépidité qui se révélèrent encore si merveilleusement dans le peuple
qu'il gouvernait.

Il put mettre 400,000 hommes sur pied, des troupes aguerries et
habituées à vaincre. Il disposa ses forces et ses généraux suivant les
centres d'attaque, et, la victoire secondant ses desseins, il inspira
à la France un élan et un enthousiasme dignes de la plus grande nation
militaire.

Les succès étaient si nombreux, si multipliés, que les coalisés, tout en
espérant qu'ils finiraient par lasser la France et l'accabler, pouvaient
prévoir qu'ils sortiraient, d'ici là, épuisés et anéantis.

An bout de dix ans de lutte les Anglais et les Hollandais réclamaient
la paix. Dans ce laps de temps, les Français avaient remporté plusieurs
victoires et enlevé aux ennemis pour près d'un milliard de marchandises.

Les Espagnols ne savaient quel sort attendre: ils avaient été chassés
de la Navarre et du Roussillon; ils avaient perdu la Catalogne avec les
villes principales: Gironne et Barcelone.

Le roi de Savoie avait perdu plusieurs batailles rangées, et il avait vu
succomber dix villes principales.

L'Allemagne avait été chassée de la Flandre, de la Lorraine, de la
Franche-Comté, du Palatinat, et, dans toute la confédération, l'on ne
savait que prévoir.

La paix de Ryswick, appuyée par les succès des armées de terre et de
mer, dans lesquels les exploits d'Iberville au nord de l'Amérique
eurent leur part, avait calmé les esprits, et conservait à la France un
prestige incomparable.

Le roi avait, fait, il est vrai, de grandes concessions, mais il avait
gagné bien des avantages, étant on paix avec l'Allemagne et avec
l'Espagne. Il savait en ce moment que, malgré les efforts de l'Autriche,
la succession au trône d'Espagne était assurée à l'un de ses enfants.

Il avait reconnu l'autorité du roi d'Angleterre, et n'avait rien à
craindre de ce côté.

Débarrassé de ses plus grands soucis, il ne songea plus qu'à rétablir
les finances, à procurer le bien-être à ses sujets et à assurer la
prospérité des établissements extérieurs.

Il licencia la moitié de ses troupes, réduisit les impôts, suivant les
sages traditions laissées par Colbert, et commença à donner le plus
grand essor aux Indes Orientales. La France y possédait un territoire
immense, avec des points d'une grande importance, parmi lesquels
Chandernagor et Pondichéry, qui, en quelques années, devaient compter
50,000 âmes.

Quant aux Indes Occidentales, le roi en comprenait très bien
l'importance. Il pensait, d'après Vauban, que l'on pouvait y établir
l'un des plus grands royaumes du monde, avec la Nouvelle-France, le
cours du Mississipi, la Louisiane, et enfin les Antilles françaises,
dont Saint-Domingue formait la partie principale.

Saint-Domingue donnait la clef des possessions espagnoles du Mexique, du
Pérou, du Quito, en fournissant l'accès à Carthagène, à Porto Bello et à
la Vera Cruz.

Quant à l'embouchure du Mississipi, son occupation donnait l'accès aux
richesses de la Louisiane, que Sa Majesté avait fait découvrir depuis
plusieurs années, et qui révélaient «dans le nouveau monde un monde
nouveau.»

Les nouvelles que M. d'Iberville apportait répondaient bien aux desseins
des autorités souveraines. Il arriva en France aux premiers jours de
juillet 1699. Il commença par licencier son monde et décharger ses
bâtiments, et en même temps il envoyait une copie de son journal à M. de
Pontchartrain, ministre de la marine.

Celui-ci lui en accusa aussitôt réception. Il lui demanda de plus
amples détails pour la satisfaction du roi, et en même temps il lui fit
pressentir la nécessité d'un second voyage.

On destina aussitôt deux bâtiments, la _Renommée_, de 45 canons, et la
_Gironde_, pour la nouvelle entreprise.

M. de Pontchartrain voyait que les oppositions ne manquaient pas, mais
il savait que le roi ne voulait en tenir aucun compte.

Les gens de Montréal, parmi lesquels M. de Longueuil et M. Le Ber, les
plus proches parents de M. d'Iberville, avaient écrit que l'occupation,
du sud de l'Amérique pouvait nuire gravement aux établissements de la
Nouvelle-France.

Le gouverneur de Saint-Domingue, de son côté, voyait avec ombrage cette
nouvelle expédition; il pensait que ce serait une disgrâce pour les
possessions françaises aux Antilles.

Il disait, dans ses lettres, qu'on allait susciter l'agression des
Espagnols. Suivant lui, ils pouvaient mettre 100,000 hommes sur pied
et soulever les sauvages, qui étaient au nombre de plusieurs millions,
disait-il. «Je crois, ajoutait-il, que M. d'Iberville est un très
honnête homme, et bien intentionné, mais il faut se défier de son esprit
d'entreprise.»

De plus, des officiers supérieurs de la marine, prévenus contre les
succès d'un officier canadien, répandaient le bruit «qu'il ne réussirait
pas mieux que La Salle; que son expédition avait été mal menée parce
qu'il avait fait trop de retards; qu'il n'avait pas su ménager ses
provisions, etc., etc.; enfin qu'il fallait appréhender que les 80
hommes placés à Biloxi ne fussent exposés au même sort que les gens de
La Salle.»

M. de Pontchartrain, voulant être à même d'éclairer le roi sur
ces objections, demanda à M. d'Iberville de faire un mémoire sur
l'importance de son établissement.

M. d'Iberville répondit aussitôt par un factum d'une dizaine de pages.
Il avait déjà exposé les avantages que le Canada retirerait de cette
entreprise, qui donnerait les moyens de communiquer avec toute
l'Amérique centrale par le Mississipi, où les Canadiens avaient déjà des
stations importantes. Il montrait ensuite la possibilité de se saisir du
Mexique, où se trouvaient des trésors; enfin il affirmait la nécessité
d'arrêter l'extension continuelle des Anglais, «déjà trop puissants».

Ensuite M. d'Iberville énumérait les sites occupés par les Espagnols
sur le golfe du Mexique, et leur peu de valeur, puis il signalait les
conditions favorables pour le commerce des pelleteries et des autres
produits.

Il finissait en affirmant que dans ces régions presque tropicales on
pouvait récolter les productions des Antilles.

M. de Pontchartrain répondit en recommandant à M. Duguay, l'intendant
de la marine à Rochefort, d'activer l'armement des navires destinés à
l'expédition.

Il envoyait en même temps la liste des officiers nommés par le roi sur
la _Renommée_, bâtiment de 50 canons: M. d'Iberville, commandant; M. de
Ricouard, lieutenant; le sieur Duguay, enseigne; le sieur Desjordy, le
sieur de Hautemaison et le sieur de Saint-Hermine, gardes de marine.
Dans l'équipage il devait y avoir 50 Canadiens réunis à Rochefort.

M. d'Iberville emmenait avec lui un de ses cousins, M. Lesueur,
militaire plein d'expérience, et son frère de Châteauguay, âgé de 14
ans. C'était lui qui était destiné devenir un jour gouverneur de la
Guyane.

Sur la _Gironde_, se trouvaient le chevalier de Surgère, commandant;
M. de Villautreys, lieutenant; le sieur de Courcières, lieutenant en
second, etc.

M. d'Iberville et M. de Surgère, pour récompense de leurs services,
recevaient le titre de chevaliera de Saint-Louis.

Le roi nommait aussi M. de Sauvalle commandant du fort de Biloxi, et M.
de Bienville, âgé alors de vingt ans, lieutenant.

En même temps, M. Duguay recevait l'ordre de donner a M. d'Iberville
tout ce qu'il avait demandé pour l'armement du fort de Biloxi: 10 pièces
de canon, 2,000 boulets, 400 paquets de mitraille, 17,000 livres de
poudre à mousquet.



SIXIEME PARTIE



DEUXIÈME VOYAGE.

Le départ eut lieu de La Rochelle le 17 septembre 1699, à 8 heures et
demie du matin.

Le 11 décembre, c'est-à-dire après 50 jours de navigation, l'escadre
arrivait au cap Français, où débarquèrent quatre malades. M. de Galifet,
lieutenant du gouverneur, accueillit M. d'Iberville et lui fournit les
rafraîchissements nécessaires. On embarqua aussi des volailles et des
bestiaux.

Le 22 décembre, départ du cap Français, et, 20 jours après, arrivée au
fort de Biloxi.

Le 9 janvier M. de Sauvalle vint à bord, et rendit compte de tout ce qui
s'était passé depuis le départ de M. d'Iberville.

Il avait reçu la visite d'un bâtiment anglais commandé par le capitaine
Banks, que M. d'Iberville avait fait prisonnier au fort Nelson cinq ans
auparavant. Le capitaine, ayant vu le fort de Biloxi, avait dit qu'il
reviendrait en force, mais cela n'inquiéta ni M. d'Iberville ni M. de
Sauvalle.

Pendant que quelques marchands de Montréal s'inquiétaient de
l'établissement de Biloxi, d'autres Canadiens s'en réjouissaient, et y
voyaient la source de beaucoup d'avantages pour la Nouvelle-France.

Dès que Mgr l'évêque de Québec avait eu connaissance des succès de M.
d'Iberville, il avait envoyé M. de Montigny, son grand vicaire, avec M.
d'Avion, missionnaire des Illinois. Ces messieurs parlaient les langues
de plusieurs nations sauvages, et ils venaient s'offrir au zèle
religieux du chevalier d'Iberville. M. Juchereau de Saint-Denis, oncle
de madame d'Iberville, comme nous l'avons vu précédemment, vînt offrir
ses services et son expérience; il avait conduit plusieurs hommes avec
lui. Il était réservé à plus d'une aventure. Enfin, l'on vit aussi
arriver vingt Canadiens commandés par M. de Tonty, qui avait traversé
intrépidement toutes les nations sauvages, et qui s'était rendu avec
bonheur é cet ancien théâtre de ses premiers exploits. Il était au
comble de la satisfaction de voir se réaliser l'oeuvre qu'il avait déjà,
tentée avec l'héroïque M. de La Salle.

M. d'Iberville accueillit ces nouveaux auxiliaires avec la plus entière
cordialité. Il enjoignit d'abord à M. Lesueur, son cousin, de préparer
tout ce qui était nécessaire pour remonter le fleuve avec une vingtaine
d'hommes, afin d'aller exploiter aussitôt les mines de cuivre qui lui
avaient été signalées au 45e degré de latitude.

Il donna des compagnons à M. de Saint-Denis pour s'en aller explorer
les côtes du golfe, à, l'ouest, depuis la Palissade jusqu'à la baie
Saint-Louis.

Quant à M. de Tonty, qui connaissait les langues sauvages, ainsi que les
Canadiens qui l'avaient accompagné, il lui proposa de remonter le fleuve
avec lui. Enfin, il prit aussi avec lui l'aumônier de l'escadre,
ainsi que M. de Montigny. Son frère Châteauguay devait être aussi de
l'expédition.

Le but de M, d'Iberville était de reconnaître les sites avantageux, de
voir quelle était la fertilité de la terre et les productions utiles,
enfin de lier des relations avec toutes les tribus sauvages, dont il
avait dessein de se servir pour l'exploitation et la colonisation du
pays.

Il partit le 1er mars 1700, et en deux jours il atteignit la première
île du Mississipi en quittant la mer. Il paraît que c'est alors qu'il
commença à être atteint de la fièvre et de douleurs extrêmement vives
aux genoux, qui venaient probablement de toutes les fatigues qu'il
avait ressenties dans les expéditions précédentes. Il chercha d'abord
à vaincre son mal et continua sa marche, mais au bout de quelques
semaines, les douleurs furent si vives, qu'il fut obligé de revenir sur
ses pas.

Le 3 mars 1700, il débarquait aux Oumas, et renouvelait les arrangements
qu'il avait faits avec eux lors de son premier voyage.

Les jours suivants il atteignit le port qui se trouve à l'extrémité nord
de la nation des Oumas.

Le 10, il visitait les Natchez, qu'il considérait comme la nation
sauvage la plus intelligente, et où il voulait établir une station
principale, à laquelle il désirait donner le nom de Sainte-Rosalie, en
l'honneur de la patronne de madame la marquise de Pontchartrain.

Le 14 mars, arrivée aux Tasmas, à 15 lieues des Natchez, au 34e degré
de latitude. Ce fut le point extrême où se rendit M. d'Iberville. M. de
Montigny connaissait la langue de cette nation, et il y fit commencer
une église, qu'il devait remettre à un missionnaire du Canada. Lui-même
se proposait de résider aux Natchez. Il était capable de rendre les plus
grands services aux intérêts do la religion.

M. d'Iberville ayant rempli le principal objet de son excursion, et,
se sentant encore plus malade, confia à M. de Bienville la suite des
opérations.

Il avait accompli au moins une partie de ce qu'il s'était proposé. Il
avait parcouru 200 lieues sur le fleuve, il en avait exploré les rives,
et constaté l'abondante fertilité du sol. Il avait noué des relations
avec les principales tribus du Sud; il avait pacifié leurs différends,
et les avait exhortées à vivre en amitié avec les Français qui allaient
s'établir chez eux.

Des missionnaires allaient fonder des sanctuaires et faire connaître les
enseignements de la religion, contre lesquels les naturels n'avaient
aucune prévention.

M. de Montigny devait s'établir aux Natchez, et un autre religieux
devait résider aux Oumas. En même temps, M. Davion allait s'établir aux
Illinois, sur l'invitation de ceux-ci, et un Père Jésuite commençait
l'érection d'une église aux Bayagoulas.

M. de Tonty, ayant vu les premiers fruits de l'entreprise, reçut une
mission particulière. Il devait aller jusqu'aux Illinois, chargé
des présents de M. d'Iberville pour concilier les indigènes aux
enseignements de M. Davion.

Le 24 mars, M. d'Iberville, revenant vers Bayagoulas, rencontra M.
Lesueur, son cousin, qui avait terminé ses préparatifs, et qui allait
remonter jusqu'aux chutes Saint-Antoine. Il avait avec lui le sieur
Pénicaud, maître charpentier, qui a écrit la relation de cette
entreprise. Nous en citerons quelques détails.

Le 25 au matin, M. d'Iberville se dirigea vers Bayagoulas avec son frère
de Châteauguay, tandis qu'il envoyait M. de Bienville passer quelques
semaines dans les régions de l'Ouest. C'était d'abord son dessein de
faire lui-même cette excursion, mais son malaise étant devenu plus
grand, il lui fallut confier cette mission à son frère. Il continua son
retour en canot, avec deux hommes et le jeune de Châteauguay.

M. d'Iberville, malgré la fièvre qui le tourmentait toujours, et malgré
les douleurs qui l'empêchaient de marcher, passa tout ce mois à sonder
les passes, à examiner les sites pour les établissements futurs. Enfin,
il put recueillir bien des renseignements de la part des sauvages qu'il
rencontra.

Il apprit ensuite que des nations sauvages avaient quitté leur position
au nord pour s'établir dans un climat plus favorable au sud. Entre
autres, il en était ainsi des Tuscaroras, une des cinq nations
iroquoises établies près du lac Ontario, qui avaient quitté leurs foyers
depuis quelques années, attirés par la douceur du climat du sud, et qui
étaient venus se fixer dans la Caroline, et cela, paraît-il, lui suggéra
des idées pour l'avenir. Par une disposition particulière, les pays du
sud qui étaient les plus doux et les plus fertiles étaient les moins
peuplés, et les populations les plus nombreuses étaient au nord. Du
golfe du Mexique jusqu'à l'entrée du Missouri, on comptait une vingtaine
de petites nations, et ces nations n'étaient composées que de quelques
familles, 30 ou 40, et pas davantage.

Pour exploiter tous ces pays, il aurait fallu que les nations du Nord
qui sont très nombreuses, comme les Sioux, les Ottawas, les Illinois,
fussent déterminées à descendre dans la proximité du golfe, ce qui
serait d'un immense avantage pour eux et pour les Français qui
voudraient traiter avec eux.

Cette idée, si étrange qu'elle puisse paraître, était déjà venue à
plusieurs de ces nations, même les plus sauvages, et, comme nous l'avons
dit, les Tuscaroras étaient établis dans la Caroline.

Le 18 du mois de mai, comme il avait été convenu, M. de Bienville, qui
avait été en excursion à l'ouest du Mississipi, revint à Biloxi. Il
avait fait peu de chemin, et avait rencontré peu d'indigènes. A cette
époque de l'année, la fonte des neiges faisait déborder toutes les
rivières affluant au Mississipi, qui sortait de ses rives. L'on pouvait
à grande peine remonter la force des courants, et l'on ne pouvait
aborder, parce, que toutes les côtes étaient submergées à une grande
distance. M. de Bienville avait donc peu de renseignements à fournir à
son frère.

Le 19 de mai, M. de Montigny et M. Davion arriveront avec deux chefs
sauvages des Natchez et des Tonicas.

M. de Montigny était tellement accablé de fatigue, qu'il crut devoir
demander de repasser en France. Il pouvait utiliser son voyage en
demandant des prêtres à la maison des Missions étrangères à Paris. On
pensait néanmoins qu'il était déjà découragé du peu de succès qu'il y
avait à espérer parmi ces populations légères et dépravées du Sud.

Le 16 mai, M. d'Iberville donna des instructions à M. de Sauvalle sur ce
qu'il y aurait à faire pendant son absence.

«Il insiste sur la nécessité de recueillir toutes ces plantes que
connaissent les sauvages, et dont ils se servent pour leurs teintures et
pour leurs remèdes.

«Il faut se procurer le plus que l'on pourra de veaux sauvages pour les
élever dans les parcs et les domestiquer.

«Il faut rechercher tous les lieux où se trouvent des perles. L'on devra
éprouver différents bois en les mettant dans l'eau pour voir quels sont
ceux qui ne sont pas attaqués par les vers.

«En attendant que M. Lesueur revienne de son excursion dans le haut
Mississipi, il faudra envoyer M. de Saint-Denis pour visiter la rivière
de la Marne au pays des Gododaquis.

«Enfin, il faudra s'opposer par tous les moyens à aucune agression de la
part des Espagnols.»

Le 28 mai, M d'Iberville ayant fini ses dispositions, partit pour
la France avec ses deux vaisseaux. Il était favorisé par un vent
sud-sud-ouest.



CHAPITRE VIII

MORT DE D'IBERVILLE.

A partir de 1700, la santé de d'Iberville fut profondément altérée. En
1702, il repassa en France et alla à Paris. Sa femme, née Marie Thérèse
de La Pocatière, qu'il avait laissée à La Rochelle, chez son frère de
Sérigny, intendant du port de cette ville, vint le rejoindre dans la
ville capitale avec Sérigny.

Le 8 octobre 1693, d'Iberville avait épousé a Québec Mlle Marie
Thérèse Polette de La Combe-Pocatière, fille de François Polette de La
Combe-Pocatière, capitaine au régiment de Carignan Salières, et de dame
Marie Anne Juchereau, qui elle-même, à la date du mariage de sa fille
avec d'Iberville, avait contracté un second mariage avec le chevalier
François Madeleine Ruette, sieur d'Auteuil et de Monceaux, conseiller.

De ce mariage d'Iberville eut deux enfants; Pierre Louis Joseph qui, né
et ondoyé le 22 juin 1694, sur le grand banc de Terre-Neuve, reçut le
baptême à Québec, le 7 août suivant, des mains de M. Dupré, curé de la
cathédrale; le parrain était M. Joseph Le Moyne, sieur de Sérigny, et
la marraine, dame Marie Anne Juchereau, épouse de M. d'Auteuil, sa
grand'mère; et une fille connue dans le monde sous le nom de dame
Grandive de Lavanais.

D'Iberville avait contracté depuis plusieurs années des douleurs
rhumatismales, et on ne sait si c'est à cette époque qu'il alla aux eaux
de Bourbon-l'Archamhault.

Les bons soins qu'il reçut le remirent en quelques mois. Toute
souffrance cessant, il crut pouvoir continuer son oeuvre.

Connaissant les projets de la cour de France sur les colonies des
Antilles, il offrit au cabinet de Versailles d'aller surprendre la
Barbade et les autres îles occidentales.

On lui accorda ce qu'il demandait. Il partit avec onze vaisseaux de Sa
Majesté et trois cents hommes d'équipage. Sur son chemin, en se rendant
aux Barbades, il attaqua l'île de Niepce. C'était au commencement
d'avril 1706.

Après quelques escarmouches, les habitants, se voyant inférieurs en
nombre, et surpris par la rapidité de l'attaque, offrirent de capituler
et de se rendre avec tous leurs biens.

Pendant ce temps, la petite armée de d'Iberville parcourait le pays et
rançonnait toute la contrée. Elle s'emparait des chevaux, des animaux,
des moulins, des serviteurs et des nègres.

M. d'Iberville proposa des conditions de capitulation, elles furent
acceptées par le commandant anglais.

La capitulation fut signée le 4 avril 1706. On fit la liste des
prisonniers. Elle comprenait le gouverneur, 1758 hommes de guerre, tous
les habitants, y compris 7,000 nègres.

D'Iberville s'était en outre emparé de trente navires, les uns armés en
guerre, les autres chargés de marchandises.

Les nègres faits prisonniers, s'étant enfuis sur la montagne, à un
endroit appelé le _Réduit_, on stipula que dans les trois mois à partir
du jour de la capitulation, on transporterait à la Martinique 1400
nègres, ou la somme de cent piastres par chaque nègre qu'on ne
remettrait pas.

Les pertes faites par les Anglais à, Niepce furent immenses.

La conquête de cette île répandit de grandes richesses a la Martinique,
où d'Iberville alla déposer ses trophées.

D'Iberville mit bientôt après à la voile pour aller attaquer les flottes
marchandes de la Virginie et de la Caroline. Il cingla vers la Havane
afin de tomber sur la flotte de la Virginie pendant qu'elle s'assemblait
pour retourner en Europe.

Mais, dit M. Guérin, dans son _Histoire maritime de la France_, cette
entreprise importante fut interrompue par la mort prématurée de son
chef. D'Iberville, qui avait conservé sa santé pendant vingt années de
combats glorieux, de découvertes importantes et d'utiles fondations, fut
victime, à la Havane, d'une attaque d'épidémie. M. Guérin affirme que si
ses campagnes prodigieuses par leurs résultats avaient eu l'Europe pour
témoin, d'Iberville eût en, de son vivant et après sa mort, un nom aussi
célèbre que ceux des Jean Bart, des Duguay-Trouin, des Tourville, et
serait parvenu, sans conteste, aux plus grands commandements dans la
marine.

Depuis longtemps, cet illustre marin était affligé d'une maladie qui lui
enlevait toutes ses forces. Il voyait sa santé décliner tous les jours.
A un âge qui lui permettait d'espérer une longue existence (il avait à
peine 45 ans), il se résigna noblement et il offrit avec générosité
le sacrifice de cette existence qu'il avait remplie de tant de faits
glorieux et pendant laquelle il croyait pouvoir terminer tant d'oeuvres
importantes qu'il avait si admirablement commencées.

Il avait doté son pays de conquêtes immenses, il avait assuré le
commerce des produits les plus variés et les plus riches, il s'était
rendu maître de tout un immense continent, et était parvenu à détruire
complètement le prestige militaire et naval de deux grandes puissances,
l'Angleterre et l'Espagne.

D'Iberville voyait la mort arriver à grands pas. Il lui fallait donc
renoncer à toutes ses espérances.

Ce qui aggravait sa position, c'était la pensée qu'il abandonnait
son oeuvre à des mains qui n'étaient ni assez expérimentées ni assez
éprouvées.

A la métropole les affaires étaient dirigées par des hommes d'un mérite
incontestable, mais qui ne comprenaient pas l'importance, ni l'avenir de
ces pays lointains.

Au centre de ces nouvelles colonies, ceux appelés à les régir se
laissaient souvent conduire par des motifs d'intérêt personnel. Il eût
fallu, d'une part, des administrateurs parfaitement éclairés sur
la valeur des nouvelles conquêtes; d'autre part, une direction
désintéressée sur les autorités subalternes.

C'est, dans ces tristes prévisions que le chevalier d'Iberville débarqua
à la Havane, étant si malade qu'il ne pouvait plus supporter la mer. Il
fut transporté à l'hôpital, où il se prépara sérieusement à recevoir les
secours de cette religion qu'il avait si fidèlement observée toute sa
vie, et à laquelle il avait toujours eu recours au milieu des plus
grands dangers.

D'Iberville expira à la Havane, le 5 juillet 1706, après avoir reçu
tous les secours de la religion, comme on en trouve la preuve dans
les registres de la paroisse principale de la ville, que nous citons
ci-après.

D'Iberville ne fut inhumé que le 5 septembre, dans l'église paroissiale
majeure de Saint-Christophe, où on ensevelit plus tard les restes de
Christophe Colomb, ramenés de Séville.

Voici comme est relaté l'acte de décès de d'Iberville:

    «En la cité de la Havane, le 5 septembre 1706, a été inhumé dans
    cette sainte église paroissiale majeure de Saint-Christophe, M.
    Moine de Berbilla, natif du royaume de France, muni des saints
    sacrements.

    «JEAN DE PETTROZA,

    «Prêtre de l'église majeure.»

Moine de Berbilla n'est qu'une corruption espagnole de la prononciation
de Le Moyne d'Iberville.

Après la mort de son mari, Mme d'Iberville passa en France, et épousa
en secondes noces le comte de Béthune, lieutenant général des armées du
roi.



CONCLUSION

Nous voici arrivé au terme de notre oeuvre. Nous avons relaté tout ce
qui se rapporte au chevalier d'Iberville. Il nous resterait à faire
quelques considérations sur les conséquences de toutes ces grandes
expéditions.

D'abord les prévisions de d'Iberville ne se réalisèrent malheureusement
que trop. Le gouvernement, au lieu d'accorder sa confiance aux hommes
qui avaient donné les plus grandes preuves de dévouement, ne recourut
pas à la famille d'Iberville, ni à aucun de ses anciens compagnons
d'armes.

La compagnie des Indes, qui s'était emparée de l'administration de la
nouvelle colonie, mit à la tête un homme qui ne connaissait pas le pays.

M. de Lamothe-Cadillac fut élu. Il avait quelques faits d'armes à
invoquer: l'occupation des lacs, la fondation de la ville de Détroit;
mais il était complètement étranger aux intérêts et aux besoins de la
Louisiane. M. de Lamothe-Cadillac ne put conserver longtemps sa position
de gouverneur, et il s'en alla blâmé par tout le monde.

Après lui, le pays tomba dans les mains de ce qu'on appelait la
compagnie du Mississipi, que le malheureux Law avait fondée. Il profita
de la mort de d'Iberville pour lancer sur le pavé de Paris une oeuvre
qui, au début, eut une étonnante prospérité, et qui aboutit h une
épouvantable catastrophe.

Ces deux insuccès rendirent le gouvernement plus prudent et plus
attentif, et l'on recourut, dix ans après la mort de d'Iberville, à
celui qui l'avait accompagné dans ses expéditions et secondé dans ses
entreprises, c'est-à-dire à son frère de Bienville.

Le 4 octobre 1716, M. de Bienville recevait de France des lettres qui
le plaçaient à la tête de toute la colonie. Ses mérites avaient été
longtemps méconnus, mais on reconnaissait enfin, en ce moment, qu'on ne
pouvait se passer de ses services.

Voici comme s'exprimait un intendant français sur les mérites de
Bienville, le digne héritier de son frère:

«On ne saurait trop exalter, disait-il, la manière admirable dont M. de
Bienville a su s'emparer de l'esprit des sauvages pour les dominer. Il a
réussi par sa générosité et sa loyauté; il s'est surtout acquis l'estime
de toute la population en sévissant contre toute déprédation commise par
les Français.»

Ces paroles peuvent nous faire comprendre la mauvaise foi de M. de
Cadillac, qui écrivait alors à, Versailles: «Tous ces Canadiens ne sont
que des gens sans respect pour la subordination. Ils ne font aucun cas
ni de la religion, ni du gouvernement. Le lieutenant du roi, M. de
Bienville, est sans expérience, il est venu en Louisiane à 18 ans, sans
avoir servi ni en Canada ni en France.» Ceci est inexact, car M. de
Bienville avait alors près de vingt ans de service.

Nommé gouverneur, M. de Bienville s'empressa d'exécuter le projet qu'il
avait depuis longtemps d'établir le centre de la colonie à l'extrémité
du delta. Il lui donna le nom de Nouvelle-Orléans, en l'honneur du duc
d'Orléans, régent du royaume de France. La nouvelle compagnie d'Occident
éleva Bienville au commandement général de la Louisiane. Il fut secondé
dans son oeuvre par ses frères, les messieurs de Longueuil,
qui devinrent successivement gouverneurs de Montréal et de la
Nouvelle-France.

Pendant ce temps la colonie se développait. Plusieurs des anciens
compagnons de d'Iberville venaient s'y établir chaque année. On voyait y
arriver des gens de Montréal, Québec et autres villes.

En 1724, M. de Bienville fut mandé à Paris pour donner des explications
sur sa conduite. Il reçut sa démission par suite des rapports calomnieux
qui avaient été faits contre lui par des ennemis de la famille
de Longueuil. Cinq ans après, en 1731, il fut rétabli dans son
commandement; puis ayant terminé son oeuvre, il passa en France, en
1760.

Comme nous l'avons dit en commençant, la France possédait à ce moment
presque toute l'Amérique du Nord. Ses possessions, d'une superficie
de plus de trois cent mille lieues carrées, s'étendaient de l'océan
Atlantique à l'océan Pacifique, et de la baie d'Hudson au golfe du
Mexique. Les plus beaux et les plus grands fleuves du monde: le
Saint-Laurent, l'Ohio, le Missouri, le Mississipi s'y trouvaient; on y
voyait des lacs grands comme des mers: les lacs Érié, Ontario, Huron,
Michigan, Supérieur. Nous avons vu toute la part que M. d'Iberville eut
à ces merveilleux résultats.

Cette contrée est douée des ressources naturelles les plus diverses
et les plus abondantes; ses habitants sont actuellement au nombre de
plusieurs millions. Aussi peut-on facilement comprendre la perte immense
que fit la France en ne prenant pas les mesures nécessaires pour
conserver cet immense territoire, dans lequel elle aurait pu créer un
empire d'une incalculable richesse: une France d'outre-mer qui eût
imprimé le sceau de son génie sur ce continent.

Quand le sort des armes eut trahi le drapeau des Français, qui luttèrent
avec une indomptable énergie, et qui ne succombèrent que sous le nombre,
le pays tout entier fut conquis par B'Angleterre. Son gouvernement
s'était solennellement; engagé à, respecter tous les droits et
privilèges des familles françaises. Néanmoins, beaucoup de ces familles
ne voulant pas rester sous la domination des Anglais, émigrèrent sur la
rive gauche du Mississipi pour se trouver sur une terre française.
Là, ces familles fondèrent les établissements de Saint-Louis,
Saint-Ferdinand, Carondelet, Saint-Charles, Sainte-Geneviève,
Nouvelle-Madrid, Gasconnade.

Ce mouvement d'émigration vers le nord-ouest se continua, et par suite,
les Franco-Canadiens fournirent les premiers groupes de colons de la
plupart des États de l'Ouest et de la Rivière-Rouge. Ne s'arrêtant
que sur les bords de l'océan Pacifique, ils jetèrent le germe des
établissements de Vancouver et de l'Orégon.

Nous les trouvons aussi dans le Nord-Ouest canadien et jusqu'à la baie
d'Hudson. La plupart sont dispersés dans les terres, où ils trafiquent
avec les indigènes. Des centres qui deviendront vite prospères se sont
formés au fort Edmonton, au lac Sainte-Anne, au lac La Biche.

Les Canadiens-Français sont déjà nombreux au Manitoba; ils se sont
groupés à Saint-Boniface, à Saint-Norbert, à Sainte-Agathe, à
Saint-François-Xavier, à Saint-Laurent.

Dans d'autres États, on rencontre aussi des Canadiens: il y en a
dans l'Ohio, l'Iowa, le Dakota, le Montana, le Colorado, l'État de
Washington, le Kansas, l'Arizona, le Nouveau-Mexique.

Dispersés sur un immense territoire, entourés de populations de races
différentes, les Canadiens-Français ont conservé leur religion. Dès
qu'ils ont pu se rassembler et former des établissements, ils ont
demandé des prêtres et ont élevé à leurs frais des temples au Seigneur.
La plus grande partie d'entre eux ont conservé comme un trésor précieux
leur langue et leurs habitudes nationales.

En 1864, M. E. Duvergier de Hauranne se trouvait dans le Minnesota. «Ce
pays, dit-il, est plein de Français. Quelques-uns viennent de la mère
patrie, la plupart ont émigré du Canada par les grands lacs. Quand je
ne les aurais pas reconnus à, leur langage, leurs plaisanteries, leurs
danses, leur gaieté invincible à la fatigue me les auraient désignés.»

«La France a été, jusqu'au milieu du 18e siècle, une des plus grandes
puissances coloniales du monde, et l'Espagne seule pouvait lui disputer
la prééminence. En effet, au commencement du 18e siècle, elle possédait
toute l'Amérique du Nord jusqu'au Mexique sur l'océan Atlantique, et
jusqu'à la Californie sur le Pacifique. Le golfe Saint-Laurent,
le Canada, les lacs intérieurs, tout le bassin du Mississipi, le
Nord-Ouest, l'Orégon et tous les territoires au nord de la Californie et
du Mexique, lui appartenaient et formaient deux provinces immenses: le
Canada et la Louisiane. Elle avait dans les Antilles plus de la moitié
de Saint-Domingue, Sainte-Lucie, la Dominique, Tobago, Saint-Barthélémy,
et enfin la Martinique et la Guadeloupe, faibles débris qui lui sont
restes de tant de colonies.

«De toutes ces possessions, la plus précieuse était le vaste empire dont
elle avait jeté les fondements au nord et à l'ouest de l'Amérique,
et qui lui eût assuré une prépondérance incontestable dans le inonde
entier.»

Malheureusement, les systèmes erronés, les fausses idées qui présidèrent
alors à la direction de ses colonies, firent végéter ces établissements,
tandis que ceux des Anglais prospéraient à côté des siens. Mais
l'insouciance, l'incapacité de la cour les laissèrent exposés sans
défense aux attaques de voisins qui, dix fois plus nombreux que ces
malheureux colons, les écrasèrent un dépit d'une résistance énergique.

Ce fut donc sous le règne déplorable de Louis XV que succomba la
puissance coloniale de la France: les Anglais lui enlevèrent, on
1763, tout le nord du continent américain. La même année, elle céda à
l'Espagne la Louisiane et toutes les régions de l'Ouest, pour éviter
de les abandonner aux Anglais, auxquels, dans le même temps, elle dut
livrer la Dominique, Saint-Vincent, Tobago.

Ainsi s'accomplit la ruine de l'oeuvre de Richelieu et de Colbert, la
ruine coloniale de la France.

Après cette ruine et après les désastres du premier empire, la France ne
possédait plus que la Martinique, la Guadeloupe dans les Antilles, et la
Réunion dans l'océan Indien; ajoutez les comptoirs de l'Inde, quelques
établissements en Guyane et en Sénégal.

A peu près ruinées à la fin de l'empire, la Martinique, la Guadeloupe et
la Réunion se sont rapidement relevées, et aujourd'hui, la France peut
les mettre en parallèle avec les colonies les plus florissantes. Leur
population est beaucoup plus dense que celle du continent européen. La
Martinique a près de 160,000 habitants, et elle exporte, rien qu'en
sucre, pour plus de 20 millions par an. La Guadeloupe compte 170,000
âmes, la Réunion plus de 180,000, et leurs productions sont supérieures
à celles de la Martinique.

Il est à remarquer que par un phénomène rare, la langue et les moeurs
de la France, ainsi qu'un ardent amour pour elles, se perpétuent dans
celles des anciennes colonies qu'elle a perdues. Témoin, Madagascar;
témoin aussi, le Canada. Voilà certes des résultats assez inattendus.

Dans l'Inde, les comptoirs de la France, quoique enclavés dans l'empire
indien de l'Angleterre, n'ont pas déchu.

Quant aux établissements du Sénégal, ils se sont développés dans des
proportions énormes. La population soumise à la France ne dépassait pas
une quinzaine de mille âmes en 1815, et l'on n'y opérait qu'un très
maigre trafic. Aujourd'hui la France y a poussé ses postes jusqu'au
Niger. Plusieurs millions d'hommes y sont ses tributaires et le commerce
du pays, prodigieusement accru, a atteint plus de 50 millions de francs.

L'oeuvre coloniale de la France, dans ce siècle, n'a pas consisté
seulement à conserver et à, améliorer les épaves du son ancien domaine;
de 1830 à 1847, elle a conquis l'Algérie. L'Algérie ne peut être
comparée, ni comme étendue, ni comme fertilité aux immensités de
l'Amérique du Nord ou de l'Australie. Mais la France, dans la
colonisation de ce pays, a obtenu des résultats précieux. Elle y
a implanté plus de quatre cent mille colons européens. Des villes
florissantes se sont élevées sur l'emplacement des terrains incultes
et des marais fangeux d'il y a quarante ans. Le mouvement commercial
atteint cinq cent millions de francs.

A l'Algérie, la France vient d'ajouter la Tunisie, qui rivalisera
bientôt de prospérité et de vitalité avec l'Algérie française.

Pour un peuple soi-disant incapable de coloniser, le résultat ne laisse
pas que d'être satisfaisant.

En Océanie, la France possède l'archipel de Taïti. La
Nouvelle-Calédonie, occupée à une date plus récente, a permis à la
France de créer une colonie pénitentiaire dont tout le monde reconnaît
l'utilité. Par la Cochinchine, elle a repris pied sur le continent
asiatique; et, si ce n'est encore qu'un embrion d'empire colonial en
extrême Orient, cet embrion est prodigieusement vivace. Elle paie tous
ses frais d'administration, et verse en outre une contribution dans le
trésor de la métropole. Sa population est d'un million et demi, et son
commerce extérieur très considérable.

De ce qui précède, on peut reconnaître que la France commence à revenir
à ces entreprises coloniales qui lui ont fait tant d'honneur au XVIIe
siècle.

Dans de pareilles dispositions, le récit de ces grandes oeuvres
auxquelles d'Iberville a eu une si large part, ne peut manquer
d'intéresser ceux qui se préoccupent de l'agrandissement de la France
par les établissements coloniaux.

Le gouvernement français a donné la preuve de ses sympathies
particulières pour les anciennes colonies en nommant un des bâtiments
nouvellement construits; _Le Chevalier d'Iberville_.

C'est ce que nous avons appris au moment où nous écrivions les dernières
lignes de cette histoire.



TABLE DES MATIERES


  INTRODUCTION

  PREMIÈRE PARTIE

  CHAPITRE:
  I--De l'établissement de la Nouvelle-France.
  II--La famille Le Moyne.
  III--Développements de Montréal.
  IV--Naissance de Pierre d'Iberville.
  V--Les troupes arrivent en Canada.
  VI--Expéditions des troupes.
  VII--Montréal et ses souvenirs.
  VIII--Exploration du fleuve Saint-Laurent.
  IX--M. Le Moyne envoie ses enfants en France pour entrer dans la marine.

  DEUXIÈME PARTIE

  CHAPITRE:
  I--Expéditions à la baie d'Hudson.
  II--Aspect de la baie d'Hudson.
  III--Expédition dans la colonie anglaise.
  IV--Nouvelle expédition à la baie d'Hudson.
  V--Siège de Québec.
  VI--Nouveaux événements à la baie d'Hudson.
  VII--M. d'Iberville à Versailles.

  TROISIÈME PARTIE

  CHAPITRE:
  I--Expédition en Terre-Neuve (1696-1697).
  II--Le Gulf-Stream.
  III--M. d'Iberville mis à la tête de l'expédition.
  IV--Arrivée de M. Beaudoin, aumônier des Abénaquis.
  V--Prise de Pémaquid.
  VI--Difficultés avec M. de Brouillan.
  VII--Prise de Saint-Jean.
  VIII--Conquête du territoire.
  IX--Énumération des prises, et occupation de 500 lieues carrées en
      territoire.
  X--État actuel de Terre-Neuve, cent bâtiments employés, 20,000 pêcheurs.

  QUATRIÈME PARTIE

  CHAPITRE:
  I--IVe expédition à la baie d'Hudson.
  II--Arrivée au Labrador.
  III---Rencontre des banquises.
  IV--Arrivée dans la baie d'Hudson.
  V--Rencontre de trois vaisseaux anglais.
  VI--Prise du fort Nelson.
  VII--Retour en France.

  CINQUIÈME PARTIE

  CHAPITRE:
  I--Expédition du Mississipi.
  II--Premier voyage.
  III--Arrivée aux Antilles.
  IV--Arrivée devant les rives du golfe du Mexique.
  V--Voyage à la Malbanchia.
  VI--Grands changements on France.

  SIXIÈME PARTIE

  CHAPITRE:
  I--Deuxième voyage.
  II--Retour en France.
  III--Expédition dans les Antilles.
  IV--Mort de d'Iberville.

  CONCLUSION.





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